HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES DE MŒURS SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE ILLUSIONS PERDUES ÈVE ET DAVID
Le lendemain, Lucien fit viser son passe-port, acheta une canne de houx, prit, à la place de la rue d’Enfer, un coucou qui, moyennant dix sous, le mit à Lonjumeau. Pour première étape, il coucha dans l’écurie d’une ferme à deux lieues d’Arpajon. Quand il eut atteint Orléans, il se trouva déjà bien las et bien fatigué ; mais, pour trois francs, un batelier le descendit à Tours, et pendant le trajet il ne dépensa que deux francs pour sa nourriture. De Tours à Poitiers, Lucien marcha pendant cinq jours. Bien au delà de Poitiers, il ne possédait plus que cent sous, mais il rassembla pour continuer sa route un reste de force. Un jour, Lucien fut surpris par la nuit dans une plaine où il résolut de bivouaquer, quand, au fond d’un ravin, il aperçut une calèche montant une côte. À l’insu du postillon, des voyageurs et d’un valet de chambre placé sur le siége, il put se blottir derrière entre deux paquets, et s’endormit en se plaçant de manière à pouvoir résister aux cahots. Au matin, réveillé par le soleil qui lui frappait les yeux et par un bruit de voix, il reconnut Mansle, cette petite ville où, dix-huit mois auparavant, il était allé attendre madame de Bargeton, le cœur plein d’amour, d’espérance et de joie. Se voyant couvert de poussière, au milieu d’un cercle de curieux et de postillons, il comprit qu’il devait être l’objet d’une accusation ; il sauta sur ses pieds, et allait parler, quand deux voyageurs sortis de la calèche lui coupèrent la parole : il vit le nouveau préfet de la Charente, le comte Sixte du Châtelet et sa femme, Louise de Nègrepelisse. — Si nous avions su quel compagnon le hasard nous avait donné ! dit la comtesse. Montez avec nous, monsieur.
Lucien salua froidement ce couple en lui jetant un regard à la fois humble et menaçant, il se perdit dans un chemin de traverse en avant de Mansle, afin de gagner une ferme où il pût déjeuner avec du pain et du lait, se reposer et délibérer en silence sur son avenir. Il avait encore trois francs. L’auteur des Marguerites, poussé par la fièvre, courut pendant long-temps ; il descendit le cours de la rivière en examinant la disposition des lieux qui devenaient de plus en plus pittoresques. Vers le milieu du jour, il atteignit à un endroit où la nappe d’eau, environnée de saules, formait une espèce de lac. Il s’arrêta pour contempler ce frais et touffu bocage dont la grâce champêtre agit sur son âme. Une maison attenant à un moulin assis sur un bras de la rivière, montrait entre les têtes d’arbres son toit de chaume orné de joubarbe. Cette naïve façade avait pour seuls ornements quelques buissons de jasmin, de chèvrefeuille et de houblon, et tout alentour brillaient les fleurs du flox et des plus splendides plantes grasses. Sur l’empierrement retenu par un pilotis grossier, qui maintenait la chaussée au-dessus des plus grandes crues, il aperçut des filets étendus au soleil. Des canards nageaient dans le bassin clair qui se trouvait au delà du moulin, entre les deux courants d’eau mugissant dans les vannes. Le moulin faisait entendre son bruit agaçant. Sur un banc rustique, le poète aperçut une bonne grosse ménagère tricotant et surveillant un enfant qui tourmentait des poules. — Ma bonne femme, dit Lucien en s’avançant, je suis bien fatigué, j’ai la fièvre, et n’ai que trois francs ; voulezvous me nourrir de pain bis et de lait, me coucher sur la paille pendant une semaine ? j’aurai eu le temps d’écrire à mes parents qui m’enverront de l’argent ou qui viendront me chercher ici. — Volontiers, dit-elle, si toutefois mon mari le veut. Hé ! petit homme ?
Le meunier sortit, regarda Lucien et s’ôta sa pipe de la bouche pour dire : — Trois francs, une semaine ? autant ne vous rien prendre. — Peut-être finirai-je garçon meunier, se dit le poète en contemplant ce délicieux paysage avant de se coucher dans le lit que lui fit la meunière, et où il dormit de manière à effrayer ses hôtes. — Courtois, va donc voir si ce jeune homme est mort ou vivant, voici quatorze heures qu’il est couché, je n’ose pas y aller, dit la meunière le lendemain vers midi. — Je crois, répondit le meunier à sa femme en achevant d’étaler ses filets et ses engins à prendre le poisson, que ce joli garçon-là pourrait bien être quelque gringalet de comédien, sans sou ni maille. — À quoi vois-tu donc cela, petit homme ? dit la meunière. — Dame ! ce n’est ni un prince, ni un ministre, ni un député ni un évêque ; d’où vient que ses mains sont blanches comme celles d’un homme qui ne fait rien ? — Il est alors bien étonnant que la faim ne l’éveille pas, dit la meunière qui venait d’apprêter un déjeuner pour l’hôte que le hasard leur avait envoyé la veille. Un comédien ? reprit-elle. Où irait-il ? Ce n’est pas encore le moment de la foire à Angoulême. Ni le meunier ni la meunière ne pouvaient se douter qu’à part le comédien, le prince et l’évêque, il est un homme à la fois prince et comédien, un homme revêtu d’un magnifique sacerdoce, le Poète qui semble ne rien faire et qui néanmoins règne sur l’Humanité quand il a su la peindre.
— Qui serait-ce donc ? dit Courtois à sa femme. — Y aurait-il du danger à le recevoir ? demanda la meunière. — Bah ! les voleurs sont plus dégourdis que ça, nous serions déjà dévalisés, reprit le meunier. — Je ne suis ni prince, ni voleur, ni évêque, ni comédien, dit tristement Lucien qui se montra soudain et qui sans doute avait entendu par la croisée le colloque de la femme et du mari. Je suis un pauvre jeune homme fatigué, venu à pied de Paris ici. Je me nomme Lucien de Rubempré, et suis le fils de monsieur Chardon, le prédécesseur de Postel, le pharmacien de l’Houmeau. Ma sœur a épousé David Séchard, l’imprimeur de la place du Mûrier à Angoulême. — Attendez donc ! dit le meunier. C’t imprimeur-là n’est-il pas le fils du vieux malin qui fait valoir son domaine de Marsac ? — Précisément, répondit Lucien. — Un drôle de père, allez ! reprit Courtois. Il fait, dit-on, tout vendre chez son fils, et il a pour plus de deux cent mille francs de bien, sans compter son esquipol ! Lorsque l’âme et le corps ont été brisés dans une longue et douloureuse lutte, l’heure où les forces sont dépassées est suivie ou de la mort ou d’un anéantissement pareil à la mort, mais où les natures capables de résister reprennent alors des forces. Lucien, en proie à une crise de ce genre, parut prés de succomber au moment où il apprit, quoique vaguement, la nouvelle d’une catastrophe arrivée à David Séchard, son beau-frère.
— Oh ! ma sœur ! s’écria-t-il, qu’ai-je fait, mon Dieu ! Je suis un infâme ! Puis il se laissa tomber sur un banc de bois, dans la pâleur et l’affaissement d’un mourant. La meunière s’empressa de lui apporter une jatte de lait qu’elle le força de boire ; mais il pria le meunier de l’aider à se mettre sur son lit, en lui demandant pardon de lui donner l’embarras de sa mort, car il crut sa dernière heure arrivée. En apercevant le fantôme de la mort, ce gracieux poète fut pris d’idées religieuses : il voulut voir le curé, se confesser et recevoir les sacrements. De telles plaintes exhalées d’une voix faible par un garçon doué d’une charmante figure et aussi bien fait que Lucien touchèrent vivement madame Courtois. — Dis donc, petit homme, monte à cheval, et va donc quérir monsieur Marron, le médecin de Marsac ; il verra ce qu’a ce jeune homme, qui ne me paraît point en bon état, et tu ramèneras aussi le curé. Peut-être sauront-ils mieux que toi ce qui en est de cet imprimeur de la place du Mûrier, puisque Postel est le gendre de monsieur Marron. Courtois parti, la meunière, imbue comme tous les gens de la campagne de cette idée que la maladie exige de la nourriture, restaura Lucien qui se laissa faire, en s’abandonnant alors moins à sa prostration qu’à de violents remords. Le moulin de Courtois se trouvait à une lieue de Marsac, chef-lieu de canton, situé à mi-chemin de Mansle et d’Angoulême ; mais le brave meunier ramena d’autant plus promptement le médecin et le curé de Marsac que l’un et l’autre avaient entendu parler de la liaison de Lucien avec madame de Bargeton, et que tout le département de la Charente causait en ce moment du mariage de cette dame et de sa rentrée à Angoulême avec le nouveau préfet, le comte Sixte du Châtelet. Aussi en apprenant que Lucien était chez le meunier, le médecin comme le curé brûlèrent-ils du désir
de connaître les raisons qui avaient empêché la veuve de monsieur de Bargeton d’épouser le jeune poète avec lequel elle s’était enfuie, et de savoir s’il revenait au pays pour secourir son beau-frère, David Séchard. La curiosité, l’humanité, tout se réunissait si bien pour amener promptement des secours au poète mourant que, deux heures après le départ de Courtois, Lucien entendit sur la chaussée pierreuse du moulin le bruit de ferraille que rendait le méchant cabriolet du médecin de campagne. Messieurs Marron se montrèrent aussitôt, car le médecin était le neveu du curé. Ainsi Lucien voyait en ce moment des gens aussi liés avec le père de David Séchard que peuvent l’être des voisins dans un petit bourg vignoble. Quand le médecin eut observé le mourant, lui eut tâté le pouls, examiné la langue, il regarda la meunière en souriant. — Madame Courtois, dit-il, si, comme je n’en doute pas, vous avez à la cave quelque bonne bouteille de vin, et dans votre sentineau quelque bonne anguille, servez-les à votre malade qui n’a pas autre chose qu’une courbature ; et cela fait, il sera promptement sur pied ! — Ah ! monsieur, dit Lucien, mon mal n’est pas au corps, mais à l’âme, et ces braves gens m’ont dit une parole qui m’a tué en m’annonçant des désastres chez ma sœur, madame Séchard ! Au nom de Dieu, vous qui, si j’en crois madame Courtois, avez marié votre fille à Postel, vous devez savoir quelque chose des affaires de David Séchard ! — Mais il doit être en prison, répondit le médecin, son père a refusé de le secourir... — En prison ! reprit Lucien, et pourquoi ? — Mais pour des traites venues de Paris et qu’il avait sans doute oubliées, car il ne passe pas pour savoir trop ce qu’il fait, répondit monsieur Marron.
— Laissez-moi, je vous prie, avec monsieur le curé, dit le poète dont la physionomie s’altéra gravement. Le médecin, le meunier et sa femme sortirent. Quand Lucien se vit seul avec le vieux prêtre, il s’écria : — Je mérite la mort que je sens venir, monsieur, et je suis un bien grand misérable qui n’a plus qu’à se jeter dans les bras de la religion. C’est moi, monsieur, qui suis le bourreau de ma sœur et de mon frère, car David Séchard est un frère pour moi ! J’ai fait les billets que David n’a pas pu payer... Je l’ai ruiné. Dans l’horrible misère où je me suis trouvé, j’oubliais ce crime... Et Lucien raconta ses malheurs. Quand il eut achevé ce poème digne d’un poète, il supplia le curé d’aller à Angoulême et de s’enquérir auprès d’Ève, sa sœur, et de sa mère, madame Chardon, du véritable état des choses, afin qu’il sût s’il pouvait encore y remédier. — Jusqu’à votre retour, monsieur, dit-il en pleurant à chaudes larmes, je pourrai vivre. Si ma mère, si ma sœur, si David ne me repoussent pas, je ne mourrai point ! La fiévreuse éloquence du Parisien, les larmes de ce repentir effrayant, ce beau jeune homme pâle et quasimourant de son désespoir, le récit d’infortunes qui dépassaient les forces humaines, tout excita la pitié, l’intérêt du curé. — En province comme à Paris, monsieur, lui réponditil, il ne faut croire que la moitié de ce qu’on dit ; ne vous épouvantez pas d’une rumeur qui, à trois lieues d’Angoulême, doit être très-erronée. Le vieux Séchard, notre voisin, a quitté Marsac depuis quelques jours ; ainsi probablement il s’occupe à pacifier les affaires de son fils. Je vais à Angoulême et reviendrai vous dire si vous pouvez rentrer dans votre famille auprès de laquelle vos aveux, votre repentir m’aideront à plaider votre cause.
Le curé ne savait pas que, depuis dix-huit mois, Lucien s’était tant de fois repenti, que son repentir, quelque violent qu’il fût, n’avait d’autre valeur que celle d’une scène parfaitement jouée et jouée encore de bonne foi ! Au curé succéda le médecin. En reconnaissant chez le malade une crise nerveuse qui pouvait devenir funeste, le neveu fut aussi consolant que l’avait été l’oncle, et finit par déterminer son malade à se restaurer. Le curé, qui connaissait le pays et ses habitudes, avait gagné Mansle où la voiture de Ruffec à Angoulême ne devait pas tarder à passer et dans laquelle il eut une place. Le vieux prêtre comptait demander des renseignements sur David Séchard à son petit-neveu Postel, le pharmacien de l’Houmeau, l’ancien rival de l’imprimeur auprès de la belle Ève. À voir les précautions que prit le petit pharmacien pour aider le vieillard à descendre de l’affreuse patache qui faisait alors le service de Ruffec à Angoulême, le spectateur le plus obtus eût deviné que monsieur et madame Postel hypothéquaient leur bien-être sur sa succession. — Avez-vous déjeuné, voulez-vous quelque chose ? Nous ne vous attendions point, et nous sommes agréablement surpris... Ce fut mille questions à la fois. Madame Postel était bien prédestinée à devenir la femme d’un pharmacien de l’Houmeau. De la taille du petit Postel, elle avait la figure rouge d’une fille élevée à la campagne ; sa tournure était commune, et toute sa beauté consistait dans une grande fraîcheur. Sa chevelure rousse, plantée très-bas sur le front, ses manières et son langage approprié à la simplicité gravée dans les traits d’un visage rond, des yeux presque jaunes, tout en elle disait qu’elle avait été mariée pour ses espérances de fortune. Aussi déjà commandait-elle après un an de ménage, et paraissait-elle s’être entièrement rendue
maîtresse de Postel, trop heureux d’avoir trouvé cette héritière. Madame Léonie Postel, née Marron, nourrissait un fils, l’amour du vieux curé, du médecin et de Postel, un horrible enfant qui ressemblait à son père et à sa mère. — Hé ! bien, mon oncle, que venez-vous donc faire à Angoulême, dit Léonie, puisque vous ne voulez rien prendre et que vous parlez de nous quitter aussitôt entré ? Dès que le digne ecclésiastique eut prononcé le nom d’Ève et de David Séchard, Postel rougit, et Léonie jeta sur le petit homme ce regard de jalousie obligée qu’une femme entièrement maîtresse de son mari ne manque jamais à exprimer pour le passé, dans l’intérêt de son avenir. — Qu’est-ce qu’ils vous ont donc fait, ces gens-là, mon oncle, pour que vous vous mêliez de leurs affaires ? dit Léonie avec une visible aigreur. — Ils sont malheureux, ma fille, répondit le curé qui peignit à Postel l’état dans lequel se trouvait Lucien chez les Courtois. — Ah ! voilà dans quel équipage il revient de Paris, s’écria Postel. Pauvre garçon ! il avait de l’esprit cependant, et il était ambitieux ! Il allait chercher du grain, et il revient sans paille. Mais que vient-il faire ici ? sa sœur est dans la plus affreuse misère, car tous ces génies-là, ce David tout comme Lucien, ça ne se connaît guère en commerce. Nous avons parlé de lui au Tribunal, et, comme juge, j’ai dû signer son jugement !... Ca m’a fait un mal ! Je ne sais pas si Lucien pourra, dans les circonstances actuelles, aller chez sa sœur ; mais, en tout cas, la petite chambre qu’il occupait ici est libre, et je la lui offre volontiers. — Bien, Postel, dit le prêtre en mettant son tricorne et se disposant à quitter la boutique après avoir embrassé l’enfant qui dormait dans les bras de Léonie.
— Vous dînerez sans doute avec nous, mon oncle, dit madame Postel car vous n’aurez pas promptement fini, si vous voulez débrouiller les affaires de ces gens-là. Mon mari vous reconduira dans sa carriole avec son petit cheval. Les deux époux regardèrent leur précieux grand-oncle s’en allant vers Angoulême. — Il va bien tout de même pour son âge, dit le pharmacien. Pendant que le vénérable septuagénaire monte les rampes d’Angoulême, il n’est pas inutile d’expliquer dans quel lacis d’intérêts il allait mettre le pied. Après le départ de son beau-frère pour Paris, David Séchard, ce bœuf, courageux et intelligent comme celui que les peintres donnent pour compagnon à l’évangéliste, n’eut qu’une idée, celle de faire une grande et rapide fortune, moins pour lui que pour Ève et pour Lucien, ces deux charmants êtres auxquels il s’était consacré. Mettre sa femme dans la sphère d’élégance et de richesse où elle devait vivre, soutenir de son bras puissant l’ambition de son frère, tel fut le programme écrit en lettres de feu devant ses yeux. Ce patient génie mis par Lucien sur la trace d’une invention dont s’était occupé Chardon le père, et dont la nécessité devait se faire sentir de jour en jour, se livra sans en rien dire à personne, pas même à sa femme, à cette recherche pleine de difficultés. Après avoir embrassé par un coup d’œil l’esprit de son temps, le possesseur de la pauvre imprimerie de la rue du Mûrier, écrasé par les frères Cointet, devina le rôle que l’imprimerie allait jouer. Les journaux, la politique, l’immense développement de la librairie et de la littérature, celui des sciences, la pente à une discussion publique de tous les intérêts du pays, tout le mouvement social qui se déclara lorsque la Restauration parut assise, exigeait une production de papier presque décuple comparée à la quantité sur
laquelle spécula le célèbre Ouvrard au commencement de la Révolution, guidé par de semblables motifs. En 1822, les papeteries étaient trop nombreuses en France pour qu’on pût espérer de s’en rendre le possesseur exclusif, comme fit Ouvrard qui s’empara des principales usines après avoir accaparé leurs produits. David n’avait d’ailleurs ni l’audace, ni les capitaux nécessaires à de pareilles spéculations. Or, tant que pour ses fabrications la papeterie s’en tiendrait au chiffon, le prix du papier ne pouvait que hausser. On ne force pas la production du chiffon. Le chiffon est le résultat de usage du linge et la population d’un pays n’en donne qu’une quantité déterminée. Cette quantité ne peut s’accroître que par une augmentation dans le chiffre des naissances. Pour opérer un changement sensible dans sa population, un pays veut un quart de siècle et de grandes révolutions dans les mœurs, dans le commerce ou dans l’agriculture. Si donc, les besoins de la papeterie devenaient supérieurs à ce que la France produisait de chiffon, soit du double soit du triple, il fallait, pour maintenir le papier à bas prix, introduire dans la fabrication du papier un élément autre que le chiffon. Ce raisonnement reposait d’ailleurs sur les faits. Les papeteries d’Angoulême, les dernières où se fabriquèrent des papiers avec du chiffon de fil, voyaient le coton envahissant la pâte dans une progression effrayante. En même temps que lord Stanhope inventait la presse en fer et qu’on parlait des presses mécaniques de l’Amérique, la mécanique à faire le papier de toute longueur commençait à fonctionner en Angleterre. Ainsi les moyens s’adaptaient aux besoins de la civilisation française actuelle, qui repose sur la discussion étendue à tout et sur une perpétuelle manifestation de la pensée individuelle, un vrai malheur, car les peuples qui délibèrent agissent très-peu. Chose étrange ! pendant que Lucien entrait dans les rouages de l’immense machine du Journalisme, au risque d’y laisser son honneur et son intelligence en lambeaux, David Séchard, du fond de son imprimerie, embrassait le mouvement de la Presse périodique dans ses conséquences matérielles. Armé par Lucien de l’idée première que monsieur Chardon père avait
eue sur la solution de ce problème d’industrie, il voulait mettre les moyens en harmonie avec le résultat vers lequel tendait l’esprit du Siècle. Enfin, il voyait juste en cherchant une fortune dans la fabrication du papier à bas prix, car l’événement a justifié la prévoyance du sagace imprimeur d’Angoulême. Pendant ces quinze dernières années, le bureau chargé des demandes de brevets d’invention a reçu plus de cent requêtes de prétendues découvertes de substances à introduire dans la fabrication du papier. Ce dévoué jeune homme, certain de l’utilité de cette découverte, sans éclat, mais d’un immense profit, tomba donc, après le départ de son beau-frère pour Paris, dans la constante préoccupation que devait causer la recherche d’une pareille solution. Comme il avait épuisé toutes ses ressources pour se marier et pour subvenir aux dépenses du voyage de Lucien à Paris, il se vit au début de son mariage dans la plus profonde misère. Il avait gardé mille francs pour les besoins de son imprimerie, et devait un billet de pareille somme à Postel, le pharmacien. Ainsi, pour ce profond penseur, le problème fut double : il fallait inventer, et inventer promptement ; il fallait enfin adapter les profits de la découverte aux besoins de son ménage et de son commerce. Or, quelle épithète donner à la cervelle capable de secouer les cruelles préoccupations que causent et une indigence à cacher, et le spectacle d’une famille sans pain, et les exigences journalières d’une profession aussi méticuleuse que celle de l’imprimeur, tout en parcourant les domaines de l’inconnu, avec l’ardeur et les enivrements du savant à la poursuite d’un secret qui de jour en jour échappe aux plus subtiles recherches ? Hélas ! comme on va le voir, les inventeurs ont bien encore d’autres maux à supporter, sans compter l’ingratitude des masses à qui les oisifs et les incapables disent d’un homme de génie : — Il était né pour devenir inventeur, il ne pouvait pas faire autre chose. Il ne faut pas plus lui savoir gré de sa découverte, qu’on ne sait gré à un homme d’être né prince ! il exerce des facultés
naturelles ! et il a d’ailleurs trouvé sa récompense dans le travail même. Le mariage cause à une jeune fille de profondes perturbations morales et physiques ; mais, en se mariant dans les conditions bourgeoises de la classe moyenne, elle doit de plus étudier des intérêts tout nouveaux, et s’initier à des affaires ; de là, pour elle, une phase où nécessairement elle reste en observation sans agir. L’amour de David pour sa femme en retarda malheureusement l’éducation, il n’osa pas lui dire l’état des choses, ni le lendemain des noces, ni les jours suivants. Malgré la détresse profonde à laquelle le condamnait l’avarice de son père, le pauvre imprimeur ne put se résoudre à gâter sa lune de miel par le triste apprentissage de sa profession laborieuse et par les enseignements nécessaires à la femme d’un commerçant. Aussi, les mille francs, le seul avoir, furent-ils dévorés plus par le ménage que par l’atelier. L’insouciance de David et l’ignorance de sa femme dura trois mois ! Le réveil fut terrible. À l’échéance du billet souscrit par David à Postel, le ménage se trouva sans argent, et la cause de cette dette était assez connue à Ève pour qu’elle sacrifiât à son acquittement et ses bijoux de mariée et son argenterie. Le soir même du payement de cet effet, Ève voulut faire causer David sur ses affaires, car elle avait remarqué qu’il s’occupait de tout autre chose que de son imprimerie. En effet, dès le second mois de son mariage, David passa la majeure partie de son temps sous l’appentis situé au fond de la cour, dans une petite pièce qui lui servait à fondre ses rouleaux. Trois mois après son arrivée à Angoulême, il avait substitué, aux pelotes à tamponner les caractères, l’encrier à table et à cylindre où l’encre se façonne et se distribue au moyen de rouleaux composés de colle forte et de mélasse. Ce premier perfectionnement de la typographie fut tellement incontestable, qu’aussitôt après en avoir vu l’effet, les frères Cointet l’adoptèrent. David avait adossé au mur mitoyen de cette espèce de cuisine un fourneau à bassine en cuivre, sous prétexte de dépenser moins de charbon pour refondre ses
rouleaux, dont les moules rouillés étaient rangés le long de la muraille, et qu’il ne refondit pas deux fois. Non-seulement il mit à cette pièce une solide porte en chêne, intérieurement garnie en tôle, mais encore il remplaça les sales carreaux du châssis d’où venait la lumière par des vitres en verre cannelé, pour empêcher de voir du dehors l’objet de ses occupations. An premier mot que dit Ève à David au sujet de leur avenir, il la regarda d’un air inquiet et l’arrêta par ces paroles : — Mon enfant, je sais tout ce que doit t’inspirer la vue d’un atelier désert et l’espèce d’anéantissement commercial où je reste ; mais, vois-tu, reprit-il en l’amenant à la fenêtre de leur chambre et lui montrant le réduit mystérieux, notre fortune est là... Nous aurons à souffrir encore pendant quelques mois ; mais souffrons avec patience, et laisse-moi résoudre un problème d’industrie qui fera cesser toutes nos misères. David était si bon, son dévouement devait être si bien cru sur parole, que la pauvre femme, préoccupée comme toutes les femmes de la dépense journalière, se donna pour tâche de sauver à son mari les ennuis du ménage. Elle quitta donc la jolie chambre bleue et blanche où elle se contentait de travailler à des ouvrages de femme en devisant avec sa mère, et descendit dans une des deux cages de bois situées au fond de l’atelier pour étudier le mécanisme commercial de la typographie. Durant ces trois mois, l’inerte imprimerie de David avait été désertée par les ouvriers jusqu’alors nécessaires à ses travaux, et qui s’en allèrent un à un. Accablés de besogne, les frères Cointet employaient nonseulement les ouvriers du département alléchés par la perspective de faire chez eux de fortes journées, mais encore quelques-uns de Bordeaux, d’où venaient surtout les apprentis qui se croyaient assez habiles pour se soustraire aux conditions de l’apprentissage. En examinant les ressources que pouvait présenter l’imprimerie Séchard, Ève n’y trouva plus que trois personnes. D’abord l’apprenti que David se plaisait à former chez les Didot, comme font presque tous les protes qui, dans le grand nombre d’ouvriers
auquel ils commandent, s’attachent plus particulièrement à quelques-uns d’entre eux ; David avait emmené cet apprenti, nommé Cérizet, à Angoulême, où il s’était perfectionné ; puis Marion, attachée à la maison comme un chien de garde ; enfin Kolb, un Alsacien, jadis homme de peine chez messieurs Didot. Pris par le service militaire, Kolb se trouva par hasard à Angoulême, où David le reconnut à une revue, au moment où son temps de service expirait. Kolb alla voir David et s’amouracha de la grosse Marion en découvrant chez elle toutes les qualités qu’un homme de sa classe demande à une femme : cette santé vigoureuse qui brunit les joues, cette force masculine qui permettait à Marion de soulever une forme de caractères avec aisance, cette probité religieuse à laquelle tiennent les Alsaciens, ce dévouement à ses maîtres qui révèle un bon caractère, et enfin cette économie à laquelle elle devait une petite somme de mille francs, du linge, des robes et des effets d’une propreté provinciale. Marion, grosse et grasse, âgée de trente-six ans, assez flattée de se voir l’objet des attentions d’un cuirassier haut de cinq pieds sept pouces, bien bâti, fort comme un bastion, lui suggéra naturellement l’idée de devenir imprimeur. Au moment où l’Alsacien reçut son congé définitif, Marion et David en avaient fait un ours assez distingué, qui ne savait néanmoins ni lire ni écrire. La composition des ouvrages dits de ville ne fut pas tellement abondante pendant ce trimestre que Cérizet n’eût pu y suffire. À la fois compositeur, metteur en pages, et prote de l’imprimerie, Cérizet réalisait ce que Kant appelle une triplicité phénoménale : il composait, il corrigeait sa composition, il inscrivait les commandes, et dressait les factures ; mais, le plus souvent sans ouvrage, il lisait des romans, dans sa cage au fond de l’atelier, attendant la commande d’une affiche ou d’un billet de faire part. Marion, formée par Séchard père, façonnait le papier, le trempait, aidait Kolb à l’imprimer, l’étendait, le rognait, et n’en faisait pas moins la cuisine, allant au marché de grand matin.
Quand Ève se fit rendre compte de ce premier trimestre par Cérizet, elle trouva que la recette était de quatre cents francs. La dépense, à raison de trois francs par jour pour Cérizet et Kolb, qui avaient pour leur journée, l’un deux et l’autre un franc, s’élevait à trois cents francs. Or, comme le prix des fournitures exigées par les ouvrages fabriqués et livrés se montait à cent et quelques francs, il fut clair pour Ève que pendant les trois premiers mois de son mariage David avait perdu ses loyers, l’intérêt des capitaux représentés par la valeur de son matériel et de son brevet, les gages de Marion, l’encre, et enfin les bénéfices que doit faire un imprimeur, ce monde de choses exprimées en langage d’imprimerie par le mot étoffes, expression due aux draps, aux soieries employées à rendre la pression de la vis moins dure aux caractères par l’interposition d’un carré d’étoffe (le blanchet) entre la platine de la presse et le papier qui reçoit l’impression. Après avoir compris en gros les moyens de l’imprimerie et ses résultats, Ève devina combien peu de ressources offrait cet atelier desséché par l’activité dévorante des frères Cointet, à la fois fabricants de papier, journalistes, imprimeurs, brevetés de l’Évêché, fournisseurs de la Ville et de la Préfecture. Le journal que, deux ans auparavant, les Séchard père et fils avaient vendu vingt-deux mille francs, rapportait alors dix-huit mille francs par an. Ève reconnut les calculs cachés sous l’apparente générosité des frères Cointet qui laissaient à l’imprimerie Séchard assez d’ouvrage pour subsister, et pas assez pour qu’elle leur fît concurrence [concurrenee]. En prenant la conduite des affaires, elle commença par dresser un inventaire exact de toutes les valeurs. Elle employa Kolb, Marion et Cérizet à ranger l’atelier, le nettoyer et y mettre de l’ordre. Puis, par une soirée où David revenait d’une excursion dans les champs, suivi d’une vieille femme qui lui portait un énorme paquet enveloppé de linges, Ève lui demanda des conseils pour tirer parti des débris que leur avait laissés le père Séchard, en lui promettant de diriger à elle seule les affaires. D’après l’avis de son mari, madame Séchard employa tous les restants de papiers qu’elle avait trouvés et mis par espèces, à imprimer
sur deux colonnes et sur une seule feuille ces légendes populaires coloriées que les paysans collent sur les murs de leurs chaumières : l’histoire du Juif-Errant, Robert-leDiable, la Belle-Maguelonne, le récit de quelques miracles. Ève fit de Kolb un colporteur. Cérizet ne perdit pas un instant, il composa ces pages naïves et leurs grossiers ornements depuis le matin jusqu’au soir. Marion suffisait au tirage. Madame Chardon se chargea de tous les soins domestiques, car Ève coloria les gravures. En deux mois, grâce à l’activité de Kolb et à sa probité, madame Séchard vendit, à douze lieues à la ronde d’Angoulême, trois mille feuilles qui lui coûtèrent trente francs à fabriquer et qui lui rapportèrent, à raison de deux sous pièce, trois cents francs. Mais quand toutes les chaumières et les cabarets furent tapissés de ces légendes, il fallut songer à quelque autre spéculation, car l’Alsacien ne pouvait pas voyager au delà du département. Ève, qui remuait tout dans l’imprimerie, y trouva la collection des figures nécessaires à l’impression d’un almanach dit des Bergers, où les choses sont représentées par des signes, par des images, des gravures en rouge, en noir ou en bleu. Le vieux Séchard, qui ne savait ni lire ni écrire, avait jadis gagné beaucoup d’argent à imprimer ce livre destiné à ceux qui ne savent pas lire. Cet almanach, qui se vend un sou, consiste en une feuille pliée soixantequatre fois, ce qui constitue un in-64 de cent vingt-huit pages. Tout heureuse du succès de ses feuilles volantes, industrie à laquelle s’adonnent surtout les petites imprimeries de province, madame Séchard entreprit l’Almanach des Bergers sur une grande échelle en y consacrant ses bénéfices. Le papier de l’Almanach des Bergers, dont plusieurs millions d’exemplaires se vendent annuellement en France, est plus grossier que celui de l’Almanach Liégeois, et coûte environ quatre francs la rame. Imprimée, cette rame, qui contient cinq cents feuilles, se vend donc, à raison d’un sou la feuille, vingt-cinq francs. Madame Séchard résolut d’employer cent rames à un premier tirage, ce qui faisait cinquante mille almanachs à placer et deux mille francs de bénéfice à recueillir.
Quoique distrait comme devait l’être un homme si profondément occupé, David fut surpris, en donnant un coup d’œil à son atelier, d’entendre grogner une presse, et de voir Cérizet toujours debout composant sous la direction de madame Séchard. Le jour où il y entra pour surveiller les opérations entreprises par Ève, ce fut un beau triomphe pour elle que l’approbation de son mari qui trouva l’affaire de l’almanach excellente. Aussi David promit-il ses conseils pour l’emploi des encres des diverses couleurs que nécessitent les configurations de cet almanach où tout parle aux yeux. Enfin, il voulut refondre lui-même les rouleaux dans son atelier mystérieux pour aider, autant qu’il le pouvait, sa femme dans cette grande petite entreprise. Au milieu de cette activité furieuse, vinrent les désolantes lettres par lesquelles Lucien apprit à sa mère, à sa sœur et à son beau-frère son insuccès et sa détresse à Paris. On doit comprendre alors qu’en envoyant à cet enfant gâté trois cents francs, Ève, madame Chardon et David avaient offert au poète, chacun de leur côté, le plus pur de leur sang. Accablée par ces nouvelles et désespérée de gagner si peu en travaillant avec tant de courage, Ève n’accueillit pas sans effroi l’événement qui met le comble à la joie des jeunes ménages. En se voyant sur le point de devenir mère, elle se dit : — Si mon cher David n’a pas atteint le but de ses recherches au moment de mes couches, que deviendronsnous ?... Et qui conduira les affaires naissantes de notre pauvre imprimerie ? L’Almanach des Bergers devait être bien fini avant le premier janvier ; or, Cérizet, sur qui roulait toute la composition, y mettait une lenteur d’autant plus désespérante que madame Séchard ne connaissait pas assez l’imprimerie pour le réprimander. Elle se contenta d’observer ce jeune Parisien. Orphelin du grand hospice des Enfants-Trouvés de Paris, Cérizet avait été placé chez messieurs Didot comme apprenti. De quatorze à dix-sept
ans, il fut le Séide de Séchard, qui le mit sous la direction d’un des plus habiles ouvriers, et qui en fit son gamin, son page typographique ; car David s’intéressa naturellement à Cérizet en lui trouvant de l’intelligence et il conquit son affection en lui procurant quelques plaisirs et des douceurs que lui interdisait son indigence. Doué d’une assez jolie petite figure chafouine, à chevelure rousse, les yeux d’un bleu trouble, Cérizet importa les mœurs du gamin de Paris dans la capitale de l’Angoumois. Son esprit vif et railleur, sa malignité l’y rendirent redoutable. Moins surveillé par David à Angoulême, soit que plus âgé il inspirât plus de confiance à son mentor, soit que l’imprimeur comptât sur l’influence de la province, Cérizet devint, à l’insu de son tuteur, le don Juan en casquette de trois ou quatre petites ouvrières, et se déprava complétement. Sa moralité, fille des cabarets parisiens, prit l’intérêt personnel pour unique loi. D’ailleurs, Cérizet, qui, selon l’expression populaire, devait tirer à la conscription l’année suivante, se voyait sans carrière ; aussi fit-il des dettes en pensant que dans six mois il deviendrait soldat, et qu’alors aucun de ses créanciers ne pourrait courir après lui. David conservait quelque autorité sur ce garçon, non pas à cause de son titre de maître, non pas pour s’être intéressé à lui, mais parce que l’ex-gamin de Paris reconnaissait en David une haute intelligence. Cérizet fraternisa bientôt avec les ouvriers des Cointet, attiré vers eux par la puissance de la veste, de la blouse, enfin par l’esprit de corps, plus influent peut-être dans les classes inférieures que dans les classes supérieures. Dans cette fréquentation, Cérizet perdit le peu de bonnes doctrines que David lui avait inculquées ; néanmoins, quand on le plaisantait sur les sabots de son atelier, terme de mépris donné par les ours aux vieilles presses des Séchard, en lui montrant les magnifiques presses en fer, au nombre de douze, qui fonctionnaient dans l’immense atelier des Cointet, où la seule presse en bois existant servait à faire les épreuves, il prenait encore le parti de David et jetait avec orgueil ces paroles au nez des blagueurs : — Avec ses sabots mon Naïf ira plus loin que les vôtres avec leurs bilboquets en
fer d’où il ne sort que des livres de messe ! Il cherche un secret qui fera la queue à toutes les imprimeries de France et de Navarre !... — En attendant, méchant prote à quarante sous, tu as pour bourgeois une repasseuse ! lui répondait-on. — Tiens, elle est jolie, répliquait Cérizet, et c’est plus agréable à voir que les mufles de vos bourgeois. — Est-ce que la vue de sa femme te nourrit ? De la sphère du cabaret ou de la porte de l’imprimerie où ces disputes amicales avaient lieu, quelques lueurs parvinrent aux frères Cointet sur la situation de l’imprimerie Séchard ; ils apprirent la spéculation tentée par Ève, et jugèrent nécessaire d’arrêter dans son essor une entreprise qui pouvait mettre cette pauvre femme dans une voie de prospérité. — Donnons-lui sur les doigts, afin de la dégoûter du commerce, se dirent les deux frères. Celui des deux Cointet qui dirigeait l’imprimerie rencontra Cérizet, et lui proposa de lire des épreuves pour eux, à tant par épreuve, pour soulager leur correcteur qui ne pouvait suffire à la lecture de leurs ouvrages. En travaillant quelques heures de nuit, Cérizet gagna plus avec les frères Cointet qu’avec David Séchard pendant sa journée. Il s’ensuivit quelques relations entre les Cointet et Cérizet, à qui l’on reconnut de grandes facultés, et qu’on plaignit d’être placé dans une situation si défavorable à ses intérêts. — Vous pourriez, lui dit un jour l’un des Cointet, devenir prote d’une imprimerie considérable où vous gagneriez six francs par jour, et avec votre intelligence vous arriveriez à vous faire intéresser un jour dans les affaires.
— À quoi cela peut-il me servir d’être un bon prote ? répondit Cérizet, je suis orphelin, je fais partie du contingent de l’année prochaine, et, si je tombe au sort, qui est-ce qui me payera un homme ?... — Si vous vous rendez utile, répondit le riche imprimeur, pourquoi ne vous avancerait-on pas la somme nécessaire à votre libération ? — Ce ne sera toujours pas mon naïf ? dit Cérizet. — Bah ! peut-être aura-t-il trouvé le secret qu’il cherche... Cette phrase fut dite de manière à réveiller les plus mauvaises pensées chez celui qui l’écoutait ; aussi Cérizet lança-t-il au fabricant de papier un regard qui valait la plus pénétrante interrogation. — Je ne sais pas de quoi il s’occupe, répondit-il prudemment en trouvant le bourgeois muet, mais ce n’est pas un homme à chercher des capitales dans son bas de casse ! — Tenez, mon ami, dit l’imprimeur en prenant six feuilles du Paroissien du Diocèse et les tendant à Cérizet, si vous pouvez nous avoir corrigé cela pour demain, vous aurez demain dix-huit francs. Nous ne sommes pas méchants, nous faisons gagner de l’argent au prote de notre concurrent ! Enfin, nous pourrions laisser madame Séchard s’engager dans l’affaire de l’Almanach des Bergers, et la ruiner ; eh ! bien, nous vous permettons de lui dire que nous avons entrepris un Almanach des Bergers, et de lui faire observer qu’elle n’arrivera pas la première sur la place... On doit comprendre maintenant pourquoi Cérizet allait si lentement sur la composition de l’Almanach. En apprenant que les Cointet troublaient sa pauvre petite
spéculation, Ève fut saisie de terreur, et voulut voir une preuve d’attachement dans la communication assez hypocritement faite par Cérizet de la concurrence qui l’attendait ; mais elle surprit bientôt chez son unique compositeur quelques indices d’une curiosité trop vive qu’elle voulut attribuer à son âge. — Cérizet, lui dit-elle un matin, vous vous posez sur le pas de la porte et vous attendez monsieur Séchard au passage afin d’examiner ce qu’il cache, vous regardez dans la cour quand il sort de l’atelier à fondre les rouleaux, au lieu d’achever la composition de notre almanach. Tout cela n’est pas bien, surtout quand vous me voyez, moi sa femme, respectant ses secrets et me donnant tant de mal pour lui laisser la liberté de se livrer à ses travaux. Si vous n’aviez pas perdu tant de temps, l’almanach serait fini, Kolb en vendrait déjà, les Cointet ne pourraient nous faire aucun tort. — Eh ! madame, répondit Cérizet, pour quarante sous par jour que je gagne ici, croyez-vous que ce ne soit pas assez de vous faire pour cent sous de composition ? Mais si je n’avais pas des épreuves à lire le soir pour les frères Cointet, je pourrais bien me nourrir de son. — Vous êtes ingrat de bonne heure, vous ferez votre chemin, répondit Ève atteinte au cœur moins par les reproches de Cérizet que par la grossièreté de son accent, par sa menaçante attitude et par l’agression de ses regards. — Ce ne sera toujours pas avec une femme pour bourgeois, car alors le mois n’a pas souvent trente jours. En se sentant blessée dans sa dignité de femme, Ève jeta sur Cérizet un regard foudroyant et remonta chez elle. Quand David vint dîner, elle lui dit : — Es-tu sûr, mon ami, de ce petit drôle de Cérizet ?
— Cérizet ? répondit-il. Eh ! c’est mon gamin, je l’ai formé, je l’ai eu pour teneur de copie, je l’ai mis à la casse, enfin il me doit d’être tout ce qu’il est ! Autant demander à un père s’il est sûr de son enfant... Ève apprit à son mari que Cérizet lisait des épreuves pour le compte des Cointet. — Pauvre garçon ! il faut bien qu’il vive, répondit David avec l’humilité d’un maître qui se sentait en faute. — Oui ; mais, mon ami, voici la différence qui existe entre Kolb et Cérizet ; Kolb fait vingt lieues tous les jours, dépense quinze ou vingt sous, nous rapporte sept, huit, quelquefois neuf francs de feuilles vendues, et ne me demande que ses vingt sous, sa dépense payée. Kolb se couperait la main plutôt que de tirer le barreau d’une presse chez les Cointet, et il ne regarderait pas les choses que tu jettes dans la cour, quand on lui offrirait mille écus ; tandis que Cérizet les ramasse et les examine. Les belles âmes arrivent difficilement à croire au mal, à l’ingratitude, il leur faut de rudes leçons avant de reconnaître l’étendue de la corruption humaine ; puis, quand leur éducation en ce genre est faite, elles s’élèvent à une indulgence qui est le dernier degré du mépris. — Bah ! pure curiosité de gamin de Paris, s’écria donc David. — Eh ! bien, mon ami, fais-moi le plaisir de descendre à l’atelier, d’examiner ce que ton gamin a composé depuis un mois, et de me dire si, pendant ce mois, il n’aurait pas dû finir notre almanach [almanalch]... Après le dîner, David reconnut que l’Almanach aurait dû être composé en huit jours ; puis, en apprenant que les Cointet en préparaient un semblable, il vint au secours de sa
femme : il fit interrompre à Kolb la vente des feuilles d’images et dirigea tout dans son atelier ; il mit en train luimême une forme que Kolb dut tirer avec Marion, tandis que lui-même tira l’autre avec Cérizet, en surveillant les impressions en encres de diverses couleurs. Chaque couleur exige une impression séparée. Quatre encres différentes veulent donc quatre coups de presse. Imprimé quatre fois pour une, l’Almanach des Bergers coûte alors tant à établir, qu’il se fabrique exclusivement dans les ateliers de province où la main d’œuvre et les intérêts du capital engagé dans l’imprimerie sont presque nuls. Ce produit, quelque grossier qu’il soit, est donc interdit aux imprimeries d’où sortent de beaux ouvrages. Pour la première fois depuis la retraite du vieux Séchard, on vit alors deux presses roulant dans ce vieil atelier. Quoique l’almanach fût, dans son genre, un chefd’œuvre, néanmoins Ève fut obligée de le donner à deux liards, car les frères Cointet donnèrent le leur à trois centimes aux colporteurs ; elle fit ses frais avec le colportage, elle gagna sur les ventes directement faites par Kolb ; mais sa spéculation fut manquée. En se voyant devenu l’objet de la défiance de sa belle patronne, Cérizet se posa dans son for intérieur en adversaire, et il se dit : « Tu me soupçonnes, je me vengerai ! » Le gamin de Paris est ainsi fait. Cérizet accepta donc de messieurs Cointet frères des émoluments évidemment trop forts pour la lecture des épreuves qu’il allait chercher à leur bureau tous les soirs et qu’il leur rendait tous les matins. En causant tous les jours davantage avec eux, il se familiarisa, finit par apercevoir la possibilité de se libérer du service militaire qu’on lui présentait comme appât ; et, loin d’avoir à le corrompre, les Cointet entendirent de lui les premiers mots relativement à l’espionnage et à l’exploitation du secret que cherchait David. Inquiète en voyant combien elle devait peu compter sur Cérizet et dans l’impossibilité de trouver un autre Kolb, Ève résolut de renvoyer l’unique compositeur en qui sa seconde vue de femme aimante lui fit voir un traître ; mais comme c’était la mort de son imprimerie, elle prit une résolution virile : elle pria par une lettre monsieur Métivier,
le correspondant de David Séchard, des Cointet et de presque tous les fabricants de papier du département, de faire mettre dans le Journal de la Librairie, à Paris, l’annonce suivante : « À céder, une imprimerie en pleine activité, matériel et brevet, située à Angoulême. S’adresser, pour les conditions, à monsieur Métivier, rue Serpente. » Après avoir lu le numéro du journal où se trouvait cette annonce, les Cointet se dirent : — Cette petite femme ne manque pas de tête, il est temps de nous rendre maîtres de son imprimerie en lui donnant de quoi vivre ; autrement, nous pourrions rencontrer un adversaire dans le successeur de David, et notre intérêt est de toujours avoir un œil dans cet atelier. Mus par cette pensée, les frères Cointet vinrent parler à David Séchard. Ève, à qui les deux frères s’adressèrent, éprouva la plus vive joie en voyant le rapide effet de sa ruse, car ils ne lui cachèrent pas leur dessein de proposer à monsieur Séchard de faire des impressions à leur compte : ils étaient encombrés, leurs presses ne pouvaient suffire à leurs travaux, ils avaient demandé des ouvriers à Bordeaux, et se faisaient fort d’occuper les trois presses de David. — Messieurs, dit-elle aux deux frères Cointet pendant que Cérizet allait avertir David de la visite de ses confrères, mon mari a connu chez messieurs Didot d’excellents ouvriers probes et actifs, il se choisira sans doute un successeur parmi les meilleurs... Ne vaut-il pas mieux vendre son établissement une vingtaine de mille francs, qui nous donneront mille francs de rente, que de perdre mille francs par an au métier que vous nous faites faire ? Pourquoi nous avoir envié la pauvre petite spéculation de notre Almanach, qui d’ailleurs appartenait à cette imprimerie ?
— Eh ! pourquoi, madame, ne pas nous en avoir prévenus ? nous ne serions pas allés sur vos brisées, dit gracieusement celui des deux frères qu’on appelait le grand Cointet. — Allons donc, messieurs, vous n’avez commencé votre almanach qu’après avoir appris par Cérizet que je faisais le mien. En disant ces paroles vivement, elle regarda celui qu’on appelait le grand Cointet, et lui fit baisser les yeux. Elle acquit ainsi la preuve de la trahison de Cérizet. Ce Cointet, le directeur de la papeterie et des affaires, était beaucoup plus habile commerçant que son frère Jean, qui conduisait d’ailleurs l’imprimerie avec une grande intelligence, mais dont la capacité pouvait se comparer à celle d’un colonel ; tandis que Boniface était un général auquel Jean laissait le commandement en chef. Boniface, homme sec et maigre, à figure jaune comme un cierge et marbrée de plaques rouges, à bouche serrée, et dont les yeux avaient de la ressemblance avec ceux des chats, ne s’emportait jamais ; il écoutait avec le calme d’un dévot les plus grosses injures, et répondait d’une voix douce. Il allait à la messe, à confesse et communiait. Il cachait sous ses manières patelines, sous un extérieur presque mou, la ténacité, l’ambition du prêtre et l’avidité du négociant dévoré par la soif des richesses et des honneurs. Dès 1820, le grand Cointet voulait tout ce que la bourgeoisie a fini par obtenir à la révolution de 1830. Plein de haine contre l’aristocratie, indifférent en matière de religion, il était dévot comme Bonaparte fut montagnard. Son épine dorsale fléchissait avec une merveilleuse flexibilité devant la Noblesse et l’Administration pour lesquelles il se faisait petit, humble et complaisant. Enfin, pour peindre cet homme par un trait dont la valeur sera bien appréciée par des gens habitués à traiter les affaires, il portait des conserves à verres bleus à l’aide desquelles il cachait son regard, sous prétexte de
préserver sa vue de l’éclatante réverbération de la lumière dans une ville où la terre, où les constructions sont blanches, et où l’intensité du jour est augmentée par la grande élévation du sol. Quoique sa taille ne fût qu’un peu audessus de la moyenne, il paraissait grand à cause de sa maigreur, qui annonçait une nature accablée de travail, une pensée en continuelle fermentation. Sa physionomie jésuitique était complétée par une chevelure plate, grise, longue, taillée à la façon de celle des ecclésiastiques, et par son vêtement qui, depuis sept ans, se composait d’un pantalon noir, de bas noirs, d’un gilet noir et d’une lévite (le nom méridional d’une redingote) en drap couleur marron. On l’appelait le grand Cointet pour le distinguer de son frère, qu’on nommait le gros Cointet, en exprimant ainsi le contraste qui existait autant entre la taille qu’entre les capacités des deux frères, également redoutables d’ailleurs. En effet, Jean Cointet, bon gros garçon à face flamande, brunie par le soleil de l’Angoumois, petit et court, pansu comme Sancho, le sourire sur les lèvres, les épaules épaisses, produisait une opposition frappante avec son aîné. Jean ne différait pas seulement de physionomie et d’intelligence avec son frère, il professait des opinions presque libérales, il était Centre Gauche, n’allait à la messe que les dimanches, et s’entendait à merveille avec les commerçants libéraux. Quelques négociants de l’Houmeau prétendaient que cette divergence d’opinions était un jeu joué par les deux frères. Le grand Cointet exploitait avec habileté l’apparente bonhomie de son frère, il se servait de Jean comme d’une massue. Jean se chargeait des paroles dures, des exécutions qui répugnaient à la mansuétude de son frère. Jean avait le département des colères, il s’emportait, il laissait échapper des propositions inacceptables, qui rendaient celles de son frère plus douces ; et ils arrivaient ainsi, tôt ou tard, à leurs fins. Ève, avec le tact particulier aux femmes, eut bientôt deviné le caractère des deux frères ; aussi resta-t-elle sur ses gardes en présence d’adversaires si dangereux. David, déjà
mis au fait par sa femme, écouta d’un air profondément distrait les propositions de ses ennemis. — Entendez-vous avec ma femme, dit-il aux deux Cointet en sortant du cabinet vitré pour retourner dans son petit laboratoire, elle est plus au fait de mon imprimerie que je ne le suis moi-même. Je m’occupe d’une affaire qui sera plus lucrative que ce pauvre établissement, et au moyen de laquelle je réparerai les pertes que j’ai faites avec vous... — Et comment ? dit le gros Cointet en riant. Ève regarda son mari pour lui recommander la prudence. — Vous serez mes tributaires, vous et tous ceux qui consomment du papier, répondit David. — Et que cherchez-vous donc ? demanda BenoîtBoniface Cointet. Quand Boniface eut lâché sa demande d’un ton doux et d’une façon insinuante, Ève regarda de nouveau son mari pour l’engager à ne rien répondre ou à répondre quelque chose qui ne fût rien. — Je cherche à fabriquer le papier à cinquante pour cent au-dessous du prix actuel de revient... Et il s’en alla sans voir le regard que les deux frères échangèrent, et par lequel ils se disaient : — Cet homme devait être un inventeur ; on ne pouvait pas avoir son encolure et rester oisif ! — Exploitons-le ? disait Boniface. — Et comment ? disait Jean. — David agit avec vous comme avec moi, dit madame Séchard. Quand je fais la curieuse, il se défie sans doute de
mon nom, et me jette cette phrase qui n’est après tout qu’un programme. — Si votre mari peut réaliser ce programme, il fera certainement fortune plus rapidement que par l’imprimerie, et je ne [] m’étonne plus de lui voir négliger cet établissement, reprit Boniface en se tournant vers l’atelier désert où Kolb assis sur un ais frottait son pain avec une [un] gousse d’ail ; mais il nous conviendrait peu de voir cette imprimerie aux mains d’un concurrent actif, remuant, ambitieux, et peut-être pourrions-nous arriver à nous entendre. Si, par exemple, vous consentiez à louer pour une certaine somme votre matériel à l’un de nos ouvriers qui travaillerait pour nous, sous votre nom, comme cela se fait à Paris, nous occuperions assez ce gars-là pour lui permettre de vous payer un très-bon loyer et de réaliser de petits profits... — Cela dépend de la somme, répondit Ève Séchard. Que voulez-vous donner ? ajouta-t-elle en regardant Boniface de manière à lui faire voir qu’elle comprenait parfaitement son plan. — Mais quelles seraient vos prétentions ? répliqua vivement Jean Cointet. — Trois mille francs pour six mois, dit-elle. — Eh ! ma chère petite dame, vous parliez de vendre votre imprimerie vingt mille francs, répliqua tout doucettement Boniface. L’intérêt de vingt mille francs n’est que de douze cents francs, à six pour cent. Ève resta pendant un moment tout interdite, et reconnut alors tout le prix de la discrétion en affaires. — Vous vous servirez de nos presses, de nos caractères avec lesquels je vous ai prouvé que je savais faire encore de
petites affaires, reprit-elle, et nous avons des loyers à payer à monsieur Séchard le père qui ne nous comble pas de cadeaux. Après une lutte de deux heures, Ève obtint deux mille francs pour six mois, dont mille seraient payés d’avance. Quand tout fut convenu, les deux frères lui apprirent que leur intention était de faire à Cérizet le bail des ustensiles de l’imprimerie. Ève ne put retenir un mouvement de surprise. — Ne vaut-il pas mieux prendre quelqu’un qui soit au fait de l’atelier ? dit le gros Cointet. Ève salua les deux frères sans répondre, et se promit de surveiller elle-même Cérizet. — Eh ! bien, voilà nos ennemis dans la place ! dit en riant David à sa femme quand au moment du dîner elle lui montra les actes à signer. — Bah ! dit-elle, je réponds de l’attachement de Kolb et de Marion ; à eux deux, ils surveilleront tout. D’ailleurs nous nous faisons quatre mille francs de rente d’un mobilier industriel qui nous coûtait de l’argent, et je te vois un an devant toi pour réaliser tes espérances ! — Tu devais être la femme d’un chercheur d’inventions ! dit Séchard en serrant la main de sa femme avec tendresse. Si le ménage de David eut une somme suffisante pour passer l’hiver, il se trouva sous la surveillance de Cérizet et, sans le savoir, dans la dépendance du grand Cointet. — Ils sont à nous ! dit en sortant le directeur de la papeterie à son frère l’imprimeur. Ces pauvres gens vont s’habituer à recevoir le loyer de leur imprimerie ; ils compteront là-dessus, et ils s’endetteront. Dans six mois
nous ne renouvellerons pas le bail, et nous verrons alors ce que cet homme de génie aura dans son sac, car nous lui proposerons de le tirer de peine en nous associant pour exploiter sa découverte. Si quelque rusé commerçant avait pu voir le grand Cointet prononçant ces mots : en nous associant, il aurait compris que le danger du mariage est encore moins grand à la Mairie qu’au Tribunal de commerce. N’était-ce pas trop déjà que ces féroces chasseurs fussent sur les traces de leur gibier ? David et sa femme, aidés par Kolb et par Marion, étaient-ils en état de résister aux ruses d’un Boniface Cointet ? Quand l’époque des couches de madame Séchard arriva, le billet de cinq cents francs envoyé par Lucien, joint au second payement de Cérizet, permit de suffire à toutes les dépenses. Ève, sa mère et David, qui se croyaient oubliés par Lucien, éprouvèrent alors une joie égale à celle que leur donnaient les premiers succès du poète, dont les débuts dans le journalisme firent encore plus de tapage à Angoulême qu’à Paris. Endormi dans une sécurité trompeuse, David chancela sur ses jambes en recevant de son beau-frère ce mot cruel. « Mon cher David, j’ai négocié, chez Métivier, trois billets signés de toi, faits à mon ordre, à un, deux et trois mois d’échéance. Entre cette négociation et mon suicide, j’ai choisi cette horrible ressource qui, sans doute, te gênera beaucoup. Je t’expliquerai dans quelle nécessité je me trouve, et je tâcherai d’ailleurs de t’envoyer les fonds à l’échéance. » Brûle ma lettre, ne dis rien ni à ma sœur ni à ma mère, car je t’avoue avoir compté sur ton héroïsme bien connu de
» Ton frère au désespoir, » LUCIEN DE RUBEMPRÉ. » — Ton pauvre frère, dit David à sa femme qui relevait alors de couches, est dans d’affreux embarras, je lui ai envoyé trois billets de mille francs, à un, deux et trois mois ; prends-en note. Puis il s’en alla dans les champs afin d’éviter les explications que sa femme allait lui demander. Mais, en commentant avec sa mère cette phrase pleine de malheurs, Ève déjà très-inquiète du silence gardé par son frère depuis six mois, eut de si mauvais pressentiments que, pour les dissiper, elle se résolut à faire une de ces démarches conseillées par le désespoir. Monsieur de Rastignac fils était venu passer quelques jours dans sa famille, et il avait parlé de Lucien en assez mauvais termes pour que ces nouvelles de Paris, commentées par toutes les bouches qui les avaient colportées, fussent arrivées jusqu’à la sœur et à la mère du journaliste. Ève alla chez madame de Rastignac, y sollicita la faveur d’une entrevue avec le fils, à qui elle fit part de toutes ses craintes en lui demandant la vérité sur la situation de Lucien à Paris. En un moment, Ève apprit la liaison de son frère avec Coralie, son duel avec Michel Chrestien, causé par sa trahison envers d’Arthez, enfin toutes les circonstances de la vie de Lucien envenimées par un dandy spirituel qui sut donner à sa haine et à son envie les livrées de la pitié, la forme amicale du patriotisme alarmé sur l’avenir d’un grand homme et les couleurs d’une admiration sincère pour le talent d’un enfant d’Angoulême, si cruellement compromis. Il parla des fautes que Lucien avait commises et qui venaient de lui coûter la protection des plus hauts personnages, de faire déchirer une ordonnance qui lui conférait les armes et le nom de Rubempré. — Madame, si votre frère eût été bien conseillé, il serait aujourd’hui dans la voie des honneurs et le mari de madame
de Bargeton ; mais que voulez-vous ?... il l’a quittée, insultée ! Elle est, à son grand regret, devenue madame la comtesse Sixte du Châtelet, car elle aimait Lucien. — Est-il possible ?... s’écria madame Séchard. — Votre frère est un aiglon que les premiers rayons du luxe et de la gloire ont aveuglé. Quand un aigle tombe, qui peut savoir au fond de quel précipice il s’arrêtera : la chute d’un grand homme est toujours en raison de la hauteur à laquelle il est parvenu. Ève revint épouvantée avec cette dernière phrase qui lui traversa le cœur comme une flèche. Blessée dans les endroits les plus sensibles de son âme, elle garda chez elle le plus profond silence ; mais plus d’une larme roula sur les joues et sur le front de l’enfant qu’elle nourrissait. Il est si difficile de renoncer aux illusions que l’esprit de famille autorise et qui naissent avec la vie, qu’Ève se défia d’Eugène de Rastignac, elle voulut entendre la voix d’un véritable ami. Elle écrivit donc une lettre touchante à d’Arthez, dont l’adresse lui avait été donnée par Lucien, au temps où Lucien était enthousiaste du Cénacle, et voici la réponse qu’elle reçut : « Madame, » Vous me demandez la vérité sur la vie que mène à Paris monsieur votre frère, vous voulez être éclairée sur son avenir ; et, pour m’engager à vous répondre franchement, vous me répétez ce que vous en a dit monsieur de Rastignac, en me demandant si de tels faits sont vrais. En ce qui me concerne, madame, il faut rectifier, à l’avantage de Lucien, les confidences de monsieur de Rastignac. Votre frère a éprouvé des remords, il est venu me montrer la critique de mon livre, en me disant qu’il ne pouvait se résoudre à la publier, malgré le danger que sa désobéissance aux ordres de son parti faisait courir à une personne bien chère. Hélas, madame, la tâche d’un écrivain est de concevoir les passions,
puisqu’il met sa gloire à les exprimer : j’ai donc compris qu’entre une maîtresse et un ami, l’ami devait être sacrifié. J’ai facilité son crime à votre frère, j’ai corrigé moi-même cet article libellicide et l’ai complétement approuvé. Vous me demandez si Lucien a conservé mon estime et mon amitié. Ici, la réponse est difficile à faire. Votre frère est dans une voie où il se perdra. En ce moment, je le plains encore ; bientôt, je l’aurai volontairement oublié, non pas tant à cause de ce qu’il a déjà fait que de ce qu’il doit faire. Votre Lucien est un homme de poésie et non un poète, il rêve et ne pense pas, il s’agite et ne crée pas. Enfin c’est, permettez-moi de le dire, une femmelette qui aime à paraître, le vice principal du Français. Ainsi Lucien sacrifiera toujours le meilleur de ses amis au plaisir de montrer son esprit. Il signerait volontiers demain un pacte avec le démon, si ce pacte lui donnait pour quelques années une vie brillante et luxueuse. N’a-t-il pas déjà fait pis en troquant son avenir contre les passagères délices de sa vie publique avec une actrice ? En ce moment, la jeunesse, la beauté, le dévouement de cette femme, car il en est adoré, lui cachent les dangers d’une situation que ni la gloire, ni le succès, ni la fortune ne font accepter par le monde. Eh ! bien, à chaque nouvelle séduction, votre frère ne verra, comme aujourd’hui, que les plaisirs du moment. Rassurez-vous, Lucien n’ira jamais jusqu’au crime, il n’en aurait pas la force ; mais il accepterait un crime tout fait, il en partagerait les profits sans en avoir partagé les dangers : ce qui semble horrible à tout le [] monde, même aux scélérats. Il se méprisera luimême, il se repentira ; mais, la nécessité revenant, il recommencerait, car la volonté lui manque : il est sans force contre les amorces de la volupté, contre la satisfaction de ses moindres ambitions. Paresseux comme tous les hommes à poésie, il se croit habile en escamotant les difficultés au lieu de les vaincre. Il aura du courage à telle heure, mais à telle autre il sera lâche. Et il ne faut pas plus lui savoir gré de son courage que lui reprocher sa lâcheté : Lucien est une harpe dont les cordes se tendent ou s’amollissent au gré des variations de l’atmosphère. Il pourra faire un beau livre dans
une phase de colère ou de bonheur, et ne pas être sensible au succès, après l’avoir cependant désiré. Dès les premiers jours de son arrivée à Paris, il est tombé dans la dépendance d’un jeune homme sans moralité, mais dont l’adresse et l’expérience au milieu des difficultés de la vie littéraire l’ont ébloui. Ce prestidigitateur a complétement séduit Lucien, il l’a entraîné dans une existence sans dignité sur laquelle, malheureusement pour lui, l’amour a jeté ses prestiges. Trop facilement accordée, l’admiration est un signe de faiblesse : on ne doit pas payer en même monnaie un danseur de corde et un poète. Nous avons été tous blessés de la préférence accordée à l’intrigue et à la friponnerie littéraire sur le courage et sur l’honneur de ceux qui conseillaient à Lucien d’accepter le combat au lieu de dérober le succès, de se jeter dans l’arène au lieu de se faire un des trompettes de l’orchestre. La Société, madame, est, par une bizarrerie singulière, pleine d’indulgence pour les jeunes gens de cette nature ; elle les aime, elle se laisse prendre aux beaux semblants de leurs dons extérieurs ; d’eux, elle n’exige rien, elle excuse toutes leurs fautes, elle leur accorde les bénéfices des natures complètes en ne voulant voir que leurs avantages, elle en fait enfin ses enfants gâtés. Au contraire, elle est d’une sévérité sans bornes pour les natures fortes et complètes. Dans cette conduite, la Société, si violemment injuste en apparence, est peut-être sublime : elle s’amuse des bouffons sans leur demander autre chose que du plaisir, et les oublie promptement ; tandis que pour plier le genou devant la grandeur, elle lui demande toutes ses divines magnificences. À chaque chose, sa loi : l’éternel diamant doit être sans tache, la création momentanée de la Mode a le droit d’être légère, bizarre et sans consistance. Aussi, malgré ses erreurs, peut-être Lucien réussira-t-il à merveille, il lui suffira de profiter de quelque veine heureuse, ou de se trouver en bonne compagnie ; mais, s’il rencontre un mauvais ange, il ira jusqu’au fond de l’enfer. C’est un brillant assemblage de belles qualités brodées sur un fond trop léger ; l’âge emporte les fleurs, il ne reste un jour que le tissu ; et, s’il est mauvais, on y voit un haillon. Tant que
Lucien sera jeune, il plaira ; mais, à trente ans, dans quelle position sera-t-il ? telle est la question que doivent se faire ceux qui l’aiment sincèrement. Si j’eusse été seul à penser ainsi de Lucien, peut-être aurais-je évité de vous donner tant de chagrin par ma sincérité ; mais, outre qu’éluder par des banalités les questions posées par votre sollicitude me semblait indigne de vous dont la lettre est un cri d’angoisse, et de moi dont vous faites trop d’estime, ceux de mes amis qui ont connu Lucien sont unanimes en ce jugement : j’ai donc vu l’accomplissement d’un devoir dans la manifestation de la vérité, quelque terrible qu’elle soit. On peut tout attendre de Lucien en bien comme en mal. Telle est notre pensée, en un seul mot, où se résume cette lettre. Si les hasards de sa vie, maintenant bien misérable, bien chanceuse, ramenaient ce poète vers vous, usez de toute votre influence pour le garder au sein de la famille ; car, jusqu’à ce que son caractère ait pris de la fermeté, Paris sera toujours dangereux pour lui. Il vous appelait, vous et votre mari, ses anges gardiens, et il vous a sans doute oubliés ; mais il se souviendra de vous au moment où, battu par la tempête, il n’aura plus que sa famille pour asile, gardez-lui donc votre cœur, madame : il en aura besoin. » Agréez, madame, les sincères hommages d’un homme à qui vos précieuses qualités sont connues, et qui respecte trop vos maternelles inquiétudes pour ne pas vous offrir ici ses obéissances en se disant : » Votre dévoué serviteur, D’ARTHEZ [D’ARTHÈS]. » Deux jours après avoir lu cette réponse, Ève fut obligée de prendre une nourrice : son lait tarissait. Après avoir fait un dieu de son frère, elle le voyait dépravé par l’exercice des plus belles facultés ; enfin, pour elle, il roulait dans la boue. Cette noble créature ne savait pas transiger avec la probité, avec la délicatesse, avec toutes les religions domestiques
cultivées au foyer de la famille, encore si pur, si rayonnant au fond de la province. David avait donc eu raison dans ses prévisions. Quand le chagrin, qui mettait sur son front si blanc des teintes de plomb, fut confié par Ève à son mari dans une de ces limpides conversations où le ménage de deux amants peut tout se dire, David fit entendre de consolantes paroles. Quoiqu’il eût les larmes aux yeux en voyant le beau sein de sa femme tari par la douleur, et cette mère au désespoir de ne pouvoir accomplir son œuvre maternelle, il rassura sa femme en lui donnant quelques espérances. — Vois-tu, mon enfant, ton frère a péché par l’imagination. Il est si naturel à un poète de vouloir sa robe de pourpre et d’azur, il court avec tant d’empressement aux fêtes ! Cet oiseau se prend à l’éclat, au luxe, avec tant de bonne foi que Dieu l’excuse là où la Société le condamne ! — Mais il nous tue !... s’écria la pauvre femme. — Il nous tue aujourd’hui comme il nous sauvait il y a quelques mois en nous envoyant les prémices de son gain ! répondit le bon David, qui eut l’esprit de comprendre que le désespoir menait sa femme au delà des bornes et qu’elle reviendrait bientôt à son amour pour Lucien. Mercier disait dans son Tableau de Paris, il y a environ cinquante ans, que la littérature, la poésie, les lettres et les sciences, que les créations du cerveau ne pouvaient jamais nourrir un homme ; et Lucien, en sa qualité de poète, n’a pas cru à l’expérience de cinq siècles. Les moissons arrosées d’encre ne se font (quand elles se font) que dix ou douze ans après les semailles, et Lucien a pris l’herbe pour la gerbe. Il aura du moins appris la vie. Après avoir été la dupe d’une femme, il devait être la dupe du monde et des fausses amitiés. L’expérience qu’il a gagnée est chèrement payée, voilà tout. Nos ancêtres disaient : Pourvu qu’un fils de famille revienne avec ses deux oreilles et l’honneur sauf, tout est bien...
— L’honneur !... s’écria la pauvre Ève. Hélas ! à combien de vertus Lucien a-t-il manqué !... Écrire contre sa conscience ! Attaquer son meilleur ami !... Accepter l’argent d’une actrice !... Se montrer avec elle ! Nous mettre sur la paille !... — Oh ! cela, ce n’est rien !... s’écria David qui s’arrêta. Le secret du faux commis par son beau-frère allait lui échapper, et malheureusement Ève, en s’apercevant de ce mouvement, conserva de vagues inquiétudes. — Comment rien ! répondit-elle. Et où prendrons-nous de quoi payer trois mille francs ? — D’abord, reprit David, nous allons avoir à renouveler le bail de l’exploitation de notre imprimerie avec Cérizet. Depuis six mois les quinze pour cent que les Cointet lui allouent sur les travaux faits pour eux lui ont donné six cents francs, et il a su gagner cinq cents francs avec des ouvrages de ville. — Si les Cointet savent cela, peut être ne recommenceront-ils pas le bail ; ils auront peur de lui, dit Ève ; car Cérizet est un homme dangereux. — Eh ! que m’importe ! s’écria Séchard, dans quelques jours nous serons riches ! Une fois Lucien riche, mon ange, il n’aura que des vertus... — Ah ! David, mon ami, mon ami, quel mot viens-tu de laisser échapper ! En proie à la misère, Lucien serait donc sans force contre le mal ! Tu penses de lui tout ce qu’en pense monsieur. d’Arthèz ! Il n’y a pas de supériorité sans force, et Lucien est faible... Un ange qu’il ne faut pas tenter, qu’est-ce ?...
— Eh ! c’est une nature qui n’est belle que dans son milieu, dans sa sphère, dans son ciel. Lucien n’est pas fait pour lutter, je lui épargnerai la lutte. Tiens, vois ! je suis trop près du résultat pour ne pas t’initier aux moyens. Il sortit de sa poche plusieurs feuillets de papier blanc de la grandeur d’un in-octavo, les brandit victorieusement et les apporta sur les genoux de sa femme. — Une rame de ce papier, format grand-raisin, ne coûtera pas plus de cinq francs, dit-il en faisant manier les échantillons à Ève, qui laissait voir une surprise enfantine à l’aspect d’une si petite chose apportée comme preuve de résultats si grands. À une question de sa femme, qui ne savait pas ce que voulait dire ce mot grand-raisin, Séchard lui donna sur la papeterie des renseignements qui ne seront point déplacés dans une œuvre dont l’existence matérielle est due autant au papier qu’à la presse. Le papier, produit non moins merveilleux que l’impression à laquelle il sert de base, existait depuis longtemps en Chine quand, par les filières souterraines du commerce, il parvint dans l’Asie-Mineure, où, vers l’an 750, selon quelques traditions, on faisait usage d’un papier de coton broyé et réduit en bouillie. La nécessité de remplacer le parchemin, dont le prix était excessif, fit trouver, par une imitation du papier bombycien (tel fut le nom du papier de coton en Orient), le papier de chiffon, les uns disent à Bâle, en 1170, par des Grecs réfugiés ; les autres disent à Padoue, en 1301, par un Italien nommé Pax. Ainsi le papier se perfectionna lentement et obscurément ; mais il est certain que déjà sous Charles VI on fabriquait à Paris la pâte des cartes à jouer. Lorsque les immortels Faust, Coster et Guttemberg eurent inventé LE LIVRE, des artisans, inconnus comme tant de grands artistes de cette époque, approprièrent la papeterie aux besoins de la typographie. Dans ce quinzième siècle, si vigoureux et si naïf, les noms des différents formats de papier, de même que les noms donnés aux caractères, portèrent l’empreinte de la naïveté
du temps. Ainsi le Raisin, le Jésus, le Colombier, le papier Pot, l’Écu, le Coquille, le Couronne, furent ainsi nommés de la grappe, de l’image de Notre-Seigneur, de la couronne, de l’écu, du pot, enfin du filigrane marqué au milieu de la feuille, comme plus tard, sous Napoléon, on y mit un aigle : d’où le papier dit grand-aigle. De même, on appela les caractères Cicéro, Saint-Augustin, Gros-Canon, des livres de liturgie, des œuvres théologiques et des traités de Cicéron auxquels ces caractères furent d’abord employés. L’italique fut inventé par les Alde, à Venise : de là son nom. Avant l’invention du papier mécanique, dont la longueur est sans limites, les plus grands formats étaient le Grand-Jésus ou le Grand-Colombier ; encore ce dernier ne servait-il guère que pour les atlas ou pour les gravures. En effet, les dimensions du papier d’impression étaient soumises à celles des marbres de la presse. À l’époque où Séchard cherchait à résoudre le problème de la fabrication du papier à bon marché, l’existence du papier continu paraissait une chimère en France, quoique déjà Denis Robert d’Essone eût, vers 1799, inventé pour le fabriquer une machine que depuis DidotSaint-Léger essaya de perfectionner. Le papier vélin, inventé par Ambroise Didot, ne date que de 1780. Ce rapide aperçu démontre invinciblement que toutes les grandes acquisitions de l’industrie et de l’intelligence se sont faites avec une excessive lenteur et par des agrégations inaperçues, absolument comme procède la Nature. Pour arriver à leur perfection, l’écriture, le langage peut-être !... ont eu les mêmes tâtonnements que la typographie et la papeterie. — Des chiffonniers ramassent dans l’Europe entière les chiffons, les vieux linges, et achètent les débris de toute espèce de tissus, dit Séchard à sa femme en terminant. Ces débris, triés par sortes, s’emmagasinent chez les marchands de chiffons en gros, qui fournissent les papeteries. Pour te donner une idée de ce commerce, apprends mon enfant, qu’en 1814 le banquier Cardon, propriétaire des cuves de Buges et de Langlée, où Léorier de l’Isle essaya dès 1776 la solution du problème dont s’occupa ton père, avait un procès
avec un sieur Proust à propos d’une erreur de deux millions pesant de chiffons dans un compte de dix millions de livres, environ quatre millions de francs. Le fabricant lave ses chiffons et les réduit en une bouillie claire qui se passe, absolument comme une cuisinière passe une sauce à son tamis, sur un châssis en fer appelé forme, et dont l’intérieur est rempli par une étoffe métallique au milieu de laquelle se trouve le filigrane qui donne son nom au papier. De la grandeur de la forme dépend alors la grandeur du papier. — Eh ! bien, comment as-tu fait ces essais ? dit Ève à David. — Avec un vieux tamis en crin que j’ai pris à Marion, répondit-il. — Tu n’es donc pas encore content ? demanda-t-elle. — La question n’est pas dans la fabrication, elle est dans le prix de revient de la pâte ; car je ne suis qu’un des derniers entrés dans cette voie difficile. Madame Masson, dès 1794, essayait de convertir les papiers imprimés en papier blanc ; elle a réussi, mais à quel prix ! En Angleterre, vers 1800, le marquis de Salisbury tentait, en même temps que Séguin en 1801, en France, d’employer la paille à la fabrication du papier. Une foule de grands esprits a tourné autour de l’idée que je veux réaliser. Dans le temps où j’étais chez messieurs Didot, on s’en occupait déjà comme on s’en occupe encore ; car aujourd’hui le perfectionnement cherché par ton père est devenu l’une des nécessités les plus impérieuses de ce temps-ci. Voici pourquoi. Le linge de fil est, à cause de sa cherté, remplacé par le linge de coton. Quoique la durée du fil, comparée à celle du coton, rende, en définitive, le fil moins cher que le coton, comme il s’agit toujours pour les pauvres de sortir une somme quelconque de leurs poches, ils préfèrent donner moins que plus, et subissent, en vertu du vae victis ! des pertes énormes. La classe bourgeoise agit comme le pauvre. Ainsi le linge de fil va manquer, et l’on
sera forcé de se servir de chiffons de coton. Aussi l’Angleterre, où le coton a remplacé le fil chez les quatre cinquièmes de la population, a-t-elle commencé à fabriquer le papier de coton. Ce papier, qui d’abord a l’inconvénient de se couper et de se casser, se dissout dans l’eau si facilement qu’un livre en papier de coton s’y mettrait en bouillie en y restant un quart d’heure, tandis qu’un vieux livre ne serait pas perdu en y restant deux heures. On ferait sécher le vieux livre ; et, quoique jauni, passé, le texte en serait encore lisible, l’œuvre ne serait pas détruite. Nous arrivons à un temps où, les fortunes diminuant par leur égalisation, tout s’appauvrira : nous voudrons du linge et des livres à bon marché, comme on commence à vouloir de petits tableaux, faute d’espace pour en placer de grands. Les chemises et les livres ne dureront pas, voilà tout. La solidité des produits s’en va de toutes parts. Aussi le problème à résoudre est-il de la plus haute importance pour la littérature, pour les sciences et pour la politique. Il y eut donc un jour dans mon cabinet une vive discussion sur les ingrédients dont on se sert en Chine pour fabriquer le papier. Là, grâce aux matières premières, la papeterie a, dès son origine, atteint une perfection qui manque à la nôtre. On s’occupait alors beaucoup du papier de Chine, que sa légèreté, sa finesse rendent bien supérieur au nôtre, car ces précieuses qualités ne l’empêchent pas d’être consistant ; et, quelque mince qu’il soit, il n’offre aucune transparence. Un correcteur trèsinstruit (à Paris il se rencontre des savants parmi les correcteurs : Fourier et Pierre Leroux sont en ce moment correcteurs chez Lachevardière !...) ; donc le comte de SaintSimon, correcteur pour le moment, vint nous voir au milieu de la discussion. Il nous dit alors que, selon Kempfer et Du Halde, le broussonatia fournissait aux Chinois la matière de leur papier tout végétal, comme le nôtre d’ailleurs. Un autre correcteur soutint que le papier de Chine se fabriquait principalement avec une matière animale, avec la soie, si abondante en Chine. Un pari se fit devant moi. Comme messieurs Didot sont les imprimeurs de l’Institut, naturellement le débat fut soumis à des membres de cette
assemblée de savants. M. Marcel, ancien directeur de l’imprimerie impériale, désigné comme arbitre, renvoya les deux correcteurs par-devant monsieur l’abbé Grozier, bibliothécaire à l’Arsenal. Au jugement de l’abbé Grozier, les correcteurs perdirent tous deux leur pari. Le papier de Chine ne se fabrique ni avec de la soie ni avec le broussonatia ; sa pâte provient des fibres du bambou triturées. L’abbé Grozier possédait un livre chinois, ouvrage à la fois iconographique et technologique, où se trouvaient de nombreuses figures représentant la fabrication du papier dans toutes ses phases, et il nous montra les tiges de bambou peintes en tas dans le coin d’un atelier à papier supérieurement dessiné. Quand Lucien m’a dit que ton père, par une sorte d’intuition particulière aux hommes de talent, avait entrevu le moyen de remplacer les débris du linge par une matière végétale excessivement commune, immédiatement prise à la production territoriale, comme font les Chinois en se servant de tiges fibreuses, j’ai classé tous les essais tentés par mes prédécesseurs en les répétant, et je me suis mis enfin à étudier la question. Le bambou est un roseau : j’ai naturellement pensé aux roseaux de notre pays. Notre roseau commun, l’arundo phragmitis, a fourni les feuilles de papier que tu tiens. Mais je vais employer les orties, les chardons ; car, pour maintenir le bon marché de la matière première, il faut s’adresser à des substances végétales qui puissent venir dans les marécages et dans les mauvais terrains : elles seront à vil prix. Le secret gît tout entier dans une préparation à donner à ces tiges. En ce moment mon procédé n’est pas encore assez simple. La main-d’œuvre n’est rien en Chine ; une journée y vaut trois sous : aussi les Chinois peuvent-ils, au sortir de la forme, appliquer leur papier feuille à feuille entre des tables de porcelaine blanche chauffées, au moyen desquelles ils le pressent et lui donnent ce lustre, cette consistance, cette légèreté, cette douceur de satin, qui en font le premier papier du monde. Eh ! bien, il faut remplacer les procédés du Chinois par quelque machine. On arrive par des machines à résoudre le problème du bon marché que procure à la Chine le bas prix de sa
main-d’œuvre. Si nous parvenions à fabriquer à bas prix du papier d’une qualité semblable à celui de la Chine, nous diminuerions de plus de moitié le poids et l’épaisseur des livres. Un Voltaire relié, qui, sur nos papiers vélins, pèse deux cent cinquante livres, n’en pèserait pas cinquante sur papier de Chine. Et voilà, certes, une conquête. L’emplacement nécessaire aux bibliothèques sera une question de plus en plus difficile à résoudre à une époque où le rapetissement général des choses et des hommes atteint tout, jusqu’à leurs habitations. À Paris, les grands hôtels, les grands appartements seront tôt ou tard démolis ; il n’y aura bientôt plus de fortunes en harmonie avec les constructions de nos pères. Quelle honte pour notre époque de fabriquer des livres sans durée ! Encore dix ans, et le papier de Hollande, c’est-à-dire le papier fait en chiffon de fil, sera complétement impossible. Je veux y aviser et donner à la fabrication du papier en France le privilége dont jouit notre littérature, en faire un monopole pour notre pays, comme les Anglais ont celui du fer, de la houille ou des poteries communes. Je veux être le Jacquard [Jacquart] de la papeterie. Ève se leva, mue par un enthousiasme et par une admiration que la simplicité de David excitait ; elle ouvrit ses bras et le serra sur son cœur en penchant sa tête sur son épaule. — Tu me récompenses comme si j’avais déjà trouvé, lui dit-il. Pour toute réponse, Ève montra sa belle figure tout inondée de larmes, et resta pendant un moment sans pouvoir parler. — Je n’embrasse pas l’homme de génie, dit-elle, mais le consolateur ! À une gloire tombée, tu m’opposes une gloire qui s’élève. Aux chagrins que me cause l’abaissement d’un frère, tu opposes la grandeur du mari... Oui, tu seras grand
comme les Graindorge, les Rouvet, les Van Robais, comme le Persan qui nous a donné la garance, comme tous ces hommes dont tu m’as parlé, dont les noms restent obscurs parce qu’en perfectionnant une industrie ils ont fait le bien sans éclat. — Que font-ils, à cette heure ?... disait Boniface. Le grand Cointet se promenait sur la place du Mûrier avec Cérizet en examinant les ombres de la femme et du mari qui se dessinaient sur les rideaux de mousseline ; car il venait causer tous les jours à minuit avec Cérizet, chargé de surveiller les moindres démarches de son ancien patron. — Il lui montre, sans doute, les papiers qu’il a fabriqués ce matin, répondit Cérizet. — De quelles substances s’est-il servi ? demande le fabricant de papier. — Impossible de le deviner, répondit Cérizet, j’ai troué le toit, j’ai grimpé dessus, et j’ai vu mon naïf, pendant la nuit dernière, faisant bouillir sa pâte dans la bassine en cuivre ; j’ai eu beau examiner ses approvisionnements amoncelés dans un coin, tout ce que j’ai pu remarquer, c’est que les matières premières ressemblent à des tas de filasse... — N’allez pas plus loin, dit Boniface Cointet d’une voix pateline à son espion, ce serait improbe !... Madame Séchard vous proposera de renouveler votre bail de l’exploitation de l’imprimerie, dites que vous voulez vous faire imprimeur, offrez-la moitié de ce que valent le brevet et le matériel, et si l’on y consentait, venez me trouver. En tout cas, traînez en longueur... ils sont sans argent. — Sans un sou ! dit Cérizet.
— Sans un sou, répéta le grand Cointet. — Ils sont à moi, se dit-il. La maison Métivier et la maison Cointet frères joignaient la qualité de Banquiers à leur métier de commissionnaires en papeterie, et de papetiersimprimeurs ; titre pour lequel ils se gardaient bien d’ailleurs de payer patente. Le Fisc n’a pas encore trouvé le moyen de contrôler les affaires commerciales au point de forcer tous ceux qui font subrepticement la banque à prendre patente de banquier laquelle à Paris, par exemple, coûte cinq cents francs. Mais les frères Cointet et Métivier, pour être ce qu’on appelle à la Bourse des marrons, n’en remuaient pas moins entre eux quelques centaines de mille francs par trimestre sur les places de Paris, de Bordeaux et d’Angoulême. Or, dans la soirée même, la maison Cointet frères avait reçu de Paris les trois mille francs d’effets faux fabriqués par Lucien. Le grand Cointet avait aussitôt bâti sur cette dette une formidable machine dirigée, comme on va le voir, contre le patient et pauvre inventeur. Le lendemain, à sept heures du matin, Boniface Cointet se promenait le long de la prise d’eau qui alimentait sa vaste papeterie, et dont le bruit couvrait celui des paroles. Il y attendait un jeune homme, âgé de vingt-neuf ans, depuis six semaines avoué près le Tribunal de première instance d’Angoulême, et nommé Pierre Petit-Claud. — Vous étiez au collége d’Angoulême en même temps que David Séchard, dit le grand Cointet en saluant le jeune avoué qui se gardait bien de manquer à l’appel du riche fabricant. — Oui, monsieur, répondit Petit-Claud en se mettant au pas du grand Cointet. — Avez-vous renouvelé connaissance ?
— Nous nous sommes rencontrés deux fois tout au plus depuis son retour. Il ne pouvait pas en être autrement : j’étais enfoui dans l’Étude ou au Palais les jours ordinaires ; et, le dimanche ou les jours de fête, je travaillais à compléter mon instruction, car j’attendais tout de moi-même... Le grand Cointet hocha la tête en signe d’approbation. — Quand David et moi nous nous sommes revus, il m’a demandé ce que je devenais. Je lui ai dit qu’après avoir fait mon Droit à Poitiers, j’étais devenu premier clerc de maître Olivet, et que j’espérais un jour ou l’autre traiter de cette charge... Je connaissais beaucoup plus Lucien Chardon, qui se fait maintenant appeler de Rubempré, l’amant de madame de Bargeton, notre grand poète, enfin le beau-frère de David Séchard. — Vous pouvez alors aller annoncer à David votre nomination et lui offrir vos services, dit le grand Cointet. — Cela ne se fait pas, répondit le jeune avoué. — Il n’a jamais eu de procès, il n’a pas d’avoué, cela peut se faire, répondit Cointet qui toisait à l’abri de ses lunettes le petit avoué. Fils d’un tailleur de l’Houmeau, dédaigné par ses camarades de collége, Pierre Petit-Claud paraissait avoir une certaine portion de fiel extravasée dans le sang. Son visage offrait une de ces colorations à teintes sales et brouillées qui accusent d’anciennes maladies, les veilles de la misère, et presque toujours des sentiments mauvais. Le style familier de la conversation fournit une expression qui peut peindre ce garçon en deux mots : il était cassant et pointu. Sa voix fêlée s’harmoniait à l’aigreur de sa face, à son air grêle, et à la couleur indécise de son œil de pie. L’œil de pie est, suivant une observation de Napoléon, un indice d’improbité. — Regardez un tel, disait-il à Las-Cazes à Sainte-Hélène en lui
parlant d’un de ses confidents qu’il fut forcé de renvoyer pour cause de malversations, je ne sais pas comment j’ai pu m’y tromper si long-temps, il a l’œil d’une pie. Aussi, quand le grand Cointet eut bien examiné ce petit avoué maigrelet, piqué de petite vérole, à cheveux rares, dont le front et le crâne se confondaient déjà, quand il le vit faisant déjà poser à sa délicatesse le poing sur la hanche, se dit-il : — Voilà mon homme. En effet, Petit-Claud, abreuvé de dédains, dévoré par une corrosive envie de parvenir, avait eu l’audace, quoique sans fortune, d’acheter la charge de son patron trente mille francs, en comptant sur un mariage pour se libérer ; et, suivant l’usage, il comptait sur son patron pour lui trouver une femme, car le prédécesseur a toujours intérêt à marier son successeur, pour se faire payer sa charge. PetitClaud comptait encore plus sur lui-même, car il ne manquait pas d’une certaine supériorité, rare en province, mais dont le principe était dans sa haine. Grande haine, grands efforts. Il se trouve une grande différence entre les avoués de Paris et les avoués de province, et le grand Cointet était trop habile pour ne pas mettre à profit les petites passions auxquelles obéissent ces petits avoués. À Paris, un avoué remarquable, et il y en a beaucoup, comporte un peu des qualités qui distinguent le diplomate : le nombre des affaires, la grandeur des intérêts, l’étendue des questions qui lui sont confiées, le dispensent de voir dans la Procédure un moyen de fortune. Arme offensive ou défensive, la Procédure n’est plus pour lui, comme autrefois, un objet de lucre. En province, au contraire, les avoués cultivent ce qu’on appelle dans les Études de Paris la broutille, cette foule de petits actes qui surchargent les mémoires de frais et consomment du papier timbré. Ces bagatelles occupent l’avoué de province, il voit des frais à faire là où l’avoué de Paris ne se préoccupe que des honoraires. L’honoraire est ce que le client doit, en sus des frais, à son avoué pour la conduite plus ou moins habile de son affaire. Le Fisc est pour moitié dans les frais, tandis que les honoraires sont tout entiers pour l’avoué. Disons-le hardiment ! Les honoraires payés
sont rarement en harmonie avec les honoraires demandés et dus pour les services que rend un bon avoué. Les avoués, les médecins et les avocats de Paris sont, comme les courtisanes avec leurs amants d’occasion, excessivement en garde contre la reconnaissance de leurs clients. Le client, avant et après l’affaire, pourrait faire deux admirables tableaux de genre, dignes de Meissonnier, et qui seraient sans doute enchéris par des Avoués-Honoraires. Il existe entre l’avoué de Paris et l’avoué de province une autre différence. L’avoué de Paris plaide rarement, il parle quelquefois au Tribunal dans les Référés ; mais, en 1822, dans la plupart des départements (depuis, l’avocat a pullulé), les avoués étaient avocats et plaidaient eux-mêmes leurs causes. De cette double vie, il résulte un double travail qui donne à l’avoué de province les vices intellectuels de l’avocat, sans lui ôter les pesantes obligations de l’avoué. L’avoué de province devient bavard, et perd cette lucidité de jugement, si nécessaire à la conduite des affaires. En se dédoublant ainsi, un homme supérieur trouve souvent en lui-même deux hommes médiocres. À Paris, l’avoué ne se dépensant point en paroles au Tribunal, ne plaidant pas souvent le Pour et le Contre, peut conserver de la rectitude dans les idées. S’il dispose la balistique du Droit, s’il fouille dans l’arsenal des moyens que présentent les contradictions de la Jurisprudence, il garde sa conviction sur l’affaire, à laquelle il s’efforce de préparer un triomphe. En un mot, la pensée grise beaucoup moins que la parole. À force de parler, un homme finit par croire à ce qu’il dit ; tandis qu’on peut agir contre sa pensée sans la vicier, et faire gagner un mauvais procès sans soutenir qu’il est bon, comme le fait l’avocat plaidant. Aussi le vieil avoué de Paris peut-il faire, beaucoup mieux qu’un vieil avocat, un bon juge. Un avoué de province a donc bien des raisons d’être un homme médiocre : il épouse de petites passions, il mène de petites affaires, il vit en faisant des frais, il abuse du Code de Procédure, et il plaide ! En un mot, il a beaucoup d’infirmités. Aussi, quand il se rencontre parmi les avoués de province un homme remarquable, est-il vraiment supérieur !
— Je croyais, monsieur, que vous m’aviez mandé pour vos affaires, répondit Petit-Claud en faisant de cette observation une épigramme par le regard qu’il lança sur les impénétrables lunettes du grand Cointet. — Pas d’ambages, répliqua Boniface Cointet. Écoutezmoi... Après ce mot, gros de confidences, Cointet alla s’asseoir sur un banc en invitant Petit-Claud à l’imiter. — Quand monsieur du Hautoy passa par Angoulême en 1804 pour aller à Valence en qualité de consul, il y connut madame de Sénonches, alors mademoiselle Zéphirine, et il en eut une fille, dit Cointet tout bas à l’oreille de son interlocuteur... Oui, reprit-il en voyant faire un haut-le-corps à Petit-Claud, le mariage de mademoiselle Zéphirine avec monsieur de Sénonches a suivi promptement cet accouchement clandestin. Cette fille, élevée à la campagne chez ma mère, est mademoiselle Françoise de La Haye, dont prend soin madame de Sénonches qui, selon l’usage, est sa marraine. Comme ma mère, fermière de la vieille madame de Cardanet, la grand’mère de mademoiselle Zéphirine, avait le secret de l’unique héritière des Cardanet et des Sénonches de la branche aînée, on m’a chargé de faire valoir la petite somme que monsieur Francis du Hautoy destina dans le temps à sa fille. Ma fortune s’est faite avec ces dix mille francs, qui se montent à trente mille francs aujourd’hui. Madame de Sénonches donnera bien le trousseau, l’argenterie et quelque mobilier à sa pupille ; moi, je puis vous faire avoir la fille, mon garçon, dit Cointet en frappant sur le genou de Petit-Claud. En épousant Françoise de La Haye, vous augmenterez votre clientèle de celle d’une grande partie de l’aristocratie d’Angoulême. Cette alliance, par la main gauche, vous ouvre un avenir magnifique... La position d’un avocat-avoué paraîtra suffisante : on ne veut pas mieux, je le sais.
— Que faut-il faire ?... dit avidement Petit-Claud, car vous avez maître Cachan pour avoué... — Aussi ne quitterai-je pas brusquement Cachan pour vous, vous n’aurez ma clientèle que plus tard, dit finement le grand Cointet. Ce qu’il faut faire, mon ami ? eh ! mais les affaires de David Séchard. Ce pauvre diable a mille écus de billets à nous payer, il ne les payera pas, vous le défendrez contre les poursuites de manière à faire énormément de frais... Soyez sans inquiétude, marchez, entassez les incidents. Doublon, mon huissier, qui sera chargé de l’actionner, sous la direction de Cachan, n’ira pas de main morte... À bon écouteur, un mot suffit. Maintenant, jeune homme ?... Il se fit une pause éloquente pendant laquelle ces deux hommes se regardèrent. — Nous ne nous sommes jamais vus, reprit Cointet, je ne vous ai rien dit, vous ne savez rien de monsieur du Hautoy, ni de madame de Sénonches, ni de mademoiselle de La Haye ; seulement, quand il en sera temps, dans deux mois, vous demanderez cette jeune personne en mariage. Quand nous aurons à nous voir, vous viendrez ici, le soir. N’écrivons point. — Vous voulez donc ruiner Séchard ? demanda PetitClaud. — Pas tout à fait ; mais il faut le tenir pendant quelque temps en prison... — Et dans quel but ?... — Me croyez-vous assez niais pour vous le dire ? si vous avez l’esprit de le deviner, vous aurez celui de vous taire.
— Le père Séchard est riche, dit le Petit-Claud en entrant déjà dans les idées de Boniface et apercevant une cause d’insuccès. — Tant que le père vivra, il ne donnera pas un liard à son fils et cet ex-typographe n’a pas encore envie de faire tirer son billet de mort... — C’est entendu ! dit Petit-Claud qui se décida promptement. Je ne vous demande pas de garanties, je suis avoué ; si j’étais joué, nous aurions à compter ensemble. — Le drôle ira loin, pensa Cointet en saluant PetitClaud. Le lendemain de cette conférence, le 30 avril, les frères Cointet firent présenter le premier des trois billets fabriqués par Lucien. Par malheur, l’effet fut remis à la pauvre madame Séchard, qui en reconnaissant l’imitation de la signature de son mari par Lucien appela David et lui dit à brûle-pourpoint : — Tu n’as pas signé ce billet ?... — Non ! lui dit-il. Ton frère était si pressé, qu’il a signé pour moi... Ève rendit le billet au garçon de caisse de la maison Cointet frères en lui disant : — Nous ne sommes pas en mesure. Puis, en se sentant défaillir, elle monta dans sa chambre, où David la suivit. — Mon ami, dit Ève à Séchard d’une voix mourante, cours chez messieurs Cointet, ils auront des égards pour toi ; prie-les d’attendre, et d’ailleurs fais-leur observer qu’au renouvellement du bail de Cérizet ils te devront mille francs. David alla sur-le-champ chez ses ennemis.
Un prote peut toujours devenir imprimeur, mais il n’y a pas toujours un négociant chez un habile typographe ; aussi David, qui connaissait peu les affaires, resta-t-il court devant le grand Cointet lorsque, après lui avoir, la gorge serrée et le cœur palpitant, assez mal débité ses excuses et formulé sa requête, il en reçut cette réponse : — Ceci ne nous regarde en rien, nous tenons le billet de Métivier, Métivier nous payera. Adressez-vous à monsieur Métivier. — Oh ! dit Ève en apprenant cette réponse, du moment où le billet retourne à monsieur Métivier nous pouvons être tranquilles. Le lendemain, Victor-Ange-Herménégilde Doublon, huissier de messieurs Cointet, fit le protêt à deux heures, heure où la Place du Mûrier est pleine de monde ; et, malgré le soin qu’il eut de causer sur la porte de l’allée avec Marion et Kolb, le protêt n’en fut pas moins connu de tout le Commerce d’Angoulême dans la soirée. D’ailleurs, les formes hypocrites de maître Doublon, à qui le grand Cointet avait recommandé les plus grands égards, pouvaient-elles sauver Ève et David de l’ignominie commerciale qui résulte d’une suspension de payement ? qu’on en juge ! Ici, les longueurs vont paraître trop courtes. Quatre-vingt-dix lecteurs sur cent seront affriolés par les détails suivants comme par la nouveauté la plus piquante. Ainsi sera prouvée encore une fois la vérité de cet axiome : Il n’y a rien de moins connu que ce que tout le monde doit savoir, LA LOI ! Certes, à l’immense majorité des Français, le mécanisme d’un des rouages de la Banque, bien décrit, offrira l’intérêt d’un chapitre de voyage dans un pays étranger. Lorsqu’un négociant envoie de la ville où il a son établissement un de ses billets à une personne demeurant dans une autre ville, comme David était censé l’avoir fait pour obliger Lucien, il change l’opération si simple, d’un effet souscrit entre négociants de la même ville pour affaires
de commerce, en quelque chose qui ressemble à la lettre de change tirée d’une place sur une autre. Ainsi, en prenant les trois effets à Lucien, Métivier était obligé, pour en toucher le montant, de les envoyer à messieurs Cointet frères, ses correspondants. De là une première perte pour Lucien, désignée sous le nom de commission pour change de place, et qui s’était traduite par un tant pour cent rabattu sur chaque effet, outre l’escompte. Les effets Séchard avaient donc passé dans la catégorie des affaires de Banque. Vous ne sauriez croire à quel point la qualité de banquier, jointe au titre auguste de créancier, change la condition du débiteur. Ainsi, en Banque (saisissez bien cette expression ?), dès qu’un effet transmis de la place de Paris à la place d’Angoulême est impayé, les banquiers se doivent à euxmêmes de s’adresser ce que la loi nomme un Compte de Retour. Calembour à part, jamais les romanciers n’ont inventé de conte plus invraisemblable que celui-là ; car voici les ingénieuses plaisanteries à la Mascarille qu’un certain article du Code de Commerce autorise, et dont l’explication vous démontrera combien d’atrocités se cachent sous ce mot terrible : la Légalité ! Dès que maître Doublon eut fait enregistrer son protêt, il l’apporta lui-même à messieurs Cointet frères. L’huissier était en compte avec ces Loups-Cerviers d’Angoulême, et leur faisait un crédit de six mois que le grand Cointet menait à un an par la manière dont il le soldait, tout en disant de mois en mois, à ce sous-Loup-Cervier : — Doublon, vous faut-il de l’argent ? Ce n’est pas tout encore ! Doublon favorisait d’une remise cette puissante maison qui gagnait ainsi quelque chose sur chaque acte, un rien, une misère, un franc cinquante centimes sur un protêt !... Le grand Cointet se mit à son bureau tranquillement, y prit un petit carré de papier timbré de trente-cinq centimes tout en causant avec Doublon de manière à savoir de lui des renseignements sur l’état vrai des commerçants. — Eh ! bien, êtes-vous content du petit Gannerac ?...
— Il ne va pas mal. Dam ! un roulage... — Ah ! le fait est qu’il a du tirage ! on m’a dit que sa femme lui causait beaucoup de dépenses... — À lui ?... s’écria Doublon d’un air narquois. Et le Loup-Cervier, qui venait d’achever de régler son papier, écrivit en ronde le sinistre intitulé sous lequel il dressa le compte suivant. (Sic !) COMPTE DE RETOUR ET FRAIS, À un effet de MILLE FRANCS, daté d’Angoulême le dix février mil huit cent vingt-deux, souscrit par SÉCHARD FILS, à l’ordre de LUCIEN CHARDON dit DE RUBEMPRÉ, passé à l’ordre de MÉTIVIER, et à notre ordre, échu le trente avril dernier, protesté par DOUBLON, huissier, le premier mai mil huit cent vingt-deux. Principal 1,000 00 Protêt 12 35 Commission à un demi pour cent 5 00 Commission de courtage d’un quart p. cent 2 50 Timbre de notre retraite et du présent 1 35 Intérêts et ports de lettres 3 00 1,024 20 Change de place à un et un quart pour 0,0 sur 1,024 20 13 25
1,037 45 Mille trente-sept francs quarante-cinq centimes, de laquelle somme nous nous remboursons en notre traite à vue sur monsieur Métivier, rue Serpente, à Paris, à l’ordre de monsieur Gannerac de l’Houmeau. Angoulême, le deux mai mil huit cent vingt-deux. COINTET frères. Au bas de ce petit mémoire, fait avec toute l’habitude d’un praticien, car il causait toujours avec Doublon, le grand Cointet écrivit la déclaration suivante : « Nous soussignés, Postel, maître pharmacien à l’Houmeau, et Gannerac, commissionnaire en roulage, négociants en cette ville, certifions que le change de notre place sur Paris est de un et un quart pour cent. » Angoulême, le trois mai mil huit cent vingt-deux. » — Tenez, Doublon, faites-moi le plaisir d’aller chez Postel et chez Gannerac, les prier de me signer cette déclaration, et rapportez-la-moi demain matin. Et Doublon, au fait de ces instruments de torture, s’en alla, comme s’il se fût agi de la chose la plus simple. Évidemment le protêt aurait été remis, comme à Paris, sous enveloppe, tout Angoulême devait être instruit de l’état malheureux dans lequel étaient les affaires de ce pauvre Séchard. Et de combien d’accusations son apathie ne fut-elle pas l’objet ! les uns le disaient perdu par l’amour excessif qu’il portait à sa femme ; les autres l’accusaient de trop d’affection pour son beau-frère. Et quelles atroces conclusions chacun ne tirait-il pas de ces prémisses ! on ne devait jamais épouser les intérêts de ses proches ! on approuvait la dureté du père Séchard envers son fils, on l’admirait !
Maintenant, vous tous qui, par des raisons quelconques, oubliez de faire honneur à vos engagements, examinez bien les procédés, parfaitement légaux, par lesquels, en dix minutes, on fait, en Banque, rapporter vingthuit francs d’intérêt à un capital de mille francs ? Le premier article de ce Compte de Retour en est la seule chose incontestable. Le deuxième article contient la part du Fisc et de l’huissier. Les six francs que perçoit le Domaine en enregistrant le chagrin du débiteur et fournissant le papier timbré, feront vivre l’abus encore pendant long-temps ! Vous savez, d’ailleurs, que cet article donne un bénéfice d’un franc cinquante centimes au Banquier à cause de la remise faite par Doublon. La commission d’un demi pour cent, objet du troisième article, est prise sous ce prétexte ingénieux, que ne pas recevoir son payement équivaut, en banque, à escompter un effet. Quoique ce soit absolument le contraire, rien de plus semblable que de donner mille francs ou de ne pas les encaisser. Quiconque a présenté des effets à l’escompte, sait, qu’outre les six pour cent dus légalement, l’escompteur prélève, sous l’humble nom de commission, un tant pour cent qui représente les intérêts que lui donne, au-dessus du taux légal, le génie avec lequel il fait valoir ses fonds. Plus il peut gagner d’argent, plus il vous en demande. Aussi faut-il escompter chez les sots, c’est moins cher. Mais en Banque y a-t-il des sots ?... La loi oblige le banquier à faire certifier par un Agent de change le taux du change. Dans les Places assez malheureuses pour ne pas avoir de Bourse, l’Agent de change est suppléé par deux négociants. La commission dite de courtage due à l’Agent est fixée à un quart pour cent de la somme exprimée dans l’effet protesté. L’usage s’est introduit
de compter cette commission comme donnée aux négociants qui remplacent l’Agent, et le banquier la met tout simplement dans sa caisse. De là le troisième article de ce charmant compte. Le quatrième article comprend le coût du carré de papier timbré sur lequel est rédigé le Compte de Retour et celui du timbre de ce qu’on appelle si ingénieusement la retraite, c’est-à-dire la nouvelle traite tirée par le banquier sur son confrère, pour se rembourser. Le cinquième article comprend le prix des ports de lettres et les intérêts légaux de la somme pendant tout le temps qu’elle peut manquer dans la caisse du banquier. Enfin le change de place, l’objet même de la Banque, est ce qu’il en coûte pour se faire payer d’une place à l’autre. Maintenant épluchez ce compte, où, selon la manière de supputer du Polichinelle de la chanson napolitaine si bien jouée par Lablache, quinze et cinq font vingt-deux ? Évidemment la signature de messieurs Postel et Gannerac était une affaire de complaisance : les Cointet certifiaient au besoin pour Gannerac ce que Gannerac certifiait pour les Cointet. C’est la mise en pratique de ce proverbe connu, Passez-moi la rhubarbe, je vous passerai le séné. Messieurs Cointet frères, se trouvant en compte courant avec Métivier, n’avaient pas besoin de faire traite. Entre eux, un effet retourné ne produisait qu’une ligne de plus au crédit ou au débit. Ce compte fantastique se réduisait donc en réalité à mille francs dus, au protêt de treize francs, et à un demi pour cent d’intérêt pour un mois de retard, en tout peut-être mille dix-huit francs. Si une grande maison de banque a tous les jours, en moyenne, un Compte de Retour sur une valeur de mille
francs, elle touche tous les jours vingt-huit francs par la Grâce de Dieu et les constitutions de la Banque, royauté formidable inventée par les juifs au douzième siècle, et qui domine aujourd’hui les trônes et les peuples. En d’autres termes, mille francs rapportent alors à cette maison vingthuit francs par jour ou dix mille deux cent vingt francs par an. Triplez la moyenne des Comptes de Retour, et vous apercevrez un revenu de trente mille francs, donné par ces capitaux fictifs. Aussi rien de plus amoureusement cultivé que les Comptes de Retour. David Séchard serait venu payer son effet, le trois mai, ou le lendemain même du protêt, messieurs Cointet frères lui eussent dit : « Nous avons retourné votre effet à monsieur Métivier ! » quand même l’effet se fût encore trouvé sur leur bureau. Le Compte de Retour est acquis le soir même du protêt. Ceci, dans le langage de la banque de province, s’appelle : faire suer les écus. Les seuls ports de lettres produisent quelque vingt mille francs à la maison Keller qui correspond avec le monde entier, et les Comptes de Retour payent la loge aux Italiens, la voiture et la toilette de madame la Baronne de Nucingen. Le port de lettre est un abus d’autant plus effroyable que les banquiers s’occupent de dix affaires semblables en dix lignes d’une lettre. Chose étrange ! le Fisc a sa part dans cette prime arrachée au malheur, et le Trésor Public s’enfle ainsi des infortunes commerciales. Quant à la Banque, elle jette au débiteur, du haut de ses comptoirs, cette parole pleine de raison : — Pourquoi n’êtes-vous pas en mesure ? à laquelle malheureusement on ne peut rien répondre. Ainsi le Compte de Retour est un conte plein de fictions terribles pour lequel les débiteurs, qui réfléchiront sur cette page instructive, éprouveront désormais un effroi salutaire. Le quatre mai, Métivier reçut de messieurs Cointet frères le Compte de Retour avec un ordre de poursuivre à outrance à Paris monsieur Lucien Chardon dit de Rubempré.
Quelques jours après, Ève reçut, en réponse à la lettre qu’elle écrivit à monsieur Métivier, le petit mot suivant, qui la rassura complétement. « À MONSIEUR SÉCHARD FILS, IMPRIMEUR À ANGOULÊME. » J’ai reçu en son temps votre estimée du 5 courant. J’ai compris, d’après vos explications relativement à l’effet impayé du 30 avril dernier, que vous aviez obligé votre beaufrère, monsieur de Rubempré, qui fait assez de dépenses pour que ce soit vous rendre service que de le contraindre à payer : il est dans une situation à ne pas se laisser longtemps poursuivre. Si votre honoré beau-frère ne payait point je ferais fond sur la loyauté de votre vieille maison, et me dis, comme toujours, » Votre dévoué serviteur, » MÉTIVIER. » — Eh ! bien, dit Ève à David, mon frère saura par cette poursuite que nous n’avons pas pu payer. Quel changement cette parole n’annonçait-elle pas chez Ève ? L’amour grandissant que lui inspirait le caractère de David, de mieux en mieux connu, prenait dans son cœur la place de l’affection fraternelle. Mais à combien d’illusions ne disait-elle pas adieu ?... Voyons maintenant tout le chemin que fit le Compte de Retour sur la place de Paris ? Un tiers porteur, nom commercial de celui qui possède un effet par transmission, est libre, aux termes de la loi, de poursuivre uniquement celui des divers débiteurs de cet effet qui lui présente la chance d’être payé le plus promptement. En vertu de cette faculté, Lucien fut poursuivi par l’huissier de monsieur Métivier. Voici quelles furent les phases de cette action,
d’ailleurs entièrement inutile. Métivier, derrière lequel se cachaient les Cointet, connaissait l’insolvabilité de Lucien ; mais, toujours dans l’esprit de la loi, l’insolvabilité de fait n’existe en droit qu’après avoir été constatée. On constata donc l’impossibilité d’obtenir de Lucien le payement de l’effet, de la manière suivante. L’huissier de Métivier dénonça, le 5 mai, le Compte de Retour et le protêt d’Angoulême à Lucien, en l’assignant au Tribunal de Commerce de Paris pour entendre dire une foule de choses, entre autres qu’il serait condamné par corps comme négociant. Quand, au milieu de sa vie de cerf aux abois, Lucien lut ce grimoire, il recevait la signification d’un jugement obtenu contre lui par défaut au Tribunal de Commerce. Coralie, sa maîtresse, ignorant ce dont il s’agissait, imagina que Lucien avait obligé son beau-frère ; elle lui donna tous les actes ensemble, trop tard. Une actrice voit trop d’acteurs en huissiers dans les vaudevilles pour croire au papier timbré. Lucien eut des larmes aux yeux, il s’apitoya sur Séchard, il eut honte de son faux, et il voulut payer. Naturellement, il consulta ses amis sur ce qu’il devait faire pour gagner du temps. Mais quand Lousteau, Blondet, Bixiou, Nathan eurent instruit Lucien du peu de cas qu’un poète devait faire du Tribunal de Commerce, juridiction établie pour les boutiquiers, le poète se trouvait déjà sous le coup d’une saisie. Il voyait à sa porte cette petite affiche jaune dont la couleur déteint sur les portières, qui a la vertu la plus astringente sur le crédit, qui porte l’effroi dans le cœur des moindres fournisseurs, et qui surtout glace le sang dans les veines des poètes assez sensibles pour s’attacher à ces morceaux de bois, à ces guenilles de soie, à ces tas de laine coloriée, à ces brimborions appelés mobilier. Quand on vint pour enlever les meubles de Coralie, l’auteur des Marguerites alla trouver un ami de Bixiou, Desroches, un premier clerc qui venait de traiter d’une Étude, et qui se mit à rire en voyant tant d’effroi chez Lucien pour si peu de chose. — Ce n’est rien, mon cher, vous voulez gagner du temps ? — Le plus possible. — Eh ! bien, opposez-vous à l’exécution du jugement. Allez trouver un de mes amis,
Signol, un agréé, portez-lui vos pièces, il renouvellera l’opposition, se présentera pour vous, et déclinera la compétence du Tribunal de commerce. Ceci ne fera pas la moindre difficulté, vous êtes un journaliste assez connu. Si vous êtes assigné devant le Tribunal civil, vous viendrez me voir, ça me regardera : je me charge de faire promener ceux qui veulent chagriner la belle Coralie. Le vingt-huit mai, Lucien, assigné devant le Tribunal civil, y fut condamné plus promptement que ne le pensait Desroches, car on poursuivait Lucien à outrance. Quand une nouvelle saisie fut pratiquée, lorsque l’affiche jaune vint encore dorer les pilastres de la porte de Coralie et qu’on voulut enlever le mobilier, Desroches, un peu sot de s’être laissé pincer par son confrère (telle fut son expression), s’y opposa, prétendant, avec raison d’ailleurs, que le mobilier appartenait à mademoiselle Coralie : il introduisit un référé. Sur le référé, le Président du Tribunal renvoya les parties à l’audience, où la propriété des meubles fut adjugée à l’actrice par un jugement. Métivier, qui appela de ce jugement, fut débouté de son appel par un arrêt, le trente juillet. Le sept août, maître Cachan reçut par la diligence un énorme dossier intitulé : MÉTIVIER CONTRE SÉCHARD ET LUCIEN CHARDON. La première pièce était la jolie petite note suivante, dont l’exactitude est garantie ; elle a été copiée. Billet du 30 avril dernier, souscrit par Séchard fils, ordre Lucien de Rubempré (2 mai). Compte de retour : 1,037 45 (5 Mai.)
Dénonciation du compte de retour et du protêt avec assignation devant le Tribunal de commerce de Paris, pour le 7 mai 8 75 (7 Mai.) Jugement, condamnation par défaut, avec contrainte par corps 35 00 (10 Mai.) Signification du jugement 8 50 (12 Mai.) Commandement 5 50 (14 Mai.) Procès-verbal de saisie 16 00 (18 Mai.) Procès-verbal d’apposition d’affiches 15 25 (19 Mai.) Insertion au journal 4 00 (24 Mai.) Procès-verbal de récolement précédant l’enlèvement, et contenant opposition à l’exécution du jugement par le sieur Lucien de Rubempré. 12 00 (27 Mai.) Jugement du Tribunal qui, faisant droit, renvoie, sur l’opposition dûment réitérée, les parties devant le Tribunal civil 35 00 (28 Mai.) Assignation à bref délai par Métivier, devant le Tribunal civil avec constitution d’avoué 6 50 (2 Juin.)
Jugement contradictoire qui condamne Lucien Chardon à payer les causes du compte de retour et laisse à la charge du poursuivant les frais faits devant le Tribunal de commerce 150 00 (6 Juin.) Signification dudit 10 00 (15 Juin.) Commandement 5 50 (19 Juin.) Procès-verbal tendant à saisie, et contenant opposition à cette saisie par la demoiselle Coralie, qui prétend que le mobilier lui appartient et demande d’aller en référé sur l’heure, dans le cas où l’on voudrait passer outre. 20 00 Ordonnance du Président, qui renvoie les parties à l’audience en état de référé. 40 00 (19 Juin.) Jugement qui adjuge la propriété des meubles à ladite demoiselle Coralie. 250 00 (20 Juin.) Appel par Métivier 17 00 (30 Juin.) Arrêt confirmatif du jugement. 250 00 Total 889 00 Billet du 31 mai 1,037 45 Dénonciation à Lucien 8 75 1,046 20
Billet du 30 juin, compte de retour 1,037 45 Dénonciation à Lucien 8 75 1,046 20 Ces pièces étaient accompagnées d’une lettre par laquelle Métivier donnait l’ordre à maître Cachan, avoué d’Angoulême, de poursuivre David Séchard par tous les moyens de droit. Maître Victor-Ange-Herménégilde Doublon assigna donc David Séchard, le 3 juillet, au tribunal de commerce d’Angoulême pour le payement de la somme totale de quatre mille dix-huit francs quatre-vingt-cinq centimes, montant des trois effets et des frais déjà faits. Le jour où Doublon devait lui apporter à elle-même le commandement de payer cette somme énorme pour elle, Ève reçut dans la matinée cette lettre foudroyante écrite par Métivier : À MONSIEUR SÉCHARD FILS, IMPRIMEUR À ANGOULÊME. « Votre beau-frère, monsieur Chardon, est un homme d’une insigne mauvaise foi qui a mis son mobilier sous le nom d’une actrice avec laquelle il vit, et vous auriez dû, Monsieur, me prévenir loyalement de ces circonstances afin de ne pas me laisser faire des poursuites inutiles, car vous n’avez pas répondu à ma lettre du 10 mai dernier. Ne trouvez donc pas mauvais que je vous demande immédiatement le remboursement des trois effets et de tous mes débours. » Agréez mes salutations. » MÉTIVIER. »
En n’entendant plus parler de rien, Ève, peu savante en droit commercial, pensait que son frère avait réparé son crime en payant les billets fabriqués. — Mon ami, dit-elle à son mari, cours avant tout chez Petit-Claud, explique-lui notre position, et consulte-le. — Mon ami, dit le pauvre imprimeur en entrant dans le cabinet de son camarade chez lequel il avait couru précipitamment, je ne savais pas, quand tu es venu m’annoncer ta nomination en m’offrant tes services, que je pourrais en avoir sitôt besoin. Petit-Claud étudia la belle figure de penseur que lui présenta cet homme assis dans un fauteuil en face de lui, car il n’écouta pas le détail d’affaires qu’il connaissait mieux que ne les savait celui qui les lui expliquait. En voyant entrer Séchard inquiet, il s’était dit : — Le tour est fait ! Cette scène se joue assez souvent au fond du cabinet des avoués. — Pourquoi les Cointet le persécutent-ils ?.. se demandait Petit-Claud. Il est dans l’esprit des avoués de pénétrer tout aussi bien dans l’âme de leurs clients que dans celle des adversaires : ils doivent connaître l’envers aussi bien que l’endroit de la trame judiciaire. — Tu veux gagner du temps, répondit enfin Petit-Claud à Séchard quand Séchard eut fini. Que te faut-il, quelque chose comme trois ou quatre mois ? — Oh ! quatre mois ! je suis sauvé, s’écria David à qui Petit-Claud parut être un ange. — Eh ! bien, l’on ne touchera à aucun de tes meubles, et l’on ne pourra pas t’arrêter avant trois ou quatre mois... Mais cela te coûtera bien cher, dit Petit-Claud. — Eh ! qu’est-ce que cela me fait ! s’écria Séchard.
— Tu attends des rentrées, en es-tu sûr ?... demanda l’avoué presque surpris de la facilité avec laquelle son client entrait dans la machination. — Dans trois mois je serai riche, répondit l’inventeur avec une assurance d’inventeur. — Ton père n’est pas encore en pré, répondit PetitClaud, il tient à rester dans les vignes. — Est-ce que je compte sur la mort de mon père ?... répondit David. Je suis sur la trace d’un secret industriel qui me permettra de fabriquer sans un brin de coton un papier aussi solide que le papier de Hollande, et à cinquante pour cent au-dessous du prix de revient actuel de la pâte de coton.. — C’est une fortune, s’écria Petit-Claud qui comprit alors le projet du grand Cointet. — Une grande fortune, mon ami, car il faudra, dans dix ans d’ici, dix fois plus de papier qu’il ne s’en consomme aujourd’hui. Le journalisme sera la folie de notre temps ! — Personne n’a ton secret ?... — Personne, excepté ma femme. — Tu n’as pas dit ton projet, ton programme à quelqu’un... aux Cointet, par exemple ? — Je leur en ai parlé, mais vaguement, je crois ! Un éclair de générosité passa dans l’âme enfiellée de Petit-Claud qui essaya de tout concilier, l’intérêt des Cointet, le sien et celui de Séchard.
— Écoute, David, nous sommes camarades de collége, je te défendrai ; mais, sache-le bien, cette défense à l’encontre des lois te coûtera cinq à six mille francs !... Ne compromets pas ta fortune. Je crois que tu seras obligé de partager avec un de nos fabricants. Voyons, tu y regarderas à deux fois avant d’acheter ou de faire construire une papeterie. Il te faudra d’ailleurs prendre un brevet d’invention... Tout cela prendra du temps et voudra de l’argent. Les huissiers fondront sur toi peut-être trop tôt, malgré les détours que nous allons faire devant eux... — Je tiens mon secret ! répondit David avec la naïveté du savant. — Eh ! bien, ton secret sera ta planche de salut, reprit Petit-Claud repoussé dans sa première et loyale intention d’éviter un procès par une transaction, je ne veux pas le savoir ; mais écoute-moi bien : tâche de travailler dans les entrailles de la terre, que personne ne te voie et ne puisse soupçonner tes moyens d’exécution, car ta planche te serait volée sous tes pieds... Un inventeur cache souvent sous sa peau un jobard ! Vous pensez trop à vos secrets pour pouvoir penser à tout. On finira par se douter de l’objet de tes recherches, tu es environné de fabricants ! Autant de fabricants, autant d’ennemis ! Je te vois comme le castor an milieu des chasseurs, ne leur donne pas ta peau... — Merci, mon cher camarade, je me suis dit tout cela, s’écria Séchard ; mais je te suis obligé de me montrer tant de prudence et de sollicitude !... Il ne s’agit pas de moi dans cette entreprise. À moi, douze cents francs de rente me suffiraient, et mon père doit m’en laisser au moins trois fois autant quelque jour.. Je vis par l’amour et par ma pensée !... une vie céleste... Il s’agit de Lucien et de ma femme ; c’est pour eux que je travaille... — Allons, signe-moi ce pouvoir, et ne t’occupe plus que de ta découverte. Le jour où il faudra te cacher à cause de la
contrainte par corps, je te préviendrai la veille ; car il faut tout prévoir. Et laisse-moi te dire de ne laisser pénétrer chez toi personne de qui tu ne sois sûr comme de toi-même. — Cérizet n’a pas voulu continuer le bail de l’exploitation de mon imprimerie, et de là sont venus nos petits chagrins d’argent. Il ne reste donc plus chez moi que Marion, Kolb, un Alsacien qui est comme un caniche pour moi, ma femme et ma belle-mère... — Écoute, dit Petit-Claud, défie-toi du caniche... — Tu ne le connais pas, s’écria David. Kolb, c’est comme moi-même. — Veux-tu me le laisser éprouver ?... — Oui, dit Séchard. — Allons, adieu ; mais envoie-moi la belle madame Séchard, un pouvoir de ta femme est indispensable. Et, mon ami, songe bien que le feu est dans tes affaires, dit PetitClaud à son camarade en le prévenant ainsi de tous les malheurs judiciaires qui allaient fondre sur lui. — Me voilà donc un pied en Bourgogne et un pied en Champagne, se dit Petit-Claud après avoir reconduit son ami David Séchard jusqu’à la porte de l’Étude. En proie aux chagrins que cause le manque d’argent, aux peines que lui donnait l’état de sa femme assassinée par l’infamie de Lucien, David cherchait toujours son problème !... Or, tout en allant de chez lui chez Petit-Claud, il avait mâché par distraction une tige d’ortie qu’il avait mise dans de l’eau pour arriver à un rouissage quelconque des tiges employées comme matière de sa pâte. Il voulait remplacer les divers brisements opérés par la macération, par le tissage, enfin par l’usage de tout ce qui devient fil,
linge, chiffon. Quand il alla par les rues, assez content de sa conférence avec son ami Petit-Claud, il se trouva dans les dents une boule de pâte : il la prit sur sa main, l’étendit et vit une bouillie supérieure à toutes les compositions qu’il avait obtenues ; car le principal inconvénient des pâtes obtenues des végétaux est un défaut de liant. Ainsi la paille donne un papier cassant, quasi métallique et sonore. Ces hasards-là ne sont rencontrés que par les audacieux chercheurs des causes naturelles ! — Je vais, se disait-il, remplacer par l’effet d’une machine et d’un agent chimique l’opération que je viens de faire machinalement. Et il apparut à sa femme dans la joie de sa croyance à un triomphe. — Oh ! mon ange, sois sans inquiétude ! dit David en voyant que sa femme avait pleuré. Petit-Claud nous garantit pour quelques mois de tranquillité. L’on me fera des frais ; mais, comme il me l’a dit en me reconduisant : — Tous les Français ont le droit de faire attendre leurs créanciers, pourvu qu’ils finissent par leur payer capital, intérêts et frais !... Eh ! bien, nous payerons... — Et vivre !... dit la pauvre Ève qui pensait à tout. — Ah ! c’est vrai, répondit David en portant la main à son oreille par un geste inexplicable et familier à presque tous les gens embarrassés. — Ma mère gardera notre petit Lucien et je puis me remettre à travailler, dit elle. — Ève ! ô mon Ève ! s’écria David, les larmes aux yeux, en prenant sa femme et la serrant sur son cœur, Ève ! à deux pas d’ici, à Saintes, au seizième siècle, un des plus grands hommes de la France, car il ne fut pas seulement l’inventeur
des émaux, il fut aussi le glorieux précurseur de Buffon, de Cuvier, il trouva la géologie avant eux, ce naïf bonhomme ! Bernard de Palissy souffrait la passion des chercheurs de secrets, mais il voyait sa femme et ses enfants, tout un faubourg contre lui. Sa femme lui vendait ses outils... Il errait dans la campagne, incompris !... pourchassé, montré au doigt !... Mais, moi, je suis aimé... — Bien aimé, répondit Ève avec une sainte et placide expression. — On peut souffrir alors tout ce qu’a souffert ce pauvre Bernard de Palissy, l’auteur des faïences d’Écouen, et que Charles IX excepta de la Saint-Barthélemy, qui fit enfin à la face de l’Europe, vieux, riche et honoré, des cours publics sur sa science des terres, comme il l’appelait. — Tant que mes doigts auront la force de tenir un fer à repasser, tu ne manqueras de rien ! s’écria la pauvre femme avec l’accent du dévouement le plus profond. Dans le temps que j’étais première demoiselle chez madame Prieur, j’avais pour amie une petite fille bien sage, la cousine à Postel, Basine Clerget ; eh ! bien, Basine vient de m’annoncer, en m’apportant mon linge fin, qu’elle succède à madame Prieur : j’irai travailler chez elle !... — Ah ! tu n’y travailleras pas long-temps ! répondit Séchard. J’ai trouvé... Pour la première fois la sublime croyance au succès, qui soutient les inventeurs et leur donne le courage d’aller en avant dans les forêts vierges du pays des découvertes, fut accueillie par Ève avec un sourire presque triste, et David baissa la tête par un mouvement funèbre. — Oh ! mon ami, je ne me moque pas, je ne ris pas, je ne doute pas ! s’écria la belle Ève en se mettant à genoux devant son mari. Mais je vois combien tu avais raison de
garder le plus profond silence sur tes essais, sur tes espérances. Oui, mon ami, les inventeurs doivent cacher le pénible enfantement de leur gloire à tout le monde, même à leurs femmes !... Une femme est toujours femme. Ton Ève n’a pu s’empêcher de sourire en t’entendant dire : J’ai trouvé !... pour la dix-septième fois depuis un mois. David se mit à rire si franchement de lui-même qu’Ève lui prit la main et la baisa saintement. Ce fut un moment délicieux, une de ces roses d’amour et de tendresse qui fleurissent au bord des plus arides chemins de la misère et quelquefois au fond des précipices. Ève redoubla de courage en voyant le malheur redoubler de furie. La grandeur de son mari, sa naïveté d’inventeur, les larmes qu’elle surprit parfois dans les yeux de cet homme de cœur et de poésie, tout développa chez elle une force de résistance inouïe. Elle eut encore une fois recours au moyen qui lui avait déjà si bien réussi. Elle écrivit à monsieur Métivier d’annoncer la vente de l’imprimerie en lui offrant de le payer sur le prix qu’on en obtiendrait et en le suppliant de ne pas ruiner David en frais inutiles. Devant cette lettre sublime Métivier fit le mort : son premier commis répondit qu’en l’absence de monsieur Métivier il ne pouvait pas prendre sur lui d’arrêter les poursuites. Telle n’était pas la coutume de son patron en affaires. Ève proposa de renouveler les effets en payant tous les frais, et le commis y consentit, pourvu que le père de David Séchard donnât sa garantie par un aval. Ève se rendit alors à pied à Marsac, accompagnée de sa mère et de Kolb. Elle affronta le vieux vigneron, elle fut charmante, elle réussit à dérider cette vieille figure ; mais, quand, le cœur tremblant, elle parla de l’aval, elle vit un changement complet et soudain sur cette face soûlographique. — Si je laissais à mon fils la liberté de mettre la main à mes lèvres, au bord de ma caisse, il la plongerait jusqu’au fond de mes entrailles !... s’écria-t-il. Les enfants mangent
tous à même dans la bourse paternelle. Et comment ai-je fait, moi ? Je n’ai jamais coûté un liard à mes parents. Votre imprimerie est vide. Les souris et les rats sont seuls à y faire des impressions... Vous êtes belle, vous, je vous aime ; vous êtes une femme travailleuse et soigneuse. Mais mon fils !... Savez-vous ce qu’est David ?... Eh ! bien, c’est un fainéant de savant. Si je l’avais lairré comme on m’a lairré, sans se connaître aux lettres, et que j’en eusse fait un ours, comme son père, il aurait des rentes... Oh ! c’est ma croix, ce garçonlà, voyez-vous ! Et, par malheur, il est bien unique, car sa retiration n’existera jamais ! Enfin il vous rend malheureuse... (Ève protesta par un geste de dénégation absolue.) — Oui, reprit-il en répondant à ce geste, vous avez été obligée de prendre une nourrice, le chagrin vous a tari votre lait. Je sais tout, allez ! vous êtes au tribunal et tambourinés par la ville. Je n’étais qu’un ours, je ne suis pas savant, je n’ai pas été prote chez messieurs Didot, la gloire de la typographie ; mais jamais je n’ai reçu de papier timbré ! Savez-vous ce que je me dis en allant dans mes vignes, les soignant et récoltant, et faisant mes petites affaires ?... Je me dis : — Mon pauvre vieux, tu te donnes bien du mal, tu mets écu sur écu, tu lairreras de beaux biens, ce sera pour les huissiers, pour les avoués ou pour les chimères... pour les idées... Tenez, mon enfant, vous êtes mère de ce petit garçon, qui m’a eu l’air d’avoir la truffe de son grand-père au milieu du visage quand je l’ai tenu sur les fonts avec madame Chardon, eh ! bien, pensez moins à Séchard qu’à ce petit drôle-là... Je n’ai confiance qu’en vous... Vous pourriez empêcher la dissipation de mes biens... de mes pauvres biens... — Mais, mon cher papa Séchard, votre fils sera votre gloire, et vous le verrez un jour riche par lui-même et avec la croix de la Légion-d’Honneur à la boutonnière... — Qué qui fera donc pour cela ? demanda le vigneron.
— Vous le verrez !... Mais, en attendant, mille écus vous ruineraient-ils ?... Avec mille écus vous feriez cesser les poursuites... Eh ! bien, si vous n’avez pas confiance en lui, prêtez-les-moi, je vous les rendrai, vous les hypothéquerez sur ma dot, sur mon travail... — David Séchard est donc poursuivi ? s’écria le vigneron étonné d’apprendre que ce qu’il croyait une calomnie était vrai. Voilà ce que c’est que de savoir signer son nom !... Et mes loyers !... Oh ! il faut, ma petite fille, que j’aille à Angoulême me mettre en règle et consulter Cachan, mon avoué... Vous avez joliment bien fait de venir... Un homme averti en vaut deux ! Après une lutte de deux heures, Ève fut obligée de s’en aller, battue par cet argument invincible : — Les femmes n’entendent rien aux affaires. Venue avec un vague espoir de réussir, Ève refit le chemin de Marsac à Angoulême presque brisée. En rentrant, elle arriva précisément à temps pour recevoir la signification du jugement qui condamnait Séchard à tout payer à Métivier. En province, la présence d’un huissier à la porte d’une maison est un événement ; mais Doublon venait beaucoup trop souvent depuis quelque temps pour que le voisinage n’en causât pas. Aussi Ève n’osait-elle plus sortir de chez elle, elle avait peur d’entendre des chuchotements à son passage. — Oh ! mon frère, mon frère ! s’écria la pauvre Ève en se précipitant dans son allée et montant les escaliers, je ne puis te pardonner que s’il s’agissait de ta... — Hélas, lui dit Séchard, qui venait au-devant d’elle, il s’agissait d’éviter son suicide. — N’en parlons donc plus jamais, répondit-elle doucement. La femme qui l’a emmené dans ce gouffre de Paris est bien criminelle !... et ton père, mon David, est bien impitoyable !... Souffrons en silence.
Un coup frappé discrètement arrêta quelque tendre parole sur les lèvres de David, et Marion se présenta remorquant à travers la première pièce le grand et gros Kolb. — Madame, dit-elle, Kolb et moi nous avons su que monsieur et madame étaient bien tourmentés ; et, comme nous avons à nous deux seize cents francs d’économies, nous avons pensé qu’ils ne pouvaient pas être mieux placés qu’entre les mains de madame... — Te matame, répéta Kolb avec enthousiasme. — Kolb, s’écria David Séchard, nous ne nous quitterons jamais, porte mille francs à compte chez Cachan, l’avoué, mais en demandant une quittance ; nous garderons le reste. Kolb, qu’aucune puissance humaine ne t’arrache un mot sur ce que je fais, sur mes heures d’absence, sur ce que tu pourras me voir rapporter, et quand je t’enverrai chercher des herbes, tu sais, qu’aucun œil humain ne te voie... On cherchera, mon bon Kolb, à te séduire, on t’offrira peut-être des mille, des dix mille francs pour parler... — On m’ovrirait pien tes millions, queu cheu ne tirais bas une motte ! Est-ce que che nei gonnais boind la gonzigne milidaire ? — Tu es averti, marche, et va prier monsieur PetitClaud d’assister à la remise de ces fonds chez monsieur Cachan. — Ui, fit l’Alsacien, chesbère edre assez riche ein chour pire lui domper sire le gazaquin, à ced ôme te chistice ! Ch’aime bas sa visache ! — C’est un bon homme, madame, dit la grosse Marion, il est fort comme un Turc et doux comme un mouton. En voilà un qui ferait le bonheur d’une femme. C’est lui
pourtant qui a eu l’idée de placer ainsi nos gages, qu’il appelle des caches ! Pauvre homme ! s’il parle mal, il pense bien, et je l’entends tout de même. Il a l’idée d’aller travailler chez les autres pour ne nous rien coûter... — On deviendrait riche uniquement pour pouvoir récompenser ces braves gens-là, dit Séchard en regardant sa femme. Ève trouvait cela tout simple, elle n’était pas étonnée de rencontrer des âmes à la hauteur de la sienne. Son attitude eût expliqué toute la beauté de son caractère aux êtres les plus stupides, et même à un indifférent. — Vous serez riche, mon cher monsieur, vous avez du pain de cuit, s’écria Marion, votre père vient d’acheter une ferme, il vous en fait, allez ! des rentes... Dans la circonstance, ces paroles dites par Marion pour diminuer en quelque sorte le mérite de son action, ne trahissaient-elles pas une exquise délicatesse ? Comme toutes les choses humaines, la procédure française a des vices. Néanmoins, de même qu’une arme à deux tranchants, elle sert aussi bien à la défense qu’à l’attaque. En outre, elle a cela de plaisant, que si deux avoués s’entendent (et ils peuvent s’entendre sans avoir besoin d’échanger deux mots, ils se comprennent par la seule marche de leur procédure !) un procès ressemble alors à la guerre comme la faisait le premier maréchal de Biron à qui son fils proposait au siége de Rouen un moyen de prendre la ville en deux jours. — Tu es donc bien pressé, lui dit-il, d’aller planter nos choux. Deux généraux peuvent éterniser la guerre en n’arrivant à rien de décisif et ménageant leurs troupes, selon la méthode des généraux autrichiens que le Conseil Aulique ne réprimande jamais d’avoir fait manquer une combinaison pour laisser manger la soupe à leurs soldats. Maître Cachan, Petit-Claud et Doublon se
comportèrent encore mieux que des généraux autrichiens, ils se modelèrent sur un Autrichien de l’antiquité, sur Fabius Cunctator ! Petit-Claud, malicieux comme un mulet, eut bientôt reconnu tous les avantages de sa position. Dès que le payement des frais à faire était garanti par le grand Cointet, il se promit de ruser avec Cachan, et de faire briller son génie aux yeux du papetier, en créant des incidents qui retombassent à la charge de Métivier. Mais, malheureusement pour la gloire de ce jeune Figaro de la Basoche, l’historien doit passer sur le terrain de ses exploits comme s’il marchait sur des charbons ardents. Un seul mémoire de frais, comme celui fait à Paris, suffit sans doute à l’histoire des mœurs contemporaines. Imitons donc le style des bulletins de la Grande-Armée ; car, pour l’intelligence du récit, plus rapide sera l’énoncé des faits et gestes de PetitClaud, meilleure sera cette page exclusivement judiciaire. Assigné, le 3 juillet, au tribunal de commerce d’Angoulême, David fit défaut ; le jugement lui fut signifié le 8. Le 10, Doublon lança un commandement et tenta, le 12, une saisie à laquelle s’opposa Petit-Claud en réassignant Métivier à quinze jours. De son côté, Métivier trouva ce temps trop long, réassigna le lendemain à bref délai, et obtint, le 19, un jugement qui débouta Séchard de son opposition. Ce jugement, signifié roide le 21, autorisa un commandement le 22, une signification de contrainte par corps le 23, et un procès-verbal de saisie le 24. Cette fureur de saisie fut bridée par Petit-Claud qui s’y opposa en interjetant appel en Cour royale. Cet appel, réitéré le 15 juillet, traînait Métivier à Poitiers. — Allez ! se dit Petit-Claud, nous resterons là pendant quelque temps.
Une fois l’orage dirigé sur Poitiers, chez un avoué de Cour royale à qui Petit-Claud donna ses instructions, ce défenseur à double face fit assigner à bref délai David Séchard, par madame Séchard, en séparation de biens. Selon l’expression du Palais, il diligenta de manière à obtenir son jugement de séparation le 28 juillet, il l’inséra dans le Courrier de la Charente, le signifia dûment, et, le 1er août, il se faisait par-devant notaire une liquidation des reprises de madame Séchard qui la constituait créancière de son mari pour la faible somme de dix mille francs que l’amoureux David lui avait reconnue en dot par le contrat de mariage, et pour le payement de laquelle il lui abandonna le mobilier de son imprimerie et celui du domicile conjugal. Pendant que Petit-Claud mettait ainsi à couvert l’avoir du ménage, il faisait triompher à Poitiers la prétention sur laquelle il avait basé son appel. Selon lui, David devait d’autant moins être passible des frais faits à Paris sur Lucien de Rubempré, que le Tribunal civil de la Seine les avait, par son jugement, mis à la charge de Métivier. Ce système, adopté par la Cour, fut consacré dans un arrêt qui confirma les condamnations portées au jugement du tribunal de commerce d’Angoulême contre Séchard fils, en faisant distraction d’une somme de six cents francs sur les frais de Paris, mise à la charge de Métivier, en compensant quelques frais entre les parties, eu égard à l’incident qui motivait l’appel de Séchard. Cet arrêt signifié, le 17 août, à Séchard fils, se traduisit, le 18, en un commandement de payer le capital, les intérêts, les frais dus, suivi d’un procès-verbal de saisie le 20. Là, Petit-Claud intervint au nom de madame Séchard et revendiqua le mobilier comme appartenant à l’épouse, dûment séparée. De plus, Petit-Claud fit apparaître Séchard père devenu son client. Voici pourquoi. Le lendemain de la visite que lui fit sa belle-fille, le vigneron était venu voir son avoué d’Angoulême, maître Cachan, auquel il demanda la manière de recouvrer ses loyers compromis dans la bagarre où son fils était engagé.
— Je ne puis pas occuper pour le père lorsque je poursuis le fils, lui dit Cachan, mais allez voir Petit-Claud, il est très-habile, et il vous servira peut-être encore mieux que je ne le ferais... Au Palais, Cachan dit à Petit-Claud : — Je t’ai envoyé le père Séchard, occupe pour moi à charge de revanche. Entre avoués, ces sortes de services se rendent en province comme à Paris. Le lendemain du jour où le père Séchard eut donné sa confiance à Petit-Claud, le grand Cointet vint voir son complice et lui dit : — Tâchez de donner une leçon au père Séchard ! Il est homme à ne jamais pardonner à son fils de lui coûter mille francs ; et ce débours séchera dans son cœur toute pensée généreuse, s’il en poussait ! — Allez à vos vignes, dit Petit-Claud à son nouveau client, votre fils n’est pas heureux, ne le grugez pas en mangeant chez lui. Je vous appellerai quand il en sera temps. Donc, au nom de Séchard, Petit-Claud prétendit que les presses étant scellées devenaient d’autant plus immeubles par destination que, depuis le règne de Louis XIV, la maison servait à une imprimerie. Cachan, indigné pour le compte de Métivier, qui, après avoir trouvé à Paris les meubles de Lucien appartenant à Coralie, trouvait encore à Angoulême les meubles de David appartenant à la femme et au père (il y eut là de jolies choses dites à l’audience) assigna le père et le fils pour faire tomber de telles prétentions. « Nous voulons, s’écria-t-il, démasquer les fraudes de ces hommes qui déploient les plus redoutables fortifications de la mauvaise foi ; qui, des articles les plus innocents et les plus clairs du Code, font des chevaux de frise pour se défendre ! et de quoi, de payer trois mille francs ! pris où... dans la caisse du
pauvre Métivier. Et l’on ose accuser les escompteurs !... Dans quel temps vivons-nous !... Enfin, je le demande, n’est-ce pas à qui prendra l’argent de son voisin ?... Vous ne sanctionnerez pas une prétention qui ferait passer l’immoralité au cœur de la justice !... » Le tribunal d’Angoulême, ému par la belle plaidoirie de Cachan, rendit un jugement, contradictoire entre toutes les parties, qui donna la propriété des meubles meublants seulement à madame Séchard, repoussa les prétentions de Séchard père et le condamna net à payer quatre cent trente-quatre francs soixante-cinq centimes de frais. — Le père Séchard est bon, se dirent en riant les avoués, il a voulu mettre la main dans le plat, qu’il paye !... Le 26 août, ce jugement fut signifié de manière à pouvoir saisir les presses et les accessoires de l’imprimerie le 28 août. On apposa les affiches !... On obtint, sur requête, un jugement pour pouvoir vendre dans les lieux mêmes. On inséra l’annonce de la vente dans les journaux, et Doublon se flatta de pouvoir procéder au récolement et à la vente le 2 septembre. En ce moment, David Séchard devait, par jugement en règle et par exécutoires levés, bien légalement, à Métivier la somme totale de cinq mille deux cent soixante-quinze francs vingt-cinq centimes non compris les intérêts. Il devait à Petit-Claud douze cents francs et les honoraires, dont le chiffre était laissé, suivant la noble confiance des cochers qui vous ont conduit rondement, à sa générosité. Madame Séchard devait à Petit-Claud environ trois cent cinquante francs, et des honoraires. Le père Séchard devait ses quatre cent trente-quatre francs soixante-cinq centimes et PetitClaud lui demandait cent écus d’honoraires. Ainsi, le tout pouvait aller à dix mille francs. À part l’utilité de ces documents pour les nations étrangères qui pourront y voir le jeu de l’artillerie judiciaire
en France, il est nécessaire que le législateur, si toutefois le législateur a le temps de lire, connaisse jusqu’où peut aller l’abus de la procédure. Ne devrait-on pas bâcler une petite loi qui, dans certains cas, interdirait aux avoués de surpasser en frais la somme qui fait l’objet du procès ? N’y a-t-il pas quelque chose de ridicule à soumettre une propriété d’un centiare aux formalités qui régissent une terre d’un million ! on comprendra par cet exposé très-sec de toutes les phases par lesquelles passait le débat, la valeur de ces mots : la forme, la justice, les frais ! dont ne se doute pas l’immense majorité des Français. Voilà ce qui s’appelle en argot de Palais mettre le feu dans les affaires d’un homme. Les caractères de l’imprimerie pesant cinq milliers valaient, au prix de la fonte, deux mille francs. Les trois presses valaient six cents francs. Le reste du matériel eût été vendu comme du vieux fer et du vieux bois. Le mobilier du ménage aurait produit tout au plus mille francs. Ainsi, de valeurs appartenant à Séchard fils et représentant une somme d’environ quatre mille francs, Cachan et Petit-Claud en avaient fait le prétexte de sept mille francs de frais sans compter l’avenir dont la fleur promettait d’assez beaux fruits, comme on va le voir. Certes les praticiens de France et de Navarre, ceux de Normandie même, accorderont leur estime et leur admiration à Petit-Claud ; mais les gens de cœur n’accorderont-ils pas une larme de sympathie à Kolb et à Marion ? Pendant cette guerre, Kolb, assis à la porte de l’allée sur une chaise tant que David n’avait pas besoin de lui, remplissait les devoirs d’un chien de garde. Il recevait les actes judiciaires, toujours surveillés d’ailleurs par un clerc de Petit-Claud. Quand des affiches annonçaient la vente du matériel composant une imprimerie, Kolb les arrachait aussitôt que l’afficheur les avait apposées, et il courait par la ville les ôter, en s’écriant : — Les goquins !... dourmander ein si prafe ôme ! Ed ilz abellent ça de la chistice ! Marion gagnait pendant la matinée une pièce de dix sous dans une papeterie et l’employait à la dépense journalière. Madame
Chardon avait recommencé sans murmurer les fatigantes veilles de son état de garde-malade, et apportait à sa fille son salaire à la fin de chaque semaine. Elle avait déjà fait deux neuvaines, en s’étonnant de trouver Dieu sourd à ses prières, et aveugle aux clartés des cierges qu’elle lui allumait. Le 2 septembre, Ève reçut la seule lettre que Lucien écrivit après celle par laquelle il avait annoncé la mise en circulation des trois billets à son beau-frère et que David avait cachée à sa femme. — Voilà la troisième lettre que j’aurai eue de lui depuis son départ, se dit la pauvre sœur en hésitant à décacheter le fatal papier. En ce moment, elle donnait à boire à son enfant, elle le nourrissait au biberon, car elle avait été forcée de renvoyer la nourrice par économie. On peut juger dans quel état la mit la lecture de la lettre suivante ainsi que David, qu’elle fit lever. Après avoir passé la nuit à faire du papier, l’inventeur s’était couché vers le jour. « Paris, 29 août. « Ma chère sœur, » Il y a deux jours, à cinq heures du matin, j’ai reçu le dernier soupir d’une des plus belles créatures de Dieu, la seule femme qui pouvait m’aimer comme tu m’aimes, comme m’aiment David et ma mère, en joignant à ces sentiments si désintéressés ce qu’une mère et une sœur ne sauraient donner : toutes les félicités de l’amour ! Après m’avoir tout sacrifié, peut-être la pauvre Coralie est-elle morte pour moi ! pour moi qui n’ai pas en ce moment de quoi la faire enterrer... Elle m’eût consolé de la vie ; vous seuls, mes chers anges, pourrez me consoler de sa mort. Cette innocente fille a, je le crois, été absoute par Dieu, car elle est morte chrétiennement. Oh ! Paris !... Mon Ève, Paris
est à la fois toute la gloire et toute l’infamie de la France, j’y ai déjà perdu bien des illusions, et je vais en perdre encore d’autres en y mendiant le peu d’argent dont j’ai besoin pour mettre en terre sainte le corps d’un ange ! » Ton malheureux frère, » LUCIEN. » « P. S. J’ai dû te causer bien des chagrins par ma légèreté, tu sauras tout un jour, et tu m’excuseras. D’ailleurs, tu dois être tranquille : en nous voyant si tourmentées, Coralie et moi, un brave négociant à qui j’ai fait de cruels soucis, monsieur Camusot, s’est chargé d’arranger, a-t-il dit, cette affaire. » — La lettre est encore humide de ses larmes ! dit-elle à David en le regardant avec tant de pitié qu’il éclatait dans ses yeux quelque chose de son ancienne affection pour Lucien. — Pauvre garçon, il a dû bien souffrir, s’il était aimé comme il le dit !... s’écria l’heureux époux d’Ève. Et le mari comme la femme oublièrent toutes leurs douleurs, devant le cri de cette douleur suprême. En ce moment, Marion se précipita disant : — Madame, les voilà !... les voilà !... — Qui ? — Doublon et ses hommes, le diable, Kolb se bat avec eux, on va vendre. — Non, non, l’on ne vendra pas, rassurez-vous ! s’écria Petit-Claud dont la voix retentit dans la pièce qui précédait la chambre à coucher, je viens de signifier un appel. Vous ne devez pas rester sous le poids d’un jugement qui taxe de mauvaise foi. Je ne me suis pas avisé de me défendre ici.
Pour vous gagner du temps, j’ai laissé bavarder Cachan, je suis certain de triompher encore une fois à Poitiers... — Mais combien ce triomphe coûtera-t-il ? demanda madame Séchard. — Des honoraires si vous triomphez, et mille francs si nous perdons. — Mon Dieu, s’écria la pauvre Ève, mais le remède n’est-il pas pire que le mal ?... En entendant ce cri de l’innocence éclairée au feu judiciaire, Petit-Claud resta tout interdit, tant Ève était belle. Le père Séchard, mandé par Petit-Claud, arriva sur ces entrefaites. La présence du vieillard dans la chambre à coucher de ses enfants, où son petit-fils au berceau souriait au malheur, rendit cette scène complète. — Papa Séchard, dit le jeune avoué, vous me devez sept cents francs pour votre intervention ; mais vous les répéterez contre votre fils, en les ajoutant à la masse des loyers qui vous sont dus. Le vieux vigneron saisit la piquante ironie que PetitClaud mit dans son accent et dans son air en lui adressant cette phrase. — Il vous en aurait moins coûté pour cautionner votre fils ! lui dit Ève en quittant le berceau pour venir embrasser le vieillard... David, accablé par la vue de l’attroupement qui s’était fait devant sa maison, où la lutte de Kolb et des gens de Doublon avait attiré du monde, tendit la main à son père sans lui dire bonjour.
— Et comment puis-je vous devoir sept cents francs, demanda le vieillard à Petit-Claud. — Mais parce que j’ai, d’abord, occupé pour vous. Comme il s’agit de vos loyers, vous êtes vis-à-vis de moi solidaire avec votre débiteur. Si votre fils ne me paye pas ces frais-là vous me les payerez, vous... Mais, ceci n’est rien, dans quelques heures on voudra mettre David en prison, l’y laisserez-vous aller ?... — Que doit-il ? — Mais quelque chose comme cinq à six mille francs, sans compter ce qu’il vous doit et ce qu’il doit à sa femme. Le vieillard, devenu tout défiance, regarda le tableau touchant qui se présentait à ses regards dans cette chambre bleue et blanche : une belle femme en pleurs auprès d’un berceau, David fléchissant enfin sous le poids de ses chagrins, l’avoué qui peut-être l’avait attiré là comme dans un piége ; l’ours crut alors sa paternité mise en jeu par eux, il eut peur d’être exploité. Il alla voir et caresser l’enfant, qui lui tendit ses petites mains. Au milieu de tant de soins, l’enfant, soigné comme celui d’un pair d’Angleterre, avait sur la tête un petit bonnet brodé doublé de rose. — Eh ! que David s’en tire comme il pourra, moi je ne pense qu’à cet enfant-là, s’écria le vieux grand-père, et sa mère m’approuvera. David est si savant, qu’il doit savoir comment payer ses dettes. — Voilà, dit l’avoué d’un air moqueur, la véritable expression de vos sentiments. Tenez, papa Séchard, vous êtes jaloux de votre fils. Écoutez la vérité : vous avez mis David dans la position où il est, en lui vendant votre imprimerie trois fois ce qu’elle valait, et en le ruinant pour vous faire payer ce prix usuraire. Oui, ne branlez pas la tête : le journal vendu aux Cointet et dont le prix a été empoché
par vous en entier, était toute la valeur de votre imprimerie... Vous haïssez votre fils parce que vous l’avez dépouillé, parce que vous en avez fait un homme au-dessus de vous. Vous vous donnez le genre d’aimer prodigieusement votre petitfils pour masquer la banqueroute de sentiments que vous faites à votre fils et à votre bru qui vous coûteraient de l’argent hic et nunc, tandis que votre petit-fils n’a besoin de votre affection que in extremis. Vous aimez ce petit gars-là pour avoir l’air d’aimer quelqu’un de votre famille, et ne pas être taxé d’insensibilité. Voilà le fond de votre sac, père Séchard... — Est-ce pour entendre ça que vous m’avez fait venir ? dit le vieillard d’un ton menaçant en regardant tour à tour son avoué, sa belle fille et son fils. — Mais, monsieur, s’écria la pauvre Ève en s’adressant à Petit-Claud, avez-vous donc juré notre ruine ? Jamais mon mari ne s’est plaint de son père... Le vigneron regarda sa belle-fille d’un air sournois. — Il m’a dit cent fois que vous l’aimiez à votre manière, dit-elle au vieillard en en comprenant la défiance. D’après les instructions du grand Cointet, Petit-Claud achevait de brouiller le père et le fils afin que le père ne fît pas sortir David de la cruelle position où il se trouvait. — Le jour où nous tiendrons David en prison, avait dit la veille le grand Cointet à Petit-Claud, vous serez présenté chez madame de Sénonches. L’intelligence que donne l’affection avait éclairé madame Séchard, qui devinait cette inimitié de commande, comme elle avait déjà senti la trahison de Cérizet. Chacun imaginera facilement l’air surpris de David, qui ne pouvait pas comprendre que Petit-Claud connût si bien et son père et ses affaires. Le loyal imprimeur ne savait pas les liaisons de son défenseur avec les Cointet, et d’ailleurs il ignorait que les Cointet fussent dans la peau de Métivier. Le silence de David était une injure pour le vieux
vigneron ; aussi l’avoué profita-t-il de l’étonnement de son client pour quitter la place. — Adieu, mon cher David, vous êtes averti, la contrainte par corps n’est pas susceptible d’être infirmée par l’appel, il ne reste plus que cette voie à vos créanciers, ils vont la prendre. Ainsi, sauvez-vous !... Ou plutôt, si vous m’en croyez, tenez, allez voir les frères Cointet, ils ont des capitaux, et, si votre découverte est faite, si elle tient ses promesses, associez-vous avec eux ; ils sont, après tout, trèsbons enfants... — Quel secret ? demanda le père Séchard. — Mais croyez-vous votre fils assez niais pour avoir abandonné son imprimerie sans penser à autre chose ? s’écria l’avoué. Il est en train, m’a-t-il dit, de trouver le moyen de fabriquer pour trois francs la rame de papier qui revient en ce moment à dix francs... — Encore une manière de m’attraper ! s’écria le père Séchard. Vous vous entendez tous ici comme des larrons en foire. Si David a trouvé cela, il n’a pas besoin de moi, le voilà millionnaire ! Adieu, mes petits amis, bonsoir. Et le vieillard de s’en aller par les escaliers. — Songez à vous cacher, dit à David Petit-Claud qui courut après le vieux Séchard pour l’exaspérer encore. Le petit avoué retrouva le vigneron grommelant sur la place du Mûrier, le reconduisit jusqu’à l’Houmeau, et le quitta en le menaçant de prendre un exécutoire pour les frais qui lui étaient dus, s’il n’était pas payé dans la semaine. — Je vous paye, si vous me donnez les moyens de déshériter mon fils sans nuire à mon petit-fils et à ma bru !... dit le vieux Séchard en quittant brusquement Petit-Claud.
— Comme le grand Cointet connaît bien son monde !... Ah ! il me le disait bien : ces sept cents francs à donner empêcheront le père de payer les sept mille francs de son fils, s’écriait le petit avoué en remontant à Angoulême. Néanmoins ne nous laissons pas enfoncer par ce vieux finaud de papetier, il est temps de lui demander autre chose que des paroles. — Eh ! bien, David, mon ami, que comptes-tu faire ?... dit Ève à son mari quand le père Séchard et l’avoué les eurent laissés. — Mets ta plus grande marmite au feu, mon enfant, s’écria David en regardant Marion, je tiens mon affaire ! En entendant cette parole, Ève prit son chapeau, son châle, ses souliers avec une vivacité fébrile. — Habillez-vous, mon ami, dit-elle à Kolb, vous allez m’accompagner, car il faut que je sache s’il existe un moyen de sortir de cet enfer... — Monsieur, s’écria Marion quand Ève fut sortie, soyez donc raisonnable, ou madame mourra de chagrin. Gagnez de l’argent pour payer ce que vous devez, et, après, vous chercherez vos trésors à votre aise... — Tais-toi, Marion, répondit David, la dernière difficulté sera vaincue. J’aurai tout à la fois un brevet d’invention et un brevet de perfectionnement. La plaie des inventeurs, en France, est le brevet de perfectionnement. Un homme passe dix ans de sa vie à chercher un secret d’industrie, une machine, une découverte quelconque, il prend un brevet, il se croit maître de sa chose ; il est suivi par un concurrent qui, s’il n’a pas tout prévu, lui perfectionne son invention par une vis, et la lui ôte
ainsi des mains. Or, en inventant, pour fabriquer le papier, une pâte à bon marché, tout n’était pas dit ! D’autres pouvaient perfectionner le procédé. David Séchard voulait tout prévoir, afin de ne pas se voir arracher une fortune cherchée au milieu de tant de contrariétés. Le papier de Hollande (ce nom reste au papier fabriqué tout en chiffon de fil de lin, quoique la Hollande n’en fabrique plus) est légèrement collé ; mais il se colle feuille à feuille par une main-d’œuvre qui renchérit le papier. S’il devenait possible de coller la pâte dans la cuve, et par une colle peu dispendieuse (ce qui se fait d’ailleurs aujourd’hui, mais imparfaitement encore), il ne resterait aucun perfectionnement à trouver. Depuis un mois, David cherchait donc à coller en cuve la pâte de son papier. Il visait à la fois deux secrets. Ève alla voir sa mère. Par un hasard favorable, madame Chardon gardait la femme du premier Substitut, laquelle venait de donner un héritier présomptif à l’illustre famille des Milaud de Nevers. Ève, en défiance de tous les officiers ministériels, avait inventé de consulter, sur sa position, le défenseur légal des veuves et des orphelins, de lui demander si elle pouvait libérer David en s’obligeant, en vendant ses droits ; mais elle espérait aussi savoir la vérité sur la conduite ambiguë de Petit-Claud. Le magistrat, surpris de la beauté de madame Séchard, la reçut, non-seulement avec les égards dus à une femme, mais encore avec une espèce de courtoisie à laquelle Ève n’était pas habituée. Elle vit enfin dans les yeux du magistrat cette expression que, depuis son mariage, elle n’avait plus trouvée que chez Kolb, et qui, pour les femmes belles comme Ève, est le criterium avec lequel elles jugent les hommes. Quand une passion, quand l’intérêt ou l’âge glacent dans les yeux d’un homme le pétillement [petillement] de l’obéissance absolue qui y flambe au jeune âge, une femme
entre alors en défiance de cet homme et se met à l’observer. Les Cointet, Petit-Claud, Cérizet, tous les gens en qui elle avait deviné des ennemis, l’avaient regardée d’un œil sec et froid. Elle se sentit donc à l’aise avec le Substitut, qui, tout en l’accueillant avec grâce, détruisit en peu de mots toutes ses espérances. — Il n’est pas certain, madame, lui dit-il, que la Cour Royale réforme le jugement qui restreint aux meublesmeublants l’abandon que vous a fait votre mari de tout ce qu’il possédait pour vous remplir de vos reprises. Votre privilége ne doit pas servir à couvrir une fraude. Mais, comme vous serez admise en qualité de créancière au partage du prix des objets saisis, que votre beau-père doit exercer également son privilége pour la somme des loyers dus, il y aura, l’arrêt de la cour une fois rendu, matière à d’autres contestations, à propos de ce que nous appelons, en termes de droit, une contribution. — Mais monsieur Petit-Claud nous ruine donc ?... s’écria-t-elle. — La conduite de Petit-Claud, reprit le magistrat, est conforme au mandat donné par votre mari, qui veut, dit son avoué, gagner du temps. Selon moi, peut-être vaudrait-il mieux se désister de l’appel, et vous rendre acquéreurs à la vente, vous et votre beau-père, des ustensiles les plus nécessaires à votre exploitation, vous dans la limite de ce qui doit vous revenir, lui pour la somme de ses loyers... Mais ce serait aller trop promptement au but. Les avoués vous grugent !... — Je serais alors dans les mains de monsieur Séchard père, à qui je devrais le loyer des ustensiles et celui de la maison ; mon mari n’en resterait pas moins sous le coup des poursuites de monsieur Métivier, qui n’aurait presque rien eu...
— Oui, madame. — Eh ! bien, notre position serait pire que celle où nous sommes... — La force de la loi, madame, appartient en définitive au créancier. Vous avez reçu trois mille francs, il faut nécessairement les rendre... — Oh ! monsieur, nous croyez-vous donc capables de... Ève s’arrêta en s’apercevant du danger que sa justification pouvait faire courir à son frère. — Oh ! je sais bien, reprit le magistrat, que cette affaire est obscure et du côté des débiteurs, qui sont probes, délicats, grands même !... et du côté du créancier qui n’est qu’un prête-nom... Ève épouvantée regardait le magistrat d’un air hébété. — Vous comprenez, dit-il en lui jetant un regard plein de grosse finesse, que nous avons, pour réfléchir à ce qui se passe sous nos yeux, tout le temps pendant lequel nous sommes assis à écouter les plaidoiries de messieurs les avocats. Ève revint au désespoir de son inutilité. Le soir à sept heures, Doublon apporta le commandement par lequel il dénonçait la contrainte par corps. À cette heure, la poursuite arriva donc à son apogée. — À compter de demain, dit David, je ne pourrai plus sortir que pendant la nuit. Ève et madame Chardon fondirent en larmes. Pour elles, se cacher était un déshonneur.
En apprenant que la liberté de leur maître était menacée, Kolb et Marion s’alarmèrent d’autant plus que, depuis long-temps, ils l’avaient jugé dénué de toute malice ; et ils tremblèrent tellement pour lui, qu’ils vinrent trouver madame Chardon, Ève et David, sous prétexte de savoir à quoi leur dévouement pouvait être utile. Ils arrivèrent au moment où ces trois êtres, pour qui la vie avait été jusqu’alors si simple, pleuraient en apercevant la nécessité de cacher David. Mais comment échapper aux espions invisibles qui, dès à présent, devaient observer les moindres démarches de cet homme, malheureusement si distrait ? — Si matame feut addentre ein bedit quard’hire, che fais bousser eine regonnaissanze dans le gampe ennemi, dit Kolb, et vis ferrez que che m’y gonnais, quoique chaie l’air d’ein Hallemante ; gomme che suis ein frai Vrançais, chai engor te la malice. — Oh ! madame, dit Marion, laissez-le aller, il ne pense qu’à garder monsieur, il n’a pas d’autres idées. Kolb n’est pas un Alsacien. C’est... quoi ?... un vrai terre neuvien ! — Allez, mon bon Kolb, lui dit David, nous avons encore le temps de prendre un parti. Kolb courut chez l’huissier, où les ennemis de David, réunis en conseil, avisaient aux moyens de s’emparer de lui. L’arrestation des débiteurs est, en province, un fait exorbitant, anormal, s’il en fut jamais. D’abord, chacun s’y connaît trop bien pour que personne emploie jamais un moyen si odieux. On doit se trouver, créanciers et débiteurs, face à face pendant toute la vie. Puis, quand un commerçant, un banqueroutier, pour se servir des expressions de la province, qui ne transige guère sur cette espèce de vol légal, médite une vaste faillite, Paris lui sert de refuge. Paris est en quelque sorte la Belgique de la province : on y trouve des
retraites presque impénétrables, et le mandat de l’huissier poursuivant expire aux limites de sa juridiction. Il est d’autres empêchements quasi dirimants. Ainsi, la loi qui consacre l’inviolabilité du domicile règne sans exception en province ; l’huissier n’y a pas le droit, comme à Paris, de pénétrer dans une maison tierce pour y venir saisir le débiteur. Le Législateur a cru devoir excepter Paris, à cause de la réunion constante de plusieurs familles dans la même maison. Mais, en province, pour violer le domicile du débiteur lui-même, l’huissier doit se faire assister du juge de paix. Or le juge de paix, qui tient sous sa puissance les huissiers, est à peu près le maître d’accorder ou de refuser son concours. À la louange des juges de paix, on doit dire que cette obligation leur pèse, ils ne veulent pas servir des passions aveugles, ou des vengeances. Il est encore d’autres difficultés non moins graves et qui tendent à modifier la cruauté tout à fait inutile de la loi sur la contrainte par corps, par l’action des mœurs qui change souvent les lois au point de les annuler. Dans les grandes villes, il existe assez de misérables, de gens dépravés, sans foi ni loi, pour servir d’espions ; mais dans les petites villes chacun se connaît trop pour pouvoir se mettre aux gages d’un huissier. Quiconque, dans la classe infime, se prêterait à ce genre de dégradation, serait obligé de quitter la ville. Ainsi, l’arrestation d’un débiteur n’étant pas, comme à Paris ou comme dans les grands centres de population, l’objet de l’industrie privilégiée des Gardes du Commerce, devient une œuvre de procédure excessivement difficile, un combat de ruse entre le débiteur et l’huissier dont les inventions ont quelquefois fourni de très-agréables récits aux Faits-Paris des journaux. Cointet l’aîné n’avait pas voulu se montrer ; mais le gros Cointet, qui se disait chargé de cette affaire par Métivier, était venu chez Doublon avec Cérizet, devenu son prote, et dont la coopération avait été acquise par la promesse d’un billet de mille francs. Doublon devait compter sur deux de ses praticiens. Ainsi, les Cointet avaient déjà trois limiers pour surveiller leur proie. Au moment de l’arrestation,
Doublon pouvait d’ailleurs employer la gendarmerie, qui, aux termes des jugements, doit son concours à l’huissier qui le requiert. Ces cinq personnes étaient donc en ce moment même réunies dans le cabinet de maître Doublon, situé au rez-de-chaussée de la maison, en suite [ensuite] de l’Étude. On entrait à l’Étude par un assez large corridor dallé, qui formait comme une allée. La maison avait une simple porte bâtarde, de chaque côté de laquelle se voyaient les panonceaux ministériels dorés, au centre desquels on lit en lettres noires : Huissier. Les deux fenêtres de l’Étude donnant sur la rue étaient défendues par de forts barreaux de fer. Le cabinet avait vue sur un jardin, où l’huissier, amant de Pomone, cultivait lui-même avec un grand succès les espaliers. La cuisine faisait face à l’Étude, et derrière la cuisine se développait l’escalier par lequel on montait à l’étage supérieur. Cette maison se trouvait dans une petite rue, derrière le nouveau Palais de Justice, alors en construction, et qui ne fut fini qu’après 1830. Ces détails ne sont pas inutiles à l’intelligence de ce qui advint à Kolb. L’Alsacien avait inventé de se présenter à l’huissier sous prétexte de lui vendre son maître, afin d’apprendre ainsi quels seraient les piéges qu’on lui tendrait, et de l’en préserver. La cuisinière vint ouvrir, Kolb lui manifesta le désir de parler à monsieur Doublon pour affaires. Contrariée d’être dérangée pendant qu’elle lavait sa vaisselle, cette femme ouvrit la porte de l’Étude en disant à Kolb, qui lui était inconnu, d’y attendre monsieur, pour le moment en conférence dans son cabinet ; puis, elle alla prévenir son maître qu’un homme voulait lui parler. Cette expression, un homme, signifiait si bien un paysan, que Doublon dit : — Qu’il attende ! Kolb s’assit auprès de la porte du cabinet. — Ah çà ! comment comptez-vous procéder ? car si nous pouvions l’empoigner demain matin, ce serait du temps de gagné, disait le gros Cointet.
— Il n’a pas volé son nom de Naïf, rien ne sera plus facile, s’écria Cérizet. En reconnaissant la voix du gros Cointet, mais surtout en entendant ces deux phrases, Kolb devina sur-le-champ qu’il s’agissait de son maître, et son étonnement alla croissant quand il distingua la voix de Cérizet. — Eine karson qui a manché son bain, s’écria-t-il frappé d’épouvante. — Mes enfants, dit Doublon, voici ce qu’il faut faire. Nous échelonnerons notre monde à de grandes distances, depuis la rue de Beaulieu et la place du Mûrier, dans tous les sens, de manière à suivre le Naïf, ce surnom me plaît, sans qu’il puisse s’en apercevoir, nous ne le quitterons pas qu’il ne soit entré dans la maison où il se croira caché ; nous lui laisserons quelques jours de sécurité, puis nous l’y rencontrerons quelque jour avant le lever ou le coucher du soleil. — Mais en ce moment que fait-il ? il peut nous échapper, dit le gros Cointet. — Il est chez lui, dit maître Doublon ; s’il sortait, je le saurais. J’ai l’un de mes praticiens sur la place du Mûrier en observation, un autre au coin du Palais, et un autre à trente pas de ma maison. Si notre homme sortait, ils siffleraient ; et il n’aurait pas fait trois pas, que je le saurais déjà par cette communication télégraphique. Les huissiers donnent à leurs recors le nom honnête de praticiens. Kolb n’avait pas compté sur un si favorable hasard, il sortit doucement de l’Étude et dit à la servante : — Monsieur Doublon est occupé pour long-temps, je reviendrai demain matin de bonne heure.
L’Alsacien, en sa qualité de cavalier, avait été saisi par une idée qu’il alla sur-le-champ mettre à exécution. Il courut chez un loueur de chevaux de sa connaissance, y choisit un cheval, le fit seller, et revint en toute hâte chez son maître, où il trouva madame Ève dans la plus profonde désolation. — Qu’y a-t-il, Kolb ? demanda l’imprimeur en trouvant à l’Alsacien un air à la fois joyeux et effrayé. — Vus êdes endourés de goquins. Le plis sire ede te gager mon maîdre. Montame a-d-elle bensé à meddre monzière quelque bard ?... Quand l’honnête Kolb eut expliqué la trahison de Cérizet, les circonvallations tracées autour de la maison, la part que le gros Cointet prenait à cette affaire, et fait pressentir les ruses que méditeraient de tels hommes contre son maître, les plus fatales lueurs éclairèrent la position de David. — C’est les Cointet qui te poursuivent, s’écria la pauvre Ève anéantie, et voilà pourquoi Métivier se montrait si dur... Ils sont papetiers, ils veulent ton secret. — Mais que faire pour leur échapper ? s’écria madame Chardon. — Si montame beud affoir ein bedide entroid à meddre monzière, demanda Kolb, che bromets de l’y gontuire zans qu’on le sache chamais. — N’entrez que de nuit chez Basine Clerget, répondit Ève, j’irai convenir de tout avec elle. Dans cette circonstance, Basine est une autre moi-même.
— Les espions te suivront, dit enfin David qui recouvra quelque présence d’esprit. Il s’agit de trouver un moyen de prévenir Basine sans qu’aucun de nous y aille. — Montame beud y hâler, dit Kolb. Foissi ma gompinazion : che fais sordir affec monsière, nus emmènerons sir nos draces les sivleurs. Bentant ce demps, matame ira chez matemoiselle Clerchet, èle ne sera pas zuifie. Chai ein gefal, che prents monsière en groube ; ed, ti tiaple, si l’on nus addrabe ! — Eh ! bien, adieu, mon ami, s’écria la pauvre femme en se jetant dans les bras de son mari ; aucun de nous n’ira te voir, car nous pourrions te faire prendre. Il faut nous dire adieu pour tout le temps que durera cette prison volontaire. Nous correspondrons par la poste, Basine y jettera tes lettres, et je t’écrirai sous son nom. À leur sortie David et Kolb entendirent les sifflements, et menèrent les espions jusqu’au bas de la porte Palet où demeurait le loueur de chevaux. Là, Kolb prit son maître en croupe, en lui recommandant de se bien tenir à lui. — Zifflez, zifflez, mes pons hâmis ! Che me mogue de vus dous ! s’écria Kolb. Vus n’addraberez bas ein fieux gafalier. Et le vieux cavalier piqua des deux dans la campagne avec une rapidité qui devait mettre et qui mit les espions dans l’impossibilité de les suivre, ni de savoir où ils allaient. Ève alla chez Postel sous le prétexte assez ingénieux de le consulter. Après avoir subi les insultes de cette pitié qui ne prodigue que des paroles, elle quitta le ménage Postel, et put gagner, sans être vue, la maison de Basine, à qui elle confia ses chagrins en lui demandant secours et protection. Basine, qui pour plus de discrétion avait fait entrer Ève dans sa chambre, ouvrit la porte d’un cabinet contigu dont le jour
venait d’un châssis à tabatière et sur lequel aucun œil ne pouvait avoir de vue. Les deux amies débouchèrent une petite cheminée dont le tuyau longeait celui de la cheminée de l’atelier où les ouvrières entretenaient du feu pour leurs fers. Ève et Basine étendirent de mauvaises couvertures sur le carreau pour assourdir le bruit, si David en faisait par mégarde ; elles lui mirent un lit de sangle pour dormir, un fourneau pour ses expériences, une table et une chaise pour s’asseoir et pour écrire. Basine promit de lui donner à manger la nuit ; et, comme personne ne pénétrait jamais dans sa chambre, David pouvait défier tous ses ennemis, et même la police. — Enfin, dit Ève en embrassant son amie, il est en sûreté. Ève retourna chez Postel pour éclaircir quelque doute qui, dit-elle, la ramenait chez un si savant juge du tribunal de commerce, et elle se fit reconduire par lui chez elle en écoutant ses doléances. — Si vous m’aviez épousée, en seriez-vous là ?... Ce sentiment était au fond de toutes les phrases du petit pharmacien. Au retour, Postel trouva sa femme jalouse de l’admirable beauté de madame Séchard, et, furieuse de la politesse de son mari, Léonie fut apaisée par l’opinion que le pharmacien prétendit avoir de la supériorité des petites femmes rousses sur les grandes femmes brunes qui, selon lui, étaient, comme de beaux chevaux, toujours à l’écurie. Il donna sans doute quelques preuves de sincérité, car le lendemain madame Postel le mignardait. — Nous pouvons être tranquilles, dit Ève à sa mère et à Marion, qu’elle trouva, selon l’expression de Marion, encore saisies. — Oh ! ils sont partis, dit Marion quand Ève regarda machinalement dans sa chambre.
— U vaud-il nus diriger ?.. demanda Kolb quand il fut à une lieue sur la grande route de Paris. — À Marsac, répondit David ; puisque tu m’as mis sur ce chemin-là, je vais faire une dernière tentative sur le cœur de mon père. — C’haimerais mié monder à l’assaut t’une padderie te ganons, barce qu’il n’a boind de cuer, mennesier fôdre bère... Le vieux pressier ne croyait pas en son fils ; il le jugeait, comme juge le peuple, d’après les résultats. D’abord, il ne croyait pas avoir dépouillé David ; puis, sans s’arrêter à la différence des temps, il se disait : — Je l’ai mis à cheval sur une imprimerie, comme je m’y suis trouvé moi-même ; et lui, qui en savait mille fois plus que moi, n’a pas su marcher ! Incapable de comprendre son fils, il le condamnait, et se donnait sur cette haute intelligence une sorte de supériorité en se disant : — Je lui conserve du pain. Jamais les moralistes ne parviendront à faire comprendre toute l’influence que les sentiments exercent sur les intérêts. Cette influence est aussi puissante que celle des intérêts sur les sentiments. Toutes les lois de la nature ont un double effet, en sens inverse l’un de l’autre. David, lui, comprenait son père et il avait la sublime charité de l’excuser. Arrivés à huit heures à Marsac, Kolb et David surprirent le bonhomme vers la fin de son dîner qui se rapprochait forcément de son coucher. — Je te vois par autorité de justice, dit le père à son fils avec un sourire amer. — Gommand, mon maîdre et fus, bouffez-vus vus rengondrer... il foyache tans les cieux et vus êdes tuchurs tans les fignes... s’écria Kolb indigné. Bayez, bayez ! c’edde fôdre édat te bère...
— Allons, Kolb, va-t’en, mets le cheval chez madame Courtois afin ne pas en embarrasser mon père, et sache que les pères ont toujours raison. Kolb s’en alla grommelant comme un chien qui, grondé par son maître pour sa prudence, proteste encore en obéissant. David, sans dire ses secrets, offrit alors à son père de lui donner la preuve la plus évidente de sa découverte, en lui proposant un intérêt dans cette affaire pour prix des sommes qui lui devenaient nécessaires, soit pour se libérer immédiatement, soit pour se livrer à l’exploitation de son secret. — Eh ! comment me prouveras-tu que tu peux faire avec rien du beau papier qui ne coûte rien ? demanda l’ancien typographe en lançant à son fils un regard aviné, mais fin, curieux, avide. Vous eussiez dit un éclair sortant d’un nuage pluvieux, car le vieil ours, fidèle à ses traditions, ne se couchait jamais sans être coiffé de nuit. Son bonnet de nuit consistait en deux bouteilles d’excellent vin vieux que, selon son expression, il sirotait. — Rien de plus simple, répondit David. Je n’ai pas de papier sur moi, je suis venu par ici pour fuir Doublon ; et, me voyant sur la route de Marsac, j’ai pensé que je pourrais bien trouver chez vous les facilités que j’aurais chez un usurier. Je n’ai rien sur moi que mes habits. Enfermez-moi dans un local bien clos, où personne ne puisse pénétrer, où personne ne puisse me voir, et... — Comment, dit le vieillard en jetant à son fils un effroyable regard, tu ne me laisseras pas te voir faisant tes opérations... — Mon père, répondit David, vous m’avez prouvé qu’il n’y avait pas de père dans les affaires... — Ah ! tu te défies de celui qui t’a donné la vie.
— Non, mais de celui qui m’a ôté les moyens de vivre. — Chacun pour soi, tu as raison ! dit le vieillard. Eh ! bien, je te mettrai dans mon cellier. — J’y entre avec Kolb, vous me donnerez un chaudron pour faire ma pâte, reprit David sans avoir aperçu le coup d’œil que lui lança son père, puis vous irez me chercher des tiges d’artichaut, des tiges d’asperges, des orties à dard, des roseaux que vous couperez aux bords de votre petite rivière. Demain matin, je sortirai de votre cellier avec du magnifique papier... — Si c’est possible... s’écria l’Ours en laissant échapper un hoquet, je te donnerai peut-être... je verrai si je puis te donner... bah !.. vingt-cinq mille francs, à la condition de m’en faire gagner autant tous les ans... — Mettez-moi à l’épreuve, j’y consens ! s’écria David. Kolb, monte à cheval, pousse jusqu’à Mansle, achètes-y un grand tamis de crin chez un boisselier, de la colle chez un épicier, et reviens en toute hâte. — Tiens, bois... dit le père en mettant devant son fils une bouteille de vin, du pain, et des restes de viandes froides. Prends des forces, je vais t’aller faire tes provisions de chiffons verts ; car ils sont verts, tes chiffons ! j’ai même peur qu’ils ne soient un peu trop verts. Deux heures après, sur les onze heures du soir, le vieillard enfermait son fils et Kolb dans une petite pièce adossée à son cellier, couverte en tuiles creuses, et où se trouvaient les ustensiles nécessaires à brûler les vins de l’Angoumois qui fournissent, comme on sait, toutes les eauxde-vie dites de Cognac.
— Oh ! mais je suis là comme dans une fabrique... voilà du bois et des bassines, s’écria David. — Eh ! bien, à demain, dit le père Séchard, je vais vous enfermer, et je lâcherai mes deux chiens, je suis sûr qu’on ne vous apportera pas de papier. Montre-moi des feuilles demain, je te déclare que je serai ton associé, les affaires seront alors claires et bien menées... Kolb et David se laissèrent enfermer et passèrent deux heures environ à briser, à préparer les tiges, en se servant de deux madriers. Le feu brillait, l’eau bouillait. Vers deux heures du matin, Kolb, moins occupé que David, entendit un soupir tourné comme un hoquet d’ivrogne ; il prit une des deux chandelles et se mit à regarder partout ; il aperçut alors la figure violacée du père Séchard qui remplissait une petite ouverture carrée, pratiquée au-dessus de la porte par laquelle on communiquait du cellier au brûloir et cachée par des futailles vides. Le malicieux vieillard avait introduit son fils et Kolb dans son brûloir par la porte extérieure qui servait à passer les pièces pour les livrer. Cette autre porte intérieure permettait de rouler les poinçons du cellier dans le brûloir sans faire le tour par la cour. — Ah ! baba ! ceci n’ed bas de cheu, fus foulez vilouder fôdre vils... Safez-vus ce que vus vaides, quand fus pufez eine poudeille te bon fin ? Vus appreufez ein goquin. — Oh ! mon père, dit David. — Je venais savoir si vous aviez besoin de quelque chose, dit le vigneron quasi dégrisé. — Et c’edde bar indéred pir nus que affez bris eine bedide egelle ?... dit Kolb qui ouvrit la porte après en avoir débarrassé l’entrée et qui trouva le vieillard monté sur une échelle courte, en chemise.
— Risquer votre santé ! s’écria David. — Je crois que je suis somnambule, dit le vieillard honteux en descendant. Ton défaut de confiance en ton père m’a fait rêver, je songeais que tu t’entendais avec le diable pour réaliser l’impossible. — Le tiaple, c’ed fôdre bassion pire les bedits chaunets ! s’écria Kolb. — Allez vous recoucher, mon père, dit David, enfermeznous si vous voulez, mais épargnez-vous la peine de revenir : Kolb va faire sentinelle. Le lendemain, à quatre heures, David sortit du brûloir, ayant fait disparaître toutes les traces de ses opérations, et vint apporter à son père une trentaine de feuilles de papier dont la finesse, la blancheur, la consistance, la force ne laissaient rien à désirer et qui portait pour filigranes les marques des fils plus forts les uns que les autres du tamis de crin. Le vieillard prit ces échantillons, il y appliqua la langue en ours habitué, depuis son jeune âge, à faire de son palais une éprouvette à papiers ; il les mania, les chiffonna, les plia, les soumit à toutes les épreuves que les typographes font subir aux papiers pour en reconnaître les qualités, et quoiqu’il n’y eût rien à redire, il ne voulut pas s’avouer vaincu. — Il faut savoir ce que ça deviendra sous presse !... dit-il pour se dispenser de louer son fils. — Trôle t’ome ! s’écria Kolb. Le vieillard, devenu froid, couvrit, sous sa dignité paternelle, une irrésolution jouée. — Je ne veux pas vous tromper, mon père, ce papier-là me semble encore devoir [encore devoir encore] coûter trop
cher, et je veux résoudre le problème du collage en cuve... il ne me reste plus que cet avantage à conquérir... — Ah ! tu voudrais m’attraper ! — Mais, vous le dirai-je ? je colle bien en cuve, mais jusqu’à présent la colle ne pénètre pas également ma pâte, et donne au papier le rêche d’une brosse. — Eh ! bien, perfectionne ton collage en cuve, et tu auras mon argent. — Mon maîdre ne ferra chamais la gouleur te fodre archant ! Évidemment le vieillard voulait faire payer à David la honte qu’il avait bue la nuit ; aussi le traita-t-il plus que froidement. — Mon père, dit David qui renvoya Kolb, je ne vous en ai jamais voulu d’avoir estimé votre imprimerie à un prix exorbitant, et de me l’avoir vendue à votre seule estimation ; j’ai toujours vu le père en vous. Je me suis dit : Laissons un vieillard, qui s’est donné bien du mal, qui m’a certainement élevé mieux que je ne devais l’être, jouir en paix et à sa manière du fruit de ses travaux. Je vous ai même abandonné le bien de ma mère, et j’ai pris sans murmurer la vie obérée que vous m’aviez faite. Je me suis promis de gagner une belle fortune sans vous importuner. Eh ! bien, ce secret, je l’ai trouvé, les pieds dans le feu, sans pain chez moi, tourmenté pour des dettes qui ne sont pas les miennes... Oui, j’ai lutté patiemment jusqu’à ce que mes forces se soient épuisées. Peut-être me devez-vous des secours !... mais ne pensez pas à moi, voyez une femme et un petit enfant !... — là, David ne put retenir ses larmes — et prêtez-leur aide et protection. Serez-vous au-dessous de Marion et de Kolb qui m’ont donné leurs économies ? s’écria le fils en voyant son père froid comme un marbre de presse.
— Et ça ne t’a pas suffi... s’écria le vieillard sans éprouver la moindre vergogne, mais tu dévorerais la France... Bonsoir ! moi, je suis trop ignorant pour me fourrer dans des exploitations où il n’y aurait que moi d’exploité. Le Singe ne mangera pas l’Ours, dit-il en faisant allusion à leur surnom d’atelier. Je suis vigneron, je ne suis pas banquier... Et puis, vois-tu, des affaires entre père et fils, ça va mal. Dînons, tiens, tu ne diras pas que je ne te donne rien !... David était un de ces êtres à cœur profond qui peuvent y repousser leurs souffrances de manière à en faire un secret pour ceux qui leur sont chers ; aussi chez eux, quand la douleur déborde ainsi, est-ce leur effort suprême. Ève avait bien compris ce beau caractère d’homme. Mais le père vit, dans ce flot de douleur ramené du fond à la surface, la plainte vulgaire des enfants qui veulent attraper leurs pères, et il prit l’excessif abattement de son fils pour la honte de l’insuccès. Le père et le fils se quittèrent brouillés. David et Kolb revinrent à minuit environ à Angoulême, où ils entrèrent à pied avec autant de précautions qu’en eussent pris des voleurs pour un vol. Vers une heure du matin, David fut introduit, sans témoin, chez mademoiselle Basine Clerget, dans l’asile impénétrable préparé pour lui par sa femme. En entrant là, David allait y être gardé par la plus ingénieuse de toutes les pitiés, celle d’une grisette. Le lendemain matin, Kolb se vanta d’avoir fait sauver son maître à cheval, et de ne l’avoir quitté qu’après l’avoir mis dans une patache qui devait l’emmener aux environs de Limoges. Une assez grande provision de matières premières fut emmagasinée dans la cave de Basine, en sorte que Kolb, Marion, madame Séchard et sa mère purent n’avoir aucune relation avec mademoiselle Clerget. Deux jours après cette scène avec son fils, le vieux Séchard, qui se vit encore à lui vingt jours avant de se livrer aux occupations de la vendange, accourut chez sa belle-fille, amené par son avarice. Il ne dormait plus, il voulait savoir si
la découverte offrait quelques chances de fortune, et pensait à veiller au grain, selon son expression. Il vint habiter, audessus de l’appartement de sa belle-fille, une des deux chambres en mansarde qu’il s’était réservées, et vécut en fermant les yeux sur le dénûment pécuniaire qui affligeait le ménage de son fils. On lui devait des loyers, on pouvait bien le nourrir ! Il ne trouvait rien d’étrange à ce qu’on se servît de couverts en fer étamé. — J’ai commencé comme ça, répondit-il à sa belle-fille quand elle s’excusa de ne pas le servir en argenterie. Marion fut obligée de s’engager envers les marchands pour tout ce qui se consommerait au logis. Kolb servait les maçons à vingt sous par jour. Enfin, bientôt il ne resta plus que dix francs à la pauvre Ève qui, dans l’intérêt de son enfant et de David, sacrifiait ses dernières ressources à bien recevoir le vigneron. Elle espérait toujours que ses chatteries, que sa respectueuse affection, que sa résignation attendriraient l’avare ; mais elle le trouvait toujours insensible. Enfin, en lui voyant l’œil froid des Cointet, de Petit-Claud et de Cérizet, elle voulut observer son caractère et deviner ses intentions ; mais ce fut peine perdue ! Le père Séchard se rendait impénétrable en restant toujours entre deux vins. L’ivresse est un double voile. À la faveur de sa griserie, aussi souvent jouée que réelle, le bonhomme essayait d’arracher à Ève les secrets de David. Tantôt il caressait, tantôt il effrayait sa belle-fille. Quand Ève lui répondait qu’elle ignorait tout, il lui disait : — Je boirai tout mon bien, je le mettrai en viager... Ces luttes déshonorantes fatiguaient la pauvre victime qui, pour ne pas manquer de respect à son beau-père, avait fini par garder le silence. Un jour, poussée à bout, elle lui dit : — Mais, mon père, il y a une manière bien simple de tout avoir ; payez les dettes de David, il reviendra ici, vous vous entendrez ensemble. — Ah ! voilà tout ce que vous voulez avoir de moi, s’écria-t-il, c’est bon à savoir.
Le père Séchard, qui ne croyait pas en son fils, croyait aux Cointet. Les Cointet, qu’il alla consulter, l’éblouirent à dessein, en lui disant qu’il s’agissait de millions dans les recherches entreprises par son fils. — Si David peut prouver qu’il a réussi, je n’hésiterai pas à mettre en société ma papeterie en comptant à votre fils sa découverte pour une valeur égale, lui dit le grand Cointet. Le défiant vieillard prit tant d’informations en prenant des petits verres avec les ouvriers, il questionna si bien PetitClaud en faisant l’imbécile, qu’il finit par soupçonner les Cointet de se cacher derrière Métivier ; il leur attribua le plan de ruiner l’imprimerie Séchard et de se faire payer par lui en l’amorçant avec la découverte, car le vieil homme du peuple ne pouvait pas deviner la complicité de Petit-Claud, ni les trames ourdies pour s’emparer tôt ou tard de ce beau secret industriel. Enfin, un jour, le vieillard, exaspéré de ne pouvoir vaincre le silence de sa belle-fille et de ne pas même obtenir d’elle de savoir où David s’était caché, résolut de forcer la porte de l’atelier à fondre les rouleaux, après avoir fini par apprendre que son fils y faisait ses expériences. Il descendit de grand matin et se mit à travailler la serrure. — Eh ! bien, que faites-vous donc là, papa Séchard ?... lui cria Marion qui se levait au jour pour aller à sa fabrique et qui bondit jusqu’à la tremperie. — Ne suis-je pas chez moi, Marion ? fit le bonhomme honteux. — Ah ! çà, devenez-vous voleur sur vos vieux jours... vous êtes à jeun, cependant... Je vas conter cela tout chaud à madame. — Tais-toi, Marion, dit le vieillard en tirant de sa poche deux écus de six francs. Tiens...
— Je me tairai, mais n’y revenez pas ! lui dit Marion en le menaçant du doigt, ou je le dirais à tout Angoulême. Dès que le vieillard fut sorti, Marion monta chez sa maîtresse. — Tenez, madame, j’ai soutiré douze francs à votre beau-père, les voilà... — Et comment as-tu fait ?... — Ne voulait-il pas voir les bassines et les provisions de monsieur, histoire de découvrir le secret. Je savais bien qu’il n’y avait plus rien dans la petite cuisine ; mais je lui ai fait peur comme s’il allait voler son fils, et il m’a donné deux écus pour me taire... En ce moment, Basine apporta joyeusement à son amie une lettre de David, écrite sur du magnifique papier, et qu’elle lui remit en secret. « Mon Ève adorée, je t’écris à toi la première sur la première feuille de papier obtenue par mes procédés. J’ai réussi à résoudre le problème du collage en cuve ! La livre de pâte revient, même en supposant la mise en culture spéciale de bons terrains pour les produits que j’emploie, à cinq sous. Ainsi la rame de douze livres emploiera pour trois francs de pâte collée. Je suis sûr de supprimer la moitié du poids des livres. L’enveloppe, la lettre, les échantillons, sont de diverses fabrications. Je t’embrasse, nous serons heureux par la fortune, la seule chose qui nous manquait. » — Tenez, dit Ève à son beau-père en lui tendant les échantillons, donnez à votre fils le prix de votre récolte, et laissez-lui faire sa fortune, il vous rendra dix fois ce que vous lui aurez donné, car il a réussi !...
Le père Séchard courut aussitôt chez les Cointet. Là, chaque échantillon fut essayé, minutieusement examiné : les uns étaient collés, les autres sans colle ; ils étaient étiquetés depuis trois francs jusqu’à dix francs par rame ; les uns étaient d’une pureté métallique, les autres doux comme du papier de Chine, il y en avait de toutes les nuances possibles du blanc. Des juifs examinant des diamants n’auraient pas eu les yeux plus animés que ne l’étaient ceux des Cointet et du vieux Séchard. — Votre fils est en bon chemin, dit le gros Cointet. — Eh ! bien, payez ses dettes, dit le vieux pressier. — Bien volontiers, s’il veut nous prendre pour associés, répondit le grand Cointet. — Vous êtes des chauffeurs ! s’écria l’ours retiré, vous poursuivez mon fils sous le nom de Métivier, et vous voulez que je vous paye, voilà tout. Pas si bête, bourgeois !... Les deux frères se regardèrent, mais ils se continrent. — Nous ne sommes pas encore assez millionnaires pour nous amuser à faire l’escompte, répliqua le gros Cointet ; nous nous croirions assez heureux de pouvoir payer notre chiffon comptant, et nous faisons encore des billets à notre marchand. — Il faut tenter une expérience en grand, répondit froidement le grand Cointet, car ce qui réussit dans une marmite échoue dans une fabrication entreprise sur une grande échelle. Délivrez votre fils. — Oui, mais mon fils en liberté m’admettra-t-il comme son associé ? demanda le vieux Séchard.
— Ceci ne nous regarde pas, dit le gros Cointet. Est-ce que vous croyez, mon bonhomme, que quand vous aurez donné dix mille francs à votre fils, tout sera dit ? Un brevet d’invention coûte deux mille francs, il faudra faire des voyages à Paris ; puis, avant de se lancer dans des avances, il est prudent de fabriquer, comme dit mon frère, mille rames, risquer des cuvées entières afin de se rendre compte. Voyezvous, il n’y a rien dont il faille plus se défier que des inventeurs. — Moi, dit le grand Cointet, j’aime le pain tout cuit. Le vieillard passa la nuit à ruminer ce dilemme : Si je paye les dettes de David, il est libre, et une fois libre il n’a pas besoin de m’associer à sa fortune. Il sait bien que je l’ai roulé dans l’affaire de notre première association ; il n’en voudra pas faire une seconde. Mon intérêt serait donc de le tenir en prison, malheureux. Les Cointet connaissaient assez le père Séchard pour savoir qu’ils chasseraient de compagnie. Donc ces trois hommes disaient : — Pour faire une société basée sur le secret, il faut des expériences ; et, pour faire ces expériences, il faut libérer David Séchard. David libéré nous échappe. Chacun avait de plus une petite arrièrepensée. Petit-Claud se disait : — Après mon mariage, je serai franc du collier avec les Cointet ; mais jusque-là je les tiens. Le grand Cointet se disait : — J’aimerais mieux avoir David sous clef, je serais le maître. Le vieux Séchard se disait : — Si je paye ses dettes, mon fils me salue avec un remercîment. Ève, attaquée, menacée par le vigneron d’être chassée de la maison, ne voulait ni révéler l’asile de son mari, ni même lui proposer d’accepter un sauf-conduit. Elle n’était pas certaine de réussir à cacher David une seconde fois aussi bien que la première, elle répondait donc à son beau-père : — Libérez votre fils, vous saurez tout. Aucun des quatre intéressés, qui se trouvaient tous comme devant une table bien servie,
n’osait toucher au festin, tant il craignait de se voir devancé ; et tous s’observaient en se défiant les uns des autres. Quelques jours après la réclusion de Séchard, PetitClaud était venu trouver le grand Cointet à sa papeterie. — J’ai fait de mon mieux, lui dit-il, David s’est mis volontairement dans une prison qui nous est inconnue, et il y cherche en paix quelque perfectionnement. Si vous n’avez pas atteint à votre but, il n’y a pas de ma faute, tiendrez-vous votre promesse ? — Oui, si nous réussissons, répondit le grand Cointet. Le père Séchard est ici depuis quelques jours, il est venu nous faire des questions sur la fabrication du papier, le vieil avare a flairé l’invention de son fils, il en veut profiter, il y a donc quelque espérance d’arriver à une association. Vous êtes l’avoué du père et du fils... — Ayez le Saint-Esprit de les livrer, reprit Petit-Claud en souriant. — Oui, répondit Cointet. Si vous réussissez ou à mettre David en prison ou à le mettre dans nos mains par un acte de société, vous serez le mari de mademoiselle de La Haye. — Est-ce bien là votre ultimatum ? dit Petit-Claud. — Yès ! fit Cointet, puisque nous parlons des langues étrangères. — Voici le mien en bon français, reprit Petit-Claud d’un ton sec. — Ah ! voyons, répliqua Cointet d’un air curieux. — Présentez-moi demain à madame de Sénonches, faites qu’il y ait pour moi quelque chose de positif, enfin
accomplissez votre promesse, ou je paye la dette de Séchard et je m’associe avec lui en revendant ma charge. Je ne veux pas être joué. Vous m’avez parlé net, je me sers du même langage. J’ai fait mes preuves, faites les vôtres. Vous avez tout, je n’ai rien. Si je n’ai pas de gages de votre sincérité, je prends votre jeu. Le grand Cointet prit son chapeau, son parapluie, son air jésuite, et sortit en disant à Petit-Claud de le suivre. — Vous verrez, mon cher ami, si je ne vous ai pas préparé les voies ?... dit le négociant à l’avoué. En un moment, le fin et rusé papetier avait reconnu le danger de sa position, et vu dans Petit-Claud un de ces hommes avec lesquels il faut jouer franc jeu. Déjà, pour être en mesure et par acquit de conscience, il avait, sous prétexte de donner un état de la situation financière de mademoiselle de La Haye, jeté quelques paroles dans l’oreille de l’ancien Consul-général. — J’ai l’affaire de Françoise, car avec trente mille francs de dot, aujourd’hui, dit-il en souriant, une fille ne doit pas être exigeante. — Nous en parlerons, avait répondu Francis du Hautoy. Depuis le départ de madame de Bargeton, la position de madame de Sénonches est bien changée : nous pourrons marier Françoise à quelque bon vieux gentilhomme campagnard. — Et elle se conduira mal, dit le papetier en prenant son air froid. Eh ! mariez-la donc à un jeune homme capable, ambitieux, que vous protégerez, et qui mettra sa femme dans une belle position. — Nous verrons, avait répété Francis ; la marraine doit être avant tout consultée.
À la mort de monsieur de Bargeton, Louise de Nègrepelisse avait fait vendre l’hôtel de la rue du Minage. Madame de Sénonches, qui se trouvait petitement logée, décida monsieur de Sénonches à acheter cette maison, le berceau des ambitions de Lucien et où cette scène a commencé. Zéphirine de Sénonches avait formé le plan de succéder à madame de Bargeton dans l’espèce de royauté qu’elle avait exercée, d’avoir un salon, de faire enfin la grande dame. Une scission avait eu lieu dans la haute société d’Angoulême entre ceux qui, lors du duel de monsieur Bargeton et de monsieur de Chandour, tinrent qui pour l’innocence de Louise de Nègrepelisse, qui pour les calomnies de Stanislas de Chandour. Madame de Sénonches se déclara pour les Bargeton, et conquit d’abord tous ceux de ce parti. Puis, quand elle fut installée dans son hôtel, elle profita des accoutumances de bien des gens qui venaient y jouer depuis tant d’années. Elle reçut tous les soirs et l’emporta décidément sur Amélie de Chandour, qui se posa comme son antagoniste. Les espérances de Francis du Hautoy, qui se vit au cœur de l’aristocratie d’Angoulême, allaient jusqu’à vouloir marier Françoise avec le vieux monsieur de Séverac, que madame du Brossard n’avait pu capturer pour sa fille. Le retour de madame de Bargeton, devenue préfète d’Angoulême, augmenta les prétentions de Zéphirine pour sa bien-aimée filleule. Elle se disait que la comtesse Sixte du Châtelet userait de son crédit pour celle qui s’était constituée son champion. Le papetier, qui savait son Angoulême sur le bout du doigt, apprécia d’un coup d’œil toutes ces difficultés ; mais il résolut de se tirer de ce pas difficile par une de ces audaces que Tartufe seul se serait permise. Le petit avoué, très-surpris de la loyauté de son commanditaire en chicane, le laissait à ses préoccupations en cheminant de la papeterie à l’hôtel de la rue du Minage, où, sur le palier, les deux importuns furent arrêtés par ces mots : — Monsieur et madame déjeunent.
— Annoncez-nous tout de même, répondit le grand Cointet. Et, sur son nom, le dévot commerçant, aussitôt introduit, présenta l’avocat à la précieuse Zéphirine, qui déjeunait en tête à tête avec monsieur Francis du Hautoy et mademoiselle de La Haye. Monsieur de Sénonches était allé, comme toujours, ouvrir la chasse chez monsieur de Pimentel. — Voici, madame, le jeune avocat-avoué de qui je vous ai parlé, et qui se chargera de l’émancipation de votre belle pupille. L’ancien diplomate examina Petit-Claud, qui, de son côté, regardait à la dérobée la belle pupille. Quant à la surprise de Zéphirine, à qui jamais Cointet ni Francis n’avaient dit un mot, elle fut telle que sa fourchette lui tomba des mains. Mademoiselle de La Haye, espèce de pie-grièche à figure rechignée, de taille peu gracieuse, maigre, à cheveux d’un blond fade, était, malgré son petit air aristocratique, excessivement difficile à marier. Ces mots : père et mère inconnus de son acte de naissance, lui interdisaient en réalité la sphère où l’amitié de sa marraine et de Francis la voulait placer. Mademoiselle de La Haye, ignorant sa position, faisait la difficile : elle eût rejeté le plus riche commerçant de l’Houmeau. La grimace assez significative inspirée à Mademoiselle de La Haye par l’aspect du maigre avoué, Cointet la retrouva sur les lèvres de Petit-Claud. Madame de Sénonches et Francis paraissaient se consulter pour savoir de quelle manière congédier Cointet et son protégé. Cointet, qui vit tout, pria monsieur du Hautoy de lui accorder un moment d’audience, et passa dans le salon avec le diplomate. — Monsieur, lui dit-il nettement, la paternité vous aveugle. Vous marierez difficilement votre fille ; et, dans votre intérêt à tous, je vous ai mis dans l’impossibilité de
reculer ; car j’aime Françoise comme on aime une pupille. Petit-Claud sait tout !... Son excessive ambition vous garantit le bonheur de votre chère petite. D’abord Françoise fera de son mari tout ce qu’elle voudra ; mais vous, aidé par la préfète qui nous arrive, vous en ferez un procureur du roi. Monsieur Milaud est nommé décidément à Nevers. PetitClaud vendra sa charge, vous obtiendrez facilement pour lui la place de second substitut, et il deviendra bientôt procureur du roi, puis président du tribunal, député... Revenu dans la salle à manger, Francis fut charmant pour le prétendu de sa fille. Il regarda madame de Sénonches d’une certaine manière, et finit cette scène de présentation en invitant Petit-Claud à dîner pour le lendemain afin de causer affaires. Puis il reconduisit le négociant et l’avoué jusque dans la cour en disant à PetitClaud que, sur la recommandation de Cointet, il était disposé, ainsi que madame de Sénonches, à confirmer tout ce que le gardien de la fortune de mademoiselle de La Haye aurait disposé pour le bonheur de ce petit ange. — Ah ! qu’elle est laide ! s’écria Petit-Claud. Je suis pris !... — Elle a l’air distingué, répondit Cointet ; mais, si elle était belle, vous la donnerait-on ?... Hé ! mon cher, il y a plus d’un petit propriétaire à qui trente mille francs, la protection de madame de Sénonches et celle de la comtesse du Châtelet iraient à merveille ; d’autant plus que monsieur Francis du Hautoy ne se mariera jamais, et que cette fille est son héritière... Votre mariage est fait !... — Et comment ? — Voilà ce que je viens de dire, repartit le grand Cointet en racontant à l’avoué son trait d’audace. Mon cher, monsieur Milaud va, dit-on, être nommé procureur du roi à Nevers : vous vendrez votre charge, et dans dix ans vous
serez garde des sceaux. Vous êtes assez audacieux pour ne reculer devant aucun des services que demandera la cour... — Eh ! bien, trouvez-vous demain, à quatre heures et demie, sur la place du Mûrier, répondit l’avoué, fanatisé par les probabilités de cet avenir ; j’aurai vu le père Séchard, et nous arriverons à un acte de société où le père et le fils appartiendront au Saint-Esprit. Au moment où le vieux curé de Marsac montait les rampes d’Angoulême pour aller instruire Ève de l’état ou se trouvait son frère, David était caché depuis onze jours à deux portes de celle du pharmacien Postel, que le digne prêtre venait de quitter. Quand l’abbé Marron déboucha sur la place du Mûrier, il y trouva les trois hommes, remarquables chacun dans leur genre, qui pesaient de tout leur poids sur l’avenir et sur le présent du pauvre prisonnier volontaire : le père Séchard, le grand Cointet, le petit avoué maigrelet. Trois hommes, trois cupidités ! mais trois cupidités aussi différentes que les hommes. L’un avait inventé de trafiquer de son fils, l’autre de son client, et le grand Cointet achetait toutes ces infamies en se flattant de ne rien payer. Il était environ cinq heures, et la plupart de ceux qui revenaient dîner chez eux s’arrêtaient pour regarder pendant un moment ces trois hommes. — Que diable le vieux père Séchard et le grand Cointet ont-ils donc à se dire ?... pensaient les plus curieux. — Il s’agit sans doute entre eux de ce pauvre malheureux qui laisse sa femme, sa belle-mère et son enfant sans pain, répondait-on. — Envoyez donc vos enfants apprendre un état à Paris ! disait un esprit-fort de province.
— Hé ! que venez-vous faire par ici, monsieur le curé ? s’écria le vigneron en apercevant l’abbé Marron aussitôt qu’il déboucha sur la place. — Je viens pour les vôtres, répondit le vieillard. — Encore une idée de mon fils !... dit le vieux Séchard. — Il vous en coûterait bien peu de rendre tout le monde heureux, dit le prêtre en indiquant les fenêtres où madame Séchard montrait entre les rideaux sa belle tête ; car elle apaisait les cris de son enfant en le faisant sauter et lui chantant une chanson. — Apportez-vous des nouvelles de mon fils, dit le père, ou, ce qui vaudrait mieux, de l’argent ? — Non, dit monsieur Marron ; j’apporte à la sœur des nouvelles du frère. — De Lucien ?... s’écria Petit-Claud. — Oui. Le pauvre jeune homme est venu de Paris à pied. Je l’ai trouvé chez Courtois mourant de fatigue et de misère, répondit le prêtre... Oh ! il est bien malheureux ! Petit-Claud salua le prêtre et prit le grand Cointet par le bras en disant à haute voix : — Nous dînons chez madame de Sénonches, il est temps de nous habiller !... Et à deux pas il lui dit à l’oreille : — Quand on a le petit, on a bientôt la mère. Nous tenons David... — Je vous ai marié, mariez-moi, dit le grand Cointet en laissant échapper un sourire faux.
— Lucien est mon camarade de collége, nous étions copins !... En huit jours je saurai bien quelque chose de lui. Faites en sorte que les bans se publient, et je vous réponds de mettre David en prison. Ma mission finit avec son écrou. — Ah ! s’écria tout doucement le grand Cointet, la belle affaire serait de prendre le brevet à notre nom ! En entendant cette dernière phrase, le petit avoué maigrelet frissonna. En ce moment Ève voyait entrer son beau-père et l’abbé Marron, qui, par un seul mot, venait de dénouer le drame judiciaire. — Tenez, madame Séchard, dit le vieil ours à sa bellefille, voici notre curé qui vient sans doute nous en raconter de belles sur votre frère. — Oh ! s’écria la pauvre Ève atteinte au cœur, que peutil donc lui être encore arrivé ! Cette exclamation annonçait tant de douleurs ressenties, tant d’appréhensions, et de tant de sortes, que l’abbé Marron se hâta de dire : — Rassurez-vous, madame, il vit ! — Seriez-vous assez bon, mon père, dit Ève au vieux vigneron, pour aller chercher ma mère : elle entendra ce que monsieur doit avoir à nous dire de Lucien. Le vieillard alla chercher madame Chardon, à laquelle il dit : — Vous aurez à en découdre avec l’abbé Marron, qui est bon homme quoique prêtre. Le dîner sera sans doute retardé, je reviens dans une heure.
Et le vieillard, insensible à tout ce qui ne sonnait ou ne reluisait pas or, laissa la vieille femme sans voir l’effet du coup qu’il venait de lui porter. Le malheur qui pesait sur ses deux enfants, l’avortement des espérances assises sur la tête de Lucien, le changement si peu prévu d’un caractère qu’on crut pendant si long-temps énergique et probe ; enfin, tous les événements arrivés depuis dix-huit mois avaient déjà rendu madame Chardon méconnaissable. Elle n’était pas seulement noble de race, elle était encore noble de cœur, et adorait ses enfants. Aussi avait-elle souffert plus de maux en ces derniers six mois que depuis son veuvage. Lucien avait eu la chance d’être Rubempré par ordonnance du roi, de recommencer cette famille, d’en faire revivre le titre et les armes, de devenir grand ! Et il était tombé dans la fange ! Car, plus sévère pour lui que la sœur, elle avait regardé Lucien comme perdu, le jour où elle apprit l’affaire des billets. Les mères veulent quelquefois se tromper ; mais elles connaissent toujours bien les enfants qu’elles ont nourris, qu’elles n’ont pas quittés, et, dans les discussions que soulevaient entre David et sa femme les chances de Lucien à Paris, madame Chardon, tout en paraissant partager les illusions d’Ève sur son frère, tremblait que David n’eût raison, car il parlait comme elle entendait parler sa conscience de mère. Elle connaissait trop la délicatesse de sensation de sa fille pour pouvoir lui exprimer ses douleurs, elle était donc forcée de les dévorer dans ce silence dont sont capables seulement les mères qui savent aimer leurs enfants. Ève, de son côté, suivait avec terreur les ravages que faisaient les chagrins chez sa mère, elle la voyait passant de la vieillesse à la décrépitude, et allant toujours ! La mère et la fille se faisaient donc l’une à l’autre de ces nobles mensonges qui ne trompent point. Dans la vie de cette mère, la phrase du féroce vigneron fut la goutte d’eau qui devait remplir la coupe des afflictions, madame Chardon se sentit atteinte au cœur.
Aussi, quand Ève dit au prêtre : — Monsieur, voici ma mère ! quand l’abbé regarda ce visage macéré comme celui d’une vieille religieuse, encadré de cheveux entièrement blanchis, mais embelli par l’air doux et calme des femmes pieusement résignées, et qui marchent, comme on dit, à la volonté de Dieu, comprit-il toute la vie de ces deux créatures. Le prêtre n’eut plus de pitié pour le bourreau, pour Lucien, il frémit en devinant tous les supplices subis par les victimes. — Ma mère, dit Ève en s’essuyant les yeux, mon pauvre frère est bien près de nous, il est à Marsac. — Et pourquoi pas ici ? demanda madame Chardon. L’abbé Marron raconta tout ce que Lucien lui avait dit des misères de son voyage, et les malheurs de ses derniers jours à Paris. Il peignit les angoisses qui venaient d’agiter le poète quand il avait appris quels étaient au sein de sa famille les effets de ses imprudences et quelles étaient ses appréhensions sur l’accueil qui pouvait l’attendre à Angoulême. — En est-il arrivé à douter de nous ? dit madame Chardon. — Le malheureux est venu vers vous à pied, en subissant les plus horribles privations, et il revient disposé à entrer dans les chemins les plus humbles de la vie... à réparer ses fautes. — Monsieur, dit la sœur, malgré le mal qu’il nous a fait, j’aime mon frère, comme on aime le corps d’un être qui n’est plus ; et l’aimer ainsi, c’est encore l’aimer plus que beaucoup de sœurs n’aiment leurs frères. Il nous a rendus bien pauvres ; mais qu’il vienne, il partagera le chétif morceau de pain qui nous reste, enfin ce qu’il nous a laissé. Ah ! s’il ne
nous avait pas quittés, monsieur, nous n’aurions pas perdu nos plus chers trésors. — Et c’est la femme qui nous l’a enlevé dont la voiture l’a ramené, s’écria madame Chardon. Parti dans la calèche de madame de Bargeton, à côté d’elle, il est revenu derrière ! — À quoi puis-je vous être utile dans la situation où vous êtes ? dit le brave curé qui cherchait une phrase de sortie. — Eh ! monsieur, répondit madame Chardon, plaie d’argent n’est pas mortelle, dit-on ; mais ces plaies-là ne peuvent pas avoir d’autre médecin que le malade. — Si vous aviez assez d’influence pour déterminer mon beau-père à aider son fils, vous sauveriez toute une famille, dit madame Séchard. — Il ne croit pas en vous, et il m’a paru très-exaspéré contre votre mari, dit le vieillard à qui les paraphrases du vigneron avaient fait considérer les affaires de Séchard comme un guêpier où il ne fallait pas mettre le pied. Sa mission terminée, le prêtre alla dîner chez son petitneveu Postel, qui dissipa le peu de bonne volonté de son vieil oncle en donnant, comme tout Angoulême, raison au père contre le fils. — Il y a de la ressource avec des dissipateurs, dit en finissant le petit Postel ; mais avec ceux qui font des expériences, on se ruinerait. La curiosité du curé de Marsac était entièrement satisfaite, ce qui, dans toutes les provinces de France, est le principal but de l’excessif intérêt qu’on s’y témoigne. Dans la soirée, il mit le poète au courant de tout ce qui se passait
chez les Séchard, en lui donnant son voyage comme une mission dictée par la charité la plus pure. — Vous avez endetté votre sœur et votre beau-frère de dix à douze mille francs, dit-il en terminant ; et personne, mon cher monsieur, n’a cette bagatelle à prêter au voisin. En Angoumois, nous ne sommes pas riches. Je croyais qu’il s’agissait de beaucoup moins quand vous me parliez de billets. Après avoir remercié le vieillard de ses bontés, le poète lui dit : — La parole de pardon, que vous m’apportez, est pour moi le vrai trésor. Le lendemain, Lucien partit de très-grand matin de Marsac pour Angoulême, où il entra vers neuf heures, une canne à la main, vêtu d’une petite redingote assez endommagée par le voyage et d’un pantalon noir à teintes blanches. Ses bottes usées disaient d’ailleurs assez qu’il appartenait à la classe infortunée des piétons. Aussi ne se dissimulait-il pas l’effet que devait produire sur ses compatriotes le contraste de son retour et de son départ. Mais, le cœur encore pantelant sous l’étreinte des remords que lui causait le récit du vieux prêtre, il acceptait pour le moment cette punition, décidé d’affronter les regards des personnes de sa connaissance. Il se disait en lui-même : — Je suis héroïque ! Toutes ces natures de poète commencent par se duper elles-mêmes. À mesure qu’il marcha dans l’Houmeau, son âme lutta entre la honte de ce retour et la poésie de ses souvenirs. Son cœur battit en passant devant la porte de Postel, où, fort heureusement pour lui, Léonie Marron se trouva seule dans la boutique avec son enfant. Il vit avec plaisir (tant sa vanité conservait de force) le nom de son père effacé. Depuis son mariage, Postel avait fait repeindre sa boutique, et mis au-dessus, comme à Paris : Pharmacie. En gravissant la rampe de la Porte-Palet, Lucien éprouva l’influence de l’air natal, il ne sentit plus le poids de ses infortunes, et se dit avec délices. — Je vais donc les
revoir ! Il atteignit la place du Mûrier sans avoir rencontré personne : un bonheur qu’il espérait à peine, lui qui jadis se promenait en triomphateur dans sa ville ! Marion et Kolb, en sentinelle sur la porte, se précipitèrent dans l’escalier en criant : — Le voilà ! Lucien revit le vieil atelier et la vieille cour, il trouva dans l’escalier sa sœur et sa mère, et ils s’embrassèrent en oubliant pour un instant tous leurs malheurs dans cette étreinte. En famille, on compose presque toujours avec le malheur ; on s’y fait un lit, et l’espérance en fait accepter la dureté. Si Lucien offrait l’image du désespoir, il en offrait aussi la poésie : le soleil des grands chemins lui avait bruni le teint ; une profonde mélancolie, empreinte dans ses traits, jetait ses ombres sur son front de poète. Ce changement annonçait tant de souffrances, qu’à l’aspect des traces laissées par la misère sur sa physionomie, le seul sentiment possible était la pitié. L’imagination partie du sein de la famille y trouvait au retour de tristes réalités. Ève eut au milieu de sa joie le sourire des saintes au milieu de leur martyre. Le chagrin rend sublime le visage d’une jeune femme très-belle. La gravité qui remplaçait dans la figure de sa sœur la complète innocence qu’il y avait vue à son départ pour Paris, parlait trop éloquemment à Lucien pour qu’il n’en reçût pas une impression douloureuse. Aussi la première effusion des sentiments, si vive, si naturelle, fut-elle suivie de part et d’autre d’une réaction : chacun craignait de parler. Lucien ne put cependant s’empêcher de chercher par un regard celui qui manquait à cette réunion. Ce regard bien compris fit fondre en larmes Ève, et par contre-coup Lucien. Quant à madame Chardon, elle resta blême, et en apparence impassible. Ève se leva, descendit pour épargner à son frère un mot dur, et alla dire à Marion : — Mon enfant, Lucien aime les fraises, il faut en trouver !... — Oh ! j’ai bien pensé que vous vouliez fêter monsieur Lucien. Soyez tranquille, vous aurez un joli petit déjeuner et un bon dîner aussi.
— Lucien, dit madame Chardon à son fils, tu as beaucoup à réparer ici. Parti pour être un sujet d’orgueil pour ta famille, tu nous as plongés dans la misère. Tu as presque brisé dans les mains de ton frère l’instrument de la fortune à laquelle il n’a songé que pour sa nouvelle famille. Tu n’as pas brisé que cela... dit la mère. Il se fit une pause effrayante et le silence de Lucien impliqua l’acceptation de ces reproches maternels. — Entre dans une voie de travail, reprit doucement madame Chardon. Je ne te blâme pas d’avoir tenté de faire revivre la noble famille d’où je suis sortie ; mais, à de telles entreprises il faut avant tout une fortune, et des sentiments fiers : tu n’as rien eu de tout cela. À la croyance, tu as fait succéder en nous la défiance. Tu as détruit la paix de cette famille travailleuse et résignée, qui cheminait ici dans une voie difficile... Aux premières fautes, un premier pardon est dû. Ne recommence pas. Nous nous trouvons ici dans des circonstances difficiles, sois prudent, écoute ta sœur : le malheur est un maître dont les leçons, bien durement données, ont porté leur fruit chez elle : elle est devenue sérieuse, elle est mère, elle porte tout le fardeau du ménage par dévouement pour notre cher David ; enfin, elle est devenue, par ta faute, mon unique consolation. — Vous pouviez être plus sévère, dit Lucien en embrassant sa mère. J’accepte votre pardon, parce que ce sera le seul que j’aurai jamais à recevoir. Ève revint : à la pose humiliée de son frère, elle comprit que madame Chardon avait parlé. Sa bonté lui mit un sourire sur les lèvres, auquel Lucien répondit par des larmes réprimées. La présence a comme un charme, elle change les dispositions les plus hostiles entre amants comme au sein des familles, quelque forts que soient les motifs de mécontentement. Est-ce que l’affection trace dans le cœur des chemins où l’on aime à retomber ? Ce phénomène appartient-il à la science du magnétisme ? La raison dit-elle qu’il faut ou ne jamais se revoir, ou se pardonner ? Que ce soit au raisonnement, à une cause physique ou à l’âme que
cet effet appartienne, chacun doit avoir éprouvé que les regards, le geste, l’action d’un être aimé retrouvent chez ceux qu’il a le plus offensés, chagrinés ou maltraités, des vestiges de tendresse. Si l’esprit oublie difficilement, si l’intérêt souffre encore ; le cœur, malgré tout, reprend sa servitude. Aussi, la pauvre sœur, en écoutant jusqu’à l’heure du déjeuner les confidences du frère, ne fut-elle pas maîtresse de ses yeux quand elle le regarda, ni de son accent quand elle laissa parler son cœur. En comprenant les éléments de la vie littéraire à Paris, elle comprit comment Lucien avait pu succomber dans la lutte. La joie du poète en caressant l’enfant de sa sœur, ses enfantillages, le bonheur de revoir son pays et les siens, mêlé au profond chagrin de savoir David caché, les mots de mélancolie qui échappèrent à Lucien, son attendrissement en voyant qu’au milieu de sa détresse sa sœur s’était souvenue de son goût quand Marion servit les fraises ; tout, jusqu’à l’obligation de loger le frère prodigue et de s’occuper de lui, fit de cette journée une fête. Ce fut comme une halte dans la misère. Le père Séchard lui même fit rebrousser aux deux femmes le cours de leurs sentiments, en disant : — Vous le fêtez, comme s’il vous apportait des mille et des cents !... — Mais qu’a donc fait mon frère pour ne pas être fêté ?... s’écria madame Séchard jalouse de cacher la honte de Lucien. Néanmoins, les premières tendresses passées, les nuances du vrai percèrent. Lucien aperçut bientôt chez Ève la différence de l’affection actuelle et de celle qu’elle lui portait jadis. David était profondément honoré, tandis que Lucien était aimé quand même, et comme on aime une maîtresse malgré les désastres qu’elle cause. L’estime, fonds nécessaire à nos sentiments, est la solide étoffe qui leur donne je ne sais quelle certitude, quelle sécurité dont on vit, et qui manquait entre madame Chardon et son fils, entre le frère et la sœur. Lucien se sentit privé de cette entière confiance qu’on aurait eue en lui s’il n’avait pas failli à
l’honneur. L’opinion écrite par d’Arthez sur lui, devenue celle de sa sœur, se laissa deviner dans les gestes, dans les regards, dans l’accent. Lucien était plaint ! mais, quant à être la gloire, la noblesse de la famille, le héros du foyer domestique, toutes ces belles espérances avaient fui sans retour. On craignit assez sa légèreté pour lui cacher l’asile où vivait David. Ève, insensible aux caresses dont fut accompagnée la curiosité de Lucien qui voulait voir son frère, n’était plus l’Ève de l’Houmeau pour qui, jadis, un seul regard de Lucien était un ordre irrésistible. Lucien parla de réparer ses torts, en se vantant de pouvoir sauver David. Ève lui répondit : — Ne t’en mêle pas, nous avons pour adversaires les gens les plus perfides et les plus habiles. Lucien hocha la tête, comme s’il eût dit : — J’ai combattu des Parisiens... Sa sœur lui répliqua par un regard qui signifiait : — Tu as été vaincu. — Je ne suis plus aimé, pensa Lucien. Pour la famille comme pour le monde, il faut donc réussir. Dès le second jour, en essayant de s’expliquer le peu de confiance de sa mère et de sa sœur, le poète fut pris d’une pensée non pas haineuse mais chagrine. Il appliqua la mesure de la vie parisienne à cette chaste vie de province, en oubliant que la médiocrité patiente de cet intérieur sublime de résignation était son ouvrage : — Elles sont bourgeoises, elles ne peuvent pas me comprendre, se dit-il en se séparant ainsi de sa sœur, de sa mère et de Séchard qu’il ne pouvait plus tromper ni sur son caractère, ni sur son avenir. Ève et madame Chardon, chez qui le sens divinatoire était éveillé par tant de chocs et tant de malheurs, épiaient les plus secrètes pensées de Lucien, elles se sentirent mal jugées et le virent s’isolant d’elles. — Paris nous l’a bien changé ! se dirent-elles. Elles recueillaient enfin le fruit de l’égoïsme qu’elles avaient elles-mêmes cultivé. De part et d’autre, ce léger levain devait fermenter, et il fermenta ; mais principalement chez Lucien qui se trouvait si reprochable.
Quant à Ève, elle était bien de ces sœurs qui savent dire à un frère en faute : — Pardonne-moi tes torts... Lorsque l’union des âmes a été parfaite comme elle le fut au début de la vie entre Ève et Lucien, toute atteinte à ce beau idéal du sentiment est mortelle. Là où des scélérats se raccommodent après des coups de poignard, les amoureux se brouillent irrévocablement pour un regard, pour un mot. Dans ce souvenir de la quasi-perfection de la vie du cœur se trouve le secret de séparations souvent inexplicables. On peut vivre avec une défiance au cœur, quand le passé n’offre pas le tableau d’une affection pure et sans nuages ; mais, pour deux êtres autrefois parfaitement unis, une vie où le regard, la parole exigent des précautions, devient insupportable. Aussi les grands poètes font-ils mourir leurs Paul et Virginie au sortir de l’adolescence. Comprendriez-vous Paul et Virginie brouillés ?... Remarquons, à la gloire d’Ève et de Lucien, que les intérêts [intérets], si fortement blessés, n’avivaient point ces blessures : chez la sœur irréprochable, comme chez le poète de qui venaient les coups, tout était sentiment ; aussi le moindre malentendu, la plus petite querelle, un nouveau mécompte dû à Lucien pouvait-il les désunir ou inspirer une de ces querelles qui brouillent irrévocablement. En fait d’argent tout s’arrange ; mais les sentiments sont impitoyables. Le lendemain Lucien reçut un numéro du journal d’Angoulême et pâlit de plaisir en se voyant le sujet d’un des premiers Premiers-Angoulême que se permit cette estimable feuille qui, semblable aux Académies de province, en fille bien élevée, selon le mot de Voltaire, ne faisait jamais parler d’elle. « Que la Franche-Comté s’enorgueillisse d’avoir donné le jour à Victor Hugo, à Charles Nodier et à Cuvier ; la Bretagne, à Châteaubriand et à Lamennais ; la Normandie, à Casimir Delavigne : la Touraine, à l’auteur d’Eloa ; aujourd’hui, l’Angoumois, où déjà sous Louis XIII l’illustre Guez, plus connu sous le nom de Balzac, s’est fait notre
compatriote, n’a plus rien à envier ni à ces provinces ni au Limousin, qui a produit Dupuytren, ni à l’Auvergne, patrie de Montlosier, ni à Bordeaux, qui a eu le bonheur de voir naître tant de grands hommes ; nous aussi, nous avons un poète ! l’auteur des beaux sonnets intitulés les Marguerites joint à la gloire du poète celle du prosateur, car on lui doit également le magnifique roman de l’Archer de Charles IX. Un jour nos neveux seront fiers d’avoir pour compatriote Lucien Chardon, un rival de Pétrarque ! ! !... » Dans les journaux de province de ce temps, les points d’admiration ressemblaient aux hurra par lesquels on accueille les speech des meeting en Angleterre. « Malgré ses éclatants succès à Paris, notre jeune poète s’est souvenu que l’hôtel de Bargeton avait été le berceau de ses triomphes, que l’aristocratie angoumoisine avait applaudi, la première, à ses poésies ; que l’épouse de monsieur le comte du Châtelet, préfet de notre département, avait encouragé ses premiers pas dans la carrière des Muses, et il est revenu parmi nous !... L’Houmeau tout entier s’est ému quand, hier, notre Lucien de Rubempré s’est présenté. La nouvelle de son retour a produit partout la plus vive sensation. Il est certain que la ville d’Angoulême ne se laissera pas devancer par l’Houmeau dans les honneurs qu’on parle de décerner à celui qui, soit dans la Presse, soit dans la Littérature, a représenté si glorieusement notre ville à Paris. Lucien, à la fois poète religieux et royaliste, a bravé la fureur des partis ; il est venu, dit-on, se reposer des fatigues d’une lutte qui fatiguerait des athlètes plus forts encore que des hommes de poésie et de rêverie. » Par une pensée éminemment politique, à laquelle nous applaudissons, et que madame la comtesse du Châtelet a eue, dit-on, la première, il est question de rendre à notre grand poète le titre et le nom de l’illustre famille des Rubempré, dont l’unique héritière est madame Chardon, sa mère. Rajeunir ainsi, par des talents et par des gloires nouvelles, les vieilles familles près de s’éteindre est, chez
l’immortel auteur de la Charte, une nouvelle preuve de son constant désir exprimé par ces mots : union et oubli. » Notre [Noire] poète est descendu chez sa sœur, madame Séchard. » À la rubrique d’Angoulême se trouvaient les nouvelles suivantes : « Notre préfet, monsieur le comte du Châtelet, déjà nommé gentilhomme ordinaire de la Chambre de S. M., vient d’être fait Conseiller d’État en service extraordinaire. » Hier toutes les autorités se sont présentées chez monsieur le préfet. » Madame la comtesse Sixte du Châtelet recevra tous les jeudis. » Le maire de l’Escarbas, monsieur de Nègrepelisse, représentant de la branche cadette des d’Espard, père de madame du Châtelet, récemment nommé comte, Pair de France, et Commandeur de l’ordre royal de Saint-Louis, est, dit-on, désigné pour présider le grand collége électoral d’Angoulême aux prochaines élections. » — Tiens, dit Lucien à sa sœur en lui apportant le journal. Après avoir lu l’article attentivement, Ève rendit la feuille à Lucien d’un air pensif. — Que dis-tu de cela ?... lui demanda Lucien étonné d’une prudence qui ressemblait à de la froideur. — Mon ami, répondit-elle, ce journal appartient aux Cointet, ils sont absolument les maîtres d’y insérer des articles, et ne peuvent avoir la main forcée que par la
Préfecture ou par l’Évêché. Supposes-tu ton ancien rival, aujourd’hui préfet, assez généreux pour chanter ainsi tes louanges ? oublies-tu que les Cointet nous poursuivent sous le nom de Métivier et veulent sans doute amener David à les faire profiter de ses découvertes ?... De quelque part que vienne cet article, je le trouve inquiétant. Tu n’excitais ici que des haines, des jalousies ; on t’y calomniait en vertu du proverbe : Nul n’est prophète en son pays, et voilà que tout change en un clin d’œil !... — Tu ne connais pas l’amour-propre des villes de province, répondit Lucien. On est allé dans une petite ville du Midi recevoir en triomphe, aux portes de la ville, un jeune homme qui avait remporté le prix d’honneur au grand concours, en voyant en lui un grand homme en herbe ! — Écoute-moi, mon cher Lucien, je ne veux pas te sermonner, je te dirai tout dans un seul mot : ici défie-toi des plus petites choses. — Tu as raison, répondit Lucien surpris de trouver sa sœur si peu enthousiaste. Le poète était au comble de la joie de voir changer en un triomphe sa mesquine et honteuse rentrée à Angoulême. — Vous ne croyez pas au peu de gloire qui nous coûte si cher ! s’écria Lucien après une heure de silence pendant laquelle il s’amassa comme un orage dans son cœur. Pour toute réponse, Ève regarda Lucien, et ce regard le rendit honteux de son accusation. Quelques instants avant le dîner, un garçon de bureau de la préfecture apporta une lettre adressée à M. Lucien Chardon et qui parut donner gain de cause à la vanité du poète que le monde disputait à la famille.
Cette lettre était l’invitation suivante : Monsieur le comte Sixte du Châtelet et madame la comtesse du Châtelet prient M. Lucien Chardon de leur faire l’honneur de dîner avec eux le quinze septembre prochain. R. S. V. P. À cette lettre était jointe cette carte de visite : LE COMTE SIXTE DU CHÂTELET, Gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roi, Préfet de la Charente, Conseiller d’État. — Vous êtes en faveur, dit le père Séchard, on parle de vous en ville comme d’un grand personnage... On se dispute entre Angoulême et l’Houmeau à qui vous tortillera des couronnes... — Ma chère Ève, dit Lucien à l’oreille de sa sœur, je me retrouve absolument comme j’étais à l’Houmeau le jour où je devais aller chez madame de Bargeton : je suis sans habit pour le dîner du préfet. — Tu comptes donc accepter cette invitation ? s’écria madame Séchard effrayée. Il s’engagea, sur la question d’aller ou de ne pas aller à la Préfecture, une polémique entre le frère et la sœur. Le bon sens de la femme de province disait à Ève qu’on ne doit se montrer au monde qu’avec un visage riant, en costume complet, et en tenue irréprochable ; mais elle cachait sa vraie pensée : — Où le dîner du préfet mènera-t-il Lucien ? Que
peut pour lui le grand monde d’Angoulême ? Ne machine-ton pas quelque chose contre lui ? Lucien finit par dire à sa sœur avant d’aller se coucher : — Tu ne sais pas quelle est mon influence : la femme du préfet a peur du journaliste ; et d’ailleurs dans la comtesse du Châtelet il y a toujours Louise de Nègrepelisse ! Une femme qui vient d’obtenir tant de faveurs peut sauver David ! Je lui dirai la découverte que mon frère vient de faire, et ce ne sera rien pour elle que d’obtenir un secours de dix mille francs au ministère. À onze heures du soir, Lucien, sa sœur, sa mère et le père Séchard, Marion et Kolb furent réveillés par la musique de la ville à laquelle s’était réunie celle de la garnison et trouvèrent la place du Mûrier pleine de monde. Une sérénade fut donnée à Lucien Chardon de Rubempré par les jeunes gens d’Angoulême. Lucien se mit à la fenêtre de sa sœur, et dit au milieu du plus profond silence, après le dernier morceau : — Je remercie mes compatriotes de l’honneur qu’ils me font, je tâcherai de m’en rendre digne ; ils me pardonneront de ne pas en dire davantage : mon émotion est si vive que je ne saurais continuer. — Vive l’auteur de l’Archer de Charles IX !... — Vive l’auteur des Marguerites ! — Vive Lucien de Rubempré ! Après ces trois salves, criées par quelques voix, trois couronnes et des bouquets furent adroitement jetés par la croisée dans l’appartement. Dix minutes après, la place du Mûrier était vide, le silence y régnait. — J’aimerais mieux dix mille francs, dit le vieux Séchard qui tourna, retourna les couronnes et les bouquets d’un air profondément narquois. Mais vous leur avez donné
des marguerites, il vous rendent des bouquets, vous faites dans les fleurs. — Voilà l’estime que vous faites des honneurs que me décernent mes concitoyens ! s’écria Lucien, dont la physionomie offrit une expression entièrement dénuée de mélancolie et qui véritablement rayonna de satisfaction. Si vous connaissiez les hommes, papa Séchard, vous verriez qu’il ne se rencontre pas deux moments semblables dans la vie. Il n’y a qu’un enthousiasme véritable à qui l’on puisse devoir de semblables triomphes !... Ceci, ma chère mère et ma bonne sœur, efface bien des chagrins. Lucien embrassa sa sœur et sa mère comme l’on s’embrasse dans ces moments où la joie déborde à flots si larges qu’il faut la jeter dans le cœur d’un ami. (Faute d’un ami, disait un jour Bixiou, un auteur ivre de son succès embrasse son portier.) — Eh bien ! ma chère enfant, dit-il à Ève, pourquoi pleures-tu ?... Ah ! c’est de joie... — Hélas ! dit Ève à sa mère avant de se recoucher et quand elles furent seules, dans un poète il y a, je crois, une jolie femme de la pire espèce... — Tu as raison, répondit la mère en hochant la tête. Lucien a déjà tout oublié non-seulement de ses malheurs, mais des nôtres. La mère et la fille se séparèrent sans oser se dire toutes leurs pensées. Dans les pays dévorés par le sentiment d’insubordination sociale caché sous le mot égalité, tout triomphe est un de ces miracles qui ne va pas, comme certains miracles d’ailleurs, sans la coopération d’adroits machinistes. Sur dix ovations obtenues par des hommes vivants et décernées au sein de la patrie, il y en a neuf dont les causes sont étrangères à l’homme. Le triomphe de
Voltaire sur les planches du Théâtre Français n’était-il pas celui de la philosophie de son siècle ? En France on ne peut triompher que quand tout le monde se couronne sur la tête du triomphateur. Aussi les deux femmes avaient-elles raison dans leurs pressentiments. Le succès du grand homme de province était trop antipathique aux mœurs immobiles d’Angoulême pour ne pas avoir été mis en scène par des intérêts ou par un machiniste passionné, collaborations également perfides. Ève, comme la plupart des femmes d’ailleurs, se défiait par sentiment et sans pouvoir se justifier à elle-même sa défiance. Elle se dit en s’endormant : — « Qui donc aime assez ici mon frère pour avoir excité le pays ?... Les Marguerites ne sont d’ailleurs pas encore publiées, comment peut-on le féliciter d’un succès à venir ?... » Ce triomphe était en effet l’œuvre de Petit-Claud. Le jour où le curé de Marsac lui annonça le retour de Lucien, l’avoué dînait pour la première fois chez madame de Sénonches, qui devait recevoir officiellement la demande de la main de sa pupille. Ce fut un de ces dîners de famille dont la solennité se trahit plus par les toilettes que par le nombre des convives. Quoiqu’en famille, on se sait en représentation, et les intentions percent dans toutes les contenances. Françoise était mise comme en étalage. Madame de Sénonches avait arboré les pavillons de ses toilettes les plus recherchées. Monsieur du Hautoy était en habit noir. Monsieur de Sénonches, à qui sa femme avait écrit l’arrivée de madame du Châtelet qui devait se montrer pour la première fois chez elle et la présentation officielle d’un prétendu pour Françoise, était revenu de chez monsieur de Pimentel. Cointet, vêtu de son plus bel habit marron à coupe ecclésiastique, offrit aux regards un diamant de six mille francs sur son jabot, la vengeance du riche commerçant sur l’aristocrate pauvre. Petit-Claud, épilé, peigné, savonné, n’avait pu se défaire de son petit air sec. Il était impossible de ne pas comparer cet avoué maigrelet, serré dans ses habits, à une vipère gelée ; mais l’espoir augmentait si bien la vivacité de ses yeux de pie, il mit tant de glace sur sa figure, il se gourma si bien, qu’il arriva juste à la dignité d’un
petit procureur du roi ambitieux. Madame de Sénonches avait prié ses intimes de ne pas dire un mot sur la première entrevue de sa pupille avec un prétendu, ni de l’apparition de la préfète, en sorte qu’elle s’attendit à voir ses salons pleins. En effet, monsieur le préfet et sa femme avaient fait leurs visites officielles par cartes, en réservant l’honneur des visites personnelles comme un moyen d’action. Aussi l’aristocratie d’Angoulême était-elle travaillée d’une si énorme curiosité, que plusieurs personnes du camp de Chandour se proposèrent de venir à l’hôtel Bargeton, car on s’obstinait à ne pas appeler cette maison l’hôtel de Sénonches, Les preuves du crédit de la comtesse du Châtelet avaient réveillé bien des ambitions ; et d’ailleurs on la disait tellement changée à son avantage que chacun voulait en juger par soi-même. En apprenant de Cointet, pendant le chemin, la grande nouvelle de la faveur que Zéphirine avait obtenue de la préfète pour pouvoir lui présenter le futur de la chère Françoise, Petit-Claud se flatta de tirer parti de la fausse position où le retour de Lucien mettait Louise de Nègrepelisse. Monsieur et madame de Sénonches avaient pris des engagements si lourds en achetant leur maison, qu’en gens de province ils ne s’avisèrent pas d’y faire le moindre changement. Aussi, le premier mot de Zéphirine à Louise fut-il, en allant à sa rencontre, quand on l’annonça : — Ma chère Louise, voyez..., vous êtes encore ici chez vous !... en lui montrant le petit lustre à pendeloques, les boiseries et le mobilier qui jadis avaient fasciné Lucien. — C’est, ma chère, ce que je veux le moins me rappeler, dit gracieusement madame la préfète en jetant un regard autour d’elle pour examiner l’assemblée. Chacun s’avoua que Louise de Nègrepelisse ne se ressemblait pas à elle-même. Le monde parisien où elle était restée pendant dix-huit mois, les premiers bonheurs de son mariage qui transformaient aussi bien la femme que Paris
avait transformé la provinciale, l’espèce de dignité que donne le pouvoir, tout faisait de la comtesse du Châtelet une femme qui ressemblait à madame de Bargeton comme une fille de vingt ans ressemble à sa mère. Elle portait un charmant bonnet de dentelles et de fleurs négligemment attaché par une épingle à tête de diamant. Ses cheveux à l’anglaise lui accompagnaient bien la figure et la rajeunissaient en en cachant les contours. Elle avait une robe en foulard, à corsage en pointe, délicieusement frangée et dont la façon due à la célèbre Victorine faisait bien valoir sa taille. Ses épaules, couvertes d’un fichu de blonde, étaient à peine visibles sous une écharpe de gaze adroitement mise autour de son cou trop long. Enfin elle jouait avec ces jolies bagatelles dont le maniement est l’écueil des femmes de province : une jolie cassolette pendait à son bracelet par une chaîne ; elle tenait dans une main son éventail et son mouchoir roulé sans en être embarrassée. Le goût exquis des moindres détails, la pose et les manières copiées de madame d’Espard révélaient en Louise une savante étude du faubourg Saint-Germain. Quant au vieux Beau de l’Empire, le mariage l’avait avancé comme ces melons qui, de verts encore la veille, deviennent jaunes dans une seule nuit. En retrouvant sur le visage épanoui de sa femme la verdeur que Sixte avait perdue, on se fit, d’oreille à oreille, des plaisanteries de province, et d’autant plus volontiers que toutes les femmes enrageaient de la nouvelle supériorité de l’ancienne reine d’Angoulême ; et le tenace intrus dut payer pour sa femme. Excepté monsieur de Chandour et sa femme, feu Bargeton, monsieur de Pimentel et les Rastignac, le salon se trouvait à peu près aussi nombreux que le jour où Lucien y fit sa lecture, car monseigneur l’évêque arriva suivi de ses grands-vicaires. Petit-Claud, saisi par le spectacle de l’aristocratie angoumoisine, au cœur de laquelle il désespérait de se voir jamais quatre mois auparavant, sentit sa haine contre les classes supérieures se calmer. Il trouva la comtesse Châtelet ravissante en se disant : — Voilà pourtant la femme qui peut me faire nommer substitut ! Vers le milieu de la soirée, après avoir causé pendant le même
temps avec chacune des femmes en variant le ton de son entretien selon l’importance de la personne et la conduite qu’elle avait tenue à propos de sa fuite avec Lucien, Louise se retira dans le boudoir avec monseigneur. Zéphirine prit alors le bras de Petit-Claud, à qui le cœur battit, et l’amena vers ce boudoir où les malheurs de Lucien avaient commencé, et où ils allaient se consommer. — Voici monsieur Petit-Claud, ma chère, je te le recommande d’autant plus vivement que tout ce que tu feras pour lui profitera sans doute à ma pupille. — Vous êtes avoué, monsieur ? dit l’auguste fille des Nègrepelisse en toisant Petit-Claud. — Hélas ! oui, madame la comtesse. (Jamais le fils du tailleur de l’Houmeau n’avait eu, dans toute sa vie, une seule fois, l’occasion de se servir de ces trois mots ; aussi sa bouche en fut-elle comme pleine.) Mais, reprit-il, il dépend de madame la comtesse de me faire tenir debout au parquet. Monsieur Milaud va, dit-on, à Nevers... — Mais, reprit la comtesse, n’est-on pas second, puis premier substitut ? je voudrais vous voir sur-le-champ premier substitut... Pour m’occuper de vous et vous obtenir cette faveur, je veux quelque certitude de votre dévouement à la Légitimité, à la Religion, et surtout à monsieur de Villèle. — Ah ! madame, dit Petit-Claud en s’approchant de son oreille, je suis homme à obéir absolument au pouvoir. — C’est ce qu’il nous faut aujourd’hui, répliqua-t-elle en se reculant pour lui faire comprendre qu’elle ne voulait plus rien s’entendre dire à l’oreille. Si vous convenez toujours à madame de Sénonches, comptez sur moi, ajouta-t-elle en faisant un geste royal avec son éventail.
— Madame, dit Petit-Claud à qui Cointet se montra en arrivant à la porte du boudoir, Lucien est ici. — Eh ! bien, monsieur ?... répondit la comtesse d’un ton qui eût arrêté toute espèce de parole dans le gosier d’un homme ordinaire. — Madame la comtesse ne me comprend pas, reprit Petit-Claud en se servant de la formule la plus respectueuse, je veux lui donner une preuve de mon dévouement à sa personne. Comment madame la comtesse veut-elle que le grand homme qu’elle a fait soit reçu dans Angoulême ? Il n’y a pas de milieu : il doit y être un objet ou de mépris ou de gloire. Louise de Nègrepelisse n’avait pas pensé à ce dilemme, auquel elle était évidemment intéressée, plus à cause du passé que du présent. Or, des sentiments que la comtesse portait actuellement à Lucien dépendait la réussite du plan conçu par l’avoué pour mener à bien l’arrestation de Séchard. — Monsieur Petit-Claud, dit-elle en prenant une attitude de hauteur et de dignité, vous voulez appartenir au Gouvernement, sachez que son premier principe doit être de ne jamais avoir eu tort, et que les femmes ont encore mieux que les gouvernements l’instinct du pouvoir et le sentiment de leur dignité. — C’est bien là ce que je pensais, madame, répondit-il vivement en observant la comtesse avec une attention aussi profonde que peu visible. Lucien arrive ici dans la plus grande misère. Mais, s’il doit y recevoir une ovation, je puis aussi le contraindre, à cause de l’ovation même, à quitter Angoulême où sa sœur et son beau-frère David Séchard sont sous le coup de poursuites ardentes...
Louise de Nègrepelisse laissa voir sur son visage altier un léger mouvement produit par la répression même de son plaisir. Surprise d’être si bien devinée, elle regarda PetitClaud en dépliant son éventail, car Françoise de La Haye entrait, ce qui lui donna le temps de trouver une réponse. — Monsieur, dit-elle avec un sourire significatif, vous serez promptement procureur du Roi... N’était-ce pas tout dire sans se compromettre ? — Oh ! madame, s’écria Françoise en venant remercier la préfète, je vous devrai donc le bonheur de ma vie. Elle lui dit à l’oreille en se penchant vers sa protectrice par un petit geste de jeune fille : — Je serais morte à petit feu d’être la femme d’un avoué de province... Si Zéphirine s’était ainsi jetée sur Louise, elle y avait été poussée par Francis, qui ne manquait pas d’une certaine connaissance du monde bureaucratique. — Dans les premiers jours de tout avénement, que ce soit celui d’un préfet, d’une dynastie ou d’une exploitation, dit l’ancien consul-général à son amie, on trouve les gens tout feu pour rendre service ; mais ils ont bientôt reconnu les inconvénients de la protection, et deviennent de glace. Aujourd’hui Louise fera pour Petit-Claud des démarches que, dans trois mois, elle ne voudrait plus faire pour votre mari. — Madame la comtesse pense-t-elle, dit Petit-Claud, à toutes les obligations du triomphe de notre poète ? Elle devra recevoir Lucien pendant les dix jours que durera notre engouement. La préfète fit un signe de tête afin de congédier PetitClaud, et se leva pour aller causer avec madame de Pimentel qui montra sa tête à la porte du boudoir. Saisie par la
nouvelle de l’élévation du bonhomme de Nègrepelisse à la Pairie, la marquise avait jugé nécessaire de venir caresser une femme assez habile pour avoir augmenté son influence en faisant une faute. — Dites-moi donc, ma chère, pourquoi vous vous êtes donné la peine de mettre votre père à la Chambre haute, dit la marquise au milieu d’une conversation confidentielle où elle pliait le genou devant la supériorité de sa chère Louise. — Ma chère, on m’a d’autant mieux accordé cette faveur que mon père n’a pas d’enfants, et votera toujours pour la couronne ; mais, si j’ai des garçons, je compte bien que mon aîné sera substitué au titre, aux armes et à la pairie de son grand-père... Madame de Pimentel vit avec chagrin qu’elle ne pourrait pas employer à réaliser son désir de faire élever monsieur de Pimentel à la pairie, une mère dont l’ambition s’étendait sur les enfants à venir. — Je tiens la préfète, disait Petit-Claud à Cointet en sortant, et je vous promets votre acte de société... Je serai dans un mois premier substitut, et vous, vous serez maître de Séchard. Tâchez maintenant de me trouver un successeur pour mon Étude, j’en ai fait en cinq mois la première d’Angoulême... — Il ne fallait que vous mettre à cheval, dit Cointet presque jaloux de son œuvre. Chacun peut maintenant comprendre la cause du triomphe de Lucien dans son pays. À la manière de ce roi de France qui ne vengeait pas le duc d’Orléans, Louise ne voulait pas se souvenir des injures reçues à Paris par madame Bargeton. Elle voulait patronner Lucien, l’écraser de sa protection et s’en débarrasser honnêtement. Mis au fait de toute l’intrigue de Paris par les commérages, Petit-Claud
avait bien deviné la haine vivace que les femmes portent à l’homme qui n’a pas su les aimer à l’heure où elles ont eu l’envie d’être aimées. Le lendemain de l’ovation qui justifiait le passé de Louise de Nègrepelisse, Petit-Claud, pour achever de griser Lucien et s’en rendre maître, se présenta chez madame Séchard à la tête de six jeunes gens de la ville, tous anciens camarades de Lucien au collége d’Angoulême. Cette députation était envoyée à l’auteur des Marguerites et de l’Archer de Charles IX par ses condisciples, pour le prier d’assister au banquet qu’ils voulaient donner au grand homme sorti de leurs rangs. — Tiens, c’est toi, Petit-Claud ! s’écria Lucien. — Ta rentrée ici, lui dit Petit-Claud, a stimulé notre amour-propre, nous nous sommes piqués d’honneur, nous nous sommes cotisés, et nous te préparons un magnifique repas. Notre proviseur et nos professeurs y assisteront ; et, à la manière dont vont les choses, nous aurons sans doute les autorités. — Et pour quel jour ? dit Lucien. — Dimanche prochain. — Cela me serait impossible, répondit le poète, je ne puis accepter que pour dans dix jours d’ici... Mais alors ce sera volontiers... — Eh ! bien, nous sommes à tes ordres, dit Petit-Claud ; soit, dans dix jours. Lucien fut charmant avec ses anciens camarades qui lui témoignèrent une admiration presque respectueuse. Il causa pendant environ une demi-heure avec beaucoup d’esprit, car
il se trouvait sur un piédestal et voulait justifier l’opinion du pays : il se mit les mains dans les goussets, il parla tout à fait en homme qui voit les choses de la hauteur où ses concitoyens l’ont mis. Il fut modeste, et bon enfant, comme un génie en déshabillé. Ce fut les plaintes d’un athlète fatigué des luttes à Paris, désenchanté surtout, il félicita ses camarades de ne pas avoir quitté leur bonne province, etc. Il les laissa tout enchantés de lui. Puis, il prit Petit-Claud à part et lui demanda la vérité sur les affaires de David, en lui reprochant l’état de séquestration où se trouvait son beau-frère. Lucien voulait ruser avec Petit-Claud. Petit-Claud s’efforça de donner à son ancien camarade cette opinion que lui, Petit-Claud, était un pauvre petit avoué de province, sans aucune espèce de finesse. La constitution actuelle des sociétés, infiniment plus compliquée dans ses rouages que celle des sociétés antiques, a eu pour effet de subdiviser les facultés chez l’homme. Autrefois, les gens éminents, forcés d’être universels, apparaissaient en petit nombre et comme des flambeaux au milieu des nations antiques. Plus tard, si les facultés se spécialisèrent, la qualité s’adressait encore à l’ensemble des choses. Ainsi un homme riche en cautèle, comme on l’a dit de Louis XI, pouvait appliquer sa ruse à tout ; mais aujourd’hui, la qualité s’est elle-même subdivisée. Par exemple, autant de professions, autant de ruses différentes. Un rusé diplomate sera très-bien joué, dans une affaire, au fond d’une province, par un avoué médiocre ou par un paysan. Le plus rusé journaliste peut se trouver fort niais en matière d’intérêts commerciaux, et Lucien devait être et fut le jouet de Petit-Claud. Le malicieux avocat avait naturellement écrit lui-même l’article où la ville d’Angoulême, compromise avec son faubourg de l’Houmeau, se trouvait obligée de fêter Lucien. Les concitoyens de Lucien venus sur la place du Mûrier étaient les ouvriers de l’imprimerie et de la papeterie des Cointet, accompagnés des clercs de Petit-Claud, de Cachan, et de quelques camarades de collége. Redevenu pour le poète le copin du collége,
l’avoué pensait avec raison que son camarade laisserait échapper, dans un temps donné, le secret de la retraite de David. Et si David périssait par la faute de Lucien, Angoulême n’était pas tenable pour le poète. Aussi, pour mieux assurer son influence, se posa-t-il comme l’inférieur de Lucien. — Comment n’aurais-je pas fait pour le mieux ? dit Petit-Claud à Lucien. Il s’agissait de la sœur de mon copin ; mais, au Palais, il y a des positions où l’on doit périr. David m’a demandé, le premier juin, de lui garantir sa tranquillité pendant trois mois ; il n’est en danger qu’en septembre, et encore ai-je su soustraire tout son avoir à ses créanciers ; car je gagnerai le procès en Cour royale ; j’y ferai juger que le privilége de la femme est absolu, que, dans l’espèce, il ne couvre aucune fraude... Quant à toi, tu reviens malheureux, mais tu es un homme de génie... (Lucien fit un geste comme d’un homme à qui l’encensoir arrive trop près du nez.) — Oui, mon cher, reprit Petit-Claud, j’ai lu l’Archer de Charles IX, et c’est plus qu’un ouvrage, c’est un livre ! La préface n’a pu être écrite que par deux hommes : Châteaubriand ou toi ! Lucien accepta cet éloge, sans dire que cette préface était de d’Arthez. Sur cent auteurs français, quatre-vingtdix-neuf eussent agi comme lui. — Eh ! bien, ici l’on n’avait pas l’air de te connaître, reprit Petit-Claud en jouant l’indignation. Quand j’ai vu l’indifférence générale, je me suis mis en tête de révolutionner tout ce monde. J’ai fait l’article que tu as lu... — Comment, c’est toi qui !... s’écria Lucien. — Moi-même !... Angoulême et l’Houmeau se sont trouvés en rivalité [rivalités], j’ai rassemblé des jeunes gens, tes anciens camarades de collége, et j’ai organisé la sérénade
d’hier ; puis, une fois lancés dans l’enthousiasme, nous avons lâché la souscription pour le dîner. — « Si David se cache, au moins Lucien sera couronné ! » me suis-je dit. J’ai fait mieux, reprit PetitClaud, j’ai vu la comtesse Châtelet, et je lui ai fait comprendre qu’elle se devait à elle-même de tirer David de sa position, elle le peut, elle le doit. Si David a bien réellement trouvé le secret dont il m’a parlé, le gouvernement ne se ruinera pas en le soutenant, et quel genre pour un préfet d’avoir l’air d’être pour moitié dans une si grande découverte par l’heureuse protection qu’il accorde à l’inventeur ! on fait parler de soi comme d’un administrateur éclairé... Ta sœur s’est effrayée du jeu de notre mousqueterie judiciaire ! elle a eu peur de la fumée... La guerre au Palais coûte aussi cher que sur les champs de bataille ; mais David a maintenu sa position, il est maître de son secret : on ne peut pas l’arrêter, on ne l’arrêtera pas ! — Je te remercie, mon cher, et je vois que je puis te confier mon plan, tu m’aideras à le réaliser. Petit-Claud regarda Lucien en donnant à son nez en vrille l’air d’un point d’interrogation. — Je veux sauver Séchard, dit Lucien avec une sorte d’importance, je suis la cause de son malheur, je réparerai tout... J’ai plus d’empire sur Louise... — Qui, Louise ?... — La comtesse Châtelet !... Petit-Claud fit un mouvement. — J’ai sur elle plus d’empire qu’elle ne le croit ellemême, reprit Lucien ; seulement, mon cher, si j’ai du pouvoir sur votre gouvernement, je n’ai pas d’habits...
Petit-Claud fit un autre mouvement comme pour offrir sa bourse. — Merci, dit Lucien en serrant la main de Petit-Claud. Dans dix jours d’ici, j’irai faire une visite à madame la préfète, et je te rendrai la tienne. Et ils se séparèrent en se donnant des poignées de main de camarades. — Il doit être poète, se dit en lui-même Petit-Claud, car il est fou. — On a beau dire, pensait Lucien en revenant chez sa sœur ; en fait d’amis, il n’y a que les amis de collége. — Mon Lucien, dit Ève, que t’a donc promis Petit-Claud pour lui témoigner tant d’amitié ? Prends garde à lui ! — À lui ? s’écria Lucien. Écoute, Ève, reprit-il en paraissant obéir à une réflexion, tu ne crois plus en moi, tu te défies de moi, tu peux bien te défier de Petit-Claud ; mais, dans douze ou quinze jours, tu changeras d’opinion, ajoutat-il d’un petit air fat... Lucien remonta dans sa chambre, et y écrivit la lettre suivante à Lousteau. « Mon ami, de nous deux, moi seul puis me souvenir du billet de mille francs que je t’ai prêté : mais je connais trop bien, hélas ! la situation où tu seras en ouvrant ma lettre, pour ne pas ajouter aussitôt que je ne te les redemande pas en espèces d’or ou d’argent ; non, je te les demande en crédit, comme on les demanderait à Florine en plaisir. Nous avons le même tailleur, tu peux donc me faire confectionner sous le plus bref délai un habillement complet. Sans être précisément dans le costume d’Adam, je ne puis me
montrer. Ici, les honneurs départementaux dus aux illustrations parisiennes m’attendaient, à mon grand étonnement. Je suis le héros d’un banquet, ni plus ni moins qu’un député de la Gauche ; comprends-tu maintenant la nécessité d’un habit noir ? Promets le payement ; charget’en, fais jouer la réclame ; enfin trouve une scène inédite de Don Juan avec monsieur Dimanche, car il faut m’endimancher à tout prix. Je n’ai rien que des haillons : pars de là ! Nous sommes en septembre, il fait un temps magnifique ; ergo, veille à ce que je reçoive, à la fin de cette semaine, un charmant habillement du matin : petite redingote vert-bronze foncé, trois gilets, l’un couleur soufre, l’autre de fantaisie, genre écossais, le troisième d’une entière blancheur ; plus, trois pantalons à faire des femmes, l’un blanc étoffe anglaise, l’autre nankin, le troisième en léger casimir noir ; enfin un habit noir et un gilet de satin noir pour soirée. Si tu as retrouvé une Florine quelconque, je me recommande à elle pour deux cravates de fantaisie. Ceci n’est rien, je compte sur toi, sur ton adresse : le tailleur m’inquiète peu. Mon cher ami, nous l’avons maintes fois déploré : l’intelligence de la misère qui, certes, est le plus actif poison dont soit travaillé l’homme par excellence, le Parisien ! cette intelligence dont l’activité surprendrait Satan, n’a pas encore trouvé le moyen d’avoir à crédit un chapeau ! Quand nous aurons mis à la mode des chapeaux qui vaudront mille francs, les chapeaux seront possibles ; mais jusque-là, nous devrons toujours avoir assez d’or dans nos poches pour payer un chapeau. Ah ! quel mal la Comédie-Française nous a fait avec ce : — Lafleur, tu mettras de l’or dans mes poches ! Je sens donc profondément toutes les difficultés de l’exécution de cette demande : joins une paire de bottes, une paire d’escarpins, un chapeau, six paires de gants, à l’envoi du tailleur ! C’est demander l’impossible, je le sais. Mais la vie littéraire n’estelle pas l’impossible mis en coupe réglée ?... Je ne te dis qu’une seule chose : opère ce prodige en faisant un grand article ou quelque petite infamie, je te tiens [] quitte et décharge de ta dette. Et c’est une dette d’honneur, mon cher,
elle a douze mois de carnet : tu en rougirais, si tu pouvais rougir. Mon cher Lousteau, plaisanterie à part, je suis dans des circonstances graves. Juges-en par ce seul mot : la Seiche est engraissée, elle est devenue la femme du Héron, et le Héron est préfet d’Angoulême. Cet affreux couple peut beaucoup pour mon beau-frère que j’ai mis dans une situation affreuse, il est poursuivi, caché, sous le poids de la lettre de change !... Il s’agit de reparaître aux yeux de madame la préfète et de reprendre sur elle quelque empire à tout prix. N’est-ce pas effrayant à penser que la fortune de David Séchard dépende d’une jolie paire de bottes, de bas de soie gris à jour (ne va pas les oublier), et d’un chapeau neuf !... Je vais me dire malade et souffrant, me mettre au lit comme fit Duvicquet, pour me dispenser de répondre à l’empressement de mes concitoyens. Mes concitoyens m’ont donné, mon cher, une très-belle sérénade. Je commence à me demander combien il faut de sots pour composer ce mot : mes concitoyens, depuis que j’ai su que l’enthousiasme de la capitale de l’Angoumois avait eu quelques-uns de mes camarades de collége pour boute-en-train. » Si tu pouvais mettre aux Faits-Paris quelques lignes sur ma réception, tu me grandirais ici de plusieurs talons de botte. Je ferais d’ailleurs sentir à la Seiche que j’ai, sinon des amis, du moins quelque crédit dans la Presse parisienne. Comme je ne renonce à rien de mes espérances, je te revaudrai cela. S’il te fallait un bel article de fond pour un recueil quelconque, j’ai le temps d’en méditer un à loisir. Je ne te dis plus qu’un mot, mon cher ami : je compte sur toi, comme tu peux compter sur celui qui se dit : » Tout à toi, » LUCIEN DE R. » P. S. « Adresse-moi le tout par les diligences, bureau restant. »
Cette lettre, où Lucien reprenait le ton de supériorité que son succès lui donnait intérieurement, lui rappela Paris. Pris depuis six jours par le calme absolu de la province, sa pensée se reporta vers ses bonnes misères, il eut des regrets vagues, il resta pendant toute une semaine préoccupé de la comtesse Châtelet ; enfin, il attacha tant d’importance à sa réapparition que, quand il descendit, à la nuit tombante, à l’Houmeau chercher au bureau des diligences les paquets qu’il attendait de Paris, il éprouvait toutes les angoisses de l’incertitude, comme une femme qui a mis ses dernières espérances sur une toilette et qui désespère de l’avoir. — Ah ! Lousteau ! je te pardonne tes trahisons, se dit-il en remarquant par la forme des paquets que l’envoi devait contenir tout ce qu’il avait demandé. Il trouva la lettre suivante dans le carton à chapeau. « Du salon de Florine. » Mon cher enfant, » Le tailleur s’est très-bien conduit ; mais, comme ton profond coup-d’œil rétrospectif te le faisait pressentir, les cravates, le chapeau, les bas de soie à trouver ont porté le trouble dans nos cœurs, car il n’y avait rien à troubler dans notre bourse. Nous le disions avec Blondet : il y aurait une fortune à faire en établissant une maison où les jeunes gens trouveraient ce qui coûte peu de chose. Car nous finissons par payer très-cher ce que nous ne payons pas. D’ailleurs, le grand Napoléon, arrêté dans sa course vers les Indes, faute d’une paire de bottes, l’a dit : Les affaires faciles ne se font jamais ! Donc tout allait, excepté ta chaussure... Je te voyais habillé sans chapeau ! gileté sans souliers, et je pensais à t’envoyer une paire de mocassins qu’un Américain a donnés par curiosité à Florine. Florine a offert une masse de quarante francs à jouer pour toi. Nathan, Blondet et moi, nous avons été si heureux en ne jouant plus pour notre
compte que nous avons été assez riches pour emmener la Torpille, l’ancien rat de des Lupeaulx, à souper. Frascati nous devait bien cela. Florine s’est chargée des acquisitions ; elle y a joint trois belles chemises. Nathan t’offre une canne. Blondet, qui a gagné trois cents francs, t’envoie une chaîne d’or. Le rat y a joint une montre en or, grande comme une pièce de quarante francs qu’un imbécile lui a donnée et qui ne va pas : — « C’est de la pacotille, comme ce qu’il a eu ! » nous a-t-elle dit. Bixiou, qui nous est venu trouver au Rocher de Cancale, a voulu mettre un flacon d’eau de Portugal dans l’envoi que te fait Paris. Notre premier comique a dit : Si cela peut faire son bonheur, qu’il le soit !... avec cet accent de basse-taille et cette importance bourgeoise qu’il peint si bien. Tout cela, mon cher enfant, te prouve combien l’on aime ses amis dans le malheur. Florine, à qui j’ai eu la faiblesse de pardonner, te prie de nous envoyer un article sur le dernier ouvrage de Nathan. Adieu, mon fils ! Je ne puis que te plaindre d’être retourné dans le bocal d’où tu sortais quand tu t’es fait un vieux camarade de » Ton ami » ÉTIENNE L. » — Pauvres garçons ! ils ont joué pour moi ! se dit-il tout ému. Il vient des pays malsains ou de ceux où l’on a le plus souffert des bouffées qui ressemblent aux senteurs du paradis. Dans une vie tiède le souvenir des souffrances est comme une jouissance indéfinissable. Ève fut stupéfaite quand son frère descendit dans ses vêtements neufs ; elle ne le reconnaissait pas. — Je puis maintenant m’aller promener à Beaulieu, s’écria-t-il ; on ne dira pas de moi : Il est revenu en haillons ! Tiens, voilà une montre que je te rendrai, car elle est bien à moi ; puis, elle me ressemble, elle est détraquée.
— Quel enfant tu es !... dit Ève. On ne peut t’en vouloir de rien. — Croirais-tu donc, ma chère fille, que j’aie demandé tout cela dans la pensée assez niaise de briller aux yeux d’Angoulême, dont je me soucie comme de cela ! dit-il en fouettant l’air avec sa canne à pomme d’or ciselée. Je veux réparer le mal que j’ai fait, et je me suis mis sous les armes. Le succès de Lucien comme élégant fut le seul triomphe réel qu’il obtint, mais il fut immense. L’envie délie autant de langues que l’admiration en glace. Les femmes raffolèrent de lui, les hommes en médirent, et il put s’écrier comme le chansonnier : Ô mon habit, que je te remercie ! Il alla mettre deux cartes à la Préfecture et fit également une visite à PetitClaud, qu’il ne trouva pas. Le lendemain, jour du banquet, les journaux de Paris contenaient tous, à la rubrique d’Angoulême, les lignes suivantes : « ANGOULÊME. Le retour d’un jeune poète dont les débuts ont été si brillants, de l’auteur de l’Archer de Charles IX, l’unique roman historique fait en France sans imitation du genre de Walter Scott, et dont la préface est un événement littéraire, a été signalé par une ovation aussi flatteuse pour la ville que pour monsieur Lucien de Rubempré. La ville s’est empressée de lui offrir un banquet patriotique, Le nouveau préfet, à peine installé, s’est associé à la manifestation publique en fêtant l’auteur des Marguerites, dont le talent fut si vivement encouragé à ses débuts par la comtesse Châtelet. » Une fois l’élan donné, personne ne peut plus l’arrêter. Le colonel du régiment en garnison offrit sa musique. Le maître-d’hôtel de la Cloche, dont les expéditions de dindes truffées vont jusqu’en Chine et s’envoient dans les plus magnifiques porcelaines, le fameux aubergiste de l’Houmeau, chargé du repas, avait décoré sa grande salle avec des draps sur lesquels des couronnes de laurier
entremêlées de bouquets faisaient un effet superbe. À cinq heures quarante personnes étaient réunies là, toutes en habit de cérémonie. Une foule de cent et quelques habitants, attirés principalement par la présence des musiciens dans la cour, représentait les concitoyens. — Tout Angoulême est là ! dit Petit-Claud en se mettant à la fenêtre. — Je n’y comprends rien, disait Postel à sa femme, qui vint pour écouter la musique Comment ! le Préfet, le Receveur-Général, le Colonel, le directeur de la Poudrerie, notre Député, le Maire, le proviseur, le directeur de la fonderie de Ruelle, le Président, le Procureur du Roi, monsieur Milaud, toutes les autorités viennent d’arriver !... Quand on se mit à table, l’orchestre militaire commença par des variations sur l’air de Vive le Roi, vive la France ! qui n’a pu devenir populaire. Il était cinq heures du soir. À huit heures un dessert de soixante-cinq plats, remarquable par un Olympe en sucreries surmonté de la France en chocolat, donna le signal des toasts. — Messieurs, dit le préfet en se levant, au Roi !.. à la Légitimité ! N’est-ce pas à la paix que les Bourbons nous ont ramenée que nous devons la génération de poètes et de penseurs qui maintient dans les mains de la France le sceptre de la littérature !... — Vive le Roi ! crièrent les convives, parmi lesquels les ministériels étaient en force. Le vénérable proviseur se leva. — Au jeune poète, dit-il, au héros du jour, qui a su allier à la grâce et à la poésie de Pétrarque, dans un genre que Boileau déclarait si difficile, le talent du prosateur !
— Bravo ! bravo !... Le colonel se leva. — Messieurs, au Royaliste ! car le héros de cette fête a eu le courage de défendre les bons principes ! — Bravo ! dit le préfet, qui donna le ton aux applaudissements. Petit-Claud se leva. — Tous les camarades de Lucien à la gloire du collége d’Angoulême, au vénérable proviseur qui nous est si cher, et à qui nous devons reporter tout ce qui lui appartient dans nos succès !... Le vieux proviseur, qui ne s’attendait pas à ce toast, s’essuya les yeux. Lucien se leva : le plus profond silence s’établit, et le poète devint blanc. En ce moment le vieux proviseur, qui se trouvait à sa gauche, lui posa sur la tête une couronne de laurier. On battit des mains. Lucien eut des larmes dans les yeux et dans la voix. — Il est gris, dit à Petit-Claud le futur procureur du Roi de Nevers. — Ce n’est pas le vin qui l’a grisé, répondit l’avoué. — Mes chers compatriotes, mes chers camarades, dit enfin Lucien, je voudrais avoir la France entière pour témoin de cette scène. C’est ainsi qu’on élève les hommes, et qu’on obtient dans notre pays les grandes œuvres et les grandes actions. Mais, voyant le peu que j’ai fait et le grand honneur que j’en reçois, je ne puis que me trouver confus et m’en remettre à l’avenir du soin de justifier l’accueil d’aujourd’hui. Le souvenir de ce moment me rendra des forces au milieu de luttes nouvelles. Permettez-moi de
signaler à vos hommages celle qui fut et ma première muse et ma protectrice et de boire aussi à ma ville natale : donc à la belle comtesse Sixte du Châtelet et à la noble ville d’Angoulême. — Il ne s’en est pas mal tiré, dit le Procureur du Roi, qui hocha la tête en signe d’approbation ; car nos toasts étaient préparés, et le sien est improvisé. À dix heures les convives s’en allèrent par groupes. David Séchard, entendant cette musique extraordinaire, dit à Basine : — Que se passe-t-il donc à l’Houmeau ? — L’on donne, répondit-elle, une fête à votre beau-frère Lucien... — Je suis sûr, dit-il, qu’il aura dû regretter de ne pas m’y voir ! À minuit Petit-Claud reconduisit Lucien jusque sur la place du Mûrier. Là Lucien dit à l’avoué : — Mon cher, entre nous c’est à la vie, à la mort. — Demain, dit l’avoué, l’on signe mon contrat de mariage, chez madame de Sénonches, avec mademoiselle Françoise de La Haye, sa pupille ; fais-moi le plaisir d’y venir ; madame de Sénonches m’a prié de t’y amener, et tu y verras la préfète, qui sera très-flattée de ton toast, dont on va sans doute lui parler. — J’avais bien mes idées, dit Lucien. — Oh ! tu sauveras David ! — J’en suis sûr, répondit le poète. En ce moment David se montra comme par enchantement. Voici pourquoi. Il se trouvait dans une
position assez difficile : sa femme lui défendait absolument et de recevoir Lucien et de lui faire savoir le lieu de sa retraite, tandis que Lucien lui écrivait les lettres les plus affectueuses en lui disant que sous peu de jours il aurait réparé le mal. Or mademoiselle Clerget avait remis à David les deux lettres suivantes en lui disant le motif de la fête dont la musique arrivait à son oreille. « Mon ami, fais comme si Lucien n’était pas ici ; ne t’inquiète de rien, et grave dans ta chère tête cette proposition : notre sécurité vient tout entière de l’impossibilité où sont tes ennemis de savoir où tu es. Tel est mon malheur que j’ai plus de confiance en Kolb, en Marion, en Basine, qu’en mon frère. Hélas ! mon pauvre Lucien n’est plus le candide et tendre poète que nous avons connu. C’est précisément parce qu’il veut se mêler de tes affaires et qu’il a la présomption de faire payer nos dettes (par orgueil, mon David !...) que je le crains. Il a reçu de Paris de beaux habits et cinq pièces d’or dans une belle bourse. Il les a mises à ma disposition, et nous vivons de cet argent. Nous avons enfin un ennemi de moins : ton père nous a quittés, et nous devons son départ à Petit-Claud, qui a démêlé les intentions du père Séchard et qui les a sur-le-champ annihilées en lui disant que tu ne ferais plus rien sans lui ; que lui, PetitClaud, ne te laisserait rien céder de ta découverte sans une indemnité préalable de trente mille francs : d’abord quinze mille pour te liquider, quinze mille que tu toucherais dans tous les cas, succès ou insuccès. Petit-Claud est inexplicable pour moi. Je t’embrasse comme une femme embrasse son mari malheureux. Notre petit Lucien va bien. Quel spectacle que celui de cette fleur qui se colore et grandit au milieu de nos tempêtes domestiques ! Ma mère, comme toujours, prie Dieu et t’embrasse presque aussi tendrement que » Ton ÈVE. » Petit-Claud et les Cointet, effrayés de la ruse paysanne du vieux Séchard, s’en étaient, comme on voit, d’autant
mieux débarrassés que ses vendanges le rappelaient à ses vignes de Marsac. La lettre de Lucien, incluse dans celle d’Ève, était ainsi conçue : « Mon cher David, tout va bien. Je suis armé de pied en cap ; j’entre en campagne aujourd’hui, dans deux jours j’aurai fait bien du chemin. Avec quel plaisir je t’embrasserai quand tu seras libre et quitte de mes dettes ! Mais je suis blessé, pour la vie et au cœur, de la défiance que ma sœur et ma mère continuent à me témoigner. Ne sais-je pas déjà que tu te caches chez Basine ? Toutes les fois que Basine vient à la maison, j’ai de tes nouvelles et la réponse à mes lettres. Il est d’ailleurs évident que ma sœur ne pouvait compter que sur son amie d’atelier. Aujourd’hui je serai bien près de toi et cruellement marri de ne pas te faire assister à la fête que l’on me donne. L’amour-propre d’Angoulême m’a valu un petit triomphe qui, dans quelques jours, sera entièrement oublié, mais où ta joie aurait été la seule de sincère. Enfin, encore quelques jours, et tu pardonneras tout à celui qui compte pour plus que toutes les gloires du monde d’être » Ton frère, » LUCIEN. » David eut le cœur vivement tiraillé par ces deux forces, quoiqu’elles fussent inégales ; car il adorait sa femme, et son amitié pour Lucien s’était diminuée d’un peu d’estime. Mais dans la solitude la force des sentiments change entièrement. L’homme seul, et en proie à des préoccupations comme celles qui dévoraient David, cède à des pensées contre lesquelles il trouverait des points d’appui dans le milieu ordinaire de la vie. Ainsi, en lisant la lettre de Lucien au milieu des fanfares de ce triomphe inattendu, il fut profondément ému d’y voir exprimé le regret sur lequel il comptait. Les âmes tendres ne résistent pas à ces petits effets du sentiment, qu’ils estiment aussi puissants chez les
autres que chez eux. N’est-ce pas la goutte d’eau qui tombe de la coupe pleine ?... Aussi, vers minuit, toutes les supplications de Basine ne purent-elles empêcher David d’aller voir Lucien. — Personne, lui dit-il, ne se promène à cette heure dans les rues d’Angoulême, on ne me verra pas, l’on ne peut pas m’arrêter la nuit ; et, dans le cas où je serais rencontré, je puis me servir du moyen inventé par Kolb pour revenir dans ma cachette. Il y a d’ailleurs trop long-temps que je n’ai embrassé ma femme et mon enfant. Basine céda devant toutes ces raisons assez plausibles, et laissa sortir David, qui criait : — Lucien ! au moment où Lucien et Petit-Claud se disaient bonsoir. Et les deux frères se jetèrent dans les bras l’un de l’autre en pleurant. Il n’y a pas beaucoup de moments semblables dans la vie. Lucien sentait l’effusion d’une de ces amitiés quand même, avec lesquelles on ne compte jamais et qu’on se reproche d’avoir trompées. David éprouvait le besoin de pardonner. Ce généreux et noble inventeur voulait surtout sermonner Lucien et dissiper les nuages qui voilaient l’affection de la sœur et du frère. Devant ces considérations de sentiment, tous les dangers engendrés par le défaut d’argent avaient disparu. Petit-Claud dit à son client : — Allez chez vous, profitez au moins de votre imprudence, embrassez votre femme et votre enfant ! et qu’on ne vous voie pas ! — Quel malheur ! se dit Petit-Claud, qui resta seul sur la place du Mûrier. Ah ! si j’avais là Cérizet... Au moment où l’avoué se parlait à lui-même le long de l’enceinte en planches faite autour de la place où s’élève orgueilleusement aujourd’hui le Palais-de-Justice, il entendit cogner derrière lui sur une planche, comme quand quelqu’un cogne du doigt à une porte.
— J’y suis, dit Cérizet, dont la voix passait entre la fente de deux planches mal jointes. J’ai vu David sortant de l’Houmeau. Je commençais à soupçonner le lieu de sa retraite, maintenant j’en suis sûr, et sais où le pincer ; mais, pour lui tendre un piége, il est nécessaire que je sache quelque chose des projets de Lucien, et voilà que vous les faites rentrer. Au moins restez là sous un prétexte quelconque. Quand David et Lucien sortiront, amenez-les près de moi : ils se croiront seuls, et j’entendrai les derniers mots de leur adieu. — Tu es un maître diable ! dit tout bas Petit-Claud. — Nom d’un petit bonhomme, s’écria Cérizet, que ne ferait-on pas pour avoir ce que vous m’avez promis ! Petit-Claud quitta les planches et se promena sur la place du Mûrier en regardant les fenêtres de la chambre où la famille était réunie et pensant à son avenir comme pour se donner du courage ; car l’adresse de Cérizet lui permettait de frapper le dernier coup. Petit-Claud était un de ces hommes profondément retors et traîtreusement doubles, qui ne se laissent jamais prendre aux amorces du présent ni aux leurres d’aucun attachement après avoir observé les changements du cœur humain et la stratégie des intérêts. Aussi avait-il d’abord peu compté sur Cointet. Dans le cas où l’œuvre de son mariage aurait manqué sans qu’il eût le droit d’accuser le grand Cointet de traîtrise, il s’était mis en mesure de le chagriner ; mais, depuis son succès à l’hôtel de Bargeton, Petit-Claud jouait franc jeu. Son arrière-trame, devenue inutile, était dangereuse pour la situation politique à laquelle il aspirait. Voici les bases sur lesquelles il voulait asseoir son importance future. Gannerac et quelques gros négociants commençaient à former dans l’Houmeau un comité libéral qui se rattachait par les relations du commerce aux chefs de l’Opposition. L’avénement du ministère Villèle, accepté par Louis XVIII mourant, était le
signal d’un changement de conduite dans l’Opposition, qui, depuis la mort de Napoléon, renonçait au moyen dangereux des conspirations. Le parti libéral organisait au fond des provinces son système de résistance légale : il tendit à se rendre maître de la matière électorale, afin d’arriver à son but par la conviction des masses. Enragé libéral et fils de l’Houmeau, Petit-Claud fut le promoteur, l’âme et le conseil secret de l’Opposition de la basse-ville, opprimée par l’aristocratie de la ville haute. Le premier il fit apercevoir le danger de laisser les Cointet disposer à eux seuls de la presse dans le département de la Charente, où l’Opposition devait avoir un organe, afin de ne pas rester en arrière des autres villes. — Que chacun de nous donne un billet de cinq cents francs à Gannerac, il aura vingt et quelques mille francs pour acheter l’imprimerie Séchard, dont nous serons alors les maîtres en en tenant le propriétaire par un prêt, dit PetitClaud. L’avoué fit adopter cette idée, en vue de corroborer ainsi sa double position vis-à-vis de Cointet et de Séchard, et il jeta naturellement les yeux sur un drôle de l’encolure de Cérizet pour en faire l’homme dévoué du parti. — Si tu peux découvrir ton ancien bourgeois et le mettre entre mes mains, dit-il à l’ancien prote de Séchard, on te prêtera vingt mille francs pour acheter son imprimerie, et probablement tu seras à la tête d’un journal. Ainsi, marche. Plus sûr de l’activité d’un homme comme Cérizet que de celle de tous les Doublon du monde, Petit-Claud avait alors promis au grand Cointet l’arrestation de Séchard. Mais depuis que Petit-Claud caressait l’espérance d’entrer dans la magistrature, il prévoyait la nécessité de tourner le dos aux libéraux, et il avait si bien monté les esprits à l’Houmeau que les fonds nécessaires à l’acquisition de l’imprimerie étaient
réalisés. Petit-Claud résolut de laisser aller les choses à leur cours naturel. — Bah ! se dit-il, Cérizet commettra quelque délit de presse, et j’en profiterai pour montrer mes talents... Il alla vers la porte de l’imprimerie et dit à Kolb qui faisait sentinelle : — Monte avertir David de profiter de l’heure pour s’en aller, et prenez bien vos précautions ; je m’en vais, il est une heure... Lorsque Kolb quitta le pas de la porte, Marion vint prendre sa place. Lucien et David descendirent, Kolb les précéda de cent pas en avant et Marion les suivit de cent pas en arrière. Quand les deux frères passèrent le long des planches, Lucien parlait avec chaleur à David. — Mon ami, lui dit-il, mon plan est d’une excessive simplicité ; mais comment en parler devant Ève, qui n’en comprendrait jamais les moyens ? Je suis sûr que Louise a dans le fond du cœur un désir que je saurai réveiller, je la veux uniquement pour me venger de cet imbécile de préfet. Si nous nous aimons, ne fût-ce qu’une semaine, je lui ferai demander au ministère un encouragement de vingt mille francs pour toi. Demain je reverrai cette créature dans ce petit boudoir où nos amours ont commencé, et où, selon Petit-Claud, il n’y a rien de changé : j’y jouerai la comédie. Aussi, après demain matin, te ferai-je remettre par Basine un petit mot pour te dire si j’ai été sifflé... Qui sait, peut-être seras-tu libre... Comprends-tu maintenant pourquoi j’ai voulu des habits de Paris ? Ce n’est pas en haillons qu’on peut jouer l’amour. À six heures du matin, Cérizet vint voir Petit-Claud. — Demain, à midi, Doublon peut préparer son coup ; il prendra notre homme, j’en réponds, lui dit le Parisien : je
dispose de l’une des ouvrières de mademoiselle Clerget, comprenez-vous ?... Après avoir écouté le plan de Cérizet, Petit-Claud courut chez Cointet. — Faites en sorte que ce soir monsieur du Hautoy se soit décidé à donner à Françoise la nue propriété de ses biens, vous signerez dans deux jours un acte de Société avec Séchard. Je ne me marierai que huit jours après le contrat ; ainsi nous serons bien dans les termes de nos petites conventions : donnant donnant. Mais épions bien ce soir ce qui se passera chez madame de Sénonches entre Lucien et madame la comtesse du Châtelet, car tout est là... Si Lucien espère réussir par la préfète, je tiens David. — Vous serez, je crois, garde des sceaux, dit Cointet. — Et pourquoi pas ? monsieur de Peyronnet l’est bien ! dit Petit-Claud qui n’avait pas encore tout à fait dépouillé la peau du libéral. L’état douteux de mademoiselle de La Haye lui valut la présence de la plupart des nobles d’Angoulême à la signature de son contrat. La pauvreté de ce futur ménage marié sans corbeille avivait l’intérêt que le monde aime à témoigner ; car il en est de la bienfaisance comme des triomphes : on aime une charité qui satisfait l’amour-propre. Aussi la marquise de Pimentel, la comtesse du Châtelet, monsieur de Sénonches et deux ou trois habitués de la maison firent-ils à Françoise quelques cadeaux dont on parlait beaucoup en ville. Ces jolies bagatelles réunies au trousseau préparé depuis un an par Zéphirine, aux bijoux du parrain et aux présents d’usage du marié, consolèrent Françoise et piquèrent la curiosité de plusieurs mères qui amenèrent leurs filles. Petit-Claud et Cointet avaient déjà remarqué que les nobles d’Angoulême les toléraient l’un et l’autre dans leur Olympe comme une nécessité : l’un était le régisseur de la
fortune, le subrogé-tuteur de Françoise ; l’autre était indispensable à la signature du contrat comme le pendu à une exécution ; mais le lendemain de son mariage, si madame Petit-Claud conservait le droit de venir chez sa marraine, le mari s’y voyait difficilement admis, et il se promettait bien de s’imposer à ce monde orgueilleux. Rougissant de ses obscurs parents, l’avoué fit rester sa mère à Mansle où elle s’était retirée, il la pria de se dire malade et de lui donner son consentement par écrit. Assez humilié de se voir sans parents, sans protecteurs, sans signature de son côté, Petit-Claud se trouvait donc très-heureux de présenter dans l’homme célèbre un ami acceptable, et que la comtesse désirait revoir. Aussi vint-il prendre Lucien en voiture. Pour cette mémorable soirée, le poète avait fait une toilette qui devait lui donner, sans contestation, une supériorité sur tous les hommes. Madame de Sénonches avait d’ailleurs annoncé le héros du moment, et l’entrevue des deux amants brouillés était une de ces scènes dont on est particulièrement friand en province. Lucien était passé à l’état de Lion ; on le disait si beau, si changé, si merveilleux, que les femmes de l’Angoulême noble avaient toutes une velléité de le revoir. Suivant la mode de cette époque à laquelle on doit la transition de l’ancienne culotte de bal aux ignobles pantalons actuels, il avait mis un pantalon noir collant. Les hommes dessinaient encore leurs formes au grand désespoir des gens maigres ou mal faits ; et celles de Lucien étaient apolloniennes. Ses bas de soie gris à jour, ses petits souliers, son gilet de satin noir, sa cravate, tout fut scrupuleusement tiré, collé pour ainsi dire sur lui. Sa blonde et abondante chevelure frisée faisait valoir son front blanc, autour duquel les boucles se relevaient avec une grâce cherchée. Ses yeux, pleins d’orgueil, étincelaient. Ses petites mains de femme, belles sous le gant, ne devaient pas se laisser voir dégantées. Il copia son maintien sur celui de de Marsay, le fameux dandy parisien, en tenant d’une main sa canne et son chapeau qu’il ne quitta pas, et il se servit de l’autre pour faire des gestes rares à l’aide desquels il commenta ses phrases.
Lucien aurait bien voulu se glisser dans le salon, à la manière de ces gens célèbres qui, par une fausse modestie, se baisseraient sous la porte Saint-Denis. Mais Petit-Claud, qui n’avait qu’un ami, en abusa. Ce fut presque pompeusement qu’il amena Lucien jusqu’à madame de Sénonches au milieu de la soirée. À son passage, le poète entendit des murmures qui jadis lui eussent fait perdre la tête, et qui le trouvèrent froid : il était sûr de valoir, à lui seul, tout l’Olympe d’Angoulême. — Madame, dit-il à madame de Sénonches, j’ai déjà félicité mon ami Petit-Claud, qui est de l’étoffe dont on fait les gardes des sceaux, d’avoir le bonheur de vous appartenir, quelque faibles que soient les liens entre une marraine et sa filleule (ce fut dit d’un air épigrammatique très-bien senti par toutes les femmes qui écoutaient sans en avoir l’air). Mais, pour mon compte, je bénis une circonstance qui me permet de vous offrir mes hommages. Ce fut dit sans embarras et dans une pose de grand seigneur en visite chez de petites gens. Lucien écouta la réponse entortillée que lui fit Zéphirine, en jetant un regard de circumnavigation dans le salon, afin d’y préparer ses effets. Aussi put-il saluer avec grâce et en nuançant ses sourires Francis du Hautoy et le préfet qui le saluèrent ; puis il vint enfin à madame du Châtelet en feignant de l’apercevoir. Cette rencontre était si bien l’événement de la soirée, que le contrat de mariage où les gens marquants allaient mettre leur signature, conduits dans la chambre à coucher, soit par le notaire, soit par Françoise, fut oublié. Lucien fit quelques pas vers Louise de Nègrepelisse ; et, avec cette grâce parisienne, pour elle à l’état de souvenir depuis son arrivée, il lui dit assez haut : — Est-ce à vous, madame, que je dois l’invitation qui me procure le plaisir de dîner après-demain à la préfecture ?... — Vous ne la devez, monsieur, qu’à votre gloire, répliqua sèchement Louise un peu choquée de la tournure
agressive de la phrase méditée par Lucien pour blesser l’orgueil de son ancienne protectrice. — Ah ! madame la comtesse, dit Lucien d’un air à la fois fin et fat, il m’est impossible de vous amener l’homme s’il est dans votre disgrâce. Et, sans attendre de réponse, il tourna sur lui-même en apercevant l’évêque, qu’il salua très-noblement. — Votre Grandeur a été presque prophète, dit-il d’une voix charmante, et je tâcherai qu’elle le soit tout à fait. Je m’estime heureux d’être venu ce soir ici, puisque je puis vous présenter mes respects. Lucien entraîna Monseigneur dans une conversation qui dura dix minutes. Toutes les femmes regardaient Lucien comme un phénomène. Son impertinence inattendue avait laissé madame du Châtelet sans voix ni réponse. En voyant Lucien l’objet de l’admiration de toutes les femmes ; en suivant, de groupe en groupe, le récit que chacune se faisait à l’oreille des phrases échangées où Lucien l’avait comme aplatie en ayant l’air de la dédaigner, elle fut pincée au cœur par une contraction d’amour-propre. — S’il ne venait pas demain, après cette phrase, quel scandale ! pensa-t-elle. D’où lui vient cette fierté ? Mademoiselle des Touches serait-elle éprise de lui ?... — Il est si beau ! — On dit qu’elle a couru chez lui, à Paris, le lendemain de la mort de l’actrice !... Peut-être est-il venu sauver son beau-frère, et s’est-il trouvé derrière notre calèche à Mansle, par un accident de voyage. Ce matin-là, Lucien nous a singulièrement toisés, Sixte et moi. Ce fut une myriade de pensées, et, malheureusement pour Louise, elle s’y laissait aller en regardant Lucien qui causait avec l’évêque comme s’il eût été le roi du salon : il ne saluait personne et attendait qu’on vînt à lui, promenant son regard
avec une variété d’expression, avec une aisance digne de de Marsay, son modèle. Il ne quitta pas le prélat pour aller saluer monsieur de Sénonches, qui se fit voir à peu de distance. Au bout de dix minutes, Louise n’y tint plus. Elle se leva, marcha jusqu’à l’évêque et lui dit : — Que vous dit-on donc, Monseigneur, pour vous faire si souvent sourire ? Lucien se recula de quelques pas pour laisser discrètement Madame du Châlelet avec le prélat. — Ah ! madame la comtesse, ce jeune homme a bien de l’esprit !... il m’expliquait comment il vous devait toute sa force... — Je ne suis pas ingrat, moi, madame !... dit Lucien en lançant un regard de reproche qui charma la comtesse. — Entendons-nous, dit-elle en ramenant à elle Lucien par un geste d’éventail, venez avec Monseigneur, par ici !... Sa Grandeur sera notre juge. Et elle montra le boudoir en y entraînant l’évêque. — Elle fait faire un drôle de métier à Monseigneur, dit une femme du camp Chandour assez haut pour être entendue. — Notre juge !... dit Lucien en regardant tour à tour le prélat et la préfète, il y aura donc un coupable ? Louise de Nègrepelisse s’assit sur le canapé de son ancien boudoir. Après y avoir fait asseoir Lucien à côté d’elle et Monseigneur de l’autre côté, elle se mit à parler. Lucien fit à son ancienne amie l’honneur, la surprise et le bonheur de ne pas écouter. Il eut l’attitude, les gestes de la
Pasta dans Tancredi quand elle va dire : O patria !... Il chanta sur sa physionomie la fameuse cavatine del Rizzo. Enfin, l’élève de Coralie trouva moyen de se faire venir un peu de larmes dans les yeux. — Ah ! Louise, comme je t’aimais ! lui dit-il à l’oreille sans se soucier du prélat ni de la conversation au moment où il vit que ses larmes avaient été vues par la comtesse. — Essuyez vos yeux, ou vous me perdriez, ici, encore une fois, dit-elle en se retournant vers lui par un aparté qui choqua l’évêque. — Et c’est assez d’une, reprit vivement Lucien. Ce mot de la cousine de madame d’Espard sècherait toutes les larmes d’une Madeleine. Mon Dieu !... j’ai retrouvé pour un moment mes souvenirs, mes illusions, mes vingt ans, et vous me les... Monseigneur rentra brusquement au salon, en comprenant que sa dignité pouvait être compromise entre ces deux anciens amants. Chacun affecta de laisser la préfète et Lucien seuls dans le boudoir. Mais un quart d’heure après, Sixte, à qui les discours, les rires et les promenades au seuil du boudoir déplurent, y vint d’un air plus que soucieux et trouva Lucien et Louise très animés. — Madame, dit Sixte à l’oreille de sa femme, vous qui connaissez mieux que moi Angoulême, ne devriez-vous pas songer à madame la préfète et au gouvernement. — Mon cher, dit Louise en toisant son éditeur responsable d’un air de hauteur qui le fit trembler, je cause avec monsieur de Rubempré de choses importantes pour vous. Il s’agit de sauver un inventeur sur le point d’être victime des manœuvres les plus basses, et vous nous y aiderez... Quant à ce que ces dames peuvent penser de moi,
vous allez voir comment je vais me conduire pour glacer le venin sur leurs langues. Elle sortit du boudoir appuyée sur le bras de Lucien, et le mena signer le contrat en s’affichant avec une audace de grande dame. — Signons ensemble ?... dit-elle en tendant la plume à Lucien. Lucien se laissa montrer par elle la place où elle venait de signer, afin que leurs signatures fussent l’une auprès de l’autre. — Monsieur de Sénonches, auriez-vous reconnu monsieur de Rubempré ? dit la comtesse en forçant l’impertinent chasseur à saluer Lucien. Elle ramena Lucien au salon, elle le mit entre elle et Zéphirine sur le redoutable canapé du milieu. Puis, comme une reine sur son trône, elle commença, d’abord à voix basse, une conversation évidemment épigrammatique à laquelle se joignirent quelques-uns de ses anciens amis et plusieurs femmes qui lui faisaient la cour. Bientôt Lucien devenu le héros d’un cercle, fut mis par la comtesse sur la vie de Paris dont la satire fut improvisée avec une verve incroyable et semée d’anecdotes sur les gens célèbres, véritables friandises de conversation dont sont excessivement avides les provinciaux. On admira l’esprit comme on avait admiré l’homme. Madame la comtesse Sixte triomphait si patemment de Lucien, elle en jouait si bien en femme enchantée de son choix, elle lui fournissait la réplique avec tant d’à-propos, elle quêtait pour lui des approbations par des regards si compromettants, que plusieurs femmes commencèrent à voir dans la coïncidence du retour de Louise et de Lucien un profond amour victime de quelque double méprise. Un dépit avait peut-être amené
le malencontreux mariage de Châtelet, contre lequel il se faisait alors une réaction. — Eh ! bien, dit Louise à une heure du matin et à voix basse à Lucien avant de se lever : après-demain, faites-moi le plaisir d’être exact... La préfète laissa Lucien en lui mimant une petite inclination de tête excessivement amicale, et alla dire quelques mots au comte Sixte, qui chercha son chapeau. — Si ce que madame du Châtelet vient de me dire est vrai, mon cher Lucien, comptez sur moi, dit le préfet en se mettant à la poursuite de sa femme qui partait sans lui, comme à Paris. Dès ce soir, votre beau-frère peut se regarder comme hors d’affaire. — Monsieur le comte me doit bien cela, répondit Lucien en souriant. — Eh ! bien nous sommes fumés... dit Cointet à l’oreille de Petit-Claud témoin de cet adieu. Petit-Claud, foudroyé par le succès de Lucien, stupéfait par les éclats de son esprit et par le jeu de sa grâce, regardait Françoise de La Haye dont la physionomie, pleine d’admiration pour Lucien, semblait dire à son prétendu : Soyez comme votre ami. Un éclair de joie passa sur la figure de Petit-Claud. — Le dîner du préfet n’est que pour après-demain, nous avons encore une journée à nous, dit-il, je réponds de tout. — Eh ! bien, mon cher, dit Lucien à Petit-Claud à deux heures du matin en revenant à pied : je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu ! Dans quelques heures, Séchard sera bien heureux.
— Voilà tout ce que je voulais savoir, pensa Petit-Claud. — Je ne te croyais que poète et tu es aussi Lauzun, c’est être deux fois poète, répondit-il en lui donnant une poignée de main qui devait être la dernière. — Ma chère Ève, dit Lucien en réveillant sa sœur, une bonne nouvelle ! Dans un mois David n’aura plus de dettes !... — Et comment ? — Eh ! bien, madame du Châtelet cachait sous sa jupe mon ancienne Louise ; et elle m’aime plus que jamais, et va faire faire un rapport au ministère de l’Intérieur par son mari, en faveur de notre découverte !... Ainsi nous n’avons pas plus d’un mois à souffrir, le temps de me venger du préfet et de le rendre le plus heureux des époux. Ève crut continuer un rêve en écoutant son frère. — En revoyant le petit salon gris où je tremblais comme un enfant il y a deux ans ; en examinant ces meubles, les peintures et les figures, il me tombait une taie des yeux ! comme Paris vous change les idées. — Est-ce un bonheur ?... dit Ève en comprenant enfin son frère. — Allons, tu dors, à demain, nous causerons après déjeuner, dit Lucien. Le plan de Cérizet était d’une excessive simplicité. Quoiqu’il appartienne aux ruses dont se servent les huissiers de province pour arrêter leurs débiteurs et dont le succès est hypothétique, il devait réussir ; car il reposait autant sur la connaissance des caractères de Lucien et de David que sur leurs espérances. Parmi les petites ouvrières dont il était le Don Juan et qu’il gouvernait en les opposant les unes aux
autres, le prote des Cointet, pour le moment en service extraordinaire, avait distingué l’une des repasseuses de Basine Clerget, une fille presque aussi belle que madame Séchard, appelée Henriette Mignon, et dont les parents étaient de petits vignerons vivant dans leur bien à deux lieues d’Angoulême, sur la route de Saintes. Les Mignon, comme tous les gens de la campagne, ne se trouvaient pas assez riches pour garder leur unique enfant avec eux, et ils l’avaient destinée à entrer en maison, c’est-à-dire à devenir femme de chambre. En province, une femme de chambre doit savoir blanchir et repasser le linge fin. La réputation de madame Prieur, à qui Basine succédait, était telle, que les Mignon y mirent leur fille en apprentissage en y payant pension pour la nourriture et le logement. Madame Prieur appartenait à cette race de vieilles maîtresses qui, dans les provinces, se croient substituées aux parents. Elle vivait en famille avec ses apprenties, elle les menait à l’église et les surveillait consciencieusement. Henriette Mignon, belle brune bien découplée, à l’œil hardi, à la chevelure forte et longue, était blanche comme sont blanches les filles du Midi, de la blancheur d’une fleur de magnolia. Aussi Henriette futelle une des premières grisettes que visa Cérizet ; mais comme elle appartenait à d’honnêtes cultivateurs, elle ne céda que vaincue par la jalousie, par le mauvais exemple et par cette phrase séduisante : — Je t’épouserai ! que lui dit Cérizet, une fois qu’il se vit second prote chez messieurs Cointet. En apprenant que les Mignon possédaient pour quelque dix ou douze mille francs de vignes et une petite maison assez logeable, le Parisien se hâta de mettre Henriette dans l’impossibilité d’être la femme d’un autre. Les amours de la belle Henriette et du petit Cérizet en étaient là quand Petit-Claud lui parla de le rendre propriétaire de l’imprimerie Séchard, en lui montrant une espèce de commandite de vingt mille francs qui devait être un licou. Cet avenir éblouit le prote, la tête lui tourna, mademoiselle Mignon lui parut un obstacle à ses ambitions, et il négligea la pauvre fille. Henriette, au désespoir, s’attacha d’autant plus au petit prote des Cointet qu’il
semblait la vouloir quitter. En découvrant que David se cachait chez mademoiselle Clerget, le Parisien changea d’idées à l’égard d’Henriette, mais sans changer de conduite ; car il se proposait de faire servir à sa fortune l’espèce de folie qui travaille une fille quand, pour cacher son déshonneur, elle doit épouser son séducteur. Pendant la matinée du jour où Lucien devait reconquérir sa Louise, Cérizet apprit à Henriette le secret de Basine, et lui dit que leur fortune et leur mariage dépendaient de la découverte de l’endroit où se cachait David. Une fois instruite, Henriette n’eut pas de peine à reconnaître que l’imprimeur ne pouvait être que dans le cabinet de toilette de mademoiselle Clerget, elle ne crut pas avoir fait le moindre mal en se livrant à cet espionnage ; mais Cérizet l’avait engagée déjà dans sa trahison par ce commencement de participation. Lucien dormait encore lorsque Cérizet, qui vint savoir le résultat de la soirée, écoutait dans le cabinet de Petit-Claud le récit des grands petits événements qui devaient soulever Angoulême. — Lucien vous a bien écrit un petit mot depuis son retour ? demanda le Parisien après avoir hoché la tête en signe de satisfaction quand Petit-Claud eut fini. — Voilà le seul que j’aie, dit l’avoué, qui tendit une lettre où Lucien avait écrit quelques lignes sur le papier à lettre dont se servait sa sœur. — Eh ! bien, dit Cérizet, dix minutes avant le coucher du soleil, que Doublon s’embusque à la Porte-Palet, qu’il cache ses gendarmes et dispose son monde, vous aurez notre homme. — Es-tu sûr de ton affaire ? dit Petit-Claud en examinant Cérizet.
— Je m’adresse au hasard, dit l’ex-gamin de Paris, mais c’est un fier drôle, il n’aime pas les honnêtes gens. — Il faut réussir, dit l’avoué d’un ton sec. — Je réussirai, dit Cérizet. C’est vous qui m’avez poussé dans ce tas de boue, vous pouvez bien me donner quelques billets de banque pour m’essuyer... Mais, monsieur, dit le Parisien en surprenant une expression qui lui déplut sur la figure de l’avoué, si vous m’aviez trompé, si vous ne m’achetez pas l’imprimerie sous huit jours... Eh ! bien, vous laisserez une jeune veuve, dit tout bas le gamin de Paris en lançant la mort dans son regard. — Si nous écrouons David à six heures, sois à neuf heures chez monsieur Gannerac, et nous y ferons ton affaire, répondit péremptoirement l’avoué. — C’est entendu : vous serez servi, bourgeois ! dit Cérizet. Cérizet connaissait déjà l’industrie qui consiste à laver le papier et qui met aujourd’hui les intérêts du fisc en péril. Il lava les quatre lignes écrites par Lucien, et les remplaça par celles-ci, en imitant l’écriture avec une perfection désolante pour l’avenir social du prote. « Mon cher David, tu peux venir sans crainte chez le Préfet, ton affaire est faite ; et d’ailleurs, à cette heure-ci, tu peux sortir, je viens au-devant de toi, pour t’expliquer comment tu dois te conduire avec le Préfet. » Ton frère, » LUCIEN. » À midi, Lucien écrivit une lettre à David où il lui apprenait le succès de la soirée, il lui donnait l’assurance de la protection du préfet qui, dit-il, faisait aujourd’hui même
un rapport au ministre sur la découverte dont il était enthousiaste. Au moment où Marion apporta cette lettre à mademoiselle Basine, sous prétexte de lui donner à blanchir les chemises de Lucien, Cérizet, instruit par Petit-Claud de la probabilité de cette lettre, emmena mademoiselle Mignon et alla se promener avec elle sur le bord de la Charente. Il y eut sans doute un combat où l’honnêteté d’Henriette se défendit pendant long-temps, car la promenade dura deux heures. Non-seulement l’intérêt d’un enfant était en jeu, mais encore tout un avenir de bonheur, une fortune ; et ce que demandait Cérizet était une bagatelle, il se garda bien d’ailleurs d’en dire les conséquences. Seulement le prix exorbitant de ces bagatelles effrayait Henriette. Néanmoins, Cérizet finit par obtenir de sa maîtresse de se prêter à son stratagème. À cinq heures, Henriette dut sortir et rentrer en disant à mademoiselle Clerget que madame Séchard la demandait sur-le-champ. Puis, un quart d’heure après la sortie de Basine, elle monterait, cognerait au cabinet et remettrait à David la fausse lettre de Lucien. Après, Cérizet attendait tout du hasard. Pour la première fois depuis plus d’un an, Ève sentit se desserrer l’étreinte de fer par laquelle la Nécessité la tenait. Elle eut de l’espoir enfin. Elle aussi ! elle voulut jouir de son frère, se montrer au bras de l’homme fêté dans sa patrie, adoré des femmes, aimé de la fière comtesse du Châtelet. Elle se fit belle et se proposa de se promener à Beaulieu, après le dîner, au bras de son frère. À cette heure, tout Angoulême, au mois de septembre, se trouve à prendre le frais. — Oh ! c’est la belle madame Séchard, dirent quelques voix en voyant Ève. — Je n’aurais jamais cru cela d’elle, dit une femme.
— Le mari se cache, la femme se montre, dit madame Postel assez haut pour que la pauvre femme l’entendît. — Oh ! rentrons, j’ai eu tort, dit Ève à son frère. Quelques minutes avant le coucher du soleil, la rumeur que cause un rassemblement s’éleva de la rampe qui descend à l’Houmeau. Lucien et sa sœur, pris de curiosité, se dirigèrent de ce côté, car ils entendirent quelques personnes qui venaient de l’Houmeau parlant entre elles, comme si quelque crime venait d’être commis. — C’est probablement un voleur qu’on vient d’arrêter... Il est pâle comme un mort, dit un passant au frère et à la sœur en les voyant courir au-devant de ce monde grossissant. Ni Lucien ni sa sœur n’eurent la moindre appréhension. Ils regardèrent les trente et quelques enfants ou vieilles femmes, les ouvriers revenant de leur ouvrage qui précédaient les gendarmes dont les chapeaux bordés brillaient au milieu du principal groupe. Ce groupe, suivi d’une foule d’environ cent personnes, marchait comme un nuage d’orage. — Ah ! dit Ève, c’est mon mari ! — David ! cria Lucien. — C’est sa femme ! dit la foule en s’écartant. — Qui donc t’a pu faire sortir ? demanda Lucien. — C’est ta lettre, répondit David pâle et blême. — J’en étais sûre, dit Ève qui tomba roide évanouie.
Lucien releva sa sœur, que deux personnes l’aidèrent à transporter chez elle, où Marion la coucha. Kolb s’élança pour aller chercher un médecin. À l’arrivée du docteur, Ève n’avait pas encore repris connaissance. Lucien fut alors forcé d’avouer à sa mère qu’il était la cause de l’arrestation de David, car il ne pouvait pas s’expliquer le quiproquo produit par la lettre fausse. Lucien, foudroyé par un regard de sa mère qui y mit sa malédiction, monta dans sa chambre et s’y enferma. En lisant cette lettre écrite au milieu de la nuit et interrompue de moments en moments, chacun devinera par les phrases, jetées comme une à une, toutes les agitations de Lucien. « Ma sœur bien-aimée, nous nous sommes vus tout à l’heure pour la dernière fois. Ma résolution est sans appel. Voici pourquoi : Dans beaucoup de familles, il se rencontre un être fatal qui, pour la famille, est une sorte de maladie. Je suis cet être-là pour vous. Cette observation n’est pas de moi, mais d’un homme qui a beaucoup vu le monde. Nous soupions un soir entre amis, au Rocher de Cancale. Entre les mille plaisanteries qui s’échangent alors, ce diplomate nous dit que telle jeune personne qu’on voyait avec étonnement rester fille était malade de son père. Et alors, il nous développa sa théorie sur les maladies de famille. Il nous expliqua comment, sans telle mère, telle maison eût prospéré, comment tel fils avait ruiné son père, comment tel père avait détruit l’avenir et la considération de ses enfants. Quoique soutenue en riant, cette thèse sociale fut en dix minutes appuyée de tant d’exemples que j’en restai frappé. Cette vérité payait tous les paradoxes insensés, mais spirituellement démontrés, par lesquels les journalistes s’amusent entre eux, quand il ne se trouve là personne à mystifier. Eh ! bien, je suis l’être fatal de notre famille. Le cœur plein de tendresse, j’agis comme un ennemi. À tous vos dévouements, j’ai répondu par des maux. Quoique involontairement porté, le dernier coup est de tous le plus cruel. Pendant que je menais à Paris une vie sans dignité, pleine de plaisirs et de misères, prenant la camaraderie pour
l’amitié, laissant de véritables amis pour des gens qui voulaient et devaient m’exploiter, vous oubliant et ne me souvenant de vous que pour vous causer du mal, vous suiviez l’humble sentier du travail, allant péniblement mais sûrement à cette fortune que je tentais si follement de surprendre. Pendant que vous deveniez meilleurs, moi je mettais dans ma vie un élément funeste. Oui, j’ai des ambitions démesurées, qui m’empêchent d’accepter une vie humble. J’ai des goûts, des plaisirs dont la souvenance empoisonne les jouissances qui sont à ma portée et qui m’eussent jadis satisfait. Ô ma chère Ève, je me juge plus sévèrement que qui que ce soit, car je me condamne absolument et sans pitié pour moi-même. La lutte à Paris exige une force constante, et mon vouloir ne va que par accès : ma cervelle est intermittente. L’avenir m’effraye tant, que je ne veux pas de l’avenir, et le présent m’est insupportable. J’ai voulu vous revoir, j’aurais mieux fait de m’expatrier à jamais. Mais l’expatriation, sans moyens d’existence, serait une folie, et je ne l’ajouterai pas à toutes les autres. La mort me semble préférable à une vie incomplète ; et, dans quelque position que je me suppose, mon excessive vanité, me ferait commettre des sottises. Certains êtres sont comme des zéros, il leur faut un chiffre qui les précède, et leur néant acquiert alors une valeur décuple. Je ne puis acquérir de valeur que par un mariage avec une volonté forte, impitoyable. Madame de Bargeton était bien ma femme, j’ai manqué ma vie en n’abandonnant pas Coralie pour elle. David et toi vous pourriez être d’excellents pilotes pour moi ; mais vous n’êtes pas assez forts pour dompter ma faiblesse qui se dérobe en quelque sorte à la domination. J’aime une vie facile, sans ennuis ; et, pour me débarrasser d’une contrariété, je suis d’une lâcheté qui peut me mener très-loin. Je suis né prince. J’ai plus de dextérité d’esprit qu’il n’en faut pour parvenir, mais je n’en ai que pendant un moment, et le prix dans une carrière parcourue par tant d’ambitieux est à celui qui n’en déploie que le nécessaire et qui s’en trouve encore assez au bout de la journée. Je ferais le mal comme je viens de le faire ici,
avec les meilleures intentions du monde. Il y a des hommeschênes, je ne suis peut-être qu’un arbuste élégant, et j’ai la prétention d’être un cèdre. Voilà mon bilan écrit. Ce désaccord entre mes moyens et mes désirs, ce défaut d’équilibre annulera toujours mes efforts. Il y a beaucoup de ces caractères dans la classe lettrée à cause des disproportions continuelles entre l’intelligence et le caractère, entre le vouloir et le désir. Quel serait mon destin ? je puis le voir par avance en me souvenant de quelques vieilles gloires parisiennes que j’ai vues oubliées. Au seuil de la vieillesse, je serai plus vieux que mon âge, sans fortune et sans considération. Tout mon être actuel repousse une pareille vieillesse : je ne veux pas être un haillon social. Chère sœur, adorée autant pour tes dernières rigueurs que pour tes premières tendresses, si nous avons payé cher le plaisir que j’ai eu à te revoir, toi et David, plus tard vous penserez peut-être que nul prix n’était trop élevé pour les dernières félicités d’un pauvre être qui vous aimait !... Ne faites aucune recherche ni de moi, ni de ma destinée : au moins mon esprit m’aura-t-il servi dans l’exécution de mes volontés. La résignation, mon ange, est un suicide quotidien, moi je n’ai de résignation que pour un jour, je vais en profiter aujourd’hui... » « Deux heures. » Oui, je l’ai bien résolu. Adieu donc pour toujours, ma chère Ève. J’éprouve quelque douceur à penser que je ne vivrai plus que dans vos cœurs. Là sera ma tombe,... je n’en veux pas d’autre. Encore adieu !... C’est le dernier de ton frère » LUCIEN ». Après avoir écrit cette lettre, Lucien descendit sans faire aucun bruit, il la posa sur le berceau de son neveu, déposa sur le front de sa sœur endormie un dernier baiser trempé
de larmes, et sortit. Il éteignit son bougeoir au crépuscule, et, après avoir regardé cette vieille maison une dernière fois, il ouvrit tout doucement la porte de l’allée ; mais, malgré ses précautions, il éveilla Kolb qui couchait sur un matelas à terre dans l’atelier. — Qui fa là ?.. s’écria Kolb. — C’est moi, dit Lucien, je m’en vais, Kolb. — Vus auriez mieux vait te ne chamais fenir, se dit Kolb à lui-même, mais assez haut pour que Lucien l’entendît. — J’aurais bien fait de ne jamais venir au monde, répondit Lucien. Adieu, Kolb, je ne t’en veux pas d’une pensée que j’ai moi-même. Tu diras à David que ma dernière aspiration aura été un regret de n’avoir pu l’embrasser. Lorsque l’Alsacien fut debout et habillé, Lucien avait fermé la porte de la maison, et il descendait vers la Charente, par la promenade de Beaulieu, mis comme s’il allait à une fête, car il s’était fait un linceul de ses habits parisiens et de son joli harnais de dandy. Frappé de l’accent et des dernières paroles de Lucien, Kolb voulut aller savoir si sa maîtresse était instruite du départ de son frère et si elle en avait reçu les adieux ; mais, en trouvant la maison plongée en un profond silence, il pensa que ce départ était sans doute convenu, et il se recoucha. On a, relativement à la gravité du sujet, écrit très-peu sur le suicide, on ne l’a pas observé. Peut-être cette maladie est-elle inobservable Le suicide est l’effet d’un sentiment que nous nommerons, si vous voulez, l’estime de soi-même, pour ne pas le confondre avec le mot honneur. Le jour où l’homme se méprise, le jour où il se voit méprisé, le moment où la réalité de la vie est en désaccord avec ses espérances, il se tue et rend ainsi hommage à la société devant laquelle il
ne veut pas rester déshabillé de ses vertus ou de sa splendeur. Quoi qu’on en dise, parmi les athées (il faut excepter le chrétien du suicide), les lâches seuls acceptent une vie déshonorée. Le suicide est de trois natures : il y a d’abord le suicide qui n’est que le dernier accès d’une longue maladie et qui certes appartient à la pathologie ; puis le suicide par désespoir, enfin le suicide par raisonnement. Lucien voulait se tuer par désespoir et par raisonnement, les deux suicides dont on peut revenir ; car il n’y a d’irrévocable que le suicide pathologique : mais souvent les trois causes se réunissent, comme chez Jean-Jacques Rousseau. Lucien, une fois sa résolution prise, tomba dans la délibération des moyens, et le poète voulut finir poétiquement. Il avait d’abord pensé tout bonnement à s’aller jeter dans la Charente ; mais, en descendant les rampes de Beaulieu pour la dernière fois, il entendit par avance le tapage que ferait son suicide, il vit l’affreux spectacle de son corps revenu sur l’eau, déformé, l’objet d’une enquête judiciaire : il eut, comme quelques suicides, un amour-propre posthume. Pendant la journée passée au moulin de Courtois il s’était promené le long de la rivière et avait remarqué, non loin du moulin, une de ces nappes rondes, comme il s’en trouve dans les petits cours d’eau, dont l’excessive profondeur est accusée par la tranquillité de la surface. L’eau n’est plus ni verte, ni bleue, ni claire, ni jaune ; elle est comme un miroir d’acier poli. Les bords de cette coupe n’offraient plus ni glaïeuls, ni fleurs bleues, ni les larges feuilles du nénuphar, l’herbe de la berge était courte et pressée, les saules pleuraient autour, assez pittoresquement placés tous. On devinait facilement un précipice plein d’eau. Celui qui pouvait avoir le courage d’emplir ses poches de cailloux devait y trouver une mort inévitable, et ne jamais être retrouvé. — Voilà, s’était dit le poète en admirant ce joli petit paysage, un endroit qui vous met l’eau à la bouche d’une noyade. Ce souvenir lui revint à la mémoire, au moment où il atteignit l’Houmeau. Il chemina donc vers Marsac, en proie à ses dernières et
funèbres pensées, et dans la ferme intention de dérober ainsi le secret de sa mort, de ne pas être l’objet d’une enquête, de ne pas être enterré, de ne pas être vu dans l’horrible état où sont les noyés quand ils reviennent à fleur d’eau. Il parvint bientôt au pied d’une de ces côtes qui se rencontrent si fréquemment sur les routes de France, et surtout entre Angoulême et Poitiers. La diligence de Bordeaux à Paris venait avec rapidité, les voyageurs allaient sans doute en descendre pour monter cette longue côte à pied. Lucien, qui ne voulut pas se laisser voir, se jeta dans un petit chemin creux et se mit à cueillir des fleurs dans une vigne. Quand il reprit la grande route il tenait à la main un gros bouquet de sedum, une fleur jaune qui vient dans le caillou des vignobles, et il déboucha précisément derrière un voyageur vêtu tout en noir, les cheveux poudrés, chaussé de souliers en veau d’Orléans à boucles d’argent, brun de visage, et couturé comme si, dans son enfance, il fût tombé dans le feu. Ce voyageur, à tournure si patemment ecclésiastique, allait lentement et fumait un cigare. En entendant Lucien qui sauta de la vigne sur la route, l’inconnu se retourna, parut comme saisi de la beauté profondément mélancolique du poète, de son bouquet symbolique et de sa mise élégante. Ce voyageur ressemblait à un chasseur qui trouve une proie long-temps et inutilement cherchée. Il laissa, en style de marine, Lucien arriver, et retarda sa marche en ayant l’air de regarder le bas de la côte. Lucien, qui fit le même mouvement, y aperçut une petite calèche attelée de deux chevaux et un postillon à pied. — Vous avez laissé courir la diligence, monsieur, vous perdrez votre place, à moins que vous ne vouliez monter dans ma calèche pour la rattraper, car la poste va plus vite que la voiture publique, dit le voyageur à Lucien en prononçant ces mots avec un accent très marqué d’espagnol et en mettant à son offre une exquise politesse.
Sans attendre la réponse de Lucien, l’Espagnol tira de sa poche un étui à cigares, et le présenta tout ouvert à Lucien pour qu’il en prît un. — Je ne suis pas un voyageur, répondit Lucien, et je suis trop près du terme de ma course pour me donner le plaisir de fumer... — Vous êtes bien sévère envers vous-même, repartit l’Espagnol. Quoique chanoine honoraire de la cathédrale de Tolède, je me passe de temps en temps un petit cigare. Dieu nous a donné le tabac pour endormir nos passions et nos douleurs... Vous me semblez avoir du chagrin, vous en avez du moins l’enseigne à la main, comme le triste dieu de l’hymen. Tenez ?... tous vos chagrins s’en iront avec la fumée... Et le prêtre retendit sa boîte en paille avec une sorte de séduction, en jetant à Lucien des regards animés de charité. — Pardon, mon père, répliqua sèchement Lucien, il n’y a pas de cigares qui puissent dissiper mes chagrins... En disant cela, les yeux de Lucien se mouillèrent de larmes. — Oh ! jeune homme, est-ce donc la providence divine qui m’a fait désirer de secouer par un peu d’exercice à pied le sommeil dont sont saisis au matin tous les voyageurs, afin que je pusse, en vous consolant, obéir à ma mission icibas ?... Et quels grands chagrins pouvez-vous avoir à votre âge ? — Vos consolations, mon père, seraient bien inutiles : vous êtes Espagnol, je suis Français ; vous croyez aux commandements de l’Église, moi je suis athée...
— Santa Virgen del Pilar !... vous êtes athée, s’écria le prêtre en passant son bras sous celui de Lucien avec un empressement maternel. Eh ! voilà l’une des curiosités que je m’étais promis d’observer à Paris. En Espagne, nous ne croyons pas aux athées... Il n’y a qu’en France, où, à dix-neuf ans, on puisse avoir de pareilles opinions. — Oh ! je suis un athée au complet ; je ne crois ni en Dieu, ni à la société, ni au bonheur. Regardez-moi donc bien, mon père ; car, dans quelques heures, je ne serai plus... Voilà mon dernier soleil !... dit Lucien avec une sorte d’emphase en montrant le ciel. — Ah ! çà, qu’avez-vous fait pour mourir ? qui vous a condamné à mort ? — Un tribunal souverain : moi-même ! — Enfant ! s’écria le prêtre. Avez-vous tué un homme ? l’échafaud vous attend-il ? Raisonnons un peu ? Si vous voulez rentrer, selon vous, dans le néant, tout vous est indifférent ici-bas. Lucien inclina la tête en signe d’assentiment. — Eh ! bien, vous pouvez alors me conter vos peines ?... Il s’agit sans doute de quelques amourettes qui vont mal ?... Lucien fit un geste d’épaules très-significatif. — Vous voulez vous tuer pour éviter le déshonneur, ou parce que vous désespérez de la vie ? eh ! bien, vous vous tuerez aussi bien à Poitiers qu’à Angoulême, à Tours aussi bien qu’à Poitiers. Les sables mouvants de la Loire ne rendent pas leur proie...
— Non, mon père, répondit Lucien, j’ai mon affaire. Il y a vingt jours, j’ai vu la plus charmante rade où puisse aborder dans l’autre monde un homme dégoûté de celui-ci... — Un autre monde !... vous n’êtes plus athée. — Oh ! ce que j’entends par l’autre monde, c’est ma future transformation en animal ou en plante... — Avez-vous une maladie incurable ? — Oui, mon père... — Ah ! nous y voilà, dit le prêtre, et laquelle ? — La pauvreté. Le prêtre regarda Lucien en souriant et lui dit avec une grâce infinie et un sourire presque ironique : — Le diamant ignore sa valeur. — Il n’y a qu’un prêtre qui puisse flatter un homme pauvre qui s’en va mourir !... s’écria Lucien. — Vous ne mourrez pas, dit l’Espagnol avec autorité. — J’ai bien entendu dire, reprit Lucien, qu’on dévalisait les gens sur la route, je ne savais pas qu’on les y enrichît. — Vous allez le savoir, dit le prêtre après avoir examiné si la distance à laquelle se trouvait la voiture leur permettait de faire seuls encore quelques pas. Écoutez-moi, dit le prêtre en mâchonnant son cigare, votre pauvreté ne serait pas une raison pour mourir. J’ai besoin d’un secrétaire, le mien vient de mourir à Irun. Je me trouve dans la situation où fut le baron de Goërtz, le fameux ministre de Charles XII, qui arriva sans secrétaire dans une petite ville en allant en Suède, comme moi je vais à Paris. Le baron rencontra le fils
d’un orfévre, remarquable par une beauté qui ne pouvait certes pas valoir la vôtre... Le baron de Goërtz trouve à ce jeune homme de l’intelligence, comme moi je vous trouve de la poésie au front ; il le prend dans sa voiture, comme moi je vais vous prendre dans la mienne ; et, de cet enfant condamné à brunir des couverts et à fabriquer des bijoux dans une petite ville de province comme Angoulême, il en fait son favori, comme vous serez le mien. Arrivé à Stockholm, il installe son secrétaire et l’accable de travaux. Le jeune secrétaire passe les nuits à écrire ; et, comme tous les grands travailleurs, il contracte une habitude, il se met à mâcher du papier. Feu monsieur de Malesherbes faisait, lui, des camouflets et il en donna, par parenthèse, un à je ne sais quel personnage dont le procès dépendait de son rapport. Notre beau jeune homme commence par du papier blanc, mais il s’y accoutume et passe aux papiers écrits qu’il trouve plus savoureux. On ne fumait pas encore comme aujourd’hui. Enfin le petit secrétaire en arrive, de saveur en saveur, à mâchonner des parchemins et à les manger. On s’occupait alors, entre la Russie et la Suède, d’un traité de paix que les États imposaient à Charles XII, comme en 1814 on voulait forcer Napoléon à traiter de la paix. La base des négociations était le traité fait entre les deux puissances à propos de la Finlande ; Goërtz en confie l’original à son secrétaire ; mais, quand il s’agit de soumettre le projet aux États, il se rencontrait cette petite difficulté, que le traité ne se trouvait plus. Les États imaginent que le ministre, pour servir les passions du Roi, s’est avisé de faire disparaître cette pièce, le baron de Goërtz est accusé : son secrétaire avoue alors avoir mangé le traité... On instruit un procès, le fait est prouvé, le secrétaire est condamné à mort. Mais, comme vous n’en êtes pas là, prenez un cigare, et fumez-le en attendant notre calèche. Lucien prit un cigare et l’alluma, comme cela se fait en Espagne, au cigare du prêtre en se disant : — Il a raison, j’ai toujours le temps de me tuer.
— C’est souvent, reprit l’Espagnol, au moment où les jeunes gens désespèrent le plus de leur avenir, que leur fortune commence. Voilà ce que je voulais vous dire, j’ai préféré vous le prouver par un exemple. Ce beau secrétaire, condamné à mort, était dans une position d’autant plus désespérée que le roi de Suède ne pouvait pas lui faire grâce, sa sentence ayant été rendue par les États de Suède ; mais il ferma les yeux sur une évasion. Le joli petit secrétaire se sauve sur une barque avec quelques écus dans sa poche, et arrive à la cour de Courlande, muni d’une lettre de recommandation de Goërtz pour le duc, à qui le ministre suédois expliquait l’aventure et la manie de son protégé. Le duc place le bel enfant comme secrétaire chez son intendant. Le duc était un dissipateur, il avait une jolie femme et un intendant, trois causes de ruine. Si vous croyiez que ce joli homme, condamné à mort pour avoir mangé le traité relatif à la Finlande, se corrige de son goût dépravé, vous ne connaîtriez pas l’empire du vice sur l’homme ; la peine de mort ne l’arrête pas quand il s’agit d’une jouissance qu’il s’est créée ! D’où vient cette puissance du vice ? est-ce une force qui lui soit propre, ou vient-elle de la faiblesse humaine ? Y a-t-il des goûts qui soient placés sur les limites de la folie ? Je ne puis m’empêcher de rire des moralistes qui veulent combattre de pareilles maladies avec de belles phrases !... Il y eut un moment où le duc, effrayé du refus que lui fit son intendant à propos d’une demande d’argent, voulut des comptes, une sottise ! Il n’y a rien de plus facile que d’écrire un compte, la difficulté n’est jamais là. L’intendant confia toutes les pièces à son secrétaire pour établir le bilan de la liste civile de Courlande. Au milieu de son travail et de la nuit où il le finissait, notre petit mangeur de papier s’aperçoit qu’il mâche une quittance du duc pour une somme considérable : la peur le saisit, il s’arrête à moitié de la signature, il court se jeter aux pieds de la duchesse en lui expliquant sa manie, en implorant la protection de sa souveraine, et l’implorant au milieu de la nuit. La beauté du jeune commis fit une telle impression sur cette femme qu’elle l’épousa lorsqu’elle fut veuve. Ainsi, en plein dix-
huitième siècle, dans un pays où régnait le blason, le fils d’un orfévre devint prince souverain... Il est devenu quelque chose de mieux !... Il a été régent à la mort de la première Catherine, il a gouverné l’impératrice Anne et voulut être le Richelieu de la Russie. Eh ! bien, jeune homme, sachez une chose : c’est que si vous êtes plus beau que Biren, moi je vaux bien, quoique simple chanoine, le baron de Goërtz. Ainsi, montez ! nous vous trouverons un duché de Courlande à Paris, et, à défaut de duché, nous aurons toujours bien la duchesse. L’Espagnol passa la main sous le bras de Lucien, le força littéralement à monter dans sa voiture, et le postillon referma la portière. — Maintenant parlez, je vous écoute, dit le chanoine de Tolède à Lucien stupéfait. Je suis un vieux prêtre à qui vous pouvez tout dire sans danger. Vous n’avez sans doute encore mangé que votre patrimoine ou l’argent de votre maman. Vous aurez fait votre petit trou à la lune, et nous avons de l’honneur jusqu’au bout de nos jolies petites bottes fines... Allez, confessez-vous hardiment, ce sera absolument comme si vous vous parliez à vous-même. Lucien se trouvait dans la situation de ce pêcheur de je ne sais quel conte arabe, qui, voulant se noyer en plein océan, tombe au milieu de contrées sous-marines et y devient roi. Le prêtre espagnol paraissait si véritablement affectueux que le poète n’hésita pas à lui ouvrir son cœur ; il lui raconta donc, d’Angoulême à Ruffec, toute sa vie, en n’omettant aucune de ses fautes, et finissant par le dernier désastre qu’il venait de causer. Au moment où il terminait ce récit, d’autant plus poétiquement débité que Lucien le répétait pour la troisième fois depuis quinze jours, il arrivait au point où, sur la route, près de Ruffec, se trouve le domaine de la famille de Rastignac, dont le nom, la première fois qu’il le prononça, fit faire un mouvement à l’Espagnol.
— Voici, dit-il, d’où est parti le jeune Rastignac qui ne me vaut certes pas, et qui a eu plus de bonheur que moi. — Ah ! — Oui, cette drôle de gentilhommière est la maison de son père. Il est devenu, comme je vous le disais, l’amant de madame de Nucingen, la femme du fameux banquier. Moi, je me suis laissé aller à la poésie ; lui, plus habile, a donné dans le solide... Le prêtre fit arrêter sa calèche, il voulut, par curiosité, parcourir la petite avenue qui de la route conduisait à la maison et regarda tout avec plus d’intérêt que Lucien n’en attendait d’un prêtre espagnol. — Vous connaissez donc les Rastignac ?... lui demanda Lucien. — Je connais tout Paris, dit l’Espagnol en remontant dans sa voiture. Ainsi, faute de dix ou douze mille francs, vous alliez vous tuer. Vous êtes un enfant, vous ne connaissez ni les hommes, ni les choses. Une destinée vaut tout ce que l’homme l’estime, et vous n’évaluez votre avenir que douze mille francs ; eh ! bien, je vous achèterai tout-àl’heure davantage. Quant à l’emprisonnement de votre beaufrère, c’est une vétille : si ce cher monsieur Séchard a fait une découverte, il sera riche. Les riches n’ont jamais été mis en prison pour dettes. Vous ne me paraissez pas fort en Histoire. Il y a deux Histoires : l’Histoire officielle, menteuse, qu’on enseigne, l’Histoire ad usum delphini ; puis l’Histoire secrète, où sont les véritables causes des événements, une histoire honteuse. Laissez-moi vous raconter, en trois mots, une autre historiette que vous ne connaissez pas. Un ambitieux, prêtre et jeune, veut entrer aux affaires publiques, il se fait le chien couchant du favori, le favori d’une reine ; le favori devient son bienfaiteur, et lui donne le rang de ministre en lui donnant place au Conseil.
Un soir, un de ces hommes qui croient rendre service (ne rendez jamais un service qu’on ne vous demande pas !) écrit au jeune ambitieux que la vie de son bienfaiteur est menacée. Le roi s’est courroucé d’avoir un maître, demain le favori doit être tué s’il se rend au palais. Eh ! bien, jeune homme, qu’auriez-vous fait en recevant cette lettre ?... — Je serais allé sur-le-champ avertir mon bienfaiteur, s’écria vivement Lucien. — Vous êtes bien encore l’enfant que révèle le récit de votre existence, dit le prêtre. Notre homme s’est dit : Si le roi va jusqu’au crime, mon bienfaiteur est perdu. Je dois avoir reçu cette lettre trop tard, et il a dormi jusqu’à l’heure où l’on tuait le favori... — C’est un monstre ! dit Lucien, qui soupçonna chez le prêtre l’intention de l’éprouver. — Il s’appelle le cardinal de Richelieu, répondit le chanoine et son bienfaiteur a nom le maréchal d’Ancre. Vous voyez bien que vous ne connaissez pas votre histoire de France. N’avais-je pas raison de vous dire que l’histoire enseignée dans les colléges est une collection de dates et de faits excessivement douteuse d’abord, mais sans la moindre portée. À quoi vous sert-il de savoir que Jeanne d’Arc a existé ? En avez-vous jamais tiré cette conclusion que si la France avait alors accepté la dynastie angevine des Plantagenets, les deux peuples réunis auraient aujourd’hui l’empire du monde et que les deux îles où se forgent les troubles politiques du continent seraient deux provinces françaises ?... Mais avez-vous étudié les moyens par lesquels les Médicis, de simples marchands, sont arrivés à être Grands-Ducs de Toscane ? — Un poète, en France, n’est pas tenu d’être un Bénédictin, dit Lucien.
— Eh ! bien, jeune homme, ils sont devenus GrandsDucs, comme Richelieu devint Ministre. Si vous aviez cherché dans l’histoire les causes humaines des événements, au lieu d’en apprendre par cœur les étiquettes, vous en auriez tiré des préceptes pour votre conduite. De ce que je viens de prendre au hasard dans la collection des faits vrais résulte cette loi : Ne voyez dans les hommes et surtout dans les femmes que des instruments ; mais ne le leur laissez pas voir. Adorez comme Dieu même celui qui, placé plus haut que vous, peut vous être utile, et ne le quittez pas qu’il n’ait payé très-cher votre servilité. Dans le commerce du monde, soyez enfin âpre comme le juif et bas comme lui : faites pour la puissance tout ce qu’il fait pour l’argent. Mais aussi n’ayez pas plus de souci de l’homme tombé que s’il n’avait jamais existé. Savez-vous pourquoi vous devez vous conduire ainsi ?... Vous voulez dominer le monde, n’est-ce pas ? il faut commencer par lui obéir et le bien étudier. Les savants étudient les livres, les politiques étudient les hommes, leurs intérêts, les causes génératrices de leurs actions. Or le monde, la société, les hommes pris dans leur ensemble, sont fatalistes ; ils adorent l’événement. Savez-vous pourquoi je vous fais ce petit cours d’histoire ? c’est que je vous crois une ambition démesurée... — Oui, mon père ! — Je l’ai bien vu, reprit le chanoine. Mais en ce moment vous vous dites : Ce chanoine espagnol invente des anecdotes et pressure l’histoire pour me prouver que j’ai eu trop de vertu... Lucien se prit à sourire en voyant ses pensées si bien devinées. — Eh ! bien, jeune homme, prenons des faits passés à l’état de banalité, dit le prêtre. Un jour la France est à peu près conquise par les Anglais, le roi n’a plus qu’une province. Du sein du peuple deux êtres se dressent : une pauvre jeune
fille, cette même Jeanne d’Arc dont nous parlions ; puis un bourgeois nommé Jacques Cœur. L’une donne son bras et le prestige de sa virginité, l’autre donne son or : le royaume est sauvé. Mais la fille est prise !... Le roi, qui peut racheter la fille, la laisse brûler vive. Quant à l’héroïque bourgeois, le roi le laisse accuser de crimes capitaux par ses courtisans qui en font curée. Les dépouilles de l’innocent traqué, cerné, abattu par la justice enrichissent cinq maisons nobles... Et le père de l’archevêque de Bourges sort du royaume, pour n’y jamais revenir, sans un sou de ses biens en France, n’ayant d’autre argent à lui que celui qu’il avait confié aux Arabes, aux Sarrasins en Égypte. Vous pouvez dire encore : Ces exemples sont bien vieux, toutes ces ingratitudes ont trois cents ans d’Instruction Publique, et les squelettes de cet âge-là sont fabuleux. Eh ! bien, jeune homme, croyez-vous au dernier demi-dieu de la France, à Napoléon ? Il a tenu l’un de ses généraux dans sa disgrâce, il ne l’a fait maréchal qu’à contrecœur, jamais il ne s’en est servi volontiers. Ce maréchal se nomme Kellermann. Savez-vous pourquoi ?... Kellermann a sauvé la France et le premier consul à Marengo par une charge audacieuse qui fut applaudie au milieu du sang et du feu. Il ne fut même pas question de cette charge héroïque dans le bulletin. La cause de la froideur de Napoléon pour Kellermann est aussi la cause de la disgrâce de Fouché, du Prince de Talleyrand : c’est l’ingratitude du roi Charles VII, de Richelieu, l’ingratitude... — Mais, mon père, à supposer que vous me sauviez la vie et que vous fassiez ma fortune, dit Lucien, vous me rendez ainsi la reconnaissance assez légère. — Petit drôle, dit l’abbé souriant et prenant l’oreille de Lucien pour la lui tortiller avec une familiarité quasi royale, si vous étiez ingrat avec moi, vous seriez alors un homme fort, et je ne vous en voudrais pas ; mais vous n’en êtes pas encore là, car, simple écolier, vous avez voulu passer trop tôt maître. C’est le défaut des Français dans votre époque. Ils ont été gâtés tous par l’exemple de Napoléon. Vous donnez
votre démission parce que vous ne pouvez pas obtenir l’épaulette que vous souhaitez... Mais avez-vous rapporté tous vos vouloirs, toutes vos actions à une idée ?... — Hélas ! non, dit Lucien. — Vous avez été ce que les Anglais inconsistent, reprit le chanoine en souriant.
appellent
— Qu’importe ce que j’ai été, si je ne puis plus rien être ! répondit Lucien. — Qu’il se trouve derrière toutes vos belles qualités une force semper virens, dit le prêtre en tenant à montrer qu’il savait un peu de latin, et rien ne vous résistera dans le monde. Je vous aime assez déjà... Lucien sourit d’un air d’incrédulité. — Oui, reprit l’inconnu en répondant au sourire de Lucien, vous m’intéressez comme si vous étiez mon fils, et je suis assez puissant pour vous parler à cœur ouvert, comme vous venez de me parler. Savez-vous ce qui me plaît de vous ?... Vous avez fait en vous-même table rase, et vous pouvez alors entendre un cours de morale qui ne se fait nulle part ; car les hommes, rassemblés en troupe, sont encore plus hypocrites qu’ils ne le sont quand leur intérêt les oblige à jouer la comédie. Aussi passe-t-on une bonne partie de sa vie à sarcler ce que l’on a laissé pousser dans son cœur pendant son adolescence. Cette opération s’appelle acquérir de l’expérience. Lucien, en écoutant le prêtre, se disait : — Voilà quelque vieux politique enchanté de s’amuser en chemin. Il se plaît à faire changer d’opinion un pauvre garçon qu’il rencontre sur le bord d’un suicide, et il va me lâcher au bout de sa plaisanterie... Mais il entend bien le paradoxe, et il me paraît tout aussi fort que Blondet ou que Lousteau.
Malgré cette sage réflexion, la corruption tentée par ce diplomate sur Lucien entrait profondément dans cette âme assez disposée à la recevoir, et y faisait d’autant plus de ravages qu’elle s’appuyait sur de célèbres exemples. Pris par le charme de cette conversation cynique, Lucien se raccrochait d’autant plus volontiers à la vie qu’il se sentait ramené du fond de son suicide à la surface par un bras puissant. En ceci, le prêtre triomphait évidemment. Aussi, de temps en temps, avait-il accompagné ses sarcasmes historiques d’un malicieux sourire. — Si votre façon de traiter la morale ressemble à votre manière d’envisager l’histoire, dit Lucien, je voudrais bien savoir quel est en ce moment le mobile de votre apparente charité ? — Ceci, jeune homme, est le dernier point de mon prône, et vous me permettrez de le réserver, car alors nous ne nous quitterons pas aujourd’hui, répondit-il avec la finesse d’un prêtre qui voit sa malice réussie. — Eh ! bien, parlez-moi morale ? dit Lucien qui se dit en lui-même : Je vais le faire poser. — La morale, jeune homme, commence à la loi, dit le prêtre. S’il ne s’agissait que de religion, les lois seraient inutiles : les peuples religieux ont peu de lois. Au-dessus de la loi civile, est la loi politique. Eh ! bien, voulez vous savoir ce qui, pour un homme politique, est écrit sur le front de votre dix-neuvième siècle ? Les Français ont inventé, en 1793, une souveraineté populaire qui s’est terminée par un empereur absolu. Voilà pour votre histoire nationale. Quant aux mœurs : madame Tallien et madame de Beauharnais ont tenu la même conduite, Napoléon épouse l’une, en fait votre impératrice, et n’a jamais voulu recevoir l’autre, quoiqu’elle
fût princesse. Sans-culotte en 1793, Napoléon chausse la couronne de fer en 1804. Les féroces amants de l’Égalité ou la Mort de 1792, deviennent, dès 1806, complices d’une aristocratie légitimée par Louis XVIII. À l’étranger, l’aristocratie, qui trône aujourd’hui dans son faubourg SaintGermain, a fait pis : elle a été usurière, elle a été marchande, elle a fait des petits pâtés, elle a été cuisinière, fermière, gardeuse de moutons. En France donc, la loi politique aussi bien que la loi morale, tous et chacun ont démenti le début au point d’arrivée, leurs opinions par la conduite, ou la conduite par les opinions. Il n’y a pas eu de logique, ni dans le gouvernement, ni chez les particuliers. Aussi n’avez-vous plus de morale. Aujourd’hui, chez vous, le succès est la raison suprême de toutes les actions, quelles qu’elles soient. Le fait n’est donc plus rien en lui-même, il est tout entier dans l’idée que les autres s’en forment. De là, jeune homme, un second précepte : ayez de beaux dehors ! cachez l’envers de votre vie, et présentez un endroit très-brillant. La discrétion, cette devise des ambitieux, est celle de notre Ordre : faites-en la vôtre. Les grands commettent presque autant de lâchetés que les misérables ; mais ils les commettent dans l’ombre et font parade de leurs vertus : ils restent grands. Les petits déploient leurs vertus dans l’ombre, ils exposent leurs misères au grand jour : ils sont méprisés. Vous avez caché vos grandeurs et vous avez laissé voir vos plaies. Vous avez eu publiquement pour maîtresse une actrice, vous avez vécu chez elle, avec elle : vous n’étiez nullement répréhensible, chacun vous trouvait l’un et l’autre parfaitement libres ; mais vous rompiez en visière aux idées du monde et vous n’avez pas eu la considération que le monde accorde à ceux qui lui obéissent. Si vous aviez laissé Coralie à ce monsieur Camusot, si vous aviez caché vos relations avec elle, vous auriez épousé madame de Bargeton, vous seriez préfet d’Angoulême et marquis de Rubempré. Changez de conduite : mettez en dehors votre beauté, vos grâces, votre esprit, votre poésie. Si vous vous permettez de petites infamies, que ce soit entre quatre murs : dès lors vous ne serez plus coupable de faire tache sur les décorations de
ce grand théâtre appelé le monde. Napoléon appelle cela : laver son linge sale en famille. Du second précepte découle ce corollaire : tout est dans la forme. Saisissez bien ce que j’appelle la Forme. Il y a des gens sans instruction qui, pressés par le besoin, prennent une somme quelconque, par violence, à autrui : on les nomme criminels et ils sont forcés de compter avec la justice. Un pauvre homme de génie trouve un secret dont l’exploitation équivaut à un trésor, vous lui prêtez trois mille francs (à l’instar de ces Cointet qui se sont trouvé vos trois mille francs entre les mains et qui vont dépouiller votre beau-frère), vous le tourmentez de manière à vous faire céder tout ou partie du secret, vous ne comptez qu’avec votre conscience, et votre conscience ne vous mène pas en Cour d’Assises. Les ennemis de l’ordre social profitent de ce contraste pour japper après la justice et se courroucer au nom du peuple de ce qu’on envoie aux galères un voleur de nuit et de poules dans une enceinte habitée, tandis qu’on met en prison, à peine pour quelques mois, un homme qui ruine des familles : mais ces hypocrites savent bien qu’en condamnant le voleur les juges maintiennent la barrière entre les pauvres et les riches, qui, renversée, amènerait la fin de l’ordre social ; tandis que le banqueroutier, l’adroit capteur de successions, le banquier qui tue une affaire à son profit, ne produisent que des déplacements de fortune. Ainsi, la société, mon fils, est forcée de distinguer, pour son compte, ce que je vous fais distinguer pour le vôtre. Le grand point est de s’égaler à toute la Société. Napoléon, Richelieu, les Médicis s’égalèrent à leur siècle. Vous, vous vous estimez douze mille francs !... Votre Société n’adore plus le vrai Dieu, mais le Veau-d’or ! Telle est la religion de votre Charte, qui ne tient plus compte, en politique, que de la propriété. N’est-ce pas dire à tous les sujets : Tâchez d’être riches [riche] !... Quand, après avoir su trouver légalement une fortune, vous serez riche et marquis de Rubempré, vous vous permettrez le luxe de l’honneur. Vous ferez alors profession de tant de délicatesse, que personne n’osera vous accuser d’en avoir jamais manqué, si vous en manquiez toutefois en faisant fortune, ce que je ne
vous conseillerais jamais, dit le prêtre en prenant la main de Lucien et la lui tapotant. Que devez-vous donc mettre dans cette belle tête ?... Uniquement le thème que voici : Se donner un but éclatant et cacher ses moyens d’arriver, tout en cachant sa marche. Vous avez agi en enfant, soyez homme, soyez chasseur, mettez-vous à l’affût, embusquezvous dans le monde parisien, attendez une proie et un hasard, ne ménagez ni votre personne, ni ce qu’on appelle la dignité ; car nous obéissons tous à quelque chose, à un vice, à une nécessité, mais observez la loi suprême ! le secret. — Vous m’effrayez, mon père ! s’écria Lucien, ceci me semble une théorie de grande route. — Vous avez raison, dit le chanoine, mais elle ne vient pas de moi. Voilà comment ont raisonné les parvenus, la maison d’Autriche, comme la maison de France. Vous n’avez rien, vous êtes dans la situation des Médicis, de Richelieu, de Napoléon au début de leur ambition ; ces gens-là, mon petit, ont estimé leur avenir au prix de l’ingratitude, de la trahison, et des contradictions les plus violentes. Il faut tout oser pour tout avoir. Raisonnons ? Quand vous vous asseyez à une table de bouillotte, en discutez-vous les conditions ? Les règles sont là, vous les acceptez. — Allons, pensa Lucien, il connaît la bouillotte. — Comment vous conduisez-vous à la bouillotte ?... dit le prêtre, y pratiquez-vous la plus belle des vertus, la franchise ? Non seulement vous cachez votre jeu, mais encore vous tâchez de faire croire, quand vous êtes sûr de triompher, que vous allez tout perdre. Enfin, vous dissimulez, n’est-ce pas ?... Vous mentez pour gagner cinq louis !... Que diriez-vous d’un joueur assez généreux pour prévenir les autres qu’il a brelan carré ? Eh ! bien, l’ambitieux qui veut lutter avec les préceptes de la vertu, dans une carrière où ses antagonistes s’en privent, est un enfant à qui les vieux politiques diraient ce que les joueurs
disent à celui qui ne profite pas de ses brelans : — Monsieur, ne jouez jamais à la bouillotte... Est-ce vous qui faites les règles dans le jeu de l’ambition ? Pourquoi vous ai-je dit de vous égaler à la Société ?... C’est qu’aujourd’hui, jeune homme, la Société s’est insensiblement arrogé tant de droits sur les individus, que l’individu se trouve obligé de combattre la Société. Il n’y a plus de lois, il n’y a que des mœurs, c’est-à-dire des simagrées, toujours la forme. Lucien fit un geste d’étonnement. — Ah ! mon enfant, dit le prêtre en craignant d’avoir révolté la candeur de Lucien, vous attendiez-vous à trouver l’ange Gabriel dans un abbé chargé de toutes les iniquités de la contre-diplomatie de deux rois (je suis l’intermédiaire entre Ferdinand VII et Louis XVIII, deux grands... rois qui doivent tous deux la couronne à de profondes... combinaisons) ?... Je crois en Dieu, mais je crois bien plus en notre ordre, et notre ordre ne croit qu’au pouvoir temporel. Pour rendre le pouvoir temporel très-fort, notre ordre maintient l’Église apostolique, catholique et romaine, c’est-à-dire l’ensemble des sentiments qui tiennent le peuple dans l’obéissance. Nous sommes les Templiers modernes, nous avons une doctrine. Comme le Temple, notre Ordre fut brisé par les mêmes raisons : il s’était égalé au monde. Voulez-vous être soldat, je serai votre capitaine. Obéissezmoi comme une femme obéit à son mari, comme un enfant obéit à sa mère, je vous garantis qu’en moins de trois ans vous serez marquis de Rubempré, vous épouserez une des plus nobles filles du faubourg Saint-Germain, et vous vous assiérez un jour sur les bancs de la Pairie. En ce moment, si je ne vous avais pas amusé par ma conversation, que seriez vous ? un cadavre introuvable dans un profond lit de vase ; eh ! bien, faites un effort de poésie ?... (Là Lucien regarda son protecteur avec curiosité.) — Le jeune homme qui se trouve assis là, dans cette calèche, à côté de l’abbé Carlos Herrera, chanoine honoraire du chapitre de Tolède, envoyé secret de Sa Majesté Ferdinand VII à Sa Majesté le roi de
France, pour lui apporter une dépêche où il lui dit peut-être : « Quand vous m’aurez délivré, faites pendre tous ceux que je caresse en ce moment ! » ce jeune homme, dit l’inconnu, n’a plus rien de commun avec le poète qui vient de mourir. Je vous ai pêché, je vous ai rendu la vie, et vous m’appartenez comme la créature est au créateur, comme, dans les contes de fées, l’Afrite est au génie, comme l’icoglan est au Sultan, comme le corps est à l’âme ! Je vous maintiendrai, moi, d’une main puissante dans la voie du pouvoir, et je vous promets néanmoins une vie de plaisirs, d’honneurs, de fêtes continuelles... Jamais l’argent ne vous manquera... Vous brillerez, vous paraderez, pendant que, courbé dans la boue des fondations, j’assurerai le brillant édifice de votre fortune. J’aime le pouvoir pour le pouvoir, moi ! Je serai toujours heureux de vos jouissances qui me sont interdites. Enfin, je me ferai vous !... Eh ! bien, le jour où ce pacte d’homme à démon, d’enfant à diplomate, ne vous conviendra plus, vous pourrez toujours aller chercher un petit endroit, comme celui dont vous parliez, pour vous noyer : vous serez un peu plus ou un peu moins ce que vous êtes aujourd’hui, malheureux ou déshonoré... — Ceci n’est pas une homélie de l’archevêque de Grenade ! s’écria Lucien en voyant la calèche arrêtée à une poste. — Je ne sais pas quel nom vous donnez à cette instruction sommaire, mon fils, car je vous adopte et ferai de vous mon héritier ; mais c’est le code de l’ambition. Les élus de Dieu sont en petit nombre. Il n’y a pas de choix : ou il faut aller au fond du cloître (et vous y retrouvez souvent le monde en petit !), ou il faut accepter ce code. — Peut-être vaut-il mieux n’être pas si savant, dit Lucien en essayant de sonder l’âme de ce terrible prêtre. — Comment ! reprit le chanoine, après avoir joué sans connaître les règles du jeu vous abandonnez la partie au
moment où vous y devenez fort, où vous vous y présentez avec un parrain solide... et sans même avoir le désir de prendre une revanche ! Comment, vous n’éprouvez pas l’envie de monter sur le dos de ceux qui vous ont chassé de Paris ! Lucien frissonna comme si quelque instrument de bronze, un gong chinois, eût fait entendre ces terribles sons qui frappent sur les nerfs. — Je ne suis qu’un humble prêtre, reprit cet homme en laissant paraître une horrible expression sur son visage cuivré par le soleil de l’Espagne ; mais si des hommes m’avaient humilié, vexé, torturé, trahi, vendu, comme vous l’avez été par les drôles dont vous m’avez parlé, je serais comme l’Arabe du désert !... Oui, je dévouerais mon corps et mon âme à la vengeance. Je me moquerais de finir ma vie accroché à un gibet, assis à la garrot, empalé, guillotiné, comme chez vous ; mais je ne laisserais prendre ma tête qu’après avoir écrasé mes ennemis sous mes talons. Lucien gardait le silence, il ne se sentait plus l’envie de faire poser ce prêtre. — Les uns descendent d’Abel, les autres de Caïn, dit le chanoine en terminant ; moi je suis un sang mêlé : Caïn pour mes ennemis, Abel pour mes amis, et malheur à qui réveille Caïn !... Après tout, vous êtes Français, je suis Espagnol et, de plus, chanoine !... — Quelle nature d’Arabe ! se dit Lucien en examinant le protecteur que le ciel venait de lui envoyer. L’abbé Carlos Herrera n’offrait rien en lui-même qui révélât le Jésuite. Gros et court, de larges mains, un large buste, une force herculéenne, un regard terrible, mais adouci par une mansuétude de commande ; un teint de bronze qui ne laissait rien passer du dedans au dehors, inspiraient
beaucoup plus la répulsion que l’attachement. De longs et beaux cheveux poudrés à la façon de ceux du prince de Talleyrand donnaient à ce singulier diplomate l’air d’un évêque, et le ruban bleu liséré de blanc auquel pendait une croix d’or indiquait d’ailleurs un dignitaire ecclésiastique. Ses bas de soie noire moulaient des jambes d’athlète. Son vêtement d’une exquise propreté révélait ce soin minutieux de la personne que les simples prêtres ne prennent pas toujours d’eux, surtout en Espagne. Un tricorne était posé sur le devant de la voiture armoriée aux armes d’Espagne. Malgré tant de causes de répulsion, des manières à la fois violentes et patelines atténuaient l’effet de la physionomie ; et, pour Lucien, le prêtre s’était évidemment fait coquet, caressant, presque chat. Lucien examina les moindres choses d’un air soucieux. Il sentit qu’il s’agissait en ce moment de vivre ou de mourir, car il se trouvait au second relais après Ruffec. Les dernières phrases du prêtre espagnol avaient remué beaucoup de cordes dans son cœur : et, disons-le à la honte de Lucien et du prêtre qui, d’un œil perspicace, étudiait la belle figure du poète, ces cordes étaient les plus mauvaises, celles qui vibrent sous l’attaque des sentiments dépravés. Lucien revoyait Paris, il ressaisissait les rênes de la domination que ses mains inhabiles avaient lâchées, il se vengeait ! La comparaison de la vie de province et de la vie de Paris qu’il venait de faire, la plus agissante des causes de son suicide, disparaissait : il allait se retrouver dans son milieu, mais protégé par un politique profond jusqu’à la scélératesse de Cromwell. — J’étais seul, nous serons deux, se disait-il. Plus il avait découvert de fautes dans sa conduite antérieure, plus l’ecclésiastique avait montré d’intérêt. La charité de cet homme s’était accrue en raison du malheur, et il ne s’étonnait de rien. Néanmoins Lucien se demanda quel était le mobile de ce meneur d’intrigues royales. Il se paya d’abord d’une raison vulgaire : les Espagnols sont généreux ! L’Espagnol est généreux, comme l’Italien est empoisonneur et jaloux, comme le Français est léger, comme l’Allemand est
franc, comme le Juif est ignoble, comme l’Anglais est noble. Renversez ces propositions ? vous arriverez au vrai. Les juifs ont accaparé l’or, ils écrivent Robert le Diable, ils jouent Phèdre, ils chantent Guillaume Tell, ils commandent des tableaux, ils élèvent des palais, ils écrivent Reisebilder [Reisibilder] et d’admirables poésies, ils sont plus puissants que jamais, leur religion est acceptée, enfin ils font crédit au Pape ! En Allemagne, pour les moindres choses, on demande à un étranger : — Avez-vous un contrat ? tant on y fait de chicanes. En France, on applaudit depuis cinquante ans à la Scène des stupidités nationales, on continue à porter d’inexplicables chapeaux, et le gouvernement ne change qu’à la condition d’être toujours le même !.. L’Angleterre déploie à la face du monde des perfidies dont l’horreur ne peut se comparer qu’à son avidité. L’Espagnol, après avoir eu l’or des deux Indes, n’a plus rien. Il n’y a pas de pays du monde où il y ait moins d’empoisonnements qu’en Italie, et où les mœurs soient plus faciles et plus courtoises. Les Espagnols ont beaucoup vécu sur la réputation des Maures. Lorsque l’Espagnol remonta dans la calèche, il dit au postillon ces paroles à l’oreille : — Le train de la malle, il y a trois francs de guides. Lucien hésitait à monter, le prêtre lui dit : — Allons donc, et Lucien monta sous prétexte de lui décocher un argument ad hominem. — Mon père, lui dit-il, un homme qui vient de dérouler du plus beau sang-froid du monde les maximes que beaucoup de bourgeois taxeront de profondément immorales... — Et qui le sont, dit le prêtre, voilà pourquoi JésusChrist voulait que le scandale eût lieu, mon fils. Et voilà pourquoi le monde manifeste une si grande horreur du scandale.
— Un homme de votre trempe ne s’étonnera pas de la question que je vais lui faire ! — Allez, mon fils !... dit Carlos Herrera, vous ne me connaissez pas. Croyez-vous que je prendrais un secrétaire avant de savoir s’il a des principes assez sûrs pour ne me rien prendre ? Je suis content de vous. Vous avez encore toutes les innocences de l’homme qui se tue à vingt ans. Votre question ?... — Pourquoi vous intéressez-vous à moi ? quel prix voulez-vous de mon obéissance ?... Pourquoi me donnezvous tout ? quelle est votre part ? L’Espagnol regarda Lucien et se mit à sourire. — Attendons une côte, nous la monterons à pied, et nous parlerons en plein vent. Le vent est discret. Le silence régna pendant quelque temps entre les deux compagnons, et la rapidité de la course aida, pour ainsi dire, à la griserie morale de Lucien. — Mon père, voici la côte, dit Lucien en se réveillant comme d’un rêve. — Eh ! bien, marchons, dit le prêtre en criant d’une voix forte au postillon d’arrêter. Et tous deux ils s’élancèrent sur la route. — Enfant, dit l’Espagnol en prenant Lucien par le bras, as-tu médité la Venise sauvée d’Otway ? As-tu compris cette amitié profonde, d’homme à homme, qui lie Pierre à Jaffier, qui fait pour eux d’une femme une bagatelle, et qui change entre eux tous les termes sociaux ?... Eh ! bien, voilà pour le poète.
— Le chanoine connaît aussi le théâtre, se dit Lucien en lui-même. — Avez-vous lu Voltaire ?... lui demanda-t-il. — J’ai fait mieux, répondit le chanoine, je le mets en pratique. — Vous ne croyez pas en Dieu ?... — Allons, c’est moi qui suis l’athée, dit le prêtre en souriant. Venons au positif, mon petit ?...J’ai quarante-six ans, je suis l’enfant naturel d’un grand seigneur, par ainsi sans famille, et j’ai un cœur... Mais, apprends ceci, grave-le dans ta cervelle encore si molle : l’homme a horreur de la solitude. Et de toutes les solitudes, la solitude morale est celle qui l’épouvante le plus. Les premiers anachorètes vivaient avec Dieu, ils habitaient le monde le plus peuplé, le monde spirituel. Les avares habitent le monde de la fantaisie et des jouissances. L’avare a tout, jusqu’à son sexe, dans le cerveau. La première pensée de l’homme, qu’il soit lépreux ou forçat, infâme ou malade, est d’avoir un complice de sa destinée. À satisfaire ce sentiment, qui est la vie même, il emploie toutes ses forces, toute sa puissance, la verve de sa vie. Sans ce désir souverain, Satan aurait-il pu trouver des compagnons ?... Il y a là tout un poème à faire qui serait l’avant-scène du Paradis perdu, qui n’est que l’apologie de la Révolte. — Celui-là serait l’Iliade de la corruption, dit Lucien. — Eh ! bien, je suis seul, je vis seul. Si j’ai l’habit, je n’ai pas le cœur du prêtre. J’aime à me dévouer, j’ai ce vice-là. Je vis par le dévouement, voilà pourquoi je suis prêtre. Je ne crains pas l’ingratitude, et je suis reconnaissant. L’Église n’est rien pour moi, c’est une idée. Je me suis dévoué au roi d’Espagne ; mais on ne peut pas aimer le roi d’Espagne, il me protège, il plane au-dessus de moi. Je veux aimer ma créature, la façonner, la pétrir à mon usage, afin de l’aimer comme un père aime son enfant. Je roulerai dans ton
tilbury, mon garçon, je me réjouirai de tes succès auprès des femmes, je dirai : — Ce beau jeune homme, c’est moi ! ce marquis de Rubempré, je l’ai créé et mis au monde aristocratique ; sa grandeur est mon œuvre, il se tait ou parle à ma voix, il me consulte en tout. L’abbé de Vermont était cela pour Marie-Antoinette. — Il l’a menée à l’échafaud ! — Il n’aimait pas la reine !... répondit le prêtre. — Dois-je laisser derrière moi la désolation ? dit Lucien. — J’ai des trésors, tu y puiseras. — En ce moment, je ferais bien des choses pour délivrer Séchard, répliqua Lucien d’une voix qui ne voulait plus du suicide. — Dis un mot, mon fils, et il recevra demain matin la somme nécessaire à sa libération. — Comment ! vous me donneriez douze mille francs !... — Eh ! enfant, ne vois-tu pas que nous faisons quatre lieues à l’heure ? Nous allons dîner à Poitiers. Là, si tu veux signer le pacte, me donner une seule preuve d’obéissance, la diligence de Bordeaux portera quinze mille francs à ta sœur... — Où sont-ils ? Le prêtre espagnol ne répondit rien, et Lucien se dit : — Le voilà pris, il se moquait de moi. Un instant après, l’Espagnol et le poète étaient remontés en voiture silencieusement ; et silencieusement, le prêtre mit la main à la poche de sa voiture, il en tira ce sac de
peau fait en gibecière divisé en trois compartiments, si connu des voyageurs ; il ramena cent portugaises, en y plongeant trois fois de sa large main qu’il ramena chaque fois pleine d’or. — Mon père, je suis à vous, dit Lucien ébloui de ce flot d’or. — Voici le tiers de l’or qui se trouve dans ce sac, trente mille francs, sans compter l’argent du voyage. — Et vous voyagez seul ?... s’écria Lucien. — Qu’est-ce que cela ! fit l’Espagnol. J’ai pour plus de cent mille écus de traites sur Paris. Un diplomate sans argent, c’est ce que tu étais tout à l’heure : un poète sans volonté. Au moment où Lucien montait en voiture avec le prétendu diplomate espagnol, Ève se levait pour donner à boire à son fils, elle trouva la fatale lettre, et la lut. Une sueur froide glaça la moiteur que cause le sommeil du matin, elle eut un éblouissement, elle appela Marion et Kolb. À ce mot : — Mon frère est-il sorti ? Kolb répondit : oui, montame, afant le chour ! — Gardez-moi le plus profond secret sur ce que je vous confie, dit Ève aux deux domestiques, mon frère est sans doute sorti pour mettre fin à ses jours. Courez tous les deux, prenez des informations avec prudence, et surveillez le cours de la rivière. Ève resta seule, dans un état de stupeur horrible à voir. Ce fut au milieu du trouble où elle se trouvait que, sur les sept heures du matin, Petit-Claud se présenta pour lui
parler d’affaires. Dans ces moments là, l’on écoute tout le monde. — Madame, dit l’avoué, notre pauvre cher David est en prison, et il arrive à la situation que j’ai prévue au début de cette affaire. Je lui conseillais alors de s’associer pour l’exploitation de sa découverte avec ses concurrents, les Cointet, qui tiennent entre leurs mains les moyens d’exécuter ce qui, chez votre mari, n’est qu’à l’état de conception. Aussi, dans la soirée d’hier, aussitôt que la nouvelle de son arrestation m’est parvenue, qu’ai-je fait ? je suis allé trouver messieurs Cointet avec l’intention de tirer d’eux des concessions qui pussent vous satisfaire. En voulant défendre cette découverte votre vie va continuer d’être ce qu’elle est : une vie de chicanes où vous succomberez, où vous finirez, épuisés et mourants, par faire, à votre détriment peut-être, avec un homme d’argent, ce que je veux vous voir faire, à votre avantage, dès aujourd’hui, avec messieurs Cointet frères. Vous économiserez ainsi les privations [privation], les angoisses du combat de l’inventeur contre l’avidité du capitaliste et l’indifférence de la société. Voyons ! si messieurs Cointet payent vos dettes... si, vos dettes payées, ils vous donnent encore une somme qui vous soit acquise, quel que soit le mérite, l’avenir ou la possibilité de la découverte, en vous accordant, bien entendu toujours, une certaine part dans les bénéfices de l’exploitation, ne serez-vous pas heureux ?... Vous devenez, vous, madame, propriétaire du matériel de l’imprimerie, et vous la vendrez sans doute, cela vaudra bien vingt mille francs, je vous garantis un acquéreur à ce prix. Si vous réalisez quinze mille francs, par un acte de société avec messieurs Cointet, vous auriez une fortune de trente-cinq mille francs, et au taux actuel des rentes, vous vous feriez deux mille francs de rente.. On vit avec deux mille francs de rente en province. Et, remarquez bien que, madame, vous auriez encore les éventualités de votre association avec messieurs Cointet. Je dis éventualités, car il faut supposer l’insuccès. Eh ! bien, voici ce que je suis en mesure de
pouvoir obtenir : d’abord, libération complète de David, puis quinze mille francs remis à titre d’indemnité de ses recherches, acquis sans que messieurs Cointet puissent en faire l’objet d’une revendication à quelque titre que ce soit, quand même la découverte [decouverte] serait improductive ; enfin une société formée entre David et messieurs Cointet pour l’exploitation d’un brevet d’invention à prendre, après une expérience faite en commun et secrètement, de son procédé de fabrication sur les bases suivantes : messieurs Cointet feront tous les frais. La mise de fonds de David sera l’apport du brevet, et il aura le quart des bénéfices. Vous êtes une femme pleine de jugement et trèsraisonnable, ce qui n’arrive pas souvent aux très-belles femmes ; réfléchissez à ces propositions et vous les trouverez très-acceptables... — Ah ! monsieur, s’écria la pauvre Ève au désespoir et en fondant en larmes, pourquoi n’êtes-vous pas venu hier au soir me proposer cette transaction ? Nous eussions évité le déshonneur, et... bien pis... — Ma discussion avec les Cointet, qui, vous avez dû vous en douter, se cachent derrière Métivier, n’a fini qu’à minuit. Mais qu’est-il donc arrivé depuis hier soir qui soit pire que l’arrestation de notre pauvre David ? demanda Petit-Claud. — Voici l’affreuse nouvelle que j’ai trouvée à mon réveil, répondit-elle en tendant à Petit-Claud la lettre de Lucien. Vous me prouvez en ce moment que vous vous intéressez à nous, vous êtes l’ami de David et de Lucien, je n’ai pas besoin de vous demander le secret... — Soyez sans aucune inquiétude, dit Petit-Claud en rendant la lettre après l’avoir lue. Lucien ne se tuera pas. Après avoir été la cause de l’arrestation de son beau-frère, il lui fallait une raison pour vous quitter [quiter], et je vois là comme une tirade de sortie, en style de coulisses.
Les Cointet étaient arrivés à leurs fins. Après avoir torturé l’inventeur et sa famille, ils saisissaient le moment de cette torture où la lassitude fait désirer quelque repos. Tous les chercheurs de secrets ne tiennent pas du boule-dogue, qui meurt sa proie entre les dents, et les Cointet avaient savemment étudié le caractère de leurs victimes. Pour le grand Cointet, l’arrestation de David était la dernière scène du premier acte de ce drame. Le second acte commençait par la proposition que Petit-Claud venait faire. En grand maître, l’avoué regarda le coup de tête de Lucien comme une de ces chances inespérées qui, dans une partie, achèvent de la décider. Il vit Ève si complétement matée par cet événement qu’il résolut d’en profiter pour gagner sa confiance, car il avait fini par deviner l’influence de la femme sur le mari. Donc, au lieu de plonger madame Séchard plus avant dans le désespoir, il essaya de la rassurer, et il la dirigea très-habilement vers la prison dans la situation d’esprit où elle se trouvait, en pensant qu’elle déterminerait alors David à s’associer aux Cointet. — David, madame, m’a dit qu’il ne souhaitait de fortune que pour vous et pour votre frère ; mais il doit vous être prouvé que ce serait une folie que de vouloir enrichir Lucien. Ce garçon-là mangerait trois fortunes. L’attitude d’Ève disait assez que la dernière de ses illusions sur son frère s’était envolée, aussi l’avoué fit-il une pause pour convertir le silence de sa cliente en une sorte d’assentiment. — Ainsi, dans cette question, reprit-il, il ne s’agit plus que de vous et de votre enfant. C’est à vous de savoir si deux mille francs de rente suffisent à votre bonheur, sans compter la succession du vieux Séchard. Votre beau-père se fait, depuis long-temps, un revenu de sept à huit mille francs, sans compter les intérêts qu’il sait tirer de ses capitaux ;
ainsi vous avez, après tout, un bel avenir. Pourquoi vous tourmenter ? L’avoué quitta madame Séchard en la laissant réfléchir sur cette perspective, assez habilement préparée la veille par le grand Cointet. — Allez leur faire entrevoir la possibilité de toucher une somme quelconque, avait dit le Loup-Cervier d’Angoulême à l’avoué quand il vint lui annoncer l’arrestation ; et lorsqu’ils se seront accoutumés à l’idée de palper une somme, ils seront à nous : nous marchanderons, et, petit à petit, nous les ferons arriver au prix que nous voulons donner de ce secret. Cette phrase contenait en quelque sorte l’argument du second acte de ce drame financier. Quand madame Séchard, le cœur brisé par ses appréhensions sur le sort de son frère, se fut habillée, et descendit pour aller à la prison, elle éprouva l’angoisse que lui donna l’idée de traverser seule les rues d’Angoulême. Sans s’occuper de l’anxiété de sa cliente, Petit-Claud revint lui offrir le bras, ramené par une pensée assez machiavélique, et il eut le mérite d’une délicatesse à laquelle Ève fut extrêmement sensible ; car il s’en laissa remercier, sans la tirer de son erreur. Cette petite attention, chez un homme si dur, si cassant, et dans un pareil moment, modifia les jugements que madame Séchard avait jusqu’à présent portés sur Petit-Claud. — Je vous mène, lui dit-il, par le chemin le plus long, mais nous n’y rencontrerons personne. — Voici la première fois, monsieur, que je n’ai pas le droit d’aller la tête haute ! on me l’a bien durement appris hier...
— Ce sera la première et la dernière. — Oh ! je ne resterai certes pas dans cette ville... — Si votre mari consentait aux propositions qui sont à peu près posées entre les Cointet et moi, dit Petit-Claud à Ève en arrivant au seuil de la prison, faites-le-moi savoir, je viendrais aussitôt avec une autorisation de Cachan qui permettrait à David de sortir ; et, vraisemblablement, il ne rentrerait pas en prison... Ceci dit en face de la geôle était ce que les Italiens appellent une combinaison. Chez eux, ce mot exprime l’acte indéfinissable où se rencontre un peu de perfidie mêlée au droit, l’à-propos d’une fraude permise, une fourberie quasi légitime et bien dressée ; selon eux, la Saint-Barthélemi est une combinaison politique. Par les causes exposées ci-dessus, la détention pour dettes est un fait judiciaire si rare en province que, dans la plupart des villes de France, il n’existe pas de maison d’arrêt. Dans ce cas, le débiteur est écroué à la prison où l’on incarcère les Inculpés, les Prévenus, les Accusés et les Condamnés. Tels sont les noms divers que prennent légalement et successivement ceux que le peuple appelle génériquement des criminels. Ainsi David fut mis provisoirement dans une des chambres basses de la prison d’Angoulême, d’où, peut-être, quelque condamné venait de sortir, après avoir fait son temps. Une fois écroué avec la somme décrétée par la loi pour les aliments du prisonnier pendant un mois, David se trouva devant un gros homme qui, pour les captifs, devient un pouvoir plus grand que celui du Roi : le geôlier ! En province, on ne connaît pas de geôlier maigre. D’abord, cette place est presque une sinécure ; puis, un geôlier est comme un aubergiste qui n’aurait pas de maison à payer, il se nourrit très-bien en nourrissant trèsmal ses prisonniers qu’il loge, d’ailleurs, comme fait l’aubergiste, selon leurs moyens. Il connaissait David de
nom, à cause de son père surtout, et il eut la confiance de le bien coucher pour une nuit, quoique David fût sans un sou. La prison d’Angoulême date du Moyen-Âge, et n’a pas subi plus de changements que la Cathédrale. Encore appelée Maison de Justice, elle est adossée à l’ancien Présidial. Le guichet est classique, c’est la porte cloûtée, solide en apparence, usée, basse, et de construction d’autant plus cyclopéenne qu’elle a, comme un œil unique au front, dans le judas par où le geôlier vient reconnaître les gens avant d’ouvrir. Un corridor règne le long de la façade au rez-dechaussée, et sur ce corridor ouvrent plusieurs chambres dont les fenêtres hautes et garnies de hottes tirent leur jour du préau. Le geôlier occupe un logement séparé de ces chambres par une voûte qui sépare le rez-de-chaussée en deux parties, et au bout de laquelle on voit, dès le guichet une grille fermant le préau. David fut conduit par le geôlier dans celle des chambres qui se trouvait auprès de la voûte, et dont la porte donnait en face de son logement. Le geôlier voulait voisiner avec un homme qui, vu sa position particulière, pouvait lui tenir compagnie. — C’est la meilleure chambre, dit-il en voyant David stupéfait à l’aspect du local. Les murs de cette chambre étaient en pierre et assez humides. Les fenêtres très élevées avaient des barreaux de fer. Les dalles de pierre jetaient un froid glacial. On entendait le pas régulier de la sentinelle en faction qui se promenait dans le corridor. Ce bruit monotone, comme celui de la marée, vous jette à tout instant cette pensée : « on te garde ! tu n’es plus libre ! » Tous ces détails, cet ensemble de choses agit prodigieusement sur le moral des honnêtes gens. David aperçut un lit exécrable ; mais les gens incarcérés sont si violemment agités pendant la première nuit, qu’ils ne s’aperçoivent de la dureté de leur couche qu’à la seconde nuit. Le geôlier fut gracieux, il proposa naturellement à son détenu de se promener dans le préau jusqu’à la nuit. Le supplice de David ne commença qu’au moment de son
coucher. Il était interdit de donner de la lumière aux prisonniers, il fallait donc un permis du Procureur du Roi pour exempter le détenu pour dettes du règlement qui ne concernait évidemment que les gens mis sous la main de justice. Le geôlier admit bien David à son foyer, mais il fallut enfin le renfermer, à l’heure du coucher. Le pauvre mari d’Ève connut alors les horreurs de la prison et la grossièreté de ses usages qui le révolta. Mais, par une de ces réactions assez familières aux penseurs, il s’isola dans cette solitude, il s’en sauva par un de ces rêves que les poètes ont le pouvoir de faire tout éveillés. Le malheureux finit par porter sa réflexion sur ses affaires. La prison pousse énormément à l’examen de conscience. David se demanda s’il avait rempli ses devoirs de chef de famille ? quelle devait être la désolation de sa femme ? pourquoi, comme le lui disait Marion, ne pas gagner assez d’argent pour pouvoir faire plus tard sa découverte à loisir ? — Comment, se dit-il, rester à Angoulême après un pareil éclat ? Si je sors de prison, qu’allons-nous devenir ? où irons-nous ? Quelques doutes lui vinrent sur ses procédés. Ce fut une de ces angoisses qui ne peut être comprise que par les inventeurs eux-mêmes ! De doute en doute, David en vint à voir clair à sa situation, et il se dit à lui-même, ce que les Cointet avaient dit au père Séchard, ce que Petit-Claud venait de dire à Ève : « En supposant que tout aille bien, que sera-ce à l’application ? Il me faut un brevet d’invention, c’est de l’argent !... Il me faut une fabrique où faire mes essais en grand, ce sera livrer ma découverte ! oh ! comme Petit-Claud avait raison ! Les prisons les plus obscures dégagent de très-vives lueurs. — Bah ! dit David en s’endormant sur l’espèce de lit de camp où se trouvait un horrible matelas en drap brun très grossier, je verrai sans doute Petit-Claud, demain matin.
David s’était donc bien préparé lui-même à écouter les propositions que sa femme lui apportait de la part de ses ennemis. Après qu’elle eut embrassé son mari et se fut assise sur le pied du lit, car il n’y avait qu’une chaise en bois de la plus vile espèce, le regard de la femme tomba sur l’affreux baquet mis dans un coin et sur les murailles parsemées de noms et d’apophtegmes écrits par les prédécesseurs de David. Alors, de ses yeux rougis, les pleurs recommencèrent à couler. Elle eut encore des larmes après toutes celles qu’elle avait versées, en voyant son mari dans la situation d’un criminel. — Voilà donc où peut mener le désir de la gloire !... s’écria-t-elle. Ô ! mon ange, abandonne cette carrière... Allons ensemble le long de la route battue, et ne cherchons pas une fortune rapide... Il me faut peu de chose pour être heureuse, surtout après avoir tant souffert !... Et si tu savais !... cette déshonorante arrestation n’est pas notre grand malheur !... tiens ? Elle tendit la lettre de Lucien que David eut bientôt lue ; et, pour le consoler, elle lui dit l’affreux mot de Petit-Claud sur Lucien. — Si Lucien s’est tué, c’est fait en ce moment, dit David, et si ce n’est pas fait en ce moment, il ne se tuera pas : il ne peut pas, comme il le dit, avoir du courage plus d’une matinée... — Mais rester dans cette anxiété ?... s’écria la sœur qui pardonnait presque tout à l’idée de la mort. Elle redit à son mari les propositions que Petit-Claud avait soi-disant obtenues des Cointet, et qui furent aussitôt acceptées par David avec un visible plaisir. — Nous aurons de quoi vivre dans un village auprès de l’Houmeau où la fabrique des Cointet est située, et je ne veux
plus que la tranquillité ! s’écria l’inventeur. Si Lucien s’est puni par la mort, nous aurons assez de fortune pour attendre celle de mon père ; et, s’il existe, le pauvre garçon saura se conformer à notre médiocrité... Les Cointet profiteront certainement de ma découverte ; mais, après tout, que suisje relativement à mon pays ?... Un homme. Si mon secret profite à tous, eh ! bien, je suis content ! Tiens, ma chère Ève, nous ne sommes faits ni l’un ni l’autre pour être des commerçants. Nous n’avons ni l’amour du gain, ni cette difficulté de lâcher toute espèce d’argent, même le plus légitimement dû, qui sont peut-être les vertus du négociant, car on nomme ces deux avarices : Prudence et Génie commercial ! Enchantée de cette conformité de vues, l’une des plus douces fleurs de l’amour, car les intérêts et l’esprit peuvent ne pas s’accorder chez deux êtres qui s’aiment, Ève pria le geôlier d’envoyer chez Petit-Claud un mot par lequel elle lui disait de délivrer David, en lui annonçant leur mutuel consentement aux bases de l’arrangement projeté. Dix minutes après, Petit-Claud entrait dans l’horrible chambre de David, et disait à Ève : — Retournez chez vous, madame, nous vous y suivrons... — Eh ! bien, mon cher ami, dit Petit-Claud, tu t’es donc laissé prendre ! Et comment as-tu pu commettre la faute de sortir ? — Eh ! comment ne serais-je pas sorti ? voici ce que Lucien m’écrivait. David remit à Petit-Claud la lettre de Cérizet ; PetitClaud la prit, la lut, la regarda, tâta le papier, et causa d’affaires en pliant la lettre comme par distraction, et il la mit dans sa poche. Puis l’avoué prit David par le bras, et sortit avec lui, car la décharge de l’huissier avait été apportée au geôlier pendant cette conversation. En rentrant chez lui, David se crut dans le ciel, il pleura comme un enfant en
embrassant son petit Lucien, et se retrouvant dans sa chambre à coucher après vingt jours de détention dont les dernières heures étaient, selon les mœurs de la province, déshonorantes. Kolb et Marion étaient revenus. Marion apprit à l’Houmeau que Lucien avait été vu marchant sur la route de Paris, au delà de Marsac. La mise du dandy fut remarquée par les gens de la campagne qui apportaient des denrées à la ville. Après s’être lancé à cheval sur le grand chemin, Kolb avait fini par savoir à Mansle que Lucien, reconnu par monsieur Marron, voyageait dans une calèche en poste. — Que vous disais-je ? s’écria Petit-Claud. Ce n’est pas un poète, ce garçon-là, c’est un roman continuel. — En poste, disait Ève, et où va-t-il encore, cette fois ? — Maintenant, dit Petit-Claud à David, venez chez messieurs Cointet, ils vous attendent. — Ah ! monsieur, s’écria la belle madame Séchard, je vous en prie, défendez bien nos intérêts, vous avez tout notre avenir entre les mains. — Voulez-vous, madame, dit Petit-Claud, que la conférence ait lieu chez vous ? je vous laisse David. Ces messieurs viendront ici ce soir, et vous verrez si je sais défendre vos intérêts. — Ah ! monsieur, vous me feriez bien plaisir, dit Ève. — Eh ! bien, dit Petit-Claud, à ce soir, ici, sur les sept heures. — Je vous remercie, répondit Ève avec un regard et un accent qui prouvèrent à Petit-Claud combien de progrès il avait fait dans la confiance de sa cliente.
— Ne craignez rien, vous le voyez ? j’avais raison, ajouta-t-il. Votre frère est à trente lieues de son suicide. Enfin, peut-être ce soir aurez-vous une petite fortune. Il se présente un acquéreur sérieux pour votre imprimerie. — Si cela était, dit Ève, pourquoi ne pas attendre avant de nous lier avec les Cointet ? — Vous oubliez, madame, répondit Petit-Claud qui vit le danger de sa confidence, que vous ne serez libre de vendre votre imprimerie qu’après avoir payé monsieur Métivier, car tous vos ustensiles sont toujours saisis. Rentré chez lui, Petit-Claud fit venir Cérizet. Quand le prote fut dans son cabinet, il l’emmena dans une embrasure de la croisée. — Tu seras demain soir propriétaire de l’imprimerie Séchard, et assez puissamment protégé pour obtenir la transmission du brevet, lui dit-il dans l’oreille ; mais tu ne veux pas finir aux galères ? — De quoi !... de quoi, les galères ? fit Cérizet. — Ta lettre à David est un faux, et je la tiens... Si l’on interrogeait Henriette, que dirait-elle ?... Je ne veux pas te perdre, dit aussitôt Petit-Claud en voyant pâlir Cérizet. — Vous voulez encore quelque chose de moi ? s’écria le Parisien. — Eh ! bien, voici ce que j’attends de toi, reprit PetitClaud. Écoute bien ! tu seras imprimeur à Angoulême dans deux mois... mais tu devras ton imprimerie, et tu ne l’auras pas payée en dix ans !... Tu travailleras long-temps pour tes capitalistes ! et de plus tu seras obligé d’être le prête-nom du parti libéral... C’est moi qui rédigerai ton acte de commandite avec Gannerac ; je le ferai de manière que tu
puisses un jour avoir l’imprimerie à toi... Mais, s’ils créent un journal, si tu en es le gérant, si je suis ici premier substitut, tu t’entendras avec le grand Cointet pour mettre dans ton journal des articles de nature à le faire saisir et supprimer... Les Cointet te payeront largement pour leur rendre ce service-là... Je sais bien que tu seras condamné, que tu mangeras de la prison, mais tu passeras pour un homme important et persécuté. Tu deviendras un personnage du parti libéral, un sergent Mercier, un PaulLouis Courier, un Manuel au petit pied. Je ne te laisserai jamais retirer ton brevet. Enfin, le jour où le journal sera supprimé, je brûlerai cette lettre devant toi... Ta fortune ne te coûtera pas cher... Les gens du peuple ont des idées très-erronées sur les distinctions légales du faux, et Cérizet, qui se voyait déjà sur les bancs de la cour d’assises, respira. — Je serai, dans trois ans d’ici, procureur du roi à Angoulême, reprit Petit-Claud, tu pourras avoir besoin de moi, songes-y ! — C’est entendu, dit Cérizet. Mais vous ne me connaissez pas : brûlez cette lettre devant moi, reprit-il, fiezvous à ma reconnaissance. Petit-Claud regarda Cérizet. Ce fut un de ces duels d’œil à œil où le regard de celui qui observe est comme un scalpel avec lequel il essaye de fouiller l’âme, et où les yeux de l’homme qui met alors ses vertus en étalage sont comme un spectacle. Petit-Claud ne répondit rien ; il alluma une bougie et brûla la lettre en se disant : — Il a sa fortune à faire ! — Vous avez à vous une âme damnée, dit le prote.
David attendait avec une vague inquiétude la conférence avec les Cointet : ce n’était ni la discussion de ses intérêts ni celle de l’acte à faire qui l’occupait ; mais l’opinion que les fabricants allaient avoir de ses travaux. Il se trouvait dans la situation de l’auteur dramatique devant ses juges. L’amour-propre de l’inventeur et ses anxiétés au moment d’atteindre au but faisaient pâlir tout autre sentiment. Enfin, sur les sept heures du soir, à l’instant où madame la comtesse Châtelet se mettait au lit sous prétexte de migraine et laissait faire à son mari les honneurs du dîner, tant elle était affligée des nouvelles contradictoires qui couraient sur Lucien ! les Cointet, le gros et le grand, entrèrent avec PetitClaud chez leur concurrent, qui se livrait à eux, pieds et poings liés. On se trouva d’abord arrêté par une difficulté préliminaire : comment faire un acte de société sans connaître les procédés de David ? Et les procédés de David divulgués, David se trouvait à la merci des Cointet. PetitClaud [Peti-Claud] obtint que l’acte serait fait auparavant. Le grand Cointet dit alors à David de lui montrer quelques-uns de ses produits, et l’inventeur lui présenta les dernières feuilles fabriquées, en en garantissant le prix de revient. — Eh ! bien, voilà, dit Petit-Claud, la base de l’acte toute trouvée ; vous pouvez vous associer sur ces données-là, en introduisant une clause de dissolution dans le cas où les conditions du brevet ne seraient pas remplies à l’exécution en fabrique. — Autre chose, monsieur, dit le grand Cointet à David, autre chose est de fabriquer, en petit, dans sa chambre, avec une petite forme, des échantillons de papier, ou de se livrer à des fabrications sur une grande échelle. Jugez-en par un seul fait ? Nous faisons des papiers de couleur, nous achetons, pour les colorer, des parties de couleur bien identiques. Ainsi, l’indigo pour bleuter nos Coquilles est pris dans une caisse dont tous les pains proviennent d’une même fabrication. Eh ! bien, nous n’avons jamais pu obtenir deux cuvées de teintes pareilles... Il s’opère dans la préparation de
nos matières des phénomènes qui nous échappent. La quantité, la qualité de pâte changent sur-le-champ toute espéce de question. Quand vous teniez dans une bassine une portion d’ingrédients que je ne demande pas à connaître, vous en étiez le maître, vous pouviez agir sur toutes les parties uniformément, les lier, les malaxer, les pétrir, à votre gré, leur donner une façon homogène... Mais qui vous a garanti que sur une cuvée de cinq cents rames il en sera de même, et que vos procédés réussiront ?... David, Ève et Petit-Claud se regardèrent en se disant bien des choses par les yeux. — Prenez un exemple qui vous offre une analogie quelconque, dit le grand Cointet après une pause. Vous coupez environ deux bottes de foin dans une prairie, et vous les mettez bien serrées dans votre chambre sans avoir laissé les herbes jeter leur feu, comme disent les paysans ; la fermentation a lieu, mais elle ne cause pas d’accident. Vous appuieriez-vous de cette expérience pour entasser deux mille bottes dans une grange bâtie en bois ?... vous savez bien que le feu prendrait dans ce foin et que votre grange brûlerait comme une allumette. Vous êtes un homme instruit, dit Cointet à David, concluez ?... Vous avez, en ce moment coupé deux bottes de foin, et nous craignons de mettre feu à notre papeterie en en serrant deux mille. Nous pouvons, en d’autres termes, perdre plus d’une cuvée, faire des pertes, et nous trouver avec rien dans les mains après avoir dépensé beaucoup d’argent. David était atterré. La Pratique parlait son langage positif à la Théorie, dont la parole est toujours au Futur. — Du diable si je signe un pareil acte de société ! s’écria brutalement le gros Cointet. Tu perdras ton argent si tu veux, Boniface, moi je garde le mien... J’offre de payer les dettes de monsieur Séchard, et six mille francs... Encore trois mille francs en billets, dit-il en se reprenant, et à douze
et quinze mois... Ce sera bien assez des risques à courir... Nous avons douze mille francs à prendre sur notre compte avec Métivier. Cela fera quinze mille francs !... Mais c’est tout ce que je payerais le secret pour l’exploiter à moi tout seul. Ah ! voilà cette trouvaille dont tu me parlais, Boniface... Eh ! bien, merci, je te croyais plus d’esprit. Non, ce n’est pas là ce qu’on appelle une affaire. — La question, pour vous, dit alors Petit-Claud sans s’effrayer de cette sortie, se réduit à ceci : Voulez-vous risquer vingt mille francs pour acheter un secret qui peut vous enrichir ? Mais, messieurs, les risques sont toujours en raison des bénéfices... C’est un enjeu de vingt mille francs contre la fortune. Le joueur met un louis pour en avoir trente-six à la roulette, mais il sait que son louis est perdu. Faites de même. — Je demande à réfléchir, dit le gros Cointet ; moi, je ne suis pas aussi fort que mon frère. Je suis un pauvre garçon tout rond qui ne connais qu’une seule chose : fabriquer à vingt sous le Paroissien que je vends quarante sous. J’aperçois dans une invention qui n’en est qu’à sa première expérience, une cause de ruine. On réussira une première cuvée, on manquera la seconde, on continuera, on se laisse alors entraîner, et quand on a passé le bras dans ces engrenages-là, le corps suit... Il raconta l’histoire d’un négociant de Bordeaux ruiné pour avoir voulu cultiver les Landes sur la foi d’un savant ; il trouva six exemples pareils autour de lui, dans le département de la Charente et de la Dordogne, en industrie et en agriculture ; il s’emporta, ne voulut plus rien écouter, les objections de Petit-Claud accroissaient son irritation au lieu de le calmer. — J’aime mieux acheter plus cher une chose plus certaine que cette découverte, et n’avoir qu’un petit bénéfice, dit-il en regardant son frère. Selon moi, rien ne parait assez avancé pour établir une affaire, s’écria-t-il en terminant.
— Enfin vous êtes venus ici pour quelque chose ? dit Petit-Claud. Qu’offrez-vous ? — De libérer monsieur Séchard, et de lui assurer, en cas de succès, trente pour cent de bénéfices, répondit vivement le gros Cointet. — Eh ! monsieur, dit Ève, avec quoi vivrons-nous pendant tout le temps des expériences ? mon mari a eu la honte de l’arrestation, il peut retourner en prison, il n’en sera ni plus ni moins, et nous payerons nos dettes... Petit-Claud mit un doigt sur ses lèvres en regardant Ève. — Vous n’êtes pas raisonnables, dit-il aux deux frères. Vous avez vu le papier, le père Séchard vous a dit que son fils, enfermé par lui, avait, dans une seule nuit, avec des ingrédients qui devaient coûter peu de chose, fabriqué d’excellent papier... Vous êtes ici pour aboutir à l’acquisition. Voulez-vous acquérir, oui ou non ? — Tenez, dit le grand Cointet, que mon frère veuille ou ne veuille pas, je risque, moi, le payement des dettes de monsieur Séchard ; je donne six mille francs, argent comptant, et monsieur Séchard aura trente pour cent dans les bénéfices ; mais écoutez bien ceci : si dans l’espace d’un an il n’a pas réalisé les conditions qu’il posera lui-même dans l’acte, il nous rendra les six mille francs, le brevet nous restera, nous nous en tirerons comme nous pourrons. — Es-tu sûr de toi ? dit Petit-Claud en prenant David à part. — Oui, dit David qui fut pris à cette tactique des deux frères et qui tremblait de voir rompre au gros Cointet cette conférence d’où son avenir dépendait.
— Eh ! bien, je vais aller rédiger l’acte, dit Petit-Claud aux Cointet et à Ève ; vous en aurez chacun un double pour ce soir, vous le méditerez pendant toute la matinée ; puis, demain soir, à quatre heures, au sortir de l’audience, vous le signerez. Vous, messieurs, retirez les pièces de Métivier. Moi, j’écrirai d’arrêter le procès en Cour Royale, et nous nous signifierons les désistements réciproques. Voici quel fut l’énoncé des obligations de Séchard. « ENTRE LES SOUSSIGNÉS, etc. » Monsieur David Séchard fils, imprimeur à Angoulême, affirmant avoir trouvé le moyen de coller également le papier en cuve, et le moyen de réduire le prix de fabrication de toute espèce de papier de plus de cinquante pour cent par l’introduction de matières végétales dans la pâte, soit en les mêlant aux chiffons employés jusqu’à présent, soit en les employant sans adjonction de chiffon, une Société pour l’exploitation du brevet d’invention à prendre en raison de ces procédés, est formée entre monsieur David Séchard fils et messieurs Cointet frères, aux clauses et conditions suivantes... » Un des articles de l’acte dépouillait complétement David Séchard de ses droits dans le cas où il n’accomplirait pas les promesses énoncées dans ce libellé soigneusement fait par le grand Cointet et consenti par David. En apportant cet acte le lendemain matin à sept heures et demie, Petit-Claud apprit à David et à sa femme que Cérizet offrait vingt-deux mille francs comptant de l’imprimerie. L’acte de vente pouvait se signer dans la soirée. — Mais, dit-il, si les Cointet apprenaient cette acquisition, ils seraient capables de ne pas signer votre acte, de vous tourmenter, de faire vendre ici...
— Vous êtes sûr du payement ? dit Ève étonnée de voir se terminer une affaire de laquelle elle désespérait et qui, trois mois plus tôt, eût tout sauvé. — J’ai les fonds chez moi, répondit-il nettement. — Mais c’est de la magie, dit David en demandant à Petit-Claud l’explication de ce bonheur. — Non, c’est bien simple, les négociants de l’Houmeau veulent fonder un journal, dit Petit-Claud. — Mais je me le suis interdit, s’écria David. — Vous !... mais votre successeur... D’ailleurs, reprit-il, ne vous inquiétez de rien, vendez, empochez le prix, et laissez Cérizet se dépêtrer des clauses de la vente, il saura se tirer d’affaire. — Oh ! oui, dit Ève. — Si vous vous êtes interdit de faire un journal à Angoulême, reprit Petit-Claud, les bailleurs de fonds de Cérizet le feront à l’Houmeau. Ève, éblouie par la perspective de posséder trente mille francs, d’être au-dessus du besoin, ne regarda plus l’acte d’association que comme une espérance secondaire. Aussi monsieur et madame Séchard cédèrent-ils sur un point de l’acte social qui donna matière à une dernière discussion. Le grand Cointet exigea la faculté de mettre en son nom le brevet d’invention. Il réussit à établir que, du moment où les droits utiles de David étaient parfaitement définis dans l’acte, le brevet pouvait être indifféremment au nom d’un des associés. Son frère finit par dire : — C’est lui qui donne l’argent du brevet, qui fait les frais du voyage, et c’est encore deux mille francs ! qu’il le prenne en son nom ou il n’y a rien de fait.
Le Loup-Cervier triompha donc sur tous les points. L’acte de société fut signé vers quatre heures et demie. Le grand Cointet offrit galamment à madame Séchard six douzaines de couverts à filets et un beau châle Ternaux, en manière d’épingles, pour lui faire oublier les éclats de la discussion ! dit-il. À peine les doubles étaient-ils échangés, à peine Cachan avait-il fini de remettre à Petit-Claud les décharges et les pièces ainsi que les trois terribles effets fabriqués par Lucien, que la voix de Kolb retentit dans l’escalier, après le bruit assourdissant d’un camion du bureau des Messageries qui s’arrêta devant la porte. — Montame ! montame ! quince mile vrancs !... cria-t-il, enfoyés te Boidiers (Poitiers) en frai archant, bar mennessier Licien... — Quinze mille francs ! s’écria Ève en levant les bras. — Oui, Madame, dit le facteur en se présentant, quinze mille francs apportés par la diligence de Bordeaux, qui en avait sa charge, allez ! J’ai là deux hommes en bas qui montent les sacs. Ça vous est expédié par monsieur Lucien Chardon de Rubempré... Je vous monte un petit sac de peau dans lequel il y a, pour vous, cinq cents francs en or, et vraisemblablement une lettre. Ève crut rêver en lisant la lettre suivante : « Ma chère sœur, voici quinze mille francs. » Au lieu de me tuer, j’ai vendu ma vie. Je ne m’appartiens plus : je suis le secrétaire d’un diplomate espagnol. » Je recommence une existence affreuse. Peut-être aurait-il mieux valu me noyer.
» Adieu. David sera libre, et, avec quatre mille francs, il pourra sans doute acheter une petite papeterie et faire fortune. » Ne pensez plus, je le veux, à » Votre pauvre frère, » LUCIEN. » — Il est dit, s’écria madame Chardon qui vint voir entasser les sacs, que mon pauvre fils sera toujours fatal, comme il l’écrivait, même en faisant le bien. — Nous l’avons échappé belle ! s’écria le grand Cointet quand il fut sur la place du Mûrier. Une heure plus tard, les reflets de cet argent auraient éclairé l’acte, et notre homme se serait effrayé. Dans trois mois, comme il nous l’a promis, nous saurons à quoi nous en tenir. Le soir, à sept heures, Cérizet acheta l’imprimerie et la paya, en gardant à sa charge le loyer du dernier trimestre. Le lendemain Ève avait remis quarante mille francs au Receveur-Général, pour faire acheter, au nom de son mari, deux mille cinq cents francs de rente. Puis elle écrivit à son beau-père de lui trouver à Marsac une petite propriété de dix mille francs pour y asseoir sa fortune personnelle. Le plan du grand Cointet était d’une simplicité formidable. Du premier abord, il jugea le collage en cuve impossible. L’adjonction de matières végétales peu coûteuses à la pâte de chiffon lui parut le vrai, le seul moyen de fortune. Il se proposa donc de regarder comme rien le bon marché de la pâte, et de tenir énormément au collage en cuve. Voici pourquoi. La fabrication d’Angoulême s’occupait alors presque uniquement des papiers à écrire dits Écu, Poulet, Écolier, Coquille, qui, naturellement, sont tous collés. Ce fut long-temps la gloire de la papeterie
d’Angoulême. Ainsi, la spécialité, monopolisée par les fabricants d’Angoulême depuis longues années, donnait gain de cause à l’exigence des Cointet ; et le papier collé, comme on va le voir, n’entrait pour rien dans sa spéculation. La fourniture des papiers à écrire est excessivement bornée, tandis que celle des papiers d’impression non collés est presque sans limites. Dans le voyage qu’il fit à Paris pour y prendre le brevet à son nom, le grand Cointet pensait à conclure des affaires qui détermineraient de grands changements dans son mode de fabrication. Logé chez Métivier, Cointet lui donna des instructions pour enlever, dans l’espace d’un an, la fourniture des journaux aux papetiers qui l’exploitaient, en baissant le prix de la rame à un taux auquel nulle fabrique ne pouvait arriver, et promettant à chaque journal un blanc et des qualités supérieures aux plus belles Sortes employées jusqu’alors. Comme les marchés des journaux sont à terme, il fallait une certaine période de travaux souterrains avec les administrations pour arriver à réaliser ce monopole ; mais Cointet calcula qu’il aurait le temps de se défaire de Séchard pendant que Métivier obtiendrait des traités avec les principaux journaux de Paris, dont la consommation s’élevait alors à deux cents rames par jour. Cointet intéressa naturellement Métivier, dans une proportion déterminée, à ces fournitures, afin d’avoir un représentant habile sur la place de Paris, et ne pas y perdre du temps en voyages. La fortune de Métivier, l’une des plus considérables du commerce de la papeterie, a eu cette affaire pour origine. Pendant dix ans, il eut, sans concurrence possible, la fourniture des journaux de Paris. Tranquille sur ses débouchés futurs, le grand Cointet revint à Angoulême assez à temps pour assister au mariage de Petit-Claud dont l’Étude était vendue, et qui attendait la nomination de son successeur pour prendre la place de monsieur Milaud, promise au protégé de la comtesse Châtelet. Le second Substitut du Procureur du Roi d’Angoulême fut nommé premier Substitut à Limoges, et le Garde des Sceaux envoya un de ses protégés au parquet d’Angoulême, où le poste de
premier Substitut vaqua pendant deux mois. Cet intervalle fut la lune de miel de Petit-Claud. En l’absence du grand Cointet, David fit d’abord une première cuvée sans colle qui donna du papier à journal bien supérieur à celui que les journaux employaient, puis une seconde cuvée de papier vélin magnifique, destiné aux belles impressions, et dont se servit l’imprimerie Cointet pour une édition du Paroissien du Diocèse. Les matières avaient été préparées par David lui-même, en secret, car il ne voulut pas d’autres ouvriers avec lui que Kolb et Marion. Au retour du grand Cointet, tout changea de face, il regarda les échantillons des papiers fabriqués, il en fut médiocrement satisfait. — Mon cher ami, dit-il à David, le commerce d’Angoulême, c’est le papier Coquille. Il s’agit, avant tout, de faire de la plus belle Coquille possible à cinquante pour cent au-dessous du prix de revient actuel. David essaya de fabriquer une cuvée de pâte collée pour Coquille, et il obtint un papier rêche comme une brosse, et où la colle se mit en grumeleaux. Le jour où l’expérience fut terminée et où David tint une des feuilles, il alla dans un coin, il voulait être seul à dévorer son chagrin ; mais le grand Cointet vint le relancer, et fut avec lui d’une amabilité charmante, il consola son associé. — Ne vous découragez pas, dit Cointet, allez toujours ! je suis bon enfant, et je vous comprends, j’irai jusqu’au bout !... — Vraiment, dit David à sa femme en revenant dîner avec elle, nous sommes avec de braves gens, et je n’aurais jamais cru le grand Cointet si généreux ! Et il raconta sa conversation avec son perfide associé.
Trois mois se passèrent en expériences. David couchait à la papeterie, il observait les effets des diverses compositions de sa pâte. Tantôt il attribuait son insuccès au mélange du chiffon et de ses matières, et il faisait une cuvée entièrement composée de ses ingrédients. Tantôt il essayait de coller une cuvée entièrement composée de chiffons. Et poursuivant son œuvre avec une persévérance admirable, et sous les yeux du grand Cointet de qui le pauvre homme ne se défiait plus, il alla, de matière homogène en matière homogène, jusqu’à ce qu’il eût épuisé la série de ses ingrédients combinés avec toutes les différentes colles. Pendant les six premiers mois de l’année 1823, David Séchard vécut dans la papeterie avec Kolb, si ce fut vivre que de négliger sa nourriture, son vêtement et sa personne. Il se battit si désespérément avec les difficultés, que c’eût été pour d’autres hommes que les Cointet un spectacle sublime, car aucune pensée d’intérêt ne préoccupait ce hardi lutteur. Il y eut un moment où il ne désira rien que la victoire. Il épiait avec une sagacité merveilleuse les effets si bizarres des substances transformées par l’homme en produits à sa convenance, où la nature est en quelque sorte domptée dans ses résistances secrètes, et il en déduisit de belles lois d’industrie, en observant qu’on ne pouvait obtenir ces sortes de créations, qu’en obéissant aux rapports ultérieurs des choses, à ce qu’il appela la seconde nature des substances. Enfin, il arriva, vers le mois d’août, à obtenir un papier collé en cuve, absolument semblable à celui que l’industrie fabrique en ce moment, et qui s’emploie comme papier d’épreuve dans les imprimeries ; mais dont les sortes n’ont aucune uniformité, dont le collage n’est même pas toujours certain. Ce résultat, si beau en 1823, eu égard à l’état de la papeterie, avait coûté dix mille francs, et David espérait résoudre les dernières difficultés du problème. Mais il se répandit alors dans Angoulême et dans l’Houmeau de singuliers bruits : David Séchard ruinait les frères Cointet. Après avoir dévoré trente mille francs en expériences il obtenait enfin, disait-on, de très-mauvais papier. Les autres
fabricants effrayés s’en tenaient à leurs anciens procédés ; et, jaloux des Cointet, ils répandaient le bruit de la ruine prochaine de cette ambitieuse maison. Le grand Cointet, lui, faisait venir les machines à fabriquer le papier continu, tout en laissant croire que ces machines étaient nécessaires aux expériences de David Séchard. Mais le jésuite mêlait à sa pâte les ingrédients indiqués par Séchard, en le poussant toujours à ne s’occuper que du collage en cuve, et il expédiait à Métivier des milliers de rames de papier à journal. Au mois de septembre, le grand Cointet prit David Séchard à part ; et, en apprenant de lui qu’il méditait une triomphante expérience, il le dissuada de continuer cette lutte. — Mon cher David, allez à Marsac voir votre femme et vous reposer de vos fatigues, nous ne voulons pas nous ruiner, dit-il amicalement. Ce que vous regardez comme un grand triomphe n’est encore qu’un point de départ. Nous attendrons maintenant avant de nous livrer à de nouvelles expériences. Soyez juste ? voyez les résultats. Nous ne sommes pas seulement papetiers, nous sommes imprimeurs, banquiers, et l’on dit que vous nous ruinez... David Séchard fit un geste d’une naïveté sublime pour protester de sa bonne foi. — Ce n’est pas cinquante mille francs de jetés dans la Charente qui nous ruineront, dit le grand Cointet en répondant au geste de David, mais nous ne voulons pas être obligés, à cause des calomnies qui courent sur notre compte, de payer tout comptant, nous serions forcés d’arrêter nos opérations. Nous voilà dans les termes de notre acte, il faut y réfléchir de part et d’autre. — Il a raison ! se dit David, qui, plongé dans ses expériences en grand, n’avait pas pris garde au mouvement de la fabrique.
Et il revint à Marsac, où, depuis six mois, il allait voir Ève tous les samedis soir et la quittait le mardi matin. Bien conseillée par le vieux Séchard, Ève avait acheté, précisément en avant des vignes de son beau-père, une maison appelée la Verberie, accompagnée de trois arpents de jardin et d’un clos de vignes enclavé dans le vignoble du vieillard. Elle vivait avec sa mère et Marion très économiquement, car elle devait cinq mille francs restant à payer sur le prix de cette charmante propriété, la plus jolie de Marsac. La maison, entre cour et jardin, était bâtie en tuffeau blanc, couverte en ardoise et ornée de sculptures que la facilité de tailler le tuffeau permet de prodiguer sans trop de frais. Le joli mobilier venu d’Angoulême paraissait encore plus joli à la campagne, où personne ne déployait alors dans ces pays le moindre luxe. Devant la façade du côté du jardin, il y avait une rangée de grenadiers, d’orangers et de plantes rares que le précédent [précedent] propriétaire, un vieux général, mort de la main de monsieur Marron, cultivait luimême. Ce fut sous un oranger, au moment où David jouait avec sa femme et son petit Lucien, devant son père, que l’huissier de Mansle apporta lui-même une assignation des frères Cointet à leur associé pour constituer le tribunal arbitral, devant lequel, aux termes de leur acte de société, devaient se porter leurs contestations. Les frères Cointet demandaient la restitution des six mille francs et la propriété du brevet ainsi que les futurs contingents de son exploitation, comme indemnité des exorbitantes dépenses faites par eux sans aucun résultat. — On dit que tu les ruines ! dit le vigneron à son fils. Eh ! bien, voilà la seule chose que tu aies faite qui me soit agréable. Le lendemain, Ève et David étaient à neuf heures dans l’antichambre de monsieur Petit-Claud, devenu le défenseur
de la veuve, le tuteur de l’orphelin, et dont les conseils leur parurent les seuls à suivre. Le magistrat reçut à merveille ses anciens clients, et voulut absolument que monsieur et madame Séchard lui fissent le plaisir de déjeuner avec lui. — Les Cointet vous réclament six mille francs ! dit-il en souriant. Que devez-vous encore sur le prix de la Verberie ? — Cinq mille francs, mais j’en ai deux mille... répondit Ève. — Gardez vos deux mille francs, répondit Petit-Claud. Voyons, cinq mille !... il vous faut encore dix mille francs pour vous bien installer là-bas... Eh ! bien, dans deux heures, les Cointet vous apporteront quinze mille francs. Ève fit un geste de surprise. ... — Contre votre renonciation à tous les bénéfices de l’acte de société que vous dissoudrez à l’amiable, dit le magistrat. Cela vous va-t-il ?... — Et ce sera bien légalement à nous ? dit Ève. — Bien légalement, dit le magistrat en souriant. Les Cointet vous ont fait assez de chagrins, je veux mettre un terme à leurs prétentions. Écoutez, aujourd’hui je suis magistrat, je vous dois la vérité. Eh ! bien, les Cointet vous jouent en ce moment ; mais vous êtes entre leurs mains. Vous pourriez gagner le procès qu’ils vous intentent, en acceptant la guerre. Voulez-vous être encore au bout de dix ans à plaider ? on multipliera les expertises et les arbitrages, et vous serez soumis aux chances des avis les plus contradictoires... Et, dit-il en souriant, et je ne vous vois point d’avoué pour vous défendre ici... Tenez, un mauvais arrangement vaut mieux qu’un bon procès...
— Tout arrangement qui nous donnera la tranquillité me sera bon, dit David. — Paul ! cria Petit-Claud à son domestique, allez chercher monsieur Ségaud, mon successeur !... Pendant que nous déjeunerons, il ira voir les Cointet, dit-il à ses anciens clients, et dans quelques heures vous partirez pour Marsac, ruinés, mais tranquilles. Avec dix mille francs, vous vous ferez encore cinq cents francs de rente, et, dans votre jolie petite propriété, vous vivrez heureux ! Au bout de deux heures, comme Petit-Claud l’avait dit, maître Ségaud revint avec des actes en bonne forme signés des Cointet, et avec quinze billets de mille francs. — Nous te devons beaucoup, dit Séchard à Petit-Claud. — Mais je viens de vous ruiner, répondit Petit-Claud à ses anciens clients étonnés. Je vous ai ruinés, je vous le répète, vous le verrez avec le temps ; mais je vous connais, vous préférez votre ruine à une fortune que vous auriez peutêtre trop tard. — Nous ne sommes pas intéressés, monsieur, nous vous remercions de nous avoir donné les moyens du bonheur, dit madame Ève, et vous nous en trouverez toujours reconnaissants. — Mon Dieu ! ne me bénissez pas !... dit Petit-Claud, vous me donnez des remords ; mais je crois avoir aujourd’hui tout réparé. Si je suis devenu magistrat, c’est grâce à vous ; et si quelqu’un doit être reconnaissant, c’est moi... Adieu. En 1829, au mois de mars, le vieux Séchard mourut, laissant environ deux cent mille francs de biens au soleil,
qui, réunis à la Verberie, en firent une magnifique propriété très-bien régie par Kolb depuis deux ans. Avec le temps, l’Alsacien changea d’opinion sur le compte du père Séchard ; qui, de son côté, prit l’Alsacien en affection en le trouvant comme lui sans aucune notion des lettres ni de l’écriture, et facile à griser. L’ancien ours apprit à l’ancien cuirassier à gérer le vignoble et à en vendre les produits, il le forma dans la pensée de laisser un homme de tête à ses enfants ; car, dans ses derniers jours, ses craintes furent grandes et puériles sur le sort de ses biens. Il avait pris Courtois le meunier pour son confident. — Vous verrez, lui disait-il, comme tout ira chez mes enfants, quand je serai dans le trou. Ah ! mon Dieu, leur avenir me fait trembler. David et sa femme trouvèrent près de cent mille écus en or chez leur père. La voix publique, comme toujours, grossit tellement le trésor du vieux Séchard, qu’on l’évaluait à un million dans tout le département de la Charente. Ève et David eurent à peu près trente mille francs de rente, en joignant à cette succession leur petite fortune ; car ils attendirent quelque temps pour faire l’emploi de leurs fonds, et purent les placer sur l’État à la révolution de juillet. Après 1830 seulement, le département de la Charente et David Séchard surent à quoi s’en tenir sur la fortune du grand Cointet. Riche de plusieurs millions, nommé député, le grand Cointet est pair de France, et sera, dit-on, ministre du commerce dans la prochaine combinaison. En 1837, il a épousé la fille d’un des hommes d’État les plus influents de la dynastie, mademoiselle Popinot, fille de monsieur Anselme Popinot, député de Paris, maire d’un arrondissement. La découverte de David Séchard a passé dans la fabrication française comme la nourriture dans un grand
corps. Grâce à l’introduction de matières autres que le chiffon, la France peut fabriquer le papier à meilleur marché qu’en aucun pays de l’Europe. Mais le papier de Hollande, selon la prévision de David Séchard, n’existe plus. Tôt ou tard il faudra sans doute ériger une Manufacture royale de papier, comme on a créé les Gobelins, Sèvres, la Savonnerie et l’Imprimerie royale, qui jusqu’à présent ont surmonté les coups que leur ont portés de Vandales bourgeois. David Séchard, aimé par sa femme, est père de deux enfants, il a eu le bon goût de ne jamais parler de ses tentatives, Ève a eu l’esprit de le faire renoncer à l’état d’inventeur. Il cultive les lettres par délassement, mais il mène la vie heureuse et paresseuse du propriétaire faisant valoir. Après avoir dit adieu sans retour à la gloire, il ne saurait avoir d’ambition, il s’est rangé dans la classe des rêveurs et des collectionneurs : il s’adonne à l’entomologie, et recherche les transformations jusqu’à présent si secrètes des insectes que la science ne connaît que dans leur dernier état. Tout le monde a entendu parler des succès de PetitClaud comme Procureur Général, il est le rival du fameux Vinet de Provins, et son ambition est de devenir premier président de la Cour royale de Poitiers. Cérizet, condamné à trois ans de prison pour délits politiques en 1827, fut obligé par le successeur de PetitClaud de vendre son imprimerie d’Angoulême. Il a fait beaucoup parler de lui, car il fut un des enfants perdus du parti libéral. À la révolution de juillet, il fut nommé souspréfet, et ne put rester plus de deux mois dans sa Souspréfecture. Après avoir été gérant d’un journal dynastique, il contracta dans la Presse des habitudes de luxe. Ses besoins renaissants l’ont conduit à devenir prête-nom dans une affaire de mines en commandite, dont les faits et gestes, le prospectus et les dividendes anticipés lui ont mérité une condamnation à deux ans de prison en police
correctionnelle. Il a fait paraître une justification dans laquelle il attribue ce résultat à des animosités politiques. Il se dit persécuté par les républicains. 1835 - 1843.
COLOPHON Ce volume est le trente-huitième de l’édition ÉFÉLÉ de la Comédie Humaine. Le texte de référence est l’édition Furne, volume 8 (1843), disponible à http://books.google.com/books?id=NlEOAAAAQAAJ. Les erreurs orthographiques et typographiques de cette édition sont indiquées entre crochets : « accomplissant [accomplisant] ». Toutefois, les capitales sont systématiquement accentuées, sans indication particulière du manque d’accent dans Furne. Ce tirage au format ePub a été fait le 19 mai 2010. D’autres tirages sont disponibles à http://efele.net/ebooks. Cette numérisation a été obtenue en réconciliant : — l’édition critique en ligne du Groupe International de Recherches Balzaciennes, Groupe ARTFL (Université de Chicago), Maison de Balzac (Paris) : http://www.paris.fr/musees/balzac/furne/presentation.ht m — l’édition du groupe Ebooks Libres et Gratuits : http://www.ebooksgratuits.org — l’édition Furne scannée http://books.google.com de
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certainement pas exempte d’erreurs ; merci de les signaler à
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