HISTOIRE MORALE'&? IMMORALE
DELA MONNAIE
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HISTOIRE MORALE'&? IMMORALE
DELA MONNAIE
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René Sédillot
HISTOIRE MORALE'(Q IMMORALE
DELA MONNAIE
Bordas Cultures
Édition Révision Correction Recherche iconographique Fabrication
Christiane OCHSNER Raymond LEROI Jean de SAINT-TRIVIER
Marie-Hélène REICHLEN Jacqueline HARISPE
ISBN 2-04-018406-6 Dépôt légal 1er tirage: juillet 1989 © Bordas, Paris 1989 Achevé d'imprimer en juillet 1989 par Marne Imprimeur
«Toute représentation ou reproduction, intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit, ou ayants cause, est illicite» (loi du 11 mars 1957, alinéa 1er de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. La loi du 11 mars 1957 n'autorise, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, que les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisat~on collective, d'une part, et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration.
Sommaire Avan t -propos
9
Chapitre 1
Avant la monnaie
Chapitre 2
La monnaie-marchandise
27
Chapitre 3
La monnaie-métal
45
Chapitre 4
La monnaie frappée
55
Chapitre 5
Le métal roi
71
Chapitre 6
De l'or-butin à l'or-étalon
93
Chapitre 7
Quand le papier entre en scène
125
Chapitre 8
L'avènement des monnaies contemporaines
161
Chapitre
Les débâcles du xxesiècle
185
Chapitre 10
L'érosion des grandes monnaies
211
Chapitre 11
La police des monnaies
249
Chapitre 12
État civil des monnaies
283
Chapitre 13
Peut-on se passer de la monnaie?
299
Chapitre 14
Peut-on s'affranchir de l'or?
333
Chapitre 15
Peut-on se passer des espèces monétaires?
363
Index
379
9
Avant-propos L 'histoire de la civilisation est jalonnée par quelques étapes significatives : la découverte du jèu marque le véritable début de la carrière des hommes. Celle de la roue, qui les dispense de porter ou de traîner, les libère de servitudes millénaires. Novation suprême, l'invention de la monnaie leur ouvre des perspectives insoupçonnées, en facilitant l'échange et en libérant l'économie. Voilà l'étape décisive, celle qui permet de passer de la préhistoire à l'histoire, de la stagnation à l'expansion. C'est de l'apparition de la monnaie que datent les progrès les plus flagrants du genre humain. C'est par la monnaie et pour la monnaie que bien des peuples ont décidé de leur avenir. Positives ou négatives, morales ou immorales, on n'enfinirait pas de recenser les responsabilités de la monnaie dans le déroulement de l'histoire. La monnaie frappée, sous forme de pièces, vient des Grecs. Le nom même de la monnaie vient de Rome : au sommet du Capitole, là où s'élèvera plus tard l'église Santa Maria in Aracoeli, les Romains dressent un sanctuaire à la déesse qu'ils révèrent par-dessus toutes : Junon. Les Étrusques ont appris aux Latins à lui consacrer un culte jèrvent. Déjà présente dans le temple voisin de Jupiter Capitolin, Junon règne sans partage au cœur même de la citadelle, dans ce temple où lui est accolée une étrange épithète : Moneta. Pourquoi moneta ? Le mot vient du latin monere qui signifie « avertir ». Junon l'Avertisseuse, Junon la Prophétesse passe pour avoir prévenu les Romains d'un tremblement de terre - à moins qu'elle ne les ait aidés de ses bons conseils lors de la guerre contre Pyrrhus. Toujours est-il que c'est dans les dépendances de ce temple de Junon la Monitrice, ad Monetam, à l'abri des assauts et des tentations, que Rome installe l'atelier dans lequel vont être frappées ses pièces. Et celles-ci, adoptant le qualificatifde la déesse, prennent le nom qu'elles conserveront dans les langues latines : elles deviennent des monnaies. Par-delà les siècles, la monnaie restera fidèle à son étymologie : à sa manière, elle prodiguera les avertissements. Il se peut d'ailleurs que le vocable « monnaie» provienne directement du verbe monere, parce que la monnaie avertit (tant bien que mal) de son poids, de son titre, de son pouvoir d'achat. Il n'est pas exclu non plus qu'on y retrouve le grec monas, unité. Les étymologistes en débattent. À l'origine, le mot monnaie ne désigne que les espèces frappées. Il garde ce sens lorsque l'on parle de « petite monnaie» ou lorsque l'on rend la !!l0nnaie. Il désigne aussi bien, avec majuscule, l'hôtel où l'on frappe la monnaie. A Paris, la rue de la Monnaie, près du quai de la Mégisserie, garde le souvenir d'un établissement monétaire, avant son transfert rive gauche en 1774. À Bruxelles, le théâtre de la Monnaie rappelle pareillement un atelier de frappe. L'italien dit moneta, l'espagnol moneda, l'allemand dit aussi Münze, et l'anglais money pour le numéraire, Mint pour l'hôtel de la Monnaie.
Dans la langue française comme dans les langues latines, le sens du mot monnaie» s'est élargi à tous les instruments monétaires, qu'ils soient de métal ou de papier, qu'ils soient concrets ou abstraits. Ainsi comprise, la monnaie sert à la fois à compter, à payer, à épargner; elle est étalon des valeurs, moyen de règlement, instrument d'épargne. C'est en termes de monnaie que s'expriment les prix, les contrats et les cours. En ce sens large, la monnaie se confond avec l'argent : non pas l'argent-métal, matière première de bijoux ou de pièces, mais l'argent-richesse, qui est à la base des avoirs mobiliers et se distingue des avoirs fonciers ; encore que les biens immeubles puissent se mesurer ou se convertir en argent. Dans cette acception rajeunie, l'anglais dit currency, d'un mot qui désigne des avoirs courants, l'allemand dit Geld, d'un mot qui évoque la valeur (gelten, valoir). Le mot «argent» lui-même, qui est d'origine latine, relève d'une souche indo-européenne, arg, qui désigne l'éclat, la blancheur. Comparer le grec argos (brillant), le latin argutus (clair), duquel dérive l'argument. Ainsi la linguistique vient-elle au secours de l'économiste et du sociologue pour éclairer le phénomène monétaire. Celui-ci n'a rien de mystérieux même si, à ses débuts, il s'apparente aux domaines du fétichisme et de la religion, et si, tout au long de sa carrière, il fait appel à la confiance, c'est-à-dire à la foi. La monnaie appartient désormais à la vie quotidienne, et Monsieur Tout-le-Monde en use à la manière de Monsieur Jourdain, qui faisait de la prose sans le savoir. Il nous est aussi naturel de recourir à l'instrument monétaire en achetant, en vendant, en souscrivant des contrats, en prêtant, en remboursant, en spéculant, que de marcher ou de respirer. Nous nous servons de la monnaie sans nous interroger sur sa nature et safonction. Nous finissons par la méconnaître, au point de ne plus avoir conscience de son existence, à mesure qu'elle se dématérialise. Les pièces d'or ou d'argent ont fait place aux billets, aux chèques, aux virements, aux cartes de crédit, à la puce électronique. Dans ces instruments nouveaux, la monnaie semble absente, alors qu'elle est plus présente que jamais. Nous l'ignorons d'autant mieux qu'elle s'incorpore secrètement à la trame de nos jours. Imagine-t-on, pour demain, un monde sans monnaie ? Ce problème n'a de solution que pour les amateurs de cataclysmes ou d'utopies. Mais il alimentera longtemps le grand débat politique et social, à l'usage de ceux des philosophes qui raisonnent ou déraisonnent hors de l'espace et du temps. «
Chapitre 1
AVANT LA MONNAIE
Les hommes de Cortez, débarqués au Mexique, sont reçus par les indigènes avec lesquels ils échangent des cadeaux. Peinture de Miguel Gonzales, XVIIe siècle. (Musée de l'Amérique, Madrid. Phot. J. Martin @ Archives Photeb.)
Une maturation millénaire Aujourd'hui, il nous semble tout simple de parler et de penser en termes de monnaie. Cette table vaut tant de francs, j'ai acheté cette machine pour tant de dollars, j'ai vendu des titres à Zurich pour tant de francs suisses, j'ai fait venir une voiture de Francfort pour tant de marks. Ce qui nous permet, sans effort, de comparer le prix de la table à celui de la machine, celui de la voiture à celui des titres. Comment pourrions-nous compter, gagner, dépenser, épargner, si ce n'est avec le secours de l'unité monétaire? C'est vrai: il nous faut encore convertir les francs en dollars, les marks en francs suisses. La moindre cote des changes résout ce petit problème. La monnaie fait partie de notre univers quotidien. Pourtant, il a fallu des millénaires, dans l'histoire de l'humanité, pour que l'usage s'en répande: ce qui a exigé d'en concevoir la nécessité et l'avantage, d'en imposer et d'en accepter l'emploi, de le maintenir et de le généraliser. Mais toutes les inventions, celles-là mêmes qui maintenant nous paraissent inséparables de notre mode de vie, ont pareillement requis du temps et de la peine. Le langage, l'écriture n'ont pas fait partie du premier bagage humain. L'apprentissage de la parole articulée, celui de la communication par des signes gravés sur la pierre sont des conquêtes de l'homme à l'aube des civilisations. La monnaie, bien plus jeune encore, représente une autre étape de la carrière des hommes. Au commencement, nul n'en soupçonne la notion; nul non plus n'en éprouve le besoin. Le monde animal s'en passe fort bien, même quand il s'organise en sociétés: point de monnaie dans les ruches des abeilles ni dans les constructions des castors. Le monde humain s'en passe également, aussi longtemps qu'il balbutie. Avant l'apparition de la monnaie, il y a les siècles du troc. Avant le troc et ses variantes, il y a les millénaires d'une autarcie à l'échelle tribale ou familiale. La monnaie n'éclate qu'au terme d'une longue nuit, au cours de laquelle l'espèce humaine n'en a nul soupçon. Elle est l'aboutissement d'une lente gestation, le fruit d'un interminable enfantement, la récompense d'une tardive maturation. Bien sûr, on ne saurait imaginer aucune forme d'échange à l'âge des primates, héritiers des simiens, et pas davantage au temps des hominidés, qui ébauchent seulement les premières étapes de l'humanité naissante. Les archanthropes apprennent à tailler le silex, mais ne conçoivent pas qu'on en puisse faire commerce. Ceux qui vivent en Extrême-Orient, du côté de la Chine et de l'Insulinde, ignorent ceux qui vivent en Afrique australe. Les uns et les autres sont trop peu nombreux, et ils vivent trop en économie fermée pour amorcer les pratiques de l'échange. Tout au long du paléolithique, et même quand s'affirme l'Homo sapiens ou l'Homo faber, c'est-à-dire celui qui accède à l'intelligence et à ses manifestations artisanales, même quand s'éveille le sens social du genre humain, la vie se cantonne en des grottes isolées, au sein de cellules patriarcales: elles sont de statut autoritaire, avec le père de famille pour chef responsable, ou à la rigueur avec un conseil des Anciens qui impose 11
AVANT LA MONNAIE
les disciplines nécessaires : organisation du travail, répartition des tâches selon les affinités et les compétences de chacun, mise en commun des produits de la chasse, de la pêche, de la cueillette. C'est le collectivisme de la nature. À supposer qu'une grotte voisine rassemble un autre groupe humain, elle est rivale dans la collecte des fruits et dans la poursuite de proies animales, elle est peut-être ennemie. De caverne à caverne, on s'ignore ou l'on se combat, plus souvent qu'on ne collabore. Dans ce type d'économie, il n'est pas encore de place pour le troc, à plus forte raison pour la monnaie. Quand le climat, devenu plus clément, permet à l'homme de quitter ses abris souterrains pour planter sa hutte au soleil, le chasseur-pêcheur devient pasteur, le cueilleur deviendra agriculteur. L'âge néolithique utilise la nature au lieu de la subir. C'est alors assurément que s'ébauchent les premiers échanges entre les groupes humains, qui ne vivent plus tout à fait en cellules closes. Non pas déjà selon la procédure classique du troc, qui nous semble pourtant toute simple: '« Je te donne une peau de bison, tu me donnes une hache de silex poli. » Un tel commerce suppose une diplomatie préalable, une confiance réciproque, un comportement respectueux des usages et des règles. Avant d'en arriver là, il faut des étapes intermédiaires, dont la pratique s'échelonne sur des générations. Le troc n'est pas un commencement, c'est déjà un aboutissement.
Du vol au don Première esquisse de ce qui n'est pas encore un négoce: pour faire passer une marchandise d'un clan à un autre, le procédé le plus sommaire, en même temps que le plus expéditif, c'est le rapt : si le rapt s'exécute dans la violence, s'il accompagne un acte de guerre, il s'appelle pillage et son produit s'appelle le butin; s'il suit l'opération belliqueuse, il peut prendre la forme d'une rançon; s'il se limite dans la paix à une simple prise de possession, il s'appelle le vol. Cette dernière technique est-elle de tous les temps? Elle a pu être mise en œuvre dès l'âge de la propriété collective, elle s'est diversifiée à l'âge de la propriété individuelle. Elle représente une étape dans l'histoire des hommes. De ce stade primitif du transfert des biens, il subsistera quelques traces dans la mythologie et le langage. Ce n'est pas par hasard qu'HermèsMercure sera à la fois le dieu du Commerce et celui des Voleurs; de même la langue allemande distinguera peu entre le verbe tauschen (échanger) et le verbe taüschen (tromper), le mot Handel désignera aussi bien le commerce que la querelle. Ainsi le souvenir des hommes associera-t-il l'échange et le mensonge, le négoce et la violence: vestige obscur des mœurs de la préhistoire. . Si la tribu qui a pillé est en retour victime d'une rapine, si le voleur est 12
AVANT LA MONNAIE
en retour volé par celui qu'il a dépossédé, cet enchaînement de procédés implique une sorte de compensation: il est une manière d'échange. À cet échange non consenti peut succéder un échange tacitement consenti. Je te vole, mais il est convenu que tu me voleras. Les dieux peut-être, ou les esprits supérieurs, veilleront à la régularité de l'opération. Le vol compensé devient un rite. Il prend forme de cérémonie. Il se mue aisément en un don compensé. Je te donne, mais il est convenu que tu me donneras; et même tu me donneras plus que je ne t'ai donné, car ce surcroît dans l'offre témoignera de ta générosité, donc de ta supériorité, de ta puissance, comme de ton respect pour les dieux ou les mages arbitres de la compensation. Entre les deux parties, point de contact direct: de nuit, silencieusement, le premier présent est déposé par la tribu donatrice sur terrain neutre, et bientôt consacré. La tribu donataire a fait le guet. Elle va prendre possession de l'offrande: une fraîche venaison, des fruits abondants, promesses de festins pour tout le clan. Elle laisse sur place ses propres cadeaux : des poteries emplies de grains, dont vont prendre livraison les donateurs précédents. L'offrande répond à l'offrande. Les partenaires se comprennent, délivrés de toute méfiance, toujours prêts à rendre la politesse. Une fois établis la procédure et le cérémonial de la double opération, elle devient rituelle. De part et d'autre, on en mesure les avantages, on en fixe les règles. Il faut accepter le don, sous peine de légitimer un conflit. Il faut rendre autant qu'on a reçu, ou plus. La tribu la plus généreuse est assurément la plus forte. La prodigalité est signe d'opulence, donc d'importance.
Les bégaiements de l'échange Les ethnologues et les sociologues des siècles savants étudieront avec soin ces bégaiements de l'échange. Ils en retrouveront des traces dans les coutumes des tribus restées primitives, de la brousse africaine à la savane américaine. Ils les catalogueront sous les noms mêmes qui leur restent attachés, aux lieux où elles sont pratiquées : le taonga en pays maori, le kula aux îles Trobriand, le potlatch chez les Indiens de la prairie; ailleurs le gnagnampa ou le taoussa. Dans tous les cas, il s'agit d'échanges de type noble, dont les phases se déroulent selon une étiquette rigoureuse et en deux temps : le don et le contre-don. La cérémonie salue parfois des circonstances exceptionnelles : le chef prend épouse, le sorcier meurt. Ou bien elle accompagne un événement saisonnier: le solstice, la fin des pluies. Elle peut être annoncée avec des sonneries de conques, des roulements de tam-tam ou des chœurs incantatoires. 13
AVANT LA MONNAIE
Souvent, le don s'apparente à un défi: il est la première phase d'un véritable tournoi de largesses, dont le vaincu - celui qui a donné le moins - devient le débiteur du vainqueur, et ne règle sa dette qu'en renonçant à certaines de ses prérogatives. Ainsi en est-il dans le potlatch, quand le chef de la tribu compte enlever au chef de la tribu rivale des noms et des titres honorifiques, des totems fameux, des privilèges enviés. Ainsi en est-il encore dans le kula, lorsque tel partenaire, en offrant à profusion des bananes et des ignames, des paniers et des nattes, des porcs vivants et des crocodiles morts, espère recevoir, en contrepartie, les bracelets magiques qui assurent à leurs porteurs la complicité des esprits de la mer et de la brousse.
Ce bracelet mélanésien, fait dans le coquillage d'un cône (gastropode marin), a été utilisé dans les échanges du cycle du kula. Ce n'est pas une parure. Il exprime la richesse et le rang social de son possesseur. Il passe de main en main entre partenaires traditionnels. XIX' siècle. (Musée de l'Homme, Paris. Phot. © M. Delaplanche - Coll. Musée de l'Homme/Photeb.)
Tout porte à présumer que les hommes de la préhistoire n'ont pas agi autrement : eux aussi ont dû passer par ces liturgies formalistes, dans lesquelles l'échange compte moins que le cérémonial, et la marchandise moins que le prestige. Car le prestige est en cause, prestige individuel et collectif. Le chef se déshonore, la tribu se déconsidère si, dans l'assaut des offrandes, ils se laissent distancer. Le but est de ne jamais rester dans l'état d'obligé. Autant que de donner, il est conseillé de détruire. L'essentiel est de dépenser, pour étonner: on brûle des huiles précieuses, on met à mort des esclaves, on jette des cuivres à la mer, on incendie des couvertures, voire des maisons princières, de façon à écraser l'antagoniste. Le potlatch se gagne dans la dilapidation. 14
AVANT LA MONNAIE
Celui qui donne ou qui détruit ne se grandit pas seulement parmi les hommes, il achète la paix avec les dieux. En donnant, en sacrifiant, il écarte les mauvais esprits. Le chef qui ne sait pas donner a la face et l'âme pourries, et il expie ses fautes dans la mort. S'agit-il là de pratiques et de croyances exceptionnelles? Ce potlatch des clans indiens du nord-ouest de l'Alaska, dans lequel les économistes croiront retrouver les prémices du commerce, survivra de bien des manières. On le décèlera avec des variantes tout autour du Pacifique : aux Samoa, en Mélanésie, en Papouasie, aux Célèbes, en Sibérie. On en repérera des vestiges dans le droit romain, dans les coutumes hindoues, chez les Germains, chez les Thraces, chez les Annamites. «Un cadeau donné attend toujours un cadeau en retour », dira un poème islandais. Aussi bien, les religions des siècles policés ne reprendront-elles pas à leur compte le thème du don rédempteur, en promettant le ciel à ceux qui ont su donner ou renoncer aux biens de ce monde? Le principe même de l'aumône relèvera de la vieille morale du sacrifice. Les règles d'honneur du jeu prolongeront les rivalités exaspérées du potlatch; et les « tournées» qui se répondent au café du Commerce participent à un semblable défi.
Le premier âge du troc Des formes nouvelles, plus dépouillées, finissent par donner à l'échange et à l'objet échangé le pas sur toutes ces pieuses coquetteries. Une étape est franchie lorsque est pris un contact direct, même si l'opération continue à se dérouler en deux épisodes. Tel est l'usage aux Nouvelles-Hébrides (devenues Vanuatu), quand une tribu de l'intérieur remet des ignames à une tribu de la côte, qui, une dizaine de jours plus tard, va rendre des poissons. Paysans et pêcheurs se sont vus lors de la première rencontre et ils ont arrêté les termes de l'échange. Le geste des gens de la terre a appelé celui des gens de la mer. Un cadeau a appelé l'autre. Les partenaires ne s'ignorent plus. Ce troc différé conduit au troc simultané. Il suffit que le délai pour la remise de la contrepartie se raccourcisse, le trafic cesse d'être muet. Puisque les parties sont en présence, elles parlent: les gestes s'accompagnent de commentaires et d'exclamations. Le commerce, presque pour l'éternité, devient volubile. Il ne redeviendra silencieux qu'à l'âge de l'ordinateur. Où va-t-on troquer les marchandises? De préférence dans un endroit découvert, pour éviter les agressions. Le site choisi reste placé sous l'égide des puissances surnaturelles, de façon à faire respecter les principes de bonne foi. Sans doute est-il interdit de s'y rendre avec des armes, interdit de s'y prendre de querelle. Un mur d'enceinte délimite parfois le terrain des transactions, sur lequel règnent les prêtres, gérants de sa neutralité. Ce terrain sera un marché. 15
AVANT LA MONNAIE
Quand va-t-on troquer sur le marché? Si la rencontre a pu d'abord être fortuite, ou si elle a été provoquée par quelque solennité tribale, elle finira par devenir périodique. Les positions du Soleil et de la Lune dans le ciel en décideront. Les contacts pour l'échange se suivront à dates régulières: tel jour de la semaine, ou du mois, ou telle période de l'année. La vie des hommes sera désormais rythmée par le calendrier des marchés. Encore tarde-t-il à se fixer: les sociétés ne vont pas si vite en besogne. Il leur faut des générations, par dizaines et par centaines, pour parcourir cette étape. Il se peut que la pratique du don compensé remonte aux millénaires de la pierre taillée. Le troc direct ne doit apparaître qu'à l'âge de la pierre polie. Alors seulement, il laissera des traces non équivoques. Que troque-t-on ? L'échange porte sur des vivres, s'il s'effectue entre voisins. A plus longue distance, il porte sur des matières premières ou sur les produits de l'artisanat naissant. Des matières premières ? Ce sont, avec le silex, toutes ces roches dures, à base de quartz, de jade, qui servent à faire des armes et des outils. Les régions qui en sont dépourvues en demandent à celles qui en sont riches. Ainsi retrouvera-t-on en pays belge des silex venus des Alpes, en Suisse de l'obsidienne venue des Cyclades. Des articles déjà manufacturés, c'est-à-dire, au sens étymologique, travaillés à la main? Le troc déplace des pierres ciselées et polies, prêtes à être emmanchées pour devenir des haches, des pics, des flèches. Les ateliers les plus denses de l'Occident se situent d'abord au Danemark, d'où ils rayonnent vers les pays d'Elbe, puis en Touraine, aux alentours du Grand Pressigny; ils exportent leurs lames jusque sur les rives du lac de Neuchâtel ou sur les bords de la Meuse. Les minéraux qui peuvent servir au décor ou à la parure voyagent encore davantage: la callaïs, ou callaïde, veinée de glauque, la turquoise aux reflets de ciel, les pépites d'or, qui semblent de flamme, circulent assez loin de leurs sites d'origine. De même verra-t-on des coquillages marins circuler à l'intérieur des continents, où ils sont appréciés comme récipients ménagers, comme ornements ou comme amulettes. Tous les groupes humains recherchent pareillement les fourrures, les cuirs tannés, les os affûtés, les poteries de glaise, sans oublier les esclaves, qui sont considérés comme des marchandises. Nul alors ne soupçonne que plusieurs de ces « articles », à commencer par les coquillages ou les fourrures, serviront un jour de monnaies. On aurait tort cependant d'imaginer que le troc, à l'âge de la pierre, se joue de l'espace. La plupart des trafics ne s'effectuent qu'entre peuplades contiguës. Les pierres précieuses et l'or que l'on retrouve sous les dolmens de France ou du Portugal ne viennent pas de l'Orient, même Proche: les gisements locaux y pourvoient. De même, les jadéites ou saussurites qu'on décèlera en Suisse ou en Bretagne ne viennent pas de Chine: l'Europe les produit alors, comme elle produit l'obsidienne, de l'Auvergne à la Bohême, de la Hongrie à la Campanie. Les distances sont trop longues, les peuples sont trop épars, ils se connaissent trop peu, la méfiance réciproque est trop grande. Par nécessité, chaque groupe vit en économie presque fermée, en couvrant ses propres besoins. Et, à l'intérieur de la cellule, la technique de l'échange reste inutile: c'est le chef qui, par voie autoritaire, distribue les produits. S'il y 16
En 1517, au cours de son voyage en Chine, Fernao Andrade débarque à Canton. Pour la première fois les Portugais rencontrent les mandarins. F. Andrade leur offre colliers et chapelets: embryons de monnaies, amorce d'échanges ... Gravure de l'édition hollandaise illustrée du Voyage en Chine de F. Andrade, par Joao de Barros, Leyde, 1706. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. J.-L. Charmet © Archives Photeb.) A Port-du-roi-George, lors du premier voyage de Dumont d'Urville, en 1826, un indigène d'Australie montre à ses compagnons les cadeaux qu'il a reçus à bord de lj\strolabe : un collier, un couteau, des chaussures - tous objets qui peuvent tenir lieu de monnaie. Lithographie de N. Maurin. (Bibliothèque du Muséum d'histoire naturelle, Paris. Phot. © Bibl. du Muséum/Archives Photeb.)
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La caravane des frères Polo se dirige vers la Chine (la légende dit: «al Catayo ", vers Catay), représentée ici sur lj\tlas catalan d'Abraham Cresques, 1375. Lejeune Marco Polo va découvrir une civilisation qui n'ignore pas la monnaie fiduciaire. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. © Bibl. nat., Paris.)
Trouvée à Sidon, une stèle funéraire du II' siècle apr. J.-c. montre un bateau marchand tel qu'on les voyait dans l'Antiquité: symbole du voyage de l'âme, mais aussi rappel d'un instrument du commerce. (Phot. © Archives photographiques/Archives Photeb © by SPADEM 1989.)
AVANT LA MONNAIE
a troc au sein du groupe, c'est à l'amiable et à titre accidentel. Une société tribale, sur laquelle veille une direction tutélaire, se passe de commerce, à plus forte raison de monnaie.
Les grandes routes du troc Vient le temps des métaux. Les hommes s'aperçoivent que, là où le bois pourrit, là où la pierre s'effrite ou se brise, le métal tient bon. Quels outils, quelles armes ils vont pouvoir forger! La révolution technique engendre une révolution commerciale, en attendant (bien plus tard) une révolution monétaire. Pour se procurer le minerai nécessaire à la métallurgie qui vient d'éclore, les peuples n'hésitent plus à l'aller chercher au loin, et des routes s'ébauchent, qui ne sont longtemps que des pistes dans la brousse, des sentes dans la forêt, des chemins d'eau au fil des rivières ou des chemins de cabotage au long des côtes. Routes du cuivre : on en trouve en moyenne Égypte, ensuite au départ de Chypre. On martèle le métal rouge, on le fond, on le moule. Il gagne progressivement les pays de l'Euphrate, la Méditerranée orientale, la Sicile, l'Espagne. Routes de l'étain: on l'extrait, soit en Afghanistan, soit dans le Grand Nord, aux iles Cassitérides - à la pointe de la Cornouailles britannique d'où il gagne la Méditerranée par mer ou par terre, ou bien il est débarqué à l'embouchure de la Loire et coupe la presqu'île européenne jusqu'au golfe du Lion, ou bien il contourne l'Espagne par le détroit de Gibraltar. Dans la suite des temps, après une escale à l'ile de Wight, l'étain empruntera un autre parcours terrestre, de Boulogne au delta du Rhône, d'où il prendra par mer la direction de l'Égée; ou bien il remontera le cours de la Seine, jusqu'aux alentours de Vix, d'où il éclatera vers le Rhin et le Danube, vers les Alpes et l'Italie, vers le Rhône et la Méditerranée. Routes du bronze: dans les iles grecques, l'étain rejoint le cuivre pour engendrer le bronze qui, en rendant les armes plus efficaces, les bijoux plus fins, enfante une civilisation nouvelle. Comme les fondeurs et les mouleurs gardent leurs secrets, un trafic s'instaure autour des lingots de bronze, et plus encore autour de tous les produits finis qu'offrent les métallurgistes: épées, lances, poignards et massues, cuirasses et boucliers, colliers, bagues et bracelets. Du bronze, la Chine fera des vases, le Japon des statues. Routes de l'ambre: les hommes d'avant l'histoire aiment cette résine pétrifiée, dont ils font des bijoux, à moins qu'ils ne la réduisent en poudre pour la brûler et en respirer l'odeur. Ils l'arrachent à la vase et aux sables des rives baltes et lui font traverser l'Europe, des bouches de l'Oder ou de la Vistule jusqu'à l'Adriatique ou à la mer Noire, d'où l'ambre se répand dans l'univers méditerranéen. Les Phéniciens, par exemple, vont chercher l'ambre jaune aux bouches du Danube, où l'ont apporté les caravanes venues du Nord. 17
AVANT LA MONNAIE
Routes du sel : elles sont d'autant plus nombreuses que le sel a des origines diverses. La mer n'en est pas avare, la terre en conserve des trésors. Bien autrement que l'ambre ou l'étain, matières de luxe, le sel est nécessaire à la vie. Le salaire, c'est ce qui permettra d'acheter le sel. En barres ou en briques, le sel va des salines aux centres de consommation par des routes qui, souvent, garderont le nom de routes du sel : Rome naîtra sur l'une d'elles, à l'endroit où le sel, faute de pouvoir remonter le Tibre plus en amont, doit emprunter une voie de terre - la via Salaria. Des chemins se,mblables sillonnent le monde : de la Baltique à l'Italie, du Sahara à l'Egypte, de l'Himalaya au cœur de l'Inde. Tous ces trajets deviennent familiers aux colporteurs qui s'en vont, seuls ou en caravanes, de gîte en gîte, de col en gué. Les itinéraires suivent les crêtes ou courent à flanc de coteau, pour des raisons de sécurité. Dès qu'ils le peuvent, ils empruntent les fleuves et les rivières navigables, parce que la voie est toute tracée; et, sur mer, ils longent prudemment le littoral. Dans la nature vierge, les marchandises sont transportées à dos d'homme, parfois à tête d'homme; voire avec le secours de quadrupèdes domestiqués, de l'âne à l'éléphant, du renne au lama: les animaux portent le bât et, quelquefois, sont attelés pour traîner, sur le sable, l'herbe ou la neige. Premier véhicule du commerce par voie de terre, le traîneau devance le chariot, qui présuppose l'invention de la roue. Sur l'eau, les troncs d'arbre deviennent des radeaux ou des pirogues, en attendant les vrais bateaux, mus par la force des bras ou celle du vent. Tout voyage est encore une aventure, et le commerce un exploit.
Échanges en nature Puisque les moyens de transport sont sommaires, puisque les échanges sont difficiles, ils restent rares. L'homme n'éprouve pas alors le besoin impérieux d'un instrument qui permette d'en mesurer la valeur et qui lui serve d'intermédiaire. Par définition, le troc se fait en nature. Ainsi, dans la cellule tribale, le polisseur de silex reçoit sa part de brouet: le gardien du feu reçoit son tisonnier fourchu; le planteur d'orge a sa ration de miel ou sa provision de flèches. Marchandise contre marchandise, ou marchandise contre service, ou service contre service. De tribu à tribu, les règlements s'effectuent de la même façon. Le fournisseur d'étain est payé avec du sel, le fournisseur de sel avec un trépied de bronze, le fournisseur de cuivre avec un collier d'ambre, le constructeur de bateau avec un lot de poteries, le marchand d'esclaves avec des haches et des épées. Des trocs de ce genre, on en verra encore dans l'Égypte antique, avant l'apparition de la monnaie. Sur ce marché de plein air, au bord du Nil, le pêcheur débat avec une ménagère: poisson contre gâteau ? Affaire conclue. Le marchand de parfums propose une liqueur· douce, en échange d'une 18
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paire de sandales de cuir. Le potier offre un vase au long col, mais hésite sur son équivalence: un collier de verroterie, ou un éventail pour chasser les mouches ? Ce ne sont pas là des scènes de fiction: elles figurent avec leurs légendes sur une peinture sépulcrale, que les archéologues déterreront après plusieurs millénaires dans la nécropole de Saqqarah, quelque part entre les pyramides royales. On y voit encore des hommes rouges, ceints d'un pagne, qui échangent un bracelet contre des hameçons; et un marchand accroupi devant une corbeille pleine d'habits, de parures et de colifichets qui discute avec une cliente dont on ne sait pas si, du coffret qu'elle porte sur son épaule, elle sortira un onguent, une natte ou un oiseau ...
Détail d'un relevé de reliefs peints des tombeaux de Zi et Ptahotep à Saqqarah, Anden Empire. A cdté de scribes, de forgerons, de moissonneurs, on y voit vendeurs et acheteurs. (Phot. @ Giraudon/Photeh.)
Ailleurs, le citoyen Ahmasou, en échange d'un taureau, reçoit une natte, cinq mesures de miel, onze mesures d'huile, et quelques autres articles. Et qui veut ces sandales, contre une pièce de gibier? C'est le troc, il y a quatre mille cinq cents ans, au temps où les pharaons résident à Memphis. Mais au seuil du xx· siècle, voici des scènes du même type, relevées chez les Haoussas, près de Kantché, dans la savane entre Niger et Tchad, à la lisière méridionale du Sahara. La tribu vit de la chasse et de la cueillette, comme dans la préhistoire : elle a pour gibier les lions, les hyènes, les antilopes, à leur défaut les lièvres, les serpents et les criquets; pour fruits, ceux du palmier, du néré, les feuilles du baobab, quelques champignons, quelques écorces qui servent à faire des médicaments et à teindre les tissus. Comme les Haoussas n'ignorent pas tout à fait le progrès, il en est qui élèvent des bœufs ou des chèvres, d'autres qui cultivent le mil. C'est jour de fête, jour de noce: le chef marie son fils aîné, en présence de toute la communauté. Une épouse est une marchandise comme une autre : elle fait l'objet d'un commerce, c'est-à-dire d'un échange de cadeaux. Quelques jours plus tôt, le père a remis à la famille de la fiancée deux chèvres et deux cents noix de kola et, à la jeune promise, cinq pagnes tissés sur place. Tous les amis font cercle entre les cases du village. Le père de l'épouse, qui est forgeron, offre trois moutons, trois cents noix de kola et un boubou de luxe - c'est-à-dire une chemise pour les grandes occasions. A celle qui sera sa femme, le fiancé offre encore une chèvre, encore cent noix de kola, de façon à équilibrer les termes de l'échange, et un peigne d'écaille qui 19
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parera la jeune femme comme d'un diadème. Les dons réciproques ont été remis dans le silence. Mais le troc nuptial est achevé, les festivités peuvent se dérouler bruyamment, avec louanges et palabres. Quand, à son tour, le fils deviendra le chef du village, il fera des dons de moutons et de mil aux chefs d'alentour, pour mériter leur amitié et asseoir la paix. Au griot qui célébrera ses vertus, il remettra ceintures et tissus, à la mesure des compliments dont il aura été gratifié. Ainsi, sur les bases (fragiles) des expériences rapportées par les ethnologues, on peut reconstituer, tant bien que mal, les étapes du commerce prémonétaire. Le point de départ, on l'a noté, ne prête guère à discussion, le commerce des premiers âges est nul. Quand il s'ébauche, dans un contexte plus ou moins magique, à coup sûr cérémoniel, il est silencieux et exclut tout contact entre les échangistes. Au commerce muet succède le commerce occasionnel avec présence physique et simultanée des partenaires en de rares circonstances: par exemple, au terme d'une guerre, lors d'une réconciliation, sous le regard des prêtres et des dieux. Au commerce occasionnel succèdent tôt ou tard un commerce périodique, peut-être saisonnier, puis un commerce régulier, qui devient institutionnel sans cesser d'être rituel. Dans le cadre du monde tribal, le prix et la confiance facilitent les progrès du troc.
Dans le monde antique Longtemps, le monde antique n'échange que dans le troc. Quand le livre de la Genèse rapporte comment Abraham, pour inhumer Sara, acquiert une grotte chez les fils de Het, on retrouve un assaut de surenchères protocolaires dans une feinte générosité : - Accordez-moi chez vous une concession. - Monseigneur, écoute-nous plutôt! Tu es un prince de Dieu parmi nous. Enterre ton mort dans la meilleure de nos tombes. - Écoutez-moi et intercédez pour moi auprès d'Éphrôn, fils de Cohar, pour qu'il me cède la grotte de Makpela, qui lui appartient et qui est à l'extrémité de son champ. Qu'il me la cède pour sa pleine valeur, en votre présence. - Monseigneur, écoutez-moi plutôt! Je te donne le champ, et je te donne aussi la grotte qui s'y trouve, je te fais ce don au vu des fils de mon peuple. - Écoute-moi plutôt, je donne le prix du champ, accepte-le de moi. - Monseigneur, une terre, entre toi et moi, qu'est-ce que cela? Au terme de ces trop belles civilités, l'affaire est conclue, réglée. Officiellement, il y a eu don de part et d'autre. En fait, le marchandage a été strict, et l'on pressent seulement qu'en jouant au plus généreux chacun pense à traiter au meilleur compte. 20
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Le rite ne varie pas quand David veut acheter un champ à Ornan : - Pourquoi, s'enquiert ce dernier, Monseigneur le roi est-il venu chez son serviteur? - Pour acquérir de toi cette aire, afin de construire un autel à Yahvé. - Que Monseigneur le roi le prenne, et qu'il offre ce qui lui semble bon. Voici les bœufs pour l'holocauste. Le serviteur de Monseigneur donne tout au roi! - Non pas! Je ne veux pas offrir à Yahvé, mon Dieu, un champ et des holocaustes qui ne me coûtent rien ... Après ce dialogue édifiant, David finit par acquérir, moyennant une lourde contrepartie, le terrain où sera construit le temple de Jérusalem. Ces tractations sont d'autant plus âpres qu'elles s'enrobent dans un protocole d'obséquiosités, d'autant plus intéressées qu'elles feignent le désintéressement. Peu importe que le règlement se fasse en nature ou autrement, c'est ici la technique de la discussion qui compte. Le commerce cherche ses lois. Le commerce d'État, qui met en présence les agents du pharaon et les fournisseurs étrangers, ne s'embarrasse pas de ces fioritures. Le troc est ici sans fard: l'Égypte importe l'encens, les épices, les bois précieux, l'obsidienne qui lui font défaut; elle livre en retour du papyrus, des métaux rares, des étoffes, de la verroterie, des objets d'art. Pour le sanctuaire de Karnak, elle règle les bois avec des bij0ux, des tissus de lin, des peaux de bœuf, des sacs de lentilles et des mesures de poisson sec. À Byblos, elle demande des cèdres et des sapins pour ses chantiers navals. À l'Inde, des concombres et des lotus. À l'Arabie, gemmes et parfums. À la Nubie, plumes d'autruche, dents d'éléphant et peaux de lion. Les Crétois, de leur côté, font trafic d'armes, de vases, de vaisselle, cependant qu'ils rapportent le cuivre de Chypre, l'étain des brumeuses Cassitérides. Les Phéniciens, dans leur sillage, vendent les étoffes de laine qu'ils ont teintes avec la pourpre du murex, ainsi que les autres produits de leur industrie : verreries et parures, poterie, marqueterie d'ivoire, et ils distribuent les esclaves, les chevaux, les mulets, le plomb, l'ébène. Par la bouche d'Ézéchiel, Yahvé flétrit Tyr, «ville altière, courtier des peuples dans des îles sans nombre [ ... ] On enlèvera tes richesses, on pillera tes entrepôts, on renversera tes luxueuses maisons, on n'entendra plus le son de tes cithares ». C'est l'anathème du peuple pauvre contre le peuple riche, du commerce d'État contre le commerce libre. Héritiers des Phéniciens, les Carthaginois reprennent à leur compte, sur les côtes d'Afrique, les subtilités du commerce muet. « À l'arrivée, raconte Hérodote, les Carthaginois débarquent leurs marchandises, les rangent en ordre sur le rivage puis remontent en bateau et font de la fumée. À la vue de cette fumée, les indigènes viennent à la mer, puis apportant de l'or et s'éloignant des marchandises, les Carthaginois reviennent voir, et si l'or leur paraît de la valeur des marchandises ils l'emportent et repartent. Sinon, ils remontent en bateau, et les autres reviennent avec une quantité supplémentaire d'or, jusqu'à ce qu'ils aient donné satisfaction. » Ailleurs, sans recourir à cette hypocrite mise en scène, les Carthaginois pratiquent le troc direct. Au plein soleil de l'île de Cerné, ils échangent 21
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céramiques, tapis, parfums et colifichets puniques contre défenses d'ivoire, peaux de fauve et vin de palme. Les foires périodiques ou les entrepôts permanents servent de cadre à un négoce organisé. Les G~ecs paient les métaux qu'ils convoitent avec des troupeaux, voire des trépleds ou des chaudrons de bronze. Est-ce encore du troc, est-ce l'apprentissage d'une monnaie? Homère ne connaît encore que le troc. À Sparte, caserne de type socialiste, d'où sont bannis l'or et l'argent, on troque des bœufs contre une maison. À Athènes, où s'éveille l'économie de marché, Dracon fait encore payer les amendes en nature. Mais l'âge prémonétaire s'achève. .
Dans l'Amérique précolombienne Tandis que le monde connu, celui qui va de l'Atlantique au Pacifique, s'éveille à la technique des échanges, puis découvre la monnaie et ses vertus, un autre monde, celui qui s'allonge de l'Alaska à la Patagonie, persévère dans la nuit de sa préhistoire, et c'est à peine si, à l'heure où les Européens prennent pied sur le nouveau continent, celui-ci met en œuvre, en quelques régions isolées, de très timides ébauches de pratiques monétaires. Pour l'essentiel, des prairies du Grand Nord aux chaînes du Grand Sud, l'Amérique s'en tient aux formes les plus rudimentaires de l'économie: ou bien les tribus y vivent en vase clos et dans l'ignorance des échanges, ou bien elles s'en tiennent à l'usage du troc le plus simpliste. Pourtant, au pays des Incas, la civilisation fait mieux que bégayer. À certains égards, elle donne l'impression d'atteindre à un haut degré de développement: par ses monuments, son urbanisme, ses voies de communication, ses institutions politiques, sa planification centralisée, elle peut passer pour très évoluée, à coup sûr pour fort éloignée de la condition grossière des hommes de la préhistoire. En fait, elle évoque par certains aspects l'Égypte antique, celle des pharaons d'avant l'âge monétaire. Comme la civilisation égyptienne, la civilisation quichua, sous la dictature des souverains incas, est dirigiste, étatiste, presque socialiste. C'est un régime de contrainte, au sein duquel la machine administrative ne laisse aucune initiative à l'homme. Les produits sont collectés et rassemblés dans de gigantesques entrepôts d'État: on y engrange les récoltes, les étoffes, les armes. La distribution et la répartition sont assurées par des fonctionnaires. Il n'y a place dans ce système ni pour la monnaie ni pour le troc. Dans les communautés peaux-rouges de la prairie, de la savane ou de la pampa, qui vivent de la chasse ou de la pêche, exceptionnellement de la culture, la structure sociale exclut pareillement, sauf exception, tout instrument monétaire, et les échanges sont réduits, de tribu à tribu, comme à l'intérieur des villages communautaires. Le mode de vie n'est pas très différent de celui des habitants des grottes de la préhistoire africaine ou européenne.
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C'est seulement dans les civilisations de l'Amérique médiane - celles du Mexique et de l'isthme - que le troc joue un rôle. Les Mayas, qui s'étalent sur trois cents lieues, du Yucatan à la côte pacifique du Guatemala, finissent par accéder à une certaine économie de marché, qui n'ignore plus les échanges, de cité à cité, de famille à famille, voire entre individus. Mais c'est seulement à la veille de la conquête espagnole qu'ils recourront timidement à quelques monnaies de compte ou de règlement. De même, au cœur du pays mexicain, les Aztèques, en optant pour la propriété individuelle, parviennent aux rudiments du capitalisme : leurs négociants, groupés en corporations, font le commerce entre la métropole Tatlelolco et les trente-huit provinces. Ils troquent des piments, des tissus aux mille couleurs, des grenouilles, des perroquets, des plumes d'aigle et de faucon, du sirop d'agave, des œufs d'insecte, du miel, des haricots, des calebasses, des peaux de puma ou de jaguar, des nattes de jonc, des cordes, des sandales, des paniers. Sur le marché de Tatlelolco, on pressent l'explosion toute proche du secteur privé triomphant. La monnaie y est en gestation.
Détail d'un vase mochica, Pérou: offrande de strombes à un seigneur de la côte. Le strombe est un coquillage épineux qui abonde dans les rédfs de coraux et donne de la nacre. Souvent assodé à d'autres coquillages comme le spondyle, il fut l'objet d'un trafic intense dès le Ile siècle avant notre ère. D'après S. Staino et]. Canziani, 1984. (Phot. © X-DR.)
Le troc ressuscité Mais à quoi bon chercher à illustrer les échanges en nature avec des exemples empruntés à l'Égypte de la haute antiquité ou à l'Afrique profonde des tribus qui ont persévéré dans des mœurs primitives ? ou encore à l'Amérique précolombienne ? Les pratiques du troc ont resurgi, même à l'âge monétaire, chaque fois que des peuples policés se sont trouvés en contact commercial avec des peuples restés dans l'ignorance de la monnaie - ou du moins de la monnaie telle que la conçoivent ou 23
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l'emploient les « civilisés ». Il suffit, lors d'une transaction, que l'une des parties soit encore dans l'âge pré monétaire pour qu'une marchandise s'échange contre une autre marchandise. Il en est ainsi lorsque les Occidentaux prennent contact avec les peuplades du Nouveau Monde. Christophe Colomb procède avec les indigènes selon les méthodes du commerce primitif : il offre des cadeaux, pour recevoir en échange les biens qu'il convoite. Il remet des perles de verre, des grelots, des chapeaux multicolores qui étonnent et amusent les Indiens. Il en espère de l'or. À défaut, il en reçoit des pelotes de coton, des perroquets, de l'aloès, de la rhubarbe, des masques de bois, des bijoux. Le troc se conclut: donne-moi ton javelot, je te donne un cercle de barrique. Ou, plus utilement, donne moi ce masque d'or, tu recevras une fiole d'eau-de-vie. Les conquistadors qui succèdent à Colomb sont moins respectueux des règles du commerce, même archaïques. Ils sont venus, non pour troquer, mais pour prendre. Ils pillent. C'est seulement lorsque l'Amérique est divisée en provinces sous la coupe de l'administration castillane que le pillage fait place aux échanges - des échanges qui ne sont encore que du troc. De leur côté, de l'Inde à la Chine, les Portugais se font les courtiers du poivre. Au XVIe siècle, chaque année, la flotte royale quitte le Tage, chargée de tout ce que l'Occident est capable d'offrir de clinquant, d'utile ou d'alléchant - verreries, tissus, vins, horloges ... - et dont elle se débarrassera à chacune de ses escales. Sur le littoral africain, elle prend livraison d'esclaves et d'ivoire. Aux ports de l'Inde, et à Malacca, entrepôt de l'Indonésie, en échange de ces richesses, elle remplit ses cales de précieuses épices, les livre à Macao contre de la soie ou contre de l'or, confie la soie aux marins et aux courtiers portugais qui vont la céder au Japon ou en Malaisie, garde l'or, revient sur Malacca et l'Inde, où elle complète sa cargaison d'épices. Lestée du poivre de Malabar, accessoirement de châles en poil de chèvre qui viennent du Cachemire, de tissus de coton des manufactures indiennes - toiles de Chanderi, dentelles de Sourat, mousselines de Dacca, brochés de Bénarès, calicot de Calicut -, la flotte des galions va déverser l'Asie pantelante sur les quais de Lisbonne éblouie. Sur la route atlantique, les Espagnols font aussi bien, ou mieux encore, avec leur entreprise de troc triangulaire. Puisque les indigènes du continent américain répugnent au travail, les descendants des conquistadors s'avisent de leur substituer une main-d'œuvre noire, importée d'Afrique. Pas de scrupules à concevoir: Las Casas, grand ami des Indiens, ne songe pas un instant à étendre aux Nègres africains le bénéfice de ses lois protectrices; chacun sait que les Noirs ont l'âme aussi noire que la peau, ou point d'âme du tout. On les assimile à des animaux plus qu'à des hommes. Ils reçoivent le statut d'esclaves qui fait d'eux de simples objets mobiliers. Madrid délivre les licences d'importation et vend les privilèges de la traite à des compagnies privées ou à des nations: tant de « pièces d'Inde» à fournir par an. Tour à tour, des Portugais, des Espagnols, des Hollandais et, à l'échelle des États, la France, l'Angleterre obtiendront le contrat. On conclut l'affaire « au nom de la Très Sainte Trinité », sans y mettre malice. Les négriers sont les vrais profiteurs de l'opération: le même navire qui apporte d'Europe la pacotille en Afrique transporte ensuite les Nègres
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d'Afrique en Amérique, d'où il revient en Europe chargé de sucre ou de rhum. Ce voyage en triangle assure un fret régulier et une pleine utilisation du tonnage. Il intercale une succession de trocs (pacotille européenne contre esclaves, esclaves contre denrées coloniales) entre des opérations monétaires, au départ et à l'arrivée. Troc également, l'échange auquel se livrent les colons du Canada avec les Iroquois. En échange de leurs pelleteries - peaux de loutre, de fouine, d'hermine, de martre, de zibeline, de lynx, de cerf, de daim, de chevreuil, de caribou, d'orignal, d'ours, et surtout de castor -les indigènes reçoivent les produits manufacturés de l'industrie européenne : scies, couteaux, hameçons, haches, chaudières, aiguilles et fil, toiles, lainages, fusils et poudre, tabac, et surtout de l'eau-de-vie. Ainsi le troc s'est-il fait, ici ou là, le complice du trafic des esclaves ou de l'alcool. Mais, pas plus que n'y prétendra l'emploi de la monnaie, il n'a jamais affiché des fins morales.
Le troc au
xx siècle
Au plein cœur du xx' siècle, l'Europe revient aux pratiques du troc, lorsque la guerre, l'occupation, le blocus l'y contraignent - exactement comme toute ville assiégée en quelque époque que ce soit. Dans les années quarante, les défaillances de la production, les rigueurs du rationnement, les drames de la distribution, en condamnant nombre de citoyens à des trafics illégaux, ressuscitent le troc: essence contre jambon, beurre contre chaussures, pneus contre cartes de tabac... Le monde contemporain rentre dans la préhistoire quand l'unité monétaire cesse de remplir sa fonction. De ces trocs improvisés, on trouverait d'innombrables exemples dans tous les pays que l'économie de guerre et, plus spécialement, l'économie d'occupation réduisent à des pratiques d'exception: de la Belgique à l'Italie, de la France à la Pologne fleurissent des combinaisons hors du commun. Les paysans troquent de la volaille contre de la ficelle-lieuse, les citadins du sucre contre du savon. Marie Laurencin échange un de ses tableaux contre des chaussures. Les marins-pêcheurs de Méditerranée se procurent du beurre en proposant une part de l'essence qui leur est attribuée. Les femmes enceintes obtiennent des pommes de terre avec les bons spéciaux de textile qui leur sont délivrés. Dans les écoles, les biscuits vitaminés distribués aux enfants s'échangent contre du chocolat ou contre des places de cinéma. Les non-fumeurs transforment le tabac qui leur est alloué en poulets ou en saucissons. Toute la France et, avec elle, toute l'Europe occupée redécouvrent les tragiques voluptés des règlements en nature. Ces règlements s'effectuent d'un libre consentement entre les parties. Mais il peut advenir que l'un des partenaires use de la violence. Ainsi en est-il quand le maquis rançonne des paysans ou des services administratifs:
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AVANT LA MONNAIE
il se fait livrer des denrées ou des cartes d'alimentation contre remise de bons payables à la Libération, ou en échange de prestations de services à l'échelle locale. Comme ce genre d'accord est le plus souvent conclu de mauvais gré, le troc s'apparente alors au commerce violent des tribus primitives. Il se rapproche du rapt compensé. Il est une forme du retour à la barbarie: c'est la loi des temps de guerre. Mais, dans le monde contemporain, le troc peut redevenir la règle de l'échange, à l'usage des sociétés totalitaires. Faute de disposer de ressources en devises de valeur internationale, les États de l'Est et les pays du tiers monde pratiquent volontiers la compensation en nature : pétrole contre blé, gaz naturel contre locomotives, café contre machines-outils. À l'intérieur même des pays totalitaires, le troc est de règle courante, même et surtout s'il est illicite. Un Polonais n'éprouve aucun scrupule et aucun remords en troquant des cigarettes contre des confitures, des tickets de chaussures contre de la vodka. Un Yougoslave ne se pose pas de problème de conscience en échangeant un paquet de café contre un paquet de lessive; et pas davantage un Roumain quand, avec de l'huile, il acquiert du sucre; ou un Vietnamien quand il cède du riz pour se procurer de la viande. En Russie même, on négocie aussi bien en nature les livres interdits, les magnétophones, les produits de beauté, l'essence ou les oranges. Il est vrai que tous ces articles se vendent mieux encore en dollars. Mais comme le dollar, en Union soviétique, n'est pas une monnaie légale, on peut encore le considérer comme une marchandise; et c'est troquer que d'échanger, hors des circuits commerciaux officiels, un marchandise rare contre une monnaie prohibée. Le troc garde ainsi, jusqu'au xxe siècle, quelques-unes de ses vertus.
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Chapitre 2
LA MONNAIEMARCHANDISE
Le cauri, traversant l'océan Indien, a gagné l'Afrique. Ici, des femmes de l'Ouganda portent les cauris sur leur tete. Enfilés sur des chapelets, ils deviennent des diadèmes. Parures ou monnaies? Signes d'élégance ou de richesse? (Phot. @ George Rodger - Magnum.)
Naissance de la monnate Peut-on supposer qu'un beau jour un homme de génie, ou simplement un homme inventif, ait conçu l'idée de choisir une marchandise pour servir d'intermédiaire constant entre les produits échangés? Le troc est bien incommode, aurait-il pensé. Il implique un accord entre deux partenaires, dont l'un offre une poterie et l'autre un gibier; ce qui suppose dans le même moment que l'un a envie de cette poterie, l'autre de ce gibier, et que tous deux considèrent ce troc comme équilibré, donc équitable. N'est-il pas plus raisonnable d'admettre que le vendeur de poterie et le vendeur de gibier ont l'un et l'autre envie de tel coquillage, qui tient lieu de tierce marchandise, servant de mesure à la valeur des biens échangés et de moyen terme entre eux ? Non, ce n'est pas ainsi que les choses se sont passées. Pour glisser du troc à la monnaie-marchandise, il a fallu du temps et des étapes. L'idée n'a pas surgi, d'une pièce, dans un cerveau humain. En la circonstance, les mythologies elles-mêmes sont défaillantes : si les dieux sont tenus pour avoir révélé à l'homme le feu, le blé ou le langage, aucun ne lui a enseigné la monnaie. Il l'a inventée avec l'aide du hasard, de la patience et de la réflexion. " Simplement, quelque part dans l'univers des échanges, une pratique répétée a engendré une habitude, et l'habitude a engendré une méthode. Par exemple, le vendeur de poteries s'est aperçu que souvent son client lui offrait un coquillage en contrepartie; et le vendeur de gibier a remarqué pareillement que l'amateur de gibier lui proposait quelque coquillage en échange. Puis l'acquéreur de poteries a découvert qu'avec son coquillage il pouvait se procurer du gibier, et l'acquéreur de gibier a retenu que le coquillage lui permettait d'acquérir une poterie. Pour peu que de telles opérations se soient renouvelées, le coquillage est devenu étalon des échanges. , Mais quelle marchandise va jouer ce rôle difficile? La réponse varie, bien entendu, selon les pays et les peuples, selon les climats et l'environnement. Il faut que la marchandise élue soit assez rare pour être désirable, assez abondante pour ne pas faire défaut. Il faut qu'elle ne soit pas trop périssable,. pas trop encombrante. Elle doit n'être ni trop lourde, pour être maniable, ni trop légère, pour ne pas s'envoler. Il est préférable qu'on puisse la diviser, à l'exemple d'une barre de sel, ou la rassembler avec des unités du même type, comme on ferait avec des grains de riz. Voilà beaucoup de qualités difficiles à réunir sur une seule monnaie. Faute d'y parvenir, on se contentera de quelques-unes. Encore ces qualités matérielles comptent-elles parfois fort peu auprès des qualités surnaturelles. Les hommes ont toujours été portés à croire en des forces mystiques, et ils ont attribué d'autant plus de vertus à leur monnaie qu'ils ont pu lui prêter des orig'ines ou des mérites hors du commun. On verra que l'or eSt un fétiche avant d'être une parure ou un moyen de règlement. De même, nombre de monnaies-marchandises sont plus ou moins liées, dans leur enfance, à des rites obscurs, à des valeurs symboliques, à des sorcelleries incantatoires. Même aux âges policés, une monnaie est toujours un acte de foi.
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LA MONNAIE-MARCHANDISE
Avant d'avoir une fonction économique, la monnaie possède une fonction sociale, à laquelle ne sont étrangères ni la magie ni la religion. C'est dans des objets précieux, des pierres gravées, des amulettes ou des talismans que s'incarne un pouvoir de conviction qui deviendra un pouvoir d'achat. Nombre de monnaies··marchandises - les dents de chien ou de poisson, les tablettes siamoises de thé pressé, les coquillages en forme de vulves, les pièces chinoises en forme de hache ou de poignard, les croix de cuivre du Katanga - confèrent à leurs détenteurs une force magique. De telles monnaies, qui pourraient libérer d'une dette, libèrent d'abord du mal. Quand viendra le temps de la monnaie frappée, l'image même qui figurera sur la pièce aura un sens mythique : elle véhiculera un symbole de puissance. La monnaie pourra devenir une sorte de porte-bonheur : elle protégera, défendra, soulagera, réconfortera, guérira. Et l'offrande de ces pièces - dans les sanctuaires chrétiens, bouddhiques ou musulmans, et jusque dans la fontaine de Trevi - portera chance et santé.
Des monnates végétales Il pourrait être séduisant de passer en revue les monnaies-marchandises en prenant en compte le lieu de leur implantation. Mais cette géographie serait décevante, parce qu'elle ne dégagerait pas de règles précises. En fait, tous les continents, y compris l'Europe, ont été le théâtre de telles expériences, et l'on n'en saurait conclure à la prépondérance de l'un d'eux dans le domaine de l'exploration monétaire: Asie, Afrique, Amérique, Océanie ont, chacune pour soi, frayé le chemin. De même, on pourrait être tenté de présenter les monnaies-marchandises dans l'ordre chronologique de leur apparition ou de leur essor. Mais cette histoire pécherait souvent par approximation. Il n'est pas facile de dater des phénomènes sociologiques, de donner la priorité à celui-ci plutôt qu'à celui-là, au long d'une aventure qui s'échelonne, non pas seulement sur des siècles, mais sans doute sur quelques millénaires. Bien malin l'érudit qui donnerait l'antériorité aux tablettes de sel sur les poissons séchés, ou aux coquillages sur les amandes amères. Il est plus raisonnable, plus utile aussi, de s'en tenir à un classement thématique, selon la nature des monnaies. Les hommes primitifs sont en contact direct avec le monde végétal, le monde minéral, le monde' animal. Il est normal qu'ils prennent en eux leurs monnaies, quitte à transformer les matières qui sont à leur portée. Ils ont sous la main des plantes, des cailloux, des bêtes. Pourquoi n'en feraient-ils pas ces auxiliaires que requièrent leurs échanges dès l'instant qu'ils s'évadent du simple troc? Le règne végétal est à la portée immédiate de l'homme. Il n'a qu'à se baisser pour ramasser les fruits tombés à terre, qu'à tendre le bras pour les cueillir sur l'arbre. Les Coréens font choix du riz pour étalon monétaire, les gens du Tibet adoptent le thé, sous forme de petits blocs comprimés. 30
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L'Inde importe de Perse et de Caramanie, aux mêmes fins, une amande amère, qui pousse dans les buissons au sommet des rochers du désert: cette amande, dénommée padan, sert de petite monnaie jusqu'au XVIIIe siècle dans le royaume de Gujerat (Surate) et dans l'empire du Grand Moghol. En Éthiopie, le poivre tient parfois lieu d'instrument monétaire. Au Fouta-Djalon, en Guinée, les Noirs comptent et paient en paniers de graines décortiquées - de sorgho, de maïs, de milou de manioc. Au Mexique, les Aztèques de la génération la plus évoluée utilisent, dans leurs petits règlements, des grains de cacao qu'ils font venir des terres chaudes; pour les règlements moyens, ils groupent les amandes de cacao dans des sachets de huit mille unités (xiquipili) : quelques grains de cacao suffisent à payer une galette de maïs. Au Nicaragua, chez les Niquisans, les femmes règnent sur les marchés qui se tiennent à jours fixes: on y troque, mais il arrive qu'on y règle aussi avec des grains de cacao. Les Aztèques utilisent également, en guise de monnaie, des carrés d'étoffe qu'on dénomme quatchtli. Un quatchtli correspond à peu près à cent grains de cacao, parfois à moins. Il suffit d'un quatchtli pour payer un canot d'eau potable (celle-ci est recherchée, là où l'eau du lac est salée). Un esclave vaut trente quatchtli, quarante s'il sait chanter et danser. Une étoffe, c'est encore un produit d'origine végétale, mais il a bllu le manufacturer. Avec la monnaie textile, l'instrument des paiements devient plus savant et plus élaboré. Quel Noir de Guinée ne s'est-il pas pris de passion pour ces belles toiles de coton, blanches à raies bleues, qui, en accédant à la fonction monétaire, prennent justement le nom de guinées ? Ces toiles de 3 aunes et demie de long sur deux tiers de large (soit 4,16 mètres sur 0,79), sont fabriquées aux Indes, particulièrement sur la côte de Coromandel, et elles sont introduites en Afrique par les Européens, pour les besoins de la traite. Elles font fureur.
Void une monnaie végétale : le Grand Khan «fait dépendre pour monnoye escorce d'arbres, qui semblent chartretés par tout son pays ». Miniature du Livre des merveilles, vers 1410. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. © Bibl. nat./Photeb.)
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La grande inflation des tulipes Dans l'Europe hautement civilisée du XVIIe siècle, dans ces Pays-Bas qui sont alors à l'avant-garde des techniques, un végétal inattendu joue un curieux rôle monétaire: la tulipe. Qui aurait pu croire que la fièvre du jeu prendrait pour théâtre la paisible Hollande? Fière de sa Bourse, de sa Banque, de son florin, Amsterdam assied sa prospérité au long de ses canaux concentriques, en des maisons propres et cossues, où des marchands vêtus de noir vivent sobres et dignes. Ils ont de riches étoffes dans leurs coffres cloutés, des tapisseries sur les boiseries de leurs murs, des tulipes dans leurs vases de porcelaine. Ils prennent la pose pour un portrait de Franz Hals, pour un groupe de Rembrandt, pour un intérieur de Vermeer. Sûr de ses bonnes raisons comme de ses plantureux résultats, le capitalisme hollandais a la conscience en repos. Cette prospérité satisfaite ne va pas sans quelques drames. La crise la plus étonnante est provoquée, au début du XVIIe siècle, par la spéculation effrénée qui se déchaîne sur les tulipes. Décidément, les Pays-Bas sont voués aux fleurs : le florin est une monnaie fleurie, et la tulipe trouve à ses côtés un terrain d'élection. Elle est venue de Turquie, dans les bagages d'un ambassadeur du Saint Empire: c'est la fleur en forme de turban (tulbend, disent les Turcs) ; l'Occident en fait la tulipe. De cette nouvelle compagne, les Hollandais ne tardent pas à s'enticher. Ils la mettent en terre, en pot, en vase, ils lui demandent de colorer leurs logis, d'égayer le cadre de leur vie, de leur tenir lieu de soleil. Les jolies filles d'Amsterdam en parent leurs atours, à condition d'assortir les couleurs. Les garçons ambitieux l'arborent sur leur pourpoint, comme pour affirmer leur rang. Point de jardin bourgeois qui ne s'enorgueillisse d'un parterre de tulipes. Point de coche ou de carrosse qui n'en promène ostensiblement un bouquet. La demande de tulipes ne cesse de grandir. Aux Hollandais, toujours plus exigeants, il faut des variétés nouvelles, selon le goût du jour: tulipes rouges ou roses, tulipes jaunes ou mordorées, tulipes multicolores. Les bulbes rares sont achetés à prix d'or - à prix de florins. Les cours montent, sollicités à la hausse non plus seulement par les amateurs, mais par les spéculateurs. Plutôt que de jouer à la Bourse d'Amsterdam sur les actions ou sur le tabac, pourquoi ne pas investir en oignons de tulipes? L'opération semble sans risque, aussi longtemps que la hausse appelle la hausse. C'est à qui gagnera le plus sur les bulbes miraculeux. Les chevaliers d'industrie de toute l'Europe accourent en Hollande, pour prendre leur part du jeu. Ceux qui n'ont pas de florins opèrent à crédit. Les petits épargnants, appâtés par le gain, entrent dans la danse. Les prix des oignons montent toujours, soutenus par un incroyable battage publicitaire. De l'étranger affluent des bulbes nouveaux, pour répondre à une demande qui les fait passer de main en main. C'est la grande inflation des tulipes. À l'occasion, les tulipes acquièrent une vocation monétaire. Elles servent d'étalons aux valeurs, de moyens de règlement dans certaines transactions, d'objets d'épargne quand les amateurs les thésaurisent. 32
1. Bêche de bronze. Chine, dynastie Kin. 2. Couteau de bronze. Chine, État Qi, VIII'-V' s. av. J.-c. 3. Croix de cuivre du Katanga. 4. Paquet de tiges de fer. Congo, fin du XIX' S. 5. Un mandjong de fer. Congo, début du xx' s. (1. et 2. Bibl. nationale, Paris. Phot. © Bibl. nat./Photeb; 3. Museum für Volkerkunde und Schweizerisches Museum für Volkskunde, Bâle. Phot. P. Horner © du Musée/Photeb; 4. et 5. Musée de l'Homme, Paris. Phot. © Coll. du Musée/Photeb.)
Lors d'une fête locale en Papouasie-Nouvelle-Guinée, un danseur présente llll bouclier, avec incrustation d'un coquillage-monnaie, Ce bouclier est représenté sur les billets de banque modernes de la Papouasie-Nouvelle-Guinée. (Phot. © Charles Lénars.) Un billet de Papouasie-Nouvelle-Guinée, de 5 kina, sur lequel figurent les richesses traditionnelles: nacre taillée, bouclier incrusté du coquillage servant de monnaie (Phot. © Charles Lénars.)
Collier de coquillages de la Nouvelle-Bretagne (archipel Bismarck) pouvant servir de monnaie. (Museum for Volkerkunde und Schweizerisches Museum for Volkskunde, Bâle. Phot. P. Horner © du Musée/Photeb.)
Sur la façade de la banque du Mali, à Bamako, un cauri, symbole des échanges monétaires. (Phot. © Cbarles Lénars.)
La traite des nègres, telle que la dénonce la Convention nationale en l'an II de la RéPublique: les Blancs sont prées à frapper les Noirs. Faut-il rappeler qu'à cette date la France a perdu ses colonies et qu'elle condamne l'esclavage pourjouer un bon tour aux Anglais? Gravure d'après G. Morland, XVIII' siècle. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. © Bibl. nat./Archives Photeb.)
Un esclave pris dans un filet, et jambes entravées, bon pour être vendu. Congo, début du siècle (?). (Phot. © Collection Musée de l'Homme/Archives Photeb.)
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L'affaire tourne vite à la déroute, comme dans tous les cas du même type. Subitement, chacun s'aperçoit que l'offre dépasse le besoin, que la tulipe n'est rien d'autre qu'une fleur, et l'oignon qu'un oignon. Les prix, artificiellement gonflés, s'effondrent. Law connaîtra pareille mésaventure au siècle suivant. Les grandes crises du papier-monnaie ne feront que renouveler le boom et le krach des tulipes hollandaises.
Résurgences modernes Dans le cas des guinées, il ne s'agit plus d'une monnaie pnmltlve, puisqu'elle fait appel à la productivité de l'industrie indienne et à la malignité des trafiquants occidentaux. Dans le cas des tulipes, la science des agronomes hollandais est en cause. D'autres produits végétaux sont de même appelés, en des siècles avancés et en des pays civilisés, à la dignité monétaire, mais en des circonstances difficiles, lorsque sombre la monnaie officielle. Ainsi, durant la Révolution française, dans la débâcle de l'assignat, le blé devient monnaie de compte : à la Convention, Jean Bon Saint-André propose un étalon-froment. Un rapport de police (du 14 novembre 1795) souligne que le peuple « désire que le blé seul soit la base de toutes les valeurs ». La Constitution directoriale, adoptée le 22 août 1795, stipule que les membres du Corps législatif recevront une indemnité annuelle fixée à la valeur de 3 000 myriagrammes de froment (article 68) et que le traitement de chacun des cinq directeurs s'élèvera, pour chaque année « à la valeur de 50000 myriagrammes de froment» (article 179). Exemple suivi : le traitement des messagers d'État au Corps législatif est arrêté à la valeur représentative de 1 500 myriagrammes de blé, et la contribution foncière doit être, pour moitié, payée en grains. Retour semblable à une monnaie végétale sous la révolution russe, alors que s'effondre le rouble. En août 1918, le Conseil des commissaires du peuple abolit la monnaie. En 1920, le troc obligatoire est confié à l'Union centrale des coopératives de consommation. Lénine veille à l'échange en nature des produits de l'usine et des champs. Un quintal de blé équivaut à 10 mètres de cotonnade, à 20 litres de pétrole lampant, à 100 kilos de sel. Pour fixer les rapports entre les marchandises, des commissions d'équivalence sont créées à Moscou et en province. La table retenue à Rostov sur le Don prescrit qu'une faux correspond à 3 pouds de froment (49 kilos), une cigarette à 110 grammes de froment, 40 unités-poids de viande de porc équivalent à 200 unités-poids de maïs ou à 135 de pommes de terre ... À l'usage, on découvre que de tels rapports sont arbitraires, que les valeurs sont variables, que les vendeurs ne trouvent pas nécessairement d'acheteurs, et qu'une vraie monnaie est bien commode. Le 26 octobre· 1921, le Conseil des commissaires du peuple supprime les équivalences en nature et met fin au troc obligatoire. Mais aussi longtemps que le rouble n'est pas restauré, les citoyens de l'Union soviétique se tournent vers des monnaies de remplacement, le plus 33
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souvent végétales. En Ukraine, le seigle devient en 1922 l'unité de base : on compte en roubles-seigle. Certains services officiels, depuis ceux de l'industrie du bois jusqu'au commissariat au Ravitaillement, l'adoptent dans leur comptabilité. Dans d'autres régions, l'huile de tournesol, les cotonnades deviennent monnaie. Des exemples semblables de retour à la monnaie-marchandise, on en trouverait lors de la plupart des grandes tornades d'inflation galopante dans l'Allemagne de 1923 ou la Hongrie de 1945. Chaque fois, presque d'instinct, resurgit un étalon de secours, qui le plus fréquemment se réfère à la denrée la plus courante : le blé, qui donne le pain quotidien. Ainsi réapparait la monnaie végétale aux heures de détresse.
Les monnaies minérales Les monnaies végétales offrent l'inconvénient d'être fragiles : les fruits sont périssables, les graines sont à la merci des animaux rongeurs, les tissus résistent mal aux intempéries. N'est-il pas préférable de retenir pour étalon des valeurs, des produits minéraux, qui défient les siècles? Un caillou ne meurt pas. Ce raisonnement, les hommes de l'âge de la pierre ont pu le formuler. Leur civilisation ne tient-elle pas à ces bouts de rocher qu'ils ont appris à tailler, puis à polir? Ils sont tentés de transformer en monnaies les haches ou les pointes de lance dans lesquelles ils incorporent leur ingéniosité. En Gaule, le premier rôle d'intermédiaire des transactions commerciales est peut-être dévolu à des haches, dites celtes, ou à des petits disques de métal, dits rouelles. Ce ne sont là que de fragiles hypothèses. Plus près de nous dans le temps, sinon dans l'espace, les primitifs de l'une des îles Carolines (l'île de Yap) emploient à des fins monétaires des meules rondes de calcaire (aragonite) percées en leur centre. Quelque part en Malaisie, c'est un collier de perles rouges qui permet d'acquérir des porcs ou des outils de pierre taillée. Métal mis à part, la vraie monnaie minérale, c'est le sel. Il a toujours revêtu, pour l'homme, une signification particulière: d'abord parce qu'ii est indispensable à la vie et que, de ce fait, il prend une valeur religieuse. Il y aura un dieu du Sel en Chine comme au Mexique. La Bible célébrera l'alliance du sel; les Grecs assureront que «manquer au sel », c'est se parjurer; les Arméniens et les catholiques baptiseront avec le sel. Et l'on a déjà vu, à l'âge du troc, quel rôle jouent les routes du sel. D'ailleurs le sel a la propriété, fort pratique, de préserver et de conserver. Les Égyptiens n'embaument les morts qu'après les avoir trempés dans un bain de sel; ils salent le poisson pour l'exporter. Partout, les salaisons jouent un grand rôle dans l'alimentation. Pourquoi le sel, qui aura une éminente vocation fiscale, n'aurait-il pas aussi une vocation monétaire? C'est dans l'Afrique saharienne qu'effectivement le sel devient monnaie. 34
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Il Y est assez rare pour être convoité et thésaurisé. On se bat autour des salines, et ceux qui les contrôlent sont tout-puissants. Moulés en troncs de cônes, les pains de sel servent longtemps (et jusqu'à la fin du XIXe siècle) de monnaie entre le Tchad et le Fezzan: on les appelle kantous, et ils pèsent de dix à vingt kilos. Plus maniable, l'amolé (ou amulet) est employé en Éthiopie, notamment au XVIIIe siècle : c'est une tablette de sel de roche, extrait de la montagne de Lafta, divisible en bâtonnets selon les besoins. Par la suite, les Éthiopiens usent volontiers d'un lingot de sel blanc, d'environ 700 grammes, de 20 à 25 centimètres de long, extrait de l'ancien lac Alalé-Bad, au sud de Massaouah. Mais comme l'amolé entre en concurrence avec le talari, qui est d'argent, il n'en est que le sous-multiple, et sa valeur par rapport au talari varie selon les distances du lieu d'extraction au lieu d'emploi. Couramment, à Addis-Abeba, il faut cinq ou six amolés pour faire un talari ; à Harar, il en faut sept ou huit. Quelque prestige que revête le sel dans les ethnies africaines, il ne saurait, face aux monnaies métalliques, jouer durablement un rôle dans les règlements commerciaux. Il a contre lui de n'être pas de qualité constante, de fondre dans l'eau, et surtout de n'avoir de valeur que sous forme de blocs imposants, trop longs ou trop lourds. La vocation monétaire du sel est forcément limitée à des peuplades qui ne connaissent guère d'autres richesses et qui n'ont que peu de contacts avec des nations évoluées. Le sel est une marchandise, et même une marchandise précieuse; il n'est qu'exceptionnellement une monnaie-marchandise.
La monnaie-coquillage Au contraire du sel, les coquillages sont appelés à une grande carrière monétaire : ils ont tout pour séduire. Ils peuvent être beaux, servir de parure, plaire à tous les âges et à tous les sexes. Les enfants aiment à en faire collection, et les premiers hommes ne sont que de grands enfants. Les femmes peuvent les porter en bracelets ou en colliers. Que ces conques marines sont aimables, lustrées par le flot, sculptées comme par un artiste divin, chatoyantes comme des bijoux! Les plus étonnantes d'entre elles sont appelées à un grand destin. Les classera-t-on, ces coquillages, parmi les monnaies minérales ou parmi les monnaies animales? Ils tiennent de l'une et l'autre catégorie, et à ce titre peuvent faire la liaison entre les deux groupes. Naguère sécrétés et habités par d'obscurs mollusques, puis rejetés sur la plage par la marée, ils ne sont plus que de la matière minérale, dotée de presque tous les mérites d'une bonne monnaie; assez solides pour passer de main en main, assez petits, assez légers pour circuler sans problème, assez nombreux pour répondre à de vastes besoins, assez rares pour ne pas succomber au discrédit. Peu importe au reste qu'on les classe parmi les monnaies 35
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Wampun en peau et perles de nacre (tirées du coquillage Venus Mercenaria) symbolisant les quatre nations des Hurons. Canada, XVII' siècle. (Musée de l'Homme, Paris. Phot. If) Coll. Musée de l'Homme/Photeb.)
minérales ou parmi les monnaies animales. Ils sont monnaies, à n'en pas douter: et un peu partout dans le monde. En Mélanésie, dans l'archipel Bismarck, et surtout dans l'île de Neupommeron, les indigènes travaillent un coquillage brun, tacheté de blanc, le polissent en forme de disque, le percent en son milieu, l'enfilent sur des lianes. Chaque coquille ne mesure pas plus d'un centimètre, mais la liane qui sert d'assemblage peut aller jusqu'à vingt mètres. C'est la diwarra, dont la valeur varie selon la couleur: plus la diwarra est rouge, plus sa valeur est élevée. Les tribus indiennes des territoires appelés à devenir le Canada et les États-Unis taillent un coquillage de mer dénommé wampun, dont elles font des perles ou de petits cylindres d'environ trois quarts de pouce. Le coquillage est tantôt blanc, tantôt bleu-violet - ce dernier en provenance du golfe du Mexique. Les cylindres sont enfilés en chapelets, ou bien tressés en ceintures à deux couleurs. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, après avoir servi de gages de paix entre les tribus, les wampun servent aux transactions entre Indiens et Blancs. Dans certaines colonies anglaises, on échange 180 wampun blancs ou 360 wampun pourpres pour une demi-couronne (soit 2 shillings 6 pence). Le wampun cesse d'être monnaie légale en 1670, mais il continue à circuler parmi les colons jusqu'en 1700 et parmi les Indiens jusqu'en 1825. L'imitation surabondante des wampun en pâte de verre par des manufacturiers européens ruine leur crédit. Fin, au Nouveau Monde, de la monnaie-coquillage.
La grande aventure du caurz Dans l'Ancien Monde, un autre coquillage jouit d'une fortune singulière. Le cauri est un coquillage blanc ou jaune clair de 1 à 2 centimètres de long, du genre porcelaine (Cyproea moneta), que recueillent, avant et après les grandes marées, les indigènes des îles Maldives, dans l'océan Indien. Le nom du cauri vient du sanskrit kaparda, sous la forme mahratte kava ri. On l'écrit parfois cori, ou cowry à l'anglaise. Le même coquillage 36
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s'appelle condaja ou bia au Siam, siguère aux Philippines, bouge en Guinée, zimbi au Congo et en Angola. La diversité de ses dénominations donne déjà la mesure de sa diffusion. L'étonnant cauri! Il évoque quelque peu la forme de la vulve féminine, et doit peut-être à cette assimilation un peu de la ferveur mystique qui l'entoure à ses débuts. Venu du fond des âges et du fond des mers, le cauri de porcelaine reste pour nombre de peuples, pendant des siècles, voire des millénaires (et jusqu'au seuil du xx e siècle), l'objet d'un culte païen et l'instrument presque universel des règlements. La pêche aux îles Maldives en est souvent confiée aux femmes, qui entrent dans l'eau jusqu'à la ceinture et recueillent les luisantes coquilles dans les sables des grèves. D'autres pêcheurs, plus tard, en trouvent aux Philippines et dans la lointaine Polynésie, aux îles Tonga: pour répondre aux besoins que multiplie une vogue grandissante. Car la quête du cauri se développe à mesure que s'élargit son domaine d'usage. D'abord limitée à ses atolls d'origine, la circulation du coquillage s'étend sous d'autres cieux. Sur les côtes du Siam et du Bengale, les hommes s'extasient devant ces fins ouvrages de la nature, devant les colliers et les colifichets qu'ils permettent de réaliser. Ils en font leur unité monétaire de prédilection : ils comptent en cauris, ils paient en cauris, ils thésaurisent en cauris. S'évadant du cercle local, le cauri devient une monnaie internationale - un peu ce que sera le dollar au siècle de la prépondérance américaine. Peut-être le cauri a-t-il servi en Chine, quinze siècles avant notre ère et jusque sous les empereurs Tsin? Les Chinois en garderont le souvenir, en l'imitant en métal. L'empire du Moghol et le royaume de Guzarate en perpétuent le nom, en en faisant un sous-multiple de la roupie. Les marchands arabes, qui ont découvert le cauri en Inde, l'adoptent et l'exportent: avec eux, il gagne tout le pourtour de l'océan Indien, à commencer par la côte orientale d'Afrique. Des comptoirs de ce rivage, le cauri se répand dans l'intérieur du continent noir et le traverse de part en part, du Soudan au Sahara, à la Haute-Guinée, à la Mauritanie. Les marchands berbères se mettent de la partie, puis les Européens - Portugais ou Hollandais. Les cauris servent à acheter des esclaves, de l'or, de l'ivoire. Leur valeur grandit d'Est en Ouest, à mesure qu'on s'éloigne des lieux d'origine. Leur emploi est signalé au xr e siècle au Sahara, au XV" en Mauritanie et au Sénégal, au xrx e au Dahomey. Les Noirs les transforment en parures. Pour les gros paiements, ils les jaugent dans des sacs ou dans des chaudrons de cuivre.
Un cauri (grossi deux fois). Collection particulière. (Phot. Jeanbor © Photeb.)
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Sans doute les Portugais, pour les besoins de leur trafic, améliorent-ils les techniques de la pêche des coquillages dans les douze mille atolls des Maldives, et en stimulent l'exploitation sur les côtes des Philippines. De la Polynésie à la Mauritanie, le domaine du cauri s'étend sur vingt mille kilomètres: la moitié du tour de la Terre. Venu du Pacifique, le cauri débouche sur l'Atlantique. Il est bon à tout: joyau pour les dames et les princes, fétiche pour les sorciers, il sert à payer l'impôt au Dahomey, la douane au Ghana, les esclaves et les denrées de l'Afrique à l'Asie. Dans le nord du Niger, mille cauris font une dot, dix mille cauris paient une vache, cinquante cauris une chèvre. Aux mains des Européens, le cauri devient un outil de conquête commerciale et capitaliste: un outil qu'avilit progressivement l'abus qui en est fait. On demande au Siam (au XVIIIe siècle) 25 000 cauris pour un taël; en Angola, 2000 cauris pour une macoute; en Ouganda, jusqu'en 1897, 50 cauris pour un penny. Au Dahomey, les cauris provenant de l'impôt indigène sont pris en charge (en 1907) sur la base de 7 francs par sac de 20 000 cauris, jusqu'à ce qu'un arrêté leur ferme les caisses publiques. C'est la fin d'un règne. Des monnaies de métal sont frappées pour concurrencer et évincer le vieux coquillage, sous le nom même de cauri en Inde, sous le nom de macoute en Angola. À Troie et sur les bords du Nil, on en a sculpté en or de fines imitations : symboles de fécondité? Amulettes ou amusettes ? Ces cauris peuvent ébaucher un glissement de la monnaie-coquillage vers la monnaie-métal. Quant au cauri de porcelaine, l'inflation, les contrefaçons, la colonisation sont venues à bout du monstre sacré.
Les monnaies animales À l'exception des coquillages, et réserve faite des métaux, les monnaies empruntées au règne minéral ne s'imposent pas, et les monnaies végétales ont un succès encore plus limité. Est-ce dans le règne animal que les hommes vont trouver l'instrument monétaire que requièrent des échanges de plus en plus nourris? D'instinct, parce qu'ils pêchent, parce qu'ils chassent, parce qu'ils élèvent des animaux, les hommes sont en rapport direct et constant avec la nature vivante, et ils sont portés à chercher en elle l'objet-symbole, à la fois utile et prestigieux, qui servira à mesurer et à faciliter leurs transactions. Les peuples pêcheurs, chasseurs et pasteurs découvrent aisément, dans leurs domaines respectifs d'activité, de quoi faire une monnaie. Pour les pêcheurs, c'est le poisson qui s'impose à l'esprit et à l'usage, puisque, professionnellement, chacun compte par rapport au poisson. Mais le hareng ou le maquereau ne peuvent devenir des monnaies-marchandises que s'ils sont en état de se conserver. Les Islandais mesurent donc les valeurs en termes de poissons séchés. Un édit rendu vers 1420 et demeuré en vigueur plusieurs siècles retient cet étalon: il taxe la barrique de beurre
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UNE HISTOIRE MORALE
Morale, l'histoire de la monnaie? Assurément, et presque par définition, dans la mesure même où elle appartient à l'histoire des mœurs. Mais morale, aussi, de ce fait que, tout au fil des temps et par la vertu de l'instrument monétaire, les bons sont récompensés et les méchants punis. Les bons, ce sont ceux qui savent en user sagement : les souverains qui émettent de la monnaie loyale, les États qui en gèrent la fabrication et la circulation avec habileté, les citoyens qui la respectent, sans tourner les lois et les usages. Les méchants, ce sont ceux qui traitent la monnaie comme un moyen de fausser le jeu de l'économie, de satisfaire les besoins des finances - qu'il s'agisse de la chose publique, ou de leur ambition privée; ceux qui trichent avec le poids ou le titre des pièces, avec le cours des changes, avec le bilan des banques d'émission. Ils sont punis lorsque le contrôle de l'appareil monétaire leur échappe, lorsque la cote les désavoue, lorsque l'opinion publique les abandonne. Alors, la morale est sauve. Le malheur est qu'elle ne l'est pas toujours.
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à cent vingt poissons, le tonneau de vin à cent, la paire de souliers de cuir à quatre. Quelles que soient ses vertus nutritives, le poisson séché ne saurait égaler le coquillage en crédit. Sa diffusion monétaire reste localisée. Pour les chasseurs, c'est une autre histoire. Les trophées de chasse sont toujours un objet de fierté et de rapport. Le beau gibier est tout désigné pour faire une belle monnaie. Plus spécialement, les peaux des animaux abattus ou capturés ont vocation monétaire : la fourrure est d'abord parure, et l'on passe sans effort de la notion d'ornement à l'idée de valeur, de la notion de valeur à celle d'unité de paiement. Ainsi, les peaux d'écureuil, en Russie, finissent par servir de moyen de règlement sur les marchés. Dans la prairie américaine, les peaux d'ours ou de bison remplissent le même office. Au Canada, les peaux d'orignal et de castor, durables, utiles et d'un transport facile, deviennent naturellement des unités de compte et d'échange: la peau de castor de première qualité sert d'étalon à toutes les autres fourrures comme à toutes les marchandises. Avec les pointes de flèches, il ne s'agit plus d'une monnaie animale. Mais ce sont encore les chasseurs qui les apprécient, dans la mesure même où, entre leurs mains expertes, elles peuvent se transformer en gibier. Elles servent de numéraire aux premiers jours de la colonie en Amérique du Nord. Les dents de chien relèvent-elles de la monnaie minérale ou de la monnaie animale? Quelque classement qu'on leur assigne, elles font prime, lors des transactions, dans les atolls du Pacifique. Percées, enfilées, elles sont groupées en bracelets et en colliers, qui deviennent des multiples de l'unité monétaire.
Pour les peuples pasteurs Pêcheurs et chasseurs se rattachent aux formes primitives de la vie en société. Une étape supplémentaire est franchie avec les peuples pasteurs. S'il est élémentaire de prendre ou de tuer les bêtes, il est plus savant de les domestiquer et de les élever. Passer de la bête au bétail, c'est déjà une promotion. Chez les Indo-Européens, le bœuf, bien avant le cheval, est la plus noble conquête de l'homme. À tout le moins, la plus appréciable. Elle offre des inconvénients: ce n'est pas un bien durable, ni maniable ni divisible. Mais le bœuf représente la vraie richesse. Sa possession symbolise la réussite et la puissance. Normalement, pour un peuple d'éleveurs, la fortune se concrétise et se compte en têtes de bétail. « Le voisin est riche de quinze bœufs. La famille d'en face est riche de trente bœufs. »Ainsi s'évaluent les patrimoines. Ainsi s'évalueront toutes choses. Que dit la Genèse de la fortune d'Abraham? « Il était très riche, en troupeaux, en or et en argent » (XIII, 2). En troupeaux d'abord! Le bœuf, s'il ne sert que par accident de monnaie d'échange, sert couramment de monnaie de compte.
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Dans l'Inde, les peuples aryens sont d'abord des nomades et des pasteurs : ils mesurent les biens des familles à l'importance de leurs troupeaux. Même quand dans les grandes plaines au bord des fleuves ils se fixent et deviennent agriculteurs, ils gardent le bœuf comme unité de compte - ce bœuf avec lequel ils font désormais les labours. Les prix s'expriment en bœufs. Très tôt les Grecs se sont mis à compter de la sorte. Selon Homère, un grand trépied de bronze vaut douze bœufs, une bonne esclave quatre; les franges d'or de l'égide de Pallas valent cent bœufs; un chaudron s'échange contre un bœuf. Dracon et Solon déterminent en têtes de troupeau les taux des amendes. Le même mot grec, bous, désigne alors le bœuf et la pièce d'argent. « Avoir un bœuf sur la langue », cela signifie avoir reçu un bous pour se taire. Le bœuf achète le silence. Au VIe siècle avant notre ère, alors que viennent d'apparaître les premières pièces de monnaie, le poète Theognis, de Mégare, dira dans ses Sentences: « Bien que j'aie à dire, un bœuf est sur ma langue. » Rome passe par la même phase de monnaie animale. Pour les paysans du Latium, tout, à l'origine, s'achète et se paie en bétail: le troupeau se dit pecus (du sanskrit pecu), et le mot pecunia désigne la richesse en bétail, puis la richesse tout court. D'où le vieux français pecune, qui engendre « pécunieux » et « pécuniaire » et, parallèlement, le mot « pécule ». D'où
Porc dont les défenses forment un seul cercle; l'animal est utilisé comme monnaie tant qu'il est en vie. Il faut environ sept ans pour que les défenses atteignent le cercle complet. Ile de la Pentecôte, Vanuatu, Mélanésie. (Musée de l'Homme, Paris. Phot. © Aubert de la Rüe - Coll. Musée de l'Homme/ Photeb.)
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encore l'espagnol et l'italien pecunia, qui signifie argent, pecora qui désigne la brebis, le verbe espagnol pecorear, qui signifie voler du bétail. Revenons aux Romains, pour qui le troupeau se confond avec la fortune. Quelle amende peut infliger le magistrat? Deux moutons au plus pour les petits délits, trente bœufs pour les délits majeurs. Quand surgira la monnaie métallique, le législateur latin laissera aux condamnés la faculté de choisir, pour s'acquitter, entre le paiement en bétail et le paiement en bronze; et il s'arrangera pour que l'amende en métal soit la moins lourde, de façon à favoriser le maintien du cheptel: dix livres de bronze ou un mouton, cent livres ou un bœuf. C'est seulement en 436 avant notre ère que la loi Julia Papiria substitue légalement les paiements en métal aux paiements en bétail. Au berceau des Indo-Européens, l'Inde gardera le souvenir de la monnaie animale des peuples pasteurs : elle donnera et conservera à sa monnaie le nom de roupie, qui vient du sanskrit rupa, bétail. Il n'est pas impossible que l'argot français rupin procède de cette même origine, par l'intermédiaire du romani roup (argent).
La monnaie humaine L'homme, en fin de compte, ne serait-il pas, à l'occasion, une monnaie de choix? Dans l'échelle des valeurs, il est sans doute plus prisé qu'un animal - encore que ce ne soit pas une certitude. L'historien allemand Schultz, à la fin du XIX e siècle, rapportera qu'au Soudan occidental l'esclave est considéré comme unité de valeur : on l'échange contre trois cents pièces de toile, ou contre six taureaux, ou encore contre 10 dollars espagnols. Combien vaut ce cheval? demande-t-on. Trois prisonniers, répond le Soudanais. Combien vaut ce taureau ? Un demi-prisonnier. Cette équivalence saugrenue n'implique pas que le prisonnier soit coupé en deux. Il faut comprendre qu'un demi-prisonnier peut être représenté par un esclave malade ou infirme. En revanche, toujours selon Schultz, un beau et vigoureux jeune homme ou une fraîche et saine jeune fille sont les monnaies les plus fortes. Faut-il voir dans ces appréciations les vestiges d'une odieuse barbarie? Tout le Moyen Âge a pratiqué des marchés de ce genre, aussi longtemps que les chevaliers captifs ont été négociés contre rançon. On sait le prix qu'il a fallu payer aux Sarrasins pour délivrer les prisonniers de Damiette: 200 000 besants pour le comte de Poitiers, frère du roi, 400 000 besants pour le roi Louis (200 000 à régler avant qu'il ne parte du fleuve et 200 000 42
UNE HISTOIRE IMMORALE
Immorale, l'histoire de la monnaie? Elle l'est inévitablement, comme toute aventure humaine où s'affrontent des intérêts antagonistes. Immorales, au moins pour les créanciers, toute inflation qui allège les dettes, toute mutation, toute dévaluation qui réduit la définition de l'unité monétaire. Si les débiteurs y trouvent leur compte, il n'est pas moral qu'ils soient soulagés aux dépens de ceux qui leur ont prêté secours. Si l'État est le premier de ces débiteurs, il n'est pas moral qu'il se donne à lui-même le moyen de ne pas tenir ses engagements. Immorales encore, les pratiques qui consistent à tromper l'utilisateur de la monnaie :frapper des pièces frelatées, leur donner cours au-delà de leur valeur réelle, c'est, entre autres initiatives condamnables, faire servir la monnaie à des fraudes plus ou moins déshonorantes. Immorales toujours, les ripostes qui se traduisent dans les transactions clandestines du marché noir, même si elles se présentent comme une revanche de la liberté face à la contrainte (contrainte fiscale ou contrainte étrangère). Les trafiquants n'ont pour eux ni le droit ni le bon droit. Mais il n'est pas toujours aisé de discerner ce que la morale réprouve et ce qu'elle absout. L'immoralité ne se confond pas nécessairement avec l'illégalité. La loi peut être abusive ou injuste, voire dictée par une puissance ennemie, et il arrive que ceux qui s'insurgent contre elle sont tenus pour de valeureux patriotes. Affaire de circonstances et de consctence.
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en Acre). On sait aussi le prix qu'a coûté la libération du roi Jean le Bon, fait prisonnier à Poitiers: trois millions d'écus d'or, dont 600 000 à régler dans les quatre mois du traité de Brétigny, et 400 000 par an pendant six ans. Rançons toujours, celles de Du Guesclin ou de Bayard, celle du prince d'Orange tombé aux mains du bailli de Lyon, et aussi bien celles que revendiquent les corsair~s pour relâcher les navires et les cargaisons tombés en leur pouvoir, celles qu'exigent les Barbaresques pour libérer leurs otages. Plus près de nous, le traité franco-anglais de 1780 pour l'échange des prisonniers établit un véritable tarif, spécifiant les rapports entre les différents grades: un vice-amiral français, un amiral anglais commandant en chef, un maréchal de France ou un feld-maréchal anglais sont estimés à soixante matelots ou soldats. Comme un simple soldat vaut 25 francs, cela met le maréchal à 1 500 francs. Monnaie d'échange, l"homme l'est plus nettement encore à l'âge de la traite. Les compagnies qui la pratiquent livrent les « pièces d'Inde » contre piastres ou ducats, ou contre sucre, coton et café. Cours moyen, au XVIe siècle: 8 000 livres de sucre par tête d'esclave. Trois siècles plus tard, quand le trafic interlope a succédé à la traite ouverte, un Noir s'achète 25 piastres en Afrique et se revend 250 en Amérique. Le « bois d'ébène» est rentable. La chair humaine peut avoir valeur monétaire sous d'autres formes: une épouse se négocie à l'aube du Nouveau Monde, comme dans les tribus africaines. Avec les prostituées, la traite des Blanches prend la relève de la traite des Noirs. Autant ou plus que l'homme, la femme est à vendre. Mais enfin, ni un prisonnier de guerre, ni un esclave, ni une ribaude ne constituent de vraies monnaies : ce sont des « marchandises » périssables, et de valeur très inégale, qui, selon le cas, peuvent représenter des fortunes ou n'être cotées que pour de médiocres prix. Ces monnaies de circonstance relèvent d'un commerce immoral et généralement illégal. De toutes les monnaies-marchandises déjà passées en revue, la seule qui ait fait vraiment carrière est ce coquillage-porcelaine qui, de l'Asie à l'Afrique, a durablement séduit des peuples divers. Accessoirement, le blé et le bœuf ont joué leur partie sur la scène monétaire. Le sel ou les peaux de castor ont tenu des rôles épisodiques. Ce ne sont là que préludes à des partitions plus importantes. Place à la monnaie de métal !
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Chapitre 3
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Un peseur de métal. Bas-relief de Marash. Art biUite, VIlle siècle avant J.-c. (Musée du Louvre, Paris. Phot. © Réunion des musées nationaux/Photeb.)
Naissance de la métallurgie Question: quelle est la marchandise la moins fragile, celle qui pourrait le plus durablement servir de monnaie? Réponse: n'importe quel caillou, du genre silex ou granit, répond à ce besoin. Encore faut-il qu'il soit suffisamment rare, suffisamment désirable pour prétendre à la fonction monétaire. Question subsidiaire : quelle matière minérale est à la fois capable de résister au temps et d'exercer quelque séduction sur le commun des mortels ? Réponse : à défaut du diamant, qui est trop peu répandu dans la nature et qui n'est pas divisible sans perte de valeur, n'importe quel métal semble présenter les qualités requises. Les métaux, dans la nature, se rencontrent rarement à l'état natif. Le plus souvent, on les trouve sous forme de minerais dans lesquels s'incorporent des éléments simples ou complexes: oxydes, sulfures, carbonates, silicates, chlorures. Le composé métallique est alors mêlé aux produits stériles de la gangue. Pour isoler le métal, il faut, après extraction, soumettre le minerai à des opérations physiques ou chimiques de nettoyage, d'isolement et de concentration, par concassage, broyage, triage, lavage, fusion ... C'est la tâche de la métallurgie. Le travail des métaux requiert presque toujours le recours au feu. Ce n'est que par exception que certains métaux, comme le cuivre, l'or ou le fer, ont pu être traités à froid, en les martelant, en les ciselant, en les battant, en les plaquant. La règle des métallurgistes est de fondre le mmeral. Depuis des millénaires, l'homme sait faire du feu : il en a usé pour chauffer et pour éclairer ses cavernes et ses huttes, pour cuire ses graines et son gibier, pour honorer ses morts, puis pour ses travaux de céramique. Un beau jour, l'homme construit un foyer avec des pierres qu'il trouve jolies, parce que de couleurs vives : des pierres vertes ou bleues, comme la malachite et l'azurite, rouges comme la cuprite et la calcopyrite. Sans le vouloir, sans le prévoir, par la seule action de la chaleur, il fait surgir sur la pierre une première perle de métal. Sans le savoir, l'homme est devenu métallurgiste. Une fois découvert le procédé, il reste à le parfaire. Génération après génération, l'homme apprend à construire un four, à substituer au combustible végétal le charbon de bois, à souffler à la base de la flamme pour l'activer. Et puis, et surtout, il constate que les métaux sont variés, de qualités diverses, d'usages multiples. Quel métal commence-t-il par mettre en œuvre? Sous la plupart des cieux, le cuivre est le premier qui s'offre à ses expériences. Trois mille ans avant notre ère, dans le Proche-Orient, des oxydes de cuivre sont ainsi réduits en cuivre métallique. Un peu plus tard, alliant l'antimoine, puis l'étain au cuivre, l'homme enfante le bronze. Ailleurs, et peut-être en Égypte, la métallurgie de l'or a pu précéder celle du cuivre. Dans les déserts du Soudan, les sables d'alluvion sont ponctués de corpuscules dorés. Entre Nil et mer Rouge s'étendent des gisements de quartz aurifère. Les Égyptiens ne se contentent plus de ramasser le minerai d'or quand la bonne fortune leur en fait découvrir, ni de le marteler plus
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ou moins grossièrement, selon une pratique qui leur était habituelle déjà cinq mille ans avant notre ère, et qui leur a permis d'orner de manches d'or leurs couteaux de silex, de plaquer l'or sur la pierre et le bois, puis de ciseler des bracelets, de fabriquer des bagues ou des boucles d'oreilles. Désormais, ils organisent la« cueillette» du minerai, se préparent à exploiter méthodiquement les mines; ils savent fondre le métal. Pour porter le feu aux températures nécessaires, ils s'accroupissent devant le foyer et soufflent dans de longs chalumeaux. Plus tard, à dater du Nouvel Empire, ils savent actionner des soufflets avec les pieds.
Des fondeurs activant le feu et enlevant le métal en fusion. Fresque de la tombe de Rekhmiré, vizir de Thoutmès III. xv' siècle avant J.-c. (Phot. Gianni Dagli Orti © Archives Photeb.)
Le métal, porté dans son creuset à la fusion, peut être versé dans une lingotière; puis l'artisan le place, encore malléable, sur une enclume, et le martèle de façon à lui donner la forme désirée. Ainsi naissent bijoux, colliers, pectoraux, bagues, sandales d'or, vases, statuettes ... quelquefois des fabrications de série; souvent des merveilles de finesse. Dès la IV" dynastie, (2500 ans avant notre ère), les Égyptiens sont capables de traiter le métal, non plus par occasion, mais en grandes quantités. La préhistoire fait place à l'histoire.
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La pesée de l'or. Fresque murale de la tombe de Nebamon et Ipouky, à Thèbes. Vers 1375 av. J.-c. Garante de l'exactitude des pesées, Madt, déesse de la Justice, couronne le support de la balance. (British Museum, Londres. Phot. © du Musée/Photeb.)
Dans les mines du Laurion, qui ravitaillent Athènes en argent, les mineurs grecs au travail. Plaque de terre cuite corinthienne, à figures noires, vers 580-570 av. j.-c. (Staatliche Museen, Pergamon Museum, Berlin. Phot. @ du Musée/Archives Photeb.)
Des mineurs se rendent à leur travail. Dernier de la rangée, le contremaitre porte gourdin et récipient d'huile. Devant lui, un ouvrier tient un pic-masse; celui qui le précède, une lampe. Bas-reliefdécouvert à Linarès (Espagne). 200 av.j.-C.-400 apr.j.-c. (Deutsches Bergbau-Museum, Bochum/Phot. @ du Musée.)
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Un trésorier du roi Darius de Perse perçoit un tribut. Détail d'un cratère apuléen du IV' siècle av. J.-c. (Musée archéologique national, Naples. Phot. G. Tomsich © Archives Photeb.)
Statuette d'un forgeron. Bronze grec de l'éPoque géométrique (VIlle-VIle S. av. J.-c.), trouvé en Yougoslavie. (Musée national, Belgrade. Phot. LucJoubert © Archives Photeb.)
Un comptoir de changeur à l'époque romaine. Relief d'un sarcophage du palais Salviati, Rome. (Phot. © Alinari-Giraudon/Photeb.)
La carrière des métaux communs Tour à tour, les métaux entrent dans la vie des hommes: le cuivre d'abord, comme on l'a vu, le bronze ensuite, après mariage du cuivre avec l'étain, le fer enfin, que des montagnards caucasiens, les Chalybes, découvrent et apprennent à travailler un millénaire et demi avant l'ère chrétienne, et qui, de ce berceau, rayonne sur le Vieux Monde. Ces métaux communs sont transformés en outils à l'usage des artisans ou des paysans, et aussi en instruments monétaires à l'usage des marchands. Mais ils ont le tort de s'avilir au contact de l'air ou de l'eau: le fer est rongé par la rouille, le cuivre par le vert-de-gris. Autre inconvénient: dès l'instant où ils sont abondants, ces métaux incorporent peu de valeur. Il en faut beaucoup pour régler des achats importants. Cette monnaie pèse trop lourd. Chaque peuple n'en utilise pas moins le métal qui est à sa portée: le fer à Sparte et en Chine, le cuivre et le bronze à Rome, et, dans les temps modernes, l'étain à Sumatra ou dans l'Inde, le plomb au Siam, le fer-blanc en Argentine. Le cas du fer est moins anecdotique. Dans la caserne totalitaire qu'est Lacédémone, Lycurgue (ou le pouvoir qui en tient lieu), faute d'être en mesure de prohiber l'emploi d'un instrument monétaire, agit en sorte qu'on ne puisse pas le traiter comme un objet d'épargne. La monnaie de fer qu'il concède aux Spartiates n'est capable que de mesurer les valeurs et de servir d'intermédiaire aux échanges locaux. Hors de Sparte, nul n'en voudrait. Dans Sparte même, elle interdit de succomber aux tentations capitalistes. Trop encombrante, elle ne se prête pas à l'accumulation: « Pour en loger la valeur de dix mines, il fallait en empêcher tout un grand cellier en la maison, il fallait une paire de bœufs pour l'y traîner» (Plutarque, traduit par Amyot). Impossible de se constituer un magot! Monnaie de fer, rideau de fer, règle de fer. Jusqu'au jour où les Spartiates, entrant en contact avec le monde extérieur, découvriront les trésors insoupçonnés que permet une monnaie moins austère: ils découvriront du même coup l'inégalité et la corruption, qui sont les fruits des délices perverses de la liberté. Ce reniement de Sparte se situe au Ille siècle de notre ère, dans le temps même ou la Chine, après avoir usé de toutes les formes possibles de monnaie, lâche les pièces de cuivre pour des pièces de fer, qui ne tardent guère à se déprécier. Le fer, décidément, n'a pas la vocation monétaire. Dans la Gaule préhistorique, il ne fait que de timides apparitions, peut-être avec un faisceau de sept broches de fer, qu'on présume étrusque. Et le cuivre, le bronze? Dans l'Italie méridionale et à Rome, apparaissent dès le VIe siècle de gros lingots qui allient le cuivre, le plomb et l'étain : ils ont un poids théorique d'une livre (327 grammes), et sont dénommés as, ce qui désigne l'unité (du grec eis, un seul) : à ne pas confondre avec le mot aes, qui désigne le bronze (de l'indo-européen ays), qui donnera le français airain, et l'allemand Eisen. On a vu comment la loi Julia Papiria, au ve siècle, substitue les règlements en bronze aux paiements en bétail. L'as libralis est désormais la monnaie de base des Romains, et son histoire est celle d'un allègement progressif,
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qui préfigure celui de toutes les monnaies à venir : 273 grammes au IV" siècle, 164 grammes en 286, 82 grammes en 280, 55 en 264, 27 en 217 ; c'est le prix des guerres contre Pyrrhus et contre Carthage: 23 grammes au ne siècle, II,5 en 89. L'as impérial, qui est de cuivre, ne pèse plus que 7,5 grammes au 1er siècle apr.J.-c. ; et, devenu infinitésimal, il cessera d'être frappé en l'an 217 pour ne plus subsister que dans ses multiples. Depuis longtemps, il est manifeste que les métaux communs sont voués à un rôle précaire, en tant que monnaies. Partout s'impose la nécessité de recourir à des métaux plus rares et plus nobles.
Les métaux rares Ils sont trois: l'argent, l'or, le platine. De ce dernier, seule la Russie fera usage, et tardivement. L'argent et l'or, au contraire, affirment très tôt leur aptitude à devenir monnaies. L'argent semble le reflet du ciel. On a déjà eu l'occasion de noter que le grec et les langues latines emprunteront le nom de l'argent à une racine indo-européenne qui signifie « briller». Dans plus d'une langue, le mot « argent» désignera tout à la fois la richesse et le métal, comme si celle-là se confondait avec celui-ci. C'est dire sa vocation naturelle au rôle de monnaie: très spécialement auprès des peuples jaunes, le métal blanc jouira longtemps d'un exceptionnel prestige. La Grèce aura sa drachme d'argent. Rome son denier d'argent, les siècles barbares n'auront guère d'autre métal précieux que l'argent. Ce sera le métal prépondérant de l'Occident comme de l'Orient, et la quasi-exclusivité dont il bénéficiera dans l'usage monétaire lui vaudra précisément de s'identifier à toutes les formes du capital. Plus rare, plus cher, donc d'un usage plus exceptionnel, l'or est paré de toutes les vertus. Tandis que les Anciens assimilent souvent l'argent à la lune, ils comparent l'or au soleil dont il a l'éclat. Il passe pour être la matière la plus inaltérable, la plus ductile, la plus extensible. Il peut être réduit en poudre fine, en feuilles impalpables, en fils ténus. Plus encore que ses qualités physiques ou chimiques, sa brillance et sa beauté conquièrent les foules. Plus que par sa valeur objective, il domine les autres métaux par sa valeur subjective. C'est l'or que l'on mettra dans les légendes, les fables et les dictons, l'or que l'on cherchera dans la pierre philosophale et l'élixir de vie. C'est pour l'or que l'on franchira les mers, que l'on découvrira les îles et les continents, que l'on fondera les empires. Nous aurons largement l'occasion de revenir sur la mythologie et l'aventure de l'or. On retrouvera des bijoux d'or dans les tombes du Néolithique, des parures d'or dans les tombes d'Our, des vases, des boucles, des broches d'or à Mycènes, des perles d'or en Égypte. De même que les cauris sculptés en or, mis au jour à Troie et sur les bords du Nil, peuvent ébaucher un glissement de la monnaie-coquillage vers le métal, de même les bijoux d'or en forme de peau de bœuf, découverts à Mycènes, suggèrent une transition entre la monnaie animale et la monnaie métallique. 50
Du lingot à l'anneau Encore convient-il de donner une forme à ces métaux promus à la dignité monétaire : la forme la plus sommaire est celle du lingot, plus ou moins dégrossi. Le lingot devient l'un des intermédiaires de l'échange. Mais il faut le peser, qu'il soit de métal commun, d'argent ou d'or. Les hommes ont appris dès l'âge du bronze à se servir de la balance, que leur a inspirée le principe du levier. Ils l'utilisent pour mesurer ou contrôler le poids des morceaux de métal qui leur sont offerts en paiement. Les Babyloniens, pour payer, pèsent le plomb; les Hittites pèsent l'argent. Ainsi fait Abraham, quand il règle le prix de cette caverne qu'il achète aux fils de Het : « Et Abraham pesa à Ephrôn l'argent qu'il avait dit au su des fils de Het, soit quatre cents sicles d'argent ayant cours chez le marchand» (le sicle, ou sheqel, n'est alors rien d'autre qu'une unité de poids, qui équivaut à 11,4 grammes). Ainsi fait le prêtre Esdras quand il consacre à Yahvé les offrandes du roi Artaxerxès: «Je pesai donc six cent cinquante talents d'argent, cent talents d'or ... » (le talent, qui correspond à 3 000 sicles, équivaut à 34,272 de nos kilos). Dans la Bible les mêmes termes désignent des poids ou des sommes d'argent. Le nom du sicle vient de l'hébreu segala (peser). Celui du talent dérive d'une racine indo-européenne, tala (balance). À leur exemple, les noms des monnaies futures ne seront souvent, à l'origine, que des poids: la mine phénicienne et grecque, l'as romain, la livre, le marc, le peso. Puisqu'il importe de vérifier le poids des lingots, la balance joue un rôle éminent. Méfiant, Yahvé dit à Moïse : «Vous aurez des balances justes, des poids justes, une mesure juste. » Yahvé dit à Michée: « Puis-je tenir pour juste celui qui se sert de balances fausses, d'une bourse de poids truqués ?» Salomon répète : «Abomination pour Yahvé : la balance fausse ! Mais le poids juste lui plaît. » Il faut croire que la fraude est ici de pratique courante, puisque les textes sacrés doivent s'élever contre ceux qui disent-effrontément: « Quand donc sera-t-elle passée, la nouvelle lune, que nous vendions notre blé, et le sabbat, que nous écoulions notre froment? Nous diminuerons la mesure, nous augmenterons le sicle, nous fausserons les balances pour tromper; nous achèterons le pauvre pour de l'argent et l'indigent pour une paire de sandales: nous vendrons jusqu'à la criblure du froment. » (Amos, 8). Le livre de l'Ecclésiaste finit par admettre l'inéluctable: « N'aie pas honte [... ] d'obtenir de petits et de grands profits, de faire du bénéfice en matière commerciale. » Le peuple juif se le tient pour dit. Mais, plutôt que de peser les lingots dans ces conditions suspectes, n'est-il pas préférable de leur donner une marque ou une configuration qui permette de les identifier sans risque d'erreur ou de malfaçon? Ne peut-on leur conférer une forme particulière, qui les distingue et les authentifie? L'Égypte des pharaons, jusqu'à la conquête perse, emploie des tiges de métal, dites tabnou, pliées en forme d'anneau ouvert ou de z aplati et gradué en dixièmes. Les Africains (à Madagascar, en Côte-d'Ivoire, au Nigeria) donneront au cuivre et au bronze la forme de bracelets qui, après avoir encerclé les poignets et les chevilles des esclaves, deviendront 51
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Deux manilles achetées à Lagos, Nigeria. (Museum for Volkerkunde und Schweizerisches Museum for Volkskunde, Bâle. Phot. P. Horner @ du Musée/Photeb.)
monnaies. Portugais et Espagnols les appellent manilles (manellio en portugais, manilla en espagnol, du latin manicula, petite main). Il en est de plates et sans gravures, d'autres sont épaisses, rondes et ciselées, ornées de feuillages en relief; les manilles-monnaies ne disparaîtront au Nigeria qu'au milieu du xxe siècle. Les Chinois aiment des formes encore plus étranges, qui évoquent le sabot ou le soulier (c'est le sycée d'argent, parfois dénommé ting, en usage dès le XIe siècle et jusqu'au début du xxe), le fruit de l'orme (c'est le vieux ts'ien de cuivre), le couteau (ce serait la sapèque primitive, couteau de cuivre, ou de zinc, ou de fer, ou d'un alliage de cuivre et de plomb, couramment employée durant deux millénaires, qui aurait perdu tour à tour son manche et sa lame pour ne plus conserver que l'anneau, c'est-à-dire un jeton troué, bon à être réuni avec d'autres jetons du même type, pour constituer des rouleaux ou des ligatures). À l'usage des Grecs, six siècles avant notre ère, l'obole (corruption du mot obelos : broche ou pieu, racine du mot obélisque) est un petit lingot en forme de clou, de fer ou de cuivre, avant de devenir une menue pièce d'argent. Six oboles réunies en une poignée font une drachme. Pour les Perses, le larin (de la ville de Lar, capitale de la Caramanie déserte) est une baguette d'argent, longue comme le petit doigt, pliée en deux et aplatie pour recevoir l'empreinte de caractère persans ou arabes : il servira longtemps de monnaie au Moyen-Orient. Au Japon, l'oban est un lingot d'or, elliptique, dont l'usage monétaire s'étend du XVIe au XIXe siècle. En Suède, sous le nom de platmynt (monnaie plate), sont émises, entre 1625 et 1776, par Gustave-Adolphe, Christine et Charles XII, de grandes plaques de cuivre utilisant le métal des mines suédoises. Plaques, bracelets, sabots, clous, tiges, fils, anneaux, toutes ces variantes du lingot familiarisent J'homme avec la monnaie et facilitent le commerce. Mais aucune de ces formes n'est simple ni pratique. Aucune n'exclut la nécessaire pesée. Aucune ne s'impose universellement. Leur diversité même prouve que la bonne formule n'est pas encore trouvée. 52
Voici Gygès Avant d'être roi, Gygès n'est qu'un berger. Mais les bergers jouent volontiers les premiers rôles parmi les peuples pasteurs. La légende et l'histoire leur réservent une place décisive. Pâris était berger quand il eut à choisir entre les trois déesses. Gygès garde les moutons quelque part sur les plateaux de Lydie, qu'arrose le fleuve Pactole, célèbre par ses paillettes d'or, cette même Lydie d'où l'on domine la vallée du Méandre, dont les sinuosités resteront dans toutes les mémoires. Gygès a sa houlette à la main et quelque hardiesse au cœur. Ce jour-là, comme la terre se met à trembler, il la voit s'entrouvrir devant lui. Il s'aventure dans la crevasse, y découvre des merveilles, notamment un cheval d'airain dont les flancs sont garnis de portes. Aussi curieux qu'intrépide, Gygès franchit le seuil étrange et aperçoit dans le cheval un cadavre d'homme. Au doigt du cadavre étincelle un anneau d'or. Oubliant ses moutons, le berger se saisit de l'anneau, qu'il passe à son doigt. Prodige ! Quand il en tourne le chaton vers la paume de sa main, il se rend invisible. Gygès, décidément, lâche son troupeau et gagne la cour du roi Candaule, maître de la Lydie. Grâce à son anneau magique il devient le favori, puis le Premier ministre du souverain, séduit la reine, s'empare du trône, écrase les ennemis de la Lydie, dont il fait la fortune sans négliger de faire la sienne, et couronne cette belle carrière en envoyant les plus riches offrandes au sanctuaire de Delphes, pour remercier Apollon, dieu des Bergers. Que signifie cet apologue ? Les historiens, sans infirmer le tremblement de terre, confirment seulement qu'un certain Gygès dépose et tue le roi Candaule, prend sa place, soumet les cités de la côte, et que sous son règne la Lydie acquiert une grande prospérité; sans doute en prenant l'initiative de doter le royaume d'une pièce de monnaie, non plus pesée, mais frappée: la première au monde. Tentons d'interpréter le mythe. Cet anneau d'or, c'est la pièce de forme circulaire. Si l'anneau est magique, la pièce l'est à sa façon. L'invisibilité qu'acquiert Gygès, c'est la fluidité des échanges monétaires. La fortune que lui assure l'anneau, c'est la richesse qu'engendre le commerce, stimulé par l'emploi de la monnaie. L'anneau donne un trône à Gygès, la monnaie donne l'opulence à la Lydie. Au vrai, on n'est pas très sûr que la Lydie soit le berceau de la monnaie-disque. Il se peut que l'Ionie, sa voisine du littoral, l'ait devancée, Éphèse ou Milet prenant le pas sur Sardes. En toute hypothèse, c'est de ce secteur occidental de l'Asie Mineure, proche de l'Egée, que surgit l'invention. Il s'agit bien d'une invention. Les lingots de métal qui jusqu'alors ont servi aux paiements sont assez peu commodes, qu'ils aient forme de tiges, de barres, de hachettes ou de clous. Ils deviennent pratiques dès l'instant qu'ils prennent la forme d'une rondelle: on peut les empiler, en faire des rouleaux, donc les compter vite; on peut les identifier sans mal, donc les authentifier, en apposant sur leurs deux faces une empreinte; et, du fait de cette empreinte, on ne peut aisément les user, ce qui reviendrait à les 53
LA MONNAIE-MÉTAL
alléger; enfin, si la rondelle est mince, il n'est pas facile de la fourrer de métal commun. Gygès commence probablement par faire mouler des lingots ovoïdes, où figure en creux l'image du renard, quiest le totem de la Lydie. Bientôt, la pièce devient plate et circulaire : elle a trouvé, pour des millénaires, sa forme définitive. L'événement doit se situer aux alentours de l'an 680 avant notre ère. Grâce à Gygès, voilà que s'ouvre la carrière de la monnaie frappée.
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Chapitre 4
LA MONNAIE " FRAPPEE
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Le monnayage au balancier, tel qu'il se pratique encore au XVIIIe siècle, et, au-dessous, les composantes du socle du balancier. Illustration de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert. Gravure par R. Bénard, d'après Lucotte. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. © Bibl. nat./Arch. Photeb.)
Les techniques de la frappe Il est bien entendu que l'épisode de Gygès relève de la légende plus que de l'histoire. Mais on aurait tort de ne voir en lui qu'un chapitre imagé de la mythologie. Il transpose simplement dans l'univers merveilleux des contes une étape vraisemblable de l'aventure humaine. Il illustre l'apparition de la monnaie frappée, lorsqu'elle se substitue à la monnaie pesée. Déjà, certains blocs de métal ont été estampillés durant le ne millénaire av. J-c., en Cappadoce, en Assyrie, en Chine. Déjà les lingots ont quelquefois cédé devant les disques de métal en Crète, puis à Mycènes. La révolution monétaire n'est vraiment acquise qu'au vue siècle avant notre ère, quelque part dans l'Anatolie hellénisée. C'est le temps et le pays de Gygès, promoteur symbolique de l'innovation. Il se peut que la même initiative soit prise, simultanément, ailleurs qu'en Lydie, en pays phrygien ou ionien. La seule certitude est que, en ce coin du monde et en ce siècle-là, surgissent des pièces presque rondes, presque plates et frappées, qui seront imitées en tous lieux et en tous temps. Les techniques de la frappe évolueront au fil des âges. Mais le principe reste inchangé : le monnayeur utilisera deux moules, les coins, entre lesquels il placera le disque de métal, le flan. À grands coups de marteau il cogne sur le coin supérieur, de façon à imprimer, en relief et sur le flan, l'empreinte qui figure en creux sur les deux coins. Cette fabrication sommaire, qui est une frappe au sens propre du terme, n'est ni parfaite ni constante. Les contours de la pièce sont irréguliers, l'épaisseur est variable. Il en résulte que les changeurs devront essayer les pièces : en les faisant sonner, pour vérifier leur qualité et apprécier leur aloi (c'est-à-dire leur alliage) ; en les pesant au trébuchet, pour contrôler leur poids. Les pièces correctes seront, en notre Moyen Âge, dites « sonnantes et trébuchantes. » En circulant de main en main, les pièces s'usent: cette usure, nommée le frai (du verbe frayer, latin fricare, frotter), varie évidemment avec le nombre et la condition des échanges. On a pu estimer que, pour une circulation normale, une pièce peut perdre un millième de son poids par an, si bien qu'elle disparaîtrait en un millénaire. D'autres experts calculent qu'il y faudrait huit mille ans. Mais, aussi longtemps que les monnayeurs travaillent de façon artisanale, les pièces qui sortent de leurs ateliers sans stries latérales peuvent être délibérément rognées : ce qui accélère leur dégradation et aggrave leur discrédit. Pour prévenir cet avilissement (mais peut-être aussi au risque de faciliter cette pratique), les monnayeurs donnent à leurs pièces un petit excès de poids, qu'on appellera le trébuchant. Jusqu'au XVIe siècle, la frappe reste rudimentaire. Une nouvelle méthode, qui semble inventée durant la Renaissance par un orfèvre d'Augsbourg, se répandra au XVIIe siècle dans tous les hôtels des Monnaies: c'est la méthode du balancier. L'appareil de fabrication comporte un cylindre de bronze, formant écrou à sa partie supérieure, une vis qui traverse cet écrou et un levier horizontal fixé en équilibre dans la tête de la vis: le balancier. D'une cavité ménagée dans le sol (la fosse), l'ouvrier chargé de la frappe manœuvre le levier et fait descendre la vis dont l'extrémité garnie d'un coin heurte violemment le flan de métal destiné à recevoir l'empreinte. La 57
LA FRAPPE AU BALANCIER Le Lorrain Nicolas Briot naît en 1580. Il a vingt-cinq ans lorsqu'il arrive à Paris. En 1611, il est « imprimeur en taille-douce et graveur des marques et effigies des monnaies de France ». En 1615, il propose de remplacer la vieille frappe au marteau, d'un maniement laborieux et de résultats discutables, par la nouvelle machine à balancier, inventée à la fin du siècle précédent par un orfèvre d'Augsbourg nommé Max Schwab. A Besançon, alors ville d'Empire autonome, François Briot expérimente le balancier sur les indications de Nicolas, son parent. Résultats favorables. A Paris, Nicolas frappe de remarquables essais à l'effigie du roi Louis XIII, notamment des francs d'argent. Les lettres patentes du 2 mai 1623 donnent un an à Nicolas pour faire la preuve de la supériorité de la frappe au balancier. Apparemment, les matières lui sont chichement mesurées, et il ne monnaye que peu de pièces : essentiellement des douzaines d'argent (qui, comme leur nom l'indique, ont cours pour douze deniers). Le contrat de Briot n'est pas renouvelé. Désespéré, le graveur passe en Angleterre (le 16 septembre 1625), où Charles r l'installe dans la Tour de Londres en 1626 et lui accorde des lettres de naturalisation. Il mourra à Oxford en 1646.
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La cause du balancier est reprise par Jean Warin, un Liégeois (né en 1604), qui a effectué ses premiers essais en 1624. Il est nommé conducteur de la Monnaie en 1629. Dès lors, il doit batailler contre la routinière cour des Monnaies, qui se refuse à toute innovation. C'est le roi (et Richelieu) qui tranche: par l'édit du 24 septembre 1639, il adopte et impose le projet de frappe au balancier qu'inaugure la sene des louis d'or (6,692 grammes à 917 millièmes, cours officiel 10 livres tournois), fondus avec le métal des pistoles d'Espagne et des écus de France démonétisés. En septembre 1641, un édit engage une série d'écus d'argent. Intraitable, la cour des Monnaies refuse de reconnaître le titre donné à Warin de « graveur et conducteur général des Monnaies de France» et prétend lui interdire d'établir une monnaie au balancier à Lyon. En mars 1646, il est cependant nommé «graveur général des Sceaux de France ». En mai 1646, il est pro'mu « tailleur général des monnaies ». En janvier 1647, il devient « contrôleur général des poinçons et effigies ». En 1664, il entre à l'Académie de peinture et de sculpture, dont il est l'un des premiers membres. Jean Warin meurt en 1672, léguant sa charge à son fils François. Lafrappe au balancier ne sera plus remise en cause. (d'après Les Monnaies royales françaises, Victor Gadoury et Frédéric Drouiers.)
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LA MONNAIE FRAPPÉE
tranche est imprimée avec une virole, lisse, cannelée ou comportant des inscriptions en relief. Grâce à cette technique, les pièces acquièrent une grande régularité. Sommaire d'abord, parfaite sur le tard, la frappe des monnaies s'échelonne sur deux millénaires et demi.
Les premières frappes d'or Les Grecs d'Asie Mineure hésitent, en un premier temps, sur le métal dans lequel doivent être fondues les pièces. À l'origine, elles sont d'électrum, qui est un alliage d'or et d'argent, parce que les filons lydiens associent les deux métaux. La pièce présumée de Gygès pèse 14,5 grammes, à 73 % d'or et 27 % d'argent. Durant un siècle, la Lydie frappe l'électrum, ainsi que font Milet, Samos ou Chio, Phocée, Cyzique ou Lompsaque. Mais comme l'or, à poids égal, vaut alors treize fois plus que l'argent et comme, dans l'électrum, les proportions peuvent varier, la valeur des pièces ne saurait être régulière. L'électrum sera donc abandonné, au profit de frappes en métal pur : or ou argent. Cette fois, la bonne formule est trouvée. L'or sera le métal des successeurs de Gygès, avant d'être celui des Perses. Le plus fameux des descendants du berger à l'anneau miraculeux porte un nom que l'histoire retiendra pour celui d'un roi singulièrement cossu: Crésus. Il est le quatrième successeur de Gygès et le dernier souverain de la dynastie. La fable en fait un homme étonnamment riche, qui vit entouré de trésors. À ce point que l'on peut se demander si le nom même de Crésus n'est pas apparenté au mot grec qui désigne l'or: chrysos, d'où viendront nos chrysalides et nos chrysanthèmes. De Crésus, l'histoire retient ses générosités envers les sanctuaires grecs: il donne deux pièces d'or à chaque Delphien. Ces « créséides » sont les premières monnaies d'or du monde. On les appelle plus généralement « statères », et ce nom restera attaché aux pièces d'or de l'Hellade. Le seul nom du statère affirme ses prétentions à la stabilité: grec stao, «je suis fixe ». Les statères de Crésus pèsent un peu moins de 11 grammes. Vierges de toute inscription, ils portent l'image d'une tête de lion et d'une tête de taureau qui s'affrontent: image de force. Le prestige du statère naissant lui assure prospérité et postérité. Il est imité dans le petit monde grec, et d'abord à Thasos, qui frappe la première monnaie d'or européenne (en 550 av. J-c.). Mais le plus souvent, aussi longtemps que la Grèce manque de métal jaune, elle ne le monnaie que sous forme de pièces petites et légères : ainsi d'Agrigente, qui frappe des piécettes de 1,32 gramme (en 406 av. J-c.). Ce sont les Perses qui perpétuent la monnaie d'or. Vainqueurs des Lydiens, ils s'emparent de leurs richesses, et Cyrus prend le trône de Crésus. Après lui, Darius, peut-être pour faciliter le règlement des impôts et celui des mercenaires, fait frapper ses propres pièces d'or, les dariques, de 8,4 grammes. Et si son système monétaire comporte aussi des pièces 60
LA MONNAIE FRAPPÉE
d'argent, il en abandonne la frappe aux satrapies tandis qu'il fait de la frappe de l'or un privilège royal (vers 520 av. J-c.). Sur la darique, le roi, incarnation terrestre de la divinité, est représenté en archer, un genou en terre, en position de tir. C'est une pièce conquérante, qui, de fait, donne à la Perse un puissant moyen de pression et d'action politique. Avec ses dariques, la Perse assure la primauté de l'or, et ne manque pas de s'en servir pour acheter les consciences et les concours, pour soudoyer en Grèce politiciens, ambassadeurs et généraux. Les réserves entassées par les Achéménides atteindraient finalement, pour le moins, 180000 talents (d'après Eugène Cavagnac, l'Économie grecque), soit quelque mille cinq cents tonnes d'or. Mais les Grecs, à leur tour, apprennent à monnayer l'or, ce grâce à quoi ils pourront défier la Perse et s'emparer de ses trésors.
Statère de Crésus. Lydie, VI' siècle av. J.-c. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. if) Bibl. nat./Photeb.)
Les premières frappes d'argent Longtemps, les Grecs n'ont pu frapper l'or que par accident; ils ne le monnayent guère que pour payer leurs mercenaires étrangers. Faute de gisements de métal jaune, ils doivent se contenter de métal blanc. La Grèce, jusqu'à l'âge macédonien, est vouée aux pièces d'argent. Mais quelles pièces ! De types innombrables - puisque les cités grecques sont nombreuses et rivales -, toutes sont d'une étrange beauté. Les numismates à venir, qui les recenseront par milliers, admireront en elles la pureté des lignes, la sobriété du dessin, l'élégance des formes. Toutes 61
LA MONNAIE FRAPPÉE
demandent aux dieux consécration et garantie. Elles portent en effigie l'animal tutélaire de la cité: après le renard de Lydie, la tortue d'Argos, la chouette d'Athènes, les abeilles d'Éphèse, le poulain de Corinthe, le lapin de Lipari, la vache de Corcyre, le cheval de Macédoine ... À moins qu'elles ne portent la figure d'une divinité: Aphrodite à Cnide, Nike à Syracuse, Zeus à Élis ... Animalier ou divin, le thème a toujours valeur mystique et magIque. La révolution de la frappe semble avoir pris Égine pour premier théâtre vers 650 avant notre ère: une île blanche, dans le golfe d'Athènes, et qui dépend du roi d'Argos, un nommé Phidon. Il n'est pas sûr que ce Phidon, adoptant l'idée de Gygès, fasse frapper des disques d'argent. Si ce n'est lui, peu importe. Toujours est-il que de l'atelier d'Égine sortent des statères blancs présentant en relief l'empreinte d'une tortue, symbole de l'île comme de sa métropole Argos. Ces tortues vont faire l'admiration du Péloponnèse, qui ne demande qu'à s'étonner. Du coup, Égine accède à la primauté dans l'Hellade : elle lui dicte un système de poids (le talent, divisé en mines, drachmes et oboles), que concurrence le seul système de l'Eubée, dont le talent est plus léger. Son port, encore minuscule, sert de base à une marine - la première de la Grèce. Les céramistes et les marchands d'Égine font fortune. Après Égine, Corinthe. Sa première chance est d'être admirablement située, sur l'isthme qui relie le Péloponnèse au continent: elle fait passer les bateaux par voie de terre, de la mer Ionienne à l'Égée, en leur évitant d'affronter la houle du cap Melée : les Corinthiens les halent sur des rouleaux de bois, au long d'un chemin qui relie les deux mers. La seconde chance de Corinthe, et la meilleure, se situe encore sur le plan monétaire. Alors que la Grèce se partage entre les systèmes de mesure d'Égine et de l'Eubée, Corinthe imagine (vers 600 av. J-c.) de frapper des pièces, à l'image du poulain, qui valent dans l'un et l'autre système: son statère d'argent rivalise avec celui d'Égine, son tiers de statère s'introduit dans la zone monétaire de l'Eubée. Offrant sa poterie aux Étrusques, ses tapis de laine aux comptoirs d'Asie, les trières de ses chantiers navals à tous les peuples méditerranéens, Corinthe est un village qui joue aux grandes puissances. Seule à l'Orient, Milet, maîtresse du Pont-Euxin, est capable de rivaliser avec elle. Après Corinthe et Milet, Athènes. Elle dispose des mines d'argent du Laurion où la découverte de nouveaux filons (en 480 av. J-c.) vient fort à propos étancher la soif de métal et d'instruments monétaires dont souffre l'économie grecque, en pleine expansion. Des milliers d'esclaves y travaillent pour permettre à Athènes de frapper, par dizaines de milliers, des pièces marquées d'une chouette, symbole de la déesse Athéna. Ces chouettes, qui valent 4 drachmes, pèsent environ 17 grammes. Faisant oublier les tortues d'Égine et les poulains de Corinthe, elles règnent sur la Méditerranée orientale. Fièvre du Pirée dont les trois rades en eau profonde accueillent les voiliers venus d'Afrique ou d'Asie, fièvre de l'Agora où prospère le petit commerce, au pied de l'Acropole ... Les changeurs confrontent et contrôlent les tétradrachmes de l'Attique et de Sicile, les tridrachmes de Corinthe et de la Grande-Grèce, les didrachmes de Phocée, les drachmes de Syracuse. Sur le marché, ils installent leur table à quatre pieds, ce qui se 62
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dit tetra-peza et donne le mot trapèze. Les trapézites proposent leurs bons offices pour rédiger les contrats, pour avancer de l'argent (à 10 % au plus bas, et parfois jusqu'à 48 % s'il faut, dans les affaires de commerce maritime, braver les pirates et les tempêtes). Ils acceptent les dépôts, ouvrent des comptes-courants, tiennent journal et livres, servent de notaires aux particuliers, de trésoriers à l'État, de comptables aux dieux. Découverte du crédit, griserie de l'économie monétaire. C'est le miracle grec. Auparavant, rien ne comptait que la richesse foncière. Maintenant, avec ces médailles de métal qui permettent de tout acheter, la richesse mobilière commence à la concurrencer, et son rôle grandit à mesure que les espèces d'argent se font moins rares. Les puissants ne sont plus exclusivement les propriétaires de terres ou d'immeubles; ce sont parfois les négociants, les banquiers, les détenteurs de monnaie. Il arrive même que des spéculations très matérielles tentent des hommes qu'on croirait voués aux seules spéculations de l'esprit: sait-on que Diogène, fils d'un banquier, a fabriqué de la fausse monnaie ? Que Thalès, le mathématicien philosophe, n'a pas dédaigné de s'enrichir en accaparant les moulins à huile ? Le fait nouveau est que, désormais, une fortune peut être négative. Du temps de la richesse terrienne, on possédait beaucoup, peu ou rien. Avec la richesse mobilière, on peut posséder moins que rien, c'est-à-dire être endetté. Solon en tirera les conséquences.
Monnaie d'Athènes. Revers d'un tétradrachme en argent, fraPPé vers 470 avant J.-c. A gauche de la chouette, un rameau d'olivier. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. © Bibl. nat./Archives Photeb.)
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L'or l'emporte sur l'argent La Perse unifiée derrière ses rois, c'est l'or. La Grèce divisée en cités rivales, c'est l'argent. Les armées de Darius, puis celles de Xerxès se lancent à l'assaut du monde grec. Même si les milices d'Athènes font barrage à Marathon, même si les guerriers spartiates se font tuer aux Thermopyles, même si la flotte grecque, à Salamine, met en déroute les vaisseaux de Xerxès, la pression perse reste menaçante et la Grèce risque fort de devenir une colonie aux mains des héritiers de Cyrus. Athènes sait que ses drachmes d'argent ne peuvent tenir tête aux dariques d'or. Mais où trouver le métal nécessaire pour frapper le métal jaune? Il ne suffit pas de fondre les Victoires d'or qui ornent les approches du Parthénon. Tout change quand les Macédoniens se mettent à exploiter les mines d'or du mont Pangée. Selon une tradition que rapportera Pline, c'est le roi Cadmos, frère de la nymphe Europe et fondateur de Thèbes, qui aurait jadis découvert ces gisements et, pour la première fois, fondu le précieux métal. Plus prosaïquement, ce sont les Macédoniens, sujets du roi Philippe, qui mettent en valeur les trésors minéraux du mont Pangée : ces mines produisent mille talents de métal par an, assure Diodore. Fort de cette rente, Philippe de Macédoine peut frapper à son nom des statères d'or (de 7,27 grammes) sur lesquels un aurige fait voltiger deux chevaux fringants. Avec ces philippes, il est en mesure de riposter au monnayage perse, d'entretenir une armée, équipée de lances très longues, bien ravitaillée, savamment commandée. Moyennant quoi, il enlève la Thessalie, la Chalcidique, la Thrace, il écrase Thèbes et Athènes, s'assure de Corinthe et de Sparte: voilà la Grèce unifiée, à l'enseigne d'une monnaie d'or. Philippe a un fils qui, mieux encore, va réaliser l'unité de l'Orient : Alexandre est devant Troie. L'Asie s'ouvre sous ses pas. À Issos, l'armée perse se débande. Le conquérant passe le Nil, l'Euphrate, le Tigre, l'Indus. Il rêve d'aller jusqu'aux sources du Gange, que les Anciens tiennent pour les bornes du monde. Dans tout son empire, Alexandre diffuse le statère d'or qui vaut vingt drachmes d'argent. Ayant fait main basse sur les trésors stérilement accumulés depuis deux siècles par les maîtres de la Perse, il frappe à son nom statère et double statère, à l'effigie d'Athéna casquée. Par ses largesses, il en entreprend la diffusion dans le monde hellénisé. Après lui, Ptolémée en Égypte, les Séleucides en Syrie, Hieron à Syracuse frappent l'or à leur tour. En Bactriane, l'usurpateur Eukatridas émet un vingtuple statère: avec un diamètre de 5,8 centimètres et un poids de 168 grammes, cette pièce d'or est la plus grande et la plus lourde de l'Antiquité grecque. Le métal monnayé circule autour de la Méditerranée, et toute l'économie en est revigorée. Carthage a ses monnaies d'or, dont le métal doit provenir de Mauritanie: la pièce de 9,70 grammes représente la solde d'un mercenaire pour un mois. Mais la cité punique frappe aussi des pièces d'électrum, à deux tiers d'or et un tiers d'argent.
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Une abeille, sur une tétradracbme d'Éphèse, en argent. Vers 375-300 av. J.-c. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. © Bibl. nat/Photeb.)
Quatre statères grecs en argent : 1. Béliers de Phocide, v. 479-470 av. ].-c.; 2. Tortue d'Égine, v. 350 av. ].-c. ; 3. Cheval de Mende (Macédoine), V' s. av. ].-c. ; 4. Labyrinthe de Cnossos, v. 450 av. ].-c. (Bibliothèque nat., Paris. 1. Phot. © Bibl. nat./ Arch. Photeb; 2. 3. 4. Phot. © Bibl. nat./Photeb.) 5. Darique d'or de Darius III, IV' s. av. ].-c. (Bibl. nat., Paris. Phot. © Bibl. nat./Arch. Photeb.)
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Deux deniers d'argent de la République romaine: 6. La villa Publica sur le champs de Mars, à Rome; 7. La tête laurée de César, 43 av. J.-c.
8. Une monnaie hellénistique de bronze représentant le phare d'Alexandrie, frapPée sous l'empereur romain Commode, à laftn du Il' siècle. (Bibliothèque nationale, Paris. Trois photos © Bibl. nat./Archives Photeb.)
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Des banquiers italiens au XIV" siècle : changeurs et pr~teurs. Fresque de Niccolo di Pietro Gerini, 1395. Eglise San Francesco de Prato. (Phot. Scala @ Archives Photeb.)
LA MONNAIE FRAPPÉE
En Gaule, Massilia, fille de Phocée, ne monnaie pas le métal jaune. Ses colonisateurs lui ont enseigné bien davantage l'emploi de la monnaie d'argent. Mais les mercenaires celtes qui vont servir au loin, et peut-être aussi les bandes qui sont allées piller Delphes en 278 av. ].-c. rapportent dans leur bagages des quantités de statères en provenance de Macédoine, de Grèce, de l'Italie du Sud, de la Sicile ou de Carthage. Ces pièces paraissent aux Gaulois si belles, si désirables, qu'ils se mettent à les imiter (250 av. ].-c.), d'abord servilement, à l'effigie d'Apollon et à l'empreinte de Philippe, puis plus grossièrement, selon leur fantaisie et avec leurs propres totems : chevaux, loups, sangliers, chamois, renards, aigles ou serpents. De l'autre côté de la Manche, les Celtes ne se comportent pas autrement. Eux aussi importent et plagient le statère macédonien, qu'ils reçoivent en contrepartie de leurs livraisons d'étain. La première monnaie frappée dans l'île qui sera l'Angleterre porte l'effigie d'Apollon.
Rome entre dans la danse Après avoir longtemps effectué leurs règlements en têtes de bétail, les Romains, instruits par l'exemple grec, ont conçu la nécessité de recourir à la monnaie métallique, d'abord en lingots, puis frappée en forme de disques. Mais ils ne disposent guère, en Italie, de métaux précieux. Faute de mieux, comme on l'a vu en suivant la carrière de l'as, c'est au cuivre ou au bronze qu'ils font appel: le métal des peuples pauvres. Quand Rome est victorieuse de Pyrrhus, elle se saisit des trésors du roi d'Épire grâce auxquels elle peut enfin frapper des pièces d'argent, nécessaires aux échanges avec l'Italie du Sud. Elle fait monnayer à Capoue des pièces blanches, analogues à celles qui circulent dans la Grande-Grèce et, lorsqu'elle reprend cette frappe à son compte, c'est dans l'atelier du Capitole, sur lequel veille Junon Moneta, la déesse conseillère, marraine de la monnaie. Quand Rome combat Carthage, c'est le denier qui devient l'unité d'argent fondamentale du système romain. On l'appelle ainsi parce que, marqué d'un X, il vaut dix as de bronze. Sous des noms variés, le· denier d'argent durera quatre siècles et demi. De même que la guerre contre Pyrrhus a donné à Rome le moyen d'émettre des monnaies d'argent, de même la première victoire sur Carthage (240 av. ].-c.) lui permet de frapper des pièces d'or. C'est le nummus aureus, qui commence par peser un trentième de livre et qui avec Constantin deviendra le solidus aureus, le solide d'or, ancêtre du sol, c'est-à-dire du sou. Mais Rome n'a pas pour seul mérite de donner son nom à la monnaie. Elle lui donne une structure. Elle se conforme ainsi à son génie, qui est d'organiser et d'ordonner. Rome construit un édifice politique avec un 65
LA MONNAIE FRAPPÉE
Empire autour d'une-ville; un édifice juridique, avec des lois et des codes; un édifice monétaire qui unifie les moyens de paiement dans tout le monde méditerranéen, jusqu'alors livré à l'anarchie et à la confusion: les drachmes grecques, les dariques perses, les statères macédoniens, leurs milliers de variantes et de dérivés cèdent devant le système monétaire romain, qui, avec l'as, le denier et l'aureus, hiérarchise le bronze, l'argent et l'or. Il n'est cependant pas de structure rigoureuse qui soit à l'abri des épreuves du temps. Tout exemplaire qu'il soit, le système romain évolue et se détériore. Des pièces nouvelles apparaissent qui remettent en question les anciennes. Le sesterce, qui vaut un quart de denier, surgit en 187 avant notre ère et devient en 89 av. ].-c. l'unité de compte, au lieu et place de l'as. Vers 43 av. ].-c., ce même sesterce, qui était d'argent, n'est plus que de bronze: il vaut un centième d'aureus. Auguste le frappe en laiton, qui est un alliage de cuivre et de zinc. Au me siècle, le sesterce perd toute valeur. La courbe de cette dépréciation est parallèle à celle de l'as de bronze, dont on a vu comme il a perdu toute sa substance en l'espace de six siècles, pour finir par s'éteindre. Tel est aussi le sort des pièces de métal précieux: l'aureus, pièce d'or de base du monde romain, n'est pas à l'abri d'une longue et lente érosion. On peut suivre les étapes de son allègement : 10,91 grammes sous Sylla, 9,09 avec Pompée, 8,18 avec César, 7,70 sous Auguste, 7,27 sous Néron, 6,55 sous Caracalla, 5,45 sous Dioclétien, 4,54 sous Constantin lorsqu'il devient le solidus aureus, 3,89 sous Valentinien, alors que va sombrer l'Empire. Le « solide » s'effrite. Tel est, inexorablement, le destin de toutes les monnaies sous tous les Cieux.
Monnaie romaine. As en bronze représentant un taureau, 225-223 avant j.-e. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. © Bibl. nat./Archives Photeb.)
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Premières dévaluations On a déjà évoqué, à propos d'Athènes, la politique de Solon. Pour alléger les charges des débiteurs, devenues insupportables, pour diminuer celles des producteurs et stimuler les exportations, Solon a fait glisser la monnaie attique du système d'Égine au système de l'Eubée (575 av. ].-c.). C'est une dévaluation de près d'un tiers - la première dévaluation de l'histoire. On vient de noter les déboires de la monnaie romaine, de bronze, d'argent ou d'or, qui ne cesse guère de se déprécier à l'épreuve du temps. Comme les êtres humains, comme toutes les institutions humaines, les monnaies naissent, vivent et meurent. Les économistes se donnent beaucoup de mal pour expliquer ce phénomène, comme s'il était difficilement concevable. A la vérité, il est si naturel que l'on ne comprendrait pas comment une monnaie pourrait lui échapper. C'est la loi de la nature. Point de mystère sur les causes des dévaluations: elles répondent à des motifs politiques, psychologiques, économiques. Motifs politiques d'abord: puisque la monnaie est en règle générale une institution publique, sa valeur dépend largement de la décision du pouvoir. Celui-ci fixe le poids, le titre, le cours de la monnaie qu'il émet. Avant d'être un moyen de paiement pour les citoyens, elle est un moyen de gestion pour les responsables de l'État: s'ils ont à couvrir des dépenses dans la paix ou la guerre, ils trouvent dans la monnaie un moyen de financement; s'ils sont honnêtes et prudents, ils assignent aux pièces une juste valeur, celle-là même que suggère le coût du métal utilisé; s'ils sont moins vertueux, ce qui advient quelquefois, ils cèdent à la tentation de majorer le cours de la pièce, ou de diminuer sa teneur en métal précieux. Les pouvoirs publics manquent rarement de bonnes raisons pour justifier leur comportement. S'il leur faut défendre un territoire, payer une conquête, régler une rançon, ou simplement couvrir les frais de grands travaux d'intérêt général, ils font appel à la monnaie: il est plus simple de dévaluer que d'emprunter; une dévaluation est toujours préférable à une faillite, et politiquement préférable à un impôt. Motifs psychologiques (qui sont aussi politiques, d'une certaine façon). Dévaluer, c'est spolier les créanciers, mais c'est aider les débiteurs. Solon l'a compris, en donnant l'exemple d'une première mutation de monnaie. Comme les débiteurs sont généralement plus nombreux que les créanciers, ils pèsent davantage dans les régimes populaires. Il arrive que les souverains recherchent volontiers l'appui du grand nombre, plutôt que celui des minorités. Motifs économiques (qu'on pourrait aussi bien dire techniques ou financiers). Pour frapper des pièces, il est indispensable de disposer du métal nécessaire. N'en a pas qui veut. Les États riches en métaux sont ceux qui disposent de gisements ou qui, vendant à l'étranger plus qu'ils n'achètent, se font régler l'excédent en métal. S'ils en manquent, ils sont portés à régler le problème monétaire en mettant moins de métal dans chaque pièce, par modification de son poids ou de son titre, ou en lui assignant une valeur nominale supérieure à sa valeur réelle. De toute façon, c'est dévaluer. 67
LA MONNAIE FRAPPÉE
Au vrai, le montant de la monnaie émise doit répondre aux besoins de l'économie: si la population augmente, si la production s'accroît, si les transactions se développent, ces phénomènes requièrent une évolution correspondante de la masse monétaire. Faute de quoi, pour faciliter les paiements et maintenir les prix, il faut, par voie d'altération, conférer aux pièces une moindre teneur en métal, de façon à permettre une plus large répartition des espèces. Ces explications paraitront simplettes aux économistes patentés, qui ne reculent ni devant les complexités ni devant le jargon. Mais l'historien peut limiter son ambition à exposer en tentant d'élucider; plutôt que de compliquer ce qui est simple, il préfère simplifier ce qui risque d'être obscur. Des dévaluations, tout au long de l'histoire monétaire, on n'a pas fini d'en rencontrer. On aura l'occasion, plus d'une fois, d'en démêler les causes et les modalités.
Face à face . l'or et l'argent Certaines rectifications sur les monnaies se justifient aussi par la coexistence de l'or et de l'argent, tous deux employés pour la frappe des pièces. Si, entre les deux métaux, le rapport de valeur était invariable, aucun problème ne se poserait; il serait acquis, une fois pour toutes, qu'à poids égal l'or vaut tant de fois l'argent, et que telle pièce d'or vaut tant de fois telle autre pièce d'argent. Dans la réalité, selon les circonstances et les lieux, le rapport de valeur entre métal jaune et métal blanc varie dans de plus ou moins fortes proportions. Là où l'or est présent, et l'argent absent, c'est le prix de l'argent qui l'emporte: ainsi en a-t-il été dans les premiers millénaires égyptiens. Mais en ce temps-là, qui précède l'avènement de la Ire dynastie, le fer aussi vaut plus que l'or. À partir du moment où se nouent des relations d'échanges entre l'Égypte et l'Asie antérieure, l'argent se fait moins rare, et son prix baisse. Vers l'année 3700 av. ].-c., lè cours de l'or dépasse celui de l'argent, le rapport de l'un à l'autre progresse à 2,5 sous le règne du pharaon Ménès (3150 av. ].-c.), pour redescendre ensuite à 2 sous le Moyen-Empire (2000 av. ].-c.) et à 1,7 sous la xx· dynastie (1100 av.].-c.), du fait de l'abondance du métal jaune. Mais il progresse à 7 et 7,5 sous le Nouvel Empire. Les rives de l'Euphrate ne sont pas celles du Nil : comme on y trouve de l'argent à foison, mais non pas de l'or, celui-ci vaut beaucoup plus que l'argent: sept à quinze fois à l'âge d'Our (2100 av. ].-c.). Il n'est pas impossible, comme le rapportent certains auteurs, que les prêtres de Babylone, observant la course des étoiles pour prédire l'avenir, et pénétrés eux aussi des affinités de l'or avec le soleil, de l'argent avec la lune, aient dégagé le rapport de l'année solaire au mois lunaire, et conclu que l'or doit 68
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valoir 13,5 fois l'argent. Ce beau calcul n'a pas empêché le rapport des deux métaux de glisser à six au temps d'Hamourabi (1750 av. J-c.). Tandis que l'or est réservé aux rois et aux grands, l'argent circule dans l'Asie antérieure en quantité suffisante pour être abandonné à un usage plus courant. Il en est de même au pays d'Israël. « Salomon, dit le livre des Rois en forçant un peu la note, fit que l'argent était à Jérusalem aussi commun que les cailloux. » Ce qui est sans doute trop dire, pour un pays où les cailloux sont surabondants. C'est peut-être pour les raisons astrales invoquées par les prêtres de Babylone que Crésus fixe le rapport officiel de l'or à l'argent à 13,33. Le fait est que, de la Perse à la Grèce, les marchés l'ont à peu près ratifié: les invasions achéennes, en ruinant les civilisations de la Crète et de Mycènes, raréfient l'or et font monter ses cours. Au VIle siècle avant notre ère, les Lydiens situent l'or à 13,3 fois l'argent. Au V" siècle, les Athéniens l'achètent sur le pied de 14 contre 1. A la même époque, Agrigente situe ce rapport à 13. Mais quand Philippe le Macédonien s'empare des gisements du Pangée, l'or glisse à 12,5 fois l'argent, pour se consolider à 10 quand Alexandre déverse ses butins métalliques sur l'Occident. À Rome, il faut attendre les victoires sur Carthage et l'afflux de l'or ibérique et gaulois pour que se répande l'usage du métal jaune et pour que fléchisse au-dessous de 9 le rapport or-argent. Sous l'Empire au contraire, l'évasion de l'or vers l'Inde et la Chine le raréfie et relève ce rapport à 12,5 (avec Dioclétien) et à près de 14, quand Byzance prend le relais de Rome. En vain les lois impériales ont cherché à retenir le métal vagabond par un système de prohibitions qui devance de près de deux millénaires les futurs contrôles des changes; interdiction d'exporter des monnaies sous peine de mort, limitation des sommes susceptibles d'être emportées en voyage par les marchands. Rien n'y fait: l'or s'évade.
Suite de la confrontation L'or s'évade si bien, à l'étranger ou dans les cachettes, qu'il disparaît à peu près complètement dans l'Europe des barbares. Le sou d'or, héritier du solidus romain, cesse tout à fait de circuler au VIlle siècle. Restent les deniers d'argent, d'ailleurs peu abondants. On ne peut plus parl~r d'un rapport de valeur entre deux métaux, dont l'un est inexistant, et l'autre à peine présent. Faute de mieux, les paiements s'effectuent en nature; accessoirement en poids de métal: certaine terre s'échange contre quelques onces d'argent, une tunique de soie et une épée. Anticipons sur les siècles à venir: à leur réapparition, le rapport des deux métaux évolue entre 10 et 15. Quand Saint Louis instaurera un régime bimétallique, il retiendra le rapport 12 à 1. En présence d'une raréfaction de l'or, Philippe le Belle portera à 13,8, puis à 16, avant de le ramener à 15. Avec la guerre de Cent Ans, l'argent se raréfiera à son tour, et le rapport 69
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légal des deux métaux tombera au plus bas à 4,1 (en 1419). Après quoi, il se redressera à 8,8 (en 1423), à 10,5 (en 1435) et se maintiendra, à quelques soubresauts près, entre 10 et 12 jusque sous Henri IV. Puis les mines du haut Pérou inonderont le monde de métal blanc. Louis XIV devra porter le rapport jusqu'à 17. Sous Louis XV, il évoluera entre 16,3 et 14,5. Lorsque sombrera l'Ancien Régime, il se situera à 15,5, et c'est ce taux que retiendra la loi de germinal qui créera le franc. Ce ne sont pas les souverains ni leurs ministres qui édictent ces rapports mouvants. Ils résultent de la confrontation des deux métaux, en fonction des découvertes et des transferts. L'or n'est que le métal des gros règlements : il n'est pas à la portée de toutes les bourses, ni à l'échelle des transactions courantes. Les petites gens n'en connaissent pas la couleur. On paie en or un navire ou un château, mais non pas une écuelle ou un chapeau. C'est l'argent la monnaie de base. Souvent même, la monnaie la plus usuelle est de métal commun, par exemple de billon (un alliage de cuivre et d'argent, de beaucoup de cuivre et de peu d'argent), ou de bronze (un alliage de cuivre et d'étain). Billon et bronze servent aux règlements des paysans ou des journaliers. L'or est le métal des gros négociants et des gouvernements. Pourtant, les métaux coexistent et, lorsque le montant à payer est suffisamment élevé, le débiteur peut se libérer, à volonté, en or ou en argent. Il choisit de régler dans la monnaie qui est pour lui la plus avantageuse, en tenant compte de la valeur nominale et de la valeur marchande des deux métaux. S'il constate un écart appréciable entre ces deux valeurs, il se libère en offrant le métal surévalué : il paie avec la mauvaise monnaie, il garde la bonne. C'est ce phénomène que note Aristophane, quand il remarque la disparition des pièces fortes et neuves, alors que les pièces usagées et fatiguées demeurent en circulation. Dix-neuf siècles plus tard, le Polonais Copernic formulera une semblable observation, et l'Anglais Thomas Gresham, futur lord chancelier, lui donnera sa forme classique : « La mauvaise monnaie chasse la bonne. » Dans ces conditions, pour égaliser la concurrence entre les métaux rivaux, pour éviter de voir l'argent chasser l'or (dans le cas d'abondance de l'argent) ou l'or chasser l'argent (dans le cas d'abondance de l'or), les pouvoirs publics doivent procéder à des mutations et aligner le rapport légal sur le rapport commercial, en relevant ou en abaissant certaines espèces : ces dévaluations ne sont que des ajustements. Par la raison supplémentaire de ces ajustements, il est manifeste que la monnaie n'est pas stable. Elle n'est pas une unité de mesure abstraite, comme les unités de longueur ou de poids. Le mètre, le gramme auront une définition immuable. La monnaie, création de l'homme, instrument à l'usage de l'homme, participe à l'instabilité humaine. Ses périodes d'immobilité sont l'exception. Sa mobilité est la règle.
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Chapitre 5
LE MÉTAL ROI
Agamemnon, fils d'Atrée, frère de Ménélas, éPoux de Clytemnestre, beau-frère d'Hélène ... Voici son masque d'or. Art mycénien, 1580-1550 avant J.-c. (Musée national, Athènes. Phot. © Spyros Meletzis/Arch. Photeb.)
Des mérites concrets Quitte à bafouer quelque peu la chronologie et à rompre le fil de l'histoire monétaire, on se doit ici de revenir en arrière ou de devancer l'événement pour évoquer tout à loisir le cas du métal roi : l'or. Il mérite cette parenthèse, puisqu'il joue un rôle d'exception. De l'or, on a déjà dit sommairement les qualités physique et chimiques, qui le situent hors de la commune mesure. Que l'or soit un métal lourd et brillant, ce n'est pas une raison suffisante pour en faire un produit singulier. Sa densité (19,5), sa masse atomique (196,967), son point de fusion (1 064 degrés), au-delà duquel il émet des vapeurs violettes, son point d'ébullition (2960 degrés), la forme cubique de ses cristaux comme ceux du diamant, du fer, du plomb, du cuivre ou de l'argent - , le fait que l'enveloppe extérieure de l'atome d'or compte un seul électron et que son avant-dernière enveloppe compte dix-huit électrons - comme pour le cuivre et l'argent -, le fait que l'on recense soixante-dix-neuf protons pour le noyau de cet atome - contre quatre-vingt-deux pour le noyau de l'atome de plomb - n'expliquent pas le miracle de l'or. Les qualités concrètes et pratiques du métal jaune sont assez étonnantes, sans non plus suffire à justifier sa vocation. Lingot, il se laisse tronçonner, modeler, marteler à froid. Réduit à l'état de feuille, il peut ne pas dépasser une épaisseur d'un quinzième de micron, soit la quinzième partie d'un millième de millimètre, et il laisse alors filtrer une lumière verte. Avec une once d'or, soit un peu plus de 31 grammes, on peut recouvrir une surface de 30 mètres carrés. Fil, l'or s'étire sur des longueurs incroyables: cette même once de métal s'allongerait sur 90 kilomètres, ou enroberait un fil de cuivre sur 1 800 kilomètres - la distance de Paris à Athènes. L'or a aussi le mérite d'être résistant. Sa limite d'élasticité est de 4 kilos par millimètre carré, sa charge de rupture atteint 13 kilos au millimètre carré. Il est bon conducteur d'électricité. Il est bon isolant de la chaleur ou du froid: la pellicule d'or la plus menue isolera les instruments de mesure d'une fusée spatiale de l'effroyable chaleur dégagée par les moteurs. Mais après? Mais encore? Les chimistes retiennent que l'or est quasiment inaltérable. Dans l'air, à toute température, il garde le même éclat. Dans l'eau, et même dans l'eau salée, il peut séjourner durant des siècles sans rien perdre de ses qualités: quand le chasseur de trésors Kip Wagner retirera du fond de la mer, au large de la Floride, la précieuse cargaison d'une flotte espagnole engloutie deux cent cinquante ans plus tôt, il retrouvera l'or aussi brillant que s'il sortait de chez le bijoutier. Aucun acide n'agit sur l'or. Il faut un mélange d'acide chlorhydrique et d'acide azotique pour le dissoudre; les vertus de ce mélange paraîtront si royales que les alchimistes le dénommeront « eau régale ». Cependant, il existe des métaux plus lourds, ou plus rares, des métaux aussi séduisants, aussi constants. Dans la classification du Russe Mendeleïev, l'or ne figure qu'au soixante-dix-neuvième rang, entre le platine et le mercure: un métal parmi d'autres métaux. C'est, dira Buffon, de toutes les matières du globe la plus tenace. La plus pure, dira Diderot. La plus parfaite, dira le dictionnaire de l'Académie. Ces adjectifs laudateurs ne prouvent rien, que l'admiration. 73
LE MÉTAL ROI
Mais pourquoi cette admiration ? Quand on a constaté les avantages physiques et chimiques de l'or, on n'a pas expliqué le prestige qui l'entoure, et qui lui vaut sa place dans l'histoire de la monnaie.
Une présence géologique Le roman de l'or commence avec la formation de la planète. Boule de feu en mouvement, la Terre a vu d'abord les métaux les plus lourds se concentrer vers le noyau central, les métaux les plus légers affleurer à la périphérie, avec d'inévitables poussées du centre vers le pourtour. Puis une croûte s'est formée à la surface du magma. Quand se sont plissées les chaînes de montagnes, quand ont craché les volcans, le brassage des métaux s'est poursuivi, l'or s'est dispersé dans des sites variés, tantôt dans des couches granitiques, tantôt dans des filons de quartz, tantôt dans des ciments siliceux. Tous les âges du globe ont participé à ces bouleversements, qui se sont multipliés au tertiaire et au quaternaire. Résultat: l'or est partout sur la terre et dans les mers. On le trouve à l'état natif, ou en combinaison avec d'autres métaux. Natif, il n'est jamais tout à fait pur. Allié à l'argent, dans des proportions qui le font virer du jaune au blanc, il prend ce nom d'électrum, qu'on a déjà rencontré à l'âge des premières monnaies frappées : les Grecs rapprochaient sa couleur de l'ambre jaune, qu'ils appelaient elektron. Allié au plomb dans la galène, au zinc dans la blende, au fer ou au cuivre dans la pyrite, à l'antimoine dans la stibine, présent souvent dans les gisements de mercure, dans les minerais de tellure ou d'uranium, l'or libre se présente sous formes de pépites, de paillettes ou de poudre. Les pépites sont des cristaux qui s'arrondissent en galets quand elles sont roulées par les eaux. Leur nom vient d'un mot espagnol qui désigne le pépin, et leur dimension peut être celle d'un pépin de fruit. Mais il est des pépites géantes, de 50 kilos et davantage - comme les chercheurs en découvriront en Californie, au Congo, en Afrique du Sud ou dans l'Oural. Certaine pépite australienne, extraite du désert de Victoria, pèsera 92 kilos. Les paillettes sont des filaments - de petites pailles - qui constellent le sable. La poudre est une poussière de pépites. Paillettes et poudre apparaissent dans le lit des rivières, où les ont entraînées les eaux de ruissellement, après érosion des filons d'origine. Si l'on remonte de la rivière à la montagne, l'or figure dans des filons verticaux ou dans des couches sédimentaires horizontales. Filons et sédiments peuvent affleurer au sol, ou pénétrer profondément dans la croûte terrestre. Au total, l'or est à la fois répandu et peu commun. L'écorce du globe le recèle à raison d'environ un centigramme à la tonne, les océans en contiendraient de 1 à 60 milligrammes par mètre cube. Ainsi les géologues et les océanographes concluent-ils que des milliards de tonnes d'or attendent, dans la terre et les eaux, qu'on vienne les chercher. Mais la
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QUELQUES PÉPITES CÉLÈBRES
Rien ne vaut une plantureuse pépite pour entretenir la fièvre de l'or. Le coup de pic d'un orpailleur chanceux a parfois suffi à déclencher des ruées vers un gisement. Aussi l'histoire de l'or retient-elle soigneusement les découvertes les plus prestigieuses; et elle donne leurs lettres de noblesse aux pépites les plus fameuses,' tel en Californie, le Fricot Nugget, de 6 bons kilos, exemple type d'une masse d'or cristalline, découvert en 1865 ; et, plus phénoménal, le Carson Hill, de plus de 40 kilos " de quoi mobiliser des foules de chercheurs ... En Australie, la plaque de Holterman, trouvée en 1872, pesait 235 kilos et mesurait 1,42 mètre, record absolu. Elle n'a pourtant pas fait oublier Lady Don, de près de 19 kilos, découverte à Ballarat dans une veine de quartz; ni Welcome Stranger, d'environ 70 kilos, trouvée dans la même région, à Black Lead en 1872 ; ni Welcome, de 63 kilos, trouvée encore à Ballarat, dans un filon à 60 mètres de la surface, ni Blanche Barkley (54 kilos, dans l'État de Victoria) ; ni Precious (52 kilos, à Rheola) ; ni la pépite de Molvague (95 kilos). Dans l'Oural, certaines pépites ont atteint à la célébrité,' elles pesaient respectivement 36 kilos (BolchoÏ treougolnik, c'est-à-dire Grand Triangle), 40 kilos (Tielgunski), 33 kilos (la pépite de Bateman, extraite en 1952). .../ ..
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En Afrique du Sud, où l'on travaille en profondeur sur un métal dispersé, les pépites sont rares et modestes; le record du Transvaal ne dépasse pas 10 kilos, à Pilgrim 's Res Creek. Au Brésil, les chercheurs du xx: siècle tirent gloire d'une pépite de 35 kilos, découverte au Morro di Babilonia. La France se contente de pépites moins exceptionnelles. Selon Philippe Gentilhomme (dans une brochure sur l'or éditée par Total), la plus grosse qu'on ait découverte, aux Avols (dans l'Ardèche), ne se mesure qu'en millimètres et ne se pèse qu'en grammes; 100 mm de longueur, 50 de largeur, 15 d'épaisseur, pour un poids de 543 grammes - trouvaille d'un paysan qui, à la fin du siècle dernier, en ramassant du bois, tombait sur de l'or... Les pépites françaises sont, au mieux, de la taille d'une noix ou d'une noisette, voire d'un pois chiche. Mais on en parle !
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LE MÉTAL ROI
teneur moyenne est infime, et seuls sont exploitables les gîtes qui offrent une concentration suffisante de métal. Prodigieusement abondant et prodigieusement disséminé, l'or est finalement rare. Cette rareté est assurément l'un des éléments de sa valeur. Cependant, pas plus que ses qualités physiques et chimiques, elle ne suffit à expliquer l'envoûtement qu'il exerce sur le genre humain.
Un envoûtement Pour l'homme, plus qu'un métal, l'or est une passion. Elle seule explique pourquoi il se situe hors du commun. Du jour où l'homme connaît l'or, il est fasciné. Fasciné, mais longtemps incapable de tirer parti de cette matière qui l'éblouit. Comment mobiliser à son profit ce minerai flamboyant, qui échappe à ses techniques balbutiantes? C'est le hasard sans doute qui, à l'âge de la pierre polie, dont on fera le Néolithique, le guide vers une pépite plus grosse et plus complaisante que d'autres. Il la ramasse, la caresse, la soupèse, l'admire, la martèle: voici l'âge des métaux qui commence. On a déjà dit comment est née la métallurgie de l'or, comment les Égyptiens ont appris à fondre le métal. Mais à quoi peut-il servir? A la différence du cuivre, du bronze, du fer, avec lesquels on fait des outils et des armes, de quoi travailler et combattre, l'or apparemment ne sert à rien; il est trop mou, à l'état pur, pour forger des instruments de vie ou de mort. Il faut pourtant croire que sa beauté est ensorcelante, puisque partout, et dès l'origine, l'homme est ensorcelé. Toute l'histoire de l'or tient en cette constatation: l'or est un métal magique. Là où les géologues voudront voir un caillou, et les économistes une marchandise, le sociologue et l'historien devront voir une foi. La foi défie l'analyse. Mais le fait est que l'or évoque le soleil et le feu, qui sont articles de religion. Pour les Égyptiens, l'or est la chair même de Râ, dieu du Soleil et, dans la mythologie thébaine, maître universel et roi des dieux. Râ-Soleil naît, chaque matin, sous la forme d'un veau d'or. Il parcourt ses royaumes sur deux barques d'or. En prenant de l'âge, il a vu son corps même se transformer en or. « Ma peau, dit-il, est de l'or pur. » Ainsi se confondent la chaleur fécondante du soleil et le métal jaune. Si Râ est incorruptible comme l'or, en revanche l'or peut être corrupteur. Quand la déesse Isis veut obtenir du dieu-passeur Anti l'accès de l'île interdite où Râ s'est retiré, elle remet un anneau d'or pour prix de son passage: car l'or achète les consciences des dieux comme des hommes. De même qu'il est la chair du soleil, l'or est la chair des dieux issus de Râ. La déesse Hathor, qui est l'œil du soleil, est l'or incarné. On l'appelle la Flamboyante, la Flamme d'or, la Dorée, la Vache d'or. Les mines d'or sont un don d'Isis aux pharaons. La déesse dit au roi:« Je te donne les pays de l'or. » Aussi bien, le pharaon lui-même se dénomme l'Horus d'or, et, dieu vivant, il participe de l'éternité charnelle du soleil. 77
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De l'autre côté de la mer Rouge, les Hourrites et les Hittites mêlent aussi l'or et la religion. Pour les premiers, le dieu de l'Orage n'affronte le fils du roi des Dieux qu'après avoir ordonné de recouvrir d'or la queue du taureau qui tire son char. Chez les Hittites, telle reine promet à la déesse Hébat une statue d'or si elle rend la santé à son époux. Sur les rives de l'Euphrate, l'or est rare. Les Mésopotamiens doivent se contenter de recourir aux techniques du placage, en leur attribuant un sens rituel : sur les statuettes sacrées des Babyloniens, les mains et le visage, parties nobles du corps, sont souvent recouverts d'une feuille d'or, parce que le métal a valeur de purification. Sur les ziggourats, qui sont les temples en forme de pyramides à degrés, le dernier étage est en or, couleur du soleil. Suse utilise l'électrum pour sculpter un porteur d'offrandes qui tient de la main gauche un chevreau doré. Treize siècles plus tard, Nabuchodonosor passe pour ériger une statue d'or de six coudées de haut, que tous les dignitaires ont ordre d'adorer, sous peine d'être jetés dans une fournaise. On veut croire, malgré le prophète Daniel, que ce colosse est seulement plaqué d'or : toute la production de minerai de l'Antiquité ne suffirait pas à un pareil monument d'or massif. Quand les Phéniciens construisent le temple de Baal, ils entonnent le chant qui prête au dieu ces paroles: « Mon sanctuaire est plein d'or. » Sur cette lancée, les Hébreux n'ont plus qu'à reprendre à leur compte l'hymne de l'incomparable métal.
L'or chez les Hébreux La Bible ruisselle d'or. En Éden, le jardin est arrosé par un fleuve qui se divise en quatre bras: « Le premier s'appelle le Pishôn : il contourne tout le pays de Havila, où il y a l'or. L'or de ce pays est pur. » Abraham, on l'a vu, est riche d'or comme de troupeaux. Son serviteur, rencontrant Rebecca, lui met aux narines un anneau d'or, aux bras deux bracelets pesant dix sicles d'or. À Moïse, Yahvé donne des conseils précis pour dépouiller les Égyptiens: « Vous ne vous en irez pas les mains vides. La femme demandera à sa voisine des objets d'or [... ] Vous en couvrirez vos fils et vos filles. » Sur la montagne, Yahvé ordonne à Moïse de construire l'arche: «Tu la plaqueras d'or pur, tu garniras son pourtour d'une moulure d'or. Tu fondras pour l'arche quatre anneaux d'or [ ... ] Tu feras des barres en bois d'acacia, que tu revêtiras d'or. Tu feras un propitiatoire d'or pur, de deux coudées et demie de long et d'une coudée et demie de large. Tu façonneras au marteau deux chérubins d'or. » Puis, interminablement, Yahvé précise la tâche de Moïse. Qu'il fasse la table, plaquée d'or avec moulures et anneaux d'or. Qu'il fasse d'or pur les plats, les coupes, les aiguières, les patènes à libation. Et aussi le candélabre, les lampes. Pour la demeure, pour 78
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l'autel des parfums, agrafes, cadres, anneaux, traverses, colonnes, crochets seront d'or ou plaqués d'or. Pour les prêtres, écharpes d'or, chatons d'or, chaînettes, clochettes d'or. Pour le diadème, « tu feras une lame d'or pur ». On finit par se demander où les Hébreux peuvent trouver tant de métal. Yahvé n'y pourvoit qu'en principe: « Dis aux enfants d'Israël de prélever pour moi une contribution [... ] Vous accepterez de leur part, comme prélèvement, de l'or. » Comment s'étonner ensuite que les Hébreux adorent le veau d'or? Selon le livre de l'Exode, le peuple, voyant que Moïse tarde à descendre de la montagne, demande un dieu à Aaron:« 6tez les anneaux d'or qui pendent aux oreilles de vos femmes, de vos fils et de vos filles, et apportez-les moi », répond Aaron. Puis, « les ayant reçus de leurs mains », il fait fondre le métal dans un moule et en coule une statue de taureau; sans doute. consacré à Baal, et dont les Écritures, par dérision, feront un veau. Le peuple s'écrie: « Voici ton dieu, Israël ! » Yahvé s'indigne, Moïse se saisit du veau et le brûle. Mais ne se garde-t-il pas d'anéantir le métal? Ille réduit en une fine poussière dont il saupoudre la surface de l'eau qu'il fait boire aux enfants d'Israël. Depuis ce jour, le dieu d'or reste en leur cœur. D'ailleurs, ce n'est pas le seul veau d'or de la Bible. Le livre des Juges parle d'une autre « image de métal fondu » au camp des Danites. Le livre des Rois évoque Jéroboam dressant deux veaux d'or, l'un à Béthel, l'autre à Dan. Saül accroche des joyaux d'or aux vêtements des filles d'Israël. David emporte à Jérusalem les rondaches d'or qu'il a enlevées à la garde du roi de Coba, et consacre à Yahvé l'or de toutes les nations qu'il a subjuguées. Salomon revêt d'or fin, dans le Temple, le Saint des Saints, les chérubins, les palmiers sculptés et jusqu'au plancher, « à l'extérieur et à l'intérieur ». Dans le Cantique des cantiques, le nom du métal revient comme un motif musical: « Mon amie, nous te ferons des colliers d'or / Mon bien-aimé, sa tête est de l'or pur / Ses mains sont d'or, faites au tour / Ses jambes sont des colonnes de marbre sur des socles d'or. » Poétisé, promu au rang de métal liturgique, sacralisé, presque divinisé, l'or a manifestement une autre valeur que celle que lui confère la nature: il accède au domaine du surnaturel.
À travers les religions de l'Orient Fétiche ou dieu, l'or est dans toutes les religions que s'offrent les peuples de l'Orient. Dans un temple des Mèdes, situé en pleine Bactriane, sur la rive droite du fleuve que les Anciens nomment l'Oxus (aujourd"hui Amou-baria), on retrouvera un fabuleux trésor, composé des offrandes des fidèles : plaques et plaquettes d'or, bracelets, vases ou statuettes à caractère votif. A travers l'Iran, d'autres trouvailles confirmeront le rôle 79
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magique de l'or: épingles ou fibules, croix, palmettes ou merlons, toujours en guise d'amulettes, de reliques, de talismans, comme si l'or avait des vertus bénéfiques. Les dieux eux-mêmes, dans le panthéon mazdéen, savent le pouvoir du métal: c'est muni d'un anneau et d'un aiguillon d'or que Yima écarte les cataclysmes; c'est dans un palais d'or, construit sur le mont Albourz, que Kay Us règne sur le monde, et il suffit de faire le tour de ce palais pour 9ue les malades recouvrent la santé, pour que les vieillards recouvrent la Jeunesse. En Inde, le dieu Agni est le soleil, le dieu Soma est la lune. Tous deux, se fondant en un être unique, engendrent une seule substance, qui est l'or. Métal sacré, l'or peut dans les sacrifices remplacer le feu. Le monde, au demeurant, est né d'un œuf d'or. Brahma, après y avoir séjourné un an, l'a coupé en deux, pour faire de la moitié supérieure de la coquille la voûte céleste, de la moitié inférieure la sphère terrestre. De l'œuf d'or a jailli l'Être primordial, avec mille têtes, mille bras, mille jambes. Le soleil sort de son œil, la lune de son âme. De sa bouche sortent les brahmanes et les chèvres, de ses bras les guerriers et les moutons, de ses cuisses les marchands et les bovins, de ses pieds les travailleurs et les chevaux: tout procède de l'or. Le peuple de l'Inde ne l'oubliera pas: au dieu Varuna, qui règle les mouvements du ciel et de l'eau, il attribue une armure d'or; aux jumeaux Ashvins, qui sont les dieux guérisseurs, il donne la couleur de l'or. Dans tous les sanctuaires de l'Inde, et pour longtemps, les lampes seront d'or, comme les statues des divinités. Toujours en Inde, les mythes du jaïnisme réservent à l'or un rôle de choix. Maru Devi, avant de donner naissance au premier des Sages, fait un rêve peuplé de lunes et de soleils, de vases d'or, d'un lac d'or liquide, et un second rêve dans lequel elle voit un taureau d'or entrer dans sa bouche; ce qui l'avertit du destin surnaturel de son fils. Siddhârta, en donnant naissance au dernier des Sages, voit tomber sur son palais une pluie d'or et de fleurs. Bouddha lui-même, quand vient son tour, descend sur terre par une échelle d'or. Il est assis sur un lotus d'or. Et Matreya, le Bouddha de l'avenir, celui qui renaîtra au monde pour sauver les hommes, a la couleur de l'or. Au Japon, le Bouddha vénéré à Nara porte une auréole d'or, le Bouddha du temple d'Horeguyi est de bois doré. La déesse Benzai-ten est exaltée par un texte fameux, dit le «Roi suprême de l'Éclat d'or». Le dieu Daikoku, qui préside à la richesse, tient à la main un sac d'or, ou bien un marteau magique avec lequel il peut à volonté faire surgir le métal précieux. Kyoto, ville sacrée, s'enorgueillit de son Pavillon d'or. Reste la Chine : l'or est absent de son panthéon, comme de son économie. Les Chinois ne monnaieront guère que le métal blanc. Ce n'est pas le fait d'un hasard: n'ayant pas de mythologie de l'or, ils ignoreront longtemps la monnaie d'or. Pareillement, les Arabes, dont les mythes prennent corps en un temps où l'or est absent de leurs mains, semblent ne pas participer à l'universel envoûtement.
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Le masque funéraire de Touthankhamon, en or massif battu, incrusté de pierres semi-précieuses et de pâtes de verre polychromes, 1361-1342 av. J.-c. (Musée égyptien, Le Caire. Phot. © Fatby-Rapho.)
Le char du soleil de Trundholm. Art germanique, 1500-500 av.J.-c. (Musée national danois, Copenhague. Phot. ft) Royal Danish Ministry for Foreign Affairs/Archives Photeb.)
Un masque funéraire en or de la culture chimu. Pérou, milieu IX' - milieu Xl' siècle apr. J.-c. La plaque est aux traits du dieu Naymlap. (Musée de l'Or, Lima. Phot. ft) G. Dagli Orti.)
Collier d'or étrusque, provenant de la nécropole La Peschiera, à Todi, Italie. IV'-Ill' siècle avant J.-c. Longueur 61 cm. (Phot. If) Leonard von Matt.)
Parure de nez en or, à pendeloques. Civilisation Calima, Colombie. (Musée de l'Or, Bogota. Phot. 'If) Giraudon/Archives Photeb.)
Portrait d'une dame saxonne, avec ses parures de bijoux, par Lucas Cranach le Jeune, vers 1543. L'or-fétiche est devenu l'or-parure. Au XVl" siècle, les maîtres joailliers créent de véritables chefs-d 'œuvre. (Staatsgalerie, Stuttgart. Phot. @ du Musée/Photeb.)
À travers les religions de l'Occident Pour les peuples méditerranéens, l'or se confond, non plus avec le soleil, mais avec l'éclat de la foudre: chez les Grecs, il est le fils de Zeus, maître du Tonnerre. Quand ce même Zeus veut séduire Danaé, il se métamorphose en pluie d'or. Né de cette pluie d'or, Persée a pour descendant Héraclès, qui couronne ses exploits en enlevant les pommes d'or du jardin des Hespérides. C'est une autre pomme d'or qu'offre le berger Pâris, sur le mont Ida, à Aphrodite, au risque de déchaîner la guerre de Troie. Dans Homère, sont d'or la tunique, le fouet et la balance de Zeus, le glaive et le bouclier d'Apollon, les sandales d'Athéna, la baguette d'Hermès, les rènes d'Artémis, le fouet de Poséidon, les ailes d'Isis, les agrafes de la robe d'Héra, le frontal des chevaux d'Arès, les jantes du char d'Hébé. D'or toujours, le palais d'Hélios, l'épée de Chrysaor, le collier que forge Hephaïstos pour le mariage d'Harmonie. D'or, les mines que les Arimaspes tentent de ravir aux griffons. D'or très véritable, cette fois, la tunique et les sandales des statues de Zeus à Olympie, celles de Pallas à Athènes, et les Victoires ailées érigées au seuil de l'Acropole. Est-ce tout? le Thessalien Jason, sur le navire Argo, s'en va en Colchide à la conquête de la Toison d'or; le Phrygien Midas obtient de Dionysos le pouvoir de transformer en or tout ce qu'il touche, jusqu'au jour où il perd sa vertu en plongeant dans le Pactole. Dans l'Iliade, l'or pare le bouclier, le cimier d'Achille, l'armement et l'épée d'Agamemnon, le javelot d'Hector; dans l'Odyssée, la quenouille d'Hélène, la navette de Calypso, le sceptre de Tirésias ... À Bethléem, Balthazar offre de l'or àJésus, en signe de royauté. À Rome, Néron se fait construire sur l'Esquilin sa domus aurea, ce palais d'or destiné à glorifier le soleil et la religion solaire. Dans les pays du Septentrion, le soleil, parce qu'il est plus rare, n'en est que plus vénéré; l'or, de même, prend valeur de talisman. Pour les Une plaque de ceinture: lion-griffon terrassant un cheval. Art scytho-sibérien, v'-w' siècle av. J.-c. (Coll. sibérienne du Cabinet d'Art de Pierre-le-Grand. Musée de l'Ennitage, Leningrad. Phot. @ Walter Drayer/Arch. Photeb.)
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Turco-Mongols de Sibérie, l'axe de l'univers est un arbre d'or, à la cime duquel siège le soleil, dont les rayons sont de longs cheveux d'or. Les Russes de Kiev auront une idole à la moustache d'or; les Scythes portent des ceintures d'or, aux pouvoirs magiques. Plus qu'aucun autre peuple, les Germains réservent à l'or une place d'élection dans leur mythologie: d'or, le coq qui surveille l'horizon du sommet du frêne, symbole de l'univers, le casque, l'anneau, la lance de Wotan, les murailles du Walhalla, le trésor souterrain du roi Nibelung, dont Siegfried fera l'or du Rhin; le marteau de Thor, qui extermine les géants, le collier de la déesse Freyja, la chevelure de Sif, le sanglier qui tire le char du dieu Freyr. C'est pour l'or qu'éclate la guerre des dieux. Ce sont des tables d'or qui surgissent sur la prairie, au terme du cataclysme. Ce sont de vraies et belles cornes d'or que retrouveront les archéologues dans l'île danoise de Seeland : témoignage d'une civilisation fertile en mythes. En Extrême-Occident, de l'autre côté de la mer océane, les religions s'incorporent aussi le métal jaune : le dieu Quetzalc6atl a révélé aux Aztèques l'art de le travailler. Chez les Chibchas, le héros Bochica, de sa baguette d'or, a fendu la cordillère; leur roi, après s'être fait enduire la peau d'argile poudrée d'or, s'embarque sur un radeau chargé d'or, et jette le métal en offrande aux dieux. En Amérique centrale, pour les tribus Cuna, l'arbre de vie n'a pu être abattu qu'avec une hache d'or, et, pour recueillir toutes les richesses de l'arbre, le soleil a tendu des filets d'or. Quand les Espagnols débarqueront au Nouveau Monde, ils le trouveront ruisselant de fables et de richesses, dont l'or sera la vedette.
Dans les tombeaux Rien de mieux que l'or pour honorer les défunts, comme pour honorer les dieux. Pour que les vivants se privent volontairement, au profit des disparus, de trésors dont ils ne recouvreront jamais la jouissance, il faut que ce sacrifice ait un sens propitiatoire. Mettre de l'or dans les tombeaux, c'est s'assurer la bienveillance des morts, c'est attirer sur toute la communauté les faveurs de l'Au-delà. Dans les sépulcres égyptiens, l'éclat de l'or, tenant lieu de soleil, est censé réchauffer le pharaon qui a cessé de vivre : armes, mobilier funéraire, masques mortuaires, pectoraux, colliers, bracelets d'or dans des sarcophages d'or sont enfermés dans des mausolées triomphaux ou engloutis dans des cachettes destinées à braver les siècles. Vestiges de la civilisation sumérienne, les tombes d'Our recèlent d'autres trésors : vaisselles, casques, poignards, vases d'or accompagnent rois et reines dans leur ultimt! demeure ... À Mycènes, à Vaphio, en Crète, les princes achéens sont inhumés avec leurs masques et leurs parures finement ciselés de métal jaune. Exemple suivi en Cornouailles ou en Gaule, en Autriche ou en Bulgarie, en pays scythe ou celte, où l'on retrouvera coupes et diadèmes, haches et colliers d'or.
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Fibule en or. Art étrusque, VII' siècle av. J.-c. (Musée archéologique, Florence. Phot. G.-P. Pineider @ Arch. Photeb.)
Dans les nécropoles étrusques, les guerriers reposent avec leurs armes, les femmes avec leurs bijoux : des orfèvres d'Étrurie font mieux que marteler, sculpter, ciseler le métal. Ils multiplient l'éclat de l'or en répartissant sur un gobelet ou sur une lampe des centaines de petites billes de métal qui alternent ombres et lumières, ou bien en revêtant vases ou fresques de fils d'or de la finesse d'un cheveu. C'est leur façon de donner une âme aux objets qu'ils enferment dans les tombeaux. Tandis que les pillards de toute espèce, conquérants de royaumes ou détrousseurs de cadavres, font main basse sur les richesses qui se trouvent à leur portée sous le soleil, les sépulcres, plus ou moins enfouis dans les profondeurs de la terre, souvent dissimulés volontairement aux regards de ceux qui pourraient en convoiter le contenu, échappent aux profanateurs. Ainsi ne découvrira-t-on qu'au xx e siècle, dans la vallée des Rois, les chambres funéraires de Toutankhamon. Les archéologues pourront s'émerveiller, au-delà d'un mur en or massif, devant les quatre coffres en or d'un sarcophage inviolé, où les attendait, avec un entassement de bijoux, le masque funéraire, en or incrusté de lapis-lazuli, du jeune pharaon. Une même surprise est réservée aux fossoyeurs du Nouveau Monde. Les conquistadors ne laisseront rien de ce dont ils s'emparent et, pour la raison ou le prétexte que ces merveilles représentent des faux dieux à l'usage d'idolâtres, ils les livreront aux creusets, pour en faire des lingots anonymes. Mais ils ne trouveront pas les offrandes déposées au fond des sépultures : masques, couronnes, pectoraux, colliers, bracelets, couteaux sacrificiels, vases des civilisations vicus, mochica, chimu (du VIe siècle avant notre ère au xv"), qui ont précédé la civilisation inca. Quatre siècles après les conquistadors, des archéologues amateurs les découvriront. S'ils se les adjugent, eux aussi, du moins ne les détruisent-ils pas. Ces trésors sacrés finiront dans les musées, à Lima ou Bogota. Ils sont bien plus que des objets d'or, ils sont l'histoire d'un peuple.
L'or parure Entre l'or fétiche et l'or-parure, les frontières sont imprécises. Si l'homme éprouve très tôt le besoin de se parer, ou de parer sa demeure, le fait-il à l'origine dans des intentions religieuses ou dans des intentions artistiques? Le sacré et le beau se superposent, l'amulette et le bijou se confondent. De même, sur les parois des cavernes, les images des animaux procèdent de l'envoûtement autant que de l'ornement. Au cœur des sanctuaires, les statues des dieux appartiennent au culte et à l'art.
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Ainsi se mêlent superstition et esthétique : si les Égyptiens portent des scarabées d'or, si les Crétois retiennent la tête du taureau parmi leurs motifs de prédilection, si les Étrusques font grand cas du lion, qui dira dans ces choix la part du ciel et de la terre? Mais enfin, à la longue, les fins magiques comptent moins que les fins décoratives. Autant que la consolation des morts, l'or est la récompense des vivants. Il est le signe extérieur de la puissance, du rang social. L'orfèvre, qui a d'abord été quelque peu sorcier, n'est plus qu'un forgeron-sculpteur, avant de devenir un banquier. Donc l'or se fait ornement, pour parer l'homme et la femme: couronnes, diadèmes, boucles d'oreilles, colliers, pendentifs, médaillons, parures de poitrine, brocarts, broches, bracelets, les parures d'or sont sans nombre. Le cas de l'anneau est complexe: il est symboJe d'union, très exactement symbole d'alliance; il peut être signe de commandement et de dignité; en lui, la magie rejoint la parure. Les anneaux fameux figurent à toutes les pages de la légende et de l'histoire : anneaux de Prométhée et de Gygès, de Polycrate et de Salomon, d'Aladin et de Siegfried; et aussi, plus tard, l'anneau que le doge de Venise jettera dans l'Adriatique, pour célébrer ses noces avec la mer. L'or n'est pas un métal de combat. Sans alliage, il est trop malléable. De toute façon, il est trop lourd. Mais il est qualifié pour la parade et le cérémonial: hachettes dorées des Crétois, haches des tribus danubiennes, épées mycéniennes, poignards troyens et persans, arcs des Scythes, boucliers du roi Salomon. Dans la maison, l'or est présent avec des trônes, des coffres, des tables, des cadres, des statues ou statuettes, des vases, coupes ou tasses, des aiguières, saucières, plats ou vaisselles variées; il sera présent dans les bibliothèques, sur les reliures et les enluminures. Puisque l'homme en fait si grand usage dans sa vie spirituelle et matérielle, comment ne s'en servirait-il pas aussi à des fins monétaires? L'or a les qualités abstraites et concrètes qui le prédisposent à devenir instrument d'échange et de thésaurisation. A condition qu'il soit produit en quantités correctes, c'est-à-dire assez abondantes pour n'être pas inaccessible, et assez exceptionnelles pour être désirable.
La production de l'or Insignifiante à l'origine, faible dans les millénaires éloignés, la production de l'or s'accroît beaucoup par la suite, pour cette simple raison que la planète est de plus en plus habitée, de mieux en mieux prospectée, que les besoins d'or, en grandissant, stimulent les recherches, et que les techniques de l'extraction s'améliorent. L'or est d'abord un métal africain. Les gisements se situent entre Nil et mer Rouge, puis dans la brûlante Nubie (qui est, étymologiquement, le pays de l'or et que les Égyptiens colonisent à coups de fouet) : quatre à cinq mille ans de suprématie égyptienne, pour une production supérieure 84
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à trois mille tonnes. Afin de compléter leurs ressources en or, les pharaons organisent des expéditions pour s'en procurer sous d'autres cieux: leurs flottes reviennent chargées d'or du pays du Pou nt, qui se situe plus au sud, peut-être du côté du Zambèze et du Limpopo, là où l'on trouve aussi de l'ivoire et des peaux de lion. Les « bandes dessinées» du temple d'Hatshepsout nous rapporteront le récit coloré de ces croisières lointaines. L'Ophir de la Bible se confond-il avec le Pou nt, avec le légendaire royaume de Monomotapa? Vers Ophir, le roi de Jérusalem Salomon et le roi de Tyr Hiram envoient matelots et marchands, qui reviennent chargés «d'or, d'argent, d'ivoire, de singes et de guenons». À leur tour, les Carthaginois s'aventurent, en cabotant au long des rivages méditerranéens et atlantiques, jusque sur la côte d'Afrique occidentale, où ils offrent leur pacotille, pour obtenir un peu de l'or du Soudan: Hérodote nous en livre le récit coloré. L'Afrique n'est pas seule au monde, on a vu que les Thraces et les Grecs exploitent les mines du mont Pangée, plus riches que les modestes gisements de Samos, de Tiphnos ou de Thasos. Les Romains vont quérir le précieux métal en Ibérie, puis èn Gaule, où le Rhône, le Gardon, l'Ariège, le Tarn roulent des paillettes d'or, enfin en Dacie, dont les mines deviennent propriété de l'État romain : le «siècle d'or» de l'Empire, celui de Trajan, d'Hadrien, d'Antonin, de Marc-Aurèle, est aussi le siècle de l'or. Au total, le monde antique a pu produire quelque dix mille tonnes d'or, dont plus de quatre mille pour l'Afrique et près de quatre mille pour l'Europe, les deux autres mille tonnes provenant de l'Arabie, de l'Asie Mineure et de l'Inde : dix mille tonnes en quatre ou cinq mille ans. Mais les gisements s'épuisent. Ceux d'Égypte ou de Nubie sont appauvris; ceux d'Ibérie et de Gaule ne sont pas éternels. Les Romains ont usé sol et sous-sol, ils ont vidé leur trésor pour régler les déficits chroniques de leur balance commerciale. Avec la chute de Rome, l'or achève de disparaître de l'Occident. Comment les mines, ou ce qu'il en reste, pourraient-elles être exploitées? La main-d'œuvre est dispersée, les envahisseurs barbares ne sont plus capables de former les ingénieurs et les contremaîtres nécessaires à l'organisation du travail, ni d'entretenir les puits et les galeries, les routes d'accès et de dégagement. Si l'on produit encore, c'est dans l'anarchie et l' insécuri té. Résultat: la production diminue, les réserves accumulées s'évaporent. Ou bien elles sont enfouies dans des cachettes, pour empêcher qu'elles ne tombent aux mains des nouveaux venus, et c'est ainsi qu'on pourra retrouver, bien des siècles plus tard, des trésors oubliés. Ou bien ce qui reste d'or disponible en Occident sert à payer les fournitures de l'Orient, et particulièrement de Byzance. Qui produit encore du métal, durant ces mille années qui vont de la chute de l'Empire romain à la découverte de l'Amérique? En Europe, on n'en trouve plus guère que dans les Carpates et les Balkans; en Afrique, le rivage le plus productif porte symboliquement le nom de Côte-de-l'Or ; en Asie, la région de l'Afghanistan et du Turkestan est la moins mal partagée. Tout l'Ancien Monde, en ces mille années, n'extrait qu'à peine deux mille cinq cents tonnes d'or, et l'Occident a l'impression d'en être cruellement démuni.
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C'est sans importance aussi longtemps que la nuit barbare, consécutive à l'embrasement romain, condamne l'économie au sommeil. Mais quand l'Occident se réveille, il prend la mesure des pénuries qui l'accablent. Sa fringale d'or le conduit sur la route des Croisades, elle le conduira sur celle du Nouveau Monde.
Le .temps des alchimistes· Faute de trouver de l'or dans les entrailles de la terre ou dans le lit des rivières, l'homme rêve d'en fabriquer. Pourquoi pas? Et puisque l'or passe pour avoir des vertus magiques, il est normal qu'en retour la magie soit mise à contribution pour l'enfanter: l'or et le surnaturel font bon ménage. Si le mot alchimie ne date que du Moyen Âge, cet art, que ses adeptes tiennent pour une science, et même pour la reine des sciences, a des origines plus lointaines. L'alchimie naît en Chine, avant notre ère, transite par l'Inde, prend corps en Grèce. S'étonne-t-on que les Grecs, qui sont gens de raison, puissent s'attarder sur des chimères? Mais, en l'espèce, ils ne divaguent pas toujours. Pour Démocrite, qui prend vingt-quatre siècles d'avance sur la physique nucléaire, la matière concentre des particules minuscules et en mouvement, dont varient seulement les combinaisons. Pour Aristote, toute substance peut être changée en une autre substance si l'on réussit à modifier correctement les proportions de ses éléments. Pour Proclos, les métaux sont engendrés sous l'influence des divinités célestes: le soleil produit l'or, la lune produit l'argent. Viennent les Égyptiens de l'époque post-alexandrine: ils parviennent à colorer des métaux communs. Viennent les Arabes qui marient la pharmacie, la mystique et l'astrologie pour donner l'illusion d'une science nouvelle. En un temps où l'or se fait rare, on ne demande qu'à les croire. Vive le miracle, qui permettra de faire de l'or avec du soufre et du mercure! Jabir ibn Hayen el-Sufi, dont les naïfs Occidentaux feront Geber « roi des Arabes et prince des philosophes », possède la recette magique, grâce à l'emploi d'un élément catalyseur, l'élixir rouge ou l'or potable, dont il omet de donner la formule. Passé l'an mille, l'alchimie tourne au délire. Les docteurs-charlatans qui la pratiquent, de bonne ou de mauvaise foi, tiennent du philosophe, du marmiton, du sorcier. Ils camouflent leur indigence derrière un langage hermétique. Leur objectif est de découvrir la pierre philosophale, dont on ne sait si elle est un caillou, une poudre, une teinture, mais qui doit être l'agent de transmutation, grâce auquel un vil métal deviendra de l'or, qui est un rayon de soleil solidifié. De quels instruments disposent les alchimistes ? De fours et de lampes, de cornues et d'alambics, de filtres et de balances. Avec le soufre et le mercure, ils mettent en œuvre (pour le «grand œuvre») le plomb et l'argent, l'arsenic et le vitriol, mais aussi bien de la bave de crapaud, de l'urine de jument, du sang de vierge ou de la rosée céleste. On purge, on 86
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sublime, on dissout, on distille, on calcine, on pétrifie. Par « voie humide» ou par «voie sèche », on engendre des produits intermédiaires qui s'appellent élixir parfait, soleil terrestre, saturne des sages ... Roger Bacon, sans perdre son temps à la chercher, croit à la pierre philosophale. Nicolas Flamel reçoit d'un ange le secret de la transmutation du mercure. Paracelse se targue de commercer avec les diables et d'avoir obtenu de Dieu la science du métal. De vrais savants sombrent dans l'imposture. En contrepartie, des imposteurs, à force de jouer dans leurs laboratoires, finissent parfois par faire de vraies découvertes: telle Saxon Bottger qui, dans sa quête du métal, inventera la porcelaine (<< l'or blanc »). Des alchimistes, affabulateurs ou escrocs, il y en aura longtemps, même dans les siècles où se développe l'extraction naturelle de l'or, et où la raison scientifique l'emportera sur la déraison. Il y aura Cagliostro ou le comte de Saint-Germain. Mais la synthèse de l'or deviendra concevable du jour où les accélérateurs de particules pourront modifier la composition des noyaux atomiques. Les alchimistes seront alors rétrospectivement promus au rang de précurseurs des magiciens modernes de l'atome.
Les alchimistes à l'œuvre, avec alambics et cornues, selon une miniature du XIV' siècle. (Bibl. de l'Arsenal, Paris. Phot. j.-L. Charmet © Arch. Photeb.)
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L'or qui guérit Puisque l'or est merveilleux, que n'est-il capable de cette merveille incomparable, qui est de guérir? Déjà les Anciens croient à ses vertus thérapeutiques. Pline assure que les applications d'or sont souveraines pour les ulcères, les fistules, les hémorroïdes, la teigne. Les Arabes notent que l'or fortifie le cœur, qu'il combat la mélancolie, les palpitations et les tremblements. Selon Geber, il guérit la lèpre. Selon Avicenne, il corrige la mauvaise haleine : «La limaille d'or, exactement porphyrisée, est bonne contre l'épilepsie et les maladies de la peau, dans les affections du cœur, la tristesse de l'âme, la faiblesse de la vue. » Mieux encore: les alchimistes - encore eux - attendent de l'or le secret de l'éternelle santé, de l'éternelle jeunesse. La pierre philosophale se confond avec le baume universel, avec l'élixir de vie. L'or doit conférer la jouvence et l'immortalité. Vedette de l'école de Montpellier, le Catalan Villanova célèbre l'or potable, qui rénove et raffermit la peau, guérit toutes les lèpres, transmue le corps humain. Avec Paracelse, déjà nommé, l'or est le remède du cœur; il en prescrit l'emploi sous forme de « teinture d'or du soleil », de vitriol d'or et d'or diaphorétique; l'or potable, administré à jeun trois fois par jour, est capable de rendre la jeunesse et la vigueur, et de venir à bout de toutes les maladies. On doit convenir que la « chrysothérapie » fait recette auprès des grands de ce monde: Isabeau de Bavière, pour lutter contre l'obésité, demande à son apothicaire un électuaire à base d'or. Louis XI, pour prolonger sa vie, se fait soigner avec de l'or potable que lui prépare un Piémontais. Marie de Médicis use de l'or contre le mal de dents. Le pape Grégoire XIV sollicite les bons offices d'une poudre d'or. Louis XIV se fera traiter deux verrues à la main avec de l'huile d'or. Décidément, l'or fait fureur en tous pays. Angelo Sala, de Vicence, le prescrit contre la rougeole, la dysenterie, l'épilepsie, l'hydropisie. Johaan Glander, de Carlstadt, recommande l'or potable pour arroser les plantes, pour nourrir la volaille, pour guérir fièvre quarte, apoplexie, goutte ou peste. Vainement, Bernard Palissy dénonce les imposteurs, Molière raille les Diafoirus. Et pourtant, si l'or était vraiment, dans quelques cas précis, capable d'entrer dans des traitements efficaces? On l'emploiera contre les maladies vénériennes, contre l'infection des plaies, contre les cancers du cerveau. Métallothérapie, chimiothérapie prennent le relais de l'alchimie. Les homéopathes renouvellent les alchimistes. La science prend la succession de la sorcellerie. En toute hypothèse, on conçoit que ce métal envoûtant, qui a joué un rôle dans les religions, qui a paré les princes et les rois, qui est présent dans la vie et dans les tombeaux, et qui guérit peut-être, est appelé à tenir sa place dans l'économie monétaire. Car le premier de tous les miracles, c'est de pouvoir être tenu pour l'instrument privilégié des échanges, sans lesquels le monde se languirait dans la préhistoire.
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L'apport des Croisades Entreprise chrétienne, les pèlerinages conduisent les gens de foi sur les routes de Saint-Jacques-de-Compostelle ou de Rome, et les marchands accompagnent souvent les dévots. Le plus fameux des pèlerinages, et le plus audacieux, conduit les uns et les autres à Jérusalem. Du coup, l'Occident renoue le contact avec les trésors de l'Orient: avec les épices, la soie, les colorants, mais aussi avec les métaux précieux qui lui font si cruellement défaut. Au début, l'or et l'argent ne proviennent guère que du pillage: nefs sarrasines abordées en mer, butin saisi au Levant, rançons arrachées aux captifs. Par la suite, le trafic cesse d'être à sens unique et, en contrepartie des articles qu'il importe, l'Occident peut exporter, non seulement du bois et des armes, mais les produits de son industrie textile, très spécialement ces draps nés dans les Flandres et vendus aux foires de Champagne. Grâce à eux, la balance commerciale se renverse, et elle enrichit l'Europe de ses excédents. Donc l'or refait son apparition, ailleurs qu'à Byzance et en pays arabe. Le besant et le dinar que frappait le Proche-Orient ne vont plus régner seuls sur le marché international. Au préalable, aussi longtemps que le métal est resté trop rare, et que la féodalité est restée trop puissante, l'économie européenne a dû se contenter des innombrables deniers de bronze que frappaient seigneurs, évêques, abbés et bourgeois, et qui tous étaient de types, de poids, de cours différents. Chaque fief, chaque ville avait sa monnaie. Quand se forgent les unités nationales, les systèmes tendent à se regrouper lentement. En France, le roi veut imposer le sien par-dessus tous les autres: aux frappes autarciques de petites pièces de bronze, il superpose la frappe nouvelle des métaux précieux, sous la forme de multiples du denier, et il s'en réserve l'exclusivité. Douze deniers font un sou. Le sou, qui n'a pas été frappé depuis des siècles, va ressusciter. Les puissances souveraines en font une prestigieuse pièce d'argent, qui surclasse les deniers féodaux. Tel est le grosso de Venise, qui pèse plus de 2 grammes. Tel est en France le gros de Saint Louis, qui dépasse 4 grammes, et qui fait école jusqu'en Bohême (le groschen) et en Pologne (le groszy). Telle est en Angleterre, plus modeste et ne valant qu'un tiers de sou, une monnaie d'argent que les rois font frapper par des hommes venus de l'Est (Eastern) et qui prend le nom d'Easterling (le sterling). Cette pièce; elle aussi, sera imitée sur le continent, au Brabant, dans les Pays-Bas, en Allemagne. Mieux que l'argent, voici l'or, qui permet de frapper des multiples du sou. Il réapparaît dans les pays qu'enrichit le trafic avec l'Orient. D'abord en Sicile, Frédéric II, qui prend le titre d'auguste, émet une augustale de plus de 5 grammes. Florence frappe ensuite une pièce marquée à ses armes, d'une fleur de lis, et qui reçoit le nom de florin. Celui-ci pèse un peu plus de 3,5 grammes, et vaut à l'origine 20 sous. Il a tant de succès que Venise l'imite en frappant, au même poids d'or, une pièce également fameuse, qu'elle appelle ducat et que le populaire nomme sequin, parce qu'elle sort de l'atelier monétaire de la Zecca. Gênes en fait autant, avec sa genovina. 89
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Le florin de Florence inspire d'autres florins, dans l'Empire, aux Pays-Bas, en Angleterre. Mais déjà la France de Saint Louis a émis sa propre monnaie d'or, de plus de 4 grammes, qu'on nomme écu parce qu'elle porte l'image d'un bouclier, ou agnel parce qu'on y voit figurer un agneau pascal. Ces pièce~ de qualité, acceptées bien au-delà des frontières des pays émetteurs, contnbuent à restaurer l'économie monétaire en offrant des instruments aux échanges internationaux.
Monnaie de compte et monnaie de paiement Florins, sequins, écus : ce sont là des monnaies réelles, des pièces sonnantes et trébuchantes, c'est-à-dire frappées en bon métal qui « sonne » bien, et dont le poids se mesure au « trébuchet ». On paie avec ces pièces, comme avec les gros d'argent ou les deniers de bronze. Mais l'usage, dans les paiements et les contrats, est alors de compter selon une autre hiérarchie monétaire, en livres, sols et deniers (de l'autre côté de la Manche, en livres, shillings et pence; de l'autre côté du Rhin, en marks, schillings et pfennigs ... ) : héritage de Charlemagne et des temps caroliens. Pourquoi cette dualité, pourquoi cette dissociation entre la monnaie de compte et la monnaie de règlement? L'habitude en a été prise quand les espèces étaient rares et qu'il fallait effectuer des paiements souvent en nature. Elle s'est perpétuée quand, dans le cadre du vieux système de compte, les monnaies réelles ont refait leur apparition. Les émetteurs de monnaies ont même trouvé ce système commode. Il leur permet d'assigner à leur guise un cours aux pièces, qui ne portent pas d'indication de valeur, et de modifier selon les besoins le rapport entre monnaie de compte et monnaie de paiement. Ou bien le pouvoir décide d'augmenter (ou de réduire) la valeur du numéraire en monnaie de compte : tel écu, qui a cours pour 22 sous, en vaudra désormais 25 (augmentation) ou 18 (diminution). Ou bien, sans modifier la valeur de compte d'une pièce, le pouvoir en diminue le poids ou le titre (altération), ou en augmente le poids ou le titre (renforcement) : tel écu qui contient 4,08 grammes d'or fin est ramené à 3,8 ou porté à 5,6. En règle générale, les augmentations de valeurs et les altérations de matières sont plus fréquentes que les opérations en sens inverse. Selon les cas, ces mutations répondent, on l'a vu, à des besoins politiques, économiques ou financiers : souvent, elles tiennent lieu d'impôt. En règle commune, elles sont rendues nécessaires par la pénurie de métal, qui oblige à alléger les pièces ou à relever leur cours. Les croisades ne résolvent pas durablement le problème monétaire de l'Occident. En vain, le gros de Saint Louis glisse en un siècle de 4,04 grammes d'argent fin à 2,44, tandis que son cours passe de 12 deniers (un sou) à 15 deniers. Des voix commencent à s'élever, parmi les clercs, contre ces
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dévaluations. Mais le menu peuple et la foule des marchands ne s'indignent pas : ils savent que ces pratiques procèdent d'un droit régalien. Sur les foires, les changeurs, avec la balance pour enseigne, pèsent les pièces de tous pays, vérifient leurs titres, calculent leurs rapports : ils délivrent des écus en place de florins, des sequins en place de sterling. Toutes les villes possèdent leur rue des Changeurs ou leur pont au Change. Les Vénitiens, et plus encore les Génois, sont experts à ces jeux de finance; et aussi les gens de Lucques ou de Sienne, ceux de Plaisance ou de Florence. Les uns et les autres s'établissant de Bruges à Barcelone, de Majorque à Chypre, deviennent fameux sous le nom de Lombards qui restera dans la topographie des villes: Paris gardera sa rue des Lombards, Bruxelles sa rue du Lombard, Londres sa Lombard Street. La langue allemande conservera lombardbank pour désigner une banque de prêts sur gages, lombarddarlehen pour désigner une avance sur titres. Dans cette frénésie d'affaires, les moyens de règlement font affreusement défaut, depuis que les Turcs se sont établis sur la Méditerranée : ils ont enlevé à Gênes et à Venise leurs comptoirs orientaux; s'ils ne coupent pas le commerce des épices, ils prélèvent des droits élevés sur toutes les marchandises qu'on vient prendre chez eux; cependant que les pirates barbaresques achèvent de rendre la navigation périlleuse. L'Occident a digéré le butin des croisades, les excédents de la balance des comptes avec le Levant. Il souffre de nouveau d'une terrible disette d'or et d'argent et, malgré les dévaluations, n'a pas de quoi régler les transactions nées des techniques ou des modes nouvelles: le papier, l'imprimerie, le livre, les bouches à feu, les caravelles, les cartes à jouer, les tableaux et les châteaux ... Où trouver de l'or, si ce n'est au-delà des mers?
Sous d'autres cieux Il n'est pas que l'Occident au monde. De Byzance à Pékin, d'autres civilisations prospèrent, souvent plus avancées que celle de l'Europe qui, depuis la fin de l'âge romain, a reculé dans l'inculture. C'est vers l'Asie qu'ont reflué les métaux précieux et c'est la Chine qui pourrait donner à l'Europe des leçons de technique monétaire. Les Vénitiens Nicolo et Maffeo Polo, avec leur fils et neveu Marco, s'émerveillent de l'activité du lointain Orient. Ils voient sur le fleuve Bleu « plus de navires et de riches marchandises qu'il n'en va par tous les fleuves et par toutes les mers de la chrétienté ». Sur le plan monétaire, cette Chine étonnante est à la fois très en retard et très en avance. En retard, parce qu'elle s'est longtemps complu dans la monnaie-coquillage et dans l'emploi des métaux pesés - même lorsqu'ils revêtaient la forme de couteaux, d'anneaux ou de bracelets. Quand elle adopte la formule des pièces, percées d'un ou de quatre trous, elle frappe le cuivre, l'étain ou l'argent, le plomb ou le fer, très rarement l'or. 91
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Peut-être l'empereur Che Houang-ti, l'unificateur de la Chine, a-t-il jadis émis une monnaie d'or (220 av. ].-c.), en même temps qu'il allégeait les monnaies de cuivre. Après lui, l'or n'a plus semblé jouer de rôle dans le commerce chinois, si ce n'est parfois sous forme de lingots (au VIe et au xe siècle). En avance, l'empire du Milieu l'est en revanche lorsqu'il se situe à la pointe des techniques de la monnaie fiduciaire. A ce jeu, qui relèvera d'un autre chapitre, la Chine a excellé très tôt. L'empereur Wou-ti (140 av.].-c.) a émis des pièces faites d'un alliage d'argent et d'étain auxquelles il a assigné un cours arbitraire: la pièce ovale vaut trois cents jetons de cuivre, la pièce carrée cinq cents, la pièce ronde trois mille. Il imagine même des carrés de daim blanc et de soie, marqués du sceau officiel, et leur donne cours pour quarante mille pièces de cuivre.Il faut avouer que ces émissions. ne coûtent guère au Trésor public et lui donnent de singulières facilités. Comment ne serait-il pas tenté d'en abuser? Sur la lancée de cette initiative, la Chine passera du daim et de la soie au papier; nous y reviendrons. Dans l'archipel japonais, que Marco Polo appelle les îles de l'Or et des Perles, il ne verrait rien de semblable : ni pièces d'or ni monnaie d'avant-garde. Le Japon reçoit du gouvernement de Corée un tribut de lingots d'or et d'argent, qui peut-être ont servi de moyens de paiement. Il importe les pièces chinoises de cuivre et les imite, pour une circulation géographiquement limitée. En Inde, où l'on a autrefois compté en bœufs, le coquillage cauri reste longtemps le moyen de règlement le plus courant pour tout le commerce de détail, très particulièrement au Bengale et dans tout le sud de la péninsule. Les pièces grecques et perses, puis romaines et byzantines, sont bien parvenues en Inde, mais elles y sont thésaurisées ou converties en bijoux: les Indiens, manifestement, préfèrent pendre l'or à leurs oreilles ou à leur cou plutôt que de le faire circuler pour le commerce. Accidentellement, Candragupta, le fondateur de la dynastie Maurya, a frappé des pièces d'or, qui le représentent regardant et remerciant la reine (320), et son fils a frappé à son tour des pièces à l'effigie de la déesse Sri (400). En règle générale, l'Inde ne monnaie guère, et elle ne change pas d'attitude lorsque, par Le Caire et Aden, et en contrepartie de ses épices, elle reçoit les sequins de Venise et de Byzance. Timidement, l'Inde du Nord frappe quelques pièces d'argent et de cuivre, les conquérants musulmans introduisent et monnaient l'argent. C'est seulement au XIIIe siècle que les sultans de Delhi émettent à leur nom un premier dinar d'or, qui circule peu. Comme la Chine, l'Inde s'essaie à la monnaie fiduciaire, avec des morceaux de cuir repoussé ou des jetons de cuivre émis à un cours élevé, tous promis à l'inflation et à la dépréciation. L'Afrique, elle, ne prend pas d'initiatives de ce genre. Le cauri fait son affaire, avec la barre de sel pour l'Éthiopie, et l'or en poudre, du Soudan au Sénégal. Elle est largement pénétrée par les monnaies arabes, dinars en tête, qui lui parviennent par la mer Rouge et l'océan Indien, voire par les caravanes du désert. Paradoxe de cet âge: l'Asie et l'Afrique ont des métaux précieux, mais ne les monnaient guère. L'Europe voudrait monnayer mais manque de métaux. Il est temps que vienne Colomb. 92
Chapitre 6
DE L'OR-BUTIN À L'OR-ÉTALON
Côlumbus in lndia primo appellens ~ magnis exci- IX. pieur muneribus ab Incolis.
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Christophe Colomb débarque au Nouveau Monde. Les trois caravelles sont dans la rade. Les Espagnols plantent la croix, en signe de prise de possession. Les indigènes sont déjà prêts au troc. Gravure de Théodore de Bry. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. If) Bibl. nat./Archives Photeb.)
Christophe Colomb Il est né à Gênes, mais Savone et une dizaine d'autres villes d'Italie, ainsi que Calvi en Corse (qui est alors génoise) et quelques cités d'Estremadure, prétendent aussi à l'honneur de lui avoir donné le jour. Peu importe: ce qui compte, c'est le fait que Christophe Colomb, pour le compte de l'Espagne, est à l'origine d'une révolution géographique, de laquelle procédera une révolution économique et monétaire. Génois, il se met au service du roi de Castille. En quête de l'Inde, il découvre l'Amérique. Homme de mer, il multiplie la surface de la terre. Fils d'un cabaretier cardeur de laine, il devient vice-roi du Nouveau Monde. Pionnier d'une aventure qui mobilise trois légères caravelles, quatre-vingt-six matelots, et trente passagers, il change le cours de l'histoire du monde, et d'abord de l'histoire de la monnaie. Dans les mobiles de Colomb et des découvreurs figurent pêle-mêle un pari sur l'inconnu, la recherche des épices, ainsi que le souci de l'évangélisation et la soif de l'or. À quoi bon opposer la passion chrétienne et la passion du métal? Elles se confondent. L'expédition est une croisade, les découvreurs vont colporter un Dieu et chercher de l'or. Donnant, donnant. «Trouvez de l'or, humainement si vous le pouvez, mais quoi qu'il en coûte, trouvez-en. » Telle est la consigne du roi Ferdinand le Catholique qui parraine et finance l'opération. Christophe Colomb ne cesse d'y songer. Il a lu Marco Polo, qui décrit les merveilles de Cipango, son palais impérial au toit couvert de lames d'or, aux planchers d'or, aux croisées d'or. Il a sans doute lu aussi, dans Platon, la description du sanctuaire des Atlantes, aux murailles d'or, aux tables d'or, aux statues d'or. À coup sûr, plus que Marco Polo et Platon, le Génois a lu la Bible et, dans le livre des Rois, la description des trésors de Salomon, celle de l'or d'Ophir. Il fait nécessairement des rêves d'or. Sous les murs de Grenade, les Rois Catholiques signent le contrat qui confère à Colomb la charge d'amiral, le titre de vice-roi et gouverneur de toutes les terres qu'il pourra découvrir, avec « le droit de se réserver la dixième partie, tous frais déduits », de l'or et des articles de commerce qu'il se procurera. Il ne lui reste plus qu'à mettre le pied sur les terres et la main sur le métal. Trois mois de traversée avec, en cours de route, une inflexion du cap vers le Sud. A quoi tiennent les destinées du monde? Si Colomb continuait à voguer droit vers l'Ouest, il atteindrait la Floride, et l'Amérique du Nord deviendrait espagnole. Mais comme l'équipage gronde et comme Colomb n'est pas tellement sûr de sa science, les trois caravelles prennent le cap Ouest-Sud-Ouest: c'est donc l'Amérique centrale et l'Amérique du Sud qui seront colonies des Rois Catholiques. Au soixante-dixième joui:, les indices d'une terre proche se multiplient : des herbes fraîches, une branche d'épine en fleurs, des mouettes, une lumière; puis, à l'horizon, une côte, entre des eaux cristallines et un ciel de feu. On jette l'ancre, on met les chaloupes à la mer. Christophe Colomb saute sur la grève, rend grâces à Dieu, déploie les bannières de Castille et fait procéder par le notaire à l'acte de prise de possession, aux noms de Leurs Majestés Ferdinand et Isabelle. 95
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Est-ce Ophir, est-ce Cipango, le pays de l'or? Ce ne sont que les Bahamas. De son premier voyage sur la mer océane, l'amiral rapporte quelques « Indiens », quelques perroquets, et quatre kilos d'or, en poudre, en plaques ou en bijoux. Juste de quoi éveiller la curiosité et entretenir la concupiscence. Il repart, à trois reprises, pour écumer les îles de la mer Caraïbe. Avec les indigènes, le Génois procède selon les méthodes du commerce primitif : il offre des cadeaux pour recevoir en échange les biens qu'il convoite. Il remet des perles de verre, des grelots, des chapeaux multicolores, qui étonnent et amusent les Indiens. Il en reçoit des pelotes de coton, de l'aloès, de la rhubarbe, des masques de bois, de la nacre et de rares pépites. Pour grossir sa collecte, il prétend imposer un tribut en poudre d'or aux insulaires. Si le butin ne répond pas aux espérances, du moins Colomb et ses compagnons acquièrent-ils la certitude que, quelque part sur le continent nouveau, l'or est présent. Derrière Colomb, les conquistadors peuvent tenter leur chance.
Les conquistadors Quelle est-elle cette Amérique, sur laquelle vont se ruer les aventuriers de l'or? Nous avons déjà, chemin faisant, rencontré à l'âge pré monétaire la civilisation inca, à l'âge de la monnaie-marchandise la civilisation aztèque. Au vrai, ce Nouveau Monde que découvrent les Européens éberlués, et qui est prodigieusement riche en métaux précieux, ignore la monnaie frappée. Il a, sur ce plan, deux millénaires de retard. Échange d'innovations: l'Amérique offre à l'Europe la pomme de terre, la tomate, le manioc, le cacao, le quinquina, le tabac, voire la syphilis, mais aussi de l'or et de l'argent. En contrepartie, l'Europe apporte à l'Amérique le cheval, le porc, le lapin, la volaille, la vigne, la canne à sucre, les céréales, le fer, la roue, mais aussi la révélation de l'instrument monétaire. Dans le sillage de Christophe Colomb, et sans perdre de temps (puisque toute la conquête se joue en quarante années), les Espagnols et accessoirement les Portugais se ruent sur l'Amérique; ils commencent par lui donner son nom et par lui prendre ses trésors. Forts de leur supériorité technique (armes à feu, cavalerie), ils sont quelques centaines d'Européens à écraser quelques millions d'Américains. Le moyen le plus rapide de se procurer de l'or, ce n'est pas de le chercher . dans le sous-sol, c'est de s'en emparer, déjà extrait, déjà travaillé, aux dépens de ceux qui le possèdent. Les bijoux et les parures sont plus accessibles que les gisements, et il est plus expédient de tuer, de piller ou de rançonner que de manier le pic. Les maîtres conquistadors ne s'en privent pas. Ils s'appellent Balboa pour l'isthme de Panama, Fernand Cortez pour le Mexique, François Pizarre pour le Pérou, de Soto pour la Floride, Coronado pour la Californie, Almagro et Valdivia pour le Chili,
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Cortez et ses troupes marchent sur la capitale aztèque, Tenochtitl!m, qui sera détruite le 15 avril 1521. Dessin du codex Azcatitlân, copié peu après la conquête sur un document indigène. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. © Bibl. nat./Arch. Photeb.) Le port de Séville au XVII' siècle. Au premier plan, le Guadalquivir. A droite, la tour de l'Or et, plus loin, la tour de l'Argent. Gravure par Janson et Visscher, 1643. Séville détint le monopole du commerce avec le Nouveau Monde jusqu'au début du XVIII' siècle. (Bibliothèque nationale, Paris, Phot. © Bibl. nat./Photeb.)
1 II.
INDI, QY A AR TE A VR VM EX MONTIBVS ER VANT.
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X POT 0 S S 1 montanü, aurifodinis omnium ditij!imiJper 0mnem lndia,aurum Indi hac arte ejfodiunt,qua in nojlrüfer; regionibUl itidem {anùant. Na exrupibr:u excindenda omnù, funt. Optrarios in duos ordines 4ifPefcunt.~orum hi de die laborAntes, nolfu quiefcunt: iUi nollu operu 'Vacantes, interdiudormiun1:.J. Les mines du POlosi, au Pérou (aujourd'hui en Bolivie). En dépit de la légende, elles produisent plus d'argent que d'or. Gravure de Théodore de Bry, XJIl' siècle. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. © Bibl. nat./Archives Photeb.)
En Amérique, des esclaves importés de Guinée déversent devant les colons espagnols les pâtes auriÎeres extraites des grottes. Gravure de Théodore de Bry, xW s. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. © Bibl. nat./Archives Photeb.) Le lavage et le ramassage de l'or dans les Appalaches. Gravure de Théodore de Bry, d'après Jacques' Lemoyne de Morgues, 1564. (Service historique de la Marine, Paris. Phot. © Lauros-Giraudon/Photeb.)
Jacob II Fugger, dit le Riche, vérifiant ses livres de comptes avec son chef-comptable, Mattbaus Schwarz. Miniature du XVI' siècle. On peut lire sur les tiroirs le nom des villes où la banque avait ses comptoirs. A la mort de Jacob II, en 1525, les entreprises Fugger s'étendaient sur toute l'Europe centrale et occidentale, de la Méditerranée à la Baltique, de Cracovie à Anvers et à LisbOlwe. (Bibliothèque nationale. Paris. Phot. © Bibl. nat./Archives Photeb.)
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Quesado pour la Colombie, Mendoza pour l'Argentine, Cabral et de Sousa pour le Brésil. À eux tous, ils découvrent un continent; mais ils n'ont pas tous la bonne fortune de découvrir du métal. Lorsqu'ils en trouvent, ils sont parfois éblouis par son abondance : à Tenochtitlân, qui sera Mexico, Cortez voit l'empereur Montezuma vêtu d'habits d'or, chaussé de sandales d'or. A Cuzco, Pizarre est fasciné par un temple du Soleil, au centre duquel rayonne un soleil d'or. Ces spectacles les mettent en appétit. D'abord, ils acceptent les cadeaux qui leur sont prodigués: Montezuma offre à Cortez boucliers, cuirasses et casques décorés d'or, colliers et bracelets d'or, éventails, panaches et cimiers. Pizarre accepte des étoffes rares et des vases d'or. Mais peut-on se contenter de présents? Les conquistadors s'impatientent: ils prennent, ils pillent. Cortez donne l'ordre de mettre la ville à sac: ses hommes, fouillant maison par maison, font la rafle du métal convoité. Une fois Montezuma capturé, son trésor tombe aux mains des Espagnols. Trois jours sont nécessaires pour recenser et classer les lingots et les bijoux: quelque huit cents kilos de métal. Pizarre a moins de scrupules encore; fort de ses mousquets, il se saisit de l'Inca Atahualpa, écume sa ville et son camp. Mieux que le pillage: voici la rançon. Pizarre exige de l'Inca prisonnier qu'il remplisse toute une salle d'or et d'argent : 6,70 mètres de long, 5,20 mètres de large, 2,70 mètres de haut. L'Inca dépêche ses messagers aux quatre coins de l'empire pour transmettre ses ordres de réquisition. La pièce est remplie, jusqu'à la hauteur convenue, de vases, de coupes, de gobelets, de plats, d'aiguières, de disques solaires: la rançon représente cinq tonnes et demie d'or, de 4 à 22 carats. Si l'Inca a tenu parole, le Castillan oublie la sienne: il fait juger, condamner, baptiser, étrangler, et finalement brûler l'empereur fils du Soleil. Les conquistadors, eux aussi, tournent mal. Cortez, vainqueur des Aztèques, mourra en Espagne, mais dans la disgrâce. Pizarre, vainqueur de l'Empire inca, finira percé de coups d'épée, Balboa décapité, Narvaez noyé, de Soto rongé par les fièvres, Mendoza fou, Valdivia dépecé vivant et livré aux anthropophages. De ce dernier, conquérant du Chili, une tenace légende veut qu'il ait expié d'une horrible façon la passion des Blancs pour le métal. Les Araucans lui auraient fait boire de l'or en fusion: « Bois-le jusqu'à en mourir, puisque tu n'as aimé que lui. »
L'or du butin À qui va le butin? En premier lieu, bien sûr, aux conquistadors : on n'est jamais si bien servi que par soi-même. Ils ont d'ailleurs franchi l'océan pour faire fortune. Mais la répartition du butin n'est pas arbitraire. Elle obéit à des règles préétablies, et les notaires royaux qui accompagnent toute expédition peuvent en contrôler l'application. Comme la violence castillane n'exclut 97
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ni le formalisme ni les rites paperassiers, des scribes ont mission de dresser des états minutieux chaque fois que les prises sont d'importance: ils sont, en quelque sorte, les premiers statisticiens de l'or. Aux compagnons des conquistadors, les lots sont attribués avec méthode, selon les grades et les mérites. Tant aux officiers, tant aux soldats, tant aux employés civils. Lors du partage de la rançon de l'Inca, Fernand de Soto, le second de Pizarre, reçoit la moitié de ce qui revient à son chef, et chaque cavalier touche deux fois et demie ce que touche chaque fantassin. Ces soldes extravagantes transforment brusquement des va-nu-pieds en nababs, si bien que certains de ces élus de la fortune la dilapident sans tarder, comme ce cavalier de Pizarre à qui est échu un disque d'or massif représentant le dieu Soleil, qui le joue à quitte ou double, le perd, et voit en une nuit se volatiliser le trésor qu'il a gagné en un Jour. Dans la distribution de l'or, le roi d'Espagne est, comme il se doit, le premier servi. En principe, il a droit au «quint» (quinto) du métal, c'est-à-dire au cinquième. En fait, sa part est souvent plus grande, parce que les conquistadors tiennent à prouver que leur entreprise est fructueuse, et attendent, de l'éclatante démonstration de leurs succès, quelques avantages flatteurs: des titres de duc ou de marquis, des charges de gouverneur ou de capitaine général, voire de vice-roi. De toute façon, l'or des rapines n'est pas fait pour rester en Amérique. Les découvreurs l'envoient à leurs familles (et les familles espagnoles sont aussi nombreuses qu'avides), ils se font construire un palais au village natal, ils en font profiter les amis, l'alcade, le curé. Le butin passe du Nouveau Monde à l'Ancien. Quel est le total de tous ces rapts? En dépit des belles statistiques administratives, bien des larcins échappent au recensement. En gros, le butin mexicain peut atteindre quatre tonnes d'or, le butin péruvien huit tonnes. Ces douze tonnes, à elles seules, équivalent à tout l'or que l'Espagne a extrait de son sol depuis cinq siècles. Elles représentent près de vingt fois les quantités de métal jaune que le Portugal parvient chaque année à rapporter de ses comptoirs africains et qui font déjà l'admiration de l'Occident. Elles augmentent brusquement le maigre avoir de l'Europe. Les plus belles pièces d'orfèvrerie, les plus beaux bijoux dont se sont saisis les conquistadors vont meubler les demeures princières de l'empire de Charles Quint. À Bruxelles, en 1520, sont présentés les trésors offerts par Montezuma à ses vainqueurs. « De toute ma vie, dit Albert Dürer, je n'ai rien vu qui me remplisse le cœur de tant de joie. » Mais les Espagnols sont plus gourmands de métal que de chefs-d'œuvre. Ils fondent en lingots l'essentiel de leurs rapines. Qu'en font-ils? Quelquefois, ils s'en servent pour orner les monuments. Ainsi Saragosse utilise le premier or rapporté par Colomb pour dorer les voûtes et les plafonds de la salle du trône du palais des Rois Catholiques (en remerciement d'un prêt consenti au découvreur par le roi d'Aragon). Ainsi à la basilique romaine de Sainte-Marie-Majeure, le plafond à caissons de la nef centrale est décoré avec de l'or rapporté par Colomb de son dernier voyage. Bien plutôt, l'or provenant de la fonte des trésors américains, comme celui que vont produire les gisements du Nouveau Monde, est transformé en monnaies, et l'afflux de tout ce métal va déclencher une belle inflation. 98
L'or des mtnes À l'âge de la conquête succède celui de la colonisation. À l'âge du pillage succède celui de l'exploitation. À l'âge des féodaux conquistadors succède celui de l'administration royale. Détrousser l'Amérique au profit de l'Europe, c'est une politique sans lendemain. Un butin est raflé une fois pour toutes, et il n'a pas la vertu de se renouveler. L'objectif des colonisateurs est de rechercher des gisements d'or et d'argent. Malgré leurs déceptions initiales, les prospecteurs ne perdent pas espoir: il faut bien qu'il y ait des métaux rares sur ce continent, puisque les indigènes en ont fait des bijoux, et puisque les souverains aztèques ou incas ont pu amasser de fabuleux trésors. Où est le Dorado, l'homme doré, qui d'après la légende se baigne dans un lac plein d'or? La légende en question a pris son origine en Colombie chez les Indiens Chibchas. Leur souverain, pour la cérémonie de son investiture, se faisait couvrir le corps de résine, puis de poudre d'or, pour aller ensuite se baigner dans le lac sacré de la montagne. Faute d'avoir retrouvé avec certitude la montagne et le lac, les Espagnols continuent à rêver du paradis de l'Eldorado, et ils se mettent en quête des fabuleux gîtes de métaux. Déjà, Colomb a repéré et mis en exploitation, à Hispaniola (qui est Haïti), quelques mines bientôt épuisées. Ses émules trouvent de l'or dans les alluvions des rivières qui descendent de la cordillère des Andes, et dans le sud mexicain. La récolte, sans être négligeable, n'est pas prodigieuse. Toute la production américaine d'or, au XVIe siècle, atteint environ 330 tonnes (contre 265 pour l'Afrique, 184 pour l'Europe, 125 pour l'Asie - évaluation de Heinrich Quiring, Geschichte der Go/des). Mais, en regard de cette production d'or simplement satisfaisante, les Espagnols trouvent beaucoup d'argent, au Mexique d'abord, puis au Pérou et en Bolivie. Un Indien conducteur de lamas et un capitaine au service de Pizarre découvrent sur les hauts plateaux une vraie montagne de métal blanc: les mines du Potosi, dont la production va tant s'enfler qu'on emploiera le mot Pérou pour désigner des richesses incroyables. Pour extraire le métal, il faut creuser dans le sol ou le roc à coups de pic. Il est rare qu'on recueille des pépites de métal pur. La plupart du temps, le mineur trouve des minerais que l'on doit concasser, laver, raffiner. Par bonheur, les chimistes mettent au point le moyen de séparer le métal de sa gangue, en traitant le minerai au mercure. Ce procédé de l'amalgame à froid a été employé jadis par les Vénitiens. Un Allemand l'introduit au Mexique en 1556. Après 1560, la méthode se répand rapidement, pour l'or comme pour l'argent: dans des patios fermés, le minerai est broyé par des femmes, des vieillards ou sous le sabot des mules, arrosé d'eau, transformé en boue. On ajoute du mercure (importé des gisements castillans d'Almaden, puis produit au Pérou même), du sel, du sulfate de cuivre. De la pâte ainsi obtenue, le mercure est aisément chassé par volatilisation. Économie de combustible, économie de temps, possibilité de travailler des minerais à faible teneur: la nouvelle technique s'impose et stimule la production de l'argent. 99
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À partir de la seconde moitié du XVIe siècle, cette production s'emballe, au point de rendre dérisoires les gisements d'Europe centrale, jusqu'alors sans concurrents. Chaque année, Mexique, Pérou et Bolivie produisent entre 300 et 420 tonnes de métal blanc, la Bolivie prenant la tête de 1550 â 1650, le Mexique la relayant ensuite jusqu'au XIXe siècle, et les deux Amériques représentant quelque 85 % de toute l'extraction mondiale d'argent. Pour le seul XVIe siècle, le monde produit près de 23 000 tonnes d'argent, soit peut-être vingt fois plus que le siècle précédent. La production américaine de l'or est plus modeste, mais son rythme va grandissant: trois tonnes par an, puis cinq ... Au total, bien plus que dans tout le reste du monde. L'extraction globale du XVIe siècle dépasse 900 tonnes, alors que sans doute, pour la moyenne des dix siècles précédents, elle n'a pas dû excéder 20 tonnes. Même si les chiffres dont il est fait état ici sont aujourd'hui controversés, la tendance globale n'est pas douteuse: le siècle qui suit la découverte du Nouveau Monde est celui de l'explosion des métaux précieux.
Au pays des Incas, au sortir des mines d'or. Nueva Cor6nica y buen gobierno (codex péruvien illustré) de Felipe Guaman Poma de Ayala. Fac-similé d'après un original du XVIe siècle. (Bibliothèque nat., Paris. Phot. Jeanbor © Arch. Photeb.)
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Sur l'Océan Encore ne suffit-il pas d'extraire l'or et l'argent: il faut les transporter. L'Océan, qui vient à peine d'être conquis, reste une voie redoutable pour les frêles navires qui se risquent à l'affronter: les caravelles sont trop légères, les galions sont trop lourdauds, les caraques sont peu maniables. Au péril de mer s'ajoute le péril que représentent les pirates de tous genres: corsaires officiels et brevetés des marines rivales (d'Angleterre ou de France), flibustiers aux aguets (Barbaresques ou francs-tireurs de l'île de la Tortue), qui, tous, guettent leur proie sur l'Atlantique. Plutôt que de s'aventurer isolément, les transporteurs de métaux s'organisent en convois, souvent financés par des capitalistes génois. Une première flotte de l'Or part de Vera Cruz, lestée de l'or mexicain. Une deuxième part de Panama, où elle prend en charge le métal péruvien, acheminé par le Pacifique puis à dos de mulets à travers l'isthme américain. D'autres galions de cette deuxième flotte embarquent à Cartagena l'or de Colombie et du Venezuela. Tous se rassemblent à Cuba et mettent de conserve le cap sur l'Europe, par les Canaries. Les cargaisons sont débarquées à Séville, sur les quais du Guadalquivir. À Séville, les navires s'amarrent au pied de la tour de l'Or (Torre de Oro), qu'ont jadis édifiée les Maures pour renforcer la défense de l'Alcazar. Ils sont plus de cent, chaque année, qui partent pour ['Amérique ou qui en reviennent, en un voyage qui, aller et retour, prend huit mois. La Maison de Commerce (Casa de Contrataci6n) veille sur le trafic: elle le contrôle, le protège, le stimule. Son facteur (factor) organise l'approvisionnement des Indes occidentales, qui ont besoin de vivres, de vêtements, de produits manufacturés, de mercure. Son trésorier reçoit le métal précieux, le pèse, l'entrepose, le met en sûreté, non sans prélever le quint du roi, les taxes d'importation, les redevances pour frais de convoiement. Son compteur (contador) recense le mouvement des hommes et des marchandises. La Maison a son bureau hydrographique pour l'étude des cartes, son école de mer pour la formation des pilotes, sa section judiciaire pour trancher les litiges commerciaux. Organisme d'État, dans un port qui jouit du monopole du trafic avec le Nouveau Monde, la Maison de Commerce ne fait cependant qu'encadrer l'initiative privée : négociants et armateurs concluent librement des contrats, discutent des prix, embauchent les matelots, préparent les expéditions. Capitalisme sous tutelle royale. Malgré les registres et les statistiques, les flottes de l'Or et la Maison de Commerce n'empêchent pas les fraudes et les fuites. En Amérique s'exercent les larcins des mineurs. En mer sévit la contrebande, qui déleste les cargaisons ou détourne des galions sur les Açores, Madère et Lisbonne au profit du Portugal; sans oublier les interceptions des corsaires, les exploits des Varrazano, Francis Drake ou Walter Raleigh. À Séville même, il arrive que l'on triche sur la quantité, la teneur et la valeur du métal, avec la complicité des agents de la Casa. Reste que, pour l'essentiel, l'or et l'argent parviennent aux coffres espagnols, et plus largement aux coffres européens, pour devenir monnaIes. 101
La révolution métallique C'est bien d'une révolution qu'il s'agit, à tous égards. Jamais le monde n'a encore connu pareil bouleversement. Bouleversement humain : pour exploiter les gisements et les mines d'Amérique, il faut une main-d'œuvre nombreuse et résistante. Où la trouver? Sur place, les Indiens ne font pas l'affaire: ils sont d'un naturel indolent, d'un rendement médiocre, d'une santé fragile. Déçus par les travailleurs indigènes, les Espagnols importent des Noirs, moins apathiques, plus robustes. Ils n'ont pas inventé la traite des Nègres: les Arabes la pratiquent depuis longtemps. Mais ils l'organisent si bien, avec le concours des chefs de tribu africains et des trafiquants portugais, anglais ou français, qu'elle va durer plus de trois siècles, et transplanter d'Afrique en Amérique des millions de «pièces d'ébène », dans des conditions souvent tragiques. L'or et l'argent sont les grands responsables de cette migration forcée, qui vide un continent sans vraiment en remplir un autre. Pour l'Europe, le bouleversement est d'ordre économique. À raison des quatre cinquièmes, le métal américain parvient en Espagne, le cinquième manquant demeurant au Nouveau Monde ou s'égarant en cours de route par la faute des tempêtes ou des détournements de trafic. En présence d'un tel afflux d'or et d'argent, l'Espagne serait bien en peine de tout garder pour elle seule. Il lui faut payer à l'étranger ce qu'elle n'est plus capable de produire sur son propre sol, rémunérer les travailleurs immigrés qui remplacent chez elle les colons d'outre-Altantique. À la France, sa voisine immédiate, elle demande du blé, du sel, du papier, des meubles. À l'Angleterre, des draps. Aux pays baltes, des bois pour construire les bateaux. Il lui faut aussi rembourser les usuriers génois ou allemands qui lui consentent des avances et commanditent ses flottes. Ainsi le métal se répand-il sur l'Occident européen, et les corsaires eux-mêmes concourent à cette redistribution. Concrètement, quelles personnes physiques bénéficient de l'afflux des métaux américains? Le roi d'Espagne, premier servi, acquitte ses dettes envers les nobles, les prélats, les banquiers des foires, les fournisseurs de la cour, qui peuvent être italiens, allemands ou flamands. À l'occasion, il achète les électeurs du Saint Empire. Pour l'essentiel, l'or et l'argent vont à des particuliers, négociants, exportateurs de marchandises à destination de l'Amérique. De proche en proche, ceux-ci font bénéficier tous les habitants de la péninsule, puis ceux de tout l'Occident, de l'augmentation de leur pouvoir d'achat. Ils dépensent en prodigues, pour manger, pour boire, pour se vêtir, pour bâtir. De l'étranger, ils font venir l'utile et le superflu, les verreries et les jeux de cartes, les armes de luxe et les soieries. Pour soutenir leur train de vie, ils s'endettent, font appel à Gênes et à Anvers, et doivent en fin de compte rembourser plus qu'ils n'ont emprunté. Par toutes ces voies, le déficit de la balance espagnole des paiements grandit, l'or et l'argent s'évadent. Par quels chemins? En longs convois formés de mules et de chariots, le métal précieux va de Séville aux foires (Medina deI Campo), aux ports cantabriques (Laredo) ou aux ports méditerranéens (Barcelone, Valence). Il prend ensuite la direction de La Rochelle ou d'Anvers, de Gênes ou de 102
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Livourne. En vain, le gouvernement espagnol cherche à le retenir, en interdisant la sortie des lingots et des pièces. Les contrebandiers s'en donnent à cœur joie. La pluie américaine d'or et d'argent, après avoir arrosé l'Espagne, irrigue tout le continent.
Bouleversement monétaire Le bouleversement économique s'accompagne d'un bouleversement monétaire. Puisque jamais encore le monde n'a disposé de tant de métaux pour frapper des moyens de paiement, il ne s'en prive pas. En Amérique, les Espagnols ont commencé par régler leurs soldes en lingots estampillés, qui sont décomptés en pesos de minas (pesos de mines). Des maisons de Monnaie, créées à Mexico en 1535 et à Lima en 1565, frappent des pièces d'argent, les piastres, dont le nom, d'origine italoespagnole, désigne une lame de métal (d'un radical grec signifiant « façonner », qui engendrera aussi bien le mot « plâtre» que le mot « plastique»). En Espagne même, presque au lendemain de la découverte de l'Amérique, en 1497, les Rois Catholiques démonétisent les anciennes espèces et instaurent un nouveau système monétaire, dont la pièce maîtresse est le douro d'argent. Ce douro, c'est-à-dire le dur, le fort, sera souvent appelé « pièce de 8 » parce qu'il vaut 8 réaux (reales). Quarante ans plus tard, en 1537, devant l'afflux des métaux d'Amérique, Charles Quint, maître commun de l'Empire et de l'Allemagne, aligne le douro espagnol sur le thaler impérial: ce thaler étant l'héritier d'une belle pièce d'argent frappée pour des comtes allemands, propriétaires, au sud du Harz, des mines de Joachimsthal (la vallée de Joachim); le joachimsthaler est devenu, plus simplement, le thaler, et c'est avec lui que tend à se confondre le douro le nom même du thaler, adouci par les Espagnols, engendrera à son tour le mot dolera, d'où procédera le dollar. C'est sur le douro-thaler que s'alignent les piastres américaines, qui pèsent quelque 27 grammes, dont plus de 24 d'argent fin. Durant quatre siècles, elles se répandront dans tout le Nouveau Monde, franchiront le Pacifique et régneront jusque sur les rives de l'océan Indien: elles seront la grande unité d'une moitié de la planète. Le dollar, tout en prolongeant le nom du thaler, commencera sa carrière dans le sillage de la piastre mexicaine, et certains citoyens américains, dans les États du Sud, l'appelleront volontiers « piastre ». Au Canada également, le dollar gardera parfois ce nom. Et il n'est pas exclu que les banderoles qui figurent dans le signe $ évoquent le chiffre 8 des réaux d'origine. La même réforme monétaire de 1537 introduit dans l'univers espagnol une pièce d'or, l'escudo, de 3,10 grammes de fin, et le double de cette pièce, dénommé officiellement doublon, sera désigné par le peuple sous le nom de pistole. Exportée, parfois en dépit des interdictions pour régler les déficits espagnols, la pistole circule couramment aux Pays-Bas, voire en France, où elle sert pour le moins d'unité de compte (pour l'équivalent de 103
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dix livres) : l'avare de Molière s'alarmera à la pensée qu'on puisse le croire tout cousu de pistoles ». C'est à l'imitation de cette pièce enviable, et au même titre (22 carats), que la France de Louis XIII frappera, en 1640, une pièce d'or portant le nom du monarque : le louis. Dans la gamme des monnaies, le louis remplace l'écu, qui glisse au rang des monnaies d'argent. Durant un siècle et demi, d'autres rois prénommés Louis feront frapper d'autres louis, toujours prestigieux, qui matérialiseront les excédents du commerce français, et diffuseront sous forme monétaire un or très largement américain. Cruzados au Portugal (et plus tard escudos), ducats et rijder aux Pays-Bas, ducats et florins dans l'Empire, ducats, scudi et sequins en Italie, ducats encore en Hongrie, en Pologne et en Scandinavie, roubles en Russie, souverains en Angleterre, les monnaies d'or ne manquent plus en Europe : signes d'abondance du métal, affirmations de puissance des pouvoirs émetteurs. «
À l'école de l'inflation Cette hypertrophie des moyens de paiement ne s'appelle pas encore inflation. Mais le phénomène est bien présent, comme il l'a déjà été, à une moindre échelle, quand Alexandre le Grand a répandu les trésors de la Perse dans le bassin méditerranéen. Le métal américain n'est d'ailleurs pas seul en cause. D'autres apports viennent gonfler le fleuve d'or et d'argent, en provenance des mines européennes qui se réveillent (dans les Carpates ... ) et des mines de l'Afrique soigneusement ratissée par les Portugais (Côte-de-l'Or ... ). Mais, de 1500 à 1800, la seule Amérique produit plus d'or que le reste du monde, et beaucoup plus d'argent. Si les moyens de paiement augmentent plus que la masse des biens disponibles, les prix sont mécaniquement sollicités à la hausse. Si les consommateurs constatent cette hausse, s'ils en craignent le renouvellement, ils tendent à presser leurs achats, et des raisons psychologiques de hausse s'ajoutent aux raisons techniques. Le mouvement commence en Amérique même, où les pionniers ont des disponibilités en métal et où les marchandises sont rares. S'envolent les prix des chausses de drap, des capes, des chevaux, des bocaux de vin. En Andalousie, la hausse naît à Séville, sur les quais mêmes du Guadalquivir, autour des navires en partance ou en déchargement. On note des bonds spectaculaires sur les biscuits de marine, très demandés pour les traversées. La contagion se propage dans les chantiers navals de Cadix, puis à travers toute l'Espagne, gagne la Castille, puis la Catalogne et l'Aragon. Pour l'ensemble de la péninsule, la moyenne des prix triple en cent ans; et seulement en trente ans pour le blé, l'huile, le vin. Les Pyrénées ne font point barrage à la montée des prix. À Paris, de 1520 à 1600, le setier de froment passe de 31ivres à 8. À Montpellier, le prix du 104
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pain est multiplié par trois et demi, le mouton par sept en Poitou, le bœuf par neuf. Le conseiller de Malestroit s'étonne candidement de « cet étrange enchérissement que nous voyons de toutes choses }>. Même tendance en Allemagne (où Charles Quint est chez lui), en Angleterre, en Suisse, en Italie: là c'est de Gênes que part l'élan, qui se précipite bientôt en Toscane, puis à Rome, où la moyenne des prix triple en cent ans, et où le blé quadruple. Tandis que les prix s'envolent, les salaires et les fermages progressent moins vite, si bien que les conditions sociales sont modifiées. Comme il est d'usage en temps d'inflation, les détenteurs de revenus fixes et les créanciers perdent de leur pouvoir d'achat : les simples comp'agnons, les propriétaires fonciers (qui sont souvent les descendants des féodaux, hidalgos espagnols, squires anglais, nobles de tous pays) sont les victimes de cette distorsion. Les débiteurs et les détenteurs de revenus variables, paysans et marchands, en sont les bénéficiaires. Ces remous insolites troublent les esprits et contribuent à une révision déchirante des dogmes. Les mécontents inclinent à rallier le parti huguenot, qui «proteste}) contre la dictature de la papauté, et milite pour une « réforme}) de la religion. Les satisfaits, ceux qui profitent de l'afflux des métaux et de l'inflation, Espagnols en tête, se rangent sous la bannière catholique: ainsi la Réforme et les guerres de Religion apparaissent-elles, pour une part, comme la conséquence de la crise monétaire. De même, dans une large mesure, la Renaissance est fille de l'inflation. On consomme de nouvelles denrées, on modifie le décor de la vie quotidienne. Les Bourses prospèrent, de Lyon à Hambourg et Anvers, de Londres à Amsterdam. C'est le temps des Fugger et des Welser qui sont les puissances d'argent de l'époque. L'axe du trafic international se déplace de la Méditerranée à l'Atlantique, aux dépens de Venise, au profit de Lisbonne, de Nantes, de Rouen, de Bristol. L'agriculture est stimulée par la ha!1sse des prix: on plante des vignes, des oliviers. L'industrie voit s'élargir ses débouchés: Grenade vend ses soieries, Tolède ses cuirs, Florence ses draps. Le luxe déferle, avec l'or comme premier symbole. Au Camp du Drap d'or, François 1er veut éblouir Henri VIII d'Angleterre. Dans les' belles demeures, les dorures font étinceler les boiseries des murs et les caissons des plafonds. L'orfèvrerie est en plein renouveau: à l'école des Italiens, les maîtres joailliers enfantent des chefs-d'œuvre avec des pendentifs, des bagues, des broches à chapeau. En Allemagne, ils mettent à la mode les grosses chaînes d'or. En Angleterre, les courtisans ne dédaignent pas de porter un bijou à l'oreille, une bague à chaque doigt. À Florence, Benvenuto Cellini travaille pour le duc, pour le pape, pour le roi de France. Partout, les orfèvres, qui ont pour matière première les plus précieux des métaux, comptent parmi les rois de la société. Ils appartiennent aux corps privilégiés dans les cérémonies. Souvent, ils font office de banquiers. Un monde nouveau est en gestation. À eux seuls, l'or et l'argent, la pistole et le douro n'ont pas fait la Réforme et la Renaissance. À eux seuls, ils n'ont pas fait Charles Quint et Luther, Copernic et Léonard de Vinci. Mais ils y ont contribué. 105
Les siècles du bimétallisme Après la découverte de l'Amérique, la masse monétaire a crû plus que la production. Mais ensuite, sur l'élan de la Renaissance, les besoins de l'économie ont grandi plus que la masse des moyens de paiement: la terre s'est peuplée, la consommation s'est développée, si bien que la monnaie, même avec les apports américains, ne répond plus aux exigences nouvelles. Au XVIIe siècle, tout l'Occident se plaint de manquer d'instruments monétaires. La disette de monnaie freine l'expansion. Le XVIIIe siècle, au contraire, bénéficie d'un nouvel afflux de métal, la production d'or double presque par rapport au siècle précédent, encore par la grâce de l'Amérique, d'où proviennent les trois quarts de l'or extrait dans le monde. Aux côtés de la Colombie et du Mexique, en progrès, surgit un partenaire nouveau, qu'on n'attendait pas : le Brésil, qui devient le premier fournisseur d'or de la planète. Les rois de l'or sont désormais, non plus les Espagnols, mais les Portugais. Et comme le Portugal, depuis le traité signé par lord Methuen (1703), est étroitement lié par l'amitié et les affaires avec le Royaume-Uni, ce sont les Anglais qui absorbent le métal. Londres tend à devenir le grand centre du trafic de l'or et de ce fait, sans le savoir, se prépare déjà à se tourner vers l'étalon-or. Mais l'or, on l'a dit, n'est que le métal des gros règlements, celui des gouvernements et des négociants. C'est l'argent la monnaie de base, c'est-à-dire la piastre en Espagne ou en Amérique, l'écu en France, le shilling en Angleterre, le thaler dans les pays allemands. Souvent même, la monnaie la plus usuelle est le billon, quand les règlements ne se font pas en nature. Si la production de l'argent n'a pas toujours augmenté autant que celle de l'or, si le Potosi, distancé par les mines du Mexique, a perdu sa suprématie, le métal blanc demeure le métal monétaire par excellence, dans le cadre d'un système qui lui fait place à côté de l'or. Ce régime est celui du bimétallisme, puisque l'or et l'argent jouissent de la frappe libre et du plein pouvoir libératoire. Les États ne veulent refuser ni l'un ni l'autre, puisqu'ils ont besoin des deux. Les particuliers peuvent se libérer à volonté dans l'un ou l'autre métal. C'est un bimétallisme de fait, le mot, comme la chose, étant parfaitement ignoré. À certains égards pourtant, ce régime est plutôt celui de l'étalon-argent, parce que l'opinion attache une importance plus grande au métal blanc (en Asie encore plus qu'en Europe et en Amérique), et parce que, notamment en Angleterre depuis la réforme de 1601, l'unité de compte est définie uniquement en argent, et les pièces d'or sont simplement tarifées par rapport à cette unité de compte. Seulement, comme l'Angleterre commerce beaucoup avec l'Orient et l'Extrême-Orient, et que l'argent vaut dans ces pays plus qu'en Europe, Londres exporte de grosses quantités de métal blanc, tandis que l'or afflue dans ses caisses. L'Angleterre, qui a monnayé plus d'argent que d'or aux XVIe et XVIIe siècles, monnaie plus d'or que d'argent au XVIIIe. Le rapport des valeurs or-argent se tend: de moins de onze au seuil du XVIe siècle, il progresse à plus de douze au début du XVIIe et à quinze au 106
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Les États cherchent de plus ou moins près à adapter les cours de leurs monnaies à cette évolution. C'est un jeu difficile et décevant. Ne faudra-t-il pas songer un jour à n'avoir plus qu'un seul étalon?
XVIIIe.
Les altérations monétaires Il est d'autres causes aux« remuements» des monnaies. Ayant de grands besoins, les gouvernements cèdent à la tentation d'alléger leurs frappes, ou bien de conférer aux pièces une valeur accrue en monnaie de compte. Autrement dit, ils dévaluent, et, ce faisant, ils aggravent la hausse des prix au lieu de la contrarier. Ainsi voit-on, par étapes, l'escudo espagnol passer de 350 à 626 maravédis, le louis français de 10 livres à 24, le souverain anglais de 20 shillings à 30, le florin d'Empire de 60 kreuzers à 180. Cependant que se répandent, au bas de l'échelle monétaire, des pièces d'un alliage douteux, comme le vellon espagnol, qui associe argent et cuivre, avec toujours un peu moins d'argent et un peu plus de cuivre. La doctrine et l'opinion réagissent contre ces altérations. Entre deux observations des astres, le Polonais Copernic conseille de maintenir la monnaie «d'une façon inviolable, immuable, et d'éviter que ne soit excessive la quantité de monnaie ». A Florence, le patricien Davanzati s'en prend à la cupidité des princes «qui trouvent de bonnes occasions et excuses pour avilir la monnaie ». Jean Bodin en France et Lopez de Gomaru en Espagne incriminent l'afflux des métaux américains, facteur présumé de vie chère. Ainsi se fait jour, par tâtonnements successifs, cette double idée que la quantité et la qualité de la monnaie ont des responsabilités dans la hausse des prix. Les pouvoirs publics ne se refusent pas à y porter remède et, en de brefs accès de probité, ils s'évertuent à établir une monnaie saine et stable : Philippe II s'y essaie en Espagne, Henri III tente en France de confondre monnaie réelle et monnaie de compte (le franc à 20 sous), Élisabeth en Angleterre immobilise les espèces d'argent. Ces tentatives ne résistent pas à l'épreuve des faits : les monnaies restent tributaires, en quantité, d'une production minière qui échappe au contrôle, et, en qualité, des manipulations auxquelles ne peuvent renoncer les gouvernements, parce qu'elles sont pour eux simples et fructueuses. La doctrine et la pratique se rejoignent pour considérer la possession des métaux précieux, par les États comme par leurs sujets, comme un signe de prospérité. En conséquence, il faut tout faire pour les acquérir et pour les retenir, stimuler l'exportation des marchandises, freiner leur importation, pénaliser ou interdire les transports sur navires étrangers, prohiber la sortie de l'or, contrarier la consommation intérieure des produits de luxe (pour pouvoir les exporter). De ce dernier type de mesure relèvent les lois somptuaires : l'Angleterre frappe d'un impôt la vaisselle de métal, Venise 107
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interdit de dorer les gondoles, la France de Louis XV aménage une taxe, née au XVIe siècle, qui soumet à une garantie tous les objets d'or et d'argent, la Suède de Charles XII soumet ,à redevance les épées dorées ... La politique qui tend ainsi à refouler vers l'Etat le plus d'or possible est professée par nombre de penseurs, pratiquée par nombre de ministres responsables. Le XIXe siècle libéral lui donnera le nom de « mercantilisme », de résonance péjorative. À la vérité, le mercantilisme n'est pas toujours aussi rigoureux et aveugle que voudront le présenter ses détracteurs. Quand Sully proclame que « labourage et pâturage sont les vraies mines d'or du Pérou », il laisse bien entendre que le métal n'est pas la seule richesse au monde. Quand Colbert assure que « le commerce doit être extrêmement libre: tout ce qui consiste à restreindre cette liberté ne peut rien valoir », il semble prendre le contre-pied du mercantilisme. Pour les Anglais, le mercantilisme est le moyen de privilégier leur commerce et leur marine; pour les Français, de protéger leurs industries naissantes; pour les Espagnols, de contrôler leurs colonies. Il apparaît rarement comme une fin en soi. . Mais moyen ou fin, il incite les uns et les autres à altérer leurs pièces ou à en relever le cours en monnaie de compte, de façon à attirer ou à maintenir sur le territoire de chacun le plus de métal possible. En présence de cette frénésie métallique, nombre de philosophes invitent une nouvelle fois au mépris de l'or. Thomas More, dans son Utopie, en dénonce la vanité. Le Gulliver de Swift, le Persan de Montesquieu et le Candide de Voltaire raillent la passion des chrysolâtres. Mais il est facile, tout à la fois, de médire de l'or et des richesses sans en faire fi.
De l'Asie à l'Afrique À l'inverse des conquistadors qui, au Nouveau Monde, commencent par affirmer qu'ils veulent de l'or en échange de pacotille, Vasco de Gama aux Indes s'entend dire: «Je veux de toi de l'or, de l'argent, du corail» tandis qu'on lui propose du poivre, de la cannelle ou de l'ivoire. L'Inde devient d'ailleurs un pays industriel, expert en tissus de laine, de coton et de soie, et capable de faire payer cher, en métal précieux, ses productions. Mais elle persiste à thésauriser le métal plus qu'à le monnayer. En or, les États du sud de la péninsule disposent d'une petite pièce, le hun, que les Portugais appellent la pagode, et que frapperont à leur tour les Compagnies des Indes. La Golconde monnaie en or une roupie; mais la roupie indienne, émise de Bénarès à Madras, de Bombay à Calcutta, est plus souvent d'argent. La Chine, qui se satisfait de lingots et de tablettes de métal, n'utilise ses propres pièces d'or qu'à l'occasion de dons exceptionnels et de gratifications. Jusqu'au XIXe siècle, le taël d'argent y servira d'unité de compte et de poids. Mais elle s'ouvre largement, dès la fin du XVIe siècle, aux piastres 108
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mexicaines d'argent, introduites par les commerçants portugais, ou par l'intermédiaire des commerçants espagnols installés aux Philippines. Le Japon accède à peine à l'économie monétaire. Le riz y demeure l'étalon traditionnel des valeurs. Mais les féodaux font frapper quelques pièces rectangulaires, ou circulaires à trous carrés. Parce qu'elle leur fait défaut, la monnaie acquiert de l'importance aux yeux des personnages les plus avertis. Une vieille anecdote, qu'à la Banque du Japon le département des Recherches économiques consignera soigneusement, témoigne de cette évolution du sentiment public: certain samouraï, nommé Aoto Fujitsuna, vit à Kamura, la cité où vient d'être érigé un grand bouddha de bronze. Il fait maladroitement tomber dix pièces dans la ,rivière. C'est la nuit: il ne sait pas où les retrouver. Le voici qui donne l'ordre à nombre de villageois d'allumer des torches et d'entreprendre les recherches. «Je vous donnerai, promet-il, 50 pièces pour ce travail. » Les bonnes gens raillent Fujitsuna. « C'est absurde de dépenser cinquante pièces pour en retrouver dix. » Mais le samouraï de répondre: « Si je laisse la monnaie au fond de la rivière, ce sera aux dépens de l'économie du pays, qui en a besoin. Si les villageois empochent cinquante pièces, elles s'ajoutent aux dix autres pour faire marcher les affaires. » Sept siècles plus tard, John Maynard Keynes sera ravi d'une telle leçon d'économie politique. En Afrique, où le troc reste de pratique courante, là où le cauri ne fait pas prime, quelques pièces blanches font irruption : la piastre mexicaine, encore elle, a passé l'océan Indien pour atteindre Madagascar et pénétrer le continent noir; et, plus surprenant, certain thaler à l'effigie d'une impératrice autrichienne a séduit et conquis une partie de l'Afrique. Ce thaler, frappé par la Monnaie de Vienne (28,07 grammes, dont 23,4 d'argent), porte l'image de Marie-Thérèse, veuve de l'empereur François 1er • Le voile de la souveraine n'évoque-t-il pas la manière qu'ont les femmes arabes d'orner leur chevelure? Le thaler Marie-Thérèse, type 1765, et de préférence au millésime 1780, colportée en milieu musulman, devient la monnaie traditionnelle de nombreux pays arabes. Il y sert de pendentif, il passe pour avoir des vert,:s magiques. Gagnant les pays riverains de la mer Rouge, la Somalie, l'Ethiopie, il parvient au Soudan, pénètre jusqu'aux oasis touaregs, aux communautés du Niger, au bassin du Congo. Il rivalise avec le vieux cauri, à la fois dans les bijoux, au cou des filles et dans les transactions.
Le thaler Marie- Thérèse, millésime 1780, ou comment une monnaie d'argent, représentant une impératrice autrichienne, devient un instrument d'échange et de thésaurisation de la mer Rouge à l'Atlantique. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. @ Bibl. nat./Photeb.)
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Puisque les Arabes et les Noirs ne veulent plus d'autre pièce que celle-là, l'Europe la frappe à l'envi. D'abord les Monnaies autrichiennes de Vienne, de Milan et de Venise puis de Prague, mais aussi, après la libération de l'Italie, les Monnaies italiennes et bientôt, sans scrupules, celles de Paris, de Londres, de Bruxelles, de Bombay. Par millions, de faux thalers au millésime anachronique répandront le profil de l'impératrice défunte, à l'usage des marchands. En vain, les Anglais auront tenté de l'évincer sur le haut Nil. En vain, les Italiens s'évertueront à l'interdire en Érythrée. L'Éthiopie de Ménélik l'adoptera, sous le nom de talari, et en fera frapper deux cent mille par la Monnaie de Paris. Il en sera encore frappé en 1924 pour l'Arabie, en 1935 pour l'Afriq~e. A Djibouti, le thaler Marie-Thérèse ne perdra le cours légal qu'en 1943. Etrange destinée que celle de cette pièce bohémienne, adoptée par une partie de la planète sans que les gouvernements en aient jamais débattu, et promue au rang de monnaie intercontinentale hors de toute concertation officielle !
Or ou argent ? Depuis des siècles, deux métaux précieux se disputent la vocation monétaire: l'or et l'argent. Les autres métaux qui ont pu être monnayés ne prétendent pas au même rang: le fer ou l'étain n'ont accédé à la fonction monétaire que dans peu de pays et pour peu de temps; le cuivre et le bronze sont traditionnellement réservés aux pièces d'appoint; le platine ne jouera de rôle qu'en Russie. Entre l'or et l'argent, la bataille est inégale. L'or est plus rare, donc plus cher, donc réservé aux gros paiements. L'argent est, en général, la monnaie usuelle de base. Peut-on pour autant le considérer comme l'étalon monétaire? Ce serait trop dire. Aussi longtemps que la monnaie de compte est distincte de la monnaie de paiement, il n'est pas indispensable de désigner un métal plutôt que tel autre comme étalon. Si une dette est libellée en livres, sous et deniers, peu importe qu'elle soit réglée en louis d'or ou en écus d'argent. Il suffit qu'un rapport précis soit édicté entre les pièces de métal et la monnaie de compte. Le débiteur s'acquitte selon son gré et selon les circonstances. Mais du jour où l'on va confondre le système de compte et le système de paiement, la question de l'étalon va se poser. Faut-il définir la monnaie en or ou en argent? Réserver à l'un des deux métaux une fonction privilégiée, à l'autre une fonction accessoire, comme celle que joue déjà le bronze? Le problème surgit à l'aube du XIX" siècle. Pourquoi précisément à ce moment? Parce que des révolutions en Amérique, en France, font table rase et balaient les vieilles pratiques monétaires; parce que, au sortir des guerres napoléoniennes, l'Angleterre elle aussi fait peau neuve; et parce que, à l'époque, derrière ces trois meneurs de jeu, le reste du monde civilisé ne compte guère. 110
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Si le sentiment et l'instinct peuvent intervenir en ce domaine pour départager l'or et l'argent, ils jouent en faveur de l'argent, moins inaccessible, plus bourgeois, plus populaire. L'Anglais John Locke opine dans ce sens: «Un seul métal doit être retenu comme étalon monétaire, et celui qui s'y prête le mieux est incontestablement l'argent. » Lord Lauderdale ajoute que l'argent est un métal plus dur que l'or et moins périssable, et qu'il est plus facilement divisible, en raison de sa moindre valeur. Les Américains ne cachent pas leur préférence pour l'argent, qui jouit du solide prestige de la piastre espagnole, ancêtre direct du dollar. Les Français sont familiers de l'écu, qui a longtemps été leur monnaie courante. Partout, l'usage plaide pour le métal blanc. Cependant, la paresse et la routine, chères aux gouvernements et aux peuples, les incite à ne pas choisir, et à conserver les deux métaux en les associant dans le rôle de double étalon. Le bimétallisme, hérité des siècles, est dans les faits, avant d'être dans les lois, dans les esprits et dans le langage. Pourquoi se priver des services de deux métaux précieux? Les États-Unis, les premiers, décident de ne pas décider. Leur Constitution reste dans le flou, en interdisant de « donner pouvoir libératoire à autre chose que la monnaie d'or et d'argent ». Le secrétaire au Trésor Hamilton, constatant que « supprimer l'usage monétaire de l'un ou l'autre métal, ce serait réduire le montant de la circulation », fait voter une loi selon laquelle toutes les monnaies d'or et d'argent ont plein pouvoir libératoire, avec frappe libre et gratuite. Le dollar, adopté en 1792 comme unité monétaire, est défini à la fois en or et en argent, les deux métaux étant dans le rapport de quinze à un, qui est alors le rapport marchand. Sont frappées en or les pièces de 2,5 à 10 dollars, en argent les pièces de 1 dollar et de 5 à 50 cents. Le bimétallisme marque un point. Il en marque un second quand la France, à son tour, définit sa monnaie. Après quelques tergiversations durant la période révolutionnaire, la loi de 1803, qui sera connue sous le nom de loi de Germinal, arrête la charte finale du franc, défini en argent (5 grammes à 9/10), ordonne la frappe de pièces d'argent (d'un quart de franc à 5 francs), mais édicte aussi qu'« il sera frappé des pièces d'or de 20 et de 40 francs », dont le poids de fin situe les deux métaux dans le rapport de 15,5, hérité de l'Ancien Régime. Deux grandes nations optent donc pour le double étalon. Reste l'Angleterre.
Londres tranche pour l'étalon-or En Angleterre, la monnaie courante, le shilling, est d'argent, comme le sont ses multiples, florin et couronne. Apparemment, l'or n'a aucune chance de l'emporter, même si certains hommes d'État, comme lord Liverpool, ministre de George III, plaident en sa faveur. Mais les faits desservent le métal blanc. Les pièces blanches, pour avoir trop circulé, sont usées et allégées. Il a fallu les refondre. Elles s'usent encore. En 1774, la 111
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Chambre des communes se résigne à voter une loi qui limite le pouvoir libératoire des pièces d'argent à 25 livres. Au-delà de ce montant, l'argent ne peut être utilisé qu'au poids, c'est-à-dire à la condition de peser les pièces. Sans s'en douter le moins du monde, l'Angleterre franchit une première étape en direction de l'étalon-or. Deuxième étape en 1798 : durant la Révolution française, l'argent a fui le continent, et son afflux a fait baisser ses cours à Londres. Le public trouve profit à se procurer des lingots et à les présenter à la frappe, pour obtenir des pièces. En hâte, une loi suspend la frappe libre de l'argent tout en maintenant la frappe libre de l'or. Troisième étape en 1816: la paix est rétablie, l'Angleterre remet en ordre son système monétaire. Pour tenir compte de l'usure grandissante des pièces les plus courantes, elle limite à 40 shillings le pouvoir libératoire de l'argent. Au-delà de ce montant, il n'est plus question de peser les pièces. Les règlements doivent s'effectuer en or. Comme la frappe libre de l'argent n'est pas restaurée, l'étalon-or est en place, sans que nul ne l'ait su ni voulu. Après coup, l'Angleterre découvrira les vertus du système et, d'une politique imposée par les événements, se fera gloire comme d'une théorie préétablie. Elle déifiera le Gold standard, lui érigera un temple et conviera le monde au culte nouveau. Près de quarante années durant, de 1816 à 1854, l'Angleterre reste seule adepte de l'étalon-or. En 1854, elle trouve enfin un disciple : le Portugal. Lisbonne, qui suit traditionnellement les leçons de Londres, imite sans conviction l'exemple du maître. L'étalon-or marque un point, mais un point qui ne compte guère. L'or finira quand même par l'emporter. Pour une part en raison du prestige du Royaume-Uni: au siècle de Victoria, reine durant soixantequatre années, l'Angleterre triomphe par son charbon et ses machines, par son Empire et sa marine, par ses banques et sa monnaie. Si l'Angleterre sert l'étalon-or, celui-ci la servira en retour. L'or gagne aussi par ses propres mérites. Il est, sans nul doute, le métal roi. Si l'on n'avait pas trouvé de nouveaux gisements au XIX" siècle, il serait devenu trop rare, et quasiment hors de portée. Par bonheur, on en trouve beaucoup, en quantités suffisantes pour lui permettre de s'imposer; mais non pas en quantités telles qu'il soit disqualifié. L'argent finira par capituler devant l'or, et avec lui le bimétallisme. Mais seulement au terme d'une longue résistance.
L'Union latine L'étalon-argent ne devrait être menacé que par une dépréciation profonde du métal blanc. Le bimétallisme est plus vulnérable, parce qu'il est à la merci des fluctuations intempestives des deux métaux. Que l'un d'eux monte ou baisse trop, et le fameux rapport que la loi édicte entre eux (15 puis 16 aux États-Unis, 15,5 en France) deviendrait incorrect, au risque de fausser le système. 112
Un camp de forty niners en Californie. C'est ainsi qu'on appelait les chercheurs d'or venus du monde entier, dans les années quarante-neuf, tenter leur chance en Californie. Lithographie de Currier et Ives, fin du XIX' siècle. (Phot. © P.P.P.-IPS/Archives Photeb.)
Un camp de chercheurs d'or en Australie: mêmes instruments, mêmes gestes, même fièvre ... (National Library ofAustralia, Sydney. Phot.Jeanbor © Nat. Library ofAustralia/Arch. Photeb.)
En Afrique du Sud, des ouvriers à l'entrée d'une mine d'or de la Gold Mining Company, 1888. (Phot. @ Hulton Picture Library/Archives Photeb.) Maquette du décor de Georges Wakhevitch, pour Donogoo-Tonka, pièce de Jules Romains (1930) jouée à la Comédie-Française en 1951. Donogoo, site imaginaire du Brésil auriÎere... (Bibl.-Musée de la Comédie-Française, Paris. Phot. S. Guiley-Lagache @ Arch. Photeb @ ADAGP 1989.)
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Par une chance assez extraordinaire, qui explique la longévité du bimétallisme, les cours respectifs de l'or et de l'argent restent presque stables durant les deux premiers tiers du XIXe siècle. Sur les marchés, leur rapport, ne dépassant 16 que rarement et de fort peu, évolue constamment entre 15,11 (au plus bas en 1817) et 15,95 (au plus haut en 1821). Dans ces conditions, le bimétallisme ne pose guère de problèmes et l'opinion peut même croire qu'il est dans l'ordre naturel des choses. Si l'Amérique ne rejoint pas l'Angleterre dans le camp de l'étalon-or, c'est aussi et surtout pour des raisons politiques: les propriétaires de mines d'argent, qu'on appelle les silvermen, sont puissants et ils animent un groupe de pression qui lutte et luttera longtemps pour la défense de son métal. En Europe, le bimétallisme français (que le conseiller Crétet, futur gouverneur de la Banque de France, a qualifié de « système sublime ») fait des adeptes. Plutôt que d'imiter la livre sterling, qui fait figure d'archaïsme avec sa structure duodécimale, les nouvelles monnaies prennent pour prototype ce franc cartésien, divisé en centimes selon le système décimal. La pièce française de 20 francs, dite louis de 1815 à 1848, plus souvent dénommée napoléon même quand elle porte l'image du coq républicain, devient le modèle idéal. La jeune Belgique frappe des pièces toutes semblables, à l'effigie de Léopold, roi des Belges. L'Italie naissante émet des pièces de 20 livres, qu'orne la tête de Victor-Emmanuel, avec moustache conquérante et barbiche. En décembre 1865, une convention signée à Paris scelle l'Union latine, qui uniformise les frappes d'or et d'argent entre la France, la Belgique, l'Italie et la Suisse, avec plein pouvoir libératoire pour les monnaies d'or et la pièce d'argent de 5 francs. À son tour, la Confédération helvétique frappe des pièces de 20 francs, marquées Helvetia. Les quatre pays emploient désormais les mêmes pièces, de 5 à 100 francs, toutes au titre 0,900. Le napoléon gagne du terrain au-delà des frontières initiales de l'Union latine. La Grèce adhère au système, et elle fait frapper sur le modèle français des pièces de 5 à 100 drachmes. En Espagne, la peseta devient l'exacte réplique du franc, mais sans référence explicite à l'Union latine. Puis la Finlande se dote de pièces de 20 marks, analogues à celles de l'Union latine. En Autriche et en Hongrie, une patente impériale prescrit la frappe de pièces semblables, de 4 et 8 florins, correspondant exactement à 10 et 20 francs. En Russie, un oukase ordonne la frappe de pièces de 10 roubles (l'impériale) qui correspondent au double napoléon (40 francs) et de 5 roubles (la demi-impériale) qui sont l'équivalent de la pièce de 20 francs. Ce n'est pas tout: les Balkans entrent dans le jeu. En Roumanie, la loi monétaire aligne le système sur celui de l'Union latine, avec des pièces de 20 à 100 lei. Même ralliement en Bulgarie, pour des pièces de 10 à 100 leva. En Serbie, le système latin est adopté, avec des pièces de 10 et 20 dinars. La Colombie et Haïti, l'Argentine et le Venezuela suivent le mouvement. Pour un peu, le franc serait devenu la monnaie du monde entier. Sans qu'il soit besoin de « faire le change », et quelle que soit son effigie, la même pièce d'or est acceptée à Zurich comme à Athènes, à Saint-Pétersbourg comme à Vienne, à Rome comme à Bruxelles, à Bucarest et à Budapest comme à Paris. 113
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Un moment, la France a pu se bercer de l'illusion que l'Europe, sinon la planète, adoptera le franc à double étalon comme monnaie unique. Napoléon III a espéré faire de la pièce française l'unité de base du monde entier. Il a convié dix-huit nations à une conférence internationale pour appeler « leur attention sur la grande idée de l'uniformité monétaire », et proposer le franc comme monnaie universelle. On applaudit beaucoup. Mais Londres et Washington ne sont pas disposés à s'aligner. D'ailleurs, il est déjà trop tard: le double étalon s'est mis à craquer.
L'argent craque Il arrive ce qui devait arriver tôt ou tard : le rapport des valeurs marchandes des deux métaux s'écarte du rapport des valeurs légales. C'est d'abord l'or qui a baissé, après les découvertes de Californie et d'Australie. L'argent, devenu la « bonne monnaie », tend à disparaître de la circulation. Pour freiner ce mouvement, la Suisse, puis l'Italie et timidement la France réduisent le titre de leurs petites pièces d'argent. Mesure bâtarde, qui ne résout rien. La guerre de Sécession ne fait qu'aggraver la pénurie de métal blanc, en suspendant les ventes américaines de coton. L'Europe ne peut s'approvisionner en coton qu'auprès de l'Inde, qu'il faut payer en argent. La famine du coton risque de devenir une famine de l'argent. Les pays qui constituent l'Union latine décident de réduire la frappe des petites pièces d'argent et de limiter leur pouvoir libératoire. Seules désormais sont acceptées pour tous règlements les pièces d'or et les pièces d'argent de 5 francs. Le bimétallisme tend à devenir boiteux. Mais l'Union latine est née pour faire face aux problèmes que soulève la baisse de l'or. La voici maintenant affrontée à la baisse de l'argent: une baisse que provoque et précipite la découverte des mines du Nevada. En quelques années, la production mondiale de l'argent quintuple. Les cours du métal blanc s'effondrent, l'argent, glissant presque au rang des métaux communs, devient un sous-produit. Entre or et argent, le rapport de valeur dépasse 16 en 1873,20 en 1886,33 à la fin du siècle, 38 en 1910. Maintenir dans ces conditions l'équivalence entre pièces d'or et pièces de 5 francs en argent, c'est accepter la fuite de l'or: n'importe qui peut acquérir pour 4 francs d'argent, le porter à l'hôtel des Monnaies et faire frapper une pièce de 5 francs. N'importe qui peut, avec quatre de ces pièces blanches, acquérir une pièce d'or de 20 francs. Si ce n'importe qui est un étranger, il peut inonder la France d'argent déprécié et en exporter l'or apprécié. Les spéculateurs se régalent. Résultat : les pièces d'argent se multiplient, l'or disparaît. Une parade s'impose: d'abord, ici et là, la suspension de la libre frappe de l'argent; puis l'arrêt du monnayage des pièces de 5 francs. Même si ces dernières gardent cours légal, le bimétallisme agonise. Plus ou moins amendé, il prolonge sa laborieuse carrière en Espagne, en Autriche, dans 114
L'OR-REFUGE
Pour se prémunir contre le risque monétaire, que ce soit la dévaluation ou l'inflation, l'or est le premier des refuges: il est plus accessible que les autres métaux rares, plus sûr que les diamants et autres pierres précieuses, plus discret que les immeubles ou les valeurs de Bourse, moins capricieux que les tableaux, les timbres, les objets d'art, les autographes, les devises. De tous les refuges, l'or est le plus classique, le plus désiré. Il brave en tous temps toutes les menaces. Quand la Gaule romaine est traversée par le premier raid germanique, ses habitants apeurés enfouissent dans le sol des trésors de métal: on les déterrera au long des siècles. Ce qu'a fait la crainte de l'invasion, la crainte du fisc le refera, et plus encore la crainte des manipulations monétaires. Si l'on ferme ses marchés, l'or en trouve aussitôt de clandestins. Si on le retire de la circulation, il emprunte des voies souterraines. La stabilité du papier lui fait perdre ses vertus, l'inflation les lui rend. Quand la monnaie officielle capitule, l'or reprend de lui-même, dans les faits, ses fonctions monétaires. Sans doute, il est un autre moyen de se prémunir contre la détérioration monétaire. Ce moyen s'appelle l'indexation. Il consiste à transformer un revenu fixe en revenu mobile, en le rattachant à une valeur sûre, ou présumée telle. Indexer, ce n'est plus combattre l'inflation, c'est traiter avec elle. On indexe tout sur tout : les salaires, les prêts, les contrats, les loyers ... On les indexe sur certains prix pilotes, ceux du blé, du seigle, sur les tarifs de l'énergie, sur des indices de prix, sur des cours de change, et, bien entendu, sur l'or. Ainsi certains emprunts ont dû leur succès à une clause-or, qui a été plus souvent bénéfique au prêteur qu'à l'État emprunteur. L'or revêt dans ce cas une fonction de refuge légal, même si l'État, dans le même temps, le met hors la loi.
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les Balkans, en Amérique latine. L'argent reste le métal dominant en Asie, de la Perse à l'Inde et à la Chine. Aux États-Unis, les «argentistes» s'accrochent aux lambeaux du bimétallisme, mais le législateur a dû limiter le pouvoir libératoire des pièces d'argent. Le coup fatal a été porté au métal blanc par l'Allemagne née de la guerre de 1870-1871 : elle a suspendu la frappe de l'argent, consacré son indemnité de guerre à se constituer une réserve d'or, et fait du mark, défini en or, l'unité monétaire du jeune Empire. Dans le sillage de l'Allemagne, c'est à qui se ralliera à l'étalon-or: les États scandinaves, puis les Pays-Bas, la Roumanie, la Finlande, et, au Nouveau Monde, le Brésil et l'Uruguay, l'Argentine et le Chili, le Pérou et le Mexique. Avec l'étalon-or triomphant, l'Angleterre gagne la partie.
Les ruées vers l'or Avant même d'être le siècle de l'étalon-or, le XIX e siècle est celui des ruées vers les gisements de métal jaune. Quatre fois au moins, les chercheurs d'or croient retrouver l'Eldorado. D'abord en Sibérie: un filon au-delà du lac Baïkal, des sables à paillettes dans un affluent de la Lena mobilisent des milliers de salariés pendant les quatre mois que ne condamnent pas le froid et la nuit. En 1847, la Russie d'Asie, détrônant le Brésil, devient le premier producteur du monde. Il y a bientôt mieux que la Sibérie : sur la rivière Sacramento, en Californie, le charpentier James Marshall, au service du capitaine Sutter qui a obtenu une concession agricole, remarque au fil de l'eau quelques étincelles d'or. Cela se passe le 24 janvier 1848. Toute la Californie retentit d'un seul cri: « De l'or! » La nouvelle de la trouvaille se répand dans tous les États-Unis, et presque aussitôt dans le monde entier. Américains, Anglais, Français, Polonais, Autrichiens, Mexicains, Chinois se retrouvent en Californie, avec pelles et pioches. Comme les pistes à travers les Rocheuses ne sont pas sûres, les immigrants ont doublé le cap Horn, ou bien ils ont passé à dos d'âne l'isthme de Panama, ou bien encore, dans leurs voitures à bâches, ils ont traversé l'Oregon, gagné le lac Salé, roulé vers l'Ouest jusqu'aux pentes de la sierra Nevada. Ils ont bravé la faim et la fatigue, la montagne et les Indiens, les moustiques, le choléra et la fièvre jaune. Dans l'Or, Blaise Cendrars contera cette épopée. Même si les tenanciers de tavernes et de maisons de jeux s'enrichissent plus sûrement que les pionniers, l'or californien n'est pas un mythe. Il engendre la ville de San Francisco. Il permet à la Monnaie américaine de frapper sans tarder des pièces portant l'image de l'aigle. En neuf ans, la seule production locale (déclarée !) représente 752 tonnes, soit presque autant qu'en a extrait l'Ibérie, premier producteur de l'Empire romain, en cinq cents ans, ou que le Brésil durant tout le XVIIIe siècle. Jamais aucun gisement n'a été aussi fécond. 116
L'AVENTURE DE LA KOLYMA
Au nom du tsar, dès 1643, des coureurs de steppes descendent la Kolyma sur des milliers de kilomètres, jusqu'à son embouchure dans l'océan Arctique. Ils y commencent l'extermination des zibelines et des renards bleus. En 1908, l'Estonien Rosenfeld, arpentant la toundra, remarque des veines de quartz serties dans l'argile. Il revient en 1914, monte une expédition avec quelques pionniers, dont un certain Boriska et, avec eux, prélève et rapporte quelques échantillons. Boriska poursuit seul les recherches. En 1916, trois Yakoutes trouvent son corps gelé près d'un ruisseau et, à côté de lui, de petits sacs remplis de poudre d'or. Rosenfeld se rend à Petrograd, informe le gouvernement de sa découverte, obtient la promesse d'une exploration. La Révolution ne détourne pas l'Estonien de son projet. Il rédige un rapport sur le potentiel aurifère de la Kolyma, assure qu'elle est le plus riche des gisements de toute la Sibérie, soumet son document à des marchands de Vladivostok qui le transmettent à Moscou. Un géologue nommé Bilibine sy intéresse et, après des années, parvient à obtenir des crédits pour une prospection. ...f. ..
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Entre-temps, les sachets d'or retrouvés sur le cadavre de Boriska ont fait du bruit dans l'extrême Sibérie. Des chercheurs d'or ont, à leur tour, déniché un peu de métal, qu'ils ont vendu clandestinement à des marins japonais et chinois. Staline, qui s'est pris de passion pour l'or, accepte des recherches individuelles, puis les préconise. Une ruée vers l'or peuple la Kolyma de Russes et d'Ukrainiens, de Géorgiens et de Mongols. Dans le bassin de la Kolyma, certains sables se révèlent d'une teneur extraordinaire : 200 grammes au mètre cube. Certains filons s'étendent sur des kilomètres. C'est décidément trop beau pour être abandonné à des amateurs. Staline répudie son libéralisme d'un moment, encercle et contrôle la Kolyma dorée, qu'exploiteront des milliers de forçats pour le compte de l'État soviétique.
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DE L'OR-BUTIN A L'OR-ÉTALON
L'or californien, bien sûr, ne reste pas en Californie. Comme celui des conquistadors, qui gagnait l'Espagne pour se répandre en Europe, il se retrouve bientôt dans les coffres des banques de N ew York, voire dans ceux de la Banque d'Angleterre et de la Banque de France. Au Nouveau Monde, il n'est pas que la Californie. Sur leur chemin, les aventuriers rencontrent les gisements du Nevada puis ceux du Colorado. Mis en appétit, ils cherchent et trouvent du métal dans le Grand Nord, en cet Alaska que les Russes ont vendu aux Américains. Des pêcheurs de saumons croient déceler des reflets dorés dans la rivière Klondike. Une frénésie renouvelée précipite vers l'Eldorado polaire une foule d'émigrants. Voir Charlie Chaplin dans la Ruée vers l'or. Des villes surgissent dans le désert glacé. Est-ce l'ultime épopée de l'or américain? Auparavant, de l'autre côté de la planète, l'Australie est entrée dans la danse. Un chercheur, nommé Hargraves, a été frappé par la ressemblance de structures des gisements de Californie et de certains districts australiens. Dans le bassin de la rivière Macquarie, il plante sa tente au confluent de deux torrents, recueille une première cuvette d'or, prend la tête d'une compagnie de mineurs, se fait nommer commissaire des Domaines de l'État. De l'or, on en découvre aussi en Nouvelle-Galles du Sud, et dans l'État de Victoria. Le pays « est semé d'or comme un champ de blé », note un voyageur admiratif. Certain pionnier met la main sur une pépite de 92 kilos, certain autre sur cinq pépites de cinquante kilos. Hargraves à baptisé Ophir la première ville des. champs d'or. La maison Samuel Montagu a ouvert ses portes sur le marché australien : elle deviendra la première banque de l'or. Avec le métal jaune, l'Australie est sortie du sous-développement. Elle n'était qu'une colonie pénitentiaire, elle devient une puissance économique. En six ans, elle a reçu 1 250 000 immigrants, qui ont quintuplé sa population. En ces mêmes six années, elle a produit 500 tonnes d'or. Décidément, les découvertes ne cessent de bouleverser la hiérarchie des grands producteurs d'or. Le premier rang, qui avait appartenu au Brésil au siècle précédent, est passé tour à tour à la Russie, puis aux États-Unis. En 1903, l'Australie l'emporte à son tour, mais pour un instant. Un nouveau venu, et pour longtemps cette fois, va enlever le titre de champion : l'Afrique du Sud.
Le Rand sud-africain Le 5 juin 1885, à Pretoria, les frères Frederick et Henrick Struben présentent aux ministres assemblés que préside Paul Kruger les minerais aurifères qu'ils ont trouvés dans des conglomérats de galets quartzeux, sur les terres de la ferme de Wilgespruit, à deux mille mètres d'altitude, dans les montagnes arides et pelées du Witwatersrand. 119
DE L'OR-BUTIN
A L'OR-ÉTALON
Dernier portrait du président Kruger. (Phot. © Coll. Viollet/Arch. Photeb.)
Déjà, depuis une trentaine d'années, des paysans boers (mais le mot boer» veut dire paysan), quelques géologues, quelques chasseurs ont décelé des traces du précieux métal ici et là, dans la République du Transvaal. Les puritains qui veillent sur la jeune République hésitent à s'enflammer comme devant un piège du démon. Au début de 1886, les indices de la présence de l'or se confirment: un coup de pioche de l'Australien Harrison dans le domaine de Langlaagte, un caillou ramassé sur le même site par le prospecteur anglais Walker suggèrent que le Rand recèle un tas d'or. Ce sera le plus gros tas du monde. Le 20 septembre 1886, un campement informe, sur l'emplacement du filon, reçoit le nom de Johannesburg: il rassemble un flot d'émigrants anglais, parvenus au pays de l'or à pied, à cheval, dans des caravanes de chariots traînés par des bœufs; il est fait de tentes, de cabanes de bois, de torchis ou de tôle, dans la poussière ou la boue. Les Boers y sont minoritaires. Les pionniers eux-mêmes sont dans les mains des financiers, qui achètent les terrains, investissent les capitaux, fournissent le matériel de forage. Cecil Rhodes, le fils d'un pasteur anglican, allié aux Rothschild de Londres, met sur pied la Goldfields, la Rand Mines, la Chanered : de «
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PAUL KRUGER Paul Kruger est un paysan de l'Orange. Un Boer à 100 % (le Boer, en néerlandais, n'est rien d'autre qu'un paysan). Il sait soigner les bêtes, galoper à cheval, mais aussi lire la Bible, chanter les psaumes. Avec une barbe frisée, il ressemble à Jéhovah. Il a la voix grave et profonde qu'on prête à un Dieu. Porté par ses compatriotes à la présidence de la République du Transvaal, il veut en foire un État austère et paternaliste. Entre ses amis paysans et les spéculateurs de l'or, il n 'hésite pas. Il maudit les Anglais et parque dans des enceintes les travailleurs noirs. Johannesburg, avec ses bals et ses tavernes, lui paraît une ville de perdition. Publiquement, il traite ses habitants de « voleurs, assassins et brigands ». Il n'a pas toujours tort. « Ne me parlez pas de l'or, aurait-il déclaré, ce métal d'où l'on tire moins de bénéfice que de dissensions, de malheurs et de fléaux ... Je vous le dis : chaque once extraite de notre sol aura pour contrepartie des flots de larmes, et le sang de milliers des meilleurs d'entre nous. » Mais, entre Kruger et l'or, la lutte est inégale. L'or sera trois fois vainqueur du vaillant champion des Boers : vainqueur d'abord avec les Anglais, lorsqu'ils s'adjugent l'Afrique du Sud; vainqueur en s'affirmant comme le meilleur atout de l'économie sud-africaine, même libérée de la tutelle britannique; vainqueur enfin avec le krugerrand, cette pièce d'or frappée à l'effigie du héros, et qui, contre son gré, réconcilie le patriote et le métal précieux.
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puissantes compagnies, prêtes à exploiter et à coloniser. Il élimine le président Kruger, l'or sud-africain devient un or anglais, au service de l'étalon-or. Tous les records sont battus, toutes les productions antérieures de métal semblent désormais dérisoires auprès des tonnes d'or de l'Afrique australe: 16 tonnes en 1890, mais près de 15 000 tonnes pour la première moitié du xx· siècle: ce sera dix fois ce qu'a produit la Californie; ce sera quinze fois ce qu'a produit le monde entier au XVI· siècle, après la découverte de l'Amérique. Politiquement, ce fleuve de métal jaune assure la suprématie de l'Empire britannique: celui-ci, au début du xx· siècle, additionne les productions du Canada, de l'Australie, de la Nouvelle-Zélande et de l'incomparable Afrique du Sud, sans parler de la Côte-de-l'Or et de l'Inde. De tous les points du globe, l'or afflue vers Londres, principal centre de raffinage, capitale du négoce du métal précieux. Au cœur de la Cité, la Banque d'Angleterre surveille la cote du métal, déterminée par l'offre et la demande dans la limite des cours édictés par les règles de l'étalon-or: elle intervient pour empêcher l'once de fin (de 31,10 grammes) de s'écarter du tarif légal de 84 shillings et quelque pence. Si les Britanniques se sont emparés du pays des Boers aussitôt après la découverte du Rand, et lorsqu'ils ont la certitude que le gisement est sans égal, on imagine mal que leur conquête soit désintéressée. Mais se comportent-ils autrement que les Américains qui ont contraint le Mexique à leur vendre la Californie, dix jours après la trouvaille de la rivière Sacramento? L'or n'est jamais innocent.
Bilan de quatre siècles De Christophe Colomb à Cecil Rhodes, quatre siècles ont donné au monde un visage nouveau. D'abord, un continent supplémentaire, riche en métaux précieux. À la suprématie politique de l'Espagne ont succédé celle de la France, puis celle de l'Angleterre, en attendant celle des États-Unis. Durant ces quatre siècles, l'or et l'argent ont collaboré et rivalisé, pour s'achever sur la déconfiture du bimétallisme et la victoire de l'or. L'or est à l'origine de véritables migrations humaines: de celle qui a déterminé les conquistadors à franchir l'Atlantique jusqu'à celles qui ont déferlé sur la Californie, l'Australie, l'Afrique du Sud. Il est à l'origine de cités toutes neuves: San Francisco, où les navires des immigrants parviennent en passant par la Golden Gate, la porte de l'Or; Bendigo ou Ballarat, villes-champignons du continent australien, Johannesburg, brusquement surgie sur une montagne d'or. Ces émergences seront symbolisées, avec Jules Romains, par le mythe de Donogoo-Tonka. Les villes que l'on construit disparaîtront peut-être aussi vite qu'elles sont nées; mais il se peut qu'elles survivent à leur raison première: San 122
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Francisco durera plus que l'or californien. C'est l'histoire des alchimistes qui, en rêvant de la pierre philosophale, ont ouvert les voies de la chimie et de la physique nucléaire. C'est l'histoire des enfants du laboureur qui, pour trouver de l'or, retournent et fécondent un champ. L'or a sans doute aussi des responsabilités dans les guerres, à tout le moins dans l'issue des guerres. Durant la grande Sécession américaine, si le métal californien était allé aux sudistes, ne leur aurait-il pas donné le moyen de vaincre? Mais il arrive à point pour assurer le triomphe du Nord. Par un singulier retour des choses, l'or, pour lequel ont été déportés tant d'esclaves, contribue à leur libération. L'or a d'autres mérites. Sa recherche, en peuplant des déserts, les vivifie. Dans leur poursuite de l'or, les prospecteurs trouvent d'autres métaux: de l'argent au Nevada, de l'étain, du fer, du plomb en Australie, du nickel au Canada, de l'uranium en Afrique du Sud. Pour l'or, on aménage des ports, on trace des routes, on installe des voies ferrées. La production de l'or (et de l'argent) fait s'envoler les prix, parfois sur les lieux mêmes de l'extraction. Les pionniers règlent leur verre d'alcool avec une pincée de métal. A « Frisco » comme naguère sur les quais de Séville, à Sydney comme dans les cabarets de l'Alaska, enchérissent tous les biens et tous les services. À l'échelle du monde, l'afflux des métaux précieux fait s'envoler les prix chaque fois que la production et l'offre des marchandises n'augmentent pas davantage. Bataille entre la croissance monétaire et la croissance économique. Où vont les métaux, arrachés au sol du Nouveau et de l'Ancien Monde? Ils ont des emplois industriels, depuis les bijoux jusqu'aux prothèses dentaires. Ils ont des débouchés monétaires, depuis les caves et les coffres des États, des banques centrales et de tous les Harpagon de la planète, jusqu'à la frappe des pièces. Reine des monnaies, la livre sterling est monnayée à l'effigie de Victoria, de ses prédécesseurs ou des ses successeurs: le souverain, de 7,98 grammes à 22 carats, est aussi indiscuté que l'Empire britannique, qui renferme le quart de la population du monde, et que, selon Joseph Chamberlain, « aucun autre Empire ne pourra surpasser en grandeur et en richesse ». Héritière du louis, la pièce française de 20 francs, couramment dite napoléon, fait école, comme on l'a vu, dans les pays de l'Union latine, et au-delà. L'Allemagne, une fois forgée son unité, répudie ses ducats et ses florins pour frapper des pièces de 10 et 20 marks, avec le secours du métal que lui procure, après 1870, l'indemnité de guerre. L'Autriche, plus hésitante, a des couronnes, d'abord alignées sur celles de Prusse, puis autonomes, et des florins qui reproduisent les pièces de l'Union latine. La Russie frappe des impériales, multiples du rouble, mais aussi des ducats de platine. L'Espagne d'Isabelle a ses isabellines, celle des rois Alphonse émet des pièces de 10 à 100 pesetas, dont certaines s'alignent sur les pièces françaises. Le Portugal frappe cruzades, portugaises et couronnes. Les États scandinaves adoptent des couronnes communes. La Turquie garde ses sequins, libellés en piastres. Aux États-Unis, le dollar est frappé en or, à raison de 1 504 milligrammes de fin par dollar. L'Amérique latine émet en or des multiples de pesos, d'escudos ou de milreis. En or, l'Inde a des mohurs, l'Iran des tomans, le Siam des bats. Le Japon ne vient qu'en 1871 aux monnaies 123
DE L'OR-BUTIN À L'OR-ÉTALON
rondes de métal jaune. La Chine s'en tient aux taëls d'argent et aux pièces étrangères. Avant l'arrivée de l'or sud-africain, en 1884, le total de l'or monétaire (en banque et en circulation) doit atteindre quelque 5 350 tonnes. Trente ans plus tard, en 1914, il s'élève à 13 120 tonnes, dont 6 150 dans les banques et 6 970 en circulation. À cette date, l'avoir le plus important est celui des États-Unis (2 880 tonnes) devant ceux de la France, de la Russie, de l'Allemagne, de la Grande-Bretagne. L'ensemble des avoirs de ces cinq nations représente les trois quarts des avoirs monétaires du monde en or. Auprès de cette masse monétaire, les pièces d'argent importent assez peu, puisque le plus souvent elles ne servent qu'à des règlements d'appoint. Mais depuis longtemps déjà d'autres moyens de paiement concurrencent le métal, et parfois le supplantent : la monnaie de papier a entamé sa carrière.
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Chapitre 7
QUAND LE PArIER ENTRE EN SCENE
La Rue Quincampoix, gravure de chez Marlinet, fin du XVIIIe siècle, illustrant les Folies de nos grands-pères et les nôtres.
(Bibliothèque nationale, Paris. Phot. © Bibl. nat./Arch. Photeb.)
Antécédents Lorsque la monnaie est une marchandise, ou lorsqu'elle est frappée en métal (mais le métal, lui aussi, est une marchandise), sa valeur est en principe déterminée par celle de la marchandise ou du métal. Flle ne doit d'être monnaie qu'en raison du prix qu'elle incorpore: le coquillage-cauri ou le souverain frappé en or sont convoités et acceptés du fait de leur rareté, qui les rend désirables. Mais certaines monnaies ont une valeur réelle inférieure à celle qui leur est officiellement attribuée: soit parce que le pouvoir émetteur entend tirer profit de la différence, soit parce que la collectivité se prête à une fiction commode. Ces monnaies-là, auxquelles l'opinion est invitée à faire confiance, sont dites fiduciaires; la loi supplée à ce qui leur manque en valeur concrète. Se trouve-t-on déjà en présence de monnaies fiduciaires quand Carthage attribue une valeur de convention à de petits morceaux de cuir? Quand la Chine utilise, en guise de moyens de paiement, des carrés de daim blanc pourvus du sceau officiel (les P'i-pi de l'empereur Wou-ti), puis des soieries? Sont fiduciaires à coup sûr les pièces de métal frelaté que le prince ·fait circuler sans tenir compte de leur valeur marchande: pièces à faible teneur de fin, pièces fourrées (c'est-à-dire faites d'un métal vil revêtu d'une pellicule d'or), pièces saucées (n'ayant que l'apparence de l'argent). La Rome du Bas-Empire, la France aux pires heures de la guerre de Cent Ans ont recouru à ces tricheries. Avec le papier, il n'y a plus tentative délibérée de fraude: la monnaie de papier ne prétend être que le signe représentatif d'une valeur. Elle ne cache pas sa propre indignité. Tout le problème, pour elle, est de se faire accepter au lieu et place de la marchandise à laquelle elle est censée se substituer. Avant d'inventer la monnaie de papier, il a fallu inventer le papier. Rien de commun avec le papyrus des Égyptiens, que procure l'écorce de la tige d'une sorte de roseau. C'est en Chine, en l'an 105, qu'un ministre de l'Agriculture nommé Tsaï-Iun s'est mis en quête d'un support moins coûteux que la soie pour écrire au pinceau. Il a fait tremper des déchets de soie et obtenu une pâte qui, travaillée, foulée, étendue en fines couches sur des cages de bambou, a donné en séchant des feuilles minces et lisses. Plus tard, Tsaï-Iun remplace les déchets de soie par des fibres broyées de bambou ou de mûrier. La Chine n'a pu conserver le secret du papier. Il a gagné Samarkand, puis Bagdad et Damas. Il est parvenu en Espagne en 1154. Avant la fin du XIIe siècle, des moulins à papier se sont installés en France, en Italie. Désormais, la pâte est à base de vieux chiffons de lin ou de coton, réduits en bouillie. Sur le papier, qui détrône les rouleaux de parchemin, les scribes tracent des caractères, non plus au pinceau, mais à .la plume d'oie. Gutenberg n'a plus qu'à venir avec les lettres mobiles de son imprimerie. Tout est en place pour les billets de monnaie.
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De la Chine ... Inventeurs du papier, les Chinois sont aussi les initiateurs de la monnaie de papier. Vers l'an 650, les T'ang émettent des « billets de valeur », dits Pao-teh'ao, dont chacun est censé valoir dix mille unités de cuivre. (Leur nom exact est Ta-t'ang pang-hing pao-teh'ao, ce qui signifie «billets de valeur émis pour la circulation générale par les grands T'ang »). Au début du IXe siècle, dans le désarroi financier qui suit la guerre civile, sont émises des «sapèques volantes» (Fei-ts'ien), qui sont des sortes de chèques représentant, en principe, un dépôt de métal. Après quoi resurgissent les Pao-teh'ao, qui valent cette fois jusqu'à 90 000 pièces de cuivre. Aux xe et XIe siècles, apparaissent des billets de papier émis par des commerçants, puis par l'Administration, jalouse de ses prérogatives : ils circulent si vite que, pour remédier à leur usure, on en décide l'échange tous les trois ans. Suivent, toujours sur papier, des bons de thé (Teh'a-yin), des bons de sel (Yen-teh'ao). des bons de soie grège (Ssen-teh'ao). Le franciscain Guillaume de Rubrouk, que Saint Louis envoie chez les Mongols, est le premier Occidental à découvrir l'emploi du papier-monnaie en Extrême-Orient (1255). Marco Polo partage bientôt son étonnement (1275). À ses yeux, les Chinois ont découvert la pierre philosophale: « Et je vous dis que chacun prend volontiers un billet, parce que partout où les gens se rendent sur la terre du Grand Khan, ils peuvent acheter et vendre, tout comme si c'était de l'or fin. » Peut-être Marco Polo s'émerveille-t-il un peu vite: il a vu la monnaie de papier, sans voir que, sous la menace de l'inflation, elle risque d'engendrer le papier-monnaie, voué à la dépréciation. Mais il rapporte ses observations à Venise, qui retiendra la leçon. Tandis que les Chinois assagis reviennent à des pratiques plus archaïques, en donnant la première place aux lingots d'argent et aux pièces étrangères d'importation, les Japonais à leur tour font l'expérience d'une monnaie fiduciaire à base de papier: un marchand de Yamada, en échange de dépôts d'argent, délivre des billets (Yamada hagaki) six fois plus longs que larges (1620). Forts de cet exemple, à partir de 1661, plusieurs féodaux, imités par des villes, des villages, des temples bouddhistes, des sanctuaires taoïstes, émettent des coupures dont la circulation reste locale. Mais, sauf par Marco Polo, l'Occident ne soupçonne rien de ces initiatives. Il s'en tient à ses instruments monétaires de métal, et ne se risque à recourir à des monnaies fiduciaires que lors de circonstances d'exception: dans une ville assiégée, dans un pays en état d'insurrection, lorsque, devant la carence de la monnaie métallique, il faut inventer un outil de remplacement. Le chapitre des monnaies obsidionales est riche en monnaies de substitution, largement fiduciaires. Ces expériences, qui ne laissent que de mauvais souvenirs, ne font pas école.
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... à la Champagne Le papier, dans l'Europe du Moyen Âge et de la Renaissance, tient sa place dans le domaine du crédit plus que dans celui de la monnaie. Aux rendez-vous des foires, les marchands redécouvrent la lettre de change, dont avaient usé jadis les prêtres banquiers de Babylone : instrument de crédit, elle ébauche un moyen de paiement. Malgré les interdits de l'Église, selon lesquels l'argent « ne peut être capable de progéniture ni de moisson », et qui condamnent le prêt à intérêt, le commerce se grise des commodités de la finance. Changer, prêter, virer, c'est aux foires de Champagne ou d'ailleurs le propre de l'intermédiaire spécialisé qui se livre au négoce de l'argent: il pose ses livres de comptes et ses sacs de pièces à côté de lui, sur le banc même qui lui sert de siège, ce pourquoi il devient un banquier. Quand il gagne en importance, il dispose d'une table, qui devient la banque. Pour peu qu'il fasse mal ses affaires, sa table est rompue: c'est la banqueroute. Les banquiers réinventent ce qu'avant eux avaient pratiqué les trapézites grecs et les argentarii romains. Ils tiennent la caisse de leurs clients, exécutent leurs ordres de paiement en faveur de tiers, compensent dettes et créances. Ils communiquent entre eux, de façon à permettre les compensations sur l'ensemble de la place. Avec la lettre de change ils disposent d'une reconnaissance de dette, qui vaut engagement de payer. À l'origine, elle est bien un contrat de change, impliquant conversion d'une monnaie en une autre monnaie. Par la suite, la notion de change pourra disparaître. La pratique de l'endossement ne viendra que plus tard. Devant l'évidence, l'Église, débordée, révise progressivement sa position. Les théologiens consentent à des distinctions qui ouvrent la voie à des compromis. N'est-il pas normal de rémunérer le travail, le mérite et le risque? Simplement on appellera le fruit de l'argent une indemnité plutôt qu'un intérêt. Moyennant quoi, les grandes foires prospèrent; Provins et Troyes en Champagne, Gand en pays flamand, Francfort, Augsbourg, Nuremberg, Leipzig en pays allemand, Nijni-Novgorod en Russie. L'Italie excelle dans les jeux du crédit: les foires s'y multiplient, de Milan à Bergame, de Vérone à Pise et Ferrare. Les maisons de banque prolifèrent, à Gênes ou Lucques, à Sienne ou Florence. Leurs noms valent des enseignes : Buonsignori, Peruzzi, Bardi ... Elles allongent leurs tentacules hors d'Italie, organisent des réseaux jusqu'en Angleterre, en Espagne, en Tunisie. C'est le temps des « Lombards », rois de l'argent. Venise remet aux déposants de fonds des certificats qui, nominatifs au XIIe siècle, deviendront au porteur au XV". Mais cet essor et pas davantage la montée des places de Lyon ou d'Anvers ne donneront naissance à une véritable monnaie de papier. Au contraire, l'afflux des métaux américains dissuade l'Occident de s'aventurer sur cette voie. Il faudra des conditions très particulières, à une échelle très localisée, pour engendrer le miracle.
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La monnaie de carte Le miracle va se produire dans la Nouvelle-France, le futur Canada: l'épisode est curieux et peu connu. Il mérite que l'on s'y attarde. On approche de l'été 1685. En France, Corneille vient de mourir, Racine n'a pas encore écrit Esther, La Fontaine est l'hôte de Mme de La Sablière, Mme de Sévigné écrit quelques-unes de ses plus jolies lettres, et le roi songe à révoquer l'édit de Nantes. De l'autre côté de l'Océan, les colons français sont en contact avec des indigènes plus habitués au troc qu'aux règlements monétaires, à moins qu'ils n'utilisent, comme intermédiaire des transactions, des coquillages, des pointes de flèche, des peaux d'ours ou de castor. À l'occasion, les Indiens acceptent l'eau-de-vie en guise de paiement. Entre colons, circulent des piastres espagnoles, voire des shillings anglais, mais surtout des espèces françaises, liards et sols, écus et louis, qui se comptent en livres-tournois. Ces espèces qui viennent de France n'ont qu'un tort, celui d'être trop rares. L'intendant Jacques de Meulles guette avec impatience l'arrivée du navire qui doit lui apporter le numéraire nécessaire à la solde des militaires et à l'achat des fourrures. Le sieur Jacques de Meulles est chevalier, conseiller du roi en ses Conseils, seigneur de la Source, grand bailli d'Orléans. Il a été nommé intendant de justice, police et finances «au Canada, Acadie, île de Terre-Neuve et autres pays de la France septentrionale ». Il est courageux et ingénieux. L'usage est bien établi : chaque printemps dans la métropole un navire est chargé d'espèces sonnantes et trébuchantes, destinées à couvrir les besoins annuels de la colonie : frais de l'intendant, dépenses administratives, soldes du régiment de Carignan. Le vaisseau repart du Canada à l'automne, lesté des pièces qui représentent le paiement des impôts et le prix des marchandises qui seront livrées l'année suivante. Il en résulte que, chaque hiver, la colonie est fort démunie de moyens de paiement métalliques. L'intendant doit réaliser des acrobaties pour régler les dépenses courantes et faire face à la disette provisoire de numéraire. Il s'en expliquera en écrivant à Jean-Baptiste de Seignelay, fils aîné de Colbert, ministre secrétaire d'État au département de la Marine, dont dépendent les colonies: «Je me suis trouvé dans une très grande nécessité touchant la subsistance des soldats [... ] J'ai tiré de mon coffre et de mes amis tout ce que j'ai pu. Mais enfin ... ne sachant plus à quel saint me vouer, l'argent étant dans une extrême rareté, je me suis imaginé [ ... ] » Que s'est-il imaginé? Le 8 juin 1685, Jacques de Meulles a pris une décision insolite: puisqu'il n'a pas de monnaie, il va en fabriquer. En ce pays perdu où l'hiver est rude, où les nuits sont interminables, où les loisirs sont rares, il dispose d'une belle quantité de cartes à jouer promises à la distraction des colons (en un temps où les jeux de cartes font fureur, de la cour à la ville, de la ville aux champs, de la métropole à l'outre-mer). Le dos des cartes est alors vierge. Jacques de Meulles possède donc des cartonnets, qu'il peut fractionner, remplir et estampiller à sa guise: il y portera une indication de valeur, ainsi que l'empreinte dans la cire à cacheter d'une fleur de lis couronnée, y apposera sa signature, celles du 130
QUAND LE PAPIER ENTRE EN SCÈNE
Imitation de la «monnaie de carte» qui circula au Canada français de 1685 à 1759. Extrait de « l'Histoire de la monnaie au Canada", 1966. (© by Collection de la Banque du Canada.)
commis et du trésorier. Il proposera ce bon à tous ceux qu'il doit régler, soldats, agents ou fournisseurs. L'intendant s'explique: « [ ... ] Je me suis imaginé de donner cours au lieu d'argent à des billets de cartes que j'avais fait couper en quatre. Je vous envoie, Monseigneur, des trois espèces, l'une étant de 4 francs, l'autre de 40 sols, et la troisième de 15 sols, parce qu'avec ces trois espèces je pouvais faire leur solde juste d'un mois. J'ai rendu une ordonnance par laquelle j'ai obligé tous les habitants de recevoir cette monnaie en paiement et lui donner cours en m'obligeant en mon nom de rembourser lesdits billets. Personne ne les a refusés et cela a fait un si bon effet que, par ce moyen, les troupes ont vécu à l'ordinaire. » Tout y est: le cours légal, le cours forcé, la convertibilité à terme. On regrettera seulement, trois grands siècles plus tard, que ces quarts de carte aient disparu, non pas du souvenir, mais des collections : la Banque du Canada elle-même n'en possédera que des imitations, et l'on sera réduit à reconstituer ce qu'ont pu être les premiers cartons de monnaie.
Suite de l'expérience Émise le 8 juin 1685, la monnaie de carte est remboursée en espèces dès le 5 septembre, à l'arrivée des fonds venus de France. Mais Versailles s'inquiète de l'initiative. Par une réponse datée du 20 mai 1686, de Meulles apprend que Sa Majesté « a fort désapprouvé l'expédient dont il s'est servi de donner cours à des billets de cartes, au lieu d'argent, cela étant extrêmement dangereux, rien n'étant plus facile à contrefaire que cette sorte de monnaie ». Est-ce timidité? Est-ce prudence ? Est-ce prémonition des risques que comporte le papier-monnaie? Le fait est que ce genre de procédé est à la fois commode et redoutable: commode, puisqu'il permet de résoudre provisoirement un manque de liquidités; redoutable, s'il ouvre la porte à de trop faciles abus. 131
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La preuve que l'expérience est séduisante, c'est qu'elle est renouvelée, dès lors qu'elle a réussi. En 1686, l'intendant la fait durer un peu plus qu'en 1685. Il la commence plus tôt, le 9 février, et la termine plus tard, le 26 septembre. Les Canadiens s'accoutument, acceptent les cartes de bon gré et se mettent à thésauriser les coupures, qui sont maintenant des quarts de cartes, des demi-cartes et des cartes entières. Ils prennent goût à ces as de pique, à ces dames de cœur, à ces valets de carreau, à ces quatre de trèfle ... à ce point qu'il faut menacer de mort les porteurs qui conserveraient les billets après la date annoncée de leur rachat. Les autorités de la Nouvelle-France se complaisent dans ce genre d'émission, qui leur donne le moyen de régler aisément certaines dépenses. La formule, qui n'était que saisonnière, tend à devenir permanente. Versailles continue à la blâmer:« Sa Majesté a trouvé très mauvais qu'on ait fait des monnaies de carte, son intention est qu'on les retire incessamment et qu'on n'en fasse plus à l'avenir. » On en refait quand même, et jusque hors du Québec. En 1703, le capitaine commandant l'Acadie informe la métropole que, faute d'argent pour continuer à fortifier Port-Royal, il se voit « obligé de suivre l'exemple du Canada en faisant de la monnaie de carte ». Cette émission durera jusqu'en 1710. Au Canada même, les intendants qui se succèdent émettent chaque année de la monnaie de carte et, après 1709, ne la retirent pas toujours. Ce qui devait arriver arriva : après le cours forcé, l'inflation. Les cartes en circulation sont si nombreuses qu'on commence à douter qu'elles puissent jamais être remboursées. La jeune monnaie canadienne flotte et se déprécie. Les prix des marchandises montent: première découverte, par des Occidentaux, du papier-monnaie. En 1711, le montant des cartes émises doit atteindre 244 000 livres. En 1714, 1 600 000, avec des coupures dont le montant nominal peut dépasser 50 livres. « M. Begon, intendant du Canada, ayant marqué que les habitants se trouveraient heureux d'en être remboursés en y perdant moitié » décide « de retirer toute cette monnaie de cartes sur le pied de la moitié de perte ». On assure que les colons y consentent (de bon ou de mauvais gré) ; mais les 800 000 livres qu'il faudrait leur remettre en espèces ou en lettres de change sur la France représentent encore une somme trop considérable pour qu'on puisse les verser en une seule fois. On échelonne le remboursement sur cinq années, à raison de 160 000 livres par an. Versailles, maintenant, est tantôt consentant, tantôt sévère. C'est parfois la métropole qui ravitaille la colonie en cartes nouvelles. Mais, en 1717, Versailles interdit derechef l'émission de cette« monnaie imaginaire ». Joli qualificatif pour une monnaie en images - et qui stimule l'imagination. L'édit n'est respecté que durant quelques années. En 1727, le Canada prospère, et il a grand besoin de moyens de paiement. Les négociants, qui n'apprécient pas les deniers de cuivre, trop lourds, réclament «une monnaie en billets ou autrement ». Le marquis Charles de Beauharnais, gouverneur et lieutenant général, transmet la requête au roi. Sa Majesté, en 1729, convient « de la nécessité, tant par rapport au commerce extérieur et intérieur, que pour l'accroissement de la colonie, qu'il y ait une monnaie sédentaire dans le pays ». En conséquence, « Elle veut qu'il soit fabriqUé pour 400 000 livres de la monnaie de carte ». C'est la consécration officielle. 132
Fin de la monnaie de carte Tandis que la monnaie de carte gagne la Louisiane, puis la Guyane, le Canada s'y complaît, et il lui faut résoudre de petits problèmes de fabrication: comment se procurer assez de jeux de cartes? Comment remplacer les cartes vieillies? Comment trouver le temps de signer tout ce papier? Premier point : Beauharnais a fait emplette à Paris de deux mille jeux de cartes blanches des deux côtés (car il est manifestement superflu de continuer à recourir à des rois de cœur et à des dames de pique). Mais, explique-t-il, «il y en a eu les deux tiers de mouillées et entièrement perdues dans le naufrage du vaisseau du roi ». Alors « nous vous supplions, Monseigneur, de faire envoyer par le vaisseau de l'année prochaine deux cents jeux de cinquante-deux cartes chacun, afin que nous soyons en état de faire de nouvelles monnaies ». On retrouvera nombre de ces cartons jaunis, où figure l'indication de la valeur (<< Pour la somme de vingt-quatre livres », «Pour la somme de douze livres »), les trois signatures du gouverneur, du commissaire général de la Marine et du contrôleur de la Marine (en 1735, Beauharnais, Hocquart, Varin), l'année de l'émission et deux cachets, dont un aux trois fleurs de lis. Il s'agit aussi de rajeunir les cartes fatiguées et d'économiser la multiplication des signatures: « Trouvez bon, Monseigneur, que nous prenions de là l'occasion de vous représenter que la fabrication des 200 000 livres de cette nouvelle monnaie, et celle de 400 000 livres, qu'il faut bientôt remplacer, parce qu'elle est si usée qu'elle ne sera bientôt plus reconnaissable, nous consommera un temps infini qui serait bien plus utilement employé aux affaires de la colonie. » Il y faudrait « cinq mois de temps continu ». Et de proposer que les cartes soient gravées à Paris, signatures comprises. Mais Versailles s'y refuse, soit pour ne pas se compromettre dans une aventure inédite, soit dans la crainte que les corsaires et les pirates ne s'emparent en mer d'une monnaie toute faite. Que les gens du Québec fassent leurs cartes tout seuls ! Ils les font, ils en font même beaucoup. Le plafond d'émission, fixé en 1729, est relevé en 1733, puis en 1741, et encore en 1749. Quelques faussaires se sont mis de la partie : le sieur Malidor, chirurgien, est condamné à « servir par force pendant trois ans, en outre à être fustigé de six coups de fouet » ; le sieur Louis Mallet et sa femme Marie Moore, de la paroisse Saint-Laurent, en l'île d'Orléans, sont pendus haut et court. De 1749 à 1759, le volume de la monnaie de carte, gonflé par les besoins de la guerre contre les Anglais, passe de 1 million de livres à 41, sans compter 40 à 50 millions de livres en lettres de change et bons de caisse émis par le gouverneur de Québec. Le lien entre les coupures et les espèces métalliques est devenu très lâche depuis que la marine anglaise tient l'Océan. Le Canada est réduit à ses seules ressources. L'aventure s'achève en 1763, avec la chute du Canada français. Le traité de Paris prévoit que le roi de France dédommagera les porteurs. Un arrêt du Conseil, pris à Compiègne en 1764, décide la liquidation définitive de la monnaie de carte. Une convention franco-anglaise de 1766 y pourvoit, en prévoyant le rachat des cartes au quart environ de leur valeur nominale, avec limitation de chaque reprise à 1 000 livres tournois. 133
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La carrière de la monnaie de carte a duré plus de soixante-dix ans. Elle a commencé dans l'allégresse d'une découverte, elle a fini dans la déconfiture. Pouvait-il en être autrement, pour l'exploration d'un monde inconnu, celui de la monnaie de papier? La leçon ne servira pas : elle a eu pour cadre une terre trop lointaine, trop inexpérimentée. Law en a été avisé, mais en vain. Les premiers essais d'assignats révolutionnaires seront faits, eux aussi, sur des cartes à jouer, mais cette partie-là, elle aussi, sera perdue.
Les billets de monnaze On a cru bon de s"attarder sur la monnaie de carte, parce que les historiens ne la connaissent guère, et parce qu'elle inaugure une technique appelée à des rebondissements. Si, au seuil du XVIIIe siècle, Versailles, précédemment hostile à cette formule, fait soudain preuve de plus d'indulgence, ce revirement tient à ce fait que la métropole, à son tour, prospecte le même terrain. La France de Louis XIV dérange l'équilibre européen. L'installation d'un Bourbon à Madrid inquiète Londres, Amsterdam et Vienne. Une coalition met en difficulté le Roi-Soleil et ses finances. Pour couvrir ses besoins, le Trésor royal emprunte. En 1701, on décide une refonte (avec allègement) des louis d'or et des écus d'argent, destinée à procurer quelques ressources à l'État en détresse : une opération comme tant d'autres. Cette fois, la refonte se déroule selon un mode inhabituel. Les espèces démonétisées affluent-elles à l'hôtel des Monnaies plus vite qu'il n'était prévu ? L'installation des presses destinées à frapper les nouvelles pièces est-elle accidentellement retardée? Toujours est-il que le directeur de la Monnaie se trouve fort en peine pour échanger les pièces que lui apporte le public. Il n'a à sa disposition aucun fonds de roulement. Faute d'avoir en caisse les espèces de remplacement, il donne par écrit aux déposants promesse de les leur remettre au plus tôt. Cette reconnaissance de dette, signée du directeur de la Monnaie, Eudes, et enregistrée par le contrôleur Boulard, est un « billet de monnaie ». Le Conseil du roi a donné son autorisation, en précisant que ces billets seront « reçus pour argent comptant, tant pour le paiement des lettres de change que pour l'acquit des autres dettes ». Autrement dit, ils ont cours légal. Le public fait bon accueil à ce papier inhabituel, qui porte intérêt à 4 %. Le commerce en trouve l'emploi facile et l'accepte au pair. Le Trésor, qui se réjouit de ce succès, se promet de renouveler l'opération. En mai 1703, l'occasion se présente d'une seconde émission de billets de monnaie, pour la conversion en pièces de 10 sous d'espèces d'argent venues d'Espagne. L'affaire, sagement menée, réussit encore. On veille à éviter les trop petites coupures: aucun récépissé n'est inférieur à 25 livres. À la fin 134
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de 1703, il en circule pour 6 700 000 livres. Dès le premier semestre de 1704, tous les billets de monnaie de 1701 et 1703 sont convertis en espèces. Mais les guerres continuent, les difficultés financières ne sont pas résolues. L'État ne résiste pas à la tentation d'une nouvelle émission. En mai 1704, à la faveur d'une nouvelle refonte des louis et des écus, la Monnaie lance une série supplémentaire de billets, et le Trésor profite de l'occasion pour en fabriquer pour son propre compte, soit afin d'assurer la marche des services publics, soit pour payer une fraction de l'intérêt des emprunts. Comme, au surplus, les faussaires multiplient les contrefaçons, les billets se déprécient: d'abord de 1 %, puis de 5 %, puis de 20 %... Devant les protestations des négociants des provinces, la circulation des billets est limitée à Paris. Ce sont alors les Parisiens qui récriminent. Croyant raffermir les billets, le gouvernement tente de les assimiler autoritairement aux espèces. Il supprime la clause d'intérêt, il interdit sous peine du carcan l'escompte des billets contre numéraire à un taux de plus de 6 %, il ordonne que le papier pourra entrer pour un quart dans les règlements privés; mais il néglige d'indiquer si le Trésor les acceptera. Là-dessus, la dépréciation des coupures dépasse 50 %. Au plus fort de la crise, elle atteint 80 %. Le volume des billets de monnaie, en octobre 1706, dépasse 170 millions de livres, soit le tiers environ du montant des espèces métalliques. Le pouvoir, tout en renonçant à étendre le cours du papier à toutes les provinces, s'excuse gauchement: «Ne nous paraissant pas possible de fournir aux frais excessifs de cette guerre sans le secours du crédit, nous avons, au lieu d'imposer de nouvelles charges sur nos sujets, introduit dans le commerce des billets de monnaie» (traduction: l'inflation, plutôt que l'impôt). « Mais l'heureux effet de ce secours a été dans la suite altéré par l'opinion qui s'est répandue, que le nombre de ces billets avait été porté à un tel excès qu'il serait impossible de les payer» (déclaration de Versailles du 12 avril 1707). On décide d'en finir: 101 millions seront convertis en titres de créance ou de rentes sur les fermiers généraux, sur les receveurs des finances, sur le clergé, sur l'Hôtel de Ville. Le solde doit être remplacé par des coupures nouvelles, signées du prévôt des marchands. En fait, un arrivage opportun de lingots du Pérou facilite le remboursement final. En avril 1712, tous les billets de monnaie, transformés en rentes ou convertis en espèces, ont disparu. L'expérience, qui s'est étendue sur plus de dix années, se termine sans grand dommage pour les porteurs. Le papier n'est pas discrédité sans appel. Mais on a encore tout à apprendre à son sujet. Précisément, quelqu'un a des idées sur le sujet. Au plus fort des difficultés de 1707 (le 3 juin), l'ambassadeur de France en Suisse a envoyé à Paris une proposition curieuse selon laquelle les billets de monnaie pourraient être remplacés par des billets de banque. La suggestion est transmise comme venant d'un voyageur cosmopolite, venant d'Autriche et d'Allemagne. Il n'est pas interdit de croire que ce voyageur imaginatif s'appelle John Law.
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Le papier de banque Il Y a beau temps que les banques ont appris les vertus du papier. On a vu Venise émettre des certificats de dépôt. Amsterdam, bientôt imitée par Hambourg et Rotterdam, fait de ces certificats des billets au porteur. Ils ne sont pas encore exactement une monnaie, puisque chacun est libre de les refuser. Mais Stockholm franchit le pas : la guerre de Trente Ans a épuisé les réserves de métal de la Suède, qui, en 1656, émet des billets d'État, par l'intermédiaire de la Banque royale. Ces billets, de somme ronde et constante, reçoivent cours légal, et bien qu'émis au-delà de leur gage métallique ils sont acceptés plus volontiers que les énormes plaques de bronze qui servent alors aux paiements: les platmynt, dont certaines pèsent jusqu'à 20 kilos! Le papier est le bienvenu si l'on n'en abuse pas. Il est libellé en dahlers - et l'on retrouve dans cette unité une variante du thaler, en même temps qu'une anticipation du dollar. En Angleterre, les orfèvres, qui reçoivent des dépôts en métal, délivrent aussi des reçus, bientôt transmissibles. Sur la suggestion d'un gentilhomme écossais, William Paterson, un groupe de financiers de Londres obtient du roi d'Angleterre, Guillaume III, l'autorisation de créer une banque d'émission, en contrepartie d'un prêt de 1 200 000 livres à l'État (1694). Le nouvel établissement se dénomme : The Governor and Company of the Bank of England. Plus tard pour l'irrévérencieux public de Londres, la banque deviendra la Old Lady, la vieille Dame de la Cité. Les premiers billets de la Banque d'Angleterre sont des effets à ordre, portant intérêt à 3 %. La clause d'intérêt disparaît bientôt et la livre circule sous forme de billet de banque au porteur, convertible en métal, mais qui peut être refusé en paiement. Les orfèvres concurrencés protestent avec véhémence. Sans tarder (dès 1695), la Banque abuse du papier, en émet trop, doit imposer le cours forcé (ce qui supprime la convertibilité en métal), et le billet sterling se déprécie de 12 %. On restaure la libre conversion, mais seulement en remettant des pièces de 6 pence en échange des coupures : le temps de les compter permet d'endiguer la ruée des porteurs de billets. Au prix de subterfuges de ce genre, et avec l'appui des marchands de Londres, on rétablit la situation, et l'on veille à être plus prudent. Les insulaires ne se méfient pas moins et ils préfèrent longtemps les espèces métalliques aux bank-notes, même revêtues des plus illustres signatures. Privilégiée à partir de 170 8, la Banque d'Angleterre devient au XVIIIe siècle un remarquable instrument d'expansion économique. C'est un peu à elle que le Royaume-Uni doit ses progrès dans les domaines industriel, commercial, maritime, colonial. Tandis que la France hésitera devant l'aventure bancaire et devant la monnaie de papier, le billet anglais gagne la partie. La Banque d'Angleterre apprend à restreindre le crédit quand l'or s'en va, à le desserrer quand l'or afflue. Une loi consacrera le billet-sterling, en condamnant à la potence les contrefacteurs du papier, comme s'il s'agissait de faux-monnayeurs. De son côté, Amsterdam a trouvé, bien avant Londres, le moyen d'accréditer le papier, au point d'en faire le rival heureux de l'or. La jeune Hollande, maîtresse des mers et reine de la banque, disposait déjà, avec son 136
Le papier est d'origine chinoise. Voici, en Chine, une boutique de papier. Aquarelle du recueil L'art de faire le papier à la Chine, 1775. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. Jeanbor © Archives Photeb.)
La rue Quincampoix en 1720, au plus fort du Système de Law, alors que le Tout-Paris s'enfièvre et sPécule. Gravure du XVIII' siècle. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. @ Bibl. nat./Archives Photeb.) La fièvrE' gagne la province : ici, la foule se presse pour le change des billets à l'Mtel des Monnaies de Rennes, en juillet 1720. Dessin de Jean-François Huguet. (Musée de Bretagne, Rennes. Phot. @ du Musée/Archives Photeb.)
Les assignats ont fait leur temps, ils ne valent plus rien. Leur chute au cent cinquantième de leur valeur initiale les a complètement discrédités. On les brûle, le 19 février 1796, au terme d'une douloureuse aventure. Gravure de B.F. Huyot. (Musée Carnavalet, Paris. Phot. Raymond Lalance © Archives Photeb.)
Le jeu de la roulette, au temps du Directoire. Bite a son croupier, ses gagnants et ses perdants : débauche et frénésie monétaire, au sortir des années de contrainte. (Bibliothèque nationale, Paris, Phot. @ Bibl. nat./Archives Photeb.)
Toujours au temps du Directoire : le Riche du jour ou le Prêteur sur gages. "Je prête, dit l'usurier, à mes concitoyens, à deux cents pour cent. » Gravure de J.-L. Julien. (Bibliothèque n,ttionale, Paris. Phot. @ Bibl. nat./Archives Photeb.)
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florin, d'une monnaie enviée. Mais il advenait que ce florin, comme toutes les pièces, faisait l'objet de mutations qui le dévaluaient. La Banque d'Amsterdam invente le florin de banque, le florin banco, monnaie abstraite, à définition invariable, soustraite aux mutations des espèces métalliques. Détenir une créance en florins-banco, c'est être à l'abri de toutes les manipulations monétaires. Détenir des billets de la Banque d'Amsterdam, c'est avoir mieux que de l'or. Les Hollandais, « seigneurs de l'or de la chrétienté », sont aussi les seigneurs du papier. Hambourg s'est mis à l'école d'Amsterdam. Sur l'estuaire de l'Elbe, la cité hanséatique dispose d'une situation éminemment favorable, au débouché de l'Europe centrale et au contact de la mer du Nord qui assure la liaison avec les pays baltes et les îles Britanniques. Accueillant aux étrangers, Hambourg est devenu, après Amsterdam, l'entrepôt du poivre et des épices. Sa banque, ouverte aux techniques nouvelles, accepte tous les dépôts et, comme celle d'Amsterdam, s'engage à les rembourser sur la base d'un poids invariable de métal. Soustrait aux risques des dévaluations, disposant d'une garantie de change, le mark-banco, unité de la Banque de Hambourg, fait prime. En regard, la France, première puissance du monde, peut-elle se satisfaire de sa monnaie métallique, dont le volume ne suffit pas aux besoins de sa croissance, peut-elle se contenter des dérisoires expédients du Québec ou des éphémères billets de monnaie ?
Un certain John Law Là où il faudrait un comptable à la fois probe et audacieux surgit un magicien. Il s'appelle John Law. Ne pas prononcer « Lau» à l'anglaise. Les Français ses contemporains écrivent souvent Lass ou Lasse, faute de connaître le W, lettre ignorée de l'alphabet. Ils disent Lass, ce qui rimera avec hélas ! Pour Saint-Simon, le nom de ce champion des jeux de cartes évoque « l'as ». Law est écossais. Protestant, il n'a pas les préjugés financiers des cath~liques. Fils d'orfèvre, il est familier avec les problèmes de l'argent. À Londres en 1694, il est le témoin attentif de la création de la Banque d'Angleterre, qui est la première banque d'émission au vrai sens du terme. Il observe et retient. Mais le jeune Law est un joueur, comme beaucoup d'oisifs en ce siècle. Il passe le plus clair de son temps à parier, à spéculer ~ et à plaire. Une intrigue d'amour ou de jeu lui vaut une méchante affaire. Il doit se battre en duel avec un Edouard Wilson, qu'il tue. Condamné à mort, il s'évade de la Tour. Réfugié aux Pays-Bas, il y refait sa fortune. À Amsterdam, il a le loisir d'observer un peuple industrieux et une banque d'avant-garde. Il voit aussi prospérer la Compagnie hollandaise des Indes occidentales, et s'en souviendra. 137
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À travers l'Europe, à Venise, à Gênes, à Florence, à Rome, esprit agile et calculateur, il poursuit son étude des problèmes de finances. Au pharnon ou à la bassette, de tripot en tripot, il joue et gagne. Un peu trop, peut-être. Il spécule sur les fonds publics, avec profit. En 1700, ayant rédigé des Considérations sur le numéraire et le commerce, il propose ses idées au Parlement d'Écosse, qui ne l'entend pas: nul n'est prophète en son pays. Obstiné, Law colporte son mémoire de capitale en capitale. Vienne l'éconduit. Le duc de Savoie lui déclare qu'il n'est pas assez puissant pour se ruiner. À Paris, en 1708, Law parvient à se lier d'amitié avec Philippe d'Orléans, le futur Régent. Mais le lieutenant de police goûte peu l'insistance avec laquelle «le sieur Law joueur de profession» fréquente les salons de jeux et la chance qui ne le quitte pas. Le soupçonnant d'aider le hasard, il lui intime l'ordre d'aller promener son bonheur hors de France. Quand, en 1715, Law apprend la mort de Louis XIV, il sent son heure venue. Il revient à Paris, se présente au Palais-Royal, assiège le Régent. Le petit Louis XV a cinq ans. Son oncle Philippe, régent contre la volonté de Louis XIV, est un homme timide et généreux, intelligent, ami des nouveautés, et qui ne demande qu'à consolider son pouvoir en se rendant populaire. Mais le moyen d'être populaire quand la détresse des finances publiques exige des compressions de dépenses? Le duc de Noailles, à qui revient le soin difficile de gérer les affaires de l'État, décide une conversion forcée de la dette flottante, rogne les pensions, supprime des emplois, abolit des offices. Pour faire rendre gorge aux gens de finance, il réunit une chambre de justice, qui enquête sur huit mille cas, ordonne plus de quatre mille restitutions, condamne au carcan, à la prison ou aux galères: ce qui multiplie les faillites, aggrave le marasme de l'économie et dresse l'opinion contre la « déflation ». Les faiseurs de « systèmes »rivalisent d'ingéniosité. C'est à qui suggérera la combinaison la plus propre à «relever les finances et soulager les peuples ». Comme le numéraire manque, Vauban a conseillé de percevoir l'impôt en nature. Le comte de Boulainvilliers demande la convocation des États généraux. Saint-Simon propose carrément la banqueroute. Noailles fait nommer une commission chargée d'examiner tous les mémoires adressés à l'Administration. La malignité publique donne un nom charmant à cette commission: « le bureau de rêveries ». John Law survient à point. Il s'adresse directement au Régent. Son plan est simple: puisqu'on manque d'argent, on va en fabriquer. Comment ? Avec du papier. « Rien, dit-il, n'est plus propre à remplir la fonction de la monnaie que le papier : 10 On le compte et on le transporte plus facilement; 20 La matière ne coûte rien, ou presque rien. » Objecte-t-on le risque d'une monnaie surabondante? « La monnaie est dans l'État ce que le sang est au corps humain. Sans l'un, on ne saurait vivre. Sans l'autre, on ne saurait agir. » Redoute-t-on que le papier ne se déprécie? « Le papier-monnaie que je propose a une meilleure valeur que l'argent. » S'interroge-t-on sur les effets d'une telle émission? « Le commerce et le nombre des peuples, qui sont la richesse et la puissance d'un État, dépendent de la quantité et de la conduite des monnaies. » C'est déjà Keynes, avec deux siècles d'avance. C'est déjà l'économie dirigée, l'inflation mise au service de la nation. 138
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Le Régent, que rebute la grande pénitence exigée par Noailles, ne demande qu'à croire le prestidigitateur écossais, qui promet monts et merveilles: « Ce grand royaume serait l'arbitre de l'Europe [... ] Je produirai un travail qui surprendra par les changements qu'il portera en faveur de la France, des changements plus forts que ceux qui ont été produits par la découverte des Indes ou par l'introduction du crédit. » Law est éloquent, persuasif, le Régent est ébloui, charmé. Pas d'impôt nouveau, pas de privations. Le moyen de dire non? En mai 1716, le Régent consent.
Portrait de John Law. Gravure de G.F. Schmidt d'après Hyacinthe Rigaud. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. © Bibl. nat./Photeb.)
Un certain Système Law est autorisé à créer sa banque, dite Banque générale. Ce n'est pas un établissement d'État, grâce à Noailles. Il ne fait pas sensation. C'est une société par actions, et Law souscrit le quart du capital sur sa fortune personnelle, dont l'origine est suspecte. Il est vrai que l'abbé Dubois, qui siège alors au Conseil d'État, reçoit trente actions gratuites, et que la banque, consacrée par la protection officielle du duc d'Orléans, est exemptée de tous impôts. « Que le sieur Law et sa Compagnie aient seuls le droit et le privilège d'établir une Banque générale dans notre royaume et de la tenir et exercer pendant vingt années. Leur permettons de stipuler, tenir leurs comptes et 139
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faire leurs billets en écus d'espèces, sous le nom d'écus de banque, ce qui sera entendu des écus du poids et titre de ce jour» (lettres patentes du 2 mai 1716). Law reçoit en ces termes permission exclusive d'émettre des billets qui seront préférables aux espèces: l'écu de banque, c'est en quelque sorte l'écu-banco, qu'inspirent le florin-banco d'Amsterdam et le mark-banco de Hambourg. Il représente un poids fixe de métal, à la différence des pièces soumises à l'aléa des mutations. Ces billets n'ont pas encore cours légal: nul n'est forcé de les accepter. Mais qui refuserait un papier si avantageux, payable à vue, et que prennent toutes les caisses publiques? Law peut jouer de son instrument, il l'a bien en mam. Joueur, il n'ignore rien des subtilités du jeu. Il sait qu'il faut d'abord appâter le partenaire. Pour mettre en confiance les porteurs de billets, il en émet peu, et il assure leur parfaite. convertibilité. À l'inverse, pour décontenancer les porteurs de pièces, il fait procéder à des mutations. Le papier gagne progressivement du terrain : il est pris comme argent comptant pour le paiement des impôts (avril 1717) ; les comptables du roi à Paris sont tenus de faire leurs recettes et leurs règlements en billets (septembre 1717); les actionnaires, dont l'assemblée est présidée par le Régent, reçoivent un dividende plantureux (décembre 1717). Décidément, Law est un maître. Conquis, le Régent ne résiste plus: « pour le bien général du commerce et de nos sujets », il devient le seul propriétaire de toutes les actions de la banque, « que nous avons résolu de déclarer Banque royale » (déclaration du 4 décembre 1718). De ce jour, la banque de Law, devenue banque d'État, a licence de créer des billets sur simple arrêt du Conseil: des billets maintenant signés par le trésorier du roi et libellés, non plus en écus de banque, mais en livres-tournois, c'est-à-dire susceptibles de mutations; ils ont acquis assez de crédit pour se passer d'une garantie de stabilité. Ils se répandent de Paris en province, par l'ouverture de bureaux dans cinq villes du royaume. Désormais, c'est en billets ou en or que doivent être faits tous les paiements supérieurs à 600 livres (l'argent-métal étant réservé aux paiements inférieurs). Les billets sont de 10, de 100 et de 1 000 livres. On les préfère au métal, note Saint-Simon. « Toutes les choses avaient une grande valeur, excepté l'argent », écrit Montesquieu. Le papier fait prime de S à 10 %, précise la chronique. Une locution du temps résume la situation: «Avez-vous de l'or? Rien de fait! » Law se sent des ailes. En décembre 1718, il ne circule encore que 12 millions de billets. En janvier 1719, 18 ; en février, 38. Le Conseil porte le plafond de l'émission à S9 millions le 1er avril, à 11 0 millions le 22 août, à 160 le 10 juin, à 400 le 2S juillet, à S20 le 12 septembre, à 640 le 24 octobre, à 1 milliard le 24 décembre. C'est déjà plus que tout le volume des espèces métalliques. En créant de la monnaie, Law pense créer de la richesse. À coup sûr, il distribue du pouvoir d'achat. Encore faut-il qu'il y ait quelque chose à acheter. Les marchandises et les biens courants n'y suffisent pas. Law y a songé. Pour justifier l'inflation du papier, il lui offre un exutoire avec un autre papier, les actions des sociétés qu'il fonde ou qu'il absorbe, et dont l'ensemble forme un « système » (d'un mot grec qui veut dire « ensemble »). 140
Un certain Mississippi Law a doublé son établissement bancaire d'un établissement commercial : parallèlement à la banque, et pour elle, il gère une compagnie. C'est la Compagnie du Mississippi, qui deviendra Compagnie d'Occident, puis Compagnie des Indes, mais qui, pour le public, restera toujours le «Mississippi ». Le nom de la « Grande Rivière}} symbolise tous les mirages, et Law fait ce qu'il faut pour les entretenir. La société en commandite qu'il a créée en août 1717 a reçu la pleine propriété de la Louisiane et le monopole du commerce de cette colonie pour vingt-cinq ans. Le financier Crozat y a cherché en vain des gisements d'or et d'argent. Qu'importe! Une puissante publicité, par l'image, les spectacles, les refrains, impose l'illusion des trésors à découvrir. Des estampes montrent les colons débarquant dans un pays de cocagne, entourés de belles sauvageonnes. Commentaire: « On voit au Mississippi des montagnes remplies d'or, d'argent, de cuivre. Les sauvages troquent des morceaux d'or ou d'argent pour des couteaux, marmites, broches, un petit miroir ou même un peu d'eau-de-vie. }} On laisse entendre que la teneur des minerais de Louisiane est plus forte que celle du Potosi. On parle de rochers de diamants, de grottes d'émeraudes. On promène dix Indiens dans Paris, on marie à Notre-Dame une appétissante Indienne avec un sergent, dont on fait un sous-lieutenant. Comment ne pas se laisser griser par cette mise en scène? Estimant que la vraie richesse procède plus du commerce que de l'or, Law pense surtout trafiquer des fourrures, du tabac, de la soie, de l'indigo. Il pense plus encore monter une grande opération financière, à raison de 200 000 actions de 500 livres, payables en titres d'État. En absorbant ainsi des rentes, Law, financier privé, empiète sur le domaine des finances publiques. Il aide le Trésor, il devient l'homme providentiel. Mieux encore: évinçant Noailles (en mai 1718), il joue dans la coulisse le rôle de secrétaire d'État aux Finances, derrière l'incompétent d'Argenson. Élargissant son champ d'action, il fait adjuger à la Compagnie la ferme des tabacs, puis l'administration des Monnaies, puis les fermes générales, c'est-à-dire la perception des aides, des traites et de la gabelle: tous les droits indirects. Fantaisies? Que non pas! Avec la ferme du tabac, Law peut favoriser son tabac d'Amérique, en surtaxant le tabac d'Espagne, en veillant à l'interdiction de la culture du tabac dans la métropole. Avec les monnaies, il peut inciter à des mutations d'espèces, éventuellement propices à ses billets. Avec les fermes générales qu'il enlève aux frères Pâris, il porte un rude coup à « l'antisystème }} que ses rivaux ont dressé devant lui. Insatiable, la Compagnie d'Occident absorbe les Compagnies du Sénégal, d'Afrique et de Barbarie, des Indes orientales, de la Chine. Devenue Compagnie des Indes, elle acquiert le monopole de tout le commerce de la France avec les pays d'outre-mer. Quand Law, préalablement converti au catholicisme, devient officiellement contrôleur général des Finances, en janvier 1720, quand il réunit sur sa tête la Banque et l'État, les monnaies et les impôts, tout le négoce et toute la finance, le Mississippi et le vaste monde, il atteint à l'omnipotence. « La nation entière, peut-il dire, devient 141
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un corps dont la Banque royale est la caisse. par et pour le Système.
»
La France ne vit plus que
Une certaine rue Quincampoix Le cas de John Law a de quoi retenir l'attention des psychiatres. L'Écossais étaie chacune de ses entreprises par une autre entreprise. Il assure le service de ses combinaisons anciennes en appelant des fonds pour des combinaisons nouvelles. Il gage ses billets sur des actions, soutient les actions par de nouveaux billets. Il superpose les chances aux chances, les . . rIsques aux rIsques. Joueur impénitent, il affirmera toujours la vertu de son Système: sa martingale est la bonne. Il est de ces parieurs qui n'hésitent jamais à doubler leur mise. Il décuple, il centuple la sienne. Même lorsqu'il vient à se contredire, à faire le contraire de ce qu'il s'est engagé à faire, il reste de bonne foi: sa passion l'emporte. Du joueur, il a les qualités et les défauts: la conviction communicative, le brio, le sens de l'esbroufe, le désintéressement, la ténacité, l'aveuglement. Du joueur, il a aussi l'abnégation: il sacrifie sa nationalité et sa religion au Système. Si l'Écossais John Law s'est fait français, si le protestant s'est fait catholique, ce n'est que pour entrer plus avant dans la partie engagée. Si le fils du joaillier d'Édimbourg se mue en gentilhomme, si l'aventurier, le condamné à mort de Londres devient ministre au royaume de France, ce n'est ni par orgueil ni par amour des grandeurs. C'est pour faciliter, pour relancer le jeu. Les actions de la Compagnie ont augmenté à mesure que s'est gonflée l'affaire. Aux 200 000 actions « mères » s'ajoutent 50 000 actions « filles » en mai 1719,50000 actions « petites-filles» en juillet 1719. À l'automne, Law propose au Régent une opération gigantesque, qui substitue les actions de la Compagnie des Indes à toute la dette publique. Il prête 1 500 millions à l'État (à 3 %), lance de son côté 300 000 actions, d'un nominal de 500 livres, émises à 5 000 livres, mais payables par dixièmes de mois en mois, et donne au porteur de rentes le choix entre un nouveau titre de rente à 3 % et une action de la Compagnie. En trois tranches, du 13 septembre au 2 octobre 1719, les 300000 actions sont émises. Jamais la France n'a vu pareil appel de fonds, et jamais elle n'a souscrit avec autant d'allégresse. C'est un rêve. C'est à qui aura du Mississippi. Les cours des actions atteignent des sommets; de 500 livres en mai 1719, ils sont passés à 1 000 en juillet, à 5000 à la fin d'août. On chuchote qu'à ce prix on les a encore pour rien. Le Régent se fait adjuger 24 000 actions supplémentaires. À la fin de novembre, les titres se négocient à 8 000 livres, peut-être 10 000 (mais non pas à 18 000 ou 20 000, comme le répéteront trop d'historiens). À ce taux, elles représentent dix fois le numéraire qui circule en France. 142
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Pour soutenir une telle envolée, Law doit distribuer de riches dividendes et en promettre de beaucoup plus généreux encore. Il doit aussi ajourner l'appel du second dixième des 300000 actions de l'automne 1719; les souscripteurs ne pourraient jamais trouver de quoi le payer; les échéances sont rendues trimestrielles. Il doit surtout émettre des billets. Sans eux, comment suivrait-on le train fou du Mississippi? La banque est faite pour étayer la Compagnie, comme les actions sont faites pour engouffrer les billets. Law oublie qu'il a écrit: « Les billets ne doivent être fabriqués qu'une fois l'année. Que les cachets et autres matériaux nécessaires à cette fabrique soient enfermés ! » Grisé par son propre jeu, «ivre de l'ivresse publique et de la sienne» (au jugement de Voltaire), il se lance à corps perdu dans ce qu'on n'appelle pas encore l'inflation. L'inflation donne la fièvre. Sur les ailes du crédit, le commerce, l'industrie prennent un subit essor. Des manufactures s'ouvrent à Versailles, à Lyon, à Arles, à Sète. On entreprend des travaux publics, on creuse des canaux (celui d'Orléans, celui du Loing). Le trafic des Indes fait la fortune de Lorient. À Paris, une foule de provinciaux et d'étrangers double la population. Un luxe incroyable s'implante dans certaines classes de la société. Les recettes de l'Opéra décuplent. Jamais Paris n'a vu tant de carrosses, tant de festins. Law mène la danse. Le centre de cette frénésie se situe rue Quincampoix, où l'Écossais a établi sa banque. Elle est occupée d'un bout à l'autre, des boutiques aux escaliers, des caves aux greniers par les agioteurs. On s'écrase sur la chaussée, on érige des guérites sur les toits. De six heures du matin à neuf heures du soir, on y spécule. Tous les manuels reprendront l'histoire du bossu qui loue son dos comme pupitre, celle du savetier qui loue son tabouret, celle du cocher qui gagne de quoi acheter son carrosse, celle du laquais qui gagne de quoi devenir maître. Un abbé touche 18 millions. Un garçon de café 30, et devient milord. Un frotteur 40, et devient fou. « C'était, dira Voltaire, un jeu nouveau et prodigieux, où tous les citoyens pariaient les uns contre les autres.» «Dieu, écrit Montesquieu, ne tire pas plus rapidement les hommes du néant. » Le mot millionnaire est né dans cette folie. Les grands seigneurs en prennent leur part. De la rue Quincampoix, le duc d'Antin, le maréchal d'Estrées rapportent des fortunes. Le duc de Bourbon et sa mère y gagnent 60 millions. Le prince de Condé s'y fait chansonner: « Prince, dites-nous vos exploits / Que faites-vous dans notre gloire? / Taisez-vous, sots, lisez l'histoire / De la rue Quincampoix. » Il faut mettre des grilles à chaque extrémité pour contenir la foule en délire. Quand la banque est transférée rue de Richelieu, on ne s'étouffe pas moins. « Law, raconte Saint-Simon, voyait forcer sa porte, entrer du jardin par les fenêtres, tomber dans son cabinet par sa cheminée. » Les duchesses l'assaillent, qui lui baisent les mains et mendient des actions. Triomphe de Law: porté aux nues par le Régent, élu par l'Académie des sciences, il est l'idole de Paris, où l'on songe à lui élever une statue. Mais les joueurs ne savent jamais s'arrêter à temps.
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L'aventure tourne mal Le 30 décembre 1719, l'Assemblée générale des actionnaires doit fixer le dividende, non pas de l'exercice écoulé, mais curieusement de l'exercice à venir, en fonction des bénéfices espérés. Soixante-dix personnages, ducs et maréchaux, entourent une table aux deux bouts de laquelle, face à face, siègent Law et le Régent. Douze cents autres actionnaires sont assis dans la salle, muets et attentifs. Law propose un dividende de 40 % sur le nominal de 500 livres. C'est encore de l'esbroufe. Mais ce n'est pas assez pour justifier l'ascension des cours de l'action, portée à vingt fois sa valeur nominale. En additionnant tous ses revenus, ceux du commerce, des fermes générales, du tabac, des monnaies, des rentes sur l'État, la Compagnie dispose au mieux de 90 millions de ressources annuelles. Comment, avec cette somme, rémunérer plus de 600 000 actions, capitalisées à 5 milliards ? Le dividende que propose Law ne donne guère plus de 2 % à qui achète l'action à 8000 ou 10 000 livres. Déception. Les actions sont moins demandées, et bientôt offertes. Le doute va engendrer la peur, la peur va tourner à la panique. Plus vite qu'elles n'ont monté, les actions baissent. Les ennemis du Système, qui ne manquent pas, profitent du renversement de la tendance. Il y a les frères Pâris, que Law a évincés. Il y a Samuel Bernard, qui jalouse sa réussite. Il y a les Anglais, qu'alarment ses entreprises coloniales. Il y a, plus précisément, la Compagnie anglaise des mers du Sud, qui fait l'objet à Londres d'une spéculation parallèle et rivale. C'est plus d'adversaires qu'il n'en faut pour précipiter la chute de John Law. Caricatures et pamphlets dénoncent l'imposture. On offre aux badauds une «Vue du Mississippi» représentant un désert. On chansonne le Système et son inventeur: « Lundi, j'achetai des actions / Mardi, je gagnai des millions / Mercredi, j'ornai mon ménage / Jeudi, je pris un équipage / Vendredi, je m'en fus au bal/Et samedi à l'hôpital. »On vend les actions pour avoir des billets, on brade les billets pour avoir des espèces. La ruée vers l'or et l'argent succède à la ruée vers le papier. Tant que la convertibilité est maintenue, les plus avisés se font rembourser. Le prince de Conti ramène de la banque trois fourgons chargés de métal. Le duc de Bourbon convertit tous ses billets en or. À défaut d'espèces, on achète des valeurs réelles: le duc de La Force accapare les chandelles, le maréchal d'Estrées le chocolat, le duc d'Antin les étoffes. Inévitablement, le coût de la vie, que l'inflation à déjà élevé, s'accroît plus encore. Les chandelles raflées passent de 32 sous à 9 livres, le café monte de 50 sous à 18 livres. Il faut débourser 70 livres pour acquérir une aune de drap, 4 et 5 sous pour une livre de pain. Le setier de blé passe de 8 à 22 livres : fuite devant le billet. Law tente de faire face. Il croit frapper l'opinion en fusionnant la banque et la Compagnie des Indes, en offrant un taux fixe pour l'échange des actions et des billets (à 9000 livres). Mais la convertibilité ne joue qu'à sens unique. Pour payer les actions, Law doit imprimer de nouveaux billets. Crevant le plafond de 1 milliard qui a été établi en décembre 1719, la circulation bondit à 1 200 millions en février 1720, elle atteindra 2 922 millions au plus haut. 144
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Law perd la tête. Puisqu'on fuit devant ses billets, il cherche à les imposer par la contrainte. Défense de s'assembler rue Quincampoix. Défense de s'attrouper en quelque lieu que ce soit. Défense d'employer l'argent dans les paiements de plus de la livres, l'or dans les paiements de plus de 100 livres. Défense d'utiliser de la vaisselle de métal. Défense à tout particulier de conserver plus de 500 livres en espèces ou en matières d'or et d'argent. Défense de porter des pierres précieuses. Law oublie qu'on ne contraint pas la confiance, et qu'il l'a dit: « Si le crédit est forcé, il fait du mal au lieu de faire du bien. » Il ordonne des perquisitions dans les domiciles des personnes soupçonnées de détenir du numéraire. Il finit par prescrire le dépôt en banque de toutes les espèces, sous peine de confiscation, et par décider que les billets seraient le seul instrument des contrats et des paiements dans tout le royaume. Étrange façon d'assurer la victoire du papier!
Liquidation du Système La déroute tourne au désastre. Le 21 mai 1720, le Conseil ordonne la réduction progressive des actions à 5 500 livres, et des billets à la moitié de leur valeur nominale. Le 27, l'arrêt est révoqué. Le 29, le contrôle général des Finances est retiré à Law. Les trois commissaires nommés par le gouvernement pour vérifier les comptes de la banque ne trouvent en caisse que 21 millions en argent et 28 en or, pour couvrir quelque 2,5 milliards de billets. Pourtant, le 1er juin, les bureaux d'échange sont rouverts, mais avec convertibilité limitée aux coupures de la et 100 livres. Les autres coupures (de 1 000 et la 000 livres) s'effondrent: elles perdent la % le la juin, 35 % le 3 juillet, 52 % le 30 juillet. Les petites coupures, seules convertibles, sont portées en masse à la banque, maintenant rue Vivienne. On y fait queue dès 2 heures du matin. Le 13 juillet, à bout de forces, Law limite les remboursements aux seuls billets de la livres. Nouvelle ruée. On s'écrase, on s'étouffe. Law, qui a vu son carrosse mis en pièces, se réfugie au Palais-Royal, d'où le Régent le fait secrètement partir. Ce même 17 juillet, la banque suspend ses paiements. La belle machine est morte. Les actions croulent à 50 livres. Le papier-monnaie tombe au dixième de sa valeur, et perd le cours légal. Refusé même pour le règlement des impôts, il finit partiellement converti en rentes perpétuelles. Pour l'essentiel, par gros paquets, les billets sont brûlés à l'Hôtel de Ville. Tout l'essor du Système a tenu entre décembre 1718 et décembre 1719, soit en douze mois; et toute sa débâcle entre décembre 1719 et juillet 1720 : soit en sept ou huit mois. Law se cache d'abord à Saint-Cloud, avant de gagner la frontière belge. Il s'en va pauvre, mais toujours persuadé de l'excellence de son Système. À Venise, jusqu'à son dernier jour, il s'occupe de gageures et de loteries. 145
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Que laisse-t-il derrière lui? Au passif de l'aventure, les pires désordres moraux et sociaux. Le temps du Système est celui des vols, des filouteries, des assassinats. Le comte de Horn, parent du Régent par la Palatine, poignarde un habitué de la rue Quincampoix. Cartouche terrorise Paris. Dans une chambre, on trouve toute une famille que l'inflation a condamnée au suicide: le mari pendu, la femme et trois enfants égorgés; il leur reste 6 sous de monnaie et 200 000 livres de billets sans valeur. La Seine charrie des cadavres. De ces drames, la monarchie ne se relèvera pas: « Tu promets beaucoup, ô Régent / Est-ce en papier, est-ce en argent? » Au-delà du Régent, c'est le roi lui-même qui est atteint: « Ci-gît un roi tout-puissant / D'abord à son peuple en naissant / Il donna papier pour argent. » Le petit Louis XV n'a que dix ans quand finit l'affaire du Mississippi. Il n'y est pour rien. Louis XVI paiera pour lui. À l'actif de l'aventure, il faut cependant porter la relance durable de l'économie; mise en valeur des colonies, renaissance de la marine, essor du commerce, disparition du chômage, allègement de la dette publique et des dettes privées. Même sur le plan monétaire, l'aventure a été bénéfique: elle a préludé à deux tiers de siècle de stabilité pour la livre tournois, elle a aussi suggéré que la monnaie métallique ne suffit plus aux besoins d'une nation en expansion, et que le papier, en accroissant la masse monétaire, peut être un stimulant efficace. Law, précurseur de génie, est venu trop tôt dans un monde qui n'était pas mûr pour ses audaces.
De Londres à Saint-Pétersbourg Dans le même temps, l'Angleterre s'abandonne à la même ivresse. Le Law anglais s'appelle Robert Harley, le Mississippi s'appelle Compagnie des mers du Sud. Elle place ses actions dans le public, paie ses dividendes en billets de la Banque d'Angleterre, absorbe elle aussi les rentes d'État, qu'elle remplace par ses propres titres. La rue Quincampoix de Londres se nomme Change AIley: on y voit le cours de l'action passer de 100 à 2 000 livres sterling. L'Angleterre joue comme la France, et, comme elle, se laisse griser. Si Paris s'engoue du Mississippi, Londres ne rêve que des mers du Sud : habits, livrées, carrosses sont à la mode des mers du Sud. Des sociétés se fondent sur des mirages: pour fabriquer de l'argent avec du plomb, pour découvrir le mouvement perpétuel. Comment ramener les fous à la raison ? La Compagnie fait déclarer illégales les entreprises créées sur des exploitations inexistantes. Mais, ce faisant, elle jette le doute sur sa propre activité. Comme elle est incapable d'offrir un dividende à la mesure des cours de l'action, les acheteurs se mettent à vendre. Panique. L'affaire s'écroule. La différence entre Paris et Londres, c'est que, tandis que la chute de la Compagnie des Indes implique celle de la Banque royale, 146
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la déconfiture des mers du Sud n'entraine pas celle de la Banque d'Angleterre. La livre sterling continue. À Paris, après Law, il n'y a plus de banque d'émission, il n'y a plus de billets de banque, et l'économie pâtit de cette absence. C'est seulement en 1776, alors que les souvenirs du Système commencent à s'estomper, que sur l'initiative de Turgot apparait un établissement sans privilège, destiné à recevoir des dépôts, à escompter les effets de commerce, à négocier l'or et l'argent. On évite de lui donner le nom de banque, ses billets seront dits « reconnaissances à vue », et on lui interdit toute opération maritime ou coloniale. C'est la Caisse d'escompte, qui ne devra contracter « aucun engagement qui ne soit payable à vue ». Voltaire avait éprouvé des regrets de la disparition d'une monnaie de papier. « Si, dans un État purement monarchique, on pouvait introduire ces papiers circulants qui doublent au moins la richesse de l'Angleterre, l'administration de la France acquerrait son dernier degré de perfection. » La Caisse d'escompte ne répond que timidement à cet espoir. Elle est à dominante protestante, et le Genevois Necker s'emploie à son succès. Limitée à Paris, l'émission des billets de caisse progresse lentement; 1 million de livres au début de 1778, 5 en 1779,20 en 1781,43 en 1783, 80 en juin 1789 (en regard d'une circulation de numéraire de 2 200 millions). « Personne n'a lieu de se plaindre, a souligné Necker, puisque ces billets ne sont donnés qu'à ceux qui les préfèrent, et qu'à chaque instant on peut en recevoir la valeur en argent. » Le malheur de la Caisse d'escompte tient d'abord à ce fait que l'on conn ait encore mal les règles d'une saine émission; il tient surtout à l'impécuniosité de l'État, en un temps où la guerre d'Amérique creuse les déficits et où les privilégiés refusent les réformes. L'État, par deux fois, sollicite des avances de la Caisse : quelques millions en 1783, bien davantage en 1788, parce que Necker, soucieux de popularité, préfère l'emprunt à l'impôt. En dépit de ces imprudences, et bien que les billets soient devenus inconvertibles, la Caisse n'est pas en mauvaise posture. Son papier a aidé à pallier la disette de numéraire, et les commerçants lui font bon accueil. Les 80 millions de billets sont couverts par une encaisse métallique de 27 millions. C'est plus que le tiers requis par les statuts. La dépréciation du papier n'atteint pas 3 %.« La Caisse, dira Dupont de Nemours, a mérité par de grands services la reconnaissance de l'État. » Autre expérience de papier-monnaie; sous le ciel de Russie, l'impératrice Catherine a de grands goûts et de grands besoins. Le 29 décembre 1768, elle autorise deux banques impériales, à Saint-Pétersbourg et à Moscou, à émettre des billets, auxquels est « assignée» une équivalence en monnaie de cuivre. Ce sont les assignats, assignatzia. Ces coupures présentent d'abord un aspect rassurant: non seulement elles sont convertibles en cuivre, mais elles seront reçues pour le paiement partiel des impôts. Elles sont plus pratiques que les monnaies de métal, dont certaines, en plaques géantes, pèsent jusqu'à un kilo. Leur circulation, soigneusement contingentée, ne doit pas dépasser 20 millions de roubles (oukase de 1774). Enfin, suprême consécration, ces assignats sont dénommés roubles-banco, comme s'ils étaient dignes d'être comparés au florin-banco d'Amsterdam et au mark-banco de Hambourg, qui font prime sur les marchés des changes. 147
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. Les initiatives de ce genre, même si elles commencent bien, risquent de mal tourner. Les assignats de Catherine ne sont pas accueillis avec défaveur. Raison de plus pour en abuser. La guerre contre la Turquie appelle à de nouvelles émissions. En 1786, le plafond est relevé à 100 millions de roubles, tandis que les deux banques sont réunies en une seule, dite Banque d'assignats. Dès lors monte l'inflation, que stimuleront les conflits. On retrouvera l'assignat russe au temps de l'assignat français, et au-delà.
Inflation américatne De l'autre côté de l'Océan, les Américains ont à faire le double apprentissage de l'indépendance et de la monnaie. Les Anglais ont introduit au Nouveau Monde leurs shillings et leurs pence, les Français leurs louis, leurs écus et leurs sous, les Espagnols leurs piastres-doleras et leurs reales. Les colons, qui ont grand besoin de liquidités pour soutenir leur économie balbutiante, songent à émettre une monnaie fiduciaire. Tant pis et tant mieux si elle se déprécie ! Ils sont pour la plupart débiteurs, alors que les Britanniques de la métropole sont créanciers ou propriétaires. En Virginie, ils se risquent à émettre des certificats représentant des barils de tabac entreposés. Au Massachusetts, ils créent une Banque hypothécaire, qui lance des billets garantis par des biens fonciers. Ailleurs, plusieurs assemblées de colons réclament le droit d'émettre des billets libellés en livres-sterling. Londres réagit et refuse, les gouverneurs britanniques opposent leur veto. Le Parlement, en 1751, interdit toute émission de papier. Voilà bien l'oppression colonialiste! La Révolution américaine, au nombre de ses revendications, va placer l'indépendance monétaire. Mais quand éclate la guerre (1776), les colons en révolte ont autre chose à faire qu'à légiférer sur la monnaie. Ils recourent à tous les moyens à leur portée, et d'abord au troc. S'ils veulent mesurer les valeurs, ils se réfèrent à la poudre et aux balles, qui sont les instruments de leur combat, au riz et au maïs, qu'ils produisent, aux clous, dont ils manquent cruellement. Ou bien ils reviennent aux monnaies indigènes; les 'colliers de coquillages, les peaux de castor. À l'occasion, ils se rappellent que le tabac a été, il y a quelque temps, la monnaie officielle de la Virginie, au temps où l'on faisait venir une épouse de l'Ancien Monde pour 100 livres de tabac. Lorsque la guerre leur en donne le loisir, les insurgés se dotent localement des monnaies de circonstance : jetons de cuivre (tokens) dits Rosa americana au Maryland et au Massachusetts, cents de cuivre frappés à la hâte, en 1780, à l'effigie de George Washington. Le plus souvent, ils se contentent d'employer les monnaies étrangères qui leur tombent sous la main : les louis de France, les doleras de l'Amérique espagnole. Ceux-ci l'emportent, sinon par le prestige, du moins par le nombre: le riche Mexique, les opulentes Antilles sont proches et prospères. Ils dis148
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posent d'un instrument monétaire envié. Le jour où les colons révoltés pourront frapper monnaie, comment ne seraient-ils pas portés tout naturellement à l'imiter? Faute d'en avoir les moyens, ils peuvent du moins faire marcher la planche à billets. Le Congr,ès décide (le 22 juin 1775) l'émission d'une monnaie de papier, dite dollar continental, basée sur la piastre-dolera espagnole. Pas question de la convertir en métal. On renvoie la conversion à des temps meilleurs, qui ne sont pas spécifiés. Le dollar naissant a cours forcé et son émission s'enfle, comme un demi-siècle plus tôt, en France, s'étaient multipliés les billets de Law. Dès novembre 1779, il en circule pour 241 millions de dollars. Fin 1783, pour 451 millions, dont 280 pour les États particuliers. Beaucoup de papier, peu de marchandise, encore moins de confiance. En 1781, il faut 80 dollars papier pour acheter un boisseau de maïs, 90 pour une livre de thé, 100 pour une paire de chaussures, 1 500 pour un baril de farine. Le dollar continental tombe au quarantième, puis au centième, puis au millième du dollar d'argent. « Ça ne vaut pas un continental» : cette expression devient la formule même du mépris. Certain barbier reste fameux pour avoir tapissé sa boutique de dollars, de façon à faire l'économie du papier peint. Ce désordre monétaire persiste même après la fin de l'insurrection: car il est plus simple de déclencher l'inflation que de l'arrêter. Chaque État de la Confédération émet ses propres dollars, qui ne cessent de s'avilir. Qui donnera une vraie monnaie aux jeunes États-Unis?
À l'heure de la Révolution française L'Amérique, en vérité, compte beaucoup dans l'histoire de la monnaie : jadis, avec les Incas, elle a montré ce que peut être un système sans monnaie. Puis, avec les conquistadors, elle a été à l'origine de l'afflux des métaux précieux en Europe. Avec la monnaie de carte du Québec, elle a découvert les mystères de la monnaie de papier. Avec le Mississippi, elle a contribué aux vertiges du Système de Law. Avec le dollar des insurgés, elle a eu à son tour la révélation des surprises de l'inflation. Et voici que, contrecoup de la guerre d'Indépendance, le déficit des finances de la monarchie française entraîne la convocation des États généraux, qui conduiront à la Révolution, qui conduira au drame des assignats. Si, à Paris, la Caisse d'escompte était moins timorée, si le roi, en 1789, résolvait le problème financier par une mutation monétaire après soixante ans de stabilité, la France ferait peut-être l'économie de la Révolution. Les États généraux sont plus disposés à refuser l'impôt qu'à le consentir. Ce n'est pas le pillage des greniers à sel ni la destruction des bureaux d'octroi ou des registres du fisc qui résoudra le problème financier. Des appels à la Caisse d'escompte ne font que gonfler la circulation de ses billets (à 160 millions). Mirabeau s'en indigne vertueusement: « La Caisse, 149
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dit-il, nous inonde d'un papier de l'espèce la plus alarmante [ ... ] Une émission de papier-monnaie est un vol.» Il s'élève contre les projets d'inflation auxquels se réduit le beau programme de Necker, qui veut faire de la Caisse d'escompte une banque nationale: « C'est donc nous qui nous confierons à nous-même le soi-disant billet ... Qu'est-ce qui fait le crédit des billets de banque? La certitude qu'ils seront payés en argent. Toute autre doctrine est trompeuse. » Mirabeau va bientôt dire exactement le contraire. Les capitaux s'évadent : capitaux des émigrés, capitaux des banques étrangères qui rapatrient leurs fonds à Londres, Gênes ou Amsterdam. Les impôts ne rentrent plus. Mais l'Assemblée se croit riche à milliards dès l'instant qu'elle nationalise les biens de l'Église (décret du 2 novembre 1789, selon lequel « tous les biens ecclésiastiques sont à la disposition de la nation »). C'est une aubaine extraordinaire que de s'adjuger, sans bourse délier, un pareil trésor. Vont s'y ajouter les domaines de quelques ordres religieux, ceux de la Couronne, en attendant ceux des émigrés. Pourquoi ne pas gager du papier sur ces immenses avoirs fonciers, d'autant plus que les physiocrates viennent d'enseigner que la terre est la véritable richesse? Pétion, député de Chartres, dit tout haut ce que beaucoup de députés pensent tout bas: « Ne pouvons-nous fabriquer nous-même le numéraire fictif dont la nécessité est reconnue? Nous avons à notre disposition les fonds ecclésiastiques et domaniaux. Créons des obligations à ordre. Faisons-leur porter un intérêt. Assignons-leur un paiement certain. » Voilà lancée l'idée des assignats, « signes» représentatifs d'arpents de terre. Dans l'ancien droit, un assignat est un certificat de monnayage du sol, avec « hypothèque spéciale sur des immeubles », une « délégation sur le prix de la vente prochaine d'un bien foncier ». Il importe seuleme'nt que le nouveau papier ne soit pas appelé billet, et qu'aucune banque ne se charge de son émission. En décembre 1789, l'Assemblée vote la création d'une Caisse de l'extraordinaire, que doteront les ventes de biens nationaux et qui émettra pour 400 millions d'assignats de 1 000 livres, portant intérêt à 5 %. « Chaque assignat correspondra, aux yeux de tous, avec l'argent qu'il représentera. » Ces premiers assignats ne sont encore que des bons. Ils n'ont pas cours de monnaie. Mais ils sont déjà de papier, et leur garantie est plus théorique que réelle. En avril 1790, perdant leur pudeur première, les assignats deviennent monnaie. Ils « auront cours de monnaie dans tout le royaume, et seront reçus comme espèces sonnantes dans toutes les caisses publiques et particulières ». Les billets de la Caisse d'escompte achèvent de disparaître, au sein des 400 millions d'assignats dont la fabrication a été prévue. En septembre, un nouveau décret précise que « toutes sommes stipulées par actes payables en espèces pourront être payées en assignats, nonobstant toutes clauses contraires ». En même temps, l'Assemblée décide que l'assignat ne rapportera plus rien: « Le caractère de monnaie exclut absolument l'idée d'intérêt. » Mais comment les constituants pourraient-ils se contenter de ces 400 millions de papier à cours forcé? Ils ont supprimé les impôts indirects, ils sont incapables d'emprunter. La Révolution s'est elle-même condamnée à l'inflation. 150
La grande parade des assignats Devenu monnaie légale, l'assignat soulève quelque méfiance. À la tribune, l'abbé Maury brandit mélodramatiquement les papiers de l'Écossais : « Le voilà ce papier funeste, couvert des larmes et du sang de nos pères. » D'autres constituants prédisent des catastrophes: « La ruine de l'État, un coupe-gorge pour les honnêtes gens; une nation d'agioteurs. » Talleyrand avertit : «Avec de l'argent, on pourra toujours se passer d'assignats, tandis qu'il sera impossible, avec des assignats, de se passer d'argent. » Lavoisier, Condorcet mettent en garde contre l'abus du papier-monnaie. Les chambres de commerce s'alarment. Mais les défenseurs de l'assignat savent être éloquents: « Tandis que le papier de Law était hypothéqué sur les fantômes du Mississippi, le nôtre l'est sur les très réelles et très apparentes propriétés du ci-devant clergé » (Barnave). « Les billets de Law eussent sauvé l'État s'ils n'eussent été en quantité excessive » (Pétion). « Si le Mississippi eût pu se transporter en France, les billets de Law eussent été excellents. Or nous avons le Mississippi» (Gouget des Landes). Adorant ce qu'il avait brûlé, Mirabeau proclame très haut les vertus de l'assignat. « Des propriétés foncières sont une chose aussi précieuse que les métaux. » Il dénonce par avance les adversaires de l'assignat comme les adversaires de la Révolution: «Douter de la valeur de l'assignat, c'est douter de la Révolution, c'est un crime. » Il pressent que les acheteurs de biens nationaux seront liés au régime nouveau : « Partout où se trouvera un porteur d'assignats, vous compterez un créancier intéressé à vos succès. » L'assignat sera « un étai moral et infaillible de notre Révolution ».
Tableau des papiers-monnaie «qui ont eu cours depuis l'éPoque de la Révolution française ". Gravure de 1797. (Musée Carnavalet, Paris. Phot. Jean-Loup Charmet © Arch. Photeb.)
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Par 508 voix contre 423, l'Assemblée vote, en septembre 1790 une nouvelle création d'assignats, dont le volume global pourra atteindre 1 200 millions. Les coupures, imprimées par Didot, iront de 50 à 2 000 livres. Mise en marche, la belle machine ne s'arrêtera plus. Il faut parer au déficit grandissant du Trésor, aux « besoins du commerce », puis au coût de la guerre. On démocratise les assignats, en ramenant les coupures à 5 livres (6 mai 1791), puis à la sous (23 décembre 1791). Pour accélérer les émissions, on agrandit les sécheries de papier et les ateliers d'imprimerie, on multiplie les presses en activité, on embauche du personnel pour numéroter et signer les billets, puis, pour gagner du temps, on renonce à toute mention manuscrite. Juin 1791 (c'est le temps de la fuite à Varennes) : 600 millions d'assignats nouveaux sont décrétés, portant le total à 1 800 millions. Décembre 1791 (c'est le temps où se prépare la guerre aux tyrans) : 300 autres millions; total 2 100 millions. Il est vrai que les ventes de biens nationaux ont fait rentrer du papier, qu'on a livré aux flammes, de façon à contenir à 1 600 millions le plafond de la circulation. Avril 1792 (c'est le temps de la déclaration de guerre) : encore 300 millions; total fabriqué: 2 400 millions, plafond relevé à 1 700 millions. Juillet et octobre 1792 La Patrie en danger ») : 300 et 400 nouveaux millions; total fabriqué : 3 100 millions, plafond 2 400 millions. La Convention, par avance, passe commande de 3750 rames de papier. Printemps 1793 (la guerre à l'Angleterre, la Terreur) : l'inflation s'accélère : 800 puis 1 900 millions supplémentaires; total imprimé : 5 800 millions, en attendant mieux, soit déjà deux fois plus que n'a fait Law. La notion contraignante de plafond est abandonnée. Si l'on dénombre les assignats, non plus d'après les décisions législatives d'émission, mais d'après les séries de fabrication, on arrive à un total de 2 030 millions sous la Constituante, de 1 340 sous la Législative, et de 4 093 jusqu'à l'été de 1793 sous la Convention. Soit, globalement, 7 463 millions d'assignats imprimés ou en cours d'impression en quatre années. Pour se donner bonne conscience, les responsables des finances majorent la valeur du gage foncier des assignats. Ils ont d'abord évalué les domaines nationaux à 2 600 millions. Ils portent ensuite ce montant à 3 100 millions. « Les despotes, dit Cambon, n'apprendront pas sans effroi la masse des ressources qui nous restent pour les vaincre.» Le même Cambon gonfle ensuite l'estimation à 4600 millions « non compris l'indemnité des peuples que nous rendons libres ». Aux biens des émigrés, la Révolution ajoute ceux des condamnés. La guillotine bat monnaie. Paris chante les exploits du bourreau: « Grand trésorier de France / Ô sublime Samson / Combien dans la finance / Tu surpasses Cambon ... » À la différence de l'or et de l'argent, les biens fonciers ne sont pas des biens liquides. Le gage des assignats n'est pas mobilisable à volonté. Au surplus, il doit couvrir une masse de billets qui déborde du cadre initialement prévu : au nom de la liberté, et plus précisément en vertu de l'article 5 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen «< Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché ») n'importe qui se croit qualifié pour émettre du papier. «Tout particulier, souligne Cambon, a le droit de jouir librement de la confiance de ses concitoyens.
«(
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Il est donc impossible de défendre l'émission de billets de confiance. » Ils pullulent, ces papiers d'origine privée, émis selon leur fantaisie par la vieille Caisse d'escompte, la Maison de Secours, la Caisse de la rue Neuve-des-Bons-Enfants. Les départements, les municipalités, les négociants, les cafetiers s'en mêlent. Billets patriotiques, bons de communes, portions d'assignats, monnaies d'urgence ou de nécessité, de toutes formes, de toutes couleurs, de toutes valeurs (de 6 deniers à 25 livres), remplacent les pièces de métal thésaurisées ou exportées. On en dénombre 89 types à Paris, 5800 dans toute la France. Ils n'ont pas cours légal, mais quiconque s'aviserait de les refuser serait tenu pour suspect. Ils ont théoriquement une couverture en métal ou en assignats, mais qui se risquera à en vérifier l'existence? Leur montant est évalué à 400 millions. Devant les scandales et les faillites, le législateur finit par les interdire. Mais s'y ajoutent les faux assignats, fabriqués dans les prisons, en Belgique, en Allemagne, en Suisse, en Italie, en Angleterre. Les chouans en reçoivent des ballots, et les estampillent « au nom du roi ». Hoche écrit qu'il en brûle pour dix milliards ( ?) provenant d'une manufacture établie en Angleterre par le comte de Puisaye, chef de l'expédition de Quiberon. « Des militaires ont chauffé avec ces assignats les fours où devait cuire leur pain» (Claude Blod, conventionnel en mission). Les faussaires sont loin de fabriquer autant d'assignats que les presses officielles. Inutile d'expliquer la dépréciation du papier par les manœuvres de Pitt, les perfidies de Dumouriez ou les initiatives des brigands de la Vendée. L'inflation révolutionnaire suffit à la tâche.
Dépréciation, taxation, Terreur Au milieu de l'année 1790, l'assignat ne perd que 5 % sur le métal. Un an plus tard, à Paris, sa dépréciation atteint 15 %. En juillet 1792, 40 %. En juillet 1793, elle est de 64 %. Les Français fredonnent un air connu: «J'ai des assignats dans ma tabatière / J'ai des assignats / Qu'on ne paiera pas / J'en ai des bleus, des noirs, et des blancs / Mais ce n'est pas de l'argent comptant ... » Ou bien ils raillent : « Les écus sont des écus, les assignats des torche-culs. » Ils chantent, mais ils grognent: les maîtres de poste, dans les régions frontalières, refusent le papier, les soldats de plusieurs armées exigent d'être payés en métal, les pays conquis et les départements annexés contestent l'assignat. En Savoie, un représentant se voit refuser par un mendiant un assignat de 50 livres. En Corse, les billets « sont dans un tel discrédit qu'on ne trouve pas à acheter du pain avec ». À Paris, le procureur général doit requérir la force armée pour protéger la fabrique d'assignats, dont on menace de détruire les presses. La dépréciation du papier varie selon les types: l'assignat « à face de tyran », imprimé jusqu'en octobre 1792, fait prime sur l'assignat républicain, même enjolivé de faisceaux, de triangles et de bonnets phrygiens. La 153
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dépréciation varie aussi selon le cours des événements : les victoires soutiennent le papier, les défaites et les insurrections lui sont fatales. Sur les marchés extérieurs, à Londres, à Hambourg, à Bâle, la chute du change français est sans camouflage: « C'est aux agioteurs que l'on doit ce jeu terrible », expliquent les officiels. Les prix montent: cela va de soi. En peu de temps, le pain, le sucre, le café, la chandelle, le savon doublent. Les paysans refusent de livrer le grain, les commerçants refusent de vendre. On assiège les boulangeries, on dénonce les accapareurs. Marat fustige les affameurs du peuple et appelle au pillage (l'Ami du peuple, 23 février 1793). On ne compte plus les morts de faim, les suicides de misère. La liberté va-t-elle se régénérer dans la contrainte? La réquisition riposte aux accapareurs. Toutes les réserves doivent être déclarées: non pas seulement de grains et de farines, mais de vin, de graisses, de légumes, de fruits, de viandes, de charbon, de sel, de laines, de toiles, de fer, d'acier; non seulement par les marchands, mais par les simples particuliers. Faute de déclaration, faute de mise en vente, peine de mort. Cours, greniers et entrepôts reçoivent la visite des commissaires, de jour et de nuit. La perquisition vient au secours de la réquisition. À la hausse des prix réplique la taxation. « La liberté, disent les Enragés, n'est qu'un vain fantôme quand une classe d'hommes peut affamer l'autre impunément. » Ainsi la Convention bloque-t-elle le prix des grains, puis, quatre mois plus tard, tous les prix et tous les salaires (septembre 1793). Défense de vendre au dessus du « maximum », sous peine de mort. Selon l'usage, le maximum est tourné. Ou bien le commerçant ferme boutique : on le guillotine. Ou bien il vend, en respectant le maximum, des produits de moindre qualité - vins falsifiés, pain trafiqué, tissus grossiers. Ou bien il vend des produits honnêtes à des prix clandestins : le marché noir se superpose au marché officiel, au seul profit de ceux qui peuvent payer. Pour sauver les pauvres de la famine, les municipalités organisent la distribution, souvent avec des cartes de rationnement. Paris a ses cartes de pain, de viande, de sucre. Besançon y ajoute des cartes de sel, des rations d'huile, de beurre. Alençon, des bons de savon. Dunkerque, des cartes d'œufs et de liqueurs. Bergues, des bons de chandelles. Les comités révolutionnaires se muent en offices de restriction et de répartition. Ils font appel au vocabulaire patriotique pour tenter de faire oublier la pénurie et la vie chère: le pain devient pain de l'Égalité, le rationnement de la viande devient carême civique. Mais les mots ne tiennent pas lieu de denrées. La terreur monétaire doit nécessairement s'étendre aux métaux précieux, rivaux naturels du papier. L'exportation des métaux est interdite depuis longtemps (juin 1791). Ordre est donné de porter au Trésor le métal provenant des églises et des demeures des émigrés (août 1792). On dissout les sociétés de capitaux, on ferme la Bourse (juin 1793), on interdit aux journaux de publier les cours des changes, on promet la mort à quiconque refuse des assignats (septembre 1793), on ordonne la saisie de « tout métal d'or et d'argent, monnayé et non monnayé, qu'on aura découvert enfoui dans la terre, ou caché dans les caves, dans l'intérieur des murs, des combles, parquets ou pavés, âtres ou tuyaux de cheminée et autres lieux secrets» (novembre 1793). Oubliés, les « droits de l'homme », au premier rang desquels figure le droit de propriété ! 154
L'inflation relancée « A bas le maximum! » Ce cri salue la chute de Robespierre et inaugure la réaction thermidorienne. La Convention repentante libère les prix, les changes, la Bourse, les métaux. Du même coup, elle relance l'inflation. Cambon justifie l'émission de nouveaux assignats en majorant encore une fois l'évaluation de leur gage foncier. IlIa porte à 15 milliards, voire à 17 - et même à 20, en tenant compte des biens saisis en Belgique. Alors, pourquoi se gêner? En avril 1795, on annonce la fabrication de 3 200 millions d'assignats « par simple mesure de précaution ». Le rythme des émissions passe en 1795 de 700 millions par mois à 3 milliards, puis, avec le Directoire, à 5. En vain, le Conseil des Cinq-Cents ordonne que «les assignats en circulation ne pourront, sous aucun prétexte, excéder la somme de 30 milliards ». Cette somme n'est pas suffisante pour les besoins, objecte le rapporteur Lebrun. Les Assemblées votent d'urgence un nouveau texte qui permet de la porter à 40 milliards. Après quoi « les planches seront brisées » (23 décembre 1795). Au total, quand l'aventure parvient officiellement à son terme, il circule plus de 39 milliards d'assignats. Il en a été fabriqué pour 45 milliards: soit quinze fois plus que durant le Système de Law. La Révolution a multiplié par vingt, en sept années, la masse monétaire. Ce papier ne vaut plus rien: les 1 000 livres-assignats, qui valaient encore 340 livres-métal en thermidor (juin 1794), sont tombées à 210 en janvier 1795, à 40 en juillet, à 5 en janvier 1796, à 2 en juillet 1796, à 10 sous en août. Le louis d'or se traite à 17 950 livres-papier le 5 juin 1796. Les changes étrangers s'envolent à Hambourg et à Bâle. Les rapports de police consignent les propos tenus dans la rue. « Passé Sèvres, on ne trouverait pas un verre d'eau pour un assignat. » Ils notent qu'une femme a tué deux de ses enfants, faute de pouvoir les nourrir (30 mars 1795); qu'on rencontre beaucoup de personnes qui tombent d'inanition (8 mai 1795) ; qu'un grand nombre de citoyens désirent la mort comme la fin de leurs misères (14 mai 1795) ; que propriétaires et rentiers cherchent leur nourriture dans les tas d'ordures (10 juin 1795) ; que des femmes disent qu'« il faut un roi, mourir pour mourir» (15 novembre 1795) ; que des passants murmurent: « On vivait sous les rois, on meurt sous le gouvernement actuel» (7 décembre 1795). Une affiche, sur le boulevard de la Madeleine, réjouit les badauds : « République à vendre, à bas prix en munéraire. » Mais le papier reste accepté à sa valeur nominale pour le paiement des impôts et des dettes, et pour l'acquisition des biens nationaux. Les créanciers sont ruinés, les débiteurs se libèrent, les biens nationaux trouvent preneurs. Par la grâce de l'assignat, un vaste transfert de propriété est réalisé au profit des fermiers, des métayers, des artisans, mais surtout des bourgeois. Du Berry à la Savoie, de la Provence à la Gironde, c'est une immense rafle de grands et de petits domaines, de clos, de jardins, de prés, de métairies. Les terres d'une abbaye du Poitou sont cédées au cinquième de leur valeur. Tel paysan vend une livre de beurre et, avec ce qu'il en touche, 155
Les habitants des çampagnes vendaient très çber leurs denrées pour des assignats et venaient à Paris les çhanger çontre de l'argent. Gouaçbe de Le Sueur Père, fin du XVlIl e s. (Musée Carnavalet, Paris. Phot. © LaurosGiraudon/Photeb.)
acquiert, séance tenante, vingt-deux arpents de terre. Balzac, bon observateur, dira comment le père Grandet « eut pour un morceau de pain, légalement, sinon légitimement, les plus beaux vignobles de l'arrondissement, une vieille abbaye et quelques métairies ». Les salles d'enchères sont envahies. À défaut d'immeubles, on achète n'importe quoi : bijoux, argenterie, vaisselle. Tandis qu'on assiège les boulangeries, tandis qu'on ferme les ateliers, les maisons de jeux se multiplient et six cents bals, à Paris, ne désemplissent pas. Les prix prennent le galop: le papier timbré, vendu au prix taxé, coûte moins cher que le papier ordinaire. Pour le dernier dîner des membres du Comité de salut public (octobre 1795), une brioche est comptée pour 300 livres, et une portion supplémentaire de sel pour 120 livres. Par la force des choses, les paiements en nature se substituent aux règlements en papier, le troc tend à remplacer le commerce. La contribution foncière est pour moitié réglée en grains. Alors que les assignats sombrent dans le discrédit, le numéraire de métal sort de ses cachettes. Toute marchandise a deux prix; l'un en papier, exorbitant, l'autre en pièces. Les maîtres de poste et les postillons peuvent être payés en assignats ou en sous, au choix du voyageur (loi du 23 décembre 1795). L'État lui-même finit par ne plus accepter les assignats au pair pour le règlement des domaines nationaux. 156
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Reste à consacrer la faillite. Le 30 pluviôse an IV (19 février 1796), à neuf heures, sur la place des Piques, ex-place Vendôme, sont brûlés solennellement 890 millions d'assignats provenant d'un emprunt forcé, ainsi que les planches à billets. Le papier destiné à la fabrication des assignats est envoyé au pilon. L'assignat est mort.
Dernier sursaut du papier-monnaie Mort? Pas tout à fait. Après le recouvrement de l'emprunt forcé, 25 milliards d'assignats circulent encore; et les problèmes financiers sont moins résolus que jamais. Le Directoire n'arrête la fabrication des assignats que pour la reprendre sous un autre nom. Pour trente assignats, il offre «un mandat territorial ». De la sorte, les 25 milliards d'assignats qui subsistent devraient engendrer 833 millions en mandats. Mais le Directoire, que l'inflation n'a pas repu, ordonne l'impression des mandats pour 2 400 millions. En même temps, afin d'éliminer la concurrence du métal, il interdit la vente de l'or et de l'argent entre particuliers (loi du 18 mars 1796), sous peine d'une amende de 1 000 à 10000 livres et, en cas de récidive, de quatre années de fers (loi du 27 mars 1796). Défense de refuser les mandats, défense d'en médire, défense de stipuler autrement qu'en mandats, sous peine des mêmes sanctions. Le mandat diffère de l'assignat sur un point: tout porteur du nouveau papier peut immédiatement acquérir un bien national sans enchères, en le payant dans les trois mois à venir à raison de vingt-deux fois le revenu net de 1790 (pour les terres) ou de dix-huit fois ce revenu (pour les propriétés bâties). Les seuls preneurs volontaires du mandat sont encore, avec les spéculateurs, les acquéreurs de domaines nationaux. Ils s'empressent de convertir leur papier en biens réels, pour enlever de bonnes affaires. À Lyon, telle salle de spectacles, acquise pour 20 000 livres, est aussitôt louée pour 25 000. Dans le Lot-et-Garonne, le château de Quissac est acheté pour le prix d'un troupeau de moutons. En dehors de ces amateurs intéressés, le mandat ne trouve pas de clients. « C'est toujours du papier. Les ouvriers ont refusé leur paye en mandats. Les boulangers ne veulent vendre qu'en argent », notent les rapports de police. Parfois trois prix coexistent. À la Halle, le 23 avril 1796, on vend la viande 150 livres en assignats, 4 livres 10 sous en mandats, 10 sous en métal. En attendant l'impression des mandats, qui seront tous de 5 francs, le Directoire donne libre cours à des « promesses de mandats », en coupures de 25 à 500 francs. Dès l'apparition des premières promesses, elles perdent sur le métal. Les 1 000 livres-papier tombent à 160 en avril, à 120 en mai, à 80 en juin, à 50 en juillet, à moins de 30 en novembre, à 23 à la fin de l'année 1796, à 10 en février 1797. L'échange des assignats contre des mandats n'a pas de succès. À quoi bon troquer papier contre papier? La misère monte avec les prix. Les 157
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armées de la République ne peuvent vivre que sur l'ennemi, les hôpitaux ferment, le brigandage prospère. La livre de pain vaut 150 francs, la livre de sucre 1 600. Un juge à Paris se fait maçon entre les audiences. Un membre de l'Institut, le botaniste Adanson, exprime le regret de ne pouvoir se rendre à l'Académie, faute d'avoir les moyens d'acheter, pour 15 000 ou 20 000 livres, une paire de souliers. Les nouveaux pauvres côtoient les nouveaux riches. Témoignage du district de Dieppe: « Nous n'y pouvons plus tenir: notre cœur est déchiré à l'aspect des maux de nos concitoyens. » Sous la pression de l'évidence, le Directoire capitule: il restaure la liberté de stipuler en espèces ou en papier (loi du 23 juillet 1796) ; il exige, en mandats au cours du jour, le paiement des impôts, puis celui des biens nationaux. De cette formule au règlement en métal, il n'y a qu'un pas. «Considérant que la faible valeur des mandats les rend inutiles aux transactions », le Corps législatif consent qu'ils cesseront « d'avoir cours forcé de monnaie entre les particuliers» (loi du 4 février 1797). Ils ne seront repris qu'au centième de leur valeur mominale par les caisses publiques. Cette dévaluation de 99 % s'ajoute à celle qu'a opérée la substitution du mandat à l'assignat, à un pour trente. Le citoyen qui a fait confiance au papier a ainsi perdu dans la proportion de trois mille à un. Tant est profond le mépris à l'endroit des billets, cette suprême faillite passe à peu près inaperçue. Le numéraire a recouvré ses fonctions, en fait, avant même d'être reconnu en droit. « Les mandats, exposent les rapports de police, ont fait reparaître l'argent sans effort, et presque sans que le gouvernement s'en mêlât. » Ils commentent, sans illusions: « Les mandats sont livrés à l'oubli. Ils ne circulent plus dans le commerce. Le papier tire à sa fin. » Sans pleurs, sans fleurs ni couronnes.
Victoire britannique Si le papier-monnaie de la France révolutionnaire finit dans le ruisseau, il est d'autres papiers de par le monde qui, dans le même temps, et jusqu'au-delà des guerres de l'Empire avec de moindres convulsions, défraient la chronique. Dans les trois pays qui tiennent tête à la France la Russie, l'Autriche, l'Angleterre -, le papier fait aussi des siennes. En Russie, on a vu Catherine émettre des assignatzia. Il en circule pour 157 millions de roubles à la mort de la tsarine (en 1796), mais déjà 577 millions quand Alexandre 1er consent à être l'allié de Napoléon. Il étatise alors tous les billets, leur donne pour gage l'ensemble de la fortune publique, et promet de ne plus en émettre. L'invasion de la Russie par la Grande Armée, qui ne manque pas d'introduire de faux assignats, rend caduc cet engagement. En 1817, circuleront plus de 800 millions de roubles en papier, qui ne valent plus que le quart de leur valeur nominale. L'Autriche, de son coté, succombe aux mêmes tentations. Dès 1761, la Banque de la ville de Vienne a émis des billets en florins (Banco Zettel), 158
LA VIE CHÈRE ... Qui ne s'est plaint de la vie chère ? C'est une vieille tradition des ménagères que de se récrier, de plus ou moins bonne foi, devant la montée des prix. Il leur arrive de ne pas prêter attention à des prix stables, voire à des prix en baisse. Elles retiennent plus volontiers ceux qui montent. « Tout est d'une cherté horrible », dit un valet de Térence, dans l'Andrienne. « Où va-t-on avec de telles dépenses ? Tout est cher à Paris », écrit Mme de Sévigné à sa fille. Propos du If siècle avant notre ère ou du XVIIf siècle de notre ère, ce sont là des lamentations sempiternelles. Mais le fait est qu'au-delà des réflexes de mauvaise humeur les prix ont naturellement tendance à monter, dans la mesure où l'offre des moyens de paiement s'accroît plus que l'offre des marchandises. Un litre d'huile comestible vaut, en drachmes, en deniers, en sous ou enftancs, l'équivalent de 250 milligrammes d'or dans la Grèce de Démosthène, 288 dans la Rome de Dioclétien, 350 dans le Paris de Louis Xv, 500 dans le Paris de la IV République agonisante. Une paire de souliers communs équivaut à 750 milligrammes d'or sous Dioclétien, 980 sous Philippe le Bel, 1 160 au temps de l'Assemblée constituante, 3 500 au temps de Gaston Doumergue, 23000 sous François Mitterrand. Un cheval de labour coûte 80 grammes d'or quand Socrate boit la ciguë, 87 quand s'envolent les montgolfières, 300 quand tournent autour de la Terre les premiers satellites artificiels. Sans doute ces « articles» ne sont-ils guère comparables à travers les siècles, et l'or n'est pas un dénominateur commun sans défaut. Du moins l'évolution de tous ces prix montre une tendance générale à la hausse, exprimée en termes de métal.
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QUAND LE PAPIER ENTRE EN SCÈNE
d'abord bien acceptés, puis dépréciés par une circulation abusive. Après 1792, les guerres contre la France grossissent l'inflation, devenue industrie d'État. Cent florins d'argent passent à 149 florins-papier en 1805 (l'année d'Austerlitz), à 405 en 1809 (l'année de Wagram), et même à 1 200 en 1810, lorsque l'émission dépasse le milliard de florins. L'empereur François déplore cet avilissement, conséquence d'un «enchaînement de circonstances auxquelles nous n'avons aucune part », dit-il ingénument. Les oscillations des Zettel, constate-t-il, « ébranlent la fortune privée, entravent l'industrie, dérangent les relations sociales ». Dans sa « sollicitude paternelle », l'empereur ordonne, par décret de février 1811, l'échange des Banco-Zettel contre des Einlosungsscheine (billets de retrait), au cinquième de leur valeur nominale. Ces nouveaux billets sont ainsi ramenés à un volume de 212 millions de florins, mais l'État autrichien se résigne bientôt à en fabriquer d'autres, plus ou moins secrets, et la circulation passe en 1816 à 639 millions. Nouvelle amputation, cette fois, de 60 % : 250 florins-papier sont ramenés à 100. Au total, en additionnant les deux dévaluations de 1811 et 1816, 1 000 florins sont officiellement devenus 80. En Autriche comme en Russie, le papiermonnaie poursuivra ses mésaventures au long du XIX' siècle, sans jamais atteindre toutefois au désastre des assignats français. En Angleterre, même si la livre sterling est secouée lors des guerres, elle sort fortifiée de l'épreuve. Les crises n'ont certes pas manqué : première alerte en 1793, sans conséquence. Deuxième alerte en 1797 : alors que Londres doit aider l'allié autrichien, l'or s'évade vers le continent, la circulation se gonfle dangereusement (de 10 à 14 millions de livres). La Banque d'Angleterre doit fermer ses guichets, refuser la conversion du papier en métal. C'est le cours forcé, voté par le Parlement pour cinquante-deux jours, prorogé par la suite, deux fois en 1797, puis en 1802, deux fois en 1803, et encore en 1815. Pour une encaisse métallique ramenée à 8 millions de livres, l'émission des billets dépasse 28 millions. Mais cette inflation n'a rien de comparable avec celle des assignats, et la dépréciation du papier se limite à 8 % en 1801, à 13 % en 1810, à 20 % en 1812, à 29 % en 1813. Napoléon se trompe quand il croit ruiner les finances anglaises par le blocus des exportations, et quand il présume que le sterling, comme l'assignat, finira dans la débâcle. La livre tient bon. Les victoires revalorisent la monnaie britannique, qui reconquiert la parité. À l'heure de la paix, l'Angleterre n'est pas une nation épuisée: point de ruines dans l'île inviolée, peu de morts sur les champs de bataille du continent et des mers. La Cité, la banque et la livre sont à pied d'œuvre pour les grands triomphes du XIX" siècle. L'appre.ntissage du papier-monnaie s'achève. À ses dépens, la France, patrie des initiatives les plus hardies, a fait quelques expériences, dont certaines ont été cruelles : monnaie de carte, billets de monnaie, Système de Law, Caisse d'escompte, assignats révolutionnaires ... La voilà conviée à plus de sagesse. D'autres grands pays ont aussi pris la mesure des services que peut rendre le papier et des périls où peut mener son abus: États-Unis, Russie, Autriche. Seule l'Angleterre a su finalement le domestiquer. Elle va donner la leçon au monde.
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Chapitre 8
L'AVÈNEMENT DES MONNAIES CONTEMPORAINES
Le premier hôtel des Monnaies de la jeune réPublique américaine: il a été construit en 1792, sur l'initiative de George Washington, et sur un terrain qu'il a acquis, 7' Rue, à Philadelphie. David Rittenhouse en est le premier directeur. Elle sera remplacée, en 1833, par une nouvelle Monnaie, Penn Square. (Pree Library of Philadelphia. Phot. © de la bibliothèque/Photeb.)
Naissance du dollar Il est loisible de situer le commencement réel du XIX e siècle en 1815, avec la fin des guerres napoléoniennes, ou de faire remonter ce point de départ à 1776, à l'heure de l'indépendance américaine. Peu importe. Quelque choix que l'on fasse, ces quarante années sont décisives, non seulement pour l'histoire du monde, mais aussi dans l'histoire de la monnaie. Des États naissent ou se transfigurent, des systèmes monétaires se mettent en place. L'Occident prend un visage nouveau. Dans l'univers américain, on a vu les colons espagnols frapper des pièces d'argent, dites piastres ou doleras, les colons anglais introduire leurs shillings et leurs pence puis, durant l'insurrection, recourir au troc, voire à des monnaies-marchandises. On les a vus ensuite, pour faire face aux besoins de la guerre, émettre une monnaie de papier dite dollar continental, basée sur la piastre espagnole; et l'on a vu ce dollar continental sombrer dans l'inflation. Le 4 juillet 1776, les colonies insurgées ont proclamé leur indépendance. Le 3 septembre 1783, le traité de Versailles consacre la souveraineté des États-Unis d'Amérique. Le 17 septembre 1787, ils se dotent d'une Constitution, dont l'article premier remet au seul Congrès fédéral le droit de battre monnaie et précise qu'aucun des États confédérés « ne pourra frapper de la monnaie, émettre des billets de crédit ». Se conformant aux exigences de la Constitution, la loi du 4 avril 1792 définit le dollar: 24,06 grammes d'argent, ou 1 603,8 milligrammes d'or. Pour imposer cette solution, le secrétaire Alexandre Hamilton a dû batailler : beaucoup de ses compatriotes ne comprennent pas la nécessité de créer une monnaie autonome; ils se contenteraient fort bien des pièces espagnoles d'usage international. Ils s'étonnent de ce dollar tout neuf, divisé en 100 cents selon le système décimal, alors qu'ils sont habitués à la division duodécimale des Britanniques (la livre de 12 shillings) ou à la division « octonaire » des Espagnols (la piastre de 8 réales). Ce sont les Français qui ont lancé cette mode nouvelle, en même temps qu'ils ont ébauché leur système métrique. Par-dessus l'Atlantique, les révolutionnaires se tendent la main. Les premiers, les Américains de Philadelphie mettent en place la numération par 10. Hamilton a dû lutter aussi pour remettre les finances en ordre, faire respecter les engagements pris, consolider les dettes, créer la Banque des États-Unis, la First Bank of the United States, dont le capital est, pour un cinquième, souscrit par le Trésor, et qui peut, sans monopole, émettre des billets. Il n'a pas sans mal imposé la création d'un hôtel des Monnaies: comme la capitale politique doit être transférée des rives du Delaware aux rives du Potomac, en ce désert qui deviendra Washington, Philadelphie, en compensation, se voit octroyer la Banque et la Monnaie. Cette dernière est bâtie en brique sur un terrain que George Washington a pu acquérir sur la 7" Rue, entre Market Street et Arche Street : deux portes, trois étages, quatorze fenêtres en façade - une honnête maison bourgeoise. Aussi bien, Washington a donné une partie du matériel nécessaire à la frappe : deux paires de pincettes, une bouilloire. Mais où 163
L'AVÈNEMENT DES MONNAIES CONTEMPORAINES
trouver l'argent et l'or? Les États-Unis sont pauvres en métaux précieux. Washington offre quelques pièces de sa propre tirelire. Par chance, les Français doivent régler des achats avec des écus, qui échoient à la Monnaie. En 1794, elle peut fondre les premiers dollars d'argent, en 1795 les premières pièces d'or. Le dollar est né. Ces pièces portent l'image de l'aigle américain, au bec conquérant, aux ailes éployées. Alors qu'Hamilton aurait voulu les faire frapper à l'effigie de son ami George Washington, Jefferson, soucieux d'éliminer toute résurgence de la monarchie, a préféré ce type impersonnel. On gardera le nom d'aigle (eagle) aux pièces de 10 dollars. Les États-Unis ont leur monnaie. Ils ne se doutent pas alors qu'elle fera un jour la loi dans le monde.
Naissance des
«
greenbacks
»
Tandis que dans la jeune Amérique l'or livre bataille à l'argent, et que le dollar balance entre ses deux étalons, le papier rivalise avec le métal. Au pays de la liberté, n'importe quelle banque peut émettre des billets à condition de les gager sur une encaisse métallique, souvent sans contrôle. On compte en 1815 plus de deux cents banques qui ont émis pour quelque 100 millions de dollars de coupures, plus ou moins convertibles et plus ou moins dépréciées. Après 1836, l'émission se développe dans une liberté qui ressemble beaucoup à de l'anarchie: sept cents banques dès 1837, mille six cents en 1860, plus de sept mille en 1912 diffuseront des dollars de papier. Cette joyeuse débauche fiduciaire ne va pas sans incident - ou sans accident. L'histoire monétaire des États-Unis est jalonnée de quelques paniques : la foule des déposants se rue sur les guichets, la troupe doit rétablir l'ordre. Il peut ne s'agir que de troubles passagers. Avec la guerre de Sécession, la crise monétaire prend une tout autre ampleur. Le Nord, industriel et protectionniste, est contre l'esclavage. Le Sud, cotonnier et libéral, est esclavagiste. Lutte d'intérêts. Dans les deux camps, la même question se pose : comment financer la guerre? Le Sud est le plus démuni. Il ne dispose que du dixième des pièces d'or et d'argent; et la Californie, qui roule sur l'or, en se ralliant aux nordistes, fait irrémédiablement pencher la balance. Chez les confédérés, il n'est de ressource que dans le papier-monnaie. Ils en émettent pour un milliard de dollars, qui se déprécient jusqu'au soixantième de leur parité. « Avant la guerre, raconte un témoin, j'allais au marché avec de l'argent dans la poche, et je ramenais mes achats dans un panier. Je prends maintenant l'argent dans le panier et je rapporte les marchandises dans ma poche. » Chez les nordistes, la convertibilité des billets en espèces est suspendue à la fin de 1861, alors que l'émission n'atteint que 50 millions en demand-notes. Deux mois plus tard, le Congrès confère le cours légal au 164
L'AVÈNEMENT DES MONNAIES CONTEMPORAINES
seul papier-monnaie et autorise, après retrait des demand-notes, le lancement de 150 millions de dollars en coupures à dos vert, de 1 à 100 dollars: les greenbacks. De 150 millions, le plafond est relevé par étapes à 250. Ces dollars s'ajoutent à divers billets du Trésor, portant intérêt, à des certificats de dépôt d'or, qui servent aussi de moyen de paiement, et aux 300 millions de billets émis par les banques (national bank-notes). Bien entendu, ce papier s'avilit. À 100 dollars d'or correspondent 132 dollars-billets à la fin de 1862, 151 à la fin de 1863, 286 en juillet 1864 après les échecs de Grant et des nordistes. Les prix de gros, de leur côté, ont plus que doublé. Les espèces métalliques disparaissent, et particulièrement les piécettes d'argent qui servaient aux paiements les plus courants. Selon un phénomène classique en pareille circonstance, le commerce de détail souffre de la pénurie des monnaies d'appoint. Pour y porter remède, on donne pouvoir libératoire, jusqu'à 5 dollars, aux timbres-poste, qui circulent sous enveloppe de mica. Les particuliers fabriquent eux aussi des coupures de toutes sortes, des jetons de nécessité. Le Département postal émet, pour 20 millions de dollars, des bons de 5 à 50 cents; la Monnaie de Philadelphie frappe des cents de bronze ou de cupronickel. Deux d'entre ces pièces au moins méritent d'être retenues par la chronique: la pièce de 2 cents en bronze porte pour la première fois la légende In Cod we Trust, et la pièce de 5 cents, en nickel, gardera le nom du métal qui la compose : a nickel. Mais la fortune des armes finit par sourire aux nordistes, les victoires de Sherman restaurent la confiance, ramènent les 100 dollars d'or à 175 dollars de papier en mars 1865, à 135 en décembre 1868. Les greenbacks reviennent au pair quatorze ans après le conflit: le cours forcé, auquel les débiteurs de l'Ouest trouvent des avantages, ne sera aboli que le 1er janvier 1879. L'alerte de la guerre de Sécession se termine ainsi sans dommage final pour le dollar, et les greenbacks du parti vainqueur poursuivront une longue carrière. Réunifiés, les États-Unis disposent déjà d'une telle puissance économique qu'une forte augmentation des liquidités monétaires peut se trouver équilibrée par les progrès de la production.
Naissance du mot
«
inflation»
De la guerre de Sécession, le monde garde en héritage un mot tout neuf, ou presque tout neuf, appelé à une grande fortune : le mot inflation. Quel vocable est plus international que celui-là? C'est le vocable passe-partout, celui qui s'impose à tous les entendements, même si les économistes ne sont pas toujours d'accord pour le définir. Inflation, écrira-t-on à Londres, à Sydney, à New-York, à Berlin, à Stockholm. Inflacion, dira-t-on à Madrid et à Buenos Aires. Inflaçiio à Lisbonne ou à 165
L'AVÈNEMENT DES MONNAIES CONTEMPORAINES
Rio de Janeiro. Inflazione, dira l'Italien. Inflatiune, le Roumain. Inflatzia, le Moscovite. Toute la planète se reconnaît en cette terminologie. Or le mot est bien plus jeune que la chose: pas plus que le choléra n'a attendu le temps de la Réforme pour ravager les sociétés humaines, l'inflation n'a attendu l'âge contemporain pour se répandre sur le monde. Simplement, les hommes ont subi le fait avant de l'étiqueter. Inflatio, le terme appartient au latin classique. Il est dans Cicéron, dans Pline. Radical flare, souffler. Inflatio, ce n'est rien d'autre que le gonflement, l'enflure. (À noter que tous ces mots sont bâtis sur le radical Fl qui, selon le jargon de la phonétique, associe une «fricative » et une « latérale » pour simuler un souffle.) L'architecte Vitruve emploie le mot pour désigner la dilatation de l'eau vaporisée, le grammairien Priscianus pour évoquer le souffle du vent, l'historien Prosper pour illustrer l'orgueil. Logiquement, le vocable a d'abord servi aux médecins. Ambroise Paré l'a confirmé dans leur lexique, les confrères de Diafoirus ont diagnostiqué des inflations de la rate ou de la vessie. Mais le mot est resté confin~ dans l'usage médical. C'est bien à l'occasion de la guerre de Sécession qu'il passe dans le langage 'monétaire. Il apparaît pour la première fois, en cette acception, dans un petit ouvrage signé Alexander Del Mar, qui porte pour titre Un avertissement au peuple : le papier-bulle (A warning to the people : the paper-bubble). Sur la couverture, un ballon s'enfle jusqu'au seuil de l'éclatement. Avertissement? C'est la seconde fois que la monnaie joue ce rôle d'avertisseur. La première fois, on l'a vu, c'est à l'origine même du mot monnaie, avec Juno Moneta. Maintenant, avec l'apparition du mot inflation, c'est à l'occasion d'une de ces crises monétaires que le xxe siècle va multiplier. Au vrai, la brochure d'Alexander Del Mar passe bien inaperçue, et après lui le mot ne sort guère de la terminologie savante. Leroy-Beaulieu l'accueille, mais lui fait la place qu'on réserve aUx importations étrangères, non acclimatées, encore suspectes. Comment les grandes puissances de l'Europe du XIXe siècle porteraient-elles intérêt à ce terme dont n'a que faire leur sérénité? L'Angleterre de Victoria et Disraeli, la France de Napoléon III et de la Ille République ne se soucient pas des maladies monétaires. Le redoutable substantif ne gagne du terrain que par des voies discrètes. Il a des dérivés, comme l'adjectif inflationnist, lui aussi d'origine américaine. Les professeurs d'économie politique ne l'ignorent plus. Mais le grand public ne le soupçonne pas encore. Il faudra les conflits du xxe siècle et leurs prolongements financiers pour lancer le mot. En 1920, un peu partout dans le monde occidental, l'inflation s'installera dans le langage comme dans les réalités quotidiennes. Elle conquerra le devant de la scène, voltigera aux tribunes des assemblées, nourrira les rapports des experts, meublera les commentaires de la presse, emplira jusqu'aux propos de l'homme de la rue. Elle sera partout, articulée ou écrite, imprimée ou colportée par les ondes. Elle sera à la fois le mal et le mot du siècle. Qui se souviendra de son apparition, dans le camp des confédérés ?
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Naissance de la Réserve fédérale Revenons aux États-Unis, réunifiés dans la douleur. Tandis que se déroule la bataille entre l'or et l'argent, le papier gagne du terrain, comme dans tous les pays qui s'ouvrent à l'industrie et aux affaires. Les billets et la monnaie d'écriture entrent dans l'usage, aux dépens des pièces, lourdes . et encombrantes. Triomphe du portefeuille sur le pone-monnaie. Cependant, l'émission cherche longtemps un cadre correct. Le régime instauré en 1864 n'est pas simple : la Constitution interdit toujours aux États d'émettre des billets. La loi donne pleine liberté aux banques privées, dites « National Banks », pour fabriquer des coupures, à condition qu'elles soient garanties par le dépôt au Trésor d'obligations fédérales (Bonds). Le Trésor se substitue d'ailleurs à toute banque défaillante: ce qui confère aux bank-notes une convertibilité sans mauvaises surprises. La circulation de ces coupures bancaires est d'abord limitée par un plafond, supprimé en 1875. En 1912, la circulation effective, assurée par 7 355 banques, atteindra 690 millions. Comme elle est gagée par des obligations fédérales, elle dépend étroitement de la dette publique. À côté de ces billets des « National Banks» continuent à circuler les divers billets du Trésor: certificats d'or, certificats d'argent, et Us-notes c'est le nom officiel des vieux greeenbacks, legs de la guerre de Sécession. Les citoyens américains sont vaguement conscients que le système marqué par la multiplicité des banques et la variété des coupures manque de cohérence. Ils évoquent avec envie les rigoureuses structures monétaires des États européens. La crise de 1907 souligne la nécessité d'une réforme: depuis le début du siècle, en sept années, la circulation a doublé. Une nouvelle panique précipite la foule sur les établissements de crédit et entraîne la suspension momentanée des paiements en espèces. Les pouvoirs publics décident de modifier le régime de l'émission. A l'européenne? Les solutions qui prévalent de l'autre côté de l'Atlantique sont difficilement transposables dans un pays grand comme un continent et fédérant des États disparates. La cause du régionalisme, tempéré par l'institution d'un organisme central, triomphe: le 23 décembre 1913, le dollar est doté d'un nouveau système d'émission. Douze banques fédérales de réserve, au capital souscrit par les anciennes « National Banks », se partagent douze districts: cinq dans les États du Nord-Est (Boston, New York, Philadelphie, Cleveland, Richmond), quatre dans le Centre (Chicago, Saint Louis, Minneapolis, Kansas City), deux dans le Sud (Atlanta, Dallas), une seule dans l'Ouest (San Francisco). Ces banques ne reçoivent pas à proprement parler le droit d'émission. Lorsqu'elles ont besoin de billets, elles en font la demande à la Réserve fédérale, contre un nantissement égal au montant sollicité. Ce nantissement doit consister en or ou en « papier éligible », c'est-à-dire en effets réescomptés et en acceptations achetées sur le marché - à l'exclusion des titres d'Etat. Garantie supplémentaire: la quantité d'or servant de gage doit couvrir pour au moins 40 % le montant des billets émis. Ceux-ci doivent toujours être remboursables en or, à la Trésorerie et aux guichets des douze banques fédérales. ' 167
L'AVÈNEMENT DES MONNAIES CONTEMPORAINES
À Washington, le Bureau de réserve fédérale (le « Board of Governors ») contrôle le fonctionnement du système: il règle le montant de l'émission, assure l'unité et la continuité de la politique monétaire, en tentant de la soustraire aux pressions et aux passions privées ou publiques. Ce nouvel édifice vise à l'indépendance. Les banques fédérales ne sont pas des banques d'État; le « Board» n'est pas un organisme public, et son président est capable d'affronter le secrétaire au Trésor. Voilà le dollar armé pour les épreuves du xxe siècle, à commencer par la guerre et la crise.
Naissance du franc À quelques années près, le franc est contemporain du dollar. Et, comme lui, il naît officiellement après une gestation laborieuse. Au sortir de la Révolution, au sortir du drame des assignats, la France est mûre pour faire table rase, et repartir sur des bases assainies. Mais fait-on jamais totalement table rase? On est toujours prisonnier d'un passé, d'un héritage, de traditions. Le franc, qui va succéder à la vieille livre tournois, ne sort pas du néant. Le premier franc a vu le jour durant la guerre de Cent Ans, exactement le 5 décembre 1360 ; la pièce est d'or pur : elle a pu être frappée grâce à la dot qu'a versée le Milanais Visconti pour le mariage de son fils avec la toute jeune Isabelle, fille de Jean le Bon. Émis pour vingt sous, le franc se confond alors avec la livre tournois, et l'opinion retiendra que le franc vaut vingt sous. Ce franc porte l'image d'un roi armé de pied en cap, fleurdelisé, à cheval et brandissant une épée. En légende circulaire: francorum rex Johannes: Dei Gratia. La pièce est couramment dénommée franc à cheval. Inutile de chercher à expliquer son nom par le retour du roi captif à l'état « franc ». Plus simplement, ce roi franc qui caracole sert de parrain à la jeune monnaie. Il ne s'agit assurément que d'une pièce parmi beaucoup d'autres. Mais les Valois (Charles V, Charles VII, Henri III), puis les Bourbons (Henri IV) frappent par la suite de nouveaux francs. Même si tous ces francs sont démonétisés sous Louis XIII, le franc demeure vivace dans les esprits, et le mot franc est tenu pour le synonyme du mot livre. On le trouve dans Molière, dans Boileau, chez Mme de Sévigné, Saint-Simon ou Voltaire. La Révolution le recueillera dans l'héritage populaire de l'Ancien Régime. C'est le 7 avril 1795 que la Convention, ayant défini le mètre, l'are, le stère, le litre et le gramme, stipule que « l'unité des monnaies prendra le nom de franc, pour remplacer celui de livre usité jusqu'aujourd'hui ». Reste à lui donner une définition. La loi du 15 août 1795, confirmant que« l'unité monétaire portera le nom de franc », précise que la monnaie d'argent 168
L'AVÈNEMENT DES MONNAIES CONTEMPORAINES
Le franc à cheval de Jean le Bon, émis en 1360. Ce fut la première monnaie à porler ce nom. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. cf) Bibl. nat./Arch. Photeb.)
pèsera 5 grammes à 9 parties de fin, et la monnaie d'or 10 grammes, également à 9 dixièmes. Mais elle ne dit pas combien la pièce d'or vaudra de francs d'argent. Simplement, elle confirme que le franc, à 4,5 grammes de métal blanc, rejoint presque exactement la livre tournois dont la teneur, selon l'édit de Marly de janvier 1726, correspond à 4,50516 grammes. L'écart est d'autant plus négligeable que beaucoup des écus en circulation sont plus ou moins usés. Le Directoire se borne à publier des tableaux de conversion, selon lesquels le franc équivaut à 1 livre et 3 deniers, la livre à 99 centimes. En fait, les mots livre et franc vont rester synonymes et les rentes seront payées franc pour livre, « sans modification ni réduction ». Confirmation officielle en est faite par la loi du 28 mars 1803 (7 germinal an XI), publiée le 7 avril (17 germinal) : « Cinq grammes d'argent, au titre de 9/10 de fin, constitue l'unité monétaire, qui conserve le nom de franc. » Le même texte édicte qu'on taillera 155 pièces de 20 francs dans un kilogramme d'or à 900 millièmes, c'est-à-dire dans 900 grammes, de telle sorte que chaque pièce pèsera 6,4516 grammes contenant 5,8064 grammes de métal jaune (définition du futur« napoléon »). Le franc équivaudra au vingtième, soit 322,58 milligrammes à 900 millièmes, ou 290,3225 milligrammes d'or fin. Il sera divisé en 100 centimes. Le franc est officiellement né, onze ans presque jour pour jour après le dollar. On a déjà dit d'autre part comment il affrontera le problème du double étalon. 169
Naissance de la Banque de France Tandis que les Pays-·Bas ont depuis près de deux siècles une banque d'émission, dont ils ont fait la grande centrale des virements de l'Europe, tandis que l'Angleterre a sa banque depuis un siècle, et s'en trouve bien, la France a échoué sur la voie de l'émission fiduciaire, pour en avoir abusé: Law a discrédité la banque et les billets de banque, la Révolution a tant multiplié assignats et mandats qu'elle a fait du papier d'État un objet de /répulsion. Si bien que la nation la plus riche et la plus peuplée de l'Occident, condamnée à une monnaie presque exclusivement métallique, ignore à peu près les vertus monétaires du crédit. Du moins, au début du XIX" siècle, les souvenirs de l'inflation bancaire sont plus lointains que ceux, encore tout frais, de l'inflation d'État. Les billets de banque redeviennent possibles, à condition de circuler sans effrayer persçnne, et d'émaner d'établissements privés. La Caisse d'escompte est morte sous la Terreur. Mais dès 1796 une nouvelle banque a ouvert ses guichets: la Caisse des comptes courants s'est installée à l'hôtel Massiac, place des Victoires. En 1797, la Caisse d'escompte du commerce entreprend, elle aussi, d'escompter les effets et d'émettre des billets. L'une et l'autre sont des établissements libres, dont les billets peuvent être librement acceptés ou refusés. Le Premier consul est partagé entre le désir de posséder sa propre banque, auxiliaire docile du Trésor, et la nécessité de tenir compte de l'opinion, qui exclut la création d'une banque d'État. L'initiative vient de Bonaparte, mais on la donne comme venant de particuliers. Presque au lendemain du 18 Brumaire, six banquiers de Paris, qui ont fait naguère leurs preuves à la Caisse d'escompte, entreprennent de rédiger les statuts d'une banque privée, dénommée Banque de France, qui répondrait aux vœux du consul. Le 6 janvier 1800, ils avisent le ministre des Finances que leur texte est prêt, et ils sollicitent l'autorisation d'installer l'établissement à la ci-devant église de l'Oratoire, rue « Honoré ». Accord donné le 18 janvier. Un mois plus tard, la Caisse des comptes courants consent à fusionner avec la Banque de France, qui peut aussitôt lui succéder place des Victoires. La Banque de France a un capital de 30 millions, divisé en trente mille actions nominatives de 1 000 francs. Cinq mille de ces actions ont été souscrites par le Trésor. Bonaparte en a pris trente à son nom, il en a fait souscrire dix par Hortense, cinq par Duroc, deux par Murat, d'autres par Joseph et Jérôme, par ses généraux, par ses ministres. Les deux cents plus forts actionnaires élisent quinze régents, qui désignent trois d'entre eux pour former le Comité central. Le premier président du Comité, qui préside du même coup le Conseil de régence et l'assemblée des actionnaires, est le banquier protestant Jean-Frédéric, comte de Perrégaux, qui a sans doute financé l'opération du 18-Brumaire, et dont la fille a épousé l'aide de camp de Bonaparte - le futur maréchal Marmont. C'est dire que l'État consulaire et la Banque ne sont pas sans quelques liens. Très vite d'ailleurs, la Banque coopère avec le Trésor: elle assure le 170
L'AVÈNEMENT DES MONNAIES CONTEMPORAINES
service de la Loterie, celui des rentes et des pensions, et l'État ne tarde guère à lui demander des avances provisoires. En retour, il accepte les billets dans ses caisses. Échange de bons procédés: la Banque a besoin de l'État pour s'affirmer, l'État a besoin de la Banque pour s'affermir. Les billets peuvent circuler comme monnaie, mais ils n'ont ni cours forcé ni cours légal. Ils doivent être « émis dans des proportions telles qu'au moyen du numéraire réservé dans les caisses de la Banque et des échéances de son portefeuille, elle ne puisse dans aucun temps être exposée à différer le paiement de ses engagements» (article 5 des statuts). Formule souple - trop souple. Du moins, la Banque est prudente. Elle émet seulement de grosses coupures (de 500 et 1 000 francs), qui ne circulent qu'à Paris et qu'ignore le grand public. Même soutenue par les faveurs du pouvoir, elle n'est encore qu'une banque parmi d'autres. Au printemps de 1802, six établissements à Paris escomptent et émettent: la Banque de France, la Caisse d'escompte du commerce, le Comptoir commercial, la Banque territoriale, la Factorerie du commerce, la Caisse d'échange des monnaies. La circulation des billets de ces diverses maisons ne dépasse pas 70 millions, dont 45 pour la Banque de France. Cette multiplicité des banques et des billets est conforme au principe de la liberté de l'émission et à l'hostilité de l'opinion publique à tout privilège. Mais elle choque le Premier consul, unificateur et centralisateur. La fuite d'un directeur de la Caisse d'escompte du commerce confirme Bonaparte dans sa volonté de faire place nette. Il présente le 4 avril 1803 au Corps législatif un projet de loi qui confère à la Banque de France une charte officielle et particulière. « Convaincu de la nécessité de restreindre à une seule banque la faculté d'émettre à Paris et de constituer ainsi un privilège, le gouvernement a dû choisir entre les banques existantes. La Banque de France a paru mériter la préférence. » Parbleu! C'est la loi du 14 avril 1803 (24 germinal an XI) qui ordonne le retrait des billets des autres « associations » et confère à la Banque de France « le privilège exclusif d'émettre des billets » dans la capitale. Ce texte audacieux consacre le papier que les Français jetaient aux ruisseaux six ans plus tôt, et restaure un privilège, comme s'il n'y avait pas- eu de nuit du 4 août. Avril 1803 : la loi qui crée le franc est promulguée, cependant que Londres enjoint à son ambassadeur de demander immédiatement ses passeports. En l'espace de quinze jours, la France voit surgir le franc, la Banque de France - et la guerre, une guerre qui ne prendra fin qu'à Waterloo.
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Quatre alertes Chacun sait que le XIX' siècle est le grand siècle du franc. De 1803 à 1914, la stabilité monétaire, en France, est exemplaire. Elle n'est mise en cause, par quatre fois, qu'à titre épisodique. Ces quatre alertes sont sans lendemain. Première alerte en 1805, par la faute de Trafalgar. Maîtresse de l'Océan, la flotte anglaise barre la route aux navires qui doivent transférer des piastres mexicaines d'argent. Le volume des billets en circulation s'est gonflé à 62 millions alors que l'encaisse métallique a fléchi à moins d'un million, en raison du déficit de la balance commerciale, que creuse la perte de Saint-Domingue et de ses sucres. Aux portes de la Banque, la foule, inquiète, se presse pour convertir les billets en espèces. Place des Victoires, les files d'attente se forment dès la nuit: deux mille personnes, quatre mille personnes, note le préfet de police. En l'absence de Napoléon, qui marche sur l'Autriche, Fouché, responsable de l'ordre public, interdit les rassemblements. Au soleil d'Austerlitz, les brumes se dissipent comme par enchantement. Mais l'Empereur, dès son retour aux Tuileries, se fâche: il destitue son ministre du Trésor et réforme la Banque: «Je dois être le maître dans tout ce dont je me mêle, et surtout dans ce qui regarde la Banque.» Il la militarise : elle aura désormais un gouverneur et deux sous-gouverneurs, « nommés par Sa Majesté ». Il impose à l'assemblée des actionnaires de prendre trois des régents parmi les receveurs généraux. Il installe la Banque dans l'hôtel de la Vrillière, qu'a construit François Mansart. Il l'invite à créer des comptoirs dans les départements. Parisienne hier, la Banque de France devient la banque de la France. Deuxième alerte en 1814 : réserves réduites, circulation gonflée. Il faut limiter l'échange des billets contre espèces, contenir la foule qui se presse aux guichets. Le gouverneur Laffitte et le baron Louis y mettent bon ordre. Troisième alerte en 1848, avec la crise économique et politique. La jeune République fait d'urgence appel à la Banque. Garnier-Pagès, responsable des finances, s'affole un peu vite. Il donne aux billets cours légal et cours forcé. Le triomphe électoral de Louis-Napoléon rassure les capitalistes et réhabilite le papier. Quatrième alerte en 1871, à l'heure de la Commune: l'insurrection livre la Banque aux révolutionnaires. Mais ceux-ci, qui ne reculent pas devant l'incendie de Paris, se font timides et respectueux devant la Banque de France: le souvenir des assignats les dissuade de toute initiative à l'encontre du franc. L'alerte est sans conséquence durable. Ainsi, le siècle peut-il suivre son cours, sans dommage pour le moment. Les rois, les empereurs, les républiques ont pu se succéder sans entamer la sérénité du franc. Il bénéficie d'un prestige intérieur et extérieur qui le situe au-dessus des régimes. Il est tenu pour une véritable institution, aussi intangible que la Légion d'honneur ou le Code civil, que le mètre ou le gramme. L'essor de la production équilibre l'essor de la masse monétaire. Dans une France cossue, l'encaisse-or de la Banque de France (4 milliards) et l'or en circulation dans le public (5 à 6 milliards) représentent en 1914 près du quart de tout l'or monétaire existant dans le monde. Or et valeurs étrangères constituent une fortune globale de 50 milliards. 172
LES TIMIDITÉS DE LA COMMUNE
La Commune de Paris est révolutionnaire. Ses meneurs sont des disciples de Blanqui, de Bakounine, de Proudhon ou de Marx. Ils n 'hésitent pas à abattre la colonne Vendôme ou à incendier les Tuileries. Mais, devant la Banque de France, dont le siège central est entre leurs mains, ils témoignent d'une étrange pusillanimité. Pourquoi cette timidité, de la part de communistes et d'anarchistes militants? Parce que la plupart sont honnêtes, soucieux d'une gestion correcte. Parce que le souvenir des assignats les paralyse. Lequel d'entre eux mettrait la main sur les millions de titres entreposés au ministère des Finances, sur les réserves de métal de la Banque de France, sur les diamants de la Couronne, sur les objets précieux enlevés aux églises et aux édifices publics, et remis à la Monnaie? Ils dressent des états de recettes et de dépenses avec minutie, freinent les appétits de leurs collègues, refusent de toucher aux avoirs dont ils ont la garde.
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Les communards se bornent àfairefrapper quelques pièces d'argent, du type et du titre habituels, en monnayant quelque vaisselle, à obtenir de la Banque quelques millions d'avances, trente fois moindres que celles que la Banque consent dans le même temps aux versaillais. « La confiance ne se décrète pas », professe Charles Beslay, délégué de la Commune à la Banque. Cette sagesse-là est toute capitaliste. La Commune ne songe pas à mobiliser à son profit la planche à billets, ni à s'adjuger les trésors de la rue de la Vrillière, à savoir 77 millions en numéraire, Il millions en lingots, 166 millions en billets, 2 980 millions en effets et titres. De peur des incendiaires et des pillards, plus que des dirigeants de la Commune, les agents de la Banque font la chaîne pour descendre le magot au plus profond des caves, puis pour vider des sacs de sable dans l'escalier d'accès. À quoi bon ? Déjà, la Commune est morte, la Banque est intacte, le franc est sauf Les révolutionnaires ont été respectueux de la monnaie.
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L'AVÈNEMENT DES MONNAIES CONTEMPORAINES
Mais la sécurité que dispense le franc n'est qu'une fausse sécurité. La richesse des Français n'est qu'une fausse richesse. Le réveil sera douloureux : il faudra découvrir que l'unité monétaire n'a pas l'intangibilité du système métrique.
Naissance du franc belge En Europe, une nouvelle nation voit le jour en 1830, lorsque la Belgique se sépare des Pays-Bas. Jusqu'alors, elle a vécu dans le cadre de systèmes politiques et monétaires relevant d'autres États: le système romain, lorsque Rome paie les blés de la Hesbaye, les outils du Hainaut, les toiles de Tournai en aureus d'or, en sesterces d'argent, en as de bronze; les systèmes mérovien et carolien, qui font large place aux deniers féodaux; plus tard le système des ducs de Bourgogne, avant celui des Habsbourg, où l'on compte en florins. Les Français sont arrivés, balayant les droits féodaux, important les monnaies de France, y compris les assignats. Sous Napoléon empereur, les Belges ne connaissent que le franc et ses 100 centimes. Ensuite, réunie aux Pays-Bas, la Belgique recommence à compter et à payer en florins. Le 21 juillet 1830, Léopold 1er , porté par l'Europe, élu par le Congrès au trône de Belgique, fait son entrée solennelle à Bruxelles. Moins de deux ans après, la Belgique adopte un système monétaire calqué sur le modèle français : le franc belge est défini à la fois en or et en argent, à l'égal du franc de germinal. Cependant, les Belges marquent quelques hésitations dans leur comportement monétaire. Ils abandonnent l'émission aux banques privées, et le volume des billets en circulation reste modeste : 12 à 14 millions pour la Société générale de Belgique, 20 au total. Le public ne considère les billets que comme des bons de caisse, et il lui arrive d'en douter. En 1838, telle banque ferme ses guichets pour cause de crise économique. En 1848, bien que les désordres européens ne soulèvent guère d'écho en Belgique, Bruxelles octroie le pouvoir libératoire aux pièces d'or anglaises (les souverains) puis, dans le sillage de Paris qui se résout au cours forcé, supprime la convertibilité en métal des billets qu'émettent les banques privées. En 1850, la convertibilité est rétablie, en même temps qu'est créée la Banque nationale de Belgique, désormais dotée du privilège de l'émission. L'initiative de cette création revient à un avocat liégeois, beau parleur et ami des hardiesses, Hubert Frère-Orban. Grâce à lui, la Banque nationale, société anonyme, joue pleinement le rôle d'une banque centrale. Son action stimulante contribue largement à l'essor de l'économie belge. Ses billets ne sont d'abord libellés qu'en français. À dater de 1886, ils sont imprimés dans les deux langues du royaume: les Flamands, même relégués au rang de parents pauvres, ne se font pas oublier. Entre-temps, le franc belge a hésité entre l'étalon-argent et le bimétallisme, entre l'autonomie et l'Union latine. Il participe aux incertitudes des grandes monnaies, en quête d'un statut. 175
Naissance du franc suisse Petit pays, grande monnaie: le franc suisse, un jour, étonnera le monde. Il sera la résultante de tous les miracles de l'Helvétie : miracle politique, par la vertu d'une volonté systématique, assise sur la vigilance des hommes et l'inviolabilité des cimes. Miracle économique, du fait d'une industrie née au fil des torrents. Miracle financier, mis en scène par des banques ouvertes à tous les capitaux de la terre. La monnaie suisse, cependant, est passée par des moments difficiles, aussi longtemps que la Suisse n'a connu ni la neutralité, qui éloigne les guerres, ni l'électricité, qui donne l'énergie, ni l'hospitalité, qui séduit les capitaux. Ses débuts ont été aussi laborieux qu'ailleurs. Pièces d'or romaines, apportées par les légions; monnayage médiéval émietté entre les fiefs, alors que la Suisse compte presque autant de monnaies que d'évêques et d'abbés, de comtes et de barons, de cantons et de villes; importations ou imitations des thalers ou des florins d'Empire, des écus de Savoie. Des ligues monétaires, conclues entre quelques cantons, ne parviennent pas durablement à éliminer les frappes locales. Querelles de clochers èt de donjons. Mais en 1798 Paris crée d'autorité la République helvétique, dotée en 1799 d'une monnaie : le franc suisse, alors défini par 6,68 grammes d'argent, ce qui le situe à 1,50 franc français (encore en gestation). Confirmation en 1803, quand naît le franc de germinal. En fait, le jeune franc suisse, frappé dans les ateliers de Berne, Bâle et Soleure, se superpose seulement aux pièces cantonales, doublons, thalers ou kreuzers. La chute de Napoléon entraîne celle du franc suisse. Les cantons recouvrant l'exclusivité du droit de battre monnaie reviennent souvent à leurs anciennes pièces et à leurs diversités : 79 monnayeurs (à savoir 24 cantons et demi-cantons, 16 villes, 15 princes séculiers, 24 princes d'Église) émettent 860 sortes de monnaies. Cette multiplicité d'émissions devient insolite alors que la France, l'Angleterre ou la jeune Belgique disposent de monnaies nationales. Les Suisses éprouvent bientôt la nostalgie de ce franc commun, qui facilitait les échanges. Genève, la première, se fâche. En 1838, elle se rallie au système français et à un franc conforme au type de germinal. En 1848, la Confédération à son tour franchit le pas. En même temps qu'elle se dote d'une Constitution fédérale, avec gouvernement central à Berne, elle se réserve le privilège monétaire et met fin aux monnayages locaux. Place nette pour le franc suisse! Au cours de sa session de l'été 1849, l'Assemblée fédérale donne au Conseil des États mission d'élaborer un système monétaire. Dès le mois de décembre 1849, il est acquis que ce système s'inspirera du modèle français. La loi du 7 mai 1850 donne à la Suisse un franc analogue au franc de germinal, mais défini seulement par 4,50 grammes d'argent (5 grammes à 0,900), sans référence à un poids d'or. Le centime garde le vieux nom de rappe que porte depuis des siècles la menue monnaie la plus populaire. Comme les frappes helvétiques ne suffisent pas aux besoins, cours légal est donné, d'abord, aux pièces d'argent et de billon de France, de Belgique 176
La Banque de France, rue Croix-des-Petits-Champs, telle qu'elle se présente au début du XIX' siècle. Gravure de Dubois, d'après Courvoisier. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. © Bibl. nat./Archives Photeb.) La Banque nationale suisse à Berne, près du palais fédéral. Le siège central se situe à Zurich, capitale finandère de la Confédération. (Phot. © Banque nationale suisse, Berne.)
La salle des séances de la Reichshauptbank de Berlin, vers 1925. (Phot. © Deutsche Bundesbank, Francfort.)
Les entrepôts du port de Hambourg au début du xx' siècle. C'est en 1778 qu'entra dans le port le premier navire venu d'Amérique, mais au XIX' siècle les échanges avec le Nouveau Monde prirent une ampleur considérable. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. © Strumper/Archives Photeb-DR.)
La Monnaie d'Osaka, sur lefleuve Yodo, à l'éPoque de sa création, vers 1870. Détail d'une estampe de Konebu Hasegawa II. (Bibliothèque de l'ambassade du Japon, Paris. Phot. Jeanbor © Photeb.)
La Banque d1talie à Milan, capitale fi'nancière. (Phot. © Anderson-Giraudon.)
Le mont-de-piété à Milan : des acheteurs dans la salle des ventes. (Phot. © Harlingue- Viollet/Photeb.)
L' AVÈNEMENT DES MONNAIES CONTEMPORAINES
et d'Italie, puis, en 1860, aux pièces d'or françaises. En fait, toutes les pièces françaises et italiennes s'acclimatent aisément dans la Confédération. Du coup, la Suisse passe de l'étalon-argent au bimétallisme, et elle peut figurer, en 1865, parmi les États fondateurs de l'Union latine, qui donne une monnaie commune à l'Europe occidentale. Elle participera à ses déboires. Reste, pour la Suisse qui est parvenue à uniformiser sa monnaie de métal, à réussir le même exploit pour la monnaie de papier. Depuis 1833, les banques d'émission se sont multipliées à plaisir. On en compte trente-cinq, on en ramène le nombre à dix-huit. Banques d'Argovie, de Bâle, des Grisons, du Valais ... C'est seulement en 1907 que la Banque nationale suisse reçoit le monopole de l'émission, qui doit être couverte à 40 % par une encaisse d'or et d'argent. Cette fois le franc suisse est en place, armé pour ses triomphes du siècle naissant.
Naissance de la lire À l'image de l'Italie, la lire est à la fois très jeune et très vieille. Selon l'état civil des monnaies, elle ne date que du milieu du siècle dernier. Mais on en retrouve sans peine l'origine au XIIe siècle et, si l'on remonte de la lira à l'antique titra, contemporaine des origines mêmes de la monnaie frappée, elle apparaît comme chargée de millénaires. Notons quelques points de repère: la litra est d'abord une unité de poids, correspondant à douze onces. En Sicile et en Campanie, elle devient une monnaie d'argent. Dans la Rome primitive, elle est un gros lingot de bronze. La lire resurgit dans la descendance du système pondéral et monétaire de Charlemagne. Toute l'Italie compte en lires de 20 sous (sold~ ou 240 deniers (denar~. Venise frappe en argent une lire légère (lira di picciol~ qui commence sa carrière à 20 grammes, décline par étapes à moins de 10 grammes (au xIV' siècle), à moins de 5 grammes (au XV"), pour finir en 1797 à 2,5 grammes. Ailleurs, la lire n'est monnayée que par accident. La Révolution française apporte à l'Italie, comme au monde, le sens de l'unité, avec le désir, plus ou moins avoué, de la centralisation. Gênes prend les devants en frappant, à l'enseigne de la République ligure, des pièces libellées en lires. Le Piémont, en 1801, frappe une pièce en or de 20 lires, semblable aux pièces françaises qui viennent de naître. Milan prescrit l'emploi de la lire comme unité de compte. Napoléon, de même qu'il introduit dans les pays conquis ses codes et ses lois, entend aligner la lire sur le franc. C'est chose faite en 1808 : à Milan, à Venise, à Bologne, les Italiens disposent de pièces analogues aux pièces françaises. Gênes puis Rome se rallient à la même formule. Une fois l'Empire disloqué, son influence monétaire subsiste même alors que refleurissent sequins ou ducats. C'est ainsi que Parme émet des pièces de 20 et 40 lires, à l'effigie de « Marie-Louise, princesse impériale ». 177
L'AVÈNEMENT DES MONNAIES CONTEMPORAINES
Entre-temps, le papier-monnaie a fait son chemin. C'est une vieille connaissance de l'Italie experte dans les arts bancaires que les Lombards, puis Gênes et Venise, puis Florence et Lucques ont enseignée à l'Occident. À la fin du XVIIIe siècle, l'Italie n'a pas plus de banque centrale que d'unité politique. Ses monts-de-piété (monti) sont les vrais dispensateurs du crédit. Dans le seul royaume de Naples, sept banques, associées dans une giunta, émettent des billets gagés sur des dépôts privés. Le Trésor leur demande des avances, et elles font marcher la planche à billets. Ce papier, en 1799, ne vaut déjà plus que la moitié de sa valeur nominale. Le Blocus continental ne fait guère les affaires de l'Italie. Colonisée par la France, elle ne sort de la féodalité que pour sombrer dans la vassalité. Après Waterloo, elle retourne à ses divisions et à ses monti di pieta : elle reste en état de sous-développement monétaire. Avec Cavour et la Maison de Savoie, l'Italie renaît enfin de ses cendres, éteintes depuis les invasions barbares. En 1861, Victor-Emmanuel est proclamé « roi d'Italie par la grâce de Dieu et la volonté de la nation ». Le 24 août 1862, le royaume adopte pour unité monétaire la lire, de 4,5 grammes d'argent ou 290,3225 milligrammes d'or, à l'égal du franc. L'unification de la monnaie fiduciaire est laborieuse. Outre l'État, six banques ont le droit d'émission: la Banque nationale, la Banque romaine (depuis que Rome échappe au Saint-Siège), la Banque nationale de Toscane et la Banque toscane de crédit (ce qui fait deux banques pour Florence, capitale du royaume jusqu'à l'annexion de Rome), la Banque de Naples et la Banque de Sicile. C'est beaucoup, même si la Banque nationale compte plus que les cinq autres réunies. Le plafond d'émission assigné à chaque établissement n'est pas respecté, par la faute de l'État impécunieux. Dès 1866, à la veille de la guerre contre l'Autriche, il a fallu suspendre la convertibilité des billets. Ils se déprécient, au pis de 20 %. En 1893, à la suite d'opérations frauduleuses, Rome décide la fusion de la Banque nationale et des deux banques toscanes : ainsi naît la Banque d'Italie qui partage encore le privilège de l'émission avec les banques de Naples et de Sicile : trois banques en remplacent six. La lire-papier n'en reste pas moins inconvertible. Avec des réserves métalliques accrues, avec une balance des paiements améliorée par les envois des émigrés et les apports du tourisme, elle se traite presque au pair.
Ce billet de l'Italie en gestation garde les attributs d'un âge guerrier. Il est signé par Mazzini, le carbonaro qui retJe d'une RéPublique unitaire, et qui la fait proclamer à Rome, en février 1849 : c'est la date de ce billet. (British Museum, Londres. Phot. @ du musée/Photeb.)
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Naissance du mark On a dit que le marc a d'abord été un poids : la livre-poids de Charlemagne, divisée en deux marcs, a engendré le marc de Cologne (233,86 grammes), d'où naît le mark, monnaie de compte à l'usage des pays du Saint Empire. Ce mark, monnaie abstraite, équivaut à 12 schillings, qui sont des sous, ou à 114 pfennigs, qui sont des deniers. Au fil des siècles, le mark s'amenuise. En 1506, le mark de Hambourg est déjà quatorze fois plus léger que le vieux marc de Cologne. Aussi bien, dans les pays germaniques, la confusion monétaire n'a d'égale que la confusion politique. À la fin du xV" siècle, on y compte trois cent cinquante territoires, principautés, comtés, seigneuries, chevaleries et villes souveraines cependant que pullulent groschen, heller ou kreuzer, monnaies de tous noms et de tous types. Après les traités de Westphalie, les Allemagnes compteront encore huit électorats, 69 principautés d'Église, 96 principautés laïques, 61 villes libres, soit 234 territoires, qui monnaient à qui mieux mieux. Au sein de ce chaos, une monnaie émerge, celle de Hambourg : parce que Hambourg dispose d'une situation éminemment favorable, au débouché de l'Europe centrale et au contact de la mer du Nord; parce que Hambourg, qui a fondé la Hanse, est devenue, après Amsterdam, l'entrepôt du poivre et des épices; enfin parce que Hambourg s'est dotée d'une banque qui accepte tous les dépôts et les rembourse sur la base d'un poids invariable de métal : le mark-banco, qu'on a déjà rencontré en chemin, fait prime. S'il y a un mark à Hambourg, il y en a un autre à Rostock, un autre à Aix-la-Chapelle ... Chaque État allemand persiste à considérer le droit de battre monnaie comme la consécration de sa souveraineté. Il faut que naisse le Zollverein, une ligue douanière, en 1833, pour que soit mise à l'étude l'unification des monnaies allemandes, sans résultat. La diversité reste totale, avec juxtaposition de pièces multiples d'or, d'argent et de bronze, ainsi que de billets d'État ou de banque, émis à tort et à travers. De toutes les tentatives d'union, Hambourg reste à l'écart, et son mark garde ses distances. En 1871, tout change: l'Allemagne a un fédérateur, Bismarck, un empereur, Guillaume, et les moyens financiers de son unité, avec l'indemnité de guerre que lui verse la France vaincue. Même si l'Empire fédère encore vingt-cinq Etats, dont trois Républiques (Hambourg en tête), la Constitution confère au Reich le droit de légiférer en matière monétaire. Première étape de l'unification, le 3 juin 1871. L'hôtel des Monnaies de Berlin suspend ses achats d'argent aux particuliers, prélude à l'adoption de l'étalon -or. Deuxième étape, le 4 décembre 1871. Le Reichstag crée des pièces de 5, 10 et 20 marks, en or, base du nouveau système. Dix marks remplacent 3,33 thalers, 5,50 florins, 8 marks 5 shillings 1/3 de Hambourg. Chaque mark représente 358,423 milligrammes d'or fin. Troisième étape, le 12 juillet 1873 : la libre frappe du métal jaune consolide la primauté de l'or, le mark, hérité de Hambourg et du Saint Empire, devient la seule unité de compte. La démonétisation des anciens thalers s'échelonnera jusqu'en 1907. 179
L'AVÈNEMENT DES MONNAIES CONTEMPORAINES
Quatrième étape, le 14 mars 1875 : il est créé, pour le 1er janvier 1876, une banque d'Empire, la Reichsbank, qui émettra des billets convertibles en or. Elle partage son privilège avec quatre petites banques d'État (Bavière, Saxe, Wurtemberg, Bade), qui ne seront évincées qu'en 1935. Ainsi armée pour la paix, l'Allemagne s'arme pour la guerre: dans la tour de Spandau, où est traditionnellement entreposé le trésor prussien d'or et d'argent, le métal s'entasse comme il s'entasse à la Reichsbank : 2 milliards de marks, plus un bon matelas de devises. Ce sont les munitions pour la mobilisation financière.
À travers l'Europe Avec le dollar, défini en 1792, avec le franc, défini en 1803, avec le franc belge, dont l'acte de naissance date de 1832, le franc suisse de 1850, la lire de 1862, le mark de 1871, ne convient-il pas de saluer la refonte de la livre sterling de 1816? On se bornera ici à rappeler qu'alors, au sortir des remous provoqués par la Révolution et l'Empire, l'Angleterre remet en ordre son système monétaire et se rallie, sans trop le savoir ni le vouloir, à cet étalon-or qui fera sa gloire et sa fortune au XIXe siècle. Ce même siècle est celui où toutes les nations d'Europe, s'évadant des pratiques ancestrales qui distinguaient entre monnaie de compte et monnaie de paiement, se dotent d'instruments monétaires au style du temps, plus ou moins inspirés du cartésianisme français ou de l'empirisme britannique, selon qu'ils penchent vers le bimétallisme ou l'étalon-or. L'Espagne, longtemps prisonnière de ses piastres, de ses reales et de ses maravédis, finit par s'aligner, en 1859, sur le système monétaire français, avec une peseta définie en argent à l'égal du franc, tandis que la Banque d'Espagne (Banco de Espafia) absorbe en 1874 les banques d'émission provinciales. La peseta participera aux tribulations de l'Union latine. Le Portugal, au contraire, dans le sillage de l'Angleterre, son principal partenaire, se rallie en 1854 à l'étalon -or et accepte la circulation des souverains d'or britanniques. Il adopte pour unité monétaire le milreis, qui représente 1 000 reis (pluriel de real), et que le Brésil a lui-même adopté préalablement (en 1846) pour unité légale. L'Autriche cherche sa voie: d'abord (en 1857) du côté de l'Union monétaire avec les États germaniques - ducat d'or, florin d'argent, kreuzer de cuivre; puis (en 1870), du côté de l'Union latine - pièces de 4 et 8 florins, équivalent aux pièces de la et 20 francs enfin, séduite par l'étalon-or des Anglais, en prenant pour unité la couronne (en 1892), commune à l'Autriche et à la Hongrie. Les Pays-Bas, où le système français a été introduit en 1810, reviennent en 1816 à leur florin, défini à la fois en or et en argent, puis seulement en argent (en 1850), et seulement en or (en 1875) : illustration des incertitudes qu'engendrent tour à tour les variations de cours des deux métaux. 180
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Les pays scandinaves, qui ont longtemps compté en florins ou en dollars (variantes du thaler), suivent l'exemple de l'Allemagne en adoptant l'étalon-or (en 1873) avec la· couronne pour unité de base: krone au Danemark et en Norvège, krona en Suède. En Russie, le rouble est une vieille connaissance : il a été monnaie de compte sous Ivan le Terrible, pièce d'argent sous Pierre le Grand, pièce d'or sous Élisabeth, papier-monnaie sous Catherine, pièce de platine sous Nicolas 1er • La loi du 17 décembre 1885 en fait l'unité monétaire, à raison de 20 grammes d'argent à 900 millièmes : c'est alors l'équivalent de 4 francs. Mais en janvier 1895, le rouble se rallie à son tour à l'étalon-or, sur la base de 774,34 milligrammes de fin. Le rouble d'argent n'est plus qu'une monnaie divisionnaire à pouvoir libératoire limité. Le rouble billet, après une carrière tourmentée, redevient convertible en or. Mais alors que presque partout dans le monde l'émission est confiée à des banques privées, seule la Russie tsariste l'attribue à une banque d'État. Est-elle en retard ou en avance? Ainsi l'Europe, au fil du XIX" siècle, a-t-elle normalisé sa politique monétaire, tantôt selon l'exemple français, tantôt dans la ligne de l'Angleterre. Presque tous les États se sont dotés d'unités monétaires soigneusement définies et prudemment gérées. Sans exclure parfois quelques incartades sur les chemins du papier-monnaie (en Autriche, en Russie) l'Europe n'a jamais succombé aux facilités d'une inflation démesurée. Les monnaies ont partout été relativement raisonnables, et elles ont évité les plus graves accidents de parcours. Mais elles ne perdent rien pour attendre: le xx" siècle les guette.
D'Ottawa à Pékin Sur les autres continents règne une belle confusion. Seules sont policées les monnaies qui dépendent plus ou moins des métropoles européennes. Le Canada n'a pas trouvé sans déboires le secret de la sagesse monétaire. Jusqu'au milieu du siècle, il a laissé les banques et les marchands émettre à volonté des billets et des bons, libellés tantôt en dollars espagnols, tantôt en shillings. En 1867, en même temps qu'il s'offre une Constitution, il se dote d'une monnaie nationale, qui sera le dollar canadien, divisé en 100 cents. Fidèles aux traditions, les Québécois l'appelleront volontiers piastres, et le diviseront en 100 sous. Ce dollar canadien, il est fils du dollar espagnol, dont les colons ont usé depuis des années. Mais il est frère du dollar américain, qui lui a enseigné le système décimal, et sur lequel il s'aligne en 1910. Les autres colonies de la Couronne conservent plus longtemps la marque britannique: en Nouvelle-Zélande, c'est la livre sterling qui est la monnaie usuelle, jusqu'à la création, en 1907, d'une livre néo-zélandaise, d'ailleurs copiée sur la livre métropolitaine. Même docilité en Australie, où la livre 181
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australienne n'apparaît qu'en 1909, à l'image du sterling. L'Afrique du Sud attendra 1920 pour créer sa propre livre, toujours alignée sur Londres. L'Inde, seule, parce qu'elle a de vieilles traditons monétaires, garde ses roupies héritées de l'âge musulman, unifiées en 1835 sur la base d'un étalon-argent, et qui se déprécie face au sterling à mesure que fléchit le métal blanc. L'Amérique latine, libérée de ses tuteurs espagnols et portugais, s'abandonne à ses démons, qui la convient à de permanentes excentricités : au Mexique, la vieille piastre d'argent ne cède qu'en 1905 à un peso défini en or ; en Argentine, les pesos de papier se multiplient dangereusement et les pesos d'argent pâtissent de la baisse du métal; même abus du papier au Chili, et même avilissement du peso-argent. Le Brésil lâche la piastre en 1846 et, à l'imitation du Portugal qui se rallie à l'étalon-or de style britannique, prend le milreis pour unité de compte, sans exclure la circulation des pièces anglaises ou portugaises, et abuse de l'émission des milreis de papier. Inflation encore au Pérou, où le sol a succédé à la piastre, en Uruguay, où s'effondre le peso au dixième de sa valeur théorique, et surtout en Haïti, où la gourde, héritière de la piastre gourde (piastra gorda, ou grosse piastre), et victime de la guerre civile qui porte l'inflation à des
Cinquante taëls : c'est le montant de ce billet de banque chinois, émis par l'empereur Yeh Fung (1850-1861) en Ull temps où les «barbares occidentaux ", Anglais et Français en tête, imposent leurs volontés aux Fils du Ciel. La coupure est encadrée de dragons, comme la Chine est alors encadrée d'Européens. (phot. © Giraudon/Photeb.)
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niveaux aberrants, s'écroule aux quatre millièmes de sa parité. De qUOI regretter les temps de la colonisation. La Chine, qui fut jadis à l'avant-garde des initiatives monétaires, n'est plus au XIXe siècle qu'à l'extrême arrière-garde. On y compte en taëls d'argent, on y paie en sapèques de cuivre, mais aussi avec toutes les variantes possibles de la piastre mexicaine, reine du Pacifique. À Pékin, la dynastie mandchoue jongle avec un papier-monnaie promis à la faillite, puis laisse place à des émissions anarchiques de banques commerciales ou de provinces. La Monnaie de Canton frappe à son tour des dollars chinois (yuan) voisins du type mexicain. Hors de tout contrôle impérial, les dollars chinois sont imités à l'échelle provinciale. En 1910, par décret, le yuan est consacré sur la base de 24,5 grammes d'argent fin: ce n'est encore qu'une nouvelle édition de la piastre mexicaine.
Naissance du yen Le cas du Japon mérite d'être traité à part: c'est pour cette raison que le Japon s'évade de sa préhistoire, même s'il ne laisse pas encore présumer qu'il deviendra l'une des grandes puissances du monde. Il a été longtemps tributaire des pièces importées de Chine, de Corée ou d'Annam, puis de lingots d'or découpés et pesés selon les besoins des transactions. Il a monnayé ensuite d'énormes pièces ovales (oban, koban ... ) faites d'un alliage d'argent et de cuivre. Dans les campagnes, le riz est demeuré l'étalon courant des valeurs. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les féodaux émettent des billets à usage local. Villes et villages, sanctuaires et maisons de commerce multiplient les coupures de leur façon. Le gouvernement laisse faire: comme il laisse faire, au XIX e siècle, quand les négociants venus d'Occident importent des monnaies étrangères, à commencer par la fameuse piastre mexicaine. En 1867, tout bascule: la dynastie des shogouns s'effondre, le pouvoir impérial est pleinement restauré sur la tête du jeune empereur Meiji, descendant de la déesse du Soleil. Consigne: « Rechercher dans le monde entier tout ce qui peut s'apprendre. » Le Japon se met à l'école de l'Occident, y compris pour bâtir un système monétaire. Il lui faut repartir sur des bases nouvelles, et créer une monnaie à l'image d'un Japon rénové. Par chance, l'hôtel des Monnaies de Hongkong vend son matériel. Le gouvernement de Tokyo l'achète, pour l'installer dans une Monnaie construite à Osaka, et dont les hautes cheminées vont dominer les quais du fleuve Y odo, que sillonnent les jonques. Le monnayage selon les techniques étrangères débute en 1870. En mai 1871 est promulgué l'Acte qui élimine toutes les pièces antérieures et crée l'unité nouvelle : le yen. Tandis que le yen d'argent s'aligne à peu près sur la traditionnelle piastre mexicaine, le yen d'or adopte exactement la définition du dollar américain. Le Japon prend le sillage des États-Unis. 183
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Encore faut-il apprendre à gérer une monnaie. L'enfance du yen est difficile : trop de maisons de change émettent trop de billets, qui se déprécient. Papier d'État et papier des «banques nationales» doivent bientôt être éliminés. En 1882 naît la Banque du Japon, qui dévalue de 50 % le yen, ramené à l'équivalent d'un demi-dollar. Du moins, grâce à l'indemnité de guerre encaissée après les victoires de Corée et de Mandchourie, le yen, après 1897, sera convertible en métal jaune. Assurément, le Japon est en retard : il adopte l'étalon-or plus de quatre-vingts ans après l'Angleterre, vingt-quatre ans après l'Allemagne, vingt-deux ans après les Pays-Bas, dix-neuf ans après la décision qui, dans l'Union latine, a rendu le bimétallisme boiteux. Mais Tokyo est désormais armé, sur le terrain monétaire, pour relancer ses progrès industriels et affronter de nouveaux conflits. Armé: c'est le cas de le dire. Le Japon se constitue un trésor de guerre. Mais c'est aussi ce que font, dans le même temps, les puissances occidentales. Partout, on entasse l'or, en prévision des épreuves à venir.
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Chapitre 9
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Le Torrent de papier, dessin de Wilhelm Schulz pour Simplicissimus, 1920. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. Michel Didier @ Arch. Photeb-DR.)
Le temps des ouragans Si le XIX· siècle a été celui d'une relative stabilité, marqué seulement par des épreuves mineures, le xx· siècle accumule les épreuves majeures : des guerres d'une ampleur et d'une intensité inégalées, des révolutions qui bouleversent une partie de la planète et remettent en cause les assises mêmes de la société. Les drames monétaires prennent des dimensions insolites qui relèguent les mésaventures du « dollar continental» ou des assignats au rang de l'anecdote. L'inflation atteint des sommets, les dépréciations creusent des gouffres, les tempêtes monétaires ébranlent les régimes politiques, les systèmes économiques et les rapports sociaux. Il ne semble pas que l'on puisse jamais aller au-delà de ce paroxysme. Toutes les monnaies ne sont pas atteintes à ce rythme galopant. Seules font naufrage les devises de pays vaincus ou en proie aux tourmentes révolutionnaires. Les autres ne subissent que les contrecoups des conflits internationaux ou des convulsions politiques qui perturbent le monde. Les pays neutres, comme la Suisse, sont les moins ébranlés, mais ils ne peuvent ignorer tout à fait les péripéties du siècle. Dans le camp même des vainqueurs, il est des monnaies qui chavirent. Lorsqu'elles échappent aux conséquences directes des guerres, elles sont plus ou moins victimes des crises qui mettent à mal les économies apparemment les mieux charpentées, ou de la gestion malhabile des responsables du pouvoir. Tels sont, à des degrés divers, les cas du dollar, de la livre ou du franc. Point de désastres irrémédiables pour ces monnaies de haut rang, mais des secousses à répétition, qui les laissent, non pas pantelantes, mais parfois mal en point - à coup sûr très différentes de ce qu'elles étaient au début du siècle. On reviendra sur leur cas, pour évoquer leurs déboires. Ici, on ne veut retenir que les ouragans les plus dévastateurs, ceux qui balaient tout sur leur passage et après lesquels les monnaies d'origine ne sont plus que souvenirs. Le premier grand conflit du xx· siècle surprend par l'ampleur des désastres monétaires qui le suivent: car ce n'est pas durant les conflagrations que sombrent les monnaies; elles sont alors tant bien que mal protégées et contrôlées, de façon à ne pas superposer un problème monétaire au problème militaire. C'est au lendemain des conflits que craque l'édifice: parce que les États n'ont plus le moyen ou la volonté de se soustraire au drame. La deuxième conflagration du siècle n'est guère moins dommageable à cet égard, et, là encore, les monnaies ne paient tribut qu'après la tourmente. Mais si les perturbations semblent moins grandes, il ne s'agit là que d'une impression: le monde est désormais blasé, et a pris l'habitude des catastrophes. Il ne s'en accommode certes pas. Simplement, il les accueille avec plus de philosophie, en les comparant aux catastrophes antérieures. Le bilan final de ces désordres monétaires est édifiant : les peuples, jusqu'alors, n'avaient eu qu'un avant-goût de l'inflation et des dépréciations. Ils savent désormais que les unités monétaires n'ont rien de commun avec les unités de mesure de la géométrie ou de la physique : celles-ci relèvent de la nature et de la matière, qui obéissent à des lois rigoureuses; celles-là relèvent de l'homme, qui est fragile et inconstant. 187
Quand la Russie vzre au rouge La Russie soviétique, la première, sort de toutes les limites connues jusqu'alors. Avant elle, pour faire face aux besoins de la guerre, le tsar a augmenté la circulation des roubles-papier (de 1,7 milliard en janvier 1914 à 10 milliards en mars 1917, date de la chute du régime), dans des proportions qui ne sont pas très différentes de celles que connaissent les autres nations engagées dans le combat. Comme chez tous les belligérants, l'étalon-or a dû être suspendu, la banque a été déchargée de l'obligation de convertir les billets, et autorisée à en émettre sans couverture. L'or a disparu de la circulation. Au printemps 1915, les pièces d'argent, thésaurisées, ont disparu à leur tour. Le gouvernement de Kerenski émet des billets du Trésor avec moins de retenue : six mois plus tard, en octobre 1917, la circulation atteint 19 milliards de roubles. Simple mise en train. Viennent les Soviets. Les prix s'emballent. Tout de suite, note Trotski, une paire de chaussures absorbe trois mois de salaire. Une course en traîneau dans les rues de Moscou, qui coûtait naguère 2 roubles, en vaut 100. L'inflation change de nature: ce ne sont plus les prix qui suivent l'augmentation de la masse monétaire, ce sont les prix qui l'entraînent. La planche à billets travaille cependant à plein rendement, portant la circulation de 19 milliards de roubles à 51 en octobre 1918, à 147 en octobre 1920, à 4 trillions et demi en octobre 1921, à 17 trillions au seuil de 1922, à près de 2 quadrillions au début de 1923, à 235 au début de 1924, à 810 en mars 1924. Encore ces montants ne retiennent-ils pas les coupures émises à l'échelon régional ou urbain, partout où font défaut les signes monétaires. On en recensera de plus de deux mille origines, dont 342 en Ukraine, 325 dans le Caucase du Nord, 217 en Transcaucasie, 235 en Asie centrale, 547 en Sibérie orientale ... Certaines coupures portent la mention: « Ce billet est garanti par la tête de celui qui le refusera. » L'État central laisse faire: soit par impuissance, soit parce qu'après tout cette inflation supplémentaire sert ses desseins de subversion. Il est clair, en effet, que Moscou voit dans la décomposition du système monétaire le moyen, non seulement de ruiner <
Les Soviets débordés Seulement, à ce petit jeu, les Soviets se laissent déborder. Ils croient mener la danse en faisant marcher la planche à billets. Mais ils ne parviennent pas à en imprimer assez pour suivre la hausse des prix. La fuite devant le billet précède la multiplication du papier. La panique est plus forte que la machine à fabriquer les roubles. Le phénomène n'est plus technique, il est psychologique. Le gouvernement ne tient plus les rènes de l'inflation, elle a pris le mors aux dents. En 1918, les prix vont deux, trois fois plus vite que l'émission. En 1929, trois fois et demie. En 1920, quatre fois. Si l'on évalue à l'indice 100 le pouvoir d'achat de la masse des billets en circulation, il a progressé à 170 en 1916 et s'est maintenu à 131 en 1917, mais il a fléchi ensuite à 55 en 1918, à 16 en 1919, à moins de 4 en 1920, à moins de 3 en 1921, à 0,6 en mars 1924. En roubles d'avant-guerrre, un million de roubles valent (au début de chaque année) 340 000 en 1917,48 000 en 1918,6 000 en 1919,413 roubles en 1920, 60 en 1921, 3,5 en 1922, 0,05 en 1923 - et 2 millièmes de kopek le la mars 1924. L'inflation galopante a duré sept années. Elle a multiplié les moyens de paiement par 50 millions, et déprécié le rouble à deux cent milliardièmes de sa valeur-or. Elle a effectivement, comme prévu et voulu, dépossédé féodaux et bourgeois - tous ceux qui n'ont pas émigré vers Paris et Londres, en emportant ce qui leur reste de joyaux. Elle a réalisé le plus grand bouleversement de fortunes de l'histoire du monde. Mais elle laisse aussi les Soviets désemparés. Devant la chute du rouble, les Russes éprouvent le besoin de recourir à des valeurs de remplacement : valeursrefuges pour l'épargne, monnaies de secours pour les règlements. D'abord, ils peuvent se tourner vers les marchandises usuelles, d'autant plus désirables que la pénurie est plus grande. À Moscou, en 1920, le sel tient souvent lieu d'étalon des prix, de moyen de paiement, d'objet de thésaurisation: il remplit toutes les fonctions de la monnaie. Avec lui, mais moins bien que lui, la farine, le pain, la viande, les pommes de terre jouent le même rôle. Dans les campagnes, et particulièrement en Ukraine, le seigle devient en 1922 l'unité de base : on compte en roubles-seigle. Certains services officiels, depuis ceux de l'industrie du bois jusqu'au commissariat au Ravitaillement, l'adoptent dans leur comptabilité. Selon les régions, le pétrole, l'huile de tournesol, les cotonnades deviennent monnaie. Le troc triomphe hors de toute loi : retour aux formes de l'économie primitive. Parallèlement, les vieilles pièces d'or recouvrent leur vocation monétaire. Au début de la Révolution, l'or et l'argent s'étaient éliminés d'eux-mêmes. Un décret de décembre 1917 avait même ordonné l'ouverture des coffres privés et la confiscation des métaux précieux, sous toutes formes. Un décret de juillet 1918 avait promis les travaux forcés à quiconque « aura recueilli, acheté ou conservé du platine, de l'argent ou de l'or à l'état brut, en lingots ou en pièces de monnaie ». En juillet 1920, l'interdiction était étendue aux bijoux pesant plus de 77 grammes d'or ou 1,20 kilo d'argent. Quant aux devises étrangères, leur détention était interdite depuis octobre 1918. Les banques étaient socialisées, les valeurs mobilières collectées et brûlées. 189
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En fait, les paysans ont gardé pieusement et prudemment la vieille monnaie des tsars, qu'ils savent préférable au papier des Soviets. Devant la débâcle du rouble, les pièces d'or recommencent à circuler dans les ports, en Transcaucasie, sur les confins occidentaux de la Russie, en ExtrêmeOrient. Dans un grand établissement industriel de Moscou les ouvriers exigent d'être payés en or. Certains organismes publics demandent à leur tour des paiements en espèces. Si le pouvoir central laissait faire, la monnaie métallique ressusciterait toute seule - comme sous le Directoire après la chute des assignats. De même, les devises étrangères, tout interdites qu'elles sont, rentrent dans le circuit. Qui refuserait un billet libellé en dollars ou en sterling? Dans les provinces frontalières, en 1923 et 1924, on use volontiers de billets polonais et turcs, afghans, chinois ou japonais : tout est préférable au rouble proliférant. Mais Moscou réagit. On y abandonne cet ambitieux projet (qu'on aura ailleurs l'occasion de commenter) qui vise à abolir la monnaie. On y est conscient de la nécessité d'en restaurer une, qui soit stable et respectable. Laquelle?
En quête d'un rouble nouveau En janvier 1921, les commissaires du peuple prévoient l'adoption de l'étalon-travail, qui serait pleinement conforme à la mythologie marxiste. Le troud équivaudrait à « une journée de travail d'intensité normale ». Mais il apparaît bientôt que la dictature du prolétariat ne suffirait pas à accréditer une monnaie de ce type. On doit y renoncer. Alors, ne peut-on définir la monnaie en fonction de la consommation? Les bureaux de statistiques chargés de l'étude des salaires proposent de définir le rouble par une ration alimentaire de 2 700 calories. Des services bancaires lancent l'idée du rouble-marchandise. A la Banque d'État (Gosbank), qui ouvre ses guichets en novembre 1921, tout emprunteur doit rembourser le prêt qui lui a été consenti en roubles majorés selon l'évolution du cours des marchandises. Le rouble-marchandise tend à devenir le rouble-indice. Mais n'est-il pas plus simple de compter en « roubles d'avant-guerre» ? La même Gosbank se met à libeller ses avances en roubles-or. Le budget d'État de 1922 est établi en roubles d'avant-guerre, et Moscou décide de percevoir sur cette base les impôts comme les droits de douane et les tarifs de chemin de fer. Reste à calculer le rapport entre le rouble-papier et le rouble « tsariste ». Les indices sont imparfaits, arbitraires, et toujours en retard sur la dépréciation réelle de la monnaie courante. Le 30 mars 1922, l'État renonce à encaisser les impôts et les tarifs publics sur la base du rouble d'avant-guerre. Seuls les plans gardent, comme monnaie de compte, le rouble-marchandise. Pour remettre l'économie sur la bonneyoie, il faut 190
LÉNINE
Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, est devenu en 1917 le président du soviet de Petrograd, puis le président du Conseil des commissaires du peuple. Tout marxiste qu'il est, il conçoit la nécessité de pactiser provisoirement avec certaines formes de capitalisme : l'exercice du pouvoir enseigne la souplesse. Après une vaine expérience, il renvoie l'abolition de la monnaie à des temps meilleurs. Mais faute de pouvoir réaliser le socialisme sans monnaie, il entend déconsidérer la monnaie héritée du régime tsariste. Ce n'est pas une tâche au-dessus de ses forces : il est même beaucoup plus facile d'avilir une monnaie que de la consolider. Pour ruiner une monnaie, la recette est simple. Elle s'appelle l'inflation. Succès complet, et qui va même au-delà de toutes espérances, puisque les Soviets ne parviennent pas à imprimer assez de billets pour suivre la hausse des prix. L'inflation galopante consomme la dépossession des bourgeois et des féodaux.
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Dans le même temps, ce Lénine qui méprise l'or et voudrait le réduire à néant renvoie le discrédit du métal aux temps lointains du triomphe universel du communisme. Pour l'heure, il consent à ménager l'or, et à en faire la base, au moins théorique, du rouble ressuscité. « Nous nous sommes trompés, reconnaît-il. Mieux vaut marcher provisoirement avec les béquilles du capitalisme que de ne pas marcher du tout. Car ce qu'il faut craindre plus que le capitalisme, c'est la misère» (avril 1921). La misère est effectivement au rendez-vous. Le l:estament de Lénine est désabusé : «Mieux vaut moins, mais mieux. » Traduction : mieux vaut une monnaie, même précaire, que pas de monnaie du tout.
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trouver autre chose. Les Soviets éprouvent le besoin de ressusciter une monnaie stable, et qui soit leur œuvre propre. En même temps, après les déboires des premières années du régime, ils admettent la nécessité de restaurer un circuit économique où soient remises en place la production, la distribution et la consommation. La monnaie cesse d'être une institution périmée, les échanges recouvrent des bases commerciales, les entreprises vont tenir des comptes. Ce sera la nouvelle économie politique, la NEP. Krestriski, commissaire aux Finances, veut « obtenir la limitation, puis la cessation des émissions de billets, en même temps que le rétablissement de la monnaie sur la base d'une devise-or ». Comment? En revenant aux vieux principes de «la couverture-or et ultérieurement de la monnaie d'or ». On ne saurait être plus bourgeois. Cette politique doit comporter le retour à l' équilibre bu~gétaire (et au système fiscal qui le permettra), l'abandon du monopole d'Etat sur l'or et les devises, la création d'une monnaie rigide et cotée. Ainsi naît, en décembre 1922, le tchervonetz. Son nom est prometteur. Il signifie «brillant ». Il est défini comme l'égal de la roubles-or, soit 7,74 grammes de métal fin, soit encore 5,15 dollars. Mais «la date à laquelle les billets pourront être échangés contre de l'or sera fixée ultérieurement ». Un « ultérieurement » qu'il faudra traduire par « jamais ». Jusqu'en avril 1923, la monnaie nouvelle est réservée aux grandes entreprises d'État, tandis que se poursuit l'inflation des roubles-papier. Les deux monnaies circulent alors concurremment: le tchervonetz émis par la Gosbank, et le rouble émis par le Trésor. Chacun est en droit de refuser le tchervonetz, mais il est reçu en paiement des taxes et redevances, il est librement convertible en roubles, et il est recherché par tous. Le rouble reste la monnaie légale, mais il ne cesse de s'avilir. En fait, le tchervonetz est la monnaie des villes, le rouble la monnaie des campagnes, jusqu'au jour où les paysans le refusent. Progressivement, à partir de l'été 1923, le tchervonetz gagne du terrain sur le rouble déprécié. On l'utilise pour le calcul des prix de revient et dans la gestion des entreprises. En février 1924, le Trésor arrête la fabrication des roubles et commence à émettre des roubles « dixièmes de tchervonetz » qui, en mars, devenant monnaie légale, sont échangés contre les roubles anciens, à raison d'un dixième de tchervonetz pour 50 000 roubles 1923, soit 5 millions de roubles 1922 ou 50 milliards de roubles antérieurs (car déjà on a procédé en novembre 1921 à un premier échange, à un pour dix mille, et, en octobre 1922, à un deuxième échange, à un pour cent). Les règles de l'émission sont aussi strictes que dans un État capitaliste: pas d'avance de la Banque au Trésor qui ne soit couverte en or à 50 % ; pas d'émission de billets de banque à des fins commerciales, qui ne soit garantie à 25 % par de l'or ou des devises-or; pas de billets du Trésor au-delà d'un certain pourcentage des billets émis par la Banque. Le vieux rouble a trépassé. Le rouble nouveau, fraction du tchervonetz, naît dans un climat de relative liberté presque retrouvée. À l'enseigne de la NEP, les Russes sont (provisoirement) autorisés à posséder des métaux précieux, sous forme de lingots ou de bijoux - la Banque d'État gardant le monopole théorique de l'achat et de la vente des anciennes pièces d'or. L'importation et l'exportation des devises sont autorisées dans certaines limites (300 roubles en septembre 1924). 193
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Mais la NEP ne durera pas. Lénine l'a tolérée, Staline la condamne. En 1925, le marché des devises disparaît. En 1926 la Banque rétablit son monopole sur l'or. Le cours du rouble cesse de correspondre à toute réalité intérieure ou extérieure. Plus tard le rouble sera célébré par les Soviétiques comme « la devise la plus solide du monde» (Kouïbychev), « la devise la plus garantie et la plus ferme» (Grinko). Ce sera beaucoup dire. Du moins, ces louanges attesteront que Moscou tient à la respectabilité de sa monnaie, après avoir tout fait pour l'anéantir.
De Varsovie à Vienne La Russie n'est pas seule, en ces années d'après-guerre, à se lancer dans la grande aventure monétaire. Près d'elle, la Pologne naissante apprend qu'on ne joue pas impunément avec la monnaie. Les Allemands, en 1916, y ont introduit leur mark. De décembre 1921 à décembre 1923, la circulation, passant de 230 milliards de marks à 125 trillions, y est multipliée par 545, et le cours du dollar, atteignant jusqu'à 10 ou 15 trillions, est multiplié par 2 100 : le Bureau international du travail calcule qu'alors le dollar monte à Varsovie de 68 marks polonais à la minute. De leur coté, les prix sont multipliés par 2 500 : illustration du phénomème traditionnel de l'inflation galopante, caractérisée par une fuite devant la monnaie, plus rapide que le gonflement de la circulation. Au terme du drame, en janvier 1924, quand le montant des billets émis approche de 600 trillions, une nouvelle monnaie est introduite, à raison d'un zloty pour 1 800 marks polonais. La Banque nationale de Pologne préside à l'échange. Le nom même du zloty cherche à rassurër: le polonais zloto désigne l'or, de l'adjectif zloty, jaune. Racine à rapprocher de l'allemand et de l'anglais gold, du néerlandais gulden, du russe zoloto. En Autriche, la guerre a porté l'émission de la Banque nationale de 2 milliards à 31 milliards de couronnes. Le traité de Saint-Germain partage cette circulation déjà pléthorique, ainsi que l'encaisse-or de la Banque, entre les nations nées du démembrement de l'Empire austro-hongrois. L'Autriche hérite du quart de cette encaisse, que la guerre a réduite cinq fois. Voilà donc la couronne autrichienne vingt fois moins gagée qu'avant le conflit, et quinze fois plus abondante, tandis que l'Autriche, remettant ses richesses industrielles à la Tchécoslovaquie et ses trésors agricoles à la Hongrie, n'est plus qu'une frêle république, avec une capitale trop lourde pour un corps débile. Dans le désarroi de sa disgrâce, le gouvernement autrichien s'abandonne: pour sa subsistance, il imprime des billets. Comme on fuit devant eux, ils se déprécient, et Vienne en imprime toujours davantage. La montée du dollar traduit les progrès de la panique, plus encore que de la fabrication du papier, 100 couronnes à fin 1919, 1 000 à fin 1920, 5 000 à fin 1921, 7 000 en mars 1922, 70 000 en septembre 1922. Soit trois 194
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années de détérioration, au cours de chacune desquelles le malheureux billet autrichien tombe au cinquième ou au dixième de sa valeur. Vienne, qui voit sombrer sa couronne après sa dynastie, est deux fois découronnée. De décembre 1921 à septembre 1922, durant les mois ultimes de la « crue », la circulation est multipliée par treize, l'indice des prix de détail par vingt-deux, le dollar par vingt-neuf. Les tableaux de l'inflation ne varient guère: en Autriche comme ailleurs, elle a ses profiteurs - détenteurs de dollars ou de francs suisses, spéculateurs internationaux -, elle a ses victimes: les bourgeois et les rentiers, devenus les épaves affamées de la cité déchue. C'est le temps où l'Autriche ne vit plus guère que sur les dons de vivres de l'étranger, le temps de « la Rue sans joie ». En juillet 1922, alors que le franc suisse, qui valait de 5 à 6 couronnes trois ans plus tôt (et 27 il y a deux ans, 122 il y a un an), atteint 3 600 couronnes, le gouvernement de Mgr Seipel crée une nouvelle banque d'émission et prépare un plan d'assainissement, auquel la Société des Nations, sous conditions, accordera son appui. L'octroi d'un prêt extérieur et la constitution d'une commission internationale de contrôle sur les finances autrichiennes permettent, en novembre 1922, d'arrêter la presse à billets. La couronne est immobilisée aux quinze millièmes de sa valeur passée, une nouvelle monnaie est créée, le schilling, dont chaque unité, en décembre 1923, remplace 10 000 couronnes-papier. Parallèlement, en Hongrie, après une crise de quatre années, le pengoe prend en 1925 la place de 12 500 couronnes. La monnaie a craqué dans toute l'Europe centrale. Elle craque bien davantage encore dans l'Allemagne vamcue.
Le mark entre dans la danse Préambule du drame germanique: durant la guerre, pour répondre aux exigences financières du conflit, la circulation se gonfle de 3 à 22 milliards de marks sans que le change allemand fléchisse de plus de 60 %. Pour accroître la couverture apparente des billets, la Reichsbank est autorisée à y admettre, à côté du métal, les bons des caisses de prêt (Darlehenkasssenscheine). Au regard du public, habitué depuis un demi-siècle à une monnaie stable, cette inflation ne soulève guère d'inquiétude : un mark reste un mark. Si les prix montent, pense l'Allemand moyen, c'est parce que la guerre et le blocus ont raréfié les marchandises. Dans cette première phase, les progrès de l'émission devancent ceux des prix. Aucun embryon de panique. De 1919 à 1921, au cours d'une deuxième phase, l'inflation s'aggrave et prend le trot. Les craintes s'avivent, sans pourtant engendrer la débandade. La guerre est perdue: impossible de garder l'espoir de présenter à l'ennemi vaincu la note à payer. Tout au contraire, l'ennemi vainqueur demande des 195
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réparations. La publication des conditions de paix révèle au public allemand la gravité des perspectives monétaires. Une commission des réparations ne doit-elle pas, selon l'article 234 du traité de Versailles, apprécier périodiquement la capacité de paiement de l'Allemagne? En 1921 ne fixe-t-elle pas à 132 milliards de marks-or l'indemnité de guerre? Alors que Berlin offre un milliard par an, les Alliés en demandent un dans l'immédiat et deux par an pendant soixante ans. Les détenteurs de capitaux prennent peur. Peur de la chute du mark, peur des impôts sur la fortune dont les menace le ministre Erzberger. Malgré le contrôle des changes, renforcé dès 1919, ils vendent des marks, achètent des devises, exportent leurs avoirs à l'étranger. Aux facteurs techniques qui appellent le mark à la baisse, se superposent des facteurs psychologiques encore plus déterminants. C'est le cours quotidien du dollar qui donne la mesure de l'inquiétude et qui sert de moteur à l'inflation. A la fin de 1919, le dollar cote 48 marks. Un an plus tard, 73. A la fin de 1921, il atteint 184. A la fin de 1922,7 600. Dans le sillage des changes, les prix de gros montent à belle cadence. Si, à la fin des hostilités ils sont seulement deux fois plus élevés qu'avantguerre, ils se situent au coefficient 17 en février 1920. La crise internationale les ramène à 13 en février 1921, mais ils repartent ensuite de l'avant, et approchent du coefficient 1 200 à la fin de 1922. Les prix de détail suivent à distance, et les salaires plus encore : ils ne parviennent pas à épouser le rythme des changes et des prix de gros, dont la cote est plus mobile et plus sentimentale. L'émission fiduciaire a beau se gonfler, elle prend du retard, même sur les prix de détail, à plus forte raison sur les prix de gros et sur le cours des changes: 27 milliards de marks de billets à l'armistice, 81 à la fin de 1920, près de 1 300 à la fin de 1922. Huit années de guerre et d'après-guerre ont ainsi multiplié le cours du dollar par près de 1 600, les prix de gros par près de 1 500, les prix de détail par 700, la circulation par 600, les salaires par 500. La montée de l'inflation n'a pas été continue. Elle a été ralentie un moment par la crise économique qui a renversé la tendance internationale des prix. Elle a subi un autre temps d'arrêt quand les controverses sur le paiement des réparations ont semblé rendre quelque chance au mark: si la France et ses experts sont restés intransigeants, Berlin a trouvé des avocats à Londres, où John Maynard Keynes a plaidé l'impossibilité des transferts. En réalité, l'économie allemande se porte assez bien: elle a pu remettre les démobilisés au travail, réduire le nombre des chômeurs, exporter à b~ compte, concurrencer sévèrement les autres nations industrielles. Ce n'est pas l'Allemagne qui est malade, c'est sa monnaie: parce qu'on n'y croit plus, et parce qu'à Berlin, systématiquement, on ne fait rien pour y croire.
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L'inflation allemande prend le galop Pour se débarrasser du fardeau des réparations, l'Allemagne a choisi de jouer la comédie de la pauvreté. C'est très simple: elle va laisser chavirer sa monnaie. Et devant l'ampleur de la catastrophe, il faudra bien que ses créanciers prennent conscience de sa détresse. La recette est à la portée des financiers allemands : laisser grandir les dépenses publiques et le déficit budgétaire, abolir les mesures qui restreignent les mouvements de capitaux, faire marcher la planche à billets. l'inflation, cette fois, est délibérée: elle démontre l'inanité du « Diktat de Versailles », elle finance la résistance aux Français qui occupent la Ruhr: indemnités aux industriels, secours aux chômeurs et aux grévistes. Pour étayer une opération politique, Berlin organise une faillite monétaire. Pourtant, à ce jeu dangereux, le joueur se laisse prendre. A-t-il oublié la ballade de Goethe sur l'apprenti sorcier ? Les Allemands ont déchaîné des éléments dont ils ne sont plus les maîtres. Ils prennent peur de cette inflation qu'ont voulue leurs propres dirigeants. Ils fuient éperdument devant le mark. De l'été 1922 à l'automne 1923, la chute se précipite, entraînée par la cote des prix et des changes. Chaque après-midi, l'Allemagne attend le cours du dollar: 7350 marks au terme de l'année 1922, 10 453 le Il janvier 1923, quand Français et Belges entrent dans la Ruhr, près de 40 000 à la fin du mois; 350 000 en juillet; 4 200 milliards en novembre. Les experts de Genève évaluent alors, en fin de course, la vitesse de son ascension à 613 000 marks à la seconde. Dès que les commerçants connaissent le cours quotidien du dollar, ils relèvent leurs prix en fonction de la hausse nouvelle. Par prudence, pour ne pas risquer de vendre trop bon marché, nombre de magasins restent fermés jusqu'à l'heure où le thermomètre des changes donne la mesure de la fièvre des prix. Le ravitaillement en souffre. Il faut qu'à Berlin les autorités interdisent aux marchands de changer leurs étiquettes avant quatre heures du soir. Les grandes maisons de commerce affichent des tableaux portant un prix de base libellé en marks-or ou en dollars, et que modifie chaque jour un multiplicateur variable. Les clients sont brusquement mis en présence du nouveau coefficient de hausse. La petite chronique assure que, dans un restaurant de Wiesbaden, le montant de l'addition double en cours de repas. Tous les prix ne montent pas à la même cadence. Les prix de gros devancent encore les prix de détail; les marchandises importées enchérissent plus que les marchandises nationales; les matières premières (dont les syndicats rectifient les cours en toute diligence) et les denrées alimentaires (que les paysans finissent par refuser de vendre contre du papier) montent plus que les articles industriels. Aux Halles de Berlin, la livre de beurre vaut 3 400 marks en février 1923, 26 milliards le 20 octobre, 280 milliards le 5 novembre. Au bas de l'échelle des prix, les tarifs publics ne sont révisés qu'avec des retards qui les déprécient profondément: il arrive qu'un billet de chemin de fer ne représente que 3 % de son coût d'avant-guerre, et que les tarifs postaux tombent à moins de 1 %, même quand on imprime des timbres de 50 milliards. À Berlin, le plus petit parcours d'autobus vaut 150 milliards de marks. 197
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La Chute du mark, dessin de Thomas Theodor Heine pour Simplicissimus, 1923. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. Michel Didier © Archives Photeb © by SPADEM
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Les salaires ne parviennent pas à grimper aussi vite que les prix: en mars 1923, ils sont à l'indice 2 400 quand les prix de détail sont à 2 800 et les prix de gros à 4 900. En juillet 1923, ils sont à l'indice 28 000, quand les prix de détail approchent de 38 000 et les prix de gros de 75 000. Ce sont les salaires des manœuvres qui s'ajustent le mieux; ceux des mineurs de la Ruhr suivent tant bien que mal; les appointements mensuels des cadres deviennent dérisoires. Pour préserver le pouvoir d'achat (et les moyens de survie) des employés et des fonctionnaires, on les paie plusieurs fois par semaine, sur des bases sans cesse corrigées: faute de quoi le traitement du lundi serait sans valeur le jeudi. Médecins et avocats ne peuvent adapter leurs honoraires à leurs besoins. Les revenus des capitaux s'effondrent: les revenus fixes, par définition, les revenus variables, faute de pouvoir varier assez vite. Les capitaux mobiliers eux-mêmes sont sévèrement éprouvés: jamais la hausse des actions n'est parallèle à celle du coût de la vie. Les loyers s'adaptent encore moins bien à l'inflation: ils restent longtemps bloqués par le législateur et, quand on consent à les libérer, ils sont loin de rattraper leur retard. Avec eux, la propriété foncière se déprécie prodigieusement. De splendides immeubles, note un observateur, valent moins cher qu'un bon piano ou qu'un tapis de Smyrne. Une même somme nominale permet d'acheter tour à tour une usine, une maisonnette, un complet-veston, un chiffon de papler ... 198
On compte en quintillions Bien qu'elle batte tous les records des inflations antérieures, la circulation n'arrive pas à suivre le train: 1 280 milliards de marks à la fin de 1922, 3 500 en février 1923, 6 500 en avril, 44 000 en juillet, 3 quadrillions en août, 524 quintillions le 23 octobre. À ce montant s'ajoute d'ailleurs celui des deux mille espèces de « monnaies de nécessité» (Notgeld) émises par les municipalités, les chambres de commerce, les associations et les entreprises privées. Le papier nécessaire aux coupures est alors produit par trois cents papeteries. Aux presses de l'État, insuffisantes, il faut adjoindre en renfort une centaine d'imprimeries particulières, de Berlin ou de province. À la Reichsbank, un millier de femmes et d'enfants n'ont d'autre tâche que de compter les billets des liasses fraîchement sorties des presses. Quand en avril 1923 une grève suspend le travail dans les imprimeries, une subite disette de papier-monnaie entrave ce qui peut subsister de vie économique: près des succursales de la Reichsbank, la foule fait la queue, des nuits entières, pour tenter d'obtenir quelques quintaux de coupures, qui ne répondent d'ailleurs pas aux besoins. Les 524 quintillions de marks-papier auxquels atteint finalement l'émission, représentent en pouvoir d'achat dix-sept fois moins que les 1 200 ou 1 300 milliards en circulation au début de 1923 : tant les prix ont devancé la fabrication des billets. Les signes de la prolifération des coupures ne manquent cependant pas. À la messe, le bedeau fait la quête dominicale, non plus avec une aumônière ou un plateau, mais avec un panier de blanchisseur. Pour transporter les billets, dit le Dr Schacht dans ses Mémoires, on mobilise des fourgons. L'attaché financier à l'ambassade de France, François Legueu, rapporte l'histoire de cette maison de charcuterie qui émet des billets de la Sainte-Farce, libellés 1 000 milliards en un temps où une telle somme ne peut encore s'énoncer que par plaisanterie : «Quiconque accordera du crédit à ce billet, dit la légende, sera enfermé de plein droit dans un asile de fous. » Quelques mois plus tard, ces billets paraissent bien plus beaux que ceux de la Reichsbank, réduits à l'état de misérables torchons et ils sont préférés aux vrais. Autre signe, qui ne trompe pas: dans le Tiergarten, les mauvais garçons ne dérobent pas"les portefeuilles des passants attardés. Ils arrachent leurs dents en or. Dans une étude consacrée à « la fin de l'inflation », l'économiste Jean Gabillard, comme un géologue sur un terrain, effectuera une « coupe » des prix allemands en octobre 1923 (moyenne du mois). Sur la base 1 en 1913, l'indice exprimé en milliards se situe à près de 7 pour les prix de gros (avec un maximum de 11 pour les fers et charbons), à 6 pour le change du dollar, à 3,7 pour l'indice du coût de la vie (nourriture 4,3 ; chauffage-éclairage 5,7 ; habillement 6,1 ; logement 0,05). Les salaires s'étalent entre 3,2 (pour les manœuvres du bâtiment) et 13,4 (pour les manœuvres des mines). Les tarifs de chemins de fer, révisés cinq fois durant le mois, s'établissent en moyenne à 5,9 pour les marchandises et seulement 0,15 pour les voyageurs. L'indice de la monnaie en circulation dépasse à peine 0,4. 199
Victimes et profiteurs 1923, c'est, pour le peuple allemand, « l'année terrible ». Les proprié-' taires sont quasiment ruinés, les rentiers réduits à la misère, les membres des professions libérales incapables de défendre leur pouvoir d'achat, les fonctionnaires et la plupart des salariés démunis devant l'envol des prix; les commerçants, qui voient leurs boutiques livrées au pillage, ne parviennent pas à renouveler leurs stocks de marchandises. Est-ce à dire que l'Allemagne de l'hyper-inflation n'est que ruine et désolation? Elle offre les contrastes qu'on relève dans les périodes similaires : spectacles de luxe et de débauche, ruée sur les villes d'eaux, sur les grands hôtels, sur les établissements de plaisirs. Selon l'habitude, l'inflation, au moins jusqu'en 1922, donne un coup de fouet à certains secteurs de l'économie. La production industrielle augmente, en absorbant des capitaux, en transformant le papier en biens réels. De nouvelles sociétés sont créées, des usines surgissent (comme la grande centrale chimique de Lenna, en Westphalie). L'exportation se développe en volume parce qu'elle bénéficie de bas prix or. Les vrais profiteurs de l'opération sont, comme toujours, les débiteurs qui annulent leur dette, les paysans, les producteurs, qui ont des frais fixes et sont maîtres de leurs prix de vente - mais à condition qu'ils remploient aussitôt leurs gains en valeurs réelles. Les spéculateurs sont les grands gagnants: Otto Wolff et Hugo Stinnes font école. Les Bourses fleurissent sur les trottoirs. Les ouvriers, dès qu'ils ont touché leur paie, la troquent séance tenante contre des dollars, des livres, des florins, et les guichets des banques ne suffisent plus à ce trafic. Les étrangers achètent le quart des maisons de Berlin, et, quand une loi leur interdit les acquisitions immobilières, ils recourent à l'intermédiaire d'hommes de paille. L'État allemand tire profit de l'aventure. Sans doute, durant la crise d'inflation, les rentrées d'impôts directs perdent toute signification, les recettes courantes tombent au centième des dépenses et, en novembre 1923, au millième. Mais ces dommages provisoires sont compensés par un gain durable : la dette publique tend vers zéro. Aux lendemains de l'inflation, elle atteindra à peine en valeur-or la moitié de son montant d'avant-guerre. Quant à la dette extérieure, la mise en scène allemande réussira pleinement. Ayant démontré par l'inflation galopante qu'il n'est pas possible de transférer les indemnités de réparations, l'Allemagne en sera en fait dispensée. Le cataclysme monétaire a une autre conséquence, qui est d'ordre politique: dans l'atmosphère trouble qui l'entoure, les séparatismes fermentent en Bavière, en Saxe, en Rhénanie. Ils seront sans lendemain. Mais à Munich, un certain Adolf Hitler exacerbe les ambitions du parti national-socialiste, qui inscrit dans son programme la stabilité du mark. C'est en novembre 1923 que l'inflation atteint son paroxysme. C'est en novembre 1923 qu'Hitler lance sa tentative de putsch. Il n'y a pas là qu'une coïncidence. L'échec momentané du candidat-Führer ne fait que préparer ses victoires à venir. À plus long terme, le drame du mark aura encore un autre résultat, cette fois d'ordre monétaire: de l'épreuve, les Allemands sortent cruellement
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Ave, Casar! Morituri ...
Ave Caesar, morituri... Une caricature de E. Schilling parue dans Simplicissimus, en 191 7. Au premier plan, le profiteur de guerre et, à l'arrière, les victimes, réduites à la misère. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. M. Didier ft' Archives Photeb-DR).
Dans son film la Rue sans joie, 1925, G. W. Pabst a
recréé l'atmosphère de Vienne dans les années vingt alors que sombre la couronne autrichienne. (Phot. if) Cinémathèque française/Arch. Photeb.)
La crise du mark dans l'Allemagne de 1923. Un boulanger contemple sa recette : des milliards de marks en papier déprécié. (Phot. if) Archives Ringart.)
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Une affiche soviétique de V. Deni, 1919. Le capital et le capitaliste, dénoncés par la Révolution. (Collection particulière. Phot. M. Didier @ Archives Photeb-DR.)
Le maître du monde ... qui ne désarme pas : une caricature de Thomas Theodor Heine, Simplicissimus, 1924. Le maitre du monde, c'est alors le dollar. Les Allemands en savent quelque chose. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. M. Didier @ Archives Photeb @ by SPADEM 1989.)
Le tchervonetz, équit'alent de 10 roubles; un billet soviétique, émis au sortir de la grande débâcle monétaire. Lénine fronce le sourcil... (Phot. © APN.)
La grande inflation hongroise de 1946 ; record du monde de toutes les inflations. Des billets libellés en milliards de pengoes, et bientôt en milliards de milliards. (Collection particulière. Phot. © ].-L. Charmet.)
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traumatisés. À la différence des Français ou des Italiens du :xxe siècle, qui ne connaissent que l'inflation trottinante, ils restent marqués par le souvenir de l'inflation galopante. Pour des générations, ils se donnent pour consigne de n'y retomber en aucun cas. La débâcle du mark élabore ses futurs triomphes.
Du mark au Reichsmark Par ses excès, l'inflation se détruit elle-même. Le mark-papier perd toute signification pratique. Ayant cessé depuis longtemps d'être un instrument d'épargne, il cesse aussi d'être un instrument de mesure des valeurs, puis un moyen de règlement. On lui préfère des références à des biens réels l'or, le dollar, le charbon, le seigle. On contracte des "emprunts en bois ou en kilowattheures, on rédige des baux et des contrats en seigle, en or. Les banques adoptent la clause or, malgré les interdictions officielles. Le commerce de gros et le commerce frontalier effectuent leurs règlements en devises dès 1922. Les campagnes refusent les marks. À l'automne 1923, les pouvoirs publics n'ont plus qu'à constater la mort de la monnaie officielle. Il faut en rebâtir une sur de nouvelles bases. Les ruraux proposent des billets gagés sur le seigle (selon l'exemple ukrainien). Les industriels opinent pour des billets gagés sur l'or. Le gouvernement que préside le Dr Stresemann envisage de combiner les deux formules, par l'émission d'un mark terrien (Bodenmark) ou d'un mark nouveau (Neumark) garanti par une hypothèque sur la fortune allemande et sur ce qui reste de l'encaisse-or de la Reichsbank. Là-dessus, Stresemann est renversé, un autre gouvernement lui succède, dans lequel le ministre des Finances, Luther, joue un rôle déterminant. Le Neumark projeté prend le nom de mark-rente (Rentenmark). Il est gagé par une hypothèque de 4 % sur la richesse immobilière de l'Allemagne : domaines agricoles, biens fonciers des entreprises industrielles et commerciales. Sur cette garantie, une banque dite Rentenbank émet des obligations qui servent de couverture à la monnaie nouvelle, le Rentenmark, accepté par toutes les caisses publiques. Le système est compliqué, mais il a la chance d'être mis en œuvre par un habile homme, bientôt porté à la présidence de la Reichsbank : le Dr Hjalmar Schacht. Quarante-six ans, docteur ès sciences économiques, faux-col et lunettes: un homme rigide et lucide, orgueilleux et hautain. Il s'affirme comme le champion de la stabilité. Le Rentenmark est censé valoir un mark-or, ou un trillipn de marks-papier, ce qui s'écrit avec douze zéros. Tous les créanciers sont-ils un trillion de fois plus pauvres, tous les débiteurs un trillion de fois plus riches? La loi aménage la faillite monétaire, en la graduant selon les cas - entre 1 % pour les dépôts dans les caisses d'épargne, 2,5 % pour les dettes publiques, et 25 % pour les dettes hypothécaires. 201
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Le Dr Schacht travaille bien : compression des dépenses de l'État, majoration des impôts, équilibre du budget, assainissement de l'économie. Il obtient une aide britannique et fait refluer les capitaux vers l'Allemagne. Les Alliés consentent à reconsidérer l'indemnité de réparation et commencent par accorder un prêt à la Reichsbank, pour renforcer la couverture des billets. Le 30 avril 1924, dix mois après la naissance du Rentenmark, une nouvelle monnaie le remplace, selon les suggestions des experts internationaux et avec la bénédiction des créanciers de l'Allemagne. Ainsi naît le Reichsmark, égal comme le Rentenmark à un trillion de marks-papier, et théoriquement défini par le même poids d'or que le mark de Guillaume le, : 352,42 milligrammes d'or fin. Les Allemands sont passés par trop d'épreuves pour ne pas accueillir avec soulagement une monnaie rénovée. Le Reichsmark est le bienvenu. Il restera à l'Allemagne à répudier ses dettes de guerre, à bloquer ses dettes de paix. Le Dr Schacht a bien travaillé. Hitler trouvera place nette.
Après le second conflit Les leçons de la Première Guerre mondiale et de sa désastreuse après-guerre seront-elles retenues ? On n'en jurerait pas. Les peuples oublient vite. Les États sont sans mémoire. La preuve en est que, vingt ans plus tard, les drames monétaires se renouvellent. Non pas tout à fait en Allemagne. Dans l'écroulement des rêves hitlériens, l'Allemagne démantelée éprouve la terreur de voir se renouveler la catastrophe de la première après-guerre. Elle parvient à écarter ce spectre pour trois raisons. La première est qu'en 1923 Berlin avait, pour une large part, délibérément ouvert les vannes à l'inflation, et qu'en 1945 les Allemands ne sont plus volontaires pour une telle expérience. De toute façon, ils n'ont plus à démontrer leur détresse. Elle est visible à l'œil nu. Deuxième raison: bien plus efficacement qu'au terme du premier conflit, les contrôles sont en place pour interdire toute hausse sur les changes et les prix officiels. Dans l'héritage national-socialiste figurent les verboten nécessaires à faire respecter les prescriptions légales et réglementaires. Enfin, ultime raison d'une plus grande sagesse, une monnaie ne peut s'effondrer qu'à la condition d'exister. Or en fait, le Reichsmark a cessé d'être en même temps que le Reich. Tout se passe comme s'il avait été enseveli sous les ruines de Berlin. C'est à peine s'il reste employé pour le règlement des maigres rations officielles. Les Allemands vivent de troc : pommes de terre contre textile, bois contre chaussures, sucre contre tabac, ou plus exactement ersatz de sucre contre ersatz de tabac. Ceux qui ont des marchandises se gardent de les céder, si ce n'est au marché noir, moyennant des contreparties exorbitantes. Les salaires n'ont plus guère de 202
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signification : le travailleur préfère les paiements en nature. L'Allemagne, pour l'essentiel, est retombée au stade de l'économie non monétaire. Seules les armées alliées d'occupation se servent d'une monnaie, mais il s'agit d'un Reichsmark de leur fabrication, qu'elles remplacent bientôt par des bons en livres, en dollars et en francs, à usage militaire. Pour succéder à la Reichsbank défunte, les Alliés créent à Francfort, en mars 1948, une Banque des pays allemands (Bank deutscher Lander). Le Reichsmark cède la place à un Deutsche Mark, à dix contre un. Toutes les dettes et créances sont annulées à 90 %. Seuls les salaires, pensions et loyers sont maintenus au même taux qu'en marks anciens. Le circuit normal des échanges est réamorcé, la production repart de l'avant. C'est une réforme militaire, conçue par des généraux, mise en œuvre par des soldats, imposée par les mitrailleuses de l'occupant. Mais les occupés ont trop le respect de la force et le sens de la discipline pour discuter une entreprise conçue pour les tirer d'affaire. C'est aussi très largement une réforme américaine, définie par des experts américains. Les imprimeries américaines ont préparé les premiers billets du nouveau mark, qui vaut exactement un tiers de dollar. Mais cette réforme n'est valable que pour les trois zones occidentales de l'Allemagne occupée. À l'Est, les Russes ont fermé Bourse et banques, bloqué les dépôts. Ils créent, en juillet 1948, un mark oriental (Ostmark), théoriquement défini en or, et vassal du rouble. Les pays de l'Est européen, sous tutelle soviétique, subissent eux aussi des dommages monétaires qui se terminent pareillement par des échanges de billets: la Russie elle-même substitue un nouveau rouble à dix roubles anciens (décembre 1947). Après quoi, l'inflation bulgare s'achève sur le remplacement de 100 leva anciens par 1 lev nouveau (mai 1952) ; l'inflation polonaise sur le remplacement de 100 zlotys anciens par 1 zloty nouveau (octobre 1950) ; l'inflation tchécoslovaque sur le remplacement de 50 couronnes par une couronne nouvelle (juin 1953) ; l'inflation roumaine, plus déferlante, sur le remplacement de 20 000 lei par un leu nouveau (août 1947), puis sur le remplacement de 400 de ces lei nouveaux par un leu de la troisième manière (janvier 1952) ; si bien qu'en fin de compte 8 millions de lei ne font plus qu'un leu. Mais ce ne sont là que broutilles: la Hongrie bat tous les records.
Le drame hongrois En Hongrie, l'inflation s'évade de tous les cadres connus, au point d'éclipser jusqu'aux inflations allemande et russe de la première aprèsguerre. Et si l'on ne fait pas le récit détaillé de ses causes, de son développement, de ses conséquences, c'est pour ne pas répéter des observations inévitablement monotones. Au-delà d'une certaine intensité, toutes 203
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les inflations galopantes se ressemblent, et leurs galops sont également impitoyables. On a déjà vu naître le pengoe, en 1925, sur les ruines de la couronne. En 1944, durant le siège de Budapest, l'inflation démarre. En 1945, tandis que l'occupant russe exige de lourdes réparations de la Hongrie désemparée, démantèle ses usines, exige des livraisons accablantes, la fuite devant le billet se précipite, les prix s'envolent, l'émission des billets s'accélère en regard d'une production réduite de moitié. Chaque jour, la Banque nationale doit réviser le change du dollar: au lieu de 3,46 pengoes (parité de 1941), il vaut 104000 pengoes à la fin de 1945, passe à plus de 10 millions à la fin de mars 1946 (après la proclamation de la République populaire), atteint 1 835 millions à la fin de juin. En juillet, dans la débandade monétaire, les autorités inventent des multiples du pengoe, à la façon des Portugais créant le milreis valant 1 000 reis, ou le conto valant 1 000 escudos. Ainsi naissent le milpengoe (1 million de pengoes), puis le bilpengoe (1 milliard de pengoes), enfin le pengoe-impôt ou adopengoe (2 sextillions de pengoes-papier) qui est censé stable, mais dont le gouvernement réduit la valeur chaque matin. Entre le 1er et le 15 juillet, la circulation est multipliée par 10000. Le 13 juillet 1946, un décret démonétise le pengoe et désigne le pengoeimpôt comme monnaie de compte provisoire. Le 1er août, gagée par l'or qu'ont rapatrié les Américains, une nouvelle monnaie ressuscite le vieux florin hongrois : c'est le forint, qui remplace 200 millions de pengoesimpôt, c'est-à-dire 400 octillions de pengoes-papier : il faut vingt-neuf zéros pour écrire cette équivalence - soit dix-sept de plus que pour l'équivalence du Reichsmark en marks avilis. À quoi bon décrire les misères de la Hongrie en proie au délire du papier-monnaie? Elles ne se distinguent des misères engendrées par les autres inflations que par les rigueurs supplémentaires de la contrainte soviétique. Les chars de combat de Staline, interdisant les sursauts de la colère, ne permettent que la résignation. Pour mémoire, on retiendra quelques témoignages vécus. Celui d'Imre Kovacs : « Les nouveaux riches entrent en contact avec les communistes et socialistes de gauche qui leur ouvrent toutes grandes leurs portes. Ils font des affaires gigantesques, versant une partie de leurs profits dans les caisses des partis tout-puissants, en remettant une autre personnellement aux hommes politiques de gauche, et gardant le reste pour eux. Les magnifiques demeures du quartier des résidences changent de propriétaires; les anciens sont remplacés par les « nouveaux maîtres ». Matyas Rakosi et les autres Moscovites se reposent dans de luxueux palais féodaux de leurs fatigues révolutionnaires. Ils achètent les automobiles américaines les plus luxueuses et les plus récentes; leurs « dames» se font habiller dans les maisons les plus chères [ ... ] Les jeunes gens de l'aristocratie font de la contrebande ou se livrent au trafic des devises [... ] La famine, les privations, la cherté des vivres brisent la force de résistance de la population. La lutte pour le pain quotidien, la recherche de l'argent nécessaire pour se procurer les objets les plus élémentaires deviennent des impératifs, la corruption et la prostitution atteignent des degrés inouïs.» Témoignage de François Honti : « Pour faire le moindre paiement, il faut transporter des monceaux de billets. Souvent en arrivant sur les lieux où doit s'effectuer le règlement, 204
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la somme prévue est déjà insuffisante, en raison de la hausse intervenue entre-temps. La vie s'est transformée en une course folle entre les billets de banque et les prix. On vend le moins possible. Les magasins sont vides ou n'acceptent plus que des dollars ou de l'or, malgré la sévérité des interdictions. Les paysans refusent de livrer leurs produits à la ville pour du papier sans valeur. » Décidément, dans tous les temps, sous tous les cieux, les mêmes causes produisent les mêmes effets. Le drame hongrois ne diffère de ceux qui l'ont devancé que par sa dimension arithmétique. Il importe peu de compter en milliards ou en octillions : passé un certain seuil, toutes les inflations se ressemblent. On retrouverait en Grèce les mêmes tableaux de fortune et d'infortune. La circulation, gonflée par l'occupation allemande, y atteint 2 quintillions et demi de drachmes, quand la pièce d'or d'un souverain cote 30 milliards de drachmes, quand une drachme nouvelle est instaurée pour prendre la place de 50 milliards de drachmes anciennes (novembre 1944) ; puis quand l'inflation, à peine matée, reprend de l'élan dans les épreuves de la Libération, portant le dollar de 150 à 500 drachmes (juin 1945), à 5 000 (janvier 1946), à la 000 (octobre 1947), à 15 000 (septembre 1949), à 30 000 (avril 1953), et gonflant l'émission à 3 500 milliards de drachmes (fin 1953); jusqu'au jour où une drachme alourdie et renforcée est substituée à la drachme discréditée, à raison d'une pour 1 000 (juin 1954) : de telle sorte que la drachme dont se dote finalement la Grèce vaut officiellement 50 trillions de drachmes d'avant-guerre. De quoi faire rêver Solon ...
Chine et alentour Au pays du premier papier-monnaie, le dollar chinois, ou yuan, est en 1945 la proie d'une inflation qui, selon l'usage, se manifeste par la hausse des changes et des prix, et accessoirement par le gonflement de l'émission fiduciaire. C'est le temps où Tchang Kaï-chek, le militaire, lutte contre Mao Tsé-toung, le visionnaire: la corruption contre la pureté, l'allié des « impérialistes» contre le libérateur de la Chine .. Qui, de Tchang ou de Mao, est le responsable de l'inflation? Tchang d'abord, à coup sûr. Le dollar américain, qui vaut en principe 20 yuans (parité de 1942), passe officiellement à 1 930 en juin 1945, à 2 020 en mars 1946, à 3 350 en août 1946, à 12 000 en février 1947, à 20 000 en août 1948, cependant que, sur le marché libre, il atteint 12 millions de yuans. L'émission, de son côté, a progressé à 4 trillions à fin 1946, à 417 quatrillions à fin 1947, à 1 760 quatrillions en 1948. La Chine tente une réforme monétaire: le gold yuan (qui n'a de gold, c'est-à-dire d'or, que le nom) est introduit, en août 1948, en échange de 3 millions de yuans. Mais l'inflation le terrasse comme elle a terrassé son 205
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prédécesseur. Le dollar américain passe de 4,05 yuans (parité de 1948) à 20 dès novembre, et, en quelques mois de grand galop, bondit à 125 en décembre 1948, à 8 000 en mars 1949, à 165 millions en juin et jusqu'à 425 millions de yuans en septembre 1949. Le monde jaune paie ici dix-sept années de guerres civiles et étrangères, mais aussi d'incurie et de laisser-aller. Le communisme victorieux lui apportera-t-il la rigueur qui lui fait si cruellement défaut? En novembre 1949, le jen-min-piao, ou dollar de la Banque du peuple, introduit par les armées de Mao Tsé-toung, devient la monnaie légale de la Chine populaire. Mais l'inflation redémarre, et cette fois Tchang n'y est pour rien: le dollar américain monte de 600 jen-min-piao (parité initiale) à 42 000 (cours maximal enregistré en avril 1950). Un nouvel échange de billets, en mars avril 1955, rajeunit le jen-min-piao, à raison d'un nouveau plus ou moins stabilisé, pour 10 000 anciens. Au total, les détenteurs de créances se trouvent avec une fortune divisée par trois quatrillions: cette épuration monétaire, qui ruine les possédants, a pris six années, à peu près autant que celle du rouble. Mao le poète a averti les Chinois: « La révolution n'est pas un dîner de gala. » L'Indochine française, avec sa piastre (lointaine héritière de cette piastre mexicaine qui a rayonné sur tout le Pacifique), n'a pas connu de semblables tourmentes. Mais quand Hô Chi Minh, quinquagénaire barbu et ascète marxiste, prend en main Hanoï et le Viêt-nam du Nord, le problème monétaire se pose sans tarder. Nationalisation de la terre comme des mines ou du commerce de gros et de détail, rationnement des marchandises et des denrées, mais maintien de « lopins » privés et de marchés locaux: les conditions sont réunies pour l'essor des transactions clandestines, dans le secteur dit des « dessous-de-table ». Quand, à son tour, le Viêt-nam du Sud, avec Saïgon, tombe sous la coupe communiste, l'inflation rend nécessaire l'abandon de la vieille piastre: un dong remplace 500 piastres. Tous les billets démonétisés doivent être portés aux banques d'État dans les douze heures. Affolement et confusion. Des caisses entières de nouvelles coupures, subtilisées, servent à alimenter un échange parallèle, à des taux différents. Les faux billets pullulent. L'inflation rebondit, les prix s'envolent. Il y a deux cours de dollars, celui du vrai, celui du faux. Le vrai, qui vaut théoriquement 1 500 piastres, se négocie en janvier 1976 à 8 500, en juillet à 17 000. Le faux est vendu aux naïfs bodoï, qui sont les soldats de l'armée populaire venue du Nord. Aux portes de Saïgon, le « marché aux voleurs », centre de tous les trafics, prospère dans une clandestinité à éclipse. Douze ans plus tard, le Viêt-nam garde une économie à la dérive et une monnaie en perdition. La piastre décidément a fait place au dong, mais le dong sombre dans une inflation qui dépasse les 1 000 % par an : rançon d'un système où règnent la bureaucratie et la corruption, et qui institutionnalise la famine. Au Cambodge, on verra pis. Mais son cas relève d'un autre chapitre, celui de la table rase.
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En Amérique latine Si, en Indochine, on découvre que le temps de la colonisation était celui de la stabilité, l'Amérique latine pourrait faire le même constat : les Espagnols avaient frappé une piastre de haut prestige. Après eux, le Nouveau Monde s'émiette et s'abandonne à ses démons. On a vu Haïti, en avant-garde, faire l'expérience d'une inflation galopante. Les autres États nés du démembrement rivalisent dans la facilité et l'instabilité. Leurs monnaies trébuchent à qui mieux mieux. Parmi toutes les mésaventures dont le Nouveau Monde latin est le théâtre, on n'a que l'embarras du choix. On pourrait retenir la cascade des déboires du peso argentin, ou l'expérience de style marxiste du Cuba de Fidel Castro, ou l'inflation débridée de la Bolivie en proie aux trafiquants de drogue. On retiendra de préférence la tragédie chilienne de Salvador Allende. Porté à la présidence du Chili par une majorité de gauche, Allende a étudié de près l'exemple de Castro à Cuba. Il nationalise des domaines agricoles, au risque de faire baisser la production de la terre. En deux ans, la récolte de blé fléchit de moitié, la production de viande de bœuf recule de 60 %. Les importations de denrées doivent être triplées. L'extraction du cuivre baisse de 50 %. Puisque maintenant le Chili produit trop peu, il lui faut restreindre et discipliner la consommation. En mars 1972 sont instaurées les juntes de abastecimientos y precios GAP), juntes des approvisionnements et des prix, qui ont pour mission de contrôler le ravitaillement. Organismes d'État, elles sont le plus souvent des instruments aux mains des communistes. Les JAP appellent à la délation et finalement (en janvier 1973) imaginent le système du « panier populaire» (canasta popular), qui rassemble un lot de denrées et d'articles de première nécessité, vendus à bas prix. Mais pour y avoir droit, il faut faire queue dès l'aube, voire dans la nuit. Ce système aboutit à un immense marché noir. Tous trafiquent de tout: soit pour survivre, soit pour réaliser de monstrueux profits. Les amis du régime s'adjugent à bon compte des vivres et des produits manufacturés, dont ils font commerce. Ainsi se développe une économie parallèle, à l'usage des plus démunis et des plus nantis. Les prix officiels, taxés et bloqués, sont aberrants. Les prix noirs sont de trois à dix fois plus élevés. Le dollar, que sa parité la plus basse (parmi six autres cours) situe à 25 escudos, se traite à 2500. Coefficient 100. Pour permettre aux Chiliens de suivre le rythme des prix, l'inflation se déchaîne. En trois ans, la circulation fiduciaire est multipliée par vingt. Et l'on peut se demander si Allende et ses amis n'ont pas délibérément accepté l'inflation pour ruiner les possédants, selon le précédent du rouble soviétique. La hausse des prix atteint 163 % en 1972, passe à 323 % pour les douze mois qui s'étendent d'août 1972 à juillet 1973, bondit au rythme annuel de 1 000 % en septembre 1973, quand agonise le régime. L'escudo est officiellement dévalué quatre fois: en décembre 1971, en août 1972, en mai 1973, en août 1973. Les réserves de change, qui s'élevaient à 400 millions de dollars en novembre 1970, tombent à zéro dès le printemps 1972, et, par la faute d'un endettement grandissant, deviennent ensuite largement négatives. 207
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Quel gouvernement résisterait à pareille débâcle, sinon dans le cadre d'un univers fermé? Le Chili d'Allende n'a pu rompre avec le monde extérieur, auquel il est trop lié par ses exportations de cuivre, par ses importations de subsistances. Ne pouvant vivre sur lui-même, condamné à garder le contact avec le grand large, il n'est pas en mesure de mener l'expérience à bien. Le règne d'Allende s'achève, au palais de la Moneda, sous les bombes et les rafales de mitrailleuses. Mais ce ne sont pas les militaires du pronunciamiento de Pinochet qui ont renversé Allende. Ce sont les camionneurs en grève et les ménagères en colère. Salvador Allende est mort de l'inflation à 1 000 % et de l'escalade des marchés noirs.
Inflations confrontées Entre toutes les grandes inflations de papier-monnaie, celles du
xx' siècle qui sont les plus cruelles, celles des siècles antérieurs qui déjà frayent les voies, on ne dégage que trop aisément les traits communs. Et peu importe que l'émission n'atteigne que quelques centaines de millions comme dans les États-Unis à l'heure de l'indépendance, quelques milliards comme du temps de Law, quelques dizaines de milliards comme pour les assignats, des trillions comme en Pologne, des quatrillions comme dans la Russie des Soviets, des quintillions comme en Allemagne, en Grèce ou en Chine, des octillions comme en Hongrie. Il suffit que cette prolifération rompe avec les habitudes précédentes et que le public fuie devant le déferlement du papier. Si la panique précipite l'évolution du phénomène sur une brève période, généralement de quelques années, l'inflation tourne à l'anéantissement de l'unité monétaire. Car on peut considérer comme uniformément anéanties des monnaies qui, en si peu de temps, tombent à des fractions variant entre le millième de la valeur primitive (cas du dollar continental) et moins de l'octillionième (cas du pengoe), en passant par 1/3 000 (cas de l'assignatmandat), 1/10000 (couronne autrichienne), 1/1 800000 (mark polonais), 1/3 millions (yuan chinois), 1/8 millions (leu roumain), 1/50 milliards (drachme, rouble), 1/1 trillion (mark allemand). Partager un gâteau en mille parties ou en 400 octillions, c'est toujours le réduire en miettes; et la différence est peu appréciable entre ces miettes, pour qui prétend s'en rassaSIer. Une grave question se pose sur la part respective de la fatalité et de la préméditation dans le déroulement de ces crises d'inflation délirante. Dans quelle mesure sont-elles voulues, organisées, acceptées par les pouvoirs publics? Law a très consciemment souhaité et préparé son « Système », mais en un temps où, faute de précédents, on pouvait encore ignorer les périls de la monnaie de papier. Les meneurs de la Révolution française en étaient mieux avertis; mais certains d'entre eux ont conçu l'intérêt politi208
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Pour la France, versez votre or. L'or combat pour la victoire. Une célèbre affiche de Jules-Abel Faivre, pour appeler à souscrire à l'emprunt de 1915 : le coq gaulois terrasse l'Allemand. L'or est une arme de guerre. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. Jeanbor © Arch. Photeb-DR.)
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Les Triomphateurs, caricature de Sirus, dans le journal italien l'Asino, 18 mai 1919. A côté du dollar tout-puissant, les monnaies euroPéennes, de plus en plus piteuses : la livre, le franc, la lire. (B.D.I.C, univ. de Paris, Nanterre. Phot. @ Photeb - DR.)
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Le chef-d'œuvre du Cartel : la vie de plus en plus chère, une affiche contre le Cartel des gauches, utilisée pour la campagne législative de 1928, qui verra le succès de Poincaré. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. M. Didier © Archives Photeb.)
En couverture de l'hebdomadaire Aux Écoutes du 20 octobre 1929, une caricature célébrant le budget 1929, que Raymond Poincaré présente en équilibre. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. M. Didier © Archives Photeb-DR.)
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Quand les capitaux allemands fuient vers la Suisse aux rivages accueillants. Dessin de Karl Arnold, 1930. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. © Edimedia/Archives Photeb © by SPADEM 1989.)
Caricature de Kelen dans le Rire daté du 11 février 1933. Douze jours plus tôt, le maréchal Hindenburg a appelé Adolf Hitler à la chancellerie. Bruit de bottes... Les SS sont dans la rue. Dans seize jours, l'incendie du Reichstag permettra au nouveau pouvoir de suspendre les libertés fondamentales. A Paris, Marianne se réveille. Il est déjà trop tard! (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. Jeanbor © Arch. Photeb - DR.)
24 octobre 1929 : le «jeudi noir» de Wall Street marqua, à la Bourse de New York, le début de la crise mondiale de 1929.
Les premiers signes de malaise étaient apparus dès le 18 octobre, mais le « jeudi noir» vit le déferlement de la panique : près de treize millions de titres furent jetés sur le marché. (phot. @ VPI/Bettmann Newsphotos.)
Après la crise de 1929, les chômeurs attendent des secours devant une maison d'aide sociale à Chinatown, New York. (phot. © UPI/Bettmann Newsphotos.)
La crise a gagné l'Europe: ci-dessous, les mineurs gallois en grève, octobre 1935. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. © Bibl. nat./Archives Photeb.)
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Affiche de Lefor-Openo pour le lancement du premier emprunt Pinay, en 1952. La rente 3,5 % garantie or du premier emprunt Pinay suscita un enthousiasme certain chez les épargnants. Si la monnaie perdait de sa valeur par rapport à l'or, l'emprunt serait automatiquement revalorisé. La réussite de l'emprunt contribua à redonner aux Français confiance dans leur monnaie. (Musée du ministère des Finances, Paris. Phot. J.-L. Charmet @ Arch. Photeb-DR.)
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que de la prolifération des assignats; le ministre des Finances, Ramel, résume leur pensée quand il déclare: « Les assignats ont fait la Révolution, ils ont amené la destruction des ordres et des privilèges; ils ont renversé le trône et fondé la République. » Plus nettement, la révolution russe a multiplié et détérioré le rouble dans l'intention délibérée de ruiner l'économie monétaire et de déposséder les riches. L'Allemagne a détruit son mark pour étaler sa détresse et prouver à l'univers qu'il serait inhumain de lui imposer le tribut des réparations. Les dirigeants communistes de la Hongrie ont peut-être aussi dirigé et organisé la débâcle du pengoe pour anéantir les classes moyennes, rompre avec le passé capitaliste, faire travailler la main-d'œuvre à des salaires très bas - tout en rejetant les responsabilités du drame sur les spéculateurs et les ennemis du régime. Mais ce serait prêter aux gouvernements beaucoup de machiavélisme et de savoir-faire que de les croire capables de monter de toutes pièces le scénario de la super-inflation. À l'origine, le plus souvent, ils ne voient dans le papier-monnaie qu'un moyen de financement: une ressource facile dans un temps où l'impôt ne rentre plus, et où l'emprunt est impossible. Dans quelques cas, ils peuvent avoir la prescience des conséquences économiques ou politiques de leurs décisions monétaires, ils peuvent accepter de les mettre au service de leurs desseins. Ils ne préméditent jamais l'opération depuis A jusqu'à Z. Règle générale : l'inflation trottinante peut être consentie; il vient toujours un moment où l'inflation galopante n'est que subie.
Au terme de l'aventure Les catastrophes monétaires se terminent toutes, plus ou moins, de la même façon. Plus que le nombre des billets, s'accélère leur vitesse de circulation. C'est à croire que le papier brûle les doigts. Chacun s'en débarrasse en hâte, et les coupures échangées aussi souvent que possible, médiocrement respectées par leurs détenteurs d'un jour ou d'une heure, deviennent littéralement des chiffons de papier. Trait partout relevé : le discrédit de la monnaie officielle assure la promotion des monnaies de remplacement. Les valeurs réelles jouent le rôle de valeurs-refuges : devises, bijoux, diamants, meubles, tableaux, immeubles ... L'or est le bien le plus désiré à l'heure de la pire détresse.« On ne soupire plus qu'après du numéraire », disaient les rapports de police de 1796. Dans la Russie bolchevisée, les alliances d'or sont la dernière ressource contre la famine. Il est moins facile de sortir de l'inflation que d'y entrer. À l'issue de l'aventure, si la réforme monétaire est prématurée, si les conditions de l'assainissement ne sont pas réunies, l'inflation peut reprendre un nouvel élan pour ruiner la monnaie une seconde fois. Ainsi l'assignat est-il suivi
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du mandat; le Banco zettel autrichien est suivi de l'Einlôsungsschein, le yuan chinois est suivi du gold yuan, le leu roumain, la drachme grecque sont plusieurs fois de suite emportés par la vague monétaire. Ne stabilise pas qui veut. Partout, mêmes victimes et mêmes profiteurs. Mêmes ruines et mêmes rancœurs. L'inflation marque un pays et un peuple comme une épidémie de peste ou de typhus: ce ne sont pas des épreuves qu'on oublie de sitôt. Par réaction, les excès de l'inflation, appelant à l'excès de la prudence, engendrent des lendemains de stabilité. Après Law, la France a bénéficié de plus de soixante années d'une immobilité monétaire, telle qu'elle n'en a pas connu depuis Saint Louis. Après les assignats, le franc de germinal part pour une étonnante carrière de plus d'un siècle. Les folies initiales du dollar enfantent la stabilité américaine. La crise du rouble et celle du yuan ramènent les communistes de Russie et de Chine dans les voies de l'orthodoxie monétaire. La débâcle du mark donne aux Allemands, pour longtemps, l'horreur et la terreur de l'inflation. Ainsi de longues guerres font apprécier la paix, de cruelles maladies donnent tout son prix à la santé. Faut-il de même que les peuples éprouvent de grands malheurs monétaires pour qu'ils apprennent la sagesse?
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Chapitre 10
L'ÉROSION DES GRANDES MONNAIES
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L'évolution à New York du change en dollars de la livre sterling, vue du côté allemand. Carte postale de 1940. (B.D.I.C., Nanterre. Phot. Jeanbor @ Archives Photeb.)
Quand la livre lâche l'étalon-or Oublions un instant les débâcles majeures qui consomment la perte des monnaies les plus aventureuses. Les grandes monnaies témoignent de plus de sagesse, ou de moins d'imprudence. Elles aussi sont victimes du temps: à savoir des guerres, des crises ou des erreurs de gestion; mais elles ne succombent pas corps et biens. En règle générale, elles limitent les dégâts, en alternant les périodes de stabilité et d'érosion, les accalmies et les dévaluations. Au pis-aller, même s'il leur arrive de céder aux pressions inflationnistes, l'ampleur de leur chute n'atteint jamais aux dimensions astronomiques des catastrophes célèbres de l'histoire monétaire. Le dollar n'évolue pas comme le rouble de Lénine. Le franc, même à ses heures de faiblesse, n'imite pas le mark de l'hyperinflation. La plupart des monnaies dirigeantes savent à peu près observer les règles du savoir-vivre monétaire, et respecter tant bien que mal le code des bonnes manières. Elles ne sont pas pour autant à l'abri des malheurs. Témoin la livre sterling qui, au XIX" siècle, a été la première monnaie du monde, celle qui enseignait aux autres devises les règles tutélaires de l'étalon-or. En 1925, après l'épreuve de la Première Guerre mondiale, Churchill a cru pouvoir lui rendre sa parité de 1816, avec restauration de la libre convertibilité en or, sur la base de 7,32 grammes par livre. Il affirme que la livre doit pouvoir « regarder le dollar en face ». Simplement, il a limité la convertibilité aux lingots de 400 onces (12,54 kilos). L'étalon-or est restauré, sans frappe libre ni circulation de pièces d'or. Londres a tout de même trop présumé de ses moyens. On n'efface pas d'un coup de baguette magique les conséquences financières d'une guerre épuisante, et le courage britannique ne peut pas faire de miracle. L'Empire donne des signes de décrépitude: déficit commercial, exode des capitaux, diminution des réserves métalliques. La crise économique née en 1929 de l'autre côté de l'Atlantique précipite la déroute: l'industrie chancelle, le chômage s'accroît, les crédits se gèlent. L'été 1931 est tragique: la balance britannique des paiements est en déficit pour la première fois depuis la guerre; le moratoire allemand plonge Londres dans la stupeur. Dans le même temps, ébranlée par la dépression économique, éprouvée par le chômage, alarmée par la montée des déficits budgétaires, l'opinion cesse de croire dans le sterling. Une crise politique se greffe sur la crise de confiance. La Banque d'Angleterre, qui a perdu 30 millions de livres d'or en vingt journées de juillet, obtient en vain le concours de la Banque de France et du Système de Réserve fédérale. Le 20 septembre, franchissant le Rubicon, sacrifiant la livre séculaire, la Grande-Bretagne abandonne l'étalon-or. Elle ne le retrouvera plus. En vingt-quatre heures, la livre glisse de 15 %. À la fin de l'année, sa dépréciation atteint 30 %. Dans son sillage, évoluent à la dérive ses monnaies satellites: les livres d'Australie, de Nouvelle-Zélande et d'Afrique du Sud, d'Égypte et de Palestine, la roupie, les couronnes scandinaves, l'escudo portugais. Ainsi naît la zone sterling, simple groupement de fait, auquel se rallient à l'occasion le Japon, la Turquie ou l'Argentine : un « club » de bonne compagnie, où l'on accepte le sterling comme chef du protocole. 213
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En août 1932, les accords d'Ottawa complètent la création de la zone sterling: ils nouent entre le Royaume-Uni et les dominions des préférences impériales. Faisant de nécessité vertu, la Grande-Bretagne tire gloire de sa glissade monétaire. De même qu'elle avait inventé l'étalon-or sans le faire exprès, elle érige en doctrine son accident. L'or n'est qu'un fétiche, proclame Keynes. Libre d'entraves, la livre cherche son juste niveau dans la confrontation des offres et des demandes sur le marché des changes. La voilà monnaie flottante. Flottante, mais avec un gouvernail. Libre, mais dirigée : un Fonds de régularisation, géré par la Banque d'Angleterre, surveille les cours. Instruit par la douloureuse leçon de l'après-guerre, il se garde de revaloriser la livre: illa laisse se déprécier de quelque 40 %, à un niveau considéré comme favorable à l'exportation et à l'économie.
La livre errante Second conflit : la Grande- Bretagne va devoir faire face, dans des conditions difficiles. Le contrôle des changes fige le sterling à 4,03 dollars (contre 4,866, parité de 1914 et de 1925). Toute la zone sterling, réduite aux pays du Commonwealth, est ceinturée par un réseau protecteur de règlements qui l'isole du monde extérieur. Le legs de la guerre, même après la victoire, est lourd : dette pesante, industrie déclinante, finances en désordre. En 1946, le Fonds monétaire international, qui vient de naître, enregistre une livre ramenée à 3,58 grammes de fin. En 1949, elle est réduite à 2,49 grammes. En 1954, Londres peut rouvrir son marché de l'or. En 1958, la livre redevient convertible à l'usage externe - non pas en or, mais en dollars. Il lui a fallu treize ans pour liquider les séquelles de la guerre, comme il lui avait fallu treize ans, après le premier conflit, pour en tirer les conséquences. Le Royaume-Uni, pourtant, n'en a pas fini avec les difficultés monétaires. Le retour des travaillistes au pouvoir, la multiplication des grèves, les lenteurs de l'expansion économique, le déficit de la balance des paiements expliquent les nouveaux ennuis du sterling. Au vrai, la GrandeBretagne travaille trop peu, consomme trop, n'inspire plus confiance, et elle est la première à douter d'elle-même. Les réserves britanniques d'or et de change sont tombées très bas: les secours internationaux et américains ne sont pas à la mesure des besoins. Après avoir, selon l'usage, juré qu'il ne dévaluerait pas, le gouvernement Wilson se résigne en novembre 1967 à réduire la définition de la livre de 14,3 %, à l'équivalent de 2,13 grammes de fin. Pas plus que précédemment, ce repli ne lui restitue le rang de monnaie forte. Après un entracte d'apaisement, les capitaux s'alarment de nouveau. Sous la pression des offres de livres, qui contraignent la Banque d'Angleterre à de coûteuses interventions, Londres renonce : le 22 juin 1972, 214
KEYNES
« Je crois écrire, sur le thème économique, un livre qui va révolutionner - non pas immédiatement, je pense, mais au cours des dix années à venir - la façon dont le monde envisage les problèmes économiques [. .. f J'en suis tout à fait sûr. » C'est en ces termes que, sans modestie, John Maynard Keynes écrit à George Bernard Shaw, dans le temps même où illégitime l'abandon de l'étalon-or, explique le chômage et rectifie les positions britanniques sur la monnaie. Il est né alors que meurt Karl Marx, qu'il va prolonger sur certains points et condamner pour l'essentiel. Eton et Cambridge ont jalonné ses premières ambitions. Fonctionnaire aux Indes, il y constate que la pire pauvreté voisine avec des amas d'or. Appelé au Trésor pendant la guerre, il voit l'inflation à l'œuvre, finançant le conflit. Expert à la conférence de la paix, il démissionne avec éclat, s'indigne de l'excès des demandes de réparations, dénonce l'impossibilité des transforts, écrit les Conséquences économiques de la paix, qui le sacrent prophète : un prophète qui fora si bien pour le relèvement de l'Allemagne, qu'il aura sa part de responsabilité dans le déclenchement du second conflit.
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Entre les deux guerres, Keynes spécule, épouse une danseuse, construit et gère un théâtre, un restaurant, un bar, met leurs recettes en graphiques et assied son renom d'économiste. En 1923, dans son Traité de réforme monétaire, il s'élève contre le fétichisme de l'or. En 1930, dans son Traité de la monnaie, il se fait l'apôtre d'une monnaie souple. En 1936, dans sa Théorie générale, il tire la leçon de la crise et du chômage. Keynes est comblé d'honneurs : la pairie, la Banque d'Angleterre, les débats de Bretton Woods. Il meurt en 1946. Funérailles à Westminster. Curieux destin que celui de cet homme, qui finit par douter de sa doctrine. Après avoir préconisé les investissements, il préconise les économies, il revient de l'inflation à la déflation; il reconnaît l'influence de la production de l'or sur les prix, après s'être moqué du métal; il a cru faire une révolution de l'économie politique, et il en éprouve comme des remords. Certain jour, à Alger, il a donné un trop menu pourboire à un cireur de chaussures, qui proteste. « Ce n'est pas moi, réplique Keynes, qui vais déprécier la monnaie. » Et pourtant?
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la livre, abandonnant à la fois sa parité de 1967 et toute prétention à la convertibilité, redevient flottante, comme en 1931. La livre sterling a perdu ses ambitions planétaires. Elle n'est plus monnaie de réserve, sinon pour quelques banques du Commonwealth. De toute façon, elle ne prétend plus à ce rôle, que lui a enlevé le dollar. Par les vertus de son passé et du réseau des banques de la Cité, elle est encore monnaie de contrat et de règlement, mais à une échelle moindre qu'autrefois. Ses ambitions sont désormais limitées: elle est rentrée dans le rang. La zone sterling n'est plus guère qu'un souvenir.
La livre est devenue flottante, et le lion britannique observe avec beaucoup d'inquiétude la baisse du niveau de l'eau. Le vaisseausterling est-il condamné à s'échouer? Dessin de Hans Geisen, 1972. (© by H. Geisen.)
Révolution supplémentaire: après avoir renoncé à l'étalon-or qui fit sa gloire, la livre renonce au système duodécimal dont elle a perpétué la tradition. Comment pourrait-elle y persévérer? L'Inde l'a lâché en 1957, le Pakistan et l'Afrique du Sud en 1961 , l'Australie en 1966, la Nouvelle-Zélande en 1967. C'est la grande débandade. Les Anglais restent seuls au monde à compter par douze, comme ils restent seuls en Europe à rouler à gauche. Ce splendide isolement devient anachronique. Le 15 février 1971, la livre cesse de se diviser en 240 pence. Elle comptera désormais 100 new pence. Mais elle ne renonce pas à flotter. Avec des hauts et des bas, tantôt secouée par les conflits sociaux, tantôt encouragée par les apports du pétrole de la mer du Nord, elle vogue cahin-caha sur la cote périlleuse des 217
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changes. La libérale Margaret Thatcher lui rend pleine liberté, tout en refusant obstinément de la lier au sort des autres monnaies européennes.' Le Royaume-Uni n'est plus la première puissance du monde. La livre sterling n'est plus la monnaie reine. Mais elle garde fièrement son indépendance.
Le dollar devant la guerre et la crise On a dit comment le dollar a vu le jour quand naissent les États-Unis, comment il a deux fois été menacé par l'inflation, quand les Américains chassent les Anglais, et quand les nordistes bataillent contre les sudistes, comment il a hésité entre l'étalon-argent et l'étalon-or, jusqu'à la mise en place du Système de Réserve fédérale. 1914: la guerre éclate en Europe. 1917: les États-Unis entrent dans la danse macabre. Comme chez tous les belligérants, la convertibilité des billets est suspendue: régime du cours forcé. Les prix montent jusqu'en 1920. La masse monétaire se gonfle. Mieux que les autres monnaies, le dollar tient bon. S'il lui arrive accidentellement de se déprécier jusqu'à 42 % face aux changes neutres (franc suisse ou couronnes scandinaves), il se redresse vite. Il reconquiert sa parité dès 1919, lorsque est levé l'embargo sur l'or. D'abord neutre, puis combattante, l'Amérique s'est prodigieusement enrichie: elle a vendu aux Alliés d'énormes quantités de matériel de guerre et de ravitaillement, au profit de sa balance des paiements et de ses réserves d'or, qui se gonflent à plus de 2 milliards de dollars et représentent, à la fin du conflit, 40 % des réserves métalliques de toutes les banques centrales du monde. Le revenu national atteint des sommets. Grisée de sa puissance, l'Amérique se prend au jeu: dans l'ivresse de son essor, elle jette l'argent par les fenêtres. Multiplication des dépenses publiques d'intérêt électoral (assistance aux fermiers, bonus aux anciens combattants ... ). Déficit grandissant du budget, inflation du crédit. Comme un nouveau riche qui mésuse de sa richesse, l'Amérique jongle avec ses dollars. Certain jeudi noir, à Wall Street, le 24 octobre 1929, le bel édifice s'écroule. Les Américains n'ont pas vu venir les signes précurseurs de la crise, qui est d'abord rurale, avant de devenir bancaire. Une campagne s'ouvre pour la succession du président Hoover. Le candidat Roosevelt, bon psychologue, promet aux débiteurs le secours de l'État, en même temps qu'il assure les chômeurs et les anciens combattants de la manne de l'État-providence. Par avance, il condamne le dollar. En novembre 1932, Franklin D. Roosevelt est triomphalement élu: sa victoire est celle des débiteurs sur les créanciers, des fermiers sur les gens de finance, de l'inflation sur la rigueur budgétaire. Selon les règles constitutionnelles, le nouvel élu ne doit entrer en fonctions que le 4 mars 1933 ; l'Amérique se trouve ainsi nantie à la fois 218
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d'un président en exercice qui voudrait maintenir le dollar et d'un président potentiel qui veut le saborder. La panique, nécessairement, s'accélère. Faillites bancaires, fuite de l'or, offres de dollars sur le marché des changes, quatorze millions de chômeurs sur le marché du travail. Après avoir prêté serment sur la Bible devant la foule amassée place du Capitole, Roosevelt décide l'embargo sur l'or, puis la réquisition de tout le métal précieux détenu par les particuliers au-delà de 100 dollars. L'or, devenu propriété d'État, sera entassé dans le Kentucky, à Fort Knox, et à New York dans les caves de Liberty Street. Quant au dollar, Roosevelt obtient du Congrès le droit de le dévaluer de 50 %. Il dénonce « des fétiches trop anciens» (lesquels? celui de l'or? celui de la stabilité ?) et proclame, de façon sybilline, que « les États-Unis recherchent un dollar tel que, passé une génération, il ait le même pouvoir d'achat et la même valeur pour le règlement des 'dettes que celui que nous voulons assurer dans un avenir prochain ». Après cette obscure profession de foi, Roosevelt tergiverse durant des mois. Le gouvernement fédéral fait savoir qu'il est disposé à acheter l'or extrait des mines américaines à un prix chaque jour légèrement majoré, qui implique une dévaluation progressive. C'est seulement en janvier 1934 que Roosevelt arrête la définition du dollar, à 888,67 milligrammes d'or, soit à 40,94 % au-dessous de sa définition passée; ce qui situe l'once d'or à 35 dollars.
Du dollar Roosevelt au dollar Nixon Voilà donc le peuple américain doté d'une monnaie allégée, devenue un outil au service de l'économie (dirigée) et de la politique (électorale). Délibérément et exagérément déprécié, le dollar de papier est la monnaie la plus convoitée du monde. Pour l'empêcher de monter au-dessus de sa parité, le Fonds de stabilisation créé en janvier 1934 doit acheter des devises, qu'il transforme en or. Les excédents de la balance commerciale et de la balance des paiements gonflent les réserves de métal, qui dépassent 14 milliards en 1938. Roosevelt, réélu en 1936 comme il le sera en 1940, oublie qu'il a voulu une monnaie mobile. L'équivalence de 35 dollars pour une once, adoptée comme provisoire, tend à devenir définitive. Elle finira par être tabou. La Seconde Guerre du siècle surprend l'Amérique et le dollar en position de force. Cette fois encore, les États-Unis sont le grand fournisseur des nations en lutte contre l'Axe. En exportant et en prêtant, ils cumulent les excédents commerciaux et financiers. En 1945, leurs réserves d'or dépassent 20 milliards de dollars. Du conflit, ils sortent deux fois vainqueurs : sur le terrain militaire et sur le terrain monétaire. À l'Occident ravagé, dont les monnaies croulent, l'Amérique offre son concours dès la paix retrouvée: par générosité, parce qu'elle se considère 219
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volontiers comme chargée d'une mission providentielle; par besoin aussi, parce qu'il lui faut rendre la santé aux pays capables de faire barrage devant le bloc de l'Est, ou capables de redevenir les clients de l'industrie américaine. Sauver le monde libre, c'est pour Washington faire une bonne œuvre, mais également servir ses intérêts. Des dollars, elle va en prodiguer: en dix années, de 1945 à 1955, l'aide américaine à la seule Europe de l'Ouest s'élève à plus de 35 milliards de dollars, dont 12 en concours militaires, 6 en prêts, 17 en dons. A l'enseigne de l'UNRRA, du plan Marshall, de la sécurité mutuelle, on n'a jamais vu pareil effort d'assistance. En 1949, la royauté du dollar atteint à son apogée. C'est le moment où les réserves américaines d'or, à 23 milliards, représentent les deux tiers des réserves de toutes les banques centrales. Malgré les généreuses prodigalités de Washington, la balance des paiements est encore excédentaire. Dans le monde, la soif de dollars n'est pas étanchée. Le dollar est partout la monnaie dans laquelle se concluent les contrats et se règlent les échanges: la monnaie de compte et la monnaie de paiement, celle dont nul ne doute. Comment, de la pénurie de dollars, le monde passe-t-il en vingt ans à la surabondance? A dater de 1950, la situation commence à se renverser lentement. Grâce à l'Amérique, l'Europe a relevé ses ruines, repris sa croissance. L'Amérique ralentit la sienne. La guerre de Corée l'engage dans des interventions qui deviendront dispendieuses, et dont certaines seront sans Issue. Plus que jamais les États-Unis répandent leurs dollars sur le monde, soit pour y acheter des amitiés, soit pour y implanter des industries. Leur balance des paiements devient négative, et l'on ne prend pas garde que les déficits s'ajoutent aux déficits. Après 1958, les réserves d'or fléchissent: 20,5 milliards fin 1958, 14 fin 1965, 11 fin 1970. Le dollar est mis en question. Washington, qui ne s'émeut guère, se refuse à dévaluer le dollar, comme à modifier le prix de l'or, toujours figé à 35 dollars l'once. Pourtant, en mars 1968, comme la spéculation repart de plus belle, l'Amérique transige: l'or aura un double marché, avec tarif officiel à l'usage exclusif des banques centrales, et cours libre à l'usage du secteur privé. En août 1971, le danger se précise : le commerce extérieur américain, après la balance des paiements, cesse d'être positif. Jamais le monde n'a été plus encombré de dollars et d'eurodollars (ce sont des créances en dollars aux mains d'étrangers, entrées dans le circuit bancaire en quantité croissante). Quelques banques centrales donnent l'impression de ne plus se plier aux exigences américaines : la France du général de Gaulle menace de demander le remboursement en or des dollars qu'elle détient. La Suisse, la Belgique, les Pays-Bas, l'Algérie se permettent quelques timides demandes de conversion. Les réserves d'or américaines fléchissent au-dessous de 10 milliards de dollars. Ainsi pris à la gorge, le président Nixon réagit. Le 14 décembre 1971, sous les palmiers des Açores, après un long entretien avec le président Georges Pompidou (champion de l'Amérique contre champion de l'or), il annonce la dévaluation du dollar. La devise américaine, amputée de 7,89 %, sera ramenée à quelque 819 milligrammes d'or, l'once d'or est portée de 35 à 38 dollars. Mais déjà les jours du dollar Nixon sont comptés. 220
Le dollar en liberté Dès le printemps 1973, nouvelle alerte. Avec le dollar, ce sont tous les marchés des changes qui sont ébranlés. L'objectif avoué de la politique américaine est maintenant de « démonétiser» l'or, de façon à laisser le dollar maître du champ de bataille. Premier acte: le dollar rejette le lien ténu qui le rattache encore au métal, celui qu'implique une définition purement théorique, à raison de 42,22 dollars l'once (parité adoptée en février 1973). Quelques jours plus tard, cette équivalence est répudiée: le dollar n'aura plus aucune définition. Il vaudra ce que décidera la seule confrontation de l'offre et de la demande: il sera une monnaie flottante. Bon gré mal gré, toutes les grandes devises doivent s'aligner sur le statut du dollar, ou plutôt sur son absence de statut. Le 19 mars 1973, après dix-sept jours de fermeture sur les marchés des changes, elles deviennent flottantes à leur tour: elles n'ont de choix qu'entre le flottement solitaire et le flottement solidaire - soit dans le sillage du dollar, soit dans le sillage de l'une ou l'autre d'entre elles. Ce premier point acquis ne suffit pas à Washington. La démonétisation de l'or a d'autres exigences: il faut qu'aucune monnaie ne puisse faire référence à un poids de métal. Il faut que le Fonds monétaire international, qui est le gendarme et le juge des monnaies (et qui siège à Washington), entame la liquidation de ses réserves d'or, en les mettant par petits paquets en adjudication. La victoire du dollar est-elle complète? Ce serait beaucoup dire. D'abord, c'est la victoire d'une monnaie qui chancelle du fait même de sa surabondance. Ensuite, la politique de démonétisation de l'or s'est révélée décevante: à l'occasion des adjudications du Fonds monétaire international, les demandes de métal ont progressé plus encore que les offres, les cours se sont envolés; lorsqu'ils atteignent 350 dollars l'once en septembre 1979, ils se situent à dix fois leur cours initial. Si bien qu'il faut renoncer à la politique des adjudications. Manifestement, l'or tient bon: les thésauriseurs publics ou privés n'ont rien perdu de leur appétit. Les banques centrales ont recouvré le droit d'acheter de l'or sur le marché libre, si bon leur semble; en tout cas, elles se gardent d'en vendre, de façon à conserver intactes leurs réserves. À l'échelle privée, les citoyens américains sont de nouveau autorisés à acheter ou vendre de l'or, à leur gré, et ils n'en font pas fi. C'est dire que le dollar n'est pas maître du jeu. Flottant, il ne l'est que trop. Et c'est finalement à la baisse qu'il flotte plus que de raison. Les drames du pétrole, les difficultés rencontrées par les États-Unis, de Cuba à l'Iran, du Viêt-nam au Nicaragua, pèsent sur le prestige américain et sur la cote du dollar. Les déficits plantureux du budget et de la balance des paiements multiplient les dollars en surnombre de par le monde. Contre mark, contre yen, le dollar perd pied. En vain, des conférences internationales, réunissant chefs d'État ou de gouvernement, ministres des Finances ou gouverneurs des banques centrales, tentent de freiner la baisse de la monnaie américaine, à tout le moins de lui assigner des paliers. Washington ne donne jamais de bon cœur son 221
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agrément à ces efforts. Il lui semble préférable de laisser fléchir le dollar, dans l'espoir de réduire le déficit du commerce extérieur, qui est béant. Libre, le dollar divague. Et pourtant, même avili, même discuté, même après le krach boursier d'octobre 1987, qui renouvelle celui de 1929, il reste la première monnaie du monde. D'ailleurs, après avoir trop fléchi, il se redresse. Il est toujours l'étalon international des valeurs. C'est en dollars qu'est cotée l'once d'or, même à Londres, en dollars que se compte et se paie le pétrole du Moyen-Orient, en dollars que se règlent les soldes internationaux, en dollars que s'accumulent les réserves de devises des banques centrales. Tandis que toutes les nations doivent acquitter leurs déficits, non pas dans leur monnaie nationale, mais en devises, seuls les États-Unis ne connaissent d'autre devise de règlement que leur propre dollar. Ainsi le dollar reste la monnaie privilégiée.
Une monnate exemplaire le deutsche Mark Les Allemands du xx" siècle ont subi tous les malheurs : deux défaites, une dictature impitoyable, une cascade de tribulations monétaires qui, au mark, substituent tour à tour le Reichsmark, le Rentenmark, le deutsche Mark. Mais ils héritent finalement d'une situation assainie, sans charges militaires, et avec la ferme volonté de tout faire pour ne plus sombrer dans l'inflation. De leurs drames passés, ils retiennent une leçon de prudence, grâce à laquelle le deutsche Mark, né dans l'épreuve, va devenir exemplaire. De 1948, date de sa venue au monde, à 1988, ses quarante premières années sont marquées par la hausse des prix la plus faible de tous les pays industrialisés, Suisse y comprise; dans le même temps, les réserves monétaires de l'Allemagne (or et devises) augmentent dans des proportions inégalées. Avec une valeur externe renforcée, le deutsche Mark devient, avec le yen, la monnaie la plus forte du monde; et, à son corps défendant, elle assume la fonction de monnaie de référence, voire de monnaie internationale de réserve : fin 1987, près de 15 % des réserves en devises mondiales sont détenues en monnaie allemande. Au classement des monnaies de réserve, elle apparaît ainsi comme la deuxième du monde, derrière le dollar (67 %) et devant le yen japonais (7 %). D'où lui vient ce prestige? Le « miracle économique» allemand tient assurément à la discipline d'un peuple que les mésaventures monétaires ont mis en garde contre tout écart de conduite. Il tient aussi à la politique de rigueur adoptée, dès le temps du ministre Ludwig Erhard, et qui combine le refus des facilités financières avec un système d'économie de marché. Il tient enfin à l'indépendance de la banque d'émission par rapport à l'État. A la Bank deutscher Lander, déjà autonome à l'égard du gouvernement fédéral, succède la Bundesbank, libre de conduire la monnaie à son gré, en imposant à l'occasion des mesures de restriction monétaire, et en sachant résister aux pressions du pouvoir politique. 222
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Ainsi l'Allemagne peut-elle supprimer progressivement toutes les réglementations qui limitent les échanges (et qui datent de 1931), abolir le contingentement des importations, assouplir le contrôle des changes, puis le supprimer tout à fait. Elle rend le mark convertible, même en faveur de ses propres résidents (à l'égal de la Suisse). A contre-courant de toutes les traditions monétaires, elle peut à plusieurs reprises revaloriser le mark, contre or, contre dollar, et contre toutes monnaies. Sortie vaincue et pantelante de guerres désastreuses, l'Allemagne rentre par étapes dans la communauté internationale: elle adhère à l'OECE, qui deviendra l'OCDE; à l'Union européenne des paiements (en 1950) ; à la Communauté du charbon et de l'acier (en 1951); au Fonds monétaire international (en 1952) ; à la Communauté économique européenne (en 1957); enfin au Système monétaire européen, au sein duquel le mark occupe une position centrale : à ce point que, pour stabiliser le cours de leurs monnaies, les autres pays membres du SME vendent ou achètent des deutsche Marks. A l'image des États-Unis et de la Suisse, l'Allemagne fédérale est l'un des rares pays à pouvoir utiliser principalement sa propre monnaie pour ses opérations de commerce extérieur et pour s'endetter envers l'étranger. Consécration de longues années de sagesse.
Premiers malheurs du franc Le franc n'égale le mark ni dans ses désastres ni dans son assainissement. Ses tribulations ont moins de portée internationale que celles du dollar, mais elles ont plus d'ampleur. La monnaie française, qui, au XIX· siècle, avait témoigné d'une belle stabilité, surprend au xx· par ses cabrioles. Le 2 août 1914, quand éclate la guerre, les Français ont deux certitudes: la guerre sera courte, et le franc n'est pas en danger. Ils se trompent deux fois. Le 5 août, une loi dispense la Banque de France « de l'obligation de rembourser ses billets en espèces ». Le cours forcé durera quatorze ans, soit dix ans de plus que le conflit. La guerre n'est donc pas la seule responsable des malheurs du franc. Il est aussi la victime des erreurs politiques postérieures. La victoire n'a pas sauvé le franc, la paix ne lui a pas rendu la sérénité. Dès 1914, la mobilisation des armées a été suivie d'une mobilisation de l'économie: moratoire des effets de commerce, limitation des retraits dans les banques, blocage des loyers, amorce d'un contrôle des prix et des changes. Pour financer la guerre, le Trésor fait appel aux avances de la Banque de France. D'août 1914 à juillet 1919, neuf lois successives accordent à l'État des facilités qui impliquent le recours à la planche à billets: 31 milliards d'avances, relèvement du plafond de l'émission de 6,8 à 40 milliards, circulation portée de 6 à plus de 37 milliards. Compte tenu des 7 milliards de monnaie de métal qui disparaissent du circuit monétaire, la masse des moyens de paiement fait plus que tripler. 223
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Le problème des pièces d'or et d'argent est en effet réglé: elles ont cessé de jouer un rôle monétaire. 2 500 millions, en « napoléons », sont versés sur l'autel de la patrie, en échange de francs-papier et de vains certificats de civisme. Le solde, soit quelque 3 milliards, est thésaurisé au fond des bas de laine: voilà que le Français prend l'habitude d'entasser l'or, à titre privé. L'or, hier monnaie, devient refuge. La guerre coûte à la France quelque 55 milliards de francs-or, dont 34 en dommages directs. La dette intérieure de l'État augmente de 100 milliards de francs-papier. Mais on se persuade que « l'Allemagne paiera ». Les prix ont doublé, mais on veut croire qu'il s'agit d'une hausse de pénurie, et non d'une hausse d'inflation. Sur les cotes extérieures, le franc n'a fléchi que modérément, mais grâce surtout au concours des trésoreries alliées, qui avancent les livres et les dollars dont Paris a besoin. Au printemps 1919, après la victoire, Anglais et Américains dénoncent la solidarité des trésoreries et cessent de soutenir le franc. Le voile se déchire. Le franc craque. De 1919 à 1926, durant sept années de crise monétaire, les Français s'aperçoivent que le franc de germinal n'était pas immortel. La circulation se gonfle, tandis que l'encaisse-or diminue. Les prix montent, les changes montent plus encore: la livre atteint 240 francs en juillet 1926, le dollar 49 francs. Ni le contrôle des changes, renforcé, ni les interventions sur le marché des devises, inauguré en 1924 avec le concours d'un prêt de banques américaines et britanniques, ne contiennent durablement la fuite devant le franc. Car la crise est d'abord psychologique. Les. Français, perdant leurs illusions, n'ont plus confiance. La carence du débiteur allemand, la vaine occupation de la Ruhr ont ébranlé les plus optimistes. De 1924 à 1926, onze gouvernements se succèdent. D'octobre 1925 à juillet 1926, on compte en 1926. I.E PRtslDEST DE I.A RtP1.:DI.IQ1.:g .·AIT APPEL A tDOUARD HERRIOT
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Un Sennep de la meilleure verve : Édouard Herriot, à qui le président Doumergue fait appel pour former le gouvernement, ne reste que deux jours de juillet 1926, et le franc ne tient pas... Dessin de Sennep. (Phot. Jeanbor © Arch. Photeb © by sPADEM,1989.)
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moyenne un mmlstre des Finances tous les trente-sept jours. Comment croire au salut du franc? Le Cartel des gauches, qui l'a emporté en 1924, dénonce tour à tour la spéculation et le mur d'argent. Au vrai, c'est la grande masse des épargnants, pris de panique, qui spécule à la hausse des changes. En juillet 1926, la chute paraît sans remède. « C'est un sauve qui peut général », note le gouverneur de la Banque de France, Émile Moreau, qui sait la masse de manœuvre épuisée, le plafond des avances atteint ou crevé. Mais le franc n'est pas le mark, et Raymond Poincaré survient à point.
Stabilisation et rechute L'ancien président de la République apparaît comme le sauveur. On croit en lui, parce qu'on a besoin de croire. Immédiatement, parce que le mal était dans les esprits plus que dans les faits, la tendance se renverse, Raymond Poincaré, sur la suggestion de Charles Rist, donne à la Banque de France le moyen légal d'agir sur le marché en émettant des francs en contrepartie de ses achats d'or et de devises. La livre retombe à 120 francs, le dollar à 25. Les capitaux expatriés, les capitaux étrangers refluent vers le franc, engorgent les réserves: une avalanche d'or et de devises. Le problème est d'empêcher une trop vive reprise du franc. Poincaré hésite entre la revalorisation et la stabilisation sur la base d'un taux dévalué. Pressé par les techniciens les plus avertis, il se résigne à stabiliser. Le 24 juin 1928, le franc de germinal fait place à un franc nouveau, cinq fois plus léger: 58,95 milligrammes d'or fin. Les billets sont convertibles en or (non plus en pièces, mais en barres). Sur ces données, la livre vaut un peu moins de 125 francs, le dollar un peu plus de 25 francs. La stabilisation Poincaré est suivie de quelques années triomphales. L'encaisse-or de la Banque de France, entre 1928 et le seuil de 1933, passe de 29 à 83 milliards de francs, soit de 1 700 à plus de 4900 tonnes. Au total, la France et les Français détiennent quelque 5 300 tonnes d'or, soit 2,4 fois plus qu'en 1913, soit encore 27 % de toutes les réserves d'or du monde. À l'étranger, on s'indigne, on crie à l'accaparement, on réclame la redistribution du métal, on accuse la France d'être trop riche. La couverture-or du franc atteint 80 %. Ses progrès tiennent aux excédents de la balance des paiements, à l'afflux des capitaux, français ou étrangers, qui considèrent la France comme le meilleur refuge : refuge contre la crise économique (venue d'Amérique), refuge contre les dévaluations (dont la Grande-Bretagne a donné l'exemple). Refuge précaire tout de même: car la crise n'épargnera pas l'économie française, et les dévaluations sont contagieuses. Et puis, et surtout, de l'autre côté du Rhin, se font entendre en cadence des bruits de bottes. 225
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Le bloc de l'or, que Paris tente de constituer avec la Belgique, les Pays-Bas, la Suisse, se disloque bientôt. Les prix français sont trop élevés, la sécurité française est menacée, les capitaux vont fuir vers d'autres cieux. En 1936, un gouvernement de Front populaire offre généreusement aux Français des loisirs, à l'heure où s'arment leurs voisins, et majore les prix de revient, à l'heure où la concurrence se fait plus âpre. Il a promis de ne pas dévaluer. Quatre mois après avoir été porté au pouvoir, il dévalue. Ce n'est qu'une première étape sur la voie d'une série d'amputations monétaires : franc Auriol à 44,1 milligrammes d'or fin, franc Bonnet à 38,7, franc Reynaud à 24,5, puis à 21. C'en est fini du mythe de la stabilité. Les Français, désabusés, croiront désormais à l'instabilité permanente de leur monnaie. Au long de ces années difficiles réapparaissent tous les signes habituels de l'inflation et de la défiance: avances de la Banque à l'Etat, gonflement de la circulation, exode des capitaux, hausse des prix, hausse des devises... On essaie d'accrocher le franc au sterling, on songe à restaurer le contrôle des changes. Paul Reynaud, durant quelques mois, parvient à imposer un entracte au scénario de la dégradation monétaire. La guerre, en septembre 1939, rend vain tout espoir de redressement. La guerre, c'est d'abord le retour nécessaire à la réglementation des changes: suppression de tout libre commerce sur les devises, embargo sur l'or et les capitaux, mise en tutelle du commerce extérieur, blocage théorique des prix et des salaires ... Pour répondre aux besoins du Trésor, la circulation progresse à 175 milliards. Pour régler le fournisseur américain, l'encaisse-or tombe à 1 780 tonnes. Le dollar est contenu à 44 francs, la livre à 176. Mais le danger vient du mark: plus exactement de ceux qui l'importent dans leurs bagages: les envahisseurs de la Wehrmacht.
Occupation, libération Les Allemands victorieux résolvent à leur manière la politique des transferts, qui paraissait insoluble au lendemain de la Première Guerre mondiale : le mark vaudra 20 francs, et la France paiera. Le taux de 20 francs pour un mark confère à l'occupant un pouvoir d'achat qui lui permet de dévaliser la France à bon compte. En même temps, les Allemands exigent une lourde indemnité quotidienne d'occupation, si lourde qu'ils en trouvent difficilement l'emploi, si ce n'est à des achats de marché noir qui concourent à vider la France de sa substance. Au total, le Trésor remettra au vainqueur 705 milliards de francs, sans compter le déficit que creusent les livraisons de l'économie française au Reich, et que celui-ci ne réglera jamais. L'État ne peut s'acquitter de cette indemnité qu'en demandant des avances à la Banque de France, qui ne peut elle-même que fabriquer des billets: 426 milliards de francs en quatre années, soit 3 à 4 milliers de francs par seconde. La défaite coûte cher. 226
L'EXODE DE L'OR
Hitler a beau proclamer très haut son mépris pour l'or, ce métal «judéo-capitaliste », qui ne vaut pas le mark allemand assis sur l'étalon-travail, il ne manque pas de faire main basse sur toutes les réserves des banques centrales qui tombent en sa possession. La Banque de France prend ses précautions, comme elle l'afait en 1914. Dès novembre 1939, Paul Reynaud a/ait expédier plus de 600 tonnes d'or au-delà des mers : aux États-Unis, en Grande-Bretagne, au Canada. Restent en France quelque 1 200 tonnes defin, auxquels s'ajoutent l'or belge et l'or polonais. Ce trésor est évacué soit sur la succursale du Puy, soit sur Toulon et Brest, où il est entreposé dans la chambre des torpilles, sous vingt mètres de rochers. Mais l'offensive allemande se développe : ordre est donné de faire passer l'or au-delà de l'Océan. Premier transfert, avec 200 tonnes parties de Brest le 20 mai sur le porte-avions Béarn, et 400 tonnes parties de Toulon le 21 sur les croiseurs Émile Bertin etJeanne d'Arc. Regroupées, les trois unités parviennent à Halifax, au Canada. Deuxième transfert : le 2 juin, le paquebot Pasteur quitte Brest avec 212 tonnes d'or. [Iles débarque aussi à Halifax, d'où elles gagneront Ottawa.
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Troisième transfert. le 3 juin " c'est encore 212 tonnes. acheminées par rail du Puy à Bordeaux. puis par la route de Bordeaux au Verdon, que prend en charge la Ville d'Oran. Il arrive à Casablanca le 10 juin. confie sa cargaison au croiseur américain Vincennes ; destination New York. Quatrième transport " le 12 juin. à Brest. le croiseur Émile Bertin. de retour de son premier voyage. prend àfond de cale 254 tonnes d'or. Embarquement hâtif, pour Halifax. Mais en vue des côtes canadiennes. le 18 juin. le gouvernement Pétain câble l'ordre de gagner la Martinique. Entreposé dans des casemates à Fort-de-France. l'or y restera durant tout le conflit. Dernier exode, pour quelques centaines de tonnes d'or à évacuer " de Brest. via Le Porzic. elles sont chargées à la hâte. le 18 juin. sous les bombardements. sur cinq paquebots devenus croiseurs auxiliaires " El Djezaïr, El Kantara, El Mansour, Ville d'Alger et Ville d'Oran. La flottille se faufile entre les mines magnétiques. Les Allemands seront à Brest dix-sept heures plus tard. Quant aux 230 tonnes d'or belge et polonais. elles peuvent être embarquées le 19 juin. à Lorient. sur le Victor Schoelcher, pour Casablanca et Dakar. À Paris. les Allemands ne trouvent que des caves vides de métal.
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L'ÉROSION DES GRANDES MONNAIES
Au bilan de la Banque, le poste des billets monte en flèche : il atteint 633 milliards après la Libération (en octobre 1944), presque quatre fois plus qu'avant l'occupation. Avec les dépôts bancaires et postaux, la masse monétaire dépasse 900 milliards. Mais les Français, même gorgés de liquidités, sont incapables d'en abuser. La guerre et le blocus entretiennent la pénurie, si bien qu'il est difficile d'acheter: sur les marchés officiels, les billets ne valent rien sans titres de ravitaillement; sur les marchés parallèles, la hausse des prix clandestins freine la demande. Le marché des changes est mort. Le marché de l'or, théoriquement interdit, voit monter la pièce de 20 francs jusqu'à 5 200 : nombre d'Allemands comptent parmi ses clients discrets. Le gouvernement de Vichy limite mal les dégâts. Officiellement, il se rallie aux thèses de la monnaie dirigée, il aligne le contrôle des changes sur les contraintes allemandes. En peuplant de fonctionnaires le Conseil général de la Banque de France, il la met sous la coupe de l'État. Mais l'encaisse-or lui échappe: elle a été mise en sûreté en Amérique, en Turquie, aux Antilles. Pendant ce temps, un autre franc survit dans les fractions de l'Empire qui poursuivent le combat. À Alger, Américains et Anglais introduisent des billets de leur fabrication sur la base d'un dollar pour 75 francs. Alger proteste, ramène ce taux à 50 : première ébauche des problèmes que posera la Libération. La voici, cette Libération tant espérée, en l'été 1944 ! Mais il ne suffit pas de chasser l'occupant pour restaurer la monnaie. Le débarquement allié en Normandie commence par introduire une inflation de surcroît, sous la forme de coupures imprimées aux États-Unis. Elles ont beau s'orner d'un drapeau tricolore et être libellées en francs, elles relèvent de l'administration militaire alliée (l'Amgot). Ni le général de Gaulle ni la Banque de France n'en ont le contrôle. Le général se fâche, et n'a de cesse que ces billets militaires soient remplacés par des coupures régulières. Vichy lègue 633 milliards de billets, en regard d'une encaisse-or presque intacte (à 1 580 tonnes). Les prix officiels et les salaires ayant augmenté moins que la circulation, ils explosent. Le gouvernement provisoire ne peut qu'épurer la situation, par un échange de billets qui permet d'annuler les coupures emportées par les Allemands ou détruites par la guerre.
Les revers de la Ive République La Ive République n'est pas plus sage que la Ille. Comment, dans l'instabilité politique, trouverait-elle le climat propice à la stabilité monétaire? Le franc, hier malade de la guerre, est aussi bien malade de la paix. À son chevet ne manquent certes pas les médecins, dont plusieurs sont compétents et consciencieux : René Mayer en 1948 a du savoir-faire; Antoine Pinay en 1952 a du bon sens; Edgar Faure en 1955 a de la malice. Mais les convalescences ne font que relayer les amputations. 229
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Médications internes: des prélèvements sur les patrimoines et l'enrichissement; un retrait des gros billets (de 5 000 francs), qui facilite le repérage de quelques fraudeurs, sans ponction sur la masse monétaire; une politique incohérente au sujet de l'or, d'abord interdit et traqué, ensuite pleinement libéré; une alternance de restrictions et de détente sur le marché des changes, qui stimule la spéculation plus qu'elle ne la décontenance. Médications externes: une aide généreuse des États-Unis, providence du monde à reconstruire; mais aussi des emprunts répétés, pour couvrir les déficits de la balance commerciale et de la balance des paiements. La France perd l'essentiel de ce qui lui reste d'encaisse-or, et les Français ce qui peut leur rester de confiance. Faible pour limiter ses dépenses, l'État n'est pas capable d'équilibrer ses budgets. Il s'installe dans le déficit. Il fait appel à la Banque de France sous des rubriques variées. En dépit des serments de vigilance et des tentatives réitérées de freinage, les prix poursuivent leur marche en avant à une belle cadence. Parce que les prix français sont trop élevés, la balance commerciale est presque constamment déficitaire. Les réserves d'or de la Banque de France, en treize années de IVe République, tombent de 1 580 tonnes à 510. Le franc continue de descendre la pente : un rigoureux contrôle des changes n'empêche pas le dollar, devenu la monnaie de référence privilégiée, de progresser sur le marché parallèle des billets, de 115 (en juillet 1945) à 460 (en mai 1958) : coefficient 4. La définition officielle du franc, maintes fois rectifiée, ne fait jamais que suivre avec retard la courbe de la dépréciation. René Pleven, en 1945, le ramène à 7,46 milligrammes d'or fin (119 francs pour un dollar). René Mayer, en 1948, adopte un système de changes multiples (de 214 à 305 pour un dollar). Maurice Petsche, en 1949, regroupe les taux de change à 350 francs par dollar; puis en 1950, il réévalue l'encaisse-or sur la base de 2,52 milligrammes de fin par franc. Antoine Pinay, en 1952, hésite à accoler son nom à une dévaluation. Félix Gaillard, en août 1957, majore le taux de change des importations et taxe la plupart des exportations, ce qui porte le dollar à 420. En octobre 1957, l'opération qui n'ose pas dire son nom renonce à son camouflage: la dévaluation est avouée et consacrée. En juillet 1958, Antoine Pinay la confirme au même niveau, en définissant le franc par 2,115 milligrammes d'or fin, soit 137 fois moins que le franc de germinal. Durant la détérioration de la monnaie et la hausse des prix, les Français ont fui, selon leur habitude, vers les valeurs réelles: la terre, la pierre, les objets d'art et de collection, les bijoux, les perles, les diamants; et tout particulièrement vers l'or, objet traditionnel de leur tendresse. Ils thésaurisent le métal, un peu comme ils souscriraient une police d'assurances, pour se prémunir des risques que court le papier : risques de dévaluation, d'impôt ou de guerre. Les experts évaluent l'avoir privé des Français, pour 1958, à 3 900 tonnes: soit plus qu'aucun autre peuple au monde, et de sept à huit fois ce qui reste alors dans les caves de la Banque de France. La méfiance des Français se manifeste par la fermeté de la cote de l'or, et aussi par le recours à des indexations qui leur donnent l'illusion de se prémunir contre le péril monétaire : on indexe les loyers sur le salaire minimal, le salaire minimal sur les prix de détail, on indexe les emprunts, les contrats d'assurances, les prix agricoles. Ces subterfuges n'empêchent pas la dégradation matérielle et morale de la monnaie. 230
Le franc stabilisé et alourdi En mai 1958, le général de Gaulle, écarté du pouvoir depuis douze années, se donne pour mission de rénover l'État tombé en déliquescence; et, parallèlement, de restaurer la stabilité du franc. Il a pour ministre des Finances cet Antoine Pinay qui a su, en 1952, ranimer pour un temps la confiance et qui, comme Poincaré naguère, passe pour avoir la vocation d'un sauveteur du franc. Le fait est que, en six mois, la France, dotée d'une nouvelle Constitution, inaugure une nouvelle République (cinquième du nom), tandis que le franc reçoit un nouveau statut. Une commission d'experts, présidée par Jacques Rueff, en détermine les conditions, réformes de structures, équilibre budgétaire, équilibre de la production et de la consommation, condamnation des subventions et des indexations, appel à la concurrence pour freiner la hausse des prix, ouverture des frontières avec démarrage d'un Marché commun entre six nations de l'Europe occidentale. À quel taux le franc sera-t-il stabilisé? Sur la proposition du gouverneur de la Banque de France, Wilfrid Baumgartner, de Gaulle retient une définition « ronde» en termes d'or, jugée moins asservissante qu'une référence au dollar. Le franc 1958 représente 2 milligrammes d'or à 900 millièmes, soit 1,80 milligramme de fin. Ce qui situe le dollar à 493,70. Cette définition n'est pas simplement théorique, comme celle qui l'ont précédée tout au long de la IVe République; le franc est désormais convertible, non pas en or à l'usage interne, mais en devises fortes à l'usage externe. Il accède à cette cànvertibilité le 29 décembre 1958, en même temps que les autres devises de l'Europe occidentale, pour tous les « non-résidents ». Progressivement, il sera libéré du carcan du contrôle des changes. Miracle! Pour la première fois depuis l'opération Poincaré de 1928, l'opération de Gaulle-Pinay de 1958 réussit. Le franc confirme sa parité sur le marché des changes. La cote du lingot d'or s'aligne presque sur le tarif officiel. Les balances extérieures redeviennent excédentaires. Les réserves d'or et de devises se reconstituent. Les dettes extérieures sont en voie de remboursement. Les prix, rendus à la liberté, montent moins que ne le prévoyaient les prophètes de malheur. Quelques échecs, cependant, limitent la portée du succès; les capitaux émigrés hésitent devant le rapatriement, l'épargne craint de s'investir à long terme, les thésauriseurs d'or ne vendent pas leur métal. Reste que le franc de 1,80 milligramme peut sembler bien léger. Mais la commission Rueff a préconisé de le multiplier par cent. L'alourdissement, annoncé dès la stabilisation de décembre 1958, est réalisé le 1er janvier 1960. Il n'a qu'une signification comptable. Le franc de Gaulle équivaut "maintenant à 180 milligrammes d'or fin, et le dollar ne cote plus que 4,937 francs. Les Français ont quelque mal à s'adapter à cette arithmétique. Ils se sont chagrinés de voir leurs salaires et leurs créances divisés par cent, et ne se sont pas toujours émerveillés de voir les prix et les dettes allégés de la même façon. Avec une grande paresse d'esprit, ils persistent longtemps à penser et à compter en anciens francs. Mais leurs ancêtres n'étaient pas plus vite 231
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passés de la toise au mètre, de l'arpent à l'hectare, de l'once au gramme, de la livre tournois au franc. Il faut laisser faire le temps. Ce qui importe, ce n'est pas que le franc soit plus lourd, c'est qu'il soit plus fort. Et il l'est, tel que le souhaite le général de Gaulle, épris de sa propre grandeur, comme de celle de la France et du franc. Il l'est, comme s'il s'agissait de défier le dollar. Charles de Gaulle n'accepte aucune subordination, ni au regard de la puissance américaine ni au regard du change américain. Comme pour défier le dollar, il célèbre «l'or, qui a seul le caractère d'immuabilité, d'impartialité et d'universalité ». Il fait convertir en or les dollars que détient la Banque de France. Il ordonne à celle-ci de se retirer du « Gold Pool» des banques centrales qui interviennent sur le marché du métal pour défendre la parité du dollar. Mais Paris peut-il ainsi tenir tête à Washington? Brusquement, sur les barricades de mai 1968, le dollar tient sa revanche sur le franc.
Mai 1968 et ses lendemains En quelques semaines, tout bascule. Dix ans de redressement sont remis en cause, le prestige du général de Gaulle chavire, le franc retombe du rang des monnaies fortes au rang des monnaies faibles. Par quelle révolution ? Par la vertu d'une révolution d'opérette: des chahuts d'étudiants mis en scène par des radios périphériques en quête d'auditeurs, des mascarades en Sorbonne et à l'Odéon, des émeutes qui omettent de faire des victimes, mais dont la légende fera une épopée. C'est le prélude burlesque d'un grand mouvement ouvrier, qui aboutit à une grève générale. Banques fermées, transports bloqués, l'économie française est paralysée, les capitaux prennent le large, les réserves de la Banque de France sont entamées, l'inflation reprend du souffle. À l'arrière-plan, la question se pose de savoir quelle place tient dans les « événements» la querelle qui met aux prises le franc et le dollar. Sans prêter de rôle machiavélique à une quelconque CIA dans le financement des opérations, il faut bien constater que le dollar en sera le grand gagnant, et le franc le grand perdant. Le sous-gouverneur de la Banque de France, Alain Prate, en fera le constat : « Il existe au moins une coïncidence de dates et vraisemblablement une mystérieuse relation entre les crises monétaires internationales du début de 1968 et les événements politiques et sociaux de mai 1968. » Adieu aux rêves de grandeur! La France avait refusé d'adhérer à l'accord de Stockholm qui créait les droits de tirage spéciaux sur l'injonction des États-Unis. Devenue débitrice du Fonds monétaire international, elle n'a plus les moyens de faire bande à part. Rentrant dans le rang, elle accepte les DTS.
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Aotlt 1969: avec quinze mois de retard, il faut payer l'addition de mai 1968. On dévalue, pour la première fois sous la V' République! Mais les Français sont blasés. C'est plutOt la stabilité de la monnaie qui les étonnerait. Sur la plage de La Garoupe, au grand soleil de la COte, ils ne s'émeuvent guère de la dévaluation du franc. (Phot. @ Henri Cartier-Bresson-Magnum.)
Même si les élections législatives renforcent après coup la majorité en place, « rien ne sera plus comme avant ». Même si de Gaulle refuse de dévaluer en novembre 1968, une nouvelle amputation du franc est inscrite dans la fatalité. En avril 1969, le général quitte le pouvoir: il a choisi l'exil et le silence. En août 1969, alors que les Français en vacances ne pensent qu'aux plaisirs de l'été, le franc est ramené de 180 à 160 milligrammes d'or fin, ce qui porte le dollar à 5,55. Sur cette base, Paris jouit de quatre années de répit, qui lui permettent de reconstituer ses réserves de change, mais non pas ses réserves d'or, puisque le dollar n'est plus convertible en métal. A son corps défendant, la France détient plus de dollars que d'or. Au printemps 1973, comme le dollar rejette le lien fort ténu qui le rattache encore à l'or, toutes les grandes monnaies deviennent flottantes à leur tour, et sans définition métallique. Quel que soit l'attachement traditionnel de la France au principe des parités fixes, il y faut renoncer. Voilà le franc désincarné, défini au jour le jour par la seule cote des changes. Il a été jadis monnaie d'or, puis de papier convertible en or, puis de papier inconvertible; il n'est plus qu'une abstraction. Dans les comptes de la Banque de France, l'encaisse-or est réévaluée tous les six mois en fonction des cours du marché. 233
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Un autre drame se déroule en cette même année 1973, fertile en accidents : la guerre qui éclate au Proche-Orient déchaîne la crise pétrolière. Les pays producteurs quadruplent le prix du baril, en attendant de faire mieux encore. Du coup, la balance commerciale de la France plonge dans les déficits. Le franc est frappé de plein fouet. En 1976, derrière Raymond Barre, elle cherche les voies du salut en se refusant aux commodités de l'inflation. L'effort est rude, les résultats sont modestes: la hausse des salaires et des prix, dans le sillage du pétrole, est difficilement contenue, la masse monétaire s'enfle, le chômage s'aggrave. Éliminé depuis 1972, le déficit budgétaire a fait sa réapparition. Du moins, sauf en quelques périodes agitées, le franc se comporte bien sur le marché des changes, et les réserves d'or et de devises restent confortables. C'est ce sur quoi compte l'opposition. Puisque les coffres sont pleins, le moment est propice pour prendre le pouvoir. L'élection présidentielle de 1981 et les élections législatives qui la suivent dans la foulée portent François Mitterrand à l'Élysée, les socialistes au gouvernement, et rouvrent au franc, comme en 1924, comme en 1936, les voies de l'aventure.
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«28 aotlt 1971 : le coup du dollar.» Dessin de Jacques Faizant. (@ by C. Charillon, Paris.)
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À l'heure du socialisme La seule perspective de la victoire socialiste a fait fuir les capitaux et entamé les réserves françaises de devises. Le mouvement s'accélère au lendemain de l'élection présidentielle du 10 mai. De toute urgence, il faut restaurer le contrôle des changes. Il serait sage de dévaluer, c'est-à-dire non plus de modifier la définition-or du franc (puisqu'il n'a plus de lien avec le métal), mais de réduire sa valeur par rapport au mark, monnaie dominante du Système monétaire européen, auquel adhère la France. François Mitterrand se cabre: impossible de toucher au franc! Le président est encore dans l'ivresse de son colloque avec les grandes ombres du Panthéon. Elles lui interdisent d'inaugurer le règne de la gauche avec une pareille initiative. Ètrangement, les socialistes de 1981, tout en nationalisant les banques et les grandes firmes industrielles, renouvellent les comportements du Front populaire de 1936 : même refus aveugle de la dévaluation, mêmes prodigalités envers les salariés, les fonctionnaires, les chômeurs, les jeunes, les vieux; réduction de la durée hebdomadaire du travail, élargissement des congés payés. Avec les mêmes illusions: relance de la consommation, relance espérée de la production. Avec les mêmes inéluctables conséquences: aggravation des prix de revient, perte de compétitivité pour l'économie française, déficits intérieur et extérieur, fuite devant le franc. À quarante-cinq ans de distance, le vocabulaire change à peine : au mythe des deux cents familles succède le slogan des multinationales, au ministère des Loisirs celui du Temps libre. Si la terminologie se renouvelle timidement, les problèmes restent posés, dans des termes qui ne varient guère. Le Front populaire de 1936 s'est résigné à dévaluer 143 jours après sa victoire électorale. Les socialistes de 1981 s'y résignent 149 jours après leur propre triomphe. Ils vont dévaluer deux autres fois, en juin 1982 et en mars 1984, en léguant à leurs successeurs le soin de dévaluer une quatrième fois en mai 1986. Au total, le mark passe de 2,37 à 3,35 francs: ce qui le revalorise de 41 %. Pourtant, la gestion socialiste a bénéficié de circonstances exceptionnellement favorables, par la grâce d'un effondrement des prix du pétrole et d'une amélioration de la conjoncture internationale. Les socialistes ont pu obtenir des concours extérieurs, avec des prêts de groupes bancaires ou de l'Arabie Saoudite. Ils ont compris en temps utile qu'ils s·e fourvoyaient sur les chemins de la générosité sociale et de la facilité financière. Les marxistes sont devenus libéraux, célébrant l'effort, le profit, l'investissement, l'épargne, la libre entreprise, la compétition, la sélection, la rigueur. Aux oubliettes, la planification, les trente-cinq heures! Pierre Bérégovoy, successeur de Jacques Delors aux Finances, affiche sa volonté de libérer les changes, les prix, le crédit, d'alléger les impôts. Il lutte vaillamment contre la hausse des salaires et freine efficacement l'inflation. Il chausse les bottes de Ronald Reagan et les escarpins de Margaret Thatcher : en oubliant les propos de François Mitterrand, qui a jadis caressé le rêve de rompre définitivement avec le capitalisme. Trop tard, ou trop peu! Un libéralisme moins suspect l'emporte au scrutin législatif de mars 1986, et, pour la durée d'un entracte de deux ans, 235
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impose la cohabitation laborieuse d'une majorité qui privatise et d'un président qui se repent de s'être repenti ... Les socialistes, qui ne sont plus guère socialistes, reviennent au pouvoir en 1988. Même si l'expérience les a instruits et assagis, le franc, manifestement, n'en a pas terminé avec les épreuves.
Le franc belge résiste mteux Si le franc français a payé un lourd tribut aux vicissitudes du xx· siècle, il faut bien croire que les guerres et les crises n'en sont pas seules responsables: le franc belge, qui a dû faire face aux deux mêmes invasions et affronter de pareilles difficultés, s'en tire moins mal. Première invasion en 1914, et pour quatre ans: l'envahisseur allemand, dans ses bagages, apporte son mark, qui aura cours pour 1,25 franc, concuremment avec les billets belges. Il ne peut mettre la main sur l'encaisse-or qui a été évacuée sur Londres, via Anvers. Quand, vaincus, les Allemands se retirent, ils laissent le franc belge mal en point. Mais la Belgique meurtrie obtient une priorité sur les réparations allemandes, et elle met en place un contrôle des changes très strict. Avec le secours des banques centrales étrangères et d'un prêt de 100 millions de dollars, la convertibilité du franc belge peut être rétablie en octobre 1926, sur la base d'une définition de 41,8 milligrammes d'or, réduite de 85 %. Ce franc n'est qu'à usage interne. Pour l'extérieur, une monnaie nouvelle est adoptée, qui s'appelle le belga et vaut 5 francs : c'est une façon de se désolidariser du franc français et de persuader l'opinion que la Belgique recommence une carrière monétaire. Mais les Belges ne se reconnaissent guère dans cette unité, simple multiple de la monnaie courante, et traitée en intruse. La crise venue d'Amérique ne tarde pas à contraindre Bruxelles de se rapprocher de Paris, au sein d'un bloc de l'or éphémère. En 1935, dévalué de 28 %, le franc belge n'est plus défini que par 30,12 milligrammes de fin: soit à peine plus que le dixième du franc d'avant-guerre. Nouvelle invasion: en 1940 comme en 1914, l'occupant retire le privilège d'émission à la Banque nationale et le confie à un organisme de sa façon, qui triple en quatre ans le volume des billets. Les prix montent dans la clandestinité des marchés noirs, plus encore que sur le marché officiel et rationné. En 1944, à l'heure de la Libération, la Belgique apparaît en moins mauvaise posture que les autres nations continentales. Le port d'Anvers, libéré sans dommages majeurs, devient la porte maritime de l'Europe occidentale, au profit des finances belges. Au demeurant, le gouvernement belge réfugié à Londres a pu vendre à bon prix, aux Alliés, les métaux du Congo: cuivre, étain, cobalt, uranium ... Il se retrouve largement créancier du monde, et il en profite pour rééquiper l'industrie. 236
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Responsable des finances, Camille Gutt édicte hardiment, dès octobre 1944, un blocage de la circulation monétaire, doublé d'un échange des billets. Mesures impopulaires, mais efficaces. Le blocage permet d'annuler 60 % des billets, des comptes bancaires et postaux. L'échange élimine les coupures qu'ont pu conserver les Allemands. En vain, les Belges ripostent par une fraude gigantesque, en spéculant sur les valeurs refuges, de l'or aux bijoux. La déflation porte ses fruits. Elle se complète par la restitution des 198 tonnes de métal que la Banque nationale de Belgique avait confiées à la Banque de France (et que s'étaient adjugés les Allemands), et par l'abolition du belga, de toute façon tombé en désuétude. En décembre 1946, Bruxelles fait enregistrer par le Fonds monétaire international, nouveau-né de Washington, la parité allégée du franc belge: 20,7 milligrammes d'or - soit quatorze fois moins qu'en 1914, mais déjà près de trois fois plus que le franc français. Dans la paix retrouvée, le franc belge n'évite pas les morsures d'une lente érosion, qui l'amoindrit sans le déconsidérer - et sans l'acculer à cet alourdissement qui métamorphose le grand frère de germinal. Le franc belge, en 1949, accompagne la livre sterling dans la dévaluation, mais en se contentant d'une amputation de 12,5 %, alors que la livre perd 30 %. En 1958, avec les autres monnaies occidentales, il redevient convertible à l'usage externe. En 1973, comme les autres devises, il renonce à toute définition-or, et entame une carrière de monnaie flottante, à la merci des impulsions d'un marché capricieux. Entre-temps, le franc luxembourgeois s'est associé au sort du franc belge, la Belgique a participé à l'élaboration du Benelux avant de figurer parmi les nations fondatrices de la Communauté économique européenne, elle a adhéré au Système monétaire européen: sa vocation naturelle est de faire corps avec l'Europe, dont Bruxelles est la capitale désignée. C'est pour la Belgique le moyen d'oublier la perte du Congo, le drame des charbonnages et de la sidérurgie, comme de compenser les dissensions internes qui opposent la Flandre et les pays wallons. Avec la maison royale, le franc belge est l'ultime ciment d'une nation déchirée.
Chances et malchances du florin Doyen des changes du continent, le florin aborde le xxe siècle en position de force. Il s'est rallié à l'étalon-or en 1875, et, à la veille du conflit de 1914, il dispose des amples revenus que procurent la marine marchande, les colonies et un gros portefeuille de valeurs étrangères. Le pays des tulipes est prospère et serein. Mieux encore, il reste neutre. L'économie néerlandaise bénéficie des commandes des belligérants et du reflux des capitaux apeurés. Les Pays-Bas servent d'intermédiaire commercial, de refuge financier. Les excédents de la balance des paiements grossissent les avoirs de la Banque 237
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néerlandaise : de 1914 à 1918, la circulation des billets double, malS l'encaisse-or fait plus que tripler. Le florin fait prime sur le dollar. La fin des hostilités renverse la tendance: les apports du fret diminuent ou disparaissent, les courants commerciaux et financiers se déplacent. Mais la débâcle du mark précipite les capitaux allemands sur Amsterdam. En 1925, la situation est pleinement rétablie, le florin s'installe à son ancienne parité, avec convertibilité restaurée, au moins au profit des pays dont les banques centrales livrent elles-mêmes du métal à l'exportation. Budgets excédentaires, dette décroissante, déficit commercial à peu près compensé par les rapports des frets et du portefeuille : peuple heureux et dense, économie florissante, monnaie sans histoire. À dater de 1931, la crise venue d'Amérique manifeste ses effets. Les exportations fléchissent, comme partout; mais les Pays-Bas, largement tributaires du monde extérieur, y sont particulièrement sensibles. Les coups durs se succèdent: moratoire allemand, effondrement de la livre, chute du dollar, dévaluation du belga. Les Pays-Bas s'accrochent à l'or et au bloc de l'or.« Je maintiendrai », ditleur devise. Jusqu'au jour où, en 1936, il leur faut se résigner et renoncer à la convertibilité du florin. En mai 1940, les Pays-Bas sont envahis. Ils ont pu rester hors du premier conflit, ils sont submergés par le second. L'armée allemande campe sur les bouches du Rhin, important son mark, imposant ses frais d'occupation, écrasant l'économie et la monnaie. Entre 1940 et 1945, la masse monétaire quadruple. En regard, la masse des biens disponibles tend vers zéro, en raison du blocus, du fléchissement de la production, des saisies, réquisitions, pillages, démantèlements et bombardements ... La Libération laisse les Pays-Bas haletants. Dès septembre 1944, alors qu'on se bat encore à Arnhem, un accord anglo-néerlandais fixe de nouveaux taux de change, qui portent la livre à 10,7 florins et le dollar à 2,65 (au lieu de 1,47, selon la parité d'avant 1936). Le premier souci des autorités néerlandaises remises en place est d'assainir la circulation monétaire. Tous les billets sont bloqués, démonétisés et remplacés. C'est le moyen de recenser les fortunes, d'éliminer les coupures perdues et de freiner la hausse des prix. Le florin, lors de l'enregistrement des parités par le Fonds monétaire international, est maintenu en décembre 1946 à 2,65 dollars, soit 335 milligrammes d'or fin. Mais Amsterdam est tout aise de profiter, en septembre 1949, de la dévaluation de la livre sterling pour s'y associer: dans son zèle, le gouvernement néerlandais dévalue autant que le gouvernement britannique (de 30,5 %), de façon à ramener le florin à 233,9 milligrammes d'or fin, et à porter le dollar à 3,80 florins. Cette fois, Amsterdam a frappé un peu fort. Son pessimisme, qu'aggrave alors la perte des Indes néerlandaises, l'a conduit à dévaluer plus qu'il n'aurait convenu. Avec le concours du plan Marshall, l'économie néerlandaise se reconstitue. Grâce au courage d'un peuple obstiné, la petite Hollande, réduite à son territoire métropolitain, donne l'exemple d'un redressement qui combine la croissance de la production et la stabilité des prix. Quand l'Allemagne revalorise le mark, les Pays- Bas l'imitent: ce geste de solidarité se renouvellera plusieurs fois. Même si bien des liens rapprochent les Pays-Bas de la Grande- Bretagne (à commencer par Royal Dutch, Shell ou Unilever), même si elle est sœur 238
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de la Belgique, par exemple au sein du Benelux, même si le florin ne peut ignorer le dollar, monnaie d'une puissance où nombre de Néerlandais ont émigré, c'est surtout avec l'Allemagne et le mark que les Pays-Bas et le florin se sentent associés: Rotterdam est l'exutoire de la Ruhr. Monnaie flottante depuis 1973, plus ou moins satellite du mark au sein du système monétaire européen, le florin ne prétend plus aux premiers rôles, comme au temps glorieux de la Banque d'Amsterdam et du florin-banco. Mais il peut se targuer d'avoir subi moins de dommages que la plupart des monnaies reines.
Suzeraineté du franc suisse Il est pourtant un destin monétaire encore plus flatteur que celui du florin. Le cas du franc suisse est exceptionnel, comme l'est celui de la Confédération helvétique: les Pays-Bas ont échappé à l'une des deux grandes guerres du siècle, la Suisse a chaque fois sauvegardé sa neutralité et préservé son franc. Comment ne pas admirer ce petit pays, démuni de toutes les matières premières qui font ou qui ont fait la force des nations - ni charbon, ni minerai, ni pétrole -, ce pays au sol pauvre et tourmenté, moins peuplé que Paris, sans fenêtre sur la mer, voué par la nature à la médiocrité perpétuelle, voué par l'histoire à confronter trois ou quatre langues, et qui est devenu l'un des plus riches de la planète, avec une monnaie qui fait prime sur toutes les autres ? Pour le visiteur pressé, la Suisse n'est souvent qu'un chaos de rocs et de glaces, au pied desquels, sur des pâturages à fleurettes, des vaches tintinnabulantes offrent un lait crémeux tandis que, au son du cor des Alpes, des montagnards occupent leurs loisirs à sculpter des boîtes à musique, à fabriquer des montres ou à envelopper du chocolat dans du papier d'étain. Mais ce pays pour cartes postales recèle aussi une capitale de la chimie, qui est Bâle, une capitale de la diplomatie, qui est Genève, une capitale de la finance, qui est Zurich: non pas à l'échelle de vingt-trois cantons, mais à l'échelle du monde. Le secret du miracle suisse, c'est peut-être sa monnaie. A moins que celle-ci ne soit la résultante de tous les miracles de l'Helvétie. Miracle politique, par la vertu d'une neutralité assise sur la vigilance des hommes et l'invulnérabilité des cimes. Miracle économique, du fait de l'essor d'une industrie née de l'énergie des torrents. Miracle financier, mis en scène par des banques ouvertes à tous les capitaux de la terre. Le franc suisse, on l'a vu naître en 1850, à l'égal du franc de germinal. On a dit les déboires de l'Union latine, qui prétendait ébaucher un espace monétaire européen. C'est seulement en 1907 que la Banque nationale suisse reçoit le monopole de l'émission; en 1910, les billets des banques cantonales cessent de circuler. Le franc suisse est en place, juste à la veille du premier conflit du siècle. 239
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Dans la guerre, la Suisse devient le refuge des capitaux inquiets. Parce qu'elle est officiellement neutre? Bien davantage parce qu'elle monte la garde au pied de ses montagnes, et que celles-ci donnent à réfléchir à l'assaillant; et sans doute aussi parce que les belligérants ont intérêt, de part et d'autre, à conserver au cœur même des champs de bataille une oasis de sérénité qui peut servir d'exutoire, d'hôpital, d'observatoire à l'usage des évadés, des diplomates et des espions, mais également à l'usage des porteurs de capitaux. La Suisse trouve ici sa véritable vocation, à laquelle elle restera fidèle une fois la paix revenue : elle sera, dans un monde tourmenté, une terre d'asile. Dès le 3 août 1914, un arrêté fédéral a suspendu la convertibilité des billets et le franc suisse n'a pas échappé aux vicissitudes de l'offre et de la demande sur les marchés des changes. C'est seulement en 1925 qu'il recouvre sa parité et sa stabilité : il reste seul à prolonger le franc de germinal. Le 20 décembre 1929, une loi fédérale enjoint à la Banque nationale « de rembourser ses billets, à présentation, en monnaie d'or suisse ». Ce statut d'étalon-or sera abandonné sept ans plus tard, après les orages qui se sont abattus sur la livre, sur le dollar, sur le bloc de l'or, quand la Banque nationale sera conviée simplement, en 1936, à « maintenir la parité or du franc suisse à une valeur comprise entre 190 et 215 milligrammes d'or fin ». Adieu à germinal!
Quand le franc suisse tient bon 1939 : la Suisse assiste au déferlement du nouveau conflit. Toute neutre qu'elle est, la monnaie suisse est cernée et concernée. Le 31 mai 1940, elle est dévaluée, toujours dans les limites prévues en 1930 : elle représente 205,35 milligrammes d'or fin, ce qui situe le dollar à 4,32. Même encerclée par l'Allemagne guerrière, la Suisse reste le havre des capitaux, et le franc suisse est demandé. En 1950, l'encaisse-or atteindra le triple du montant des réserves de 1940. Parce qu'elle est neutre, et qu'elle veut le rester de toutes les manières, la Suisse ne participe pas à la conférence monétaire de Bretton Woods, et elle n'adhère à aucun des organismes qui en sont issus. Elle garde sa pleine liberté de mouvement. Témoin de deux conflits, et non pas acteur, le peuple suisse réussit cet autre exploit d'échapper à la vague des dévaluations de la nouvelle après-guerre. À quelques nuances près, le franc suisse est confirmé dans sa parité sur la base de 203,2 milligrammes d'or fin (décembre 1952). Les conditions de la convertibilité des billets sont assouplies en juillet 1954 : ils seront remboursables non plus en or, mais en devises-or. Une stabilité politique exemplaire, un équilibre social permanent, l'ordre, le plein emploi: comment un tel pays ne séduirait-il pas les capitaux? 240
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Ils trouvent en Suisse une organisation bancaire à leur mesure. Dans un petit pays, les contacts sont plus faciles et plus étroits que dans le cadre d'une grande nation. À Zurich, tous les banquiers se connaissent. Entre eux, il n'est pas besoin de textes impératifs et méticuleux. Une conversation, une circulaire, une recommandation suffisent à la Banque nationale pour se faire entendre et comprendre. La politique monétaire suisse est faite de souplesse et d'amitié complice. Entre banquiers et clients, la confiance est de règle. Trois grandes maisons dominent le marché, avec des raisons sociales qui ne sont pas discutées : Société de banque suisse, Union de banques suisses, Crédit suisse, l'ensemble du réseau bancaire fait de Zurich une place de taille internationale, et de la Suisse une plaque tournante des capitaux. Londres raille les banquiers suisses: ils ne sont que des « gnomes ». Mais les gnomes ne détiennent-ils pas des pouvoirs magiques ? C'est une vieille tradition des banques suisses que de garantir le secret à leurs déposants, notamment grâce aux comptes numérotés. Tout dépôt est sacré, tout coffre est inviolable, et les talents des contrôleurs étrangers du fisc ou des changes s'arrêtent à la frontière. Le secret bancaire, entre Rhin et Rhône, est une industrie nationale. En fait, trop désirable, trop désiré, le franc suisse risque d'être la victime de ses courtisans innombrables. Le risque se situe sur plusieurs plans : risque d'inflation si les dépôts étrangers gonflent exagérément la masse monétaire, risque de prise de contrôle pour les entreprises locales si les capitaux extérieurs colonisent les affaires, risque de hausse du franc suisse, aux dépens de la capacité d'exportation, si la Banque nationale n'achète pas les devises qui sont offertes. Consciente de ces dangers, la Suisse a multiplié les précautions et les parades pour freiner l'invasion des capitaux étrangers: limitation de l'achat des biens immobiliers, vote plural en faveur de certaines catégories de titres, suppression éventuelle de toute rémunération aux déposants étrangers, voire parfois mise en place d'un intérêt négatif... Il n'empêche que, devant le gonflement des réserves de la Banque nationale, le franc suisse doit être revalorisé (à 217,6 milligrammes d'or fin, en mai 1971), puis renoncer à toute définition métallique, à l'heure où le dollar entraîne toutes les monnaies dans un flottement généralisé. Du moins, si le franc suisse flotte désormais sur les cotes des changes, c'est sous le contrôle des autorités monétaires qui veillent à ce qu'il ne s'apprécie pas trop, notamment en termes de dollars. Une balance des paiements courants régulièrement excédentaire, un équilibre budgétaire durable, une masse monétaire bien contrôlée, des prix d'une sagesse exemplaire: la Suisse est un pays enviable, et le franc suisse une monnaie désirée.
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Les fantaisies de la lire À l'image de l'Italie, la lire est à la fois très jeune et très vieille. Elle compte dans son ascendance la litra de Sicile et de Campanie et la livre romaine. Elle n'a refait surface qu'en 1862, pour participer aux turbulences de l'Union latine et aborder le xxe siècle dans l'inconvertibilité. L'Italie entre en guerre en 1915. Mais dès le mois d'août 1914, l'État demande des avances et relève le plafond de l'émission. Un déficit commercial sans précédent, des budgets en déséquilibre profond, une dette publique considérablement accrue, un appel aux crédits extérieurs : c'est le bilan financier de la guerre. Si tous les belligérants doivent faire face à des difficultés semblables, là charge est d'autant plus lourde que le pays est plus démuni. La lire, ferme en 1914, encore résistante en 1915, fléchit en 1916, craque en 1918 et s'effondre en 1920 : elle perd alors 82 % sur la parité. À ce moment, ce n'est plus la guerre qui pèse sur le change italien, ce sont les troubles sociaux. Les tentatives de grève générale et l'indiscipline civique ajoutent au désordre des finances. La gabegie est partout: dans les chemins de fer gérés par l'État, on compte quinze agents par kilomètre de voie. Les avances des trois banques d'émission (Banque d'Italie, Banque de Naples, Banque de Sicile) et l'émission directe des billets du Trésor portent la circulation au-delà de 21 milliards. Mussolini et le fascisme entreprennent de remettre l'Italie en ordre : l'affaire relève du spectacle autant que de la politique. Les Italiens, qui ont le goût du théâtre, participent à la représentation : opéra bouffe ou tragédie? La lire entre dans le scénario. Prestige d'abord! L'objectif est de faire d'un pays décadent une nation orgueilleuse, d'un peuple nonchalant un peuple ardent, d'une monnaie suspecte une monnaie enviée. Faute d'y pouvoir atteindre, il faut au moins faire semblant. Pour ce faire, le fascime agit sur trois plans: la contrainte, l'ordre, l'exaltation. La contrainte : il est interdit aux banques de mettre des lires à la disposition de l'étranger, et de faire aucune opération de change qui ne soit justifiée. L'ordre: équilibre du budget, consolidation de la dette, redressement des balances extérieures, mais aussi fusion des émissions et des encaisses des trois banques d'émission, à la seule enseigne de la Banque d'Italie. L'exaltation: il faut entendre le Duce célébrer la lire avec les accents d'une éloquence échauffée par le soleil latin : « Je défendrai la lire jusqu'à mon dernier souffle, jusqu'à ma dernière goutte de sang» (à Pesaro, août 1926). Cependant, après avoir hésité entre la revalorisation et la stabilisation, Mussolini tranche pour une dévaluation, sur la base de 79,19 milligrammes de fin (décembre 1927). La lire, libérée du contrôle des changes, redevient convertible: pour dix-huit mois ... La discipline des prix, la diminution autoritaire des salaires et des loyers pour soutenir un taux de change présomptueux n'empêchent pas les pertes d'or et de devises, puis le rétablissement du contrôle des changes et l'abandon de la convertibilité des billets. La campagne d'Éthiopie appelle à un renforcement des rigueurs, puis à une nouvelle dévaluation de la lire 242
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(à 46,77 milligrammes, en 1936) : à côté de la lire officielle, toujours inconvertible, une autre lire est proposée aux touristes, à 6 ou 10 % au-dessous du cours théorique; sans parler de diverses catégories de lires bloquées, à l'école du mark nazi. Dans la guerre, ces fantaisies inquiétantes se multiplient : une lire « compte spécial» qui permet de régler frais de transit, de fret, de port, vaut 56 % de moins que la lire officielle. L'Italie précipite ses achats de matières premières aux dépens de ses réserves d'or. La circulation se gonfle, les biens de consommation se raréfient, lès prix montent. De 1940 à 1943, le kilo de pâtes triple, la douzaine d'œufs décuple. Quand la Sicile tombe aux mains des Alliés, le dollar y est introduit pour 100 lires (contre 19 avant la guerre). Quand l'Italie du Nord passe aux mains des Allemands, le Reichsmark y est introduit pour 10 lires (contre 7,6 selon les anciennes parités-or). Quand, à Rome, Badoglio se substitue à Mussolini, le marché noir et le troc consacrent le discrédit de la lire. Il ne reste plus à l'Italie meurtrie qu'à chiffrer les dommages subis : revenu national diminué de moitié, capital industriel gravement amputé, dette publique multipliée par six, déficits béants. La lire sort de l'aventure plus détériorée qu'aucune autre monnaie occidentale.
Suite des fantaisies italiennes Plus que toute nation, l'Italie doit la survie et la renaissance de son économie à l'assistance américaine. Mais la lire ne retrouve la stabilité qu'après de sévères épreuves: changement des signes monétaires, impôt extraordinaire sur le capital, emprunt de la reconstruction. Le cours du dollar dépasse couramment 500 lires, et, en 1947, il progresse jusqu'à 673 lires. Un nouveau taux officiel est proposé: 350 lires pour un dollar. C'est encore trop peu, puisque le change a pris les devants. Quand, en 1949, la livre sterling est dévaluée, Rome en profite pour porter le dollar à 625, taux révisable chaque jour, mais généralement confirmé. À côté de la lire officielle, le contrôle des changes maintient nombre de variétés de lires plus ou moins bloquées, plus ou moins dépréciées. Leur regroupement n'intervient qu'en décembre 1958, lorsque l'Italie devient membre du Fonds monétaire international. Le 30 mars 1960, elle lui notifie la nouvelle parité de la lire, redevenue stable et convertible à l'usage externe: 1,42 milligramme d'or fin, ce qui correspond toujours à 625 lires pour un dollar, taux rectifié en 1971 à 581,50 quand le dollar renonce à son statut traditionnel. Mais l'Italie n'a pas fini d'étonner le monde. Apparemment, son jeu abonde en mauvaises cartes : un régime politique qui émiette les partis et multiplie les crises; un déséquilibre géographique qui oppose le Nord industriel à un Mezzogiorno encore archaïque, où sévit la Mafia; un déséquilibre social qui confronte des riches et des pauvres, des nantis et 243
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des chômeurs: le drame de l'Italie est d'être passée sans transition de l'âge féodal à l'âge industriel, au prix d'un saut périlleux. Le jeu italien pourtant dispose d'incroyables atouts : un solide tissu urbain, remarquablement décentralisé, et qui ne laisse à Rome que la prééminence administrative, alors que l'industrie situe ses capitales à Milan et à Turin, la finance à Milan, le commerce de mer à Gênes, la véhémence à Naples; un puissant rayonnement extérieur, avec le concours de ses innombrables émigrés, depuis la pampa argentine jusqu'aux faubourgs de New York; et surtout des animateurs hors pair, dans les secteurs du pétrole ou de l'automobile (Mattei, Agnelli), puis dans les domaines les plus variés de la haute spéculation à l'échelle du monde (Benedetti, Ferruzi, Berlusconi ... ) . Plus encore, le miracle italien tient à l'extraordinaire souplesse que confère l'économie immergée (economia immersa). La patrie de Machiavel reste douée pour les combinaisons hors du droit commun, qui bafouent les lois et les statistiques: l'initiative individuelle y triomphe. Toute l'Italie achète, vend et travaille en marge du fisc, dans l'intrigue et la fraude, avec autant d'efficacité que de désinvolture, et au bénéfice de la lire. La monnaie italienne n'en prétend pas moins faire figure parmi les monnaies honorables de la Communauté économique européenne. Flottante depuis 1973, jouissant dans le système monétaire européen d'une marge de fluctuation exceptionnelle, elle témoigne d'une souplesse à la mesure de sa mégalomanie.
Ambitions et déboires du yen S'il y a un miracle italien, il y a bien plus encore un miracle japonais. Celui-là est largement dû à l'astuce, celui-ci au travail. Si l'économie japonaise s'est résolument inspirée du modèle occidental, le peuple japonais, pour sa part, ne lui a pas emprunté sa passion immodérée des loisirs. Fidèle à des habitudes ancestrales, il ne répugne pas à l'effort, et donne au monde des leçons de haute productivité. Pourtant, le Japon vient de loin. Il a eu jadis mille ans de retard sur la Chine. Mais on l'a vu, derrière l'empereur Meiji, répudier son Moyen Âge et se mettre à l'école du monde industriel, puis se doter avec le yen d'une monnaie de type moderne. La Première Guerre mondiale vient à point pour donner au Japon l'occasion de s'introduire dans le concert des grandes puissances : les Japonais prennent pied en Chine en s'emparant des comptoirs allemands. L'occasion aussi de vendre beaucoup aux pays alliés et de se substituer à eux sur les marchés du Sud-Est asiatique. Débiteur hier, le Japon devient créancier. Monnaie fragile avant la guerre, le yen devient une monnaie forte qui, malgré la proclamation de l'embargo sur l'or en 1917, fait prime sur le dollar. Les réserves d'or de la Banque du Japon s'enflent prodigieusement. 244
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Les prix s'enflent aussi, et notamment celui du riz, qui double brusquement en 1918. Les profiteurs de guerre s'affichent insolemment, les grands trusts (les zaibatsu) prospèrent, les riches sont trop riches et les pauvres trop pauvres. L'après-guerre est moins facile que la guerre: la dépression économique de 1921, l'effroyable tremblement de terre de 1923, la crise bancaire de 1927, la crise générale née à Wall Street en 1929 jalonnent une décennie mouvementée. Pourtant, Tokyo pense que le meilleur moyen de riposter à l'instabilité menaçante du yen est de restaurer l'étalon-or, abandonné en 1917. Il s'y décide en 1930. Trop tard! L'or s'enfuit. En 1931, deux mois après la Grande-Bretagne, le Japon renonce à cet étalon-or qu'il vient de rétablir. Le yen flotte et se déprécie; en 1933, il perd 60 % sur son ancienne parité. La guerre, d'ailleurs, a repris. L'armée nippone s'est emparée de Moukden, avant d'entreprendre la conquête de la Mandchourie, puis de la Chine. Cette guerre nouvelle, le Japon ne la redoute pas: il se souvient que les conflits précédents - avec la Chine, la Russie, l'Allemagne - ont été profitables à son économie. Il sait que les épreuves trempent les âmes et que les victoires consacrent les nations. Il ignore que cette guerre-là va durer quatorze ans, et qu'elle se terminera à Hiroshima et à Nagasaki, dans la terreur nucléaire. Pour faire face aux exigences du conflit, le yen n'est pas seulement inconvertible, il est aussi, depuis 1932, protégé par un contrôle des changes de plus en plus rigoureux, à l'exemple du mark hitlérien. Solidaire de l'Allemagne dans son appétit de matières premières et d'espace vital, le Japon achève de mettre son économie sur le pied de guerre. L'attaque de Pearl Harbor déclenche la bataille du Pacifique. En quelques mois, le Japon se taille un empire dans le Sud-Est asiatique; il s'est assuré de l'Indochine, il chasse les Britanniques de Hongkong et de Singapour, les Néerlandais de Batavia, les Américains de Manille. L'Inde et l'Australie tremblent. Sur l'Extrême-Orient « libéré» des colonialistes blancs, le yen étend ses tentacules. Déjà en Mandchourie, rebaptisée Mandchoukouo, a été créé un yuan mandchou, réplique du yen. En Mongolie, un yuan mongol est pareillement mis en place. Dans la Chine occupée, le Japon émet un dollar de Pékin, égal au yen, un dollar de Nankin, d'abord égal au yen chinois, puis des yens militaires (gumpyo). À Hongkong, ce même yen militaire est substitué à 2 dollars locaux. Dans le Pacifique, c'est aussi le gumpyo qu'implantent les occupants nippons. Il est libellé dans la monnaie de chaque pays: peso militaire aux Philippines, florin militaire en Indonésie, roupie militaire en Birmanie, tous alignés sur le yen, dollar militaire à Singapour, égal au dollar des Détroits. Ce bloc-yen, conçu pour «la plus grande Asie », ne constitue qu'une économie fermée - et déjà une économie bloquée. En 1943, le reflux se précise. En 1945, le Japon capitule. Quelques irréductibles se suicident. Le yen ne se suicide pas, mais il ne survit pas sans dommages. Pour les Américains de l'armée d'occupation, le dollar vaut 15 yens, soit quinze fois plus qu'à l'origine. L'inflation se déchaîne en tempête, étei245
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gnant les dettes des paysans, mais contraignant les citadins à troquer leurs derniers trésors pour quelques bols de riz. Le 2 mars 1946, tous les billets de plus d'un yen sont annulés. Leurs détenteurs doivent les échanger au pair contre des billets nouveaux, mais dans la limite de 100 yens par personne. Le solde est versé à un compte bloqué. Est-ce la fin du drame monétaire? Les besoins de la reconstruction sont si gigantesques que l'inflation repart de l'avant. Comme le temps manque pour imprimer de nouvelles coupures, on ressort les anciennes, déposées en mars, et on les remet en circulation en y apposant un timbre-certificat. Le dollar est porté à 50 yens en mars 1946, à 250 yens en juillet 1948. Dans les transactions privées, il atteint jusqu'à 800 yens.
La revanche du yen Après quarante mois d'épreuves, et grâce au concours américain, l'économie se reconstitue, l'inflation peut être maîtrisée. En avril 1949, les taux de change militaires sont abolis, et un cours de base est adopté pour toutes les opérations commerciales et financières: 1 dollar pour 360 yens. Ce taux consacre une dégradation égale à celle qui réduirait une année à une journée. C'est ce même taux qu'enregistre en 1953 le Fonds monétaire international, lorsqu'il accepte le Japon dans son sein: soit 2,468 milligrammes d'or fin. Ainsi doté d'un yen rajeuni, le Japon fait merveille. Son économie progresse à une allure que n'égale aucune autre nation au monde. Le taux de croissance annuel du produit national brut atteint de 10 a 12 %, avec des pointes de la production industrielle aux approches de 20 %. Cette explosion de santé fait du Japon l'une des premières puissances de la planète. Les aciers, les textiles, les transistors japonais, mais aussi les motos, les voitures, puis les produits d'une électronique de pointe font une percée sur tous les marchés. Est-ce le « miracle » japonais? Mais il n'y a jamais de miracle. Cet essor s'explique dans un pays libéré des charges militaires par la défaite (il consacre 1 % de son produit national brut aux dépenses militaires, contre 6 % aux États-Unis), presque libéré des charges de la sécurité sociale par ses traditions, et longtemps libéré des charges de la recherche par son génie de l'imitation - jusqu'au jour où les techniques japonaises, à leur tour, sont devenues exemplaires. Il est vrai que le Japon est contraint d'importer matières premières, pétrole et produits agricoles. C'est justement ce qui l'oblige, pour payer ces achats, à vendre beaucoup de produits finis. Il s'industrialise par nécessité, en assurant la coexistence des grandes entreprises concentrées et de petits entrepreneurs sous-traitants. 246
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Repris du Diano de la Naci6n, de Costa Rica, The Independent publie ce dessin éloquent d'Arcadio, le 14 janvier 1988, alors que le yen triomphe sur les marchés des changes et que le dollar fond sous les rayons du soleil nippon. (© by Diario de la Nacion.)
Faible taux des salaires, frugalité de la population, pas ou peu de retraite, peu de congés, pas de grèves dans les services publics, le Japon donne au monde une leçon de sobriété et de productivité. Ses balances extérieures sont positives, au point d'en être parfois provocantes. Ses réserves de devises sont pléthoriques: pour freiner l'ascension du yen face au dollar, le Japon doit acheter des devises américaines qui s'entassent dans ses réserves, en finançant des investissements extérieurs, qui contribuent encore à asseoir sa prééminence. Le yen ne se porte que trop bien. Déjà, en 1971, Tokyo a dû le revaloriser, en lui attribuant l'équivalence de 2,658 milligrammes d'or fin (+ 7,7 %). Par la suite, selon le nouveau credo monétaire, le yen flotte sans référence au métal. Mais la cote des changes fait nécessairement référence au dollar, et ne cesse guère de souligner la vigueur de la monnaie nippone. Le dollar, fixé en 1949 à 360 yens, tombe à moins de 125. C'est bien la revanche des vaincus: le yen et le mark, que la guerre avait laissés désemparés, sont les monnaies les plus fortes du monde. Des monnaies trop fortes même : le Japon, comme l'Allemagne, préférerait une monnaie plus discrète, qui lui vaudrait des hommages moins accablants.
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Bilan du siècle A ce survol de la carrière contemporaine des principales monnaies, on pourrait ajouter le récit des aventures et mésaventures d'autres devises: de la peseta espagnole traumatisée par la guerre civile; de l'escudo portugais, longtemps pétrifié par Salazar; des couronnes scandinaves, un moment satellites du sterling. On pourrait revenir sur le cas du dollar canadien, inévitablement tributaire du dollar des États-Unis. On devrait évoquer le sort tumultueux des pesos sud-américains, celui du cruzeiro brésilien, successeur du milreis, et prédécesseur de la cruzade; ceux du yuan chinois, du rian iranien, de la roupie indienne, qui participent aux remous d'un continent tourmenté. On retiendrait l'apparition des monnaies des États décolonisés, comme les dinars algérien, tunisien et libyen, le dirham marocain, le zaïre de feu le Congo, la rupiah indonésienne : monnaies fragiles et souvent assistées. Revenons plutôt aux unités les plus représentatives des puissances majeures. Pour elles, le xx· siècle n'a pas été de tout repos. Il a été marqué pour le moins par deux guerres de dimension planétaire, et par une série de crises, particulièrement celles qui ont démarré avec le krach de Wall Street (en 1929), et avec la fièvre du pétrole (en 1973). Dans tous ces cas, les monnaies, y compris les plus notoires, ont été durement secouées. Oublions les drames du mark, du rouble ou du pengoe. En 1900 la monnaie reine était encore la livre sterling. Un demi-siècle plus tard, la souveraineté est incontestablement passée au dollar. Par la suite, comment ne pas prendre en compte l'irrésistible ascension du yen ? Dans l'univers des monnaies comme ailleurs, les règnes ne sont pas éternels, la couronne passe d'une monnaie à l'autre. Les systèmes monétaires, eux aussi, ne durent qu'un temps. L'étalon-or, qui a éprouvé quelque mal, au XIX· siècle, à s'imposer, chavire en 1914 et achève de craquer dans les années trente. L'étalon-dollar ne prend vraiment la relève qu'après la Seconde Guerre mondiale, mais pour s'effacer dans les années soixante-dix. Ensuite le flottement des monnaies s'universalise. Les changes s'en vont à la dérive. Mais, sauf accident, ils évitent le naufrage et ne cèdent qu'à l'érosion. Chacun pour soi? Selon l'adage qui veut que l'union fasse la force, les monnaies ont tendu à s'associer, sinon à se fédérer. On a vu s'ébaucher un éphémère bloc de l'or, se constituer un plus durable bloc sterling, ainsi qu'une zone rouble. Le franc aussi a eu ses satellites, et le dollar a gardé un pouvoir d'attraction qui lui a valu de recueillir dans son sillage quelques devises en quête de figures de proue. A l'échelle de l'Europe, on verra des monnaies se rassembler et s'entraider. Mais la loi dominante est finalement celle de l'autonomie. Les monnaies pratiquent volontiers la règle de l'égoïsme sacré.
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Chapitre 11
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Frappe de fausse monnaie par deux villages suisses, Kyburg et Neuenburg, en 1337. Peinture de la chronique de Spiez par Diebold Schilling, 1485. (Bürgerbibliothek, Berne. Phot. © Musée national suisse/Archives Photeb.)
Face aux faux-monnayeurs Si la monnaie n'était qu'un instrument de mesure, comme le mètre ou le gramme, elle serait invariable et intangible. Mais elle est une institution et, comme telle, elle participe à la fragilité de toute création de l'homme. Elle vit, c'est-à-dire qu'elle naît, grandit~ prospère, dépérit, meurt. Aucune monnaie n'échappe aux atteintes de la maladie, aucune n'est éternelle. De même que les docteurs s'affairent au chevet des malades, pour leur proposer quelque médication ou quelque prothèse, de même les experts en science monétaire veillent à écarter de leurs patients les menaces du temps, des malfaçons ou de l'environnement. Ils y parviennent tant bien que mal, selon qu'ils sont plus ou moins avertis des risques encourus, guénssent quelquefois, amputent à l'occasion, et dans le pire des cas se résignent à un constat de décès. Ces « experts» peuvent être ignares ou malhabiles. D'autres disposent d'une technique savante, que leur ont enseignée de précédentes épreuves. Ils agissent en tant que représentants de la puissance publique et se comportent, ou bien en gendarmes, ou bien vraiment en médecins. Les gendarmes ont pour mission de protéger les monnaies en péril, les médecins ont pour tâche de les soigner et pour ambition de les rétablir. En toute hypothèse, il leur faut recourir à des artifices, qui relèvent de la police des monnaies. Qui dit police dit politique : une politique qui comporte des règles et aboutit à des contraintes. La première règle est, en principe, de réserver à l'État l'exclusivité de l'émission monétaire. L'État peut d'ailleurs n'être à l'origine qu'un seigneur, un évêque, une abbaye, une ville, une province. L'exclusivité (de la frappe des pièces, ou de l'impression des billets) peut se fragmenter selon que la puissance publique est plus ou moins robuste, plus ou moins unitaire, plus ou moins libérale. Il lui arrive de s'émietter à l'âge féodal, de se partager à l'âge du pluralisme bancaire. Mais la norme veut que le droit de battre monnaie soit un privilège régalien - le roi, en la circonstance, pouvant être une république ... Revenons à l'âge des premières pièces de monnaie. Elles sont frappées par des particuliers : par exemple des prêtres dans les temples, des magistrats municipaux, voire de simples marchands, des satrapes. Au nom de l'intérêt général, et de son intérêt propre, l'État est amené à prendre la frappe à son seul compte : elle témoigne de sa souveraineté et de sa puissance; elle vise en premier lieu à prévenir les abus du faux monnayage. Est faux-monnayeur celui qui contrefait des monnaies (de métal ou de papier) ayant cours légal: en frappant des pièces ou en les coulant dans un moule, en revêtant un vil métal d'une mince feuille de métal précieux, de façon, dans tous les cas, à tricher sur le poids ou le titre de la pièce, en imitant et en imprimant des coupures selon des techniques sommaires ou savantes, depuis le dessin à la main jusqu'à l'offset sec et même la taille-douce. Le crime de fausse monnaie a toujours été réprimé avec la dernière sévérité, puisqu'il attente à un privilège. Au Moyen Âge, il est courant de faire bouillir les faux-monnayeurs dans des chaudières. Le crime de faux monnayage mobilise aujourd'hui des services spécialisés (le Secret Service 251
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aux États-Unis, et Interpol à l'échelle internationale) : une convention d'avril 1929, signée sous l'égide de la Société des Nations, coordonne la répression et facilite les extraditions. Mais il advient aussi que des États eux-mêmes procèdent à la fabrication de faux billets: ainsi l'Angleterre, durant la Révolution française, a-t-elle multiplié les faux assignats; ainsi Hitler, pour donner à ses espions des moyens d'action, a-t-il fait imprimer des livres sterling destinées à être parachutées en Grande-Bretagne : la plupart de ces coupures ont été finalement découvertes dans le fond d'un lac autrichien (affaire Cicéron). Le faux monnayage est alors une arme de guerre.
La monnaie dirigée Les banques centrales ont d'abord été des établissements privés, mais les États ont conçu la nécessité, au xx· siècle, d'en prendre le contrôle et d'en faire des instituts publics, souvent liés aux Trésors. Ce sont les gouvernements qui nomment les gouverneurs, et même s'ils laissent aux banques centrales quelque autonomie, ils veillent soigneusement sur la gestion de la monnaie. D'abord ils décident de la frappe des pièces et de l'émission des billets, ce qui est une première forme d'intervention. Après quoi, ils peuvent laisser jouer le mécanisme des lois économiques naturelles: c'est la doctrine du « laisser faire ». Ou bien ils prétendent substituer la raison à l'empirisme, le conscient à l'inconscient, et ils agissent sur la monnaie. À quelles fins ? Ce peut être pour assurer à la collectivité une monnaie stable: non plus simplement, comme selon la formule classique, par la vertu d'une définition inchangée et d'un cours de change immobile, mais en se donnant pour objectif le maintien du pouvoir d'achat de la monnaie, qui suppose une certaine instabilité des prix. Ce peut être aussi pour promouvoir le progrès de l'activité économique: les dirigistes pensent y parvenir en stimulant le consommateur par l'augmentation du pouvoir d'achat: ce qui conduit normalement à l'inflation, considérée comme un aiguillon de l'économie. Ce peut être encore à des fins nationales. L'action de l'État sur la monnaie vise alors à favoriser les producteurs et les exportateurs, quitte à desservir les intérêts des producteurs et des exportateurs étrangers. Par quels moyens ? L'arsenal du dirigisme monétaire est varié : à l'âge de la monnaie métallique, le prince peut modifier le poids et le titre des pièces, ainsi que leur cours en monnaie de compte. Les démonétisations des espèces, leurs mutations en tous sens (augmentations, altérations, renforcements, diminutions) comptent parmi les moyens de la police monétaire. À l'âge de la monnaie de papier, les dévaluations, et plus rarement les revalorisations, prennent la relève de ces mutations. Il est vrai qu'elles sont plus souvent subies que délibérées. Mais, en jouant sur leur amplitude, les 252
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États peuvent modifier les tendances économiques et les courants de capitaux. Sans aller jusqu'à la révision des parités monétaires, les banques centrales disposent de multiples moyens de pression sur les taux d'intérêt et sur le volume de la masse des moyens de paiement, desquels dépend la santé des monnaies. Il revient aux manuels d'économie politique et de technique bancaire de s'étendre sur ces politiques complexes, qui font la pâture des théoriciens de la monnaie, ou des praticiens de l'escompte. Sans en préciser les variantes, sans entrer dans les controverses qu'elles soulèvent, il suffit ici de ne pas les ignorer. Les dirigistes ont plus d'un tour dans leur sac pour peser sur la monnaie. Le moins libéral de ces tours s'appelle le contrôle des changes.
Le contrôle des changes C'est une vieille ambition des gouvernements que de soustraire les monnaies au simple jeu de l'offre et de la demande, et une vieille pratique que de mettre en œuvre les moyens d'y parvenir. « Si d'aventure il arrive à un particulier d'avoir à se rendre à l'étranger, il lui faut pour ce voyage l'autorisation des magistrats; et si, quand il revient chez lui, il lui reste, d'oû qu'il le tienne, de la monnaie étrangère, il devra remettre ce reste à l'État. » Qui parle ainsi? Platon, dans ses lois (V, 742). L'ébauche d'un contrôle des changes était déjà imaginée il y a vingt-quatre siècles. Depuis Platon, assurément, cette technique a fait beaucoup de progrès. Si nous ne sommes plus capables de refaire un Parthénon, nous avons cette consolation d'avoir su porter le contrôle des changes à un très haut degré de perfection, ou plus exactement de coercition. Platon se bornait à réglementer les sorties et les entrées de devises des voyageurs. Les contrôles modernes s'étendent à tous les transferts de revenus et de capitaux. Ils n'oublient rien. Et si, malgré tout, quelques tricheurs parviennent à déceler leurs lacunes, à profiter de leurs fissures, c'est parce que les hommes sont encore plus malins que les lois. À la limite, le contrôle fait place à une interdiction pure et simple. C'est le cas de tous les pays qui vivent en vase clos, toutes frontières fermées. Les États totalitaires maintiennent en permanence leur dictature sur les contacts avec le monde extérieur: pas de tourisme sans visa, pas d'échange ni de change hors de la puissance publique. La monnaie, confinée à l'usage interne, est interdite de sortie. Telle est la règle dans les pays de l'Est et en Chine, mais aussi dans l'Iran de Khomeiny ou dans les États africains qui redoutent de confronter leurs monnaies à celles des pays libres. Reste que la règle est souvent enfreinte, qu'il se trouve toujours des frondeurs pour jouer aux fraudeurs, qu'il n'est point de cadenas qu'on ne puisse forcer, et que le marché noir des devises sévit jusque dans les rues de Leningrad ou les hôtels de Moscou.
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Sans atteindre à ces extrémités, les contrôles des changes des temps modernes ont tendu vers une rigueur de plus en plus implacable, même si elle n'est pas constamment efficace. C'est alors une véritable bataille qui se livre dans l'ombre entre l'État et l'usager, entre le législateur et l'assujetti, entre le contrôleur et le contrôlé. Tour à tour l'un ou l'autre l'emporte. Les contrôles des changes du xxe siècle sont nés d'une suite de tâtonnements et d'expériences, d'abord dans les pays en guerre (Allemagne, France ... ), puis durant les conflits de l'entre-deux guerres (Espagne, Japon ... ), et dans des pays à l'état de paix mais qui se préparaient au combat (1'Allemagne d'Hitler). Par voie de contagion, les techniques de la réglementation des changes se sont alors propagées partout où des régimes précaires ont voulu défendre des monnaies apparemment fragiles: Autriche, Balkans, Italie, Amérique latine ... Le second grand conflit du siècle a permis d'améliorer les procédés de la contrainte monétaire, au point d'engendrer les « chefs-d'œuvre» du genre. Contrôler les changes, c'est d'abord surveiller ou diriger le cours du change (par un Fonds de stabilisation ou d'égalisation ou de régularisation), c'est aussi agir artificiellement sur l'offre et la demande des devises (éventuellement par un Office des changes), c'est surtout édicter un ensemble de textes réglementaires qui peut finir par couvrir des milliers de pages et par mobiliser une armée de spécialistes, dont certains hésitent à se prononcer avec certitude sur les points litigieux de cette forêt touffue où se superposent et s'entremêlent lois, décrets, arrêtés et circulaires. Le contrôle des changes n'a battu en retraite que dans les pays occidentaux soucieux de restaurer quelque liberté, et que durant la seconde moitié du xxe siècle lorsque, après 1958, les grandes monnaies sont redevenues convertibles entre elles. Encore les séquelles du contrôle ont-elles longtemps persisté, comme si le retour aux libres pratiques du XIXe siècle exigeait un patient réapprentissage.
Un échantillon de discipline monétaire . en France Tous les contrôles des changes ne se ressemblent pas. Mais tous sont apparentés. Ils ont un même objectif, sinon une même sévérité. Leurs différences les plus profondes tiennent au cadre politique dans lequel ils s'exercent: là où le régime est démocratique, ou garde le souvenir de l'avoir été, la réglementation monétaire conserve une ombre de souplesse. Là où le régime est totalitaire, elle est impitoyable. Premier exemple: celui du contrôle français, né avec la guerre de 1939. Jusqu'au conflit, Paris s'est refusé à toute mesure tendant à discipliner les changes, peut-être en raison des mauvais souvenirs qu'avait laissés le
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précédent de la guerre de 1914-1918 ; mais déjà quelques décisions prises en 1936 ébauchent une politique de contrainte, l'interdiction d'importer ou d'exporter de l'or, la prohibition du commerce de l'or entre Français, la création d'un Fonds d'égalisation des changes, simple fonds de réserve de devises destiné à surveiller les cours et à contrecarrer la spéculation : ce fonds sert d'écran à l'institut d'émission. En cette même année 1936, le ministre des Finances Vincent Auriol rassure les capitaux et les capitalistes: « Notre régime monétaire est celui de la liberté pleine et entière. La France n'est pas et ne sera pas une souricière à capitaux» (15 décembre 1936). Le président du Conseil, Léon Blum, confirme son hostilité à « un système de contrôle et de contrainte» (5 mars 1937), « à toute mesure de contrôle des changes, de contrainte ou d'autarcie» (2 octobre 1937). Ce qui ne l'empêche pas, au printemps 1938, de faire volte-face: « Il faut abandonner le libéralisme pur; et c'est ainsi que nous avons conçu l'appareil, mitigé de discipline volontaire et de surveillance, que nous jugeons nécessaire d'appliquer sur le mouvement du change. » Le projet est rejeté par le Sénat (8 avril 1938) et le gouvernement démissionne. Il s'en faut de peu, à l'automne suivant, au lendemain de la crise de Munich, que le contrôle des changes, envisagé par le président Daladier et son ministre Paul Marchandeau, ne soit adopté. Paul Reynaud en écarte la menace. Septembre 1939 : le franc entre dans la guerre, qui le condamne au contrôle. Le Journal officiel du 10 septembre publie les textes qui vont constituer l'armature du nouveau régime monétaire. Le soir, à 20 heures, Paul Reynaud s'en explique à la radio: « Cette liberté, qui nous a servi en temps de paix, qui nous servira encore au lendemain de la victoire, serait devenue pour nous une cause de faiblesse en temps de guerre. » C'est au terme de cette allocution que le chef du gouvernement, toujours ami des formules faciles, lance son fameux slogan: « Nous vaincrons, parce que nous sommes les plus forts. » La France ne vaincra que cinq ans plus tard, après avoir failli tout perdre; et le franc restera contrôlé pour longtemps. Cinq contrôles sont alors superposés sur les prix et les salaires, qui sont bloqués, sur l'or, qu'il est désormais interdit de négocier, sur le commerce extérieur dont l'État s'attribue la maîtrise; essentiellement enfin sur les devises et les capitaux. Sur les devises : les opérations de change deviennent monopole d'État; le marché des changes, fermé, est remplacé par un Office des changes que gère la Banque de France: l'Office ne délivre de devises qu'à cours bloqués et seulement pour les transferts autorisés. Sur les capitaux: toute exportation de capitaux est prohibée. Les avoirs étrangers en France sont pour ainsi dire figés, les Français doivent opter entre la déclaration et le rapatriement de leurs avoirs à l'étranger. Ces textes initiaux engendrent bientôt une abondante littérature d'avis et d'instructions tendant à compléter l'arsenal du contrôle, à colmater les brèches, à prévenir ou à punir les fraudes: car toute frontière appelle une contrebande, toute interdiction suscite une échappatoire, toute contrainte suggère une riposte ouverte ou clandestine. Les contrôles instaurés vont être renforcés de mois en mois, d'année en année. Après l'invasion, le gouvernement de Vichy et les autorités d'occupation mettent littéralement le franc en prison. 255
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La libération de la France n'est pas la libération du franc. Il est alors trop frêle pour être abandonné aux aléas du marché. De nouveaux textes l'adaptent à des circonstances toujours incertaines. La France vit encore repliée sur elle-même, non plus tout à fait en économie fermée, du moins à l'abri de contingents ou de tarifs douaniers et derrière le cordon d'une rigoureuse réglementation des changes. Quelquefois, les portes de la prison s'entrouvrent, comme si les gardiens avaient des remords : ils donnent aux exportateurs le droit de conserver une partie du produit de leurs ventes à des achats de matières premières ou d'équipement (en 1946), à des voyages d'affaires et à de la publicité (en 1948) ; ou même de disposer librement d'une fraction de ce produit (en 1950) : c'est le système des comptes E.Fac. (Exportations, Frais accessoires). Ou bien on permet aux importateurs de régler leurs achats en se procurant des devises auprès des détenteurs d'avoirs à l'étranger (en 1948) : c'est le régime des « importations sans paiement ». De 1948 à 1952, le contrôle des changes se desserre. Mais la détente ne dure pas. Devant l'aggravation de la situation monétaire, il faut de nouveau diminuer l'allocation des devises aux touristes, au point de la rendre nulle en 1958, diminuer aussi la franchise de sortie des billets français. Un cours spécial des changes s'établit sur le marché de la « devise-titre », qui permet l'achat de valeurs étrangères avec le produit de la vente d'autres valeurs, en circuit fermé. Les artifices se multiplient jusqu'au jour où de Gaulle, Antoine Pinay et la v e République restaurent le crédit du franc et rendent possible l'allègement progressif d'un contrôle des changes qui a sévi tout au long de deux décennies.
Second échantillon: en Allemagne Avec l'Allemagne du Ille Reich, le contrôle des changes prend un autre visage. Son premier metteur en scène s'appelle Hjalmar Schacht. Le mark toutefois ne l'a pas attendu pour entrer dans la voie du dirigisme monétaire. Dès juillet 1931, l'Allemagne décrète le contrôle du trafic des devises: le président Hoover a proclamé le moratoire général des dettes publiques internationales, qui prélude à la fin des « réparations ». Restent les dettes privées. Berlin trouve expédient de les bloquer. De conférence en conférence, de moratoire en moratoire, les créanciers de l'Allemagne voient leurs avoirs de plus en plus « gelés », et le Dr Schacht va s'employer à libérer le Reich de tous ses engagements. Docteur ès sciences économiques, porté à la présidence de la Reichsbank, Schacht est un magicien de la monnaie. Avec ses immuables lunettes cerclées d'acier, son gigantesque faux col, ses gestes raides, il ressemble, dira Pierre Gaxotte, à quelque fonctionnaire de la police. Le fait est qu'il est un maître en matière de police monétaire. Il est « ambitieux, susceptible, volontiers méprisant, orgueilleux surtout », mais aussi intelligent, lucide, 256
Le Dr Hjalmar Schacht, caricaturé en magicien de la finance par John Heartfield, 1934. Alors que le déficit s'accroit et que la monnaie allemande est discutée, il fait de l'équilibre avec le mark: « Je ne le laisseraijamais tomber!" (Phot. © Edimedia © byJohn Heartfield - DR.)
A Bretton Woods, dans le New Hampshire, le 1er juillet 1944. le secrétaire au Trésor Henry Morgenthau reçoit les délégués de qutlrante-quatre nations à l'ouverture de la conférence appelée à édifier un nouvel ordre monétaire international. (Phot. © Collection PPP/Dite.)
Une conférence du Fonds monétaire international au Sheraton Park Hotel à Washington, en 1987. Depuis sa création, décidée par les accords de Bretton Woods, le FMI a joué un rôle important lors des crises financières qui ont ébranlé le système capitaliste. (Phot. © IMF.)
REVALORISATIONS?
De même qu'un fleuve a pour destin naturel de dévaler de l'amont vers l'aval, de même les monnaies semblent inexorablement appelées à descendre la pente qui les invite, lentement ou rapidement, à la dépréciation. Leur cours peut être paisible, avec des méandres paresseux, ou précipité, avec des cataractes spectaculaires. De la source à l'embouchure, de la croissance à l'agonie, la loi de la déclivité l'emporte. Cependant, à l'encontre de la règle physique et de la règle humaine, il est des monnaies qui, parfois, rebroussent chemin et se revalorisent. Ainsi font les monnaies flottantes, lorsque leur cote alterne baisses et reprises : à l'exemple du dollar des années quatre-vingt. Ainsi font exceptionnellement les rares monnaies dont la définition officielle est, non plus diminuée, mais majorée. Il s'agit là d'un phénomène qui contrevient aux usages, en aggravant les charges des débiteurs, en freinant les hausses nominales des salaires, en contrariant les exportations. Le dollar canadien a sans doute été le premier de l'âge contemporain à se revaloriser à contre-courant : en juillet 1946, après avoir vu le dollar des États- Unis monter par rapport au dollar canadien, Ottawa décide de rejoindre le change du grand frère américain, pour remettre les deux
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dollars à parité. Plus tard, après glissement des cours, le Canada procède à d'autres revalorisations et rectifications, de façon à ne pas trop perdre le contact avec la devise reine. Le mark allemand, lui aussi et plus souvent, recourt à cette technique hors série qui consiste à relever sa définition par rapport au dollar; en mars 1961, en octobre 1969, en décembre 1971, et ensuite par rapport aux monnaies du Système monétaire européen, moins robustes que lui. Telle est la rançon d'une politique trop rigoureuse, qui fait du deutsche Mark une monnaie trop forte. Telle est aussi la conséquence d'un réflexe propre au peuple allemand: l'inflation et la dévaluation lui font horreur, à ce point que la médication contraire ne l'effraie pas. Le cas du yen japonais est juridiquement différent : devenu monnaie flottante, il s'apprécie sur les marchés des changes par la seule vertu du dynamisme nippon, même si Tokyo répugne à cette valorisation insolite. Mais déjà au temps des monnaies métalliques, les « augmentations» avaient quelquefois rompu le rythme des « diminutions ». Philippe le Bel avait revalorisé après avoir dévalué.
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imaginatif. Le sortilège qu'il conçoit fait des créanciers de l'Allemagne ses clients obligés. À la base, des mesures autoritaires : aucun Allemand ne pourra rien acheter à l'étranger ni voyager hors d'Allemagne sans une autorisation de l'État, qui seul possède et délivre les devises, et qui seul établit les programmes d'importation. Toutes les créances de l'étranger sur l'Allemagne sont bloquées dans une Caisse de conversion, qui attribue aux marks bloqués ou aux devises correspondantes un pouvoir d'achat arbitraire. Le cours du mark commercial est fixé de façon à avantager, par rapport aux concurrent~xtérieurs, les secteurs industriels qui ont besoin d'un coup de fouet. Ainsi se parfait le chef-d'œuvre de Schacht : Berlin peut à la fois bloquer ses dettes et conquérir les marchés. À la multiplication des accords, des moratoires et des ordonnances répond la prolifération des catégories de marks plus ou moins gelés : Altguthahen, marks bloqués provenant des créances privées, Kreditsperrmark, provenant du remboursement intérieur de ces créances, ou du produit de la vente d'immeubles appartenant à des étrangers, Effektensperrmark, issus de la vente ou de l'amortissement des titres, Notensperrmark, nés de l'interdiction faite aux étrangers de recevoir en devises la contrepartie des billets de banque allemands, Registermark, ou marks enregistrés, résultant de la transformation des marks bloqués et utilisables pour le règlement des exportations allemandes ... À ces catégories de démarrage s'ajoutent sans cesse d'autres marks les Konversionsperrmark, les Reisemark, les Auswanderermark, parfois éphémères, toujours dépréciés. Au total, plus de deux cents variétés: un économiste attentif dira deux cent trente-sept. La contrainte est partout : la Reichsbank veille sur toutes les transactions, ordonne la centralisation de toutes les créances sur l'étranger, la réquisition de toutes les valeurs étrangères. L'État promet la hache du bourreau et la confiscation des biens à « tout ressortissant allemand qui, consciemment ou inconsciemment animé d'un bas égoïsme ou de quelque autre sentiment vil, aura fait passer sa fortune à l'étranger ou y aura laissé des capitaux». Un contrôle des changes qui ne plaisante pas. Les doctrinaires du national-socialisme ne manquent pas de légitimer cette politique. «La valeur de l'argent, expose le Dr Grottkopp, ne se constitue plus par le libre jeu des forces en présence, elle est établie par l'État. La gestion monétaire doit permettre, en liaison avec des mesures d'économie intérieure, une union harmonieuse entre la politique des changes et celle du crédit. » Le mark, ainsi étayé, est mis en mesure de financer la guerre. Il est qualifié pour servir de monnaie de base à tout le bloc européen de ses satellites asservis. Mais, après l'écroulement de 1945, il n'est plus de Hitler, ni de Schacht, ni de Reichsbank qui puisse sauver le mark. Le contrôle allemand des changes craque dès l'instant que sombrent l'Allemagne et sa monnaie.
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Les chemins de la monnaie européenne Jamais l'unité européenne et avec elle l'unité monétaire de l'Europe n'ont été aussi près de se réaliser que sous le diktat hitlérien: de Brest à Kiev, d'Oslo à Athènes, l'occupant allemand a imposé le Reichsmark et fait de Berlin la chambre de compensation du continent. Cette Europe-là doit tout à la force, et elle se disloque avec le rêve nazi. N'est-il possible de concevoir une monnaie européenne que dans la violence? Avant et après Hitler, les projets ne font pas défaut, avec quelquefois des esquisses de réalisation. Mais l'unification monétaire de l'Europe, jusqu'à nouvel ordre et sous réserve d'une nouvelle épreuve de contrainte, semble pour un temps relever de l'utopie. L'histoire en témoigne : à l'âge grec, chaque cité déjà a sa monnaie propre, et la ligue de Delos, voulue par Périclès, n'impose à l'Hellade les chouettes d'Athènes que pour trois quarts de siècle. À l'âge romain, le système monétaire n'est généralisé que par la vertu d'un impérialisme conquérant. Il éclate, lui aussi, avec l'âge barbare. Ensuite, il n'est d'accord monétaire qu'à des échelles localisées: l'Angleterre du xIV" siècle cherche à conclure une union monétaire avec la Flandre, tandis que des princes allemands ou des cantons suisses tentent de s'associer. Il ne s'agit là que d'expériences limitées dans l'espace et dans le temps. À l'échelle continentale, l'Europe monétaire naît dans les chimères que nourrissent, à l'occasion, des poètes, des juristes ou des philosophes. Encore la plupart d'entre eux songent plus à unifier l'Europe dans les domaines de la religion, de la langue, de l'armée, voire des institutions, que dans celui de la monnaie. Ni Pierre Dubois, l'avocat normand qui construit en songe une Société des Nations et une Cour de justice, ni Charles de Saint-Pierre, l'abbé mondain qui, pour les besoins de sa paix perpétuelle, bâtit une Diète européenne, ne se soucient de doter leurs abstractions d'une unité monétaire. Seul en parle Victor Hugo, mais il ne fait que la mêler à son délire verbal: « Une monnaie continentale [c'est d'ailleurs exclure l'Angleterre], à double base métallique et fiduciaire, ayant pour point d'appui le capital Europe tout entier et pour moteur l'activité libre de deux cents millions d'hommes ... » Cette anticipation hardie fait partie d'un « volcan de lumière ». Le maître romantique veut tout à la fois: « Unité de langues, unité de monnaie, unité de mètre, unité de méridien, unité de code. » C'est beaucoup d'ambition. On pourra s'entendre sur le mètre, sur le méridien (mais au profit de Greenwich). Pour le code, ce sera plus difficile. Pour la monnaie, comme pour la langue, la question reste posée. Les hommes politiques n'ont pas fait mieux. Charlemagne, s'il se taille un empire, veut qu'il soit chrétien et romain, mais n'a pas la moindre idée de ce que pourrait être l'Europe, et il ne parvient même pas à éliminer les monnayages ecclésiastiques qui ponctuent son domaine. Après lui, les papes de Rome rêvent sans doute d'une large chrétienté, mais celle-ci n'a aucune raison de se limiter à l'espace européen et aucune prétention à se doter d'un système monétaire.
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Le roi de Bohême Georges Podebrady forme sans doute, au XV" siècle, le vague projet de réunir des morceaux d'Europe dans un collège de princes, à capitale mobile. Il oublie d'imaginer ce que pourrait être la monnaie de cette fédération qu'enterre le roi Louis XI. Au siècle suivant, Charles Quint, qui règne de Séville à Utrecht, de Lisbonne à Vienne, de Gênes à Bruxelles, se fait acclamer comme le « champion de l'Europe », mais il n'envisage pas un instant de donner la même monnaie aux Espagnols, aux Flamands ou aux Autrichiens. Avec et après Louis XIV, l'Europe s'ouvre à la langue et à la culture françaises, mais non pas à la livre tournois. Et Napoléon, pas davantage, n'importe le franc dans les bagages de la Grande Armée; c'est seulement à Sainte-Hélène que, remodelant l'Europe à sa façon et prenant la pose pour l'histoire, il rêve pour elle de « l'uniformité des monnaies ». Trop tard! Pourtant, de Charlemagne à Napoléon, ou tout au moins durant le temps des Capétiens, l'Europe ignore en fait le nationalisme monétaire : toutes les pièces circulent partout. Saint Louis doit interdire qu'en France on règle ses achats en « estellins » (livres sterling), mais il règle sa propre rançon en besants (qui sont les pièces de Byzance). Aux foires de Champagne, toutes les monnaies se donnent rendez-vous. Louis XI tolère l'emploi des pièces étrangères aux foires de Lyon : les monnaies de Bologne, du pape, de Milan, de Savoie, d'Angleterre, de Flandre, circulent alors normalement en pays français. En mars 1636, un édit dénombre encore trente-huit monnaies qui ont cours dans le royaume : monnaies d'Espagne, d'Italie, du Portugal, des Provinces-Unies, d'Angleterre, de Bohême, de Hongrie et même de Pologne. Les contemporains de d'Artagnan comptent volontiers en pistoles: ces mêmes pistoles qu'on retrouve dans la cassette d'Harpagon, avec des louis. Le thésauriseur de La Fontaine brasse « tantôt quelque doublon - un jacobus, un ducaton - et puis quelque noble à la rose ». Mais la France n'est pas seule à s'ouvrir au cosmopolitisme monétaire. C'est la règle en tous pays. Au XIX' siècle, tout change, les nationalismes l'emportent, les frontières se ferment, et les circulations monétaires se cloisonneraient si l'or ne servait de commun dénominateur et de moyen de règlement international. On a dit comment la pièce française de 20 francs fait école, et comment Napoléon III, conviant dix-huit nations à un colloque parisien, célèbre « la grande pensée de l'uniformité monétaire ». L'Union latine ne va-t-elle pas préfigurer l'Europe unie par la monnaie? Elle échoue, faute d'avoir su s'évader du bimétallisme, et parce que l'or et l'argent ne font plus bon ménage. Quand point le xx' siècle, nul ne songe à une monnaie européenne.
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Prélude au traité de Rome Au-dessus des nations, au-dessus des banques centrales, ne serait-il pas possible - et utile - de créer des organismes internationaux ou intereuropéens à vocation plus ou moins monétaire? La Société des Nations siège à Genève i mais, suggérée par le président Wilson, elle n'est pas d'inspiration européenne i elle prétend rassembler la planète, et non pas le plus petit de ses continents i enfin elle n'a nullement vocation à s'aventurer sur le terrain de la monnaie. En marge de la SDN, cependant, plusieurs tentatives, à objectifs limités et à prétentions modestes, fraient les voies d'une coopération monétaire. Premier succès: celui de la Banque des règlements internationaux (BRI). Elle est créée en 1930 par les signataires du plan Young qui vise à régler le sort de la dette allemande des réparations. Chargée d'assurer le service financier des emprunts relatifs à cette dette (Dawes et Young), elle apparaît comme un instrument pratique de liaison entre les États et les banques. Pour affirmer sa neutralité, elle fixe son siège en Suisse, à Bâle i et pour ne marquer de préférence envers aucune monnaie, elle tient ses comptes en une monnaie morte, le franc de germinal. Survivant à sa cause première, elle continue à rendre des services précis i elle gère des emprunts (par exemple, celui qu'émet la Communauté européenne du charbon et de l'acier, en 1954) i elle publie des rapports annuels qui font autorité i elle réunit chaque mois, à Bâle, les gouverneurs des grandes banques centrales, pour des contacts plus personnels qu'officiels. Ainsi contribue-t-elle à coordonner les politiques des instituts d'émission. En survivant à la Seconde Guerre mondiale, elle témoigne d'une surprenante longévité. De vingt ans plus jeune, l'Union européenne de paiements (UEP) est plus éphémère: elle ne dure que de 1950 à 1958. Du moins, en ces huit années, elle ébauche une coopération entre les nations de l'Occident européen. L'Organisation européenne de coopération économique (OECE), née à Paris en 1947 pour faciliter l'exécution du plan Marshall, a enfanté l'UEP pour permettre le règlement des soldes commerciaux en Europe: puisque les monnaies ne sont plus alors convertibles en or, l'UEP a pour tâche de rétablir l'échange de ces monnaies entre elles, qu'elles soient fortes ou faibles: dotée d'un fonds commun de devises par les pays membres (et par les États-Unis), elle fonctionne comme une chambre de compensation. Créances et dettes sont communiquées à la BRI, qui sert d'agent d'exécution à l'UEP. Cette fois, les comptes sont tenus en une monnaie fictive, l'unité de compte, qui est égale au dollar Roosevelt. Chaque fois qu'un pays est déficitaire, l'UEP lui ouvre un crédit de durée et de montant limités. Passé le délai de grâce, l'UEP exige un règlement en or. Chaque fois qu'un pays est excédentaire, l'UEP le contraint à lui faire crédit, de façon à différer aussi le transfert de métal. Elle apparaît comme un tampon (et un banquier) entre débiteurs et créanciers européens. Elle ne résout pas les problèmes, n'élimine pas les déficits. Mais, grâce à elle, les échanges reprennent et se développent à l'échelle européenne. Au terme de l'année 1958, les grandes monnaies redeviennent convertibles en devises à l'usage interne. De ce fait, l'UEP n'a plus d'objet. Elle
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fait place à une nouvelle institution, l'Accord monétaire européen (AME), de portée réduite: l'accord prévoit le maintien d'un système de compensation, mais celui-ci est pratiquement superflu. Il comporte la création d'un Fonds européen, qui reçoit les cotisations des États membres et peut accorder des crédits aux pays déficitaires; il n'a guère à s'employer. BRI, UEP, AME: derrière ces sigles, c'est déjà l'Europe qui cherche à prendre corps, en hésitant sur le chemin à prendre. Une autre Europe est en chantier, celle de la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA), une autre échoue, celle de la Communauté européenne de défense (CED). Rien de monétaire dans ces initiatives. L'Europe a ses pionniers, Robert Schuman et Konrad Adenauer, Jean Monnet et Paul-Henri Spaak. Ils défrichent le terrain, conjuguent les efforts de six pays - la France, l'Allemagne fédérale, l'Italie, les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg - qui constituent un embryon d'Europe. À Messine, en 1955, un programme d'action est arrêté. À Venise, en 1956, un rapport est adopté comme base de négociations. Les Six se retrouvent à Rome en mars 1957, pour signer au Capitole le traité qui fonde la Communauté économique européenne, et qui n'ignore plus tout à fait la monnaie. Est-ce un symbole, est-ce un signe? C'est en ce même site, on se le rappelle, dans le sanctuaire de Junon, que Rome a frappé les pièces qui ont reçu le nom de monnaie.
Un traité, des comités et des plans Deux cent quarante-huit articles, quatre annexes, onze protocoles, une convention.: voilà le traité de Rome, charte d'une petite Europe de six nations, qui par étapes doublera son effectif. Ce texte vise à éliminer les contingents et les droits de douane entre les États membres, et à établir un tarif douanier commun envers des États tiers, mais aussi à instaurer une politique commune dans les domaines de l'agriculture et des transports, à coordonner les politiques économique, financière et sociale. Mais il ne consacre que six articles ou lambeaux d'articles à esquisser une politique monétaire. Article 104. - Chaque État pratique la politique économique nécessaire en vue d'assurer l'équilibre de sa balance des paiements et de maintenir la confiance dans sa monnaie [le conseil est sage, mais il va de soi], tout en veillant à assurer un haut degré d'emploi et la. stabilité des prix [une banalité qui s'apparente à un vœu pieux]. Article 105. - Les États membres [ ... ] instituent une coopération entre les services compétents de leurs administrations et entre leurs banques centrales [la BRI s'en chaq~e déjà] [... ] En vue de promouvoir la coordination des politiques des Etats en matière monétaire, il est institué un Comité monétaire de caractère consultatif [un comité de plus, avec rapports et avis]. 263
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L'article 106 préconise la libération des transferts de capitaux et condamne les restrictions de change: il ne sera appliqué que dans la mesure où les États-membres le voudront bien. L'article 107 réprouve les modifications de taux de change qui ne seraient pas justifiées. L'article 108 prévoit « en cas de difficultés ou de menace grave de difficultés dans la balance des paiements» des consulta. tions, examens et recommandations en vue d'un concours mutuel - sans aller au-delà des bonnes intentions. L'article 109 enfin autorise un État« en cas de crise soudaine» à prendre les mesures nécessaires de sauvegarde ce qui est la moindre des choses. C'est tout, et c'est peu. Il n'est nulle part question d'union ou de fusion. Quant à la Banque européenne d'investissement, prévue par les articles 129 et 130, elle n'a pas d'attributions monétaires. Sans doute, à l'heure du traité de Rome, les esprits ne sont-ils pas mûrs pour envisager davantage : les banques centrales tiennent à leur souveraineté, les monnaies sont encore inconvertibles, les contrôles des changes sont encore rigoureux. Le silence du traité est cependant signe d'indifférence : dans la première partie, consacrée aux principes et aux objectifs, toute allusion à une politique monétaire commune est soigneusement éludée. La monnaie européenne ne paraît pas seulement hors de portée : elle est hors des pensées. Mais les années passent, le Marché commun entre dans les faits. On s'aperçoit que le traité de Rome présente des lacunes et que, sur le plan monétaire, il faut les combler. Comment fixer les prix des produits de la terre et concevoir les règlements financiers qu'implique la politique agricole sans faire choix d'une unité monétaire? Comment imaginer un budget communautaire si la Communauté n'a pas de monnaie? Comment les organisations européennes pourraient-elles se contenter de compter ou d'épargner en dollars, quand le dollar devient suspect? La Commission de Bruxelles, en octobre 1962, publie un mémorandum pour appeler l'attention sur la nécessité d'une coopération monétaire: elle recommande l'adoption des changes fixes, la création d'un Conseil des gouverneurs des banques centrales. Timidement, elle suggère qu'une monnaie de réserve européenne et un système bancaire fédéral seraient bénéfiques. Ce mémorandum n'est alors pas pris au sérieux. En 1964, les ministres de la Communauté font tout de même, en ce sens, un petit pas sur la route de la monnaie européenne; un Comité des gouverneurs sera chargé d'organiser des consultations et des échanges d'informations. C'est piétiner plus qu'avancer. À défaut de réalisations, les partisans de l'Europe échafaudent des plans, plus ou moins ambitieux. Leurs auteurs, qui ont le champ libre, peuvent rêver à une simple monnaie de compte, ou à une véritable monnaie de paiement et de réserve; ils peuvent proposer la création d'une zone monétaire européenne, ou la création d'une monnaie commune, qui s'ajouterait ou se substituerait aux monnaies nationales. Plan Triffin, plan Schiller, plan Barre... Ils marient la prudence dans la démarche et la hardiesse dans les espérances. On ne peut même pas leur objecter qu'ils viennent trop tôt: les plans sont faits pour devancer l'événement et pour le stimuler. 264
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Les réalités sont plus décevantes: quand l'Allemagne et les Pays-Bas revalorisent en 1961 le mark et le florin, c'est à peine si les organisations européennes sont consultées; quand la France dévalue en 1969, elle néglige d'en aviser Bruxelles, si ce n'est in extremis et pour la forme; quand l'Allemagne en 1971 se résoudra à faire flotter le mark, elle mettra l'Europe devant le fait accompli. Toutes ces initiatives, et aussi bien celles qui restaurent les contrôles des changes, sont contraires au traité de Rome. Peu importe! Si l'on célèbre la monnaie européenne dans les discours, on omet dans les faits les devoirs les plus élémentaires de la plus modeste coopération.
Le réveil de La Haye En 1969, les données du problème se modifient: d'abord, parce que le déficit chronique de la balance américaine des paiements provoque une surabondance de dollars et que, face à la devise américaine, devenue inconvertible, les États européens cherchent confusément une parade; ensuite, parce que le général de Gaulle a quitté le pouvoir. Or, pendant des années, c'est lui qui a freiné la construction européenne, dans laquelle il voyait ou bien des « projets de funambules », ou bien un tentacule américain. De Gaulle écarté, la voie semble libre pour des initiatives communautaires. La Commission de Bruxelles, au début de l'année, publie un nouveau «mémorandum sur la coordination des politiques économiques et la coopération monétaire ». À la fin de l'année, sur un appel de Paris (très précisément du président Georges Pompidou), les chefs d'État ou de gouvernement des Six se réunissent à La Haye. Ensemble, ils conviennent qu'« un plan sera élaboré au cours de l'année 1970 en vue de la création d'une union économique et monétaire ». Décision encore équivoque: il ne s'agit que d'un plan, dont l'objectif est, non pas la monnaie unique, mais seulement une union monétaire. L'un des moyens prévus est l'institution d'un Fonds de réserve européen, mais il n'est question que d'en «faire examiner la possibilité ». Enfin il est entendu, pour satisfaire aux exigences allemandes, que « le développement de la coopération monétaire devrait s'appuyer sur l'harmonisation des politiques économiques ». Et chacun sait que cette harmonisation n'est pas en vue. De toute façon, les Six ne s'accordent guère sur le sens à donner aux mots « Europe» et « monnaie européenne ». Pour les Néerlandais, l'Europe ne se conçoit pas sans la Grande-Bretagne. Pour les Allemands, elle requiert l'agrément des États-Unis. Pour les Français, au contraire, elle n'a longtemps été imaginable que sans les Britanniques et hors de toute ingérence américaine. Quant à la monnaie européenne, doit-elle être une alliée ou une concurrente du dollar? 265
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Reste que l'accord de La Haye réveille une Europe endormie. Comme prévu, au cours de l'année 1970, les gens de l'art élaborent un plan. Sous la présidence du Luxembourgeois Pierre Werner et en liaison avec le Comité des gouverneurs des banques centrales, ils rédigent un rapport en sept chapitres qui définit soigneusement le point de départ (l'union douanière), le point d'arrivée (l'union monétaire), et plusieurs étapes pour passer de l'un à l'autre. Ils envisagent un calendrier qui doit permettre d'aboutir en 1980 : « L'union économique et monétaire est un objectif réalisable dans le courant de la présente décennie. » En 1980, l'Europe doit parvenir à « la convertibilité totale et irréversible des monnaies, l'élimination des marges de fluctuation des cours de change, la fixation irrévocable des rapports de parité et la libération totale des mouvements de capitaux ». Gardera-t-elle alors ses monnaies nationales? L'union monétaire peut s'en accommoder, mais« des considérations d'ordre psychologique et politique militent en faveur de l'adoption d'une monnaie unique ». Le plan Werner, sagement, développe surtout les objectifs de la première étape, qui doit débuter le 1er janvier 1971 et durera trois ans. Il exige l'abolition des obstacles aux mouvements de capitaux, l'orientation concertée des politiques de crédit, la réduction progressive des marges de fluctuation entre les monnaies des États membres. Il prévoit l'étude d'un Fonds européen de coopération monétaire, à créer lors de la deuxième étape. Tel quel, ce plan paraît trop timide aux uns, trop hardi aux autres. La Commission de Bruxelles, qui s'en saisit, l'édulcore sur quelques points, l'adopte pour l'essentiel en insistant sur la nécessité d'un « transfert à la Communauté de certaines compétences exercées jusque-là au plan national », et d'une libre circulation des capitaux. Elle invite les banques centrales à rétrécir sans tarder les marges de fluctuation de leurs monnaies. À son tour, le Conseil des ministres délibère sur le plan. Il ne s'y rallie que laborieusement, et déjà en retard sur le calendrier Werner. Le 9 février 1971, l'accord est conclu: la monnaie européenne est en marche.
En marche, mais en panne Le malheur est que le plan Werner comporte plus de bonnes résolutions que d'engagements précis : coordonner les politiques, harmoniser les impôts, « soutenir la régulation globale de l'économie », ces orientations relèvent de la littérature plus que de la technique. Sur un point, celui des marges de fluctuation, il n'y a pas moyen de tricher. Selon les statuts de Bretton Woods à l'usage international, les monnaies peuvent fluctuer sur les marchés des changes de 1 % de part et d'autre de leurs parités. Les Six ont déjà résolu, à leur usage propre, de réduire cet écart à 0,75 %, en attendant mieux et jusqu'à l'élimination de toute fluctuation de change et adoption de parités rigoureusement fixes. 266
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Le rétrécissement doit être maintenu « quoi qu'il advienne ». Il aura « un caractère définitif et irrévocable ». Les banques centrales se concertent et décident qu'au 15 juin 1971 la marge de fluctuation sera ramenée à 0,60 %. Les constructeurs de l'Europe ont oublié un détail: l'existence de l'Amérique et du dollar. Les déficits américains se gonflent, les dollars déferlent sur l'Europe, qui n'en a que faire. À cette invasion, les Européens ripostent en ordre dispersé. Les Français lui opposent leur contrôle des changes: rompus à cette technique, ils possèdent le personnel et les traditions qu'elle requiert. Les Allemands commencent par acheter les dollars, puis, débordés, ils renoncent; plutôt que d'accumuler encore des dollars, ils laissent monter le mark. La monnaie allemande prend le large, gagne 5 à 6 %, en attendant 9 ou 10. Le florin suit. Que devient la fluctuation limitée à 0,60 % ? Le plan Werner est bafoué. Paris tire la leçon de l'événement, en se refusant à participer à la comédie des vaines consultations sur la monnaie européenne. Mais l'attitude française est-elle à l'abri de tout reproche? Elle est contraire à la libre circulation des capitaux que requiert la construction européenne. Ainsi la France se dit-elle la championne des parités fixes, l'Allemagne de la liberté des changes. Entre les deux formules, Italiens, Néerlandais et Belges cherchent un équilibre précaire. C'est seulement en décembre 1971, après dévaluation du dollar et réalignement des monnaies, que l'horizon s'éclaircit, sans que se dissipent tous les nuages. Le mark cesse de flotter, le franc est libéré de quelques-unes de ses entraves. Il n'est plus impossible de reparler de monnaie européenne. Pierre Werner assure qu'il redevient concevable d'unifier les monnaies communautaires avant 1980. Le premier point à régler est celui des marges de fluctuation. L'accord de Washington, de décembre 1971, les a élargies à 2,25 % par rapport au dollar, de part et d'autre des nouvelles parités. Entre Européens, il est convenu de les réduire de moitié, à 1,125 %. Si l'on compare ce taux à celui qui était en vigueur avant le plan Werner, l'Europe a progressé à reculons. Le nouveau système entre en vigueur le 24 avril 1972, non plus à six, mais à neuf; le Royaume-Uni, l'Irlande et le Danemark viennent de se rallier à la Communauté. Mais cet élargissement n'est qu'un affaiblissement. Minée par les conflits sociaux, rejetée par les capitaux errants, la livre sterling craque. La Banque de France et la Bundesbank la défendent, selon le plan établi; la Banque d'Angleterre pourra-t-elle rembourser? Londres préfère abandonner: le 15 juin, la livre lâche sa parité. Elle n'a pas tenu beaucoup plus d'un mois. Derrière la livre, d'autres monnaies européennes chancellent: la lire italienne demande des secours, la couronne danoise obtient un statut dérogatoire, le franc est tenté par de nouvelles restrictions de change. Où est la solidarité européenne? De l'union monétaire, Georges Pompidou a dit naguère: « C'est pour l'Europe la voie royale. » C'est, pour l'heure, une voie de garage.
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Le serpent Selon l'accord de Washington de décembre 1971, les monnaies (dont on a vu qu'elles peuvent s'écarter de 2,25 % de part et d'autre de leurs parités) disposent d'une mobilité à l'intérieur d'un fuseau de 4,50 % qu'on appelle familièrement le « tunnel ». Selon l'accord européen d'avril 1972, les monnaies européennes peuvent se mouvoir de 1,125 % au-dessus et au-dessous de leurs parités, à l'intérieur d'un fuseau plus étroit, de 2,25 %, qu'on appelle couramment le« serpent» - le serpent se trouvant inclus dans le tunnel. Quand, au printemps 1973, le dollar devient flottant, le tunnel se volatilise : il n'est plus de limites à la fluctuation des changes. Mais l'association des monnaies européennes subsiste tant bien que mal: elle rassemble des devises qui flottent solidairement. Plus que jamais, le serpent mérite son nom. Il ondule, sans qu'aucun tunnel désormais ne contienne ses évolutions. Groupement de flottement concerté, le serpent dispose, pour faire respecter ses marges, et indépendamment de l'action directe des banques centrales, d'un Fonds de coopération monétaire chargé, sous la conduite du Comité des gouverneurs, de gérer les facilités de concours à court terme que se consentent les banques par ouverture de crédits réciproques. Ce Fonds n'a guère qu'une existence symbolique; il se matérialise en un appartement vide de Luxembourg, et se personnalise en une secrétaire, quelque part dans un bureau de la Banque des règlements internationaux. La création de ce Fonds, en octobre 1972, s'est accompagnée du recours à l'Unité de compte européenne (UCE), définie par le même poids d'or que le dollar Roosevelt (soit 888,67 milligrammes de fin). C'est une façon pour l'Europe de tenir ses comptes, non plus en dollars dévalués et dévaluables, mais sur la base d'une unité fixe et indépendante, qui a déjà servi à faire l'Union européenne de paiements, puis au budget communautaire. En mars 1975, comme le Marché commun doit se mettre à la page, il renonce à définir l'UCE en or : il ne sera plus qu'un panier de monnaies, qui additionnera les devises de la Communauté, en les pondérant selon le produit national et le commerce intra-européen de ses membres. La part du franc, dans cet ensemble, est de 19,5 %. Les cours de l'UCE en monnaies nationales seront publiés chaque jour par le Journal officiel des Communautés. Ainsi conçu, le serpent européen apparaît comme une institution sans ambition excessive, assez. souple pour maintenir les chances d'une lointaine unification monétaire. Mais, après la livre sterling, la lire italienne le lâche en février 1973, et le franc l'abandonne à son tour en janvier 1974, lorsque le renchérissement des produits pétroliers met en péril les balances françaises. Le serpent n'est plus alors que le système du mark et de ses satellites immédiats - florin, franc belge, couronne danoise. En juillet 1975, alors que les conséquences de la crise pétrolière se font moins aiguës, Paris croit pouvoir rallier le serpent. Pas pour longtemps ! En mars 1976, soit après huit mois de vie en commun, le franc reprend le large. C'est faire preuve de prudence après avoir fait preuve de présomption. À l'heure où le franc se libère du serpent, le mark est coté à 1,72 franc. 268
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Mai 1974, Valéry Giscard d'Estaing accède à la présidence de la RéPublique. Les circonstances sont difficiles : depuis la guerre du Kippour, l'OPEP a quadruplé le prix du baril de pétrole. Décembre 1974, Valéry Giscard d'Estaing s'entretient, aux Antilles, avec le président Gerald Ford. Ils parlent pétrole, bien sfir, mais aussi dollar... Dessin de Tim. (© by Tim.)
Trois ans plus tard, quand le franc rentrera au bercail, le mark vaudra 2,31 francs: il aura progressé de plus de 30 %. C'est donc que la cohabitation avec le mark est, sinon impossible, du moins difficile. Le problème est de faire marcher ensemble des monnaies qui n'avancent pas du même pas. Comment, de part et d'autre du Rhin, uniformiser les modes de vie, la politique sociale, la politique de l'industrie, de l'énergie, du crédit, la fiscalité, la consommation? Il n'est pas simple d'aligner des monnaies quand les peuples ne s'alignent pas. Si la construction européenne se heurte à quelques obstacles entre la France et l'Allemagne, deux nations qui se sont combattues, mais qui savent s'apprécier, elle sera encore plus fantasque avec l'Italie, championne du travail au noir, des marchés clandestins et de la fraude institutionnalisée, ou avec la Grande-Bretagne, championne de l'insularité et tête de pont de l'Amérique. Elle sera de plus en plus difficile à mesure qu'elle s'élargira à de nouveaux venus : mettre dans un même panier le mark et le franc, la livre et la lire, mais aussi la peseta, la drachme ou l'escudo, c'est courageusement défier le sens commun.
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Le Système monétaire européen Le serpent n'a déjà que trop serpenté; et il pourrait devenir venimeux. Afin d'en terminer avec lui, Paris reprend l'initiative de la construction de la monnaie européenne, pour des raisons qui relèvent de la diplomatie et de la politique autant que de l'économie. Il s'agit de donner quelque relief au premier semestre 1979, qui confère à la France la présidence de la Communauté et l'organisation d'un «sommet» à Paris, ainsi que de motiver les électeurs qui, en juin, ont à désigner leurs représentants à l'Assemblée européenne. Accessoirement, il n'est pas inutile de réintroduire le franc dans un système qui lui imposera une discipline dont il n'a que trop tendance à s'affranchir. En s'alliant à la République fédérale d'Allemagne, la France peut bénéficier de ses leçons de rigueur, tout en lui donnant quelques leçons de laisser-aller. À Copenhague, puis à Brême, Valéry Giscard d'Estaing a posé les jalons d'une institution nouvelle qui sera le Système monétaire européen (SME). Le 5 décembre 1978, à Bruxelles, l'accord est conclu, avec la seule abstention de la Grande-Bretagne, toujours réticente devant les constructions continentales. Le 13 mars 1979, le SME est mis en place. En réalité, il innove surtout par des sigles et des mots. Il se flatte de disposer d'une monnaie inédite: l'écu. Ce n'est encore qu'une très modeste unité de compte, parfaitement fictive et à usage strictement communautaire. Il porte un beau nom, celui du denier à l'écu de « Monsieur Saint Louis », qui fut d'or, et c'est l'un de ces écus que brandit le président Giscard devant ses partenaires. Mais, pour la plupart des autres membres du SME, l'écu ne fait que rassembler les initiales de l'European Currency Unit (ECU). Prolongeant sans façons l'ancienne unité de compte européenne (UCE), il réunit comme elle dans un panier, en les pondérant, les monnaies communautaires : le mark y figure pour 34 %, le franc pour 19 %, la livre pour près de 14 %. Si l'écu continue l'UCE, il faut convenir que le SME continue le serpent. À son image, il s'analyse comme un groupement de flottement concerté. Il en garde les fluctuations, récemment élargies: chaque monnaie peut, à l'intérieur du fuseau limité à 2,25 %, se mouvoir au-dessus et au-dessous des « cours pivots » - sous cette réserve que la lire italienne a permission de vagabondage à 6 % de part et d'autre des cours centraux. Comme on est loin du plan Werner! Dix ans plus tôt, il envisageait de rétrécir les marges à 0,60 %. Le SME est devenu quatre fois moins exigeant, les bâtisseurs de l'Europe, s'inspirant des choristes de l'Opéra, n'ont même pas fait du surplace. Du moins, pour la défense des parités, les banques centrales disposeront de l'appui du Fonds monétaire européen (FME). Celui-ci, lui aussi, ne fait que prolonger le vieux Fonds européen de coopération monétaire. Mais il en diffère par une puissante dotation, puisque les banques centrales du système lui transfèrent 20 % de leurs avoirs en or et en dollars: donnant l'exemple, la Banque de France se défait de 634 tonnes de métal et de 1 654 millions de dollars. Simple dépôt, et non pas cession. Il n'y a pas transfert de propriété. L'accord qui crée le SME et consacre l'écu soulève, à l'origine, bien des scepticismes : les Allemands craignent qu'il n'affaiblisse le mark. Les 270
LA POLICE DES MONNAIES
Français après les conséquences inflationnistes des chocs pétroliers, ne sont pas très sûrs de pouvoir maintenir le franc dans des marges étroites. Les Anglais laissent faire, sans s'engager. Mais le fait est que le système fonctionne mieux, ou moins mal, que prévu, et il contribue au rétablissement des grands équilibres. Simplement, comme les taux d'inflation sont dissemblables, et comme les politiques nationales sont différentes, voire divergentes, il faut procéder au sein du SME à des rajustements périodiques des cours pivots, toujours dans le sens de la revalorisation pour le mark et le florin, toujours dans le sens de la dévaluation pour le franc français et la lire italienne, en sens divers pour le franc belge et la couronne danoise. Mais l'écu gagne du terrain, précisément en raison de cette instabilité des devises européennes : il répond à un besoin des opérateurs, soucieux à la fois de s'y soustraire, et de diversifier leurs actifs. L'écu est d'abord utilisé comme instrument de mesure pour la comptabilité des institutions communautaires et de certaines entreprises multinationales, ainsi que pour des opérations de commerce extérieur, notamment avec les pays de l'Est. Considéré par les épargnants et par les institutions financières comme un instrument neutre de placement, il progresse dans les émissions internationales. Instrument de dépôt et de crédit, il sert dans les compensations entre banques : son mérite majeur est de limiter et de pondérer les risques de change, face à un dollar souvent trop faible et à un mark souvent trop fort.
Un travellers chèque de 50 écus. (Phot. © D.G. Presse et Information des Communautés européennes.)
Pour autant, l'écu n'est pas devenu une vraie monnaie: la Bundesbank, qui le considère plutôt comme un moyen d'indexation, se satisfait du SME, dans la mesure où il se réduit à une sorte de « zone mark ». Elle se refuse à envisager une monnaie européenne qui ne soit pas indépendante des gouvernements comme des institutions de Bruxelles. La Banque de France nourrit vaguement la nostalgie d'un retour à une variante de l'étalon-or. La Banque d'Angleterre veut longtemps ignorer l'écu. Il ne saurait accéder à une authentique fonction monétaire qu'après transformation du Fonds monétaire européen en une banque centrale commune: ce qui implique de vrais transferts de réserves et de vrais abandons de souveraineté. Même dans le cadre du marché unique de 1993, le projet est trop ambitieux pour une Europe vouée aux particularismes. 271
LA POLICE DES MONNAIES
Règle à ne pas oublier : il est vain de prétendre réaliser l'Europe monétaire avant d'édifier l'Europe politique. Les États-Unis ont précédé le dollar, l'Empire allemand a précédé le mark, le royaume d'Italie a précédé la lire - comme il a fallu Bonaparte consul pour faire le franc de germinal. Ce serait mettre la charrue devant les bœufs que de doter l'Europe d'une monnaie unique avant de faire l'unité européenne. L'écu est une fin, plus qu'un moyen.
En quête d'un système monétaire . international Difficile à l'échelle européenne, la police des monnaies l'est plus encore à la dimension planétaire. C'est peut-être une utopie que de rêver d'un système monétaire international. L'expérience suggère qu'un tel système ne se construit pas : il se constate. Aucune conférence entre nations n'a fait jadis du cauri-coquillage une monnaie acceptée du Pacifique à l'Atlantique. Aucune n'a édicté que le thaler et sa descendance (le dolera, le dollar, la piastre mexicaine ... ) feraient carrière de la Bohême à Hongkong, de Madagascar à l'Éthiopie. Et si l'Union latine a pu être mise sur pied entre quelques nations européennes, elle n'a pas longtemps survécu. L'or, il est vrai, sur la fin du XIX' siècle et au début du xx', a été une vraie monnaie internationale, ou pour le moins un étalon adopté par tous les pays évolués, avec quelques prototypes d'espèces communément acceptées. Mais, comme on sait, il a chaviré en 1914 et sombré en 1931. La multiplication et la gravité des crises monétaires incitent alors les nations à s'interroger en commun sur de possibles remèdes. Ne peuvent-elles en débattre utilement pour chercher ensemble la formule du salut? Les conférences internationales ne manquent pas: elles ont pour le moins l'avantage d'offrir à leurs participants un petit voyage aux frais de ceux qui les délèguent et un séjour dans un site généralement plaisant. Même si elles n'aboutissent à rien, elles témoignent d'un effort, entretiennent une espérance et satisfont leurs orateurs. Conférence à Bruxelles en 1920 : on y exprime le vœu platonique d'un retour à l'étalon-or. Conférence à Gênes en 1922 : on y préconise l'étalon de change-or, c'est-à-dire sur la base de devises convertibles; mais il s'agit là d'une simple recommandation d'experts Gacques Rueff en tête). Les principes de Gênes sont repris à Genève, nourrissent des mémorandums et inspirent quelques réformateurs : sans résultats tangibles. Si le retour à l'étalon-or se généralise dans les années 1924-1930, les conférences n'y sont pour rien. Les pays s'y résolvent en ordre dispersé et en fonction de leurs seuls moyens. Le désordre des années trente, inauguré par le moratoire allemand et par le craquement de la livre, généralisé avec la crise du dollar, ne fait que confirmer et illustrer les égoïsmes monétaires. 272
Signature des traités créant la Communauté économique euroPéenne (CEE) ou Marché commun et la Communauté euroPéenne de l'énergie atomique (CEEA) ou Euratom, en mars 1957, dans la salle des Horaces et des Curiaces du palais des Conservateurs, à Rome. De gauche à droite: MM. Spaak, Snoy et d'Oppuers, Pinaud, Faure, Adenauer, Hallstein, Segni, Martino, Bech, Luns, Linthorst-Hanau. (Phot. © D.G. Presse et Information des communautés européennes.)
Une caricature de Jacques Faizant, du 24 novembre 1970, sur les problèmes monétaires que pose le Marché commun. Celui-ci ne compte alors que six élèves. Quand ils seront douze, la solution sera encore plus laborieuse. (© by J. Faizant/ C. Charillon, Paris.) U/olE
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Juin 1982 : Jacques Delors, ministre des Finances, s'efforce de soutenir le franc. Il n'y parviendra pas: il va lui falloir dévaluer. Dessin de Tim paru dans l'Express du 18 juin 1982. (© by Tim.)
LA POLICE DES MONNAIES
On flotte, on dévalue, on contrôle sans se préoccuper d'autrui. Chacun pour soi! Toutes les tentatives de coopération monétaire avortent. La Banque des règlements internationaux, qui était née à Bâle pour recevoir et répartir les annuités des réparations de guerre, est tenue en échec par la débâcle financière de l'Allemagne. Conçue comme un instrument de coopération, elle ne peut que mesurer son impuissance. Plus tard, elle se trouvera un autre rôle. À Londres, durant l'été 1933, une conférence réunit les représentants des États que la crise a plongés dans l'angoisse. Les gouverneurs des banques d'émission proposent une trêve monétaire et douanière : pas de dévaluation, pas de relèvement des tarifs pendant la durée des débats! Washington rompt l'armistice, le président Roosevelt refuse de lier le sort du dollar à des intérêts étrangers. Les blocs monétaires qui surgissent derrière les grands chefs de file bloc sterling, bloc dollar, bloc de l'or ... - ne se constituent que selon les intérêts nationaux. Ils sont des groupements plus souvent de fait que de droit, prêts à se désagréger. L'excès des nationalismes monétaires engendre-t-il un réflexe de coopération? À l'automne 1936, un accord à trois associe Washington, Londres et Paris qui se consentent des facilités réciproques pour les transferts d'or entre trésoreries. En dehors de cette disposition, il n'est qu'une déclaration de bonne volonté, rédigée dans le meilleur style des ambassades; les trois gouvernements «déclarent qu'il est dans leurs intentions d'user des moyens appropriés dont ils disposent pour éviter dans toute la mesure du possible que des troubles puissent affecter les bases nouvelles des changes ». On ne saurait être plus vague et s'engager moins: « Moyens appropriés, mesure du possible ... » Il ne s'agit guère que d'un alibi pour permettre à la France de dévaluer sans perdre la face. Aussi bien, la livre continue de flotter, le franc de subir des mutilations en chaîne. Le pacte de stabilité ne masque même plus l'instabilité générale. La guerre qui éclate résout le problème des monnaies de la façon la plfiS simple, en l'escamotant. La discipline succède à la pagaille, l'ordre au désordre, mais par la volonté de Berlin, à l'heure des Panzers et des camps de concentration.
À Bretton Woods À l'extérieur du bloc allemand, qui vit en vase clos, Washington et Londres songent aux lendemains du conflit. Il leur plairait de faire régner sur la planète une paix qui s'étendrait au domaine monétaire. Churchill y pense en pragmatique, Roosevelt en rêve en idéaliste. D'accord sur l'objectif, ils ne le sont pas sur les moyens.
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LA POLICE DES MONNAIES
Le sous-secrétaire américain au Trésor, Harry D. White, élabore un plan de reconstruction monétaire, le Britannique John Maynard Keynes en présente un autre, plus téméraire. Le plan White favorise les États créanciers et fait bonne place à l'or, parce que les États-Unis ont des créances et du métal. Le plan Keynes favorise les États débiteurs et fait la plus large place à des abstractions, parce que la Grande-Bretagne a plus de dettes que de réserves. Une conférence internationale, destinée à confronter ces deux plans, s'ouvre le 1er juillet 1944, tandis que les Allemands s'accrochent sur le front de Normandie et sur la Berezina. C'est l'Amérique qui invite: dans le New Hampshire, au pied du mont Washington et tout près de la frontière canadienne, elle convie les mille représentants de quarante-quatre nations alliées à délibérer dans le grand hôtel qui est tout Bretton Woods: le Mount Washington Hotel, isolé dans la forêt de la montagne Blanche. Keynes ou White? Eton ou Harvard ? Les projets anglo-saxons et les délégations anglo-saxonnes dominent les débats de Bretton Woods, au point qu'on en oublie les autres participants. Les Canadiens ont aussi un plan, vite écarté. Les Russes sont présents, mais discrets. Les Français, qui ne savent trop s'ils représentent un Comité de libération ou un gouvernement provisoire, sont poliment tenus à l'écart. Quand la conférence s'achève, le 24 juillet, les perspectives militaires ont déjà changé: en Normandie, les Américains percent sur Avranches. En Russie, Vilna est tombée, le Niémen est atteint. En Prusse, la bombe de Rastenburg n'a épargné Hitler qu'en ébranlant le régime. Les messieurs de Bretton Woods travaillent vraiment dans l'espérance de la paix retrouvée. Ils peuvent tenter d'édifier la paix monétaire. Le pacte est conclu, sur un compromis plus proche du projet américain que du projet britannique. « J'étais venu avec un pur-sang, déclare Keynes, je repars avec un animal issu du croisement d'un pur-sang et d'un mouton. » Mais le pur-sang de Keynes était tout prêt à désarçonner ses cavaliers. Le mouton de White est plus rassurant. Le texte, dit encore Keynes, est « rédigé en cherokee ». Comme le cherokee est un dialecte iroquois, c'est une façon de dire que les accords de Bretton Woods sont écrits en charabia, et aussi que ce charabia est américam. Il n'est pas question du « bancor» (l'unité, non convertible, que proposait lord Keynes), ni de 1'« unitas» (la monnaie de compte, égale à 10 dollars, que suggérait White); et pas davantage il n'est envisagé de revenir à l'étalon-or. Pour en remplacer les disciplines, la nouvelle charte crée deux organismes de coopération internationale: la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), qui aidera les économies en difficulté par une aide à long terme; le Fonds monétaire international (FMI), directement chargé de la police des monnaies, et qui doit travailler dans l'immédiat et le court terme, avec mission de stabiliser les changes.
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Le Fonds monétaire international Le Fonds nouveau-né se doit d'abord d'enregistrer les parités des monnaies, définies en or, et son consentement est requis chaque fois que la parité sera modifiée de plus de 10 %. Pour capital, il possède les versements de ses membres (les quotas), proportionnels à leurs poids dans le monde, et réglés pour un quart en or, pour les trois quarts en monnaies nationales. C'est en fonction de ces quotas que chaque pays jouira d'un « droit de tirage» (c'est-à-dire d'un droit de faire appel au crédit du Fonds) et disposera de voix dans l'administration de l'organisme. Première certitude: le système est américain. Les États-Unis s'adjugent le plus fort quota (plus de deux fois supérieur à celui du Royaume-Uni, ou à celui qui est proposé à l'URSS). Ils ont donc le plus fort droit de tirage et le plus grand nombre de voix: États-Unis et Grande-Bretagne groupent 40 % des suffrages. Le siège de l'organisation est à Washington, où ses assemblées annuelles se tiendront, deux fois sur trois. Seconde certitude: l'or garde, officiellement, une place prépondérante. Keynes, son pire ennemi, a dû en convenir:« Pour qu'un projet eûtla moindre chance d'être accepté, écrira-t-il, il devait établir un lien avec l'or. »Le fait est que les États-Unis, maîtres du jeu, ont alors des réserves métalliques trop considérables pour ne pas leur faire la part belle. Les parités des monnaies sont donc définies en poids d'or« pris comme dénominateur commun »... ou en dollars. Ce n'est pas l'étalon-or, mais la porte est ouverte pour une sorte d'étalon de change-or, qui sera en fait un étalon-dollar. Quant aux États signataires de l'accord, ils s'engagent à restaurer la convertibilité de leurs monnaies (en devises) et à éliminer les contrôles des changes: ils défendront la stabilité des changes en intervenant chaque fois que les cours s'écarteront de plus de 1 % des parités convenues. Ces parités sont notifiées au FMI et enregistrées par ses soins. Elles sont trente-deux, le 18 décembre 1946, à se faire inscrire à Washington. Au fil des ans, elles seront beaucoup plus, grâce à l'adhésion de nouveaux membres (comme l'Argentine ou l'Espagne), grâce aussi à l'admission des nations vaincues (l'Allemagne, le Japon), grâce surtout à l'émiettement des nations qui, à l'heure de la décolonisation, conquièrent leur indépendance. Les absents de marque sont la Suisse, traditionnellement neutre - et qui peut passer à elle seule pour une sorte d'organisation financière extranationale -, et les pays de l'Est, qui répugnent à s'enrôler sous la bannière du capitalisme américain : la Russie soviétique, escortée des pays du bloc rouble, fait décidément bande à part, en se refusant à confier ses statistiques monétaires à un organisme du monde libéral. Mais progressivement, séduits par les sirènes du FMI, et par les' facilités de crédit qu'il procure, plusieurs de ces pays rallient le système: Roumanie, Pologne, Hongrie ... Et la Chine elle-même, une fois affranchie des contraintes maoïstes, rejoint à Washington la grande cohorte née à l'enseigne de Bretton Woods. Cet engouement est intéressé : le pacte établit pour l'essentiel une formule d'avances aux États déficitaires, avances automatiques dans la limite des versements en or, avances conditionnelles au-delà. Les nations adhérentes cotisent en somme à un fonds d'aide mutuelle. L'organisation tient à la fois de l'assurance et de la banque. Comment en faire fi ? 275
Trente ans de survie Trente années durant, le système de Bretton Woods sert de charte aux monnaies de la planète. Ce n'est pas si mal. Mais il faut convenir que la charte en question n'est pas toujours respectée avec rigueur. Le moins qu'on puisse dire de ce système est qu'il n'est pas systématique, et que son application laisse parfois à désirer. Dès l'abord, les nations adhérentes tardent à remplir leurs obligations, c'est-à-dire à rétablir la convertibilité de leurs monnaies, comme à abolir les contrôles des chang(~s. Elles se conforment plus souvent aux exigences de leurs situations particulières qu'aux engagements souscrits dans les illusions de démarrage. Elles n'hésitent guère à bafouer le pacte lorsqu'elles recourent à des systèmes de changes multiples, lorsqu'elles abandonnent les parités fixes pour rendre leurs monnaies flottantes ou lorsqu'elles mettent le Fonds monétaire devant le fait acquis d'une dévaluation. De même que les grandes organisations internationales, ONU en tête, sont capables de se faire respecter par les petites nations, mais non par les grandes puissances, de même le FMI doit s'incliner, ou se contenter de sauver les apparences, dès qu'il a affaire à de grands États : le Royaume-Uni, la France, l'Allemagne, les États-Unis, le Canada font bon marché du pacte quand il les gêne. Le consentement qu'ils ont donné à la supranationalité des organismes de Bretton Woods ne vaut que dans la mesure où il n'entame pas leurs droits souverains. En bref, l'accord monétaire de 1944 représente un progrès sur le chemin de la coopération internationale, mais un progrès précaire et limité: chaque nation et chaque monnaie reprend son indépendance à la première occaSIOn.
Le Fonds ne peut qu'assister, impuissant, aux grandes débâcles monétaires qui suivent le conflit; en Hongrie, en Grèce, en Chine. Il voit les Alliés doter l'Allemagne d'une nouvelle monnaie, sans entrer pour rien dans cette mutation. Il n'intervient pas davantage dans les opérations qui amputent les monnaies au-delà du rideau de fer: ce n'est pas son domaine. Il est plus sensible aux affronts qui lui sont infligés dans le monde libre : durant le banquet qui clôt la session de son assemblée, en septembre 1949, il est mis devant le fait accompli d'une dévaluation brusquée de la livre sterling, aussitôt contagieuse. Pis encore: c'est en infraction à ses statuts que la France, en janvier 1948, adopte un système de changes multiples, avant de dévaluer en septembre 1949; en infraction encore que le Canada, en octobre 1950, rend son dollar flqttant; en infraction toujours que de nombreux pays persévèrent dans le contrôle des changes. Dans la plupart de ces cas, le Fonds est à peine averti, point du tout consulté; le gendarme des monnaies ne se fait guère respecter. La preuve que le système de Bretton Woods ne se suffit pas à lui-même, c'est qu'il est administré par la multiplicité de tentatives parallèles et complémentaires de coopération. Tentatives régionales ou spécifiques : avec l'Union européenne des paiements, que l'on a vu, de 1950 à 1958, assurer la compensation des soldes entre ses membres; avec les zones monétaires, et particulièrement la zone franc, qui garantit à ses adhérents la convertibilité intérieure de
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LES CRITIQ UES DE L'INFLATION
Il a fallu le Système de Law pour que soient décelés les périls de l'inflation. L'Irlandais Richard Cantillon, banquier à Paris, observe le gonflement du papier-monnaie, sans omettre à l'occasion de spéculer. Il jette sur le papier quelques-unes de ses réflexions. Une banque nationale? Ellefait, pense-t-il, «plus de mal que de bien ». La monnaie de papier? C'est de l'argent «fictif et imaginaire» qui « cause les mêmes désagréments qu'une augmentation d'argent réel en circulation, pour y hausser le prix de la terre et du travail... Cette abondance furtive s'évanouit à la première bouffée de discrédit et précipite le désordre ». Pareillement, le Français d'Aguesseau, le jeune Italien Galiani, l'Anglais David Hume condamnent sans ambages les monnaies « représentatives ». Adam Smith, Ecossais comme Law, n'ignore certes pas les exploits de son compatriote, et il connaît les mésaventures du papier-monnaie dans les colonies d'Amérique. Pour ce professeur génial et lourdaud, il ne doit jamais circuler plus de billets convertibles qu'il ne circulerait d'espèces métalliques en l'absence de banques d'émission. Au XIX' siècle, les économistes classiques fondent leur prudence sur les leçons du dollar continental et des assignats français. Gare à l'accélération de la vitesse de circulation de la monnaie! avertit l'Anglais Thornton. Contrôlez soigneusement la quantité de l'émission! conseille David Ricardo. Mais l'expérience enseigne que le cours forcé n'engendre pas fatalement la détérioration de la monnaie. Après Paul Leroy-Beaulieu, François Simiand et Albert A./falion corrigent la théorie quantitative. Moyennant quelques rectificatifs de ce genre, le xX' siècle glisse de la rigueur à l'indulgence monétaire. L'inflation, hier mise au ban de la société, va bientôt trouver des apôtres.
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LA POLICE DES MONNAIES
leurs monnaies; avec l'Association latino-américaine de libre commerce, le Marché commun des Andes, l'Association des États du Sud-Est asiatique, l'Accord d'unité économique arabe, qui visent à une collaboration économique, à défaut d'une collaboration monétaire; avec le groupe des Dix, auxquels se joint la Suisse, qui cherche à faire entendre la voix des grandes puissances dans les débats sur la monnaie; avec les entretiens réguliers des gouverneurs des banques centrales, qui se retrouvent au siège de la BRI, et constituent une caisse d'intervention sur le marché de l'or (<< Goldpool »), caisse qui s'attache à maintenir le rapport traditionnel entre l'or et le dollar (35 dollars l'once) de 1961 à 1968, jusqu'au jour où il y faut renoncer. Cette coopération internationale se traduit notamment par la création d'un instrument de paiement supplémentaire, les droits de tirage spéciaux (DTS). Ils naissent à la demande des États-Unis, qui feignent de redouter une insuffisance de liqyidités internationales, bien que ces liquidités soient déja surabondantes. A dater de 1970, le Fonds monétaire les met à la disposition des banques centrales, qui peuvent les inclure dans leurs réserves. Ont-ils le caractère d'une monnaie, d'un crédit? C'est « de l'or papier », explique Washington. «Du néant habillé en monnaie », dit Jacques Rueff. Dans cette initiative discutée, il apparaît déjà que le système de Bretton Woods est malade.
La débandade Au vrai, c'est d'abord le dollar qui est malade: sa force tenait à l'excédent de la balance américaine des paiements. Celle-ci se détériore à partir de 1950, et son solde négatif s'aggrave à dater de 1958. Le commerce américain lui-même devient déficitaire en 1968. Point de mystère dans ce renversement, les États-Unis ont perdu leur prééminence, et leurs capitaux se sont investis à l'étranger, souvent pour des raisons politiques. Résultat: les réserves d'or américaines diminuent, au point d'approcher d'un seuil critique. Devant cette menace, Washington réagit en demandant aux banques centrales étrangères de ne plus convertir leurs dollars en or (en 1968) et finalement en mettant officiellement l'embargo sur l'or (en 1971). Le dollar est ainsi rendu inconvertible, d'abord en fait, puis en droit. Du même coup, le système de Bretton Woods, qui reposait à la fois sur l'or et sur le dollar, chancelle. Son calvaire ne fait que commencer. Car on ne voit pas comment le dollar pourrait redevenir convertible aussi longtemps que les comptes américains ne s'améliorent pas. Les dollars en surnombre continuent à se répandre sur la planète. Washington ne s'en soucierait guère si son commerce ne pâtissait de la concurrence à laquelle se heurtent les produits américains sur tous les marchés, y compris le marché intérieur. 278
LES APÔTRES DE L'INFLATION
Et si l'inflation, c'était, pour les États, la solution de tous les problèmes ? Du problème financier, grâce à l'émission de moyens de paiement, plus facile que le recouvrement des impôts? Du problème économique, par la distribution d'un pouvoir d'achat qui stimule l'activité? John Law professe que la monnaie crée la richesse " plus un pays a de monnaie, plus il est riche. Le commerce a besoin du numéraire. Le numéraire peut se fabriquer. Vive le papier de banque, qui « est dans l'État ce que le sang est au cœur humain» ! Après Law, il est des champions avoués de l'inflation dans les États- Unis en plein essor du XIX' siècle,' on y voit nombre de fermiers et d'industriels, de spéculateurs et de débiteurs apprécier les avantages de la hausse des prix qui gonfle les profits nominaux et allège les dettes. Au xX' siècle, si le monde anglo-saxon prend en considération les thèses d'un Irving Fisher ou d'un Keynes, les Français oublient vite les travaux d'un polytechnicien hardi qui s'appelle Albert Despaux, historiographe et chantre de l'inflation " Despaux se complaît à illustrer les mérites du système de Law, qui a relancé l'économie, des assignats, qui
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ont permis à la France révolutionnaire de soutenir victorieusement la guerre civile et la guerre étrangère, de la chute du mark qui a rendu à l'Allemagne son rang sur les marchés internationaux, de la chute du rouble, qui a libéré de toute dette le gouvernement soviétique. Pour Albert Despaux, ce n'est pas l'inflation qui est coupable, c'est la déflation consécutive. À ses yeux, l'inflation est animatrice, parce qu'elle crée un nouveau courant monétaire, productrice parce qu'elle stimule les investissements, consommatrice, puisqu'elle distribue du pouvoir d'achat. Pour Keynes, qui distingue l'inflation des coûts et l'inflation des profits, la hausse des prix est un moyen de réduire les salaires. Elle augmente les profits et réduit les coûts. Vive cette sorte d'inflation! Mais peut-être est-il sage de distinguer entre l'inflation au petit trot et l'inflation au grand galop.
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La crise monétaire se traduit par les migrations brusquées de tous les capitaux flottants nés des déficits américains : ces capitaux fuient les monnaies qui semblent suspectes, le dollar en premier lieu, et cherchent refuge (et profit) auprès des monnaies les plus fortes, mark et yen en tête. Les banques centrales sont tenues de faire respecter les parités des monnaies dont elles ont la charge. La marge de fluctuation autorisée, qui était de 1 % de part et d'autre de la parité selon le système de Bretton Woods, est portée à 2,25 % en décembre 1971, à la demande de Washington. Même élargie, elle est vite franchie. Pour contenir le mark et le yen trop demandés, la Bundesbank et la Banque du Japon doivent absorber les dollars jetés sur les marchés par les spéculateurs. Comment arrêter le déferlement de ces dollars indésirables? Tous les responsables des finances, dans le monde, sont conscients du péril et de la nécessité de donner une nouvelle charte aux monnaies, par le moyen d'une refonte, partielle ou totale, du pacte de Bretton Woods. Mais qui va se charger de cette refonte? Le FMI est trop manifestement dominé par les États-Unis. Le groupe des Dix, qui rassemble les dix pays les plus industrialisés, met au contraire l'Amérique en minorité. Lors de l'Assemblée annuelle du Fonds monétaire, en septembre 1972, à Washington, on trouve un moyen terme, en confiant le soin d'élaborer la réforme à un groupe des Vingt, qui adjoint aux Dix des représentants du tiers monde. Le malheur est qu'on travaille encore moins bien à vingt qu'à dix, que les vingt, experts et secrétaires compris, sont finalement plus de cent; et que les revendications du tiers monde compliquent le problème plus qu'elles ne le simplifient. La grande crise du printemps 1973 le résout à sa manière, en prenant le contre-pied de tout le système de Bretton Woods: les monnaies rompent tout lien avec l'or, et flottent à qui mieux mieux. Le groupe des Vingt se prononce pour des « taux de change stables, mais ajustables », ce qui veut tout dire ou ne rien dire. Cette formule élastique peut être interprétée comme favorable à des taux fixes aussi bien qu'à des cours flottants. L'ambition de Washington est de promouvoir les DTS et de démonétiser l'or. Ce dernier sera banni des statuts du pacte révisé, et si possible banni des réserves du FMI. De fait, le Fonds entreprend de mettre en adjudication son encaisse métallique, dans l'espoir de faire fléchir la cote de l'or. Pas de chance! L'or trouve toujours preneur, à des cours toujours en hausse: jusqu'à ce que, désabusé, le Fonds renonce à cette vaine démonétisation; et les banques centrales persistent à l'accumuler dans leurs réserves. Quand les changes deviennent flottants, leur surveillance est superflue. Du système de Bretton Woods, il ne subsiste que le cadre administratif, le Fonds monétaire et ses fonctionnaires, ses assemblées annuelles qui ressemblent à des grand-messes, où l'on fait assaut de sermons, voire de prières et d'incantations, mais où l'on ne décide rien de concret. Du moins, les ministres et les gouverneurs peuvent y prendre contact, y bavarder, et s'y permettre des tête-à-tête parfois utiles. Le système, tant bien que mal, aura tenu trente ans. Sur ses ruines, dans la débandade généralisée des monnaies, tout reste à reconstruire. Pour sauver ce qui peut l'être, les meneurs de jeu se réunissent et se concertent, non plus à vingt ou à dix, mais de préférence à cinq ou sept, entre représentants des principales puissances financières : ils tentent par 281
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exemple de freiner la baisse du dollar, de surveiller le loyer de l'argent, de telle sorte qu'il ne perturbe pas trop les mouvements de capitaux. Leurs efforts ne sont pas toujours stériles. Mais ils ne restaurent pas aisément une véritable police des monnaies. Faute de pouvoir se définir en or, les monnaies se définissent les unes par rapport aux autres; soit selon les cours des marchés, soit en se ralliant délibérément à l'une d'entre elles: au dollar, au franc, aux DTS, à un panier de monnaies choisies parmi les partenaires commerciaux du pays considéré. À la monarchie de l'or, à la monarchie du dollar, succède un système qui s'apparente à l'anarchie.
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Chapitre 12
ÉTAT CIVIL DES MONNAIES
Miniature du xv' siècle illustrant le Traité de la première origine et nature du droit et mutation des monnaies, de Nicolas d'Oresme. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. © Bibl. nat./Arch. Photeb.)
Leurs noms: des poids Le patronyme est la pièce maîtresse de tout état civil. Que les monnaies tirent leur nom de l'usage ou d'une décision officielle, elles en ont besoin pour faire carrière. C'est l'élément premier de leur identité. Il les accompagnera toute leur vie durant. Les noms des monnaies, et même leurs sobriquets, ne sont pas choisis au hasard. Ils ont une signification, tantôt arithmétique, tantôt politique, une racine, parfois historique, parfois géographique. Ils ne sont jamais indifférents. Souvent - et c'est sa première vocation -, le vocable qui désigne une monnaie évoque un poids, puisque chaque monnaie a d'abord été définie en termes de métal. Et si, dans la suite des temps, elle s'écarte de cette définition, son nom primitif, qu'elle conserve en mémoire de ses débuts, témoigne de ce qu'elle fut - à moins que ses usagers ne perdent jusqu'au souvenir de ses origines. Qui se rappelle que la livre, qu'elle soit romaine, sterling ou tournois, a d'abord été véritablement l'équivalent d'une livre de métal: une livre de bronze aux premiers âges de Rome, une livre d'argent lors de la réforme de Charlemagne? Il y a beau temps que les livres-monnaies ne représentent plus une livre-poids; leur nom a survécu aux épreuves, franchi les siècles et défié la logique. À plus forte raison, toutes les livres dérivées n'évoquent plus, en aucune façon, un poids quelconque de métal: les livres irlandaise ou israélienne, australienne ou sud-africaine, égyptienne ou maltaise, colombienne ou péruvienne, n'ont jamais eu de lien avec une livre de métal. Elles ne sont que les rejetons ou les émules de la livre britannique : cette pound dont le nom anglais dérive du latin pondus (poids; comparer le français pondéreux). Pareillement, la lire italienne (lira) procède de l'as libralis (as d'une livre) qui fut l'unité monétaire de Rome, appelée litra par les Italiotes du sud : du grec litra, qui désignait un poids de douze onces. C'est de même un poids de métal que mémorise le nom du mark: le francique marka, comme le français marc, correspond à une demi-livre (d'argent) ; sans doute parce que le marc-poids était identifié à l'aide d'une marque (germanique merk, allemand Marke). Tout comme la livre britannique a engendré nombre de livres, sans rapport avec le poids primitif de la monnaie, le mark allemand a fait école : au Danemark, en Suède, en Estonie, en Finlande, en Pologne ... Des marks parfois éphémères, mais qui ont attesté le prestige de leur prototype. Le talent des Grecs était déjà une unité de poids : du grec talanton (plateau de la balance). Le sicle des Hébreux et des Perses, ressuscité dans le sicle israélien (shekeô, a la même origine: hébreu sagala (peser). La silique du Bas Empire romain et de l'Empire d'Orient représente un poids correspondant à une graine: du latin siliqua (fruit à graines). Monnaie de compte en Espagne, monnaie de paiement dans la plupart des pays de l'Amérique latine (de l'Argentine au Mexique, du Chili à la Colombie, de Cuba à l'Équateur, du Paraguay à l'Uruguay), mais aussi aux Philippines, le peso n'est rien d'autre qu'un poids. Comme son diminutif, la peseta. 285
ÉTAT CML DES MONNAIES
C'est encore la lourdeur, autant que la dimension, qu'illustre le nom du gros, la pièce d'or de Saint Louis, comme de toutes les monnaies qui s'en sont inspirées : le groot néerlandais, le groschen allemand, le grosso vénitien, le grosz de Russie, le groszy de Pologne. Quant au nom de la drachme grecque, il évoque une pincée, une poignée de graines. Traduite en égyptien, la drachme donne le dirham, le dirhem, monnaies des pays arabes, du Maroc, de la Perse, et en usage chez les Turcs des XIIe et XIIIe siècles. En Chine, le taël est un poids, avant d'être une monnaie.
Leurs noms: des symboles Souvent, les monnaies sont désignées en fonction de l'image symbolique qui figure sur leur empreinte. Images d'animaux: l'agneau devient l'agnel dans la France capétienne; le lion devient le lev en Bulgarie, le lionceau au Luxembourg, l'aigle engendre l'eagle aux États-Unis. On trouve pareillement le condor au Chili, en Colombie, en Équateur, la licorne en Écosse, le léopard dans la France occupée par les Anglais durant la guerre de Cent Ans, le quetzal au Guatemala - le quetzal étant l'oiseau sacré des rois indiens, le dodo à Maurice - le dodo étant le gros canard qui autrefois abondait dans l'île. Mais qui, en Inde, se souvient que la roupie n'était à l'origine que l'équivalent du bétail (rupiah) ? Images botaniques; la feuille d'érable est la pièce d'or du Canada. Images de fleurs : la fleur de lis est frappée dans la France du xIV" siècle, et le lis sous Louis XIV. Plus durable, et appelé à une fortune séculaire, le florin, lui aU$si marqué d'une fleur de lis, est tour à tour monnaie à Florence, en France, en Aragon, en Angleterre, dans l'Empire, en Autriche, en Suisse, en Bohême, en Pologne, en Scandinavie, aux Pays-Bas d'où il gagne l'Indonésie. Sur le tard, il devient le forint en Hongrie. Images pieuses: avec des anges pour l'angel et l'angelot, avec la croix dans le kreuzer, la cruzade, le cruzeiro. Images militaires: avec le bouclier qui engendre l'écu et ses variantes, le scudo italien, l'escudo portugais, mais aussi le schilling germanique, le schilling autrichien, le shilling anglais, le szelong polonais, le shilling scandinave; avec la lance, qui est à l'origine du kopek russe; sans doute encore avec le cavalier, né au pays de Hainaut, qui devient le cavallo à Naples et au Piémont, le ryder aux Pays-Bas. Images féodales et royales, avec la couronne en Angleterre, en Autriche, au Danemark, en Norvège, en Suède, au Portugal, en Hongrie, en Tchécoslovaquie ... qui, ici et là, se dit Crown ou Krone, Corona ou Koruna ; avec la tête même du roi, sur le teston; avec le trône royal, sur la chaise. 286
NOSTALGIES
Lorsque la monnaie chavire, lorsque l'inflation se déchaîne, l'opinion éprouve fatalement la nostalgie de la stabilité perdue. Pour les Français du x)( siècle, ces regrets s'expriment dans l'évocation du siècle précédent, celui des prix immobiles (ou presque), des rentes à l'abri des dépréciations, des contrats qui ne lésaient ni créanciers ni débiteurs. C'était le bon temps, celui où l'on payait en pièces d'argent ou d'or aussi bien qu'en billets, le temps où les bas de laine symbolisaient l'épargne ... Mais lorsque, après des épreuves plus ou moins cruelles, après une cascade de dévaluations et une débauche d'inflation, la stabilité (même relative) l'emporte sur le désordre et le chaos, les Français découvrent de nouvelles raisons de grogner. Ils regrettent alors les facilités que leur donnait la sarabande monétaire " à savoir la prime à l'exportation que constituait, au moins momentanément, la dépréciation, la possibilité de rembourser les dettes avec une monnaie fondante. Si la stabilité fait l'affaire des créanciers, l'inflation faisait celle des débiteurs, qui sont les plus nombreux. Le jeune ménage qui acquiert un logement, le paysan qui achète du matériel spéculaient sur la détérioration de l'unité de paiement pour se libérer à bon compte. L'État, le tout premier, parce qu'il est un grand emprunteur, trouvait en elle de coupables facilités. Nul, jamais, ne crie à haute voix " vive l'inflation ! Mais en fait, on en vit - aussi longtemps qu'elle reste à doses supportables - très exactement aussi longtemps que la hausse des prix ou des changes reste moins rapide que le gonflement de la masse monétaire. Vive l'inflation à dose mesurée, à cadence raisonnable! Seule est haïe et haïssable l'inflation galopante, qui bouleverse la société avec l'économie, et qu'il faut des générations pour oublier.
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ÉTAT CIVIL DES MONNAIES
Reste que la monnaie est fréquemment à l'image même du souverain, image qui sert à la fois de signature et de publicité. C'est en Angleterre le noble, le jacobus; en France, le carolus, le henri, le louis, le napoléon; en Hollande, le guillaume; en Sicile, l'augustale; en Saxe, l'auguste; en Prusse, le frédéric ; à Naples, le carlino ; en Espagne, l'isabelle, l'enrique ; au Maroc, le hassani. Résumant tous les règnes et tous les rois, le souverain est la pièce reine de l'Angleterre, le real la pièce maîtresse de l'Espagne; et son pluriel, le reis, triomphe longtemps au Portugal. Tous ces princes symbolisent le pouvoir régalien de battre monnaie.
Leçons d'histoire et de géographie, d'arithmétique et de physique Plutôt que de célébrer un monarque, certaines monnaies célèbrent les grands hommes. Le colon,' au Costa Rica et au Salvador, perpétue le souvenir de Christophe Colomb, maître navigateur. Au Panama, le balboa emprunte son nom au découvreur du Pacifique. Au Venezuela, le bolivar reprend le nom du libérateur de l'Amérique du Sud. En Équateur, le sucre immortalise un patriote, lieutenant de Bolivar. En Afrique du Sud, le krugerrand rappelle le champion de la lutte contre la domination britannique. Après l'histoire, la géographie. La plus célèbre des monnaies évoque une vallée, en allemand Tai, ancienne orthographe Thal. D'où le thaler, la monnaie de la vallée, très précisément, de la vallée de Joachim Ooachimsthal, en Bavière). Ce thaler a eu une riche progéniture : dahler en Scandinavie, daalder et daler aux Pays-Bas, taler en Pologne, tallari, talaro et tallero en Italie, talari en Éthiopie, dollera et dolera en Espagne, dollar aux États-Unis - et par extension au Canada, en Chine, à Hongkong, à Singapour... D'une égale renommée apparaît le sterling, dont le nom a été importé en pays anglais par les marchands de la Hanse et des Pays-Bas - les hommes de l'Est: d'où l'anglo-saxon easteriing, dont le vieux français a fait l'esterlin. D'une égale ancienneté, mais d'une moindre survie, le fameux sequin de Venise, qui est frappé à la Zecca, l'atelier monétaire des doges: de l'arabe sekka, qui désigne le coin servant à la frappe des pièces. U ne géographie moins ponctuelle se retrouve dans le tournois français (de Tours), comme dans le parisis, dans l'éphémère belga, et dans de nombreux vocables avec lesquels on pourrait composer un petit atlas: atlas d'Europe, avec le lat de Lettonie, le litas de Lituanie, le portuguez du Portugal, l'illustre besant de Byzance; atlas d'Afrique, avec la guinée ou l'angolar, ainsi qu'avec le rand sud-africain, qui reprend le nom du district minier du Transvaal; atlas d'Asie avec l'afghani; d'Amérique avec le venezolano ... 288
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Leçon d'arithmétique. Il est tout naturel que les noms des monnaies fassent appel à la numération. Voici l'unité, avec l'as latin; son double avec le doublon espagnol; son quadruple avec le quadrussis romain, le quatrino italien, le quadruple de France et d'Espagne; son décuple avec le denier et toute sa tribu: denarius, denario, denaro, dinar, dinero, dinhero. Voici un multiple imprécis, le conto du Portugal (compte), qui équivaut à mille escudos ou un million de reis. Au tour des fractions : voici le tiers, avec le triens romain et byzantin, le quart avec le quarter américain, le dixième avec le décime ou la dime, le douzième avec l'once de Sicile et d'ailleurs (uncia), le centième avec le cent ou le centime; et une fraction incertaine avec le rouble, né du découpage d'un lingot (du verbe russe roubit, couper). Plus étrange est le nom du sesterce romain : latin sestertius, de semis tertius, parce que la pièce est marquée Ils (unum, unum, semis, c'est-à-dire un as, un as, un demi-as) ; dans cette suscription, la lettre S (semis) figure en troisième position (tertius). Leçon de physique, lorsque les monnaies se réfèrent au métal dont elles sont composées: lè bronze peut-être (aes) dans le cas de l'as romain, à supposer que le mot ne désigne pas simplement l'unité; l'argent à coup sûr pour l'argenteus de Caracalla; l'or surtout, pour l'aureus romain, pour le gulden hollandais ou le gylden danois (radical go/d), pour le zloty polonais (z/oto, l'or). Ces pièces ont pour le moins une vertu: elles prétendent avoir une valeur fixe. C'est le sens du mot statère, qui désigne la première des monnaies grecques: du verbe stao, «Je suis fixe ». Elles prétendent être solides, c'est-à-dire durables, sinon éternelles. C'est le sens du solidus que crée Constantin, et qui enfantera le sol et le sou en France, le sueldo en Espagne, le soldo en Italie et au Portugal. Leçon de géométrie: quelles formes revêtent les monnaies? L'obole des Grecs a la forme d'une pièce (grec ob%s, racine du mot obélisque). La piastre qui, née en Espagne, s'est répandue de l'Amérique latine à l'Indochine, de la Turquie à l'Égypte, à la Tunisie et au Maroc, a la forme d'une lame de métal (italien piastra). Le penny des Anglais, le pfennig des Allemands ont la forme ronde que suggère le saxon penig, ancêtre de l'allemand Pfanne, du français poêle. Histoire, géographie, arithmétique, physique, géométrie ... Le lexique des monnaies est aussi divers que les monnaies elles-mêmes.
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Argot et controverses Comme si cette diversité ne suffisait pas, le langage populaire en rajoute. Rien n'est plus galvaudé que la monnaie. Elle passe entre toutes les mains, donc entre toutes les bouches. Elle est le fric (abréviation de fricot ?), le flous (c'est le nom d'une monnaie de cuivre des Arabes, en usage dès le temps de Mahomet), le pèze (du verbe peser) ; elle se répand en picaillons (menue monnaie du Piémont, de l'italien piccolo, petit). Elle est la mitraille (soit en raison de son bruit métallique, soit en souvenir du vieux français mite, qui désigne la menue monnaie, du flamand mijte, petite chose). Elle est volontiers de l'oseille; mais qui reconnaîtra en celle-ci la monnaie vénitienne dite osella, frappée pour la première fois en 1521 pour tenir lieu des canards sauvages (ttcellae) habituellement offerts pour Noël, par le doge, aux nobles de la République? Pour mémoire, se rappeler les formules familières qui expriment les sommes d'argent: un sac, une brique, de la galette, du pognon, de la braise, de la fraîche, des radis, des fafiots, des ronds, de l'aubert. Pour mémoire aussi, se rappeler que certains noms de monnaies ont essaimé dans le vocabulaire courant: le denier subsiste dans le mot denrée (ce qu'on peut acquérir avec un denier) ; la roupie de l'Inde, monnaie des nababs, aurait donné notre mot rupin (riche de roupies ?) Certaines de ces étymologies prêtent sans doute à discussion. Tel est aussi le cas de plusieurs noms de monnaies très officielles, et qui n'ont plus rien à voir avec l'argot, mais dont le sens premier reste obscur. La pistole espagnole, qui a émigré dans les pays allemands et helvètes, et longtemps circulé en France, peut tenir son nom de la piastruola, diminutif de piastre. Mais on la rattache plus fréquemment au mot pistolet - espagnol pistola, allemand pistole, tchèque pichtal. Dauzat voit là une « comparaison plaisante » suggérée par une petite arquebuse. De quoi faire penser à notre « coup de fusil » ? Le maravedis espagnol soulève une égale incertitude. Ou bien il dérive .d'un dinar dénommé marabet (marabotinus), de l'arabe marabout (saint, ermite : radical morâbit, garde-frontière), par allusion aux inscriptions coraniques qui figurent sur l'empreinte. Ou bien il procède de l'arabe marâbiti, monnaie des Almoravides, par la filière Almorabitini, Morabitini, Marabitini, Maravedi ... C'est en ce sens que Roque Garcia l'interprète dans son dictionnaire étymologique de la langue espagnole. Le ducat vénitien (ducato en Italie, ducado en Espagne, Dukaten dans les pays germaniques) peut tout bonnement avoir été frappé à l'effigie d'un duc (italien duca) ; par exemple par le gouverneur d'Italie Longinus, qui, révolté contre l'empereur Justin, s'est fait duc de Ravenne. Autre hypothèse: au XIIe siècle, l'Italie appelle ducas les besants frappés à Byzance par les empereurs Constantin X et Michel VII, de la famille Du€as. Troisième version, plus généralement retenue: le premier sequin d'or de Venise, frappé en 1284, porte au revers la légende latine Sit tibi, Christe, datus quam tu regis iste ducatus, et le dernier mot de cette légende serait resté attaché à la pièce. Le liard, pièce d'argent puis de cuivre, du Dauphiné puis de France, et qui finit par équivaloir à trois deniers (un quart de sou), prendrait son nom
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de Gigue Liard, maître des monnaies en Dauphiné et créateur de la pièce. À moins qu'il ne la doive à Philippe le Hardi, sous le règne de qui la pièce aurait été frappée. Autres explications: de miliarense, pièce d'argent de Byzance; ou de l'ancien français liart, gris? La maille échappe aux filets des étymologistes. Son nom ne semble venir ni du bas latin medalia (médaille), ni de medius (demi). Il survit dans l'expression; n'avoir ni sou ni maille. La pataque, monnaie d'origine espagnole, et répandue au-delà des mers par les Portugais, peut reproduire l'arabe ba taca, pour bon ataca, père de la fenêtre (?) parce que les Arabes prennent pour le cadre d'une fenêtre les colonnes d'Hercule représentées sur les piastres espagnoles. Autre hypothèse: il n'est pas exclu que les Espagnols aient emprunté le nom au patard, la pièce d'argent qu'ils ont trouvée aux Pays-Bas (peut-être de Pieter, la pièce ponant les clés ou l'image de saint Pierre). Ces incenitudes attestent que l'origine des monnaies est souvent aléatoire, lorsqu'elles sont d'extraction populaire. Aucun décret, aucune loi n'a assigné à la pièce d'or de 20 francs le nom de jaunet, ou l'abréviation nap, en usage sur le marché de l'or, pas plus que les appellations, également courantes sur ce même marché, de dur pour la pièce américaine, de croix pour la pièce suisse, de cavalier pour le souverain. Tout comme naguère on appelait familièrement thune, ou tune, la pièce française de cinq francs: parce que la thune, c'était d'abord une aumône, et que le chef des Gueux, par dérision, était dit roi de Tunes (Tunis).
Leurs prénoms Les monnaies ne se contentent pas toujours de leurs noms. Il leur arrive, en quelque sorte, de se doter de prénoms, dès l'instant que leurs radicaux sont précédés d'un additif qui leur tient lieu de préfixe, ou d'apposition. La langue allemande, plus que d'autres, se prête aux noms composés: avec le thaler elle fait le Reichsthaler, ou thaler d'Empire, dont les Hollandais feront le rijksdaler et les Scandinaves le riksdahler - en français la rixdale. Pareillement, avec le mark, les Allemands font tour à tour le Rentenmark, puis le Reichsmark, en attendant le deutsche Mark, ou, au-delà du rideau de fer, l'Ostmark. Entre les deux guerres du xx· siècle, le contrôle des changes hitlérien multiplie les catégories de marks bloqués, dont on a déjà noté la prolifération: Kreditsperrmark, Auswanderermark, Effektensperrmark, Notensperrmark, Registermark, Reisemark, Konversionsperrmark... Étonnante floraison d'un vocabulaire monétaire. Avec le substantif allemand (et néerlandais) Gulden, qui désigne le florin, voici des composés: Guldengroschen, gros de la valeur d'un florin, monnaie de Saxe; Guldenthaler, thaler valant un florin; Reichsguldener, ou florin d'Empire ... Encore sur le radical groschen, voici le Mariengroschen, ou gros de Marie, le Silbergroschen, ou gros d'argent, le Gutegroschen, ou bon gros; le Neugroschen, ou nouveau gros. 291
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Certains « prénoms» tiennent lieu de multiplicateurs. Ainsi, au Portugal et au Brésil, le milreis représente mille reis ; en Hongrie, le kilpengoe se substitue à un million de pengoes, puis le bilpengoe à un milliard de pengoes. Ces préfixes permettent d'alourdir et de prolonger des monnaies devenues dérisoirement légères.
L'âge des monnazes « Nous autres civilisations, nous savons que nous sommes mortelles. » Ce propos, désormais classique, de Paul Valéry, vaut pour toutes les institutions humaines : pour les nations, pour les régimes politiques plus encore, pour les monnaies. Celles-ci ne durent qu'un temps. Elles peuvent exceptionnellement franchir des siècles, jamais des millénaires. Plus souvent, elles sont fauchées à la fleur de l'âge. Ne nous y trompons pas: s'il est des monnaies qui portent aujourd'hui le même nom qu'il y a deux mille ans (c'est le cas de la drachme), il ne s'agit que d'un tour de passe-passe. La drachme des Hellènes est morte quand la Grèce est devenue province de Rome. Au n· siècle avant notre ère, les monnaies romaines d'argent ont pris la relève de la drachme : le victoriat sur les bords de l'Adriatique, le denier à Delos ... Pareillement, l'écu dont se dote laborieusement l'Europe communautaire n'a rien à voir, que le nom, avec le vieil écu des rois capétiens: au prix d'un calembour avec le sigle anglais ECU (European Currency Unit), il se met simplement à l'enseigne d'un prestigieux souvenir. Des morts, on ne ressuscite que le nom. Tôt ou tard, les monnaies meurent : d'usure, à force de rognages, d'allègements, d'altérations, de dépréciations, de dévaluations. Ou bien du fait qu'elles sont solidaires d'une nation éliminée de la carte, d'un régime balayé par une révolution. Ainsi le florin polonais a-t-il sombré avec la Pologne, quand Russes, Allemands et Autrichiens se la sont partagée. Ainsi les monnaies des pays baltes ont-elles disparu quand l'Union soviétique les a annexés. Ainsi pourrait-on revenir sur le sort de la drachme antique, évincée par l'occupation romaine. La doyenne des monnaies contemporaines est assurément la livre sterling. Elle est à l'image de l'Angleterre qui, ne rompant jamais avec ses traditions, est restée fidèle à sa monarchie, à son Parlement... comme à sa cuisine héritée du Moyen Âge. À peine a-t-elle infléchi ses règles politiques ou ses recettes culinaires. La livre sterling, bravant les guerres, les révolutions, les épreuves de toutes sortes, a défié le temps: elle a vu se succéder les dynasties, elle est passée de l'étalon-argent à l'étalon-or, puis à l'absence d'étalon, de la libre convertibilité au cours forcé. Elle n'en a pas moins poursuivi son chemin, du x· au xx· siècle. Elle ne ressemble certes plus à ce qu'elle fut au temps de Guillaume le Conquérant; mais son histoire n'a jamais été interrompue. Exemple unique de continuité. Auprès d'elle, toutes les monnaies semblent jeunes - même la roupie de l'Inde, qui figure déjà dans les États musulmans du Nord et du centre
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de la péninsule au XVIe siècle, mais qui, par la suite, éprouve quelques mésaventures; même le rouble des Russes, qui sert de monnaie de compte au temps d'Ivan le Terrible, et apparaît comme pièce d'or au XVIIe siècle, mais qui subit tant de tribulations après la chute du régime tsariste que l'on ne sait plus si l'on peut considérer sa carrière comme continue, et si le rouble soviétique prolonge vraiment le rouble impérial. La seule monnaie qui puisse prétendre, derrière la livre sterling, au deuxième rang dans le palmarès de l'ancienneté est le florin des Pays-Bas. Non pas certes qu'il perpétue, autrement que par son nom, le florin que frappait Florence au XIIIe siècle. Mais, dans une certaine mesure, il s'inscrit dans la lignée des florins frappés par l'Europe et les pays allemands dès le xIV" siècle. La Bourgogne l'adopte comme monnaie de compte en 1355, en fait une monnaie d'or au :xve siècle, le transmet à la Hollande, où la Banque d'Amsterdam va compter en florins-banco. Il y a toutefois coupure dans la carrière du florin néerlandais quand la Hollande de Louis Bonaparte est incluse dans le système français - et ce qu'on pourrait déjà appeler la zone franc. Le florin ne naît ou ne renaît qu'en 1816, après la chute de l'Empire; et son histoire se déroule ensuite, non pas sans incidents, mais sans rupture. Atteignent un âge déjà respectable, le dollar, le franc et la peseta. Le dollar des États-Unis, même si l'on peut le tenir pour le rejeton du dolera espagnol, date officiellement de l'Indépendance américaine (juin 1775), et sa première définition (en argent) date de 1786. Le franc, même s'il peut se targuer de quelques antécédents dans certaines pièces frappées sous la monarchie, remonte au mieux à la loi de 1795, qui le désigne comme unité monétaire et, plus légitimement, à la loi de 1803, dite de germinal, qui le définit en termes d'argent et d'or. La peseta apparaît, avec l'ordonnance d'Aranjuez de 1772, comme une monnaie de billon égale à la livre tournois de France, simple monnaie d'appoint aux côtés des pièces d'or (quadruple, pistole, escudo) et d'argent (piastre). En 1859, Madrid adopte officiellement le système français de germinal et aligne la peseta sur le franc. Ainsi définie, mais bientôt infidèle à sa définition, la peseta poursuit une existence tourmentée, avec inflation et contrôle des changes, et même avec dislocation lors de la guerre civile qui oppose franquistes et Front populaire. Quant aux jeunes monnaies, elles se multiplient dans la seconde moitié du xxe siècle, sous deux impulsions: d'une part, l'apparition de nations nouvelles, souvent nées de la décolonisation; tel est le cas des monnaies des États africains, issus du départ des Britanniques, des Français, des Portugais, des Espagnols. D'autre part, la prolifération des drames qui viennent à bout des systèmes monétaires et substituent de nouvelles unités aux anciennes; ainsi dans l'Amérique latine où sombrent le milreis, puis le cruzeiro brésilien, comme le peso argentin; ainsi en Israël, où la livre fait place au shekel (résurgence du sicle de la Bible) qui lui-même doit s'effacer devant le nouveau shekel. Il en est de ces monnaies comme du phénix de la fable : elles meurent et renaissent de leurs cendres.
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Des familles de monnates On a déjà eu l'occasion de saluer des générations de monnaies ou des alliances entre monnaies. L'histoire n'est pas avare de ces parentés qui assurent une certaine continuité jusque dans des péripéties discontinues. Les monnaies parviennent à se survivre et à se prolonger en s'engendrant les unes les autres, de telle sorte qu'on ne sait plus toujours si l'on a affaire à une monnaie ou à une famille de monnaies, à la monnaie mère ou à l'arrière-petite fille. On les a vues se transmettre leurs noms, quelquefois par-delà les siècles: comme la drachme antique ressuscitée dans la drachme moderne, ou comme le marc de Cologne inspirant le mark de Hambourg et, bien plus tard, les marks de l'Allemagne contemporaine. Les monnaies se transmettent parfois leur propre matière, soit par refonte ou découpage des espèces, soit par estampillage des billets. Par exemple, les écus français de 3 livres ayant circulé dans le nord de l'Espagne, et retirés de la circulation en 1821 par les autorités locales, sont surfrappés (resellado) sans être refondus, et émis pour un demi-douro. Ou bien, pour pallier la disette des espèces d'argent, le Brésil utilise en 1808 des piastres espagnoles, avec apposition d'une contremarque, et tenues pour valoir 960 reis. Ou bien, en Russie, les jefenkis d'argent (qui sont les thalers d'origine allemande et dont le nom déforme le mot Joachim, pour Joachimsthaler) sont coupés en deux ou en quatre, en 1655, chaque tronçon valant un demi ou un quart de rouble. Les Antilles françaises ont beaucoup recouru à ce genre de procédé : en 1763, à leur intention, la Monnaie de Paris poinçonne des pièces de deux sols à bas titre d'argent. On appelle ce jeton le « tampé » (pour Estampé). En 1803 et 1805, les Antilles poinçonnent des monnaies d'or portugaises, les moedes. Déjà, de 1797 à 1803, devant la pénurie des moyens de paiement, elles ont découpé des piastres-gourdes espagnoles en morceaux dénommés mocos. À la Guadeloupe, chaque piastre est sectionnée en neuf parties: un octogone représentant un tiers de gourde, et valant trois livres, huit segments de cercle autour de l'octogone, représentant chacun un douzième de gourde et valant quinze sols. À la Martinique, les gourdes sont percées d'un trou en forme de cœur. À Sainte-Lucie, elles sont découpées en bandes verticales, plus tard en trois morceaux séparés par deux bandes parallèles. À Tobago, en octogones. À Haïti, sans doute en cercles. Quand les Anglais occupent la Guadeloupe, ils procèdent à un nouveau découpage des piastres, en deux ou cinq parties: un carré prélevé au centre, valant une livre, le reste valant deux livres cinq sols, ou divisé en quatre segments souvent inégaux. Madagascar, au XIX" siècle, sectionne les pièces françaises en languettes qui servent de monnaies d'appoint. En 1900, un arrêté prescrit le retrait de ces languettes par voie d'échange: cinq francs pour trente grammes de pièces coupées. On voit que les monnayeurs d'occasion ne manquent pas d'imagination. La règle générale, au temps de la monnaie métallique, est la refonte des espèces. Remises à l'hôtel des Monnaies, les pièces démonétisées sont refondues et restituées sous forme de pièces nouvelles, généralement plus 294
ÉTAT CIVIL DES MONNAIES
légères, ou dotées d'une valeur différente en monnaie de compte. Cette pratique permet à un même métal de circuler sous des formes constamment raJeUOles. Avec la monnaie de papier, les pouvoirs publics n'ont même pas à recourir à de telles méthodes; et plutôt que de remployer les coupures usées ou démonétisées, ils les brûlent ou les pilonnent. Mais ils peuvent aussi les surcharger avec une nouvelle indication de valeur. Ainsi voit-on, lors de la grande inflation allemande, les billets de 100 marks transformés par estampillage en millions ou milliards de marks. Ou, lors de l'alourdissement du franc en 1960, des billets estampillés en NF (nouveaux francs) pour assurer la transition entre l'ancienne et la future circulation. Sans recourir à ces découpages ou à ces estampillages, les monnaies se survivent par voie de filiation ou de cousinage. On a dit comment le monde occidental est passé du denier romain au denier carolien et à tous les deniers tournois ou parisis, comme au denaro italien, au dinero espagnol; comment le thaler s'est prolongé dans tous les dollars d'Amérique ou d'Extrême-Orient, sans oublier le fameux thaler Marie-Thérèse; comment la piastre a essaimé dans tout le Nouveau Monde et au-delà; comment le franc, passant les frontières et les mers, a inspiré le franc belge et le franc suisse, le franc CFA d'Afrique, le franc CFP du Pacifique. Ce ne sont pas là simplement des noms qui se transmettent, ce sont des structures. Quand la livre sud-africaine devient le rand, quand la livre israélienne devient le shekel, quand le florin indonésien devient la rupiah, il y a abandon du patronyme initial, mais filiation directe. Les liens de famille prennent une autre forme au sein des zones monétaires: il a existé une zone sterling, qui faisait cohabiter, avec la livre britannique, des monnaies du Commonwealth et des monnaies qui se rattachaient à la livre mère, soit par leur définition, soit par la composition des réserves de leur banque centrale, soit par simple vocation d'apparentement ou d'alliance. Des tentatives similaires de regroupement, plus ou moins durables, sont ébauchées par l'Association latino-américaine de libre commerce, le Marché commun des Andes, l'Association des États du Sud-Est asiatique, l'Accord d'unité économique arabe, l'Association européenne de libreéchange (AELE) ... Zone dollar, zone franc, zone yen, zone mark (durant l'âge hitlérien), zone rouble: ce sont là de vraies familles monétaires, parfois concrétisées par un contrôle des changes commun ou par des réserves communes, ou simplement par des concertations et des conciliabules périodiques. Dans le grand désarroi et le grand désordre engendrés par le flottement généralisé des changes, le Système monétaire européen .(SME) donne l'exemple d'un rassemblement de monnaies autour de parités relativement fixes, dans le cadre d'un marché qui tend vers l'unité. Cette famille-là, comme les autres, n'exclut pas les petites discordes et les tiraillements. Du moins, dans un monde batailleur et tumultueux, elle esquisse une oasis de paix monétaire.
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La définition des monnates Les monnaies concrètes, du type de celles. qui sont faites de coquillage ou de métal, n'ont pas besoin de définition. Elles se suffisent à elles-mêmes. Elles ne sont définies que par leur rareté, ou par le sentiment qui leur est attaché, ou par leur poids de métal précieux. Elles varient en fonction de ces éléments. Il peut advenir que le pouvoir politique leur attribue un cours, c'est-à-dire une valeur officielle que ne mérite pas leur valeur marchande: elles bénéficient alors d'une définition abusive, qui les assimile à des monnaies abstraites. Celles-ci, qu'elles soient de papier ou de crédit, sont définies par la puissance publique, qui peut se confondre avec l'organisme d'émission (banque ou Trésor). Le plus longtemps, et le plus souvent, cette définition a fait référence à un poids de métal auquel la monnaie est censée correspondre: équivalence honnête et vérifiable si le billet est convertible; équivalence plus ou moins fictive dès l'instant que le papier ne représente plus que lui-même. À défaut d'une définition en termes de métal, la monnaie peut être définie par rapport à une autre monnaie. Ainsi voit-on les unités du Commonwealth se déterminer par rapport à la livre britannique; le franc, à l'occasion, s'amarrer au sterling ou au dollar; et le dollar, fréquemment, servir de référence à des devises satellites. Ainsi encore, au sein du Système monétaire européen, les monnaies adhérentes se définissent-elles lès unes par rapport aux autres, tout en fluctuant solidairement par rapport aux changes extérieurs. Pour éviter une subordination trop rigoureuse, ou trop mortifiante, les responsables des finances ont imaginé au xx· siècle d'accrocher certaines monnaies à un panier de devises, dans lequel ils font figurer de préférence les unités les plus représentatives et celles des pays avec lesquels s'effectuent les principales transactions. Ce système de panier élude des assujettissements désobligeants et modère les risques de fluctuations intempestives. Variante du panier: les droits de tirage spéciaux, qui ne sont eux-mêmes qu'une addition pondérée de monnaies dirigeantes, peuvent offrir aux monnaies en mal de patronage un échantillon acceptable. Ils offrent l'avantage de présenter un caractère officiel, qui écarte toute suspicion d'arbitraire. Enfin, suprême conquête de la liberté monétaire - d'une liberté qui s'apparente à la licence, voire au dérèglement -, les monnaies, théoriquement affranchies de toute discipline, se refusent toute définition: elles ne valent plus que ce que leur vaut la confiance de leurs usagers, et ce que suggère leur cote sur le marché des changes. Mais l'expérience enseigne que ces monnaies, qui semblent répudier tout assujettissement en jouant le jeu d'une totale indépendance, sont en fait, bien souvent, sous surveillance, et que leurs cours évoluent seulement dans la mesure où les autorités monétaires laissent le champ libre aux offres et aux demandes sans en faire la contrepartie. Les monnaies purgées de toute définition ne sont pas toujours les plus dévergondées.
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Un dirham d'argent, émis sous le califat d'El-Muqtader (908-932), probablement à la suite d'une campagne en Inde. Cavalier casqué en cotte de mailles. Légende en écriture coufique. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. © Bibl. nat./Archives Photeb.)
Le noble à la rose: monnaie d'or anglaise du xIV' siècle. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. © Bibl. nat'/Photeb.)
Un thaler tyrolien, en argent, à l'effigie de Maximilien, archiduc d'Autriche. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. © Bibl. nat./Photeb.)
Un louis d'or: l'un des derniers à l'effigie de Louis Xf'7, roi des Français (et non plus roi de France), 1792. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. © Bibl. nat./Archives Photeb.)
Un florin fleurdelisé de Florence: pièce d'orquifut fraPPée du XIII' au XVI' siècle à un poids presque constant de 3,5 grammes. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. © Bibl. nat./Archives Photeb.)
Un oban japol/ais : plaque d'or elliptique servant de monnaie, vers 1600. L'inscription à l'encre de Cbine indique la valeur et le nom du « maître de l'or ". (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. © Bibl. nat./Photeb.)
Le recensement des monnaies Le nombre des monnaies va-t-il en diminuant? Si l'on évoque le temps où pullulaient les monnaies féodales, si l'on se souvient qu'au siècle dernier l'Allemagne et l'Italie avaient autant de monnaies que de royaumes, de duchés, de principautés, de républiques ou de villes libres, il semble que la tendance, longtemps orientée vers l'émiettement, soit au regroupement, et que les progrès de l'unification politique impliquent ceux de l'unification monétaire. Le nationalisme monétaire s'affirme lorsqu'il exige des frontières nouvelles et lorsqu'il les renforce. L'idée même de frontière monétaire est une idée contemporaine. Ou plus exactement, si de longue date les États ont songé à isoler leurs monnaies, ils n'y sont vraiment parvenus que dans la première moitié du xxe siècle. Dans le monde antique comme à l'âge féodal et à l'âge monarchique, toutes les monnaies, en fait et souvent en droit, avaient cours partout. Les pièces grecques, perses ou romaines circulaient bien au-delà de la limite de la cité ou de la nation émettrice. Au Moyen Âge, l'esterlin anglais était reçu sur tout le continent, qui en frappait des copies dont l'Angleterre était inondée. Saint Louis payait sa rançon en besants. Aux foires de Champagne, toutes les monnaies se donnaient rendez-vous. Même au siècle du mercantilisme triomphant, on payait en Autriche avec des écus français, en France avec des pistoles espagnoles, en Espagne avec des guinées anglaises, en Angleterre avec des sequins de Venise, à Venise avec des piastres turques. Se rappeler la variété géographique d'une cassette d'avare, si l'on en juge par La Fontaine et Molière. Au xxe siècle, l'internationalisme monétaire est condamné. On en décèle des vestiges dans les échoppes de la rue Es-Siaghine à Tanger, aussi longtemps que cette ville garde son statut d'exception. Ailleurs, chaque monnaie vit en vase clos. En principe, et sauf dans les zones hors douane des aéroports et dans les magasins autorisés à vendre hors TVA, les Français ne connaissent que le franc, les Anglais que le sterling, les Espagnols que la peseta. À plus forte raison, les pays totalitaires enferment leur monnaie comme leur économie. Hors de l'Union soviétique, le rouble est sans valeur. Hors de la Pologne, le zloty ne saurait circuler. Hors de l'Algérie, le dinar n'a pas cours. De ces pays repliés sur eux-mêmes, il est interdit d'exporter la monnaie nationale, et l'on n'en fait nulle part le change, si ce n'est dans la clandestinité. Il est vrai que la clandestinité prend partout sa revanche, et que les prohibitions sont bafouées par les marchés noirs. En fait, le dollar a cours sur les trottoirs de Leningrad, dans les hôtels de Varsovie, dans les boutiques de Tel-Aviv et jusqu'auprès des chauffeurs de taxi de Pékin. Mais en contrepartie le rouble, ni le zloty, ni les devises bloquées ne trouvent preneurs à Londres, New York ou Paris. Le contrôle des changes porte le nationalisme monétaire à son paroxysme. Il érige des murailles autour de chaque monnaie, en limitant la sortie des capitaux comme l'attribution des devises aux touristes et quelquefois en interdisant tout contact avec le monde extérieur. C'est alors Sparte ressuscitée à l'échelle du xx e siècle. 297
ÉTAT CIVIL DES MONNAIES
La libération des changes, à l'inverse, tend à restaurer la libre circulation des capitaux, des marchandises et des hommes. Mais elle ne concerne qu'une fraction de la planète, la fraction policée, qui n'est pas majoritaire. Même si les frontières sont parfois plus perméables qu'autrefois, elles sont aussi plus nombreuses. Toute l'Amérique, au XVIIIe siècle, comptait quatre monnaies. Au milieu du xxe siècle, elle en compte vingt-sept, Antilles exclues. La seule Amérique centrale, qui avait un seul peso en 1830, a vu naître le quetzal du Guatemala, le colon du Salvador, le lempira du Honduras, le dollar du Honduras britannique qui a cédé la place au dollar de Belize, le cordoba du Nicaragua, le colon de Costa Rica, le balboa de Panama, le dollar de la zone du canal : une monnaie a éclaté en huit. L'Afrique s'est émiettée, avec l'accession d'une nuée d'États nouveaux à l'indépendance. En Europe, si l'empire du rouble s'est élargi, l'Allemagne s'est coupée en deux, avec deux marks distincts, l' Autriche- Hongrie, qui ne connaissait que la couronne autrichienne, a vu surgir de nouvelles unités monétaires dans les États successeurs : koruna en Tchécoslovaquie; couronne, puis pengoe, puis forint en Hongrie; dinar en Yougoslavie; lire dans les provinces réunies à l'Italie, leu dans les provinces absorbées par la Roumanie ... Le Fonds monétaire international, en 1946, a commencé sa carrière en enregistrant les parités de trente-deux monnaies. En 1988, il compte cent cinquante et un membres, soit autant de monnaies; de quoi animer les travaux de ses commissions et colorer l'éloquence de ses assemblées.
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Chapitre 13
PEUT-ON SE PASSER DE LA MONNAIE?
L'Argent, par François Kupka, dans L'Assiette au Beurre,
11 janvier 1902. (Collection particulière. Phot. Michel Didier © Archives Photeb © by ADAGP 1989.)
Les méfoits de la monnate Même dans les réunions politiques où il est de bon ton et de bonne guerre de maudire le capitalisme, il est exceptionnel que les orateurs s'attaquent à la monnaie. Le mot n'attire pas les imprécations. En revanche, elles prennent volontiers pour cibles le capital ou l'argent. Le capital, et de préférence le capital mobilier, celui de la banque et de la spéculation. L'argent, ce pelé, ce galeux, d'où nous vient tout le mal des sociétés « capitalistes ». Mais qui s'avise de remarquer que le capital mobilier, comme l'argent, ne se conçoit qu'à travers la monnaie et en termes de monnaie? Karl Marx intitule l'un de ses chapitres du Capital : «la Monnaie ou l'argent» (Livre premier, première section, chapitre 3) : c'est donc que, pour lui, les deux termes se confondent. Pour le sociologue et le philosophe, comme pour l'homme de la rue, l'argent ne mérite, dans le discours, que mépris et malédiction. Il a tous les vices, il engendre tous les drames. L'argent est corrupteur, fauteur d'inégalités. Il fait le malheur du genre humain. Pour lui, les familles se déchirent, et aussi bien les nations. Aux premiers rangs des accusateurs de l'argent figurent l'Église et le socialisme. L'Église d'abord: l'Évangile n'a-t-il pas condamné le prêt à intérêt, puisque le prêteur ne doit « rien espérer en retour? » Le concile de Nicée reprend la condamnation à son compte. Les théologiens ne cessent de renouveler l'interdiction du prêt à intérêt, et du même coup le profit commercial. La vindicte publique s'acharne sur les usuriers. Les juifs passent outre. Si le Deutéronome leur a prescrit de ne pas prêter à intérêt à leurs frères, ils interprètent cette règle comme la permission de prêter à intérêt à ceux qui ne sont pas leurs coreligionnaires. Moyennant quoi, ils s'exposent délibérément aux humiliations, aux avanies, aux extorsions, aux pogroms. Les chrétiens n'accepteront le loyer de l'argent qu'au prix de quelques subterfuges. «L'argent de soi seul, dit Antonin de Florence, ne peut fructifier et ne se multiplie pas par lui-même; c'est par l'industrie des marchands qu'il porte du fruit. » Ainsi, le capital devient légitimement productif entre des mains qui savent le rendre fécond. Jean Gerson admet que l'on doit « être dédommagé» des difficultés, des dangers que l'on affronte ou des améliorations que l'on apporte. C'est convenir qu'il est normal de rémunérer le mérite et le risque. Simplement, le fruit du capital sera considéré comme une indemnité plutôt que comme un intérêt. Seuls finalement restent condamnés les taux usuraires. Si les catholiques demeurent réticents devant l'argent, les réformés n'ont pas ces scrupules. Pour eux au contraire, et sur l'exemple des puritains, c'est le luxe qui est haïssable. Ils sont donc portés à réduire leur consommation, ce qui les amène à grossir leur épargne; les voilà champions du capitalisme. Ce double comportement de l'Église romaine et des milieux protestants expliquera à la fois les retards économiques du monde latin et l'expansion du monde anglo-saxon. Plus encore qu'un credo spirituel, la phobie de l'argent fait partie de l'arsenal des intellectuels et des politiques. Les hommes de lettres se plaisent à dénigrer l'argent: « Ce n'est qu'un être fictif, écrit Aristote, et 301
PEUT-ON SE PASSER DE LA MONNAIE?
toute sa valeur n'est que celle que la loi lui donne. L'opinion de ceux qui en font usage n'a qu'à changer, il ne sera d'aucune utilité et ne procurera pas la moindre des choses nécessaires à la vie. » Deux mille ans plus tard, Shakespeare se fait plus lyrique pour vilipender l'or (c'est-à-dire la monnaie, c'est-à-dire l'argent), « poussière maudite, prostituée à tout le genre humain, qui met la discorde dans la foule des nations ... ». Zola s'exclame à son tour:« Ah ! l'argent, l'horrible argent qui salit et dévore! » Et Péguy renchérit: « L'argent n'a jamais cessé d'exercer sa puissance, et il n'a point attendu le commencement des temps modernes pour effectuer ses cnmes. » N'est-ce que de la littérature? Avec Karl Marx, l'argent devient un vrai thème de réflexion et de combat. « L'argent incarne la domination totale de l'objet aliéné sur l'homme [... ] L'argent est la puissance vraie et le but unique [ ... ] L'argent est l'entremetteur entre le besoin et l'objet, entre la vie et les moyens de vivre [... ] L'argent est la perversion générale des individualités [ ... ] Il apparaît comme la puissance corruptrice de l'individu, des liens sociaux. Il transforme la fidélité en infidélité, l'amour en haine, la haine en amour, la vertu en vice, le vice en vertu, le valet en maître, le maître en valet [... ] » (Économie et Philosophie). Puisque l'argent est capable de tels méfaits, ne pourrait-on s'en passer? Ne devrait-on pas éliminer la monnaie, responsable de tant de maux?
Les paiements en nature Première réponse : l'humanité a pu se passer de la monnaie aUSSI longtemps qu'elle ne l'a pas connue. On l'a vue, découvrant le troc, organisant les échanges en nature. L'absence de monnaie ne la gêne pas, aussi longtemps qu'elle n'en soupçonne pas la notion. On a vu aussi le troc ressusciter, soit lorsqu'une nation évoluée traite avec un peuple primitif (c'est le cas des conquistadors avec les indigènes du Nouveau Monde) soit, au xxe siècle même, lorsque la guerre et la pénurie discréditent la monnaie tout en raréfiant les marchandises, ou lorsque, dans les pays totalitaires, le marché noir est roi. Mais on ne saurait taire que, même en pleine paix et même dans les pays d'Occident, la monnaie s'efface devant les règlements en nature quand elle n'est pas en mesure de remplir pleinement sa fonction. Ainsi, pour se prémunir contre l'avilissement de l'unité légale des paiements, les bailleurs passent-ils des baux à longue durée libellés en blé: le fermage sera réglé sur la base de tant de quintaux par hectare. C'est une façon de défier le temps et d'escamoter la monnaie. Le plus souvent, il ne s'agit là que d'un mode d'évaluation du loyer, que le preneur acquitte en espèces monétaires. Mais il peut s'agir aussi d'un véritable règlement en nature, si le bailleur prend livraison de la marchandise et en encaisse la contre-valeur. 302
PEUT-ON SE PASSER DE LA MONNAIE ?
Ainsi encore, certaines dettes peuvent-elles être réglées en travail: tel a été le cas de la corvée, due jadis au seigneur par les serfs ou les tenanciers; plutôt que de payer leurs redevances en espèces (en un temps où l'économie monétaire reste balbutiante), ils assurent la mise en valeur et l'entretien du domaine: labour, semailles.fauchage.fenaison.moisson. battage, vendanges, travaux sur les chemins, transports. La corvée seigneuriale peut à l'origine mobiliser le corvéable jusqu'à un jour sur deux; elle finit par ne plus représenter qu'un jour ou deux de travail par an. La corvée royale, devenue institution d'État au XVIIIe siècle, oblige les taillables des campagnes à besogner pour le compte de l'administration, le plus souvent dans la construction et l'entretien des routes, un certain nombre de jours par an, variable selon le temps et le lieu. Elle frappe surtout les propriétaires, qui peuvent s'en décharger sur des tiers. Sous Louis XVI, elle est remplacée par une taxe: l'impôt monétaire prend alors la relève de l'impôt en nature. Il s'est trouvé nombre de redevables pour regretter de ne plus s'acquitter à la sueur de leur front. Les règlements en nature ressuscitent chaque fois que la monnaie est rare ou suspecte. Ils tendent à devenir la règle avec les systèmes totalitaires, par l'institution de trocs bilatéraux entre nations. Ils supposent alors un équilibre strict dans les échanges de pays à pays : le commerce avec l'Allemagne de l'époque nazie, avec les États de l'Est, parfois avec le tiers monde, élimine volontiers l'intermédiaire de la monnaie, pour restaurer l'échange direct marchandise contre marchandise : blé contre pétrole, machines-outils contre métaux, locomotives contre café. Mais la monnaie, absente des règlements, reste présente, plus ou moins discrètement, dans les comptes. C'est en termes de monnaie que sont évaluées les prestations respectives. On ne paie pas en argent, mais on pense en argent. Tant il est vrai que l'homme ne peut guère se passer du concept monétaire, même lorsqu'il feint de le bafouer.
À l'école des penseurs grecs L'invention de la monnaie est sans doute la plus importante de l'histoire de l'humanité, à coup sûr la plus féconde. Raison de plus pour que ceux qui font profession de penser la contestent et la remettent en cause. À quoi serviraient-ils s'ils ne refaisaient le monde à leur manière? Cette monnaie qui est devenue le support de l'économie, il faut l'abolir. Aristophane a trop d'esprit pour tomber dans ce travers. Mais il ne l'ignore pas, et il ne se prive pas de railler les philosophes qui rêvent d'en finir avec l'instrument monétaire. Dans l'Assemblée des femmes, il tranche dans un sourire la question sociale, et fait coup double, en se moquant du sexe faible qui veut s'emparer du pouvoir et des réformateurs qui veulent supprimer la monnaie. 303
PEUT-ON SE PASSER DE LA MONNAIE ?
L'héroïne de la comédie, Proxagora, reconstruit la société: « Il faut que tous mettent leurs biens en commun. Il ne faut pas que l'un soit riche, l'autre misérable. J'établis une nouvelle manière de vivre commune à tous, pour tous la même. » Et de jeter les bases d'une cité socialiste. Le mari de Proxagora, qui se réveille, se trouve privé de ses vêtements. Aux propos de son épouse, il objecte grassement: « Et la merde, l'auronsnous en commun? » L'Athénienne a réponse à tout. « Et celui de nous qui possède de l'argent et des dariques [c'est-à-dire des pièces d'or] ? Il les apportera à la masse. - Et s'il ne les apporte pas ? - Il sera parjure ... Mais cet argent ne lui servira à rien de toute façon. Car tout appartiendra à tous: pains, salaisons, galettes, manteaux de laine, vin, pois chiches. Quel avantage alors à ne pas déposer? Dis un peu voir. » Le mari, qui est égrillard, n'est pas pris de court. « Si, voyant une fillette, quelqu'un la désire et veut la tisonner? » Réplique de Proxagora : « Il lui sera permis de coucher avec elle gratis. Les femmes je les fais communes à tous les hommes. Pourra coucher avec elles qui voudra. » C'est la communauté des femmes comme des biens. Plus de clôtures, plus de voleurs, plus de procès, plus de tribunaux. Les repas sont pris en commun. Mais Aristophane n'est pas dupe, même si tout se termine dans le festin et les chansons. Platon, lui, ne plaisante pas. Mais on n'est pas très sûr qu'il se prenne tout à fait au sérieux. Dans sa Cité idéale, à laquelle il consacre les dix livres de la République, «aucun ne possédera en propre aucun bien, à moins d'absolue nécessité ». C'est le communisme de la caserne, avec éviction de la monnaie. «Au sujet de l'or et de l'argent, on leur dira [aux citoyens] qu'ils en possèdent toujours en leurs âmes, et qui sont divins, venant des dieux, et qu'ils n'ont donc nul besoin de ceux qui sont humains; qu'il y a impiété aussi à souiller la possession de cet or-là en le mêlant à celle de l'or mortel, car une multitude d'actions impies ont été commises à l'occasion de la monnaie en usage parmi les hommes. » Plus d'une fois, Platon revient sur les méfaits de la monnaie. Il s'en explique dans Phédon. «La monnaie ne sert qu'à échanger des plaisirs contre des plaisirs, des peines contre des peines, une peur contre une peur. » Dans les Lois, Platon vieilli propose un autre type de société, une Cité seconde, moins exigeante; mais où tout de même subsiste l'interdiction d'acheter et de vendre, avec la prohibition de principe de l'or et de l'argent. Point de monnaie, si ce n'est pour les hommes de métier et les esclaves. «À l'égard des autres hommes, en posséder ne mérite pas d'être considéré d'un bon œil... Il n'est permis à aucun particulier [de l'élite] de posséder aucun or, non plus qu'aucun argent. » Toute fortune doit faire l'objet d'une déclaration annuelle qu'enregistrent les gardiens des lois. Au vrai, Platon hésite à la recherche de la bonne formule, et il lui arrive de s'égarer dans les contradictions. Son infidèle disciple Aristote n'hésite pas: il ne croit pas aux chimères; entre la propriété et la communauté des biens, il opte pour la propriété; quant à la monnaie, il n'imagine pas qu'il soit avantageux de la supprimer. « Il n'est pas défendu d'aimer l'argent ou autre chose de même nature; tout 304
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L'Ile d'Utopie: gravure anonyme illustrant l'édition de 1516, à Louvain, de l'ouvrage de Thomas More. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. © Bibl. nat./Archives Photeb.)
Thomas Münzer endoctrine les anabaptistes et les appelle à réaliser un royaume de Dieu, sans propriété individuelle. Bois extrait de l'édition de Wittenberg des Prophéties de Johann Lichtenberger, 1527. (Kunstbibliothek, Berlin. Phot. © Bildarchiv Preussischer Kulturbesitz, Berlin.)
Derrière Thomas Munzer, c'est la révolte des paysans, qui épouvante Luther, et qui sera écrasée. Bois du Maître de Pétrarque. Début du xV! siècle. (Phot. © Bildarchiv Preussischer Kulturbesitz, Berlin.)
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le monde en fait autant. » Dans son Éthique à Nicomaque, il précise: « Pour mettre en équation les choses et les services, il faut une mesure commune. Cette chose, c'est la monnaie; elle rend commensurables les choses les plus disparates» : par exemple le travail d'un maçon et les souliers d'un cordonnier. « Sans cette équation, point d'échange ni de société. »
Avec les utopistes Utopie: le mot est né sous la plume de l'humaniste anglais Thomas More, qui se fait appeler Thomas Morus, selon la mode latinisante du XVIe siècle. Il est né à Londres, dans une famille noble et fortunée. Il reçoit une éducation parfaitement scolastique, étudie Aristote et le droit. Il sera chancelier du royaume et finira sur l'échafaud, pour avoir refusé de reconnaître Henri VIII comme chef suprême de l'Église d'Angleterre. Quatre siècles exactement après son exécution, il deviendra saint Thomas More. En 1510, il a écrit en latin un ouvrage intitulé : De la meilleure forme de République, et de la nouvelle île d'Utopie. Du grec Ou-topos, le lieu qui n'existe pas, le pays de Nulle Part. Le nom propre engendrera un nom commun. L'île d'Utopie, perdue dans un océan fictif au-delà du cercle tropical, est un paradis collectiviste : elle compte cinquante-quatre cités, toutes égales en superficie et en population, avec chacune six mille familles de quarante personnes. Tout y appartient à tous. Pas de propriété privée. La communauté des biens exclut l'emploi monétaire des métaux précieux. « En Utopie, on ne se sert jamais d'espèces monnayées dans les transactions mutuelles [ ... ] l'or et l'argent n'ont pas, dans ce pays, plus de valeur que celle que la nature leur a donnée. On y estime ces deux métaux bien au-dessous du fer, aussi nécessaire à l'homme que l'eau et le feu. En effet, l'or et l'argent n'ont aucune vertu, aucun usage, aucune propriété, dont la privation soit un inconvénient naturel et durable. C'est la folie humaine qui a mis tant de prix à leur rareté. » Pour plus de sûreté, l'or et l'argent « sont destinés aux plus vils usages. On en fait des vases de nuit, on en forge aussi des chaînes et des entraves pour les esclaves et des marques d'opprobre pour les condamnés qui ont commis des crimes infâmes. Ces derniers ont des anneaux d'or aux doigts et aux oreilles, un collier d'or au cou, un frein d'or à la tête. Ainsi tout concourt à tenir l'or et l'argent en ignominie. » Sans monnaie, sans métaux rares, l'Utopie est le meilleur des mondes. La vie quotidienne y est planifiée, l'abondance y règne. L'île peut même exporter son superflu, que les pays voisins règlent en or ou en argent, voire en billets. L'Utopie peut ainsi accumuler un trésor. Revanche de la monnaie à l'usage externe : elle sert à payer des mercenaires pour soutenir des guerres contre les nations jalouses ou récalcitrantes, ou pour libérer les peuples tyrannisés. 305
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il fera un usage actuel, soit pour ses besoins, ses plaisirs, ou son travail journalier. » La deuxième loi se résume dans la formule: tous fonctionnaires. La troisième et dernière dans la prescription: travail obligatoire. Ni monnaie ni troc. Les produits sont rassemblés dans des magasins et répartis en fonction des besoins de chacun. « Rien ne se vendra ni ne s'échangera entre concitoyens, de sorte, par exemple, que celui qui aura besoin de quelques herbes, légumes ou fruits, ira en prendre ce qu'il lui en faut pour un jour seulement à la place publique, où ces choses sont apportées par ceux qui les cultivent. Si quelqu'un a besoin de pain, il ira s'en fournir pour un temps marqué chez celui qui le fait, et celui-ci trouvera dans le magasin public la quantité de farine pour celle du pain qu'il doit préparer, soit pour un jour ou plusieurs. Celui à qui il faudra un vêtement le recevra de celui qui le compose, celui-ci en prendra l'étoffe chez celui qui la fabrique, et ce dernier en tirera la matière du magasin où elle aura été apportée par ceux qui la recueillent. » Ce laborieux pathos signifie que le producteur apporte et que le consommateur prend. L'abondance doit être au rendez-vous. Rousseau lira Morelly et s'en inspirera. Gracchus Babeuf s'y référera. Fourier, Cabet en seront tributaires. Plus tard, les Soviets s'en souviendront : plusieurs éditions du Code de la nature, en langue russe, seront publiées à Moscou, et Rappoport verra en Morelly un ancêtre authentique du socialisme. Mais Rousseau, même s'il médit de l'or et de l'argent, ne les condamne pas aux oubliettes. « La monnaie, reconnaît-il dans l'Émile, est le vrai bien de la société. » Moins timide, son contemporain Helvétius, qui souhaite « une égale répartition du bonheur », en verrait le moyen, s'il était praticable, dans l'élimination de l'argent. « Pour remédier au mal, il faudrait supprimer la monnaie, qui facilite l'inégalité des fortunes» (De l'homme et de son éducation). Helvétius parle en connaissance de cause: il compte parmi les plus opulents des fermiers généraux.
Des sans-culottes à Gracchus Babeuf La Révolution française, on l'a dit, ne s'attaque aucunement à la monnaie, et elle s'attache à consolider la propriété. Celle-ci figure au nombre des premiers Droits de l'homme, car la vente des biens nationaux exige que toutes garanties soient données aux acquéreurs-propriétaires. Mieux encore: en abolissant le droit de vaine pâture et de libre parcours, en incitant les paysans-propriétaires à enclore leurs champs, la Révolution française assure le triomphe de la propriété, « droit inviolable et sacré ». Pourtant, quelques voix s'élèvent à l'encontre des possédants. « Il nous reste une aristocratie à renverser, celle des riches », s'exclame le procureur Chaumette. « Qu'on envoie au cachot les propriétaires, ces voleurs publics », dit Tallien. Le beau Saint-Just n'hésite pas à proclamer: « L'opulence est une infamie. Il ne faut ni riches ni pauvres. » 308
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Ce propos n'implique pas nécessairement la suppression de la monnaie. Mais Saint-Just a conscience qu'elle pose un problème. « Le vice de notre société, assure-t-il, est l'excès du signe: il faut créer le moins de monnaie possible.» Veut-il seulement dire qu'on émet trop d'assignats? Ou s'attaque-t-il à la notion même de monnaie? Les sans-culottes sont «partageux ». Albert Soboul rapportera leurs imprécations contre les marchands et les nantis. « Celui qui a deux plats doit en donner un à celui qui n'en a point. » Une société populaire propose d'« égaliser les fortunes [ ... ] Il faut anéantir l'opulence particulière et bannir l'ignoble misère. » A Lyon, Fouché pose en règle que « tout superflu est une violation du droit du peuple », y compris «ces métaux vils et corrupteurs que dédaigne le républicain» (mais que, pour sa part, il ne dédaignera pas). Les Cordeliers présentent une pétition pour que chacun soit « tenu de déposer à la Monnaie tout ce qu'il pourrait avoir en matière d'or et d'argent, sans exception, pour en faire l'échange contre des assignats ». Mais ce n'est que troquer une monnaie de métal pour une monnaie de papier: ce n'est pas éliminer l'instrument monétaire. L'Assemblée ordonne la dissolution des sociétés de capitaux, ferme les Bourses, déclare traîtres à la patrie les exportateurs de fonds, prohibe la circulation du numéraire, promet six années de fers à quiconque exigera ou proposera un règlement en espèces métalliques, décrète la saisie de l'or et de l'argent, monnayé ou non monnayé, « qu'on découvrira enfouis dans la terre, ou cachés dans les caves, dans l'intérieur des murs, des combles, parquets ou pavés, âtres ou tuyaux de cheminées et autres lieux secrets » (décret du 23 brumaire an II). Mais toutes ces mesures procèdent de la détresse financière plus que d'une volonté délibérée de supprimer la monnaie. Ils sont deux cependant qui mesurent les responsabilités de celle-ci dans le drame social. D'abord, confusément, Jacques Roux, le meneur des Enragés. Encore un ancien prêtre : les gens d'Église sont décidément à l'avant-garde dans la bataille contre la monnaie. Campanella, Meslier, sans doute Morelly, et pareillement l'abbé Mably, grand adversaire de l'héritage, ont donné l'exemple à Jacques Roux. Pour celui-ci, l'aristocratie des marchands est plus terrible que celle des nobles. « Qu'est-ce que l'égalité quand le riche peut par son monopole exercer le droit de vie ou de mort sur ses semblables?» Il interpelle les Conventionnels : «Avez-vous défendu la vente de l'argent monnayé? Non! Eh bien, nous vous déclarons que vous n'avez rien fait pour le peuple. » Ensuite, Gracchus Babeuf. Avec lui, plus d'ambiguïté: il veut « l'égalité parfaite », qui ne se conçoit pas dans un monde où subsisterait la monnaie. Babeuf est un Picard. Autodidacte, tour à tour saute-ruisseau chez un commissaire à terrier, clerc de notaire, arpenteur-géomètre, correspondant de presse, il rédige à plaisir des articles, des pamphlets et des pétitions. Il conspire, appelle à l'émeute. Il tient en horreur la dictature de Robespierre, « l'Attila », « l'Exterminateur », qui borne ses ambitions à la révolution politique sans prétendre à la révolution sociale. Le programme de Babeuf a une autre envergure. Pas question de loi agraire ! Les terres doivent être, non point partagées, mais collectivisées. « Nous proclamerons le premier véritable code de la nature. Nous expliquerons ce qu'est le bonheur commun, but de la société. 309
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Nous prouverons que tout ce qu'un individu accapare au-delà de ce qui peut le nourrir est un vol social. Nous prouverons que l'hérédité par famille est une horreur. » Les institutions doivent oter « à tout individu l'espoir de devenir jamais ni plus riche ni plus puissant, ni plus distingué par ses lumières qu'aucun de ses égaux ». Il faut « assurer à chacun la suffisance, mais rien que la suffisance ». Gracchus Babeuf conclut et résume: supprimer la propriété particulière, obliger le dépôt des fruits en nature au magasin commun, distribuer les subsistances en tenant registre de tous les biens et de toutes les choses (règne de la statistique), tout répartir dans la plus scrupuleuse égalité. Ainsi disparaîtront « les bornes, les haies, les murs, les serrures aux portes, les disputes, les procès, les vols, les assassinats, tous les crimes; les tribunaux, les prisons, les gibets ... l'envie, la jalousie, l'orgueil, tous les vices » (le Tribun du peuple, 9 frimaire an V). On croirait relire Thomas More ou Campanella. Pour éliminer délits et crimes, il faut assurément éliminer la monnaie. C'est bien ainsi que l'entend le babouviste Sylvain Maréchal, disciple fidèle, qui rédige le Manifeste des Égaux. Le communisme intégral qu'il préconise exclut tout instrument monétaire. Il condamne pareillement le capitalisme, sous le nom de commerce : « Plus de marchands ni de négociants ! Plus d'exploitants, plus d'exploités! » Gracchus Babeuf ne construira pas la société des Égaux. En vain, il conspire et prépare un soulèvement. Il est arrêté, condamné à mort, porté à l'échafaud.
Gracchus Babeuf dans sa cellule, en 1797. Il sera condamné à mort et tentera de se suicider avant d'être porté à l'échafaud. A quoi songe-t-il ? A sa conspiration manquée, à son rêve déçu qui visait au "bonheur commun» par l'élimination de la propriété et de la monnaie. Gravure anonyme du XIX' siècle. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. © Bibl. nat./Archives Photeb.)
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Les déboires de Robert Owen À défaut de la révolution sociale qui aurait reconstruit le monde par l'expulsion des moyens de paiement, la révolution industrielle transforme les conditions du travail et de l'existence en suscitant de nouveaux réformateurs. Le mot socialiste apparaît en Angleterre en 1822, en France en 1831. C'est logiquement en Angleterre qu'éclôt le socialisme dont l'objectif est incompatible avec la monnaie. Robert Owen est à la fois un capitaliste et un philanthrope. Dans sa fabrique d'Écosse, il relève les salaires et diminue la durée du travail. S'en tiendra-t-il à ce paternalisme? Pour résoudre le problème de la pauvreté, il fonde des villages de coopération, puis, dans l'Indiana, une colonie résolument communiste, qu'il appelle « New Harmony ». Mais l'harmonie y tourne bientôt à la discorde. Owen revient en Angleterre où il crée une Bourse d'échange: il a compris que, dans le monde moderne plus que jamais, la monnaie constitue l'obstacle à toute réalisation communautaire: « La monnaie métallique est la cause d'une immense criminalité, injustice et misère, et l'une des conditions du milieu qui tendent à faire de la terre un pandémonium. » À la monnaie, il va donc substituer des bons de travail. Cette découverte, affirme-t-il, « est plus importante que celle des mines du Mexique ou du Pérou ». À Birmingham, puis à Londres, il ouvre un magasin d'échange du travail, le National Equitable Labour Exchange. Chaque adhérent y apporte le produit de son travail, et il en touche le prix en bons, selon le nombre d'heures consacrées à la fabrication de l'objet. La marchandise est étiquetée en conséquence, et offerte en échange d'autres bons de travail d'importance équivalente. Tel cordonnier met dix heures à faire une paire de chaussures, reçoit un bon de dix heures de travail, et peut acquérir un tabouret, qui a exigé huit heures, une écuelle qui a été faite en deux heures. Il n'y a plus ni profit ni monnaie (à moins que le bon ne soit une sorte de monnaie ?). La Bourse de Robert Owen compte bientôt huit cent quarante sociétaires. Mais elle succombe vite : la formule n'est guère applicable qu'aux artisans, et l'évaluation de chaque marchandise en temps de travail prête à contestation. L'expert que l'on consulte commence par traduire l'objet en termes de monnaie, puis en bons de travail, sur la base de 6 pence l'heure. L'argent redevient, de ce fait, sinon l'intermédiaire des échanges, du moins l'instrument de la mesure des valeurs. On a cru chasser la monnaie; elle a subrepticement repris son rôle. Vient en outre le moment où les adhérents apportent à la Bourse des échanges des produits invendables, et en rapportent tout ce qui est utile, quitte à le négocier ailleurs contre argent sonnant. Si bien que le magasin finit par ne plus détenir que des marchandises inutilisables. La faillite est au bout de l'expérience. . Robert Owen reprend le combat sur d'autres terrains: il fonde une association de travailleurs, qui sera l'ancêtre des « Trade Unions ». Il milite pour les coopératives de consommation. Sur son impulsion, dans une petite cité grise proche de Manchester, vingt-huit ouvriers tisserands fondent les « Équitables Pionniers de Rochdale ». Chacun d'eux a souscrit une livre et apporté quelques marchandises : des lentilles, des pois secs, de l'huile,
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des bougies ... Leur manifeste prévoit que la coopération doit devenir la base de l'économie: pas d'intermédiaire entre le producteur et le consommateur; et le profit est ristourné aux adhérents. Du succès de la formule coopérative, Owen ne veut pas prendre sa part. Il méprise ces boutiques qui transigent avec le capitalisme et qui ne répudient pas la monnaie. Ne reconnaissant pas en elles son idéal, il désavoue son enfant. Sur son lit de mort, il persévère: « Ma vie n'a pas été inutile. J'ai proclamé des vérités importantes. Si le monde n'a pas voulu les accueillir, c'est qu'il ne les a pas comprises. Je suis en avance sur mon temps. »
Les vzszonnazres du XIX siècle Là où échouent les Anglais, les Français réussiront-ils? Ni Sismondi ni Saint-Simon ne s'en prennent à la monnaie. Et Charles Fourier, ce doux poète surréaliste, cet expert en politique-fiction, ne s'y aventure guère. Dans le phalanstère qu'il échafaude comme un enfant appliqué construirait un château imaginaire, il entend rapprocher les esprits et les cœurs, mais non pas les conditions sociales; la communauté fouriériste est ouverte aux riches et aux pauvres; elle reste une entreprise de type capitaliste, avec investissements et bénéfices. Le commerce, le salariat et la monnaie ne sont bannis qu'à l'intérieur du phalanstère. Encore les phalanstériens, répartis en cinq classes, vivent-ils selon leurs moyens, dans des pièœs plus ou moins grandes, en prenant des repas plus ou moins raffinés, un peu comme feraient les clients d'un grand hôtel qui comporterait plusieurs tarifs et plusieurs catégories de régimes. Pour Fourier, l'inégalité « entre dans le plan de Dieu ». Les pseudo-phalanstères qui, selon les préceptes de Fourier, seront construits à travers le monde - aux États-Unis, au Brésil, en Roumanie, en Russie, en France même - engloutissent des fortunes et avortent l'un après l'autre. Le plus durable sera celui de Guise, en Picardie, où le fils d'un serrurier, Jean-Baptiste Godin, rêve de réaliser « la demeure de l'ouvrier dans un palais ». Enrichi dans la fabrication des poêles de fonte, il aménage son familistère, qui tient du château, de la caserne, de l'hospice et de la prison. Les sociétaires touchent des salaires et des dividendes : c'est toujours de l'argent. Après l'extravagant, le naïf : Étienne Cabet, un avocat passé à la politique, communiste et chrétien, emprunte sans vergogne à Platon, à Thomas More, à Campanella, à Rousseau, à Babeuf, à Owen, à Fourier. Il est sans génie, mais non sans conviction. Son Voyage en Icarie lui permet de renouveler le thème des communautés merveilleuses où tout appartient à tous. Les Icariens ne connaissent ni la propriété individuelle ni la monnaie. Pas plus de clôtures que de procès. L'argent, « cette peste », n'a plus de fonction. « Nous ne voulons rien, nous n'achetons rien. » Plus de 312
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patrimoine ni d'héritage. Les bijoux sont presque toujours faits d'alliages. L'or et l'argent sont partagés également entre les citoyens, comme le fer et le plomb, et personne n'y attache de prix. Pas de boutiques ni de boutiquiers, pas d'enseignes ni d'affiches publicitaires. Les places de théâtre et les promenades à cheval sont tirées au sort. Travail et loisirs organisés. Lever à 5 heures, déjeuner dans l'atelier, coucher obligatoire à 10 heures. Admirable Icarie! Le peuple y est « plus heureux que tous les peuples de la terre et que tous les aristocrates du monde ». La sollicitude de la République icarienne s'étend aux plus intimes détails de la vie quotidienne : aux meubles des maisons, aux coiffures et aux chaussures des Icariens, aux parfums et pommades des Icariennes, à la manière de prendre un bain de pieds. Cabet présente son système avec un grand luxe de devises : «Fraternité, bonheur commun - Tous pour chacun, chacun pour tous - Premier droit, vivre. Premier devoir, travailler - À chacun suivant ses besoins, de chacun suivant ses forces.» Ces formules faciles feront leur chemin. Mais l'Icarie fait mal le sien, lorsqu'il faut passer de la doctrine à la pratique. Cabet vend ses almanachs à la gloire du communisme icarien. Mais il a moins de succès quand il s'avise de transposer l'Icarie au Texas ou dans l'Illinois. La colonie se déchire et se saborde. Cabet capitule.
Proudhon et Marx Avec Proudhon et Marx, tout change. On n'a plus affaire à des romanciers et à des bâtisseurs d'utopies. Ils traitent du problème social en experts de choses de l'économie, et avec l'ambition de lui apporter une solution scientifique. Proudhon a lu Adam Smith et Bastiat, étudié l'hébreu et la théologie, le droit et la linguistique. Sa culture est vaste et désordonnée. En 1840, il acquiert la célébrité avec un petit ouvrage au titre provocant: Qu'est-ce que la propriété? Réponse fulgurante dès la première page : «C'est le vol.» Le Girondin Brissot l'a déjà dit et écrit. Mais Proudhon rajeunit le thème. Poursuivi pour ce défi à l'ordre établi, il comparaît devant les assises de Besançon. On l'acquitte, aux applaudissements de ses amis. Si la propriété est le vol, en faut-il conclure à l'élimination de la monnaie? Proudhon ne s'aventure pas sur ce terrain. Durant la Révolution de 1848, élu député de la Seine, il propose à l'Assemblée un impôt d'un tiers sur tous les revenus. C'est encore reconnaître l'argent. Le projet est d'ailleurs repoussé sous les clameurs, par 693 voix contre 2. Proudhon ne sera pas réélu. Aux heures chaudes de 1848, il conçoit une autre initiative: on peut remplacer le numéraire par des bons d'échange, émis par une banque sans capital. Ces bons, qui ne sont pas convertibles en métal, serviront à payer les adhérents qui apporteront leurs marchandises. Réminiscence de 313
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Morelly, de Robert Owen? « L'argent en lui-même m'est inutile. Je ne le prends que pour le dépenser, je ne le consomme ni ne le cultive », constate Proudhon. Mais sa banque d'échange, qu'il crée par-devant notaire en janvier 1849, ne fonctionnera jamais. De toute façon, aurait-elle fait mieux que de ressusciter le cours forcé et l'inflation? Karl Marx, c'est l'anti-Proudhon. À la « philosophie de la misère» de Proudhon, il a répliqué par « la misère de la philosophie ». Il ne cesse pas de prendre le contre-pied de Proudhon en toutes circonstances, et de le classer dans la catégorie infamante des socialistes «petits-bourgeois ». Leurs deux socialismes sont incompatibles, précisément parce que tous deux se prétendent scientifiques, à la différence des socialismes utopiques qui les ont précédés. Les sciences exactes admettent-elles qu'un problème comporte plusieurs solutions? Proudhon et Marx, en partant des mêmes données, aboutissent à des conclusions divergentes. Ils ne se le pardonnent pas. En ce qui concerne la monnaie, Marx ne se prononce que dans l'obscurité, comme si ce thème le gênait. Dans le Manifeste du parti communiste, il réduit l'histoire de la société à l'histoire de la lutte des classes, plutôt qu'à l'évolution de la propriété, glissant du capital foncier au capital mobilier. Dans le Capital, il demeure prisonnier des thèses classiques sur la nature de la monnaie. Il se rallie à la théorie quantitative. Il est métalliste, autant ou plus qu'un Adam Smith ou un Ricardo. Pour une bonne raison : Proudhon ayant pris parti contre les métaux précieux, Marx ne peut que défendre l'or et l'argent. « La monnaie, sous la forme de métaux précieux, demeure le fondement dont le système de crédit, par sa nature même, ne peut jamais se détacher» (le Capital, III, 5, XIX). « L'or et l'argent ont la fonction particulière de servir comme agent universel d'échange» (Misère de la philosophie). Les longs développements qu'au seuil du Capital Marx consacre à l'or confirment qu'il lui reconnaît toutes les aptitudes nécessaires à un étalon des prix, et qu'il n'admet le papier-monnaie « qu'autant qu'il représente des quantités d'or» (le Capital, l, 1, IV). Marx apparaît vraiment ici comme un homme du XIXe siècle, hôte de ce Royaume-Uni qui est le champion de l'étalon-or: il parle le langage de la City. Mais cette acceptation de la monnaie et cet éloge du métal se situent dans l'analyse du régime capitaliste. Si l'on sort de l'économie marchande pour entrer dans le système socialiste, la monnaie peut-elle garder sa place ? La réponse de Marx n'est pas limpide. Son ambiguïté tient pour une part à l'obscurité relative dans laquelle il laisse l'édification du monde futur. Elle est aussi imputable à sa mauvaise écriture qui rend incertain le déchiffrement de ses manuscrits: dans certains cas, par exemple, on ne sait s'il faut lire Geld (monnaie) ou Gold (l'or). Par deux fois, son ami Engels tranche pour Geld, là où les éditeurs plus récents liront Go Id. Sous ces réserves, il semble que Marx se prononce différemment selon les phases de la construction socialiste. Dans un premier temps, celui de la dictature du prolétariat, Marx laisse certainement subsister la monnaie. La preuve en est qu'il envisage, pour cette étape, une banque nationale à capital d'État (le Manifeste), voire la substitution de papier-monnaie, à cours forcé, à l'or et à l'argent (Revendications du parti communiste en Allemagne). Les impôts, devenus progressifs, doivent être acqwttés en monnaie. L'instrument monétaire est ainsi 314
MARX ET LA MONNAIE
Journaliste, philosophe, militant, Karl Marx vit dans un nuage de tabac, entre ses piles de papiers et de documents, à la fois méticuleux et désordonné, lent et débraillé. Il est saisi par le démon d'écrire, avec la révolution pour constant objectif. Sa rage de détruire et de construire ne va pas sans contradictions ni sans défaillances bourgeoises. Époux de la jolie baronne Jenny von Westphalen, il couche avec sa bonne, lajeune Letchen, etluifait un enfant. Prophète d'une guerre mondiale qui soulèverait la classe ouvrière, il la croit imminente, mais se désespère de ne pas la voir venir. Persuadé que la révolution éclatera dans un pays hautement industrialisé, comme l'Angleterre, il ne saura pas qu'elle aura pour théâtre la Russie sous-développée. Assuré de l'appauvrissement fatal de la classe ouvrière, il sera déconcerté par l'augmentation du pouvoir d'achat des travailleurs. Face au problème de la monnaie, il ne le résout pas sans hésitations. Que Marx condamne le règne de l'argent, cela va de soi. Mais qu'est-ce que l'argent, sinon la monnaie? Elle est au cœur du système capitaliste. Doit-elle, peut-elle rester au cœur du système socialiste?
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Sans éluder la question, Marx l'aborde dans l'équivoque. Édifié par ses lectures (Adam Smith, Ricardo ... ), il demeure prisonnier des thèses classiques. Il se rallie à la théorie quantitative et au métallisme. Pour une bonne raison : Proudhon, son ennemi intime, ayant pris position contre les métaux précieux, Marx ne peut que s'opposer à Proudhon, et donc défèndre l'or et l'argent-métal. « La monnaie, écrit-il Oe Capital, III, 5, XIX), sous la forme de métaux précieux, demeure le fondement dont le système de crédit ne peut jamais se détacher. » Il reconnaît à l'or toutes les aptitudes nécessaires à un étalon des prix; il n'admet le papiermonnaie « qu'autant qu'il représente des quantités d'or» Oe Capital, 1, 1, IV). Mais cette acceptation de la monnaie et cet éloge du métal se situent dans l'analyse du système capitaliste. Si l'on en sort, que devient la monnaie ? La réponse de Marx n'est pas limpide. Dans un premier temps, celui de la dictature du prolétariat, Marx laisse assurément subsister la monnaie, ne serait-ce que pour le règlement des impôts. Au contraire, dans la phase supérieure du communisme, la monnaie n'a plus sa place. La Banque d'État est éliminée, puisqu'il n'y a plus d'État. Le salaire disparaît, puisqu'il n'y a plus de salariat. Pourtant, «les producteurs pourraient recevoir des bons» Oe Capital, Il, 3, XII). Le révolutionnaire ne parvient décidément pas à s'affranchir de la monnaie.
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maintenu comme un stigmate de la société capitaliste, de laquelle le prolétariat vient seulement d'émerger. Dans cette phase proprement socialiste, Marx conserve donc la monnaie : il raille les utopistes qui abolissent l'argent (Critique de l'économie politique), comme il raille Proudhon lui-même et ses bons de travail, en même temps que « tous les faiseurs de projets vides et autres charlatans » (le Capital, III, 5, XIX). Au contraire, dans la phase supérieure du communisme, la monnaie n'a plus sa place. Dans le cadre des « recettes pour les marmites de l'avenir », la Banque d'État est éliminée, puisqu'il n'y a plus d'État. Le salaire est éliminé, puisqu'il n'y a plus de salariat. « Dans l'hypothèse d'une production socialisée, le capital-argent disparaît. La société répartit la force de travail et les moyens de production dans les différentes branches d'industrie. Le cas échéant, les producteurs pourraient recevoir des bons leur permettant de prélever sur les réserves de consommation de la société des quantités correspondant à leur temps de travail. Ces bons ne sont pas de l'argent. Ils ne circulent pas (le Capital, II, 3, XII, titre du sous-chapitre: « l'Abolition du capital-argent »). Il reste que la réponse, vaguement inspirée de Robert Owen, est imprécise. Marx est trop prisonnier de son temps et de son environnement britannique pour s'évader sans remords de la monnaie. Depuis vingt-cinq siècles, elle est tellement entrée dans les mœurs, elle est tellement solidaire de la civilisation qu'il n'est plus facile de la condamner, au nom du progrès politique, sans sombrer dans la régression économique.
Dans les faits : Sparte De Platon à Marx, la monnaie n'est remise en cause que sur le parchemin ou le papier, par des théoriciens rarement au contact des faits. Mais, parallèlement, il s'est trouvé des responsables, confrontés au monde concret, et qui ont subi ou voulu l'absence de monnaie: soit faute de la connaître, soit dans l'intention délibérée de s'en passer. On ne revient pas ici sur la préhistoire de la monnaie, sur l'âge prémonétaire, sur les millénaires du troc, sur les balbutiements de la monnaie marchandise. On a dit comment les Égyptiens pratiquent les échanges en nature, alors que les salaires sont acquittés en rations de blé, d'orge, de fèves, de bière, d'huile, voire en tissu ou en bois de chauffage, et que les impôts sont payés le plus souvent en froment. Dans la Crète minoenne, pareillement, aussi longtemps qu'est ignoré l'intermédiaire de la monnaie, on échange les troupeaux et les esclaves, on troque céréales et fromages; les artisans qui travaillent le cuir, le bois, la pierre ou le métal, les artistes de la terre cuite ou de la fresque sont payés en blé, en orge ou en figues. La drachme n'a pas encore été inventée. Sparte, en revanche, sait ce que pourraient être les facilités de la monnaie. Mais elle veut s'en affranchir, au nom de l'égalité de tous devant 317
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la loi. De tous? À Sparte plus qu'ailleurs, « tous» signifie quelques-uns. L'égalité ne vise que les membres de la cité. Elle ne concerne en aucune façon ceux qui ne sont pas citoyens : les périèques, qui habitent la périphérie et pratiquent dans une relative autonomie l'agriculture, l'artisanat ou le commerce, les ilotes, de condition servile, qui assument les plus rudes travaux. Seuls les citoyens de plein exercice ont droit au statut des Égaux. Pour eux, Sparte fait régner, en principe, la plus rigoureuse égalité au sein d'une vie communautaire. Ils sont tous guerriers, ils sont tous au régime de la caserne. Quand Sparte se rallie à la formule égalitaire, la monnaie frappée vient tout juste d'être inventée, et il est encore facile de l'exclure. Lycurgue (à supposer que tel soit le nom du législateur lacédémonien) y parvient de deux façons. D'une part, il interdit aux citoyens tout déplacement à l'étranger, et aux étrangers tout séjour à Sparte; la République vit dans l'autarcie, sans importer, sans exporter, à l'abri des contaminations extérieures. D'autre part, comme Lycurgue n'est pas en mesure de prohiber complètement l'emploi d'un signe monétaire, il concède aux Spartiates une monnaie de fer: peut-être parce que Sparte ne possède ni or ni argent -- ni gisements ni réserves -, mais aussi, intentionnellement, pour que les citoyens ne puissent pas succomber aux tentations capitalistes: toute monnaie d'or et d'argent est bannie. Cette monnaie de fer, on l'a déjà mentionnée en traitant de l'emploi des métaux communs aux origines de la pratique monétaire. Il faut redire ici que les pièces de fer ne sont capables de servir d'intermédiaire aux échanges qu'à l'échelle locale, et en vase clos. Hors de Sparte, elle est sans valeur. À Sparte même, elle est trop volumineuse pour se prêter à l'épargne. Déjà mis dans l'impossibilité de vendre leurs terres ou d'en acheter puisque les lots immobiliers, attribués aux guerriers, sont inaliénables -, les Spartiates n'ont pas le moyen de se doter d'un avoir mobilier. D'ailleurs, à quoi bon ? Les repas sont pris en commun, et le plat le plus appétissant n'est qu'un « brouet noir ». Frugalité de rigueur. Si chacun a son logis, il doit le regagner à la nuit dans les ténèbres, sans avoir le droit de s'éclairer. Encore ce logis doit-il exclure «toutes les superfluités et les délices ». L'austérité peut se passer de monnaie. Platon se souviendra de la leçon de Sparte. Pourtant, quand il écrit ses Lois et sa République, Sparte ne sera plus Sparte. Le temps a fait son œuvre. Le dépeuplement a amoindri la caste des Egaux par rapport aux périèques et aux ilotes. L'absence de tout esprit d'initiative a condamné l'économie à la stagnation, la guerre impérialiste a été la seule industrie de Sparte: en mettant les Spartiates en contact avec le monde extérieur, elle leur a ouvert les yeux. Ils ont comparé. En découvrant la vraie monnaie, ils ont fait connaissance avec un autre univers. Adieu à la contrainte, à l'autarcie, à l'austérité! Adieu au socialisme!
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Après la caserne, le couvent Sparte préfigure la caserne, au sein de laquelle la monnaie en principe n'a point de place. Le couvent, à sa manière, illustre une autre forme d'économie fermée, d'où l'argent est également exclu: il y est à la fois inutile et indésirable. Les premières communautés monacales sont nées en Égypte. Sur leur exemple, le socialisme chrétien s'est développé dans l'Asie antérieure, de la Palestine à la Mésopotamie, avant de gagner l'Occident. Ces communautés ignorent l'argent: d'autant plus naturellement que la vie commune se fonde sur le libre consentement de chaque moine, qui s'en remet au supérieur pour la gestion et la décision, et qui, ayant fait vœu de pauvreté, s'interdit volontairement toute revendication personnelle, si ce n'est pour l'au-delà. La foi tient lieu de ciment, le renoncement à la propriété n'est qu'une manifestation du renoncement à tous les biens terrestres. Le monastère est le parfait modèle de la collectivité sans monnaie. Si les moines sont démunis de tout, le monastère peut être riche. Il tient sa richesse de ses membres, qui se sont dépouillés pour lui, des dons qu'il a reçus, du travail qu'il fournit. Certaines abbayes ont de vastes domaines, parfois opulents. La plupart ne se contentent pas de vivre en autarcie, du produit de leurs terres, faisant leur pain et leur vin, élevant vaches, chèvres ou porcs, demandant aux abeilles jusqu'à la cire de leur luminaire. Elles vendent, elles achètent, elles prêtent. Saint-Martin de Tours bat monnaie. Ainsi les monastères qui, vus de l'intérieur, se comportent en communautés socialistes, apparaissent pour l'extérieur comme de parfaites unités capitalistes. À l'intérieur, ils méprisent l'instrument monétaire. À l'extérieur, ils en acceptent les facilités et les perversités. Au-delà des réalisations monacales, certaines expériences chrétiennes visent à étendre à toute la société (ou à des fractions de la société) la pratique d'un communisme rigoureux, avec éviction de la monnaie. Aux XV" et XVIe siècles, de telles initiatives se multiplient. Les disciples de Jean Hus fondent des groupements qui prétendent abolir toute propriété. L'Union des frères de la loi du Christ, les frères tchèques, les frères moraves, les taborites rêvent d'un système égalitaire et communautaire. Les anabaptistes reprennent le flambeau. Avec eux, Thomas Munzer aspire à réaliser un royaume de Dieu. Il prêche l'égalité de tous les hommes, le refus de toute propriété individuelle. À ses yeux, Luther n'est qu'un « docteur mensonge », « le premier des porcs à l'engrais ». Engels verra en Munzer un prophète de la révolution, pour qui « le royaume de Dieu n'était pas autre chose qu'une société sans classe, sans propriété, sans pouvoir de coercition ». Ses disciples prennent en commun des repas toujours frugaux. Les uns, pacifistes, portent symboliquement un sabre de bois : ce sont les Stabler (de Stab, bâton). D'autres, à l'inverse, prennent les armes et animent, de la Thuringe à la Souabe, la révolte des paysans, qui épouvante Luther. Les insurgés sont finalement écrasés. Thomas Munzer, fait prisonnier, est exécuté douze jours plus tard. Moins de dix ans se passent: la cité westphalienne de Münster, à l'appel de deux Hollandais, Jan Bokelson et Matthys, se soulève contre son évêque. Dans la ville assiégée, dite « la Nouvelle Jérusalem », les rebelles 319
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abolissenda propriété, annulent les dettes, brûlent les livres (sauf la Bible) et bannissent l'argent, dont ils savent qu'il porte en germe toutes les turpitudes. « Nous avons mis tous nos biens en commun sous la vigilance d'un diacre, proclame l'un des meneurs. Nous y puisons selon nos besoins. Tout ce qui a servi les fins de la société égoïste et privée, comme la vente et l'achat, le travail rémunéré, la pratique de l'intérêt et l'usure, tous ces maux sont éliminés.» Mais peut-on s'arrêter en chemin? Münster institue officiellement la polygamie, complément naturel de la communauté des biens. Après la mort de Matthys, Jan Bokelson se fait roi, successeur de David. L'expérience s'achève dans la famine, puis dans le massacre, quand en juin 1535 les soldats de l'évêque s'emparent de la « Cité de Dieu ». D'autres communautés de frères moraves renaissent, plus ou moins clandestins, de la Suède et de la Prusse aux Pays-Bas, puis jusqu'en Amérique du Nord et du Sud. Elles ne manqueront jamais, les expériences de socialisme chrétien, pour relancer le rêve d'une société rénovée, d'où la monnaie sera proscrite. L'une des plus durables sera celle des shakers, dont la secte prospère une bonne centaine d'années aux États-Unis. Les shakers doivent leur nom au trépignement qui les secoue pendant leurs incantations religieuses : ils dansent sur place dans une extase si frénétique qu'on les désigne comme les shaking quakers, les secoueurs. Ils secouent aussi la conception classique de la société. Leur secte est née en 1758, sur l'initiative d'Ann Lee, la fille d'un forgeron des faubourgs de Manchester, inspirée par une apparition du Christ. Avec huit compagnons, elle débarque à New York en 1774 et crée près d'Albany une première communauté. Le nombre des adeptes va grandir, surtout dans les États de l'Est américain. L'originalité du mouvement est de vouloir concilier l'idéal communautaire du christianisme primitif et la profession de foi des pionniers de l'Amérique anglo-saxonne sur l'égalité des hommes. À cette fin, les shakers organisent leur cadre de vie sur la base de la propriété collective. Chaque membre fait don de tous ses biens. Au sein de chaque communauté, il n'est jamais plus question d'argent, ni de commerce, ni de profit. Qui sont les shakers - hommes ou femmes, qui vivent ensemble, et refusent les rapports sexuels? D'anciens ecclésiastiques, mais aussi des avocats, des étudiants, des commerçants repentis. Travaillent-ils? Mollement. Les observateurs notent qu'« ils ne se fatiguent pas ». C'est la loi de toute société qui récuse l'initiative privée. Leur pire disgrâce est que le principe du célibat les oblige à ne recruter que par la voie du prosélytisme. Les communautés s'étiolent et meurent doucement. Cette expérience-là, comme beaucoup d'autres qui prolongent et caricaturent le système monacal, reste limitée dans l'espace et le temps. La formule du monastère ne met guère en péril le règne de la monnaie.
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La manufacture de Robert Owen, à Tewkesbury en Angleterre. Gravure de 1860. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. M. Didier @ Arcbives Photeb.) G &
r!IILISTÈBI OES FONDERIES & MANUFACTURES D'APPAREILS DE CHAUFFAGE DE GOOIN-LEMAIRE, A GUISE
Un certificat de déPôts au familistère Godin, à Guise. Les déPôts servaient à accroître le fonds social au profit des ouvriers. (Arcbives d'arcbitecture moderne, Bruxelles. Phot. @ Arcbives Photeb.)
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Au Paraguay, la « réduction» de Saint-Français-Xavier de Mocobics, un jour de fête. Dessin du Père Florian Baucke, XV/Il' siècle. (Bibliothèque des sciences religieuses et philosophiques, Chantilly. Phot. Jeanbor @ Archives Photeb.) Un phalanstère, tel que l'a rêvé Fourier: des « palais» bien ordonnés « dans un pays pourvu d'un beau courant d'eau, coupé de collines, propre à des cultures variées, adossé à une forêt ». (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. Jeanbor @ Archives Photeb.)
Au Pérou des Incas Restons en Amérique, en revenant en arrière, avant l'apparition des conquistadors. Le socialisme inca, nous l'avons déjà rencontré en décrivant le Nouveau Monde « avant la monnaie ». Mais, par la minutieuse perfection de son dirigisme, il mérite de figurer aussi dans ce chapitre consacré aux civilisations qui se passent de la monnaie: prolongent-elles une forme de sauvagerie, comme peuvent le pratiquer des peuples inéduqués ? Ou préfigurent-elles une forme de culture suprêmement évoluée, comme celle que Marx prêtera à la phase supérieure du communisme? L'empereur inca, descendant direct du Soleil, monarque absolu de droit divin, règne sur le peuple quichua dans le cadre d'un régime de contrainte permanente, acceptée sans révolte et sans étonnement comme une règle naturelle. Tout, dans l'empire inca, est organisé, discipliné, hiérarchisé, fonctionnarisé. Un Conseil suprême, quatre provinces, des structures rassemblant chacune dix mille familles, classées en groupes de dix, de cinquante, de cent, de cinq cents, de mille, de cinq mille. Toujours selon le système décimal, les individus mâles sont répartis en dix catégories d'âge et de travaux. La transmission des ordres, des tributs et des produits est assurée par un réseau perfectionné de communications, avec courriers officiels et relais. La production est planifiée, les produits sont collectés, entreposés, redistribués. La répartition est assurée par les fonctionnaires. Le maïs et les pommes de terre, partis de la base, reviennent à la base, pour finir dans les chaudrons d'eau bouillante, puis dans des bols à soupe, à purée et à ragoût. Accroupi sur le sol ou sur des couvertures, l'Indien prend deux repas par jour. Ni lait ni œufs. Mais des légumes verts, des grenouilles, des escargots. Une vie simple et sans problème, qui semble exclure le bonheur comme le malheur. Les maçons ignorent la voûte et la clé de voûte. Les transporteurs ignorent la roue et le char. Les administrateurs ignorent l'écriture. L'empire inca ignore la monnaie. Égalité dans le travail, qui n'est pas écrasant; dans la distribution, qui est parcimonieuse; dans le vêtement, qui est uniformément rudimentaire, dans l'habitation, qui est sommaire; dans l'ameublement, qui est absent: ni lit, ni table, ni chaise. Chacun dort et mange par terre. Chacun naît et vit rivé à son milieu. On grandit sur place. Célibat interdit. On travaille selon le plan, sans risque et sans espérance. Si l'on est malade, on est soigné par l'État: Sécurité sociale. Si l'on doit s'amuser, c'est sur ordre: plaisirs et loisirs dirigés. Il est interdit d'avoir plus des deux vêtements autorisés, de porter d'autre coiffure que celle de chaque tribu. Interdit de manger en dehors des heures prévues. Interdit de boire de l'alcool, sinon la chicha de maïs, interdit de mâcher la coca. Interdit de quitter le village natal. Il n'est pas interdit de penser. Mais à quoi et à quoi bon? L'État pourvoit à tout. Ce peuple est d'une prodigieuse improductivité. Obéissant, il fait ce qu'on lui demande, mais pas un geste de plus. Il n'exécute rien qui ne lui soit dicté. Il est passif, mélancolique et fataliste. Aucune avidité, aucune impatience, aucun appétit de liberté. Voilà où mène l'absence de monnaie. 321
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Imaginons ce même peuple doté de l'instrument monétaire. Il découvrirait l'envie, l'initiative, l'inégalité. Il y aurait des riches et des pauvres, des avares et des voleurs, des oisifs et des travailleurs. Un autre monde. Le fait est que l'arrivée des Espagnols suprendra ce peuple conservateur. Les conquérants, en ruinant ses structures hiérarchiques, lui apportent la liberté. Ce mot n'a guère de sens pour lui, sauf s'il concerne la liberté de s'enivrer: le capitalisme commence par introduire l'alcoolisme. L'Espagnol apporte aussi la monnaie. Mais l'Indien n'en découvre que lentement les vertus et les vices: l'argent ne l'intéresse pas. Il finira par l'accepter avec la colonisation, comme une fatalité. Il n'apprendra pas à sourire.
Au Paraguay des jésuites Caserne, couvent? Le Pérou des Incas tient de ces deux types de communautés. Le Paraguay des jésuites aussi, deux siècles après Colomb. La Compagnie de Jésus n'aligne pas ses objectifs sur ceux des compagnies de commerce qui ont entrepris de trafiquer avec l'Amérique; elle travaille ad majorem Dei gloriam : au Paraguay, parmi le peuple indien des Guaranis, le colonisateur jésuite se donne pour tâche de pacifier ces cannibales et de convertir ces païens. L'histoire ne dit pas si elle a marié la violence à la persuasion pour les amener à renoncer à leurs dieux et à leurs règles de vie. Le fait est qu'elle y est parvenue. La plupart des Guaranis se soumettent, apparemment sans combat. Les jésuites les « réduisent » à merci, en les établissant dans de nouveaux villages qu'on appelle les «réductions» où ils oublient leurs coutumes, leurs guerres, leur polygamie et leur cannibalisme, pour les contraintes d'un christianisme communautaire. Chaque réduction a pour centre l'église, d'un type uniforme, sur une place rectangulaire, que bordent le cimetière et le collège. Celui-ci sert de résidence et de quartier général aux pères, de magasin général au village. Les cases des Indiens s'étendent au long de rues axées nord-sud, est-ouest, qui se coupent à angles droits. Au total, dans chaque réduction, plusieurs milliers d'habitants, que désignent et qu'éduquent deux jésuites. En principe, les indigènes élisent un conseil de notables. Mais les jésuites font les élections selon des méthodes que retiendront les États totalitaires. La liste des candidats doit leur être soumise et ils en éliminent les indésirables : c'est le régime du parti unique. Les élections ont lieu, non au vote secret, mais par acclamation: c'est la démocratie revue par la dictature. En droit, les bons pères ne sont que des conseillers. En fait, ils sont les maîtres absolus. L'horaire quotidien, réglé à la façon monastique, est ponctué par les cloches et les prières. L'angelus du matin sonne le lever. Au point du jour, la cloche appelle le peuple entier à la messe. À neuf heures, chacun va à son travail, qui à l'atelier, qui à l'école. À midi, carillon et repos. À deux 322
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heures, reprise du travail. À cinq heures, rosaire. À minuit, la cloche sonne pour le « réveil conjugal» : il paraît que les Guaranis manquent d'entrain pour perpétuer la race. À ce rythme - trois heures de travaille matin, trois l'après-midi - les jésuites instaurent la journée de six heures. Comme le jeudi et le dimanche sont fériés, ils n'exigent qu'une semaine de trente heures: leur législation sociale est en avance. Égalité pour tous: les cases sont toutes semblables, les vêtements sont d'un seul type, les rations sont toutes les mêmes. Ni riches ni pauvres. On donne un logement nouveau aux jeunes mariés. On héberge les veuves dans une maison particulière. Un hôpital accueille gratuitement les malades. Ni monnaie, ni épargne, ni salaire: c'est toujours et partout le secret du communisme accompli. La République est un monde fermé, à l'abri des razzieurs d'esclaves et des trafiquants occidentaux. Seuls les dirigeants jésuites sont en contact avec l'extérieur - c'est-à-dire avec Buenos Aires, la capitale du Sud .pour lui vendre les surplus agricoles, notamment la yerba mate, dont les feuilles, séchées, torréfiées et pulvérisées, donnent une infusion qui contient de la caféine et jouit de vertus toniques (apparentées à celle de la future marihuana). En contrepartie, les bons pères achètent à Buenos Aires des vêtements sacerdotaux et des armes : les seuls articles que les réductions ne fabriquent pas elles-mêmes. Les jésuites veillent à ce qu'aucun Blanc ne pénètre dans leur domaine. Seuls sont admis, par exception, l'évêque et le gouverneur, pour des visites protocolaires. Mais point de marchands, de militaires, de négriers. Les Espagnols de Buenos Aires et les Portugais de Sao Paulo sont indésirables. Comme sont indésirables leurs piastres et leurs reis. Jusqu'au jour où Diderot, Rousseau, Voltaire dénonceront la tyrannie des jésuites du Paraguay et où le pape de Rome condamnera la république communiste du Paraguay. Après un «règne» de cent soixante ans, les jésuites évacueront les dernières réductions, les Guaranis se disperseront dans la savane et la forêt, et les missions tomberont en ruine.
En Israè"l, le kibboutz Cette république jésuite du Paraguay n'a pas été une construction de l'esprit, une élucubration à la manière de Thomas More ou de Campanella. Elle a été une tranche d'histoire, un rêve vécu. De même, au xx e siècle, en Israël, le kibboutz est bien une tangible réalité; et, semblablement, une construction de la foi. Au pays de la Bible, les juifs de la diaspora reviennent sans trop savoir s'ils sont portés au libéralisme ou au collectivisme. Les uns ont pris dans les pays capitalistes le goût des opérations d'argent, auxquelles les invitait le veto catholique du prêt à intérêt. D'autres ont acquis dans le ghetto le
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sens de la solidarité et la passion de la justice: ceux-là sont prêts à fonder, s'il se peut, une cité où régnera l'égalité. Secouant la tutelle du sionisme officiel, dix hommes et deux femmes s'établissent en 1911 à Degania, près des rives du Jourdain. Ils forent des puits, plantent des vergers. Quelques camarades se fixent à Kinneret, sur les bords du lac de Tibériade. D'autres encore fondent la ferme de Mahavia (ce nom signifie « les grands espaces de Dieu »), où il faut lutter contre la malaria, les Arabes et l'administration turque. Mahavia disparaît bientôt, mais pour renaître avec des pionniers venus d'Europe et d'Amérique, et Golda Meir y apprendra la rude école de la vie. Ces premiers kibboutzim ouvrent la voie. La création de l'État d'Israël donne à l'institution des bases nouvelles et relancent son essor. On compte deux cent soixante kibboutzim en 1960, avec quelque quatre vingt mille membres - les kibboutzniks. Si cet effectif ne représente qu'un faible pourcentage de la population israélienne, il est élevé par la qualité : il faut du courage et de fermes convictions pour accepter l'existence sévère de la communauté, souvent dans la pierre et le sable, sous le vent brûlant, loin des facilités de la ville. Car le kibboutz est toujours rural. Sa vocation est de défricher, de semer, d'irriguer. Accessoirement, il se consacre à des activités domestiques, artisanales et industrielles. Il est en principe une unité d'autogestion qui doit ignorer la propriété privée, le salaire et la monnaie. Le sol appartient à l'État, qui le concède pour un bail symbolique. Les moyens de production sont fournis par le Fonds national juif. Chaque kibboutznik doit travailler selon ses aptitudes, et il reçoit selon ses besoins. La règle originaire comporte repas pris en commun (comme à Sparte) et dortoirs collectifs; les enfants vivent en commun dans des pouponnières ou des écoles, où ils sont élevés et instruits, où ils travaillent et se récréent ensemble (comme dans Platon). Tout le kibboutz est solidaire dans la joie comme dans la peine. Il possède un budget global de fonctionnement qui lui permet de prendre en charge tous les besoins de ses membres et de leurs fa.milles, et parfois de verser des salaires aux travailleurs extérieurs qu'il embauche. Il paie les impôts collectifs de l'exploitation, assure le service des emprunts qu'il contracte. Mais, théoriquement, il ne verse aucune rémunération aux kibboutzniks, et l'usage de la monnaie est inconnu entre eux. Le malheur est que le principe de départ n'a pu être respecté, et que, par la force des choses, le kibboutz a bientôt gliSSé dans l'économie monétaire: ce qui l'a arraché à sa pureté première. Premier glissement: chaque membre du kibboutz touche, en espèces, un petit pécule - argent de poche pour acheter des cigarettes ou des savonnettes à l'économat. Deuxième glissement: on passe de ces menues emplettes à des acquisitions plus sérieuses, - des jouets pour les enfants, des robes pour l'épouse, des appareils de radio ou de télévision, qui ébauchent une appropriation individuelle. L'un épargne, l'autre dépense. Au dortoir collectif succède le pavillon familial. Les demeures se différencient, l'égalité est rompue. Bon gré, mal gré, l'instinct de la propriété privée est le plus fort: l'octroi d'un petit jardin, la reprise en main des enfants par les parents, l'entrée en lice de la moto puis de l'auto personnelles jalonnent les étapes vers un kibboutz différent. Dans le « mochav », chacun travaille et vit en famille,
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et les transactions sont effectuées par un service coopératif. Dans la mochava », les habitants sont propriétaires et travaillent pour leur compte. Ces formules ont plus de succès que celle du kibboutz, qui s'enlise. Israël, décidément, ne se passe pas de la monnaie.
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Les ambitions déçues de l'URSS C'est à une tout autre échelle que se situe l'expérience soviétique, et elle a une tout autre portée. L'exploit qui consiste à supprimer la monnaie dans un couvent ou dans un kibboutz est moins significatif que sur un continent et pour un peuple entier. Il peut ne pas sembler irréalisable dans l'univers russe, que les contraintes tsaristes ont accoutumé à un régime policier, et qui, depuis des siècles, a pratiqué le collectivisme. L'institution du mir se perd dans la nuit des temps : dans le mir, la communauté villageoise dispose de l'ensemble des terres. Sont en commun les pâturages, les bois, le moulin, l'église. Les labours sont redistribués périodiquement. Le mir est administré par l'assemblée des chefs de famille qui déjà s'appelle le soviet. Si la monnaie y joue un rôle, il ne peut être que très accessoire. Quand le tsar Nicolas II veut démembrer le mir, jugé archaïque et démodé, il n'obtient pas grand succès. Karl Marx au contraire, s'est extasié devant la formule: « La Russie, peut-il écrire, est le seul pays européen où la commune agricole s'est maintenue à une échelle nationale. » Le terrain est donc propice. Lénine, cependant, ne se fait pas d'illusions sur le mir : pour lui, la communauté villageoise appartient au passé. Ce n'est pas sur elle que l'on peut bâtir la société de demain. Il a d'autres ambitions. Il veut bâtir un monde nouveau. Mais il est trop souple et trop réaliste pour ne pas mesurer l'ampleur de la tâche, et pour ne pas se poser la question : la Russie socialiste doit-elle conserver l'outil monétaire légué par les capitalistes? Marx, on se le rappelle, n'a répondu par avance que dans l'équivoque: il admet le maintien de la monnaie dans la première phase de la construction socialiste et l'écarte dans la phase supérieure du communisme : la monnaie et le crédit lui paraissent incompatibles avec la société future. Lénine suit Marx dans cette distinction. La première phase, simple « antichambre du socialisme », ne saurait réaliser qu'un socialisme imparfait, elle ne prétend être qu'une étape. Elle admet l'État, la monnaie, et certaines formes de propriété privée. Au contraire, la phase supérieure, celle du communisme, supprimera l'État, la monnaie et toute propriété. L'État? Il deviendra inutile, avec la suppression des classes et l'application du principe: « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins.» La monnaie? Elle sera alors éliminée de tout le cycle de la production et de la circulation, à mesure que l'abondance s'étendra à toutes les marchandises et à tous les services. La 325
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propriété ? Elle disparaîtra avec les dernières coopératives et les derniers lopins de terre, pour s'étendre à tous les biens. Miracles de l'abondance et de la sagesse. La nature sera prodigue et l'homme raisonnable. Le marxisme-léninisme, ici, rejoint les socialistes de l'idéal, les îles enchantées de Thomas More ou Campanella (Lénine: l'État et la Révolution). Mais cette phase supérieure suppose la révolution universelle. Lénine est catégorique : « La victoire complète de la révolution est impossible dans un seul pays. » Ille dit et le redit cent fois: « Notre révolution serait une affaire désespérée si elle restait unique. » Comment en effet abolir ici la monnaie si elle subsiste ailleurs ? Au vrai, les Soviets sont perplexes. Dès le début de la révolution, Lénine a élaboré ce plan dans lequel il définit le rôle possible de la monnaie et celui du marché. Ce n'est qu'une étude théorique. Après tergiversation, le Conseil des commissaires du peuple, dans sa hâte de presser la construction du monde nouveau, s'oriente carrément vers l'abolition de la monnaie (décision d'août 1918). Si la monnaie est abolie, les produits doivent être distribués par des magasins d'État, comme dans l'empire des Incas; les échanges doivent se faire par voie de troc, comme dans la Bourse de Robert Owen. En 1920, le troc obligatoire est confié à l'Union centrale des coopératives de consommation; il ne peut être laissé à l'initiative et à la fantaisie de chacun. Un État dirigiste se doit de l'organiser, en facilitant la mesure des valeurs par l'adoption d'une unité de référence. Les experts soviétiques cherchent à mettre au point cette unité, qui servirait au surplus dans la comptabilité économique et budgétaire. Ce serait, non pas une unité de paiement ni d'épargne, mais une unité de compte. Dans le même temps, on l'a noté en rapportant la grande débâcle du rouble, les marchandises remplacent tant bien que mal la monnaie défaillante : on paie et l'on compte en quintaux de blé, en kilos de sel, en kilos de pommes de terre. Mais tous ces expédients en ordre dispersé, ces trocs anarchiques sont-ils dignes d'un État dont l'ambition est de mettre en place un socialisme scientifique et d'en donner l'exemple au monde? Une commission, dirigée par l'économiste académicien Strumilev, conclut que, selon les principes marxistes, il est logique d'adopter une unité de travail social. Strumilev assure que l'on peut fort bien concevoir une économie entièrement non monétaire, et il propose, comme unité, la valeur du produit fabriqué pendant une journée normale par un ouvrier exécutant sa tâche selon les normes prévues : ce qui correspond à un travail de 100 000 kgm (kilogrammètres). Cette unité s'appellera le tred, abréviation du trudovaja edinica, unité de travail - et non pas unité de temps. Parallèlement, Strumilev envisage l'adoption d'une autre unité de mesure, qui tiendra compte de l'utilité sociale des biens. Elle sera définie par les besoins alimentaires minimaux d'un homme normal en une journée, soit 2 000 calories. Ce sera le dov, unité de satisfaction, dovolstoija. Il possède un multiple, le kilodov, un sous-multiple, le centidov. Ces projets sont un peu trop savants, un peu trop arbitraires, et l'expérience avorte. Le troc, entre produits de l'usine et des champs, n'en demande pas tant. À l'usage, on découvre bientôt qu'un intermédiaire des échanges est commode, et que la monnaie de style capitaliste est une belle invention. 326
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Le 26 octobre 1921, le Conseil des commissaires du peuple supprime les équivalences en nature et met fin au troc obligatoire. Lénine ne s'entête pas sur une voie sans issue: « Nous pourrons réaliser le socialisme justement dans la mesure où nous réussirons à combiner le pouvoir des soviets avec les progrès du capitalisme. » L'abolition de la monnaie est renvoyée à .des temps meilleurs: précisément à cette phase supérieure du communisme que Marx a imaginée, que Lénine a reprise à son compte, mais qui, en 1921, est inaccessible. Par la suite, il en est moins question que jamais. Le rouble, anéanti et rénové, redevient le moyen des échanges. Staline redécouvre les vertus de l'or. Les sovkhozes et les kolkhozes ne visent même pas à rejoindre les audaces des kibboutzim. Et les Soviets embourgeoisés ne rêvent plus que d'une honnête monnaie.
Dans la Chine de Mao Ce que la Russie rouge n'a pu réussir, la Chine maoïste ne le réalisera-t-elle pas? De son histoire millénaire, l'Empire céleste peut retenir quelques lointaines expériences socialistes, et le mépris longtemps professé par les Chinois à l'égard du commerce (<< la dernière des professions »). De l'histoire récente de la Chine, Mao Zedong retient aussi un épisode sanglant: celui de la révolte des T'ai-p'ing qui, au milieu du XIXe siècle, a secoué le cœur de l'empire et ébranlé la dynastie mandchoue. Elle a été menée par un mandarin manqué, Hong Sieou-tsiuan, qui s'est proclamé le « Roi céleste ». Derrière lui, paysans et chômeurs se sont insurgés pour fonder le Royaume céleste de la paix. Ils ont pris Nankin d'assaut. Entre « frères et sœurs » insurgés, point de distinction de classes. Inspiré par le Père céleste, Hong a promulgué une « loi sur la terre » qui partage le sol entre les bouches à nourrir, met les récoltes en commun, en verse l'excédent à des greniers publics. L'or et l'argent, retirés de la circulation, sont déposés dans un « trésor sacré ». Point de monnaie. Interdiction d'acheter et de vendre. Habitations communes, repas communs, prières communes. Les T'ai-p'ing ont tenu quinze ans, ravagé dix-sept provinces et massacré vingt millions de Chinois. Mao n'oublie pas ce précédent, pas plus qu'il n'oublie l'exemple soviétique. De ce dernier, il retient les leçons transposables en Chine: il va donc planifier l'économie, prendre en main les secteurs clés - mines, industrie lourde -, développer les entreprises d'État. Il va même accepter l'assistance technique et financière de l'URSS, quitte, plus tard, à s'en dégager pour trouver la « voie chinoise ». Cette voie chinoise conduit à la révolution culturelle, qui fait passer la politique avant la technique. Libre à Moscou de confier ses usines à des ingénieurs de haut savoir. En Chine, elles sont remises à ceux qui ont 327
PEUT-ON SE PASSER DE LA MONNAIE?
administré la preuve de leur ferveur révolutionnaire. Mao est un poète et son Petit livre rouge se grise à l'évocation de la phase supérieure du communis~e : au terme de l'effort (comme pour Marx), il ne doit plus subsister d'Etat ni de classes, et toute guerre sera impossible. « Ce sera l'ère de la paix perpétuelle pour l'humanité. Le monde progresse, l'avenir est radieux: personne ne peut changer ce courant général de l'histoire. » Mao croit à l'homme nouveau. Son objectif est « de changer l'homme dans ce qu'il a de plus profond ». Il est persuadé qu'il y parviendra, parce que « la révolution peut tout changer » et que le peuple chinois est comme « urie feuille de papier blanc sur laquelle rien n'est écrit et sur laquelle on peut écrire les mots les plus neufs et les plus beaux ». Dans la société future, avec l'homme nouveau, il n'y aura plus de différence entre le manuel et l'intellectuel, entre la ville et la campagne. Comment pourrait-il y avoir encore une monnaie ? Le fait est que, en deçà de ces chimères, Mao conserve la monnaie. Il ne veut, dans l'immédiat, qu'un monde égalitaire et homogène, avec des salaires nivelés, des prix contrôlés, des existences uniformisées - vestes grises, vélos noirs, logis nus, gymnastique biquotidienne, mariages et procréations maîtrisés. La Chine entière semble entrée en religion. Pourtant le système a ses failles. Les salaires ne sont pas aussi nivelés que le souhaite Mao. Il a certes, de son mieux, dévalorisé les cadres (par exemple, en envoyant les intellectuels travailler aux champs) et favorisé la polyvalence des travailleurs ouvriers et paysans. Mais il a bien fallu différencier les salaires en tenant compte de la qualification, du rendement, de l'ancienneté, sans oublier les critères politiques. La grille des rémunérations varie de un à seize: 20 à 30 yuans par mois au bas de l'échelle des communes rurales, 240 yuans pour les chercheurs, 320 pour les chirurgiens et les danseuses étoiles. Selon certains documents, l'éventail pourrait même aller de un à trente-six. En dépit de l'uniformisation des conditions de vie, il en résulte des inégalités qui détonnent dans un monde où l'alignement est de règle. Les avions comportent deux classes. Les trains en ont trois, qui s'appellent, non pas premières, deuxièmes et troisièmes, mais « couchées molles », « couchées dures» et « assises dures ». Et pour qui sont ces voitures-lits avec pompons et dentelles qui auraient fait merveille dans les trains occidentaux du début du siècle? Le spectacle même de la rue, aux plus beaux jours de Mao, présente des dissemblances : il est des vélos neufs et des vélos rouillés, des vestes irréprochables et des vestes fatiguées, des chaussures de cuir et des sandales de toile, voire des pieds nus. Certaines femmes retrouvent le rouge à lèvres. D'autres achètent des soieries, dont elles se font des robes traditionnelles qu'elles portent le soir, en cachette, pour leur seul plaisir. Les mères vêtent leurs enfants avec soin jusqu'à l'âge où la diversité n'est plus permise. Premiers signes de rébellion contre l'uniformité. L'erreur de Mao, cause fatale de tous ces glissements coupables, est d'avoir toléré la monnaie. Cette erreur-là ne pardonne pas. Derrière la ligne maoïste, une fraction gauchiste a prétendu condamner l'instrument monétaire, en même temps que tout vestige de la propriété privée : elle voulait l'abolition du salaire, l'égalité absolue des fonctions, la gratuité des biens et des services. Mao n'a pas osé franchir le pas. Il a cru pouvoir se 328
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«Faut pas perd' ça d'vue, le vrai caPital, le v'là.» Gravure anonyme de 1848, qui aurait pu illustrer le Capital de Karl Marx. (Phot. @ Jean-Loup Charmet.)
Près de Tel-Aviv, un kibboutz vu d'avion: avec son ordonnance géométrique et ses cultures bien alignées, il évoque les cités idéales des visionnaires du XVI' siècle. (Phot. © Georg Gerster/Rapho.)
A Nankin, en 1853. les troupes impériales pourchassent les rebelles T'ai-p'ing (aux cheveux longs), qui ont voulu édifier une société sans monnaie. Estampe chinoise. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. Michel Didier © Archives Photeb.) A Pékin, au temps de Mao. Les gardes rouges, tous sexes confondus, font la police d'une société que le Grand Timonier a voulu niveler et discipliner. (Phot. © Marc Riboud/Magnum.)
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Deux femmes d'une communauté shaker, dans un village shaker: en Amérique, bien sûr! Ces femmes-là, comme leurs coreligionnaires, ont chassé l'argent de leur vie quotidienne. (Phot. © UPI/Bettmann Newsphotos.)
PEUT-ON SE PASSER DE LA MONNAIE ?
contenter de contrôler la masse monétaire et la structure des prix. En conservant la monnaie il a conservé l'épargne et rendu ses chances au profit. Il a introduit le loup capitaliste dans la bergerie socialiste. Le Grand Timonier est mort, la « Bande des Quatre » a pris le pouvoir, légalisé les marchés ruraux, relevé les salaires ouvriers, restitué des privilèges aux cadres et des galons aux militaires. La Chine renonce à changer l'homme.
Seul, le Cambodge ... Au Viêt-nam, Hô Chi Minh et ses compagnons de l~tte chassent le colonisateur, d'abord du Nord, puis du Sud, et instaurent à Hanoï et à Saïgon un régime de style communiste, satellite de Moscou. Même si l'oncle Hô nationalise toute l'économie, - mines, industries, commerces de gros et de détail -, même s'il entend faire régner la vertu et entreprend de rééduquer les mauvais citoyens, le socialisme vietnamien est désarmé devant le pouvoir de l'argent; il se compromet avec le capitalisme étranger, il tolère ou subit les marchés libres ou noirs, ainsi qu'une inflation rebondissante. Mais au Cambodge, devenu le Kampuchea, se déroule entre 1975 et 1979, à l'enseigne des Khmers rouges, une révolution unique au monde, qui parvient à réaliser le vieux rêve des utopistes, en mettant sur pied un . régime sans monnaie. Est-ce enfin l'Utopie et la Cité du Soleil? Est-ce, avant la lettre, cette phase ultime du communisme qu'ont pu concevoir Marx et Lénine, sans espoir de jamais la vivre? Mais More, Campanella et les maîtres du marxisme ne l'ont imaginé que dans un monde idyllique, ou régnerait le bonheur parfait. Tandis que le Cambodge des Khmers rouges baigne dans la terreur. La République cambodgienne vise plus loin qu'aucune autre, en portant la logique révolutionnaire à ses dernières extrémités. Pour éliminer tout germe de capitalisme, elle fait table rase des institutions et des hommes, elle repart de zéro. Les Khmers rouges ne sont cependant qu'une poignée: cent ou deux cent mille hommes, armés par la Chine de Mao, et qui subjuguent sept millions de Cambodgiens désabusés. Ils apportent la rigueur et l'intégrité à un peuple jadis ardent et bâtisseur, mais que la domination française, japonaise ou américaine a abâtardi et livré à la corruption. Le 17 avril 1975, tout est consommé : après avoir longtemps encerclé et affamé Phnom Penh, les Khmers en sont les maîtres. Leur technique d'occupation est simple : ils font le vide. À cette fin, ils usent de deux méthodes : la déportation et le massacre. Première méthode: l'ordre est donné aux cinq cent mille habitants de la capitale, auxquels s'ajoutent un million et demi de réfugiés, de quitter la ville dans les trois jours. Il concerne aussi bien les habitants de toutes les
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villes, condamnées au même dépeuplement. Les soldats armés font évacuer maison par maison, rue par rue. Les déportés s'en vont à pied, hommes, femmes et enfants, sous escorte, jusqu'à ce qu'ils aient atteint les territoires ruraux qui leur sont assignés comme résidence. Karl Marx, dit le Manifeste du parti communiste, n'a-t-il pas demandé des « mesures tendant à faire disparaître graduellement la différence entre la ville et la campagne. » ? Pour les Khmers, les « mesures graduelles» n'exigent que quelques heures. Seconde méthode: le massacre. On ne saura jamais s'il faut compter les victimes par centaines de milliers ou par millions. Aux exécutions sommaires s'ajoutent les morts par épuisement, par épidémies ou par malnutrition : la révolution fait en un an plus de morts que cinq ans de guerre. Systématiquement, les fonctionnaires de l'ancien régime et les cadres bourgeois sont éliminés: propriétaires trop attachés aux biens de ce monde, commerçants et artisans trop individualistes, médecins, professeurs, ingénieurs présumés trop instruits: la République khmère n'a pas besoin de savants. Place nette. A Phnom Penh, dans les villes, des quartiers ont été rasés pour accueillir la culture de la patate ou du manioc, voire des rizières. Leurs anciens habitants, déportés, sont mobilisés à des travaux de défrichement, d'hydraulique. Ils plantent des arbres, sèment le riz ou le maïs, construisent des greniers. On les met à huit pour tirer une charrue, là où il n'y a pas de buffles. Lever à 4 heures du matin, travail dans la boue, sous la pluie de la mousson, jusqu'à 10 heures du soir. Deux pauses rapides, pour recevoir quatre louches de soupe de riz avec une pincée de sel. Pas de repos hebdomadaire. Les enfants de cinq à quatorze ans, rassemblés par groupes de cinquante ou cent, travaillent sept heures par jour pour ramasser le fumier (comme dans le phalanstère de Fourier), pour creuser des puits ou des canaux, ou pour repiquer le riz. Adultes et enfants, à peine vêtus, à peine nourris, sont fréquemment atteints de paludisme ou de dysenterie. Beaucoup succombent. Peu importe : le Kampuchea ne cherche pas à rééduquer les indésirables : il les supprime. La nouvelle Constitution, promulguée le 5 janvier 1976, promet « une société dans laquelle règnent le bonheur, l'égalité, la justice et la démocratie véritable, sans riches ni pauvres, sans classes exploiteuses ni classes exploitées ». De quoi combler Marx.
Une société sans monnaie L'égalité, elle est réalisée par le nivellement et l'uniformisation. A l'école, il n'y a plus d'élèves ni de maîtres. A la sortie de l'école, il n'y a plus de diplômés. Seul le peuple possède la science: c'est lui qui décerne les vrais diplômes. Dans la vie courante, tous les Cambodgiens portent la même tenue noire: les autres vêtements ont été confisqués et détruits. Même logement 330
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pour tous: des paillotes de bambou. Mêmes repas, préparés par des équipes communautaires et pris en commun. Mêmes rations de riz (70 grammes par jour), de sel, de poisson sec. Même absence de religion: les pagodes sont rasées, les bonzes sont dispersés, Bouddha est rayé de l'histoire. Le pays khmer n'est plus qu'une immense caserne. Les civils sont rassemblés par dix pour former un groupe (le krom), les groupes par trois pour former des sections (plum), et les sections constituent des compagnies (khum), des régiments, des divisions. Chaque unité a son président, son secrétaire, pour ne pas dire son caporal ou son général. Il va de soi que toute propriété privée a disparu: non seulement sur les terres, les immeubles, les entreprises, mais aussi sur les moindres objets. Chacun ne garde qu'une cuiller et une assiette. Tout appartient à l'Angkar, ce qui veut dire l'Organisation. Comprenons le parti communiste sur le plan civil, l'armée révolutionnaire sur le plan militaire. L'Angkar a tous les droits, y compris le droit de vie et de mort, et toutes les vertus. Il est proprement divinisé. « On croît à l'Angkar. On l'aime. Grâce à l'Angkar, c'est tous les jours fête» (Radio khmère). La véritable audace de la révolution cambodgienne, celle devant laquelle ont reculé tous les autres régimes socialistes, est l'abolition de la monnaie. En mai 1976, tous les billets sont jetés aux ordures. A quoi serviraient-ils? Dans le Kampuchea épuré, il n'y a plus de commerce ni de boutiques, plus de salaires ni de salariés. Comme dans une caserne, la monnaie ne joue pas de rôle. Les Cambodgiens, comme les soldats, font leur travail et reçoivent leur ration. Ils sont, si l'on peut dire, logés, nourris, vêtus, soignés. A l'usage interne, ils n'ont aucun besoin de l'instrument monétaire. Ils n'ont même pas besoin de recourir au troc. C'est seulement pour survivre que certains d'entre eux, à l'heure de la pire détresse, échangent clandestinement leur montre ou leur sarong contre du riz ou du sel. Ce refus de la monnaie implique une vie en vase clos. Le Cambodge doit se replier sur lui-même, prohiber toute entrée, toute sortie, d'hommes comme de marchandises. Il s'interdit tout contact avec le monde extérieur, capitaliste ou socialiste. Ou bien, s'il importe et s'il exporte, c'est dans le cadre d'accords de troc, ou moyennant des règlements en devises étrangères - à supposer qu'il en détienne encore. Au prix de cette vraie révolution, la seule qui vaille, le Cambodge espère accéder au communisme de la phase supérieure, qui doit voir naître l'homme nouveau. A cet homme, l'Angkar propose un duodécalogue, où figurent des commandements en chaîne, que tout Cambodgien récite chaque matin: aimer, honorer et servir le peuple des ouvriers et paysans, ne pas voler un seul piment, ni un seul comprimé de médecine, ne rien consommer qui ne soit un produit révolutionnaire, ne jamais jouer à un jeu de hasard, haïr les impérialistes américains et leurs valets, être prêt pour l'Angkar à sacrifier sa vie ... Le système cependant pèche par quelques points. La société future doit éliminer l'État, et, en fait, l'État est omnipotent derrière l'Angkar. Elle doit exclure toutes les inégalités, mais le Cambodge s'est tout de même donné un chef, en la personne du général Pol Pot, et d'autres dirigeants qui mangent du riz à pleines marmites, et du poisson, du porc, des poules, des canards, tandis que le peuple reçoit des rations de famine. 331
PEUT-ON SE PASSER DE LA MONNAIE ?
Jusqu'au jour où les VOISInS vietnamiens reprennent Phnom Penh, balaient les Khmers rouges, et remettent en place un socialisme qui pactise avec la monnaie, donc avec toutes les compromissions.
Bilan des rêves et des expériences De Platon aux utopistes et aux marxistes, du Pérou des Incas au Cambodge des Khmers, la preuve est faite qu'il n'est pas facile de se passer de l'instrument monétaire. C'est partout la débâcle du socialisme sans monnaie. Chemin faisant, nous avons confronté les espoirs abstraits et les efforts concrets de tous les apprentis-démolisseurs de la monnaie. Nous aurions pu en compléter le recensement, par exemple en évoquant la migration des Mormons, et leur installation dans l'Utah, avant leur conversion au capitalisme, ou en rappelant l'épopée de «Che» Guevara et de Fidel Castro à Cuba, avec la répudiation du fétichisme de l'argent dans certaines « fermes du peuple» où le salaire est supprimé et dans l'île des Pins, où la jeunesse cubaine tente de préfigurer une société égalitariste et communiste sans argent : des initiatives courageuses, mais sans échos et sans lendemains... . Oui, on peut se passer de la monnaie: mais dans la contrainte, dans un monde fermé, et pour un temps limité: c'est l'entreprise des jésuites au Paraguay, celle des Khmers rouges au Cambodge. Les jésuites n'ont pas demandé leur avis aux Guaranis, les Khmers ont imposé leur régime aux Cambodgiens. Le système sans monnaie est dicté d'en haut, jamais consenti d'en bas. Oui, on peut se passer de la monnaie: mais sur le papier, à l'usage de la littérature ou de la doctrine; de préférence dans des îles imaginaires ou des républiques romancées, comme l'Utopie ou l'Icarie, ou dans des travaux de théoriciens sans contact avec le monde vécu ou sans responsabilités politiques : comme pour Platon, Jean Meslier, Morelly ou Karl Marx. Oui, on peut se passer de la monnaie: mais à condition de s'isoler du monde et d'avoir la foi, de préférer Dieu à l'argent, la vie éternelle aux facilités capitalistes. C'est le cas du monastère, le cas du kibboutz primitif: des cas d'exception, pour des êtres d'exception, et dans des communautés à échelle réduite. Aux yeux des moralistes et souvent des économistes, la monnaie est coupable devant l'histoire. On peut lui imputer des guerres et des perversions, des injustices et des crimes. Quels que soient ses torts et ses vices, elle n'est nulle part, en principe, remise en cause. Lénine, Staline, Mao l'ont acceptée. Le monde libéral en fait la base de son économie, et le moteur de sa civilisation. La monnaie a encore de beaux jours devant elle. 332
Chapitre 14
PEUT-ON S'AFFRANCHIR
DE L'OR?
Nulle part au monde il n'est autant de lingots d'or qu'à Fort Kno."IC ou à la Federal Reserve Bank, à New York. Les voici, ces lingots standardisés, dans un beau désordre ... (Phot. © Ormond Gigli-Rapho.)
Quand l'or est banni De l'or, il a déjà été souvent question dans cette histoire de la monnaie. On a dit les premiers émerveillements de l'homme devant le métal jaune, la place qu'il a tenue dans les passions et les religions, dans les parures et les tombeaux, les premières frappes de pièces d'or, les ruées vers l'or du Nouveau Monde, puis de Sibérie ou d'Afrique, l'afflux du métal en Occident, la vogue et le rejet de l'étalon-or. Des noms fameux jalonnent cette épopée: Gygès ou Christophe Colomb, Pizarre ou Cecil Rhodes. Les alchimistes et les faux-monnayeurs, à leur façon, ont rendu hommage à l'or. Il a été divinisé, choyé, pourchassé. Il est temps aussi de dire qu'il a été banni, et maudit. Sans doute, personne au monde ne fait fi de l'or, à l'exception de ceux qui, calculateurs sans le vouloir, préfèrent les richesses éternelles de l'au-delà aux richesses éphémères de la condition terrestre. Et si des voix s'élèvent, avec les accents vengeurs de l'indignation, contre le fabuleux métal, elles proviennent le plus souvent de moralisateurs qui font profession de vertu et qui en tirent gloire, ou de déshérités envieux, qui cherchent dans le mépris de l'or le moyen de se consoler d'en être privés: leur haine est un amour qui ne veut pas s'avouer. Lorsque des gouvernements édictent des mesures contre l'or, ce n'est point parce qu'ils ne l'aiment pas, c'est parce qu'ils l'aiment trop et qu'ils veulent se le réserver, ou parce qu'ils n'en ont pas. Quand, à Sparte, si l'on en croit Plutarque, Lycurgue prohibe l'or et les orfèvres, il n'est personne « pour y faire ou y vendre aucun affiquet d'or ni d'argent à parer les dames ». La prohibition est superflue; comment Sparte, vivant en économie fermée, pourrait-elle se procurer la moindre quantité du précieux métal? À Rome, en pleine guerre punique (215 av. J-c.), et alors que la République est parfaitement démunie de métal jaune, le tribun Oppius fait établir une loi qui interdit aux femmes romaines de porter plus d'une demi-once d'or (14 grammes) : la République entend ainsi décourager le luxe et mettre ses pauvres ressources au seul service de ses initiatives. On ne sait si les agents de l'autorité s'en vont alors examiner de près les bijoux de ces dames, et demander à les peser. Mais on sait que, vingt ans plus tard, une fois la victoire remportée et la République devenue florissante, les Romaines manifestent bruyamment contre la loi somptuaire, et, descendues dans la rue, réclament la liberté de porter de l'or. En vain, Caton l'Ancien fustige ces dévergondées qui veulent «reluire par l'éclat de l'or et de la pourpre ». « La parure des femmes, proclame-t-il dans un beau mouvement d'éloquence, ce n'est pas l'or, c'est la pudeur. » Sur la réplique de Valerius, les tribuns abolissent la loi Oppia et restaurent la liberté des parures. La vérité est qu'entre-temps Rome s'est adjugé les mines d'or ibériques. Tout ce qui peut subsister des lois somptuaires édictées par la République tombe en désuétude sous l'Empire. Pourtant, à mesure que la frénésie du luxe amenuise les réserves d'or romaines, les empereurs cherchent à retenir le métal fugitif par la contrainte. Déjà, sous le consulat de Cicéron (63 av. J-c.) il a été défendu d'exporter de l'or d'Italie.
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PEUT-ON S'AFFRANCHIR DE L'OR?
Yespasien prohibe les sorties d'or à destination de l'Inde (70 apr. J.-c.). A la fin de l'Empire, toute exportation d'or vers les pays barbares est interdite. Ces mesures, régulièrement inefficaces, ne font qu'attester l'intérêt passionné que Rome porte au métal. Dans l'Europe du Moyen Âge, il advient encore que les princes interdisent ou limitent l'usage des étoffes d'or, réquisitionnent la vaisselle d'or, ou condamnent toute sortie de métal. L'explication est qu'ils en sont pauvres, et qu'ils en souhaitent le transfert à leur profit. Philippe le Bel n'autorise l'usage de la vaisselle précieuse qu'aux personnes disposant de plus de six mille livres de rente, et fixe un poids maximal aux bijoux. Ce genre de comportement met le métal jaune hors du droit commun. C'est encore lui qui portera l'Angleterre à frapper d'un impôt la vaisselle de métal, la République de Venise à interdire de dorer les gondoles, la France de Louis XIV à frapper d'une taxe la marque de garantie qui authentifie les objets d'or et d'argent, la Suède de Charles XII à soumettre à redevance les épées dorées. Dans tous les cas, il s'agit de dissuader le public de gaspiller le métal, de façon à le refouler vers les caisses de l'État.
Quand l'or est maudit Tandis que les États disputent l'or à leurs sujets, et que les nations se le disputent entre elles, les philosophes ont tout loisir d'en médire, voire de le maudire. Il ne leur en coûte rien, et leurs propos, qu'ils concernent les richesses en général ou le métal en particulier, restent sans écho. Aristote condamne sans réserve l'argent, auquel, en tant que Grec, il prête plus d'attention qu'à l'or - mais sa condamnation vaut aussi bien pour les deux métaux. « L'argent, écrit-il (dans sa Politique), n'est qu'un être fictif, et toute sa valeur n'est que celle que la loi lui donne. L'opinion de ceux qui en font usage n'a qu'à changer, il ne sera d'aucune utilité et ne procurera pas la moindre des choses nécessaires à la vie. On en aurait une énorme quantité qu'on ne trouverait point par son moyen les aliments les plus indispensables. Or il est absurde d'appeler richesse un métal dont l'abondance n'empêche pas de mourir de faim. »Et de citer le cas de Midas, qui précisément ramène à l'or. « Les vraies richesses, conclut Aristote, sont celles de la nature. » Les Latins, eux aussi, condamnent l'or. Caton, déjà cité, ne s'en prive pas, tout en faisant tamiser les cendres de son frère, afin de retrouver l'or de sa denture - et César l'en raille. « Que te sert d'enfouir furtivement un immense poids d'or? », écrit Horace. « La vertu, dit-il encore, réserve les vrais lauriers à celui-là seul qui voit des monceaux d'or sans y arrêter ses regards. » Properce renchérit: « Aujourd'hui, les bois sacrés sont déserts et les sanctuaires sont abandonnés, la piété est bannie, l'or seul est adoré. L'or a chassé la bonne foi, l'or commande à la loi. » Et l'apostrophe de Virgile (auri sacra James) restera célèbre: « À quoi ne contrains-tu pas le cœur des hommes, faim maudite de l'or?» 336
Elles sont en or, les lunettes que porte ici le poète Virgile, tel que l'imagine Ludger Tom Ring le Vieux, vers 1520. (Westfiilisches Landesmuseum für Kunst und Kulturgeschichte, Münster. Phot. © du Musée/Photeb.)
Le trésor de l'avare. École hollandaise du XVII' siècle. (Musée des beaux-arts, Valenciennes. Phot. © Giraudon-Photeb.)
PEUT-ON S'AFFRANCHIR DE L'OR?
Autant ou plus que les auteurs profanes, les auteurs sacrés mettent en garde contre les séductions de l'or. Le dixième commandement du bouddhisme : «Abstiens-toi de recevoir or et argent.» L'Ecclésiaste : « L'or exerce une fascination dont le serviteur de Dieu doit se défier. » « N'échange pas un vrai frère pour l'or d'Ophir. » - « Ne prends pas en grippe une épouse sage et bonne, car sa grâce vaut plus que l'or. » - « L'or a perdu bien des gens et a fait fléchir le cœur des rois. » Le livre de Job: «Estime l'or comme de la poussière et l'Ophir comme les cailloux du torrent» - « On ne peut acquérir de la sagesse avec l'or massif, on ne l'échange pas contre un vase d'or fin. » - « L'or des riches se rouille et ne les suit pas dans l'autre vie. » Les proverbes de Salomon: « Recevez mon instruction plutôt que l'argent, et le savoir plutôt que l'or pur. » - « Mon fruit est meilleur que l'or, que l'or fin. » - « Mieux vaut acquérir la sagesse que l'or. » - « Il y a l'or et la profusion des perles, mais la parure précieuse, ce sont les lèvres instruites. » Ces propos n'ont que deux torts: d'abord, faute d'être écoutés, ils restent sans effet sur l'opinion; ensuite et surtout, ils auraient plus de poids si ceux qui les prodiguent prêchaient d'exemple. Mais Caton entasse l'or avec volupté. Mais Horace, qui se gausse des biens de ce monde, ne dédaigne pas les gratifications de Mécène. Mais Salomon, qui se répand en sages proverbes pour dénoncer les méfaits de l'or, semble fort bien s'accommoder d'incalculables richesses.
L'idole dénoncée Dans la suite des siècles, l'or est encore maltraité ou méprisé, notamment par les hommes de lettres, sans s'en porter plus mal. « Poussière maudite, prostituée du genre humain - L'or est pour les âmes un poison », dit Shakespeare. « Ni l'or ni la grandeur ne nous rendent heureux », dit La Fontaine. Reconnaître et souligner le pouvoir de l'or, c'est encore pour les écrivains une façon de le critiquer. Le même Shakespeare, pour qui « L'or met la discorde dans la foule des nations », consent que « ce peu d'or suffirait à rendre blanc le noir; beau, le laid; juste, l'injuste; noble, l'infâme; jeune, le vieux; vaillant, le lâche ». Le Sganarelle de Molière constate de même « que l'or donne aux plus laids certain charme pour plaire, et que sans lui le reste est une triste affaire ». Le Joueur de Regnard ne pense pas autrement: « L'or est d'un grand secours pour acheter un cœur - Ce métal en amour est un grand séducteur. » En amour, mais aussi dans toutes les grandes circonstances de la vie. « De l'or, mon Dieu, de l'or, c'est le nerf de l'intrigue! », s'exclame Beaumarchais, qui s'y connaît. « L'or mène à tout », avoue Diderot. « L'or et l'argent permettent d'acquérir les douceurs de la vie : la possession de ces métaux engendre la puissance », reconnaît John Locke. En homme d'État qui sait ce que valent les despotismes, Richelieu conclut: « L'or et l'argent sont les tyrans du
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monde, et bien que leur empire ne soit pas légitime, il est raisonnable de subir leur domination. » Au XVIIIe siècle, il est de bon ton d'afficher du mépris à l'encontre de l'or. Le richissime Boisguilbert ne voit en lui qu'une « idole ». Le Gulliver de Swift, lorsqu'il entreprend d'expliquer aux Houyhnms, qui sont parfaits, « l'usage ~e la monnaie, les métaux qui la composent », passe pour un faible d'esprit. A la même école, Voltaire se moque - sans omettre d'entasser pour son compte l'or et les biens de ce monde : son Candide rencontre en Eldorado des enfants qui, vêtus de brocarts d'or, jouent avec des palets d'or; il paie son hôte avec de l'or. « Nous nous sommes mis à rire, explique un habitant de l'Eldorado, quand vous nous avez offert en paiement les cailloux de nos grands chemins ... Je ne conçois pas quel goût vos gens d'Europe ont pour notre boue jaune. » Dans son Dictionnaire philosophique, le même Voltaire, soucieux de montrer combien l'or est fugitif et vain, résume toute l'aventure des conquistadors en quelques lignes: « On veut savoir ce que deviennent l'or et l'argent qui affluent quotidiennement du Mexique et du Pérou en Espagne. Il entre dans les poches des Français, des Anglais, des Hollandais qui font le commerce de Cadix sous des noms espagnols, et qui envoient en Amérique les productions de leurs manufactures. Une grande partie de cet argent s'en va aux Indes orientales payer des épiceries ... » Montesquieu fait dire à son Persan: « Il n'y a rien de si extravagant que de faire périr un grand nombre d'hommes pour tirer du fond de la terre l'or et l'argent: ces métaux d'eux-mêmes sont absolument inutiles et ne sont des richesses que parce qu'on les a choisis pour en être les signes. » John Law ne fait pas de différences entre les monnaies: « L'or, l'argent, le cuivre, les billets, les coquilles marquées et enfilées dont on se sert sur certaines côtes d'Afrique, ce ne sont là que des richesses représentatives, ou des signes de transmission des richesses réelles ... Tous les signes de transmission sont égaux et indifférents. » Ce disant, Law situe le papier au niveau de l'or, ce qui est une façon de valoriser le papier, à moins que ce ne soit une façon de discréditer l'or. Les révolutionnaires français ont de bonnes raisons pour emboîter le pas: « Je place les assignats sur la même ligne que les métaux », commence par dire Mirabeau. «L'or pâlira auprès de ce papier restaurateur.» Le Journal universel renchérit : «Dans six mois, les assignats seront plus recherchés que les écus. » Cambon conclut péremptoirement: « L'or n'est que du fumier. » Dans le temps même où l'or est ainsi mis au ban de la société, les milieux les plus officiels courent après lui. Le club des Jacobins fait payer ses cotisations en métal, les Conventionnels organisent la chasse à l'or, l'Assemblée récompense les patriotes qui présentent à la tribune l'or qu'ils ont pillé - et c'est bien en or qu'il faut régler les déficits extérieurs, notamment les achats aux États-Unis d'Amérique. Au siècle suivant, les socialistes sont incertains. Proudhon eSt le plus fougueux adversaire du métal: « L'or, assure-t-il, est le talisman qui glace la vie dans la société, qui enchaîne la circulation, qui tue le travail et le crédit, qui constitue tous les hommes dans un esclavage mutuel. » Pour Marx et les marxistes, plus nuancés, il n'est de valeur que par le travail, mais l'or est une « incarnation du travail social », et sa fonction monétaire est
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normale. « Par leur nature, l'or et l'argent ne sont pas de la monnaie, mais la monnaie est d'or et d'argent par sa nature. »Il faut croire que Marx tient à cette formule: il l'énonce une première fois dans sa Critique de l'économie politique. Il la reprend dans le Capital. Marx est d'ailleurs conscient des fondements religieux de l'or-monnaie. « Il est la divinité manifestée. » On sait comment Lénine proclame vertement son mépris de l'or. « Quand nous aurons triomphé à l'échelle mondiale, nous ferons, avec de l'or, des latrines publiques dans les rues de quelques-unes des plus grandes villes du monde. »Trotski dit quelque chose du même genre quand il voue l'or aux vespasiennes. Mais Staline, on l'a noté, est un fervent de l'or. Dans le camp capitaliste et «ploutocratique », l'or trouve aussi des adversaires. « N'est-il pas absurde, a dit Edison, d'avoir comme étalon des valeurs une substance dont la seule véritable utilité est de dorer les cadres des tableaux et de boucher les dents malades?» Le romancier George Meredith raille les maniaques de l'or: « La passion de thésaurisation n'est qu'une démangeaison aveugle des doigts. » Keynes ne se contente pas de persifler. Il analyse et condamne. L'étalon-or? « On a jamais inventé au cours de l'histoire un système plus efficace pour dresser les intérêts des différentes nations les uns contre les autres. » Le culte de l'or? C'est « un reste de la barbarie », un dogme désuet, une relique. Un « vieux fétiche », ajoute Franklin Roosevelt. Règle constante, et qui ne se démentira pas : l'or peut être honni, vilipendé, traîné dans la boue. Dans le même temps, et souvent par ceux-là mêmes qui en médisent, il ne cesse pas d'être désiré.
Les sections de Paris et des communes VOlsmes apportent à la Convention nationale l'or, l'argent et les ornements enlevés aux églises, novembre 1793. Gravure anonyme, 1793. (Bibliothèque nationale, Paris. Phot. © Bibl. nat./Archives Photeb.)
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La dictature de l'or Tout naturellement, l'or a aussi ses défenseurs et ses admirateurs. Sur le tard, le Dr Schacht adore ce qu'il avait brûlé: « L'or constitue un pouvoir d'achat uniformément estimé et accepté par tous les peuples de l'univers. Il est totalement impossible de mettre sur pied une monnaie à base exclusivement étatique qui serait appréciée et agréée de la même façon. » Avec plus d'humour, George Bernard Shaw explique la supériorité de l'or: « Il faut choisir, dit-il: ou bien faire confiance à la stabilité naturelle de l'or, ou bien faire confiance à la stabilité naturelle de l'honnêteté et de l'intelligence des membres du gouvernement. Avec tout le respect que je dois à ces dignes personnages, je vous conseille fortement de voter pour l'or. » C'est le même thème que développe l'Italien Luigi Einaudi: « Au lieu de faire confiance à l'or, les gens maintenant révèrent l'expen, l'homme d'État. Ce nouveau culte est assurément une plante fragile si on le compare à l'ancien. Le gouvernement par les sages n'est-il pas un gouvernement arbitraire? » En France, après Charles Rist, qui publie une Défonse de ['or, Jacques Rueff ne se contente pas de plaider pour l'or et sa revalorisation. Il attaque. À ses yeux, l'étalon de change-or, qui a supplanté l'étalon-or, est « le péché monétaire de l'Occident ». Le général de Gaulle prend spectaculairement pani : « C'est un fait qu'encore aujourd'hui aucune monnaie ne compte, sinon par relation directe ou indirecte, réelle ou supposée, avec l'or ». On doit convenir que la dictature de l'or est à éclipses, mais qu'elle finit toujours par s'imposer. Toute l'histoire de l'or n'est-elle qu'une histoire d'amour? L'amour comporte des crises passionnelles, des reniements, des ruptures. Il n'est pas facile de secouer durablement ses chaînes. Aussi loin que l'on remonte le cours des âges civilisés, l'or a eu constamment un marché et une valeur. Il peut advenir que le marché soit clandestin, et que la valeur monte ou fléchisse. Ces variantes et ces alternances meublent toute la carrière du métal; elles n'entament pas la fidélité de l'homme à l'or. Au risque de se répéter, on rappellera ici les étapes majeures d'une histoire mouvementée : les premiers contacts avec les pépites et les paillettes; les premières manifestations d'un engouement qui tourne à la dévotion; les balbutiements de la métallurgie de l'or; le glissement de l'or - parure vers l'or - monnaie; la frappe des premières pièces; la confrontation de l'or et de l'argent, qui commence dans la coexistence pacifique et s'achève dans la bataille; la victoire de l'or, avec la prééminence de l'étalon-or; en attendant le temps de la disgrâce. Tout au long de cette aventure, et même à l'heure de la disgrâce officielle, l'or reste un objet de convoitise universelle. On a vu que les philosophes qui feignent de le mépriser n'en font pas fi ; que les gouvernements qui feignent de le répudier se le disputent; que le commun des mortels le tient pour une valeur sûre. De la grotte de la vallée des Rois où l'on a retrouvé le sarcophage de Toutankhamon à la cave de Fort Knox où le Trésor fédéral accumule ses réserves de métal, de l'anneau de Gygès aux mines sibériennes de Staline, du premier statère au dernier dollar, l'or dicte sa loi. 340
FORT KNOX
À cinquante kilomètres au sud de Louisville, dans le Kentucky, la petite ville de Fort Knox s'enorgueillit, au centre d'un anneau de ciment, d'un immeuble à deux étages, en granit du Tennessee. Six fenêtres en façade au rez-dechaussée, cinq au premier en retrait. Il mesure 35 mètres de long, 30 de large, 14 de haut - sans compter les étages souterrains. Son portail blindé, assure-t-on, pèse vingt tonnes. C'est là qu'est enterré l'essentiel des réserves d'or américaines, les plus fortes du monde. Des unités de l'armée et de la police veillent sur le magot, qui dépend de la Monnaie. Il se compose surtout de barres, tantôt aux angles arrondis si elles sortent des raffineries sud-africaines, européennes ou canadiennes, le plus souvent plates et carrées, avec des bords à angles droits, quand elles ont été refondues à neuf par La Monnaie américaine, à Denver, Philadelphie ou San Francisco. Mais Fort Knox n'enferme pas tout l'or américain. Il peut s'en trouver à la fonte dans les hôtels des Monnaies, ou à New York au bureau d'essai (u. S. Assay Office). Un volant de trésorerie reste toujours à la disposition de la Banque fédérale de réserve de New York et au Trésor, qui peuvent détenir aussi l'or consigné aux États-Unis par les nations étrangères ou par le Fonds monétaire international. Dans Liberty Street, parallèle à Wall Street, la Banque a fait creuser dans le roc de Manhattan des caves qui, à 25 mètres sous terre, alignent cent vingt compartiments d'acier. Les caves sont fermées par un bouchon d'acier de 90 tonnes, en forme de cône, qui les isole de l'air et de l'eau. Les compartiments numérotés sont verrouillés par triple serrure. L'or est sous bonne garde. De quoi, à Fort Knox et ailleurs, décourager tous les Goldfinger au siècle de James Bond.
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Alors, peut-on s'en affranchir? À cette question, la réponse n'est affirmative que pour un moment de l'histoire et un fragment de l'espace. Il est vrai que certains individus d'exception, dans certaines circonstances d'exception, peuvent exécrer l'or; mais les malédictions qu'ils profèrent sont encore une sorte d'hommage. Il est vrai que l'or peut aussi être considéré avec indifférence par ceux qui n'attachent point de prix aux biens de ce monde. Mais cette froideur est rarement partagée. Si l'homme (et plus encore la femme) subit généralement, de bon gré, la loi de l'or-métal, s'affranchit-il plus aisément de l'or-monnaie? Il l'a nécessairement ignoré avant l'avènement du signe monétaire et de la monnaie frappée. Par la suite, même si des gouvernements ont pu proscrire l'or, les citoyens n'ont pas ratifié cette condamnation; et ils ont même été d'autant plus portés à rechercher l'or que l'on a prétendu les en écarter. C'est cette double attitude, des pouvoirs publics et de l'homme de la rue, qu'il nous reste à préciser, au moins dans le cadre du xx' siècle: on va voir comment, tour à tour, l'Allemagne nationale-socialiste et l'Amérique démocrate ont tenté de s'insurger contre la dictature de l'or.
L'Allemagne nazie contre l'or L'Allemagne d'Adolf Hitler, lorsqu'elle entreprend de vassaliser l'Europe, est presque démunie d'or; elle n'est caparaçonnée que par son contrôle des changes, qui lui tient lieu de cuirasse. La doctrine du régime relègue l'or au rang des vils outils du capitalisme et de la ploutocratie. Pour un bon national-socialiste, l'or c'est Israël et la Cité de Londres, donc le stupre et l'iniquité. Expert chevronné, le Dr Wilhelm Grottkopp (dans un ouvrage au titre significatif: Monnaie sans or) dénonce la faillite de l'or, qui « ne peut remplir les tâches d'un étalon des valeurs ». «Un État qui entend diriger lui-même son économie ne saurait admettre les servitudes de l'or, et sera contraint de s'en détacher. » Il prend argument de ce fait que, dans la patrie même de l'étalon-or, « l'or a dû abdiquer après une souveraineté de cent quinze années et se retirer de la scène anglaise. L'effort humain a pris la place de l'automatisme de l'or ». Grottkopp, prudent, n'en conclut pas que l'or se trouve à jamais détrôné: c'est un monarque dont le rôle est à peu près celui que joua en France Louis XVI de 1789 à 1792. L'or est toujours là et peut nourrir l'espoir de recouvrer son trône et ses fonctions; mais il peut aussi partager le sort de Louis XVI : « Il ne retrouvera jamais l'ancienne plénitude de sa pUIssance. » À l'étalon-or, l'Allemagne d'Adolf Hitler entend substituer l'étalontravail. Lyriquement, le Führer célèbre le nouveau venu: « Le Reichsmark allemand représente de la bonne monnaie, non parce qu'il a derrière lui de l'or et des devises, mais parce qu'il a derrière lui une grande nation
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laborieuse et industrieuse. Votre labeur à la ville et à la campagne, ton travail, ouvrier de l'atelier et de la fabrique, ton travail, paysan allemand, voilà la couverture de ton Reichsmark! » (1 er mai 1938). « La base de notre monnaie ne saurait être l'or, mais la production» (9 novembre 1940). « Si nous n'avons pas d'or, nous avons la puissance du travail. Et la puissance du travail, c'est notre or et c'est notre capital, et avec cette monnaie-là, je me fais fort de battre toute autre puissance au monde» (10 décembre 1940). Les disciples du Führer renchérissent: « L'or, dit le Dr Funk, ministre de l'Économie et président de la Reichsbank, ne jouera plus aucun rôle comme étalon des monnaies européennes, car la monnaie dépend, non de sa couverture, mais de la valeur que lui donne l'État [ ... ] Jamais nous· n'appliquerons une politique monétaire qui nous rende si peu que ce soit tributaires de l'or, car nous ne pouvons nous lier à un moyen de paiement dont nous ne fixerons pas nous-mêmes la valeur. » La Deutsche Volkswirtschaft explique: « Il est tout à fait indifférent à la population de savoir combien il y a d'or à la Reichsbank [à la vérité, il n'yen a pas]. Le peuple ne se demande pas: combien coûte l'or? Mais combien coûtent le beurre, le pain et les œufs? » Ernst Wageman, président de l'Institut allemand de recherches économiques, annonce « le détrônement définitif de l'or». En Belgique et en France, des collaborateurs zélés répandent la bonne parole: « l'or est-il encore un métal précieux? » - « On ne paie plus en or, on ne veut même plus être payé en or. » - « L'or est désormais un dieu mort. » - « Le mythe de l'or s'est complètement effondré. » - « L'or n'est plus roi. » Tous ces propos auraient plus de poids et seraient plus convaincants en d'autres circonstances. L'Allemagne maudit l'or parce qu'elle n'en a pas. « Ces raisins sont trop verts. » On croirait à la sincérité de l'Allemagne si elle ne raflait le métal partout où elle en trouve. L'envahisseur s'adjuge l'encaisse de la Banque d'Autriche, enlève à Prague ce qu'y a laissé la Banque de Tchécoslovaquie, revendique hautement l'or que les Tchèques ont pu garer en Suisse et à Londres, échoue à Varsovie d'où la Banque de Pologne a pu évacuer ses réserves en une difficile odyssée, ne trouve à Amsterdam et à Bruxelles que des coffres vides. « Où est l'or? », demande un général allemand, à Paris, le 16 juin 1940, en forçant les portes de la Banque de France. On ne lui montre dans les caves que des rayons nus: l'or est en sûreté en Afrique, aux Antilles et en Amérique. Mais Berlin exige que la Banque de France lui remette l'or que lui a confié la Banque nationale de Belgique, et qui n'a pu être exporté à temps. C'est donc que l'or présente quelque intérêt? L'Allemagne chasse officiellement l'or de son système, mais le pourchasse secrètement avec frénésie. Et à Paris, certains occupants allemands en quête de placements-refuges ne dédaignent pas l'or clandestin qui se négocie dans les cafés ou sur les trottoirs du quartier de la Bourse. Imperturbable, Grottkopp affirme que « l'or a cessé d'être une arme » et qu'il a perdu son potentiel militaire. Pour appuyer sa thèse, il rappelle que l'opulente Athènes a été vaincue par Sparte dépourvue de ressources monétaires, mais forte de la bravoure de sa population; que la pauvre Macédoine a subjugUé les plus riches des États grecs; que la Rome des « mal-pourvus» a anéanti Carthage, ce «Londres de l'Antiquité»; 343
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qu'Attila plus tard a planté sa tente auprès des palais somptueux de la capitale du monde ... Les tas d'or ne sont qu'une arme émoussée; ils ne peuvent rien contre les avions et les chars d'assaut de l'Allemagne nationale-socialiste. Hitler se trompe, Grottkopp se trompe. L'or américain est capable de financer d'autres avions, d'autres chars, et c'est lui finalement qui l'emporte sur l'Allemagne sans or.
L'Amérique contre l'or En 1945, les États-Unis sont victorieux et gorgés d'or. Vingt ans plus tard, ils voient l'or leur échapper. Du coup, ils révisent leur attitude: l'or n'est plus l'allié du dollar, il est son rival, sinon son ennemi. Washington entreprend de le déconsidérer, en attendant de l'expulser du système monétaire. La bataille commence dès 1960, lorsque le président démocrate John Kennedy succède au président républicain Eisenhower. N'est-ce pas le démocrate Roosevelt qui a dévalué le dollar en 1934 ? Les spéculateurs jouent une nouvelle amputation du dollar. Les citoyens américains, qui n'ont plus le droit de détenir du métal, s'en font acheter à Londres. Sur le marché de la Cité, l'once de fin décolle de sa parité de 35 dollars. En deux jours, elle s'envole .jusqu'à 38 ou 40. Il faut que la Banque d'Angleterre intervienne, pour le compte des États-Unis, et ramène les cours dans le rang. Pour éviter le retour de pareils désordres, les grandes banques centrales décident de faire la contrepartie des demandes, et d'empêcher toute hausse de l'or au-dessus du tarif officiel. Désormais, le Consortium de l'or (Gold-Poo~ veille sur la cote et la stabilise : l'Amérique a trouvé des gendarmes pour l'aider à protéger sa monnaie. Dans les opérations du Consortium, elle intervient pour moitié. Il n'empêche que le dollar est sur la défensive. En traitant du dollar (et du franc), on a exposé comment le Gold-Pool finit par craquer. En 1968, les capitaux fuient les États-Unis, et la ligne des 35 dollars l'once ne peut être maintenue qu'au prix d'interventions coûteuses. À Paris, le général de Gaulle se refuse à coopérer à la défense du dollar. Ce sont les barricades du boulevard Saint-Michel, toutes dérisoires qu'elles soient, et les grèves ouvrières françaises, terminées par de fortes majorations de salaires, qui mettent le franc hors de combat. En quelques mois, les réserves de la Banque de France sont balayées. La France n'aura plus, avant des années, la possibilité de présenter des dollars pour conversion en or. En mai 1968, entre la Sorbonne et Grenelle, l'Amérique a gagné la partie. Gagné? Ce n'est qu'un sursis. En 1971, le dollar renonce à la définition en or qui lui avait été assignée en 1934, et l'once d'or est portée de 35 à 344
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38 dollars. En 1972, elle passe à 42. En 1973, le dollar renonce à toute parité, à toute référence à l'or: il n'est plus qu'une monnaie flottante. Cette décision peut être interprétée comme une victoire du dollar, ou comme une capitulation devant l'or. Victoire, si l'on considère que le change américain a désormais pleine liberté de mouvement, qu'il a brisé les liens qui l'enchaînaient au métal, qu'il affirme sa capacité à se passer d'un étalon asservissant. Capitulation, si l'on admet qu'il a dû livrer un combat en retraite, qu'il a dû refuser une confrontation désobligeante, et qu'il laisse le champ libre à l'once d'or pour se valoriser sur les marchés libres: c'est d'ailleurs ce qui se passe, puisque le prix de l'or est bientôt multiplié par dix et davantage, avec un sommet à plus de 800 dollars l'once en 1980.
L'or démonétisé? Dans la bataille qui oppose le dollar à l'or, certains experts américains brandissent la menace suprême: l'or sera démonétisé. Encore faudrait-il s'entendre sur le mot: l'or a cessé d'être monnaie entre les particuliers en 1914, et il n'est nulle part question de lui rendre cette fonction. La démonétisation est déjà acquise. Veut-on dire que l'or pourrait cesser d'être réserve monétaire dans les caisses des banques centrales, et de servir de moyen de règlement entre les nations? Que les monnaies ne seraient plus définies en or et que toute référence au métal serait bannie du système monétaire international, c'est-à-dire très précisément des statuts du FMI? Tels sont bien les objectifs de Washington. Mais le gouvernement américain, qui voudrait faire de l'or une marchandise mineure et méprisable, le situe hors du droit commun, en interdisant pour l'intérieur la détention et la libre négociation du métal, et en décrétant l'embargo pour l'extérieur. Il lui faut sortir de cette contradiction. S'il veut prouver que le dollar est aussi ou plus désirable que l'or, il lui faut cesser de disputer le métal aux thésauriseurs, et laisser aux banques centrales le loisir de choisir entre l'or et le dollar: autrement dit, restaurer la convertibilité du dollar en or. Ou bien, comme le propose l'Américain Milton Friedman, champion du libéralisme intégral, il faut que les États-Unis, et avec eux le Fonds monétaire et toutes les banques centrales, vendent aux enchères leurs réserves d'or. Telle est la situation, telle est l'incertitude à la fin des années soixante. En fait, les banques centrales n'ont pas eu le choix: elles ont accumulé les dollars sous la contrainte, plus que dans la confiance. Les banques d'Allemagne, du Japon, du Canada, d'Italie, qui sont alors les plus riches en dollars, ont considéré cette opulence sans allégresse. Elles n'ont été consentantes qu'à contre-cœur. Observe-t-on que l'argent a bien été démonétisé au XIX· siècle? Pour l'or, le problème ne se pose pas dans les mêmes termes. La démonétisation 345
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de l'argent s'est traduite par un abandon de l'étalon-argent et par le retrait du plein pouvoir libératoire aux pièces blanches. L'or n'est déjà plus étalon, et les pièces d'or n'ont déjà plus, en droit, aucun pouvoir libératoire. Quant aux banques centrales, elles ont pu répudier l'argent de leurs encaisses, parce qu'elles disposaient d'un métal de remplacement jugé préférable: l'or. Cette fois, elles n'ont pour la plupart aucune envie de chasser l'or de leurs encaisses, bien au contraire. Et les États dont elles dépendent savent que cet or, garantie en temps de paix, peut jouer le rôle d'un trésor de guerre. Même dans l'éventualité d'une répudiation, l'or se tirerait sans dommage d'une telle aventure. Car si ses emplois monétaires diminuent ou disparaissent, ses emplois industriels progressent, au point de dépasser largement ses autr~s débouchés. En 1969, par exemple, selon le rapport du Fonds monétaire international, en regard d'une production de l'or de 1 260 tonnes dans le monde libre (à laquelle ne s'ajoute alors aucune vente soviétique), la demande se répartit dans l'année de la façon suivante : 100 tonnes pour les réserves publiques, 330 tonnes pour les thésauriseurs privés, 830 tonnes pour les besoins industriels et artistiques (essentiellement la bijouterie, mais aussi l'électronique, les secteurs médical et dentaire). En 1988, la production est voisine de 1 500 tonnes, mais les ventes des pays de l'Est dépassent 300 tonnes. La consommation industrielle et artistique s'élève à plus de 1 400 tonnes, auxquelles s'ajoutent la frappe des monnaies et médailles (200 tonnes), les investissements privés (500) et les achats des banques centrales (150 tonnes). Entre l'offre et la demande, le recyclage fait la différence. L'or garde une clientèle et un marché. Il n'en est d'ailleurs pas à une disgrâce près. Il a cessé d'être étalon. Il n'est plus monnaie. Il est en mesure de subir d'autres affronts. Ces affronts nouveaux, les voici: l'Amérique s'obstine dans son combat contre l'or, qu'elle veut expulser et disqualifier. Premier acte du combat: le vendredi 13 août 1971, deux hélicoptères décollent de la pelouse de la Maison-Blanche pour Camp David, ce bungalow que Richard Nixon, après Roosevelt et Eisenhower, a choisi pour ses retraites champêtres. Avec le président, ils emportent les huit responsables des finances fédérales. Prétexte donné au colloque : les travaux budgétaires. Le dimanche 15 août, dans l'après-midi, les deux hélicoptères reviennent se poser sur le gazon de Washington. À 20 heures, le président paraît sur les écrans de télévision. Il fait nuit en Europe. Les ministres de tous les pays sont en vacances. L'Ancien Monde apprend dans la stupeur le nouveau défi du dollar. Il s'agit bien d'un défi, puisque l'initiative américaine plonge les autres monnaies dans le désarroi. Mais c'est aussi une abdication: en dépit des serments passés, selon lesquels l'or de Fort Knox serait, s'il le fallait, vendu à 35 dollars l'once « jusqu'à la dernière once », le dollar devient officiellement inconvertible. Nixon a tranché: il en finit avec le dollar de Roosevelt, vieux de trente-sept années. Deuxième acte : le 13 décembre 1971, Richard Nixon rencontre le président Georges Pompidou aux Açores - exactement dans l'île portugaise de Terceira, terrain neutre. Un palais épiscopal, modeste et désaf346
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fecté, sert de théâtre aux entretiens. Dix heures de négociations. Sous les palmiers des jardins attenant au palais, la grande nouvelle est annoncée: le dollar sera dévalué, l'once d'or sera revalorisée. Troisième acte, dont on a déjà résumé le scénario en contant l'érosion du dollar: au printemps 1973, après fermeture des marchés financiers et conciliabules entre les ministres des Finances des puissances occidentales, le dollar consomme sa rupture avec l'or. Elle était déjà acquise sur les cotes, puisque le cours du métal avait progressé bien au-delà des parités officiellement retenues. Cette fois, le dollar flotte librement, à moins que ce ne soit l'or qui flotte. La plupart des monnaies imitent le dollar: elles n'ont plus de lien avec le métal.
L'étape de la Jamaïque Quatrième étape : à la Jamaïque, chefs d'État et de gouvernement parachèvent le désaveu de l'or, en arrêtant une nouvelle charte internationale des monnaies. L'or perd la place centrale que lui assignaient le pacte de Bretton Woods et la pratique des marchés. On lui enlève toute fonction officielle, on cherche à le discréditer en détournant de lui les thésauriseurs privés, on lui suscite des concurrents attrayants de façon à mettre fin à la thésaurisation publique. Ces résultats sont obtenus: par l'abolition de tout prix officiel de l'or (seul subsiste le cours fluctuant des marchés libres) ; par la rupture du lien entre l'or et le droit de tirage spécial (DTS), qui était défini à l'origine par un poids de métal, et qui ne sera plus défini que par l'addition pondérée des principales monnaies; enfin par l'interdiction de rattacher une monnaie à l'or: les monnaies pourront dorénavant se définir par rapport à une autre monnaie, ou à un panier de monnaies, ou au DTS, ou à n'importe quoi - sauf à l'or! Elles pourront aussi, si bon leur semble, n'avoir aucune définition. L'or est proprement expulsé du système monétaire, et d'abord des statuts du Fonds monétaire international, qui seront révisés en conséquence. Mieux encore: ce Fonds dispose d'une puissante réserve d'or qui lui provient des cotisations de ses membres. Il est convenu qu'il liquidera le tiers de ses avoirs métalliques, en attendant la totalité ... Il est même expressément prévu que, si la majorité des membres en décide ainsi, le Fonds procédera à des ventes ou à des cessions complémentaires d'or, jusqu'à épuisement complet de son encaisse. Selon les injonctions de la Jamaïque, le Fonds révise ses statuts, et ses adhérents sont appelés à ratifier la réforme qui consacre la démonétisation de l'or. D'autre part, toujours selon le programme jamaïcain, le FMI entame la liquidation de ses réserves, par des ventes aux enchères échelonnées, qui doivent aboutir dans les quatre ans à réduire son encaisse d'un sixième (vingt-cinq millions d'onces, ou 778 tonnes), à raison de six bons millions d'onces par an. 347
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La première abjudication est réalisée en mai 1976, au prix moyen de 126 dollars l'once. Deuxième vente en juin, à 122 dollars. Troisième vente en septembre, à 109 dollars. Ce repli des cours répond aux espoirs de Washington; mais il ne dure pas. La quatrième vente, à 127 dollars l'once, amorce déjà une reprise de la cote, qui prend en compte le ralentissement des offres soviétiques et la persistance de l'inflation dans le monde entier. La pire déception, pour les Américains, tient à ce fait que tout l'or offert trouve preneur, et que bientôt les cours vont s'envoler. Le Fonds monétaire doit réduire le volume de ses enchères annuelles, puis y renoncer tout à fait. La Trésorerie américaine, qui a voulu s'associer à la démonétisation du métal, en ébauchant (timidement) une liquidation de son encaisse, se voit elle aussi contrainte d'espacer ses offres, avant de s'abstenir complètement. En vain, pour démontrer qu'il n'attache aucune importance à la détention de l'or, le gouvernement américain a rendu aux citoyens des ÉtatsUnis la possibilité d'en acheter et d'en posséder. En vain, il a autorisé la réouverture d'un marché libre de l'or, puis d'un marché à terme (à New York, à Chicago). La permission est prise au sérieux, et les Américains ne dédaignent pas d'acquérir du métal, ou de jouer sur sa cote. La démonétisation échoue plus manifestement encore en raison de l'attitude des banques centrales étrangères. Loin de vouloir se délester de leurs réserves, ou simplement de les alléger, elles veillent sur elles comme Harpagon sur sa cassette. Aucune n'imite la Trésorerie américaine, lorsque celle-ci prêche d'exemple en vendant une petite fraction de son encaisse. Aucune ne règle en or les dettes extérieures qu'impliquent les balances des paiements : les règlements s'effectuent en dollars ou en DTS ; parce que la mauvaise monnaie chasse la bonne, et que le métal est tabou. Au demeurant, si les pays capitalistes tiennent à leur or, les pays du bloc communiste y tiennent tout autant ou davantage. L'Union soviétique ne cède de l'or (sur le marché de Londres) que pour régler ses déficits céréaliers. Pour le reste, elle sait quelles sont les vertus de l'or, que lui a enseignées Staline, et même si elle répudie le petit père des peuples, elle ne renie rien de la religion du métal. Décidément, il n'est nulle part facile de s'affranchir de l'or. Les États-Unis eux-mêmes font amende honorable: à ce point que le président Reagan met à l'étude un vague projet de réforme monétaire qui n'excl~rait pas une certaine forme de retour à l'étalon-or, et que certains Etats européens envisagent de mettre un terme au flottement des monnaies avec l'adoption d'un système d'étalon composite, dans lequel l'or serait présent.
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L'équation de l'or Résumons: l'histoire de l'or, c'est d'abord une chronologie. Il y a sept mille ans, l'homme apprend à isoler et à ciseler le métal qu'il extrait des roches ou de l'eau. Il y a cinq mille ans, il apprend à le fondre. L'or, on l'a vu fétiche et parure. À l'occasion, il devient monnaie. Il y a deux mille sept cents ans, il revêt la forme de pièces, marquées d'une empreinte qui les authentifie. Au xxe siècle de notre ère, ces pièces perdent leur fonction monétaire: non parce qu'elles sont méprisées, mais parce qu'elles sont trop convoitées. L'histoire de l'or, c'est ensuite une équation. La production en constitue le premier terme, et nous en connaissons les montants approximatifs : la 000 tonnes pour la préhistoire et l'Antiquité jusqu'à la chute de l'Empire romain; 2500 tonnes pour les mille ans du Moyen Âge, qui va des invasions barbares à la découverte de l'Amérique; 4 000 tonnes pour les siècles classiques, du XVIe au XVIIIe siècle; 12 000 pour le XIX e siècle et quelque 100 000 tonnes pour le xxe siècle. Soit un total proche de 130 000 tonnes, en provenance surtout de l'Afrique, puis de l'Amérique, accessoirement de l'Asie et de l'Australie, fort peu de l'Europe. L'autre terme de l'équation, dans lequel nous devons retrouver ces 130 000 tonnes, porte sur les emplois de l'or. Nous savons quel est le montant de l'or accumulé dans les coffres publics, nous savons ce que détiennent les banques centrales, les trésoreries, les fonds de stabilisation et les organismes monétaires internationaux : le total est, en gros, de 40 000 tonnes. Compte tenu des encaisses présumées des pays de l'Est et de la Chine, l'ensemble des réserves publiques peut se situer aux alentours de 55 000 tonnes. D'autre part, le montant des réserves privées, c'est-à-dire de tout l'or détenu par les thésauriseurs, sous forme de lingots, de pièces et parfois de «bijoux d'épargne» à signification monétaire, comme en Inde, doit représenter 25 000 ou 30 000 tonnes. En additionnant réserves publiques et réserves privées, on obtient un total de 80 000 ou 85 000 tonnes. Restent donc environ 45 000 tonnes, qui correspondent à la fois aux emplois industriels et artistiques du métal précieux, et à tout l'or disparu au cours des millénaires, dans les profondeurs des océans ou de la terre, par naufrage, inhumation, destruction, du fait des éléments ou du fait des hommes. 130 000 tonnes d'or ne font guère plus de 6 500 mètres cubes: tout l'or extrait au long des âges tiendrait en un cube de 19 mètres de côté. Mis en tas, il ne représente ni une montagne, ni même une colline: tout juste une butte, que se sont disputée les générations. Poursuivons notre promenade arithmétique dans le passé de l'or : d'abord en revenant sur l'évolution des encaisses publiques, qui ne se sont sérieusement remplies qu'au xx e siècle. En 1900, les autorités monétaires de la planète ne détiennent pas plus de 4 400 tonnes d'or. Le métal circule alors pour un montant presque égal. En 1929, l'or a partout cessé de circuler en tant que monnaie; États et banques commencent à l'entasser avec un soin jaloux. Ils en détiennent plus de 15 000 tonnes. En 1938, à la veille du conflit mondial, leurs réserves atteignent 23 000 tonnes. 349
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La seconde guerre du siècle ruine toute l'Europe, sauf la Suisse et la Suède, pays neutres. Encaisse de l'Allemagne : zéro. Mais les réserves américaines ont considérablement augmenté. Au total, en 1945, les réserves publiques approchent des 30 000 tonnes. Après quoi, compte tenu des progrès de la production minière et de l'insatiable appétit des États, elles ne cessent guère de s'accroître, mais de façon fort inégale. Il est des États riches, et qui restent constamment tels, comme la Suisse. Il est aussi des États pauvres, et qui n'ont jamais qu'une encaisse dérisoire. Par tête d'habitant, au milieu du siècle, les réserves publiques sont cinq cents fois plus élevées à Zurich qu'à La NouvelleDelhi.
Les thésauriseurs Quant à la thésaurisation pnvee, elle grandit durant les périodes d'insécurité, particulièrement avant et pendant les guerres, ainsi que durant les périodes d'insécurité monétaire: crises du franc, crises du dollar ... En 1900, l'or circule librement, ce qui dispense de l'enfouir dans les bas de laine: 3 900 tonnes de pièces en métal jaune passent alors de main en main. Avec 1914, ces pièces cessent d'être monnaies. La vraie thésaurisation commence: elle atteindrait 7 000 tonnes en 1933, passerait à 15 000 tonnes en 1964, à 22000 tonnes en 1970. À cette date, l'or thésaurisé se répartirait de façon fort inégale entre les continents : 8 900 tonnes pour l'Europe, 4700 en Asie, 4 500 en Amérique, 2 000 en Afrique (évaluations de Franz Pick qui attribue 1 900 tonnes à des « divers»). Si l'Europe vient largement en tête de ce classement, les Français en sont les premiers responsables. À eux seuls, ils détiennent 4 700 tonnes d'or, soit plus du cinquième de tout l'or thésaurisé sur le globe. On peut suivre l'évolution de cet avoir français depuis le début du siècle, ou plus exactement depuis le moment où l'or a cessé d'être monnaie circulante, alors que 1 600 tonnes de pièces d'or sont aux mains du public (en 1914). Les Français se prennent de passion pour le métal démonétisé, au moins jusqu'à la stabilisation Poincaré, en 1928, qui ramène leur trésor secret à 400 tonnes. Par la suite, le péril monétaire et militaire le relève à 1 800 tonnes en 1938. En 1948, il doit approcher de 3 000 tonnes. En 1958, il atteint 3 900 tonnes. Il dépasse les 4 000 tonnes en 1961. Il tend ensuite à se stabiliser entre 4 SOC et 4 700 tonnes. L'or détenu par les Français, à titre privé, a toujours depuis 1943 (et sauf entre 1964 et 1968) été plus important que l'or détenu par les autorités monétaires dans les coffres de la Banque de France et du Fonds de stabilisation. Cette attitude du Français tient, d'une part, à un legs séculaire. Molière et La Fontaine témoignent de la présence de l'or dans certaines cassettes, et la France du XIX e siècle compte déjà parmi les nations les plus friandes de métaux précieux. D'autre part, l'inflation rebondissante et les déva350
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luations répétées du xx· siècle détournent les épargnants des placements libellés en francs. Ils évitent de s'engager à long terme, même lorsque par accident un ministre des Finances leur inspire quelque confiance (Raymond Poincaré en 1928, Antoine Pinay en 1952). Pour eux, une monnaie ne vaut que ce que valent des promesses d'hommes périssables. L'or n'a pas besoin de promesses: il se suffit à lui-même. Qui thésaurise en France? Les épargnants les plus modestes et les moins fortunés plutôt que les capitalistes avertis. Les paysans plus que les citadins, les employés plus que les cadres. À cet égard, on ne doit accorder qu'un crédit limité aux sondages d'opinion: les Français ont trop le goût du secret pour révéler à un enquêteur leurs vraies préférences. Comparés aux Français, les autres Européens ne sont que de pâles thésauriseurs. Britanniques et Allemands sont médiocrement tentés par l'or. Les Italiens et les Espagnols sont moins insensibles à la séduction du métal. Les Grecs, instruits par les mésaventures de la drachme, en sont de fervents amateurs. Les Suisses en achètent peu pour leur propre compte, mais beaucoup pour le compte d'autrui. L'Asie, on le sait, est gourmande d'or: d'abord la Turquie paysanne, les émirats du golfe Persique, et l'Iran d'avant Khomeiny, pour qui l'or jaune est la contrepartie naturelle de l'or noir; ensuite et surtout l'Inde, avec ou sans la permission de la loi: les fêtes des dieux exigent des dons en métal, qui s'accumulent dans les temples, sous la garde des brahmanes. Les radjahs amoncellent des richesses dignes des Mille et Une Nuits. Les plus pauvres des paysans refusant de se familiariser avec les facilités bancaires, entassent l'or, qui sera leur seule ressource en cas de disette ou d'inondation. Par mesure de précaution, ils couvrent leurs enfants de colliers ou d'anneaux. Ils dotent leurs filles avec munificence, comme si leur honneur en dépendait. Les femmes, qui longtemps n'ont eu aucun droit à recueillir l'héritage de leurs parents ou de leurs époux, se parent de bijoux de la tête à la cheville, elles portent sur elles un coffre-fort ambulant, qui les mettra à l'abri, si elles deviennent orphelines ou veuves. Pour satisfaire aux besoins de 600 millions d'Indiens, six cent mille orfèvres fondent, martellent et cisèlent dans leurs échoppes, de l'aube au crépuscule, le métal plus ou moins importé en contrebande. Ils ont fort à faire, surtout à la saison des mariages qui s'étend de la fin de l'automne au début de l'ét~. Ils servent de banquiers aux paysans, qui achètent de l'or après la récolte et en vendent au moment des semences. Il est exceptionnel que l'Inde déthésaurise. Elle a dû s'y résigner dans les années qui ont suivi 1931, sous la pression de la famine et après la dévaluation du sterling et de la roupie. Les campagnes lancées par les économistes pour déraciner le culte de l'or se heurtent à l'obstination d'un peuple pour qui le métal apparaît comme la seule sauvegarde. Par rapport aux Français et aux Indiens, les autres peuples de la terre semblent démunis d'or. Les Américains aiment jouer à terme sur le métal. Les Brésiliens, Péruviens, Argentins, ne font pas fi de l'or. En Afrique, la thésaurisation est surtout le fait des Égyptiens et des Libyens. Dans les pays de l'Est, l'or a des clients clandestins en Russie, en Pologne, en Roumanie.
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Que thésaurise-t-on ? N'importe qui ne thésaurise pas n'importe quoi. Les thésauriseurs, sous tous les cieux, ont leurs préférences et leurs traditions. La thésaurisation sérieuse - on entend par là celle qui dispose de moyens appréciables et qui ne cède pas trop au sentiment - porte sur les barres et les lingots. La barre classique pèse en principe 400 onces troy (soit 12,54 kilos). Elle est dite « de bonne livraison» à Londres et sur tous les marchés, si elle pèse de 350 à 430 onces, si elle titre au moins 995 millièmes de fin, si elle porte un numéro de série avec l'estampille d'un fondeur agréé. Aux États-Unis, la barre est refondue, de façon à recevoir le sceau du BU,reau des essais américains. Le lingot d'un kilo a la faveur des thésauriseurs d'Europe continentale, du Proche et du Moyen-Orient, d'Amérique latine. La Suisse et l'Allemagne fédérale le détaillent sous forme de lingots poinçonnés de 5 à 500 grammes, à la portée de toutes les catégories d'amateurs, et à la dimension des cadeaux de Noël. Tanger, au temps de sa splendeur, a fondu des plaquettes d'un kilo, dites « hercules », portant l'effigie du héros grec qui passe pour avoir parachevé ses travaux en séparant l'Europe de l'Afrique. A l'intention' des orfèvres de l'Inde et des contrebandiers qui les ravitaillent, sont fondues de petites pastilles de 10 tolas (116 grammes) ; pour Hongkong et la Chine, des lingots de 100 taëls (373 grammes à 945 ou 995 millièmes) ; pour la Malaisie, des lingots de 10 onces. Au Japon, l'or est fréquemment thésaurisé sous forme de baguettes, d'éventails ou de tasses à thé. Les petits épargnants se tournent davantage vers les pièces d'or. Elles présentent l'avantage d'être à la portée de toutes les bourses, de n'exiger aucun poinçon et aucun certificat d'essai, d'être aussi faciles à acheter qu'à transporter ou à revendre. Chaque peuple préfère celles qui lui sont familières. Ainsi se superpose, à la valeur matérielle du métal, une valeur sentimentale qui explique pour une part la prime, parfois exorbitante, des pièces reines. Le souverain, aux effigies de Victoria, d'Édouard VII et de George V (7,322 grammes d'or fin), jouit d'une clientèle internationale, au moins dans tout ce qui fut l'Empire britannique. Les peuples arabes, pour qui les femmes, même couronnées, ne valent pas les hommes, s'intéressent plus aux souverains à tête de roi qu'aux souverains à tête de reine. Les dollars-or sont très demandés là où s'affirme le prestige des États-Unis, y compris au-delà du rideau de fer. Le double aigle (30,09 grammes de fin), qui a le plus large marché, l'aigle (15,04), le demi-aigle (7,52) trouvent aisément preneurs. Le napoléon, qui est la pièce française de 20 francs, généralement à l'effigie de Napoléon III, comme à l'image du coq (5,8 grammes de fin), est la pièce la plus appréciée du public français. Mais les autres pièces de 20 francs de même poids, les suisses, dites Croix ou Vreneli, les italiennes dites Marengo, et toutes celles de feu l'Union latine, ont leur clientèle. Les pièces de 20 marks (7,17 grammes) sont recherchées, non seulement par les Allemands de l'Ouest, mais, en secret, par ceux de l'Est et leurs voisins 3,52
L'Adoration perpétuelle: un tableau de la revue Un soir de folie aux Folies-Bergère, 1925. En vedette: le Veau d'or. Costumes d'Erté. (Bibliothèque nationale, Département des arts et du spectacle, Paris. Phot. © Studio Waléry/Bibl. nat./Archives Photeb © Sevenarts Limited, Londres) Gold Digger (les Chercheuses d'or): le dollar en vedette dans unfilm à grand spectacle de Mervyn Le Roy, 1933. (Phot. © x./Archives Photeb-DR.)
Au Mali, une femme peul fait parade de ses bijoux d'or. (Phot. © Charles Lénars.)
TANGER, PARADIS FISCAL
Monaco, Andorre, le Liechtenstein, Saint-Marin, les Bahamas, les Caïmans, Bahreïn... Les paradis fiscaux ne manquent pas sur la planète, et ils prospèrent d'autant plus que, dans les États policés, le fisc est vorace. Autant ou plus que d'autres, Tanger a eu son heure de gloire. Dans les années cinquante et jusqu'en avril 1960, Tanger est le plus paradisiaque des paradis fiscaux. Ville internationale, ni marocaine, ni française, ni espagnole, mêlant les parfums de l'Orient et les appétits de l'Occident, Tanger en ses beaux jours est un relais, un lieu de passage, une plate-forme, une capitale de l'espionnage et de tous les trafics. En principe, le franc marocain y a seul cours légal, mais la peseta a plein pouvoir libératoire. Tel terrain est vendu en livres sterling, les loyers et les hypothèques sont le plus souvent libellés en dollars. En fait, n'importe qui peut régler n'importe quoi en n'importe quelle monnaie. Le change est roi. L'argent converge sur Tanger pour la raison la plus simple du monde : Tanger ignore l'impôt. « Notre seule industrie, disent les Tangérois, c'est l'immunité fiscale. » Pas de taxes sur les revenus, pas de cédules sur les bénéfices, pas de droits sur le capital, ni sur les transactions ni sur les successions . ... f. ..
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À peine, pour le principe, une vague patente, un droit sur la propriété bâtie, et des droits de douane éludés par la contrebande. Ce système fait la fortune de Tanger. On y voit se constituer, bon an, mal an, quelque cinq cents sociétés anonymes, soit une ou deux chaque jour. «Le Coran, les Évangiles, la société anonyme, disent encore les Tangérois, voilà les assises de notre civilisation. » Les capitaux viennent de partout, et d'abord des pays inquiets. D'Espagne, depuis la guerre civile. De France ou d'Italie, quand le franc ou la lire chancelle. De Chang-haï, où l'on fuit Mao. La Suisse est le grand intermédiaire : de Zurich à Tanger, les transferts sont libres. En deux minutes sur un coup de fil, des milliards peuvent gagner la zone. Ils se transforment en immeubles, en entreprises, en lingots d'or. Années d'ivresse, années fragiles. La décolonisation y met un terme. Tanger rentre dans le rang, c'est-à-dire dans le droit commun et la médiocrité. Cité déchue, il ne lui reste qu'à rêver à ses trafics interdits.
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tchèques, hongrois et polonais. Le centenario mexicain (37,5 grammes la pièce de 50 pesos) joue le rôle, fort prisé par de nombreux amateurs, de petit lingot. Ainsi thésaurise-t-on à travers le monde. Les États ont eu beau démonétiser, l'homme ne s'est pas affranchi de l'or.
Des débouchés artistiques La frontière est quelquefois mal définie entre l'or monétaire et l'or bijou: on l'a vu en Inde. Il reste que les débouchés industriels de l'or, et plus encore ses débouchés artistiques, absorbent l'essentiel de la production du métal : les bijoux en représentent près des trois quarts (plus de 1 000 tonnes chaque année). Si l'on met toujours à part le cas de l'Inde, les États-Unis apparaissent comme le plus gros consommateur, devant l'Italie, l'Allemagne fédérale, l'Espagne et la France : ils en sont aussi les plus gros importateurs, avec la France, tandis que l'Italie en est le premier exportateur. L'usage est aujourd'hui d'appeler orfèvre le professionnel qui fabrique ou vend de gros ouvrages d'or ou d'argent, et plus souvent d'argent que d'or, précisément parce qu'ils sont gros. On appelle bijoutier celui qui fait ou vend des bijoux, et joaillier celui qui fait ou vend des bijoux ornés de pierres précieuses. Trois métiers complémentaires qui ont plus ou moins affaire à l'or. Étymologiquement, l'orfèvre est le fabricant d'or (auri/aber), le bijoutier est le marchand de bijoux (du breton bizou, anneau), le joaillier celui qui vend des joyaux (du latin jocalis, qui réjouit). L'or que manient ces professionnels n'est jamais pur: à 24 carats, ce qui représente la finesse absolue, il serait trop mou. S'il est allié au cuivre, il est de l'or rouge. Allié au cuivre et à l'argent, il est de l'or jaune. À mi-parcours entre ces deux types, il est de l'or rosé. Allié à de l'argent seul, il est de l'or vert. Allié à du fer (ou jadis de l'arsenic), de l'or gris. Avec du nickel, de l'or blanc. Avec de l'aluminium, de l'or violet. Le titre des bijoux varie selon les cieux: il est libre dans la plupart des pays d'Asie et d'Amérique, où l'on peut trouver par conséquent les plus fortes et les plus faibles teneurs. Il est le plus souvent de la carats aux États-Unis. En France, les ordonnances royales prescrivaient une teneur de 20 carats (c'est ce qu'on appelait 1'« or au titre»). On nommait« or bas» le métal de la à 19 carats, et billon d'or le métal au-dessous de la carats. Le titre ne peut aujourd'hui tomber légalement au-dessous de 18 carats, en France comme en Suède, de 14 carats en Suisse, en Belgique, en Norvège, au Danemark, de 9 carats en Grande-Bretagne, de 8 carats en Allemagne et en Italie. Presque toutes les nations européennes ont leurs poinçons, qui permettent de dater et de situer le contrôle. En Occident, il ne se célèbre pas un mariage, dans les villes comme dans les campagnes, sans que soit respectée la tradition de l'alliance. C'est déjà 355
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un anneau d'or que Polycrate, tyran de Syracuse, jette à la mer pour conjurer le destin; un anneau encore que le doge de Venise offre à l'Adriatique pour célébrer ses épousailles avec la mer. Des anneaux toujours chargés de symboles. Bracelets, colliers, boucles d'oreilles, poudriers font partie de l'arsenal féminin. Boutons de manchettes, épingles de cravates, chevalières font partie de l'arsenal masculin. Pour les femmes et pour les hommes, les montres à boîtier d'or ne sont pas simple raffinement d'élégance. L'or est le métal d'élection dans lequel se concrétisent les plus hautes récompenses. Tout comme le pharaon remettait des mouches d'or à ses guerriers les plus valeureux, ou des colliers d'or à ses ministres, le festival de Venise décerne à ses lauréats des lions d'or, celui de Berlin des ours d'or, Hollywood des oscars d'or; et les organisateurs de rencontres sportives, aux jeux Olympiques, aux Championnats du monde ou ailleurs, confèrent des médailles d'or aux vainqueurs. Les médailles, bon an mal an, absorbent régulièrement un important tonnage de métal : médailles de saint Christophe, médailles de piété, médailles commémoratives - comme pour les soixante ans de règne de l'empereur du Japon ... Aux médailles s'apparentent les pièces de collection, émises, souvent avec indication de valeur faciale, pour saluer un événement (l'Année sainte au Vatican, les jeux Panaméens ... ), pour le profit du Trésor ou le plaisir des numismates (anniversaires, centenaires, hommages à de grands hommes ... ). Ainsi l'Afrique du Sud frappe-t-elle à l'effigie du président Kruger le krugerrand, qui pèse juste une once, et dont le succès est grand de par le monde, jusqu'au jour où, en manière de sanctions, le marché international se ferme aux initiatives du pays de l'apartheid. Pour concurrencer ou remplacer le krugerrand, d'autres médailles sont frappées : la feuille d'érable au Canada, l'American Eagle aux États-Unis, le Nugget en Australie, le Brittania au Royaume-Uni, le Dragon à Singapour, le Dodo à Maurice ... C'est une sorte de résurrection des pièces d'or, à l'intention de collectionneurs-spéculateurs, qui misent sur l'or plus volontiers que sur le papier. L'or, on le retrouve dans les appartements et sur les immeubles: en poudre, il sert à dorer les boiseries, les moulures, les cadres, il figure en menus filets sur les porcelaines ou les cuirs de luxe. Il protège les tranches des beaux livres, ou devient vermeil sur les couverts d'argent. Les Japonais l'utilisent pour leurs laques. En outre, les architectes couvrent de minces feuilles d'or les toitures de quelques monuments - l'Albert Hall à Londres, le dôme des Invalides à Paris, la flèche de l'Amirauté à Leningrad -, ou soulignent d'un pinceau d'or les sculptures de certaines façades - sur la Grand-Place de Bruxelles, à Saint-Basile de Moscou, aux grilles de fer forgé de Nancy. Assur avait donné l'exemple, trois mille ans plus tôt, à la tour de Khorsabad.
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Gregory Peck, Patty Duke, Joan Crawford et Ed Begley (de gauche à droite) recevant leurs oscars, 1962. (Phot. © Cinéstar.)
Des débouchés industriels Parmi les débouchés non monétaires de l'or, les débouchés artistiques sont les plus importants : ce sont eux qui absorbent le plus de métal, et ils sont de tous les temps : de la plus lointaine antiquité, comme de l'âge contemporain. Pour être moins exigeants et le plus souvent moins anciens, les débouchés industriels ne sont pas négligeables; et ce sont eux, peut-être, qui sont appelés à l'extension. Il en est pourtant qui appartiennent au passé plus qu'à l'avenir, ou qui régressent. Exemple d'une consommation qui a été ascendante, et qui tend à dépérir: celle des plumes de stylo. Victor Forbin, en 1941, assure qu'on fabrique alors 30 millions de stylos à plume d'or par an : soit, à 300 milligrammes par plume, 9 tonnes de métal. Gaetan Pirou, en 1945, évalue à 100 millions le nombre de stylos à plume d'or dans le monde (30 tonnes d'or). Qui, durant l'entre-deux-guerres, et jusqu'au milieu du siècle, n'a pas eu son stylo pour outil d'écriture? La plume d'or prend la relève de la plume d'oie. Mais le stylo à bille, qui lui succède, ne requiert pas de métal précieux, si ce n'est pour des montures de luxe, qui sont du ressort des bijoutiers. Le temps des plumes d'or est révolu. 357
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Révolu aussi, ou presque (en attendant peut-être de renaître), le temps des fines montures de lunettes en or. L'écaille et plus encore la matière plastique ont chassé le précieux métal. Telle est la loi de la mode et du progrès .. Révolu encore, ou en passe de l'être, le temps des dents en or. C'est un long chapitre de l'histoire dentaire qui s'achève. Sur certaines momies égyptiennes, les dents manquantes sont remplacées par de fausses dents, avec ligatures de fil d'or vierge, anneaux ou cerclages d'or. Les Phéniciens savent de même ligaturer six dents avec du fil d'or. Grecs, Étrusques et Romains perfectionnent cette technique, substituant au fil des attelles ou des bandes malléables de métal jaune; ils sont même capables de réaliser chevillages, rivures et soudages. Les Aztèques creusent des cavités dans les dents et y coulent de l'or, souvent pour le simple plaisir d'embellir leur bouche. Mouton, le dentiste de Louis XV, recouvre les dents royales d'une calotte d'or. Pour la base des dentiers, Bourdet, le dentiste de Louis XVI, emploie l'or sous forme de bandes palatines. Ainsi, depuis des millénaires, le métal jaune finit dans les mâchoires. Vers 1940, on estime à 76 % le nombre des Américains et à 56 % celui des Américaines qui se flattent de porter des dents en or. Vers 1970, la consommation d'or pour les soins dentaires approche de 100 tonnes par an, dont un quart pour les seuls États-Unis. Par tête d'habitant - le mot tête étant ici le mot propre - les meilleurs clients de l'or dentaire sont alors le Suisse et le Belge, devant l'Allemand, l'Espagnol, le Suédois, le Grec, le Néerlandais, l'Américain et le Français. Un sociologue conclurait de ces chiffres à l'influence du pouvoir d'achat, qui met le Suisse, le Belge, l'Allemand et le Suédois en bonne place, et au goût du faste, qui assure la promotion de l'Espagnol ou du Grec. Mais ces statistiques relèvent déjà de l'histoire ancienne. L'or a longtemps eu l'exclusivité des vertus à usage dentaire: il est remarquablement toléré, insoluble dans la salive, résistant à la compression, facile à poser et à travailler. Mais il n'est plus seul au monde de la chirurgie faciale. Les matériaux de substitution, moins onéreux, lui font concurrence et tendent à le démoder: nickel-chrome, ou autres alliages inoxydables, résines ... Si la consommation de l'or à usage dentaire est en régression, elle progresse en d'autres domaines: dans le bâtiment, dans l'électronique. Dans le bâtiment, l'emploi de l'or se diversifie : l'or a le mérite de réfléchir les rayons du soleil et d'économiser l'air conditionné. Ainsi plaque-t-on d'une solution liquide d'or des immeubles de Los Angeles, des hôtels de Californie, des banques du Texas, des églises de Detroit ou de Washington. Une mince pellicule d'or, apposée sur les fenêtres des gratteciel, élimine le rayonnement solaire. L'électronique fait volontiers mariage avec l'or dans les systèmes semi-conducteurs. L'or assure les contacts électriques dans les répéteurs des câbles sous-marins, il sert de conducteur pour le téléphone. Il est d'emploi courant dans h!s plaquettes enfichables et dans les broches des circuits imprimés, dans les connections des transistors et des circuits intégrés, dans les pièces internes et les grilles des tubes électroniques, dans les guides d'ondes à très haute fréquence. La conquête de l'espace requiert le concours de l'or: en réfléchissant les radiations, il maintient à des températures supportables la température 358
PEUT-ON S'AFFRANCHIR DE L'OR?
intérieure des satellites. En se substituant aux graisses ordinaires, incapables de garder leur pouvoir aux vitesses spatiales, il maintient en état de marche les organes des engins. En réfractant les infrarouges et les ultraviolets, il immunise les casques des spationautes et les cordons qui les relient à leur vaisseau, lors de leurs promenades dans le vide. Pour les mêmes raisons, l'industrie aéronautique recourt à l'or: entre le pilote et le réacteur d'un avion de chasse, on interpose un revêtement d'or; en mélangeant de l'or au verre laminé dans les pare-brise des avions supersoniques, on en évite le givrage; en badigeonnant d'une once d'or un avion d'interception, on rend plus difficile sa détection au sol. Résistance à la corrosion, haute conductibilité électrique : ces deux qualités désignent l'or pour d'autres emplois dans les techniques de pointe. Il est préféré au platine, dans les laboratoires, pour faire fondre la potasse ou la soude. Dans la manipulation des gaz sulfureux à haute température, des revêtements d'or assurent la meilleure protection. Des alliages d'or servent à nombre de soudures et de brasures délicates dans les industries de précision. Bilan final: la consommation industrielle de l'or, qui a pu fléchir durant la première moitié du xx· siècle, se développe ensuite à un rythme régulier, proche de 10 % par an. Sont demandeurs les Étâts-Unis, devant l'Allemagne, l'Italie, le Japon. Décidément, l'or n'est pas un métal à bout de souffle et à bout de course. Sa carrière n'est pas finie.
Les marchés de l'or Au temps de l'étalon-or, lorsque les banques centrales achètent le métal à prix fixe, il n'est point de place pour des marchés de l'or. Au temps des
monnaies inconvertibles et des contrôles de change, il n'est de place que pour des marchés clandestins. C'est seulement quand le commerce de l'or redevient libre que les marchés de l'or peuvent éclore et se développer, pour mettre en présence les vendeurs (à savoir les producteurs d'or et les déthésauriseurs) et les acheteurs (qui peuvent être des industriels de l'or, ou des épargnants en quête d'une valeur refuge). À Paris, jusqu'en février 1948, le négoce du métal jaune se poursuit dans l'ombre des transactions occultes, devant lesquelles le législateur et le policier ferment souvent les yeux. Brusquement, sur l'initiative du ministre René Mayer, les Français recouvrent le droit d'acheter ou de vendre le métal, dans l'anonymat et sans impôt, ainsi que de le posséder. Ils réagissent d'abord comme le prisonnier qui, au sortir de sa cellule, revoit la lumière; ils sont aveuglés. Mais l'embargo subsiste aux frontières: défense d'introduire et d'exporter le métal! Peu importe : les ménagères de Tourcoing s'en vont, le cabas au bras, faire leurs provisions en Belgique; les pêcheurs suisses et savoyards font d'innocentes rencontres au milieu du 359
PEUT-ON S'AFFRANCHIR DE L'OR?
lac Léman; du pont de la gare de Bâle, qui est suisse, les «passeurs» laissent choir un sachet sur le quai, qui est SNCF; au large de la Riviera, les promeneurs de San Remo et de Menton font des pêches miraculeuses; et les montagnards pyrénéens savent, à l'occasion, se rappeler Ramuntcho. Toutes les frontières sont perméables, quand la contrebande est d'un bon rapport. Elle ne tarde pas à s'organiser méthodiquement, surtout entre la France et la Suisse. À Paris même, au cœur de la Bourse, on cote la barre de 12,5 kilos et le lingot d'un kilo, mais aussi les pièces de 20 francs (le napoléon, dit le « nap ») ; la pièce suisse, dite la « croix », le souverain, dit le « cavalier », le dollar, dit le « dur ». On négocie à la criée, comme sur le marché à la volaille; jusqu'au jour où le silence s'installe, avec le concours d'un tableau électronique à clavier, et de menus gestes de la tête, de la main, du doigt ou de la paupière, entœ initiés. Le marché s'étiole quand les socialistes, en 1982, suppriment l'anonymat des transactions, et les soumettent à impôt. L'anonymat est rétabli en 1986, quand une majorité libérale reprend provisoirement le pouvoir. Zurich tient sa puissance de l'attrait qu'exerce sur les capitaux la Suisse hospitalière et discrète. Le commerce de l'or, qui y redevient libre en 1951, est exercé par les grands hommes de l'opulente Bahnhofstrasse : la Société de banque suisse, qui a commencé par ravitailler la Chine de Tchang Kaï-chek avec de l'or acheté à la Banque d'Angleterre; l'Union de banques suisses, qui a des amitiés en Afrique du Sud, et qui en a reçu le métal, un moment, sous forme de cendriers ou de statuettes en or massif, assimilés à des lingots, et comme tels échappant au contrôle monétaire; le Crédit suisse, plus tard venu au marché. La Confédération helvétique, qui sait parfois écarter les pourvoyeurs suspects, ne décourage aucun acheteur. À Zurich, l'or sud-africain et l'or soviétique trouvent un contact facile avec les amateurs d'or européens. De Zurich, l'or gagne les coffres numérotés des banques, à moins qu'il ne soit exporté en contrebande, soit à l'intention des thésauriseurs français, soit à destination des bijoutiers italiens, soit vers les places d'Orient et d'Extrême-Orient. Le marché de Londres est rendu à la liberté en 1954, d'abord seulement à l'usage international. Tous les gros acheteurs et vendeurs s'y donnent rendez-vous. L'imponation et l'exportation du métal sont totalement libres. Les compagnies d'assurances et de transpons sont équipées ·pour offrir des conditions longtemps imbattables. Chaque jour ouvrable, à 10 h 30, les représentants de cinq maisons spécialisées se réunissent chez Rothschild, St. Swithin's Lane, au premier étage : à savoir Rothschild lui-même, héritier du petit brocanteur de Francfort, à la fois banque d'affaires et affineur; Moccata and Goldsmith, qui ont commencé à vendre de l'or en 1684 (dix ans avant la création de la Banque d'Angleterre), mais que contrôle la banque Hambros; Sharps Pixley, grands maîtres de l'argent-métal, et qui regroupent deux firmes vénérables; Samuel Montagu, qui s'est installé en Australie en 1853 et dont le rapport annuel fait autorité; Johnson Mattey, qui, en se réclamant d'ancêtres vérificateurs des métaux, fond et raffine. Ces cinq «grands », réunis dans la Chambre de l'or (Gold Room) à moquette verte fixent donc le prix quotidien de l'once d'or (le fixing) selon un protocole savant et immuable: un prix naguère formulé en sterling, mais 360
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désormais ~xprimé en dollars. C'est le prix qui fait autorité, qu'attendent tous les marchés du monde: ceux de Hongkong et de Macao, de Singapour et de Bangkok, de Beyrouth et de Tokyo, et qui, en prenant la relève tout autour de la planète, finissent par assurer à l'or une cotation continue. Car la chaîne des marchés de l'or se complète avec des marchés américains, notamment de N ew York et de Chicago, qui n'ont pu fonctionner que tardivement, lorsque Washington a rendu aux citoyens des États-Unis le droit de détenir et de négocier l'or. Mais ces marchés ont rattrapé le temps perdu. Ils ont vite pris un ascendant inégalé, en s'ouvrant largement aux négociations à terme, qui permettent de jouer sur le métal.
L'or répudié? Les monnaies peuvent-elles s'affranchir de l'or? Réponse modérément affirmative. Les hommes peuvent-ils s'affranchir de l'or? Réponse franchement négative. Sur le premier point, la démonstration semble faite. Le triomphe de l'étalon-or a été suivi, au xxe siècle, d'expériences probantes; le lien entre les monnaies et l'or a été rompu, d'abord épisodiquement et localement par le fait des guerres et des crises, ensuite durablement et universellement sur initiative américaine et avec le consensus de toutes les grandes nations. Les monnaies ne sont plus convertibles en or, elles ne sont plus définies en or, et l'or n'est plus juridiquement qu'une marchandise, à l'égal de n'importe quel autre métal, de n'importe quelle matière première, ou de n'importe quel produit fini. Cette répudiation apparaît comme la conséquence et l'aboutissement d'une évolution logique et difficilement réversible. Les économistes ont noté et souligné que la quantité de l'or disponible sur terre et que sa production annuelle sont maintenant trop faibles pour répondre aux besoins des règlements. Ils ont montré qu'il n'existe pas de relation entre l'extraction de l'or et l'activité économique. Ils ont insisté sur ce fait que les mines d'or et les réserves d'or sont très inégalement réparties dans le monde, sans relations avec les besoins respectifs des nations et des hommes. Ce qui, à leurs yeux, explique et justifie la rupture survenue entre la monnaie et le métal. Malgré tout, l'or et la monnaie font encore bon ménage - ou meilleur ménage que ne l'imaginaient les démolisseurs du système international né du pacte de Bretton Woods. L'entêtement dont témoignent les banques centrales en conservant l'or dans leurs caves et en l'incluant dans leurs actifs atteste que l'or reste présent dans les réalités officielles de l'univers monétaire. Des pays comme l'Inde, les Philippines, Taïwan, le Mexique renforcent de leur mieux leurs encaisses. Le Fonds monétaire international lui-même a renoncé à liquider ses réserves d'or. Les gouvernements en 361
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quête d'une nouvelle réforme, capable de mettre un terme à l'instabilité des changes, rêvent plus ou moins d'une formule de laquelle l'or ne serait pas absent. Les pays de l'Est, Union soviétique en tête, ne sont pas les derniers à manifester leur attachement au « fétiche ». Quant aux rapports de fait entre le genre humain et le métal jaune, ils sont toujours aussi éloquents que par le passé. Non seulement les marchés de l'or suivent quotidiennement la valeur du métal et maintiennent publiquement une relation entre l'or et les monnaies, mais le volume des transactions qui s'y déroulent illustre la permanence d'une large clientèle, sous tous les cieux. Les thésauriseurs, qu'auraient pu décourager les caprices de la cote, persévèrent dans leur fidélité. Des rives du Gange aux rives de la Seine, ils gardent envers l'or des sentiments qui vont du culte à la simple confiance, et qui dans tous les cas affirment une préférence pour le concret sur l'abstrait, pour le métal sur le papier. L'or ainsi entassé dans les coffres et les symboliques bas de laine est assurément stérile; mais s'il ne rapporte pas d'intérêt, il apporte la certitude de sa matérialité; s'il implique un risque de moins-value, il peut impliquer une espérance de plus-value. En toute hypothèse, il donne au moins l'illusion de braver le temps, en défiant les guerres et les révolutions. L'or a été déifié; il n'est plus qu'un dieu déchu. L'or a régné en souverain; il n'est plus qu'un souverain détrôné. Mais il reste un souverain regretté. Pour que le monde puisse tout à fait s'affranchir de l'or, pour que l'or perde ses fonctions et ses vertus, mises à part celles que lui reconnaissent l'art et l'industrie, il faut et il suffit que tous les gouvernements soient sages, que tous les citoyens cessent de revendiquer, que les peuples mettent bas les armes et fraternisent sur tous les fronts de la planète, que les impôts cessent d'effrayer les redevables, qu'aucune monnaie ne soit plus chancelante, que les lois soient équitables et reconnues comme telles, que la raison guide les hommes. Si toutes ces conditions ne sont pas remplies, l'or garde quelques chances.
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Chapitre 15
PEUT-ON SE PASSER DES ESPÈCES MONÉTAIRES?
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De tous les avantages de la carte de crédit, le plus usuel est celui de pouvoir retirer des billets aux guichets automatiques à toute heure du jour et de la nuit, (Phot. Michel Didier © Archives Photeb.)
Le déclin des espèces Les espèces monétaires, ce sont les moyens de paiement classiques, qui ont une réalité visible. Le mot espèce vient du latin species, aspect, qui a donné, entre autres, le mot spectacle. Les espèces monétaires, d'une certaine façon, se donnent en spectacle. On peut les regarder (adspectare), les examiner (inspectare) : elles sont concrètes et palpables. Chronologiquement, ce sont d'abord les pièces, de quelque métal ou de quelque matière qu'elles soient; puis ce sont les billets, qui ont pu être de soie, et qui sont couramment de papier. Bien entendu, et on l'a déjà noté, les hommes ont pu et peuvent se passer des espèces monétaires, chaque fois qu'ils recourent à des échanges en nature, ou qu'ils procèdent par voie de compensation. Les marchés noirs à l'échelle privée, les accords de troc à l'échelle internationale permettent de faire l'économie des espèces. Ces règlements s'effectuent, soit en marge de la loi, soit en marge des normes commerciales. Mais d'autres modes de paiement ont été imaginés, et ils ne cessent de se développer, au point de rendre archaïques et secondaires les règlements en espèces. Lentement, mais sûrement, pièces et billets se trouvent relégués au rang d'accessoires d'un autre âge. Les progrès de la monnaie scripturale, puis de la monétique tendent à démoder les espèces monétaires. Celles-ci ne sont pas pour autant condamnées à disparaître; mais, de plus en plus, elles ne jouent que le rôle d'une menue monnaie, d'une «monnaie de poche» à l'usage des petits règlements ou des sociétés peu évoluées. Peut-on se passer des espèces monétaires? On s'en passe difficilement dans les pays du tiers monde ou dans les pays de l'Est. On s'en passe de plus en plus dans les nations capitalistes. «Monnaie scripturale» : l'expression semble avoir été forgée par l'économiste belge Maurice Ansiaux, qui professait à l'université de Bruxelles. Elle désigne la monnaie qui s'exprime par un jeu d'écritures. Elle est préférable à l'expression « monnaie de banque », puisque, après tout, le billet est lui aussi souvent de création bancaire. L'avènement et la diffusion de la monnaie d'écriture sont le fait majeur de l'histoire récente de la monnaie. L'apparition et l'essor de la monétique sont et seront l'autre fait essentiel de l'évolution des techniques monétaires. Ces deux « révolutions» constituent l'aboutissement et l'épanouissement d'une carrière déjà riche en initiatives.
De la lettre de change au chèque La lettre de change n'est pas une monnaie : comme tous les effets de commerce, elle n'est qu'un titre de crédit. Mais son histoire devance et prépare celle du chèque, auquel on ne saurait plus refuser le caractère de monnaIe. 365
PEUT-ON SE PASSER DES ESPÈCES MONÉTAIRES?
Titres négociables représentatifs de créances à court terme, les effets de commerce répondent à une double nécessité: la sécurité et la rapidité des transactions, sans transports de fonds. Ils ne sont ignorés ni de l'antique Mésopotamie, ni de la Phénicie, ni de l'Égypte, ni de la Chine. Ils sont utilisés à Athènes et à Rome. Le Moyen Âge en use largement, des foires de Champagne à Pise, à Augsbourg ou à Gand. En France, l'ordonnance de 1673 puis le Code de commerce régissent la lettre de change qui est le plus rép~ndu des effets de commerce. Les siècles passent sans entamer son succès. A la dimension internationale, les conventions signées à Genève en juin 1930 uniformisent les législations en la matière - sans toutefois en&ager la Grande-Bretagne ni les États-Unis. A la différence de la lettre de change, le chèque est obligatoirement payable à vue: ce grâce à quoi il est une monnaie, et non pas un instrument de crédit. Il permet d'effectuer des paiements au comptant avec des fonds déposés dans une banque : il est un ordre donné par le débiteur à son banquier de payer en son nom tel ou tel de ses créanciers. D'où vient le mot chèque? Sa seule étymologie éclaire sa genèse. À l'origine, c'est le chah de Perse qui est en cause. Le chah, autrement dit le roi, est la pièce principale d'un jeu pratiqué, presque de toute éternité, en Inde, en Chine et en Perse, et que les Arabes introduisent en Espagne et en Europe. Le nom même du chah engendre le nom des échecs : si le roi est en danger d'être pris, on dit qu'il est mis en échec. Par extension, est tenu en échec quiconque est sous la menace d'un adversaire. Alors que les Français sont au XVIII· siècle les champions de ce jeu, les Anglais s'en inspirent pour forger le verbe to check, mettre en échec; duquel dérive le check, qui met en échec les mauvais payeurs. Le check repasse la Manche, fait son apparition en France en 1788 dans le Courrier de l'Europe, et devient le chèque au XIX· siècle. Balzac le découvre et le décrit : « Ces petits carrés de papier imprimés que la banque donne aux banquiers et sur lequels ils n'ont plus qu'à remplir les sommes en chiffres et en toutes lettres pour en faire des mandats payables au porteur. » Encore convient-il d'ajouter que ces carrés de papier sont à l'usage, non pas des seuls banquiers, mais bien plutôt de leurs déposants. Voilà comment, du chah au chèque, se véhiculent un jeu, un mot et un moyen de règlement. De celui-ci, les variantes ne manquent pas. Il y a le chèque ouvert et le chèque barré, le chèque visé et le chèque certifié, le chèque de voyage et le chèque postal: dans tous les cas il s'agit de formes modernisées de la monnaie, qui invitent à se passer des espèces. Le support du chèque, c'est le compte en banque (ou à la poste). Il en résulte que le chèque ne prend son plein développement que dans les pays et dans les classes sociales où l'usage s'est répandu de se faire ouvrir un compte, pour dépôt préalable de fonds, d'accepter le paiement par chèque, de régler par ce moyen les achats et les dettes, d'envoyer à la banque (ou à la poste) les chèques reçus en règlement, de telle sorte qu'ils soient encaissés et pris en compte. L'essor du chèque dépend ainsi des habitudes du public, de son comportement à l'égard des banques, du degré de son éducation économique et financière, « qui le rend plus ou moins apte à admettre qu'un règlement immatériel est tout aussi valable, conduit au même résultat et est plus rationnel qu'un paiement matériel en espèces » (Gaetan Pirou, le Mécanisme de la vie économique). 366
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«Jeu d'échecs ", mtntature illustrant le Guiron de Courtois, de Rusticien de Pise, XIV' siècle. (Bibliothèque nationale. Paris. Phot. © Bibl. nat./Photeb.)
Dans tous les pays évolués, le carnet de chèques est l'équivalent d'une liasse de billets de banque, mais il présente sur le paquet de coupures nombre d'avantages. Grâce à lui, les paiements ne s'effectuent plus uniquement en sommes rondes; s'il peut être volé aussi bien que des billets, il est, pour le voleur, d'un emploi plus scabreux. En contrepartie, le chèque présente le désavantage de laisser des traces, qui sont incompatibles avec les trafics parallèles et qui contrarient la fraude fiscale : ce désavantage pour l'amateur de marchés noirs et pour le contribuable soucieux de discrétion devient un avantage pour la puissance publique, qui préfère les règlements au grand jour et les impôts sans failles. La balance des avantages et des inconvénients tranche en faveur de la monnaie d'écriture qui l'emporte sur les espèces, dans toutes les nations libérales, et gagne du terrain même dans les pays totalitaires. La Grande-Bretagne et les États-Unis ont donné l'exemple. La France, volontiers routinière, a suivi le mouvement. Au milieu du XIXe siècle, les opérations de la Banque de France s'effectuent pour 14 % en numéraire, pour 43 % en billets et déjà pour 43 % en monnaie scripturale. En 1900, la proportion du numéraire tombe à 2 %, celle des billets à 29 %, la monnaie d'écriture passe à 69 %. En 1913, ces parts sont respectivement de 1 %, de 17 % et de 82 %. Ce n'est que l'amorce d'une évolution irrésistible, qui tend à réduire le rôle du numéraire à zéro, et à faire de la monnaie d'écriture le mode exclusif des règlements. De l'ensemble des disponibilités monétaires (pièces, billets, dépôts à vue), ces derniers représentent à peine le tiers au début du xxe siècle, mais déjà près de la moitié en 1914. Ils dépassent le montant des espèces en 1950, en atteignent le double en 1969, le triple en 1980, le quadruple en 1985. Dans la masse monétaire (la plus simple et la plus liquide, que les statisticiens désignent par l'agrégat MI), les dépôts tiennent ainsi une place grandissante; et, dans les paiements courants, qui jadis ne se concevaient qu'en espèces, le chèque et ses dérivés deviennent prépondérants. 367
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Virements et compensations Au-delà du chèque et avec lui, les virements et les compensations de compte à compte permettent mieux encore les règlements sans recours aux espèces. Le virement donne au débiteur le moyen de régler son créancier par la simple transmission du chèque signé par le débiteur à sa banque, et par l'inscription de ce règlement au compte du créancier, à supposer que tous deux aient la même banque. La compensation permet la même opération, même si débiteur et créancier ont des banques différentes : il faut et il suffit que toutes les banques adhèrent à une même chambre de compensation. Certaine légende veut que ce système ait été inventé au XVIIIe siècle par les garçons de recette des banques de Londres, chargés d'encaisser les effets signés par les clients de leurs banques. Ils se réunissent dans un cabaret, pour échanger les effets que leurs banques possèdent les unes sur les autres. Le cabaret en question devient un clearing bouse. Édimbourg a sa chambre de compensation dès 1760, Londres dès 1775. La formule est transposée en France en 1872, avec la création de la Chambre de compensation des banquiers de Paris, et développée avec le concours de la Banque de France. Mais les garçons de recette d'Édimbourg ou de Londres n'ont fait que redécouvrir une vieille pratique, utilisée dès le Moyen Âge dans les grandes foires périodiques, et notamment à Lyon, où chaque foire était suivie d'un jour consacré à la liquidation et à la confrontation des dettes et des crédits. Aujourd'hui comme alors, virement et compensation évitent tout déplacement de numéraire. Au transfert de fonds se substitue un jeu d'écritures, et au jeu d'écritures se substitue maintenant un jeu de claviers électroniques. Le nouveau mode de paiement, de pratique courante à l'usage national, est également employé à l'échelle internationale, chaque fois que le permettent If~s législations et les techniques bancaires. Que l'on ne s'y trompe pas: de même que le billet de banque, assorti du cours légal, est aussi bien une monnaie que l'étaient jadis les pièces d'or ou d'argent, de même le règlement par chèque, virement ou compensation a le caractère d'un règlement monétaire. Entre ces divers paiements, il y a différence de forme, mais non de fond. Charles Rist (dans son Précis des mécanismes économiques) insiste sur cette totale assimilation. « Le billet et le compte courant créditeur sont l'un et l'autre des reconnaissances de dette. Que cette dette se transmette de la main à la main, comme c'est le cas pour le billet, ou par inscription au débit et au crédit des comptes de deux clients, cela ne change rien au fond des choses [ ... ] Entre les deux instruments, aucune différence de nature. » Il n'y a qu'une différence de commodité. La commodité de la monnaie scripturale est telle que certains auteurs, poussant à l'extrême la logique de son emploi, proposent la suppression de toute autre monnaie. En ce sens, se sont prononcés quelques économistes belges (E. Solvay, Hector Denis, G. De Greef). Tout citoyen serait obligé d'avoir un compte en banque, et de ne rien régler que par son intermédiaire, en utilisant un livret comportant deux colonnes, recettes et 368
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dépenses, poinçonnées pour chaque opération. C'est la formule du« comptabilisme social », qui peut ravir d'aise les théoriciens et les fiscalistes, mais qui ne faciliterait peut-être pas la vie quotidienne. Sur le chemin de la suppression des espèces monétaires, d'autres progrès, moins paperassiers, peuvent être conçus : les cartes de crédit, les cartes à mémoire en jalonnent les étapes.
L'aventure de l'eurodollar Avant d'en venir à l'examen de ces cartes, il convient d'ouvrir une parenthèse, pour évoquer la singulière aventure de l'eurodollar et de toutes les pseudo-monnaies du même type. L'eurodollar a bien sa place dans ce chapitre, puisqu'il est un moyen de règlement sans espèces monétaires : il n'est qu'une réplique du dollar, qu'une créance en dollars détenue par un « non-résident» des États-Unis; et sa propagation est l'un des phénomènes spontanés les plus extravagants de l'histoire monétaire. Qu'on imagine un Français, M. Martin, exportateur de roquefort. Il en vend pour un million de dollars à un importateur américain, M. Smith. L'Américain paie avec un chèque d'un million de dollars sur la Banque Morgan. Que fait M. Martin ? Ou bien il encaisse en francs la contrepartie du chèque. Ou bien il dépose ce chèque sur un compte libellé en dollars, à la Banque Dupont, de Paris. Cette banque, à son tour, prête un million de dollars à la société Lambert, de Bruxelles : ainsi est né un million d'eurodollars. À l'origine, les premiers eurodollars surgissent au lendemain de la guerre de Corée (1953) : les pays de l'Est, qui détiennent alors des créances en dollars et qui en redoutent le blocage, les mettent à la disposition d'une banque amie, établie en France, la Banque commerciale pour l'Europe du Nord (correspondante de la Banque d'État de l'Union soviétique) ; celle-ci les utilise au financement d'opérations commerciales hors des États-Unis. Quelques années plus tard, après l'affaire de Suez (en 1957), les banques britanniques, craignant une extension des contrôles sur le sterling, ramassent toutes les créances en dollars qu'elles peuvent trouver, et les mobilisent au profit de leurs clients internationaux. Plus tard encore (après 1963), le gonflement du déficit de la balance américaine des paiements développe prodigieusement le volume des eurodollars en disponibilité. Les détenteurs de créances à court terme sur les États-Unis hésitent à les conserver dans des banques américaines, où leur rémunération est réglementairement limitée. Les banques européennes et les filiales européennes des banques américaines, à Londres tout particulièrement, ne demandent qu'à multiplier les eurodollars. On en estime le montant à 7 milliards à la fin de 1963, à 15 à la fin de 1966, à 25 en 1968, à 46 à la fin de 1970. C'est le début de l'envolée. 369
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Masse mouvante de liquidités, les eurodollars se multiplient d'autant plus qu'ils s'engendrent eux-mêmes les uns les autres. Le million de créances-dollars que la Banque Dupont a prêté pour trois mois à la société Lambert de Bruxelles doit permettre à celle-ci de régler son fournisseur allemand, M. Bauer. Mais la maison Lambert s'acquitte au bout d'un mois, et remet le million de dollars à M. Bauer. Celui-ci les dépose à sa banque, la Frankfurter Bank, qui à son tour peut ouvrir un crédit d'un million de dollars à son client néerlandais, M . andenhove. Ces prêts en chaîne concourent à l'inflation des eurodollars. Pour leur apparition et leur prolifération, il a fallu un singulier concours de circonstances : le déficit américain, des restrictions bancaires aux États-Unis et en Grande-Bretagne, des taux d'intérêt plus rémunérateurs en Europe. Il a fallu une confrontation des offres et des demandes d'eurodollars. Du côté de l'offre : les banques centrales, les banques commerciales, les entreprises multinationales, les sociétés détentrices de devises. Du côté de la demande: les filiales européennes des banques et des sociétés américaines, gourmandes de facilités. Ainsi est alimenté un marché international, fort actif, de capitaux à court et à moyen terme échappant en grande partie aux restrictions et aux réglementations sur le crédit et les changes. Il n'est pas que des eurodollars: il existe aussi bien, mais en moindre quantité, des eurosterlings, des euromarks, des eurolires, des euroflorins, des eurofrancs : ce sont les eurodevises, dont le volume dans les années quatre-vingt avoisine les 1 000 milliards de dollars. Si le prêt est consenti à long terme, il engendre des eurocapitaux, des euro-obligations, des euroémissions. Si l'opération est faite par une banque d'Extrême-Orient, elle fait naître des asiadevises et en particulier des asiadollars, dont la capitale est Singapour. Définition des euromonnaies selon la Banque des règlements internationaux : une devise devient une euromonnaie quand elle est « acquise par une banque exerçant son activité hors du pays émetteur, et employée, soit directement, soit après conversion, en une autre monnaie, pour octroyer un prêt à un emprunteur définitif ». Est-ce un phénomène tout à fait inédit? Encore une fois, au Moyen Âge, les foires de Champagne (et autres lieux) connaissaient déjà ces « lettres de change» libellées en monnaies étrangères et transmises de main en main : elles étaient les ancêtres des eurodevises, et les foires étaient des euromarchés. Comme alors, ce marché international échappe à tout contrôle, à toute contrainte, à tout recensement. Il ne connaît que la libre concurrence.
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Les cartes de crédit Impossible de spéculer sur les eurodevises à moins d'un million de dollars. En revanche, les cartes de crédit sont utilisables pour des achats courants: elles sont une monnaie à la portée d'une large clientèle; non plus une monnaie de métal ni de papier, mais de plastique. La carte de crédit remplace avantageusement un carnet de chèques, dont l'emploi exige écritures et renouvellement. Comme lui, elle ne fait en principe que représenter un dépôt bancaire (ou postal). Dans sa forme la plus simple et la plus ancienne, la carte est émise par un établissement commercial (un grand magasin, un réseau de stations-service). Dans une forme plus évoluée, elle procède d'une banque ou d'un établissement spécialisé, et mieux encore d'un groupement de banques à vocation internationale. L'organisme émetteur envoie au titulaire de la carte un relevé mensuel de ses dépenses, dont le règlement s'effectue par chèque ou prélèvement sur compte bancaire. Ce système a vu le jour aux États-Unis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il gagne bientôt le Japon, puis la Grande-Bretagne et l'Europe continentale. Aux États-Unis, de nombreuses banques se groupent pour émettre des cartes utilisables à l'échelle nationale: Americard, Bankcard, Interbankcard ... En Grande-Bretagne, c'est d'abord la National Westminster Bank qui fait la promotion de la carte de crédit. En France, quatre grandes banques lancent en 1967 la Carte bleue. Dans le monde entier, certaines cartes non bancaires accèdent à la notoriété: American Express, Diners Club ...
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Des groupes se constituent à l'échelle internationale: le groupe Visa, né à l'instigation de la Bank of America, rassemble la Carte bleue de France, la Barclays Card britannique, des cartes émises par des banques espagnoles et italiennes: soit 179 millions de porteurs en 1988 (dont 33 en Europe, 6,5 en France) ; le groupe Mastercard-Eurocard rassemble pareillement de nombreuses banques en Amérique et en Europe: 145 millions d'adeptes (dont 16 en Europe, 2 en France). Nombre de commerçants, de par le monde, acceptent ces cartes en règlement. En France, l'interbancarité est obtenue par l'accord du 31 juillet 1984, signé au Grand Hôtel de Paris, qui fusionne la Carte verte du Crédit Agricole et la Carte bleue des banques, des caisses d'épargne, des chèques postaux, et crée une carte de paiement unique, dite carte bancaire (ou Carte bleue: CB), avec matériel normalisé. Avantages de la formule: la carte de crédit permet des règlements faciles, avec un minimum de formalités, sans transfert de fonds, sans file d'attente. Le fournisseur fidélise sa clientèle et s'assure un recouvrement rapide: il est crédité dès l'enregistrement de l'opération par la banque. Certaines cartes bancaires (cartes d'or, intercartes), tout en supprimant le paiement en liquide, permettent à leur détenteur d'obtenir UIl crédit, consenti en fonction du revenu mensuel. Inconvénients : la carte de crédit, même celle des plus amples réseaux, n'est pas acceptée par tous les commerçants; elle n'est pas utilisable et elle est déconseillée pour les menus achats. Elle n'est pas gratuite : pour l'obtenir, il faut montrer patte blanche, c'est-à-dire payer droit d'entrée et cotisation. Le système n'est pas gratuit non plus pour le commerçant, qui paie rançon à sa banque. De plus, il n'est à l'abri ni des voleurs ni des faussaires. Même les cartes à hologrammes (imprimées en trois dimensions) n'échappent pas à la contrefaçon. La fraude, en ce domaine, est rapidement lucrative. Il faut croire que les avantages l'emportent sur les inconvénients puisque les cartes de crédit ne cessent de progresser. En 1988, leur nombre dans le monde approche du milliard. En France, à la même date, elles permettent dans l'année plus de 500 millions d'opérations de paiement, soit le quart des opérations en monnaie scripturale, pour un chiffre d'affaires supérieur à 300 milliards de francs. De toutes les facilités que procure la carte de crédit, la plus usuelle est de permettre de retirer des billets à des guichets automatiques, installés au seuil des banques ou des bureaux de poste, et accessibles à toute heure du jour et de la nuit. Il suffit d'introduire la carte dans une fente, pour faire glisser un volet et libérer un clavier. En composant sur ce dernier son numéro de code, ainsi que le montant de la somme à percevoir, le titulaire du compte obtient des espèces liquides, dans la limite de ses dépôts, et récupère sa carte. Suprême consécration de la formule: elle gagne jusqu'à l'Union soviétique. Les Russes, traditionnellement acquis aux seuls paiements en espèces et aux calculs sur bouliers, ne sont initiés aux mystères du chèque qu'en janvier 1988, et ils peuvent ensuite découvrir les facilités de la carte Visa, mise à la disposition des citoyens titulaires de comptes en roubles et de la minorité autorisée à détenir des devises étrangères. Ces cartes, dont l'apparition au pays des Soviets déroute l'homme de la
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rue, porte le nom du titulaire et, sur bande magnétique, des indications concernant son adresse et son salaire: elles ne sont utilisables, à l'origine, que dans de grands magasins, comme le Goum de Moscou. Simple et timide amorce d'une révolution monétaire, dans un monde jusqu'alors fermé à toutes les innovations capitalistes.
La naissance des cartes à puce Conçues par une filiale de Schlumberger, certaines cartes, dotées d'une puce magnétique, et délivrées par les bureaux de poste, permettent de téléphoner d'une cabine publique. Le simple fait de glisser la carte dans la fente conçue pour l'accueillir donne accès au réseau. Reste à composer le numéro souhaité. En fin de communication, la « télécarte» est restituée automatiquement à son détenteur. Sur le même modèle que la carte des « publiphones » sont conçues des cartes «multiservices », qui facilitent l'obtention des timbres-poste, des tickets d'autobus ou de chemin de fer, qui remplacent les jetons des parcs de stationnement, ou qui délivrent des devises étrangères. En attendant les cartes qui autoriseront les prestations de Sécurité sociale, ou le versement des retraites, voire des règlements à distance instantanés. Ce sont là des cartes à mémoire: leur puce magnétique emmagasine une certaine durée de communications, ou une certaine quantité de prestations. Chaque emploi décharge la puce du nombre de minutes consommées ou des services rendus. La monétique reprend et développe cette technique pour permettre sans espèces des règlements qui débitent un compte préalablement ravitaillé. L'idée est dans l'air, en un temps où l'informatique est coutumière des miracles: en 1969, le Japonais Kunitaka Animura prend un brevet pour mémoriser l'information sur un support maniable, qui pourrait devenir un moyen de paiement. En 1972, l'Américain John Halpern travaille sur un projet du même type. En 1974, le Français Roland Moreno met au point la carte à puce qui va ouvrir une ère nouvelle dans l'histoire de la monétique. Roland Moreno, qui est un autodidacte, naguère journaliste à Détective et à l'Express, électronicien d'occasion et bricoleur de génie, a d'abord pensé à faire servir son invention à l'établissement de dossiers médicaux, mais aussi à de possibles applications bancaires. Pour passer de la théorie à la pratique, il recherche des appuis financiers, tente sa chance aux États-Unis, d'où on le renvoie à la société française Bull, toute acquise aux réalisations informatiques. Les banquiers français marquent d'abord peu d'intérêt à l'invention de Roland Moreno, qui leur paraît chimérique. À la réflexion, ils mesurent que le coût des chèques, et particulièrement des petits chèques qui en373
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combrent leur comptabilité et pèsent sur leur gestion, mérite qu'on favorise un autre moyen de paiement. En 1975, ils n'écartent plus le projet de carte à puce. En 1976, la Datar (Direction de l'aménagement du territoire et des régions) réunit les représentants des banques régionales, de la Banque de France et de la DGT (Direction générale des télécommunications) pour concrétiser l'aventure. Mais l'accord des banques est laborieux, et les routines sont les plus fortes. 1977 : les années défilent, sans qu'aboutisse le projet de Roland Moreno. Michel Ugon, ingénieur chez Bull, le perfectionne en s'inspirant des nouvelles générations de calculettes légères. Il prend à son tour un brevet. En mars 1979, la première carte à mémoire est fabriquée, avec des composants fournis par la société américaine Motorola. Mais, en regard de la carte Bull, Philips et Schlumberger proposent leur propre carte; les trois initiatives sont alors incompatibles. Progrès décisif de la carte Moreno-Bull en 1980 : la DGT, les Banques populaires, le Crédit Industriel et Commercial l'adoptent, et forment le groupement Carte à mémoire, CAM, auquel se rallient le Crédit Lyonnais, Paribas, la BNP, le Crédit Agricole, la Caisse des Dépôts et Consignations et, après tergiversations, la Société Générale. Cette fois, le choix est fait, l'élan est donné. En 1981 naît officiellement la première carte, dont le micro-calculateur doré réunit en un seul système mémoire et microprocesseur. Elle a pour nom de baptême CP 8 : la Carte à Puce des années 80. Bonne chance !
La carte à puce entre dans la carrière Une fois la carte adoptée, il faut l'expérimenter, au moins à la dimension locale. On commence à petite échelle, en 1981 et 1982, d'abord dans la banlieue sud-ouest de Paris: à Vélizy, Versailles et dans le Val de Bièvre, puis à Aix-en-Provence avec le concours d'Euromarché et du petit commerce, à Lyon, Caen, Blois et Saint-Étienne. Ces diverses expériences sur le terrain associent un terminal (de style Minitel), un téléphone, un écran de télévision - et une carte à puce. Elles permettent d'accéder à des agences de voyages, à des entreprises de vente par correspondance. Elles peuvent relier le terminal à un centre interbancaire. Elles sont assez concluantes pour qu'on envisage une extension du système, à condition que les consommateurs soient assez largement mobilisés, et que 1'« interbancarité » des cartes soit totale. Étapes ultérieures: la Bretagne, puis les régions Provence-Côte d'Azur, Rhône-Alpes et la région parisienne s'ouvrent aux cartes à puce. Objectif: généraliser la carte à toute la France avant 1991. Le commerçant volontaire pour adhérer au système met à la disposition du client un terminal de paiement, dont le « lecteur » accueille la carte de 374
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paiement électronique. Au terminal est adjoint un clavier sur lequel le client compose son code personnel et secret. Le même terminal est relié à la banque du commerçant, qui le crédite, et à la banque du client, qui le débite. Quels points de vente s'ouvrent à la carte à mémoire ? Les grands magasins, supermarchés et hypermarchés, les stations-service donnent l'exemple. Il arrive que le petit commerce soit réticent. Quels obstacles doit encore surmonter la formule? La routine d'abord, qui incline à différer tout changement dans les habitudes. Les réserves de la puissance publique, lorsque le gouvernement socialiste doute de l'utilité d'un nouveau moyen de paiement. Le coût de l'opération enfin (équipement, utilisation) qui fait hésiter nombre d'entreprises. Et, à l'échelle internationale, la diversité des systèmes en présence. Si l'Italie, la Suisse, la Norvège (à Lillestrom, dès 1984) expérimentent la carte française, si les Anglais l'appellent Smat card, la carte astucieuse, l'Allemagne lui oppose sa carte de paiement fondée sur la garantie de chèque, l'Eurochèque. La Commission de la Communauté économique européenne recommande l'interconnexion des grands réseaux monétiques, avec l'aménagement d'un droit européen des moyens de paiement; plutôt qu'un cadre trop rigide, Bruxelles préconise un code de bonne conduite préservant un espace de liberté. En octobre 1987, les représentants des banques de la Communauté économique européenne signent à Florence un accord d'interbancarité. L'Europe des cartes à mémoire est en marche. Les États-Unis se dotent d'une législation spécifique pour le transfert électronique de fonds, mais ils hésitent sur le système à adopter. Le Japon va de l'avant, en présentant (dans la banlieue de Tokyo) une carte ultra-perfectionnée, qui combine, dans le format classique des cartes de crédit, une puce et une micro-calculatrice: elle dispose d'un clavier complet et d'une ligne d'affichage de seize caractères, avec la pile qui assure son alimentation. La « Super Smart» japonaise visualise les informations stockées dans les circuits; elle est capable de réaliser des opérations sur quatre comptes différents (deux comptes bancaires, un compte d'épargne, un compte de crédit) ; elle effectue des conversions en devises étrangères. Toshiba, qui assure sa production et sa promotion, précise que la Super Smart permettra de commander et de régler des billets de passage sur Japan Air Lines, voire de passer des ordres de Bourse avec le concours d'un téléphone spécial. Grande bagarre entre la puce française, simple et sûre, et la carte-miracle de Toshiba, d'un coût de fabrication treize fois plus élevé. Les Américains, réseau Visa en tête, arbitreront-ils le conflit? Bientôt, tour à tour, les grands de l'informatique américaine, Apple et IBM, se rallient au système Moreno. Toshiba et vingt-cinq firmes japonaises, ébranlées par le verdict américain, adoptent le brevet français, à l'enseigne d'Innovatron. En toute hypothèse, la révolution monétaire informatique marque des points. Les banques en attendent un allègement de leurs charges grâce à la simplification de leurs écritures et à la compression du nombre des guichetiers; en contrepartie, elles doivent faire face à des charges accrues d'investissement, pour l'installation des terminaux de paiement et la diffusion des cartes à puce. 375
PEUT-ON SE PASSER DES ESPÈCES MONÉTAIRES?
Pour les commerçants, le gain de trésorerie est appréciable, puisque leurs comptes sont crédités plus rapidement, et la gestion est facilitée. Mais il leur faut acheter ou louer les terminaux, et consentir des commissions aux banques. Reste le grand public : la carte à puce assure aux consommateurs gain de temps et de sécurité; mais le service rendu n'est pas gratuit; et certaines contraintes apparaissent padois comme dissuasives; l'obligation de retenir un code secret, la renonciation à toute opération anonyme ... De quoi retarder la diffusion du système, mais non pas le condamner.
De la monnaie concrète à l'argent invisible L'histoire de la monnaie, comme toute histoire, n'a pas de point final; à peine comporte-t-elle des virgules. Le chapitre en cours laisse l'observateur en suspens, dans l'attente d'un terme qui ne semble pas prochain. En considérant rétrospectivement toute la carrière de la monnaie, on en décèle aisément l'évolution - et l'accélération. Durant des millénaires, la monnaie a été padaitement concrète; elle ne tend vers l'abstraction que depuis quelques siècles, et n'y parvient vraiment qu'au cours du siècle présent. De la monnaie animale à la monnaie coquillage, puis aux pièces métalliques, ensuite aux billets de papier, d'abord représentatifs du métal, puis se suffisant à eux-mêmes, de ces billets inconvertibles au chèque et à la carte de crédit voire à la puce, la trajectoire est significative. Il a fallu des milliers d'années, puis des centaines d'années pour mener à bien ces diverses mutations. Il suffit maintenant de quelques décennies pour transformer la substance de la monnaie ou son mode d'emploi. Demain, peut-être, les billets de banque seront relégués au musée des antiquités, tandis que la puce apparaîtra comme la fée des temps modernes. Mais faut-il vraiment, en considérant l'histoire de la monnaie, son départ obscur et son mirifique aboutissement, entonner un hymne au progrès ? À y regarder de plus près, on en vient à douter du miracle. Ou plutôt, si miracle technique il y a, le miracle humain semble plus contestable. La monnaie ne fait des prodiges que sur des secteurs limités de la planète : ni le tiers monde ni les pays totalitaires n'y participent sérieusement. Et même dans les nations les plus avancées, la monnaie, que l'on pourrait croire mûre pour les formules d'avant-garde, reste souvent proche de l'arrière-garde, comme si elle avait la nostalgie des temps passés. En plein xxe siècle, on a vu ici et là ressusciter le troc sous ses formes les plus archaïques: « Donne-moi des pommes de terre, je te donnerai de la ficelle. » Ou bien entre États : « Livre-moi du pétrole, je te livrerai des machines-outils. » On a vu et l'on voit les pièces d'or reprendre le pas sur 376
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les billets, et les billets sur les chèques. La fuite devant le fisc et devant les servitudes de la Sécurité sociale assure le triomphe des transactions clandestines. Victoire du travail au noir et du marché noir, rejet des instruments monétaires dont l'emploi laisse des traces et pénalise les redevables. En France, en Italie, mais aussi dans bien des pays qui passt;nt pour plus respectueux des lois et plus attachés aux pratiques officielles, les citoyens bafouent sans vergogne les règles de la bienséance monétaire. Anglais, Allemands, Américains trichent d'autant plus volontiers qu'ils passent pour respectueux de l'ordre établi. Quant aux Russes, Ukrainiens, Polonais, Hongrois et autres fervents adeptes de l'économie du dessous de table, ils ne sont pas mûrs pour préférer aux échanges parallèles les cartes de crédit ou les cartes à puce, qui les livreraient, pieds et poins liés, aux statisticiens de la bureaucratie monétaire. En fin de compte, à la question: « Peut-on se passer des espèces? », il convient de répondre: Oui, on peut s'en passer, les techniques nouvelles permettent de n'y plus recourir. Mais il reste sous tous les cieux des malins qui préfèrent les espèces au chèque, à la carte de crédit, ou à la carte à mémoire, parce que les espèces sont anonymes, tandis que la monnaie d'écriture et la monnaie électronique dénoncent leurs usagers. Ces remarques invitent l'historien à quelque modestie dans ses conclusions ; le progrès de la technique n'implique pas nécessairement le progrès de l'homme.
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Index Cet index recense les noms de personnes et les noms de monnaies. Les noms de personnes sont imprimés en romain, les noms de monnaies en italique. Les chiffres romains renvoient aux pages du texte; en italique, aux illustrations in-texte; en gras, aux légendes des illustrations hors-texte (16-17 renvoie aux illustrations placées entre les pages 16 et 17).
A Aaron 79 Abraham 20,40, 51, 78 Achille 81 Adenauer 263 adopengoe 204 afghani 288 Agamemnon 72, 81 agne/90 Agnelli 244 Agni 80 Aguesseau (d') 277 aigle 286, 352 Aladin 84 Alembert (d') 56 Alexandre le Grand 69, 104 Alexandre 1" de Russie 158 Allende (S.) 207, 208 Almagro 96 amolé35 Amos 51 Amyot 49 Andrade (F.) 16-17 angel286 angelot 286 angolar288 Ansiaux 365 Antin (duc d') 143, 144 Antonin 85 Aphrodite 62, 81 Apollon 53, 65, 81 Arès 81 argenteus 289 Arimaspes 81 Aristophane 70, 304 Aristote 86, 301, 304, 305, 336 Artagnan (d') 261
Artaxerxès 51 Artémis 81 as 49, 50, 51, 65, 66, 66, 175, 289 assignat 134, 136-137, 147, 148, 150 à 157, 160, 170, 175, 208 à 210, 252, 277. 279, 338 assignatzia 147, 158 Atahualpa 97 Athéna 64, 81 augustale 89, 288 Auguste 66 auguste 288 aureus 66, 175, 289 Auriol 226, 255 Avicenne 88 Aztèques 23, 31, 82, 97
B Bail 78, 79 Babeuf 308, 309, 310,312 Bacon 87 Badoglio 243 Bakounine 173 Balboa 96, 97 balboa 288, 298 Balthazar 81 Balzac (H. de) 156, 366 bancor274 bancozette/158, 160,210 bank-note 136, 167 Bardi 129 Barnave 151 Barre (R.) 234, 264 Bastiat 313
bat 123 Baumgartner 231 Bayard 44 Beauharnais (Ch. de) 132, 133 Beaumarchais 337 belga 236 à 238, 288 Benedetti 244 Benzai-ten 80 Bérégovoy 235 Berlusconi 244 Bernard (S.) 144 besant 42, 89, 261, 288, 290, 297 Béthel79 Bilibine 117 bilpengoe 204, 292 Blanqui 173 Blum 255 Bochica 82 Bodenmark 201 Bodin (J.) 107 Boers 120 à 122 Boisguilbert 338 Boileau 168 Bokelson 319, 320 bolivar 288 Bon Saint-André (J.) 33 Bonaparte (N.) 170, 171 Bonaparte (L.-N.) 172 BO{)net (G.) 226 Boriska 117 Bottger 87 Bouddah 80 Boulainvilliers 138 Boulard 134 Bourbon (duc de) 144 bous 41 Brahma 80 Briot (Fr.) 58
Briot (N.) 58 Brissot 313 Brittania 356 Buffon 73 Buonsignori 129
C Cabet 308, 312, 313 Cabral 97 Cadmos 64 Cagliostro 87 Calypso 81 Cambon 152, 155,338 Campanella 306, 309, 310, 312, 323, 326 Candaule 53 Candragupta 92 Caracalla 66, 289 carlino 288 carolus 288 Cartouche 146 Castro (F.) 207, 332 Catherine de Russie 147, 148, 158, 181 Caton 335 à 337 cauri 28,32-33, 36, 37, 37, 38, 50, 92, 109, 127 Cavagnac 61 cavalier 286, 360 cavallo 286 Cavour 177 Cellini 105 Celtes 65, 82 Cendrars 116 cent148,165,181,289 centenario 354
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INDEX centime 169, 289 César 66, 336 cbaise 286 Chamberlain 123 Chaplin 119 Charlemagne 90, 177, 260 Charles V 168 Charles VII 168 Charles XII 52, 108,336 Charles Quint 98, 103, 106,
261 Chaumette 308 Che Houang-ti 92 Chibchas 99 Christine 52 Chrysaor 81 Churchill 272 Cicéron 166, 252, 335 Colbert 108, 130 Colomb (Ch.) 24, 92, 94, 95,
96, 98, 99, 122, 288, 322, 335 colon 288, 298 Condé (prince de) 143 condor 286 Condorcet 151 Constantin X 66, 289, 290 Conti (prince de) 144 conto 204, 289 Copernic 70, 105, 107 cordoba 298 corona 286 Coronado 96 Corneille 130 Cortez 10, 96, 97 couronne 111, 248, 286 - autrichienne 123,180,194,
195, 208, 286, 298 - danoise 181, 267, 268, 271,
286 - hongroise 298 - portugaise 123, 286 - scandinave 123, 181, 213,
218, 248, 286 - tchécoslovaque 203, 286 créséide 60 Crésus 60, 61, 61,69 croix 291, 352, 360 crown 286 Crozat 141 cruzade 123, 248, 286 cruzado 104 cruzeiro 248, 286, 293 Cyrus 60, 64
0 daalder288 dahler288 Daïkoku 80 Daladier 255 daler288 Dan 79 Danaé 81 Daniel 79
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darique 61, 64, 64-65, 66, 304 Darius 48-49, 61, 64 Davanzati 107 David 21, 79, 320 Dawes 262 décime 289 De Greef (G.) 368 Del Mar 166 Delors (J.) 235, 272-273 demand-notes 164, 165 Démocrite 86 denario 289 denaro 289, 295 denier50, 64-65, 65, 66, 69, 89,
90,110,153,169,175,177, 179, 289, 290, 295 Denis (H.) 368 Despaux (A.) 279, 280 deutsche Mark 203, 222, 223, 258,291 Diafoirus 88, 166 Diderot 56, 73, 307, 323, 337 didrachme 62 dime 289 dinar 89, 92, 289, 298 - serbe 113, 298 - algérien, tunisien, Iybien
248,297 dinero 289, 295 dinhero 289 Dioclétien 66, 69, 159 Diodore 64 Diogène 63 Dionysos 81 dirham 248, 286, 296-297 dirhem 286 Disraeli 166 diwarra36 dodo 286, 356 dolera 103, 148, 272, 288, 293 dollarll,26,37, 103, 111, 123,
149, 163 à 169, 18P, 181, 183, 187, 190, 194 à 197, 200-201,201, 203 à 207, 210, 212. 213, 214, 217 à 224, 224-225, 226, 229 à 233, 234, 238 à 240, 243 à 248, 257, 267, 268, 272 à 275, 277, 278, 281, 288, 293, 295 à 297, 344 à 348, 360,361,369 - canadien 181, 248, 276, 288 - chinois 183, 205, 207, 288 - espagnol42. 181 - de Hong-Kong 288 dong 206 doublon 103, 176, 261, 289 Doumergue 159, 224 douro 103, 105 drachme 50, 52, 62, 64, 66,
113, 205, 208, 210, 269, 286, 292, 293 Dracon 22, 41 dragon 356 Drake (Fr.) 101 DTS281,282
Dubois (P.) 260 Dubois (abbé) 139 ducado 290 ducat44, 89, 104, 123, 180, 290 ducato 290 ducaton 261 Du Guesclin 44 Dukaten 290 Dumont d'Urville 16-17 Dumouriez 153 Dupont de Nemours 147 dur291,360 Duroc 170 Dürer (A.) 98
E Eagle 164,286,356 Easterling 89, 288 écu 44, 90,104,106,110,111,
130, 134, 135, 148, 153, 176, 286, 292, 294, 297 écu-banco 140 Edison 339 Edouard VII 352 Einaudi (L.) 340 Einlôsungsscheine 160 Eisenhower 344, 346 Elisabeth de Russie 181 Elisabeth d'Angleterre 107 Engels 314, 319 enrique 288 Erhard (L.) 222 escudo 103, 104, 107, 123,204,
207, 213, 248, 269, 286, 289, 293 Esdras 51 esterlin 288, 297 Estrées (d') 143, 144 Eudes 134 Eukatridas 64 eurodollar 220, 369, 370 Ezéchiel 21
F Faure (E.) 229 fei-ts'ien 128 Ferdinand le Cath. 95 Ferruzi 244 feuille d'érable 286, 356 Fisher (1.) 279 Flamel (N.) 87 florin32,89 à 91, 104, 107, 111,
-
-
113, 123, 175, 176, 286, 291, 296-297 autrichien 123, 159, 160, 180, 286 hollandais 32, 180, 237 à 239, 267, 268, 286, 291, 293 indonésien 245, 286, 295 polonais 286, 292
florin-banco 137,140,147,293 florus 290 Forbin (V.) 357 Ford (G.) 269 forint 204, 286, 298 Fouché 172, 309 Fourier 308, 312, 312-313, 330 francll,44, 111, 114, 123, 131,
157, 158, 168, 169, 171, 172, 175 à 177, 180, 187, 203, 210, 213, 223 à 226, 224-225, 229 à 237, 248, 255, 256, 261, 267 à 273, 293 à 297, 344, 352 - belge 175, 236, 237, 268, 271,295 -
CFA 295 CFP295 luxembourgeois 237 suisse 11, 176, 177, 180,
195,218,239 à 241, 295 François 1°' 105, 109 François 1°' d'Autriche 160 frédéric 288 Frédéric Il (de Sicile) 89 Frère Orban 175 Freyja 82 Freyr 82 Fugger 105, 112-113 Funk (Dr) 343
G Gabillard (J.) 199 Gaillard (F.) 230 Garnier-Pagès 172 Gaulle (Ch. de) 220, 229, 231
à 233, 256, 340, 344 Gaxotte (P.) 256 Geber 86, 88 genovina89 George III 111 George V 352 Gerson (J.) 301 Giscard d'Estaing (V.) 269,
270 Glander (J.) 88 Godin (J.-B.) 312, 312-313 gold yuan 205,210 Gouget des Landes 151 gourde 182, 294 Grant (V.) 165 greenback 164, 165, 167 Grégoire XIV 88 Gresham (Th.) 70 groot 286 gros 89, 90, 286, 291 groschen 89, 179, 286, 291 grosso 89, 286 grosz286 groszy 89, 286 Grottkopp 259, 342 à 344 Guevara (Che) 332 Guillaume le Conq' 292 Guillaume III 136
INDEX guillaume 288 guinée 31, 33, 288, 297 gulden 194, 289, 291 gumpyo 245 Gustave-Adolphe 52 Gutenberg 127 Gutt (C.) 237 Gygès 53, 54, 57, 60, 62, 84, 335, 340
gylden 289
impériale 123 Inca 22, 83, 97, 100 Isabeau de Bavière 88
isabelle 288 Isabelle la Cath. 95, 123
isabelline 123 Isis 77, 81 Ivan le Terrible 181, 293
H Hadrien 85 Hals (Fr.) 32 Halpern (J.) 373 Hamilton 111, 163, 164 Hamourabi 69 Hargraves 119 Harley (R.) 146 Harmonie 81 Harpagon 123,261,348 Harrisson 120
hassani288 Hatshepsout 85 Hathor 77 Hébat 78 Hébé 81 Hébreux 78, 79 Hector 81 Hélène 81 Hélios 81 heller 81, 179 Helvétius 308
henri288 Henri 111107, 168 Henri IV 70, 168 Henri VIII 105,305 Héphaïstos 81 Héra 81 Héraclès 81 Hercule 352 Hermès 12, 81 Hérodote 21, 84 Herriot (P.) 224 Hiéron 64 Hindenburg 224-225 Hiram 85 Hitler 200, 202, 224-225, 227, 252, 253, 259, 260, 342, 344 Hittites 46, 51, 78 Hoche 153 Hô Chi Minh 206, 329 Hocquart 133 Homère 22, 41, 81 Honti 204 Hoover 218, 256 Horace 336, 337 Horn (comte de) 146 Horus 77 Hugo (V.) 260 Hume (D.) 277
hun 108 Hus (J.) 319
J Jabir ibn Hayen el-Sufi 86 jacobus 261, 288 Jason 81 Jean le Bon 44, 168 Jefferson 164
jen-min-piao 206 Jéroboam 79 Jésus 81 Job 337 Junon 65 Justin 290
K kantou35 Kennedy (J.) 344 Kerenski 188 Keynes (J.-M.) 109, 138,214 à 216,274,279,280,339 Khomeiny 253, 351
kilpengoe 292 kina 32-33 koban 183 kopek 189, 286 koruna 286, 298 Kovacs 204 Krestriski 193 kreuzerl07, 176, 179, 180, 286 krona, krone 181, 286 Kruger 119, 120, 120 à 122, 356 krugerrand 256, 288
L Laffitte 172 La Fontaine 130,261,297,337, 350 La Force (duc de) 144
Lee (A.) 320 Legueu (Fr.) 199 Lénine 33, 188, 191,325 à 327, 329, 332, 339 léopard 286 Léopold le, 175 Leroy-Beaulieu 166,277 leu, lei 203, 208, 209, 298 lev, leva 113, 203, 286 liard 130, 290
Mao Tsé-toung (ou Mao Zedong) 205,306,327 à 329, 328-329, 332, 354 maravédis 107, 180, 290 Marat 154 marc 51, 179, 285, 294 Marc-Aurèle 85 Marchandeau 255 Maréchal (S.) 310
licorne 286 lionceau 286 lire 177, 178,180,224-225, 242 à 244, 268 à 272, 285, 298 lis 286 litas 288 litra 285 livre 90, 104, 107, 110, 132, 133, 135, 136, 144 à 146, 150 à 158, 169,224-225 - sterling 113, 123, 147, 148,
Marie-Louise 177 Marie de Médicis 88
160, 180, 181, 187, 212, 213, 214, 217. 217, 218, 224 à 226, 237 à 240, 243, 248, 252, 261, 267 à 273, 285, 292, 293, 296 - tournois 133, 168, 169, 232, 285,293 - australienne 181,213,285
-
colombienne 285 égyptienne 213, 285 irlandaise 285 israélienne 285, 293, 295 maltaise 285 palestinienne 213 péruvienne 285 sud-africaine 182,213,
285, 295 Locke (J.) 111, 337 Lombards 91, 129, 177 Louis (Saint) 42, 69, 90, 128, 210,261,297 Louis XI 88, 261 Louis XIII 104, 168 Louis XIV 70, 88, 134, 138,261, 286,336 Louis XV 70, 108, 138, 146, 159, 358 Louis XVI 146, 303, 342, 358 Louis (baron) 172 louis 104, 107, 110, 113, 123, 130, 134, 135, 148, 261, 288, 296-297 Luther 105, 201, 319 Lycurgue 49, 319, 335
mariengroschen 291 Marie-Thérèse 109,109
markll,90,111,116,123,179, 180, 194 à 202, 198, 200-20l, 208, 209, 213, 221, 223, 225, 226, 235, 236, 238, 239, 245, 247, 248, 256, 259, 267 à 272, 281, 285, 291, 294, 295, 298, 352
- finlandais 285 - polonais 194, 208, 285 - banco 137, 140, 147, 179 Marmont (maréchal) 170 Marshall 116, 220, 252 Maru Devi 80 Marx (K.) 173,215,301,302, 312-313, 313 à 317, 321, 325, 327 à 330, 332, 338, 334 Mattei 244 Mattey 360 Matthys 319, 320 Maury (abbé) 151 Mayer (R.) 229, 230, 358 Mèdes 79 Meiji 183,244 Meir (Go Ida) 324 Mendeleïev 73 Mendoza 97 Ménélik 110 Ménès 68 Meredith 339 Mervyn Le Roy 352-353 Meslier (J.) 307,309,332 Meulles (J. de) 130, 131 Michée 51 Midas 81, 336
miliareuse 291 milpengoe 204 milreis123, 180, 182, 204, 248, 292
mine 51,62 Mirabeau 149 à 151,338
mitraille 290
M
larin 52 Las Casas 24
marengo 352
lat 288
Mably (abbé) 309 Machiavel 244
Laurencin 25 Lavoisier 151 Law (B.) 33, 134 à 155, 136-137, 139, 160, 170, 208,210,277,279,338
macoute 38 maille 291 mandat 157, 170, 208 manille 52, 52 Mansart (Fr.) 172
Mitterrand 159, 234, 235
moco 294 moëde294 mohur123 Moïse 51, 78, 79 Molière 88, 104, 168,297,337, 350 Monnet (J.) 263 Montagu (S.) 119, 360 Montesquieu 108,140,143,338
381
INDEX Montezuma 97, 98 More (Th.) 108,305,306,310, 312, 312-313, 323, 326, 329 Moreau (E.) 225 Morelly 307 à 309, 314, 332 Moreno (R.) 373, 374 Mouton 358 Murat 170 Munzer (Th.) 319, 328-329 Mussolini 242, 243
N Nabuchodonosor 78 Napoléon le, 158, m, 175 à 177,261 Napoléon 111114,166, 172,261 napoléon 113, 123, 169, 288, 352, 360 Narvaez 97 Necker 147, 150 Néron 66,81 Neugroschen 291 Neumark201 Nibelung 82 nickel 165 Nicolas le, 181 Nicolas Il 325 Nike 62 Nixon 220, 346 Noailles (duc de) 138, 139, 141 noble 261, 288, 296-297 Notgeld199 Nigget356 nummus aureus 65
0 oban 52, 183, 296-297 obole 52, 62, 289 once 122, 221, 222, 289, 352 Orléans (Ph. d') 138 à 140, 142, 143, 146 Oman 21 osella 290 Ostmark 203, 291 Owen (R.) 311, 312-313, 314, 317,326
p Pabst (G.w.) 200-201 pagode 108 Palissy (B.) 88 Pallas 41, 81 Pao-tch 'ao 128 Paracelse 88 Paré (A.) 166 Pâris 53, 81 Paris (frères) 141, 144
382
parisis 288 pataque 290 Paterson (W.) 136 Péguy (Ch.) 302 pengoe 195, 200-201, 204, 208, 209, 248, 298 penny. pence 38, 90, 122, 136, 148,217,289 Périclès 260 Perrégaux (comte de) 170 Persée 81 Peruzzi 129 peseta 113, 123, 180, 248, 269, 285, 293, 297 peso 51, 103, 123, 182, 207, 245, 248, 285, 293, 298 Pétion 150, 151 Petsche 230 pfennig 90, 179, 289 Phidon 62 philippe 64 Philippe de Macédoine 64, 65,69 Philippe le Bel 69, 159, 258, 336 Philippe le Hardi 291 Philippe Il 107 piastre 44, 106, 111, 123, 130, 148, 163, 180, 181, 289, 291, 293, 295, 297 - mexicaine 103, 106, 109, m, 182, 183, 207, 272, 289, 290 - vietnamienne 206, 289 picaillon 290 Pierre le Grand 181 Pinay (A.) 224-225, 229 à 231, 256,351 Pinochet 208 p'i-pi127 Pirou (G.) 357, 366 pistole 103 à 105, 261, 290, 293, 297 Pitt (W.) 153 Pizarre 96 à 99, 335 platmynt 52, 136 Platon 95, 253, 304, 306, 312, 317, 324, 332 Pleven (R.) 230 Pline 64, 166 Plutarque 49, 335 Podebrady (G.) 261 Poincaré (R.) 224-225, 225, 231,350,351 Polo (M.) 16-17, 91, 92, 95,128 Polycrate 84, 356 Pompée 66 Pompidou (G.) 220, 261, 267, 346 portugaise 123 portuguez 288 Poséidon 81 Pot (Pol) 331 Prate (A.) 232 Priscianus 166 Proclos 86 Prométhée 84
Properce 336 Prosper 166 Proudhon 173, 313, 314, 316, 338 Ptolémée 64 Puisaye (comte de) 153 Pyrrhus 50, 65
Rubrouk 128 Rueff (J.) 231, 272, 277, 278, 340 rupiah 248, 286, 295 ryder 286
S Q quadruple 289, 293 quadrussis 289 quarter 289 quatrino 289 quetzal286, 298 Ouetzalcoatl 82 Ouiring (H.) 99
R Râ 77 Racine 130 Râkosi 204 Raleigh (W.) 101 Ramel209 rand 288, 295 rappe 176 Rappoport 308 Reagan (R.) 235, 348 rea/, reis 180, 204, 288, 289 real,reales 103,148,163,180, 288 Rebecca 78 Regnard 337 Reichmark 201 à 204, 222, 243, 291, 342, 343 Reichsthaler 291 Rembrandt 32 Rentenmark201, 202, 222, 291 Reynaud (P.) 226, 227, 255 Rhodes (C.) 120,122,335 rian 248 Ricardo (O.) 277, 314, 316 Richelieu 143, 337 rijderlO4 Rist (Ch.) 225, 318, 340 rixdale 291 Robespierre 155, 309 Romains (J) 122 Roosevelt (Fr.) 218, 219, 272, 339, 344, 348 Rosenfeld 117 Rothschild 120,360 rouble 33,104,113,123,147, 148, 158, 181, 188 à 190, 193, 194, 203, 206, 208 à 210, 213, 248, 275, 289, 293, 297, 298, 372 roupie 37, 42, 108, 182, 213, 245, 248, 286, 290, 292 Rousseau (J-J) 308, 312, 323 Roux (J) 309
Saint-Germain (comte de) 87 Saint-Just 308, 309 Saint-Pierre (Ch. de) 260 Saint-Simon 137, 138, 140, 143, 168,312 Sala (A.) 88 Salomon 51, 69, 79, 84, 85, 95, 337 Samson 152, 183 sapèque 52 Sara 20 Saül 79 Schacht (Dr) 199, 201, 202, 256, 256-257, 259, 340 Schiller 264 schilling 90, 179, 195, 286 - autrichien 286 Schuman (R.) 263 Schultz 42 scudo 104, 286 Seignelay (J-B. de) 130 sequin 89 à 92, 104, 123, 288, 290, 297 sesterce 66, 175, 289 Sévigné (Mme de) 130, 159, 168 Shakespeare (W.) 302, 337 Shaw (B.) 215, 340 shekel 51 , 285, 293, 295 Sherman 165 shilling 90, 106, 107, 111, 112, 122, 130, 148, 163, 181, 286 - scandinave 286 sicle 51,285,293 Siddhârta 80 Siegfried 82, 84 Silbergroschen 291 silique 285 Sismondi 312 Smith (A.) 277, 313, 314, 316 Soboul (A.) 309 Socrate 159 50165,90, 130, 131, 188, 289 - péruvien 182 soldo 289 solide, solidus 65, 66, 69, 289 Solon 41, 63, 66, 205 Solvay (E.) 368 Soma 80 Soto (de) 96 à 98 sou 65, 69, 89, 90, 110, 134, 148, 152, 168, 177, 179, 289 souverain 104, 107, 123, 127, 175, 180, 205, 288, 352, 360
INDEX Spaak (p.-H.) 263 Ssen-teh'ao 128 Staline 118,332,339,340,348 statere 60, 61, 62, 64 à 66, 64-65,289 sterling 89,90, 160, 182, 190, 213, 248, 288, 296, 297, 360,369 Stinnes (H.) 200 Stresemann (Dr) 201 Struben (Fr.) 119 Struben (H.) 119 Strumilev 326 sucre 288 sue/do 289 Sully 108 Sutter 116 Swift 108, 338 Syeée52 Sylla 66 sze/ong286
T tabnou51 taé/38, 108, 124, 182, 183 ta/ari 35, 110 ta/aro 288 ta/ent51, 52, 61, 285 ta/er288 tallari288
tallero 288 Talleyrand 151 Tallien 308 tampé294 ta-t'ang pang-hing paoteh'ao 128 teh'a-yin 128 tehervonetz 193, 200-201 Tchang Kai-chek205,206, 360 teston 286 tétradraehme 62, 63, 64-65 tha/erl03, 106, 109, 110, 136, 176, 288, 291, 295, 296-297 Thalès 63 Thatcher (M.) 218, 235 Thor 82 thune 291 ting 52 Tirésias 81 token 148 toman 123 tournois 288 Toutankhamon 80-81, 83, 340 Trajan 85 tridraehme 62 triens 289 Trotski 188 troud190 Tsai-Iun 127 ts'ien 52 Turgot 147
u unitas 274
v Valdivia 96, 97 Valentinien 66 Valery (P.) 292 Valois 168 Varin 133 Varuna 80 Vasco de Gama 108 Vauban 138 vellon 107 venezo/ano 288 Vermeer 32 Vespasien 336 Victor-Emmanuel 178 Victoria 112, 123, 166, 352 Villanova 88 Vinci (L. de) 105 Virgile 336, 336-337 Visconti 168 Vitruve 166 Voltaire 108, 147, 168, 307, 323,338 Vrene/i352
w Wagner (K.) 73 wampun 36, 36 Warin (J.) 59 Washington (G.) 148, 162, 163,164 Welser 105 Werner (P.) 266, 267, 270 White (H.-D.) 274 Wilson (H.) 214 Wilson (Th. W.) 262 Wolff (O.) 200 Wotan 82 Wou-ti 92, 127
y Yahvé 21, 51, 78, 79 Yamada-hagaki 128 yen 183, 184, 221, 222, 244, 245, 246, 247, 247, 248, 258,281 Yen-teh'ao 128
z zaire248 Zeus 62, 81 zloty 194, 203, 289, 297 Zola (E.) 302
383
Achevé d'imprimer en août 1989 Marne Imprimeurs, à Tours Imprimé en France N° 23129