Droit et cultures Numéro 52 (2006-2) Iran et Occident. Hommage à Kasra Vafadari
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Droit et cultures Numéro 52 (2006-2) Iran et Occident. Hommage à Kasra Vafadari
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Jean-Pierre Poly
Les rencontres Kasra Vafadari ...............................................................................................................................................................................................................................................................................................
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Référence électronique Jean-Pierre Poly, « Les rencontres Kasra Vafadari », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 02 avril 2009. URL : http://droitcultures.revues.org/542 DOI : en cours d'attribution Éditeur : L'Harmattan http://droitcultures.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://droitcultures.revues.org/542 Document généré automatiquement le 29 octobre 2010. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. Tous droits réservés
Les rencontres Kasra Vafadari
Jean-Pierre Poly
Les rencontres Kasra Vafadari Pagination de l'édition papier : p. 11-12
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« Au nom de Dieu tout de miséricorde, le Miséricordieux, Dis : Je cherche refuge auprès du Seigneur de l’aube contre le mal dans ses créatures, contre le mal de la nuit ténébreuse, contre celles qui soufflent sur les nœuds, contre l’envie des envieux » (Sourate 113, l’Aube). Durant plusieurs années, Kasra Vafadari, natif d’Iran, ancien étudiant en Angleterre et citoyen français, a enseigné à Paris X-Nanterre la langue anglaise. Passionné d’histoire, il avait aussi rejoint notre équipe GEDEOM (Genèse des Etats et des Droits de l’Europe et de l’Orient Méditerranéen) à l’UFR de Sciences Juridiques pour faire étudier aux futurs juristes, parmi d’autres institutions du Proche-Orient, celles de l’Iran préislamique. La liberté d’étudier, de penser et de s’exprimer n’est pas partout et toujours appréciée et certains de nos contemporains préfèrent aux complexités et aux incertitudes du mouvement historique la trompeuse simplicité d’une pseudo-histoire. Peu après avoir pris la charge de son enseignement, Kasra avait animé une table-ronde sur l’histoire des minorités religieuses au Proche-Orient et il y avait dit, incidemment mais franchement, ce qu’il pensait de la situation en Iran ; l’été suivant, alors qu’il débarquait à l’aéroport de Téhéran, de zélés personnages lui rappelèrent ses paroles. Pour son bien. A l’Université, cette même franchise et son intérêt pour l’Iran agaçaient un peu certains collègues, ils le lui disaient parfois. Pour son bien aussi. Le 17 mai 2005, notre collègue et ami tombait sous le couteau d’un soi-disant exilé iranien. Affaire privée, commentait aussitôt l’AFP. Un an a passé. Kasra a sa stèle au Père Lachaise où il a été incinéré. Malgré les scénarios fabriqués – avec les habituelles ficelles un peu grosses –, malgré les mensonges ou les silences, on commence à mieux comprendre pourquoi il est mort. Depuis longtemps, Kasra pratiquait une culture laïque des lumières et des libertés. Son père et sa mère s’y étaient déjà consacrés. Son père, gentleman farmer zoroastrien, avait souhaité donner la terre aux paysans pour qu’elle soit mieux cultivée ; sa mère, sage-femme, avait en ses jeunes années espéré un monde « où l’homme a pris grandeur nature sa voie par-dessus les forêts ». Cette mère, à Téhéran, avait des terrains qu’occupaient de peu scrupuleux squatters. Il y a quelques années, des promoteurs virent plus grand et n’hésitèrent pas à y bâtir. Au prix qu’atteint le m² dans les villes, l’affaire était d’autant plus belle que le terrain n’avait rien coûté. Qui dirigeait alors la municipalité et qui accorda à ces entreprenants affairistes un permis de construire manifestement illicite, mieux vaut ne pas y insister. Il y a trois ans, après un long procès, une cour de justice iranienne, digne de ce nom reconnut le bon droit des héritiers et leur accorda de très fortes sommes. Kasra décida de les employer à fonder deux centres culturels, l’un à Yazd, l’autre à Kirman. Un film tourné à cette occasion montre l’inauguration de la Maison de Yazd, au centre même de la ville, dans un palais restauré pour l’occasion. Il ne laisse aucun doute sur l’ampleur et le succès de son entreprise : on y voit les travaux entrepris, les discours des autorités locales, la musique, les chants et les danses, la joie des assistants. Quelques regards inquiets aussi. Car chanter et danser, est-ce bien légitime… Certains ne le pensent pas, parfois même ils n’y voient pas matière à débat mais à châtiment expéditif. Désormais, pour prévenir de fâcheux accidents, Kasra évitait Téhéran et ne quittait plus la région de Yazd, il laissait son portable débranché, il changeait de logement. En mai, il était à Paris, un bref temps de répit. La veille du jour où il devait s’envoler pour l’Iran, tard dans la nuit, son assassin, un prétendu réfugié politique dont les ressources, les convictions, les affections, l’identité seraient également douteuses – le juge d’instruction et les avocats de la victime ont fait leur travail –, l’assassin donc est venu sonner à Droit et cultures, 52 | 2006-2
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sa porte. Kasra, qui le croyait un ami, s’est avancé vers lui pour lui serrer la main. Le meurtrier a prononcé une courte phrase en persan et l’a frappé sans plus attendre, un coup à la gorge ; le rôle de Judas n’est peut-être pas si facile. L’homme, au demeurant, avait-il le choix ? Peu importe : il devient évident que Kasra est tombé face à ses ennemis, Avidité, Ignorance, Mensonge qu’il détestait par dessus tout. Il serait vain et néfaste de crier vengeance – lui-même ne l’a pas souhaité –, de répondre à la haine par la haine, ou pire encore de hurler avec les loups sortis du bois ou du bush pour prêcher la croisade. Le talion est une triste bêtise, les assassinats et les bombes des uns ne justifient pas ceux des autres, ils se confortent mutuellement, seuls les tueurs gagnent. Mieux vaut attendre que la justice dissipe les faux-semblants dont le meurtre a été entouré et rétablisse la vérité ou ce qu’on peut en savoir. A l’Université, nous devons continuer la tâche que Kasra s’était proposée : comprendre et montrer aussi clairement que possible ce qu’est la diversité de l’humanité et son identité profonde. Un programme très ancien et pourtant toujours d’actualité. Dans ce but, quelques amis de Kasra à Paris X-Nanterre ont décidé d’organiser une rencontre à sa mémoire, rencontre qu’ils espèrent renouveler chaque année. En un temps où des gouvernants qui se disent réalistes, tout en acceptant ou en organisant une véritable dislocation de nos sociétés au nom de l’argent-roi, envisagent un « choc des civilisations » qui risque bien d’être leur crépuscule, des études fondées rappelleront que d’autres rapports entre Orient et Occident ont existé et peuvent toujours être. Comme on l’aurait dit jadis, en sacrifiant à l’allégorie : si la lumière cède un temps devant la ténèbre, ceux qui espèrent en l’aube, quand bien même dispersés à travers le temps et l’espace, ne sont pas seuls : il suffit, dans le vacarme des Puissances et des Dominations, de prêter l’oreille à la flûte ancienne. Elle chante pour Kasra, elle chante pour tous. Pour citer cet article Référence électronique Jean-Pierre Poly, « Les rencontres Kasra Vafadari », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 02 avril 2009. URL : http://droitcultures.revues.org/542
À propos de l'auteur Jean-Pierre Poly Jean-Pierre Poly est professeur d’Histoire du droit à l’UFR de Sciences juridiques, administratives et politiques de l’Université Paris X-Nanterre et enseignant à l’Institut Henri Motulsky de cette université. Il a travaillé sur le premier Moyen Age, sur les sociétés méridionales post-romaines puis sur les sociétés gentilices germaniques, sur les structures féodales et sur l’anthropologie de la parenté et de la sexualité. Il est responsable de l’équipe de recherche Esdem (Etude des systèmes de droit de l’Europe médiévale), section du centre de recherches GEDEOM (Genèse des Etats et droits de l’Europe et de l’Orient Méditerranéen) et du Centre d’Histoire et d’Anthropologie du Droit (CHAD, coordonant les centres Gedeom et Droit et Cultures), ainsi que du Master 2 Droit de l’Université Paris X, mention Histoire et anthropologie juridiques. On peut citer parmi ses publications : dir. (avec E. Bournazel), Histoire générale des systèmes politiques. Les féodalités, Paris, PUF, 1998 ; Le chemin des amours barbares. Genèse médiévale de la sexualité européenne, Paris, Lib. Acad. Perrin, 2003 ; « La petite pierre d’Arguel : l’ordalie germanique en Gaule aux Ve-VIIe siècles », in Retour aux sources, textes études et documents d’histoire médiévale offerts à Michel Parisse, Paris, 2004 ; « L’amour et la cité de Dieu. Utopie et rapport entre les sexes au Moyen Age », in Utopies sexuelles, Clio Histoire, femmes et Sociétés, 22/2205 ; « Am Stram Gram, La chevauchée des chamans », in n °spécial de L’Histoire, janvier 2006, Dieu au Moyen Age, p. 60-63.
Droits d'auteur Tous droits réservés
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Droit et cultures Numéro 52 (2006-2) Iran et Occident. Hommage à Kasra Vafadari
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Sophie Démare-Lafont
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Référence électronique Sophie Démare-Lafont, « dātu ša šarri. La « loi du roi »dans la Babylonie achéménide et séleucide », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 29 juin 2009. URL : http://droitcultures.revues.org/544 DOI : en cours d'attribution Éditeur : L'Harmattan http://droitcultures.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://droitcultures.revues.org/544 Document généré automatiquement le 29 octobre 2010. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. Tous droits réservés
dātu ša šarri. La « loi du roi »dans la Babylonie achéménide et séleucide
Sophie Démare-Lafont
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Parmi les questions qui occupaient nos conversations orientalistes avec Kasra Vafadari, il y avait celle de la transmission ou de la persistance des traditions juridiques babyloniennes dans l’empire achéménide. En soi, la continuité entre Hammurabi et Cyrus est plausible. Tout le problème est d’arriver à la démontrer. Les textes ne portent pas de traces visibles de changements majeurs intervenus avec l’arrivée des Perses. Au contraire, l’analyse du formulaire juridique de la vente par exemple révèle une certaine stabilité par rapport aux usages babyloniens antérieurs1. L’influence achéménide dans la vie quotidienne du droit fut donc assez discrète, tout comme le fut la domination politique et administrative des vainqueurs, les institutions publiques reflétant elles aussi des repères idéologiques mésopotamiens qui perdureront d’ailleurs sous la période séleucide2. Pour autant, si les conquêtes n’ont pas provoqué de rupture significative avec les traditions antérieures, des mélanges culturels se sont nécessairement produits. Mais il est très délicat de déterminer les champs précis de ces influences réciproques, leur dosage et leur poids dans la Babylonie conquise par Cyrus. La présente contribution s’inscrit dans le prolongement de ce dialogue prématurément interrompu avec Kasra, et constitue la version tristement monologuée d’une enquête portant sur l’expression dātu ša šarri, conventionnellement traduite par « loi du roi ». Il est généralement admis que le règne de Darius Ier représente un tournant dans l’histoire politique achéménide. Jusqu’alors, Cyrus et Cambyse avaient maintenu en Babylonie les anciennes structures héritées de l’empire vaincu. Les réformes engagées par Darius réduisirent l’influence des autorités locales et développèrent les structures féodales autour de l’attribution de terres en échange d’un service le plus souvent militaire dû au pouvoir perse. La domination achéménide semble alors peser davantage sur la région babylonienne. Or, c’est justement sous le règne de Darius Ier que se situent la majorité des attestations achéménides de la « loi du roi ». La formule dātu ša šarri a attiré l’attention des spécialistes de la Babylonie d’époque récente, car elle fournit l’un des rares exemples d’utilisation d’un terme vieux-perse (data) akkadianisé en dātu. Les occurrences du seul terme data/dātu se trouvent dans des inscriptions officielles3 ou des textes administratifs4. Quant à l’expression complète dātu ša šarri, elle n’est attestée à l’heure actuelle que dans six tablettes, la plus ancienne datant du tout début de la conquête perse5 et les cinq autres remontant au règne de Darius Ier6. Le silence des sources après la mort de ce souverain correspond à l’arrêt brutal des archives des temples (Sippar et Uruk) et des particuliers (Babylone et Borsippa), reflétant sans doute l’aramaïsation croissante de cette partie de l’empire7. Mais le dossier prend une tournure plus complexe avec la réapparition de la « loi du roi »dans quatre textes d’époque séleucide, dont trois sont des contrats de dépôt8 et le quatrième un contrat de vente foncière9. On peut légitimement s’étonner de la présence d’un néologisme emprunté au perse dans une documentation de culture grecque, d’autant qu’il existe dans le vocabulaire de chancellerie macédonien et ptolémaïque un terme plus adapté pour désigner la loi du roi : diagramma. On en a une attestation dans un contrat de louage de champ daté de 221 av. J.-C., qui précise que le paiement du loyer et les échéances seront réglés « selon le diagramma que le roi a fixé »10. Droit et cultures, 52 | 2006-2
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Au total, l’expression dātu ša šarri est donc attestée dans dix textes juridiques s’étalant sur environ 250 ans. Hors de ce mince corpus juridique, le mot dātu est utilisé par Xerxès dans une inscription où il désigne à la fois ses propres lois11 et celles d’Ahuramazdā12. Le terme a donc un sémantisme large et non technique, désignant une décision émanant d’une autorité supérieure. Les dictionnaires signalent enfin deux formes dérivées de data/dātu, qui désignent des dignitaires administratifs : d’une part dātabara, qui est attesté dans plusieurs textes comme nom de fonction à propos d’un individu, toujours le même13 ; d’autre part ša muhhi dātu « préposé/responsable de la loi », mentionné là aussi après le nom d’un individu dans une liste de témoins à la fin d’un contrat14. On ne sait pas en quoi consiste cette fonction, où elle est exercée, ni pour combien de temps. Mais ces références ont au moins le mérite de souligner que la « loi du roi »n’est pas une allusion vague ou une clause de style ne recouvrant aucune réalité juridique. Bien au contraire, il s’agit d’un corps de règles rassemblées et conservées par un fonctionnaire (ou plusieurs), qui peut citer les dispositions et éventuellement les expliquer. Du coup, on se représente souvent cette « loi du roi »comme un vaste ensemble codifié par le souverain perse et imposé à la Babylonie, une œuvre légistative et réformatrice élaborée par Darius Ier, dans la lignée de celle de Hammurabi de Babylone au XVIIIe s. av. J.-C., pour manifester la domination du vainqueur sur une province peut-être plus difficile à convaincre des bienfaits de la conquête. Telle était la thèse développée par A.T. Olmstead15 après guerre, et qui a été admise sans trop de discussion jusqu’à la fin des années 1980. Mais aucune attestation directe de cette œuvre ambitieuse n’a été retrouvée, et ce ne sont pas les quelques allusions laconiques dans une poignée de textes juridiques achéménides qui suffisent à soutenir cette hypothèse. En outre, le procédé ne correspond pas à ce que l’on connaît du fonctionnement de l’empire perse dans les provinces, notamment en Babylonie : le pouvoir n’impose pas des structures nouvelles mais tolère la survivance d’institutions anciennes performantes ou ajoute des niveaux administratifs supplémentaires pour encadrer les anciens. En bref, le souverain perse privilégie l’autonomie locale, moins coûteuse et plus efficace que la réformation globale et radicale16. Dans ce contexte, l’idée d’une codification destinée à diffuser le droit du centre à toutes les régions de la périphérie paraît improbable. Inversement, on a proposé de comprendre la « loi du roi »en référence à une réglementation d’ordre économique, visant à protéger les intérêts du palais dans certaines transactions en fixant des taux d’intérêt pour les prêts ou des pénalités en cas de retard de remboursement17. Mais c’est là une interprétation contextuelle, inspirée surtout par les quatre contrats séleucides et moins adaptée au matériel achéménide. Pour se faire une idée du sémantisme du terme data/dātu, il faut examiner les sources akkadiennes ou bilingues sur un double plan chronologique et thématique. Certains aspects rappellent la tradition mésopotamienne, d’autres semblent détachés de toute filiation historique. Une vue d’ensemble de ce petit dossier permet surtout de constater que la forme dātu ša šarri apparaît d’abord dans des contextes judiciaires, la « loi du roi »étant invoquée à l’occasion de procès, puis s’installe dans le champ contractuel, étant citée par les parties pour l’application de telle ou telle clause pénale du contrat. Ce point permet de retracer une évolution du contenu de la « loi du roi », peut-être issue d’abord de la pratique judiciaire royale, et progressivement compilée pour servir de référence dans la vie contractuelle. Il est intéressant de noter que le passage du jugement au contrat intervient dès la fin du règne de Darius Ier et se confirme à l’époque séleucide. Ainsi semble se dessiner un processus d’élaboration de la norme, qui constitue d’abord une modalité du jugement pour devenir ensuite une règle autonome.
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Les attestations judiciaires de dātu ša šarri 11 12
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Une première piste à explorer est la célèbre inscription trilingue de Behistun (Iran), rédigée en vieux-perse, élamite et akkadien, et qui commémore la prise du pouvoir par Darius Ier18. Le § 8 de la traduction babylonienne porte la phrase : « Grâce à Ahuramazdā, j’ai fait observer ma loi parmi ces pays »(ina ©illi ša Ahuramazdā dīnātu attūa ina birīt mātāte agânetu ušasgu)19. Le vieux-perse data est rendu en akkadien par dinātu, pluriel de dīnu, traduit par « jugement, procès, décision ». Le sémantisme de ce terme oriente donc plutôt vers le champ judiciaire. Or, c’est avec ce même mot dinātu que Hammurabi qualifie les dispositions de son Code, au début de l’épilogue : dīnāt mīšarim ša Hammurabi šarrum lē’um ukinnu, « Telles sont les sentences justes que Hammurabi le roi capable a établies »(xxivb 1-5). Prise dans un sens littéral, cette phrase signifie que tous les paragraphes du Code de Hammurabi proviennent de jugements rendus par le roi ou les tribunaux royaux. Le mot dīnu a peut-être ici un sémantisme plus large que « jugement », désignant toute sentence, toute décision émanant de la bouche du roi, y compris en dehors du contexte d’un procès. En tout état de cause, l’expression dīnāt mīšarim « sentences justes »n’est jamais utilisée à propos des verdicts rendus par les juges, et dans son sens technique étroit de « procès », le mot dīnu est en principe utilisé au singulier. Les « sentences justes »de Hammurabi sont donc toutes les dispositions qui sont incorporées dans le Code, et provenant majoritairement de l’activité judiciaire du roi. La capacité législative royale tire donc son origine de la fonction de juger, la seconde étant mieux acceptée que la première parce qu’elle est sollicitée par la base et non pas imposée par le sommet. A l’époque de Darius Ier (521-486 av. J.-C.), le vieux-perse data est assimilé à l’akkadien dinātu dans l’inscription de Behistun, peut-être dans la perspective tracée par le Code de Hammurabi, en référence à un corps de règles compilées à partir des sentences royales, pouvant être invoquées en justice ou dans un contrat. Le rapprochement avec le Code de Hammurabi est soutenu aussi par la mention d’une divinité : Hammurabi est inspiré par Šamaš, Darius place son œuvre sous la protection d’Ahuramazdā, mais dans les deux cas, les rois revendiquent la paternité de leur production normative. La notion de territorialité déterminant le champ géographique d’application de la loi, est aussi présente dans les deux textes : Hammurabi annonce dans le prologue qu’il a été choisi par les dieux pour « faire prévaloir la justice dans le pays »(mīšaram ina mātim ana šūpîm raggam u ©ēnam, ia 32-35) et Darius déclare qu’il a « fait appliquer la loi dans ces pays ». L’emploi du pluriel « les pays »est constant dans le style de la chancellerie achéménide pour indiquer l’universalité de l’empire. « Le pays »ou « les pays »renvoient à une même idée d’unification politique des territoires de puissance du roi par un même droit. Sans parler de filiation revendiquée avec la prestigieuse Ière dynastie de Babylone, il y a certainement ici une influence consentie : Darius reprend un vocabulaire et une image, celle du roi de justice, qui ont fait florès dans l’idéologie politique suméro-babylonienne. Le thème est sans doute aménagé mais il reprend les grandes lignes de la tradition mésopotamienne du roi législateur, que les souverains chaldéens ont moins exploitée que leurs devanciers du IIe millénaire, mais qui trouve quand même quelques illustrations dans les inscriptions officielles. Neriglissar par exemple, vers 550 av. J.-C., déclare qu’il « a établi la justice dans le pays »(mīšari ina mātim aštakkan)20, reprenant une formule déjà utilisée par Hammurabi et avant lui par Lipit-Ištar, roi d’Isin vers 1930 av. J.-C. Si donc la connotation première de dīnu est bien « jugement », le sémantisme de data doit inclure cette dimension juridictionnelle. Et de fait, cinq des six attestations achéménides proviennent de textes judiciaires. L’assimilation de cette signification a peut-être été servie par l’homophonie entre les termes data et dinātu. Il est bien sûr imprudent de postuler un décalque du mot babylonien dans la
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langue perse21, mais on doit au moins constater que la proximité sémantique et phonétique des deux mots a pu troubler les scribes. Pour preuve, l’attestation la plus ancienne de la « loi du roi »se trouve dans une tablette judiciaire de Sippar datée de la troisième année de Cyrus22. Le texte contient un protocole d’accord trouvé entre deux individus devant les hautes autorités du temple de la ville, à propos d’un litige concernant une surface de terrain : le demandeur doit comparaître douze jours plus tard devant le haut responsable de la justice et les juges de Babylone pour restituer la partie qu’il a usurpée à son voisin. S’il ne le fait pas, dit le texte, alors « conformément aux lois du roi »(a-ki-i di-i-ni-a-�ta� šá lugal, l. 10), le demandeur payera dix fois la surface litigieuse. Le scribe a noté une forme incorrecte du terme dātu, en la mélangeant au pluriel dinātu. L’erreur est intéressante car elle montre l’hésitation du scribe devant un terme hybride et une notion dont il n’est manifestement pas familier, sans doute parce qu’on se trouve juste au début de la domination achéménide. La « loi du roi »paraît donc être la disposition normative que les juges décident d’appliquer aux parties et qui s’imposera à eux. En soi, une règle émanant du roi est un standard parmi d’autres ; elle deviendra une norme à partir du moment où elle sera invoquée et rendue opposable par l’autorité judiciaire. Il faut remarquer deux faits qui sont nouveaux à l’époque achéménide : tout d’abord, la mention de la « loi du roi »dans un jugement ou un protocole judiciaire est une forme de motivation des sentences ; ses emplois rappellent les décisions rendues kīma ©imdat šarrim, « selon le décret du roi »23, dans la Babylonie de la première moitié du IIe millénaire. En second lieu, on notera que le contenu de la « loi du roi »est précisé : elle prévoit une amende du décuple en cas de non comparution à la date fixée, l’absence révélant la mauvaise foi du plaideur. Cette règle ne correspond à aucune disposition législative contemporaine ou antérieure connue. On peut y voir soit une innovation royale, soit une règle locale spécifique validée par le roi ou plus exactement ses juges. Quelle que soit sa teneur, elle apparaît non pas comme un principe général du droit mais comme une réponse spécifique à un fait donné. Cet aspect rapproche la « loi du roi »achéménide du rescrit romain : on pourrait imaginer que l’expression englobe les consultations données par le souverain ou son entourage dans des affaires spécifiques. Le procédé est attesté une fois seulement au IIe millénaire, pour le roi Samsu-iluna24, mais il a dû se développer comme mode de création de normes juridiques, peut-être sous l’appellation ©imdat šarrim à l’époque de la Ière Dynastie de Babylone25. Il est vrai qu’au Ier millénaire, le roi édicte parfois des règles spécifiques pour certains pans du droit, en particulier pour ce qui concerne les intérêts des temples. L’exemple le plus connu à la fin de l’empire néo-babylonien est l’» édit de Bēl-šar-u©ur »(YOS 6 103), pris alors que le roi Nabonide, retiré à Tēmā, confie l’exercice du pouvoir à son fils Bēl-šar-u©ur26. Le texte lui-même n’est pas techniquement qualifié par un terme juridique spécifique, ce qui laisse supposer qu’une telle réglementation à caractère économique est un acte ordinaire relevant des compétences administratives du souverain. Au contraire, la particularité du dātu tiendrait à son origine, dans une pratique judiciaire plutôt qu’administrative du pouvoir politique. Un texte de procès d’époque achéménide va justement dans ce sens et affine la piste du rescrit. La tablette vient de Borsippa27, dans la région de Babylone, et est datée de la 25e année de Darius Ier, vers le début du Ve s. av. J.-C. L’affaire concerne une question d’état des personnes. Un nommé Ka©ir entre dans la maison de Šaddinnu, membre de l’aristocratie locale et, contre l’avis du propriétaire des lieux, emmène avec lui la servante de ce personnage, prétendant qu’elle est sa sœur. Cinq jours plus tard, après un interrogatoire sans doute musclé, Ka©ir revient sur sa déclaration et admet que la jeune fille est bien la servante de Šaddinnu. Sur la foi de cette affirmation, la sentence est prononcée. Le texte indique un point décisif pour notre propos : les juges « ont ouvert la loi (royale). Sur la base de la loi, le paiement de quatre esclaves a été imposé à Ka©ir »28. La phrase fait Droit et cultures, 52 | 2006-2
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manifestement allusion à l’ouverture du parchemin cacheté par le souverain29, en réponse à la consultation qui lui a été demandée par les juges. Il est impossible de savoir si l’acte sanctionné ici est l’enlèvement, l’effraction ou la revendication illicite de la femme. La lettre était sans doute rédigée en terme généraux et impersonnels, si on transpose à la période achéménide le modèle connu quelque treize siècles auparavant pour Samsu-iluna. Après avoir cité la loi royale qui sert de base juridique au jugement, les magistrats s’adressent à Ka©ir en lui ordonnant de donner quatre esclaves à Šaddinnu et Ka©ir promet de payer le mois suivant. La structure du texte distingue ainsi nettement le fondement juridique de la sentence et son prononcé. Le style lui-même est différent : la référence à la loi royale est exprimée d’une manière objective alors que la décision est notée sous forme dialoguée, l’ordre donné par les juges précédant la réponse de Ka©ir. Ce procédé, qui consiste à citer une sorte de visa, puis à exposer la sentence conforme à la règle citée, est inhabituel dans les tablettes judiciaires mésopotamiennes et marque un tournant par rapport aux pratiques antérieures. Reste à savoir pourquoi les juges ont consulté la loi royale, et si cette formalité est obligatoire ou facultative. La présence d’un haut dignitaire royal, le simmagir, parmi les membres du tribunal, pourrait indiquer qu’il siège afin d’appliquer le droit royal30. Il est possible que la « loi du roi »ait à l’origine été diffusée par des fonctionnaires chargés de la conserver et de l’appliquer. Le « préposé aux lois du roi »cité plus haut, de même que les juges siégeant avec des officiers administratifs importants, rendaient sans doute la justice dans le cadre de ce droit royal, et les procès conduits devant ces magistrats étaient alors soumis à l’application de la « loi royale ». L’hypothèse trouve confirmation dans une autre mention de la « loi du roi »31 datée de 519. Ce procès jugé à Babylone concerne là encore un esclave mais intéresse cette fois le droit des biens : un individu reconnaît chez un tiers un esclave qui lui appartient et qui s’était enfui. Il prouve ses dires par serment et le tribunal, composé du Grand juge et de ses assesseurs, décide que « conformément à la loi du roi, il (l’adversaire) payera une compensation »32, dont le montant n’est pas précisé par le texte mais que la loi devait fixer. La question est évoquée au § 19 du Code de Hammurabi à propos de l’individu de mauvaise foi qui garde chez lui un esclave fugitif en sachant qu’il est recherché : il est passible de la peine de mort. Ici, l’adversaire condamné ignorait sans doute qu’il était en réalité un receleur c’est pourquoi il fut seulement obligé de dédommager le véritable propriétaire. Le dossier des occurrences achéménides montre que la « loi du roi »n’est pas limitée aux seules juridictions proches du pouvoir politique. Elle est aussi invoquée devant les instances judiciaires et politiques locales, comme le montre une tablette rédigée à Akkad33 durant la 14e année du règne de Darius. L’affaire, qui fut jugée devant l’Assemblée de tous les habitants d’Akkad, est difficile à comprendre, de même que les liens entre les protagonistes, parmi lesquels figure notamment un dignitaire ecclésiastique du temple d’Akkad. Il est question du paiement d’une taxe (ilku) mais on ne sait pas si elle reste due ou si elle a été payée par un tiers. La fin du texte (ll. 18-21) mentionne une mine d’argent « pour le procès », réclamée à l’un des participants « selon la loi de Darius le roi, dans l’Assemblée de tous les Akkadiens ». Et la dernière clause, juste avant la liste des témoins, répète que le procès a été jugé « selon la loi du roi »(l. 21-22)34. La loi invoquée pour justifier la sentence est ici personnifiée, étant attribuée à Darius. L’affaire a été examinée par l’Assemblée d’Akkad, conformément aux attributions judiciaires de cette institution, dont on a d’autres illustrations au IIe millénaire, en particulier pour la ville de Nippur, dans le sud mésopotamien. Le roi perse n’était pas présent lors du jugement, mais il a sans doute envoyé sa sentence dans une lettre, qui a été citée au procès et a servi de base légale à la décision. On est ici hors du cadre attendu de l’application de la « loi du roi »: il n’est pas fait mention de juges, ni d’officiers administratifs appartenant au personnel politique ; apparemment, tous les protagonistes sont rattachés d’une façon ou d’une autre au temple.
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La juxtaposition des deux variantes « loi de Darius le roi »(l. 20 dātu ša Dariamuš lugal) et « loi du roi »(l. 21 dātu ša lugal) laisse supposer que la consultation donnée par Darius pour cette affaire précise sera versée dans un corpus plus vaste, rassemblant l’ensemble des rescrits royaux, conformément au mécanisme même de ce procédé normatif, qui va du particulier vers le général. Le jugement de l’Assemblée d’Akkad, rapproché des emplois du vieux perse data dans les sources administratives35, semble confirmer le sens réglementaire de l’akkadien dātu, qui désignerait des ordres courants ou des instructions adressées au temple par le roi lorsque ses intérêts économiques et financiers sont en jeu36. Il est vrai qu’en effet, on retrouve cette expression dans un contentieux concernant le paiement de la taxe-miksu due au palais37, dont un individu, peut-être le garant, sera redevable en cas de dépassement de l’échéance, et cela « selon la loi du roi »(akī dāti šarri), à l’issue d’un procès devant les juges. Mais cet aspect fiscal pourrait être une modalité particulière d’application des normes royales, apparue au fil du temps. Le document sur la taxe-miksu date en effet de la fin du règne de Darius. Il ressort de cette première étape de l’enquête que la « loi du roi »s’enracine manifestement dans la pratique judiciaire et permet d’établir une norme à partir de consultations données par le roi aux juges qui la réclament. La légitimité du pouvoir législatif du roi n’allait pas forcément de soi pour les Babyloniens, non pas en raison de l’origine perse du souverain, mais plutôt en vertu d’une tradition a-légaliste bien ancrée en Mésopotamie. Il était sans doute plus facile pour Cyrus et Darius, tout comme pour leurs lointains devanciers babyloniens, d’élaborer des règles juridiques à partir de consultations sollicitées ponctuellement par les magistrats, plutôt que d’envisager une entreprise de codification des normes en vigueur. Dans cette perspective, parler de « loi »du roi est peut-être ambigu dans notre vocabulaire moderne, mais n’est cependant pas impropre si l’on y voit un mode particulier d’élaboration de la norme, proche du rescrit romain38. L’intervention du souverain dans la vie judiciaire n’est pas une nouveauté introduite par les Perses : le thème du roi de justice est, on l’a dit, un lieu commun de la littérature officielle mésopotamienne. C’est également une fonction bien réelle, documentée par exemple à l’époque néo-assyrienne, dans l’expression abat šarri zakāru « prononcer la parole du roi ». Il est difficile de savoir si la phrase signifie qu’un accusé réclame l’application du droit proclamé par le roi, ou s’il veut être traduit devant le souverain pour être jugé39. Mais on peut envisager que, comme pour dātu ša šarri, les deux sens se superposent et finissent par se confondre : le jugement rendu par le roi constitue sa « parole »(abātu), qui pourra être invoquée désormais comme règle de droit par un justiciable dans une affaire similaire. Ce procédé normatif « de terrain »présente l’intérêt essentiel de contribuer à une unification du droit, tout en amorçant un mouvement vers une motivation des sentences. Le travail du juge se trouve ainsi placé, au moins partiellement, sous le contrôle du roi, qui diffuse les règles qu’il tient pour justes ou utiles. La méthode est certainement beaucoup plus efficace que la procédure lourde et contraignante de la codification. Si la « loi du roi »se situe donc, à l’origine, dans la sphère judiciaire, elle semble avoir débordé ce cadre assez tôt pour investir le champ très large du droit des contrats.
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Dès l’époque achéménide, la « loi du roi »est mentionnée dans un contrat et cette tendance se confirme, quelque deux cents ans plus tard, dans les quatre tablettes séleucides portant cette expression. Le texte achéménide, UET 4 101, rédigé à Ur en 506, indique que trois personnes, endettées pour une grosse quantité d’orge, pourront étaler leurs remboursements « selon la loi du roi »(ll. 11-12). Quant aux sources séleucides, trois d’entre elles concernent le dépôt (CT 49 Droit et cultures, 52 | 2006-2
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102 et 173, ZA 3 n° 13) et la quatrième est une vente (CT 49 137). Dans ce dernier texte, curieusement rédigé selon le formulaire classique néo-babylonien, pourtant abandonné depuis plus de quatre-vingts ans, la mention de la « loi du roi »intervient dans une lacune, si bien qu’il est difficile de déterminer à quel élément du contrat elle fait référence40. Les trois contrats de dépôt présentent la même structure, connue déjà à l’époque achéménide : un montant d’argent ou d’orge est mis en dépôt (paqdu) sous scellé auprès d’un individu, qui s’engage à le restituer à la demande ou à une date fixée. En revanche, une nouveauté est introduite dans deux textes (CT 49 102 et 173), qui autorisent tout détenteur de la tablette à récupérer le bien, faisant ainsi du contrat un acte cessible à un tiers, notamment un créancier. La « loi du roi »est citée sous des formes variées. La plus dépouillée figure dans CT 49 102:7 « selon la loi »(libbû dātu) ; la plus longue apparaît dans ZA 3 n° 13:9-10 « il payera selon la loi du roi qui a été écrite concernant le dépôt »(libbû dātu ša šarri ša ana muhhi paqdi ša®ri) ; la forme standard est notée dans CT 49 173:10-11, « selon la loi du roi »(libbû dāta ša šarri). Les clauses citant cette norme royale se réfèrent à la restitution du bien sur présentation du titre41 et aux pénalités dues en cas de dépassement de l’échéance42. La mention de cette « loi du roi »dans des contrats, même peu nombreux, est intéressante car elle représente désormais une norme à laquelle les parties choisissent de se soumettre. Il y a là une démarche volontariste, destinée à déterminer la règle applicable (et peut-être la juridiction compétente) en cas de conflit ou pour prévenir un conflit. Apparemment, la loi royale intervient pour affiner les dispositions en vigueur ou augmenter les droits d’une partie. On a vu par exemple que les contrats de dépôt séleucides prévoient en principe la restitution du bien à la demande du déposant et non pas à échéance fixe. Or, le contrat CT 49 173 précise au contraire que l’argent déposé sera exigible de la part de toute personne se trouvant en possession de la tablette : le déposant peut donc envoyer l’un de ses dépendants récupérer l’argent, ou utiliser le contrat comme un instrument de commerce négociable. Cet avantage offert au déposant est une extension logique de sa liberté de réclamer le bien déposé à tout moment43, extension procurée par la loi royale, comme le dit explicitement le texte. Le contrat ZA 3 n° 13 nous indique par ailleurs que cette même disposition royale « concernant le dépôt »prévoit le montant de la pénalité due en cas de dépassement de l’échéance pour la restitution du bien. On retrouve ici l’idée d’échéancier ou de tarification, déjà rencontrée dans le contrat achéménide, et l’on peut se demander s’il ne s’agit pas dans les deux cas de la même législation. La formation diachronique du corpus normatif sur le dépôt serait ainsi bien mise en évidence, et confirmerait l’idée d’un corps de règles compilées au fur et à mesure de leur élaboration par rescrit. La nature juridique des textes séleucides précités appelle un commentaire. D’un point de vue technique, ces conventions rappellent la notion de prêt, en ce qu’elles mélangent l’idée même du prêt (remise d’une chose pour un usage et une durée déterminés) avec celle de sûreté (notamment avec l’emploi du verbe pa®āru « libérer », typique des modes de garantie du prêt). Pourquoi alors passer par le formulaire du dépôt, expressément indiqué par le terme paqdu, au lieu de recourir à la catégorie juridique du prêt, couramment énoncée sous forme de reconnaissance de dette (u’iltu) ? La réponse réside peut-être dans la volonté des parties de placer leur contrat sous la protection ou dans le champ de compétence de la « loi royale sur le dépôt », citée dans ZA 13 n° 3, parce qu’elle aménage les problèmes liés à la restitution et au remboursement d’une manière qui convient aux parties. Il est difficile de savoir quels sont les avantages de cette solution, car on ne connaît pas précisément le contenu de cette loi. Mais on a vu, avec CT 49 102, que la loi favorise certainement le déposant/créancier. En effet, on peut lire dans ce contrat concernant un dépôt d’orge que si le dépositaire ne rembourse pas à l’échéance fixée, il payera le double, et s’il ne paye pas le double, « il payera selon l’édit », autrement dit plus du double.
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Pour bénéficier de la « loi du roi », le créancier doit donc déguiser son prêt en dépôt afin d’obtenir des conditions intéressantes de remboursement. Un autre avantage serait de soustraire le contrat à l’application des mesures d’annulation des dettes, bien attestées en Mésopotamie et dans la Bible à partir du IIe millénaire, mais dont on ne trouve à l’heure actuelle aucune trace documentaire aux périodes achéménide et séleucide. La loi royale soutient donc une fiction juridique, voire l’encourage. Mais il est difficile de mesurer l’ampleur de ce phénomène, qui n’est connu pour le moment que dans trois contrats. Reste l’épineuse question de savoir si cette « loi du roi », documentée pour les dépôts et la vente, est un héritage du droit achéménide, comme l’expression le laisserait supposer, ou si elle reprend un substrat juridique babylonien, ou si enfin elle recouvre des dispositions de droit grec. La dernière hypothèse est discutable car on comprend mal pourquoi les Séleucides auraient conservé une appellation akkado-perse pour un droit qui leur est propre, surtout compte tenu de l’existence d’autres termes alternatifs. Elle a pu subsister comme expression figée ou savante mais dans ce cas, les autorités grecques auraient reçu à la fois la forme et le fond, ce qui ramène finalement à l’alternative entre les candidatures babylonienne et achéménide. En fait, les deux ne sont pas exclusives. Le droit privé babylonien était très performant, et pouvait être encore en vigueur au IIIe s. av. J.-C., au moins pour les marchands babyloniens dont nous avons retrouvé les archives et qui étaient habitués à passer des conventions selon ce modèle. Mais les formulaires de contrat ont beaucoup changé à partir des Achéménides, davantage encore sous les Séleucides44, et l’influence souterraine de la culture juridique perse ne peut être ignorée. On peut se demander si finalement, pour les Grecs, la mention d’une clause sur l’application de la « loi du roi »ne serait pas une façon d’indiquer que les parties se placent sous un droit dérogatoire. Telle était plus ou moins l’idée émise à la fin des années 1970 par L.T. Doty et J. Oelsner, pour qui la rédaction d’un document en cunéiforme impliquait l’application d’un droit mésopotamien, tandis que la rédaction d’un texte grec soumettait les parties au droit grec45. En fait, le dossier étudié ici montre que les rois macédoniens et leurs officiers administratifs admettaient le recours à des règles perso-akkadiennes tout en y introduisant des innovations formelles46. La « loi du roi »est un label achéménide repris par les Séleucides parce qu’il représente un outil performant, intégré dans le droit vivant sans y être mélangé. Il reste une norme que les parties peuvent invoquer et que les autorités publiques reconnaissent, à côté d’autres règles de provenances diverses, y compris locales. La référence à la « loi du roi »est commode parce que les juges et les juristes savent ce qu’elle recouvre. C’est un moyen de garantir la sécurité des transactions, et de limiter l’arbitraire du juge. Dans le maquis des règles juridiques du Proche-Orient ancien, les contours de la « loi du roi »restent flous à nos yeux. Il en va de même pour d’autres concepts juridiques essentiels, comme le ©imdat šarrim des rois babyloniens du IIe millénaire. Cette étiquette utilisée par les juristes dans des lettres, ou parfois dans des jugements, désigne un ensemble de normes de nature diverse mais ayant en commun d’émaner du roi, sans doute dans sa fonction judiciaire plutôt que législative. C’est la source de production de la norme qui importe dans cette expression car c’est elle qui augmente l’autorité de la règle produite. Il en va de même pour la « loi du roi ». Il faut se représenter un corpus ouvert et non pas canonique, dans lequel sont versés les rescrits royaux touchant des domaines très variés et dont la valeur est contraignante d’abord pour les magistrats, qui l’appliquent et la diffusent, puis pour les particuliers qui l’invoquent dans leurs actes juridiques privés. Pour revenir à la problématique initiale d’une éventuelle transmission du droit hammurabien dans le monde perse, peut-être faut-il aborder la question autrement et renoncer à établir avec certitude une réception du prestigieux Code dans la Babylonie de Cyrus et Darius, en
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soulignant en revanche les réminiscences juridiques babyloniennes persistantes dans la culture achéménide puis séleucide. Notes 1 H. Petschow, Die neubabylonischen Kaufformulare, Leipziger rechtswissenschaftliche Studien 118, Leipzig, 1939. 2 Cf. E. Bikerman, Les institutions des Séleucides, Paris, 1938, p. 186. 3 Cf. les références relevées par P. Lecoq, Les inscriptions de la Perse achéménide, Paris, 1997, p. 167. 4 Cf. R.T. Hallock, Persepolis Fortification Tablets, OIP 92, n° 1980. 5 VS 6 99 (Cyr. 3 – Sippar). 6 Dar. 53 (Dar. 2 - Babylone) ; VAS 6 128 (Dar.12 - Borsippa) ; WZKM 87 n° 1 (Dar. 14 - Akkad) ; UET 4 101 (Dar. 16 - Ur) ; AfO 50 n° 1 (Dar. 25 - Borsippa) ; VAS 3 159 (Dar. 35 – Damar). 7 F. Joannès, article « Achéménides (rois) », in F. Joannès (éd.), Dictionnaire de la civilisation mésopotamienne, Paris, 2001, p. 2. 8 CT 49 173 (date cassée – Babylone) ; CT 49 102 (an 24 de l’ère séleucide = 288/287 – Babylone) ; ZA 3 n° 13 (an 94 = 218 – Babylone). 9 CT 49 137 (an 118 = 194 – Borsippa). 10 R. J. van der Speck, « Land Ownership in Babylonian Cuneiform Documents », in M. J. Geller et H. Maehler (éd.), Legal Documents of the Hellenistic World, Londres, 1995, n° 7 p. 227-234, ll. 34-35 et 38. 11 E. Herzfeld, Altpersische Inschriften, AMI Erg. Bd 1, 1938, n° 14:14, dātu attūa šāš kullū, « ma loi, elle était conservée par eux ». 12 Ibid. ll. 40 et 43 ina dāta anna’ sigi ša Ahurumazda’ imilīki, « Observe cette loi que Ahuramazdā a décidée », ša ina dāta anna’ isiggû ša Ahuramazda’ imlīki « Celui qui observe cette loi que Ahuramazdā a décidée ». 13 Cf. les références du CAD s.v. dātabara. 14 VAS 6 128:10 NP lú <> ša ugu dātum, cité dans le CAD s.v. dātu in ša muhhi dātu. 15 A.T. Olmstead, « Darius as lawgiver », AJSL 51, 1935, p. 247-249 et History of Persian Empire, Chicago, 1948, p. 119-134. 16 Cf. P. Frei, « Zentralgewalt und Lokalautonomie in achämenidischen Kleinasien », Transeuphratène 3, 1990, p. 157-171 et la mise au point très clair de P. Briant, Histoire de l’empire perse, Paris, 1996, p. 981. 17 Cf. M. Stolper, Late Achaemenid, Early Macedonian and Early Seleucid Records of Deposit and Related Texts, AION suppl. 77, 1993, p. 60-62 et « On some Aspects of Continuity between Achaemenid and Hellenistic Babylonian Legal Texts », Achaemenid History 8, 1994, p. 329-351, spécial. p. 340 et note 14. Dans le même sens, P. Briant, Histoire de l’empire perse, p. 981-983, conteste la traduction « loi »pour data et propose « réglementation ». 18 On sait que grâce à cette inscription, copiée dans des conditions périlleuses par H. Rawlinson, les assyriologues ont trouvé la clé du déchiffrement de l’écriture cunéiforme ; on pense aussi que ce texte témoigne de l’invention du cunéiforme alphabétique vieux-perse par Darius Ier. Pour l’édition de ce texte, cf. L.W. King et R.C. Thompson, The Sculptures and Inscription of Darius the Great on the Rock of Behistûn in Persia, Londres, 1907 ; une traduction du document peut être consultée sur www.livius.org. Je remercie Philippe Clancier pour ces références. 19 P. Lecoq, Inscriptions …, p. 189. 20 Cf. S. Langdon, Die neubabylonischen Königsinschriften, VAB 4, 1912, p. 214 et s n° 2 ii 2. 21 Cf. M. Stolper, Deposit, p. 60-62. 22 VS 6 99. 23 Pour l’analyse de cette expression dans les lois, les actes de la pratique et les lettres, cf. K. Veenhof, « The Relation between Royal Decrees and ‘Law Codes’ of the Old Babylonian Period », JEOL 35-36, 1997-2000, p. 49-83. 24 Sur le rescrit de Samsu-iluna, édité par C. Janssen, « Samsu-iluna and the Hungry nadītums », NAPR 5, 1991, p. 3-39, cf. mes commentaires dans « Les actes législatifs des rois mésopotamiens »in S.
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Dauchy et al. (éd.), Auctoritates. Xenia R.C. van Caenegem oblata, Iuris Scripta Historia 13, Bruxelles, 1997, p. 3-27. 25 En ce sens, K. Veenhof, Relation…, p. 56 et s. 26 Cf. D. Coquerillat, Palmeraies et cultures de l’Eanna d’Uruk (559-520), ADFU 8, Berlin, 1968, p. 109. 27 Cf. M. Jursa, J. Paszkowiak et C. Waerzeggers, « Three Court Records », AfO 50, 2003-2004, p. 255-268, spécial. p. 255-259 texte n° 1. 28 ll. 14-16 da-a-ti ip-®u-ú-’-i, ul-tu da-a-ti4-tu lú a-me-lu-tu ina muh-hi NP a-šú šá NP pa-ar-sa?ni?-iš?- šu? 4
29 Je remercie Philippe Clancier pour cette suggestion. 30 Les attributions du simmagir sont inconnues mais il exerce manifestement des fonctions élevées, comparables à celles du sartennu, « grand juge »ou du sukkallu « vizir, ministre ». Selon M. Jursa, Court Records, supra note 27, p. 258, la présence du simmagir serait liée à l’interrogatoire maš’altu, ou au statut de l’une des parties. 31 Dar 53. 32 l. 15 a-ki-i da-ta šá lugal ú-šal-lam. 33 M. Jursa, « Nochmals Akkad », WZKM 87, 1997, p. 101-110, spécial. p. 101 et s. texte n° 1. 34 ll. 18-22 ù 1 ma-na kù-babbar šá di-i-ni šá ina! muh-hi, NP la ra-šu-ú it-ti NP, a-ki-i da-a-tu4 šá I da-ri-a-muš lugal ina ukkin lú a-kadki-ú-a, gab-bi it-ta-na-šu a-na di-i-ni mu-a-tu4 a-ki-i da-[a-tu4], šá lugal di-i-ni. 35 Cf. par exemple la tablette de Persépolis PF 1980 (G. Giovinazzo, « Les šaumarraš dans les textes de Persépolis », AION 53, 1993, p. 124 note 28), datée de Darius Ier, récapitulant des comptes de denrées et mentionnant des manquements commis par des chefs de magasin, régularisés par la suite. La certification des comptes est effectuée datam appukana, « conformément aux règlements traditionnels »(P. Briant, Histoire…, p. 526) plutôt que « conformément à la loi d’antan »(F. GrillotSusini, Eléments de grammaire élamite, Paris, 1987, p. 71). P. Briant, Histoire… p. 527, cite aussi le texte PF 1272 où sont exposées les fonctions de Bakabada, juge (databara) de Parnaka, et qui se situent essentiellement dans la sphère administrative. 36 Conclusion tirée par M. Stolper, Deposit, p. 60 et s., à partir des textes séleucides. 37 VAS 3 159. 38 S. Kerneis me signale que les premiers codices romains ont été élaborés à partir des rescrits impériaux, l’autorité législative de l’empereur s’étant installée très progressivement et à partir de cette démarche judiciaire. 39 Cf. P. Villard, « Les textes judiciaires néo-assyriens », in F. Joannès (éd.), Rendre la justice en Mésopotamie, Archives judiciaires du Proche-Orient ancien (IIIe-Ier millénaires avant J.-C.), Saint-Denis, 2000, p. 194. 40 R. J. van der Speck, Land Ownership, p. 178, propose un renvoi à la taxation royale kērukeion sur les ventes foncières, dont l’existence avait été suggérée par L.T. Doty, Cuneiform Archives from Hellenistic Uruk, PhD Yale, 1977, p. 397-398 mais il n’y a aucune trace de ce type de taxe dans la documentation babylonienne. 41 CT 49 173:9-11 « Toute personne qui détient le document écrit peut obtenir le paiement de ces douze sicles d’argent, à savoir le dépôt, conformément à la loi du roi ». 42 CT 49 102:6-8 « Si il ne paye pas à l’échéance (fixée) pour lui, il payera le double. Si il ne paye pas le double, il payera selon la loi »; ZA 3 n° 13:8-10 « Si NP ne rend pas (l’argent) à l’échéance (fixée) pour lui, il payera selon la loi du roi qui a été écrite concernant le dépôt ». 43 Cf. M. Stolper, Deposit, p. 27. 44 Cf. H. Petschow, Kaufformulare, et U. Lewenton, Studien zur keilschriftlichen Rechtspraxis Babyloniens in hellenistischer Zeit, D. Phil. diss. Münster, 1970. 45 L.T. Doty, Archives et J. Oelsner, « Zu neu- und spätbabylonischen Siegelpraxis », FS Matouš, 1978, p. 167-186, cités par M. Stolper, Continuity, p. 340-341. 46 M. Stolper, Continuity, p. 340-341.
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dātu ša šarri. La « loi du roi »dans la Babylonie achéménide et séleucide
Pour citer cet article Référence électronique Sophie Démare-Lafont, « dātu ša šarri. La « loi du roi »dans la Babylonie achéménide et séleucide », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 29 juin 2009. URL : http:// droitcultures.revues.org/544
À propos de l'auteur Sophie Démare-Lafont Sophie Démare-Lafont est agrégée d’histoire du droit et Directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, section des Sciences historiques et philologiques, où elle enseigne le droit comparé dans les sociétés du Proche-Orient ancien. Elle travaille sur les textes juridiques cunéiformes et bibliques. Elle a publié notamment une recherche sur le droit pénal féminin (Femme, droit et justice dans l’Antiquité orientale, 1999) et un essai sur la féodalité et le statut de la terre en Mésopotamie (Fief et féodalité dans le Proche-Orient ancien, 1998). Elle travaille actuellement sur les textes juridiques syriens du milieu du IIe millénaire et prépare une Table ronde sur les formulaires juridiques ouest-sémitiques.
Droits d'auteur Tous droits réservés Résumé / Abstract
Cet article examine le champ sémantique de l’expression dātu ša šarri, « loi du roi », formée sur un terme d’origine vieux-perse (data). La dizaine d’occurrences d’époques achéménide et séleucide montre que la « loi du roi »désigne un mode d’élaboration de la norme issu de la pratique judiciaire du souverain, progressivement compilée pour former un corps de règles invoquées dans les contrats. Ce procédé de création de la loi et de fabrication des recueils législatifs rappelle celui du rescrit romain. Mots clés : law, achaemenid Babylonia, seleucid Babylonia, rescript, loi, Babylonie achéménide, Babylonie séleucide, rescrit
dātu ša šarri, The “Law of the King” in Achaemenid and Seleucid Babylonia This article investigates the meaning of the formula dātu ša šarri, “law of the king”, using the akkadian dātu based on the old Persian word dāta. The ten Achaemenid and Seleucid occurrences of this formula suggest a process of creation of legal rules comparable to the Roman rescript: the legal standard dātu ša šarri derives from the judicial practice of the king, whose decisions were progressively compiled in order to create a body of regulations which were invoked in contracts.
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Droit et cultures Numéro 52 (2006-2) Iran et Occident. Hommage à Kasra Vafadari
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Jean-Pierre Poly
Le vent des deux mondes Enquête sur les princes iraniens de la Gaule romaine ...............................................................................................................................................................................................................................................................................................
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Référence électronique Jean-Pierre Poly, « Le vent des deux mondes Enquête sur les princes iraniens de la Gaule romaine », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 02 avril 2009. URL : http://droitcultures.revues.org/554 DOI : en cours d'attribution Éditeur : L'Harmattan http://droitcultures.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://droitcultures.revues.org/554 Document généré automatiquement le 29 octobre 2010. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. Tous droits réservés
Le vent des deux mondes Enquête sur les princes iraniens de la Gaule romaine
Jean-Pierre Poly
Le vent des deux mondes Enquête sur les princes iraniens de la Gaule romaine Pagination de l'édition papier : p. 27-46
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« J’ai nom Vayu le vent qui va par les deux mondes L’un fait par l’Esprit Bon, l’autre par le Mauvais … J’ai nom Glorieux qui plane à l’entour de la gloire, Invoque donc mes noms, ô saint Zarathustra, Parmi les hordes hostiles, bataille des nations, Si contre toi se lève un tyran tout-puissant … Vayu au collier d’or nous t’offrons sacrifice, Vayu au brassard d’or nous t’offrons sacrifice, Vayu aux armes d’or nous t’offrons sacrifice, Vayu aux bottes d’or nous t’offrons sacrifice, Vayu ceinturé d’or nous t’offrons sacrifice, Vayu à l’acte ultime nous t’offrons sacrifice … » Râm Yasht 1 En 1756, Louis-Pierre Anquetil, un homme d’Eglise qui devint plus tard membre de l’Institut, publiait l’Histoire de la ville de Reims en Champagne. Dans le même temps, son frère plus aventureux, Abraham-Hyacinthe Anquetil-Duperron, après avoir étudié l’hébreu, l’arabe et le persan, était parti pour l’Inde d’abord comme soldat, puis comme chercheur avec la protection de l’abbé Barthélémy, l’auteur du Voyage du jeune Anacharsis en Grèce2. Durant son voyage, Anquetil-Duperron se lia avec des Zoroastriens qui lui firent connaître le Zend Avesta3. Il revint en France en 1762 et publia, dix ans après, la première étude de ces textes qui lui permit de devenir, lui aussi, membre de l’Institut. Nul ne songeait alors, et nul ne s’avise aujourd’hui, que la culture de l’Iran ancien avait pu venir jusqu’en Europe longtemps auparavant, quand finissait l’Empire de Rome. Des témoignages concordants le laissent pourtant penser, notamment celui de deux tombes princières de la Gaule du Ve siècle, l’une située en Rhénanie, l’autre en Champagne. Le splendide attirail qu’elles contenaient était de provenance orientale. Mais avant de l’examiner, rappelons les circonstances de ces découvertes au XIXe siècle. Le 22 août 1842, dit-on, un manoeuvre qui extrayait du gravier près du village de Pouan, en Champagne, aurait trouvé les ossements d’un guerrier, ses armes et ses parures d’or4. L’homme alla proposer les objets au conservateur du musée de Troyes, Corrard de Bréban, originaire de la région, lequel, faute de crédits, ne put acquérir que les moins chers, les deux lames rouillées de l’épée et du sabre. Les pièces d’orfèvrerie furent achetées par un joaillier de la ville qui chercha à son tour un acquéreur. Durant ce temps, le monde allait son train. En décembre 1851 et en novembre 1852, un coup d’Etat et un plébiscite avaient légitimé le second Empire français. En juin 1853, les objets prétendument trouvés à Pouan furent présentés au congrès archéologique tenu à Troyes qui en établit l’importance : une tombe princière, près des Champs Catalauniques où Attila et ses hordes avaient été arrêtés par la dernière armée de l’empire romain en Gaule5. La tombe supposée était le témoin de la résistance gallo-romaine – donc française ! – à l’invasion. Un tel trésor était sans prix. Droit et cultures, 52 | 2006-2
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De fait, la somme demandée décourageait les amateurs. Mais on savait l’empereur Napoléon III passionné d’histoire et d’archéologie, passion que manifestait alors le projet des fouilles d’Alésia. L’archéologue Peigné-Delacourt, soutenu par le préfet de l’Aube, le vicomte de Charmailles, informa Sa Majesté qui acheta les objets précieux en 18586. Du coup, les lames acquises par le musée lui furent solennellement apportées, le 11 mars 1860, par le préfet escorté d’une délégation de la Société savante du département. Et là, assaut de générosité, c’est l’empereur qui fit don du trésor entier au musée de la ville où il se trouve aujourd’hui. Au fil de cette belle histoire, on avait oublié de regarder d’un œil tant soit peu critique les circonstances de la trouvaille. Selon des indications remontant au manoeuvre, « auteur et seul témoin de la découverte » comme le note, un peu inquiet, un archéologue, le corps aurait été inhumé à faible profondeur dans le gravier, recouvert d’environ 40 cm de terre végétale, « les pieds et les mains presque à fleur de grève et le tronc et le bassin plus enfoncés dans le sol ». Mais la tombe, en principe localisée, ne fut jamais retrouvée, ni rien qui pût la signaler. Qu’un roi ou un prince ait pu être enterré sous 40 à 50 centimètres de terre végétale sans qu’il restât la moindre trace de sa sépulture ne semblait surprendre personne7. Dans le temps même où le manœuvre découvrait une tombe là où elle ne se retrouve pas, l’église de Viâpres-le-Petit, non loin de Pouan, juste de l’autre côté de l’Aube, s’était en partie effondrée. Son curé décida de la reconstruire, à ses frais, à partir de 1852 et en 1861 le nouvel édifice fut consacré. Le prêtre s’y fit inhumer dans l’entrée où l’on peut lire son épitaphe sur une belle dalle funéraire fixée dans le sol, à la manière médiévale. Cette tombe-là est aussi voyante que celle du prince était évanescente. Par quel miracle un curé de campagne avait-il pu financer la reconstruction de son église, nul ne s’en étonna8. On disait encore, parmi les petits-enfants de ses ouailles, que le prêtre avait reçu de Napoléon III un calice d’or pour le service de sa paroisse. Qu’était cette coupe, nous ne le saurons pas ; elle aurait été perdue pendant l’exode d’un autre curé au début de la dernière guerre9. Reste que dans la conscience des paroissiens, un objet précieux et l’empereur sont associés à l’église nouvelle comme ils l’étaient dans l’histoire de la prétendue tombe de Pouan. Nous entrevoyons d’où aurait pu venir au curé de Viâpres l’argent nécessaire à la reconstruction de son église et où avait pu être la sépulture du guerrier : dans l’église de Viâpres plutôt que dans la gravière de Pouan. Localisée en ce dernier lieu, la tombe perdait toute chance d’identification ; sur le défunt, la gravière n’avait rien à dire. Transportons-nous en Rhénanie, à Wolfsheim. En 1870, y fut trouvée la tombe d’un autre guerrier à l’équipement oriental10. La découverte était mieux localisée qu’en Champagne, mais les circonstances étaient moins favorables à la célébrité : ici, pas de Champs Catalauniques, pas de résistance glorieuse à une invasion, au contraire. La région était en effervescence, la guerre venait d’éclater entre la France et l’Allemagne et au début du mois d’août trois armées allemandes pénétraient en Alsace et en Lorraine. Un autre empire national, celui du roi de Prusse, triomphait de l’empire français. La tombe de Wolfsheim, qui contenait une inscription en caractère persan, n’avait guère l’air d’être germanique. On ne se soucia donc pas trop de la découverte et il n’est pas sûr qu’elle ait été très soigneusement fouillée. Elle fut identifiée comme « barbare » – ce qui était bien vague – et relevant d’une « mode orientale », au mieux d’une « influence orientale »11. Reprenons ces deux dossiers pour tenter d’identifier les défunts : nous allons voir qu’il s’agit bien de cavaliers orientaux, princes parmi les leurs. Nous pourrons ensuite, à partir de certains objets de leurs tombes, proposer quelques hypothèses sur la culture qu’ils avaient apportée en Gaule.
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Deux cavaliers venus d’Orient 11
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Plusieurs des objets issus des trouvailles du XIXe siècle ont été décrits et identifiés comme orientaux par les archéologues qui, en revanche, ne se sont guère préoccupés de leur environnement. Que pouvons-nous savoir des deux défunts et de leurs entourages ? Commençons par la tombe du chef enterré à Wolfsheim, sans doute chronologiquement la première. Si son vêtement valait ses parures, il devait être étincelant, comme les nobles iraniens décrits par Ammien Marcellin12. Il avait l’attirail habituel d’un prince de ce temps : un bracelet d’or, un ceinturon à plaque-boucle en cloisonné d’or et grenats et des bottillons dont les sangles avaient des boucles d’or13. Ce qui était moins fréquent en revanche, c’est qu’il portait un collier d’or, non le type devenu alors prédominant – un mince cercle avec fermeture à crochet –, mais une parure ancienne, de facture archaïque avec des extrémités à tête d’animal, très usé, peut-être un bijou de famille. Une ceinture basse à boucle d’or soutenait son épée de cavalier à longue et large lame. A la poignée de l’épée, pendait une dragonne alourdie d’un pendant fait d’une boule d’ambre, et de tels pendants sont un trait oriental14. L’homme n’avait apparemment ni lance, ni arc et carquois. Mais les fragments d’os de l’arc avaient peu de chance d’intéresser les fouilleurs15. Deux objets trouvés dans sa fosse montrent que le cavalier venait d’Orient. Le premier est un sou d’or, une monnaie frappée pour l’empereur romain d’Orient Valens (364-378). Dans la tombe, la pièce servait peut-être « d’obole à Charon » destinée à payer au batelier des enfers le passage dans l’au-delà : une pratique païenne romaine mise en œuvre par une épouse gauloise ? Le second objet est beaucoup plus rare : c’est une petite plaque carrée, en or et pierreries rouges, en principe portée sur la poitrine. La plaque est gravé d’un nom en caractères persans et ce nom, Ardashir, est sans conteste iranien16. L’histoire du prince de Wolfsheim peut être entrevue grâce à la localisation de sa tombe. Nous sommes en Nahegau, à quelques lieues du fort de Bingen sur le Rhin, un canton où des cavaliers sarmates avaient été installés en 370-374 par l’empereur Valentinien. C’était le temps où les clans sarmates de la rive gauche du Danube étaient redevenus instables et dangereux. D’autres Sarmates, jadis vaincus par Constantin et installés sur la rive droite, en Thrace, risquaient de se ranger du côté de leurs parents restés libres. Les empereurs avaient donc décidé de les transférer en Gaule et on avait pour eux « borné les terres » à l’ouest de Bingen17. Vers 400, cette troupe était qualifiée de « cataphractaires alains de Bingen ». Des Sarmates danubiens aux Alains originaires des steppes au nord du Caucase, d’où venait le changement ? En 378, Gratien, fils et successeur de Valentinien, partit en Orient secourir son oncle Valens. A son retour en 379, il ramena une unité de cavalerie dont il fit son régiment préféré, les « Compagnons Alains »18. Il les établit non loin de Trèves sa capitale, chez les Sarmates du Nahegau19. Par la suite, des locuteurs germaniques, assimilant ces Alains aux Huns qui les avaient soumis, baptisèrent leur établissement Hunsrück, « le Reste des Huns »20. Dans les années 410-413, le chef de ces Alains de Bingen, resté fidèle à Rome malgré l’arrivée d’autres Alains aux côtés des envahisseurs Vandales, se nommait Goar21. La tradition épique germanique le présente comme un compagnon du légendaire roi burgonde de Worms Gunther, mais le considère comme un archer à cheval, une technique de combat orientale22. Un texte du IXe siècle germanise son nom en Wurhardus et le dit Pandaride, renvoyant par souci d’élégance classique au légendaire Pandarius fils de Lycaon. A travers ces formes on identifie un *Gwh’r ‘rdw, « Ardaw au Bijou », fils d’un *Pnd ‘ry’w, « Noble Chemin/Conseil » 23. Le bijou assez remarquable pour valoir son surnom à Ardaw fils de Pandarya doit être la plaque au nom impérial que l’homme emporta dans sa tombe. Il permet d’entrevoir son point de départ en Orient.
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Dans la seconde moitié du IVe siècle, au nord de l’empire sassanide, s’était précisée la menace des nomades de « l’Iran extérieur ». Dès 350, aux Gelons de l’Ouest de la Caspienne s’étaient ajoutés à l’Est les Chionites. En 356-358, le roi des rois Shapour II fit campagne contre eux et il réussit à obtenir l’alliance des deux rois, celui des Chionites avec ses clients Kushans de Bactriane et Sakas du Seistan, et celui des Alains. En 359 il les emmena attaquer la Mésopotamie romaine24. En 376, les Huns étendirent leur domination dans les steppes au nord du Caucase, intensifiant la pression des Alains qui franchirent à nouveau les cols vers le Sud. Un texte épique arménien conte les exploits de Babik, prince de Siounie, la marche orientale de l’Arménie : exilé chez les Romains vers 368 puis revenu à la cour de Shapour, il réussit à tuer un chef qui ravageait la frontière. La tradition arménienne nommait ce chef Hounagour, qui pourrait être un *Hwn-e Gw’r, « le Hun au Bijou », vraisemblablement un Alain vassal des véritables Huns, ceux-ci n'étant pas encore arrivés dans la région25. Durant ces mêmes années, l’empereur romain d’Orient, Valens, résidant à Antioche, intriguait en Arménie lorsqu’en 378 les Goths du Bas-Danube, eux aussi refoulés par les Huns, envahirent la Thrace. Il alla les combattre à Andrinople où il mourut26. C’est dans le cadre de ces années 378-379 qu’il faut replacer la plaque gravée de l’inscription ‘Rthsr, Ardeshir. Le nom est celui du fondateur de la dynastie sassanide, repris au IVe siècle par un prince du sang, gouverneur d’Adiabène puis roi des rois en 37927. De telles plaques gravées du nom impérial sont des présents officiels : en 378, lorsque le vieux Shapour voulut gagner à sa cause un prince arménien influent, Manuel Mamikonean, ex-partisan de Valens, il lui envoya, entre autres présents, « un ornement pour orner sa poitrine comme en portent les rois ». La plaque impériale a dû être offerte par Ardeshir avec les mêmes intentions captatrices. Mais le sou frappé avant la mort de Valens en 378 montre que le chef qui l’avait reçu avait aussi accepté l’or romain. Ce chef pourrait être l’Alain hunnisé vaincu par Babik peu après 378 ; le présent impérial lui aurait valu son surnom épique de « Hun au Bijou ». A sa mort, son clan n’avait plus d’autre choix que de rallier les Romains. Le cavalier enterré à Wolfsheim, chef probable des Alains de Bingen, était donc un Iranien du Nord dont le père ou le grand-père, un roi parvenu au sud du Caucase, avait hésité entre les deux empires, le persan et le romain. Lorsqu’il fut éliminé par les gens de Siounie fidèles des Sassanides et alliés des Mamikonean, les siens allèrent à Théodose qui jugea plus expédient de les donner à Gratien. Ainsi se fit que le sou et le bijou arrivèrent en Gaule. Le prince enterré à Viâpres n’était pas moins richement paré que celui de Wolfsheim. Il portait au cou un mince collier d’or, au bras un bracelet d’or, autour de la taille un ceinturon avec une boucle d’or et ses bottillons étaient serrés à la cheville par des sangles à boucle d’or28. Sur sa hanche gauche, une étroite ceinture basse au fermoir d’or et de grenat soutenait son épée de cavalier dans un fourreau fixé à la ceinture par deux passants incrustés de grenat. Cette épée, comme celle du prince de Wolfsheim, était munie, à l’orientale, d’une dragonne au pendant en boule29. Deux autres traits sont nettement orientaux. Passé dans son ceinturon, le cavalier avait aussi un long couteau, non un scramasaxe mais un sabre à lame mince, au pommeau d’or et de grenats, une arme orientale dont l’identique a été retrouvée à Oros sur la Haute Tisza en Hongrie 30. Deuxième trait oriental : sur sa hanche droite, une seconde ceinture basse, avec un fermoir identique à celui de la ceinture de l’épée, soutenait, pensons-nous, un carquois à couvercle31. Il n’en reste qu’un élément solide, un petit anneau d’or soudé à un disque d’or et grenats cousu sur le bord, où passait la lanière qui maintenait le couvercle fermé 32. Dans l’équipement retrouvé manquent les bouts d’os de l’arc réflexe ; ils ont pu avoir le même sort que les ossements du défunt, le ou les découvreurs les négligèrent. Le prince champenois, comme son pareil rhénan, était donc un archer à cheval. Lui aussi portait une parure avec un nom : une chevalière d’or où était gravé d’un trait léger, en caractères latins, le nom Heva33.
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Le site probable de sa tombe, Viâpres, nous en dit plus. Elle est située en Arcesais. C’était alors, nous l’apprenons par la Vie de sainte Geneviève, un canton militaire placé sous le commandement d’un tribun 34. Entre 471-476 et 481-486, les Francs, refusant le commandement du dernier maître de la milice, avaient bloqué l’arrivage à Paris des surplus de grains venus des grandes plaines à blé de Belgique, réduisant ainsi les Parisiens à une pénurie chronique. Pour déjouer la manœuvre, Geneviève mena un train de péniches par la Seine et par l’Aube jusqu’à Arcis35. Elle y fut bien accueillie par le tribun, l’officier commandant à la fois le « pays » (pagus) et l’unité militaire qui y était établie36. Le nom de Viâpres est aujourd’hui porté par deux localités : Viâpres-le-Grand qui faisait partie du domaine de l’abbaye de Plancy et fut plus tard intégré à cette commune, et Viâpres-lePetit, la tombe probable du cavalier. Au VIIIe siècle, le premier de ces villages se nommait Vicus asper, le second Mantavia, devenu seulement au XIIe siècle Viaspera parva37. Mantavia pourrait être Mantaiva/*Mandha-e Hewa, « Les restes d’Heua », le nom gravé sur la bague du prince défunt, qui serait la transcription du moyen-persan *‘Hy hwa, « Bon Premier (-né) »38. Celui de Viâpres n’est pas moins révélateur ; il se traduirait en latin par « Apre bourg », mais le village, en plat, n’a rien d’âpre ou de montueux39. La forme médiévale doit être une évolution de Vicus Aspari, « le bourg d’Aspar », un nom iranien bien connu40. Ces deux identifications iraniennes sont confirmées par une étrange dévotion locale. A quatre lieues à l’est de Viâpres se trouve une église dédiée à une sainte qui n’est honorée que dans le canton, Tanche41. Tanche posait un sérieux problème à l’évêque de Troyes : elle n’avait pas de corps, témoin un mandement de 1441. A cette date, les paroissiens des trois villages de L’Isle, Ramerupt et Lhuître se disputaient les pèlerins qui voulaient honorer la sainte, chaque paroisse affirmant que le corps était chez elle. L’évêque Jean fit rechercher les reliques mais on ne trouva rien de probant. Dans ces conditions le prélat, que l’on sent passablement énervé, s’en tint à la tradition qui était en faveur de Lhuître : il interdit aux gens de l’Isle et de Ramerupt de prétendre avoir le corps de la sainte et d’empêcher pour ce motif les pélerins de se rendre à Lhuître, autorisant en revanche ceux-ci à continuer de fréquenter cette église ou bien, non loin, la petite église isolée du Bouchet. Mais « parce que de ce temps rien ou peu n’a été trouvé du susdit corps en ces lieux, nous interdisons de même aux habitants du village de Lhuître d’assurer désormais que le corps glorieux de la susdite vierge est dans leur église, sauf si, ultérieurement, elle y est retrouvée »42. La vie de la sainte, sans doute rédigée à l’occasion de l’enquête de 1441, se fondait sur la seule tradition populaire. C’est le récit intemporel d’un viol conté de façon réaliste avec force dialogues et exclamations pieuses pour meubler. Le père de Tanche, demeurant à Ramerupt, vient à Arcis visiter son compère, parrain de la jeune fille. Celui-ci regrette de ne pas la voir, « Et où est ma filleule Tanche ? », le père répond « Elle garde nos biens et dirige notre maison ». Un écuyer à cheval est envoyé la chercher. En la ramenant, « il se mit à lui parler d’amour » ; elle refuse, il insiste, elle cherche de l’aide mais personne en vue, ni laboureur, ni pâtre, ni voyageur ; elle prie ; il la jette à bas du cheval et tente de la forcer ; elle se débat, il la frappe avec le pommeau de son épée sur la bouche et les joues, un flot de sang coule de ses narines ; finalement, la colère le prend, il la décapite près d’un lieu nommé Mons Baniae. Elle se relève, porte sa tête « jusqu’à la vallée de Lhuître » et s’étend près d’une aubépine – il fallait bien expliquer qu’assassinée sur le trajet Ramerupt-Arcis, elle soit censée reposer près de Lhuître –. Là, le corps reste exposé, mais « pour que le vol de l’aigle rapace ou les serres du vautour, le loup ou le chien ne violent pas les membres de la gisante », alors même qu’on était en octobre et donc « à l’encontre de la nature », des épines et des halliers poussèrent aussitôt sur la tombe pour la protéger, formant le « Bouchet », le petit bois. Reste à expliquer deux absences. Celle du corps ; au miracle du bosquet protecteur, l’auteur de la vie en ajoute un autre : « nul autre que les anges creusèrent sa fosse, nul autre que les anges ensevelirent son corps », une façon élégante d’expliquer pourquoi on était incapable de Droit et cultures, 52 | 2006-2
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retrouver l’une et l’autre alors même que l’endroit était identifié. Autre absence, celle d’une parenté ; l’auteur avoue qu’il ne sait ni le nom des parents de la sainte, ni son statut, noble ou roturière, et il tente de s’en justifier en rappelant le commandement de l’Evangile de laisser ses parents pour suivre le Christ. L’essentiel, déclare-t-il, c’est que Tanche, « rutilante au monde, brilla … comme Hesperus ou Lucifer dans les cieux éthérés ». Hesperus et Lucifer, les deux noms de l’étoile du berger, guide et consolation des voyageurs. Voyageurs, les parents anonymes de Tanche l’avaient été. Pour éclairer, faute de mieux, les origines de la sainte, l’auteur rapporte une tradition régionale : « Certains très nobles personnages, de la race des chrétiens, partis d’Antioche vers l’Occident avec leurs épouses, leurs enfants et leurs biens, furent transportés en France et certains se reposant au terroir de Ramerupt, d’autres à celui d’Arcis, d’étrangers, ils voulurent devenir colons ». Dans ces conditions, on peut identifier Tanche venue avec les colons d’Orient. Son nom n’est autre, semble-t-il, que le moyen-persan, Tng-’h « Passion ». Le confirmerait le nom du village de Vaupoisson qui se nommait jadis Vadum Pass(i)onis « le gué de la Passion », au passage de l’Aube face à L’Île et au lieu présumé du meurtre. Lhuître, autrefois Lustrum, qualifié dans la Vie non de village mais de « val », pourrait avoir été *Rwz dr, « le Val de Lumière », celle de Tanche/Passion qui brillait comme l’étoile du berger. La troisième paroisse concernée, Ramerupt, autrefois Ramerut, sur la rivière qui forme la frontière du canton, pourrait avoir été *(H)Rwm rwd, « le Rû des Romains », ce que confirmerait le toponyme voisin de Romaines43. Avec le temps, on oublia ces sens et, dans le français du Moyen Age classique, Tanche, Poisson et Huître firent bon ménage. En fait Passion, qui n’avait ni corps ni parents, était, pensonsnous, une allégorie tardivement incarnée. Elle était honorée le 10 octobre et cette date permet de remonter la trace d’Heva et des siens. Le 10 octobre est en effet le jour de la passion d’un saint authentique, un prétendant malheureux au trône de Perse, (A)MaharShapur, Shapour l’Immortel44. Au début du Ve siècle le roi des rois Yezdegerd Ier, qui incarnait la tendance ouverte du mazdéisme, s’était montré tolérant envers les chrétiens45. Tant et si bien qu’en 420 ceux-ci n’hésitèrent pas à détruire un temple du feu qu’ils trouvaient trop proche d’une de leurs églises ; on les condamna à le rebâtir, leur évêque refusa46. La réaction des grands et du clergé fut violente : les chrétiens furent persécutés, le roi fut assassiné, et Shapour, son fils aîné, alors vice-roi d’Arménie, fut jeté en prison tandis que son cadet Behram montait sur le trône. Trois ans après, Shapour était exécuté et son martyre lui valut la vénération des chrétiens. Entre-temps, la persécution anti-chrétienne avait entraîné une guerre entre les deux empires. En 421, Behram affronta l’armée romaine du côté de l’Arménie, en Arzanène, mais celle-ci contre-attaqua avec succès, contraignant l’armée perse à se retirer sur Nisibe47. Finalement, l’année suivante on fit la paix, la liberté de culte fut accordée aux chrétiens chez les Persans et aux mazdéens chez les Romains. Certains purent même choisir le camp qu’ils souhaitaient. C’est ainsi qu’un chef portant le titre iranien d’aspabedh, « Général de la Cavalerie », passa aux Romains et fut établi en Palestine sous les ordres du Maître de la Milice d’Orient résidant à Antioche48. Lors de l’offensive de 421, le commandement de l’armée romaine avait été confié à deux généraux aux noms iraniens, Aerobind, *‘hwr’ bnd, « Lien d’Ahura », et Ardabur, *‘rda br, « Maintient le droit », fils d’Aspar, un Alain49. En 424, Ardabur et son propre fils, nommé Aspar comme le grand-père, furentenvoyés en Italie pour éliminer l’usurpateur Jean et faire couronner Valentinien III ; Aspar le Jeune eut alors l’honneur d’être nommé consul50. En 431, il alla en Afrique aider le comte Boniface attaqué par les Vandales. L’année suivante, les deux généraux se séparèrent, Aspar rentra en Orient et Boniface vint en Italie pour combattre un partisan de Jean, le fameux Aetius. Celui-ci triompha et devint le maître de l’empire d’Occident. Certains cavaliers d’Aspar, restés avec Boniface, durent bon gré mal gré rejoindre ses troupes. C’est ainsi que leur voyage depuis Antioche se termina en Champagne51. Droit et cultures, 52 | 2006-2
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Heva devait être l’un des compagnons d’Aspar, marié à une parente de celui-ci, ensuite passé au service d’Aetius qui lui aurait donné le domaine de Plancy avec le commandement de l’Arcesais. Il dut avoir un successeur nommé Aspar, comme leur parent et protecteur, lequel laissa son nom à sa résidence au terroir de Plancy qui devint ensuite une abbaye comme ce fut le cas, non loin de là, du domaine du patrice Mérobaude, un autre fidèle d’Aetius52. Les deux cavaliers orientaux étaient donc des princes arrivés de « l’Iran extérieur » aux marches septentrionales de l’empire sassanide, ensuite passés à l’empire romain d’Orient pour venir finalement commander des troupes de cavalerie en Gaule romaine aux derniers temps de l’empire d’Occident. Le second au moins était chrétien ou christianisant. La culture des leurs était-elle la même que celle des populations gallo-romaines parmi lesquelles ils étaient établis ? Certains objets des deux tombes – chaudrons et colliers – laissent penser que non.
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Aspar portait un nom alain et Goar commandait une unité d’Alains. Ce supposé ethnonyme, transcrit en Gaule Alan ou Alon, est considéré comme une variante d’aryan, « les nobles », qui a donné l’Iran des empereurs et l’Iron d’Ossétie. Pour un ethnique, le nom serait bien peu caractéristique. Ne serait-il pas plutôt identique au moyen-persan ahlawan, « les justes » ? Il aurait alors pu désigner ceux des clans de l’Iran extérieur qui avaient jadis adhéré à la prédication de Zarathoustra. Quoi qu’il en soit, aux alentours de 400, il y avait plus d’une génération que les princes alains fréquentaient les palais de l’empire sassanide et s’y familiarisaient avec le mazdéisme. Aux frontons des bâtiments ou sur les sceaux des rois figurait le vieux symbole de leur religion, symbole encore utilisé de nos jours : dans une version simple, un cercle – l’orbe solaire ? –, parfois avec deux pieds recourbés – un chaudron ? – muni des ailes et de la queue d’un rapace ; dans une version plus figurée, de ce cercle sort Ahura Mazda, ou bien l’Esprit saint, présentant un grand anneau 53. Le symbole invite à considérer de plus près deux types d’objets considérés comme orientaux dans les tombes du Ve siècle et présents dans l’une de celles qui nous intéressent ici : certains chaudrons et certains colliers. Les chaudrons tout d’abord. Avec les lames du prince Heva, le musée de Troyes avait aussi recueilli deux élégants chaudrons cylindriques à pied évasé, en bronze, et un petit bassin en bronze des alentours de l’an 40054. Longtemps auparavant, des chaudrons semblables avaient été fréquents dans les tombes scythiques, offerts au défunt après le repas funéraire55. Ils servaient à cuire la viande des bêtes sacrifiées, ensuite consommée par les assistants : « Les victimes écorchées, ils les désossent et jettent la chair dans leurs chaudrons … Ils la font cuire dans ces chaudrons avec comme combustible les os des victimes … Les Scythes sacrifient toute espèce de bétail et surtout des chevaux »56. Plus à l’Est, vers l’Oural et la Caspienne, le repas funéraire aurait impliqué une anthropophagie familiale rituelle, ainsi chez les Massagètes ou chez les Issedones : « Lorsqu’un homme a perdu son père, tous ses proches lui amènent du bétail. Les animaux sont sacrifiés et dépecés, puis on taille aussi le cadavre du père, on mêle toutes les viandes et l’on sert le banquet ». Dans les occasions solennelles, Scythes et Massagètes consommaient aussi du chanvre indien57. Au IVe siècle, les Massagètes étaient devenus Alains ; si le nom désigne des Zoroastriens, ils avaient renoncé aux sacrifices et à la drogue58. Mais à la même époque, leurs voisins les Huns liaient encore repas funéraire et drogue de voyance. A preuve les chaudrons hunniques de bronze cylindriques avec le même pied évasé que leurs homologues scythiques, mais un peu plus hauts. Ils sont ornés de figurations de champignons59. Ce champignon est l’ammanite tue-mouche, habituelle comme drogue de l’extase chez les peuples sibériens60. Plusieurs de ces chaudrons ont été retrouvés abîmés et brûlés, rarement dans une tombe ; ils ont dû être utilisés pour la cérémonie d’anniversaire du
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décès61. Un fragment de ce type de chaudron a été trouvé dans la région de Troyes, peut-être un reste des Huns venus dans la région en 45162. Zarathoustra avait catégoriquement interdit les sacrifices d’animaux et la consommation de drogue. Le rituel mazdéen leur substitua des éléments spiritualisés. Le banquet funéraire devint le « pain de Sraosha ». Comme les autres sacrifices (yasna), il comporte la confection par le prêtre du parahôm où quelques brins de la plante haoma sont pilés avec un rameau de grenadier et mouillés d’un peu d’eau bénite, le mélange étant filtré puis mêlé à du lait et conservé dans une sorte de chaudron ; aux temps modernes, seul le prêtre consomme quelques gouttes de ce mélange. Quant au banquet, il est réduit à un repas symbolique composé d’un peu de lait à boire, un peu de beurre et de pain béni à manger. Parahom et pain avaient donc depuis longtemps remplacé la drogue et la viande sacrificielle interdites par le prophète Si l’on en croît la déclaration du découvreur, Heva avait été inhumé, il n’était donc pas mazdéen. Mais la présence de nombreux objets dans sa tombe montre que son christianisme était un peu particulier. Faute d’indications précises tirées d’une fouille, l’utilisation exacte des chaudrons est difficile à préciser. Chez un chrétien présumé, ils doivent relever d’usages mazdéens repris par les vassaux de la cour sassanide plutôt que du chamanisme des steppes tel que le pratiquaient encore les Huns. Heva étant supposé prendre part à son repas funéraire, on dut déposer dans sa tombe, outre le chaudron du haoma, quelques aliments dans le petit bassin de bronze au bord décoré et une boisson dans une coupe de métal précieux, peut-être le calice conservé par le curé de Viâpres63. Pourquoi y avait-il deux chaudrons dans la tombe ? On a vu que, selon la tradition scythique, les familles avaient jadis apporté des viandes qui étaient mêlées dans le récipient, manifestant l’unité de la parentèle. A présent empli d’un contenu symbolique et spirituel, le chaudron était-il resté clanique ? Dans ce cas, la présence de deux d’entre eux signifierait que deux parentèles avaient pris part au repas funéraire, chacune offrant ensuite son récipient. N’importe, l’essentiel est que du chaudron ailé, lumineux cercle de bronze, sortait désormais l’esprit du Seigneur sage. Ce monothéisme et la pratique de l’inhumation devaient être des marques de christianisme suffisantes aux yeux des évêques de Gaule, à cette époque confrontés au paganisme rémanent des campagnes gauloises et à la magie odinique de certains contingents germaniques. Voyons à présent les colliers. Les deux princes, celui de Viâpres et celui de Wolfsheim, avaient un collier, ce qui ne s’observe à l’époque que dans certaines tombes, germaniques ou orientales. Les anciens Gaulois avaient jadis porté des torques qu’on retrouve dans l’armée romaine comme récompense et marque d’honneur, mais au Ve siècle, cet usage était passé. En revanche, les nobles Perses ou Parthes portaient un collier64. Un tel objet était certes une parure, mais dans le cas de princes iraniens, n’était-il que cela ? Dans le symbole zoroastrien, Ahura Mazda, ou l’Esprit saint, tend un objet circulaire. Ce cercle est généralement considéré comme une couronne, le divin conférant le pouvoir au roi, interprétation confirmée, entre autres témoignages, par le relief de Naqsh-i Roustem où Shapour Ier reçoit le cercle d’un personnage explicitement qualifié d’Ahura Mazda65. Hors de l’Empire perse, au niveau des chefs de clan, on peut songer à ces grands anneaux d’une dizaine de centimètres de diamètre, trop petits pour être des colliers, trop grands pour être des bracelets, nommés par les archéologues allemands « anneaux de serment » (eidringen) 66 . On les trouve dans deux trésors appartenant à des groupes alains du bassin des Carpathes, trésors sans doute enfouis en 424-425. L’anneau du trésor de Szilagysomlo, sur la Haute Tisza, est un cercle fermé formé de fils d’argent torsadés sur une âme en argent ; il comporte trois boules placées à égale distance. L’anneau du trésor de Rabapordany, près de Györ, au nordouest de l’actuelle Hongrie, est assez semblable de taille et de forme, mais les trois boucles sont remplacées par trois pendentifs en forme de cigale67. De tels anneaux nous paraissent être insignes d’un bon gouvernement, manifestant le lien d’alliance du clan avec l’Esprit sage.
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Le chef, lors des assemblées, présentait l’anneau d’alliance aux siens et les trois marques – boules ou pendentifs – de l’anneau rappelaient à tous les trois principes qui devaient guider leur conduite : bonne pensée, bonne parole, bonne action (humata, hukhta, hvarshta), triade caractéristique du mazdéisme. A un niveau moins élevé, le collier des nobles/libres (azatan) pourrait s’être chargé d’une symbolique identique. D’abord parure traditionnelle, et dans ce cas ciselé et orné de têtes d’animaux, comme le collier archaïque du prince de Wolfsheim, il serait devenu symbole, simple cercle d’or fermé par un crochet, comme le collier du prince de Viâpres. Aux trois niveaux supérieurs de la société – les rois, les chefs de clan, les nobles –, le cercle d’or figurait l’alliance que le Bon Dieu avait proposé aux humains, le « lien d’Ahura » auquel le général de l’offensive de 420, Aerobind, et ses deux descendants homonymes devaient leur nom. En des temps moins fastes, le lien fut peut-être matérialisé par le kusti de laine discrétement porté sous la tunique. Au cercle de l’alliance paraît lié un autre symbole, celui de la cigale. L’anneau de Rabapordany portait des pendentifs en forme de cigales. Le motif figure aussi sur des broches trouvées dans les tombes au nord de la Mer Noire et du Bas ou du Moyen Danube. Les archéologues le considèrent comme marqueur d’une mode pontique, sarmato-alane68. Dans les deux tombes que nous venons d’examiner, il n’y avait apparemment pas de cigales, mais on en retrouve en Gaule, près de la Roche sur Foron au sud-est de Genève, à Beaurepaire au sud-est de Vienne ou même près de Namur69. Istvan Bona, qui note qu’elles sont parfois en surnombre en plus de la classique paire de fibules utilisée pour fermer un vêtement, rappelle que selon les sources chinoises, les Xiongnu/Hiongnou, au IIe siècle avant notre ère, portaient des broches-cigales à leurs bonnets. La matière dont était faite la broche marquait leur rang, par ordre hiérarchique décroissant, or, jade jaune, vert ou blanc et finalement os. Il y voit un emprunt à l’Iran70. On sait que les Hiong-nou, pour pouvoir combattre l’empire chinois, ont dû organiser une hiérarchie militaire. Ils ont alors utilisé un symbole déjà existant dans leur culture, utilisation qui manifeste son importance sans pour autant le réduire à une marque de pouvoir. Nous croyons qu’il s’agit d’abord d’un symbole religieux, compréhensible par tous ceux qui sont ou ont été familiers des cigales : à la fin du printemps l’insecte sort de la terre où s’est développée sa larve et se dégage de sa mue ; l’enveloppe se fend sur le dos, la cigale parfaite, fraîche et brillante, déploie ses ailes et, abandonnant sa dépouille racornie, s’envole au soleil pour chanter. Tel était, pour les cavaliers nomades de l’Orient iranisant, l’espoir du juste, une moralité bien différente de celle qui opposait, chez les cultivateurs individualistes et parcimonieux de l’Occident latin, la cigale et la fourmi. Ce sont d’étonnantes destinées que celles de ces princes de « l’Iran extérieur », émigrés avec leurs suites armées hors de l’empire perse chez son rival romain d’Orient, puis envoyés à l’autre bout du monde pour maintenir l’empire occidental. Si étonnantes que certains historiens, fascinés par une Rome à l’empire présumé partout et toujours triomphant, préfèrent les ignorer comme ils ignorent les autres ethnies dites « barbares » 71. Pourtant, leurs traces sont indéniables : ici celles de deux d’entre eux, capitaines de leur bande devenus tribuns-préfets de « pays » militaires en Gaule, Arcesais et Nahegau. C’étaient de tels hommes qui menaient les unités de cavaliers aux cottes d’écailles et aux enseignes-dragons qui furent adoptées par toute la cavalerie. Leurs sépultures ou celles de leurs femmes ou filles, les tombes « orientales » de ce temps, ont été retrouvées non seulement à Viâpres/Pouan et à Wolfsheim, mais aussi à Airan en Normandie, à Hochfelden ou à Mundolsheim en Alsace, à Crimolois en Bourgogne72. Ces princes iraniens de Gaule n’étaient pas des émigrés sans attaches, mercenaires étrangers bientôt disparus dans la population indigène. Ils étaient établis à demeure dans le pays, seigneurs de domaines reçus de l’empire, vivant en compagnie de leurs hommes dans des
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cantons qui prirent parfois leurs noms. Lorsque après leur service ils rentraient avec leurs parents et fidèles dans leurs manoirs campagnards, ils diffusaient autour d’eux des éléments spécifiques de leur Weltanschauung, continuant à honorer la lumière de l’Etoile, la passion – souffrance affrontée, acte suprême – d’un prince impérial. Ainsi se formait lentement, en mêlant de multiples et divers apports, la culture des nations d’Europe occidentale. Des nations qui se croient immémoriales parce que l’histoire ancienne reste délaissée, des histoires qui ne sont ou ne furent nationales que par nos ignorances. Du Caucase jusqu’en Rhénanie ou en Champagne, les princes iraniens de Gaule, comme le vent de l’hymne à Vayu, ou comme l’Esprit des Evangiles qui souffle où il le veut, avaient beaucoup voyagé. Ils nous montrent, malgré les bornes des frontières, des haines et les avidités de croisade, que la seule histoire qui vaille pour envisager le passé et par là nos avenirs, c’est celle de l’humanité et de ses choix, les chemins difficiles de sa liberté. C’était en tout cas l’opinion de Kasra Vafadari. Notes 1 D’après J. Darmesteter, L’Avesta (1893), rééd. Paris, 1960. Cette étude prolonge un mémoire non publié de Kasra Vafadari, « les Sarmates et nous », portant sur les établissements sarmates de Gaule, et les discussions qui l’avaient suivi. Je remercie Aram Mardirossian et Soudabeh Marin pour l’aide qu’ils m’ont apportée dans des domaines où l’intérêt, non la compétence, m’ont poussé à m’aventurer. 2 L. Lalanne, Dictionnaire historique de la France, Paris 1877, à ces noms. 3 Notamment, selon une tradition familiale, le dastur Jamasp, un ancêtre de Kasra Vafadari. 4 Au lieu-dit le Haut de Marisy, aujourd’hui le Martrait, près du chemin dit du Martrait, aujourd’hui de Marisy ( !), selon J. Bienaimé, Le trésor de Pouan au musée de Troyes, 1993. *Maltrait serait un « mauvais transit » , *malo trajecto, pour la traversée d’un marécage de l’Aube, plutôt qu’un martrois/*martyrio, un cimetière. 6 Dès 1851, l’année du coup d’Etat, Louis-Napoléon aurait entrepris la rédaction d’une Histoire de Jules César, publiée en 1865 ; une controverse sur la localisation d’Alésia l’incita à créer en 1858 la Commission de la Topographie des Gaules qui entama les fouilles en 1861 ; O. Büchsenschutz, A. Schnapp, « Alésia », in Pierre Nora, Les lieux de Mémoire, Paris 1992, p. 272 ; M. Reddé, Alésia, l’archéologie face à l’imaginaire, Errance, 2003. 7 Dans le cas de Nagyszeksos, à 40-75 cm de profondeur dans l’humus, sans traces de squelette ou de tombe, ou de Makartet, à 35 cm de profondeur, les traces de feu incitent Istvan Bona, p. 143, à penser à l’incinération avec inhumation des restes osseux ailleurs, ou mieux à des offrandes funéraires. Mais à Pouan, le découvreur disait avoir vu le squelette, en donnant même des détails sur la position du corps. 8 Pas plus qu’on ne se demanda à qui appartenait le fonds sur lequel travaillait le manœuvre, pour le compte de qui il extrayait le gravier et pour fournir quel chantier ; il serait amusant que le gravier ait été destiné à celui de la reconstruction de l’église de Viâpres-le-Petit. 9 Il aurait disparu lors de la dernière guerre avec le curé d’alors qui se joignit à l’exode et qui y aurait péri ; un contemporain en a entendu parler dans sa jeunesse par de vieilles personnes (témoignage recueilli à l’automne 2004 par l’auteur de ces lignes, auprès de cet habitant qui entretenait l’église). 10 Selon J. Werner, Beiträge zur Archäologie des AttilaReiches, München 1956. Bona p. 142, 229 et 236. 11 Il faudra attendre 1913 pour qu’un archéologue hongrois rattache la tombe aux pérégrinations hunniques, Bona p. 229. On n’a pas progressé depuis. 12 Ammien Marcellin, Histoires, 23.6.75-84. éd. J. Fontaine, Paris, 1977. L’absence de fibule pour fermer un manteau laisserait supposer le port d’un caftan comme le Parthe de la statue de Shami en Elam , E. Porada, L’Iran ancien, Paris 1963, p. 185, Girshman pl. XIV, ou les princes des fresques de Pendjikent en Tadjikistan ou de Qyzil au Turkestan ; B. Rowland, L’Asie centrale, Paris 1974, p. 53 et 167 ; A. Belenitsky, Asie centrale, 1968, n° 136-138. 13 Les colliers seraient « caractéristiques des tombes d’hommes hunniques, alaines et germaniques », Bona, p. 138 et 215 ; la statue de Shami en porte un, supra n. 12. 14 Bona, p. 124.
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15 Pas d’arc, malgré les indications de la tradition, cf. infra ; Bona p. 117 indique que même dans les tombes hunniques, l’arc réflexe, précieux, est rare. 16 Cf. infra n. 27. Plaque maintenue par des bandes sur la poitrine des rois sur les coupes sassanides (Porada, p. 221 ; Girshman pl. XV ; Huart, pl. XVI) mais elle est ronde ou ovale ; un pendentif carré, de la même époque, a été trouvé à Pendjikent, Bona, p. 227. Celui de Wolfsheim serait de même style que la coupe de verre à monture de métal dite de Khosrau Parvez (531-579, à la Bibliothèque nationale à Paris), qui daterait en fait d’un règne antérieur. 17 Ausone, La Moselle, 1-6, éd. MGH, AAV2, Berlin, 1883 : champs nuper metata Sarmatis sur l’itinéraire de Bingen à Trèves. 18 Il semble que cette politique d’échange de troupes entre Orient et Occident ait eu pour but de remédier à l’indiscipline après la défaite d’Andrinople. 19 Comites Alani, in Notitia Dignitatum, oc. 6.50, éd. O. Seeck, (1876), Francfort 1983, oc. 6, 50, p. 130. De même, des Alains se sont ajoutés (sous Valentinien III ?) aux Sarmates dans la prévôté de Châteaudun, Praefectus Sarmatarum gentilium per tractum (cast)rodunensem <et Alaunorum> (mention ajoutée), Notitia …, oc. 42.68, p. 219. Les Sarmates de Bingen furent un peu plus tard – après la rébellion de Maxime ? – envoyés en Orient sous Théodose avec d’autres cavaliers cuirassés de Gaule et affectés à l’armée de Thrace sour le nom d’Equites catafractarii Al(anorum)Bi(n)genses, Notitia …, or. 8.29, p. 25. On notera Kastellaun/*Castellum Alanorum. Sur les Sarmates, T. Sulimirski, The Sarmatians, Londres 1970 ; J. Harmatta, Studies in the History and Language of the Sarmatians, Szeged, 1970 ; I. Lebedinsky, Les Sarmates, amazones et lanciers cuirassés entre Oural et Danube, Paris, 2002. Sur les Alains, G. Vernadsky, « Sur l’origine des Alains », Byzantion 16, 1942-1943, p. 81 ; B. Bachrach, A History of the Alans in the West, Minneapolis, 1973, malgré ses bévues ; V. Kouznetsov et I. Lebedynsky, Les Alains cavaliers des steppes, seigneurs du Caucase, Paris, 1997. Sur les Huns, E.A. Thompson, A History of Attila and the Huns, 1948 ; F. Altheim, Attila et les Huns, Paris, 1952 ; O. Maenchen-Helfen, The World of the Huns, 1973. 20 Le Hünnen Ring près de Nonnweiler et Kastel, est sans doute moins significatif, Hund devenu Hun désignant souvent les géants légendaires. Sur l’équivalence Alain-Hun, cf. infra n. 24. 21 Au début du VIe siècle, un Goar, homonyme et sans doute parent, s’établit dans le pays pour le réévangéliser ; fils de Georges et de Valérie, il venait d’Aquitaine (de Novempopulanie, Saint-Gor ayant dû être son premier ermitage), AASS Boll. Jul. II, p. 327. Monseigneur Duchesne, repris par Nancy Gauthier, L’évangélisation des pays de la Moselle, Paris, 1980, p. 170, écarte sa vie au motif que la première rédaction (réécrite par Wandalbert de Prüm en 839) a dû être faite pour un procès entre Prüm et Trèves, en 768 ; mais la Vita Ia reprenait des données traditionnelles et sa chronologie est tout à fait juste, comme le notaient les Bollandistes : Goar est devenu ermite en Novempopulanie, donc « sous Childebert », 47 ans avant les accusations de magie portées contre lui vers 562 (donc vers 515) ; il vint dans le diocèse de Trèves « sous l’évêque Fibitius » (Febatius), peut-être installé par Clovis après le départ de Maximianus dans le Midi en 502/518, et homonyme d’un évêque orléanais (entre Anianus 451 et Prosper 479), lui-même homonyme de Phoebadius d’Agen (357-392) ; peut-être Goar était-il dans la suite du futur évêque de Trèves Nicecius, homonyme de l’évêque d’Auch (506-511) ; ensuite accéda à l’évêché Aprunculus (un Auvergnat nommé, comme beaucoup d’autres, par Thierry) ; Nizier parvint à l’évêché en 526/527, fut condamné à l’exil par Clothaire en 561 mais immédiatement rétabli par Sigebert ; il mourut peu après et fut remplacé par un probable Auvergnat nommé Rusticus (vers 562 ?) qui accusa Goar de magie mais fut convaincu d’adultère par un bébé parlant (miracle célèbre repris par Vincent de Beauvais ; selon Grégoire de Tours, l’archidiacre de Nizier avait été convaincu d’adultère sur la tombe de saint Maximien, ce pourrait être l’origine du miracle attribué à Goar) ; Sigebert voulut nommer à sa place Goar, qui refusa au motif que Rusticus était vivant ; sept ans après, vers 569, vraisemblablement à la mort de Rusticus, Sigebert renouvela sa proposition ; Goar refusa encore et Magneric fut nommé (en 568/569 à en juger par Fortunat) ; trois ans après (en 572 ?) Goar mourut après avoir envoyé un message à Sigebert (mort en 575). 22 « Méprisant la lance, il porte un arc et un carquois », Waltharius v. 725, éd. M. Dexter Learned, 1970. Le rédacteur de Saint-Gall au IXe siècle utilise les formes germaniques en W des noms gallo-germaniques en Gu, ainsi précisément Waltharius (Walther) pour Gualterius (Gauthier). Selon les Bollandistes, la forme dialectale de Goar, dans la région de Trèves où l’on a parlé longtemps roman, était Guuer. 23 Arda, ‘rd’w, désigne celui qui est « droit », qui relève de la « règle », cf. les noms d’Artaban ou d’Ardeshir. On pourrait identifier la résidence de Goar, son domaine reçu du fisc, à Wörrstadt (toujours w=gw), deux lieues au sud-est de Wolfsheim. Gôr, surnom de Behram V, semble différent de Goar/ Gouhar ; on prétendait que Behram avait tué un onagre (gôr) ou était tombé dans une fosse (ghûr, qui
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désigne aussi la fosse tombale); faut-il songer à la mort légendaire de Yazdigerd, frappé au cœur par un sabot ? Sur les événements, cf. infra, p. 12. 24 Ammien Marcellin, Histoires, 18.6.22 éd. G. Sabbah, Paris, 1970 ; étant donnés les autres contingents qui représentent les troupes acquises par l’Empire lors de l’offensive contre les Chionites et les Gelons/*Gh-‘hl’wn, « les Alains du troupeau » ?, nous corrigeons « Albanoi » en « Alanoi ». Les premiers raids alains datent de 70 et de 135 en Azerbaïdjan ; en 230, aux dires d’Agathange qui les appelle Huns, l’Arsacide Tiridate II aurait ouvert la « Porte des Alains » (Dar-e Al) pour les lancer contre les Sassanides. Au milieu du Ve siècle, Khosraw Ier établira 10 000 d’entre eux dans son empire, sans doute dans ce qui devint le Ghilan. A. Christensen, L’Iran sous les Sassanides, Copenhague, 1936 ; C. Huart et L. Delaporte, L’Iran antique, Paris, 1943 ; R. Girshman, Parthes et Sassanides, Paris, 1962 et L’Iran, des origines à l’Islam, Paris (1951), 1976 ; B. Isaac, « Rome and Persia » in Cambridge Ancient History XIII (1998), 2003, p. 437. Les Chionites ou Hephtalites, dits aussi Huns Blancs, sont considérés tantôt comme Huns, tantôt comme des Iraniens du Nord soumis aux Huns, peut-être les Hyaona, responsables de la mort de Zarathoustra ; R. Ghirshman, « les Chionites Hephtalites », Mem. Inst. Fran. d’Archéo. Orientale du Caire 80, 1948. J. P. Roux, l’Asie centrale, Paris, 1997, p. 123. 25 Brosset, II, p. 16, d’après Etienne Orbelian, Histoire de Siounie I, 10, p. 24, reprenant lui-même Moïse Daskhurantsi, L’Histoire des Aghouans (du Xe siècle) (non vidi) ; Grousset, Histoire de l’Arménie, Paris, 1984, p. 159 ; N. Garsoïan, prosopographie dans son édition du Buzandaran à ces noms. 26 N. Lenski, Failure of Empire, Berkeley 2002, p. 320-367. 27 Ardeshir II devint empereur en 379 et fut déposé quatre ans plus tard, Christensen, op. cit., p. 160. 28 Botillons à boucle, Bona p. 102 et 133, mais il n’en reste qu’une. Collier, Girshman, pl. XIV p. 192/193 ; Bona, p. 138 ; bracelet, ibidem p. 153. 29 La boule a disparu, il n’en reste que la rondelle en or incrustée de grenats qui bloquait la lanière, Bona, p. 124 ; dans la vallée du Talas, puis à Pecs-Üszögpuszta et Bàtaszék, Ibidem p. 122. Même entrée de fourreau à Apahida. 30 « Forme inhabituelle pour un scramasaxe, longue et étroite », Bona 15 et 125 ; sabre à lame droite, Shapour II ? Porada, op. cit. p. 215 ; sabre ou coutelas en travers de la taille, Koubeï près d’Odessa, Bona, p. 208 ; Pendjikent au VIIIe s. , Rowland, op. cit. p. 167, Belenitsky, n° 142-144. 31 Cf. les coupes sassanides qui représentent les rois chasseurs en archers à cheval ; ils portent leur épée longue sur la hanche gauche et leur carquois à couvercle (on ne voit pas le talon des flèches comme à Dura-Europos au IVe siècle, Poradan, p. 183) sur la hanche droite, fixés à des ceintures basses, Porada, p. 205, 206 (avec cotte de mailles), 215 (couronne à cornes de béliers, Shapour II 309-379) ; coupe de Peroz (457-484) p. 221, très lisible ; Girshman, p. 192-193 pl. XV ; J. J. Mourreau, La Perse des grands rois et de Zoroastre, Genève 1977, p. 81. 32 Anneaux semblables, Bona, p. 135 et 212, qui y voit des anneaux de suspension montés sur la ceinture ; sur un carquois, p. 181 ; petit anneau d’or, reste d’un carquois puisqu’il y a les flèches et l’arc, p. 176, note à la fig. 37 ; sur les carquois, p. 119. L’arc est un arc réflexe aux extrémités plaquées d’or, Bona p. 117 et 141. Un autre élément de carquois de cavalier a été retrouvé dans la région, à Ville-surTerre, dans la forêt du Der : une longue agrafe de fer qui servait à fixer le carquois non à une ceinture basse mais, par une bride, au ceinturon ; il était ainsi porté plus haut sur la hanche, ce qui suppose que l’archer attrape les flèches non par le talon, mais par la pointe, une technique développée par les Huns (carquois en bouleau suspendu à la ceinture par un crochet de fer en Khazakhstan, Bona, p. 198 ; crochet de carquois, avec une petite boucle ronde pour la fermeture, près du fleuve Oural, Bona p. 176, note fig. 36) ; de tels carquois ont une forme évasée du bas pour laisser la place aux empennages (ils sont portés avec un étui à arc sur la hanche gauche en plus de l’épée, fresques de Pendjikent et de Qyzil, Rowland, p. 61 et Belenitsky n° 136-138, plat de Malaï Anikowa, VIIIe s., Belenitsky, n° 74 ; déjà à Taq-i Bustan, Porada, p. 206 ?). L’agrafe dite « chinoise » de Ville-sur-Terre, semblable à d’autres trouvées dans les steppes d’Extrême-Orient, serait la trace d’un carquois hunnique abandonné ou pris en butin en 451. 33 Ce n’est pas un anneau sigillaire, car le nom est gravé à l’endroit, de façon apparemment peu professionnelle. 34 Frédégaire 4.19 connaît le pays sous le nom de campania arciacensis 35 Vita Genofevae 35, étudiée par M. Heinzelmann et J. C. Poulin, Les vies anciennes de sainte Geneviève, Paris 1986. En 451, Attila contrôlait le nord-est de la Gaule et Childéric, jeune chef des Lètes francs de Belgique, avait dû se compromettre (selon la tradition franque au VIIIe s., sa mère était otage, LHF 6-9) ; peu après la bataille de 451, alors qu’il occupait Laon et se préparait à faire exécuter des otages parisiens, il les avait épargnés, quittant précipitamment la ville (Heinzelmann voit dans ces otages des adversaires d’Aegidius) ; il s’était alors exilé huit ans, de 451 à 457-458, abandonnant le commandement
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de ses Lètes au maître de l’armée Aegidius ; en 457-458, il aurait repris le commandement tenu par son père et en 463, il était aux ordres du même général ; entre 451 et 463 un blocage de 10 ans est donc exclu ; en 464, après la mort d’Aegidius, Childéric et le comte Paul opèrent encore de concert sur la Loire. Mais vers 471 Syagrius fils d’Aegidius est nommé maître de l’armée ; c’est alors que les Francs de Childéric puis de Clovis ont dû refuser son commandement et tenter de mettre la main sur Paris avant que Clovis ne batte Syagrius à Soissons en 485-6 (éléments de chronologie dans Rouche, Clovis, Paris 1996, p. 185 et 192). 36 L’influence de Geneviève et de son protecteur Germain d’Auxerre – une cité sur le territoire de laquelle se trouvaient d’autres iranophones, les Sarmates de Chora – apparaît dans la dédicace des églises du canton : celle de Viâpres-le-Petit était dédiée à Denis dont la vénération était répandue par Geneviève ; Viâpres-le-Grand avait une église dédiée à Loup, évêque de Troyes, mais le village faisait partie du terroir de Plancy dont l’église était dédiée à Julien de Vienne/Brioude, un culte promu par Germain. 37 A. Roserot, Dictionnaire de la Champagne méridionale, I-IV, Langres-Troyes, 1942-1948. 38 Le texte de 753 donne Mantavia, mais il n’est connu que par une copie ; on peut songer à une métathèse ou corriger Mantaiva. Hw est parfois rendu par khou ; un frère du shah de Khwaresm, jouxte l’ancienne Alania, se nommait Khourzaï, *Hw rz ‘hy « Premier (-né) du Bon » ?, Girshman, p. 298 (oss. xorz, xuarz, E. Benveniste, Etudes sur la langue ossète, Paris, 1959, p. 129 ; Hurz était le nom d’un Alain/Iasse de Hongrie en 1323, A. Paloczi Horvath, Pechenegs, Cumans, Iasians. Steppe Peoples in Medieval Hungary, 1989, p. 66). 39 « Voie âpre » est aujourd’hui l’étymologie revendiquée par les habitants, qui leur semble plus probable que « l’Apre bourg (vicus) » ; mais la route non plus n’a rien de dur, et la forme carolingienne invite à l’écarter. 40 A moins que Vicus Aspar ne soit la transcription d’un *Beh-e Asparr (cf. Beh-Ardashir en Iran), b étant entendu v en Gaule. Pour Asparr, on connaît le moyen-persan ispedparr, de même sens. Le nom évoque les ailes du symbole zoroastrien, Porada, p. 198-199, tandis que As (cf. ‘sym, « argent » ?) est un nom des Alains. 41 AASS Boll. Oct. V, 120. La finale du nom pourrait être le suffixe ‘h, utilisé comme marque d’invocation. 42 Quelques années plus tard, la tête se retrouva, mais au couvent des dames de Notre-Dame de Troyes, on ne sait comment ; hélas, l’abbé Marie-Nicolas des Guerrois (c.1580-1676), natif d’Arcis et historien de la région, confessait qu’à son époque, même cette tête avait disparu. Il ne restait que la vie de la sainte qu’il transcrivit d’après « un vieux légendier manuscrit de Provins ». 43 A. Dauzat et Ch. Rostaing, Dictionnaire étymologique des noms de lieux en France, 1984 donne pour Vaupoisson : Vadum Passonis 1104, « lat. vadum, gué, n. d’h. germ. Pazzo », nous corrigeons vadum Passionis ; pour Lhuître : Lustrum 1120, Lhuistre av. 1147, chez Dauzat « *Lustria (villa) du n. d’h. gaul. *Lustrius » ; l pour r, ruz/ luz, rapproché du latin lux par les oreilles romanes ; pour Ramerupt : Ramerut XIe s., « n. d’h. germ. Rami, Ramo, plutôt que lat. ramus, branche, bois … avec lat. rivus, ruisseau ». Remerud est dans la Vie de Tanche ; on aurait attendu la graphie rû, et non rupt, calqué sur rupta/rupticia/ruptura désignant les défrichements, dont le d terminal de rud aurait été l’écho. 44 « Les Bienheureux Immortels », ‘mhr’spnd’n, désigne les cinq éléments de Lumière. Tanche étaitelle la daena, la jeune fille céleste qui était le « miroir » des actes de Shapour, l’acte le plus important étant son martyre ? 45 Epitaphe d’un chrétien de Perse mort à Constantinople, N. N. Bogoliukov, L’inscription pehlevie de Constantinople, in Acta Iranica, 1ère série, vol. II, 1974,p. 281 (Khordad ou Xvarzad/Xvardad, fils d’Ohurmazd afrid (« Béni »), du village de Ašt ou Xašt, au district de Caragan ou Calagan). 46 Huart, p. 427. 47 Isaac, in Cambridge Ancient Hist. , p. 437 et s. 48 C’était aussi – parce que ses chefs avaient eu cet office ? – le nom d’une des sept grandes lignées de l’empire (les vispuhran, « fils des clans ») avec, outre les Arsacides, les Spendiyar, Mihran, Karen et Suren ; comme ces deux derniers, il était dit Pahlav, « Parthe », Huart, p. 364. 49 Un Aerobind fils de Dagalaif et petit-fils d’Aerobind consul en 506, fut ambassadeur en Perse en 535, puis général en Afrique en 545 en compagnie d’un officier arménien qui lui succéda au commandement, l’Arsacide Artaban, ex-réfugié en Perse pour avoir vengé son père Jean assassiné en 539, et frère de Jean intendant militaire de Bélisaire ; Artaban avait comme garde un Ardeshir (Procope, Guerre vandalique, 2.24, 1.17, 2.2, 2.2716-17).
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51 Antioche était le quartier-général du Maître de l’armée d’Orient, dont dépendait la Palestine. Le groupe, qui y séjourna une dizaine d’années, dut apporter en Champagne la dévotion à Théodosie, martyre à Césarée (2 avril) honorée non loin de Ramerupt sous le nom de sainte Thuise, et à un saint Balsamius/Barsamius, *Bar/Bal-Sama, adoré à Arcis le 16 août, date où sont honorés les martyrs de Palestine mis à mort par des envahisseurs païens – les contingents arabes de Behram V – au début du Ve siècle (en Champagne, Balsemius, supposé mort au Ve siècle lors d’une invasion devenue celle des Vandales, aurait été jeté dans un puit comme MaharShapour). La tradition a pu être maintenue par suite de l’intérêt pour l’Orient, toujours très vif en Champagne médiévale. 52 Mérobaude avait reçu à l’ouest de Troyes le domaine de Mantaniacus/Mantenay, plus tard abbaye de St-Lyé, ensuite donnée à Reims (Lyé serait le saint orléanais Laetus, cf. au N. dévotion à St-Mesmin). 53 Pour le dastur A. Bode Framroze, « le disque indique l’orbe solaire, les ailes évoquent le libre mouvement de la conscience », cité par P. Du Breuil, Des dieux de l’ancien Iran aux saints du bouddhisme, du christianisme et de l’Islam, Paris, 1989, p. 50. L’emblème a pu reprendre des précédents mésopotamiens où le disque est nettement solaire, ibidem p. 33 ; mais l’auteur s’intéresse plus aux points communs qu’aux différences. 54 J. Bienaimé, supra n. 4, remarque : « il est troublant de constater que la sépulture de Pouan, qui ne faisait pas partie d’une nécropole, se trouvait dans un contexte archéologique original ; en effet dans un rayon restreint autour d’elle, quelques dizaines de mètres, les découvertes hors du commun se multiplièrent, toujours fortuitement » ; la phrase vise les chaudrons et le bassin en bronze qui échouèrent au musée de Troyes en 1843, vraisemblablement acquis après les lames ; une amphore étrusque en bronze de la Tène et une épée du Bronze final peuvent être écartées, ils furent trouvés bien plus tard, peu avant 1883. 55 Bona, p. 90. 56 Hérodote 4.61, 4.26, 1.216 éd. Ph.-E. Legrand, Paris, 1946. 57 Massagètes, Hérodote 1.202. Ivresse du chanvre, 4.73 ; infra n. 60 . 58 Amm. Marc, Histoires 23. Kouznetsov et Lebedynski. Le fait même qu’on puisse se dire à la fois Massagètes et Alains semble indiquer le caractère non proprement ethnique de ce dernier terme. Par extension, on put aussi dire Huns les Massagètes, ainsi les 600 fédérés archers à cheval qui après s’être battus en 530 à Dara, en Mésopotamie du Nord, furent expédiés de force en Afrique avec leur chef Aigan et leurs officiers Sinnion et Balas, Procope, Guerres vandaliques, 1.11.7-11, 1.12.8, 1.18.12, 2.1.5-11, 2.10.3-10. 59 Bona, p. 91-95 ; champignons reproduits également sur des diadèmes féminins, p. 96. 60 Sur les drogues et leurs anciens emplois religieux, R. Evans Schultes et A. Hofmann, Les plantes des dieux, Paris, 1981, carte p. 29 où se distinguent nettement un groupe canabis sativa et datura autour de la Caspienne et de l’Aral, et un groupe amanita muscaria en Sibérie ; sur le champignon, p. 82, sur les « herbes », p. 86 et 106, sur le canabis, p. 92 ; sur le soma, R. Gordon Wasson, in P.T. Furst, (éd.) La chair des dieux, Paris, 1974, p. 204 et ibidem, p. 182. Les auteurs semblent actuellement penser que le soma indien était l’amanite ; mais la tradition indienne parle de fibres et de pâte brune, et un sachet de cannabis a été retrouvé dans une tombe de Pazyryk avec tente d’inhalation et brasero (IVe s. ap. J.C.), et la fameuse tapisserie de Pazyrik montrerait plutôt une plante à belles fleurs retombantes, datura, jusquiame ou belladone. On pourrait identifier deux groupes culturels, l’un scythique, ayant utilisé plantes et chanvre, l’autre hunnique, de tradition sibérienne, utilisant le champignon. 61 Offrandes funéraires, Bona, p. 146. A Jedrzychowice en Silésie, des éléments de parure, un chaudron hunnique et un petit bassin de bronze à forme carénée, p. 90 ; dans la trouvaille de Sestaci en Moldavie, qui n’était pas une tombe mais un reste d’offrande, le chaudron voisinait avec un plat en cuivre, p. 93 ; dans un cimetière alain, à Khabaz, peut-être un don ou une prise, p. 179. Diadème avec champignons de Stara Ihren en Ukraine, accompagné de 29 petites garnitures en feuille d’or, semiovales ou rectangulaires, typiques d’un habit chamanique. Des chaudrons sans champignons, mais avec des traces d’offrandes funéraires, se retrouvent dans les forts du Bas-Danube, vers 408, occupés par des garnisons orientales, p. 95. 62 Chaudron des environs de Troyes, de forme identique avec la décoration caractéristique des champignons, ici 1-4-1 de chaque côté, comme à Sestaci, Z. Takacs, Catalaunischer Hunnenfund und seine ostasiatische Verbindungen, Acta Orient. Hung. 5, 1955, p. 143-173 (non vidi), cité par Bona, p. 97 et 227. 63 Coupes, Bona, 140-143 ; ou plus simple, Bona, p. 104. 64 Colliers ornés : p. 160 en Altaï, avec extrémités en tête d’animal, parent d’un torque de Crimée ; Bona, p. 215, parle de « torques » germaniques mais donne comme exemple Wolfsheim. Simples cercles :
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Parthes, statue de Shami, Girshman, p. 192-193, fig. 14 ou Porada, p. 185 ; Alains, tombes de TamasiAdorjanpuszta, Bona, p. 81 ; « massifs » p. 115-116 ; Szeged-Nagyszeksos et Keszthely, p. 138 ; collier féminin et diadème à tête d’oiseau, p. 97 (le sexe est parfois difficile à déterminer, certaines tombes de femme ayant des armes, p. 102) ; « massif », Crimée, p. 182. 65 Du Breuil, p. 24 et 33, parle d’un diadème ; aussi d’une sphère telle celle qui se retrouve sur certaines coiffes royales ; mais elle ne serait pas figurée par un double cercle. 66 Sans doute par référence à la pratique scandinave de jurer sur un bijou du clan, souvent un bracelet. 67 Bona, p. 108 et 188. 68 Bona, p. 144, 173, 219, 222 ; au IIIe s., donc avant l’apparition des Huns, en Pannonie et en Illyricum (influence des Roxolans du nord du Danube ensuite installés en Thrace ?) ; nouvelle forme au Nord Caucase et en Crimée fin IVe, puis de la Baltique au Danube. 69 Bona, p. 237. 70 Selon P. Pelliot, in T’oung Pao 26, Leyde 1928-1929, p. 140, et W. Eberhard, ibidem 36, 1942, p. 64 (non vidi). Sur l’organisation, Altheim, Attila, p. 14. 71 On ne trouve rien sur les groupes iranophones dans les études récentes consacrées aux « peuples » et aux confrontations ethniques, comme celles du recueil de W. Pohl et H. Reimitz (éd.) Strategies of Distinction, The Construction of Ethnic Communities, Leiden-Boston, 1998 (à l’exception notable de la communication de Michel Kazanski sur le royaume de Vinitharius, p. 228) ou de H.-W. Goetz, J. Jarnut, W. Pohl (éd.) Regna and Gentes, The relationship between Late Antique and Early Medieval Peoples and Kingdoms in the Transformation of the Roman World, Leiden-Boston, 2003 (le groupe le plus oriental pris en compte est celui des Avars, avec les communications de Falko Daim p. 463 et de Walter Pohl p. 571 ; les Alains, par exemple, n’apparaissent que par le biais des Vandales et de l’Espagne). Les efforts, au demeurant sincères, d’aggiornamento ont laissé subsister l’ancien cadre conceptuel – Romania/Germania – né des affrontements nationaux ouest-européens. Les travaux d’histoire du droit de langue française ne sont jamais cités. 72 Cf., entre autres études spéciales, M. Kazanski, « Un témoignage de la présence des Alano-sarmates en Gaule, la sépulture de la fosse Jean-Fat à Reims », Archéo Méd. 16, 1986. Plus généralement, M. Vallet et M. Kazanski, L’armée romaine et les barbares du IIIe au VIIe siècle, Paris 1993 et La noblesse romaine et les chefs barbares du IIIe au VIIe siècle, Paris, 1995.
Pour citer cet article Référence électronique Jean-Pierre Poly, « Le vent des deux mondes Enquête sur les princes iraniens de la Gaule romaine », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 02 avril 2009. URL : http://droitcultures.revues.org/554
À propos de l'auteur Jean-Pierre Poly Jean-Pierre Poly est professeur d’Histoire du droit à l’UFR de Sciences juridiques, administratives et politiques de l’Université Paris X-Nanterre et enseignant à l’Institut Henri Motulsky de cette université. Il a travaillé sur le premier Moyen Age, sur les sociétés méridionales post-romaines puis sur les sociétés gentilices germaniques, sur les structures féodales et sur l’anthropologie de la parenté et de la sexualité. Il est responsable de l’équipe de recherche Esdem (Etude des systèmes de droit de l’Europe médiévale), section du centre de recherches GEDEOM (Genèse des Etats et droits de l’Europe et de l’Orient Méditerranéen) et du Centre d’Histoire et d’Anthropologie du Droit (CHAD, coordonant les centres Gedeom et Droit et Cultures), ainsi que du Master 2 Droit de l’Université Paris X, mention Histoire et anthropologie juridiques. On peut citer parmi ses publications : dir. (avec E. Bournazel), Histoire générale des systèmes politiques. Les féodalités, Paris, PUF, 1998 ; Le chemin des amours barbares. Genèse médiévale de la sexualité européenne, Paris, Lib. Acad. Perrin, 2003 ; « La petite pierre d’Arguel : l’ordalie germanique en Gaule aux Ve-VIIe siècles », in Retour aux sources, textes études et documents d’histoire médiévale offerts à Michel Parisse, Paris, 2004 ; « L’amour et la cité de Dieu. Utopie et rapport entre les sexes au Moyen Age », in Utopies sexuelles, Clio Histoire, femmes et Sociétés, 22/2205 ; « Am Stram Gram, La chevauchée des chamans », in n °spécial de L’Histoire, janvier 2006, Dieu au Moyen Age, p. 60-63.
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En 1754, Anquetil-Duperron partit pour les Indes avec l’appui de l’abbé Barthélémy, l’auteur du Voyage du jeune Anacharsis en Grèce. Il se lia avec des Zoroastriens qui lui firent connaître le Zend Avesta, publiant par la suite l’étude de ces textes qui lui valut de devenir membre de l’Institut. L’Occident était allé chercher au loin les paroles de Zarathoustra. Nul ne s’avisa que la prédication des deux mondes avait pu parvenir d’Iran jusqu’en Occident longtemps auparavant, quand finissait l’Empire de Rome. Témoins deux tombes du Ve siècle dont le matériel est de provenance orientale, l’une en Rhénanie, l’autre en Champagne, celles de deux officiers commandant des unités de cavalerie d’origine iranienne. Ces princes iraniens de Gaule n’étaient pas des émigrés sans attaches. Ils étaient établis à demeure dans le pays, vivant avec leurs hommes dans des cantons qui prirent parfois leurs noms, diffusant autour d’eux des éléments spécifiques de leur ancienne Weltanschauung. Ainsi se formait lentement, en mêlant divers apports, la culture des nations d’Europe occidentale. Mots clés : Alains, Iran, mazdéisme, Ossètes, zoroastrisme, archéologie médiévale, Champagne, Alans, Iran, mazdeism, Ossetians, zoroastrism, mediaeval archeology, Champain
The Wind from Two Worlds. Research Note on Iranian Princes in Roman Gaul In 1754, Anquetil-Duperron sailed for India with the support of the Abbé Barthélémy, author of Young Anacharsis’ travel to Greece. He developed friendly relations with the Zoroastrians acquainted him with the Zend Avesta. On his return, he published a study of these texts which earned him membership in the French Academy.The West traveled far to learn the words of Zarathustra. Nobody had imagined that the predicationfrom the two worlds had come from Iran to Occident, much earlier, at the time of the declining Roman Empire. We take as testimonies of this fact two tombs dating back to the Vth century whose contents come from Orient, one in Rhineland and the second one in France’s Champagne region. These tombs belong to two officers who had been commanding cavalry units of Iranian origin. These Iranian princes from Gaul were not immigrants without links with the population. They were established in the country, living with their men in districts which sometimes had taken their name, spreading around them elements specific to their former Weltanschauung. Thus was slowly forming the culture of nations of Western Europe, through a mixture of diverse contributions.
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Référence électronique Aram Mardirossian, « « Fortune et Gloire ».Les Parthes arsacides de l’armée de Gaule à la fin de l’Empire », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 29 juin 2009. URL : http://droitcultures.revues.org/601 DOI : en cours d'attribution Éditeur : L'Harmattan http://droitcultures.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://droitcultures.revues.org/601 Document généré automatiquement le 29 octobre 2010. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. Tous droits réservés
« Fortune et Gloire ».Les Parthes arsacides de l’armée de Gaule à la fin de l’Empire
Aram Mardirossian
« Fortune et Gloire ».Les Parthes arsacides de l’armée de Gaule à la fin de l’Empire Pagination de l'édition papier : p. 47-64
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« Maître je suis venu vers toi, mon dieu, pour t’adorer (...) car tu es ma gloire et ma fortune »1 « Issus de peuples distincts joints par conubium, des Gauloises et des Parthes, jadis basilides et maintenant encore ne doutant pas d’eux-mêmes, leurs noms seront connus lorsqu’à eux viendra le destin »2. Ce court texte représente une inscription gravée durant le Bas Empire à Grand, localité située non loin de Toul en Lorraine. La date précise du texte reste jusqu’à aujourd’hui inconnue et surtout son contenu pose différentes énigmes. Qui sont ces fiers militaires parthes, jadis basilides, c’est-à-dire appartenant à la dynastie royale des Arsacides, auxquels on a accordé le conubium ? Et que signifie leur référence en termes mystérieux au destin, au fatum ? L’inscription recensée dans le Corpus inscriptionum latinarum n’a jusqu’à présent jamais attiré l’attention des spécialistes, à l’exception de Soazick Kernéis qui, dans son ouvrage consacré aux contingents celtiques opérant dans l’armée romaine impériale propose un bref, mais dense commentaire du texte3. Nous souhaitons aujourd’hui revenir sur ce document épigraphique en essayant de l’éclairer à l’aide de nouvelles sources. En effet, l’inscription de Grand trouve un écho inattendu chez un lointain chroniqueur médiéval arménien. Et pas n’importe lequel, puisqu’il s’agit de Moïse de Khorène, l’Hérodote arménien, dont l’Histoire d’Arménie date, pour sa version actuelle, de la fin du VIIIe siècle. Présentons brièvement nos deux témoins en guise d’introduction : d’abord la source épigraphique gauloise, puis la source littéraire arménienne. Située entre la haute vallée de la Marne à l’ouest et celle de la Meuse à l’est, la localité de Grand était au cours du Haut Empire un simple vicus de la civitas des Leuques. Dans la première moitié du IVe siècle, l’agglomération paraît avoir supplanté Tullum, l’actuelle ville de Toul, comme centre de la civitas4. Aucune source ne mentionne le nom antique de la localité de Grand, mais il dérive sans conteste de Grannus, l’Apollon solaire gaulois du lieu qui bénéficiait d’un centre cultuel dans l’agglomération. Le complexe en question qui semble apparaître dès le Ier siècle après J.-C. se développe en plusieurs étapes sous l’impulsion de différents empereurs. En réalité, Grand fut pendant près de quatre siècles l’un des hauts lieux du paganisme en Gaule par la volonté impériale. Surtout, l’ensemble cultuel qui y avait été bâti constituait le temple le plus majestueux et le plus officiel de toute la Gaule. Sur place, Apollon-Grannus n’était pas la seule divinité à qui un culte était rendu, puisque le côtoyait notamment Jupiter, Mars ou Mercure5. Toutefois, après la grave crise du IIIe siècle, l’Apollon de Grand se barbarise fortement, comme le déplore amèrement deux siècles plus tard l’orateur marseillais Claudius Marius Victor : « Actuellement délaissant le présent, dépassant les campagnes gauloises avec son nuisible charlatanisme, il (Apollon) séduit des peuples germaniques et abuse les cœurs barbares »6. Apollon-Grannus n’était donc pas adoré uniquement des Gaulois. Peu à peu durant l’Antiquité tardive, outre les contingents germaniques opérant pour Rome, la divinité va séduire beaucoup d’autres barbares – venus pour certains de très loin – pour servir dans les armées impériales : Bretons, Calédoniens, mais aussi différents orientaux. Droit et cultures, 52 | 2006-2
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Parmi ces derniers se trouvaient des soldats arméniens. Un simple coup d’œil sur la Notitia Dignitatum, sorte d’annuaire civil et militaire qui récapitule l’état de l’Empire, pour l’essentiel sous le règne d’Honorius (395-423), suffit à le prouver. Le document mentionne plusieurs unités de cavaliers parthes, c’est-à-dire originaires d’Arménie, car depuis 224, cette dynastie qui régnait jusqu’alors en Iran avait été renversée par le clan des Sassanides. En dépit de l’hostilité de ces derniers, la branche cadette de la dynastie qui régnait en Arménie depuis l’an 12 était parvenue à se maintenir jusqu’en 428. Cependant, la Notitia Dignitatum égrenne les différentes unités sans toujours donner leur localisation précise7. Mais des données plus détaillées semblent exister. Tournons-nous vers Moïse de Khorène. Celui-ci est le plus célèbre, mais aussi le plus énigmatique des historiens arméniens. Son Histoire de l’Arménie représente un récit des origines et de l’évolution de la nation arménienne depuis les débuts légendaires mettant en scène le héros éponyme, Hayk8, jusqu’à la mort en 439 du créateur de l’alphabet arménien, le moine Mashdots. Moïse, qui est un clerc, insère l’histoire des Arméniens dans les généalogies bibliques, soulignant ainsi la descendance de ces derniers de Japhet par le truchement de différents prophètes9. Il replace l’histoire d’Arménie au sein de l’histoire mondiale telle qu’elle est connue à travers la Chronique d’Eusèbe de Césarée composée au début du IVe siècle. En outre, il insiste très fortement sur le rôle de ses protecteurs, le clan des Bagratuni, auxquels il attribue des origines juives. Moïse prétend être un disciple de Mashdots, et au moment de la mort de ce dernier il se serait trouvé à Constantinople en train d’étudier. Mais son Histoire contient des emprunts à différentes œuvres qui n’étaient pas rédigées ou traduites à cette époque. Son insistance sur le rôle des Bagratuni – presque toujours en contradiction avec les historiens arméniens les plus anciens – a conduit de nombreux spécialistes à placer la rédaction de l’ouvrage de Moïse de Khorène au VIIIe siècle, c’est-à-dire à l’époque où cette famille devient hégémonique et ou leurs grands rivaux, les Mamikonean déclinent10. Avant d’aller plus loin, il est nécessaire de présenter la principale chronique arménienne utilisée par Moïse pour le IVe siècle. Il s’agit d’une mystérieuse source dénommée le Buzandaran, c’est-à-dire l’Histoire de l’Arménie, attribuée à un chronographe grec nommé Fauste de Byzance (Paustos Buzand ou Buzandatsi). Quels que soient le nom et l’identité réelle de cet auteur, il est indiscutable que son ouvrage a été rédigé dans la seconde moitié du Ve siècle. Le titre authentique est Buzandaran patmutiunk, qu’il faudrait traduire par « histoire, récits épiques », d’après un mot disparu buzand « aède ». Vers 470, environ un demi-siècle après la chute de la royauté arsacide en Arménie, un clerc anonyme de l’entourage du puissant clan des Mamikonean aurait rassemblé les gestes orales des rois arsacides et des Mamikonean eux-mêmes pour composer une histoire des Arsacides chrétiens du IVe siècle11. Tombées en désuétude, les expressions buzand et buzandaran auraient été réinterprétées comme une indication sur la patrie de l’auteur, qu’on aurait revêtu du prestige scientifique de Byzance12. Mais en réalité le rédacteur de cette chronique – contrairement à Moïse de Khorène – méconnaît totalement les auteurs classiques et certaines sources arméniennes ultérieures raillent son ignorance13, ce qui n’enlève rien à la valeur de son récit. D’après Moïse de Khorène, dans la seconde moitié du IVe siècle, Varazdat, le roi d’Arménie de la dynastie arsacide, aurait été déposé après quatre ans de règne par l’empereur Théodose Ier qui l’aurait ensuite exilé « à Thulé, île de l’océan »14. Le Buzandaran ignore totalement ces données et se contente d’affirmer que Varazdat partit en exil « dans le pays des Grecs et demeura là le reste de sa vie »15. En dépit des innombrables erreurs chronologiques qui jalonnent son récit, l’information relative à l’exil du roi Varazdat donnée par Moïse – qui n’a jamais attiré l’attention des spécialistes – est précieuse. Elle l’est surtout si l’on corrige Thulé en Tullum, la cité de Toul. Moïse de Khorène qui était un bon antiquisant connaissait Thulé (en arménien Toughis/Toulis), vaste île semi-légendaire au Nord de l’Atlantique, sorte de limite
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septentrionale du monde – l’ultima Thulé de Virgile – que les sources classiques identifient selon les cas avec les côtes de la Norvège, les Féroés ou même l’Islande16. En revanche, Moïse de Khorène ne connaissait certainement pas l’obscure localité de Tullum mentionnée dans sa source aujourd’hui inconnue comme lieu d’exil du roi Varazdat. Il lui substitua donc l’expression géographique homophoniquement la plus proche qu’il connaissait : Thulé17. La première étape de notre enquête cherchera à fixer avec le plus de précision possible, la chronologie et les circonstances du long voyage des cavaliers parthes de Varazdat depuis l’Arménie jusqu’en Gaule. Un fois ce parcours reconstitué, nous tenterons de décrypter le véritable sens de l’énigmatique seconde partie de leur inscription gravée à Grand.
De l’Arménie vers la Gaule : L’exil des rois
La présence d’Orientaux en Gaule était chose ancienne et le développement du christianisme qui était né chez eux ne fit qu’accroître le phénomène.Dès la fin du IIe siècle, l’évêque Irénée de Lyon, originaire d’Asie Mineure, dut affronter différents hérétiques venant comme lui d’Orient18. Plus tard, après sa prise de pouvoir à l’ouest en 340, Constant – dont la famille était d’origine syro-macédoniennne – amena avec lui ses fidèles qu’il plaça au mieux. Une partie d’entre eux étaient des clercs19. Dès lors, il n’est pas étonnant que sur un total de cinquante-trois évêques connus en Gaule au IVe siècle, pas moins de dix portent des noms nettement orientaux. Parmi ceux-ci plusieurs trahissent, comme nous le verrons, des origines arméniennes20. Plus encore que des hommes d’Église, les Arméniens comme beaucoup d’autres orientaux opéraient en Gaule parmi les armées impériales toujours en manque de recrues. La Notitia Dignitatum est explicite, les barbares pouvaient servir les aigles romaines aussi bien dans leur patrie d’origine qu’à l’autre bout de l’Empire au gré des besoins21. D’innombrables rois et chefs barbares au service de Rome sont mentionnés par les sources classiques, mais aucune d’entre elles n’a gardé le souvenir de Varazdat, de ce roi d’Arménie déchu dont le clan voulait laisser une trace si loin de chez eux, à l’autre bout du monde, en Gaule. Mais tous ne les avaient pas totalement oubliés.
Les dessous d’un exil
Donnons la parole à Moïse de Khorène. Dans la vingtième année de son règne, l’empereur Théodose Ier installe Varazdat sur le trône d’Arménie après l’assassinat du roi Pap22. Le Buzandaran de son côté se contente de mentionner « le roi des Grecs » – c’est-à-dire l’empereur romain – sans donner de nom ou de date23. Moïse est coutumier des erreurs chronologiques24. En réalité, Varazdat devient roi en 374, par conséquent son bref règne qui s’achève en 377-378 se situe à l’époque de l’empereur Valens, maître de la pars Orientis de 364 à 37825. Observons que l’erreur de Moïse et le silence du Buzandaran semblent opportuns car ils permettent d’occulter le fait que le roi chrétien d’Arménie ait été installé sur son trône par un empereur arien. Les deux sources présentent Varazdat comme « un certain (omn) Arsacide »26. Cette attitude étonnamment dédaigneuse est quelque peu contrebalancée par la précision du Buzandaran qui ajoute que le nouveau roi était un neveu de Pap, son malheureux prédécesseur27. Le mépris des chroniqueurs arméniens – qui rappelons-le sont des clercs orthodoxes – pour les rois locaux du IVe siècle est motivé par le fait que ces derniers, qui le plus souvent étaient les alliés des Romains face aux Perses, devaient adhérer comme gage de loyauté politique aux orientations religieuses des empereurs romains favorables à l’arianisme28. Fuyant le roi des rois perse Shapour II (309-379), Varazdat aurait passé sa jeunesse à la cour impériale29. Ce séjour explique certainement la décision de Valens d’en faire un roi d’Arménie qu’il espérait fidèle à Rome. Moïse de Khorène profite de cet épisode pour inviter le lecteur à admirer ses connaissances classiques. Ainsi, Varazdat se serait distingué par différentes prouesses athlétiques dignes d’Alexandre aux jeux Olympiques, ainsi que par ses exploits Droit et cultures, 52 | 2006-2
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militaires contre les Lombards30. Une fois roi, toujours aussi brave, ses actions en auraient fait un nouvel Achille31! Le Buzandaran ignore totalement ces éléments dont certains sont fantaisistes et indique simplement que Varazdat était certes fort et courageux, mais manquait tout à fait de jugement32. Cette légèreté expliquerait le revirement de politique amorcé par le roi au bout de quelque temps. Varazdat va en effet se détourner de ses protecteurs romains pour se rapprocher des Perses. Moïse de Khorène explique ce changement en raison de la trop grande fierté du jeune roi, incapable d’obéir aux injonctions des généraux romains33. Prévenu par ces derniers, l’empereur ordonne alors l’arrestation de Varazdat, qui acculé, accepte de se rendre à la cour impériale. Toutefois, il ne fut même pas jugé digne d’une audience et on l’expédia « dans des chaînes de fer, à Thulé, île de l’Océan » au bout de quatre ans de règne34. Le bref récit de Moïse se termine en nous laissant quelque peu sur notre faim. Mais des données plus détaillées qui expliqueraient les motifs du revirement politique de Varazdat sont présentes dans le Buzandaran. Celui-ci évoque longuement l’affrontement qui oppose le roi au puissant clan des Mamikonean qui détiennent de façon héréditaire la charge de général-enchef (sparapet) des armées arméniennes. Ces développements sont absents du récit de Moïse de Khorène qui, en raison de sa sourde hostilité envers les Mamikonean, s’arrange presque toujours pour occulter le rôle de ces derniers dans l’histoire d’Arménie35. Derrière la narration épique du Buzandaran apparaît la question majeure de la politique arménienne. Par sa position géographique, l’Arménie se trouvait placée à la limite orientale désignée par Auguste pour l’Empire romain et en faisait fatalement, depuis l’époque des conquêtes d’Alexandre, un tampon entre le monde classique de la Méditerranée et l’Orient iranien. Client de Rome depuis Néron, tout en gardant une certaine autonomie, le royaume d’Arménie36 fut cédé aux Perses par Jovien en 363. Conscient des conséquences catastrophiques de cet abandon pour l’Empire, Valens relança une politique orientale offensive en 370. En Arménie même, la royauté pour exister devait continuellement osciller entre les deux grandes puissances et les intrigues des dynastes locaux qui aveuglés par la préservation de leur autonomie vis-à-vis de l’Arsacide se divisaient au gré de leurs intérêts entre un parti pro-perse et un autre favorable à Rome. Au sein de ce dernier, émergeaient traditionnellement les Mamikonean, principal allié des Grigorides, clan qui possédait héréditairement la charge de patriarche de l’Église arménienne depuis la conversion officielle du royaume au christianisme en 31137. Le Buzandaran affirme qu’en raison de son manque de jugement et de sa frivolité, le roi Varazdat commença par se détourner des sages conseils du général-en-chef Mushegh Mamikonean avant de le faire assassiner38. Il en profita pour offrir la charge de sa victime à son propre tuteur Bat Saharuni, en totale violation du droit coutumier local, puisque le nouveau titulaire n’appartenait pas au clan des Mamikonean39. Manuel, leur nouveau chef, s’enfuit de Perse où il servait dans l’armée du roi des rois et aussitôt rentré exécuta Bat Saharuni, récupéra dans la foulée la charge héréditaire revenant à sa famille sans l’accord de Varazdat, avant de le défaire dans un duel singulier40. Le Buzandaran conclut en affirmant que Varazdat se rendit alors « dans le pays des Grecs et demeura là le reste de sa vie »41. Au-delà de la geste des Arsacides et des Mamikonean, en recoupant ce récit avec les chroniques d’Ammien Marcellin et de Moïse de Khorène, il apparaît qu’au bout d’un certain temps, Varazdat prit ses distances avec son protecteur Valens pour se tourner vers le vieux Shapour II. Ce revirement embrasa l’opposition entre les clans pro-perse et pro-romain conduits respectivement par les Arsacides et les Mamikonean. Ammien Marcellin et le Buzandaran donnent les clefs pour expliquer la nouvelle politique de Varazdat. Avec l’aide des Romains, Pap avait pu expulser les Perses de son royaume en 371, avant d’être traîtreusement assassiné trois ans plus tard par ses protecteurs qui le remplacèrent par Varazdat42. En 377, Valens planifia la construction en Arménie d’un réseau de forteresses
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pour installer des garnisons romaines dans tout le royaume43. Le principal collaborateur local pour ce programme était sans surprise le général-en-chef Manuel Mamikonean44. Varazdat réalisa rapidement qu’un tel projet était à double tranchant. Certes, il contribuait à assurer une protection contre les Perses, mais dans le même temps, il menait vers un assujettissement total aux Romains45. Craignant de perdre toute autonomie vis-à-vis de ces derniers, l’Arsacide préféra nouer des contacts avec l’adversaire traditionnel perse, mais il fût vaincu par le parti adversaire. Dès lors, plus qu’une défaite en duel contre Manuel Mamikonean, Varazdat a vraisemblablement été déposé par Valens dès 377, ou au plus tard au début de 378. A sa place furent installés sur le trône les deux fils mineurs de Pap, pour le compte desquels le tout puissant Manuel Mamikonean assurait la régence46. Mais dans le même temps des nouvelles inquiétantes parvenaient des Balkans, à la suite d’une révolte des Goths. Valens fut contraint de transférer sur ce front plusieurs unités stationnées en Arménie47. Mais l’armée romaine fut tenue en échec à la bataille d’Ad Salices à la fin de l’été 37748. Face à la gravité de la situation, l’empereur en personne dut quitter l’Orient pour la Thrace et la majeure partie des unités en place partirent avec lui. Parmi ceux-ci se trouvaient un bon nombre des comitenses qui n’avaient pas été transférés l’année précédente, mais aussi beaucoup de troupes composées d’éléments locaux. Ainsi d’après Ammien Marcellin, en 377, le tribun des scutaires, l’Arménien Barzimeres, aurait mené des soldats de son ethnie à la bataille d’Ad Salices49. Themistius indique par trois fois que parmi les contingents orientaux qui accompagnaient Valens à Andrinople opéraient des militaires arméniens50. L’empereur manquait cruellement de troupes et les lourds cataphractaires arméno-parthes constituaient un apport précieux. Bien que déposé, Varazdat était plus utile vivant. Le prestige considérable de son statut et de son nom, non seulement auprès de ses compatriotes mais plus généralement de tous les orientaux, ne pouvaient que fédérer et enflammer l’ardeur au combat de tous ces soldats au service de Rome. Les Arsacides ne régnaient pas ou n’avaient pas régné seulement en Iran et en Arménie. Des branches mineures du clan se trouvaient dans différents royaumes orientaux51. Dès lors, plutôt que de faire exécuter son ancien protégé, Valens avait préféré lui proposer de mourir noblement au combat – comme il sied à un roi – au service de Rome. Varazdat et son entourage sont donc arrivés en Thrace, soit en 377 pour participer à la bataille d’Ad Salices, soit en 378 pour prendre part à la débâcle du 9 août à Andrinople. Les survivants seraient restés en Thrace jusqu’en 38252. Gratien, maître de la pars Occidentalis, était arrivé trop tard – volontairement ? – à Andrinople pour porter secours à son oncle Valens. Par la suite, il ne s’opposa pas à l’accession au trône du général Théodose. À son retour en Occident, il ramena avec lui une unité de cavalerie constituée d’Alains ses chers « Compagnons Alains », comites Alani qu’il établit près de Trèves53, mais aussi probablement Varazdat – s’il était encore en vie – ou des membres de son clan à la tête des cataphractaires parthes qui furent stationnés dans le nord de la Gaule54. Arrivés dans les années 380 dans la région de Grand, les cavaliers arméniens bénéficient aussitôt d’une mesure d’exception relative au conubium.
Le conubium : un privilège matrimonial 20
En évoquant la question du mariage, l’inscription de Grand confirme le prestige de ses auteurs. Les Parthes, jadis basilides, avaient pu épouser des Gauloises, ils avaient donc reçu le droit de mariage légal, le conubium. Nous savons à présent que l’inscription n’est pas antérieure à 378. Or, une constitution adressée, le 28 mai 370 ou 373, par l’empereur Valentinien Ier à son maître de la cavalerie Théodose l’Ancien – père du futur empereur homonyme – interdisait les mariages entre provinciaux et barbares dans les termes suivants : « Aucun provincialis, quels que soient sa classe et le lieu où il se trouve, ne peut prendre pour épouse une barbara, ni aucun gentilis s’unir à une femme provinciali. S’il existait des liens entre provinciales et gentiles
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par des mariages de cette sorte, si on en soupçonnait l’existence et que ce délit fût découvert, qu’il soit puni de la peine capitale »55. Certes, cette disposition de principe défendant l’union avec tout barbare, qui restera en vigueur jusqu’à la fin de l’Empire, connaissait des exceptions, parfois célèbres, tel le généralissime d’Occident Stilicon qui épousa la nièce de Théodose Ier56. Néanmoins, le fait que les Parthes aient obtenu de façon collective le précieux conubium atteste qu’ils constituaient des étrangers de marque. L’inscription ne précise pas le statut social des épouses gauloises, mais on peut se demander si les fiers Arsacides – nous parlons uniquement des membres propres du clan – pouvaient se contenter d’avoir pour épouses de simples filles d’humiliores. Varazdat et son entourage avaient certainement en tête un précédent particulièrement prestigieux. Environ un quart de siècle auparavant, en 358, le roi d’Arménie Arshak II, père de Pap, avait reçu pour épouse de la part de l’empereur Constance II, Olympia, fille du préfet du prétoire Ablabius précédemment fiancée à l’empereur Constant. Afin de s’assurer la fidélité de l’Arsacide, Rome était prêt à lui céder une princesse impériale. Pour l’occasion, l’empereur avait même exempté l’Arménie du paiement de tout tribut en 358, non sans rappeler qu’il s’agissait d’une mesure tout à fait exceptionnelle57. Dès lors, obtenir le conubium devait représenter aux yeux de Varazdat et de son clan, même en exil, le strict minimum. Mais pour les Romains ils restaient malgré tout des gentiles et, comme l’observe S. Kernéis, le graveur de l’inscription « a cru bon de déroger à la misogyne tradition romaine : le sexe faible, les provinciales citoyennes, est passé d’abord, les guerriers barbares, après »58. C’est sans doute par l’intermédiaire de leurs épouses gauloises que les militaires arméniens firent la connaissance du dieu Grannus-Apollon59. Mais étaient-ils vraiment des inconnus les uns pour les autres ? Voyons les détails de cette rencontre.
De la Gaule vers l’Arménie : les religions des Arsacides 23
L’adoption du culte de Grannus par l’entourage de Varazdat à la fin du IVe siècle pose un problème de taille. Le royaume d’Arménie, on le sait, était officiellement chrétien depuis 311. Malgré tout, les cavaliers parthes allaient se découvrir de bonnes raisons d’adorer le dieu gaulois qui leur était bien moins étranger que les apparences ne pouvaient le laisser croire.
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La décision prise par Tiridate le Grand en 311 de convertir son royaume au christianisme constitue un acte parfaitement autonome et en aucune façon – comme on le croit fréquemment – un choix fait sous la pression des Romains. Il est significatif qu’Eusèbe de Césarée mentionne un conflit armé qui oppose en 311-312 le royaume chrétien d’Arménie au païen Maximin Daïa, Auguste de la pars Orientis60. L’affaiblissement temporaire de l’Empire en Orient persuada Tiridate de procéder à cette réforme religieuse avant tout pour des considérations de politique intérieure. Soumis au protectorat romain depuis le Principat, l’Arsacide était un roi purement humain ne devant sa couronne qu’à l’empereur, seul bénéficiaire d’un culte divin. En se convertissant au christianisme, Tiridate octroyait une dimension surnaturelle à son pouvoir et se libérait de la tutelle impériale qui affaiblissait l’institution royale. Mais le roi cherchait aussi à imposer une religion unique à l’ensemble de ses sujets pour préserver son royaume d’un éclatement idéologique et religieux61. Jusqu’alors en Arménie, sous le règne des Arsacides, le culte officiel comprenait un panthéon composé principalement de divinités d’origine zoroastrienne qui faisaient fréquemment l’objet d’une interprétation les apparentant à des dieux grecs62. Toutefois, dans les campagnes, on demeurait aussi attaché à des cultes proprement arméniens qui remontaient à la nuit des temps. Vers le milieu du IIIe siècle se produisit une véritable révolution religieuse. Après avoir vaincu les Romains, les Perses sassanides imposèrent en Arménie leur zoroastrisme réformé et rigoriste. Le Droit et cultures, 52 | 2006-2
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nouveau culte progressa rapidement au sein de la noblesse et surtout chez les princes avides d’émancipation et prompts à intriguer contre leur propre souverain à la cour du roi des rois. En revanche, les milieux ruraux restaient largement hermétiques à cette évolution et préservaient jalousement les croyances ancestrales63. Dans un tel environnement, la conversion au christianisme opérée par Tiridate le Grand ne s’appliqua effectivement que dans son domaine propre et chez les princes qui acceptèrent de suivre sa politique religieuse par crainte ou par conviction. Mais de nombreux dynastes properses résistèrent et le roi qui ne pouvait plus compter sur l’appui de ses anciens protecteurs romains ne se hasarda pas à engager ouvertement un conflit armé avec les récalcitrants qui étaient puissants et en nombre64. Après la mort de Tiridate, vers 330, les sources arméniennes chrétiennes – dont aucune rappelons-le n’est antérieure au Ve siècle – dénoncent la survivance et parfois même la résurgence du paganisme dans le pays. En réalité, seule une partie de l’élite intellectuelle, capable de comprendre la Bible en grec ou en syriaque, avait été convertie. Mais la multitude du peuple, princes et paysans confondus, n’avait aucune idée de la foi nouvelle65. En outre, les successeurs de Tiridate eux-mêmes, bien qu’officiellement chrétiens, ne paraissent pas avoir témoigné le même zèle que leur ancêtre sur le plan religieux. C’est qu’entre-temps, l’étau romano-perse s’était à nouveau resserré fortement sur l’Arsacide qui était contraint de louvoyer sur le plan politico-religieux entre un Empire chrétien déchiré par la querelle arienne et un État promoteur d’un zoroastrisme virulent. Ce n’est qu’avec la création de l’alphabet national vers 405, suivie aussitôt de la traduction de la Bible en arménien, que le christianisme va commencer à réellement progresser. Et encore, lorsqu’en 451, le roi des rois sassanide décide d’imposer par la force le zoroastrisme aux Arméniens, seule environ une moitié des dynastes prend part à la coalition qui résiste les armes à la main à cette mesure66. Dès lors, déterminer avec précision les convictions religieuses des cavaliers parthes de Grand n’est pas chose aisée. Le christianisme officiel des Arsacides restait souple. Mais surtout, la personnalité de Grannus-Apollon ne pouvait que séduire les exilés.
Le retour de la Fortune 29
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Qui était l’Apollon gaulois vénéré à Grand ? A en juger par son nom, qu’il laissa au site, un Apollon solaire. Surtout, on l’adorait ailleurs qu’en Gaule, notamment en Germanie supérieure. En outre, on trouve les traces d’un Grannus solaire ailleurs dans le monde celtique, et notamment en Irlande. Le Grannus gaulois bénéficiait de différents attributs, dont le plus important était son caractère solaire. À cela s’ajoutait des dimensions oraculaire, thaumaturgique et judiciaire, puisque le dieu punissait les parjures67. Rongé par la maladie, l’empereur Caracalla vint consulter Grannus et accorda des dons considérables à Grand. Tout se passe comme si l’Auguste par ses libéralités avait acheté Grannus aux Leuques. L’attitude de cet empereur d’origine syrienne par sa mère contribuait à « apollinariser » et plus généralement à orientaliser la divinité afin de gagner la fidélité des masses gauloises de la région, moins sensibles que les nobles à la romanisation68. Si Grannus lui-même ne devait guère être familier pour les cavaliers parthes, tel n’était pas le cas d’Apollon. Mieux, nous allons voir que la phrase énigmatique qui clôture l’inscription de Grand constituait une adresse directe de leur part à la divinité locale. Apollon était bien connu en Arménie sous la forme du dieu Tir. Initialement, celui-ci aurait représenté une adaptation iranienne de la divinité babylonienne Nabu qui était selon les cas identifiée avec Hermès ou Apollon, lui-même apparenté au soleil69. En Arménie, Tir – dont la présence est attestée dès le IIIe siècle avant J.-C. – est presque toujours identifié avec Apollon70. Figure du dieu-scribe, Tir est un intermédiaire entre les autres divinités et les hommes71. Après la christianisation du pays, il sera remplacé par le grogh, le « scribe », l’ange qui se tient sur l’épaule gauche de chaque fidèle durant tout le temps de sa vie pour noter ses péchés, tandis qu’un autre ange Droit et cultures, 52 | 2006-2
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installé sur l’épaule droite inscrit les bonnes actions. Identifié avec l’ange Gabriel, le grogh devait également guider les âmes des morts vers le paradis72. Certes Varazdat et les siens étaient officiellement chrétiens. Par conséquent, ils auraient dû ignorer l’Apollon gaulois. Toutefois, ils furent certainement frappés par la ressemblance de ce dernier avec le Tir arménien, notamment par la forte dimension solaire que les deux divinités partageaient73. Rien d’étonnant au fond, puisque tous deux étaient Apollon. Par ailleurs, les positions pro-perses affichées par Varazdat avant sa chute pouvaient laisser entendre que ses convictions chrétiennes n’étaient peut-être pas suffisamment fortes pour l’empêcher de s’allier avec un monarque zoroastrien, et ce à une époque où loyauté religieuse et loyauté politique n’étaient guère dissociables. Cette capacité d’adaptation sur le plan religieux pouvait faciliter l’adhésion au culte d’une divinité qui à bien y regarder pouvait paraître familière. L’intérêt d’une telle souplesse n’était pas négligeable. Les cavaliers parthes, certainement conscients que leurs origines prestigieuses exerçaient une forte impression sur les autres contingents barbares stationnés autour de Grand, ont pu estimer opportun de partager la farouche dévotion de ceux-ci à Grannus-Apollon afin de renforcer leur ascendant sur leurs compagnons d’exil. Mais au-delà de ces motifs opportunistes, une cause bien plus profonde pouvait expliquer l’adhésion des Arsacides au dieu de Grand. Revenons à la partie finale de l’inscription. « Et maintenant encore ne doutant pas d’eux-mêmes, leurs noms seront connus lorsqu’à eux viendra le destin ». À première vue, le début de la phrase pourrait passer pour une bravade coutumière pour des militaires et la fin faire allusion au jour du jugement dernier. Lorsque la mort viendra à eux, lorsque le grogh produira sa liste, Varazdat et les siens ne pourront qu’être dirigés vers la droite du Père. Cette interprétation pouvait être avancée par eux pour donner un vernis chrétien à leur propos. Mais le vrai sens de l’inscription était probablement ailleurs. Ses auteurs n’évoquent pas leur avenir dans l’au-delà, mais ici et maintenant, si ce n’est bientôt. L’expression latine fatum cherche à rendre au mieux l’arménien bakht qui veut dire « destin » et plus encore « fortune ». Mais employé par un Arsacide, le terme vise plus précisément la bonne fortune octroyée par les dieux au souverain légitime. Dans ce contexte le bakht est toujours associé au park, la gloire transcendante dont bénéficie également le roi. L’expression bakht u park représente un calque parfait de la formule royale de la tradition iranienne, bakht u khvarrah « fortune et gloire », qui conférait une protection surnaturelle au roi et à son pays, même en son absence, même après sa mort, et qui ne le quittait qu’en raison de ses péchés74. En Arménie, seul le roi arsacide peut bénéficier de la fortune et de la gloire. En dépit de la christianisation du royaume cette croyance ne disparaît aucunement75. Plusieurs passages particulièrement révélateurs dans le Buzandaran laissent entrevoir que l’idéologie royale d’origine iranienne survivait encore dans l’Arménie chrétienne du IVesiècle76. Il y a plus. Des pièces de monnaie de l’époque artaxiade – c’est-à-dire de la dynastie qui a précédé les Arsacides en Arménie – représentent sur une face le roi portant une couronne. Or celle-ci a pour motif une divinité solaire entourée de deux aigles. En l’occurrence, le dieu n’est autre que Tir et il représente le bakht, alors que les deux aigles symbolisent le park qui protège la fortune du roi. Il n’est guère étonnant qu’un bas relief retrouvé à Palmyre dans le temple du dieu Nabu reconstitue la même scène77. Bien que nous ne possédions aucune monnaie de l’époque arsacide, il n’est guère douteux que la nouvelle dynastie qui s’estimait désormais titulaire de la fortune et de la gloire ait repris à son compte la figure de Tir accompagné de ses aigles. Le Grannus-Apollon de Grand pouvait être interprété par Varazdat et son entourage comme la représentation de la fortune, de leur fortune. Par leur inscription ils l’implorent de revenir à eux, car ils en sont les titulaires légitimes. Momentanément dépossédés en Arménie, ils étaient appelés à être restaurés dans leur gloire à l’autre bout de l’Empire romain. Le destin, l’autre, ne pouvait les avoir menés jusqu’en Gaule devant Grannus-Apollon par hasard. C’est là, pensaient-ils, que leur fortune les attendait. Et au fond, l’histoire se répétait. Plus de
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trois siècles auparavant, en 66, leur lointain ancêtre, le roi Tiridate Ierétait venu à Rome pour recevoir des mains de l’empereur Néron la couronne d’Arménie. Durant la cérémonie, l’Arsacide s’étant agenouillé devant son protecteur lui avait dit : « Maître je suis venu vers toi, mon dieu, pour t’adorer (...) car tu es ma gloire et ma fortune »78. Dès lors, comment Varazdat et les siens auraient-ils pu encore douter d’eux-mêmes ? Varazdat ne retrouva jamais la fortune et la gloire auxquelles lui et les siens aspiraient. Toutefois, ceux-ci et nombre de leurs compatriotes firent plus que passer en Gaule. Sinon comment expliquer le nom de Perthois donné à la région où les cavaliers parthes furent établis ? Plus largement en Gaule, vers la même époque, sous le règne de l’usurpateur Maxime, Sulpice Sévère en narrant la Vie de son maître Martin mentionne la présence d’un comte Narses/ Nerses, nom fort courant dans la noblesse arménienne79. Au-delà des militaires, plusieurs prélats gaulois semblent originaires du pays de Hayk80. Ainsi, à Tongres, la tradition locale elle-même fait de l’évêque Servais un Arménien81. À Orléans, le prélat s’appelle Diclopet, c’est-à-dire le « maître sur le Tigre »82 (nous parlons bien évidemment du fleuve). Un siècle plus tard, l’évêque de Metz Sabbatius/Sambatius, c’est-à-dire Sembat, a un nom couramment porté parmi les dynastes arméniens83. Au VIe siècle, Grégoire de Tours dans une de ses œuvres hagiographiques fait le récit du martyre des 48 Arméniens de Sébaste persécutés vers 320 sous le règne de Licinius, l’empereur de la pars Orientis. Surtout, le même auteur, dans sa célèbre Histoire des Francs s’intéresse aux événements contemporains qui se déroulent en Arménie, en évoquant la révolte des princes locaux en 572 contre les Perses qui avaient tenté d’imposer la conversion au zoroastrisme dans le pays. Grégoire de Tours avait obtenu ces différentes données vers 590 par l’intermédiaire de l’évêque Simon qui avait fui l’Arménie pour la Gaule afin d’échapper aux persécutions sassanides84. Beaucoup plus tard, quand la Gaule devint la France, les croisades furent l’occasion pour les Francs et les Arméniens de nouer des liens parfois intimes. Doit-on rappeler que le dernier souverain du royaume arménien de Cilicie qui disparut en 1375 après trois siècles d’existence fut Léon V de Lusignan, seigneur originaire du Poitou ? Doit-on rappeler que son épitaphe est située aujourd’hui dans la nécropole royale de Saint Denis, aux côtés des rois de France ? Varazdat n’a pas retrouvé sa fortune mais lui et ses compatriotes ont, à leur échelle, contribué à façonner la mosaïque franque. Un millénaire et demi après eux, le premier génocide du XXe siècle allait contraindre d’autres Arméniens à suivre, sans le savoir, la trace de leur si lointain ancêtre pour chercher eux aussi la fortune ou du moins un destin meilleur. Notes 1 Cf. infra p. 62. 2 « Conubium iuncti diversis gentibus orti Gallae cum Parthis monimentum sic statuerunt Basilidae quondam, nunc et sibi, non dubitantes. Nomina noscentur, fatum cum venerit ipsis » ;Corpus Inscriptionum Latinarum, Berlin depuis 1863, vol. XIII (Germanie), 5954 ; Das Rheinische Germanien in den antiken Inschriften, éd. A. Riese, Berlin, 1914 (réed. Groningue, 1968), p. 286 ; É. Frézouls, Les villes antiques de la France, Belgique I, Strasbourg, 1982, p. 188. 3 S. Kernéis, Les Celtiques. Servitude et grandeur des auxiliaires bretons dans l’Empire romain, Clermont-Ferrand, 1999, p. 138-139. 4 É. Frézouls, op. cit., p. 199, 228 qui ajoute que « cette modification administrative importante n’est pas attestée par ailleurs, mais il faut peut-être en voir un indice indirect dans la mention d’un évêque à Grand dans des livres liturgiques de l’évêché de Toul ». Sur la cité de Toul, cf. N. Gauthier, « Toul » dans Topographiechrétienne des cités de la Gaule, t. I, 1986, p. 55-60. 5 S. Kernéis, op. cit., p. 129-130. 6 Ibid., p. 134 et n. 1.
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7 Notitia Dignitatum accedunt Notitia urbis Constantinopolitanae et Latercula prouinciarum, éd. O. Seeck, Francfort, 1876 (réimpr., 1983). La bibliographie sur ce document est immense, cf. S. Kernéis, op. cit., p. 120 n. 4. 8 En arménien, Arménie se dit Hayastan, c’est-à-dire le pays de Hayk. 9 Le premier auteur arménien laïc est Grigor Magistros qui écrit au XIe siècle. 10 Moïse de Khorène, Histoire de l’Arménie, éd. M. Abeghian, S. Yarutiunean, Tbilissi, 1913 (réimpr. New York, 1981 et Érévan, 1991 avec des compléments d’A. B. Sargsyan) ; trad. française J.-P. Mahé (avec le concours d’A. Mahé), Histoire de l’Arménie, Paris, 1993 (désormais Moïse de Khorène) ; cf. aussi la trad. anglaise de R. W. Thomson, Moses Khorenatsi, History of the Armenians, Cambridge Ma., 1978 (désormais Moses). Bibliographie sur Moïse de Khorène par R. W. Thomson, A Bibliography of Classical Armenia Literature to 1500 AD, CC, Turnhout, 1995, p. 156-168, ajouter D. Kouymjian, Movses Khorenatsi et l’historiographie arménienne des origines, Antélias (éd. avec la collaboration d’A. Ouzounian) et N. Garsoïan, « L’Histoire attribuée à Movses Khorenatsi : Que reste-t-il à en dire ? », Revue des Études Arméniennes, n. s. 29, 2003-2004, p. 29-48. 11 Patmutiun Hayots (Histoire d’Arménie), éd. K. Patkanean, Saint-Pétersbourg, 1883 (réimpr., New York, 1982 (éd. révisée), Venise, 1933 ; trad. anglaise N. Garsoïan, The Epic History Attributed to Paustos Buzand, Cambridge, 1989 (désormais Buzandaran). Le Buzandaran joint aux gestes des Arsacides et de Mamikonean, celle des patriarches descendants de Grigor l’Illuminateur, dont les Mamikonean étaient d’ailleurs les derniers héritiers. Une partie non négligeable des données contenues dans le Buzandaran sont reprises par la Vie de saint Nerses, éd. Soperk, VI, 1853, p. 9-115 ; trad. française J.-R. Emine, Collection des historiens anciens et modernes de l’Arménie, éd. V. Langlois, Paris, 1867-1869, p. 21-41. Il s’agit d’un document tardif des Xe-XIIe siècles à caractère essentiellement hagiographique, cf. N. Garsoïan, Buzandaran, p. 4. 12 Ibid., p. 1-14 ; J.-P. Mahé, « Le premier siècle de l’Arménie chrétienne (298-387) : de la littérature à l’histoire », Roma-Armenia, éd. C. Mutafian, Vatican, 1999, p. 66-68 (désormais Le premier siècle) ; A et J.-P. Mahé, Grégoire de Narek Tragédie – Matean Oghbergut’ean: le Livre de Lamentation, Louvain, 2000, p. 14, n. 38. 13 Il s’agit de Ghazar Parpetsi qui rédige une Histoire d’Arménie peu après 490, éd. G. Ter Mkrtchean, S. Malkhaseants, Tbilissi, 1904 (réimpr. New York, 1985) ; trad. anglaise R. W. Thomson, The History of Ghazar Parpetsi, Atlanta, 1991. 14 Moïse de Khorène, III, 40, p. 284-285. 15 Buzandaran, V, 37, p. 220-221. 16 Thulé est mentionnée par Pythéas de Marseille (vers 300 avant J. C.) repris par l’Histoire de Polybe suivi lui-même par Strabon dans sa Géographie. L’ensemble de ces sources restent imprécises et cette imprécision se retrouvent chez d’autres, tels que Tacite ou Ptolémée, cf. Pauly Wissova, Bd VI A, 1, 1936, col. 627-630 et Der Neue Pauly, Bd 11, 2002, col. 512. 17 On ignore si Moïse de Khorène connaissait Thulé par une source classique ou par la Géographie d’Anania de Shirak composée entre 591 et 636. À côté de cette version originale qualifiée de « longue », il existe une version « courte » qui est plus tardive, cf. R. H. Hewsen, The Geography of Ananias of Shirak, Wiesbaden, 1992, p. 32-35. Rappelons que certains travaux anciens attribuaient cette œuvre à Moïse de Khorène. 18 Irénée de Lyon, Contre les hérésies, éd. et trad., A. Rousseau et L. Doutreleau, Paris, 1979. 19 J.-P. Poly, « Le ‘tournant obscur’ », Nonagesimo anno. Mélanges en hommage à Jean Gaudemet, Paris, 1999, p. 75-125. 20 Cf. infra, p. 62-63. 21 L’armée romaine de Dioclétien à Valentinien Ier, Actes du congrès de Lyon (septembre 2002), dir. Y. Le Bohec et C. Wolff, Lyon, 2004. Pour la Gaule, cf. L’armée romaine en Gaule, dir. M. Reddé, Paris, 1996. 22 Moïse de Khorène, III, 40, p. 284. 23 Buzandaran, V, 34 ; p. 215. 24 J.-P. Mahé, Moïse de Khorène, p. 75-78. Si Moïse connaît globalement la chronologie exacte des empereurs romains grâce à Eusèbe de Césarée et à d’autres sources byzantines, il éprouve les plus grandes difficultés à la synchroniser avec les listes des rois arméniens. Il en résulte donc des décalages considérables. Pour un examen détaillé des sources employées par Moïse de Khorène, cf. R. W. Thomson, Moses, p. 10-56. S’agissant du nom Varazdat qui est d’origine iranienne (pehlevi waraz dat, « don du sanglier »), cf. N. Garsoïan, Buzandaran, p. 423-424.
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25 Sur le règne de Valens en général, cf. N. Lenski, Failure of Empire. Valens and the Roman State in the Fourth Century A. D., 2002 et pour sa politique religieuse, L. Gauthier, La politique religieuse de Valentinien Ier et de Valens. Une alternative au modèle constantinien ?Thèse d’histoire, Université de Nancy II, 2004. 26 « Cependant, dans la vingtième année de son règne, le bienfaisant Auguste Théodose, appelé le Grand, fit roi d’Arménie à la place de Pap, un certain Varazdat, de la même famille des Arsacides », Moïse de Khorène, III, 40, p. 284. 27 Buzandaran, V, 34, p. 215. Cette indication est reprise par la Vie de saint Nerses, XV, p. 118 ; CHAMA, II, p. 43. R. H. Hewsen, « The Successors of Tiridates the Great : A Contribution to the History of Armenia in the Fourth Century », Revue des Études Arméniennes, n. s. 13, 1978-1979, p. 99-126 estime qu’il s’agit plutôt d’un cousin de Pap. 28 N. Garsoïan 1967, « Politique ou orthodoxie ? L’Arménie au IVe siècle », Revue des Études Arméniennes, n. s. 4, 1967 (désormais Politique) et « Armenia in the Fourth Century – An Attempt to Redefine the Concepts ‘Armenia’ and ‘Loyalty »", Revue des Études Arméniennes, n. s. 8, 1971. 29 On ignore précisément dans quelle ville, contrairement à son prédécesseur Pap, qui avait été envoyé comme otage à la cour impériale de Néo-Césarée dans le Pont où il aurait reçu une éducation digne d’un futur roi, Ammien Marcellin, Histoire, XXVII, 12, 9, éd. et trad. française M. A. Marié, Paris, 1984, p. 140-141. Le Buzandaran, IV, 15 ; p. 145, dit simplement qu’il fût envoyé comme à la cour impériale. Cf. aussi note suivante. 30 Les Lombards n’apparaissent pas dans l’histoire de l’Empire romain avant le Ve siècle, cf. Paul Diacre. Histoire des Lombards, trad. française F. Bougard, Brepols, 1994. Ceci paraît confirmer le caractère tardif de l’œuvre de Moïse de Khorène. 31 Moïse de Khorène, III, 40, p. 285 ; cf. R. W. Thomson, Moses p. ad III, 40, p. 301 n. 3-4et J.-P. Mahé, Moïse de Khorène, ad. III, 40, p. 401 n. 2-8. Moïse (II, 79, p. 229-230) compare les exploits de Varazdat avec ceux accomplis par le roi Tiridate IV le Grand (298-330). 32 Buzandaran, V, 34-35, p. 215. 33 Moïse de Khorène, III, 40, p. 285. 34 Moïse conclut son chapitre en précisant que : « la deuxième année de Varazdat, Zauen de la famille d’Aghbianos devint l’archevêque d’Arménie pour quatre ans ». 35 Cf. Mahé, Moïse de Khorène, p. 33-34. Il écrit pour les Bagratuni, rivaux des Mamikonean au VIIIe siècle. 36 Il s’agit évidemment de la Grande Arménie, par opposition à l’Arménie Mineure intégrée très tôt à l’Empire romain et qui était intégrée dans la géographie administrative impériale. 37 Pour la date de cette conversion, cf. A. Mardirossian, « Le synode de Vagharshapat (491) et la date de la conversion du royaume de Grande Arménie (311) », Revue des Études Arméniennes, n. s. 28, 2001-2002, p. 249-260 ; concernant les motifs de la christianisation, cf. R. Manaseryan, L’Arménie d’Artauazd à Trdat le Grand, Érévan, 1997 (en arménien) et aussi infra, p. 58-59. 38 L’accusation d’avoir contribué à l’assassinat du roi Pap portée par Varazdat à l’encontre de Moushegh juste avant son exécution n’est pas innocente. Même si l’affirmation de Varazdat demande à être prouvée, il apparaît très clairement que les Arsacides – mais aussi et surtout les autres clans – considéraient les Mamikonean comme de dangereux rivaux pour leur pouvoir. 39 Sur l’hérédité des offices dans le royaume d’Arménie, cf. N. Garsoïan, « Prolegomena to a Study of the Iranian Aspects in Arsacid Armenia », Handes Amsoreay, 90, 1976, p. 1-46 (désormais Prolegomena). 40 Pourrions-nous avoir affaire au duel comme mode de règlement des conflits ? En tout cas, Manuel Mamikonean venge au nom de son clan le préjudice subi par ce dernier en raison du meurtre de Mushegh ; sur la vengeance dans le droit arménien, cf. N. Garsoïan, Prolegomena, p. 2-3 ; J.-P. Mahé, « Norme écrite et droit coutumier en Arménie du Veau XIIIe siècle », Travaux et Mémoires, 13, 2000, p. 690-691 et A. Mardirossian, Le Livre des canons (Kanonagirk Hayots) de Yovhannes Audznetsi. Église, droit et société en Arménie du IVe au VIIIe siècle, Louvain, 2004, p. 215-221 (désormais Le Livre). 41 Buzandaran, V, 37, p. 220-221. Cette version est reprise par la Vie de saint Nerses, XV, p. 122 ; CHAMA, II, p. 44. 42 Sur les détails de cet assassinat qui ne semble pas avoir été projeté par Valens lui-même, cf. N. Garsoïan, Politique, p. 310-320.
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43 N. Garsoïan, Buzandaran, ad V, 34, p. 326 n. 4-5. Les informations données par les sources arméniennes sont corroborées par le récit d’Ammien Marcellin, éd. et trad. française G. Sabbah, Paris, 1999, XXX, 2, 2-4, p. 61, qui précise qu’en 377, Valens refusa d’abandonna l’Arménie aux Perses et leur lança un ultimatum. Après deux ans de négociations infructueuses avec les Perses Valens prévoyait d’attaquer le territoire de ces derniers durant l’été 377, mais la révolte des Goths dans les Balkans ne le lui permit pas, cf. N. Lenski, op. cit., p. 183-184. 44 Buzandaran, V, 34, p. 215. 45 J.-P. Mahé, Moïse de Khorène, ad, III, 40, p. 402, n. 10. 46 Le Buzandaran, V, 37, p. 221 ajoute que Manuel traita Zarmandukht, la veuve de Pap, « comme une reine ». La Vie de saint Nerses offre un bref résumé de ce récit, XV, p. 122-123 ; CHAMA, II, p. 44. 47 Ammien Marcellin, Histoire, XXXI, 7, 2-3, p. 120-121. 48 Ibid., Histoire, XXXI, 7, 11-14, p. 123-124. 49 Ibid., Histoire, XXXI, 8, 9-10, p. 128 ; cf. aussi Zosime, Histoire nouvelle, IV, 22, 1. 50 Themistius, Orationes quae supersunt, éd. G. Downey, Leipzig, 1965-1974; 15, 189d; 16, 207a ; 34, 20. 51 Royaumes d’Albanie du Caucause, des Massagètes, des Ibères et des Kushans etc.; cf. N. Garsoïan, Buzandaran, p. 355. 52 N. Lenski, op. cit., p. 364-365. Les deux-tiers des troupes romaines (trente à quarante mille soldats ?) périssent, A. D. Lee, « The Army », dans The Cambridge Ancient History, XIII. The Late Empire A. D. 337-425, Cambridge, 2001, p. 222. 53 Cf. J.-P. Poly, dans ce numéro. 54 Par la suite, l’empereur Théodose Ier transférera également des unités vers l’Occident. Si jamais les Arsacides se trouvaient encore dans les Balkans, c’est à ce moment-là qu’ils durent être envoyés en Gaule 55 C. Th., III, 14, 1 ; cf. É. Demougeot, « Le conubium dans les lois barbares du VIe siècle », dans L’Empire romain et les barbares d’Occident IVe-VIIe siècle. Scripta varia, Paris, 1998, p. 70, à laquelle nous empruntons sa traduction. 56 J. Gaudemet, « Les romains et les ‘autres’ », Da Roma alla Terza Roma. La nozione di "Romano" tra cittadinanza e universalità, Naples, 1984, p. 23-24. 57 N. Garsoïan, « Quidam Narseus: A note on the Mission of St. Nerses the Great », dans Armeniaca, Venise, 1969, p. 149-151, 153, 157, 163 et Politique, p. 305. 58 S. Kernéis, op. cit., p. 139. Le statut juridique précis des Arsacides de Grand reste difficile à déterminer. Observons simplement que s’ils ont dû acquérir – de façon exceptionnelle – le conubium, c’est qu’ils ne bénéficiaient pas de la citoyenneté. 59 Ibid., p. 139. 60 Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, IX, 8, 2; G. Bardy, 1993, p. 57. 61 R. Manaseryan, op. cit., dont les thèses sont résumées par J.-P. Mahé, Le premier siècle, p. 69. 62 Le panthéon arménien était dominé par la triade Aramazd-Anahit-Vahagn. Sur l’ensemble de ce dossier, cf. N. Garsoïan, Prolegomena, p. 16-17 n. 37 et surtout J. R. Russell, Zoroastrism in Armenia, Harvard University, 1987. 63 J.-P. Mahé, Le premier siècle, p. 69. 64 A. Mardirossian, Le Livre, p. 48-49. 65 J.-P. Mahé, « Aux sources d’une histoire nationale », dans Le monde de la Bible, Juillet 2001, p. 50. 66 Il s’agit de la fameuse bataille d’Auarayr (26 mai 451) où les dynastes arméniens pro-byzantins menés par le général-en-chef Vardan Mamikonean affrontèrent l’armée du roi des rois. Bien que vainqueurs, les Perses durement éprouvés renoncèrent à poursuivre leur politique de conversion forcée. Cet événement fondateur de l’idéologie nationale et religieuse arménienne est rapporté par Ghazar Parpetsi et Eghishe, auteur qui écrit probablement à la fin du VIe siècle, cf. A. et J.-P. Mahé, Tragédie, p. 103-104, n. 388. 67 S. Kernéis, op. cit., p. 131-132. 68 Ibid., p. 133. 69 Hermès, c’est-à-dire Mercure. En Iran, une telle identification permettait d’associer Apollon à Mithra, le dieu solaire par excellence, Russell, op. cit., p. 290. En Arménie, c’est plutôt le dieu Vahagn qui était assimilé avec le soleil, ibid., p. 190-228.
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70 Sous la première dynastie arménienne, celle des Orontides (ca. 401 – ca. 200 av. J.-C.). Moïse de Khorène (II, 49, p. 203) évoque le transfert d’une statue de Tir, c’est-à-dire d’Apollon d’Armavir à Artashat sous le règne du roi Artashes Ier(dynastie des Artaxiades, ca. 188 av. J.-C. - 12 ap. J.-C.). 71 J. R. Russell, op. cit., p. 292-300. 72 Ibid, p. 290, 300-305, 310. 73 Parmi les autres points communs on peut mentionner notamment les attributs divinatoires dont disposaient les deux divinités. 74 N. Garsoïan, Prolegomena, p. 35-40 ; Buzandaran, p. 515, 552 et « Les éléments iraniens dans l’Arménie paléochrétienne », dans Des Parthes au Califat. Quatre leçons sur la formation de l’identité arménienne, Paris, 1997, p. 24-25 (désormais Les éléments). 75 Cf. les exemples donnés par N. Garsoïan, Les éléments, p. 25-26. 76 L’exemple le plus topique est donné par le Buzandaran, IV, 24, p. 156-158 : « [Les Perses] ouvrirent les tombes des anciens rois d’Arménie, les vaillants Arsacides, et emportèrent en captivité les ossements de ces rois (...). Alors, le sparapet Vasak (...) attaqua à l’improviste le camp du roi de Perse pendant la nuit et passa toute l’armée perse au fil de l’épée (...) et [Les Arméniens] reprirent les ossements de leur propres rois que les Perses emportaient captifs dans le royaume de Perse, ‘car disaient ceux-ci, (...) voici pourquoi nous emportons les ossements des rois d’Arménie dans notre pays : c’est afin que la gloire, la fortune et la vaillance de ce royaume le quittent avec les ossements de leurs rois et entrent dans notre pays (...). [Mais] les ossements des rois d’Arménie libérés par Vasak furent repris et enterrés dans le village inaccessible d’Aghdzk dans le canton d’Ayrarat ». 77 Autres exemples à Hatra et Dura-Europos. J. R. Russell, p. 305-306. 78 Dion Cassius, Histoire Romaine, LXIII, 5, 2. 79 N. Garsoïan, « Note préliminaire sur l’anthroponymie arménienne au Moyen Âge », dans L’anthroponymie document de l’histoire sociale des mondes méditerranéens médiévaux, éds. M. Bourin, J.-M. Martin et F. Menant, Rome, p. 227-239. 80 Ces évêques ont été identifiés par J.-P. Poly, op. cit. 81 Servatius/Sarbatius/Sarmatius qui pourrait renvoyer à Sauromax c’est-à-dire Sarmats, cf. ibid., p. 92-93 n. 63. 82 Diclé = le fleuve Tigre, - pet = maître, chef, puissant; cf. ibid., p. 99 et n. 89. 83 Ibid., p. 92-93 n. 63. 84 Histoire des Francs, éd. Monumenta Germaniae Historica, Scriptores rerum Merovingicarum, vol. I, Hanovre, 1885 (réimpr. 1961), W. Arndt et B. Krusch, trad. française R. Latouche, Paris, 1999, X, 24. Par la suite, la chronique dite de Frédégaire – qui représente une sorte de continuation de l’Histoire des Francs de Grégoire de Tours –en évoquant à plusieurs reprises de façon détaillée l’histoire de la Perse concerne aussi par ricochet les affaires arméniennes, Chroniques des temps mérovingiens, éd. B. Krusch, 1888 (à compléter par les éd. plus récentes) ; trad. française O. Devilliers et J. Meyers, Brepols, 2001, ch. 9, 23, 64; p. 70-73, 86-87, 154-157, ch. 16 de la Continuation, p. 220-221.
Pour citer cet article Référence électronique Aram Mardirossian, « « Fortune et Gloire ».Les Parthes arsacides de l’armée de Gaule à la fin de l’Empire », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 29 juin 2009. URL : http:// droitcultures.revues.org/601
À propos de l'auteur Aram Mardirossian Aram Mardirossian est maître de conférences en histoire du droit à l’Université Paris X-Nanterre et membre du GEDEOM-Genèse des Etats et des droits de l'Europe et de l'Orient méditerranéen. Ses principaux champs de recherche concernent l’histoire du droit de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Age. Il s’intéresse notamment au droit canonique oriental. Après avoir publié un ouvrage issu de sa thèse qui a pour titre Le Livre des canons arméniens de Jean d’Odzun. Eglise, droit et société en Arménie du IVeau VIIIesiècle, Louvain, 2004, ses publications plus récentes portent essentiellement sur le droit canonique byzantin. « Antiquarum collectionum principium et fons. La Collection d’Antioche,
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première collection canonique de l’Eglise », Actes des IIe journées clermontoises d’histoire du droit (juin 2004), à paraître. « Canons d’Orient et royaume barbare. L’influence du droit canonique oriental sur la législation du concile d’Epaone », Revue historique de droit français et étranger, 2005/3, p. 355-384.
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Parmi les nombreux contingents barbares incorporés dans l’armée romaine au Bas Empire ne figuraient pas uniquement des éléments germaniques. On observe également la présence, non seulement de troupes celtes, mais aussi de différents soldats africains et orientaux. S’agissant plus précisément de la Gaule, il apparaît qu’une inscription lapidaire en latin retrouvée dans le vicus de Grand d’une part, et une source littéraire arménienne – l’Histoire de Moïse de Khorène – d’autre part, se font mutuellement l’écho de la présence, dans le dernier quart du IVe siècle, de militaires arméniens emmenés par le clan royal des Arsacides. Ces nobles étrangers au service de Rome se sont unis à des provinciales. Ils ont ainsi reçu le conubium, alors même qu’une constitution de Valentinien Ier interdisait sous peine de mort toute union entre militaire non citoyen et provinciale. À Grand était bâti un important temple consacré à Grannus, l’Apollon solaire local. Bien qu’officiellement chrétien, les cavaliers arsacides avaient dû être frappés par la ressemblance existant entre le dieu local et une divinité du panthéon païen arménien : le dieu Tir. Or, ce dernier occupait une place particulière dans l’idéologie royale arménienne. Mots clés : Varazdat, Grand, Moïse de Khorène, conubium, Grannus-Apollon, Varazdat, Grand, Moses khorenatsi, conubium, Grannus-Apollo, Tir, Tir
“Fortune and Glory”: Parthian Arsacids in the Army of Gaul at the end of the Empire Amongst the numerous barbarian contingents enlisted in the Roman army in the late Empire, there were not only German conscripts. In addition to Celtic troops it is worth noting the presence of African and Oriental soldiers. As regards Gaul in particular, a lapidary Latin inscription found in the vicus of Grand on the one hand, and an Armenian literary source – Moses Khorenatsi’s History of the Armenians – on the other hand, both refer to the presence of Armenian soldiers led by the Arsacid royal clan in the last quarter of the fourth century. These noble foreigners in the service of Rome married provincials. They were able to receive the conubium even at a time when, according to a Constitution of Valentinian the 1rst, any marriage between a non-citizen soldier and a provincial was liable to the death penalty. In Grand was built a great temple dedicated to Grannus, the local solar Apollo. Although officially Christians, the Arsacid knights must have been struck by the similarity between the local god and an Armenian pagan pantheon divinity: the god Tir. And it happened that this god occupied a special place in Armenian royal ideology.
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Droit et cultures Numéro 52 (2006-2) Iran et Occident. Hommage à Kasra Vafadari
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Nathalie Kálnoky
Des princes scythes aux capitaines des Iasses Présence iranienne dans le royaume de Hongrie au travers des chroniques médiévales et des privilèges des peuples auxiliaires militaires
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Référence électronique Nathalie Kálnoky, « Des princes scythes aux capitaines des Iasses », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 11 juin 2009. URL : http://droitcultures.revues.org/615 DOI : en cours d'attribution Éditeur : L'Harmattan http://droitcultures.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://droitcultures.revues.org/615 Document généré automatiquement le 29 octobre 2010. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. Tous droits réservés
Des princes scythes aux capitaines des Iasses
Nathalie Kálnoky
Des princes scythes aux capitaines des Iasses
Présence iranienne dans le royaume de Hongrie au travers des chroniques médiévales et des privilèges des peuples auxiliaires militaires Pagination de l'édition papier : p. 65-84 1
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Aujourd’hui encore, la Hongrie – tout en étant en elle-même une exception ethnicolinguistique en Europe – voit s’exprimer des sensibilités identitaires variées. Non pas celles d’ethnies clairement différenciées (slovaque, croate, serbe, roumaine), mais celles de communautés tout à la fois magyarophones et attachées à leur particularisme au sein de l’histoire hongroise1. C’est en effet dans l’histoire médiévale hongroise qu’apparaissent ces communautés privilégiées : Sicules et Saxons en Transylvanie2 (aujourd’hui en Roumanie), Allemands du Szepes en Haute-Hongrie (aujourd’hui Slovaquie), Coumans et Iasses dans la Grande Plaine (Puszta), entre le Danube et la Theisse (Tisza) et Petchenègues pour l’essentiel entre le Danube et le lac Balaton. Si le maintien de l’usage de la langue allemande a soutenu le particularisme des Saxons de Transylvanie et des Allemands du Szepes, en revanche Sicules, Petchenègues, Coumans et Iasses sont très tôt au moins bilingues et n’apparaissent que magyarophones dans nos sources. Les langues d’origine des trois premières communautés sont considérées comme ouralo-altaïques (branche altaïque des langues turques3, le hongrois est issu de la branche ouralienne des langues finno-ougriennes), la langue des Iasses, quant à elle, était une langue iranienne4 très proche de l’ossète actuel. La présence des Iasses en Hongrie est documentée à partir de 1323. Au vu de cette charte qui autorise les Iasses à désigner leurs notables et non plus à obéir aux notables coumans et également en raison des localisations attestées des uns et des autres, il est difficile de complètement dissocier l’étude de ces groupes. Cependant, il s’agit bien de deux entités culturelles différentes, même si leur histoire statutaire en Hongrie fut commune. Après un rappel des conventions – et des confusions – de traduction du nom hongrois Jász et un aperçu des occurrences de populations iraniennes tant dans l’histoire des Hongrois avant Droit et cultures, 52 | 2006-2
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leur arrivée en Pannonie que dans celle du bassin des Carpates, les principaux points du statut des Iasses dans la Hongrie médiévale (XIIIe-XVIe siècle) seront présentés.
Des Iazyges aux Iasses 5
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En hongrois, on parle de Jász (prononcer Iasse), nom que l’ensemble des dictionnaires hongrois-français5 traduisent Iazyge. Traduction influencée par l’usage médiéval du latin sous les formes Jazones et Jazyges. Si cette confusion a pu entraîner certains à conclure un peu rapidement à une continuité historique entre les Iazyges de l’antique Pannonie et les Iasses de la Hongrie médiévale6, cependant lorsque l’évocation des Jászok (pluriel hongrois) du Moyen Age n’est pas centrale, le terme Iazyges reste communément usité. Aujourd’hui, au prix d’un néologisme7, je parlerai des Iasses, au plus proche du terme hongrois. Il convient néanmoins de relever que ce terme lui-même renverrait à l’appellation As que les Alains auraient fait d’eux-mêmes. Iazyges, Alains, Iasses, chaque terme renvoie à des époques ou des sources différentes mais tous évoquent des populations de langue iranienne et tous, d’une façon ou d’une autre, apparaissent dans l’histoire hongroise. Il y a une longue tradition de débats dans l’historiographie hongroise en ce qui concerne l’origine et le moment de l’arrivée des Iasses en Hongrie. Sans adhérer à une thèse de continuité, notion éminemment suspecte scientifiquement et trop souvent fâcheusement détournée politiquement dans les historiographies nationalistes en Europe centrale8, je voudrais rappeler quelques témoignages de la présence de populations de langue iranienne dans l’histoire hongroise.
Tout commence en Scythie 7
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Les gestes retraçant l’origine des Hongrois rappellent l’épisode fondateur du cerf miraculeux9. Selon le récit, un cerf paraît devant Hunor et Magor (ou Magyor) – les ancêtres légendaires des Hongrois – quand ils partent à la chasse les attirant vers les marécages de la Méotie10 où il disparaît. La région plaît aux deux frères et ils s’y installent, puis après six ans ils repartent chez eux11. Sur leur route ils trouvent les femmes et enfants de Belar – identifié dans ces chroniques comme l’ancêtre des Bulgares – et les emmènent avec eux. Parmi les captives se trouvent deux filles du prince alain12 Dula, que Hunor et Magor épousent ; c’est d’eux que descendent les Huns (c’est-à-dire, dans l’esprit des chroniqueurs, les Hongrois). Cette légende se compose de deux éléments : le motif du cerf miraculeux et le récit de l’enlèvement des femmes. Le cerf comme guide vers de nouveaux territoires est un thème récurrent de l’Eurasie, connu par tous les peuples des steppes et que le christianisme réinvestira à plusieurs reprises (entre autres, avec saint Eustache et saint Hubert). Le récit de l’enlèvement des femmes garderait, en forme mythique, la mémoire de l’ethnogenèse des Hongrois : le nom de Magyar (Magyor ou Magor) rappellerait les peuples hongrois d’origine finno-ougrienne, alors que Hunor personnifierait peut-être le nom des Onogours. Le nom de Belar rappellerait les Bulgaro-Turcs, alors que le prince alain Dula servirait de référence à la part des peuples iraniens dans l’évolution des Hongrois. D’après la légende du cerf miraculeux tout ce fusionnement de peuples eut lieu dans les marécages méotiens au nord de la Mer Noire. La version la plus ancienne que nous possédons remonte au XIIIe siècle. On notera que ces légendes parlent bien des Alains alors qu’au siècle suivant, les premiers documents juridiques feront usage des termes Jazones et/ou Jazyges. Autant les Sicules, autre peuple auxiliaire militaire, que l’on prétend descendre des Scythes, sont présentés dans les gestes et dans les confirmations de privilèges comme des parents immémoriaux, autant les Iasses semblent avoir été perçus comme des nouveaux venus.
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Carte tirée de Gyula Kristó, Histoire de la Hongrie médiévale, Rennes, 200013 9
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Quelles peuvent avoir été les trajectoires de ces populations qui ont ainsi maintenu leur identité culturelle à travers les siècles ? Très schématiquement, on peut présenter les diverses hypothèses en fonction des étapes suivantes : du VIIIe siècle avant J.-C. au IXe siècle de notre ère, il pourrait être intéressant de s’installer à ce carrefour que sont les steppes du nord du Caucase, entre la Mer Caspienne et la Mer Noire, et de regarder se succéder les populations depuis l’arrivée des Scythes qui laisseront leur nom à cette région jusqu’à la migration des Hongrois vers le bassin des Carpates. On verrait ainsi se succéder les premières confédérations de guerriers nomades de langue iranienne : Scythes, Sarmates et Alains. Après le passage fracassant des Huns, elles seront détrônées par les nouveaux arrivants turcophones à partir du VIe siècle : Bulgares, puis Khazars sans oublier leurs auxiliaires militaires hongrois qu’on appelle souvent Magyars pour cette période de leur histoire14. De cette première étape – les steppes eurasiennes avant le IXe siècle – on peut déjà constater que certains aspects « iraniens » sont très anciens dans l’histoire hongroise : la référence à la Scythie, tout d’abord, toujours glorieusement présentée dans les gestes médiévales et noblement renouvelée au XVIe siècle, une fois encore au profit de la communauté sicule, par le juriste István Werbőczy dans la compilation des coutumes du royaume qu’il présenta en 1514, avec cette formulation : A propos des Scythes de la Transylvanie, que nous appelons Sicules15. Gardons à l’esprit que les mises en écrit de ces références datent du XIIIe siècle et correspondent à une volonté de réécriture du passé de la part des chroniqueurs. Les récits mettant en scène une parenté hunno-hongroise ou une parenté scytho-hongroise sont pour l’essentiel des reprises des auteurs occidentaux16. Il n’en demeure pas moins que les linguistes font également remonter certains vocables iraniens de la langue hongroise à cette époque17 où, dans le cadre de confédérations tribales, des populations de cultures diverses cohabitaient sous l’autorité des derniers arrivés. En effet, se trouver dépossédé d’un pouvoir politique ne signifie pas être anéanti et, à travers les siècles, des éléments issus des premières confédérations iraniennes perdurent et conservent leur identité, que ce soit dans cet espace que nous avons retenu comme point de vue ou lors des migrations successives.
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Dans un deuxième temps, il est permis de tenter d’esquisser une approche dynamique, de quitter la Scythie et de suivre les populations iraniennes dans leurs incursions vers le bassin des Carpates. Des Sarmates à l’ouest du Pont-Euxin : les Iazyges et les Roxolans Dès le premier siècle de notre ère, les sources évoquent la présence de Sarmates à l’ouest du Pont-Euxin (Mer Noire) : Roxolans à l’est des Carpates (ce qui deviendra la Moldavie et Valachie), Iazyges dans la plaine de Pannonie (qui deviendra la Puszta hongroise). D’abord opposés aux Daces et ainsi alliés objectifs des Romains pendant les campagnes de Dacie contre Décébale, les cavaliers sarmates – peu satisfaits de l’attitude de Rome face à leurs visées territoriales sur la Mésie (le Banat) et liés aux Iazyges établis entre la Tisza et le Danube – deviennent, alliés aux diverses tribus libres (daces, celtes et germaniques), une menace pour l’Empire. Un premier conflit prend place sous Hadrien (guerre sarmate de 116-18) et les Iazyges seront encore des ennemis à anéantir aux yeux de Marc-Aurèle18. De nouvelles « guerres sarmates » eurent lieu sous Aurélien et la présence de diverses tribus sarmates persiste jusqu’à l’arrivée des Huns19. Les Alains traversent la Pannonie Les Alains (Oriani) apparaissent entre le Ier et le IVe siècle de notre ère dans les steppes du nord de la Mer Noire. Leur voisinage avec les peuples ougriens est noté par les linguistes par la présence de mots proches de l’ossète dans le hongrois. L’arrivée des Huns à la fin du IVe siècle entraîne des conflits dont les Huns sortent vainqueurs. La confédération des tribus alanes éclate alors et on peut suivre trois groupes distincts : Les Alains « occidentaux » qui traverseront la Pannonie20 avec les Vandales et les Goths et atteindront en leur compagnie la péninsule ibérique et l’Afrique. Il ne s’agit pas ici de scruter tous les peuples migrants mais d’esquisser un tableau des occurrences d’une présence « iazygeo-alano-iasse » en Europe centrale. Les Alains « orientaux » qui se replient au pied du Caucase21, se sédentarisent peu à peu et reçoivent au Xe siècle les visites de missionnaires chrétiens de Byzance dont l’œuvre de conversion subsiste parmi les Ossètes malgré l’expansion de l’Islam. Un troisième groupe qui est demeuré en Crimée et Méotie. Il en demeure peu de traces mais la légende fondatrice de l’histoire hongroise évoquant le rapt des deux filles du prince alain Dula pourrait être rattachée aux vestiges de cette communauté d’Alains22. Les Iasses arrivent en Hongrie C’est une fois encore l’arrivée d’un nouveau peuple guerrier oriental qui va bouleverser le destin des Alains que nous avons appelés orientaux. Au prix d’une gigantesque omission, celle des peuples germaniques et des peuples slaves, et pour rester centré sur les moments communs de l’histoire des tribus iraniennes et de l’histoire hongroise, on peut – sur la même logique schématique qu’après le passage des Huns – présenter cette nouvelle étape de la façon suivante : La plus grande partie des Alains s’est repliée dans les vallées reculées du Caucase et est à l’origine des Ossètes. Un petit nombre a été soumis par les Mongols, entre autre comme garde rapprochée de Koubilaï Khan et on les retrouvera parmi les chrétiens de la Chine médiévale. Un dernier groupe s’est déplacé vers l’ouest et a rejoint les Coumans, eux-mêmes en fuite devant les Mongols. Nos Iasses de Hongrie seraient majoritairement issus de ce groupe23. L’usage du nom de Iazyges traduit éventuellement davantage la culture classique des clercs du XIVe siècle plutôt qu’une continuité entre les Sarmato-Iazyges du IIIe siècle et les Iasses de la charte de 1323. On n’oubliera pas cependant que le débat des historiens hongrois est Droit et cultures, 52 | 2006-2
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également nourri à l’égard de la thèse de Gyula László, thèse dite de la « Double Conquête ». Cette théorie, réveillant en partie les légendes d’une continuité hunno-hongroise, cherche dans les migrations du IVe au VIIe siècle des éléments proto-hongrois et, appuyée par de récentes découvertes archéologiques, a mis en évidence l’apparition d’une nouvelle ethnie dans le bassin des Carpates vers 670, sans pour autant être en mesure de prouver qu’il s’agissait de population de langue finno-ougrienne24. Les adeptes de cette théorie proposent régulièrement d’y voir l’origine des Sicules, ne faisant ainsi que déplacer la question vers ces « Scythes de Transylvanie ». Qui sait si les recherches ne seraient pas fructueuses vers les éléments iraniens des diverses populations qui ont traversé la Pannonie ? Enfin même si on en reste à l’idée que les Iasses de notre documentation médiévale sont arrivés avec les Coumans, là aussi on se contente de déplacer la question. S’agit-il des Alains restés dans le Caucase qui ont fui devant les Mongols ? Que sont devenus les Sarmato-Roxolans de Moldavie et de Valachie ? N’oublions pas que ces régions ont un temps été appelées Alania25 puis Cumania ... Et que penser de la ville de Iaşi en Moldavie que les Hongrois appelaient Jászvásár : littéralement le marché iasse ? Que la Scythie et les princes alains des temps anciens qui se retrouvent dans les chroniques hongroises soient le fruit d’une acculturation aux mythes médiévaux nés de l’imaginaire des victimes occidentales des premiers Hongrois ou le souvenir revivifié d’un passé effectivement partagé dans les steppes du nord du Caucase, il n’en demeure pas moins que les privilèges qui seront accordés en 1323 aux dix-huit chefs de famille iasses ne font aucune référence à ce passé scythique. Le pouvoir royal envisage ce groupe de cavaliers comme un de ses auxiliaires orientaux, contrepoids essentiel au pouvoir envahissant des magnats hongrois.
De la confédération tribale des steppes aux peuples auxiliaires militaires du royaume de Hongrie Parce qu’un pays où une seule langue est parlée et une seule coutume suivie est fragile26 24
Tout est dit dans cette formule attribuée à saint Etienne, premier roi de Hongrie, et si bien illustrée dans l’image d’ouverture de la Chronique Enluminée du XIVe siècle27. Formule qui prend toute sa force auprès des peuples auxiliaires militaires ralliés à la couronne de Hongrie. Peut-être pourrait-on dire peuples auxiliaires militaires fédérés par la royauté hongroise. Ce modèle politique de confédération pluri-ethnique tribale n’est pas inconnu des Hongrois. Et cette conception des alliances est tout aussi familière aux diverses populations qui arrivent dans le bassin des Carpates. Sédentarisés et dotés d’un royaume à préserver, les Hongrois vont sans doute renouveler l’usage des tribus allogènes qu’ils avaient connu lorsqu’ils étaient euxmêmes au service des Khazars. Les mouvements de troupes ne sont pas nécessairement le reflet de migrations de groupements ethniques. On le voit assez clairement en suivant les mentions de Petchenègues et de Sicules, ensemble à la frontière occidentale dès le XIIe siècle, alors théâtre principal des opérations militaires. Puis ceux que les sources appellent Petchenègues semblent demeurer proches du pouvoir royal tandis qu’au XIIIe siècle, ceux que les sources appellent Sicules apparaissent concentrés sur la frontière orientale de la Transylvanie. « Ceux que les sources appellent », la formule est quelque peu alambiquée, mais il n’est pas inutile d’exprimer la diversité des parcours des groupes de cavaliers qui formeront les Nations médiévales dotées de privilèges.
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Illustration d’ouverture de la Chronique Enluminée (Chronicum Pictum conservée à la Bibliothèque Nationale Széchényi à Budapest, cote Clmae 404, f.1.) 25
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Un siècle après leur arrivée en Pannonie (896), les Hongrois unissent leur histoire à celle de l’Occident, avec le couronnement du roi saint Etienne (an mil). Cet acte symbolique du choix politique détermine celui, qui fut alors fait, du modèle occidental chrétien mais ne camoufle cependant pas la réalité multiple du nouveau royaume. L’image d’ouverture de la Chronique Enluminée en est un clair exemple, qui représente encore au XIVe siècle le roi de Hongrie avec, à sa droite, les barons hongrois vêtus à l’occidentale et, à sa gauche, les dignitaires des peuples auxiliaires en tenues orientales. Cette variété des costumes, que les illustrateurs n’ont pas négligée, exprime la diversité de la société hongroise qui se retrouve également dans la formation de l’Etat médiéval hongrois. Le royaume de Hongrie s’est construit sur cette multiplicité. La royauté ne l’oublie pas ; de la formule de saint Etienne à propos « de la faiblesse d’un pays où une seule langue est parlée et une seule coutume suivie »à la Bulle d’Or en 1222, parfois comparée à la Magna Carta d’Angleterre. Dans ce compromis politique arraché à la royauté par la noblesse, cette dernière se voit reconnaître privilèges et pouvoir politique de façon collective ; lorsque Louis d’Anjou (Louis le Grand, le souverain représenté sur l’image d’ouverture) confirmera la Bulle d’Or en 1351, la noblesse, des plus grandes familles aux servants royaux, sera une fois encore considérée comme une et égale (una eademque nobilitas), même si la réalité du partage du pouvoir concerne surtout quelques familles de magnats. Les six barons occidentalisés et d’allure peu amène, à la droite du trône, tout comme les cinq dignitaires à gauche sont considérés comme une seule et même noblesse. Pour qui regarde l’illustration, ces cinq hommes à gauche du roi sont à l’Est, tandis que les barons sont à l’Ouest, vers où est tourné également le visage du roi. Moins conformes à l’élégance italienne alors en vogue, ces dignitaires d’allure orientale manifestent leur loyauté à travers le plus proche du trône qui se présente paume levée en direction du roi. Les onze personnages qui entourent le roi – de cultures à l’évidence diverses – quelles que soient au milieu du XIVe siècle leurs capacités militaires, plus exactement leur équipement (de l’armure avec heaume et longue épée droite à la masse et au sabre courbe), illustrent par leur diversité et leur nombre la noblesse collective de Hongrie. La communauté sicule est représentée parmi les dignitaires d’allure orientale (la tradition qui se maintiendra de l’uniforme rouge des militaires sicules permet d’envisager que leur représentant est l’homme armé d’un sabre courbe, le troisième au premier plan, et en même temps le plus à l’Est, à la gauche du roi). A l’époque où furent composées les enluminures, les Petchenègues (sans doute l’homme à la main levée) et les Coumans (l’homme en jaune armé Droit et cultures, 52 | 2006-2
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d’une masse) bénéficiaient comme les Sicules de privilèges collectifs liés à leur rôle militaire ; la position de ces trois hommes sur l’image correspondrait sur une carte du royaume à leurs localisations respectives : les Petchenègues forment à l’époque la garde rapprochée du roi, les Coumans sont établis entre le Danube et la Tisza et les Sicules assurent la protection de la frontière orientale en Transylvanie. Qui sont les deux hommes au second plan ? L’un d’eux, le barbu, est d’aspect occidental et pourrait vraisemblablement représenter les colons allemands établis dans le royaume depuis la fin du XIe siècle ; il porte un casque car ces colons se voyaient accorder leurs privilèges également en échange d’un service armé, mais au milieu du XIVe siècle cette obligation militaire était déjà moindre et les colons occidentaux travaillaient davantage au développement des villes et de la vie marchande. A ce titre ils demeurent un groupe privilégié, mais de second rang, les privilèges des villes franches se développent durant le XIVe siècle mais sans l’aura prestigieuse liée au rôle militaire. Le dernier homme, à peine visible, tout discret derrière les trois peuples militaires et les colons occidentaux peut être interprété soit comme symbolisant la communauté Iazyge[28], soit plus généralement comme une évocation des diverses communautés orientales non militaires présentes dans le royaume. Revenons un instant vers les barons occidentalisés, représentés également sur deux rangs. Les six hommes sont plus étroitement serrés les uns contre les autres ; les deux plus proches du trône au premier plan ont l’épée dressée de manière peu avenante. Les relations entre la royauté et la noblesse hongroise sont souvent tendues, fruit d’alliances à géométrie variable, où la division de la noblesse ou sa solidarité évoluent selon les moments à l’encontre ou en faveur du pouvoir royal29. Lorsque je présentais les règles coutumières de la communauté sicule de Transylvanie, j’avais brièvement rappelé, à partir de l’image d’ouverture de la Chronique Enluminée, le contexte historique du royaume hongrois et de ses étonnants succès durant les premiers siècles. Il ne me semble pas inutile d’insister une fois encore aujourd’hui sur ce balancement entre une aristocratie féodale inévitable dans le mouvement historique de l’époque et le maintien, en partie artificiellement soutenu par la volonté politique royale, d’une tribalité militaire chez de forts groupes d’auxiliaires royaux de provenances diverses. La poursuite de mes recherches me conduisait alors vers une communauté de guerriers garde-frontière libres et assez éloignés du pouvoir central au sens géographique – la frontière orientale des Carpates – comme au sens politique du terme pour pouvoir maintenir et construire de façon autonome ses règles coutumières. J’avais constaté alors que des divers peuples auxiliaires militaires d’hommes libres qu’avait connus le royaume de Hongrie à ses débuts, les Sicules étaient demeurés les seuls à conserver ce statut après l’apparition de la société d’Ordres. Le fondement de la société d’Ordres (prélats, barons et magnats, noblesse commune et à partir de 1405, représentants des villes franches royales30) est le statut (naissance et possession foncière) et non pas la richesse. Si les charges de la cour et du conseil royal sont toujours aux mains des prélats et des barons, tous les ordres participent aux Diètes. Statutairement, le principe de la société d’Ordres (rendiség) donne à un pourcentage de la population – relativement élevé pour l’époque – en plus de la liberté, des privilèges de juridiction, diverses exemptions fiscales et un droit de participation dans la vie politique du royaume. Ne pas être reconnu comme membre des Ordres revenait à perdre la liberté juridique et à devenir justiciable d’un prélat ou d’un noble et non pas du roi. La petite et moyenne noblesse ainsi que les citoyens des villes franches jouissaient de la liberté juridique mais seuls les deux premiers Ordres détenaient réellement un pouvoir politique certain face à la royauté. Le partage des biens fonciers, d’une inégalité considérable, menace en permanence les droits et privilèges des plus démunis. Les barons, en dépit de la notion essentielle du droit hongrois d’une seule et même noblesse (una eademque nobilitas, 1351), entendent, d’une part, se réserver le droit d’action politique et, d’autre part,
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transformer leur supériorité de moyens en domination juridique des nobles communs et des hommes libres qui se sont mis à leur service. Du Moyen Age au XIXe siècle, la population du royaume de Hongrie a été divisée en deux catégories : la société d’Ordres (les libres, les privilégiés) et le reste de la population. L’historiographie hongroise reproche parfois à István Werbőczy d’avoir institutionnalisé cet état de fait par son ouvrage (Opus Tripartitum) qui, tout en renforçant l’unité nationale (nobiliaire) autour de la doctrine de la Sainte Couronne, a également durablement conforté le fossé statutaire entre privilégiés (le populus werbőczyanus) et non-libres. En 1260, Le roi de Bohême rend compte au pape de sa victoire contre le roi de Hongrie dans une bataille de frontières sur la rivière Morava. Sans doute dans l’intention d’amplifier son mérite, il énumère tous les composants de l’armée hongroise : Coumans, Hongrois, divers Slaves, Sicules, Valaques, infidèles Ismaëlites, et schismatiques Grecs, Bulgares, Serbes et Bosniaques hérétiques31. Cette liste nous présente une armée hongroise très orientale et balkanique et également – n’oublions pas qu’Ottokar II s’adresse au pape – infestée de tous bords par des hérétiques et des schismatiques. Il est à noter que les Coumans sont mentionnés avant même les Hongrois. L’ordre de cette liste correspond-il à l’importance des troupes ? Ou bien reflète-t-il un ordre de bataille où les Coumans seraient l’avant-garde de l’armée hongroise ? Rôle assumé auparavant par les Sicules et les Petchenègues si l’on en croit le récit de la Chronique enluminée des batailles du XIIe siècle sur les rives de l’Olsava en 1116 et celles de la Leitha en 114632. Tous ces peuples ne vont pas persister dans les structures reconnues des communautés privilégiées du royaume. A la veille de la défaite de Mohács en 1526 que les historiens retiennent traditionnellement comme la fin du Moyen Age hongrois, les Saxons des villes franches demeurent parmi les libres, les Sicules, malgré des tiraillements depuis la seconde moitié du XVe siècle ont maintenu la reconnaissance de leur liberté collective, mais Valaques et Petchenègues se sont fondus dans la société d’Ordres. Paradoxalement, l’arrivée des Ottomans dans la grande Plaine va interrompre ce processus de dissolution des libertés collectives des communautés coumane et iasse et préserver la plus grande partie d’entre eux de l’asservissement. En effet, deux points fragilisaient la persistance des libertés de ces populations, à l’instar des Petchenègues : tout d’abord, une grande proximité du pouvoir royal qui favorisait l’assimilation des meneurs militaires à la noblesse hongroise, ensuite, une concentration des pouvoirs militaires et judiciaires dans les mains des capitaines, concentration qui ne permettait pas de contre-pouvoir préservant les libertés personnelles de tous au sein des privilèges collectivement reconnus. Les sources documentaires du statut des communautés coumane et iasse Cependant, au XVIIIe siècle, c’est bien dans cet esprit de communauté privilégiée que refleurira une conscience identitaire coumano-iasse et c’est à cette époque que reviendra au jour une copie de la confirmation de 1279 des privilèges des Coumans33. Cette copie si opportune est cependant à prendre avec précaution, certains termes fleurant l’anachronisme34. Et c’est sur le fondement des droits ainsi accordés qu’en 1323, dix-huit chefs de famille (ou sous-clan ?)35 obtiennent en qualité de Iasses d’être libérés, avec leurs parents et toute leur nation, de la juridiction d’un certain Keuergue et d’élire librement leurs capitaines parmi eux. Un document du début du XIXe siècle éclaire également ce renouveau identitaire, cette reconstruction d’un privilège collectif : en 1801, Péter Horváth (qui s’honore des titres de premier notaire des Iasses et des Coumans, proviseur du lycée de Jászberény, vice-capitaine des Iasses et des Coumans et juge de la Cour aux comitats de Pest et de Heves) publie sa Commentatio de initiis ac maioribus Jazygum et Comanorum eorumque constitutionibus dont il offre au public une traduction hongroise en 182036. Traité politico-historique qui revisite les pérégrinations des Iasses et des Coumans de Strabon et Ptolémée à Marie-Thérèse et qui,
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citations de confirmations royales à l’appui, retrace assez justement le parcours médiéval de cette communauté iazygeo-coumane. C’est tout à la fois l’ancienneté du statut privilégié accordé sous Béla IV et réitéré par son petitfils, Ladislas IV (né d’une princesse coumane), dans la charte de 1279 et les confirmations successives qui justifient les revendications du XVIIIe siècle de la « connaissance des nations coumane et iasse » à laquelle Péter Horváth est si fier de s’être consacré. Que signifie l’appartenance à une communauté privilégiée dans la Hongrie de la fin du XIIIe siècle ? La consolidation institutionnelle de la loyauté à l’égard du pouvoir royal des populations d’auxiliaires militaires, par opposition aux ambitions de l’aristocratie hongroise, recouvre quatre facteurs : un territoire, une autonomie judiciaire, l’exemption fiscale collective et la liberté individuelle de chacun des membres de la communauté ainsi reconnue et soutenue par le pouvoir royal. Entamé dès le début du XIIIe siècle avec le diplôme accordé aux Saxons de Transylvanie en 1224, ce processus de reconnaissance officielle de privilèges va se répéter bien après Mohács et ces renouvellements successifs, qui sont une mine pour les historiens, reflètent le plus souvent des sursauts dans les étapes de dégradation des libertés ainsi soutenues par une royauté souvent elle-même affaiblie. Les Pays coumans et le Pays Iasse (Nagykunság Cumania maior, Kiskunság Cumania minor & Jászság terra Iazygum). La terminologie à l’égard de ces territoires privilégiés exprime clairement l’aspect judiciaire de ces statuts. A côté des comitats qui composent le royaume, on parle de siège (sedes, szék) pour les terres des Saxons, des Sicules, des Coumans et des Iasses. Le mode de vie de ces cavaliers, éleveurs semi-nomades qu’étaient les Coumans et les ravages du passage des Mongols en 1241-42 avaient incité le roi Béla IV à favoriser leur installation dans la grande Plaine (Puszta), essentiellement entre le Danube et la Tisza. Mais il convient de garder à l’esprit que l’on retrouve en divers endroits trace de petits groupes de Coumans ou de Iasses tout au long du XIIIe siècle et que l’un des premiers points du document de 1279 mentionne l’obligation qui est faite aux Coumans d’adopter un mode de résidence sédentaire. Les territoires statutairement désignés ne seront consolidés qu’après 1366. Les trois Pays pris ensemble couvrent un territoire de 5.614 km237. Cet aspect territorial de l’attribution de privilèges n’est pas aussi net pour toutes les communautés : Saxons et Allemands le connaissent pratiquement dès les premières mentions, par contrecoup de l’arrivée des Saxons et en raison même de leur fonction de garde-frontière, les Sicules vont voir les arpenteurs établir assez vite également les limites de leur territoire mais les fonctions de garde rapprochée des Petchenègues, Coumans et Iasses vont rendre leur établissement moins essentiel et ce n’est que dans le seconde moitié du XIVe siècle que l’établissement des deux Pays coumans (Nagykunság et Kiskunság) et du Pays iasse (Jászság) est affermi. La documentation entre 1366 et 1465 permet de recenser six sièges dans les pays coumans et au cours du XVe siècle on trouvera mention de trois sièges dans le Pays iasse, mais cette division sera très formelle et le Pays iasse sera administré comme un seul siège38. De la même façon, la séparation entre une Cumania maior et une Cumania minor n’est pas concrétisée par des postes d’agents royaux distincts. On notera que dans le siège de Keskemét en Cumania minor il est fait référence aux Coumans de la reine (par opposition aux Coumans du roi), la distinction maior/minor renverrait-elle à cette hiérarchie ? Ou bien faut-il y voir une précision géographique où minor correspondrait à une sorte de « cistiszanie » et maior à une « trans-tiszanie » ? Mais si les titulatures des plus hauts dignitaires du royaume portent parfois expressément le titre de juge des Iasses à côté de celui de juge des Coumans, aucune distinction n’apparaît entre les Coumans. siège
référence clanique
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pays
date première mention
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Szentelt
Kór
Cumania maior
1424
Kolbáz
Olás
Cumania maior
1440
Kiskunhalas
Csertán
Cumania minor
1366
Hantos
Cumania minor
1419
Kara (Mizse)
(Misse)
Cumania minor
1439 (1469)
Kecskemét
Coumans de la reine
Cumania minor
1465
Berényszallás
Pays iasse
XVe siècle
Arokszallás
Pays iasse
XVe siècle
Fényszaru
Pays iasse
XVe siècle
Les sièges des Pays coumans et iasse 37
D’autre part, un parallèle a sauté aux yeux des historiens entre les sept clans mentionnés dans la charte de 1279 et les six sièges coumans plus un Pays-siège iasse. Cette construction six plus un n’est d’ailleurs pas sans rappeler la confédération des Hongrois au moment de la Conquête : les sept tribus hongroises plus ladite « huitième » tribu, une confédération adjacente considérée comme allogène dans la mémoire hongroise, comprenant peut-être des Bulgaro-turcs ou des dissidents Khazars et où certains ont cherché les ancêtres des Sicules. Les sources manquent sur l’évolution de la société clanique vers une territorialisation des structures mais le statut juridique autonome des Pays coumans et iasse reflète son origine de privilège reconnu à une communauté clanique spécifique.
Carte tirée de András Pálóczi Horváth, Pechenegs, Cumans, Iasians, Steppes peoples in medieval Hungary, Budapest, 198939
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Autonomie judiciaire de la communauté On retrouve dans toutes les communautés dotées de privilèges deux personnages au cœur de l’organisation : le capitaine et le juge. Les Saxons de Transylvanie se débarrassèrent assez vite de leurs obligations militaires personnelles et de leurs capitaines (Gereb) qui tendaient à confisquer les privilèges communautaires à leur seul bénéfice. Les Sicules, dont le rôle militaire était essentiel, ont développé une rotation de ces deux dignités au sein des clans et se sont ainsi protégés des abus et d’une assimilation que Petchenègues et également Valaques n’ont pas su éviter. La répartition de ces fonctions au sein de la communauté coumano-iasse n’apparaît pas aussi protectrice de la liberté collective que chez les Sicules mais pourtant les meneurs militaires ne sont pas parvenus à confisquer la liberté du privilège à leur seul profit. Que ce soit chez Péter Horváth ou dans le document de 1279, l’accent est porté sur l’aspect dérogatoire de l’organisation judiciaire. Le plus important semble être que les notables relèvent bien directement du Palatin, leur juge suprême. Cependant, il est à noter que le clan est mentionné comme un échelon de ce système social. Quand bien même il s’agirait d’une interpolation, cette référence est à garder à l’esprit par rapport au document de 1323 où les dix-huit chefs de famille (sous-clan) iasses demandent la reconnaissance de leur sécession. Ce septième clan mentionné dans le document de 1279 apparaît comme un clan allogène de la communauté coumane et qui, peut-être, voit les libertés claniques lui échapper au fil du temps. Bien que le rattachement distinctif au Palatin soit présenté comme essentiel, il semble que dès le XIVe siècle il a été très formel et que la réalité de la fonction de juge des Coumans était confiée à des agents royaux, de façon accessoire aux responsabilités des comitats avoisinants. Si l’on se réfère aux travaux de Pál Engel sur la période 1301-145740, on constate que le titre de juge des Coumans (iudex Cumanorum) sera effectivement porté par le palatin (regni Hungariae palatinus), premier personnage de la cour, à partir de 1322 mais la fonction est assumée par divers comites (c’est-à-dire des agents royaux en charge d’un comitat) et cette dignité est rarement en première place dans les titulatures. On notera également que le titre spécifique de juge des Iasses apparaît en 1392-93, puis en 1411, en 1417-20, et de 1428 à 1448 ; il est toujours tenu par le détenteur du titre de juge des Coumans. Aucun historien ne fournit d’hypothèse explicative, mais Pál Engel signale que ce titre est énoncé comme iudex Philisteorum en 1411, 1419 et 1428 alors qu’un ordre royal de 1393 mentionne la formule Phylisteos seu Jazones. S’il est vraisemblable que les comites qui ont assumé la charge de iudex Comanorum ont traité également les affaires des Iasses, on doit cependant noter l’émergence sporadique de l’expression du titre de iudex Philisteorum. Faut-il y voir une stratégie de carrière des comites de Szolnok et Heves qui cherchent ainsi à amplifier leur titulature ? Ou bien cette formulation représente-t-elle des revendications iasses à être bien considérés séparément des Coumans ? Sous les ordres de ces comites, les Pays coumans et iasse sont sous la responsabilité de capitaines de sièges. Péter Horváth rappelle avec fierté : « ils [les Coumano-Iasses] n’étaient jamais soumis à l’autorité de seigneurs terriens » et il nous détaille comment au XVe siècle la communauté des Coumans (universitas) désignait douze jurés et un des deux capitaines de siège qui formaient tribunal auprès de l’autre capitaine de siège quant à lui nommé par le comes en charge de la fonction de juge des Coumans. L’article 7 du document de 1279 évoque également la communauté (universitas) des Coumans mais il n’est pas fait mention de jurés issus de cette dernière. En revanche l’autonomie interne de la structure clanique y est mise en avant et l’autorité du Palatin lors d’un procès entre deux clans ne se manifeste que dans la mesure où les juges des clans ne parviennent pas à résoudre le conflit. Le respect de l’autonomie de la communauté semble bien admis par la royauté mais la communauté elle-même n’apparaît pas uniformément traitée par ce statut privilégié. L’article 4 rappelle le fondement de cette reconnaissance : le service armé, mais les notions de servientes et domini et de nobilitas laissent transparaître une structure communautaire où tous les membres ne sont
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pas libres ni protégés par le privilège collectif. Sous les ordres des capitaines de sièges se trouvent des capitaines de communes. Mutatis mutandis, on peut tout à fait envisager dans cette pyramide territoriale la transcription d’un passé clanique où les capitaines de sièges étaient des chefs de clans et les capitaines de communes des chefs de famille (sous-clan). Les dixhuit Iasses de 1323 obtiennent le droit de désigner leurs propres capitaines. année
nom
autre titre aulique
1392-93
Frank Szécsényi
thesaurarius
1411
János de Nassis
magister curiae
1417-20
Miklós Perényi
magister agazonum
comes
1428
Szolnok
Mihály Kátai
1428-37
Szolnok
Lőrinc Hédervári
1438-43
Heves
István Berzevici
1443-44
Heves
Detre Berzevici
1446-48
Abaúj
Imre Bebek
vayuoda Transsilvanus (Voïvode)
Juges des Coumans ayant porté expressément le titre de juge des Iasses
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Exemption fiscale Là aussi c’est le formalisme qui est le plus important. Sicules, Saxons ou Coumans et Iasses contribuent d’une façon ou d’une autre au Trésor mais pas « comme tous les manants ». Chacun prend soin de spécifier le caractère exceptionnel de sa contribution, qui n’a rien à voir avec la taxe ordinaire versée annuellement au Trésor (lucrum camerae) par les populations paysannes depuis 1336 (imposition définie par foyer appelé porta). Les Sicules ont réussi (jusqu’à la tutelle ottomane au XVIe siècle qui leur imposera de participer au paiement du tribut transylvain à la Sublime Porte) à simplement offrir le cadeau en nature d’un troupeau de « boeufs marqués » au couronnement, au mariage du roi et à la naissance de son premier fils tandis que les Saxons (qui contribuaient largement par les taxes sur leurs activités marchandes et minières) bénéficiaient comme les villes franches de l’exemption de la taxe ordinaire par foyer. Les Coumans et Iasses n’étaient pas soumis non plus à cette contribution ordinaire mais, dès le règne de Sigismond de Luxembourg, à une taxe spéciale en partie en nature (census). Selon la confirmation du privilège en 1475 cette taxe est annuelle et se compose pour partie de fourrage et de la prise en charge de l’entretien de soldats. Péter Horváth voit dans cette imposition spécifique la marque de l’affaiblissement de l’intérêt militaire de la cavalerie d’archers que formaient les Coumans et Iasses et cette contribution se présentait comme une substitution au service armé (fondement du privilège) qui n’était plus aussi pertinent pour le pouvoir royal. Il insiste sur le fait que la collecte est réalisée par les dignitaires coumans et iasses et non par les agents du Trésor. Avant 1514, Coumans et Iasses sont présentés par István Werbőczi comme libres de se déplacer, sous réserve d’avoir acquitté leurs dettes et payé leurs taxes41. Liberté individuelle 1514 est une année importante dans l’histoire juridique hongroise. A l’automne, István Werbőczi présente son Opus Tripartitum tandis que sévit la répression violente de la gigantesque révolte paysanne qui a éclaté à travers tout le royaume. Tout avait commencé au printemps par un rassemblement de forces paysannes armées en vue de partir en croisade contre les Ottomans mais ces troupes sont très tôt attaquées par des bataillons de nobles hostiles à ces mouvements de manants armés et les conflits se multiplient. Les meneurs de la « croisade » font exécuter quelques notables et la situation s’envenime. La répression sera impitoyable et l’exécution du meneur György Székely Dozsá sera un sommet dans l’horreur de l’exemplarité de la peine. La principale mesure juridique de représailles qui sera prise à Droit et cultures, 52 | 2006-2
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l’automne consistera à interdire la liberté de déplacement des paysans. Pour continuer notre tour d’horizon des communautés privilégiées, on notera simplement que Sicules et Saxons, en leurs qualités de Nations de Transylvanie, ne sont pas associés à cette rébellion (même si le principal meneur György Székely Dozsá est un Sicule). Par contre, Coumans et Iasses ont partagé le sort de la paysannerie et l’article du Tripartitum les concernant est cruellement clair : de villanorum conditionibus et legibus... Dès le début du XVe siècle, la valeur militaire de la communauté est allée décroissant. On l’a vu avec la substitution d’un impôt spécifique. Ne plus payer l’impôt du sang comme les Sicules et ne pas être un agent efficace de la vie marchande comme les Saxons, c’est peu à peu perdre son appartenance à la société d’Ordres. Il est intéressant cependant de constater que le particularisme coumano-iasse ne se dissout pas dans le royaume hongrois mais plus exactement qu’il s’y imbrique. On assiste à la même division statutaire entre quelques notables se réservant libertés et pouvoirs politiques et la communauté peu à peu asservie, que dans les comitats hongrois qui entourent les Pays coumans et iasse. L’acculturation du système social ambiant est indéniable mais la communauté ne s’assimile pas et persiste dans son identité différenciée.
En guise de conclusion 44
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Contrairement aux Saxons et aux Allemands du Szepes que l’importance de leur rôle dans la vie économique et l’usage de la langue allemande ont soutenus dans le maintien de leurs statuts privilégiés et contrairement aux Sicules pour qui le respect des règles de procédure et des coutumes est devenu peu à peu le facteur identitaire le plus fort, les communautés petchenègue, coumane et iasse se sont peu à peu fondues dans les structures sociales de la société d’Ordres hongroise en train de se construire au XVe siècle. Paradoxalement, c’est peutêtre l’arrivée des Ottomans après la défaite de 1526 à Mohács qui suspendra ce processus d’érosion des privilèges communautaires et permettra un renouveau identitaire coumano-iasse à la fin du XVIIIe siècle. Il y a là une résurrection d’une identité collective privilégiée où l’imbrication, parfois confuse, entre Coumans et Iasses peut être envisagée comme une force de résistance à l’assimilation. Il est cependant permis, en dépit des confusions parfois entretenues, de considérer que la persistance de la spécificité iasse (encore attestée par la découverte en 1957 d’un lexique du début du XVe siècle42, document qui a renouvelé le débat sur la question de l’origine des Iasses et de leur arrivée en Hongrie) fut un facteur décisif du maintien de cette conscience identitaire, privilège en soi... Notes 1 La Hongrie médiévale (en noir) En blanc la Hongrie actuelle, Frontières actuelles (en gris) Contour de la Hongrie historique (en noir) 2 Siebenbürgen en allemand, Erdély en hongrois, Ardeal en roumain. 3 On rencontre parfois les graphies turkique, turk, turuk ou türük pour marquer le caractère historicolinguistique de cette classification, plus large que la seule langue turque de la Turquie actuelle. 4 De la même façon, le terme indo-iranien est également rencontré pour insister sur l’aspect linguistique de la dénomination. 5 Aurélien Sauvageot (et al)., Dictionnaire général français-hongrois et hongrois-français, Budapest, 1932-37 ou plus récent Sándor Eckhardt & Tibor Oláh, Grand dictionnaire hongrois-français, Budapest, 1999. On rencontre aussi parfois yazyges in István György Tóth (et al.), Mil ans d’histoire hongroise, Budapest,2004, yazygues in Gyula Kristó, Histoire de la Hongrie Médiévale, le temps des Árpáds, Rennes, 2000 ou jazons in Charles d’Eszlary, Histoire des Institutions publiques hongroises, Paris, 1959-65.
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6 Conclusion que réfute György Györffy, A Magyarság Keleti Elemei (les éléments orientaux du peuple hongrois), Budapest,1990, p. 312-315. 7 Déjà en usage in Iaroslav Lebedynsky, Les Nomades, les peuples nomades de la steppe des origines aux invasions mongoles, Paris, 2003 et en allemand Jassen in Gyula Németh, Eine Wörterliste der Jassen, der ungarländischen Alanen, Berlin, 1959 mais plus incertain en anglais, Jazygian in Tamás Magay et László Országh, Hungarian-Englih Dictionnary, Budapest, 2000, Iasians in András Pálóczi Horváth, Pechenegs, Cumans, Iasians, Steppe Peoples in Medieval Hungary, 1992 et As in Nora Berend, At the Gate of Christendom, Jews, Muslims and ‘Pagans’ in Medieval Hungary c.1000c.1300, Cambridge,2001. La forme hongroise Jász est conservée in Pál Engel, The Realm of St Stephen 895-1526, London-New-York, 2001. 8 Cf. Bernard Michel, Nations et nationalismes en Europe centrale XIXe-XXe siècle, 1995, Paris, Aubier, p. 19-29. 9 Cf. Zoltán Kordé, « Csodaszarvasmonda » (légende du cerf miraculeux) in Gyula Kristó (dir.), Korai Magyar Történeti Lexikon, 9-14. század (Dictionnaire d’histoire hongroise ancienne, IXe-XIVe siècle), Budapest, 1994, p. 153. 10 Maeotis Palus, ancien nom de la mer d’Azov. 11 Dans une des Chroniques ils parcourent les marécages de la Méotie à la recherche du cerf, puis rentrent chez eux et racontent à leur père les merveilles de ce pays. Il leur donne l’autorisation de s’y installer avec tous leurs biens. La Méotie avoisine l’Iran. Ils y restent cinq ans sans se déplacer. Au début de la sixième année ils sortent et trouvent sur leur chemin…etc. 12 In Imre Szentpétery, Scriptores Rerum Hungaricarum Tome I, Budapest, 1937 (fac-similé 1999) « Accidit autem Dule principis Alanorum in illo prelio inter illos pueros duas filias comprehendi, quarum unam Hunor, aliam Magor sibi sumpserunt in uxorem. » p. 251, « Chronici Hungarici Compositio Saeculi XIV » et « Accidit autem principis Dulae Alanorum duas filias inter illos pueros comprehendum, quarum unam Hunor et aliam Mogor sibi sumpsit in uxorem » p. 145 « Simonis de Keza Gesta Hungarorum ». 13 Bien que « magyaro-centrique » cette carte a le mérite de faire figurer les Alains et les Bulgares de la Volga mentionnés dans la légende. 14 Faut-il parler de Magyar ou de Hongrois à propos des tribus venues dans le bassin carpatique avec Árpád ? La question ne se pose pas en hongrois : hongrois se dit magyar, la Hongrie, Magyarország, etc. Traditionnellement, en français, on utilise le terme magyar pour parler des Hongrois avant leur sédentarisation en Hongrie. Cependant Gy. Györffy considère « plus correct d’appliquer la dénomination ungarn, hongrois, hungarian, plus large au point de vue ethnique que le nom magyar du commun peuple qui avait conservé la langue finno-ougrienne ». György Györffy, Autour de l’Etat des semi-nomades : le cas de la Hongrie, Budapest, 1975, p. 6. Par ailleurs, M. Molnár contourne la difficulté en parlant de proto-hongrois pour la période qui précède l’arrivée en Pannonie. Le terme magyar ne renvoie pas seulement à « l’avant-Conquête » mais aussi à la langue finno-ougrienne tandis que le terme hongrois provient vraisemblablement du mot Onoghour (ou Onoghounour ou Onogoure), qui désigne un peuple turco-bulgare qui aurait fait partie de l’encadrement militaire des Magyars au IXe siècle. Miklós Molnár, Histoire de la Hongrie, Paris, 1996, p. 11-22. 15 István Werbőczy, Opus Tripartitum, Pars III, Titulus IV(1514) inCorpus Juris Hungarici, Buda, 1779, tome I, p. 103. 16 Sándor Csernus & Klára Korompay (et al.), Les Hongrois et l'Europe, conquête et intégration, ParisBudapest, 1999, p. 452. 17 E.g. tej lait, tíz dix, asszony femme, híd pont, vár château, vám douane. László Keresztes, Hungarolinga, grammaire pratique du hongrois, Debrecen, 2001, p. 10. 18 Endre Tóth, « La Dacie, province romaine » in Béla Köpeczi (dir.), Histoire de la Transylvanie, Budapest, 1992, p. 36-66. 19 Iaroslav Lebedynsky, Les Nomades, les peuples nomades de la steppe des origines aux invasions mongoles, Paris, 2003, p. 62. 20 Sur les Alains en général et l’épisode de la Pannonie en particulier, Vladimir Kouznetsov & Iaroslav Lebedynsky, Les Alains, Cavaliers des steppes, seigneurs du Caucase, Ier-XVe siècles apr. J.-C., Paris, 2005, p. 95-98. 21 Jean Sellier et André Sellier, Atlas des peuples d’Orient, Moyen-Orient, Caucase, Asie centrale, Paris, 1993, p. 95 et p. 113.
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22 Cf. István Nyitrai « Alánok » (Alains) in Gyula Kristó (dir.), Korai Magyar Történeti Lexikon, 9-14. század (Dictionnaire d’histoire hongroise ancienne, IXe-XIVe siècle), Budapest, 1994, p. 33-34. 23 Cf. László Koszta et István Nyitrai « Jászok » (Iasses) in Gyula Kristó (dir.), Korai Magyar Történeti Lexikon, 9-14. század (Dictionnaire d’histoire hongroise ancienne, IXe-XIVe siècle), Budapest, 1994, p. 301. 24 Cf. Sándor Csernus & Klára Korompay (et al.), Les Hongrois et l'Europe, conquête et intégration, Paris-Budapest, 1999, p. 441. 25 Cf. György Györffy, A Magyarság Keleti Elemei (les éléments orientaux du peuple hongrois), Budapest,1990, p. 315. 26 Admonestations de saint Etienne à son fils, le prince Imre. « Sicut enim ex diversis partibus et provinciis veniunt hospites, ita diversas linguas et consuetudines, diversaque documenta et arma secum ducunt, que omnia regna ornant et magnificant aulam et perterritant exterrorum arrogantiam. Nam unius lingue uniusque moris regnum inbecille et fragile est. ». Libellus de institutione morum, in Imre Szentpétery, Scriptores rerum Hungaricarum tome II, Budapest, 1937 (fac-similé 1999), p. 625. 27 Dezső Dercsényi (présenté par), Chronicon Pictum, Chronica de Gestis Hungarorum, Wiener Bilderchronik, Budapest, 1968. 28 C’est-à-dire les Iasses (Jászok). 29 Nathalie Kálnoky, Les Constitutions et Privilèges de la Noble Nation Sicule. Acculturation et maintien d’un système coutumier dans la Transylvanie médiévale, Budapest-Paris-Szeged, 2004, p. 17-18. 30 « Status et ordines Regni Hungariae, nempe Praelatis, Baronibus et Magnatibus, Nobilibus et Liberis Civitatibus constent ». 31 Zsigmond Jakó, Erdélyi okmánytár 1023-1300, (Documents transylvains) I, Budapest, 1997, p. 203 (traduction hongroise). 32 In Imre Szentpétery, Scriptores rerum Hungaricarum tome I, Budapest, 1937 (fac-similé 1999), p. 436 et 456. 33 In János Bak M. (et al.), Decreta regni mediaevalis Hungariae, the laws of the medieval kingdom of Hungary 1000-1301, Idyllwild, California, 1999, p. 67-70. 34 La référence à une ‘una eademque nobilitas’ renvoie à l’expression consacrée en 1351 par la révision de la Bulle d’or et a fait douter les historiens de l’authenticité intégrale de cette copie. 35 Gyula Kristó, (dir.) Anjou-kori oklevéltár, (Archives de l’époque des rois d’Anjou) tome VII, Budapest-Szeged, 1991, p. 39-40 (traduction hongroise). Les termes hongrois utilisés recouvrent la parenté dans un sens plus large que celui qu’on prête à ‘famille’ et la structure clanique évidente de la communauté autorise à penser qu’il s’agit d’un échelon de cette construction, en ce sens ‘sous-clan’ est sans doute plus juste. 36 Péter Horváth, Értekezés a Kúnoknak és Jászoknak eredeterrül, Pest, 1820 (fac-similé Budapest, 1996). 37 Pál Engel, The Realm of St Stephen 895-1526, London-New-York, 2001, p. 333. Le royaume à la fin du Moyen Age compte 57 comitats (plus 4 en Slavonie, 7 en Transylvanie et la Croatie), un comitat a une superficie de 4.000 km2 en moyenne, le Pays sicule représente 12.700 km2 et le Pays saxon 11200 km2. 38 Cf. László Koszta « Jászság » p. 301 et András Palóczi Horváth « Kunság » et « Kunszékek » (sièges coumans) p. 385 in Gyula Kristó (dir.), Korai Magyar Történeti Lexikon, 9-14. század (Dictionnaire d’histoire hongroise ancienne, IXe-XIVe siècle), Budapest, 1994. 39 Destinée à une analyse d’archéologie, cette carte ne donne pas les bornages juridiques des Pays coumans et du Pays iasse mais permet de situer les premiers établissements de ces communautés. Bien qu’extraite de la version anglaise de l’ouvrage, la carte indique le territoire des Iasses en allemand (Jassen). 40 Pál Engel (dir.), Magyarország világi Archontológiaja, 1301-1457, (Etude des hauts dignitaires laïcs de Hongrie 1301-1457), Budapest, 1996, p. 1-6 et 147-149. 41 István Werbőczy, Opus Tripartitum, Pars III, Titulus XXV(1514) inCorpus Juris Hungarici, Buda, 1779, tome I, p. 110. 42 Il s’agit, au dos d’un document daté de 1422 conservé aux archives nationales de Hongrie, d’une liste de 38 mots d’usage courant (e.g. bonjour, pain, viande, soupe, blé, marmite, cheval, chèvre) et de leur traduction en latin (ou pour 6 mots en hongrois). Gyula Németh, Eine Wörterliste der Jassen, der ungarländischen Alanen, Berlin, 1959 non vidi et réflexions de György Györffy, A Magyarság
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Keleti Elemei (les éléments orientaux du peuple hongrois), Budapest,1990, p. 316-318. Reproduction partielle (p. 25) et liste (p. 265) avec des rapprochements vers des langues slaves mais une demidouzaine d’omissions in Vladimir Kouznetsov & Iaroslav Lebedynsky, Les Alains, Cavaliers des steppes, seigneurs du Caucase, Ier-XVe siècles apr. J.-C., Paris, 2005.
Pour citer cet article Référence électronique Nathalie Kálnoky, « Des princes scythes aux capitaines des Iasses », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 11 juin 2009. URL : http://droitcultures.revues.org/615
À propos de l'auteur Nathalie Kálnoky Nathalie Kálnoky est docteur en Histoire du droit et des institutions, membre du Centre d’Histoire et Anthropologie du Droit de l’Université Paris X-Nanterre et du Centre d’Histoire de l’Europe Centrale de l’Université Paris IV-Sorbonne. Ses champs de recherche portent principalement sur l’histoire du droit et des institutions de la Hongrie et de la principauté de Transylvanie, (Moyen Age et Temps Modernes). Elle a publié notamment : Les Constitutions et Privilèges de la Noble Nation Sicule. Acculturation et maintien d’un système coutumier dans la Transylvanie médiévale, Budapest-ParisSzeged, Institut Hongrois de Paris, collection Dissertationes II. 2004 ; « La communauté sicule au début du XVIIIe siècle, le devenir de la Noble Nation sicule de Transylvanie durant l’époque de la Principauté » p. 195-202 in Europe and Hungary in the Age of Ferenc II Rákóczi, Actes du colloques tenu les 24-26 septembre 2003 à Budapest, Université Réformée Károli Gáspár, Studia Caroliensa n° 2004 3-4, Budapest ; compte rendu d’ouvrage pour le bulletin bibliographique des Archives de Sciences Sociales des Religions n° 128, Paris, CNRS, 2004, p. 61-63 Nora de Berend, At the Gate of Christendom, Jews, Muslims and ‘Pagans’ in medieval Hungary c.1000-c.1300, Cambridge,2001.
Droits d'auteur Tous droits réservés Résumé / Abstract
Aujourd’hui encore, la Hongrie – tout en étant en elle-même une exception ethnicolinguistique en Europe – voit s’exprimer des sensibilités identitaires variées. Non pas celles d’ethnies clairement différenciées (slovaque, croate, serbe, roumaine), mais celles de communautés tout à la fois magyarophones et attachées à leur particularisme au sein de l’histoire hongroise. C’est en effet dans l’histoire médiévale hongroise qu’apparaissent ces communautés privilégiées : Sicules et Saxons en Transylvanie (aujourd’hui en Roumanie), Allemands du Szepes en Haute-Hongrie (aujourd’hui Slovaquie), Coumans et Iasses dans la Grande Plaine (Puszta), entre le Danube et la Theisse (Tisza) et Petchenègues pour l’essentiel entre le Danube et le lac Balaton. La présence en Hongrie des Iasses (qui à l’origine ont parlé une langue iranienne très proche de l’ossète actuel) est documentée à partir de 1323. Au vu de cette charte qui autorise les Iasses à désigner leurs notables et non plus à obéir aux notables coumans et également en raison des localisations attestées des uns et des autres, il est difficile de complètement dissocier l’étude de ces groupes. Cependant, il s’agit bien de deux entités culturelles différentes, même si leur histoire statutaire en Hongrie fut commune. Après un rappel des conventions – et des confusions – de traduction du nom hongrois Jász et un aperçu des occurrences de populations iraniennes tant dans l’histoire des Hongrois avant
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Des princes scythes aux capitaines des Iasses
leur arrivée en Pannonie que dans celle du bassin des Carpates, les principaux points du statut des Iasses dans la Hongrie médiévale (XIIIe-XVIe siècle) seront présentés. Mots clés : Hongrie, Moyen Age, privilège, Coumans et Iasses, peuple auxiliaire militaire, Scythie, Scythes, Hungary, Middle Ages, privilege, Cumans and Iasians, auxiliary military people, Scythia, Scythian
Iranian Imprints on the Kingdom of Hungary, from Scythian Princes to Iasian Captains, from Mediaeval Chronicles to Privileges of Military Auxiliaries To this day in Hungary – itself an ethnic and linguistic exception in Europe – awareness of a variety of ancient traditions and identities persists. Not those that readily come to mind (Slovaks, Croatians, Serbs or Romanians), but those of communities that have long since adopted the Hungarian language, while harbouring a keen sense of their distinctive presence in the country’s history. It was in the Middle Ages that these privileged communities first appeared: Széklers and Saxons in Transylvania (today in Romania), Germans in the Szepes region of Upper Hungary (today Slovakia), Cumans and Iasians in the plains between the Danube and the Tisza and Pechenegs, mostly between the Danube and Lake Balaton. The presence in Hungary of the Iasian community (originally speaking an Iranian language, close to modern Ossetian) was first documented in 1323. A charter of that year authorised the Iasians to elect their own officials and removed them from the authority of Cuman notables, but givens their geographic localisation and structural evolution the study of Iasians and Cumans is inseparable. Yet, they are two distinct cultural entities, even if their statutory evolution in Hungary was shared. Following a look at the conventions – and confusions – regarding the translations of the Hungarian term Jász, this study traces the presence of Iranian peoples, both in the history of the Hungarians before their arrival in Pannonia and following their settlements in the Carpathian Basin, and goes on to examine key aspects of their status in mediaeval Hungary (13th – 16th centuries).
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Droit et cultures Numéro 52 (2006-2) Iran et Occident. Hommage à Kasra Vafadari
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Référence électronique Paul Tillit, « Zoroastre (1749) de Rameau : Droit et utopies dans un opéra franc-maçon du siècle des Lumières », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 29 juin 2009. URL : http://droitcultures.revues.org/631 DOI : en cours d'attribution Éditeur : L'Harmattan http://droitcultures.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://droitcultures.revues.org/631 Document généré automatiquement le 29 octobre 2010. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. Tous droits réservés
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Zoroastre de Rameau est un opéra dont il existe principalement deux versions1. La première, créée à Paris le 5 décembre 1749, a connu vingt-cinq représentations au cours de l’hiver 1749-1750. La seconde fut proposée au public parisien six saisons plus tard, à partir du 20 janvier 1756 ; elle reprend à l’identique les Ier et IVe actes de la version initiale, alors que les IIe, IIIe et Ve actes ont fait l’objet d’un remaniement complet du livret et d’une réadaptation de la musique, même si le thème général de l’action est resté préservé. Une parodie foraine témoigne du succès de cette reprise : il s’agit du vaudeville Nostradamus de Toussaint-Gaspard Taconet, donné pendant la foire de Saint-Germain de 1756. Zoroastre de Rameau fut encore remonté quatorze ans plus tard pour ouvrir la saison et inaugurer, le 26 janvier 1770, la nouvelle salle du Palais-Royal, entièrement reconstruite après presque sept ans de fermeture suite à l’incendie du 6 avril 17632 ; c’est la seconde version qui fut choisie pour cette occasion, avec quelques adaptations du compositeur Pierre Berton. Enfin, les deux reprises sur la scène contemporaine ayant fait l’objet d’un enregistrement en disque se sont elles-mêmes appuyées sur la version remaniée en 1756, que ce soit celle dirigée par Sigiswald Kujken en 19833, à l’occasion du tricentenaire de la naissance de Rameau, ou plus récemment celle proposée par William Christie en 20034. Il ne reste donc à l’amateur d’opéra qui voudrait se faire une idée de la première version de Zoroastre de Rameau qu’à se contenter, faute d’avoir vécu à Paris entre les mois de décembre 1749 et de février 1750, de la lecture des partitions, dont il existe depuis 1999 une édition savante réalisée par Graham Sadler5. Cette observation permet déjà de mettre en évidence que la seconde version de Zoroastre de Rameau a occulté la première, comme si l’œuvre de 1749 n’était qu’un brouillon devenu en 1756 aussi inutile qu’embarrassant6. D’ailleurs, il est admis que l’existence d’une seconde version ne s’est justifiée que par le faible succès de la première. En effet, tous les chroniqueurs confirment qu’en 1749 l’accueil fut assez hostile à Zoroastre7. Mais cette froideur du public prit une forme assez paradoxale : l’œuvre est restée à l’affiche pendant vingt-cinq représentations, chiffre tout à fait honorable si on le compare à deux précédents opéras de Rameau aux succès avérés (vingt-et-une représentations pour Castor et Pollux en 1737, et vingt-six pour Dardanus en 1739)8. La recette elle-même ne témoigne pas d’une désaffection des spectateurs, puisqu’avec près de soixante-deux mille livres9, elle a permis de couvrir largement les investissements particulièrement lourds réalisés pour les décors et les costumes, estimés entre quarante et cinquante mille livres10. L’exclamation d’un « touriste » anglais11, rapportée dans une nouvelle littéraire de l’abbé Raynal, illustre bien le paradoxe de la réaction du public : « Je n’entre pas dans une maison que je n’entende dire des horreurs de cet opéra ; j’y viens dix fois de suite, et je ne puis pas y trouver de place ; il n’y a que les Français au monde capables de ces contradictions12. » C’est finalement l’abbé Joseph de La Porte qui explique, en tête d’un compte-rendu du spectacle en forme d’analyse littéraire très scrupuleuse, la cause de cette réaction contradictoire du public : « Le Théâtre Lyrique n’a été jusqu’ici que le Temple de l’Amour ; il devient celui de la vertu et des mœurs »13. Droit et cultures, 52 | 2006-2
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Ainsi, la faute du Zoroastre de 1749 serait d’avoir dérouté le spectateur du milieu du XVIIIe siècle en ne lui donnant pas à voir ce que l’époque considérait comme un ornement essentiel du genre : une intrigue amoureuse de style galant. Voltaire lui-même avait eu l’occasion, une quinzaine d’années plus tôt, de regretter la force excessive de cet usage lorsqu’il s’était attelé à la rédaction d’un livret destiné justement à Rameau, le fameux Samson14, interdit par la censure en 1736 à cause de son thème sacré jugé impropre au caractère ontologiquement profane de l’opéra. Avec Samson, Voltaire voulait renouveler le genre de l’opéra français cristallisé dans le souvenir des chefs d’œuvres de Lully. « Les beautés de Quinault et Lully sont devenues des lieux communs » déclare-t-il dans une lettre à Berger datée du 2 février 173615. Et c’est pour s’être affranchi de ces lieux communs que la première version de Zoroastre connut un accueil ambigu. La seconde version corrigea cette originalité trop audacieuse et rendit au public ce qu’il attendait : des amants tendres, des amantes en pleurs, et ces longues caresses verbales stéréotypées sans lesquelles, depuis Quinault, le public parisien ne pouvait envisager l’opéra. « Quoi ! faudra-t-il que l’opéra soit toujours fade et la comédie toujours larmoyante ? » s’interrogera encore Voltaire en 1744, au moment de collaborer une dernière fois avec Rameau (avant de renoncer définitivement au genre lyrique)16. De cette manière, il est possible de considérer la version de Zoroastre de 1749 comme plus intéressante à analyser que celle de 1756, pour la propre raison de son moindre succès, celuici s’expliquant par un contournement volontaire des stéréotypes de l’opéra. Dès lors, puisque le thème de Zoroastre a été choisi initialement pour servir une œuvre lyrique originale dans son principe, il reste à faire apparaître en quoi a consisté cette audace mal appréciée du public, ce que nous tacherons de mettre en évidence par une analyse du livret. Cette analyse permettra de faire apparaître que la moindre place réservée à l’intrigue amoureuse a permis de développer un message philosophique évoquant nettement les idées des francs-maçons de l’époque17. En effet, la trame d’inspiration zoroastrienne (combat victorieux de la Lumière sur les Ténèbres) sert de prétexte à une évocation de la supériorité de l’éducation sur l’ignorance, de la bienveillance sur l’ambition, et plus généralement de la vertu sur le vice. Nous verrons enfin que, au-delà de cet optimisme moral caractéristique de la francmaçonnerie, Zoroastre exprime une conception du droit et du pouvoir reposant sur l’imitation de la nature et l’amour de l’Etre-suprême : la plus forte légitimité d’un roi à gouverner résiderait ainsi moins dans sa filiation que dans l’affection réciproque qu’il saurait entretenir avec ses sujets. En 1749, le public parisien a donc été convié à assister, dans cet opéra évoquant le mythe fondateur de la religion perse antique, à l’exposé d’une utopie juridique encore trop novatrice pour être adaptée avec succès à l’art lyrique. Néanmoins, la forte fréquentation montre que, à défaut d’applaudir, les spectateurs du milieu du XVIIIe ont montré au minimum une certaine curiosité pour cette instrumentalisation de la culture iranienne au profit de l’expression d’une philosophie juridique et politique qui, quant à elle, se situe pleinement dans le contexte intellectuel des encyclopédistes de la France d’Ancien Régime. En évoquant la question du contexte, on peut supposer que faire précéder l’analyse du livret proprement dit par une présentation contextuelle de l’œuvre ne serait pas inutile à la compréhension de sa spécificité : l’opéra français du temps de Rameau était un genre suffisamment particulier pour qu’il vaille la peine d’expliquer la substance de cette singularité nationale. Pour cela, il faudrait commencer par définir rapidement la notion de « tragédie lyrique » avant de proposer quelques mots sur la biographie des auteurs de Zoroastre, et enfin souligner les aspects les plus remarquables de l’originalité de l’œuvre.
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Présentation contextuelle de l’œuvre La tragédie lyrique : singularité des opéras français du XVIIe et XVIIIe siècles 8
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Zoroastre est ce qu’il est convenu d’appeler une tragédie lyrique. Il s’agit d’une manière typiquement française d’envisager l’opéra qui s’explique par les circonstances de l’introduction de cet art en France18. L’opéra a été inventé en Italie à la naissance du XVIIe siècle. C’est le fruit d’une réflexion opérée au siècle précédent essentiellement à Florence dans les académies néo-platoniciennes protégées par les successeurs de Laurent le Magnifique ; cette réflexion portait sur la musique et le théâtre, et la manière dont ces deux arts avaient été intimement liés sous l’Antiquité. Pour ressusciter les pièces d’Eschyle et de Sophocle dans la plénitude du spectacle que ces auteurs avaient connue en leur temps, il fallait les accompagner de musique, mais d’une musique qui se mêle à la déclamation de manière à ce que le spectateur ne perde rien de cette dernière. Or, la polyphonie héritée du Moyen Age avait atteint sous la Renaissance un tel degré de raffinement et de complexité que le texte, simple support à la virtuosité des contrapuntistes, était devenu totalement inintelligible19. Finalement, la collaboration entre poètes et musiciens florentins aboutit à la redécouverte de la monodie, du recitar cantando (récitation chantée), du stile rappresentativo (technique de chant modulée sur le sens du texte), etc. Jusqu’à l’élaboration de pièces entières, comme en 1598 la Dafne de Ottavio Rinuccini mise en musique par Jacopo Peri, ou deux ans plus tard l’Euridice des mêmes auteurs, donnée dans le cadre de la fête du mariage par procuration de Marie de Médicis et d’Henri IV. Quelques décennies plus tard, lorsque Mazarin devint premier ministre (à la mort de Richelieu, le 4 décembre 1642), les premiers dramma per musica avaient contaminé d’abord Rome, où le genre devint si spectaculaire qu’il prit le nom d’opera, puis Venise qui vit naître les premiers théâtres lyriques publics et payants20, alors que jusqu’ici seuls des mécènes de la plus haute noblesse avaient pu offrir à leurs cours, dans leurs palais, des spectacles si lourds en dépenses variées (un orchestre virtuose, de nombreux chanteurs, des costumes rutilants, des décors somptueux, des machines théâtrales particulièrement élaborées…). Dès son arrivée en France, Mazarin avait initié une politique de séduction des Français au moyen de l’art italien21 ; une fois au pouvoir, il compléta cette politique avec l’opéra dont il tenta d’introduire le goût principalement auprès de la régente et du jeune Louis XIV. Mais les Français ne connaissaient alors que le ballet de cour, genre issu de la Renaissance qui consistait en une suite d’« entrées » dansées figurant chacune un thème allégorique, et auquel participait la cour elle-même, à la fois actrice et spectatrice de son divertissement22. Le public français compara les ballets de cour aux opéras que Mazarin fit monter à grands frais, et il préféra la gaîté des danses nationales aux interminables déclamations des castrats ultramontains. Mazarin fut ainsi contraint d’accorder quelques concessions aux goûts de ses administrés : il suggéra de mêler ballets à la française et opéra à l’italienne23. L’idée d’un semblable accommodement fut réadaptée en août 1661 par Molière, au profit cette fois d’une comédie en vers français, commandée par le surintendant Fouquet à l’occasion des fêtes de Vaux24. Ce nouveau genre, appelé « comédie-ballet », prospéra ensuite grâce à sept ans de collaboration fructueuse entre Molière et Lully25. Il fallut enfin qu’un certain Pierre Perrin, homme de lettre, théorise la possibilité, qui avait semblé inenvisageable à tous ses contemporains, de faire chanter le théâtre français à la manière des italiens, pour que naisse le fruit syncrétique du théâtre mêlé à la musique et à la danse26. Les efforts de Perrin finirent par lui faire mériter la protection de Colbert ; le contrôleur général lui obtint l’autorisation, par des lettres patentes du 28 juin 166927, d’ouvrir à Paris un théâtre lyrique, qui fut appelé « Académie » essentiellement afin que les acteurs de ce nouveau genre théâtral échappent Droit et cultures, 52 | 2006-2
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au statut infamant des comédiens. Inaugurée le 3 mars 1671 par Pomone, sur une musique de Robert Cambert, cette Académie de Perrin eut un succès qui dépassa les prévisions les plus optimistes, si bien que tous ceux qui déclaraient haut et fort qu’un opéra en langue française était une chose impossible, au premier rang desquels se trouvait Lully28, changèrent catégoriquement d’avis et se posèrent en concurrents de Perrin. En effet, Perrin eut la malchance de s’associer à des escrocs qui lui dérobèrent le bénéfice de son invention ; il se retrouva en prison pour dettes au moment où les Parisiens se pressaient en foule à son opéra. Colbert dut chercher un nouveau directeur moins naïf et tout aussi fidèle. Ce fut l’occasion qui permit à Lully d’entamer une nouvelle carrière, quitte à se brouiller avec Molière. Car, en devenant directeur du seul théâtre lyrique autorisé en France, rebaptisé pour l’occasion « Académie royale de musique » par des lettres patentes du mois de mars 167229, Lully prenait les fonctions d’un véritable chef de troupe, et devenait ipso facto un nouveau concurrent pour Molière. L’Histoire ignore les raisons profondes pour lesquelles les deux anciens collaborateurs sont soudainement devenus des ennemis acharnés, même si les commentateurs de l’époque ont eu volontiers la facilité de dénoncer l’arrivisme et l’âpreté aux gains du compositeur italien30. Quoiqu’il en soit, ne pouvant plus solliciter Molière comme librettiste de ses futurs opéras, Lully s’attacha les services d’un dramaturge très apprécié des cercles précieux : Philippe Quinault31. Les deux hommes collaborèrent quatorze ans et conditionnèrent le public à voir et entendre la tragédie lyrique selon un esprit et une forme auxquels personne n’osa toucher jusqu’à Rameau32. Une tragédie lyrique est avant tout une tragédie. Il s’agit d’une pièce en vers et en cinq actes précédés d’un prologue à la gloire du souverain. La forme et le thème du poème devaient obéir à l’usage des tragédies classiques combiné aux critères esthétiques établis par Quinault33 : un sujet tiré de la mythologie gréco-romaine (généralement des Métamorphoses d’Ovide) ou des romans chevaleresques italiens de la Renaissance (comme La Jérusalem délivrée du Tasse, ou Roland furieux de l’Arioste) ; des dialogues de style galant mettant en scène des amours contrariés par quelque fatalité, et invitant à de longs épanchements tendres et languissants où l’on pleure beaucoup en feignant de mourir de désespoir ; des interventions spectaculaires de divinités (deus ex machina) prétextes à des effets spéciaux présentant des chars qui descendent des cintres et se posent sur la scène dans un nuage de fumée ; une débauche de magnificence dans les décors et les costumes ; un divertissement en forme de ballet à la fin de chaque acte. Une tragédie lyrique est aussi une partition obéissant aux règles poussées en leur perfection par Lully : une ouverture dite « à la française » ; une manière de mêler le récitatif et les airs sans distinction marquée ; une certaine couleur orchestrale évoluant avec l’action, grâce aux alternances entre le continuo à la basse de viole, au théorbe et au clavecin, et les ensembles de violons à cinq parties soulignés ou non par des flutes ou des hautbois ; l’utilisation courante tout au long de la pièce du chœur mixte à cinq voix ; une distribution des voix caractérisant par avance les personnages (haute-contre pour les jeunes premiers, basse-taille pour les rôles nobles et majestueux, etc.) ; des danses alternées d’airs au moment des ballets. Ainsi, la tragédie lyrique est un spectacle qui joue sur l’équilibre entre la part du dramaturge et celle du compositeur34, mais aussi celles du maître de ballet et du dessinateur des décors. C’est un authentique spectacle total, dans lequel le poème, la musique, la danse et les machines jouissent d’une importance partagée et complémentaire35. Si bien qu’au XVIIe et XVIIIe siècles, on ne citait jamais une tragédie lyrique sans donner d’abord le nom de l’auteur du poème avant d’indiquer celui de la musique. De ce fait, l’opéra Zoroastre n’était jamais évoqué par ses contemporains en tant que « Zoroastre de Rameau », mais toujours « Zoroastre de Cahusac et Rameau ». Néanmoins, le prestige du compositeur d’opéra ayant aujourd’hui écrasé celui du poète lyrique36, il semble logique de commencer à présenter les auteurs de Zoroastre par quelques indications biographiques sur Rameau. Droit et cultures, 52 | 2006-2
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Biographie succincte des auteurs de Zoroastre 16
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Jean-Philippe Rameau37 est né à Dijon le 25 septembre 1683. On se plaît généralement à souligner qu’il est né cinq ans après Antonio Vivaldi, et deux ans avant Jean-Sébastien Bach, Georges-Frédéric Haendel et Domenico Scarlatti, car le compositeur dijonnais apparaît de manière incontestable comme pouvant être dignement comparé à chacun de ces illustres contemporains. Il est effectivement difficile de ne pas considérer Rameau comme le plus grand compositeur d’opéra français du XVIIIe, au regard tant de l’impact que sa musique eut sur celle de son temps que du respect toujours porté aujourd’hui à ses partitions par les musicologues. Néanmoins, il est remarquable que sa première tragédie lyrique, Hyppolite et Aricie, ait été créée à l’Académie royale de musique le 1er octobre 1733, alors que le compositeur venait d’avoir 50 ans. Et pourtant la carrière lyrique ne fut pas chez Rameau une vocation tardive. Bien au contraire, c’est la préoccupation de toute sa vie. Mais il occupa plutôt la première moitié de son existence à se préparer à l’écriture d’opéra, cherchant, expérimentant, et surtout attendant de trouver le mécène qui lui offrirait le temps et l’aisance matérielle pour perfectionner son art. Ce mécène fut le fermier général Alexandre Le Riche de la Poupelinière, qui confia au compositeur la direction de son orchestre privé en 1731, allant même jusqu’à le loger dans son hôtel particulier à partir de 1739. Auparavant, Rameau avait surtout exercé entre Dijon et Paris une carrière d’organiste, indispensable à ses revenus. En revanche il n’avait que peu composé au regard de son âge, ayant surtout consacré ses efforts à des recherches sur la théorie musicale. C’est un autre aspect qui fait de Rameau un personnage singulier : il réfléchit avant d’agir, et accorde une importance fondamentale à cette réflexion. La musique lui apparaît une science dont il ressent le besoin de théoriser les principes. « Rameau se plaignait (…) de ce que la composition lui mangeait trop de temps, et l’empêchait d’écrire des ouvrages théoriques. Ce n’est pas le moindre des aspects paradoxaux de cet homme de génie… En effet, le phénomène Rameau déborde largement le strict domaine de la musique, du moins de la musique jouée. Il s’est voulu, face à d’Alembert, à Diderot, à Rousseau, un interlocuteur situé sur le même plan de la pensée. Voltaire l’appelait Euclide-Orphée, et il avait raison »38. Avec une telle ténacité de caractère, illustrée par cette capacité à ruminer son inspiration lyrique pendant cinquante ans avant de la faire éclater, on peut comprendre que Rameau n’était pas d’un commerce facile. Effectivement, malgré la révérence à son génie, il n’a jamais semblé sympathique à ses contemporains, comme peut l’illustrer le portrait que livre de lui Diderot dans Le neveu de Rameau. Autre indice, aucun des poètes dont il obtint des livrets ne supporta plus de trois collaborations avec lui, à l’exception notable de Cahusac. Louis de Cahusac39 est né le 6 avril 1706 à Montauban. Il commença dans sa ville natale la carrière juridique à laquelle sa petite noblesse lui donnait droit. Mais il laissa rapidement s’épanouir sa préférence pour les lettres : il s’établit à Paris à l’âge de 30 ans, à l’occasion de la mise en scène par la Comédie-Française de sa tragédie Pharamond. Vers 1742, il devint secrétaire du grand maître de la grande loge maçonnique de France, le comte de Clermont ; mais aucun document n’atteste que Cahusac lui-même ait été franc-maçon. Il serait néanmoins étonnant qu’il ait occupé une fonction lui donnant procuration pour la signature de son employeur sans avoir été préalablement initié. Quoiqu’il en soit, on peut observer que Cahusac laissa transpirer dans ses œuvres une certaine philosophie maçonnique, à travers des références à la quête de la vertu, aux cérémonies initiatiques et aux mythes orientaux. Autrement, il se montra, comme Rameau, inspiré par des travaux théoriques parallèlement à ceux purement littéraires. Il publia en effet un traité sur l’histoire de la danse, La danse ancienne et moderne, ou traité historique de la danse40, et il fut surtout un proche de d’Alembert qui l’invita à participer activement à la rédaction de l’Encyclopédie. D’ailleurs, c’est grâce à cette activité d’encyclopédiste que Cahusac s’est principalement fait connaître à la postérité, rédigeant plus
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d’une centaine d’articles sur les différents termes de la danse et de l’opéra, dont l’ensemble constitue une théorie sur le théâtre lyrique français d’un intérêt remarquable. Mis en relation grâce à La Poupelinière, Cahusac et Rameau entament leur collaboration en 1745 : c’est l’année où les œuvres du compositeur dijonnais entrent officiellement à la cour de Versailles, à l’occasion des noces du Dauphin avec l’Infante d’Espagne (La Princesse de Navarre, le 23 février, et Platée, le 31 mars). Rameau est parvenu à affirmer pleinement sa notoriété lyrique contre ses détracteurs qui l’accusaient de trahir l’héritage de Lully41. Le livret proposé par Cahusac s’intitule Les Fêtes de Polymnie ; c’est un opéra-ballet, créé à l’Académie royale de musique le 2 octobre. Suivirent, les années suivantes, Les Fêtes de l’Hymen et de l’Amour en 1747, Zaïs en 1748 et Naïs au printemps 1749. Zoroastre est donc la cinquième rencontre entre Cahusac et Rameau. Il y aura encore La Naissance d’Osiris et Anacréon en 1754 avant la seconde version de Zoroastre en 1756. Cahusac meurt à Paris le 22 juin 1759, à l’âge de 53 ans. Cinq ans plus tard, le 12 septembre 1764, Rameau meurt lui-aussi, à la fin de sa quatre-vingtième année, alors qu’il faisait travailler aux répétitions de son dernier opéra, Les Boréades, d’un librettiste inconnu mais que l’ensemble des historiens attribuent aujourd’hui à Cahusac42.
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La création de Zoroastre en 1749 a bénéficié d’une circonstance particulièrement favorable : le changement d’administration de l’Opéra au profit du Bureau de la ville de Paris43. Depuis sa création au profit de Lully en 1672, l’Académie royale de musique était un établissement que l’on appellerait aujourd’hui « hybride », à la fois privé dans sa gestion et public dans un certain nombre de ses missions et de ses prérogatives. Néanmoins, la dimension privée l’emportait pour toutes les questions financières. L’Opéra de Paris ne pouvait donc prétendre à d’autres recettes que celles acquises par le produit de la billetterie, exactement comme n’importe quel commerce ou industrie privée. De même, le privilège donnant droit à ouvrir l’Académie royale de musique avait, au regard de sa disponibilité, un statut juridique comparable à celui d’un bien meuble ; son propriétaire pouvait le céder à ses héritiers, le vendre, ou se le faire saisir par des créanciers. Seulement, depuis la mort de Lully, tous les administrateurs de l’Opéra se heurtèrent à une réalité cruelle : l’institution s’obstinait à s’avérer structurellement déficitaire. Aucun des successeurs de Lully ne parvint à réemployer à son profit les recettes grâce auxquelles le compositeur d’Atys et d’Armide était devenu millionnaire. Aussi l’administration de l’Académie a fatalement dégénéré en une course aux expédients n’aboutissant qu’à l’allongement perpétuel de la liste des créanciers aux abois. En août 1749, la situation était devenue si scandaleuse que le comte d’Argenson, devenu ministre de Paris suite au renvoi de Maurepas44, et recueillant de ce fait la tutelle de l’Académie royale de musique, décida de mettre de l’ordre dans une gestion si calamiteuse en la transférant à une institution à la fois solide financièrement et réputée pour sa sagesse : le Bureau de la ville de Paris, dirigé par le prévôt des marchands et les échevins. L’Académie devenait une régie municipale, ce qui assurait une pleine sûreté à ses créanciers et une confiance retrouvée du public dans la pérennité de l’institution45. Pour la nouvelle saison théâtrale de l’automne 1749, débutant au mois d’octobre selon l’article VI du règlement du 19 octobre 171446, Rameau et Cahusac eurent donc la chance de voir leur nouvelle œuvre accueillie par une institution disposant soudainement de ce qui lui avait fait cruellement défaut depuis de nombreuses années : de l’argent frais. De surcroît, le prévôt des marchands et les échevins se montraient disposés à prendre possession de leur nouvelle régie avec munificence ; afin d’assurer une bonne rentabilité à la billetterie, il fallait attirer le public avec quelque chose qui méritât d’être vu. C’est pourquoi Zoroastre put être entouré d’une production exceptionnellement fastueuse, avec des costumes et des décors aussi neufs que coûteux. Droit et cultures, 52 | 2006-2
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Mais la création fut repoussée de deux mois à cause d’un malentendu qui eut le tort de vexer le caractère de Rameau, très sensible sur la question de la susceptibilité. En effet, au cours de l’hiver précédent, si l’on en croit le marquis d’Argenson (frère aîné du comte d’Argenson), la marquise de Pompadour avait manifesté sa volonté de voir l’Académie royale de musique ne plus donner que des opéras de Rameau pendant les deux années à venir, afin de redresser sa situation financière en étant assurée d’avoir la meilleure fréquentation possible47. Seulement, un mois avant que le Bureau de la ville de Paris ne se trouve en charge de l’Opéra, le chroniqueur Charles Collé rapporte que le comte d’Argenson était désormais revenu sur cette faveur, limitant même les compositions du Dijonnais à deux par an, le tout afin de ne pas décourager l’inspiration des autres compositeurs48. La décision était sans doute sage au regard de l’intérêt général, mais Rameau dut la ressentir comme une disgrâce. Il fallut différer la création de quelques semaines, le temps que l’orgueil ombrageux du musicien s’apaisât. Le 5 décembre 1749, Zoroastre de Cahusac et Rameau put enfin être présenté au public parisien. Avant même le commencement du premier acte, l’œuvrese singularise au regard de la tradition lulliste de la tragédie lyrique par l’absence de prologue. C’est le premier opéra français à avoir été composé délibérément sans cet acte préliminaire à la gloire du souverain, sorte d’introduction encomiastique si galvaudée qu’elle en était devenue désuète. Certes, depuis quelques décennies déjà les prologues ne ressemblaient plus à ces pages de franche propagande que Quinault écrivait à la louange de Louis XIV, quitte à ce que la réalité des défaites militaires du moment contraste ridiculement avec les lauriers lyriques tressés à l’invincibilité du Roi-Soleil. Aux premières années du XVIIIe siècle, les prologues contenaient encore un message politique, même si le ton était devenu plus modeste ; par exemple, dans Alcyone (poème d’Antoine Houdar de la Motte, musique de Marin Marais), créé le 18 février 1706, il n’y a qu’une seule allusion à la guerre de Succession d’Espagne : « Heureux cent fois le Vainqueur qui ne s’arme/Que pour (…) rendre [la Paix] à l’Univers. » Mais l’enlisement calamiteux dans la guerre incita finalement à l’abandon de cette utilisation de l’opéra pour influencer l’opinion publique, et les prologues se réduisirent à des divinités de l’Olympe ou des prosopopées de circonstance annonçant l’action un peu inutilement. Parfois, le librettiste tentait d’intégrer ce passage obligé au drame proprement dit, comme par exemple dans Idoménée (poème d’Antoine Dauchet, musique d’André Campra), créé le 12 janvier 1712, où l’on voit Vénus demander à Eole d’envoyer une tempête ravager la flotte du roi de Crète à son retour de Troie ; le premier acte peut ainsi débuter sur la nouvelle du naufrage d’Idoménée. Dans le programme des représentations de Zoroastre par les Arts Florissants en 1998, Geoffrey Burgess affirme que l’absence de prologue s’explique par le transfert de la gestion de l’Opéra au Bureau de la ville de Paris : « Un fait a échappé à l’attention de la plupart des historiens : cette innovation coïncide avec l’année où le roi transfère l’administration de son Académie royale de musique à la ville de Paris. Tout en continuant à fournir un confortable soutien financier, le roi n’est plus le mécène officiel de l’Opéra, et par conséquent la troupe échappe à l’obligation de lui rendre hommage dans les prologues dithyrambiques qui préludaient jusqu’alors à toutes les productions49 ». Il ne nous semble pas possible d’accréditer cette opinion, déjà pour la raison que les prologues n’avaient plus rien de dithyrambique depuis au moins quarante ans, ensuite pour le fait évident que Zoroastre devait être pratiquement achevé au moment où fut prise la décision du transfert de gestion, six semaines avant l’ouverture de la saison, outre qu’il est faux d’affirmer que le roi fournissait « un confortable soutien financier » à l’Académie, sans quoi les déficits constatés n’auraient jamais existé50. Il est plus vraisemblable de penser que le prologue a été écarté suite à son inutilité, le genre n’étant plus qu’une tradition creuse, afin de pouvoir consacrer l’ensemble du temps de la représentation au profit du développement de l’action. C’est d’ailleurs l’explication que donne lui-même Cahusac dans la préface de l’édition du livret de la seconde version en 1756 : « C’est
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le premier Opéra représenté sans Prologue. On se récria en 1749 contre cette nouveauté. L’expérience l’a justifiée. Le temps est si précieux au Théâtre lyrique, une grande action exige dans ce local une si grande quantité de moyens, la Poésie, la Peinture, la Machine, la Musique & la Danse doivent y être enchaînées par des mouvements si rapides et si variés, qu’on ne peut y ménager les moments avec trop d’économie, ni en retrancher les superfluités avec trop de sévérité51 ». L’auteur est parfaitement explicite : il a besoin de temps ; le prologue lui en fait perdre ; il le supprime. La raison pour laquelle Zoroastre est le premier opéra conçu sans prologue vient donc du fait qu’il s’agit d’un opéra à thèse. Cahusac n’a pas voulu d’un spectacle qui soit un simple divertissement stéréotypé. Ce qu’il a à dire est important. Il a besoin de tout l’espace disponible pour exposer son message. Ainsi, la nouveauté qui justifia en 1749 de renoncer au prologue n’est pas le transfert de gestion à la ville de Paris, mais le sujet de l’opéra. Zoroastre n’est pourtant pas le premier opéra français à évoquer le fondateur du zoroastrisme. En effet, la tradition du langage poétique classique fait de Zoroastre un magicien. Cahusac s’en justifie dès la première phrase de sa préface : « On regarde Zoroastre comme l’Inventeur de la Magie52 ». Il y eut ainsi deux tragédies lyriques représentées à l’Académie royale de musique avant 1749 qui ont fait apparaître un Zoroastre parmi leurs personnages. Il s’agit d’abord de Sémiramis (poème de Pierre-Charles Roy, musique d’André Cardinal Destouches), créé le 4 décembre 1718, puis de Pyrame et Thisbé (poème de Jean-Louis-Ignace de la Serre, musique de François Rebel et Francœur), créé le 17 octobre 1726. Dans ces deux drames, l’action se passe dans une Babylone imaginaire ; Zoroastre semble n’être qu’un nom générique pour un magicien oriental : il tient un rôle secondaire et il n’est fait aucune allusion au culte du feu ni à la lumière luttant contre les ténèbres. De plus, Sémiramis comme Pyrame et Thisbé sont des thèmes courants, déjà illustrés par des pièces de théâtre antérieures53. C’est en cela que le Zoroastre de Cahusac se distingue de toutes les autres œuvres présentant un personnage éponyme, puisqu’il est le premier exemple d’une intrigue qui s’inspire directement de la religion perse antique54. Toujours dans la préface du livret, Cahusac révèle la provenance de ses sources : il s’agit essentiellement de Thomas Hyde (1636-1703)55 et Humphrey Prideaux (1648-1724)56. Il s’abrite derrière le second pour établir que : « Les bons Critiques assurent qu’il y a eu plusieurs Zoroastres, comme plusieurs Hercules ; par ce moyen il est aisé de concilier les actions contraires que l’Histoire attribue à Zoroastre ; par exemple, le premier fut Instituteur des Mages, et il abolit les Temples ; le second, fut le Restaurateur de cette Secte, et il rétablit les Temples détruits, etc57 ». Et il cite le premier pour montrer que Zoroastre instaura le bien et le mal comme deux principes opposés qui doivent s’affronter jusqu’à ce que la Lumière parvienne à remporter la victoire sur les Ténèbres58. Voltaire, dans son Dictionnaire philosophique, publié en 1764, montre à l’article « Zoroastre » qu’il considère Thomas Hyde comme faisant autorité sur la question : « Les voyageurs français Chardin et Tavernier nous ont appris quelque chose de ce grand prophète, par le moyen des Guèbres ou Parsis, qui sont encore répandus dans l’Inde et dans la Perse, et qui sont excessivement ignorants. Le docteur Hyde, professeur en arabe dans Oxford, nous en a appris cent fois davantage sans sortir de chez lui. Il a fallu que dans l’ouest de l’Angleterre il ait deviné la langue que parlaient les Perses du temps de Cyrus, et qu’il l’ait confrontée avec la langue moderne des adorateurs du feu ». En revanche Gibbon, en 1776, dispose de sources plus récentes qui lui permettent de considérer ces deux auteurs avec plus de distance critique : « Hyde et Prideaux, qui ont composé, d’après les légendes persanes et leurs propres conjectures, une histoire très agréable, prétendent que Zoroastre fut contemporain de Darius-Hystaspes ; mais il suffit de faire remarquer que les écrivains grecs, qui vivaient presque dans le même siècle, s’accordent à placer l’ère de Zoroastre quelques centaines d’années ou même mille ans plus haut. Cette
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observation n’a pas échappé à M. Moyle, qui, à l’aide d’une critique judicieuse, a soutenu contre le docteur Prideaux, son oncle, l’antiquité du prophète persan59 ». Cahusac n’avait donc pas les moyens, faute de meilleures sources à sa disposition, de proposer une intrigue respectant scrupuleusement, si tant est qu’elle existe, la vérité historique sur Zoroastre. En avait-il véritablement l’intention ? Dans sa préface de 1756, faisant volte face à celle de 174960, il se permet d’avouer presque piteusement qu’il fut contraint de s’accorder des libertés par rapport aux légendes perses, avec l’excuse que celles-ci lui avaient avant tout permis d’expérimenter sur la scène de l’Opéra une nouvelle source d’inspiration : « Un personnage aussi célèbre par ses principes et par ses actions, les révolutions qu’il a causées dans les esprits, la puissance surnaturelle que les traditions anciennes lui attribuent, les biens sans nombre qu’il a répandus sur l’humanité, ont paru le champ le plus fertile pour un théâtre qui mériterait d’être mieux connu, et auquel l’opinion commune semble prescrire des bornes que l’art a craint trop longtemps de franchir61 ». Certaines critiques n’ont donc pas dû manquer de lui reprocher les invraisemblances de son inspiration. Néanmoins, Cahusac a construit la trame de son intrigue en s’appuyant au moins sur trois idées incontestablement zoroastriennes : Zoroastre a œuvré en Bactriane, province située au nord de l’actuel Afghanistan ; il a établi un dualisme opposant le principe du bien, Orosmade (Ahura Mazda), à celui du mal, Ariman (Ahriman) ; il rendait un culte au soleil et au feu, la lumière étant le symbole du bon principe qui est destinée à vaincre dans un ultime combat les ténèbres du mal. Là-dessus, l’imagination de Cahusac construit une histoire qui incarne le dualisme manichéen du bien et du mal dans quatre personnages, deux hommes et deux femmes, de manière à opposer deux couples, l’un étant l’homme et la femme tombés du côté des ténèbres, et l’autre l’homme et la femme luttant pour faire triompher la lumière. Pour montrer comment Cahusac a adapté aux contraintes de la tragédie lyrique cette lutte entre ces quatre personnages, et surtout quel message il a cherché à transmettre au public par le moyen de ce spectacle, il faudrait procéder à l’analyse du livret du Zoroastre de 1749. Pour cela, nous allons d’abord présenter rapidement les personnages avant de commenter le synopsis de chacun des cinq actes.
Analyse du livret Présentation des personnages 34 35
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Sans s’arrêter sur les rôles secondaires qui ne font office que de confidents (voire de figurants), les quatre acteurs principaux de l’opéra sont Zoroastre, Abramane, Amélite et Erinice. Le prophète Zoroastre est ici présenté comme un réformateur religieux devenu le conseiller spirituel du roi de Bactriane et prônant l’abandon de l’ancien culte des idoles au profit de l’adoration d’un dieu unique créateur du monde. Cahusac lui a inventé une figure antithétique, Abramane, grand prêtre de l’idolâtrie polythéiste : « On oppose à Zoroastre un Prêtre ambitieux, Ministre farouche du mauvais principe, et on le suppose l’inventeur de cette autre magie, dont la puissance redoutable émane des esprits des ténèbres. On feint qu’Abramane par la force de ses enchantements, et surtout par la crainte de leurs effets, a établi le culte des Idoles (…) »62. Zoroastre et Abramane sont ainsi placés en opposition stricte sur trois points : le caractère (l’un est ambitieux, l’autre non), la magie (ils sont tous les deux magiciens, mais l’un pratique la magie noire et l’autre la magie blanche) et le culte (l’un a établi la vénération superstitieuse des idoles, l’autre cherche à détruire cet obscurantisme au profit d’un dieu unique symbolisé par le soleil et le feu). Un quatrième point divise encore les deux principaux personnages masculins : une femme. Il s’agit d’Amélite, princesse de Bactriane, héritière du roi, qui se place entre Zoroastre et Abramane comme étant aimée de l’un et de l’autre, mais ne payant de retour que le plus aimable des deux, bien évidemment Zoroastre. Droit et cultures, 52 | 2006-2
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De dépit, Abramane va reporter son affection sur une autre princesse, Erinice, qui aime aussi Zoroastre, mais quant à elle sans en être aimée. De cette manière, le couple des Ténèbres, Abramane et Erinice, s’est formé par dépit contre celui de la Lumière, Zoroastre et Amélite. Le premier acte permet de présenter la raison de cette opposition entre ces quatre personnages et de nouer l’intrigue de l’opéra.
Synopsis analytique des cinq actes 40
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Acte I Le rideau s’ouvre sur la réjouissance d’Abramane : il l’emporte enfin sur ses deux ennemis. L’un est mort : il s’agit de Phæres, le jeune roi de Bactriane. L’autre est en fuite : c’est Zoroastre, le fidèle conseiller et mentor religieux du roi défunt. Le confident d’Abramane flatte son maître en lui disant : Et nos dieux et le peuple ont proscrit sans retour Le chef audacieux d’une secte ennemie. Le roi, qu’avaient séduit les erreurs de l’impie, A la fleur de ses ans vient de perdre la vie. On voit que les partisans du « mauvais principe » sont assurés dans leur foi par la confiance qu’ils ont dans le pouvoir de leurs dieux. Zoroastre est qualifié d’« impie » et de chef de secte. C’est une manière de présenter Zoroastre comme un hérétique égaré, par opposition aux croyances ancestrales dont Abramane se pose comme le principal défenseur. Néanmoins, le grand prêtre des idoles n’a pas agi contre le feu roi uniquement par sincérité confessionnelle. Abramane révèle qu’il s’est débarrassé de Phæres par pure ambition, pour prendre tout simplement sa place. Que l’appât d’un trône est flatteur ! Ce seul bien manque à ma grandeur, Et mon ambition, qui s’irrite et s’enflamme, Le présente sans cesse aux désirs de mon cœur. Mais cette ambition, dont l’aspect malsain est souligné, est gênée par deux choses. D’abord Zoroastre est toujours en vie : Zoroastre est proscrit, il fuit ; mais il respire. Puis l’héritière légitime du trône de Bactriane, Amélite, refuse l’amour d’Abramane, ce qui mérite une vengeance appropriée. […] qu’à son tour Amélite gémisse : Non, je ne puis assez punir Une inhumaine qui m’outrage. La jalousie d’Abramane contre Amélite est, de surcroît, aggravée par la préférence que cette dernière porte à son rival honni. Zoroastre est aimé, la haine est mon partage. On voit ainsi que le coup d’Etat d’Abramane contre le jeune roi de Bactriane poursuivait un triple but. Sur le plan politique : renverser le roi pour prendre sa place. Sur le plan religieux : écarter les doctrines de Zoroastre et rétablir le culte des anciens dieux. Sur le plan amoureux : se venger des mépris de la princesse Amélite. Pour accomplir l’œuvre de son ambition et de sa jalousie, Abramane veut faire obstacle à l’intronisation d’Amélite en lui opposant Erinice, une autre princesse bactrienne qui appartient aussi à la dynastie de Phæres : Amélite est d’un sang qui nous donna des rois ; Mais au trône, comme elle, Erinice a des droits. En épousant Erinice devenue reine, Abramane deviendrait le véritable maître de la Bactriane. Ce projet est facilité par le fait que la princesse partage avec Abramane, dans une certaine mesure le vice de l’ambition, mais surtout celui de la jalousie : Je sens pour Zoroastre une tendresse vaine… Droit et cultures, 52 | 2006-2
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Erinice avoue ainsi son amour non partagé. Et la préférence de Zoroastre pour Amélite désespère Erinice au point qu’elle accepte une alliance avec Abramane pour se venger des dédains de l’exilé. Régnons, et ne songeons désormais à l’amour Que pour nous livrer à la haine. L’alliance entre Abramane et Erinice a donc pour objet la vengeance par dépit d’un double amour non partagé. Zoroastre absent, c’est l’innocente Amélite qui doit subir le châtiment de la haine, sa souffrance atteignant son amant par ricochet. Erinice De ma rivale tremblante Je verrai couler les pleurs Abramane Je jouirai de la rage impuissante D’un ennemi jaloux accablé de malheurs. Ensemble Unissons nos fureurs, Goûtons les douceurs D’une vengeance éclatante. Il reste, pour Abramane et Erinice, à sceller leur union haineuse de manière solennelle. Erinice prononce un serment par lequel elle s’engage à partager son trône avec Abramane : Si tu me fais régner, je jure qu’avec toi Je partagerai ma couronne. Dieux terribles, dieux tout-puissants, ur ma tête lancez la foudre Si je trahis mes serments. En retour, Abramane accepte de partager avec Erinice sa magie en lui donnant la moitié de sa baguette magique. Je ne balance plus… que ce don soit le gage Du nœud sacré qui nous engage. Le pacte scellé, Erinice devient l’alliée d’Abramane et la complice de ses intentions meurtrières contre Amélite. L’acte se termine par l’enlèvement d’Amélite, qui se lamentait de l’absence de Zoroastre. Erinice la livre en torture à une troupe d’esprits (dixit la didascalie) « malfaisants et cruels ». Acte II L’action change totalement de ton et de cadre. Grand absent du premier acte, Zoroastre apparaît sur son lieu d’exil, l’Indostan (identifiable à l’actuel Pakistan), pays séparé de la Bactriane par un massif de montagne (vraisemblablement l’Indu Kush). Il a trouvé refuge auprès d’un peuple d’Indiens sauvages, vivant à l’âge de l’innocence et qui se sont montré réceptifs à ses enseignements. L’acte est ainsi l’occasion de décrire les principes que Zoroastre leur a transmis. Deux jeunes fiancés indiens, sur le point de se marier, ouvrent l’acte en exprimant leur contentement. Ils expliquent que le mariage était une institution qui leur était inconnue et à laquelle Zoroastre les a amenés à se soumettre, non par ordre, mais par persuasion. Ils évoquent aussi le nouveau dieu dont l’existence leur a été révélée : Le dieu de Zoroastre est un dieu favorable, C’est l’Amour qui dicte ses lois ; L’ignorance et l’erreur qui régnaient dans nos bois Cèdent aux traits brillants de sa lumière aimable, Et le bonheur vole à sa voix.
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Cette exclamation énonce les principaux éléments de la foi attribuée à Zoroastre. D’abord, la divinité dont Zoroastre se réclame est évoquée au singulier, ce qui suppose une croyance monothéiste (ou tout au moins hénothéiste). Ensuite, c’est un dieu dont le caractère essentiel est l’amour. C’est aussi un dieu qui dissipe l’ignorance et l’erreur : la lumière est celle de la connaissance et de l’éducation, et non la simple radiation d’un amour béat. Et finalement tout cela a pour conséquence le bonheur. Cette conception de la divinité attribuée à Zoroastre correspond manifestement à celle que Cahusac souhaite promouvoir par l’intermédiaire de son opéra. On peut déjà remarquer qu’un dieu unique dont les lois sont dictées par l’amour n’a rien d’incompatible avec les croyances chrétiennes. En effet, Cahusac était nécessairement déiste, et peut-être même un chrétien sincère, cela n’ayant rien d’incompatible avec les règles de la franc-maçonnerie du XVIIIe siècle63. Mais Cahusac montre une certaine indépendance d’esprit vis-à-vis du catholicisme romain en contestant le principe d’une foi aveugle que l’on accepterait sans la comprendre. En outre, la croyance en Dieu se justifie par un argument essentiellement individualiste : le bonheur. Ainsi le mariage n’est pas présenté comme un sacrifice qu’il faut consentir pour l’intérêt du groupe, mais comme une marque d’amour et de fidélité dont on retire un plaisir individuel. Que cette loi nouvelle est chère à ma tendresse ! Que l’Hymen doit avoir d’attraits ! On voit par là que le mariage et le monothéisme ont été adoptés par les Indiens dont Zoroastre est l’hôte suite à une décision de leur libre arbitre, après avoir reconnu où était leur intérêt. Au lieu de solliciter la menace ou la crainte, c’est la pédagogie du prophète qui fut l’outil de conversion. Les peuples n’ont pas besoin d’un maître mais d’un guide qui se contente de révéler par ses enseignements des vérités naturelles qui s’imposent d’elles-même une fois qu’elles ont été comprises64. Zoroastre D’un dieu, maître des dieux, et père des humains, Vous avez reconnu la puissance suprême A ces traits éclatants dont il s’est peint lui-même Dans les ouvrages de ses mains. Manifestement, Cahusac trouve nécessaire d’insister sur le fondement didactique de la conversion zoroastrienne. Il n’est plus question de croire aveuglément mais d’accepter les arguments inscrits dans la nature ; chacun peut les reconnaître lui-même, par observation et déduction, après avoir été favorablement orienté. On peut considérer que cela constitue une critique à peine voilée de la manière d’enseigner le Christianisme en tant que religion impénétrable dont les mystères échappent aux hommes et à laquelle on n’obéit que par crainte de l’Enfer. Face à cette approche obscurantiste du catéchisme, Cahusac préfère la vision optimiste d’une nature bienfaisante dans laquelle chacun peut reconnaître l’ouvrage de Dieu. Et la manifestation la plus éclatante de cette œuvre divine est bien évidemment le soleil, dont Zoroastre attend l’apparition en scrutant l’horizon de l’aurore. Un trône éclatant de lumière Aux mortels éblouis dérobe en vain ses traits. Pour le bonheur du monde, il remplit sa carrière ; Il est l’âme et l’amour de la nature entière Par sa flamme et par ses bienfaits. Puis une didascalie précise que l’on voit briller les premiers rayons du soleil. Il paraît, son éclat fait pâlir l’aurore : Le jour brille de toutes parts. Dieu bienfaisant, Zoroastre t’implore ; Daigne favoriser de tes premiers regards
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Un nouveau peuple qui t’adore. Ce peuple demande alors à Zoroastre qu’il devienne son chef : Régnez sur un peuple fidèle, Zoroastre, commandez-nous. Mais Zoroastre leur recommande plutôt la liberté : Vivez en liberté : c’est un destin si doux ! Il estime que les lois qu’il a instituées permettent de se passer de roi : La Nature et l’Amour m’ont inspiré vos lois ; Que vos lois et votre innocence Soient vos seuls guides et vos rois. Par ces propos, il semble que Cahusac exprime le fondement de sa philosophie politique. Les Indiens réclament un roi ; Zoroastre leur propose à la place la liberté. Cela montre d’abord une opposition théorique entre « roi » et « liberté ». Mais la raison pour laquelle l’absence de roi est possible réside dans la qualité des lois données aux Indiens, ainsi que dans leur « innocence ». Cette allusion à l’innocence du peuple auprès duquel Zoroastre a trouvé asile évoque bien sûr ce qu’il est convenu d’appeler le « mythe du bon sauvage » selon lequel le vice et la corruption des mœurs étaient inconnus avant la civilisation, et les hommes qui vivent à l’état « sauvage » auraient nécessairement un naturel aimable et pacifique. Comme Zoroastre a trouvé, en fuyant la Bactriane, un peuple qui n’avait pas encore été civilisé, les mœurs de celui-ci ne peuvent qu’être innocentes. Cahusac adopte ainsi une opinion à la mode dans les cercles progressistes de son temps, bien que le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes n’ait été publié par son collègue encyclopédiste Jean-Jacques Rousseau que quelques années plus tard, en 1755. Mais Cahusac se distingue de Rousseau, ou même du ton polémique de Diderot dans le Supplément au Voyage de Bougainville (1772), en considérant que l’innocence seule ne suffit pas à diriger un peuple. Il faut, outre les bonnes mœurs, de bonnes lois. Au moyen de la réplique de Zoroastre, Cahusac montre qu’il considère que des lois sont bonnes quand elles ont été inspirées par la Nature et l’Amour. A travers la « Nature », il faut comprendre l’ensemble de l’environnement physiquement observable, au sein duquel le soleil occupe une place prépondérante65. Quant à l’ « Amour », il ne s’agit pas de la passion charnelle qui engendre, au contraire, les désordres illustrés au premier acte par les jalousies haineuses d’Abramane et Erinice. Il se rapporte plutôt à la bienveillance divine, traditionnellement évoquée par la métaphore du pasteur soucieux de ses brebis. La Nature et l’Amour sont donc respectivement l’effet et la cause de la création du monde par l’Etre suprême. Cahusac exprime ainsi une conception déiste du jus-naturalisme : il existe un droit idéal que l’homme avisé peut découvrir en observant, dans la nature, les reflets que Dieu a donnés de son amour. Un tel droit naturel appliqué avec « innocence » permettrait, selon Cahusac, de vivre libre. La liberté prônée par Zoroastre n’a donc rien d’une anarchie, puisqu’elle consiste à se soumettre à des lois. Le concept de « liberté » est à comprendre ici au sens restrictif de l’absence de supérieur hiérarchique humain, et non à celui plus large de droit général à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Cahusac présente ainsi une utopie selon laquelle les chefs n’existent que faute des lois et des mœurs qui permettraient de s’en passer. Cela fait une résonance intéressante avec les thèses de l’ethnologue Pierre Clastres qui, dans La société contre l’Etat66, décrit des microsociétés amérindiennes parvenant à exister sans s’être dotées d’un chef investi d’autorité. La question qui demeure en suspens dans Zoroastre est celle de savoir, mis à part le mariage monogame, quelles sont ces lois naturelles qui permettraient à une nation de goûter le « destin si doux » de la liberté. En effet, Cahusac ne cherche pas à développer davantage l’exposé de son utopie. Il propose plutôt l’indispensable divertissement de fin d’acte au cours duquel le peuple des Indiens célèbre, par des chants et des entrées de ballet, le détachement de Zoroastre face aux charmes du pouvoir. Quand soudain, interrompant les hymnes en l’honneur du soleil et de l’amour,
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une manifestation spectaculaire apporte la transition pour l’acte suivant. Un char de feu traîné par des salamandres se présente devant le prophète et une voix céleste se fait entendre sortant d’un nuage enflammé. C’est Orosmade, le dieu créateur, l’Etre suprême lui-même, invisible mais audible, qui demande à Zoroastre de retourner chez lui, en Bactriane, pour libérer son peuple de l’oppression d’Abramane : Zoroastre, un tyran accable ta patrie Et tu languis dans un lâche repos ? Zoroastre n’a plus qu’à monter dans le char de feu qui l’emporte sous les acclamations des Indiens : Zoroastre, vole à la gloire ; Triomphe, éclaire l’univers. La Lumière attend ta victoire Sur les Ténèbres des Enfers. Acte III De retour en Bactriane, Zoroastre survole avec son char enflammé la ville de Bactres et constate le désarroi des habitants soumis aux tourments des dieux d’Abramane. Quelle effroyable nuit et quels cris douloureux ! Peuples infortunés ! malheureuse patrie ! Hélas ! Abramane et ses dieux Comblent enfin leur barbarie. Afin d’en savoir plus, il descend de son char et va à la rencontre d’une bactrienne qui lui raconte les malheurs survenus à Amélite : Le peuple osa s’armer pour elle. Tout à coup l’air se trouble, et la clarté nous fuit. Des spectres menaçants, une vapeur mortelle Répandent sur nos pas une horreur éternelle ; L’effroi nous environne, et la mort nous poursuit. Contre la peur et l’obscurité répandues sur toute la ville par les dieux d’Abramane, Zoroastre refuse de se laisser impressionner. Sa foi en Orosmade doit lui inspirer la conduite à tenir : Dieu bienfaisant, Etre suprême, Dans ces lieux désolés, c’est toi qui m’as conduit, Et je n’attends rien de moi-même… Zoroastre va entreprendre de libérer les Bactriens de l’oppression d’Abramane. Mais on comprend assez vite qu’à travers la description des péripéties concrètes d’une lutte matérielle opposant des hommes, il y a le symbole d’une lutte théorique entre le bien et le mal. Cahusac a construit sa métaphore de manière à ce que le deuxième degré reste relativement transparent. Mais d’abord le prophète commence par invoquer le retour du soleil : Le crime, en se cachant, marche d’un pas rapide ; Mais le temps le décèle et la peine le suit. Astre du jour, répands la clarté la plus belle. Le suspense du dénouement est modéré par le déterminisme de la supériorité de la vertu sur le vice : il ne peut pas exister de crime impuni, car la lumière, qui le pourchasse, finit toujours par le rattraper. C’est la raison pour laquelle on doit avoir confiance en la vertu, et ne jamais hésiter à l’opposer au vice. C’est gémir trop longtemps sous des lois inhumaines ; Quittez des dieux cruels, rompez, rompez vos chaînes. Cependant, bien que le soleil se mette à éclairer toute la ville, les Bactriens se montrent timorés pour attaquer Abramane de front. La peur des sortilèges maléfiques étouffe leur bravoure. Hélas, que pouvons-nous Contre ses armes invincibles ?
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Alors Zoroastre cherche à leur faire prendre conscience de la fragilité de leur oppresseur pour qu’ils osent lui résister. Serez-vous à jamais, d’un odieux pouvoir, Les complices et les victimes ? Attaquez un barbare, armez-vous, armez-vous ! Osez braver ses coups ; Ils cesseront d’être terribles. On peut être légitimement étonné par l’accent révolutionnaire de cette réplique. Cahusac semble faire un appel indirect à l’insurrection armée contre les tyrans. Mais il vaut mieux se garder de voir ici une sorte de « Aux armes, citoyens » quarante ans avant 1789. En réalité, Zoroastre se contente de remontrer aux Bactriens qu’ils sont à la fois complices et victimes de l’oppression qui s’est abattue sur eux, puisque l’obscurité n’est maléfique que tant qu’elle inspire la peur. Les mauvais principes dont Abramane est l’incarnation ne peuvent opérer si l’on cesse de les craindre. Le véritable sens de l’appel aux armes de Zoroastre n’est donc pas celui d’une campagne militaire contre les despotes mais plutôt une prise de conscience intérieure et personnelle de l’amour de l’Etre suprême. Il n’y a pas de sang à verser dans cette guerre là. Le champ de bataille est intellectuel, voire psychologique : les dieux d’Abramane qui oppressent le peuple sont une métaphore de l’obscurantisme, de la superstition et de toutes les aliénations que l’on peut subir par ignorance. Il suffit, au moyen de l’éducation, d’être capable de reconnaître dans la nature la réalité des intentions bienveillantes du Créateur. Dès lors, il n’y a plus à s’effrayer d’aucun tigre de papier, et les maléfices des Ténèbres disparaissent ipso facto, vaincus par la Lumière. Mais les Bactriens ne se laissent pas persuader aussi facilement que les sauvages d’Indostan. Etonnamment, Zoroastre est sur le point de se décourager. Portez-donc vos fers sans vous plaindre (…) Peuples lâches (…) Il tente tout de même un dernier coup d’éclat pour faire basculer l’opinion. Mais, pour ce faire, il renonce aux arguments de la raison, ce qui peut là aussi surprendre. Puisque les démonstrations conceptuelles ne portent pas, il va entreprendre de susciter un sursaut de courage par le choc des images. Il invoque aux murs du palais d’Erinice de s’écrouler. Tombez, tombez murs odieux. Cela permet de révéler à la foule l’événement qui était en train de se dérouler dans le palais. On voit Erinice armée d’un poignard, le bras levé, sur le point de frapper Amélite. Cette vision est bien plus efficace pour rendre aux Bactriens le désir d’abattre leur oppresseur que tous les discours théoriques sur l’amour et la nature. Le peuple crie : Arrêtez… ô mortel effroi ! Erinice s’écrie à son tour : Que vois-je ! ô dieux ! je meurs et de honte et de rage… Le poignard lui tombe des mains et elle prend la fuite précipitamment. Zoroastre accourt auprès d’Amélite. Ils chantent tous les deux le bonheur de se retrouver et la peine qu’ils ont eu d’être séparés. Mais leur tendre duo est interrompu par une apparition soudaine et éphémère d’Abramane. L’ennemi de nos dieux paraît dans ce séjour Et des chants criminels célèbrent son retour ! Peuple coupable, fuis, crains l’horreur des Ténèbres. Crains que tes chants, avant la fin du jour, Ne se changent en cris funèbres. Cette menace produit un effet immédiat. Le peuple, qui venait à l’instant de retrouver son courage, le reperd aussitôt et se disperse en criant son effroi. Les amants se retrouvent seuls.
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Amélite déplore la situation : Loin de vous, mes jours languissants Semblaient être obscurcis par un sombre nuage ; Et quand je vous revois, le plus terrible orage Vous menace et glace mes sens. Pour la rassurer, Zoroastre en appelle alors aux Esprits bienfaisants. C’est le prétexte pour le ballet de fin d’acte : des fées et des génies apparaissent alors et distribuent à Zoroastre toute une série de talismans magiques, dont un livre de conjurations et une baguette d’ivoire. Cette remise de talismans peut évoquer la scène du premier acte de La Flute enchantée de Mozart au cours de laquelle les trois Dames donnent à Tamino et Papageno, de la part de la Reine de la Nuit, une flûte et un jeu de clochettes. Zoroastre, comme Tamino, va devoir utiliser ses objets magiques dans une lutte à l’issue incertaine contre les forces du mal. Mais le prophète, contrairement au héros mozartien, ne va pas entreprendre son combat à des fins initiatiques. Alors que Tamino est admis à être reconnu comme un sage à la fin de l’opéra, Zoroastre, lui, est déjà initié à la connaissance d’Orosmade avant même le lever de rideau. Cela sera d’ailleurs « corrigé » par Cahusac dans le remaniement de 1756 : au lieu d’un deuxième acte qui décrit l’œuvre de conversion du prophète à l’occasion de son exil indien, la seconde version montre Zoroastre soustrait aux maléfices d’Abramane par le roi des Génies qui l’héberge dans son palais céleste et lui offre une révélation mystique (Zoroastre : « Des secrets éternels je perce le mystère ») avant de le renvoyer en Bactriane pour y affronter Abramane. En revanche, toujours dans cette version remaniée, le seul objet que Zoroastre reçoive des Esprits bienfaisants pour mener son combat contre le mal est le Livre de vie, c’està-dire le Zend-Avesta (la parole vivante) qui rassemble les plus anciens textes fondamentaux de la religion perse antique. Cahusac a donc cherché, par ses corrections, à se rapprocher davantage de ce qu’il connaissait des légendes perses, et non à mieux souligner une symbolique franc-maçonne. Le livre de conjurations et la baguette d’ivoire de la version initiale doivent ainsi être compris comme une allusion à la magie blanche dont les conventions poétiques font de Zoroastre l’inventeur. C’est la raison pour laquelle, si l’on peut admettre que Zoroastre contient des allusions à la franc-maçonnerie, il faut reconnaître que celles-ci ne regardent pas la cérémonie d’initiation d’un nouveau frère, mais seulement certains des thèmes et idées chers aux esprits progressistes. Une fois achevé le ballet des Esprits bienfaisants, Zoroastre doit faire usage de ses nouveaux talismans magiques en affrontant seul les forces de l’obscurité envoyées par Abramane contre lui. Les fées et les génies avertissent le héros : Volez dans la carrière où vous devez courir ; Le triomphe est douteux, mais la gloire est certaine. Pour le bonheur du monde il est beau de périr. Mais Zoroastre, en dépit des dangers annoncés, reste ferme dans sa foi. Le péril n’a rien qui m’étonne ; Et je cours le braver, triompher, ou mourir. L’acte se termine sur la sortie de Zoroastre et les inquiétudes d’Amélite consolée par le chœur des Esprits bienfaisants : Il faut, quand la gloire l’ordonne, S’arracher des bras de l’amour. Acte IV L’affrontement a eu lieu. Abramane, seul, dans son temple souterrain, attend qu’on vienne lui décrire le combat. Un trait de remords le saisit. Pour me reprocher ma fureur, Le crime unit sa voix aux cris de l’innocence. De l’abîme où je cours, je vois la profondeur…
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Cette faiblesse d’Abramane permet de montrer que le remords accompagne toujours le vice, ce qui démontre son infériorité par rapport à la vertu. D’ailleurs, un serviteur d’Abramane entre pour lui apprendre l’issue du combat contre Zoroastre. Les prémonitions pessimistes du grand prêtre des idoles sont confirmées : Zoroastre a triomphé de l’armée de spectres envoyée face à lui. Nos soldats, animés par vos ordres suprêmes, Couraient pour l’accabler de fers. Sa voix éclate dans les airs, Ils tournent aussitôt leurs armes contre eux-mêmes. L’action de Zoroastre fut aussi bénéfique pour le climat de la Bactriane. Le fleuve, teint de sang par vos enchantements, Ne roule plus qu’une onde pure ; Les vents sont enchaînés ; les fleurs et la verdure Dans nos champs désolés ramènent le printemps. On voit que le mal et le bien s’affrontent aussi sur le terrain de la météorologie, c’est-à-dire finalement celui de la nature au sens le plus large. Mais c’est encore sur celui de l’amour que la défaite d’Abramane est la plus amère. En effet, Erinice entre à son tour pour se désoler du bonheur de Zoroastre et Amélite enfin réunis. Amélite respire, et ton rival l’adore (…) Je vois avec peine la lumière du jour. Les deux héros maléfiques sont l’un et l’autre ébranlés par leur revers. Ils souffrent des conséquences de leurs actes mais n’ont pas la force morale de revenir sur leur mauvais choix. Au contraire, Abramane décide d’entreprendre une cérémonie maléfique pour pousser à leur paroxysme la haine et la vengeance avant de tenter un ultime affrontement. Alors que le deuxième acte était dédié au culte d’Orosmade et à l’adoration des lois et de la nature bienfaisante, le quatrième acte va montrer le déroulement d’une invocation des principes du mal. Abramane commence par une prière à Ariman. Suprême auteur des maux et des tristes revers Qui désolent la terre et l’onde ; O ! toi que, sous des noms divers, J’ai fait connaître à l’univers Pour le maître du monde. On attaque ta gloire. Arme ton bras vengeur. Fais briller dans les airs les flammes du tonnerre. Eclate ; venge-toi ; ce n’est qu’à la terreur Que tu dois l’encens de la terre. Ensuite a lieu un sacrifice expiatoire. Abramane immole des victimes à coup de hache. Epuisons le flanc Des tristes victimes. Redoutable Ariman, Nourris tes fureurs légitimes Dans des flots de sang. Apparaissent alors la Vengeance et la Haine, accompagnées d’un chœur de Furies et de Démons. Le Désespoir entre à leur suite et remet à Erinice un poignard teint de sang. Erinice l’accepte sans hésiter. Portons les coups les plus terribles, Immolons deux ingrats, frappons-les tour à tour. La haine, dans les cœurs sensibles, Est extrême comme l’amour. La Vengeance donne ensuite à Abramane une massue hérissée de pointes aigües. Abramane exprime lui aussi son contentement :
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Que la vengeance a de douceurs ! Un plaisir inconnu passe avec ses fureurs Jusque dans le fond de mon âme. L’amour a moins d’attraits que l’ardeur qui m’enflamme. Puis les esprits infernaux exécutent un ballet de conjurations funestes autour d’une statue figurant Zoroastre. Mais au moment où ils voulaient tous ensemble poignarder cette statue, celle-ci disparaît dans un tourbillon de flammes. Le chœur des Furies et des Démons interprète cela comme un présage leur étant favorable. Enfin, de la même manière que le deuxième acte s’était conclu par une épiphanie sonore d’Orosmade, la voix d’Ariman se fait entendre, sortant des entrailles de la terre : Accable de tes chaînes Tous les peuples de l’Univers ; Triomphe, cours aux armes, Par des torrents de sang venge-toi de tes peines ; Offre un si doux spectacle au Maître que tu sers. L’acte se termine sur la réjouissance collective de la manifestation vocale d’Ariman. Acte V Amélite est seule, dans une partie écartée et champêtre du jardin de son palais. En attendant le retour de Zoroastre, elle chante l’espoir mêlé à l’appréhension. Soutien des malheureux, délice des amants, Doux espoir, est-ce hélas ! pour me tromper encore Que ton charme suspend ma crainte et mes tourments ? Zoroastre la rejoint pour lui rendre compte des dernières conséquences de sa victoire sur les démons d’Abramane : Le peuple suit sans crainte une nouvelle loi ; Il voit avec horreur un ministre coupable, Et semble avoir pour vous les mêmes yeux que moi. On retrouve un emploi du terme loi, mais dans une acception différente de celle du deuxième acte ; ici, Zoroastre évoque le concept au singulier et le qualifie de nouveau. Cette loi s’oppose aux actions du « ministre coupable », à savoir les maléfices effrayants de l’obscurité. Il ne s’agit donc pas d’une législation proprement dite, mais d’une nouvelle situation politique qui laisse le peuple libre d’exprimer ses préférences dynastiques. D’après Zoroastre, cela permet aux Bactriens d’avoir pour Amélite les mêmes yeux que lui, c’est-à-dire ceux de l’amour. En effet, l’oppression d’Abramane sur la Bactriane poursuivait, entre autre, l’objectif d’en forcer le peuple à choisir pour reine Erinice plutôt qu’Amélite. La victoire de Zoroastre sur Abramane est aussi, en second plan, celle d’Amélite sur Erinice. C’est du moins ce qu’exprime le chœur du peuple qui entre à son tour et appelle de ses vœux l’intronisation d’Amélite. Régnez, régnez sur cet empire, Cédez à notre amour, et donnez-nous des lois ; Qu’à votre gloire tout conspire, Régnez, digne sang de nos rois. Il est encore question de « lois », mais cette fois avec le même sens qu’au deuxième acte. De plus, cette demande des Bactriens à recevoir pour reine Amélite fait aussi écho à celle des Indiens en faveur de Zoroastre. Mais la situation est maintenant différente. D’abord, la demande elle-même n’a pas exactement la même nature. Les sauvages indiens avaient réclamé au prophète : « Régnez sur un peuple fidèle, / Zoroastre, commandez-nous » alors que le Bactriens demandent plutôt : « donnez-nous des lois ». On peut ainsi observer une nuance entre l’action de commander et celle de légiférer. Zoroastre avait déjà donné des lois aux Indiens ; ceci étant fait, il avait estimé que ses hôtes n’avaient plus besoin de lui obéir et pouvaient très bien, du fait de leur innocence, se gouverner eux-mêmes. Semble-t-il, la Bactriane n’a pas encore reçu de lois comparables à celles données
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aux Indiens. En outre, la société civilisée a déjà fait perdre aux Bactriens l’innocence que Zoroastre avait trouvée en Indostan. C’est la raison pour laquelle le peuple ne se verra pas refuser sa demande de gouvernance royale. Le problème se pose sur un autre point : la légitimité. Le chœur bactrien invoque deux arguments pour justifier le choix d’Amélite : « Cédez à notre amour » et « digne sang de nos rois ». Il y a d’un côté la légitimité affective, et de l’autre la légitimité sanguine. A travers cette alternative, Cahusac va montrer, par l’intermédiaire des répliques de Zoroastre, qu’il juge supérieure la légitimité affective. D’abord le prophète appuie le vœu des Bactriens en expliquant la raison pour laquelle il mériterait d’être agréé. Vous voyez les transports que vos vertus font naître ; Ces peuples vous sont chers, répondez à leurs vœux. De « digne sang de nos rois », Zoroastre ne retient que « digne » en déclarant qu’Amélite doit l’affection de ses sujets à ses propres vertus. Cela sous-entend que sa lignée n’est pour rien dans son mérite, en tout cas sans les vertus qui en confirment la valeur. Mais il complète l’idée de l’affection en montrant son caractère réciproque. Non seulement Amélite est aimée du peuple, mais son peuple aussi lui est cher. Après avoir exprimé ce cas particulier, Zoroastre peut le généraliser en exposant une théorie sur la supériorité d’un Etat dont le chef aime et est aimé de ses sujets. L’amour des sujets et du maître Fait seul les rois dignes de l’être, Les empires puissants et les règnes heureux. Cette idée complète l’utopie de Cahusac sur les peuples vivant en liberté grâce à leurs lois et à leurs mœurs. Selon les propos prêtés à Zoroastre, le gouvernement d’un roi n’est pas ennemi du bonheur de son peuple à condition que ce roi l’aime et en soit aimé. Après l’amour qui inspire les bonnes lois, Cahusac évoque l’amour qui inspire les bons rois : il n’y a pas d’inconvénient pour un peuple à perdre sa liberté si cette perte se fait au profit d’un monarque aimant et aimable. Par cette autre théorie, Cahusac fait une allusion directe à Louis XV qui portait encore, en 1749, le surnom du bien-aimé. Ce n’est qu’à la suite de la guerre de sept ans (1756-1763) que la popularité du roi s’est dégradée au point que son surnom se transforma en « Louis le mal-aimé ». Après cette détérioration des sentiments de la population pour son roi, les allusions de Cahusac à la puissance d’un empire gouverné par un monarque aimé peuvent prendre postérieurement un ton contestataire, voire prophétique (la guerre de sept ans ayant justement fait perdre à la France son empire colonial au profit de l’Angleterre), alors que les intentions de l’auteur, au moment de la création de l’œuvre, étaient plutôt celles d’un flatteur zélé et sincère. Quoiqu’il en soit, Cahusac exprime à travers son opéra des idées qui contiennent des ferments révolutionnaires rien que par le fait de minimiser la légitimité du sang face à celle de la vertu. L’amour que le roi doit porter à ses sujets est finalement un miroir de l’amour que l’Etre suprême éprouve pour les hommes : le roi est chargé de reproduire au profit de son peuple les intentions de Dieu à l’égard de tous les hommes. C’est sur une idée semblable que s’appuie la théorie de la monarchie absolue, à la différence que l’on considère la légitimité du sang comme l’expression d’une volonté divine. De même, la société entière de l’Ancien Régime repose sur l’acceptation des privilèges liés à la naissance. Aussi, remplacer l’application automatique et systématique d’une règle de transmission du pouvoir par une réflexion subjective sur le mérite des chefs ouvre la porte à la remise en question de toutes les hiérarchies traditionnelles. En dépit de ses intentions premières, Cahusac exprime une théorie politique qui dessert sur le long terme les intérêts de la monarchie absolue. Néanmoins, il ne semble pas que Cahusac ait eu l’intention de se situer dans un autre contexte que celui du « despote éclairé ». Le roi gouverne avec tous les pouvoirs, certes, mais il doit
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être bien intentionné et bien entouré. Cahusac ne prône pas la démocratie et ne dénonce pas la tyrannie des rois comme une fatalité. Son système repose au contraire sur l’idée optimiste qu’il existe un dieu unique créateur de la nature, et qu’il ne peut manquer d’y avoir dans cette nature un roi aimable : cela fait partie de l’ordre des choses. De même que l’Etre suprême a créé le soleil, astre unique qui symbolise sa bienveillance, il a aussi pourvu les hommes du chef tout aussi unique et bienveillant qui saura les guider vers le bonheur. Ainsi, Zoroastre n’illustre pas la lutte contre un mauvais roi qu’il serait légitime de destituer, mais le combat contre un mauvais ministre cherchant à écarter du trône le souverain légitime. Ce que Cahusac a négligé de prévoir en exprimant cette utopie, c’est que le roi populaire qu’il songeait à flatter pouvait, avec le temps, devenir impopulaire. C’est donc postérieurement, et malgré son auteur, que l’on peut voir dans la réplique de Zoroastre une contestation de l’absolutisme de la fin de l’Ancien Régime. L’alternative entre les légitimités affective et sanguine est tranchée par Amélite elle-même. Suivant le conseil de Zoroastre, elle accepte le trône que lui offrent les Bactriens, mais en exprimant explicitement sa préférence pour ce qu’elle doit à l’amour de ses sujets. Mon cœur est moins flatté des droits de ma naissance Que de leurs tendres sentiments. Puis elle expose son programme de gouvernement qui consiste à répandre le bonheur et assurer des bienfaits : C’est par votre bonheur que mon règne commence, Et c’est par des bienfaits que ma reconnaissance Veut en compter tous les moments. Cahusac se garde d’en dire plus sur les détails concrets d’un tel programme. Enfin, la cérémonie d’intronisation peut commencer. Mais celle-ci est à peine entamée qu’Abramane entre sur scène à la tête d’une troupe de prêtres (portant des armes que la Vengeance leur a donné à l’acte précédent). Abramane vient empêcher l’intronisation d’Amélite pour faire reconnaître à sa place Erinice. Fléchissez en tremblant sous la loi souveraine Que les dieux irrités vous dictent par ma voix ; L’oracle a déclaré leur choix : Qu’Erinice soit votre reine. Sur ces mots il se précipite sur Zoroastre pour le terrasser de la massue que lui a donnée la Vengeance à l’acte précédent. Amélite tente dramatiquement de s’interposer. Au prix de tout mon sang je saurai le défendre. La confusion est à son comble. Les prêtres et les Bactriens s’affrontent au milieu de la scène les uns pour attaquer, les autres pour défendre Zoroastre. De chaque côté du théâtre, Abramane et Zoroastre invoquent leurs dieux contre leurs ennemis. Zoroastre Achève, ô ciel ! encore un prodige nouveau. Abramane Il va périr : j’en crois ce prodige nouveau. Ensemble Qu’un éclat de tonnerre Sous leurs/ses pas entrouvre la terre Et creuse leur/son tombeau. Pendant toutes ces conjurations, le ciel s’obscurcit, le tonnerre gronde de plus en plus fort, des éclairs brillent. Et finalement le côté du théâtre où étaient Abramane et les prêtres est frappé par la foudre. La terre s’ouvre et engloutit tous les suppôts d’Ariman. Zoroastre peut constater la plénitude de sa victoire. Le même coup qui les accable Purge la terre pour jamais
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Des complices de leurs forfaits Et d’une princesse coupable. Pour couronner le tout, un temple destiné à l’adoration du feu sacré apparaît sur scène. Zoroastre explique qu’il est destiné à un culte nouveau perpétuant la mémoire de la victoire de la Lumière sur les Ténèbres. La Lumière aux Enfers arrache la victoire, Un temple s’élève à sa gloire. Mortels, le feu sacré va briller à vos yeux. Tout le monde chante le bonheur de la victoire et la douceur de la paix. Les génies bienfaisants qui ont élevé le temple donnent à Zoroastre une couronne de laurier d’or et parent Amélite de myrte et de fleurs. Il ne reste plus qu’à achever l’opéra sur un mariage. Zoroastre fait sa demande : Daignez couronner ma tendresse. Qu’un glorieux hymen achève mon bonheur. Amélite répond en offrant sa main : Le bien de mes sujets, la gloire, tout m’en presse ; Mais je sens que ma main n’obéit qu’à mon cœur. Et le dernier acte se termine par des danses pastorales et un hymne à l’Amour. Règne, Amour, fait briller tes flammes, Tu triomphes, la terre est soumise à tes lois. La Haine et la Terreur, jalouses de tes droits, Se disputaient l’empire de nos âmes ; Nous n’écoutons plus que ta voix. Fin de l’opéra. Le bien a triomphé du mal, la Lumière l’a emporté sur les Ténèbres, le culte du feu sacré est établi, Zoroastre devient roi de Bactriane en épousant Amélite. Un tel happy end n’a rien d’anormal pour une tragédie lyrique : Lully et Quinault avaient doté d’une fin heureuse leurs deux premiers opéras, Cadmus et Hermione et Alceste. Racine lui-même avait montré l’exemple en imaginant pour son Iphigénie, bien que qualifiée de tragédie, un dénouement qui épargne le sacrifice de la fille d’Agamemnon. Mais avec Zoroastre, l’engloutissement final d’Abramane et de ses prêtres n’est pas une simple délicatesse pour épargner la sensibilité du public. La victoire d’Orosmade sur Ariman est l’objet même du spectacle, le prétexte de l’œuvre annoncé dès l’ouverture. En effet, si Zoroastre de Cahusac et Rameau est le premier opéra français conçu sans prologue, cette omission volontaire a induit les auteurs à proposer la première ouvertureprogramme. Comme l’a écrit Cahusac dans son introduction, l’ouverture de l’opéra, ce morceau instrumental qui précède le lever de rideau, « sert de Prologue »67. La musique est voulue comme une description de l’action future : « La première partie est un tableau fort et pathétique du pouvoir barbare d’Abramane, et des gémissements des peuples qu’il opprime. Un doux calme succède : l’espoir renaît. La seconde partie est une image vive et riante de la puissance bienfaisante de Zoroastre, et du bonheur des peuples qu’il a délivrés de l’oppression68 ». Ainsi, dès avant les premières notes de l’acte I, le dénouement heureux est annoncé comme une certitude, presque une fatalité. Zoroastre vaincra, Abramane sera terrassé, mais surtout l’Etre suprême démontrera sa supériorité à tous ceux qui eurent l’égarement de la contester, et le peuple pourra enfin jouir du bonheur auquel la nature et l’amour du Créateur lui donnent droit. En 1749, la tragédie lyrique Zoroastre est donc la rencontre entre, d’une part deux auteurs à la fois artistes et philosophes, chacun théoricien dans sa discipline et penseur engagé dans les débats intellectuels de son temps, et d’autre part un thème issu des fondements de la religion
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perse antique permettant d’illustrer une démonstration sur l’universalité d’un dualisme entre le bien et le mal à l’issue optimiste. L’originalité de cette rencontre explique la singularité d’une œuvre et le paradoxe de son accueil par un public plus décontenancé que réellement déçu. Mais l’opéra Zoroastre, au-delà des détails de sa mise en scène et de sa réception, peut surtout nous sembler aujourd’hui intéressant par le message que ses auteurs ont voulu lui faire transmettre. Quoi de mieux qu’un thème résolument exotique, éloigné tant chronologiquement que géographiquement, et même culturellement de la France de l’Ancien Régime, pour évoquer une utopie sur la légitimité à régner et l’art de légiférer. Effectivement, sans être stricto sensu un manifeste franc-maçon ni un pamphlet révolutionnaire, Zoroastre véhicule des réflexions sur le bonheur du peuple et les manières de le favoriser qui peuvent, avec le recul, apparaître comme propre à ébranler l’autorité d’un monarque absolutiste devenu impopulaire. De ce fait, en ayant voulu démontrer la supériorité de l’éducation sur l’ignorance, les méfaits de l’obscurantisme religieux, les vertus des lois prises après l’observation éclairée de la nature, et enfin la légitimité d’un roi recueillant et partageant l’amour de ses sujets, Cahusac et Rameau proposèrent un spectacle dangereux. L’homme érigé en individu éclairé, conscient du bonheur auquel il peut prétendre et apte à apprécier la légitimité de son roi, cet homme là ne peut plus subir une autorité traditionnelle devenue impopulaire sans avoir l’audace de la contester. Une génération avant la Révolution française, les idées qui en ont été le ferment avaient donc déjà été chantées à Paris, pas même dans le secret d’un salon de philosophes, mais sur la scène très officielle de l’Académie royale de musique. L’expérience ne sera pas renouvelée. Six saisons plus tard, la reprise de l’œuvre en 1756 sera reçue avec les applaudissements qui avaient manqué en 1749, mais au prix de modifications qui affaiblirent considérablement le message initial. La refonte des deuxième, troisième et cinquième actes a fait disparaître l’essentiel des réflexions juridiques et politiques au profit d’un renforcement de l’intrigue amoureuse : le divertissement l’a emporté sur l’utopie. Zoroastre, symbole de la victoire du bien sur le mal, serait-il finalement la victoire de la niaiserie sur l’intelligence ? A moins qu’il ait fallu prendre acte que la tragédie lyrique ne se prêtait pas à la philosophie, en dépit des efforts de Rameau, de Cahusac, et même quelques années plus tôt de Voltaire. Peut-être cette disgrâce sera-t-elle réparée à l’avenir, si un jour le directeur artistique d’un Opéra, ou d’un festival lyrique, accepte de faire ressusciter sur scène la première version de Zoroastre de Rameau, et de permettre à cette œuvre oubliée de recevoir devant un nouveau public le succès qu’elle n’a, pour le moment, encore jamais connu. Notes 1 Voir les articles « Zoroastre » dans : Antoine de Léris, Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres (…), Paris, 1763, p. 461 ; Claude et François Parfaict, Dictionnaire des théâtres de Paris, Paris, 1767, tome VI, p. 336 à 338 ; Clément, Jean Marie Bernard, et LaPorte, Joseph de, Anecdotes dramatiques, Paris, 1775, tome II, p. 282 à 284 ; Marie-France Beziers et Philippe Beaussant, Rameau de A à Z, Philippe Beaussant (dir.), Paris, 1983, p. 356 à 360. 2 Voir Maurice Lever, Théâtre et Lumière, les spectacles de Paris au XVIIIe siècle, Paris, 2001, p. 175 et 179. 3 Référence commerciale : EMI-Deutsche Harmonia Mundi CDS747916 à 8. Epuisé. 4 Référence commerciale : Erato 0927-43182-2 (3 CD). 5 Jean-Philippe Rameau Opera Omnia, Zoroastre version 1749, Graham Sadler (éd.), Paris, 1999 (dorénavant OOZ). On peut encore préciser ici que, outre les représentations privées d’extraits de l’œuvre (tels les trois premiers actes données en juin 1750 à Compiègne pour la Dauphine), la première version du Zoroastre de Rameau a tout de même été donnée au public une seconde fois, mais en Saxe et en langue italienne (le traducteur n’étant autre que Casanova, le célèbre aventurier) sur une musique réécrite par le compositeur allemand Johann Adam, le tout en 1752 à l’occasion du carnaval de la cour de Dresde : voir OOZ, p. XXII.
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6 « La révision [de 1756], commencée peut-être en 1750, était du reste bien avancée – voire terminée pour l’essentiel – semble-t-il, dès mars 1751. Cette hypothèse pourrait expliquer la disparition rapide des partitions et du matériel d’exécution de la version primitive (…) » OOZ, p. XXII. 7 V. OOZ, « Accueil et jugements », p. XXIII à XXVI. 8 V. OOZ, p. XIX. 9 61 846 livres et 10 sous. V. Idem. 10 Voir OOZ, p. XVII. 11 « Sans admettre avec plusieurs personnes, dont les sentiments sont exagérés, que l’Opéra attire luiseul une grande quantité de curieux, il est incontestable qu’il en attire de tous les points du royaume et des pays étrangers, notamment de l’Angleterre. » Jean-Jacques LerouxdesTillets, « Est-il de l’intérêt de la capitale et de la politique de conserver l’Opéra ? », Rapport sur l’Opéra, présenté au Corps Municipal, le 17 août 1791, Paris, 1791, p. 27 et 28. 12 Guillaume-Thomas Raynal, Correspondance littéraire, philosophique et critique par Grimm, Diderot, Raynal, Meister, etc., Maurice Tourneux (éd.), Paris, 1877, volume 1, lettre LXIII, p. 390 (cité dans OOZ, p. XXIV). 13 Joseph de LaPorte, « Zoroastre, Tragédie de M. de Cahusac », Voyage au séjour des ombres, Londres et Paris, 1752, volume 2, p. 92 (cité dans OOZ, page XXIX). 14 Marie-France Beziers, « Samson », Rameau de A à Z, Philippe Beaussant (dir.), Paris, 1983, p. 302. 15 Voltaire, Correspondance, tome 1, p. 652-653 (cité par Catherine Kintzler, « Rameau et Voltaire : les enjeux théoriques d’une collaboration orageuse », Revue de musicologie, Paris, 1981/II, p. 148). 16 Voir Catherine Kintzler, « Voltaire », Rameau de A à Z, Philippe Beaussant (dir.), Paris, 1983, p. 352. 17 Voir Graham Sadler, « L’opéra maçonnique avant Mozart : le Zoroastre de Rameau », notice pour l’enregistrement Jean-Philippe Rameau, Zoroastre, Erato 0927-43182-2, © 2002, p. 13 à 17. 18 Pour une histoire de la naissance de l’opéra en Italie et son introduction en France par Mazarin, voir Henry Prunières, L’opéra italien en France avant Lulli, Paris, 1913 (réimpression Paris, 1975). 19 L’illustration habituellement cité de cette complexité extrême est le motet Spem in Allium, de Thomas Tallis (1505 ? – 1585), à quarante voix réelles (quatre doubles chœurs à cinq voix). 20 Le premier théâtre lyrique public et payant fut le teatro di San Cassiano, inauguré le 6 mars 1637 par l’Andromeda de Benedetto Ferrari, mise en musique par Francesco Manelli. 21 V. Madeleine Laurain-Portemer, « Mazarin militant de l’art baroque au temps de Richelieu (1634-1642) », Etudes mazarines, Paris, 1981-1997, tome I, pages 177 à 235. 22 Pour une analyse esthétique du ballet de cour à la française, v. Margaret M. McGowan, L’Art du ballet de cour en France, 1581-1643, Paris, 1978. 23 Une première tentative de ce mélange fut, le 22 novembre 1660, l’incorporation de ballets de Lully dans les entractes de l’opéra Xerxès de Cavalli. Mort le 9 mars 1661, Mazarin ne pourra pas assister à la seconde et dernière réalisation, l’Ercole Amante, créé aux Tuileries le 7 février 1662, spécialement composé à Paris par Cavalli et Lully pour la célébration des noces de Louis XIV et de Marie-Thérèse. 24 Il s’agit des Fâcheux, dont Molière explique la genèse dans l’Avertissement de son édition : « Le dessein était de donner un ballet aussi ; et, comme il n’y avait qu’un petit nombre choisi de danseurs excellents, on fut contraint de séparer les entrées de ce ballet, et l’avis fut de les jeter dans les entractes de la comédie, afin que ces intervalles donnassent temps aux mêmes baladins de revenir sous d’autres habits. » Molière, Œuvres complètes, Georges Couton (éd.), Paris, 1971, p. 484. 25 V. Jérôme de la Gorce, Jean-Baptiste Lully, Paris, 2002, p. 476 à 543. 26 V. Jérôme de La Gorce, Jean-Baptiste Lully, Paris, 2002, p. 476 à 543. 27 V. Archives nationales, O1 13, folio 136 (daté du 29 juin) ; Bibliothèque nationale de France, F-23613 (36) et YF-328 ; Bibliothèque-musée de l’Opéra de Paris, PA, 28 juin 1669. 28 V. Philippe Beaussant, Lully ou le musicien du soleil, Paris, 1992, p. 456à 465 ; Manuel Couvreur, Jean-Baptiste Lully, musique et dramaturgie au service du prince, Bruxelles, 1992, p. 263 à 283 ; Jérôme de LaGorce, Jean-Baptiste Lully, Paris, 2002, p. 181 à 183. 29 V. Archives nationales, O1 16, folio 94 ; Bibliothèque nationale de France, F-23613 (259). 30 V. par exemple, Antoine BauderondeSénécé, « Lettre de Clément Marot à Monsieur de S*** », Œuvres choisies, Emile Chasles (éd.), Paris, 1855, p. 291 à 334.
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31 Sur Quinault, v. : Etienne Gros, Philippe Quinault, sa vie, son œuvre, Marseille, Paris, Aix-enProvence, 1926 (réimpression Genève, 1970) ; J. B. A. Buijtendorp, Philippe Quinault, sa vie, ses tragédies et ses tragi-comédies, Amsterdam, 1928. 32 Cette continuité de goût dans les tragédies lyriques de Lully jusqu’à Rameau est illustrée dans Geoffrey Vernon Burgess, Ritual in the tragédie en musique from Lully’s Cadmus et Hermione (1673) to Rameau’s Zoroastre (1749), Ann Arbor, 2000 ; le renouveau stylistique apporté par Rameau est analysé dans Catherine Kintzler, Jean-Philippe Rameau, splendeur et naufrage de l’esthétique du plaisir à l’âge classique, Paris, 1988. 33 Pour une analyse de l’aspect littéraire des tragédies lyriques, v. Cuthbert Girdlestone, La tragédie en musique (1673-1750) considérée comme genre littéraire, Genève, 1972. 34 « Le Poète d’opéra n’avait, dans l’esprit des contemporains, une moindre importance que le Musicien », François Moureau, « Les Poètes de Rameau », Jean-Philippe Rameau, colloque international organisé par la Société Rameau, Paris, Genève, 1987, p. 61. 35 Pour illustrer l’importance des machines dans une tragédie lyrique, on peut citer Lecerf de la Viéville : « Un opéra sans machine est comme une femme sans fontages. » V. LecerfdeFréneusedelaViéville, Comparaison de la musique italienne et de la musique française, Bruxelles, 1704-1706, tome I, p. 140 (cité par Cuthbert Girdlestone, Jean-Philippe Rameau, sa vie, son œuvre, Paris, 1983, p. 120). 36 « En 1733, Rameau pénétrait dans un édifice, le temple lyrique, fait de matériaux vils et pauvres, dont l’architecture, cependant, favorisait pleinement le discours musical », Jean-Baptiste Rivaud, « Approche thématique et structurelle des livrets d’opéra de Jean-Philippe Rameau », Jean-Philippe Rameau, colloque international organisé par la Société Rameau, Paris, Genève, 1987, p. 75. 37 Pour une biographie de Rameau : Cuthbert Girdlestone, Jean-Philippe Rameau, sa vie, son œuvre, Paris, 1983 ; pour une analyse de la genèse de ses œuvres : Thomas Richard Green, Early Rameau sources : studies in the origins and dating of the operas and other musical works, Ann Arbor, 1983 ; pour un catalogue de ses œuvres musicales : Sylvie Bouissou et Denis Herlin, Jean-Philippe Rameau : catalogue thématique des œuvres musicales, Paris, 2003. 38 Philippe Beaussant, « Introduction », in Cuthbert Girdlestone, Jean-Philippe Rameau, sa vie, son œuvre, Paris, 1983, p. VII. 39 Pour plus de détails sur la biographie de Cahusac, v. Emmanuel Solville, « Louis de Cahusac, poète dramatique », Biographie de Tarn-et-Garonne, Emerand Forestier (éd.), Montauban, 1860, p. 201 à 239, et Franck A. et Serena L. Kafter, « The Encyclopedist as Individuals : Biographical Dictionary of the Authors of the Encyclopédie », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 1988/257, p. 79 à 82 (référence données par OOZ, p. XXVII). 40 La Haye, 1754 (réimpression Genève, 1971) ; nouvelle édition par Nathalie Lecomte, Laura Naudeix et Jean-Noël Laurenti, Paris, 2004. 41 « Rameau a eu en France le sort de tous les grands hommes : il a été longtemps persécuté avec acharnement. » Frédéric Melchior Grimm, Correspondance littéraire, Paris, 1829-31, tome VI, p. 87 (cité par Bouisson, Sylvie (éd.), Jean-Philippe Rameau, Opera Omnia, Hyppolite et Aricie version 1733, Paris, 2002, p. XXII). 42 V. Sylvie Bouissou, « Boréades (Abaris ou les) », Rameau de A à Z, Philippe Beaussant (dir.), Paris, 1983, p. 61 à 64. 43 Voir l’arrêt du Conseil d’Etat du roi du 25 août 1749 (publié dans Peuchet, Jacques, Collection des lois, ordonnances et règlements de police, depuis le 13e siècle jusqu’à l’année 1818. Seconde série. Police moderne. De 1667 à 1789, Paris, 1818, tome V, p. 443). 44 « A la suite de la disgrâce de Maurepas, survenue le 24 avril 1749, son département fut démembré. » Bernard Barbiche, Les institutions de la monarchie française à l’époque moderne, Paris, 2001, p. 179 ; « Parmi les provinces administrées par le secrétaire d’Etat de la maison du roi se trouvait depuis 1589 la ville et la généralité de Paris (…) Cet usage n’a souffert qu’une seule exception au milieu du XVIIIe siècle quand, de 1749 à 1757, la ville de Paris fut dissociée de la généralité et confiée au comte d’Argenson, secrétaire d’Etat de la guerre. », idem, p. 247. 45 Le transfert de l’administration de l’Académie royale de musique à la ville de Paris fut accueilli par une approbation générale, comme en témoigne entre autres l’abbé Raynal : voir Correspondances littéraires, philosophiques et critiques par Grimm, Diderot, Raynal, Meister, etc., Maurice Tourneux (éd.), Paris, 1877, volume 1, p. 382 et 383, lettre LXI, et p. 385, lettre LXII (cité dans OOZ, p. XVII). 46 Règlement publié dans Nicolas-Toussaint Le Moyne dit DesEssarts, Les trois théâtres de Paris (…), Paris, 1777, p. 220.
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47 V. Journal et mémoires du marquis d’Argenson publiés pour la première fois d’après les manuscrits autographes de la Bibliothèque du Louvres, Edmé-Jacques-BenoîtRathéry (éd.), Paris, 1863, p. 355, 30 décembre 1748 (cité dans OOZ, p. XVII). 48 V. Charles Collé, Journal et mémoires sur les hommes de lettres, les ouvrages dramatiques, etc. (…) 1748-1792, Honoré Bonhomme (éd.), Paris, 1868, volume 1, p. 82 et 83, juillet 1749 (cité dans OOZ, p. XVIII). 49 Geoffrey Burgess, « Zoroastre, ou faire la lumière sur la Tragédie en musique », Sylvianne Rué (trad.), LesArtsflorissants, Jean-Philippe Rameau : Zoroastre (…), programme, Caen, Paris, Bruxelles, Lyon, New York, mars 1998 [cote BnF musique : Vmb. 7520 (1998)]. 50 Un arrêt du Conseil d’Etat du 27 décembre 1749 autorise la ville de Paris a faire un emprunt de 250 000 livres, uniquement pour payer les dettes les plus urgentes de l’Opéra : voir Mémoire pour servir à l’histoire de l’Académie royale de musique (…), dit « Manuscrit Amelot », Bibliothèque-musée de l’Opéra de Paris, Rés. 516, p. 388. 51 Zoroastre, opéra représenté pour la première fois par l’Académie royale de musique le 5 décembre 1749 et remis au théâtre le mardi 20 janvier 1756, Paris, 1756, p. 7. 52 OOZ, p. XXX. 53 On peut citer les Sémiramis de Madeleine-Angélique de Gomez (1716) et Crébillon père (1717), et les Pyrame et Thisbé de Théophile de Viau (1617) et Nicolas Pradon (1674). 54 Pour une allusion à cette singularité, v. Jean Varenne, Zarathustra et la tradition mazdéenne, Paris, 1966, p. 6. 55 Thomas Hyde, Historia religionis veterum Persarum (…), Oxford, 1700. 56 Humphrey Prideaux, The Old and New Testament connected in the history of the Jews and neighbouring nations (…), Londres, 1718-1719. Il existe une traduction française publiée à Amsterdam depuis 1722. 57 OOZ, p. XXXI, note b. 58 « Et hac [recte « haec »] duo contra se invicem insurgebant, & de victoria contendebant, donec lux viceret tenebras, et bonum malum » [Et ces deux se dressèrent l’un contre l’autre et se disputèrent la victoire, jusqu’à ce que la lumière l’emportât sur les ténèbres, et le bien sur le mal ], OOZ, p. XXXI, note c. 59 Edward Gibbon, The history of the decline and fall of the Roman empire, Londres, 1776, chapitre VIII, note 8 (traduction de François Guizot, Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire Romain, Paris, 1828). 60 « En offrant sur la Scène Lyrique un Personnage aussi célèbre, on a crû ne devoir épargner ni recherches, ni soins pour rassembler les traits principaux qui le distinguent dans l’Histoire Ancienne, et c’est sur ces matériaux qu’on a tracé son caractère, et le plan de cet Ouvrage », OOZ, p. XXXI. 61 Zoroastre, opéra représenté pour la première fois par l’Académie royale de musique le 5 décembre 1749 et remis au théâtre le mardi 20 janvier 1756, Paris, 1756, p. 5. 62 OOZ, p. XXXI. 63 « Un Maçon est obligé, en vertu de son titre, d’obéir à la Loi morale ; et s’il entend bien l’Art, il ne sera jamais un Athée stupide, ni un libertin sans Religion. Dans les anciens temps, les Maçons étaient obligés, dans chaque Pays, de professer la Religion de leur patrie ou nation quelle qu’elle fût ; mais aujourd’hui laissant à eux-mêmes leurs opinions particulières, on trouve plus à propos de les obliger seulement à suivre la Religion, sur laquelle tous les hommes sont d’accord. », extrait de la traduction en français des Constitutions d’Aderson par Louis-François de LaTierce, Histoire, obligations et statuts de la très-vénérable confraternité des franc-maçons (…), Francfort-sur-le-Main, 1742 (cité par Jean-Pierre Bayard, La spiritualité de la Franc-Maçonnerie (…), Paris, 1993, p. 326). 64 On peut sans-doute reconnaître ici une influence de Montesquieu : « Il y a certaines vérités qu’il ne suffit pas de persuader, mais qu’il faut encore faire sentir. » Les Lettres Persanes, Amsterdam, 1721, lettre XI. 65 Plus largement, la nature occupait aussi une place prépondérante dans le système théorique de Rameau, son premier traité (Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels, Paris, 1722) exposant que la source élémentaire de toute musique devait résider dans l’imitation des éléments naturels. 66 Pierre Clastres, La société contre l’Etat, Paris, 1974. 67 OOZ, p. LXVIII. 68 Idem.
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Pour citer cet article Référence électronique Paul Tillit, « Zoroastre (1749) de Rameau : Droit et utopies dans un opéra franc-maçon du siècle des Lumières », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 29 juin 2009. URL : http:// droitcultures.revues.org/631
À propos de l'auteur Paul Tillit Paul Tillit est doctorant en histoire du droit à l’Université Paris X-Nanterre, au sein de laquelle il occupe depuis 2004 un poste d’ATER. Ses travaux de thèse, menées sous la direction de JeanPierre Baud, portent sur La législation de l’Opéra sous l’Ancien Régime : contribution à l’histoire administrative de l’Académie royale de musique de 1672 à 1789. Il a participé, dans le cadre d’un ouvrage collectif sous la direction de Christian Biet, à l’édition du recueil Théâtre de la cruauté et récits sanglants en France (XVIe-XVIIe siècle), Bouquins, Paris, 2006.
Droits d'auteur Tous droits réservés Résumé / Abstract
L’opéra Zoroastre de Rameau peut mériter une attention particulière à plusieurs titres : ses auteurs, le compositeur Jean-Philippe Rameau et le librettiste Louis de Cahusac, étaient, outre des artistes, des théoriciens de leur art et des penseurs proches des cercles progressistes de leur temps, tels les philosophes, les encyclopédistes, et même les francs-maçons ; l’œuvre est le premier usage direct de la religion perse antique dans un opéra ; Zoroastre fut l’occasion d’une innovation formelle majeure, l’absence de prologue (qui fit rapidement précédent), mais surtout d’une innovation concernant le genre même de la tragédie lyrique française. En effet, Cahusac et Rameau ont pris prétexte de la vie du prophète Zoroastre pour délivrer, à travers leur opéra, un message philosophique prônant l’utopie d’un monde régi par des lois naturelles et des rois vertueux légitimés davantage par l’amour de leurs sujets que par leurs droits dynastiques. Cette remise en cause du caractère purement distrayant de l’opéra se heurta à la frilosité du public, déçu de ne pas trouver sur scène les stéréotypes galants auxquels il avait été toujours habitué. La version de Zoroastre présentée en 1749 a ainsi été largement modifiée pour sa reprise en 1756, au détriment des aspects novateurs du livret, faisant de la première version un opéra oublié qui n’a jamais été remis en scène jusqu’à aujourd’hui. Mots clés : droit, law, loi, Rameau, Cahusac, Zoroastre opéra, utopie, légitimité, nature, amour, encyclopédie, franc-maçon, dualisme, Rameau, Cahusac, Zoroastre, opera, right, king, utopia, legitimacy, nature, love, encyclopaedist, freemason, virtue, dualism, light (enlightenment), Lumières
Zoroastre (1749) of Rameau: Juridical Utopias in a Freemasonic Opera of the Age of Enlightenment The opera Zoroastre of Rameau deserves particular attention for several reasons: its creators, the composer Jean-Philippe Rameau and the librettist Louis de Cahusac, more than artists, were theoreticians of their arts and thinkers close to the progressives circles of their time, like philosophers, encyclopaedists, even freemasons. Zoroastre was an opportunity for a major innovation in form, the omission of a prologue (which soon set a precedent), but particularly Droit et cultures, 52 | 2006-2
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for a core innovation in French lyrical tragedy genre. Indeed, Cahusac and Rameau seized the pretext of the life of the prophet Zoroastre to issue, through their opera, a philosophical message which promotes the utopia of a world led by natural laws and virtuous kings legitimated more by the love of their subjects than any birthrights. This voluntary renunciation of the purely entertaining nature of opera was unwelcome by the public, disappointed not to find on stage the galant stereotypes which it was accustomed to. Thus, the version of Zoroastre released in 1749 was widely modified during its 1756’s revival to the detriment of the innovative aspects of the libretto, turning the first version into a forgotten work which has never been produced again until today.
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Influences croisées entre les traditions musicales perses et européennes Les fondements d’une esthétique musicale commune ...............................................................................................................................................................................................................................................................................................
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Référence électronique Alexandre Leroi-Cortot, « Influences croisées entre les traditions musicales perses et européennes Les fondements d’une esthétique musicale commune », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 07 avril 2009. URL : http://droitcultures.revues.org/661 DOI : en cours d'attribution Éditeur : L'Harmattan http://droitcultures.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://droitcultures.revues.org/661 Document généré automatiquement le 29 octobre 2010. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. Tous droits réservés
Influences croisées entre les traditions musicales perses et européennes Les fondements d (...)
Alexandre Leroi-Cortot
Influences croisées entre les traditions musicales perses et européennes Les fondements d’une esthétique musicale commune Pagination de l'édition papier : p. 121-138 1
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A certaines époques de son histoire, la Perse a eu une position politique, économique et culturelle prépondérante sur les civilisations voisines alors qu’à d’autres moments, elle a semblé s’intégrer au sein d’espaces plus vastes. En effet, par sa diversité géographique et humaine, cette région a longtemps constitué un lieu où de multiples courants culturels ont pu se rencontrer, transiter vers d’autres espaces et évoluer. Séculaire, la tradition musicale perse reste pourtant assez méconnue en Occident. Lorsque l’on parle aujourd’hui de musique savante iranienne, on peut certes se référer à un ensemble cohérent de pratiques musicales passant pour avoir gardé une spécificité remarquable tout en ayant pu s’exporter durablement, puisque de nombreux musicologues en relèvent des traces dans les musiques populaires de contrées fort éloignées1. Pourtant, l’expression la plus élaborée du répertoire musical iranien, le radif2, constitue le résultat d’une longue évolution qui, à partir d’éléments antérieurs à sa constitution, lui a fait prendre sa forme actuelle3. Toujours discuté de nos jours, ce système s’est affirmé durant la période Qajar (1785-1925), considérée comme une ère de renaissance musicale succédant à un long déclin de l’enseignement musical en Perse depuis le début du XVIe siècle, par suite de l’établissement de la dynastie Safavide (1501-1722). D’extraction récente, ce système ne saurait pourtant constituer, à lui seul, une tradition séculaire de la musique iranienne, même si l’on y retrouve forcément des traces de pratiques musicales antérieures. Il est plus difficile encore de caractériser la musique perse d’avant ce système tant ses apports théoriques se confondent, à peu de choses près, avec la théorie arabe telle qu’elle s’est développée après l’Hégire. De fait, la musique perse avait joué un rôle primordial dans le développement des pratiques et de la théorie musicales au sein du monde islamique, la culture perse ayant été très valorisée par les Arabes. Ainsi, pour bien des siècles, musique perse et musique arabe peuvent difficilement s’analyser séparément. Qu’en est-il par contre de la part souvent avancée d’une influence européenne et notamment grecque sur le développement de la théorie musicale dans les pays arabes ? Pendant longtemps les traditions musicales, perse et arabe d’un côté, européenne de l’autre, semblent ne s’être que peu croisées, et il est vrai qu’elles demeurent dans leurs formes actuelles assez éloignées. Une étude comparée de leurs évolutions respectives révèle des « processus de rationalisation » autonomes qui peuvent expliquer en grande partie cette différenciation4. Pourtant, ces musiques ont des fondements théoriques communs, explicités dans les nombreuses productions des penseurs de l’antiquité, de Pythagore à Boèce, commentées, analysées, reformulées, voire complétées par les érudits arabes à partir du premier siècle de la dynastie des Abbassides (750-1258), dont la plupart étaient de culture perse. Bien avant que se mettent en œuvre les divers » processus de rationalisation » des pratiques musicales de leurs civilisations respectives, les philosophes de l’Antiquité et les érudits arabes ont eu en commun d’avoir traité de la musique de manière « spéculative », la considérant comme une science première à l’égal de l’arithmétique, de la géométrie ou de l’astronomie et obéissant à des règles universelles, comme l’expriment bien les différents Droit et cultures, 52 | 2006-2
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avatars de la théorie de l’» harmonie des sphères ». En même temps, ils ont eu rapidement conscience de la part de subjectivité inhérente à toute pratique musicale, comme en témoigne l’évolution du concept d’» éthos » qui, a bien des égards, permet de comprendre comment ont pu s’initier des évolutions autonomes. Ainsi, à travers l’articulation dialectique de ces deux concepts très tôt mis en avant par les auteurs de l’antiquité grecque, les théoriciens arabes, loin de répéter les formulations de leurs prédécesseurs, mobilisaient ce savoir pour poser les bases d’une identité musicale spécifique. Cette étude souhaite montrer dans quelle mesure le dialogue intellectuel ayant trait aux fondements d’une théorie de la musique entre la Grèce antique et la civilisation arabomusulmane issue de l’Hégire, ne saurait être réduit ni à un schéma d’imitation ni à un schéma de rupture. Ce dialogue correspond plutôt à une continuité discursive autour des termes qui, en dépit de pratiques musicales différenciées, fondent en grande partie le canevas analytique de l’esthétique musicale actuelle. Les pratiques musicales dans la région qu’il convient d’appeler aujourd’hui l’Iran sont attestées dès l’Antiquité. Hérodote, par exemple, signale l’existence d’hymnes scandés ou chantés au cours des rites zoroastriens. Dans le domaine profane, Xénophon émet quelques remarques sur les musiques cérémoniales et militaires de l’empire Perse. Pour autant, et de manière significative, ni l’un ni l’autre ne renseignent sur une éventuelle influence de l’hellénisme sur la culture musicale des Perses et encore moins d’une influence inverse5. C’est qu’en dépit de l’indéniable similitude entre plusieurs instruments utilisés alors par les Grecs et les Perses6, la question de rapports en terme d’influence entre ces deux cultures n’a jamais été tranchée par la musicologie, en partie par défaut de sources. En effet, les œuvres musicales des Grecs, à la différence des ouvrages théoriques traitant de la musique, sont mal connues. Cette lacune est souvent considérée comme provenant en grande partie d’un usage, semble-t-il élitiste, de la notation musicale qui n’a pu jouer son rôle de conservation et de transmission du matériel mélodique. De même, il y a bien peu d’indications concernant la pratique et la théorie musicale à l’époque des Achéménides et des Sassanides. Il faut attendre la conquête arabe et le formidable mouvement de traduction des textes anciens entre le VIIIe et le Xe siècle qui accompagne les premiers siècles de la dynastie des Abbassides, pour qu’une ébauche de théorie de la musique dans le monde arabe, et plus particulièrement d’après des éléments hérités de la Perse, puisse être formulée. De nombreux ouvrages traitant de la musique ont été non seulement traduits, mais commentés et discutés, permettant ainsi d’établir en quoi les conceptions des Grecs et des Arabes peuvent être rapprochées. Pour ce faire, il convient de rappeler le corpus philosophique des auteurs grecs en matière de musique et les concepts à partir desquels a pu se développer une réflexion spécifiquement tournée vers les enjeux et la signification du beau musical. En effet, l’esthétique musicale peut être considérée comme relevant de la dialectique du beau « métaphysique », illustré par la synthèse platonicienne de la pensée de Pythagore, et du beau « sensible » tel qu’il commence à être envisagé après Aristote. La proposition fondamentale des auteurs grecs depuis Pythagore (VIe siècle avant J.-C.) est d’établir une relation entre la musique, le nombre, qui imprègne toute sa philosophie, et le cosmos. D’après Pythagore, les phénomènes acoustiques et musicaux seraient l’expression de rapports numériques à travers lesquels s’exprime l’harmonie universelle. La musique constitue de ce fait une science théorique apparue antérieurement à la musique considérée comme un art et pouvant être pensée en dehors de sa composante technique. Cette conception devait perdurer dans la pensée occidentale sous une forme récurrente. Elle a en effet sous-tendu en grande partie les débats esthétiques, au moins en Occident, qui ont opposé les tenants d’une musique pensée comme discipline intellectuelle, indissociable de multiples implications d’ordres philosophique, politique, moral ou religieux, aux défenseurs de l’» art pour l’art » en
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musique, identifiant plutôt celle-ci à sa dimension technique, celle du métier de compositeur ou d’exécutant, et lui refusant toute signification autre que la sienne propre7 selon les termes du compositeur Igor Stravinsky. Pourtant, la distinction que l’on peut faire, au vu de l’évolution ultérieure de l’esthétique musicale tiraillée entre le beau intellectuel et le beau sensible, ne revêt guère de sens chez les premiers théoriciens de la musique qui en ont, avant tout, parlé en scientifiques. Le rôle que les savants ont assigné à la musique est le résultat d’une accumulation de découvertes et de considérations sur la nature du son, phénomène physique, et des sons musicaux, définis par des « hauteurs » différentes. Ces observations devaient conduire à mettre la notion d’intervalle entre deux notes au centre de la théorie musicale des Grecs, et par la suite des Arabes, quoique de manière différente. La définition des intervalles harmoniques par Pythagore est assez connue. Observant sur le monocorde8 la relation entre les sons émis et les portions de cordes vibrantes, il établit par superpositions d’intervalles identiques l’échelle dite pythagoricienne9. A partir de cette échelle, et conformément à sa philosophie toute entière bâtie sur le nombre, il formule une théorie à la fois cosmique et musicale connue comme la théorie de l’harmonie des sphères. Chaque planète produit une note liée à la vitesse de sa révolution. La gamme résultant de l’échelonnement de ces sons, harmonia, désigne à l’origine une sorte d’unification des contraires. En cela, la musique est un principe scientifique participant de l’organisation du monde. Ceci explique aisément pourquoi les Grecs réservaient à l’apprentissage de la musique une place de choix dans l’éducation et pourquoi elle tient une place importante dans les doctrines des philosophes post-socratiques, et notamment de Platon. Les observations de Pythagore ayant abouti à la définition d’intervalles d’après sa méthode de calcul de la hauteur des sons, ainsi que le postulat d’une correspondance entre les intervalles musicaux et le mouvement des astres amènent les penseurs ultérieurs à qualifier les différents modes musicaux10 d’après des incidences d’ordre psychologique voire sociopolitique sur l’auditeur. Cette conception éthique de la musique et que les Grecs dénommaient justement par le terme d’éthos a souvent été associée aux écrits de Platon bien qu’il ne fût pas le premier théoricien à s’y référer. Déjà implicitement présente dans les théories de Pythagore, cette conception fût illustrée après lui par Damon d’Athènes (Ve siècle avant J.-C.), sophiste que Plutarque dans ses Discours de l’aréopagitique dit avoir été conseiller politique de Périclès et dont la pensée n’est connue que d’après Platon, Aristote et Philodème. Avant Platon, il fut l’un des premiers philosophes à prêter à la musique des vertus pédagogiques et politiques, associant celle-ci de manière organique à la gestion de la Cité puisque, d’après la théorie de l’harmonie des sphères, il fait de la connaissance des lois de la nature un facteur de conservation de l’ordre cosmogonique et d’équilibre social. A partir de là, la musique n’est pas définie comme appartenant à un processus créatif mais à une règle morale qu’il convient d’entendre, dans le sens de comprendre, et ce dans l’intérêt même de la cité. Les dialogues de Platon et notamment de nombreux passages du Gorgias11 synthétisent parfaitement l’évolution de la théorie musicale depuis Pythagore. Toute musique inventée et exécutée pour le seul plaisir de l’auditeur, le lyrisme dans la poésie, c’est-à-dire l’accompagnement musical de textes poétiques dont on entend renforcer les effets par les moyens propres à l’illustration musicale, doit être proscrite car risquant de faire « régner le plaisir et la douleur en place des lois »12. Dans le troisième livre de La République, Platon préconise la suppression d’un certain nombre de modes mélodiques en raison de leurs caractères jugés négatifs, tels que le mezzo-lydien, associé à la plainte et le lydien associé à la mollesse et au désoeuvrement. En même temps, il encourage l’usage de modes réputés positifs tel le dorien, d’allure martiale, ou le phrygien, mode souple associé à la maîtrise de soi13. Dans le même esprit, certains instruments sont à proscrire, dont flûtes et harpes, au profit
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des cithares, lyres ou syrinx, l’instrument attribué à Pan et que l’on appelle aujourd’hui, flûte de Pan. Il ressort du syncrétisme platonicien entre la théorie de l’harmonie universelle, d’après Pythagore, et la notion d’éthos, développée par Damon d’Athènes, que le beau musical se définit en fonction de critères objectifs et intangibles d’ordre, de proportions, et de symétrie conduisant à l’harmonie.De ce point de vue, la musique est un principe métaphysique et non esthétique. Le beau platonicien transcende les données concrètes perçues par les sens et restera toujours invoqué par les théoriciens qui, tout au long de l’histoire de la pensée musicale, voudront s’opposer aux tenants du beau sensible. Sa finalité ultime est d’éveiller l’amour du beau pour le conduire à la contemplation du bien et du juste. Ce qui relève de la vertu est beau ; ce qui relève du vice est laid. Le beau est un principe moral. La conception métaphysique de la musique platonicienne ne devait néanmoins pas rester prédominante dans la pensée des philosophes post-socratiques. Aristote, disciple de Platon, s’il ne remet pas en cause certaines approches de son maître, ouvre des perspectives nouvelles qui permettront d’aboutir à une réflexion musicale autonomisée. Mettant de côté la question de l’harmonie universelle de Pythagore, sur laquelle il est en désaccord avec Platon, et bien que restant attaché aux fonctions morales et pédagogiques que ce dernier assignait à la musique, Aristote attribue à celle-ci une dimension nouvelle de « loisir »et de « repos de l’esprit après l’effort »14. L’éducation musicale n’est ni utile ni nécessaire mais répond à un besoin « légitime » d’oisiveté. La musique semble en outre revêtir des vertus cathartiques. On citera pour exemple un extrait de la Politique dans lequel bien des commentateurs ont trouvé les prémices de la musicothérapie : « La pitié, la crainte, l’émotion sont des sentiments connus de tous à des degrés divers : en quelques uns, ils ont un fort retentissement, en d’autres moins. Mais ceux qui sont fortement agités, lorsqu’ils entendent des chants sacrés qui transportent l’âme hors d’elle-même, se trouvent remis d’aplomb et fortifiés. Le même traitement vaut pour la terreur ainsi que pour tous les sentiments dont nous avons parlé qui peuvent apparaître en chacun d’eux à l’occasion : il se produit toujours une purgation et un allègement accompagné de plaisir »15. Quand bien même la musique occupe une importance moindre dans l’œuvre d’Aristote que dans celle de son maître, ce qu’il en écrit constitue néanmoins une évolution importante. Après Aristote, le beau peut être envisagé comme un prédicat de l’art musical qui ne tient sa source que de lui-même sans assujettissement à un principe immanent. En cela, Aristote annonce la naissance de l’esthétique dont son élève, Aristoxène de Tarente (IVe siècle avant J.-C.) fut le premier véritable théoricien. En dehors de toute référence métaphysique à un principe organisationnel du monde, ce dernier envisage l’échelle des sons musicaux comme un continuum sonore divisible par fraction en fonction des contingences techniques de l’instrument16. Remettant clairement en cause l’échelle pythagoricienne et séparant par là la musique de toute réflexion métaphysique, Aristoxène accorde une place supérieure aux effets psychologiques de celle-ci, sans se référer à l’encombrante notion d’éthos mais à une dimension plus simplement subjective17. Ainsi, en quelques siècles de productions théoriques concernant la musique, les bases des polémiques futures ayant trait à l’esthétique musicale sont déjà largement définies entre la conception pythagoricienne à laquelle se rattache Platon et celle issue d’Aristote et que développe Aristoxène. Les conceptions théoriques à suivre, et notamment celles développées par les auteurs arabes, devront pour longtemps continuer à se référer à l’une ou l’autre de ces conceptions. Toutefois, il convient de garder à l’esprit le caractère volontiers syncrétique de la pensée philosophique à la fin de l’Antiquité, évolution à laquelle n’échappe pas la musique et qui verra de nombreux auteurs rapprocher ces différentes conceptions. Déjà présent chez Nicomaque et Ptolémée, ce syncrétisme est encore plus évident chez les auteurs romains et notamment dans l’œuvre qu’Aristide Quintilien (Rome, IIIe siècle après J.-C.) consacre à la
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musique. Son ouvrage rédigé en grec et intitulé Peri Muzikes comporte trois volumes. Le premier traitant des objets musicaux tels que l’harmonie, le rythme et la métrique18 est élaboré d’après le système d’Aristoxène. Le second traite de la musique dans l’éducation et la morale et se réfère en cela à Damon et Platon. Le troisième renvoie à la cosmologie musicale d’après les conceptions pythagoricienne et néo-platonicienne. Toujours dans la même optique, au début du VIe siècle, intervient sous la plume de Boèce la somme qui servira de référence théorique à tout le Moyen-Âge occidental jusqu’à ce que soient redécouvertes les œuvres originales des Grecs d’après les traductions des Arabes à partir du XIIe siècle. Aristocrate et homme politique romain, Boèce est surtout connu pour sa Consolation Philosophique écrite en prison avant son exécution ordonnée par Théodoric. Pétri de culture grecque, à un moment où l’on était de moins en moins capable de lire ces auteurs dans le texte, il avait nourri le projet de traduire et de commenter l’œuvre d’Aristote et celle de Platon dans le but de montrer l’accord entre leurs philosophies19. Considérant dans la tradition pythagoricienne la musique comme une science théorique première, dans la mesure où elle constitue l’un des premiers exemples de physique mathématique de par sa mise en relation du phénomène sonore et du nombre, elle prend place dans son quadrivium au côté de l’arithmétique, de la géométrie et de l’astronomie. Il a consacré à la musique De Institutiones musica, rédigé à partir de commentaires sur le Harmonika de Ptolémée (83-161), d’après la traduction de Porphyre et sur le De musica de Nicomaque20. Boèce rétablit une conception philosophique et spéculative de la musique en divisant celle-ci en musica mundana, d’essence cosmique et dynamique et en musica humanapour laquelle il met l’accent sur ses aspects psychologiques21. Il s’inscrit également dans la tradition d’Aristoxène, Nicomaque et Ptolémée en reprécisant la notion d’intervalle soit comme rapport entre deux sons successifs, paramètre musical dit « horizontal »,soit comme un rapport entre deux sons simultanés, paramètre musical dit « vertical ». Très lu et commenté après la renaissance carolingienne, Boèce sera avec Saint Augustin l’un des principaux passeurs du savoir musical antique dans le monde latin. C’est à partir de son classement des intervalles consonants ou dissonants et de sa caractérisation des différents modes et genres du système grec que devait se développer ultérieurement le chant dit « Grégorien ». D’après le musicologue allemand Thomas Mathiesen, les auteurs antiques grecs ont laissé près de 300 copies manuscrites concernant la musique. Cet héritage énorme a eu l’importance que l’on sait tant dans l’Occident médiéval que dans le monde arabe. Toutefois, cet héritage ne saurait être considéré comme homogène, car les auteurs ont pu avancer des propositions diverses et contradictoires sur la musique tant dans ses principes que dans sa finalité. Il subsiste néanmoins une caractéristique majeure de la pensée musicale chez les Grecs qui est d’avoir considéré la musique avant tout comme une science spéculative séparée de la pratique instrumentale, opposant celui qui comprend les règles de la musique sans avoir besoin de l’entendre à celui qui entend la musique mais ne la comprend pas22. La survivance de cet héritage philosophique et musical dans le monde arabe est indissociable d’un processus d’adaptation à des données socio-historiques différentes, qui préludent à une évolution particulière23. Ainsi, il ne subsiste guère de traces d’une pratique musicale en Grèce antique. L’aspect purement instrumental de celle-ci, volontiers dévalorisé, n’a pu être abordé que dans sa relation de subordination à la théorie. Il n’y a pas non plus d’exemples musicaux permettant d’imaginer ce que pouvait être la musique en Perse avant la synthèse musicale arabo-persane que l’on situe généralement au tournant du XIe et du XIIe siècle. On sait néanmoins que, dès avant l’hégire, la musique perse a joui dans la région d’une très importante reconnaissance. Durant la période des Sassanides (224-642), qui fut l’âge d’or du zoroastrisme, les musiciens passaient pour bénéficier d’un statut social enviable. Très prisés à la cour impériale, l’un d’entre eux, resté célèbre sous le nom de Barbad, aurait codifié du temps de l’empereur Khosrow II (590-628) Droit et cultures, 52 | 2006-2
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les deux modes royaux, ou khosrovani, ainsi que trente modes dérivés, et passe pour avoir écrit plus de 300 mélodies pour chaque jour du calendrier sassanide24. Sa musique a néanmoins été perdue et il n’en reste que les noms de certains modes repris dans la classification ultérieure d’Ibn-Sina (Avicenne, XIe siècle). La conquête de la Perse par les Arabes en 642 eut un large effet de dispersion de la culture perse dans tout l’empire, en musique comme dans tous les domaines du savoir, et ce en dépit d’une hostilité de nature religieuse : le prophète Mahomet ayant souvent mis en garde contre la musique, art « frivole », susceptible de détourner le fidèle de la piété. Cette dispersion devait accompagner et même favoriser l’essor intellectuel durant les premiers siècles abbassides dans la mesure ou nombre de savants de cette époque étaient souvent de culture et d’éducation persane quand ils n’étaient pas Perses tout simplement. En 762, le deuxième calife abbasside, Mansur, fonde la cité de Bagdad, en territoire perse, et y transfère le califat précédemment établi à Damas. En 830, le calife Al-Mamun fonde le bayt-al-hikma25au sein duquel sont traduits un grand nombre d’ouvrages scientifiques et philosophiques indiens, persans et surtout les œuvres des auteurs grecs qui avaient été diffusées dans la partie de l’empire byzantin nouvellement conquise. Ce vaste mouvement intellectuel assez bien connu a, en grande partie, été favorisé par l’adoption de l’arabe classique comme langue véhiculaire, ce qui n’aide guère à départager la part des diverses influences qui ont pu s’exercer sur le développement de la pensée musicale dans la région. Al Kindi (801-873), l’un des premiers théoriciens d’envergure ayant traité de la musique, est originaire d’une tribu sudarabique. Al Farabi (870-950), que l’Occident médiéval et scolastique connaissait sous le nom d’Avennassar ou Al-Farabius et qui était appelé le « deuxième maître », après Aristote, est originaire de Transoxiane26 et de culture turque. L’un des continuateurs de sa pensée, Ibn-Sina ou Avicenne (980-1037) est également dans cette région, mais de culture perse. Ils sont tous trois auteurs de traités de musique fondamentaux pour la connaissance de la musique arabe, bien que leurs apports soient également revendiqués par les Turcs ou les Iraniens27. De fait, leurs écrits appartiennent à des évolutions culturelles parallèles mais conduisant à un mouvement de synthèse des différentes approches et connaissances de leurs époques, mouvement qui culmine dans la pensée de Safiy a-d-Din al-Urmawi (décédé en 1294). Si en musique, comme dans bien d’autres domaines, l’accès aux œuvres de Platon, Aristote et Ptolémée fut un point de départ déterminant en même temps qu’une référence obligée, on ne peut considérer la pensée arabe comme essentiellement dénuée d’originalité. En effet, bien des savants arabes ne se contentent pas de reprendre les auteurs grecs mais commentent, ajoutent ou corrigent. Les quelques lignes ouvrant le monumental Kitab al-Musiqi de Al Farabi démontrent assez bien l’attitude critique de son auteur vis-à-vis de ses prédécesseurs. On peut y lire : « Le but recherché par l’auteur s’adonnant à chaque art théorique devrait être déterminé par trois axiomes : le premier, un énoncé complet des principes fondamentaux ; le second, l’aptitude à élucider ce qu’induisent ces principes ; le troisième, l’aptitude à combattre les erreurs qui vont à l’encontre de sa science et la force de restreindre l’opinion des autres, de discerner le vrai du faux, enfin de rectifier les imperfections de ceux dont les opinions sont obscures »28. Avec des propositions sensiblement différentes sur un certain nombre de paramètres, notamment sur la question de la définition des intervalles, ces savants partagent bien souvent un rapport identique aux écrits des « anciens », attitude qui ne saurait être considérée comme suiviste. D’abord si ces auteurs se sont référés à l’héritage savant de la Grèce comme de la Perse antique, l’apport de la science grecque doit avant tout être considéré comme étant d’ordre spéculatif alors que celui de la Perse a trait à l’organologie et au développement des structures instrumentales qui allaient prévaloir dans le développement ultérieur de la tradition musicale
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arabe. Enfin, dans le but de caractériser celle-ci, ils ont émis des propositions allant à l’encontre de celles des Grecs, comme l’illustre la préconisation d’intervalles différents de ceux contenus dans l’échelle pythagoricienne dite « diatonique », en usage en Occident pour la pratique musicale. Le mot musiki, auquel il est fait référence dans les traités, désigne à l’instar de la musike grecque, la science de la composition mélodique29. Dans un premier temps, la musique est considérée également comme une des sciences premières dans la plus stricte tradition pythagoricienne. Al Kindi, l’un des premiers savants arabes à écrire sur la musique, adopte clairement la proposition pythagoricienne de l’harmonie des sphères et insiste sur la relation entre les nombres et l’ordre cosmologique dont la musique est une des manifestations. De fait, les théoriciens de l’âge d’or abbasside ont poursuivi de manière significative la pensée syncrétique de l’Antiquité tardive en Occident pour arriver à une synthèse des connaissances à la manière du De Institutione musica de Boèce30. Ils se réfèrent à Pythagore concernant le calcul des échelles musicales et des intervalles mélodiques et pour ce qui concerne l’insertion de la musique dans un ordre cosmologique. Néo-platoniciens, ils en affirment le caractère moral mais développent la conception d’éthos dans une direction sensiblement différente de celles de Damon d’Athènes ou de Platon. Attirés par la logique d’Aristote, ils fondent l’échelle musicale convenant à la musique arabe de manière réfléchie en tenant compte à la fois du rendu sonore, « sensible »,et de la rigueur scientifique. Le Kitab al-musiqi al kabir de Al Farabi reste l’un des plus imposants traités produits par la science arabe concernant la musique. Si d’un point de vue théorique, il est largement redevable aux Grecs, il s’intéresse véritablement aux questions posées par la pratique instrumentale notamment dans les parties consacrées aux instruments et au rythme, questions qui ont peu intéressé les Grecs. Le premier livre du traité est divisé en deux sections. La première, à partir d’un exposé sur la nature physique du son, amène son auteur à caractériser les intervalles musicaux et les différents modes issus de leurs agencements. Dans la seconde section, Al Farabi se réfère au grand système parfait de Ptolémée quant à la division de l’octave, et aborde les différents rythmes en usage dans la musique arabe31. Le second livre traite d’organologie et constitue le premier exemple d’ouvrage complet en ce domaine. Il consiste en une description des principaux instruments de musique et notamment le tumbûr, instrument à manche court hybride des luths arabes et persans, dont il se sert pour vérifier empiriquement sa théorie des intervalles, mais il présente également de nombreux autres instruments dont il décrit les différentes amplitudes32. Le troisième livre traite du rythme à partir de la composition et de la pratique tant vocale qu’instrumentale. Par ailleurs, Al Farabi est le premier auteur à systématiser l’échelle mélodique arabe d’après les enseignements et la tradition hérités du légendaire musicien Ibrahim Al Mawsili (mort en 804) et de son fils Ishâq Al Mawsili (mort en 850). Ces deux musiciens, de culture perse, s’illustrèrent à la cour du califat de Bagdad où le second obtint une renommée telle que son jeu devait servir de référence à la définition des échelles mélodiques convenant à la musique arabe. La particularité de leur jeu de oud résidait dans le frettage du médius que l’on attribue à Mansur Zalzal, oncle et professeur de oud de Ishâq. Le médius était placé de telle façon qu’il permettait de jouer des intervalles de secondes et de tierces neutres, intervalles inconnus des Grecs33. Ces intervalles définissant un genre échappant à la logique héritée de l’échelle pythagoricienne, un certain nombre d’auteurs depuis Al Kindi, peu capables de l’exprimer rationnellement, l’ont souvent passé sous silence. De fait, le système scalaire pythagoricien a constitué pendant longtemps la base du système de frettage des instruments à cordes en Perse et il s’est maintenu encore après les travaux de Al Farabi. Il est, cependant, le premier à avoir systématisé le genre mélodique associé à ce système de frettage qualifié par lui de médius de Zalzal et à décrire un certain nombre de modes mélodiques issus du genre dit zalzalien34.
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Les auteurs suivant Al Farabi, s’ils proposent des frettes différentes de ce dernier, ne remettent pas en cause le rôle privilégié des échelles à intervalles neutres. A partir d’un système de frettage sensiblement différent, Avicenne établit une liste de douze modes primaires destinés au répertoire musical selon sa conception de l’éthos. En effet, certains modes sont destinés à certaines heures de la journée, certains mois de l’année ou sont associés à un goût particulier et nommés d’après une origine géographique comme certains de leurs noms l’indiquent35. Les dénominations de ces modes intégrant les intervalles neutres sont encore utilisées aujourd’hui dans la musique savante iranienne bien qu’ils ne correspondent pas forcément aux échelles décrites par Avicenne en son temps. C’est à partir de cette conception modale, basée sur des échelles mélodiques étrangères à la gamme pythagoricienne, que la musique arabo-islamique va s’orienter vers l’organisation de type maqam36 qui continue de caractériser le radif actuel iranien. Le maqam, qui donne toute son importance à l’expression personnelle des interprètes, est caractérisé au niveau formel par un système d’organisation modale des mélodies et par une exécution largement improvisée où les processus de création et d’interprétation sont étroitement liés. L’important ici est que la classification des modes en fonction de leurs « couleurs » harmoniques propres constitue une évolution originale de la notion d’éthos. Car c’est bien dans le domaine de la psychologie musicale, l’éthos, que la continuité spéculative entre les pensées musicales grecque et arabe est la plus apparente. De ce point de vue, Al Kindi est assez représentatif d’une optique qualifiée plus volontiers de néoplatonicienne, attitude que l’on retrouve également au sein des savants du collectif Ikhwan Al Safa, ou « frères de la pureté ». Ce groupe très actif au Xe siècle près de Basra est connu pour avoir constitué le premier exposé complet de la doctrine ismaélienne. Alors que les auteurs ayant écrit après Al Kindi se sont bien plus intéressés aux calculs mathématiques permettant de définir les intervalles mélodiques, ces savants ont mis en avant la notion d’harmonie universelle ou « harmonie des sphères » ainsi que le concept physique de la propagation, précisément sphérique, du son. Poursuivant plus avant les conclusions des Grecs en matière d’éthos, ils se réfèrent aux incidences physiques de la musique sur les êtres en reliant la nature des sons, vibrations résultant de la collision de deux corps étrangers, à un certain nombre de phénomènes naturels comme le chaud, qui engendre des sons aigus, ou le froid, qui donne naissance aux sonorités graves, mais aussi au vent, au tonnerre, aux divers éléments, aux couleurs et aux parfums. La position relativement marginale du groupe ismaélien explique sans doute que l’évolution du concept d’éthos soit plus évidente à partir d’Avicenne. Bien qu’on ait pu prêter à ce dernier une éducation ismaélienne37, c’est d’un autre point de vue que celui-ci s’intéresse à l’influence psychologique de la musique sur les individus. Très versé dans cet art, il ne se serait pas contenté de lui consacrer une part importante de son travail de scientifique, mais aurait été aussi compositeur et exécutant38. Si sa production scientifique diffère assez peu de l’ouvrage fondamental d’Al Farabi, en revanche, son appréciation de la musique est plus originale dans des domaines que n’avait pas ou peu traités son prédécesseur, ainsi de la médecine, discipline qui l’a rendu célèbre en Occident, ou encore de l’éducation. Certes, la musique étant souvent envisagée comme un principe naturel d’ordre cosmique, il est peu étonnant que, depuis Pythagore, bon nombre de savants aient attribué à la musique des vertus thérapeutiques39. De même, depuis Damon d’Athènes et Platon, l’étude de la musique est préconisée dans l’éducation des enfants. Souvent considéré comme l’un des précurseurs de la musicothérapie, Avicenne, contrairement à ses prédécesseurs, ne se contente pas d’énoncer des principes généraux mais formule des recommandations précises pour chaque affection du malade, les maux de tête, l’insomnie, la circulation du sang. C’est à partir de l’état de tension ou de détente que suscite l’usage de tel ou tel mode qu’il élabore sa théorie des intervalles consonants et dissonants. Dans le domaine de l’éducation40, Avicenne intègre la musique à un
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programme très détaillé d’activités pédagogiques en insistant notamment sur l’importance de la musique dans le développement du goût et des facultés affectives des petits enfants41. D’une certaine manière, en tenant compte surtout d’observations pratiques pour formuler ses propres propositions quant à l’influence de la musique sur l’âme humaine, Avicenne contribue à séparer celle-ci de toute considération métaphysique et prépare le terrain à une conception plus culturelle de l’éthos musical qui, délaissant l’universalisme contenu dans la théorie de l’harmonie des sphères permettra la construction d’une identité musicale spécifique au monde islamique. Ainsi, Safiy ad-Dîn al-Urmawî, qui écrit près de trois siècles après Avicenne, confèrera à l’éthos une dimension ethnique et politique arguant que les nations seraient enclines à apprécier telle ou telle échelle mélodique plutôt qu’une autre. L’éthos évolue ainsi d’une conception métaphysique originelle pour ne plus recouvrir que la simple observation des pratiques musicales comparées. Ici, la volonté de récapituler le savoir tout en voulant saisir la pratique musicale de l’époque va souvent bien plus loin que les traités antérieurs de la période antique. Safiy ad-Dîn al-Urmawî, musicien et théoricien à la cour de Bagdad à la fin de l’époque abbasside fût en effet le dernier théoricien auquel il revient d’achever ce cycle de « rationalisation » de l’héritage théorique de la Grèce antique. De double ascendance turque et perse, il écrivit deux ouvrages sur la musique42, les plus importants depuis Avicenne et dont l’influence théorique devait perdurer près de deux siècles. Ces deux traités constituent une ambitieuse synthèse d’éléments issus de la tradition musicale anté-islamique, notamment persane, et de l’apport des théoriciens musulmans depuis Al Kindi. Il établit une échelle mélodique d’après un tétracorde proposé par Al Farabi et incluant les intervalles neutres que celui-ci s’était contenté de décrire dans son application au oud, par le frettage. Cette échelle est obtenue au moyen d’une extension symétrique de l’échelle pythagoricienne, le cycle des quintes, jusqu’au dix-huitième degré et aboutit ainsi à une division de l’octave en dix sept intervalles inégaux. Il définit à partir de cette échelle deux séries de modes, douze shudud et six awazat, et deux modes dérivés de modes shudud. Bien que passant pour avoir inventé des instruments43, il a néanmoins peu écrit sur la pratique musicale et ses propositions restent avant tout théoriques. Par ailleurs, ses études sur le rythme, n’étant basées que sur des éléments de prosodie, ne sauraient revêtir l’importance de ce qu’a pu écrire Al Farabi dans ce domaine. Toutefois, l’influence de son école, dite « systématiste », constitue l’apogée d’un travail de réinterprétation de l’enseignement hellénique et de rationalisation des traditions musicales dans le monde musulman. Simultanément, les propositions de Safiy ad-Dîn al-Urmawî marquent l’apogée du mouvement d’intégration de la musique perse au sein de la musique arabe médiévale. La musique perse se confond alors à peu de chose près avec la musique arabe jusqu’au XVIe siècle lorsque, en même temps que la musique turque, elle commence à affirmer des caractères autonomes. En effet, sous la dynastie safavide (1501-1722), qui institue l’islam shiite44 dans l’actuel territoire iranien, l’enseignement et la pratique musicale subirent un inexorable déclin jusqu’au début du XXe siècle. C’est alors que, sous l’influence de l’Occident, devait se reconstruire une identité musicale particulière qui fait toujours débat aujourd’hui et qui montre a posteriori l’importance et la complexité des rapports qu’ont entretenus et continuent d’entretenir les deux traditions musicales. Ainsi, en dépit d’un fond théorique commun, réadapté à des réalités socioculturelles différentes, divers processus de rationalisation ont conduit les traditions musicales perses et européennes à des situations très différenciées tant au niveau de la théorie que de la pratique. Ces processus n’ont néanmoins pas remis en cause la pertinence des notions fondatrices d’une esthétique musicale telles qu’elles se sont formées dans la pensée des auteurs de l’Antiquité grecque et développées chez les théoriciens arabes. En effet, un certain nombre de questions ayant trait au langage musical demeurent aujourd’hui d’une grande actualité. Contrairement à
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ce qui est advenu en Europe avec le déclin progressif des harmonies modales à partir du XVIe siècle, au profit des gammes majeures et mineures, et avec l’adoption du tempérament égal au XVIIIe siècle, aucune rationalisation de ce type, en dépit des nombreux systèmes proposés, n’a pu s’établir durablement dans la musique de l’espace arabo-islamique, laissant la question de la définition des intervalles harmoniques toujours en suspens. On peut, en partie, expliquer cette différence par le fait que, en Europe, la remise en cause des propositions des Anciens concernant la musique a surtout été l’œuvre de musiciens et n’avait, cette fois, pour unique finalité que l’aspect purement pratique de la musique. Un tel questionnement n’a pas eu lieu avant une période assez récente de l’histoire des musiques arabo-musulmanes et de la musique perse et iranienne en particulier. Quelles que soient leurs spécificités actuelles, les deux traditions musicales se trouvent confrontées à un tournant dans l’évolution de leurs langages respectifs. L’évolution des pratiques musicales et notamment du rapport entre les œuvres et le public a conduit la musique savante occidentale, bien que cette notion puisse recouvrir des choix esthétiques très contrastés, à une crise de langage sans précédent qui l’a conduit vers des propositions alternatives tournant le dos à l’héritage de la Renaissance et ce à quoi les avaient conduites les « rationalisations » weberiennes évoquées précédemment45. Les musiques apparues au cours du XXe siècle, qu’elles soient atonale, dodécaphonique, concrète, microtonale ou aléatoire, le développement de nouvelles notations musicales ou de pratiques d’exécution laissant plus de place à l’improvisation constituent, à cet égard, des ruptures importantes qui ont remis en avant la question du langage musical, question qui n’avait plus été discutée depuis plusieurs siècles. En même temps que l’Occident musical cherche une solution à la crise traversée en se tournant vers des paramètres musicaux plus volontiers indéterminés, certains théoriciens iraniens, dans le but de préserver une tradition musicale également considérée comme déclinante, faute de trouver un public et des exécutants pour la faire vivre, vont dans le sens inverse en suscitant un mouvement d’importation des paramètres musicaux occidentaux. Par exemple, le compositeur et théoricien Ali Naqi Vaziri a pu proposer pour l’exécution du radif des systèmes de notations et des échelles mélodiques empruntés à l’Occident comme pour rattraper le chaînon rationnel qui aurait manqué à la musique perse46. Ainsi, même dans la crise, les deux traditions musicales continuent d’être confrontées à des évolutions parallèles qui n’excluent pas, comme c’est le cas actuellement, le recours à des solutions rationnelles contraires. Par là même, elles restent toutes deux étroitement liées à la dialectique de l’essence et du langage musical et redonnent tout leur sens aux notions héritées de l’Antiquité, notions qu’elles ont su épurer de leur composante métaphysique originelle, pour ne plus poser que la question du sens du beau, de sa valeur universelle et des moyens de le préserver. Notes 1 C’est notamment le cas de certaines musiques de la Chine occidentale, notamment de la région que l’on appelle le Turkestan oriental, et bien sûr du sud de l’Espagne. 2 Le terme radif signifie littéralement répertoire et désigne l’ensemble des compositions musicales rattachées aux douze modes utilisés pour la pratique musicale de la musique savante iranienne. Ces douze modes se retrouvent dans douze ordres appelés dathsgah construits chacun autour d’un mode mélodique particulier. Dans chaque dathsgah sont rassemblées des compositions instrumentales ou vocales, anciennes ou récentes, appelées gusheh, d’après leur « couleur » harmonique. Ce système s’apparente au maqam en usage dans la plupart des pays arabes. 3 Les chercheurs, musicologues et musiciens les plus souvent associés à la codification de ce système sont Mirza Abdollah (1845-1918), Forsat Shirazi (1852-1920) et Ali Naqi Vaziri (1887-1979). 4 On pourra se référer ici à l’ouvrage de Max Weber paru en 1921 : Die rationalen und soziologischen Grundlagen der Musik ou Sociologie de la musique. Les fondements rationnels et sociaux de la musique.
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Weber, étudiant dans une perspective historique et comparatiste les situations européenne mais aussi chinoise, indienne et arabo-islamique, émet l’hypothèse que la situation de la musique en Europe serait le résultat depuis l’Antiquité d’un lent « processus de rationalisation ». Il évoque, par exemple, comme relevant de ce processus l’apparition de la notation musicale, l’adoption du tempérament égal, la professionnalisation des musiciens ou encore l’affirmation d’une musique d’agrément par le développement du concert. 5 Le premier parce que ses « Histoires » peuvent se lire à travers son parti pris d’opposer les barbares, dont les Perses, à la civilisation grecque. Le deuxième, général athénien, sait le rôle que l’or des Perses a joué lors de la guerre du Péloponnèse et s’exprime en observateur en quelque sorte « pris » dans les rapports que sa cité a pu entretenir avec le puissant empire des Achéménides. 6 Les exemples les plus souvent avancés concernent les diverses variantes de luths perses. Par exemple, le tambur, luth à long manche avec une caisse en bois de forme ovale et dont on retrouve des variantes dans l’iconographie mésopotamienne et égyptienne, passe pour être le prototype de la pandura grecque. Il convient néanmoins de dire que, contrairement aux traditions musicales mésopotamienne, égyptienne, perse et par la suite arabe, le luth ne semble avoir eu qu’un rôle marginal dans le développement de la théorie musicale en Grèce. 7 Tout au long de l’histoire de la pensée musicale, on peut évoquer Platon qui, après Pythagore, attribue à la musique des vertus pédagogiques et condamne sévèrement son utilisation à des seules finalités hédonistes. Il convient également de citer aussi le musicologue Eduard Hanslick (XIXe siècle) polémiquant avec Richard Wagner dans son ouvrage Vom Musikalische-Schönen au sujet de l’unité supposée par ce dernier de la musique et des autres formes d’expression artistiques. Enfin Theodor Adorno nous parait également relever de l’attitude inverse dans Philosophie Der Neuen Musik lorsqu’il condamne, dans une perspective matérialiste historique,les « jeux néoclassiques réactionnaires » d’Igor Stravinsky auxquels il oppose le mouvement de « progrès » qu’il discerne dans la relation dialectique entre le dodécaphonisme d’Arnold Schoenberg et de ses disciples d’une part, et les tensions profondes de la société contemporaine d’autre part. 8 Boèce (VIe siècle), dans son De Institutione musicae, attribue à Pythagore l’invention de cet instrument n’ayant qu’une vocation scientifique et qui devait être utilisé à de telles fins jusqu’après le Moyen-Âge (Jean-Philippe Rameau s’en est également servi pour l’élaboration de son Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels en 1722). Mais il semble établi que les Egyptiens le connaissaient déjà, ce qui laisse entière la question d’une possible transmission d’un savoir musical aux Grecs par des civilisations plus anciennes. 9 L’échelle pythagoricienne est construite à partir d’un empilement de quintes justes, le « cycle de quintes », correspondant à do – sol – ré – la – mi – si – fa dièse - do dièse - sol dièse - ré dièse - la dièse mi dièse - si dièse, c’est-à-dire les douze demi-tons de l’octave de la gamme diatonique non tempérée. Ce système perdurera quasiment jusqu’à l’adoption du tempérament dit « égal », divisant l’octave en douze demi-tons, rigoureusement égaux. Dans le système pythagoricien en effet, le si dièse n’équivaut pas à do. 10 On définit un mode comme un système particulier d’organisation des intervalles musicaux adapté à la pratique musicale. D’après le système pythagoricien, chaque mode possède un caractère propre issu d’une échelle de succession variable d’intervalles de 1 ton, ½ ton, modes les plus courants, ou d’intervalles inférieurs au ½ ton, comme le ¼ de ton. Les modes grecs sont établis à partir de tétracordes, c’est-à-dire d’une succession d’intervalles variables descendants compris dans l’intervalle de quarte juste. 11 Il est révélateur du point de vue du rôle civique assigné à la musique depuis Damon d’Athènes que, dans cet ouvrage précisément, Platon assimile la musique à but hédoniste aux effets néfastes que la rhétorique a sur les citoyens de la cité. 12 Platon, La République, Livre X 607b. 13 L’audition de certaines mélodies construites autour de modes déterminés suscitent ou incarnent des états d’âme individuels influençant l’être dans la cité. Selon le même principe d’équivalence, certains modes sont ainsi associés à la nature des régimes politiques (démocratie, oligarchie ou tyrannie). 14 Aristote, La Politique Livre VIII. 15 Aristote, La Politique Livre VIII, 1342a . 16 Aristoxène décompose l’octave en six tons égaux, eux même divisibles en ½ tons et en ¼ de tons. A partir de ces divisions de l’octave, il précise la notion d’intervalle entre deux sons et la notion d’harmonie dans son acception musicale, en se référant aux échelles mélodiques issues de son propre système de division de l’octave. Il est connu par ailleurs pour être le premier théoricien à fournir des
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bases théoriques pour l’étude du rythme en définissant celui-ci comme une série de rapports sur une valeur indivisible. 17 Plusieurs siècles après Aristoxène, Philodème (Ier siècle avant J.-C.), se référant à ce dernier, dénie tout bonnement à la musique toute règle ou loi, ne la trouvant bonne qu’à accompagner les repas... 18 La métrique est la science étudiant les cellules rythmiques, c’est-à-dire l’organisation de la durée musicale. 19 Boèce (480-524), mort avant la cinquantaine ne put mener ce projet à terme et n’aura eu le temps de traduire et de commenter que quelques œuvres d’Aristote concernant la logique ainsi que l’Isagoge de Porphyre. Ce projet ne sera finalement mené à son terme que par les savants arabes plusieurs siècles après lui. 20 Cet ouvrage aurait été rédigé au début du IIe siècle mais le manuscrit a été perdu. 21 Boèce reconnaît également la musique dans son acception instrumentale, la « musica instrumentalis » mais pour la relayer à un rang bien moindre que les deux précédents. Dans le chapitre 35 de son ouvrage, il écrit par exemple : « Il y a la raison qui conçoit et la main qui exécute. Il est plus important de savoir que de faire. Supériorité de l’esprit sur le corps. L’exécutant n’est qu’un serviteur. Combien plus belle est la science de la musique fondée sur la connaissance raisonnable que sur la réalisation matérielle ». 22 Cette distinction qui fait de la musique l’apanage des savants, perdurera durant tout le Moyen-Âge en Occident pour évoluer vers l’opposition entre musique sacrée, le plain chant ou chant « grégorien »,issus de la théorie modale grecque, et la musique profane, « vulgaire », d’expression instrumentale et associée au paganisme. 23 Concernant les facteurs sociopolitiques et culturels du mouvement de traduction des auteurs grecs par les savants arabes du VIIIe au Xe siècle, on pourra consulter notamment Dimitri Gutas, Pensée grecque, culture arabe, Aubier, Paris, 2005. 24 La vie et l’œuvre de ce musicien sont attestées par de nombreux écrits ultérieurs dont ceux du philosophe arabe Al Kindi (IXe siècle), ceux de Ibn Zayla, disciple et continuateur d’Avicenne, ainsi que par le poème épique du poète arabe Nizâmi écrit au début du XIIIe siècle. 25 L’expression peut être traduite littéralement par « maison de sagesse ». Cette institution fut en même temps bibliothèque, académie, observatoire scientifique et office de traduction. Les traducteurs étaient, avant tout, recherchés pour leurs compétences, quelle que soient leurs confessions, et étaient bien rétribués. 26 La Transoxiane désigne alors le territoire correspondant à peu près à l’actuel Ouzbékistan et au sudouest du Kazakhstan, entre les fleuves Syr-Daria et Oxus (nom actuel : Amou-Daria), d’où son nom de Transoxiane, « au-delà de l’Oxus ». Cette région dans laquelle vivaient de nombreuses tribus turciques est le cœur historique et culturel de la Perse d’alors principalement développée autour des deux villes, actuellement ouzbèques, de Boukhara et Samarqand. 27 Référence ici aux auteurs les plus souvent cités par les musicologues spécialistes de musique arabe et à quelques ouvrages sur les 600 titres et 341 traités produits entre les Xe et XIXe siècles recensés par le musicologue Amnon Shiloah. 28 Passage cité par Henry George Farmer dans Historical facts for the Arabian musical Influence,Arno Press (New York, 1978, p. 67-68, traduction A. L.-C.). 29 Bien que cette science soit toujours opposée à la pratique musicale pour laquelle est utilisé le terme ghina, l’importance des recherches et des propositions théoriques dans le domaine de la définition des intervalles d’après des référentiels organologiques, et de manière générale la place faite à l’étude des instruments dans de nombreux traités, a contribué à rendre moins évidente cette distinction. 30 Les savants arabes ont d’ailleurs pu avoir accès aux ouvrages qui avaient inspiré à Boèce son travail. En effet, l’historien Mas’ûdî (mort en 956) rapporte une conversation avec le calife Al-Qâhir (932-934) qui, évoquant son lointain prédécesseur Al-Mansûr, le fondateur de Bagdad, affirme que ce dernier s’était fait traduire l’Arithmétique de Nicomaque de Gérase et l’Almageste de Ptolémée. On sait aussi que AlKindi lui-même devait corriger cette traduction en syriaque due à Habib Ibn Birîz. Par contre, s’il n’y a pas de mention d’une éventuelle traduction du De musica du même Nicomaque, on sait que l’ouvrage de Ptolémée Harmonika fut traduit au IXe siècle par Al-Majisti. L’ouvrage de Dimitri Gutas précédement cité contient une table de l’ensemble des ouvrages traduits à cette époque. 31 Cette question du rythme, intervalle vertical opposé à l’intervalle horizontal, c’est-à-dire mélodique, illustre souvent chez Al-Farabi la distance prise avec les modes rythmiques grecs, bien connus de lui, mais qu’il considérait inadaptés à la musique arabe. Dans un ouvrage intitulé Le livre de la classification
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des rythmes, il reproche notamment à Al Kindi sa « méconnaissance » de la musique arabe qui le conduit à se référer exclusivement au modèle grec. 32 Al Kindi s’était contenté en la matière de l’étude du seul oud pour des raisons théoriques, le oud et notamment ses possibilités de frettage devant, en effet, déterminer de manière rationnelle les intervalles musicaux. Al Farabi, s’il se sert également du tumbûr pour confirmer empiriquement sa théorie des intervalles harmoniques, donne par ailleurs de précieux renseignements sur de nombreuses variétés d’instruments telles que les flûtes, les harpes, les autres formes de luths et le rabab, instrument à une seule corde frottée avec un archet. 33 La technique du frettage pour les instruments à cordes pincées, tels que la guitare ou le luth, consiste à placer une barrette de bois ou de métal perpendiculairement au manche de l’instrument tout au long de celui-ci et servant de repère pour poser les différents doigts et obtenir ainsi les diverses notes d’une échelle mélodique déterminée. La frette dite du « médius », se rapporte à l’annulaire placé de sorte à ce qu’il puisse faire sonner des intervalles neutres. L’intervalle de tierce neutre se situe entre la tierce mineure et la tierce majeure du système diatonique. A partir de do, tierce mineure : do – mi bémol, tierce majeure : do – mi naturel, la tierce neutre se situe dans l’intervalle de demi-ton compris entre mi bémol et mi naturel. 34 Il est important de garder à l’esprit que le frettage du médius est resté longtemps sujet à discussion parmi les principaux théoriciens de la musique arabe, plaçant l’intervalle de tierce neutre plus ou moins proche de la tierce mineure ou de la tierce majeure du genre diatonique jusqu’à la codification de Safiy a-d-Dîn al-Urmawî au XIIIe siècle. Al Farabi, notamment, reconnaît la possibilité d’autres systèmes de frettage comme le « médius des anciens », appelé par Avicenne « médius des Perses », situé plus proche de la tierce mineure. Pour une étude approfondie des échelles mélodiques arabes d’après le genre zalzalien, voir notamment : Mrad Nidaa Abou, « Echelles mélodiques et identité culturelle » dans JeanJacques Nattiez (dir.), Musiques, une encyclopédie pour le XXIesiècle, Actes Sud/Cité de la musique, 2005 (volume 3, p. 756-795). 35 Il s’agit dans l’ordre des modes : « râhawi, husaynî, râst, bûsalik, zankûla, ushshâq, hijâzî, irâq, isfahân, nawâ, buzurk, mukhalîf ». 36 Le maqam existe, sous diverses formes, dans de nombreux pays de l’espace arabo-musulman, mais désigne toujours une réalité d’agencement du répertoire musical, selon des appréciations modales. Le terme signifie littéralement « rang, place, position ». 37 Notamment Aldo Mielli dans La Science arabe, Leyde, 1938. 38 C’est ce que soutient le chercheur égyptien Zakariya Youssef dans son article « Musiqa Ibn Sina », extrait de l’ouvrage Al Kitab al-Dhahabi lil-Mahrajan al-alfi li Ibn Sina, Le Caire, Matba’at Misr, (1952, p. 123-135). 39 Aristote, dans La république, indique par exemple que certaines mélodies jouées par l’aulos en mode phrygien, ou mode descendant de ré, sont susceptibles de faire entrer l’auditeur en état de transe. L’aulos, est un instrument à vent utilisé par les Grecs et que l’on compare parfois à notre hautbois. Al Farabi indique quant à lui que « la musique favorise la bonne humeur, une éducation morale, l’équilibre émotionnel et le développement spirituel. Elle est utile à la santé du corps. Lorsque l’esprit n’est pas sain, le corps est également malade. Une belle musique guérissant l’esprit restaurera la santé du corps ». 40 Cette part peu connue des travaux d’Avicenne a fait l’objet d’une étude du chercheur égyptien Abdel Rahman Al-Naqib en français, dans Perspectives : revue trimestrielle de l’éducation comparée, (vol. XXIII, n°1-2, 1993, p. 51-68), et d’un ouvrage en arabe La philosophie de l’éducation chez Avicenne. 41 Chez l’enfant de moins de six ans, Avicenne envisage une éducation partagée entre activités ludiques et sportives, destinées à développer les aptitudes physiques, et l’apprentissage de la musique. Celle-ci tient lieu pour Avicenne d’apprentissage moral, intellectuel et esthétique. Ce n’est que par la musique que l’enfant apprend, par le ravissement de l’âme, à aimer la vertu. 42 Ces ouvrages sont le kitâb al-adwâr ou Livre des cycles,et le Risâla al-sharafiyya fi al-nisâb alt’lîfiyya ou Traité des rapports musicaux. 43 Notamment le ruzha, sorte de psaltérion rectangulaire, et le mughû, qui est un luth à archet. 44 L’islam shiite est souvent considéré comme hostile à la musique. 45 La rupture entre le public et la création musicale contemporaine a pu faire dire à Mauricio Kagel que la musique contemporaine était en grande partie écrite « par des compositeurs s’adressant à d’autres compositeurs ». Elle réactualise paradoxalement la conception métaphysique d’une musique qui, faute de public, devient une discipline intellectuelle réservée à une élite initiée.
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46 Ce musicien formé à Paris au début du XXesiècle a notamment introduit le système de notation européen en Iran et proposé la division de l’octave de manière arbitraire en 24 ¼ de tons de manière à ce que la musique iranienne soit accessible aux instruments conçus pour l’exécution de la musique issue de l’échelle diatonique tempérée. Par ailleurs, il est significatif qu’il ait proposé d’inclure dans le radif ses propres arrangements d’œuvres de Rossini, Beethoven ou Schubert ...
Pour citer cet article Référence électronique Alexandre Leroi-Cortot, « Influences croisées entre les traditions musicales perses et européennes Les fondements d’une esthétique musicale commune », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 07 avril 2009. URL : http://droitcultures.revues.org/661
À propos de l'auteur Alexandre Leroi-Cortot Alexandre Leroi - Cortot est doctorant à l’Université de Paris X-Nanterre sous la direction du Professeur Bui Xuan Qang. Il prépare au Japon une thèse sur les incidences internes et externes déterminant les prises de position des gouvernements japonais sur les questions de prolifération nucléaire et de course aux armements. Ses centres d’intérêts et recherches complémentaires portent sur l’histoire, la sociologie et l’esthétique de la musique contemporaine ; les rapports entre pratiques culturelles, conceptions esthétiques et environnement politique ainsi que sur les mécanismes de mobilisation politique des enjeux de mémoire en Asie. Cet article est une première opportunité de publication.
Droits d'auteur Tous droits réservés Résumé / Abstract
Cette étude se donne pour objectif de montrer dans quelle mesure le dialogue intellectuel ayant trait aux fondements d’une théorie de la musique entre la Grèce antique et la civilisation arabomusulmane issue de l’hégire, ne saurait être réduit ni à un schéma d’imitation ni à un schéma de rupture mais correspond plutôt à une continuité discursive autour des termes et concepts qui, en dépit de pratiques musicales différenciées, fondent en grande partie le canevas analytique de l’esthétique musicale actuelle. Mots clés : esthétique musicale, dialogue interculturel, théorie (ou sociologie ou philosophie) de la musique, musique arabo-persane, Musical aesthetics, intercultural dialogue, theory (or sociology or philosophy) of music, arabo-persian music
Intertwined Influences between Persian and European Musical Traditions: the Foundations of Common Musical Aesthetics The purpose of this paper is to demonstrate how, to a certain extent, the intellectual dialogue dealing with the foundations of music theory between ancient Greece and Arabo-Muslim civilization following Hegira should be reduced neither to ascheme of cultural integration nor to a scheme of cultural severance. It should rather be understood as a discursive continuity around major terms and primary conceptions which, despite different musical practices, are today largely relevant to a shared aesthetic analytical framework.
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Droit et cultures Numéro 52 (2006-2) Iran et Occident. Hommage à Kasra Vafadari
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Référence électronique Soudabeh Marin, « Anciens et Modernes ? Idéal de justice et révolution constitutionnelle en Iran (1905-1911) », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 09 avril 2009. URL : http://droitcultures.revues.org/671 DOI : en cours d'attribution Éditeur : L'Harmattan http://droitcultures.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://droitcultures.revues.org/671 Document généré automatiquement le 29 octobre 2010. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. Tous droits réservés
Anciens et Modernes ? Idéal de justice et révolution constitutionnelle en Iran (1905-1911
Soudabeh Marin
Anciens et Modernes ? Idéal de justice et révolution constitutionnelle en Iran (1905-1911) Pagination de l'édition papier : p. 139-167 1
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« Rien n’est plus intéressant et ne serait plus curieux à étudier, dans tous les rouages de son mécanisme multiforme et compliqué, que cette révolution persane qui vient d’aboutir à la création d’un parlement à Téhéran1 ». Cette remarque d’un observateur français A.-L.-M. Nicolas2 en novembre 1906 dans la toute jeune Revue du Monde Musulman évoque un événement (plutôt une série d’événements) que les historiens appellent communément « la Révolution constitutionnelle » et dont on célèbre cette année le centième anniversaire. Ce bouleversement de nature politique et sociale qu’a connu la Perse3 au tout début du XXe siècle a en effet contribué à l’instauration, pour la première fois dans ce pays, d’un régime de type parlementaire et d’institutions calquées sur les modèles européens, des structures qui perdurent, aujourd’hui encore, dans l’Iran du XXIe siècle. Le sujet qui nous occupe ici est la thématique de la justice et son déploiement dans le cadre particulier de cette première révolution de la Perse, une justice qui y apparaît non seulement en tant qu’idéal, aux sources même de cet élan social, mais également une justice conçue en tant qu’institution, fruit de cette révolution elle-même. La problématique de la justice, si cruciale dans l’histoire contemporaine de l’Iran, n’a pourtant jamais été étudiée pour elle-même, sans doute du fait qu’une recherche complexe, minutieuse et systématique doit être entreprise de façon transversale dans l’ensemble des textes et des sources pré - et postrévolutionnaires afin de pouvoir extraire et présenter les différentes visions de la justice qui se confrontaient et s’entremêlaient alors. D’une manière générale, bien que les écrits et les discours de cette époque exprimaient tous, de façon plus ou moins explicite et insistante, la quête de la justice (‘adl, ‘edâlat) et le respect des droits et du droit (haqq, qânun) aucun ne s’impose aujourd’hui a posteriori comme une référence unique et exclusive en la matière au vu de la pluralité des opinions qui soustendent cette effervescence intellectuelle. Il faut donc tenter de déceler au-delà des mots, du vocabulaire et de la forme discursive propres à chacun des acteurs de cette révolution, l’idéal de justice ainsi exhorté, soutenu et défendu. Car l’une des principales caractéristiques de cette période, qui voit l’ensemble de la population s’unir en vue d’engager et de faire aboutir une série de réformes, est la multitude, la diversité et la richesse des idées, des ambitions et des revendications de nombre de Persans portés par le désir d’un État nouveau et d’institutions garantes de la vie, des biens, de la sécurité et des droits des citoyens. Modèle islamique, modèle occidental laïc de type européen ou modèles mixtes forgés par des intellectuels (faisant ou non partie du clergé, « orthodoxes » ou « hétérodoxes ») tentant d’accommoder l’Islam avec les exigences de la modernité, les cadres de référence envisagés par chacun de ces participants sous des slogans, des vocables et des expressions communes et vagues (« justice » -‘adl, « droit » -haqq-, « loi » -qânun-, « assemblée » -Majles etc.) sont difficiles à débusquer et à déterminer. Nous ne nous engagerons pas dans cette voie qui nécessite des recherches longues et poussées mais nous tenterons de voir quelques illustrations de cette quête de la justice envisagée en tant que notion religioso-philosophico-politique et qui Droit et cultures, 52 | 2006-2
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sera en définitive incarnée dès 1907 par l’établissement, du moins en théorie, d’un pouvoir judiciaire à la française, institutionnalisé et indépendant.
La justice, un idéal aux multiples facettes 4
L’aspiration du peuple persan à la justice provient essentiellement de l’insatisfaction générale et du sentiment de révolte qui ne cesse de croître depuis la moitié du XIXe siècle. Cet état de fait est dû à plusieurs facteurs d’ordre politique, social, économique, juridique et judiciaire que nous allons passer brièvement en revue ici.
Le règne de l’arbitraire et de l’injustice dans l’Iran Qajar 5
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Depuis la fin du XVIIIe siècle la dynastie Qajar, une lignée issue d’une tribu d’origine turkmène, règne en Perse. Durant l’ère de Nâser al-Din Shah (1848-1896), premier souverain à visiter l’Europe, les espoirs de réforme nourris par les Persans, intellectuels, écrivains, hommes politiques, négociants et marchands, est déçu et le pays est de plus en plus gagné par l’inertie et l’apathie. La politique inconsistante qui caractérise la période nâseri s’illustre à travers diverses options vivement critiquées par l’ensemble de la population. En premier lieu, sur le plan politique et économique, il faut mentionner le problème épineux des concessions (dans le domaine des travaux publics et de l’exploitation des ressources naturelles) accordées par la Perse à des étrangers qui lui reversent en contrepartie un pourcentage (royalties) des bénéfices ou des revenus tirés de cette exploitation4. Cette politique est jugée scandaleuse et injuste par les Persans qui considèrent que leurs ressources naturelles deviennent par ce biais, en quelque sorte, la propriété de l’exploitant étranger. Cette stratégie d’octroi de concession, qui se prolongera sous le règne du successeur de Nâser al-Din Shah, Mozzafar al-Din Shah (1896-1907), devient en outre une source d’incessantes tensions sur le plan diplomatique, les monarques devant à la fois assouvir les ambitions des Anglais et des Russes, les deux grandes puissances qui s’affrontent et rivalisent en Perse. La concession des tabacs persans (1890-1892) met littéralement le feu aux poudres : en mars 1890, un monopole pour la vente et l’exportation du tabac est accordée à la société britannique Talbot ; mais les profits n’atteignant pas le niveau escompté, la société ne reverse pas de royalties à la Perse. En 1891 des protestations massives, dans lesquelles participent les ulémas, éclatent partout dans le pays et les leaders religieux déclarent impur et illicite un tabac concédé à des non musulmans, déclenchant ainsi un boycott national et poussant le gouvernement à annuler cette concession en 18925. C’est le premier soulèvement général du peuple iranien où se mêlent religieux, commerçants, intellectuels et gens du peuple pour défendre les droits et les intérêts économiques de leur pays. Les Persans, par ailleurs, sont scandalisés par les divers emprunts d’État et les voyages des souverains Qajar en Europe car ces déplacements sont à l’origine de grandes dépenses qui affaiblissent le pays, et ce, depuis les voyages de Nâser al-Din Shah6. Les deuxième et troisième voyages de Mozzafar al-Din Shah7 en 1900 et 1902 épuisent le produit de deux emprunts russes qui s’accompagnent de clauses pour de nouvelles concessions ainsi qu’un accord commercial, signé en 1902, qui diminue la taxe sur l’importation en Perse de produits russes. Sur le plan politique et judiciaire, d’autre part, le régime des capitulations8 imposé par les nations étrangères à la Perse est mal ressenti par les Persans. En concluant avec la Perse une convention, ces pays peuvent y faire bénéficier leurs ressortissants d’une immunité de juridiction. Le privilège de capitulation doit en principe favoriser le commerce de ce pays avec les marchands chrétiens qui ne souhaitent guère se voir appliquer un régime juridique islamique jugé discriminatoire à leur égard. La raison officielle régulièrement invoquée pour imposer une telle disposition à la Perse tient effectivement à l’absence d’une organisation judiciaire locale organisée, fiable et juste garantissant les droits fondamentaux des justiciables. Droit et cultures, 52 | 2006-2
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Mais de fait, cette mesure tendait à encourager, par ailleurs, les agissements délictueux de certains ressortissants étrangers, les Russes en particulier, dans la mesure où les juridictions consulaires protégeaient leurs ressortissants. Ce privilège a été étendu à de nombreux pays étrangers par la signature de conventions internationales et le jeu de la clause dite de « la nation la plus favorisée ». En 1925, plus de trente pays étrangers bénéficiaient encore de ce privilège en Perse. Sur le plan intérieur trois éléments, entre autres choses, contribuent à alimenter lemécontentement en Perse et à nourrir le sentiment d’injustice : la fiscalité, la réorganisation des douanes, la présence de fonctionnaires étrangers dans l’administration persane et surtout les injustices et les exactions commises par les gouverneurs en province. En ce qui concerne la fiscalité, le gouvernement cherche à plusieurs reprises (1895 et 1898) à étendre aux commerçants iraniens la taxe de 5% sur la valeur de l’opium exporté de Perse, puis sur la valeur de tous les biens, importés ou exportés. Le bazar proteste et ferme ses portes, obligeant ainsi le gouvernement à annuler ses décrets. L’État, par ailleurs, tente de réorganiser les douanes en en remettant la gestion et le contrôle au Trésor plutôt qu’aux concessionnaires privés, souvent de grands commerçants qui en achetaient le fermage à l’État. Pour ce faire, le gouvernement recrute des fonctionnaires belges à qui il accorde des pouvoirs étendus : les premières mesures, appliquées en 1901, ont pour effet de relever les taxes perçues sur les sujets Persans au niveau de celles appliquées aux sociétés étrangères. La lourdeur des formalités découlant de ces mesures contribue alors à ralentir la marche des opérations et à rendre la fraude difficile. Les bâzâri (commerçants du bazar) ainsi que les religieux manifestent leur opposition à la fois à la réforme et à la présence d’étrangers dans l’administration persane. Les agents belges seront renvoyés en février 1907 après la mort de Mozzafar al-Din Shah. Enfin, l’absence d’un pouvoir central fort, d’un État de droit et d’un système judiciaire uniformisé et solide ainsi qu’une législation claire, codifiée et rationnelle, contribuent à ouvrir la voie aux abus et aux exactions et à entretenir le pouvoir des notables, des grands propriétaires terriens, des princes de la lignée Qajar, des seigneurs locaux et des gouverneurs. Ces derniers, chargés de l’administration des affaires en province, ne reçoivent aucun traitement (bien que nommés par le roi) en contrepartie de leurs fonctions ; ils doivent acheter leur charge à des prix très élevés. Le portefeuille est accordé, sauf en cas de risque politique (menaçant le pouvoir et les intérêts du roi, des Anglais et des Russes), aux plus offrants et aux personnalités les plus généreuses vis-à-vis du monarque et des fonctionnaires de la haute administration. Aussi, une fois en poste, le but essentiel du gouverneur, dont la mise de départ, surtout pour les grandes provinces est parfois très importante, est de rentrer dans ses frais et, en très peu de temps, de retirer de ce poste le maximum de bénéfices. Car selon les caprices du roi ou les offres que reçoit ce dernier, le gouverneur peut, au bout de quelques mois parfois9, être rappelé à Téhéran et contraint de rendre sa charge. Cette course au profit immédiat se fait au détriment de la province, de ses infrastructures, de son économie, et surtout de sa paysannerie au point qu’au moment de leur départ, il arrive souvent que les gouverneurs se voient dans l’obligation de fuir la nuit afin de ne pas subir la rage, la colère et la vengeance de la population10. Le caractère absolutiste, arbitraire et vénal du pouvoir royal a contribué à affaiblir considérablement les structures administratives de l’État, conduisant à une personnalisation de la bureaucratie et à l’impossibilité d’institutionnaliser les fonctions étatiques et les ministères fraîchement instaurés. Malgré quelques mesures et réformes11, timides et mal appliquées, visant à établir plus de justice dans le pays, la situation demeure inchangée et l’insatisfaction générale perdure. Sur le plan religieux, les révoltes et autres mouvements de nature religieuse entraînent, tout au long du XIXe siècle des vagues, plus ou moins intenses de persécutions contre des groupes jugés hérétiques (les sheikhis12, les bâbis, les bahais13) et parfois même contre des juifs et des chrétiens, souvent sur l’incitation des théologiens représentants et gardiens d’une certaine
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« orthodoxie » shî'ite contre laquelle cette opposition jugée hétérodoxe se manifeste14. Sur ce point, le clergé tend à se rapprocher de l’État afin de combattre plus efficacement ces leaders charismatiques qui menacent tour à tour et à la fois les bases du pouvoir religieux et du pouvoir séculier15. Mais ces violences et ces confrontations incessantes qui s’enchaînent tout au long du XIXe siècle (les thèses religieuses considérées comme hérétiques connaissant un vif succès populaire) contribuent à alimenter les tensions qui marquent les relations entre le peuple et les couches dominantes de la société, qu’elles soient religieuses ou séculières. Dans ce contexte d’agitation, de recul sur le plan économique et d’affaiblissement du pouvoir, la puissance, l’organisation, les structures institutionnelles et administratives ainsi que la technologie et la compétitivité affichées par les pays européens contribuent à faire pression sur la Perse. Les Persans, touchés dans leur dignité et leur sentiment national, voient dans le progrès (intellectuel et industriel) et les réformes un gage d’indépendance et de liberté pour leur pays qu’ils espèrent pouvoir ainsi soustraire à l’influence et aux velléités des Russes, des Anglais et d’autres puissances « évoluées et civilisées ». Face à cet état de fait, si l’ensemble de la population persane affiche un front uni pour modifier la gestion des affaires publiques, différentes stratégies, en revanche, s’élaborent, se structurent et se révèlent : certains entrevoient leur salut dans l’islam, d’autres dans l’adoption pure et simple de la mentalité et des pratiques européennes, d’autres enfin tentent de sauver de la culture persane ce qui peut l’être tout en rêvant de pouvoir adopter la philosophie politique et juridique occidentale.
Les revendications populaires : la justice, le droit, l’égalité 14
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Dans cette atmosphère où la tension croît de jour en jour, où les critiques fusent et le mécontentement gronde, des journaux en persan paraissent à l’étranger, des pamphlets et des ouvrages (récits fictifs, relations de voyages et autres textes anonymes) circulent sous le manteau dénonçant l’état des mœurs politiques, judiciaires et économiques ainsi que l’absence de justice. La pénétration des idéaux révolutionnaires français et la traduction d’ouvrages de référence (Montesquieu – dont L’Esprit des Lois – Rousseau et Voltaire) véhiculant une philosophie politique issue des Lumières commencent à préparer les mentalités au changement et à nourrir la volonté de bâtir un État de droit. Un vocabulaire et des concepts politiques nouveaux s’introduisent en Perse, se prêtant à la traduction et stimulant la production et les échanges intellectuels. La suprématie (dans le domaine des sciences, des techniques, de « l’art de gouverner » etc.) des pays occidentaux achève de tirer de l’apathie les esprits éclairés et progressistes en Perse et attise leur désir de voir leur pays rivaliser avec les plus grands sur la scène internationale. Les revendications de l’ensemble des réformateurs se concentrent principalement sur trois points : établir le droit et la justice en Perse, limiter le pouvoir du roi et des notables, organiser l’État, notamment par la création de nouvelles instances politiques représentatives. Dans ce cadre, certains se prononceront pour une monarchie constitutionnelle tandis que d’autres n’hésiteront pas à militer pour l’établissement d’une république. En tous cas, une multitude de groupes et d’individus différents, qui seront unis dans les luttes qui caractérisent la période révolutionnaire, ne manqueront pas de se confronter et de s’opposer par la suite sur les questions cruciales qui touchent à la laïcité, la modernité, la tradition et aux divers modes de gouvernement et d’organisation administrative et judiciaire. Entre autres, on compte parmi ces divers groupes : – les laïcs, intellectuels ou rares jeunes gens de bonne famille ayant fait leurs études en Europe. Ces derniers se fondent sur les idées occidentales de justice, d’équité, de liberté et d’égalité et réclament une constitution (mashruteh), puis un parlement et, de ce fait, une législation codifiée laïque ;
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– les réformateurs religieux qui revendiquent l’établissement, dans la sphère sociale et politique, de l’idéal de justice shî'ite (par le biais de leurs fonctions de représentation du douzième imam), l’adoption d’une constitution fondée sur la loi religieuse (mashru’eh) qui limiterait le pouvoir royal et renforcerait celui de la classe des ulémas, et le maintien des lois religieuses ; – les conservateurs religieux ou les membres de la cour qui luttent contre toute forme de changement et qui désirent conserver leurs privilèges. Par ailleurs, et plus rarement, il arrive que certains religieux soient partisans de la modernité tout en se prononçant néanmoins contre l’interférence du religieux avec le politique, privilégiant en cela l’attitude quiétiste affichée par les imams historiques. Devant la multitude des écrits qui revendiquent durant la période prérévolutionnaire et révolutionnaire l’application d’un certain idéal de justice, nous avons choisi, dans cette partie, de présenter quelques textes qui critiquent le règne de l’absolutisme et de l’injustice en Perse mais qui se différencient de façon significative quant au modèle politique, juridique et judiciaire qu’ils proposent. Nous retiendrons ici volontairement deux personnages qui se situent à l’opposé l’un de l’autre de par leur culture, leur formation, leur milieu d’origine, leur parcours et leurs fonctions. Il s’agit du fameux prédicateur populaire Âqâ seyyed Jamal al-Din Vâ’ez Esfehâni16 (187117-1908) et du célèbre intellectuel et homme politique pro-laïc Mohammad-‘Ali Foruqi qui porte le titre de Zokâ’ al-Molk (1877-1942), auteur du premier manuel de droit constitutionnel en Iran. Un seul élément pourtant lie ces deux hommes : ils appartiennent tous deux, durant la période de la Révolution constitutionnelle, à la même loge maçonnique d’obédience française, « Réveil de l’Iran » (Bidâri). Il est intéressant de constater, à travers l’analyse des positions de ces deux personnalités, la diversité des opinions des membres de cette loge, en l’occurrence leurs prises de position visà-vis de l’Europe et plus particulièrement vis-à-vis des conceptions européennes de la justice, de la loi et du droit. Ces différences illustrent également la vocation de cette loge française à répandre la « lumière » et les idéaux humanistes français dans l’esprit d’un auditoire varié issu de milieux et de sphères socio-politiques différents. On peut se demander d’ailleurs si, ce faisant, les Français se trouvant à la tête de la loge sont véritablement conscients de la force et de la ténacité des conceptions islamiques qui animent certains des membres ; car même si ces religieux aspirent à une certaine forme de modernité, leurs conceptions s’avèrent pourtant difficilement conciliables avec la philosophie politico-juridique véhiculée et prônée par le « Réveil de l’Iran ». Cette entité, qui travaille sous les auspices du Grand Orient de France à partir du 6 novembre 190718, a en effet pour mot d’ordre le slogan révolutionnaire « liberté, égalité, fraternité » qui figure en tête de ses courriers et de ses textes officiels mais ces concepts, nous le verrons, revêtent pour les acteurs persans des significations différentes. Fondée en décembre 1906 à Téhéran par quelques maçons français et persans19 en pleine période révolutionnaire, cette loge dispose très tôt d’un fort ancrage local, regroupant une majorité de Persans d’horizons divers ; « jamais la Loge n’apparaît comme un ghetto ou club privé européen20 ». De plus, « Un simple coup d’œil sur [les] noms suffit à révéler deux caractères que cette loge conservera tout au long de son existence : le grand soin apporté à la qualité du recrutement, et sa liaison étroite, à travers plusieurs de ses membres, avec le mouvement constitutionnel iranien (mashrutiyyat), qui était alors en plein bouillonnement et voyait son triomphe proche21 ». Dans les statistiques de la Loge on compte une majorité de fonctionnaires, d’hommes politiques, de professeurs, de militaires, de journalistes ainsi qu’une minorité de religieux. « La présence de plusieurs membres du clergé chi’ite est une autre particularité de cette première loge iranienne. En réalité, les chiffres donnés dans notre tableau22sont en deçà de la vérité, puisque dans la rubrique “Députés…” on trouve aussi de nombreux mojtaheds23, shaykhs,
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mollâs, etc. Ceux qui appartiennent à cette loge soutiennent tous, plus ou moins, le mouvement constitutionnel. Le fait est moins étonnant qu’il n’y paraît. Une bonne partie du clergé a vu dans le constitutionnalisme un moyen de s’opposer à l’absolutisme royal, qui ouvre la porte aux ingérences étrangères. De plus, dans ce pays encore dépourvu d’une véritable conscience politique, le clergé constitue la seule force capable de tenir tête à l’arbitraire du Châh et de ses favoris, tout en bénéficiant de la faveur populaire24 ». 21
Avant d’appréhender les textes qui intéressent notre propos, il nous faut d’abord nous pencher sur cette supplique anonyme qui a retenu l’attention des observateurs français de l’époque (puisqu’elle a été traduite et publiée dans la Revue du Monde Musulman)et qui nous éclaire sur l’atmosphère politique et sociale qui préside au changement du régime persan. Cette lettre a été adressée au Shah et distribuée à tous les personnages de la cour et de l’entourage royal durant l’été 1906. Elle constitue une « véritable sommation » qui « arriva à destination et son effet paraît avoir été considérable25 ». « Ô Roi qui aimes tes sujets ! Ô Seigneur de la Perse ! Tu te considères toi-même comme l’ombre de ce Dieu sur la terre26, comme le père de ta Nation ! Dieu a fait de toi le berger de son troupeau, et c’est entre tes mains qu’il a remis le soin de sa sécurité27. Or, ne vois-tu pas ce que l’injustice de tes serviteurs28 fait éprouver aux hommes de la Perse ! N’entends-tu pas quels cris montent jusqu’aux cieux, au sujet de leurs violences, des cris tels qu’Édouard VII, à l’autre bout du monde, les a entendus29, et a intercédé auprès de toi pour les malheureux qui les poussaient ? Vois ! Le monde entier a pris en pitié cette misérable nation et tu n’as rien compris. Au milieu de la nuit, des lamentations formidables sont montées des poitrines déchiquetées de ces malheureux jusqu’au lointain Sirius, et tu n’as rien entendu ! Des fleuves de sang ont coulé des yeux de tes sujets et tu n’as rien vu ! Je ne crois pas qu’on laisse parvenir jusqu’à toi cette lettre pleine de lamentations ; mais je la crie, afin que d’autres entendent : il se peut qu’ils t’en parlent. Ô ombre de Dieu ! Comment peux-tu admettre que, pour le bon plaisir d’une poignée d’êtres sans pitié et plus infâmes que Chimr30, des millions et des millions de créatures qui sont entre tes mains un dépôt de Dieu, soient plongées dans la torture et dans les souffrances, et n’aient pas de pain pendant le jour, de sommeil durant la nuit. […] Ces sujets aiment le Chah du fond de leur cœur et de leur âme : tandis que ces êtres sans foi ni loi aiment le Chah pour dégrader la nation, le peuple l’aime pour le faire chérir, pour rendre le gouvernement fort et la nation glorieuse ! […] Eh, bien ! Tes serviteurs, eux aussi, pillent d’un côté ta nation d’un autre ne permettent pas que la voix de ton peuple parvienne à ses oreilles. Faut-il donc, Ô Roi, que tes fils te fassent parvenir leurs doléances par l’entremise de la Légation d’Angleterre et que ces misérables impies te disent : “N’écoute pas ! Ce sont des bâbis31 ! Ce sont des républicains32 : ils ne veulent pas de roi et cherchent à détruire ton empire”. Ô Padichah de l’Islam ! Ô père des Persans ! Ces loups affamés qui dévorent ton Joseph33, chasseles, afin que ta nation ne soit pas à tout instant obligée d’aller se réfugier chez les Européens et chercher asile auprès de ces serpents, contre ces scorpions. […] Ô Padichah de l’Islam ! Tu dis : “Je suis musulman et je crains Dieu”. Pourquoi, dès lors, n’acceptes-tu pas le Coran ? Pourquoi ne laisses-tu pas ordonner au milieu34 de ta nation ? Toi restant pur et sans péché ? Ô Padichah de l’Islam ! La vie en ce bas monde, combien de jours dure-t-elle ? Et pour toi, particulièrement, combien te reste-t-il à vivre ? La vie céleste, qui est la subsistance du nom de l’homme, dure éternellement. Donc, pour ces quelques jours, ne te laisse pas tromper par ces voleurs, ces traîtres ! Ne contriste pas ta nation. Nous sommes tes sujets, mais tous nous sommes des esclaves de Dieu et des fils de la Perse ! Puisses-tu vivre longtemps, mais vive la Perse !35 ».
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Il faut signaler, par ailleurs, une autre supplique (datée du 13 juillet 1906), collective cette fois et qui appelle le roi, Mozzafar al-Din Shah, à « étendre l’appareil de la justice » (basâte ‘adl), à incarner pleinement et comme il se doit « la vertu de la justice36 » (seffat-e ‘adl)
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digne de personnalités saintes et à faire respecter, par le biais d’une assemblée (Majles) les « commandements issus des lois de Mohammad » (ahkâm-e qavânin-e mohammadi)37. On peut constater dans ces deux textes que l’injustice politique et sociale qui caractérise les affaires du pays heurte essentiellement la conscience morale et religieuse du peuple dans son ensemble et celle, en particulier, de la classe des religieux. Cela est dû en partie au fait que la conscience politique est encore relativement peu développée en Perse pour des raisons d’ordre historique, religieux ou éducatif et que la culture dominante demeure avant tout religieuse, s’exprimant à travers le Coran, les lois religieuses qui régissent la vie de la communauté des shî'ites, les Traditions relatant la vie du prophète et des saints imams, les sermons prononcés dans les mosquées etc., références entretenues et renforcées par la classe des religieux allant des simples mollahs aux grands mojtahed et savants religieux. Aussi la notion de justice revêt en premier lieu davantage un aspect moral et religieux que purement politique et social même si des auteurs musulmans commencent d’ores et déjà à s’intéresser de près à la problématique, développée en Occident, de la justice sociale et à tenter de la justifier en théorie et de l’adapter au contexte islamique. La conception religieuse de la justice transparaît également dans le premier texte dont nous proposons ici quelques extraits traduits et publiés en France par la Revue du Monde Musulman. Il s’agit de l’un des sermons enflammés de Jamal al-Din Vâ’ez Esfehâni, ce prédicateur issu d’une famille de religieux, dont on dit qu’il aurait fréquenté les cercles hétérodoxes bâbis, et qui est considéré à cette époque comme l’un des orateurs les plus marquants du mouvement nationaliste religieux persan. Malgré le fait que ce personnage milite ouvertement pour le progrès, le changement et la modernité institutionnelle et qu’il soutient avec ardeur le mouvement révolutionnaire, ses discours reflètent l’une des approches profondément islamiques38 de la justice, du pouvoir, du droit et de l’État. Si, d’une manière générale, la justice fait partie des toutes premières revendications des acteurs sociaux, elle demeure néanmoins un concept théorique ; toutefois elle se précise dès lors qu’elle est évoquée en lien avec d’autres principes et notions qui lui sont rattachés. Par exemple, lorsque les auteurs qui s’expriment sur ce sujet mettent l’accent sur le respect des droits, se pose la question de la définition et des limites de ces mêmes droits ; lorsqu’ils encensent la loi, ils se voient contraints de se prononcer sur la nature de la loi (séculière ou religieuse ?) ; lorsqu’ils réclament l’égalité, ils révèlent leurs positions en se penchant sur le problème notamment de l’égalité entre les hommes et les femmes, les musulmans et les non musulmans ; enfin lorsqu’ils rêvent de liberté, ils se doivent d’en envisager les bornes, notamment en matière religieuse. Le sermon qui suit révèle donc de façon intéressante une vision religieuse de la justice et révèle la conception que nourrit son auteur de l’égalité. Il illustre la manière dont l’organisation et les institutions européennes peuvent être conçues non pas comme des modèles à reproduire et à imiter dans leur ensemble, ce qu’envisagent les réformateurs laïcs, mais plutôt comme des instruments vidés de la philosophie qui a présidé à leur existence et destinés essentiellement à servir la loi religieuse, une loi devant être garantie et appliquée par l’État. L’auteur de ce sermon, « écouté des masses, impitoyable dénonciateur de l’absolutisme39 », est également, comme nous l’avons signalé plus haut, « franc-maçon et membre du ‘Réveil de l’Iran’40 ». Le mercredi 27 février 1907 au soir (14 moharram 1325) à Téhéran, Vâ’ez, « très aimé des Téhéranis, monta en chaire et prononça le sermon que l’on va lire. Un journal, El-Djémal, s’est fondé uniquement pour publier, dans toute la Perse, les paroles de ce descendant de Mohammed41 ». « Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux, le Créateur de l’Univers.
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Je vous ai dit, ces jours passés, que le principe du progrès et de la prospérité, de la richesse et du pouvoir, du bien en ce monde et dans l’autre, réside en quatre choses. Tout pays, tout peuple, qui possède ces quatre choses, s’avance dans la voie du progrès et monte, des profondeurs obscures des ténèbres, aux plus hauts sommets resplendissants de lumières. Toute nation, au contraire, où ne se trouvent pas ces quatre choses, tout pays où il en manque, ne serait-ce qu’une, les autres y étant, reste dans la ruine et la désolation, comme actuellement la Perse. Les habitants en sont pauvres et faibles, ignorants, ne sachant rien. C’est l’absence de ces quatre choses qui fait l’homme ignare et incapable, c’est elle qui le rend pauvre et misérable, et, dans cet état, l’individu ne recherche plus rien, ses mains ne s’occupent à aucun travail, et son cœur n’aspire plus qu’au néant. Ces quatre choses sont : 1° l’égalité ; 2° la sécurité ; 3° la liberté ; 4° le talent et la science. Je vous disais, la nuit dernière, que le mot “égalité” ne veut pas dire que moi, par exemple, je doive m’asseoir librement à côté du roi, protecteur de l’Islam ; cela ne veut pas dire que les appointements du soldat doivent être les mêmes que ceux du général, cela ne veut pas dire que vous ne deviez plus respecter les oulémas, ni leur baiser les mains. Croire cela, serait errer profondément. Il en va de même pour le mot “liberté”, que d’aucuns détournent de son sens primitif, et que je vous expliquerai, s’il plaît à Dieu, en son temps. Voici ce que signifie le mot “égalité” : les lois de Dieu doivent s’appliquer d’égale façon à toutes les individualités d’une nation : c'est-à-dire que, quiconque a volé, doit avoir la main coupée ; quiconque boit du vin, doit recevoir son châtiment ; quiconque a une propriété soumise à l’impôt42 doit payer cet impôt ; qui que ce soit, sans aucune excuse, sans aucune exception, car dans le Qoran et dans les “Hadis43” il n’est établi aucune différence entre le Chah et le mendiant. Le Qoran dit : “Accomplissez exactement la prière”44. Cet ordre est général et concerne chacun d’entre nous. Il ne se peut que l’un dise : “Je suis seyyed45, donc je suis exempt de prières”, ou bien : “Je suis témoin de l’Islam46”, ou bien : “Je suis prince”. Tous doivent [faire ?] la prière, tous […]. Donc “égalité” veut dire : l’ordre de Dieu est égal pour tous. Ô homme ! Le Dieu qui établirait des différences parmi ses créatures, ne serait pas Dieu, la loi qui ne confondrait pas le haut et le bas ne serait pas la loi ! Dieu a dit : “Ô croyants ! Le jeûne vous est prescrit”47, et dès lors qui que ce soit doit jeûner, homme ou femme, jeune ou vieux, riche ou pauvre, sauf bien entendu, ceux qui sont exceptés comme les malades et les voyageurs. Quelle différence peut-il y avoir entre moi malade et toi malade ? Il en est de même pour les aumônes obligatoires, pour le pèlerinage, pour la guerre sainte ; voilà quel est le sens du mot “égalité” ! Actuellement, dans notre pays, la Perse, cette loi n’a plus cours […]. C’est pourquoi nous nous appauvrissons de jour en jour et devenons de plus en plus malheureux, de plus en plus misérables. […] Nous nous imaginons que le télégraphe était le summum de la science : un homme, ici, remue la main, et le bruit retentit à Paris ! Mais nous vîmes bientôt qu’il y avait quelque chose de plus haut encore, et c’est le téléphone. Tu parles ici, et ta voix, ta voix, ta propre voix, se fait entendre à Casvine48 ! […] Ô hommes ! Ô hommes ! D’où cela vient-il ? Le savez-vous ? Eh, bien ! Je vais vous le dire : de la Science ! De la Science ! De la Science !!! Et celle-ci n’existe pas en Perse ! Ah, oui ! Nous avons par contre, chez nous, une science qui a fait de singuliers progrès, c’est la science de la “canaillerie et du vol”. Ce soir, tu rentres tranquillement chez toi, dans ta maison, tu dors et le lendemain on vient t’expulser, parce que quelqu’un a fabriqué des titres de propriété et qu’on a vendu ta maison à autrui. Combien existe-t-il de ces voleurs à Téhéran ! Et combien ontils pris de peines pour connaître, apprendre et appliquer toutes les ruses de leur métier de voleur ! Les hommes de l’Europe ont conduit toutes les choses à leur point de perfection [l’exemple de la médecine est donné]. Les sciences sont arrivées aussi à un degré élevé dans l’économie politique et les questions sociales et gouvernementales. Combien de fois ne vous ai-je pas dit qu’un pays qui a deux milliards d’impôt, les voit payer par les sujets mêmes de ce pays ; et si, de ces sommes immenses, un percepteur voulait détourner cinq francs, on s’en apercevrait aussitôt, et cela, à cause du degré de science où en sont les Européens ! Et maintenant que nous voulons une assemblée nationale délibérative, ce n’est pas pour adopter les lois européennes. Gloire à Dieu ! Nous avons les meilleures lois du monde puisque nous
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avons le Qoran. Mais ce que nous voulons leur emprunter, c’est leur mode de nomination des fonctionnaires, les règles de leurs ministères, leur façon de percevoir les impôts ; de telle sorte que personne ne subisse plus de violences. […] Ô gens de Téhéran ! Je ne veux certes flatter personne, mais le développement, le progrès de cette assemblée délibérative, sont dus, après le Sahab Ouz Zeman49, aux efforts de deux grands Seyyéds, tous deux témoins et preuves de l’Islam50 : je veux dire Agha Seyyéd Mohammed Moujtéhed Tabatebahi51 et Agha Seyyéd Abd Oullah52, qui vous ont à tout instant crié : “Ô hommes ! La tyrannie remplit le monde ; établissez une assemblée de justice !” […] Ô hommes ! Si vous entendez dire que certains traîtres, certains pervers veulent marcher contre l’assemblée, ne craignez rien ! Il en sera comme je vous l’ai dit déjà tant de fois ! Ces gens sont au-dessous des moustiques ! Dites : “Nous voulons rendre notre pays prospère, nous voulons exécuter l’ordre de Dieu, nous voulons vous rendre riches, nous ne voulons plus qu’il y ait tant de mendiants, hommes ou femmes, qui, nuit et jour, vaquent en détresse dans les rues !” […] Ô hommes ! Sachez que l’assemblée délibératrice chassera les pots-de-vin53, elle enverra en enfer le père des tripots où l’on joue, personne n’aura plus le droit de donner des ordres injustes ; personne n’aura plus le droit ramasser durant la nuit des billets de banque pour jeter, le matin, le trouble dans la ville. Gloire à Dieu ! Nous sommes les serviteurs de la loi ! Gloire à Dieu ! Nous sommes les serviteurs de la Perse ! Nous joignons tous nos efforts pour rendre la Perse prospère et l’empêcher de tomber entre mains des ennemis. Le roi, protecteur de l’Islam, est parfaitement d’accord avec l’assemblée, et plus que tout autre il connaît le fruit et le but de cette institution. Efforcez-vous donc de ne pas l’irriter, et quand le Medjliss sera solidement établi, le moustique s’en ira de lui-même […]. Pour traduction : A.-L.-M. Nicolas54 ». 28
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Ce texte montre le mélange insolite qui résulte de la rencontre entre une vision religieuse véhiculant l’instauration d’un idéal religieux de la justice accompagnée des normes et des valeurs de l’éthique musulmane et le désir ardent d’incorporer le progrès, la science et les avancées technologiques des pays européens tout en rejetant l’idée d’une sécularisation des institutions, d’une laïcisation du droit et d’une séparation entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. Cette appréhension de la justice, dans son versant institutionnel, suppose le maintien des structures judiciaires shî’ites, le recrutement de juges religieux et l’application de la loi religieuse ; le pouvoir législatif, s’il est envisagé en tant que tel ne devra être que le reflet de la législation coranique, le pouvoir judiciaire devant garantir son exécution au niveau national et de façon égale entre tous les musulmans. Cela suppose par ailleurs l’existence d’un régime juridique et de tribunaux particuliers propres à chacune des communautés religieuses non musulmanes de Perse. Le principe de la séparation des pouvoirs n’est pas envisagé, il n’est d’ailleurs pas même évoqué. Par ailleurs, plusieurs questions sont soulevées par cette approche : d’une part, que devient l’appareil judiciaire séculier (‘orfi,coutumier) entretenu historiquement par l’État et qui a depuis toujours concurrencé les tribunaux religieux ; d’autre part, si la justice est désormais envisagée comme une justice d’État, la justice traditionnelle du qâzi (juge religieux), reposant sur la jurisprudence, une relative autonomie du juge et la possibilité d’intégrer les éléments des divers droits coutumiers, doit-elle disparaître au profit d’une nouvelle conception (« moderne ») de la justice islamique désormais conçue comme un véritable appareil judiciaire ordonné et contrôlé par un État islamique ? Pour répondre de façon pertinente à ces questions, il nous faudra retrouver et examiner de près l’ensemble des discours de Vâ’ez car seule une étude précise de cette nature est à même de révéler la portée des conceptions de son auteur, de montrer l’étendue de la culture politique de ce dernier et la façon dont il pouvait concevoir le pouvoir (si tel était bien le cas), dans ses moindres détails et structures. Mais nous pouvons comprendre plus aisément maintenant pourquoi l’adoption d’une constitution en soi, conçue comme un instrument servant simplement à réduire le pouvoir royal et à organiser les affaires de l’État, n’effraie pas à première vue les théologiens et les religieux dont certains y voient même là un moyen d’accroître leur rôle et leur pouvoir au Droit et cultures, 52 | 2006-2
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sein de la société et de la sphère politique tout en concourrant à l’instauration de la justice et à l’élimination de l’arbitraire dans leur pays. Certains d’entre eux ont du reste cherché ardemment et trouvé dans le Coran les justifications à un régime constitutionnel devant garantir, à travers des institutions organisées, la justice : « Cette question de la légitimité du nouveau régime a été plusieurs fois soulevée. Les docteurs de Téhéran, consultés, ont répondu, de la façon la plus formelle, que le régime constitutionnel était, en tout, conforme aux règles et à l’esprit de l’Islam ; ses ennemis devaient être considérés comme des traîtres55. Peu après, ces docteurs adressaient à l’Assemblée nationale des requêtes, dans lesquelles, après les avoir remerciés et félicités, ils les priaient de donner au plus tôt, à la Perse, des tribunaux rendant réellement la justice, une bonne administration financière, des services publics bien organisés et des représentants capables à l’extérieur56 ». 30
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À ce stade, l’organisation purement formelle de l’État et des institutions ne suppose guère, dans l’esprit des religieux, l’abandon de la loi et de la justice religieuses ni même bien sûr, une éventuelle sécularisation ou laïcisation du droit. À maintes reprises, d’ailleurs, notre prédicateur, Vâ’ez, s’est dit prêt à donner sa vie afin que le peuple persan dispose enfin d’une assemblée représentative (majles showrâ) même s’il avait été averti par Behbehâni qu’il était bien trop tôt ne serait-ce que pour évoquer ce terme (lafz) « Assemblée » et qu’il fallait s’en tenir plutôt à celui de ‘edalat khâneh (cour de justice), utilisé par le peuple au tout début de la Révolutiondans sa quête de la justice57. Vâ’ez aurait toutefois précisé sa pensée, notamment lorsqu’il se serait adressé, aux dires de Nâzem al-Eslâm Kermâni, au Premier ministre ‘Eyn al Dowleh : « […] Je ne défends ni ne protège qui que ce soit, ce que je revendique simplement, c’est la transformation du régime monarchique actuel en une monarchie de droit islamique [saltanat-e qânuni-e eslâmi58]. En définitive, mon intention est de servir le peuple et l’État et mon souhait est de voir ce dernier demeurer puissant et solide ; tant que j’en aurai les moyens je resterai engagé dans cette lutte sainte et j’oeuvrerai dans ce sens en espérant que rien ne viendra entraver mon action ni me détourner de ce but59 ». Seyyed Jamal al-Din a en effet inlassablement prêché le respect du droit et de la justice et revendiqué l’application de l’ordonnance royale établissant la fameuse cour de justice ‘edalat khaneh60. Il a même effectivement payé de sa vie son engagement et ses convictions politiques mais il faut savoir que derrière celles-ci se profile déjà le germe de la théorie d’un futur État islamique, préfigurant l’émergence d’une philosophie politique islamique intégrant les éléments de la modernité. Ainsi conçu cet État, investi d’une légitimité accordée par le Mahdi (le douzième imam shî’ite dont on attend la parousie) reflèterait non seulement un certain idéal religieux et moral de justice islamique mais également l’application d’une justice sociale de nature religieuse au cœur même de la communauté shî’ite. Le second auteur dont nous avons choisi de présenter ici certaines options politiques et juridiques est l’homme qui est à l’origine du premier manuel de droit constitutionnel intitulé Hoquq-e asâsi (ya’ni) âdâb-e mashrutiyyat-e doval (Le droit constitutionnel ou les mœurs constitutionnelles des États) publié en Perse en 1908 au cours de la première législature de l’Assemblée (Majles). Dans cet ouvrage fondamental, Foruqi définit l’État, ses caractéristiques, ses fonctions et présente les spécificités du régime constitutionnel tel qu’il apparaît en Occident. La culture et les références françaises de l’auteur, habituelles pour l’élite intellectuelle de son époque et sa génération, émaillent ses textes et pour chacun des termes persans qu’il utilise et qui sont en rapport avec cette science nouvelle qu’est le droit constitutionnel, il en précise l’équivalent français en note. Évoquant les différentes formes de gouvernement, à la manière des juristes classiques français, Foruqi passe en revue les caractéristiques de la monarchie (pouvoir individuel héréditaire) et de la république (le pouvoir est entre les mains d’un groupe de personnes chapeauté par un président nommé pour une durée déterminée) et conclut : « En tout état de cause, tout pouvoir est soit un pouvoir absolu [estebdâdi, despotique, autocratique]soit un pouvoir constitutionnel
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[mashruteh, par extension « représentatif »]61 ». Il précise ensuite : « Une organisation [un ordre] juste et correcte consiste en ce que l’ensemble des personnes chargées de superviser les initiatives du gouvernement soient des représentants du peuple, c’est pourquoi on appelle également ce type d’organisation un gouvernement représentatif62 ». Définissant ensuite le rôle de l’État, Foruqi écrit : « Le devoir de l’État est de préserver les droits des individus, c'est-à-dire d’être le gardien de la justice63 » ; pour ce faire, précise-t-il, l’État exerce des fonctions particulières. Ces fonctions, selon l’auteur, doivent être régies par le principe de la séparation des pouvoirs : « Les fonctions de l’État doivent être divisées en trois catégories : en premier lieu, la fonction législative, en deuxième lieu la fonction exécutive et en troisième lieu la fonction judiciaire64 ». La nécessité de l’indépendance du judiciaire par rapport à l’exécutif dans un modèle de séparation souple des pouvoirs est mis en avant clairement ici par Foruqi. S’exprimant en particulier sur les structures du pouvoir judiciaire, l’auteur prône l’adoption du principe du double degré de juridiction et par là même l’introduction du mécanisme de l’appel, inexistant dans le système judiciaire islamique : « Il faut que les gens aient le droit de faire appel d’un jugement rendu au sein d’une juridiction auprès d’une instance supérieure. C'est-à-dire que si le justiciable n’est pas satisfait de la décision du tribunal, il doit pouvoir saisir une juridiction d’un degré supérieur et qu’à l’issue d’un nouveau procès [tajdid-e mohâkemeh]la première décision puisse être soit confirmée soit infirmée. Le tribunal qui se pose au-dessus de tous les autres est la Cour de Cassation [divân khâneh tamiz]65. » À la fin de ce petit manuel, l’auteur aborde la question de la liberté (âzâdi)et de l’égalité (mosâvât). Nous retenons cette dernière, qui a également été évoquée, nous l’avons vu plus haut, par Jamal al-Din Vâ’ez, afin de mieux appréhender les orientations prises par Foruqi. Ce dernier consacre à cette question la dernière partie de son livre et évoque les quatre points suivants : l’égalité devant la loi, l’égalité devant les tribunaux du ministère de la Justice, l’égalité quant au choix et à l’exercice d’une profession et d’un emploi, l’égalité devant l’impôt. En ce qui concerne l’égalité devant la loi, Foruqi déclare : « L’égalité devant la loi signifie que l’ensemble des lois concernant le peuple doivent être promulguées pour tous, qu’elles s’appliquent de façon égale à tous sans prendre en considération le critère de naissance, du statut social ou de la fortune. […]66 ». Ici l’auteur évoque l’égalité telle qu’elle est conçue dans la philosophie du droit occidentale et dans le droit constitutionnel d’inspiration française que l’auteur veut introduire en Iran. Nous constatons qu’il élude la question épineuse de la religion, car en Islam, religion de la Loi, l’égalité de tous les citoyens devant la loi n’est guère envisageable de par le fait même que la loi religieuse islamique concerne exclusivement les musulmans. En règle générale, dans l’ouvrage de Foruqi la religion est rarement prise en compte, elle est même subtilement écartée lorsqu’il choisit de poser la question de « l’égalité devant les tribunaux du ministère de la Justice » (mahâkem-e ‘adliyeh). Cette formulation, en elle-même, écarte d’emblée du système judiciaire la justice religieuse. En effet, cette précision que l’auteur apporte à son propos (« devant les tribunaux du ministère de la Justice » et non « devant la justice ») est d’importance car elle évacue volontairement et de façon explicite les tribunaux religieux (mahâkem-e shar’) et n’accorde le droit de dispenser la justice qu’à la seule autorité étatique à travers l’organe du pouvoir judiciaire. Le fait même de ne pas évoquer l’existence et les fonctions des tribunaux religieux n’est pas en soi un acte anodin car au moment même où Foruqi rédige son ouvrage, les tribunaux religieux ont un pouvoir et une légitimité bien
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plus importants que la petite structure du ministère de la Justice, inefficace, corrompue et mal considérée. Lorsque, toutefois, il arrive à notre auteur d’évoquer la religion ou les religieux, dans ce contexte précis, il le fait en marge du propos central qu’il développe sur l’organisation et la marche des tribunaux et montre bien qu’il s’en tient, sur ces questions, à des considérations générales : « L’égalité devant les tribunaux [mahâkem] signifie que les tribunaux du Ministère de la Justice doivent appartenir au peuple et qu’il ne doit pas y avoir de tribunaux d’exception pour des catégories particulières de personnes. De par le passé, dans certains pays, lorsque des personnes fortunées [a’ayân]ou des religieux [rowhâniyun]étaient impliquées dans un litige, on formait un tribunal spécial et le procès était conduit d’une façon particulière. […] Aujourd’hui cette pratique a disparu et il faut que les tribunaux d’exception soient définitivement abolis67 ». Pour Foruqi non seulement la justice religieuse est écartée de l’organisation d’un État moderne mais elle demeure également à l’écart du pouvoir politique lui-même, pouvoir qui doit légitimement appartenir au peuple. L’auteur, présente et formalise en persan à travers son ouvrage un système, des structures, un vocabulaire et une philosophie politique modernes qu’il présente ainsi comme un modèle à reproduire, l’exemple même d’» une organisation juste et correcte ».
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Dans cet élan révolutionnaire qui s’illustre dès 1905, le peuple, guidé par les ulémas, appelle, en signant pour la première fois des pétitions, à la création d'une cour de justice (litt. « maison de justice », ‘Edâlat khâneh). Depuis le milieu du XIXe siècle, nous l’avons évoqué, des intellectuels, attirés par les modèles institutionnels et législatifs occidentaux et les concepts d’égalité et d’équité, mettent l’accent sur la nécessité d’organiser, en fonction de critères rationnels, la société et l’État persans. L’appellation « ‘edâlat khaneh » aurait été utilisée une première fois par Mirzâ Malkum Khân68 (qui l’aurait lui-même emprunté aux Ottomans). Cette revendication, par la suite, est reprise et portée par les ulémas (notamment par le mojtahed seyyed Hossein Tabâtabâ’i69), incarnant une demande de nature religieuse et non séculière. « Dans ses activités contre le gouvernement de ‘Eyn al-Dowleh [Premier ministre], seyyed Hossein Tabâtabâ’i a revendiqué et instauré avec conviction les concepts de “‘edâlat khâneh” [cour de justice], de “majless” [parlement] ou de “anjoman” [cercle, association] qui seraient au service du peuple70 ». Ce, même s’il demeure conscient que ces apports nouveaux peuvent, par un effet pervers, mettre en péril le clergé lui-même. Tabâtabâ’i aurait dit à ‘Eyn al-Dowleh : « Cette maison de justice que nous réclamons va nuire en premier lieu à nous-mêmes tout en assurant au peuple la sécurité et la protection contre l’injustice et l’oppression. Ils [les gens] n’auront plus besoin de nous, ils ne viendront plus chez nous, mais comme notre vie touche à sa fin, faites en sorte que votre nom soit mentionné en bien dans les pages de l’Histoire et que l’on vous y présente comme le fondateur de l’Assemblée législative et de la cour de justice et que ce souvenir de vous perdure ainsi en Iran71». L’injustice, caractérisée par l’inégalité et l’oppression, est dénoncée par les ulémas qui comptent bien participer à l’instauration d’une instance dans laquelle ils seraient présents et à laquelle ils prendraient une part active. Par ailleurs, Ahmad Kasravi, évoquant les premières revendications du peuple, mentionne la demande d’une maison de justice (‘edâlat khâneh) émanant à la fois des ulémas mais également des marchands et dans laquelle ils seraient Droit et cultures, 52 | 2006-2
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tous partie prenante72. Au fond, chacun met dans cette revendication ses propres souhaits et besoins ; ainsi les marchands, excédés de l’inefficacité des tribunaux religieux, réclament la constitution d’un tribunal présidé uniquement par des marchands et des commerçants pour gérer les conflits de nature commerciale. Devant les manifestations de décembre 1905, galvanisées par la révolution russe de 1905 et le manifeste du 30 octobre instituant pour la première fois un gouvernement représentatif et parlementaire en Russie, Mozzafar al-Din Shah promet la création d’une véritable cour de justice. Le 10 janvier 1906, en réponse aux demandes des ulémas réfugiés, en signe de protestation, dans le mausolée de Shah ‘Abd al ‘Azim au Sud de Téhéran, le roi, dans un rescrit (dastkhat)institue cette fameuse « cour de justice » dépendant de l’État (‘edâlat khânehye dowlati), « Which was to consist of representatives elected by the clergy, merchants and landed’ proprietors, and presided over by the Sháh himself ; to abolish favouritism ; and to make all Persians subjects equal in the eyes of the Law »73. Toutefois, dès février 1906, afin de dissiper tout malentendu et d’apaiser l’inquiétude des puissances étrangères, il est précisé que « […] the nature of the proposed ‘House of Justice’ had been entirely misunderstood, and that it was intended to be a purely judicial court, not a Legislative Assembly74 ». De plus, il s’agit bien, à travers cet organe de justice, d’» exécuter les lois religieuses » (ahkâm-e shar’) sur la base du droit islamique en précisant, notamment, la portée des peines légales (hudud) issues du Coran : c’est par ce biais que l’on compte aboutir à l’établissement d’une justice égalitaire et étendue sur tout le territoire national, c'est-à-dire par l’instauration d’institutions de nature séculière au service de la loi religieuse75. Mais après la publication du rescrit, ‘Eyn al-Dowleh, profitant de l’absence du roi, rassemble les dignitaires de la cour et les ministres et remet en cause la validité et l’exécution de la décision royale quant à l’instauration de cette cour de justice qui apparaît aux yeux de certains, notamment à ceux d’Amir Bahâdor, le vizir de la cour, comme une menace pour la monarchie et la sécurité de l’État : « Tant que je suis en vie je ne permettrai pas l’établissement de cette cour de justice. […] Mon roi n’a pas besoin de toute cette administration76 ». Cette cour de justice, ne verra finalement pas le jour mais on peut dire que le rescrit royal pose la première pierre de l’édifice du futur ministère de la Justice77. Les réformes post-constitutionnelles s’attèleront ensuite à centraliser l’administration et à structurer les institutions liées aux pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Tandis que les ulémas voyaient dans cette instance la création d’une institution de nature religieuse qui serait à même d’établir, par le biais de la délégation dont ils jouissent, la justice (‘edâlat) dans la société, de leur côté, les réformateurs laïcs y voyaient, quant à eux, l’image d’un parlement séculier à la manière de celui des pays européens et l’établissement d’un système judiciaire à la française. Ces deux camps, unis à la veille de la révolution, s’affrontent alors ouvertement au sein de l’Assemblée, le Madjles, fraîchement instituée et encore fragile.
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La jeune Constitution persane est le fruit de multiples influences. Elle résulte d’une part de l’éphémère Constitution turque de 1875 à laquelle le mot « mashruteh » (constitution78) a été emprunté ; d’autre part de la Constitution belge du 7 février 1831 qui porte en elle l’empreinte des Constitutions françaises de 1791, 1814 et 1830 et qui a l’avantage d’offrir un régime de monarchie constitutionnelle. La séparation des pouvoirs est le principe clé établi par cette constitution, un principe qui bouleverse le système juridico-judiciaire persan. Cependant, les effets relatifs à l’adoption de ce principe ne se feront sentir que progressivement, le temps pour les réformateurs de diminuer peu à peu le pouvoir des tribunaux religieux, d’amorcer la codification et d’asseoir les principales réformes du système judiciaire79. Héritée de Locke et de Montesquieu, la séparation des pouvoirs est introduite par le biais de l’article XXVII (« Des pouvoirs publics ») : Droit et cultures, 52 | 2006-2
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« Les pouvoirs publics se divisent en trois : Le pouvoir législatif, qui a pour attribution de voter et réformer les lois. Il est exercé conjointement par Sa Majesté Impériale le Chah, le Medjless-Chourayé-Melli et le Sénat. Chacun de ces trois organes du pouvoir législatif a le droit d’initiative en matière de lois. Cependant, celles-ci ne deviennent exécutoires que si elles sont conformes aux principes de la religion, approuvées par les deux Chambres et revêtues de la signature impériale. Néanmoins, la proposition et le vote de toute loi relative aux recettes et aux dépenses de l’État est l’une des attributions exclusives du Medjless-Chourayé-Melli. L’explication et l’interprétation des lois rentrent dans les attributions spéciales du Medjless-Chourayé-Melli. Le pouvoir judiciaire et arbitral consiste en la reconnaissance des droits. Ce pouvoir est exercé par les tribunaux du Char [shar’] religieux dans les affaires religieuses et par les tribunaux judiciaires dans les affaires laïques. Le pouvoir exécutif appartient exclusivement à l’Empereur. Les lois, décrets et arrêtés seront appliqués par les ministres et les fonctionnaires de l’État au nom de Sa Majesté et dans les formes prescrites par les lois » (art. XXVII). « Les trois pouvoirs sus-mentionnés seront toujours séparés les uns des autres » (art. XXVIII ». Le régime de la séparation des pouvoirs dans l’Iran monarchique s’apparente à un régime parlementaire (notamment au modèle initial dualiste) dont elle possède les principales caractéristiques. C’est un régime de séparation souple ou de collaboration des pouvoirs dans lequel la gestion des affaires publiques est assurée par la collaboration entre les pouvoirs exécutif et législatif par l’intermédiaire d’un gouvernement (cabinet ministériel), responsable devant le Parlement. L’exécutif est bien composé d’un chef d’État, ici le monarque, irresponsable et d’un gouvernement nommé par le chef de l’État et responsable devant le Parlement. Le gouvernement doit son existence à la double confiance dont il dispose, celle du chef de l’État et celle du Parlement. Le législatif dispose du pouvoir d’adopter les lois et de contrôler l’action de l’exécutif. En principe il peut être mono ou bicaméral. En Perse, malgré l’adoption du bicamérisme dans les textes80, seule l’Assemblée est formée dans un premier temps, le Sénat ne sera officiellement constitué qu’en 1949 après une révision de la constitution sous le règne du deuxième roi de la dynastie Pahlavi, Mohammad-Reza Shah (1941-1979). Quant au pouvoir judiciaire, il s’articule désormais en vertu de cette nouvelle organisation sous-tendue par la tripartition des pouvoirs. Fait sans précédent dans l’histoire de la justice persane qui a toujours connu, au sein de son double système shar’/‘orf (tribunaux religieux et coutumiers), la domination des tribunaux religieux ; le pouvoir judiciaire ainsi que la légitimité et la suprématie des tribunaux séculiers dépendant du ministère de la Justice sur les tribunaux religieux sont maintenant officiellement reconnus. L’article LXXI stipule : « La Haute Cour de Justice et les tribunaux judiciaires sont les seules juridictions compétentes dans les affaires publiques [laïques, civiles]81 et le jugement des affaires relevant du Char [shar’] sont du ressort des pontifes présentant les condition requises pour accomplir cette fonction ». Bien que l’énoncé consacre la victoire des réformistes laïcs, dans la pratique, les tribunaux religieux, encore maintenus au sein du système judiciaire, ne perdront, en réalité, rien de leur pouvoir jusqu’en 1927. D’une part, parce que « les affaires relevant du Char » ne sont pas précisément définies et délimitées (elles peuvent concerner toutes les affaires de la vie du croyant), d’autre part parce que les tribunaux religieux demeurent plus rapides et plus efficaces, enfin parce que ni le système judiciaire ainsi élaboré, ni les codes, ni les magistrats devant accompagner ce projet politique n’existent encore réellement en pratique. Cette conception quasi fictive de la justice ne repose, en effet, que sur cette frêle architecture d’un ministère de la Justice (Divâne ‘adliyeh), corrompu, vénal et incompétent, créé sous le règne de Nâser al-Din Shah. Aussi, tous les points importants concernant la justice et inscrits dans la Constitution n’ont, pour
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l’heure, qu’une portée limitée, davantage psychologique et politique qu’effective. Compte tenu du pouvoir et de l’autorité des ulémas, on peut d’ores et déjà considérer que c’est déjà, pour les réformistes laïcs, un grand pas en avant. La stratégie des rois de Perse, celle qui a consisté à maintenir parallèlement aux tribunaux religieux des tribunaux séculiers a eu, dans ce contexte, l’avantage d’ouvrir la voie et de faciliter les initiatives de ce genre ainsi greffées sur une structure préexistante. À son époque, Gobineau avait déjà flairé cette possibilité du renforcement de l’‘orf au détriment du shar’82. De plus, la Constitution prévoit l’application aux tribunaux du principe du double degré de juridiction83 qui institue une Cour de cassation pour tout l’Empire (art. LXXV) et une Cour d’appel au sein du chef-lieu de chaque province (art. LXXXIX). D’autre part, les rédacteurs de la Constitution ont réussi à imposer quelques uns des principes hérités de la Constitution française et de la Déclaration des droits de l’homme tels que celui de la légalité des peines (« Les jugements des tribunaux doivent être motivés, porter mention des articles des lois, sur lesquels ils sont rendus, et être lus en séance publique », art. LXXVIII). « Combien parmi eux [les Persans] s’imaginent qu’une grande réforme a été opérée, parce qu’ils répètent machinalement, “comme des perroquets” les mots loi, patrie, peuple, droits, mots dont le sens véritable leur échappe. Il y a trop d’abus, trop de mauvaises habitudes provenant de l’ancien régime, que l’on a conservées jusqu’à ce jour. Ce qu’il importe de faire, ce n’est pas de se payer de mots, mais de chercher à déraciner ces vestiges d’une époque de malheur »84.
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Il ne s’agit en effet point de forger des articles de lois et de concocter des textes ayant valeur de constitution, il devient urgent pour la Perse de mettre en conformité sa réalité politique, sociale, juridique et judiciaire aux nouvelles normes ainsi établies mais pour l’heure la Constitution reste ineffective et sa portée demeure limitée. Néanmoins, afin de pouvoir répondre aux exigences de ces quelques articles rédigés à la hâte, les Persans vont devoir refondre l’ensemble du système judiciaire en place dans leur pays depuis plus de treize siècles. Nous verrons que, bien plus que des transformations techniques, c’est la philosophie même du droit et de la justice islamique qui s’en trouvera ainsi modifiée, une tentative appuyée que les religieux ne pardonneront jamais aux réformistes laïcs, cette nouvelle élite intellectuelle formée dans les facultés de droit à Paris, à Lausanne ou à Bruxelles et qui, pour un temps seulement, auront l’impression d’avoir gagné la bataille de la modernité avec les mesures spectaculaires de la période Pahlavi. « Le parti démocrate a inscrit dans son programme la séparation des pouvoirs spirituel et temporel. Quand, l’année dernière, une commission de cinq ulémas fut formée, avec mission de suivre les travaux de la Chambre et de les contrôler au point de vue de l’orthodoxie musulmane, il n’avait pas caché son mécontentement. Examinant cette question, le Medjlis blâme, en termes d’ailleurs courtois et modérés, le parti démocrate. Leur revendication, dit-il, est le résultat de l’influence des idées occidentales, qui ont si fortement marqué leur empreinte sur l’action des partis en Perse. En Europe, une nation a pour règle de conduite la neutralité absolue en matière religieuse. C’est la France. Mais dans les autres pays la religion chrétienne –catholique ou protestante- est la religion de l’État. En Angleterre, le roi doit, lors de son élévation au trône, jurer de maintenir la religion protestante, et la formule du serment a été considérée par les catholiques comme blessante pour eux. L’empire d’Allemagne a aussi une religion d’État. Et ces pays ne sont pas les seuls. Séparer le spirituel du temporel n’est pas chose facile. Des partis politiques aux idées avancées l’ont compris, en Europe. Et cependant la religion chrétienne n’est pas, comme l’Islam, un système à la fois religieux, politique, social et judiciaire. Dans l’Islam tout est subordonné à la loi religieuse, rien ne doit se soustraire à son action. Ainsi pense le Medjlis. Le Medjlis est du reste en guerre avec le parti démocrate. Pour lui, la démocratie, telle que l’entend le nouveau groupe fondé à la Chambre et la démagogie, ne sont qu’un. La politique d’Émin os-
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Sultân, les tendances de l’Iran Nov, font continuellement l’objet de ses critiques. On abuse du peuple, dit-il »85. 56
Mais la marque des théologiens-juristes shî'ites sur le texte de la Constitution est forte : un comité de cinq censeurs religieux doit examiner les propositions de lois de l’Assemblée afin de veiller à la conformité de la législation iranienne avec l’islam. Ce qui fait dire à l’auteur d’une thèse à la faculté de Droit de l’Université de Paris sur la constitution persane, en 1914 : « À la puissance du Parlement ne s’oppose qu’une seule puissance : celle du clergé, car il a, sur toutes lois et toutes délibérations, un droit de veto. Alors que le Châh ne peut “en suspendre ni arrêter l’exécution”, les ulémas ont la faculté de refuser leur approbation. Ils sont, à côté des deux Assemblées, la seule force qui persiste, et continuent à limiter de leur influence morale, sous la Constitution comme sous l’Ancien Régime, le pouvoir civil. Ce n’était pas sans donner au gouvernement un vague caractère théocratique, mais comment en eût-il été autrement, sans risquer de heurter les croyances exaltées de la population ? Ce dualisme entre les tendances occidentales et modernes des lois fondamentales et les conceptions strictement religieuses des modjtehids ne laissa pas d’amener des conflits qui détournèrent de la jeune cause la sympathie de certains prêtres. Mais alors qu’on ne leur avait accordé ce privilège que dans l’intérêt de la foi musulmane, il était toutefois possible qu’ils en usassent pour des fins plus politiques et plus immédiates. En d’autres termes, c’était faire du Clergé l’arbitre de la situation »86.
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La Loi Constitutionnelle de 1906 et le Complément à la Loi Constitutionnelle de 1907 sont supposées avoir posé les bases juridiques d’un pouvoir légal, moderne et rationnel et institué la séparation des pouvoirs. Pourtant, ces acquis demeurent fragiles. La révolution persane, qui véhicule dans l’esprit d’une partie des réformateurs, les valeurs de la révolution française et celles de la Déclaration des droits de l’homme, fait couler beaucoup d’encre et dans les journaux, persans et étrangers, les analyses et les commentaires fusent, certains d’entre eux tentant de marquer la paternité française de la révolution : « En Perse. La révolution. Nous avons signalé ici même, à plusieurs reprises, les analogies qui existent entre la Révolution française de la fin du dix-huitième siècle et la Révolution persane actuelle. Il semble, en ce moment, que celle-ci tende à évoluer dans une autre direction, par l’adhésion du Châh à la Constitution, après l’insuccès de son 18 Brumaire, et sous la pression des conseils de l’Angleterre et de la Russie. La manière de voir que nous avions exprimée ne s’en trouvait pas moins répondre au jugement de plusieurs écrivains persans. Voici, en effet, quelques extraits significatifs de Halb oul Matin de Calcutta. C’est d’abord un article envoyé de Paris et publié en novembre. L’auteur commence par résumer l’histoire de la Révolution de 1789. Il avait, dans son exposé, bien des difficultés lexicographiques à surmonter ; il s’en est tiré habilement. Bien que pour plus de sûreté, il ait cru devoir donner, à côté de la traduction persane, le texte français (en lettres latines ou en transcriptions arabo-persanes), on reconnaîtra sans hésiter l’Assemblée nationale constituante dans Bènâm-é techkîlât Medjlis-é Milliyé et la Déclaration des Droits de l’homme dans E’lân Hokoûk-é Bachar. Dans un autre article intitulé : En quel état se trouve la Perse ?, on apprend, par demandes et par réponses, que la Révolution persane suit exactement la même marche que la Révolution française. Mohammad-‘Ali serait le Louis XVI de la Perse. La Perse en est venue au même point que la France de l’ancien régime où les gouvernants avaient perdu toutes les notions de justice et d’humanité »87.
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Pourtant, le mouvement constitutionnel iranien, loin de réformer la société dans sa globalité, aboutit à un nouveau compromis entre les trois catégories dominantes de la société : commerçants, aristocratie, clergé. Certains observateurs diront même qu’il n’y a eu réellement ni révolution, ni constitution, les véritables révolutionnaires ne formant, en vérité, que quelques groupes minoritaires (anarchistes liés aux révolutionnaires russes, fils de grandes familles animés par la presse d’opposition ou par les sociétés secrètes, certains soufis). La Constitution persane a ses limites et ses paradoxes, elle n’est pas le fruit d’un processus de maturation politique et sociale et malgré les initiatives des réformateurs elle n’est pas à même de garantir et de protéger l’idéal démocratique occidental qu’elle était censée incarner aux yeux de certains constituants :
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« Le peuple iranien n’a malheureusement pas connu de nuit semblable à celle, historique, du 4 août en France - la grande féodalité terrienne, les latifundia, continuent à vivre tranquillement, comme par le passé- ; bien plus, profitant de leur influence seigneuriale pour obliger les paysans, leurs sujets, à voter pour eux, ils se sont emparés du Parlement, à seule fin de consolider leur position économique et sociale au détriment de ces paysans dont la condition actuelle est peutêtre pire que celle de leurs ancêtres du Moyen-Âge. Ces propriétaires fonciers, pour défendre leur position et pour sauvegarder leurs intérêts personnels, n’ont pas hésité à se rallier aux puissances étrangères, surtout à celle de la Grande-Bretagne. L’établissement d’une démocratie réelle est extrêmement compromis par cet état de fait, qui ralentit tout progrès social et un peuple composé en majeure partie d’illettrés, dont le standard de vie est misérable, n’est pas en mesure de comprendre et encore moins de participer, du jour au lendemain, à l’application du système démocratique »88. 61
En 1910, la Revue du Monde Musulman, ne cache pas sa déception quant à l’aboutissement de cette « révolution persane ». « Il ne faut pas s’y tromper et croire que les choses aillent comme la presse persane semble le dire. Je veux bien que celle-ci cède aux plus nobles instincts de l’humanité ; je veux bien qu’un voile soit devant ses yeux ; mais, en vérité, quand on pénètre au fond des choses, on ne peut qu’éprouver un douloureux sentiment de tristesse et de désespoir. Rien n’a été fait, rien ne sera fait, et peutêtre est-il permis de dire que rien… rien ne sera fait. Le Parlement persan n’a rien d’une Convention, rien même d’une Constituante. Il perd son temps à des débats stériles et vains et quelques-uns de ses membres protègent avec acharnement des fonctionnaires prévaricateurs. Aucune mesure d’ordre n’est prise : la constitution des tribunaux des cours d’appel est lamentable, lamentables les municipalités, lamentables les Endjoumans, lamentable la police »89.
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À la fin de la période constitutionnelle, acculée, la Perse se voit contrainte, néanmoins, de réorganiser le système judiciaire qui représente un pouvoir séparé et indépendant au sein de la constitution et elle fait appel pour ce faire à un conseiller français, Adolphe Perny (ancien procureur à Redon et franc-maçon). Ce dernier ouvre, avec l’aide d’autres professeurs français, la fameuse École de droit à Téhéran destinée à former les futurs cadres de la magistrature, ce qui n’est pas sans éveiller l’hostilité des nationalistes, d’une part mais également et surtout du clergé, d’autre part : « Ce n’est pas d’aujourd’hui que date l’opposition des Mollahs à l’enseignement du droit français et à l’organisation d’une justice d’Etat dégagée de toute emprise religieuse. Dès le jour où sur la proposition du Ministre de la Justice d’alors, Mouchir-ed-Dowleh, un magistrat Français fut engagé en 1911, comme organisateur de la Justice persane, les Mollahs, menacés dans leur privilège séculaire de juges omnipotents, mirent tout en œuvre pour entraver la réalisation de cette réforme fondamentale appelée à porter la plus grave atteinte au prestige du droit coranique. Ce ne fut qu’au prix de grandes difficultés, et de larges concessions au Mollahs, que le Code Organique, le Code de Procédure Civile et celui d’Instruction Criminelle purent être promulgués avant la guerre, et le Code Pénal en 1917, après le retour de Mr Perny en Perse »90. Notes 1 Revue du Monde Musulman, vol. I, n°1, p. 86. 2 Historien et orientaliste français qui s’est intéressé, au début du XXe siècle, à l’histoire et aux textes du bâbisme (Seyyed ‘Ali Mohammad, dit le Bâb – bâb signifiant « porte, accès » et désignant, dans ce contexte, l’homme qui sur terre incarne l’accès au divin – était un commerçant de Shiraz né en 1819. Très tôt il s’est opposé aux représentants de l’orthodoxie religieuse en Perse proposant une nouvelle vision de l’islam notamment par le biais d’une réinterprétation de la théorie eschatologique shî'ite, de l’occultation et de la parousie du douzième imam, Al-Mahdi. Les bâbi, ses disciples, ont lutté pour défendre cette
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nouvelle foi, mais le mouvement, qui menaçait à la fois le pouvoir des théologiens-juristes, qui ont taxé rapidement le Bâb d’hérésie, et celui du monarque, est écrasé vers le milieu du XIXe siècle). 3 Pour toute la période Qajar (jusqu’en 1925) nous parlerons de « la Perse », dénomination utilisée par les chancelleries étrangères. À partir du 21 mars 1935, Reza Shah Pahlavi imposera celle de l’Iran, nom que les iraniens donnent depuis toujours à leur pays (la Perse désigne à l’origine l’une des provinces iraniennes, le Fârs). 4 La plus importante concession est celle, accordée en 1872, à un sujet britannique, le baron Julius de Reuter. Cette concession, qui accorde au bénéficiaire le monopole de l'exploitation des ressources naturelles et des travaux publics, est accordée pour une période de sept années mais elle est finalement annulée par le roi en 1873. Entre 1862 et 1918, des licences et des concessions sont accordées aux Anglais notamment pour établir et exploiter des lignes télégraphiques et entre 1890 et 1913 pour la construction de routes et d’un chemin de fer. 5 La Perse doit contracter un emprunt à la banque britannique Imperial Bank pour faire face à l’ardoise de 500000 livres, alourdie par une forte compensation en guise de dommages et intérêts, que lui laisse cette affaire. 6 Les trois voyages de Nâser al-Din Shah ont lieu en 1873 (premier voyage d’un souverain persan en Europe), au printemps 1878 (le roi s’intéresse notamment aux lois qui régissent les pays européens) et en 1889 (il visite l’exposition universelle et monte en haut de la toute nouvelle Tour Eiffel). 7 Les médecins de Mozzafar al-Din Shah lui conseillent de faire régulièrement des cures thermales en France. Il fait quatre voyages en tout : en 1897, 1900, 1902 et 1905. 8 « Le régime des Capitulations est un régime privilégié qui soustrait les nationaux d’un État étranger à l’application des lois et à la juridiction civile et pénale des tribunaux de l’État sur le territoire duquel ils résident, et les soumet à la juridiction de leur propre État exercée par le Consul de celui-ci. Certains auteurs voient dans cet état de choses une intervention ; d’autres, une servitude internationale » (Ahmad Matine-Daftary, La suppression des capitulations en Perse, Paris, Les Presses Universitaires de France, 1930, p. 39). C’est à la suite du traité de Torkamanchaï en 1828 avec la Russie que pour la première fois le régime des capitulations en Perse est stipulé, revêtant un caractère obligatoire. C’est ce traité qui servira d’ailleurs de modèle aux autres traités capitulaires conclus avec d’autres pays au cours du XIXe siècle. 9 Officieusement, le portefeuille, remis aux enchères, est renouvelé chaque année. 10 Depuis le début du siècle, les provinces, notamment le Fârs, tentent de se soulever contre leurs gouverneurs tout-puissants et les abus perpétrés par ces derniers. Les relations de voyage ainsi que les ouvrages et autres articles publiés à l’étranger par des Persans font état de ces pratiques. 11 Création de ministères dont le ministère de la Justice (Divân khâneh-ye ‘adliyeh), mise au point de « boîtes de justice » (sandoq-e ‘edâlat) dans les provinces afin que les plaintes de la population parviennent au roi, avertissements donnés au gouverneurs par le Premier ministre, Hâji Mirzâ Hossein Khân Sepah Sâlâr puis par le roi lui-même aux gouverneurs afin que ces derniers mettent fin à leurs abus, promulgation d’une ordonnance royale (farmân, firman), qualifiée de « charte de justice », ordonnant le respect des personnes et des biens dans le royaume. 12 Adeptes de l’école Sheikhie issu du shî'isme duodécimain (ce dernier reconnaît la lignée des douze imams issu de ‘Ali, gendre et cousin du prophète Mohammad), fondée par Sheikh Ahmad Ahsâ’î (1753-1826). Ce dernier, a voulu, à travers ses expériences mystiques, mettre en valeur l’enseignement théosophique des imams. Sa pensée a connu un immense succès mais a néanmoins attiré l’hostilité des ulémas orthodoxes. Après la mort de Ahsâ’î le mouvement s’est radicalisé, prenant une tournure socio-politique ( voir Henry Corbin, En islam iranien, aspects spirituels et philosophiques, vol IV, Paris, Galimard, coll. « tel », 1972 – chapitre VI « L’École shaykhie »- ; Mangol Bayat, Mysticism and dissent. Socio-religious thought in Qajar Iran, Syracuse, Syracuse University Press, 1999 – chapitres 2 « Radicalization of Dissent in Shia Thought : Early Shaikhism » et 3 « The socialization of Dissent in Shia Thought : Kirmani Shaikhism »). 13 Disciples de Bahâollâh (1817-1892). Le bahaïsme est un mouvement religieux de type réformateur issu du babisme. 14 Voir à ce propos notamment les ouvrages de Mangol Bayat (Mysticism and dissent. Socio-religious thought in Qajar Iran, Syracuse, Syracuse University Press, 1999 et Iran’s First Revolution. Shi’ism and the Constitutional Revolution of 1905-1909, New York, Oxford University Press, 1991). 15 Cela n’empêchera pas les ulémas et les mojtahed de s’opposer ouvertement au roi à la fin du règne de Nâser al-Din Shah dans l’affaire de la concession des tabacs aux Anglais.
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16 Âqâ seyyed Jamal al-Din Vâ’ez sera plus tard éliminé en 1908 sur ordre du successeur de Mozzafar al-Din Shah, Mohammad-‘Ali Shah, adversaire de la constitution. 17 Nous avons retenu cette date donnée par Janet Afary, The Iranian Constitutionnal Revolution, 1906-1911, New York, Columbia University Press, 1996, p. 46. 18 Archives du Grand Orient de France, boîte 1871, loge Téhéran « Réveil de l’Iran », « Grand Orient de France, Suprême Conseil pour la France et les Possessions françaises », décision de l’ordre « Installation de la Loge Réveil de l’Iran » datée du 6 novembre 1907. Paul Sabatiennes, « Pour une Histoire de la Première Loge Maçonnique en Iran », Revue de l’Université de Bruxelles, 3-4, 1977, p. 415. 19 Cette loge est dirigée (durant la période qui nous occupe) d’abord par Jean-Baptiste Lemaire (1842-1907), ensuite par Paul-Henri Morel (m. 1910), professeur à l’École des Sciences Politiques de Téhéran et qui éditait un journal en français L’écho de Perse, puis par un médecin Paul Combault, professeur à l’école Dâr al-fonun et enfin par Charles Lattès (professeur) jusqu’en 1913 (Archives du Grand Orient de France, boîte 1871, loge Téhéran « Réveil de l’Iran », Adib ol-Mamâlek Farahâni, Poème Maçonnique Persan (1908), texte persan avec traduction, introduction et notes par Paul Sabatiennes, Bruxelles, 1975, p. 10). 20 Archives du Grand Orient de France, boîte 1871, loge Téhéran « Réveil de l’Iran », Adib ol-Mamâlek Farahâni, Poème Maçonnique Persan (1908), texte persan avec traduction, introduction et notes par Paul Sabatiennes, Bruxelles, 1975, p. 12. 21 Paul Sabatiennes, « Pour une Histoire de la Première Loge Maçonnique en Iran », Revue de l’Université de Bruxelles, 3-4, 1977, 422. 22 Paul Sabatiennes, « Pour une Histoire de la Première Loge Maçonnique en Iran », Revue de l’Université de Bruxelles, 3-4, 1977, 432. 23 Docteur de la loi et spécialiste du fiqh (droit musulman), le mojtahed est un personnage religieux de haut rang, référence en matière de droit et de théologie, il est notamment habilité à émettre des avis juridiques au moyen de l’ijtihâd (effort de réflexion personnel devant aboutir à une opinion juridique). 24 Paul Sabatiennes, « Pour une Histoire de la Première Loge Maçonnique en Iran », Revue de l’Université de Bruxelles, 3-4, 1977, 435. 25 Revue du Monde Musulman, vol. I, n°1, novembre 1906, p. 87. 26 Dans l’Iran ancien la fonction royale revêtait un caractère sacré mais « After the advent of Islam, the ruler could no longer be a god but before long assumed the exalted title of the Shadow of God on Earth. Much of the political ethos of sacral kingship was retained. Nevertheless, political power was fairly drastically desacralized, making room for the emergence of religious or hierocratic authority deriving directly from the transcendent God » (Said Amir Arjomand, The Shadow of God and the Hidden Imam. Religion, Political Order, and societal Change in Shi’ite Iran from the Beginning to 1890, Chicago/ London, The University of Chicago Press, coll. « Publications of the Center for Middle Eastern Studies », 1984, p. 7). 27 Cela fait référence au motif coranique du dépôt qui se rapporte ici à la fonction royale (Dieu a donné son royaume et ses sujets au roi, ce sont des dépôts divins qui n’appartiennent pas au souverain. Ce dernier est responsable devant Dieu s’il n’en prend pas bien soin ou s’il ne restitue pas à Dieu ce dépôt en parfait état). 28 Il s’agit là des personnages de la cour, des ministres, des gouverneurs et autres personnalités opposées au mouvement constitutionnel. 29 [On sait qu’en même temps qu’ils se réfugiaient à la Légation d’Angleterre, les Persans adressaient un long télégramme à Édouard VII]. En juin 1906 deux seyyed (descendants du Prophète) sont tués au cours d’une manifestation. Devant la fureur populaire, le gouvernement décrète la loi martiale. Téhéran est entièrement paralysé et des milliers de personnes envahissent l'immense parc de la légation anglaise pour y trouver refuge. C’est la tactique du bast qui consiste à se réfugier, pour fuir la répression, dans des lieux « protégés » bénéficiant d’une certaine immunité : mosquées, consulats, légations, etc. 30 [Chimr, objet de l’exécration persane, est le nom du général qui tua Hoceïn, le Seigneur des confesseurs, dans les plaines de Kerbela]. 31 Les bâbis ont joué un rôle actif dans la révolution constitutionnelle mais le fait qu’ils soient taxés d’hérésie par les docteurs de la Loi est utilisé afin de décrédibiliser leur action. 32 Allusion aux idées républicaines d’inspiration française qui ont cours en Perse chez certains intellectuels. Ces idées sont combattues par les Anglais qui les présentent comme une menace pour la monarchie et le peuple persans (Homa Nategh, « L’influence de la révolution française en Perse (19e et début du 20e s.) », CEMOTI,1991, p. 119).
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33 [Allusion à la sourate de Joseph. Joseph, ici, est la nation persane, chère au cœur de Mozaffer comme Joseph l’était au cœur de Jacob]. 34 [Allusion à la sourate XLII, versets 34 à 36, que l’on commente actuellement comme contenant l’ordre d’établir un parlement pour y délibérer sur les affaires de la nation.] La sourate XLII s’intitule « La Délibération », dans les versets 36 à 38 on lit : « Ce qui est auprès de Dieu est meilleur et plus durable, pour ceux qui croient : ceux qui se confient à leur Seigneur ; ceux qui évitent les péchés les plus graves et les turpitudes ; ceux qui pardonnent après s’être mis en colère ; ceux qui répondent à leur Seigneur ; ceux qui s’acquittent de la prière ; ceux qui délibèrent entre eux au sujet de leurs affaires ;ceux qui donnent en aumônes une partie des biens que nous leur avons accordés ; ceux qui se prêtent mutuellement secours lorsqu’ils sont en butte à la violence ». 35 Revue du Monde Musulman, vol. I, n°1, p. 88-90. 36 Nâzem al-Eslâm Kermâni, Târikh-e bidâri-e irâniân, Téhéran, Nashr-e Peykân, 1376 (1997), p. 512. 37 Ibidem, p. 513. 38 Il faut rappeler que parmi les religieux (petit clergé, mollahs ou savants et docteurs de la loi, mojtahed), des visions différentes avaient cours, allant des plus traditionalistes aux plus progressistes. 39 Paul Sabatiennes, « Pour une Histoire de la Première Loge Maçonnique en Iran », Revue de l’Université de Bruxelles, 3-4, 1977, p. 424. 40 Ibidem. 41 Revue du Monde Musulman, vol. II, mars-juillet 1907, p. 313. 42 [Les esprits malintentionnés font remarquer que les biens du clergé sont exemptés d’impôts]. 43 Traditions rapportées sur la vie, les actes et les dires du prophète et des imams. 44 [Qoran, VI, 71]. 45 Descendant du prophète. 46 Hojjat al-Islam, titre décerné à certains théologiens-juristes shî'ites éminents. 47 [Qoran, II, 179]. 48 Ville située à l’ouest de Téhéran. 49 Le douzième imam (pour les shî'ites duodécimains), Mohammad al-Mahdi, disparu au IXe siècle et dont les fidèles, qui pensent que l’imam n’est pas mort, attendent le retour afin que l’ordre et la justice soient enfin établis sur terre. 50 Hojjat al-Islam. 51 Seyyed Mohammad Tabâtabâ’i (1843-1921), est l’un des principaux leaders religieux (il est mojtahed) de la révolution constitutionnelle. Il s’exprime en faveur de la modernité, de l’éducation, de l’enseignement des sciences et du progrès. Il aurait momentanément fait partie du « Réveil de l’Iran » au tout début de la formation de la loge en 1907 mais il se serait retiré par la suite. 52 Seyyed ‘Abdollâh Behbehâni, (également mojtahed, exerçant à Téhéran), s’est rallié à Seyyed Mohammad Tabâtabâ’i, il serait moins impliqué, toutefois, que ce dernier dans le combat pour les réformes en Perse. 53 Le texte dit : fera sortir du tombeau le père des pots-de-vin. L’expression, très énergique, est tout à fait usuelle : elle signifie persécuter et frapper quelqu’un au point que son père mort s’en émeuve dans le tombeau. 54 Revue du Monde Musulman, vol. II, mars-juillet 1907, p. 314-330 55 [Habl oul-Matin, 15 avril 1907] 56 [Ibidem, 22 avril]. Revue du Monde Musulman, vol. II, mai 1907, p. 379. 57 Nâzem al-Eslâm Kermâni, Târikh-e bidâri-e irâniân, Téhéran, Nashr-e Peykân, 1376 (1997), p.373. 58 A priori on peut supposer qu’il s’agit là d’un pouvoir dont la légitimité et la légalité sont issues de l’islam (cela peut également vouloir dire que le pouvoir royal doit être à la fois légitime, légal et islamique, mais dans ce cas il y aurait donc deux sources différentes de légitimité). 59 Nâzem al-Eslâm Kermâni, Târikh-e bidâri-e irâniân, Téhéran, Nashr-e Peykân, 1376 (1997), p. 375. 60 Voir infra la partie consacrée à la « maison de justice ». 61 Mohammad-‘Ali Foruqi (Zokâ’ al-Molk), Hoquq-e asâsi (ya’ni) âdâb-e mashrutiyyat-e doval, Téhéran, Enteshârât-e Kavir, 1382 (2003), p. 32. 62 Ibid., p. 33.
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63 Ibid., p. 35. 64 Ibid., p. 41. 65 Ibid., p. 116. 66 Ibid., p. 136. 67 Op. cit., p. 136-137. 68 Mirzâ Malkum Khân (1833-1908) est un personnage complexe, arménien d’origine se déclarant converti à l’Islam ; il est l’auteur du célèbre journal Qânun (« La loi ») publié à Londres à la fin du XIXesiècle. Il a été également le fondateur d’un groupement d'inspiration maçonnique (« Farâmush khâneh ») en 1859. Ses positions demeurent ambiguës car s’il s’exprime en faveur d’une réforme des institutions persanes à travers l’incorporation des structures et des modèles politiques occidentales ; il prône néanmoins l’idée d’une certaine forme d’islamisation du pouvoir politique. 69 ‘Abdol Hâdi Haeri, Tashayyo’ va mashrutiyat dar Irân, Téhéran, Enteshârât-e ‘Amir Kabir, 1360 (1981), p.104. 70 ‘Abdol Hâdi Haeri, Tashayyo’ va mashrutiyat dar Irân, Téhéran, Enteshârât-e ‘Amir Kabir, 1360 (1981), p. 104. 71 Ibid., p. 106. 72 Ahmad Kasravi, Târikh-e mashruteh-ye Irân, Téhéran, Enteshârât-e Negâh, 1382 (2003), p. 121. 73 Edward G. Browne, The Persian Revolution 1905-1909, Washington, DC, Mage Publishers, 1995, p. 114. 74 Edward G. Browne, The Persian Revolution 1905-1909, Washington, DC, Mage Publishers, 1995, p. 114. 75 Kermani, op. cit., p. 366. 76 Kermani, op. cit., p. 386 (voir également p. 384-387). 77 Pour les développements autour de la notion de ‘edâlat khâneh et qui survivra au sein du futur pouvoir judiciaire voir également Haeri, op. cit., p. 106 ; 134 ; 327. 78 « Mashrut » veut dire « conditionné, conditionnel » (« mashrut bar », « sur la condition que »), aussi mashruteh (qui a pris le sens de « régime constitutionnel ») signifie en réalité un « régime conditionné par », « reposant sur certaines conditions » et dans ce contexte la « condition » peut être, comme certains l’ont revendiqué, la loi religieuse. Un régime constitutionnel n’est donc pas immédiatement compris comme un régime laïc à la manière occidentale dans le contexte persan de l’époque. 79 Voir Soudabeh Marin, « La réception mitigée des codifications napoléoniennes en Iran », Droit et Cultures, n° 48, 2004/2, 107-131. 80 Art. I (« L’Assemblée délibérative Nationale est créée et instituée par le Rescrit du 14 DjémadialAkhar 1324, rescrit qui a pour base la Justice ») et art. XLIII (« Une seconde assemblée composée de 60 membres sera créée sous le nom de Sénat. Après sa création, les séances du Sénat se tiendront en même temps que celles de l’Assemblée ») de la Loi Constitutionnelle du 30 décembre 1906 (voir « Des conditions de la formation du Sénat », art. XLIII à LI). 81 « Les tribunaux laïques seront constitués par la loi. Nul ne peut, sous aucun prétexte, les constituer contrairement aux dispositions de la loi » (art. LXXIII) ; « Aucun tribunal ne peut siéger sans que la loi l’ordonne » (art. LXXIV). 82 Arthur de Gobineau, Œuvres (II), Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1983, p. 19 (« Désormais, les progrès de l’ourf sont d’autant plus assurés et la décadence complète du schériyet d’autant plus probable que la puissance des mollahs toujours déclinante est aujourd’hui presque anéantie »). 83 Hérité de la loi des 16 et 24 août 1790 qui a mis en place, pour les juridictions de l’ordre judiciaire en France, une organisation qui a été maintenue jusqu’à présent. Cette loi introduit un certain nombre de principes clés tels que la séparation des pouvoirs, l’égalité de tous les citoyens devant la justice, le double degré de juridiction (avec la possibilité d’un seul appel). La loi des 27 novembre et 1er décembre 1790 institue un tribunal de cassation. 84 L. Bouvat, Revue du Monde Musulman, vol. II, mai-août 1910, p. 498. 85 Revue du Monde Musulman, vol. XV, juillet-août 1911, p. 156. 86 Adolphe Back de Surany, Essai sur la constitution persane, Thèse pour le Doctorat, Faculté de Droit de l’Université de Paris, Paris, éd. A. Pedone, 1914, p. 239-240. 87 Revue du Monde Musulman, vol. IV, n°1, Janvier 1908, p. 162.
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88 Habib Dadfar, La constitution de l’Iran et la séparation des pouvoirs, Thèse pour le Doctorat, Université de Paris-Faculté de Droit, Paris , 1952, p. 157-158. 89 Ghilan (A.-L.-M. Nicolas), Revue du Monde Musulman, vol. II, mai-août 1910, p. 305-307. 90 Légation de la république française en Perse, Direction des affaires politiques, Sous direction d’Asie, Lettre n° 47, Téhéran le 12 décembre 1922, Monsieur Fernand Pervost, Ministre de France en Perse à son excellence monsieur Raymond Poincaré, Président du conseil, ministre des Affaires étrangères.
Pour citer cet article Référence électronique Soudabeh Marin, « Anciens et Modernes ? Idéal de justice et révolution constitutionnelle en Iran (1905-1911) », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 09 avril 2009. URL : http:// droitcultures.revues.org/671
À propos de l'auteur Soudabeh Marin Soudabeh Marin est docteur en Histoire du droit et des institutions. Rattachée au CHAD (Centre d’histoire et anthropologie du droit) et au laboratoire de recherches GEDEOM-Genèse des Etats et des droits de l'Europe et de l'Orient méditerranéen à l’université de Paris X-Nanterre, elle mène des recherches sur l’histoire de la justice, de la magistrature, du droit et des institutions de l’Iran contemporain (XIXe-XXe siècles), sur l’influence de la culture juridique française en Iran, ainsi que sur les notions de droit et de justice dans la tradition de la philosophie et de la mystique persanes.
Droits d'auteur Tous droits réservés Résumé / Abstract
Durant la période de la Révolution constitutionnelle en Perse (1905-1911) divers acteurs politiques et sociaux prônent dans leurs discours et leurs publications des conceptions différentes et variées de la justice, une justice conçue à la fois en tant qu’idéal mais également en tant qu’institution. À travers deux exemples, nous tentons ici d’illustrer ces diverses approches qui expriment pour les unes une vision islamique du droit et du pouvoir et pour les autres une vision laïque et occidentale de l’État et du système judiciaire. Mots clés : judiciary system, justice, droit constitutionnel, institutions, Iran, Perse, révolution constitutionnelle, système judiciaire, constitutional Law, constitutional Revolution, institutions, Iran, Justice, Persia
The Ancients and the Moderns? The Ideal of Justice and Constitutional Revolution in Iran (1905-1911) During the Persian Constitutional Revolution of 1905-1911, different conceptions and discourses on the notion of justice developed and revealed the political positions of their authors, notably towards Europe. Justice was apprehended as an ideal, religious or secular, that had to be implemented in Iran notably through specific institutions and a rationally organized judiciary system. We will examine here two different points of view, religious and secular, which express the diversity of opinions that characterized this period regarding this important topic of justice.
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Droit et cultures Numéro 52 (2006-2) Iran et Occident. Hommage à Kasra Vafadari
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Charles de Lespinay
Anthropologie et droits de l’homme en Iran, de la tolérance au respect ...............................................................................................................................................................................................................................................................................................
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Référence électronique Charles de Lespinay, « Anthropologie et droits de l’homme en Iran, de la tolérance au respect », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 29 juin 2009. URL : http://droitcultures.revues.org/685 DOI : en cours d'attribution Éditeur : L'Harmattan http://droitcultures.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://droitcultures.revues.org/685 Document généré automatiquement le 29 octobre 2010. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. Tous droits réservés
Anthropologie et droits de l’homme en Iran, de la tolérance au respect
Charles de Lespinay
Anthropologie et droits de l’homme en Iran, de la tolérance au respect Pagination de l'édition papier : p. 169-178 1
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Ce dossier sur l’Iran, après plusieurs articles sur nos passés communs, nous permet de revenir au présent en témoignant aujourd’hui, avec recul et respect, d’une expérience récente de juriste anthropologue en Iran à propos du concept des « droits de l’homme »1. Les leçons de cette expérience interrogent d’autres pays à travers le monde, en particulier la France, comme on va le voir. Nous prolongeons donc ici, intellectuellement, les très anciennes relations entre la France et l’Iran. Une rencontre internationale a eu lieu du 18 au 20 octobre 2003 à l’Université Shahid Beheshti de Téhéran, sous la présidence du professeur Ardeshir Amir-Arjomand, titulaire de la Chaire UNESCO des Droits de l’homme, de la paix et de la démocratie, sur le thème, alors révolutionnaire : « Identité, Diversité culturelle et Droits de l’Homme ». Invité en tant que membre de l’équipe Droit et Cultures, intéressé par les diverses conceptions des droits de l’homme à travers le monde, nous avons alors choisi de mettre l’anthropologie au service d’une réflexion sur les droits de l’homme.
Des reproches réciproques 3
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La rencontre réunissant en particulier des Français 2et des Iraniens3, les allusions à nos histoires réciproques furent, dès les premiers contacts, assez directes. Nos conceptions des droits de l’homme étaient mises sur la sellette : à propos de la France, on nous reprocha le traitement du problème du « voile » ; à propos de l’Iran, on parla de la démocratie et du problème des minorités, un des sujets centraux de la rencontre. Ces deux visions différentes de nos droits et de nos obligations montraient que l’on pouvait, à juste titre, en fonction de nos propres cultures, se faire des reproches. En effet, la conception des droits de l’homme est différente à travers le monde, mais les manuels de droit donnent l’impression d’une parfaite unité fondée sur « le » point de vue occidental et les conventions internationales émanant de l’ONU ou de l’OIT. Pourtant, nous savons, en particulier les historiens du droit et les juristes comparatistes, la grande différence qui existe entre les droits dits de common law et d’equity par rapport aux droits dits romano-germaniques, aux origines multiples cependant identiques puisqu’ils sont nés de la confrontation entre les mondes romains, celtes et germains. Aussi, l’interprétation des textes internationaux communs peut différer grandement selon que l’on est un juriste français ou canadien, par exemple. Les cas des « peuples autochtones » et des « minorités », objets des réserves des gouvernements français successifs lors de la signature des diverses conventions internationales qui s’intéressent à eux, en sont deux illustrations. Sur ce même sujet, il n’y pas non plus accord entre les membres de la communauté romano-germanique (cas de la France et de l’Espagne, parmi d’autres). En outre le passé différent, colonial ou non, influe sur l’interprétation des conventions et sur la vision de l’Autre et du monde. Loin de cette conception « occidentalisante » à vocation universelle, de cette mondialisation sous contrôle de l’Occident des droits de l’homme-individu (dont les « peuples » sont souvent exclus), il existe d’autres conceptions. Chaque région du globe a établi ses propres règles à vocation universelle, mais d’une universalité aussi discutable que les conventions onusiennes : c’est le cas de l’Afrique (Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples), du monde musulman, de l’Asie, qui ont voulu sauvegarder leur identité. Si les conventions de l’ONU ont Droit et cultures, 52 | 2006-2
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vocation à s’appliquer au monde entier, en proposant une conception occidentale du droit, de l’homme et des peuples à des parties du monde qui ont une vision différente de ces termes du débat, les autres conventions ont la particularité de rechercher l’universalité sur une partie du monde seulement ou sur les adeptes d’une seule religion4. Ceux qui, pour une raison (migrants « récents », résidents) ou pour une autre (autochtones, minorités), ne font pas partie de ce monde ou de cette religion sont soit considérés comme des citoyens de seconde zone ou des étrangers, soit poussés à la conversion, du moins d’apparence. C’est, on le sait, le cas en Iran de beaucoup de zoroastriens iraniens, dont le nombre est très sous-évalué puisqu’ils sont souvent enregistrés comme musulmans, soit arbitrairement, soit par commodité personnelle.
L’accès à la connaissance de l’Autre 6
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L’anthropologie et l’histoire (par exemple du droit) sont deux moyens incontournables pour accéder à la connaissance des autres et de soi-même. Si, en Iran, l’étude des minorités ethniques, religieuses (non musulmanes en particulier), n’existe pas ou peu au sein des universités, si l’histoire des cultures anciennes de l’Iran (ou de la Perse), des religions et des droits non islamiques n’est pas enseignée, le pays se ferme à la connaissance des autres. Il ne peut alors juger du reste du monde et de ses propres cultures qu’à travers un seul prisme, celui de la culture officielle. Et cependant, les habitants de Téhéran sont journellement interpellés par les attraits technologiques de la mondialisation et du « grand Satan » américain… Les rues regorgent de voitures qui, d’ailleurs, paraissent ignorer complètement les règles élémentaires de la circulation. Les magasins spécialisés (musique, informatique…) ne sont pas rares. Les panneaux publicitaires abondent. Les Iraniens sont à l’écoute du reste du monde mais ils ont du mal à faire la part des choses entre les positions officielles nationales et les informations journalistiques étrangères. Ainsi les affaires de « voiles » en France sont restées incomprises et choquantes, alors même que la façon de porter ou de ne pas porter ce « voile » obligatoire en Iran, sous quelque forme que ce soit, est loin d’être innocente à Téhéran. Il est vrai qu’ailleurs, en France par exemple, l’enseignement relatif aux cultures islamiques est quasi inexistant. La vie actuelle des cultures islamiques de France est peu visible dans les médias, de même que celle d’autres religions minoritaires comme le protestantisme. Là aussi, la connaissance du passé non chrétien, de la France et de l’Europe, paraît insuffisante. Où enseigne-t-on l’histoire des sultanats musulmans existant sur le territoire français à la fin de l’époque mérovingienne, avant la reconquête ? Déjà, le Français sait peu de choses de l’histoire musulmane de la péninsule ibérique, de la Sicile, de l’Europe orientale, des anciennes colonies françaises ou de l’outre-mer actuel (cas de Mayotte). Sa connaissance des diverses croisades européennes, à travers les manuels, est le plus souvent à sens unique. Là aussi, il y a souvent un seul prisme pour appréhender le monde. Où enseigne-t-on la très riche histoire du peuplement juif de la France depuis l’empire romain finissant ? Qui sait que le plus ancien monument juif d’Europe, actuellement connu et daté, n’est pas en Italie (cas de Pise) mais en France, à Rouen ? Datée du début du XIIe siècle, située sous l’actuel palais de justice de Rouen, cette demeure d’un riche bourgeois (« Bonnevie le Juif ») a servi probablement d’école rabbinique et de bibliothèque de grande renommée, d’après les graffiti observables et les sources disponibles5. Cette connaissance, accrue de beaucoup d’autres documents historiques sur le peuplement et les anciens monuments juifs de France, et particulièrement de Normandie, est très importante pour relativiser les idées extrémistes d’ignorants qui se croient génétiquement plus français que les autres. Nous avons tous, en France, des ancêtres juifs et très probablement des ancêtres musulmans. Ces Juifs étaient-ils issus de la Palestine antique ou de conversions locales ? Ces Musulmans étaient-ils des Berbères (parfois juifs) d’Afrique du Nord, des Arabes du Moyen-Orient ou des convertis locaux ? Un peu de tout cela, certainement, les probabilités statistiques aidant. Mais alors, il est difficile d’accepter que seule la religion chrétienne soit le fondement de l’Europe, Droit et cultures, 52 | 2006-2
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comme certains souhaitaient que cela soit mentionné dans le projet de constitution européenne car, avant le christianisme triomphant, il y avait la religion des Celtes, celle des Germains, celle des Romains, puis celle des Juifs arrivés en même temps que les premiers Chrétiens, puis celle des Musulmans à partir du VIIe siècle. Même en histoire du droit, la présence en France de cultures étrangères a influé, positivement ou négativement, sur l’évolution du droit français : en matière de réglementation des étrangers, en matière de contrats commerciaux, de laïcité, de statut personnel, etc. Notre culture française est beaucoup plus imprégnée « d’étrangeté » que l’on ne croit, des cultures pré-celtiques aux cultures celtiques, de la Rome antique à la Germanie, l’Orient, l’Asie et l’Afrique, en n’oubliant pas tous les colons « romains » issus de légions orientales, africaines ou germaniques qui ont fait souche dès les premiers siècles de l’ère chrétienne. On voit en quoi la connaissance de la diversité humaine, religieuse et culturelle de nos ancêtres doit nous empêcher d’exclure l’Autre, partie de nous-même qui n’a pas pris la même voie que nous ou que nos ancêtres, pourtant apparentés. À partir de cette constatation, même si nous n’avons pas d’ancêtres ou de culture(s) en commun, ne devons-nous pas essayer de nous connaître et de nous accepter comme égaux parce que aussi différents et « impurs » les uns que les autres ? Ce raisonnement serait tout à fait acceptable si la religion ne venait pas y mettre son grain de sel. En effet, pour le christianisme, en particulier le catholicisme, comme pour l’islam, seule l’appartenance à « la » religion apporte le salut et la pureté. On reconnaît aux autres « religions du Livre » (judaïsme, christianisme, islam) une certaine parenté mais on n’accepte pas pour autant leur égalité, non de valeur, mais de respect, comme le prône le concept français de laïcité, que les Iraniens ont du mal à comprendre.
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Ce regard d’inégalité que nous portons sur les autres n’est plus possible si nous acceptons d’adopter le regard, méthodologiquement (mais faussement) neutre, de l’ethnologue. Il faut néanmoins tenir compte de l’empathie, parfois excessive, à l’égard de l’Autre que génère l’observation ethnographique, en particulier la méthode de « l’observation participante » : en effet l’observateur doit être capable de se mettre à la place de l’Autre, de sa culture, de se regarder lui-même avec les yeux innocents, ou acérés, de cet Autre. Les principes qui se dégagent de la méthode anthropologique (ou ethnologique), de même que de la méthode historique, obligent au respect et à l’observation égalitaire des sociétés et des cultures. On ne plaque pas les jugements de valeur de son époque, de sa culture, de sa religion sur des situations du passé ou du présent qui nous sont différentes. On risque de les déformer, d’en avilir le sens, de rendre leur étude et leur compréhension impossibles. Le principe de « respect » n’est pleinement compréhensible que comparé au principe de « tolérance », le plus souvent mis en exergue comme une « vertu » fondamentale par les pays occidentaux6, mais aussi par le christianisme, dont l’Occident s’inspire, et par l’islam. Par le respect, on accepte de se mettre à la place de l’Autre, de le reconnaître égal bien que différent. Or la tolérance, mode d’acceptation partielle de la différence d’autrui7, fait peur à celui qui en est l’objet et la subit : est-il un « bénéficiaire » (selon les « tolérants »), en sursis, aux droits limités, ou une « victime » (selon les autres) ? La tolérance est la fierté de celui qui la prône et l’impose, la huitième vertu des chrétiens8 et la première des droits de l’homme selon l’UNESCO9. Le tolérant a toutes les chances d’aller au paradis, au paradis des droits de l’homme, pas le toléré, sauf s’il se convertit. Lorsque nous avons expliqué à Téhéran que, selon la lecture anthropologique, le respect était un principe positif, un fondement de la méthode d’observation ethnographique, alors que la tolérance était un principe négatif puisqu’elle présupposait une infériorité, une anormalité des personnes, des cultures et des religions tolérées, cela a soulevé une grande réprobation. Essayant, en France, la même Droit et cultures, 52 | 2006-2
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réflexion en milieu catholique, la réaction fut encore plus outragée. Mais nous n’étions pas en milieu universitaire. Les contradicteurs iraniens ont soutenu que la tolérance était un principe de respect de la dignité humaine : il y aurait donc du respect dans la tolérance, comme l’affirme, on l’a vu, la déclaration de l’UNESCO. L’Iran ne respecte-t-il pas les religions minoritaires sur son territoire, qui ont statut de seconde zone fondé sur la tolérance, qui fond comme peau de chagrin ? Or nous aurions plutôt pensé que la notion de dignité humaine, liée à l’égalité et à la fraternité des êtres, était incompatible avec celle de tolérance, comme l’esprit de tolérance ne peut être une preuve de respect : on ne peut tolérer l’égalité, on doit l’accepter, puis la respecter. Mais est-il possible de respecter quelqu’un que l’on considère comme inférieur ? Les chrétiens et les musulmans disent oui ; les anthropologues et les juristes des droits de l’homme diront plutôt non, par expérience et parce que pour eux il n’y a pas d’être inférieur par sa culture, par sa religion, par sa naissance. Si l’ethnologue est capable d’étudier des sociétés esclavagistes ou inégalitaires, il est obligé de leur donner une valeur ethnologique égale à celle de sociétés plus égalitaires, alors que cela peut choquer ses convictions : c’est cela le respect de la différence. Le juriste des droits de l’homme aura du mal à le suivre, mais se posera-til la question de savoir s’il y a une unique conception de l’égalité, du droit, de la justice à imposer au monde ? C’est dans cette direction que les contradicteurs voulaient nous mener : on peut être juste en étant tolérant. En effet, on peut être juste selon le Coran, mais injuste selon la religion ou les lois des « tolérés », comme les dimi juifs, chrétiens et arméniens de l’ancien empire ottoman. On peut donc concevoir de « bien faire » en étant tolérant, puisque l’éducation religieuse l’enseigne. De même, tenter de convertir l’Autre est une « bonne action » puisqu’on lui permet de devenir (presque) notre égal et d’accéder à la vie éternelle. Faisant cela, nous ne portons aucun respect à l’égard de la philosophie, de la religion de l’Autre, qui a lui aussi sa conception de la divinité et de la vie éternelle (ou de leur absence). En écrivant cela, curieusement, c’est plutôt au catholicisme que nous pensons : les religions autres que celles du « Livre » (Bible, Torah, Coran) sont vues trop souvent comme émanations du diable et le futur baptisé doit donc d’abord passer par une procédure d’exorcisme, pour le protéger de son passé et lui donner protection pour son avenir. Ce procédé appliqué aussi à des bébés de quelques mois10, enfants de parents catholiques, laisse rêveur quant au passé diabolique de ces chérubins. Pour les catholiques convertis, par exemple au Burundi, on procédait en public à un autodafé des instruments de culte, des « fétiches » et de tous les objets pouvant « tenter » les nouveaux convertis et l’on encourageait par affichage sur la porte des églises la dénonciation des convertis qui revenaient aux cultes ancestraux11. Les lieux de cultes étaient eux-mêmes méthodiquement détruits pour en chasser le diable. Que dirait-on si, dans une « paroisse » béninoise de culte vaudou (vodun), pour fêter le retour d’un transfuge, on procédait à l’autodafé d’instruments de culte catholique, mettant ensuite le feu à une église ? Cette vision « diabolique » portée par les religions du livre sur les religions qui leur sont étrangères et qui, d’ailleurs, ne sont pas reconnues comme telles n’est pas respectueuse bien que présentée comme tolérante. Si l’on se met à la place de l’Autre, « victime », souvent converti pour devenir « normal », on souffre de l’intolérance de cette tolérance dont des « civilisés » font bénéficier des « non-civilisés », car l’on pourrait soi-même, sous d’autres cieux, en être victime à notre tour.
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En conclusion des débats, certains intervenants, en particulier un professeur de droit, ont affirmé que l’anthropologie préparait la voie au fascisme, qu’elle était dangereuse, qu’elle s’attaquait aux libertés. À ce moment, les anthropologues présents dans la salle se sont Droit et cultures, 52 | 2006-2
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sentis obligés d’intervenir et, ne voulant pas nous laisser seul face à la contradiction, prirent magistralement la défense de l’anthropologie, science de l’observation neutre, du respect – l’anthropologue pouvant être, à titre personnel et confidentiel, tolérant à l’égard des sociétés dont il réprouve les pratiques –, donc science de paix et certainement exagérément libertaire, du moins sur le plan de la méthodologie théorique. Chacun pouvait garder ses convictions personnelles, à condition de respecter celles des autres… Ces mêmes intervenants prônaient cependant la reconnaissance de la diversité culturelle, telle qu’elle existe dans certains pays musulmans. Ils estimaient juste, tolérant et respectueux de la dignité humaine d’accorder aux non musulmans un statut de dimi, c’est-à-dire de personnes et communautés de cultures et de religions tolérées, en marge de l’islam, mais qui doivent se plier aux règles islamiques, surtout quand ils n’ont pas droit, comme au Liban par exemple, à un réel statut personnel. En nous attaquant, à travers l’anthropologie, à la tolérance, nous nous attaquions au sentiment de supériorité qu’a une partie du monde chrétien et musulman à l’égard de ses minorités – par exemple chrétiennes (ou zoroastriennes) chez les musulmans, et musulmanes chez les chrétiens – et à l’égard du reste du monde. Ce sentiment forme un filtre qui empêche d’avoir une vision des droits de l’homme respectueuse de la différence. Ces droits de l’homme, à la fois universels et respectueux des différences, restent à inventer. L’anthropologie, en particulier celle qui s’intéresse au droit, est donc une science de l’observation et du respect de la particularité de chaque culture et des différences entre les cultures. Une telle définition montre qu’il y a une grande distance philosophique entre l’anthropologie et le droit qui, au contraire, a vocation à imposer ses règles à ceux à qui il est destiné, citoyens ou étrangers. Mais jusqu’où aller dans le respect de la différence ? Fautil s’effacer devant la culture, la religion, les intérêts des autres ? Ou bien par exemple, fautil respecter dans d’autres cultures ou sociétés l’inégalité entre les humains, l’esclavage, les meurtres rituels, le colonialisme, les génocides, les guerres de conquête ou de pacification ? Comme on le voit, l’anthropologie pose sur le droit plus de questions qu’elle n’apporte de réponses car celles-ci doivent émaner des personnes et des mondes culturels à qui les questions sont posées. Moyen d’acquisition de connaissance sur les hommes, les cultures, les sociétés, l’anthropologie ne peut être une discipline « fasciste » car elle n’impose que ses résultats d’enquête et ses réflexions comparatives. Les droits de l’homme, quant à eux, ont une vocation universelle. Mais cet universalisme ne tient pas assez compte des différences culturelles ou religieuses, en particulier des concepts de « droit » et d’» obligation » dans les diverses cultures du globe. Il émane le plus souvent de sociétés et de cultures qui ne sont pas universelles, qui défendent des intérêts particuliers, et qui sont loin d’être comprises et acceptées ailleurs à travers le monde. Il s’agit pour elles de proposer leur conception de la norme, de la normalité, du bien et du mal. Mal utilisés, orientés contre des systèmes juridiques et politiques étrangers, les droits de l’homme peuvent être vus comme une ingérence d’une injustice intolérable. Entre certaines mains, les droits de l’homme seraient-ils « fascistes » ? Certains Iraniens ne sont pas loin de le penser à propos de la politique guerrière ou agressive, moralisante et intéressée à la fois, des USA en Afghanistan, en Iraq et en Iran. En conclusion, nous proposerions volontiers aux Iraniens, « dans la mesure du possible » (nos conceptions de la démocratie n’étant pas en phase actuellement), de développer les enseignements et recherches universitaires d’histoire et d’anthropologie des peuples iraniens ou persans, mais aussi d’histoire des droits de l’Iran et du reste du monde de l’antiquité à nos jours. L’accès à la connaissance et au respect des cultures anciennes et actuelles d’Iran est une priorité. L’accès aux cultures juridiques iraniennes et étrangères est aussi une nécessité, par exemple à travers l’anthropologie du droit. On nous répondra, avec quelque raison, comme nous l’avons vu plus haut, que la France devrait en faire de même avec ses propres cultures,
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mais cette critique ne paraît acceptable qu’en ce qui concerne l’enseignement secondaire dont les manuels d’histoire, en particulier, seraient à refaire pour mieux montrer la richesse de la diversité française. L’enseignement supérieur et la recherche, en France et en Europe, se sont ouverts depuis des décennies aux minorités européennes et aux mondes non européens. Même si ces travaux restent confidentiels pour le Français moyen, celui qui veut trouver de quoi s’informer en France par exemple sur l’islam, la religion zoroastrienne, les diverses sociétés, cultures et langues de l’Iran, trouvera ce qu’il cherche dans les librairies et les bibliothèques, dans diverses langues de son choix. Quant à l’anthropologie du droit, de même que l’histoire du droit, elle ne se laisse pas limiter par les frontières et le cadre des territoires étatiques. Elle observe les êtres humains et leurs droits (ou ce qu’ils considèrent ainsi) tels qu’ils sont dans leur société, leur culture, leur langue, leur territoire de vie, et non tels qu’ils sont définis et supposés être dans les textes du droit positif d’un État ou d’un autre. Le rôle de l’anthropologie, pour le juriste, est d’observer les réalités juridiques en évitant les jugements de valeur, souvent très présents dans les actions internationales relatives aux droits de l’homme. Ces actions, fondées parfois sur une conception dominatrice des droits de l’homme, peuvent être sources d’injustices selon le point de vue des personnes concernées. La définition des droits de l’homme que l’anthropologie fait apparaître est donc beaucoup plus large que les définitions officielles venant des divers mondes juridiques, politiques et culturels. Toute atteinte à un droit, à une culture, à la vie humaine, à l’intégrité d’une société serait alors une atteinte aux droits de l’homme et des peuples. La définition la plus large que l’on pourrait proposer serait de faire des droits de l’homme des droits de paix et de respect. Notes 1 Je dois remercier ici le professeur Amir Nikpey, remarquable organisateur et interprète, pour son invitation. Il savait, étant venu au Centre Droit et Cultures de l’Université Paris X-Nanterre pour discuter avec Guillaume Métairie et moi-même du projet de Colloque, quel choc pourrait susciter à Téhéran le sujet que j’avais choisi (« L’anthropologie et les droits de l’homme »), par le point de vue à la fois méthodologique et philosophique qu’il proposait d’appliquer à la situation iranienne : l’apprentissage de la connaissance et du respect de l’Autre. Notre ami Kasra Vafadari, fort respecté par beaucoup de collègues iraniens rencontrés à Téhéran, était alors en Iran mais inaccessible pour les raisons conjoncturelles que nous connaissons, relatives aux « minorités » iraniennes. 2 Les quatre invités français eurent à traiter de deux sujets. Otto Pfersmann (Paris I) : 1) Droits fondamentaux et démocratie, 2) Définition, classification et évaluation des droits de l’homme ; Edgar Morin : 1) Cultures : ouvertures et fermetures, 2) La notion humaine d’identité ; Camille Kuyu (Paris I et Kinshasa) : 1) Approches anthropologiques des droits de l’homme, 2) Les droits de l’homme à l’épreuve des spécificités africaines : la Charte africaine des droits de l’homme et des Peuples ; Charles de Lespinay (Paris X et Paris I) : 1) L’Anthropologie et les droits de l’homme, 2) Autochtones, Minorités et droits de l’homme : exemples africains. 3 Les invités iraniens étaient : Farhad Khosrokhavar (sociologue) : Multiculturalisme et problèmes liés à l’identité ; Daryush Shayegan (philosophe) : Y a-t-il des identités plurielles ? ; Naser Fakouhi (anthropologue), qui a défendu avec persuasion notre exposé, et a traité de : Glocalization and the Culture of Human Rights ; Mohamad Rasekh (juriste) : Human Rights and local Culture ; Davar Sheykhavandi (sociologue) : Identité iranienne : convergences et divergences ; Fatemeh Sadeghi (historienne-politologue) : Veil and unvisibility : The Politics of Identity in Islamic Fondamentalism. Deux autres invités étaient présents : Janet Blake (juriste), épouse d’un Iranien, qui traita de : The Right to Cultural Identity Explored through the Perspective of Cultural Heritage Protection ; et Julian Berger (anthropologue) : Asseting Cultural Identity : Indigenous Peoples at the United Nations. 4 Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU, 10 décembre 1948 ; Convention européenne des Droits de l’Homme, du Conseil de l’Europe, Rome, 4 novembre 1950 ; Convention américaine relative aux Droits de l’Homme, de San José, 22 novembre 1969 ; Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples, de Nairobi, 27 juin 1981 ; les conventions musulmanes des droits de l’homme, dont : la Déclaration de Dacca sur les Droits de l’Homme en Islam (1983), la Déclaration du Caire sur les
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Droits de l’Homme en Islam (5 août 1990), toutes deux de l’Organisation de la Conférence islamique, la Charte arabe des Droits de l’Homme (1994), du Conseil de la Ligue des Etats arabes ; les conventions asiatiques des Droits de l’Homme, dont la Charte asiatique des Droits de l’Homme, Kwangju, 17 mai 1998. 5 Voir les travaux entre autres de Norman Golb, professeur à l’université de Chicago, spécialiste des manuscrits judéo-arabes médiévaux, dont : « Les écoles rabbiniques en France au Moyen Âge », Revue de l'histoire des religions, RHR 3/1985 ; « Exposition permanente sur l’histoire et la culture des juifs de Normandie au Moyen-Âge », Rouen, 1987 ; « Rouen au Moyen Âge. Remarques sur sa nomenclature hébraïque (Notes critiques) », Revue de l'histoire des religions, RHR 3/1989. Voir aussi Jacques-Sylvain Klein, La Maison sublime : L'École rabbinique et le Royaume juif de Rouen, Ed. Point de Vues, 2006. 6 Voir la Déclaration de principe sur la tolérance, proclamée et signée le 16 novembre 1995 par les États membres de l'UNESCO (nous avons mis en italique deux définitions, qui peuvent étonner ; la deuxième semble fondée sur un point de vue religieux plutôt que juridique) : « 1.1 La tolérance est le respect, l’acceptation et l’appréciation de la richesse et de la diversité des cultures de notre monde, de nos modes d’expression et de nos manières d’exprimer notre qualité d’êtres humains. Elle est encouragée par la connaissance, l’ouverture d’esprit, la communication et la liberté de pensée, de conscience et de croyance. La tolérance est l’harmonie dans la différence. Elle n’est pas seulement une obligation d’ordre éthique ; elle est également une nécessité politique et juridique. La tolérance est une vertu qui rend la paix possible et contribue à substituer une culture de la paix à la culture de la guerre. 1.2 La tolérance n’est ni concession, ni condescendance, ni complaisance. La tolérance est, avant tout, une attitude active animée par la reconnaissance des droits universels de la personne humaine et des libertés fondamentales d’autrui. En aucun cas la tolérance ne saurait être invoquée pour justifier des atteintes à ces valeurs fondamentales. La tolérance doit être pratiquée par les individus, les groupes et les États. 1.3 La tolérance est la clé de voûte des droits de l’homme, du pluralisme (y compris le pluralisme culturel), de la démocratie et de l’État de droit. Elle implique le rejet du dogmatisme et de l’absolutisme et conforte les normes énoncées dans les instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme. 1.4 Conformément au respect des droits de l’homme, pratiquer la tolérance ce n’est ni tolérer l’injustice sociale, ni renoncer à ses propres convictions, ni faire de concessions à cet égard. La pratique de la tolérance signifie que chacun a le libre choix de ses convictions et accepte que l’autre jouisse de la même liberté. Elle signifie l’acceptation du fait que les êtres humains, qui se caractérisent naturellement par la diversité de leur aspect physique, de leur situation, de leur mode d’expression, de leurs comportements et de leurs valeurs, ont le droit de vivre en paix et d’être tels qu’ils sont. Elle signifie également que nul ne doit imposer ses opinions à autrui ». 7 Voir par exemple : Pierre-Marie Pouget, « La tolérance et ses limites », in La lanterne de Diogène : L’incertitude d’être un homme, Editions du Madrier, 2002. « Selon certaines de ses acceptions, ce terme incite à la méfiance ». Selon le Littré : la tolérance est « condescendance, indulgence pour un péché... » La Summa Juris Publici Ecclesiatici de Capello (1928) la présente comme « permissio negativa mali », permission négative d'un mal. L’auteur nous rappelle que : « ‘Tollere’ signifie soulever, enlever, quelquefois détruire ; ‘tolerare' veut dire porter, supporter, parfois combattre. » La tolérance sous-entend donc une idée d’effort. Selon l’auteur, à la « vertu de tolérance » correspond la « vertu de dialogue », qui se fondent toutes deux sur l’effort : mais dans quel sens a lieu ce dialogue, qui le dirige, qui en supporte les règles ? 8 Les chrétiens reconnaissent en fait 3 vertus théologales (foi, espérance et charité) et 4 vertus cardinales (prudence, tempérance [et humilité], force et justice). La tolérance n’est pas une vertu officielle, mais elle est aujourd’hui prônée comme telle par les Églises chrétiennes. Nouvelle vertu « chrétienne », elle est aussi vertu « morale » de la République, de la laïcité et… de l’UNESCO (voir note 6 supra). 9 Voir note 6 supra, Déclaration de principe sur la tolérance, de l’UNESCO, art.1. 10 Nous avons assisté à un baptême catholique dans une paroisse « normale » du Vexin, le 3 septembre 2006, où le rituel de l’exorcisme a été pratiqué, paraît-il pour protéger le futur baptisé des tentations à venir. 11 Nous en avons été témoin lors de recherches ethno-juridiques au Burundi en 1983.
Pour citer cet article Référence électronique
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Anthropologie et droits de l’homme en Iran, de la tolérance au respect
Charles de Lespinay, « Anthropologie et droits de l’homme en Iran, de la tolérance au respect », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 29 juin 2009. URL : http:// droitcultures.revues.org/685
À propos de l'auteur Charles de Lespinay Charles de Lespinay est historien et anthropologue du droit, membre associé du Centre Droit et Cultures (Université Paris X-Nanterre) et du Centre de Recherches africaines (Université Paris I). L’un de ses principaux thèmes de recherche et d’enseignement est l’insertion historique et culturelle du droit. Il a entre autres publié : « Procéder ou ne pas procéder en Afrique noire (XVe-XXIe siècles) », in : Procéder. Pas d’action, pas de droit ou pas de droit, pas d’action ?, Limoges, CIAJ n°13, 2006, p. 355-377 ; Anthropologie et Droit : intersections et confrontations (avec E. Le Roy), n° hors série Droit et Cultures/Cahiers d’Anthropologie du Droit, Paris, Karthala, 2004 ; « Un fondement des institutions, le prêtre ou le roi ? Deux cas africains », in G. Koubi & I. Muller-Quoy, Sur les fondements du droit public. De l’anthropologie au droit, Bruxelles : Bruylant, 2003, p. 169-199 ; « La religion en Casamance dans les relations de voyage, XVe-XIXe siècles », Droit et Cultures n°42, 2001, p. 147-181 ; Construire l’État de droit. Le Burundi et la région des Grands Lacs (avec E. Mworoha), Paris, L’Harmattan, 2001.
Droits d'auteur Tous droits réservés Résumé / Abstract
Dans ce témoignage d’une expérience en Iran sur les droits de l’homme, l’auteur tente une « leçon anthropologique » où l'observateur se regarde lui-même à travers le regard de l'Autre, et propose à l'Autre d'en faire de même... Le problème principal posé concerne la notion religieuse de tolérance, notion plutôt inégalitaire et donc négative, face à la notion juridique proposée par l’UNESCO en 1995 qui, sous le nom de « tolérance », concerne plutôt ce que l’on appelle « respect » de l’Autre, fondé sur des principes d’égalité et de fraternité des êtres et des peuples. L’auteur, laissant le lecteur libre de ses idées, rappelle que l’Iran et la France n’ont pas exactement le même point de vue sur les droits de l’homme, et qu’ils peuvent valablement se faire des reproches réciproques.
Anthropology and human rights in Iran, from tolerance to respect In this testimony of an experience of human rights in Iran, the author attempts an « anthropological lesson » in which the observer looks at himself from the point of view of the Other and proposes this Other to do the same…The main problem is the religious concept of tolerance – concept rather inegalitarian and therefore negative, with regards to the legal concept proposed by UNESCO in 1995. This legal notion, under the name of tolerance, rather concerns what is called « respect » of the Other, based on principles of equality and fraternity among human beings and peoples. The author, who leaves to the reader free to have his own ideas, reminds us that Iran and France do not exactly share the same point of view on human rights and that they are rightfully entitled to formulate reciprocal criticism of each other.
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Droit et cultures Numéro 52 (2006-2) Iran et Occident. Hommage à Kasra Vafadari
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Référence électronique Bùi Xuân Quang, « Adieu l’ami … », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 09 avril 2009. URL : http://droitcultures.revues.org/699 DOI : en cours d'attribution Éditeur : L'Harmattan http://droitcultures.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://droitcultures.revues.org/699 Document généré automatiquement le 29 octobre 2010. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. Tous droits réservés
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Qu’est-ce qu’une amitié ? Une tête, deux mains, quatre pieds … Cette phrase, dite avec légèreté un jour où nous parlions football, rugby et sport, revient en mémoire. Prononcée par mon ami Kasra Vafadari, elle illustre ce qui est exprimé ici. Je n’avais pas compris sur le champ. J’en mesure mieux la portée. Cette contribution peut surprendre dans la gerbe de textes rassemblés en l’honneur d’un homme de bien. Elle prend sens au delà des apparences. Ces lignes sont hommage à un homme disparu, impossible à qualifier et difficile à cataloguer tout au long des années à se fréquenter au détour d’un couloir dans notre Université. Collègue ? Enseignant dans le même lieu, nous nous retrouvons parfois dans une Commission de spécialité ou de recrutement : mais que retenir derrière ces tâches fugaces ? Seulement opportunités de retrouvailles. Confrère ? Ne fonctionnant pas dans la même discipline, nous nous sentons ironiquement « con- » (avec) par les hasards de l’Histoire et « -frère » certainement par le cœur, au sens de compère par le sentiment. Camarade ? Ce mot, dénaturé par les événements, est évité. Copain ? Cela se mérite au jour le jour, à tous les moments. Complice ? De partage pour le regard amer ou amusé sur nos milieux de vie. Compagnon ? D’exil et de compassion. Ami ? Cela se sent, en donnant le temps au temps. Parce que c’était lui : simple, chaleureux, lucide, bon. Regard malicieux. Elégant de mise, de cœur et d’esprit. Cela a suffi. Ce qui nous a réuni ? Rien et tout, avec pudeur. Au détour d’une intonation, d’une expression, dans une langue française assumée pour dire sans insister. Partage, passion, patience … Cela a commencé par une inquiétude rassurée. A chaque retour de grandes vacances, nous étions ravis de nous retrouver. Côte à côte, face à face, palpables, réels, vivants : les yeux parlent mieux que les mots. Nous savions à quel point les vacances universitaires, allégeant nos obligations professionnelles, nous rendent à nos identités, enlèvent le masque de l’étranger intégré dans la société d’accueil, mais confondu dans la douleur de l’exil et dans la volonté de se tourner vers là-bas. Un là-bas livré à lui-même et dont l’avenir et le destin nous tiennent tant à cœur. Dès septembre, le « tu es là ! » exprime tout le non-dit, le soulagement. Rien qui ressemble à la rentrée potachère de compagnons de jeu renouant avec la classe, la récréation, l’insouciance du lendemain. Mais examen de conscience, évaluation du temps qui passe, retour sur ce qui a pu être fait et ce qui reste, encore, tant à faire. D’un mot, pour être en phase avec nos convictions. Actions à mener, papiers à écrire, investissements concrets encore plus délicats à assumer. Comme si de rien n’était, sans oublier de faire « bouillir la marmite » : montrer bonne figure et sauver la face. Nous ressentions nos incomplétudes politiques : les différents points chauds du monde étaient en résonance complète, mais la focale de nos regards était trop particularisée, trop polarisée, trop indigène. Echange et dialogue ont permis de changer de registre de compréhension. Avec la Révolution islamique (1979), ayant à déchiffrer les relations internationales, il me fallait comprendre comment l’Iran du Chah, nation prospère et aux ressources incommensurables, allié des Etats-Unis et pôle proclamé de stabilité et de croissance jusque-là au Proche-Orient, s’est effondré comme un château de cartes. Kasra m’a sorti du conte de fée. Il a dépoussiéré nos Perse(s) des Mille et une Nuits rêvée(s), idéalisée(s) : l’Iran était un pays en souffrance(s) comme le Vietnam l’était en illusion(s). Pays en panne, à re-construire. Mollah, ayatollah, adjatoleslam, pasdaran, fatwa, islamisme, Hezbollah, etc. : il a fallu orthographier, apprendre et assumer ce vocabulaire émergent ou renouvelé, imposé par le vent de l’Histoire. Ensuite, synthétiser ces réalités en mue (chiites contre sunnites, « clash Droit et cultures, 52 | 2006-2
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de civilisations », « martyrs de la Révolution »), puis enregistrer des noms nouveaux (Khomeiny, Khamenei, Rafsandjani, Khatami, Ahmadinejad, « Moudjahidin du peuple »). La redistribution des enjeux géopolitiques a obligé chacun de nous à une nouvelle cartographie intime et à une autre géographie du monde. En 1979, des amis iraniens de toujours, aux trajectoires contrariées et aux destins fracassés par le nouveau régime des intégristes après avoir choisi de revenir servir leur pays, n’étaient plus là pour m’expliquer le nouveau tournant et m’éclairer sur la mauvaise pente de l’Iran. « Monsieur K. » (je l’appelais ainsi au début ; lui me donnait du « Monsieur Q. », pour rire de la façon dont on s’abordait par nos prénoms) était arrivé à temps pour prendre le relais. Je lui parlais des « intellectuels » vietnamiens ralliés à la « Révolution nationale » patriotique avant 1975 et rentrés après la victoire des communistes. Toute révolution connaît sa purge. Le Parti dominant pardonne rarement à ses compagnons de route non choisis : exil et/ou exécution. Un voile passait sur le regard de Kasra. Il n’a jamais évoqué ce qu’il avait connu aux premiers temps de la Révolution islamique en 1979-1980 et son départ pour la France. L’exil du premier président de la République iranien Bani Sadr puis l’assassinat de l’ancien Premier ministre du Chah, Chapour Bakthiar, sur le sol français, les menaces verbales et les représailles physiques sur tant d’autres opposants ou dissidents, en Iran comme au Vietnam, incitaient à prudence. Nous tenions une comptabilité parallèle d’amis trop vite et trop tôt emportés. Nous tremblions pour d’autres, touchés et tombés. Nos soucis prenaient le pas sur nos peurs. Nos énergies s’en décuplaient. Nous riions de l’ironie de l’Histoire et nous inquiétions de son « détour » : les Etats-Unis, à peine désembourbés d’Asie du Sud-Est, se retrouvaient impliqués en Iran et au Moyen-Orient. Clin d’œil du destin : à peine dégagée du Vietnam en 1975, l’Amérique de Kissinger annonçait débarquer dans le Golfe Persique. La crise de 1973-74 était passée par là. 1945-1975 : trente ans de guerres en Extrême-Orient. J’expliquais à Kasra que les deux « guerres du Golfe » préfiguraient les guerres futures des golfes – de Thaïlande et du Tonkin gorgés de gaz et de pétrole tellement convoités par des Grands assoiffés d’énergie – en Asie. Il n’en revenait pas et hochait la tête à l’évocation des drames à venir. Combien d’autres drames encore au Proche-Orient ? Le jeu de mot était tragique ! Orient « extrême » ? On en connaissait le prix : meurtrissure nucléaire au Japon, interminables conflits, haines ravivées entre peuples, lignes de fracture béantes. Alors, quel Orient proche ? Tragédies annoncées. Et quel Moyen-Orient ? Une région n’est pas « moyen » mis à disposition d’une puissance, qui puise impunément dans les ressources premières des autres pour n’avoir pas à consumer/consommer en premier les siennes, au Texas ou en Alaska. Les Etats-Unis ont constamment pratiqué cette politique de la « réserve » (« fédérale », « pétrolière », « indienne ») vis-à-vis des siens comme vis-à-vis des autres, confondant les institutions, les hommes et les biens. Cela ne nous a pas étonnés. Nous nous interrogions : ce qui est bon pour l’Amérique l’est-il obligatoirement ailleurs ? La planète entière, ainsi commuée en champ de guerre par le « gendarme du monde », verraitelle la fin de ses tracas ? Pas sûr ! Ce dont l’Amérique a « besoin » devient « intérêt » pour être proclamé « valeur ». Les Etats-Unis, après la Seconde Guerre mondiale, ont transformé chaque « problème » en « question » sans jamais refermer un « dossier », s’étonnant toujours de n’avoir pas de solution durable. America First ! a préservé leur leadership : la communauté internationale, avec la Guerre froide – toujours chaude – leur a trouvé un rival à leur mesure (hier Soviétiques, aujourd’hui Axe du Mal, demain Chinois) pour jouer à trouble-paix et engranger les dividendes. Nous nous inquiétions : depuis la guerre de Sécession, s’interdire la guerre (surtout civile !) chez soi, en l’externalisant chez les autres, finit par la ré-importer à domicile. La superpuissance américaine a cru s’ouvrir un crédit pérenne sur le Monde pour profiter de plus en plus de rente(s) de situation en Europe, en Asie, en Afrique et aux Amériques. Le 11-Septembre
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2001 n’était qu’une piqûre de rappel qui en annonçait d’autres, si rien n’était compris outreAtlantique. Pour nous, Washington n’a pas intégré la stratégie du faible au fort. Le big stick, la raison du plus fort sont devenus ultime recours. Les guerres de la deuxième moitié du vingtième siècle ont changé le GI libérateur des peuples en soldat dominateur, puis altéré l’image des Etats-Unis. La vision stratégique et politique de la Maison Blanche en est restée au débarquement en Normandie, aux liesses populaires, à la Libération. Comment et pour quoi a disparu l’intelligence de ce grand peuple, de ses élites, de ses experts, de ses dirigeants ? Autre constat : les guerres en Indochine ont été cruelles pour l’Amérique. L’implication des Etats-Unis dans le golfe Persique ne le sera pas moins. D’un côté, le syndrome du « No More Vietnams » a nourri le WWW (« What Went Wrong? ») avant d’irriguer le www (world wide web). De l’autre, la prise d’otages à l’ambassade américaine de Téhéran (1979-1980 : 444 jours) était déjà prémonitoire. Jimmy Carter, en envoyant clandestinement troupes de choc et hélicoptères récupérer ses diplomates emprisonnés, a vu ses appareils et ses hommes cloués au sol par les tourbillons de sable : Carter a connu l’humiliation de voir « ses » prisonniers remis à son successeur Ronald Reagan. De Carter à Clinton, de Bush 1 à Bush 2, les « Bouclier du Désert » et « Tempête du Désert », « Liberté pour l’Irak » (« Restore Hope » ou « Enduring Freedom » ailleurs …), opérations aux appellations clinquantes, ont déroulé, pour l’Amérique, des scénarios de guerre à l’envers et à l’opposé de ses intérêts. Depuis la Seconde Guerre mondiale, en Asie comme dans le Golfe Persique, la Maison Blanche a joué de malheur, choisissant ses alliés à contre-temps, à contre-emploi et à contre-courant : Ngô Dinh Diêm puis généraux d’opérette au Vietnam, régimes dictatoriaux de Corée du Sud, d’Indonésie et des Philippines, talibans hier et seigneurs de guerre aujourd’hui en Afghanistan pour finalement récolter Ben Laden et Al-Qaida, pétro-monarchies, Saddam Hussein pendant la guerre IranIrak, Israël envers et contre tout. Le parallèle Asie-Golfe Persique est éclairant. Certes, le containment des ennemis de l’Amérique a transformé les théâtres d’opération en terrain d’expérimentation et en pôle d’excellence pour les armes du meilleur producteur et du premier commerçant de mort au monde : bombe nucléaire au Japon, napalm et agent Orange au Vietnam hier, bombes au laser, armes intelligentes au Moyen/Proche-Orient aujourd’hui. Chaque conflit est une guerre-vitrine, une publicité télévisée en direct pour la World Company et pour ses concepts stratégiques en cascade (de la dissuasion à la guerre au terrorisme, en passant par la frappe chirurgicale). Certes, leurs adversaires – comme leurs alliés – n’ont pas été en reste pour répondre à cette dominance américaine. Avec quels résultats ? Excellents pour Wall Street, mais névroses politiques et désastres diplomatiques à tous les étages pour les Etats-Unis et pour le monde entier : chaos généralisé partout. Les populations civiles, premières victimes collatérales de l’allonge technologique américaine, ont intériorisé, dans leur chair et leur mémoire, le prix à payer aux leçons de démocratie exogènes et décrétées. Elles y ont perdu leur innocence, sans gagner foi en l’Amérique et ont commencé à présenter l’addition. Les agneaux manipulés se sont mués en loups déterminés pour aller frapper l’aigle américain en son repaire. L’ours soviétique, puis russe, l’a appris aussi à ses dépens – comme son rival américain – en Chine, en Indochine, en Afghanistan, en Tchétchénie, puis maintenant à domicile. Ces rudes épreuves se déroulaient sous nos yeux à tous. Arme rudimentaire comme armement sophistiqué se valent pour s’entre-tuer. Poignard, poison, explosifs, bombe humaine, attentat-suicide : l’éternel dilemme du glaive et du bouclier démontre qu’aucun arsenal du monde n’est assez complet et assez dissuasif pour qui veut en découdre. L’usage décalé et inattendu d’un progrès, d’une invention, d’une idée est ressource humaine : des avions de ligne, servant d’ordinaire à raccourcir les distances et à rapprocher les hommes, sont devenus missiles contre les Twin Towersdu World Trade Center, instruments de mort aux mains de « damnés de la Terre » contre les « golden boys »duNew York Stock Exchange. Nous avons, en le sachant ou en fermant les yeux, armé les kamikazes
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du désespoir, dégradé tous nos standards, télescopé toutes nos références, pulvérisé nos révérences, volatilisé toutes échelles de valeur. Le World Island (Continent-île mondiale), concept géopolitique à l’américaine, n’a pas « sanctuarisé » une Amérique, toujours en avance d’une idée mais toujours en retard dans sa pratique pour en comprendre l’effet-boomerang. Toute lecture géopolitique nombriliste a, ainsi, un prix. L’équation de vie, dans un monde sans frontières passéistes ni repères fixistes, est encore plus complexe et ne peut être résolue par la seule « puissance ». Les hommes politiques doivent ouvrir le zoom, aller au-delà du réalisme de l’horizon immédiat pour comprendre à quel point lignes de force et diagonales de vie sur l’échiquier international sont entrelacées. Des décideurs de cette envergure nous ont semblé manquer encore à l’appel. Terrible leçon des choses : la Nature a toujours le dernier mot. La Terre bougeait sous nos pieds, au sens fort du terme. Le malheur s’approchait de l’épicentre de nos vies, c’est-à-dire de nos pays d’origine. Chaque calamité naturelle a mis à nu le délabrement des infrastructures, l’incompétence des gouvernants, l’impossibilité de garantir une sécurité de vie minimale pour tous. Les tremblements de terre de 1976 en Chine, au Japon, les secousses telluriques successives au Maroc, en Algérie, en Grèce, en Arménie, en Turquie, en Afghanistan, au Pakistan, les inondations catastrophiques répétitives au Bangladesh, en Inde, au Sri Lanka, en Chine avec leurs cortèges de drames humains et matériels, les éruptions volcaniques dans la ceinture de feu du Pacifique sont autant de sonneries d’alarme, tam-tams du désespoir, coups de semonce. Nous en ressentions résonance mondialisée. Kasra était irrité, frustré, malheureux d’être éloigné de la « vraie » vie. Il était révolté de voir les gouvernants iraniens s’entre-déchirer pour des parcelles de pouvoir et encourir la « punition du Ciel » par manque de rectitude et de légitimité. Il a choisi d’agir, malgré le contexte politique difficile. Les inondations annuelles au Vietnam, au Mexique, au Nicaragua, aux Etats-Unis nous serraient, chaque fois, un peu plus le cœur. Dame Nature mettait rituellement tout le monde à l’épreuve. La liste répétée des secousses régionales (Arménie en décembre 1988, Turquie en août 1999 et Inde en janvier 2001) ou mondiales (Mexique, Algérie) faisait craindre des « répliques » catastrophiques dans ce carrefour tectonique qu’est l’Iran. Le séisme de juin 1990 dans le nord-ouest du pays était meurtrier pour les hommes (plus de 35 000 morts), mais terriblement révélateur des carences administratives, structurelles. La catastrophe naturelle affectait profondément le peuple et la société, livrés à eux-mêmes, mais pas les politiques, imperturbables dans leurs luttes claniques. Après Khomeiny disparu en 1989, Khamenei était proclamé Guide suprême sans rien changer aux jeux de pouvoir. Les présidents de la République successifs, de Rafsandjani à Ahmadinejad en passant par le « réformateur » Khatami, étaient dans la main des mollahs et se contentaient de gérer l’ingérable, en veillant à leur propre sécurité. La nouvelle police politique, la Vevak, était plus efficace, redoutable et redoutée que la Savak du Chah. L’emprise théocratique sur la société suivait son cours. Opposants, dissidents, minorités ethniques ou religieuses étaient menacés, opprimés, réprimés, bâillonnés, supprimés. A domicile comme à l’étranger (Paris, Berlin, Londres, Suède, Suisse et Autriche). Cela expliquait l’engagement zoroastrien de Kasra : compréhension, tolérance, droiture. Son « peuple » était « espèce en disparition », victime de persécution dans la vie (non accès aux emplois) et dans la mort (profanation de cimetières), condamné à l’exil (Inde, Europe, Amériques) après la Révolution islamique. Persans, Bahai’s, Kurdes, Turcs, juifs, chrétiens d’Iran connaissaient les mêmes tourments. Le fondamentalisme chiite, me disait Kasra, a confisqué la Révolution nationale à son avantage. Le clashde « civilisations », hâtivement articulé par Samuel Huntington, n’est plus à venir. Il a déjà commencé avec le choc entre sunnites et chiites pour la domination de l’islam. La guerre Iran-Irak (1980-1988), terminée dans la défaite et l’humiliation pour Téhéran, appelait « revanche » par la déstabilisation des régimes en place, alliés des Américains (Israël, Liban)
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ou pervertis par le schisme religieux et l’Occident (Arabie saoudite, Irak). Le leadership régional de l’Iran s’est exercé, sous nos yeux, au prix fort : terreur d’Etat, terrorisme tous azimuts, nucléaire revendicatif et belliqueux. Tout cela pour rivaliser avec les poids lourds locaux (Inde, Pakistan, Chine). Il était plus important de mondialiser la Révolution islamique, d’imposer la charia, de compter les nouveaux ralliés à la cause iranienne. Même si, pour sauver la face, il a fallu, après la déroute militaire contre l’Irak, lancer une fatwa contre les intellectuels (« exécuter rapidement » l’écrivain britannique d’origine indienne Salman Rushdie pour ses Versets sataniques ou la Bangladaise Taslima Nasreen) pour faire exemple. Cette réponse était dérisoire aux yeux des foules musulmanes, mais totalement transparente pour les opposants aux autorités iraniennes : ils seront les premiers à être châtiés. Téhéran a dû supporter les talibans afghans, même quand ceux-ci massacraient des diplomates iraniens, même quand ceux-ci s’en prenaient au patrimoine architectural et spirituel de l’Humanité (bouddhas de Bamyan vandalisés en 2001). Téhéran a dû accueillir sur son sol, avec risques et périls, les débris de la bande d’Oussama Ben Laden. Téhéran a vu le Grand Satan américain s’installer aux portes du pays (Afghanistan, Pakistan, Irak, républiques musulmanes d’exURSS), y établir des bases militaires pour punir, au moment choisi, la République islamique. Il faut vivre – désormais – dans l’inquiétude et la fuite en avant. 2003 fut une année charnière. A la veille d’échéances électorales cruciales (municipales, législatives, présidentielle) en Iran, le régime des mollahs a haussé le ton contre les opposants et notablement durci la répression contre les récalcitrants. Kasra, lui-même, a été « approché » par « deux inconnus » à Londres, lors d’un colloque universitaire. L’assassinat en prison de la journaliste irano-canadienne Zahra Kazemi, en juillet 2003, alors qu’elle était aux mains de la police et de la justice d’Etat, était un signal clair pour ceux qui osaient revenir lutter sur place. Téhéran et Rangoun avaient, tout de suite, échangé leurs méthodes de gestion de prix Nobel de la Paix : résidence surveillée, contrainte par corps, parole contrôlée, élargissements provisoires et médiatisés. Comme avec la Birmane Aung San Suu Kyi, on bâillonne, à la birmane, l’Iranienne Shirine Ebadi, avocate et militante des Droits de l’homme, dès octobre 2003. L’Iran entrait en huis clos national pour réprimer à l’intérieur et pour défier, à l’extérieur, la société internationale. Vint la catastrophe de Bam. Fin décembre 2003, un séisme terrible et meurtrier (6,3 Richter sur l’échelle maximale 7-9) a frappé trois grandes villes du sud-est de l’Iran. Dont Bam et son quartier historique avec sa citadelle en pisé. Entre 30 000 et 45 000 morts, plus de 50 000 sans abris. Kasra ne pouvait rester en France. Il a pris un congé sans solde, est reparti au pays, pour servir d’interface entre les secours humanitaires et le peuple déshérité. Il s’y est investi de toutes ses forces et avec tous ses moyens. Rêvant même de rester sur place à bâtir un centre culturel pour ouvrir les portes de l’avenir. Il a gêné. La suite est connue. Nous avions peu de contacts après 2003. Sauf un bref message quand le tsunami de décembre 2004 a ravagé l’Asie. Avec un humour tout british, Kasra me signalait que, lors du tremblement de terre de Bam, l’Iran a aussi été touché par un météorite : la « punition » venait doublement de la Terre et du Ciel. Un pays a, donc, le destin qu’il se construit : effet-résonance. Une autre image forte est restée. Nos échanges tournaient aussi sur le sport, plus particulièrement sur le rugby et le football. Il avait réputation d’homme de rugby (with a golden foot, pour la précision de ses coups de pied) quand il jouait pour les universités britanniques et anglo-saxonnes. Il fallait le voir en costume, nœud papillon au col, chaussures de ville aux pieds, « caresser le cuir » d’un ballon de foot, s’essayer à jongler avec et échanger quelques passes. Il fallait l’entendre parler avec fierté de l’Iran sorti de son isolement diplomatique pour participer à la Coupe du monde de football et se frotter sportivement aux équipes des Etats-Unis et d’Allemagne sur le sol français en 1998. Il espérait que l’Iran se qualifiât pour le Mondial de football 2006 en Allemagne. Il fallait le voir se réjouir que sport et football aient galvanisé l’Iran, ouvert les stades et la pratique sportive aux femmes iraniennes,
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réconcilié toutes les couches de la population dans une même dynamique et soulevé la chape de plomb. Il se promettait d’assister à la Coupe du monde de rugby 2007 en France. Ce ne sera pas … C’était il y a un an, un soir de printemps 2005. Je l’ai croisé dans un restaurant, place de la République à Paris. Il était attablé – chaleureux de vie – à dîner avec d’autres : famille ? « amis » ? En passant, on s’est souri des yeux : heureux de cette rencontre, clin d’œil complice. Pour ne pas déranger. Une dernière fois, sans le savoir. Quelques jours après, le drame : un juste a injustement disparu. Une amitié est donc cela. Une tête inoubliable, deux mains qui se serrent dans le souvenir et des pieds qui portent les humains l’un vers l’autre. Au-delà de l’espace. Par-delà le temps. Pour citer cet article Référence électronique Bùi Xuân Quang, « Adieu l’ami … », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 09 avril 2009. URL : http://droitcultures.revues.org/699
À propos de l'auteur Bùi Xuân Quang Bùi Xuân Quang enseigne les Relations internationales et dirige le Groupe de recherches sur l’Asie à l’UFR des sciences juridiques & politiques de l’Université de Paris X-Nanterre. Spécialiste des questions de défense et de stratégie, il a publié La Sécurité en Asie du Sud-Est. Permanences et Ruptures, FEDN, Paris, 1990, L’Asie en guerre (1945-1990), FEDN/La Documentation française, 1990 et La Troisième Guerre d’Indochine, 1975-1999. Sécurité et Géopolitique en Asie du SudEst, L’Harmattan, 2000. Il tient la « Chronique du temps présent » dans la Revue Juridique & Economique du Sport (trim., Université de Limoges/Dalloz) pour croiser actualité sportive et relations internationales.
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Droit et cultures Numéro 52 (2006-2) Iran et Occident. Hommage à Kasra Vafadari
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Référence électronique Geneviève Koubi, « (Dé)faire l’histoire de la colonisation sans faire d’histoires ? », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 09 avril 2009. URL : http:// droitcultures.revues.org/705 DOI : en cours d'attribution Éditeur : L'Harmattan http://droitcultures.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://droitcultures.revues.org/705 Document généré automatiquement le 28 octobre 2010. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. Tous droits réservés
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Il apparaîtrait quelque peu curieux que la revue Droit et cultures n’aborde pas, à un moment ou à un autre, le débat qui a agité, avec une intensité nouvelle, le monde des universitaires, des chercheurs et des enseignants à propos des rapports incertains qui s’institueraient entre histoire et droit, certes, mais plus particulièrement du fait des diverses réactions qui ont accompagné et suivi la promulgation de la loi du 23 février 2005 portant « reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés »1, des liens qui s’établiraient entre « histoire de la colonisation et droit ». S’arrêter un instant sur l’ouvrage collectif La colonisation, la loi et l’histoire, réalisé sous la direction de Claude Liauzu et Gilles Manceron2, permettrait de combler cette lacune – lacune qui, d’une certaine manière, au vu des thèmes qui ont été développés dans divers dossiers de cette revue n’en est pas une. Sans doute, bien d’autres ouvrages se sont penchés sur cette question que l’on pourrait qualifier de « sensible » tant la colonisation relève de ces pages d’histoire que les pouvoirs publics peinent à discerner, à lire, à déchiffrer, à appréhender, à interpréter... mais l’originalité des textes réunis par Claude Liauzu et Gilles Manceron est de suivre une problématique essentiellement axée sur la « loi », et plus précisément sur « cette loi » qui proposait, avant que n’interviennent le déclassement et l’abrogation du deuxième alinéa de son article 4, de faire en sorte que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit… »3. Ce sont pourtant les dispositions de cet article 4 en son intégralité qui focalisaient l’attention, les différentes pétitions en faveur de la liberté de recherche des historiens s’y référant constamment, ce sont elles qui rassemblaient les oppositions à la loi et les contestations des enseignants en histoire comme en bien d’autres disciplines et qui invitaient précisément à une réflexion générale sur les relations entre les diktats de la loi et les interrogations qui parcourent la recherche et l’enseignement. S’il n’est pas le seul dans l’ensemble de la loi à « poser problème » (selon l’expression convenue), il est celui autour duquel s’est reconstituée une certaine solidarité entre les chercheurs et enseignants des sciences sociales et des sciences juridiques. L’article 4 de la loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant « reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » dispose encore dans son premier alinéa que « les programmes de recherche universitaire accordent à l’histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu’elle mérite » ; d’autres lois à propos d’autres pages d’histoire ont insufflé une même démarche. C’est notamment le cas de la loi du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité4. Mais, rapprocher ces lois de 2001 et de 2005 de la loi n° 90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, dite loi Gayssot, paraît quelque peu excessif5. Si la loi du 21 mai 2001, dite loi Taubira, indique, dans la première phrase de son article 2, que « les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l'esclavage la place conséquente qu'ils méritent »6, aucune disposition de la loi Gayssot ne vise explicitement la recherche et l’enseignement de l’histoire. De plus, les enjeux ne sont pas identiques ; Droit et cultures, 52 | 2006-2
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autant le dispositif de la loi Gayssot est essentiellement tourné vers la répression des propos négationnistes7 autant les formulations de la loi Taubira comme celles de la loi du 23 février 2005 sont « faites pour panser les plaies de certains français d’origine diverses »8. Toutefois, si les formules paraissent désormais similaires dans la loi de 2001 et la loi de 2005, certaines particularités doivent être relevées. D’une part, la qualification de l’esclavage comme un crime contre l’humanité n’appelle aucune contestation, tandis que la loi de 2005 ose transfigurer la colonisation en un phénomène globalement acceptable ; d’autre part, alors que dans la loi Taubira aucun jugement de valeur n’était a priori exigé des chercheurs et des enseignants, dans la loi de 2005 la demande d’une exposition des « aspects positifs » d’une « présence française outre-mer » grevait singulièrement la liberté de l’enseignement et la liberté de la recherche avec pour effet pervers de susciter la valorisation des phénomènes de domination et des faits « illégitimes » d’occupation. Ainsi s’expliquent tant les remarques que Henri Leclerc développe dans sa préface à l’ouvrage La colonisation, la loi et l’histoire quant à la justification de la demande d’abrogation uniquement pour les dispositions de la loi du 23 février 2005 que les propositions quelque peu similaires que les deux « directeurs » de l’ouvrage présentent dans leur introduction9. Cette introduction est, en effet, travaillée autour de la nécessité de disjoindre les différents textes juridiques qui ont posé, non une « lecture » de l’histoire, mais plutôt une forme de prise de conscience des pouvoirs publics en face des moments accablants de barbarie et d’atrocité de l’Histoire des Etats européens10 ; et la loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés ne répond guère à cette dynamique. L’objectif principal de cet ouvrage se présente comme l’expression d’un « refus de toute histoire officielle », plus certainement comme l’expression d’un « refus d’une histoire fabriquée par les institutions de pouvoir », ou comme l’expression d’un « refus d’une histoire façonnée par les idéologies dominantes » – ceci au risque de laisser à penser que seuls les historiens « spécialistes » de la période concernée seraient à même de la dessiner. Or construction d’une histoire officielle comme main-mise des experts sur l’histoire ont pour défaut majeur de brider la liberté de la recherche. Il nous faut pourtant admettre que c’est bien pour la « liberté » de la recherche que s’engagent les différentes contributions rassemblées dans ce petit volume ; mais plus qu’une demande de moyens matériels et financiers pour le développement de la recherche publique (CNRS ou universités)11, la revendication exposée plus ou moins implicitement est de l’ordre de la pensée : le refus du formatage juridique de l’orientation et du sens des recherches à mener s’allie à un refus du formatage pédagogique de l’apprentissage à « l’esprit critique » que contient nécessairement tout enseignement de l’histoire12. A ce propos, le texte de Jocelyne Dakhlia qui clôt l’ouvrage revêt un intérêt substantiel – et invite à reprendre, en suivant un « autre » regard, les analyses exposées dans l’introduction13. Si la loi ne peut dicter une « histoire officielle », s’il ne peut y avoir de « vérité historique » posée par la loi, les historiens, quels que soient leurs statuts, enseignants ou chercheurs, passionnés d’histoire ou autodidactes, ne peuvent non plus prétendre écrire définitivement et catégoriquement l’histoire, tel n’est pas fondamentalement leur rôle… Il en est ainsi surtout lorsque les thèmes travaillés et les périodes étudiées touchent à des questions particulièrement sensibles pour les pouvoirs publics14 – comme cela peut être le cas pour certaines catégories de citoyens qui se trouveraient directement concernés ou même encore pour les auteurs de ces recherches. Relevant le contexte quelque peu passionnel qui a accompagné la fronde menée contre les dispositions de la loi du 23 février 2005, Jocelyne Dakhlia invite à reconsidérer le rôle de l’historien en rappelant combien est infidèle la « vision idéalisée du savant historien travaillant en toute impartialité sur ses sources » ; si elle le souligne c’est en précisant que
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certains travaux universitaires sont aussi ceux par lesquels « s’amorce actuellement un certain ‘révisionnisme’ en matière d’histoire coloniale »15 – ce qui induit une réflexion problématique sur les orientations prédéterminées de l’ouvrage ici présenté. Elle insiste sur le nécessaire débat entre historiens, retraçant alors l’impossible unanimité de la recherche sur la lecture des faits, sur le sens de l’histoire : « Les débats entre historiens, leurs désaccords ne sont pas seulement d’ordre strictement scientifique ou ‘technique’ ; ils recouvrent aussi, il faut le rappeler, de profondes divergences politiques, idéologiques, de la même façon que le milieu médical, par exemple, peut être divisé par des questions d’éthique. Il n’y a donc pas lieu de défendre systématiquement le froid positivisme de l’historien, face aux passions mémorielles et politiques, même si la démarche historienne, la compétence historienne doivent être aujourd’hui défendues et préservées »16. En quelque sorte, si les centres d’intérêt, le choix de l’étude d’une période donnée ou d’un thème particulier par un historien ne préjugent pas de ses propres opinions, la démarche employée pour la recherche se comprend dans la conscience de la diversité des méthodes comme des analyses. Devant des « faits » avérés, – ce qui est une des marques de « l’objectivité » requise par les fonctions17 –, l’historien idéalisé, chercheur ou enseignant, devrait s’en tenir à une attitude de retrait qui se voudrait empreinte de « neutralité » ; une telle posture paraît difficilement soutenable dans le domaine des sciences sociales et humaines. De même, demander à l’Etat de ne pas se préoccuper de ces faits et de ne pas en tenir compte est artificiel tant la construction de la mémoire collective et de la conscience nationale repose sur les leçons qu’il retient de l’Histoire – d’où la marque des « dates mémorielles » ou « commémorationnelles »18 dans le calendrier civil. Aussi Jocelyne Dakhlia nuance-t-elle le sens général de l’ouvrage – comme des actions qui ont été menées à l’encontre de la loi – : « ce n’est d’ailleurs pas l’ingérence du politique dans le travail historien qui est la plus choquante (…) » (…) « Ce qui est proprement scandaleux et le point sur lequel l’Etat français a failli à sa tâche et à sa responsabilité dans cette affaire est son absence absolue de base éthique. La colonisation est un crime, et cela il fallait le réaffirmer avant d’en envisager quelque aspect positif ou négatif que ce soit… ». Cette seule objection permet de pénétrer l’enjeu de l’ouvrage La colonisation, la loi et l’histoire… Œuvrer pour la liberté de la recherche, ici en Histoire19, ne revient pas à s’engager dans les grands débats politiques – c’est là l’action des militants qui usent de leur liberté d’opinion –, ni à contribuer à la formation de l’opinion publique – c’est là le travail des journalistes –, ni à vouloir façonner les enseignements de l’histoire dans un sens donné, officiel ou non – et c’est là l’œuvre des autoritarismes de tous bords. Jocelyne Dakhlia déplore alors, avec raison, le « brouillage de toutes les démarcations entre la forme de l’essai, le témoignage, le coup de gueule en tout genre, l’enquête journalistique et le travail scientifique »20 ainsi que, mais de façon plus nuancée et moins développée, le processus de « judiciarisation de l’histoire »21. Dans ce but, afin de rendre compte de la nécessité de préserver la liberté de la recherche historienne, et plus spécifiquement pour ce qui concerne l’histoire de la colonisation, les autres contributions qui constituent le corps de l’ouvrage La colonisation, la loi et l’histoire peuvent être réparties autour trois thèmes : la loi du 23 février 2005 portant « reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés », qualifiée de « loi scélérate »22, et sa contestation23 ; l’appréhension et l’enseignement de l’histoire de la colonisation24 ; les lois de mémoire et de commémoration25. Versifiant la proposition de lecture ainsi faite, ces trois aspects répondent à trois haltes de durée inégale : 1/. Une loi scélérate ; 2/. Une histoire délicate ; 3/. La mémoire des dates.
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Une loi scélérate
La première partie de l’ouvrage La colonisation la loi et l’histoire est consacrée à la genèse de la loi n° 2005-158 du 23 février 2005. Elle aborde d’emblée la visée et la portée clientélistes (au sens politique et électoral du terme) de la loi : le projet de loi comme la loi qui en est issue sont ainsi présentés comme « le résultat d’un lobby très actif, celui de certaines associations pieds-noirs proches de l’extrême droite »26. Cette problématique est fondamentale pour se saisir pleinement des « racines » de la loi. S’il se trouve que nombreuses sont les lois issues de telles actions de la part de divers groupes de pression (qu’il s’agisse, entre autres, de la difficulté de prendre des mesures pour lutter contre l’alcoolisme face aux pressions des filières vinicoles ou des différents dispositifs de lutte contre le chômage qui tiennent compte des sollicitations des organisations patronales), pour ce qui concerne la présente loi, la force des discours nostalgiques ‘de l’Algérie française’ a sans aucun doute été plus que déterminante. Ainsi que Valérie Esclangon Morin, François Nadiras et Sylvie Thénault le remarquent, la préparation de la loi repose sur le rapport de Michel Diefenbacher Parachever l’œuvre collective de la France outre-mer, qui, remis au Premier ministre en septembre 2003, a été élaboré essentiellement à partir des auditions des membres de ces associations ou du Haut conseil des rapatriés27. Ils en retiennent certains passages qui mettent en exergue une idée de « vérité historique » et qui prétendent revivifier la « culture pied-noir » ; mais surtout, ils résument les quelques propositions qui, tout en étant l’expression des revendications de ce groupe de pression multiforme, seront reprises dans la loi telle qu’elle a été votée et promulguée au Journal officiel du 25 février 2005 – sans avoir même fait l’objet d’une saisine du Conseil constitutionnel pour un examen de sa constitutionnalité28. Parmi ces propositions29, il en est une qui retient ici tout particulièrement l’attention : un droit de regard du ministre de l’Education nationale « sur le contenu des manuels mis entre les mains des élèves et des maîtres », lequel ferait, selon le rapport cité, « trop souvent penser que la violence était d’un seul côté »30. Si la question de ‘l’école’ paraît essentielle, elle n’est pas la seule à soulever pour esquisser la problématique de la liberté de la recherche en histoire ou le refus de l’imposition d’une histoire officielle dans la société civile. Le rapport Parachever l’œuvre collective de la France outremer n’est qu’une péripétie dans l’ensemble du parcours d’une loi ‘scélérate’31. La lecture de l’exposé des motifs du projet de loi déposé devant l’Assemblée nationale par le ministre des Armées s’avère tout aussi édifiante : « Durant sa présence en Algérie, au Maroc, en Tunisie ainsi que dans les territoires anciennement placés sous sa souveraineté, les apports de la France ont été multiples dans les domaines scientifiques, techniques, administratifs, culturels et aussi linguistiques. Des générations de femmes et d'hommes, de toutes conditions et de toutes religions, issus de ces territoires, comme de toute l'Europe, y ont construit une communauté de destin et bâti un avenir. Grâce à leur courage, leur esprit d'entreprise et leurs sacrifices, ces pays ont pu se développer socialement et économiquement ; ils ont ainsi contribué fortement au rayonnement de la France dans le monde. Reconnaître l'œuvre positive de nos compatriotes sur ces territoires est un devoir pour l'Etat français (...). La Nation doit rendre l'hommage et la reconnaissance qui leur sont dus à l'action de développement accomplie par nos forces armées dans ces territoires et à l'engagement vis-à-vis de la Mère Patrie des populations issues des territoires outremer, aux moments les plus dramatiques de notre histoire. La loi n° 94-488 du 11 juin 1994 relative aux rapatriés anciens membres des formations supplétives et assimilés ou victimes de la captivité en Algérie dite ‘loi Romani’ a solennellement exprimé cette reconnaissance aux anciens combattants harkis et membres des formations supplétives. Leur fidélité, leur courage et leur dévouement furent exemplaires. Leurs sacrifices méritent un signe fort de la Nation ; cela a été accompli par l'institution de la Journée nationale d'hommage aux harkis Droit et cultures, 52 | 2006-2
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du 25 septembre. Le devoir de mémoire et de vérité ne s'arrête pas là. Nombre de Français d'Algérie, les anciens des forces supplétives, les harkis et leurs familles, ont été victimes d'une terrible tragédie au moment où la France et l'Algérie décidaient de suivre des chemins séparés. La France, en quittant le sol algérien, n'a pas su sauver tous ses enfants ni toujours bien accueillir ceux d'entre eux qui ont été rapatriés. Les massacres dont certains ont été les innocentes victimes marquent durablement notre conscience collective. Une fondation sera créée pour assurer la vérité de leur histoire, comme celle de la guerre, la pérennité de leurs traditions et veiller à défendre leur honneur et leur dignité.... »32. Valérie Esclangon Morin, François Nadiras et Sylvie Thénault notent par la suite les étapes de la discussion parlementaire, signalant que même au stade de l’analyse du projet devant la Commission des affaires culturelles de l’Assemblée, les auditions qui furent menées ont parfaitement épousé les revendications des associations « toutes de ‘sensibilité algérianiste’, contestant l’histoire de la colonisation enseignée aujourd’hui, favorable à la réhabilitation des anciens de l’OAS, etc. »33. A ce niveau de la discussion, le contenu des manuels scolaires est encore une fois des préoccupations principales ; les auteurs relèvent ainsi, parmi d’autres, l’intervention de Lionel Luca : « Il nous faut écrire l’histoire et l’enseigner pour que les enfants de notre pays sachent que la France n’a pas été colonialiste mais colonisatrice, qu’elle a transmis aux peuples les valeurs républicaines et formé leurs élites dirigeantes…. »34.
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C’est à la suite de ces envolées lyriques sur une histoire – que je me permets ici de signaler comme prétendument bienfaitrice35 – que le député Christian Vanneste introduit un sousamendement invoquant les « aspects positifs » de la présence française outre-mer36… sans que nul ne réagisse outre mesure au sein de l’hémicycle. D’autres dispositions du projet de loi sont également concernées par ces avancées subreptices d’une ‘pensée coloniale’ qui tend à défaire et refaire l’histoire37 et cela même sans qu’une seule fois les présupposées de l’expression « outre-mer » ainsi accolée à une démarche coloniale plus que colonisatrice, n’aient alors été soulevés38… Dans leur récit des différentes étapes de l’adoption du projet de loi puis des formes d’application de la loi à la suite de sa promulgation, et surtout à propos de ces dernières, Valérie Esclangon Morin, François Nadiras et Sylvie Thénault ne font pas état du détonateur qu’ont été les pétitions déposées par les historiens (dont la première fut celle rédigée à l’initiative de Gérard Noiriel) ni des critiques publiées dans différents quotidiens (dont les premiers temps furent exposés par Olivier Le Cour Grandmaison39 et Claude Liauzu40) dans la reconsidération des dispositions législatives. Ils abordent curieusement la question de la demande d’abrogation de l’article 4 de la loi comme « un débat provoqué » par la ‘gauche’ à l’Assemblée nationale. Certes, à l’initiative du parti socialiste une proposition de loi comportait un article unique : « L’article 4 de la loi n° 2005-158 du 23 février 2005 […] est abrogé ». Mais lors du débat qui s’ensuivit aucun consensus ne se dégagea pour atteindre ce but… – ce d’autant plus que les associations qui avaient été les principaux maîtres d’œuvre de la loi organisaient la ‘riposte’41 ; la logique électorale clientéliste l’emportait sur la logique historienne comme sur la considération et le respect des ‘droits de l’homme’. Bien avant que les députés socialistes ne s’en préoccupent, historiens et juristes, politistes et philosophes, tous enseignants et chercheurs, s’étaient engagés pour exiger le retrait de cet article et, à défaut de pouvoir obtenir son abrogation directe par la voie législative, au moins parvenir à faire déclarer son caractère réglementaire par le Conseil constitutionnel afin qu’il puisse être procédé à cette abrogation par la voie décrétale42. Les réactions négatives à l’égard de la loi furent donc surtout celles des enseignants, des chercheurs, des enseignants-chercheurs de tous horizons, de toutes disciplines, même si parmi eux les historiens d’abord, et ensuite, venant à leur appui, quelques juristes, prirent une
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place essentielle. Gilles Manceron et François Nadiras repèrent ainsi les différents temps d’émergence de cette réaction dans les principaux organes de presse43. Articles, analyses, communiqués, textes de pétition sont répertoriés en respectant leur chronologie44. Les auteurs situent l’émergence des réactions du ‘monde universitaire’ à la fin du mois de mars 2005 ou, à tout le moins, relèvent des commencements d’organisation des chercheurs et enseignants pour opposer un barrage à la loi, et plus particulièrement à son article 4 qui voudrait que soit encensée la colonisation à travers ses « aspects positifs »45. Les textes des différentes pétitions qui circulaient alors sur Internet ou qui se transmettaient par voie électronique sont pour la plupart reproduits. Une étude des variantes entre ces textes serait alors à opérer tant les enjeux semblent parfois divergents alors même que l’objectif serait quasiment identique : il y a une différence appréciable entre la demande d’abrogation de la loi en son intégralité et celle, sollicitée par la grande majorité des pétitions, essentiellement plus qu’exclusivement, de son article 4 – qui concentre toute l’attention des critiques46. Mais, dans cette présentation, se dessine un parti-pris qui est de limiter la revendication pour une abrogation des prédéterminations officielles du sens à retenir de l’histoire à la seule loi de 2005… sans doute parce que cette loi touche à une histoire délicate.
Une histoire délicate 27
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Plus important – sans doute aussi parce que moins diffusé par les médias – est le Manifeste du comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire adopté le 17 juin 200547. C’est dans ce manifeste que la problématique des rapports entre droit et histoire, entre loi et connaissances historiques est exposée de manière pertinente, invitant les chercheurs concernés par les développements laborieux de l’anthropologie juridique dans les milieux universitaires à s’interroger sur les sources documentaires (ou autres) de leurs travaux comme sur les prolongements des résultats de leurs recherches. Car si « l’intervention croissante du pouvoir politique et des médias dans des questions d’ordre historique tend à imposer des jugements de valeur au détriment de l’analyse critique des phénomènes »48, le refus d’une « instrumentalisation du passé » par les sphères et personnels politiques et la manipulation de l’opinion publique qui pourrait s’ensuivre demandent à ce que les comportements et attitudes des chercheurs œuvrent pour un partage réel des connaissances : « Nous [enseignants-chercheurs] devons nous efforcer de mettre à la disposition de tous les connaissances et les questionnements susceptibles de favoriser une meilleure compréhension de l’histoire, de manière à nourrir l’esprit critique des citoyens tout en leur fournissant des éléments qui leur permettront d’enrichir leur propre jugement politique, au lieu de parler à leur place »49.
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Entre construction de la mémoire collective et perception sociale et politique des faits et évènements historiques, la place des enseignants et des chercheurs n’apparaît pas aisée à déterminer. Car, d’une certaine manière, « écrire l’histoire » n’est pas plus l’affaire des historiens50 que celle du législateur ou du gouvernement : « l’écriture de l’histoire » se réalise par et dans le temps… Quand bien même le législateur, par l’effet de quelques lois, chercherait à délimiter les temps de l’histoire, il ne dispose pas du pouvoir de la faire, ni de la défaire. Il peut, certes, prendre certaines dispositions pour délimiter des cadres ... mais il ne saurait pour autant déterminer le contenu des manuels scolaires51. Il n’y a pas « d’histoire officielle » dictée par les pouvoirs publics. Du moins tel est le principe initial auquel il est possible de se référer, dans une société démocratique, dans une République dont l’un des piliers est – et demeure – la considération des droits de l’homme et du citoyen – ce, en dépit de l’aggravation de la charge répressive et des dérives sécuritaires que retracent nombre de dispositions législatives actuelles.
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Mais comment brider la propension du Parlement comme du Gouvernement à investir dans les champs rénovés du sentiment en politique ? Le redéploiement des textes déclaratifs, anormatifs, tendant à la reconnaissance de ci, de ça, décompose le discours politique et risque de lui faire perdre toute rationalité. De plus, les débats et les enjeux qui s’affrontent sur la scène du Pouvoir ne peuvent rejoindre ceux qui agitent les milieux de la recherche et de l’université. Les organes de pouvoir et les hommes politiques se défient des ‘intellectuels’, des enseignants et des chercheurs, et ces derniers se méfient de la tendance généralisée de toute forme de pouvoir politique à entraver l’indépendance de la recherche et, par là, de la critique, notamment en balisant les domaines et en ne soutenant pas l’exploration de certains champs, comme de sa propension à masquer les études et les rapports qui ne viendraient pas appuyer ses propres orientations. Par ailleurs, le travail de l’historien ne peut se limiter à « décrire l’histoire », il doit encore procurer les clefs pour la « lire ». En effet, il s’agit plus de « lire » l’histoire que de l’écrire, de la lire pour la comprendre et de la donner à lire pour en tirer tous les enseignements nécessaires à l’appréhension du monde contemporain52. Ces quelques remarques additives peuvent trouver un écho dans un texte signé par 23 historiens, majoritairement chercheurs au CNRS, Urgence : l’abrogation des articles de la loi du 23 février 2005 qui porte atteinte à l’indépendance de l’histoire53 : « Il faut rappeler avec force la nécessité d’une indépendance de l’historien, qui est une conquête de la démocratie, et la différence entre l’histoire et les mémoires, la mémoire officielle et les mémoires sociales. Cette indépendance est la condition d’existence d’une discipline qui doit prendre ses distances par rapport à la société. Ni les politiques, ni le juge, ni les médias n’ont autorité pour trancher sur la connaissance du passé. L’historien n’a pas la tâche de juger le passé, mais de le rapporter, puis de l’expliquer et de l’interpréter. Il doit respecter les réalités attestées par des sources, mais il les interprète librement dans les règles de son métier et dans le cadre des débats contradictoires d’ordre scientifique. L’histoire est aussi une science sociale, une science de la société, dans sa société, et son domaine est le rapport entre présent et passé, dont les mémoires sont une donnée, même pour le passé le plus éloigné. Sa spécificité fait qu’elle doit s’interroger aussi sur sa fonction sociale et donc sur le fait que les questions qu’elle pose et ses réponses sont liées au monde…54 ». Ces diverses considérations sur le rôle de l’historien n’auraient pas eu lieu d’être s’il ne s’était agi précisément de la « colonisation »55. La coïncidence entre la reprise des recherches sur la colonisation et sur le monde colonial (et colonisé) et les débats relatifs à la loi du 23 février 2005 n’est pas aussi anodine qu’il paraît. En effet, durant ces dernières années, de nombreux ouvrages d’histoire ont été consacrés à la colonisation, laquelle nécessitait des spécifications et des précisions aussi bien quant aux périodes retenues qu’en ce qui concerne les territoires observés, tant en ce qui concerne les exactions commises par les colons et les révoltes en réponse qu’à ce qui touche ce qui fait la ‘souffrance’ des colonisés, combattants de la liberté et militants de l’indépendance, comme celle des colons – qui le furent parfois malgré eux. Dans ces champs, les historiens restent confrontés à la difficile dissociation entre esclavage et colonisation, l’un et l’autre étant nécessairement liés dans tout un espace géographique – espace que justement le terme « outremer » prétend recouvrir de nos jours – alors que d’un autre côté, dans d’autres espaces, ces deux faits sembleraient devoir être détachés l’un de l’autre. Benjamin Stora avait présenté une liste de ces ouvrages, mêlant historiens et politiques, anthropologues et littéraires voire linguistes, la compléter relèverait de la gageure56. Une telle liste, bien sûr, ne saurait être exhaustive, mais par l’ampleur qu’elle détient à ce simple stade, elle révèle combien la colonisation est encore et toujours une histoire délicate à raconter, une histoire délicate à relater, une histoire délicate à décoder.
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Mais il n’est nullement certain que les historiens soient eux-mêmes unanimes sur la manière de l’aborder ni sur la manière de la transmettre – à supposer même qu’ils devraient être les seuls à le faire mettant ainsi indûment à l’écart les politistes et les juristes. De plus, un clivage se réaliserait entre les historiens « spécialistes de la colonisation » et les autres57 ; dans cette distanciation, faut-il penser que seuls les premiers seraient concernés par le contenu des manuels scolaires et par l’orientation prédéfinie des recherches universitaires ? Claude Liauzu, qui est de ces spécialistes, note que la question coloniale entre dans les manuels scolaires par le biais des résolutions et des mouvements préconisant la décolonisation dans les années 1960, sans pour autant que la notion de « colonisation » ait été prise à sa juste mesure58 ; il remarque aussi que « bien des thèmes actuels se réclamant de l’anticolonialisme sont-ils en réalité repris partiellement des années 1960 »59. Retenant la « fonction civique de l’histoire » et regrettant l’émiettement des champs de recherches, tant dans l’espace que dans le temps, tant au niveau des thèmes abordés qu’à propos des périodes retenues, Claude Liauzu s’inquiète des formes de la transmission du savoir et des connaissances, de la pénurie organisée des postes d’enseignants ouverts lors des concours, comme de la « crise de l’édition en sciences sociales »60. Ce qui le préoccupe, sans qu’il l’exprime précisément, est cependant « l’institutionnalisation de l’ignorance » (alliant dans un mouvement discursif ignorance et méconnaissance, ignorance et mystification, ignorance et dissimulation) sur ces questions fondamentales qui sont au cœur de l’Histoire de France, de l’Histoire de l’Europe, de l’histoire des ‘grandes puissances’ et des ‘grands empires’. Car, la colonisation devrait être étudiée, affirme-t-il, comme « un gigantesque facteur de transformation des sociétés »61. N’y auraitil pas plus à dire ? Certes, « aujourd’hui, c’est la complexité de la colonisation qui est prise en considération, ce qui explique un retour vers la notion de situation coloniale élaborée par Balandier62 dans les années 1950, pour mieux cerner la dialectique des relations entre colons et colonisés »63, mais sous la pression d’une disposition législative destinée à valoriser la colonisation, les enseignants et les historiens se voient invités à répondre à une question-piège : « quelle histoire de la colonisation enseigner ? »64. Sans doute, l’école « reste chargée d’instituer de la culture commune, de mettre le passé à sa place de passé, de transmettre des valeurs à la jeune génération qui les portera dans un futur des plus incertains ; elle est de fait sollicitée pour transmuter des mémoires militantes en patrimoine partagé. Elle ne peut et ne doit le faire qu’à certaines conditions de partage, d’objectivité et de pertinence. Et de prudence »65. Des pages d’histoire de la colonisation et de la décolonisation sont donc enseignées, de nos jours, dans les collèges (4e et 3e) et lycées (1ère et Tle)66. Curieusement, dans les programmes d’histoire, colonisation et décolonisation sont dissociées dans les différents cursus scolaires ce qui élude leur indéniable continuité. Ces deux thèmes sont souvent étudiés à l’échelle mondiale, ce qui fait que la caractéristique de la colonisation française n’a pas lieu d’être singularisée. En fin de compte, pour Valérie Esclangon Morin, il semble bien que « l’histoire coloniale pourrait être mieux enseignée » mais « si elle mal enseignée, ce n’est pas parce qu’elle n’insiste pas assez sur le ‘rôle positif de la présence française outre-mer’… »67. Or si la controverse sur l’enseignement de l’histoire surgit aujourd’hui, elle n’induit pas un débat « de pédagogues ou de spécialistes de l’histoire coloniale », elle réveille d’autres prétentions, celles émanant « de groupes de pression issus de cette histoire ». Et commencerait une « guerre des mémoires »68….
La mémoire des dates 44
Depuis le début des années 1990, après avoir longtemps été concentrée autour d’événements conjoncturels, la perception de l’histoire par les pouvoirs publics s’est construite sur les modèles identitaires de la « reconnaissance »69, les lois qui s’y prêtent assurant à chaque groupe
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ou association revendiquant une place dans l’histoire, d’une certaine attention et parfois d’une relative compassion70. Un des modes de réponse à l’intensité que peuvent revêtir ces revendications consiste à déterminer une « date » qui, loin d’être fondamentalement mémorielle, s’avère surtout d’ordre commémorationnel. La distanciation entre « mémoire » et « commémoration »71 se love justement dans la qualité « officielle » qui habille la seconde, d’ordre protocolaire, alors que la première demeure sans cesse travaillée par le souci de sa préservation et ainsi que de sa transmission. C’est dans cette perspective que Sophie Ernst inscrit ses premières réflexions sur les lois de mémoire72. Elle remarque incidemment que les politiques de la mémoire organisent la commémoration ; elle signale que « au-delà des lois, on commence à voir se dégager une forte tendance à copier le dispositif mis en place de fait pour la mémoire de la Shoah »73. Et surgit toute une série de questions qui, loin de présupposer que l’histoire serait aussi, d’une certaine manière, un ‘objet juridique’74 et sans prétendre faire état d’une ‘vérité historique et officielle’, situent la connaissance de certaines pages d’histoire au centre de la constitution de la solidarité nationale : « Peut-on dégager un modèle structurel de ces lois ou de ces dispositifs mémoriels, qui inaugurerait un certain régime des usages de la mémoire dans nos sociétés ? En ce qui concerne les lois, comment fonctionnent-elles, à quelles nécessités répondent-elles, sont-elles efficaces dans ce qu’elles visent, quels effets pervers sont-ils décelables ? »75. Les lois devraient-elles participer du symbolique dans l’appréhension de l’histoire, des histoires ? Comment une telle approche pourrait-elle être esquissée pour ce qui concerne le « fait colonial » ?
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Sans s’arrêter sur la dissociation ici proposée succinctement entre commémoration et mémoire76, rares sont les contributions insérées dans cet ouvrage La colonisation, la loi et l’histoire qui traquent les racines de ces ‘dates’ qui immobilisent le temps, mobilisent le souvenir et instituent des ‘journées de mémoire ou d’hommage’77. Toutefois, évoquant une « confrontation entre l’histoire universitaire et les mémoires remises à jour » à propos des évènements en Algérie, désormais considérés sous le label de la ‘guerre d’Algérie’, Valérie Esclangon Morin souligne les enjeux d’une « guerre des mémoires » portées par chacun des groupes concernés (anciens soldats du contingents, militaires de carrière, pieds-noirs, harkis, porteurs de valise, FLN) : « chaque mémoire revendique de prendre une place prépondérante dans l’histoire de cette période, chacun estimant détenir ‘la’ vérité »78. Elle cite à l’appui de ces remarques certaines des dates retenues par les hommes de pouvoir pour assurer chacun des groupes qui se trouveraient concernés par ces confrontations – au-delà d’une « visibilité officielle » comme le permet l’érection d’un monument spécifique79 – de la conviction d’être enfin entré dans l’histoire : tel est le cas de la ‘journée d’hommage aux harkis’, le 25 septembre80 et de la ‘journée d’hommage aux morts pour la France pendant la guerre d’Algérie et les combats du Maroc et de Tunisie’, le 5 décembre81. Le calendrier des ‘commémorations’ de la colonisation figées par la ‘mémorisation’, historique et officielle, et établies par les voies législative ou décrétales, suppose donc multiples lectures de l’histoire ; il justifie les revendications identitaires et accroît le risque des ‘réinterprétations’ du passé par les groupes et les populations qui se sentiraient concernés directement ou indirectement82, ces relectures étant inévitablement à la source des dérives vers le négationnisme et le révisionnisme... C’est donc l’histoire qui est le sujet central de l’ouvrage réalisé sous la direction de Claude Liauzu et Gilles Manceron, à travers de cette seule loi de 2005 qui réhabilite la colonisation ‘notamment en Afrique du Nord’. Il y eut pourtant ‘des’ colonisations, il y aura encore des lois qui viendront les souligner, le tout serait que ces lois ne réécrivent pas ‘l’histoire’ et … ne suscitent pas d’histoires !!
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Notes 1 L. n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés, JORF 24 février 2005 p. 3128. 2 C. Liauzu, G. Manceron (dir.), La colonisation, la loi et l’histoire, Préface de H. Leclerc, Syllepse, 2006. 3 V. pour le déclassement : Cons. const. Déc. n° 2006-203 L. du 31 janvier 2006 (nature juridique d'une disposition de la loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés), JORF 2 février 2006 ; et pour l’abrogation : D. n° 2006-160 du 15 février 2006 portant abrogation du deuxième alinéa de l'article 4 de la loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés, JORF 16 février 2006. 4 L. n° 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité, JORF 23 mai 2001. 5 Et pourtant, cette loi a permis que soit amorcé le mouvement offrant à l’Etat la charge de dire la vérité en histoire ; v. sur ce point, l’article « Contre la loi Gayssot » de Madeleine Rebérioux (Le Monde du 21 mai 1996) en annexe à l’ouvrage, p. 158-159. 6 V. aussi, la circulaire du ministre de l’Education nationale n° 2005-172 du 2 novembre 2005 : Mémoire de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions, BOEN n° 41, 10 novembre 2005 : « L’institution éducative accorde une place privilégiée aux réflexions sur la mémoire : à ce titre, le thème de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions s’inscrit dans la mission d’éducation,(...). Cette mémoire participe en effet à la formation d’esprits éclairés et de citoyens responsables, tolérants et ouverts à autrui ». Sur ce point, v. E. Mesnard, « Quelques réflexions pour contribuer à l’enseignement de l’histoire de la traite et de l’esclavage des Noirs dans les colonies françaises », p. 131 à 137. 7 Et selon Henri Leclerc, dans sa préface, « aucun historien véritable qui aurait contesté des faits relatifs à la Shoah considérés jusqu’ici comme acquis ne pourrait être poursuivi ni condamné, malgré la loi Gayssot, s’il s’est livré de bonne foi à un travail de recherche historique avec l’utilisation honnête des instruments scientifiques adéquats » (p. 8). Or, de nos jours, rien n’est moins sûr... 8 Selon les formules de H. Leclerc dans la préface, p. 8. 9 C. Liauzu, G. Manceron : « Sans repentance ni amalgames, ni mépris des victimes : refus toute histoire officielle », p. 11-22. Dès lors, les propositions générales de la pétition « Liberté pour l’histoire » demandant à ce qu’il soit procédé à l’abrogation des dispositions législatives qui ont « restreint la liberté de l’historien » telles celles « des lois du 13 juillet 1990, du 29 janvier 2001, du 21 mai 2001 et du 23 février 2005 » sont-elles regardées par les auteurs avec circonspection. (NB : La reproduction de cette pétition ne se trouve pas dans le corps de l’ouvrage mais en note de bas de page, p. 169). 10 Tel est le cas de la loi n° 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité (précitée) et de la loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 (JORF 30 janvier 2001), laquelle apparaît plus discutable si ce n’est controversée en ce qu’elle ne concerne pas fondamentalement l’Histoire de France. 11 Encore que, sur ce point, il est regrettable que les « archives » ne soient pas toutes mises à la disposition des chercheurs, car, en dépit des assurances que pouvaient offrir certaines circulaires administratives : v. par ex. circ. Premier ministre du 13 avril 2001 relative à l'accès aux archives publiques en relation avec la guerre d'Algérie, JORF 26 avril 2001], l’accès à certaines sources de documentation demeure encore difficile. Cette situation n’empêche pas cependant que soient menées des recherches de qualité souvent méconnues et pour certaines d’entre elles dont le retentissement médiatique rencontre l’actualité, donc dépend généralement des conjonctures [par ex., R. Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie. 1954-1962, Gallimard, Paris, 2001 ; O. Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières, Gallimard, Paris, 2004 ; P. Weil, S. Dufoix (dir.), L'esclavage, la colonisation, et après... France, Etats-Unis, Grande-Bretagne, PUF, Paris, 2005]. 12 Dans la pétition « Liberté pour l’histoire » (précitée), cette approche est particulièrement exposée : « L’histoire n’est pas une religion. L’historien n’a aucun dogme, ne respecte aucun interdit, ne connaît pas de tabous. Il peut être dérangeant. L’histoire n’est pas la morale. L’historien n’a pas pour rôle d’exalter ou de condamner, il explique. L’histoire n’est pas esclave de l’actualité. (…) L’histoire n’est pas la mémoire ». 13 J. Dakhlia, « L’historien, le philosophe et le politique », p. 145 à 150. 14 V. entre autres, Questions sensibles, CURAPP, PUF, 1998. 15 J. Dakhlia, p. 145.
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16 Ibid. 17 V. art. L. 141-6 du Code de l’éducation : « Le service public de l'enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique ; il tend à l'objectivité du savoir ; il respecte la diversité des opinions. Il doit garantir à l'enseignement et à la recherche leurs possibilités de libre développement scientifique, créateur et critique » ; et art. L. 952-2 du même Code : « Les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d'une pleine indépendance et d'une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d'objectivité ». 18 Une distinction serait à établir entre ce qui relève de la mémoire et ce qui relève de la commémoration, les deux temps n’étant pas nécessairement liés. Par exemple, si le 14 juillet est considéré comme « jour de fête nationale », il n’est pas fondamentalement un jour de commémoration de la « prise de la bastille ». Le 11 novembre et le 8 mai ne sont pas non plus des dates « commémorationnelles » à moins de glorifier la guerre plus que la paix. Mais, en même temps, il est à noter que bien des calendriers religieux sont marqués par des dates, parfois fixes, d’autres fois mobiles, qui ont un caractère mémoriel prononcé, la structuration de la communauté religieuse et la continuité transgénérationnelle qui fait « la transmission » en dépendant fortement. 19 V. cependant, dans un tout autre registre, M.-A. Hermitte (dir.), La liberté de la recherche et ses limites. Approches juridiques, Romillat, Paris, 2001. 20 J. Dakhlia, p. 147. 21 Id., p. 149. 22 V. Esclangon Morin, F. Nadiras, S. Thénault, « Les origines et la genèse d’une loi scélérate », p. 23 à 59 (qui constitue la Première Partie de l’ouvrage). 23 Ce qui réunirait les première et deuxième parties de l’ouvrage alors que tel n’est pas le cas en l’occurrence. Ces deux parties constituent, en fait, le principal apport de l’ouvrage : la synthèse des différentes étapes de l’élaboration de la loi et de la contestation de la loi votée et promulguée était indispensable pour comprendre le cheminement de la pensée des hommes politiques – actuels et à venir – comme la difficulté des parcours à emprunter pour convaincre des dangers de l’instrumentalisation politique de l’histoire. 24 Notamment à partir de quelques textes de la Troisième Partie de l’ouvrage. 25 Ce thème est esquissé dans certaines des contributions sans pour autant rendre compte formellement de sa dimension formellement « juridique » sans pour autant détenir de qualité normative. 26 V. Esclangon Morin, F. Nadiras, S. Thénault, p. 23. 27 D. n° 2002-1479 du 20 décembre 2002 portant création du Haut Conseil des rapatriés, JORF 22 décembre 2002. 28 Et les formules du Préambule de 1946 résonnent étrangement en ce qu’y est affirmé le refus de « tout système de colonisation arbitraire ». 29 La majeure partie de ces propositions en forme de revendication de la part desdites associations est exposée dans cette Première Partie de l’ouvrage. 30 V. Esclangon Morin, F. Nadiras, S. Thénault, p. 37. 31 Et dès le début du mois de février 2005, Olivier Le Cour Grandmaison appelait à la vigilance dans un article intitulé « Le négationnisme colonial » publié dans Le Monde du 2 février 2005. 32 Souligné par GK. 33 V. Esclangon Morin, F. Nadiras, S. Thénault, p. 41. 34 Id., p. 42. 35 Rares sont les textes ‘critiques’ qui ne comportent aucun ‘jugement de valeur’. Les jugements de valeur sont indispensables à la construction de l’argumentation même s’ils sont souvent masqués par la référence textuelle qui lui sert de fondement ‘objectif’. La matière du droit comme tant de disciplines relevant des sciences sociales, n’est pas de l’ordre d’une pensée mathématique : ce serait induire en erreur que d’enseigner que la fabrique du droit est ‘neutre’ ; élaboré et délimité par l’Etat, le droit est inévitablement imprégné de l’idéologie dominante, laquelle est, de nos jours, indéniablement libérale... Il n’en demeure pas moins que dans une société démocratique, la loi régulièrement votée et promulguée est applicable, le règlement régulièrement publié et conforme à la loi est applicable, – obligeant l’obéissance des sujets de droit (notamment dans le domaine du droit pénal : « ... tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la Loi doit obéir à l'instant : il se rend coupable par la résistance » - art 7 DDHC 1789). Cet agencement
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n’interdit pas pour autant la critique des dispositions législatives (et/ou réglementaires) comme celle des décisions de justice. Car tel est aussi le rôle de la ‘doctrine’. 36 Reprenant en quelque sorte les éléments d’une proposition de loi (de J. Léonetti et P. Douste-Blazy) enregistrée au 5 mars 2003 sur le bureau de l’Assemblée nationale et relative à ‘la reconnaissance de l’œuvre positive des Français en Algérie’. 37 A propos de la « Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, des combats du Maroc et de la Tunisie ” (art. 3 de la loi du 23 février 2005), v. V. Esclangon Morin, F. Nadiras, S. Thénault, p. 48-50. 38 Cet aveuglement a eu pour conséquence de rappeler aux populations des départements et collectivités d’outre-mer leur statut de ‘territoire colonisé’ et de ‘peuple soumis à la domination d’un Etat colonial’… – ce qui ne pouvait que faire rugir Aimé Césaire, auteur du retentissant Discours sur le colonialisme (Présence africaine, Paris/Dakar, 1959). 39 O. Le Cour Grandmaison, « Le négationnisme colonial », Le Monde du 2 février 2005, précité. 40 C. Liauzu, « Communautarismes, racismes, antisémitisme : la société française doit interroger son histoire », Libération du 23 février 2005. 41 V. V. Esclangon Morin, F. Nadiras, S. Thénault, p. 56 et s. 42 Ce qui fut fait : D. n° 2006-160 du 15 février 2006 portant abrogation du deuxième alinéa de l'article 4 de la loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés, précité. 43 V. G. Manceron, F. Nadiras, « Les réactions à cette loi et la défense de l’autonomie de l’enseignement et de la recherche », p. 59 à 88. 44 Ne font pas ainsi l’objet de remarques les études publiées sur la loi du 23 février 2005 ou à propos de son article 4 dans des revues scientifiques [sauf le point de vue exposé par T. Lebars, « La méthode législative et l’histoire de la colonisation », in D. (24 mars) 2005, p. 788] ou dans des ouvrages collectifs universitaires. Sont mentionnés des colloques [comme celui organisé à Paris par les Cahiers d’histoire du 29 mars 2005 sur « le révisionnisme colonial »], des conférences et des débats [par ex. la conférencedébat réalisée à l’ENS le 5 avril 2005 sur « Coloniser ou civiliser ? La République au risque de ses valeurs » ou encore le débat sur « Colonisation, mémoire et histoire » du 11 mai organisé par le collectif des historiens contre l’article 4 de la loi] et réunions publiques qui ont pu avoir lieu… jusqu’à rendre compte de la tenue d’un colloque au palais du Luxembourg sur « Loi, mémoire et histoire », le 11 juin 2005. D’autres manifestations scientifiques auraient pu être encore citées car même si elles semblaient ne pas concerner directement la « loi », le sujet ou l’objet abordé pouvait amener à s’interroger sur ses dispositions... 45 V. Le texte de la pétition Colonisation : non à l’enseignement d’une histoire officielle !, Le Monde, 25 mars 2005 – reproduit dans l’ouvrage, p. 62-63. Logiquement, en tant que l’ouvrage est publié avec le concours, entre autres associations, de la Ligue des droits de l’homme, les diverses actions menées au sein de cette association sont soulignées. 46 Tel est le cas de la pétition précitée : Colonisation : non à l’enseignement d’une histoire officielle !, de celle lancée par la LDH, comme de celle de l’association des professeurs d’histoire et de géographie (du 22 mai 2005). 47 Dont le texte est reproduit dans l’ouvrage, p. 73-75. 48 Id., p. 74. 49 Id., p. 73. 50 En écho aux propos tenus par le Président de la République le 9 décembre 2005. 51 Ce que le Conseil constitutionnel a implicitement rappelé dans sa décision du 31 janvier 2006 (précitée) : « cons. que le contenu des programmes scolaires ne relève ni des "principes fondamentaux... de l'enseignement" que l'article 34 de la Constitution réserve au domaine de la loi, ni d'aucun autre principe ou règle que la Constitution place dans ce domaine ; que, dès lors, le deuxième alinéa de l'article 4 de la loi du 23 février 2005 susvisée a le caractère réglementaire ». V. aussi, art. L. 311-2 du Code de l’éducation : « L'organisation et le contenu des formations sont définis respectivement par des décrets et des arrêtés du ministre chargé de l'éducation. Des décrets précisent les principes de l'autonomie dont disposent les écoles, les collèges et les lycées dans le domaine pédagogique. » ; art. L. 311-4 du même code : « Les programmes scolaires comportent, à tous les stades de la scolarité, des enseignements destinés à faire connaître la diversité et la richesse des cultures représentées en France. L'école, notamment grâce à des cours d'instruction civique, doit inculquer aux élèves le respect de l'individu, de ses origines et de ses différences ». 52 V. S. Lemaire, « Une loi qui vient de loin », Le Monde diplomatique, janvier 2006.
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53 Texte reproduit p. 85-86. 54 Id., p. 85. 55 V. toutefois, M.-O. Baruch, P. Denis et alii, L'historien dans l'espace public. L'histoire face à la mémoire, à la justice et au politique, Labor, Paris, 2005. Ce qui induit l’interrogation sur les commissions ‘de vérité et de réconciliation’ comme sur les procès pour crimes contre l'humanité (devant les juridictions nationales ou devant la CPI). 56 Pour la seule année 2005, il est possible de relever parmi d’autres : R. Branche, La Guerre d'Algérie : une histoire apaisée ?, Seuil, Paris ; P. Blanchard, N. Bancal et S. Lemaire, La fracture coloniale, La Découverte, Paris ; S. Kodjo-Granvaux, G. Koubi (dir.), Droit et colonisation, Bruylant, Bruxelles ; O.D. Lara, La colonisation aussi est un crime. De la destruction du système esclavagiste à la reconstruction coloniale, L’Harmattan, Paris ; O. Le Cour Grandmaison, Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l'Etat colonial, Fayard, Paris ; D. Lefeuvre, Chère Algérie. La France et sa colonie (1930-1962), Flammarion, Paris ; N. Schmidt, L'abolition de l'esclavage. Cinq siècles de combats (XVIe-XXesiècle), Fayard, Paris ; B. Stora, La gangrène et l'oubli. La mémoire de la guerre d'Algérie, La Découverte, Paris ; P. Weil, S. Dufoix (dir.), L'esclavage, la colonisation, et après... France, Etats-Unis, Grande-Bretagne, op. cit... 57 Et C. Liauzu fait alors remarquer que les signataires de la pétition « Liberté pour l’histoire » (précitée), ne sont guère des spécialistes de la colonisation et de l’esclavage, p. 95. 58 C. Liauzu, « L’histoire de la colonisation : pour quoi ? », p. 91 à 98. 59 Id., p. 93. 60 Id., p. 95. 61 Id., p. 97. 62 La référence n’est pas explicitement donnée par C. Liauzu dans l’ouvrage ; sans doute s’agit-il de l’article publié aux Cahiers internationaux de sociologie en 1951 : « La situation coloniale », notant que la problématique a été reprise par l’auteur dans Civilisé, dit-on, PUF, Paris, 2003 (« la situation coloniale : ancienne notion, nouvelle réalité »). 63 Id., p. 94. 64 V. Esclangon Morin, « Quelle histoire de la colonisation enseigner ? », p. 99 à 109. Les développements suivants empruntent essentiellement à cet article qui offre un panorama intéressant des manuels scolaires d’histoire dans les collèges et les lycées. 65 S. Ernst, « Le fait colonial, les lois de mémoire et l’enseignement », p. 113. 66 Il est à noter que les programmes d’histoire peuvent être dans certaines classes et séries être « adaptés » dans les académies de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique et de la Réunion : v. par ex. la note de service du 26 novembre 2004 portant ‘Instructions pour l’adaptation des programmes d’histoire et de géographie en séries ES, L, S’, BOEN n° 45 9 décembre 2004. Cette instruction prévoit, entre autres dispositions, en Histoire que : pour la 2de : « On substitue à l’une des quatre premières parties du programme l’étude d’un moment historique spécifique : compagnies des Indes, traite, économie de plantation dans l’espace caribéen ou à la Réunion au XVIIIèmesiècle. Cette étude permet de mettre en perspective les abolitions de l’esclavage (1794 et 1848) » ; pour la 1ère en série L/ES : « Dans la partie I.1, on examine comment les courants de pensée ont été perçus aux Antilles, en Guyane ou à la Réunion. Dans la partie I.3, on insiste aux Antilles et en Guyane sur la présence européenne déjà ancienne dans les Amériques (Canada, Caraïbes, Amérique latine) et, à la Réunion, dans les îles du sud-ouest de l’océan Indien, en Afrique orientale et australe. - Dans la partie III.1, on insiste sur le rôle des empires coloniaux européens, notamment français et britannique, dans la guerre. - Dans la partie III.4, on étudie la place de l’empire colonial français dans la guerre et la vie intérieure aux Antilles, en Guyane et à la Réunion » et pour ce même degré d’enseignement en série S : « Dans la partie II.2, on insiste sur le rôle de l’empire colonial français dans la guerre. - Dans la partie III.2, on étudie la place de l’empire colonial français dans la guerre et la vie intérieure aux Antilles, en Guyane et à la Réunion de 1940 à 1945 », et en Tle : « Dans la partie III, on étudie l’évolution politique, économique, sociale et culturelle des Antilles, de la Guyane et de la Réunion depuis 1945 [ou bien : en la mettant en perspective depuis 1945] ». 67 V. Esclangon Morin, p. 101 et 102, précité. 68 Ibid. 69 Ce terme de reconnaissance est ambigu. Il entérine des différenciations sociales et culturelles construites par les instances de pouvoir et évite les atermoiements indéfinissables de la « repentance ». S’il exprime une certaine « gratitude », il est aussi chargé de « mépris » : v. M. Diefenbacher, Parachever l’effort de solidarité nationale envers les rapatriés, rapport précité.
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70 V. aussi, M. Frangi, « Les ‘lois mémorielles’ : de l’expression de la volonté générale au législateur historien », RDP, 2005, p. 241. 71 V. E. Traverso, Le passé, mode d'emploi. Histoire, mémoire, politique, La Fabrique, Paris, 2005. 72 S. Ernst, « Le fait colonial, les lois de mémoire et l’enseignement », p. 111 à 126. 73 Id., p. 112. 74 Ce que, à raison, la pétition ‘Liberté pour l’histoire’ (précitée) réfute : « L’histoire n’est pas un objet juridique. Dans un Etat libre, il n’appartient ni au Parlement, ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique ». 75 Id., p. 115. 76 Cependant, dans l’ouvrage ici proposé à la lecture, quelques incises peuvent esquisser les bases de la réflexion sur ce point. Par ex. : « S’il revient au pouvoir politique de commémorer, cela n’est pas le devoir de l’école. Le seul ‘devoir de mémoire’ est bien un devoir d’histoire, c’est-à-dire apprendre les faits »: V. Esclangon Morin, « Quelle histoire de la colonisation enseigner ? », p. 104. 77 Il n’est pas non plus fait référence aux divers textes lois, décrets ou arrêtés ministériels antérieurs qui ont permis que soient reconnues certaines qualités et certaines aides aux membres des formations supplétives. V. par ex. : L. n° 94-488 du 11 juin 1994 relative aux rapatriés anciens membres des formations supplétives et assimilés ou victimes de la captivité en Algérie (JORF 14 juin 1994) dont l’article premier énonce : « La République française témoigne sa reconnaissance envers les rapatriés anciens membres des formations supplétives et assimilés ou victimes de la captivité en Algérie pour les sacrifices qu'ils ont consentis »; circ. du 25 octobre d’application du plan d’action en faveur des anciens membres des formations supplétives et assimilés ou victime de la captivité en Algérie et de leurs familles (JORF 20 novembre 1994) qui précise les conditions d’application de la loi du 11 juin 1994 ; D. n° 93-1117 du 16 septembre 1993 relatif aux modalités d'attribution du titre de reconnaissance de la nation mentionné à l'article L. 253 quinquies du Code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre et complétant le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre (troisième partie : Décrets), (JORF 23 septembre 1993) qui insérait un article D. 266-2 dans le Code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre : « Le titre de reconnaissance de la nation est également accordé, par le ministre chargé des anciens combattants et des victimes de guerre sur demande des intéressés, aux membres des forces supplétives françaises ayant servi dans une formation stationnée en Algérie, au Maroc ou en Tunisie pendant au moins quatre-vingt-dix jours et durant les périodes suivantes : - du 31 octobre 1954 au 2 juillet 1962 inclus pour les opérations d'Algérie ; - du 1er juin 1953 au 2 juillet 1962 inclus pour celles du Maroc ; - du 1er janvier 1952 au 2 juillet 1962 inclus pour celles de Tunisie. / Les dispositions de l'alinéa qui précède sont également applicables aux personnes civiles de nationalité française ayant pris part en Afrique du Nord aux mêmes opérations durant les mêmes périodes. Un arrêté fixera la liste des formations auxquelles les intéressés devront avoir appartenu. / Les membres des forces supplétives et les personnes civiles doivent posséder la nationalité française à la date du dépôt de leur demande de titre. Toutefois, cette condition n'est pas exigée des membres des forces supplétives qui sont domiciliés en France à cette même date » ; L. n° 61-1439 du 26 décembre 1961 modifiée relative à l'accueil et à la réinstallation des Français d'outre-mer ; etc. 78 V. Esclangon Morin, « Quelle histoire de la colonisation enseigner ? », p. 103. V. aussi, J. Michel, S. Osmani et alii, Mémoires et histoires. Des identités personnelles aux politiques de reconnaissance, PU Rennes 2005. 79 V. J.-P. Ould-Aoudia, « Les stèles de la honte et la mémoire des enseignants victimes de l’OAS », p. 139 à 144. 80 D. du 31 mars 2003 instituant une Journée nationale d'hommage aux harkis et autres membres des formations supplétives, JORF 2 avril 2003. 81 D. n° 2003-925 du 26 septembre 2003 instituant une journée nationale d'hommage aux « morts pour la France » pendant la guerre d'Algérie et les combats du Maroc et de la Tunisie, le 5 décembre de chaque année, JORF 28 septembre 2003. 82 V. E. Terray, Face aux abus de mémoire, Actes Sud, 2006.
Pour citer cet article Référence électronique Geneviève Koubi, « (Dé)faire l’histoire de la colonisation
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sans faire d’histoires ? », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 09 avril 2009. URL : http://droitcultures.revues.org/705
À propos de l'auteur Geneviève Koubi Geneviève Koubi est professeur de Droit public à l’Université de Cergy-Pontoise. Elle est membre du Centre d’Etudes et de Recherches : Fondements du droit public. Outre ses travaux en droit administratif, ses recherches portent principalement sur la laïcité et les droits de l’homme. Dans ces domaines, elle a assuré la co-direction d’ouvrages collectifs tels avec Georges Faure, Le titre préliminaire du Code civil, Paris, Economica, coll. « Etudes juridiques », 2003 ; avec Isabelle MullerQuoy, Sur le fondement du droit public – De l’anthropologie au droit, Bruxelles, Bruylant, coll. « Droits, Territoires, Cultures », 2003 et, plus récemment avec Séverine Kodjo-Grandvaux,Droit & colonisation, Bruxelles, Bruylant, coll. « Droits, Territoires, Cultures », 2005et avec Margarita SanchezMazas, Le harcèlement. De la société solidaire à la société solitaire, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, coll. « Histoire, Economie, Société », 2005.
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Droit et cultures Numéro 52 (2006-2) Iran et Occident. Hommage à Kasra Vafadari
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Référence électronique Marion Brepohl de Magalhaes, « Culture de l’ascension sociale et figures du harcèlement », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 10 avril 2009. URL : http://droitcultures.revues.org/707 DOI : en cours d'attribution Éditeur : L'Harmattan http://droitcultures.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://droitcultures.revues.org/707 Document généré automatiquement le 29 octobre 2010. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. Tous droits réservés
Culture de l’ascension sociale et figures du harcèlement
Marion Brepohl de Magalhaes
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« Fonctionnaires domestiques et favoris sont d’abord nourris à la table du seigneur et équipés dans ses magasins. En règle générale, leur éloignement progressif de la table du seigneur signifie création de bénéfices (d’abord en nature) dont le genre et l’étendue se stéréotypent facilement ». Max Weber S’attacher dans le harcèlement à la violence insidieuse des pratiques, à la honte et à l’humiliation, aux faveurs personnelles qui en découlent et que semblent accepter, voire parfois rechercher comme un moyen d’ascension sociale ou économique, ceux qui y recourent ou le subissent revient à exposer les modifications substantielles que connaissent les pratiques sociales et culturelles dans les sociétés démocratiques contemporaines. Je me propose ici d’entreprendre une réflexion sur les relations de pouvoir sous-jacentes aux processus de harcèlement, notamment à partir de l’exemple brésilien. Ces processus, même s’ils font l’objet de diverses dispositions législatives ou réglementaires, ne sont pas toujours compris et saisis dans tous leurs aspects et effets. L’idée de harcèlement, dans tous les secteurs et lieux concernés, rejoint tant les manifestations de domination que les phénomènes de séduction ; il apparaît encore que les différents acteurs sociaux sont plus souvent enclins à accepter une telle relation en tant que le harcèlement se traduit comme « la séduction entre inégaux avec avantages partagés ». Si le harcèlement, du moins dans la loi brésilienne – Code pénal (Lei nº 10.224 - 15/5/2001) –, signifie la contrainte de ou la pression sur quelqu’un pour obtenir des avantages diversifiés, en se prévalant d’une condition de supériorité dans la hiérarchie inhérente à une organisation, quelle que soit la fonction que l’on y occupe, dès lors le harcèlement consisterait en une relation de séduction entre celui qui contraint et celui qui est contraint. C’est dire, en prenant le contre-pied de nombreuses études menées sur ce thème dans les pays européens1, qu’il traduit une relation dans laquelle chacun des protagonistes recueille des avantages, préséances ou privilèges, étant entendu que ces avantages sont réciproques sans être symétriques. Certes, cette relation s’effectue sous le couvert de pouvoirs « inégaux » parfois contradictoires mais avec un certain consentement de nature subtile et opaque, où les bénéfices, gains, profits, aubaines sont acquis par l’un et l’autre des partenaires. Adoptant cette perspective, le harcèlement se comprend suivant au moins trois figures qui concernent généralement les relations de pouvoir. La première présuppose l’existence d’une relation d’inégalité entre les hommes : ceux qui sont considérés ou s’estiment eux-mêmes supérieurs, par piété ou par désir de prestige, établissent des relations avec les autres ; selon la seconde, la différence de pouvoir entre les groupes et les individus ne se développe pas de façon rationnelle ou contractuelle mais par des fantasmes liés au désir de domination ou, au contraire, à la peur de la puissance ; la troisième, enfin, présuppose que, au-delà des non-dits, la brutalité ou la violence qui en découlent sont une potentialité permanente. Dans sa dimension politique, le harcèlement est étranger aux principes juridico-contractuels selon lesquels, au Brésil, les consensus sont obtenus par des règles établies au préalable pour répondre à des objectifs communs. Toutefois, le harcèlement ne s’expose pas sur la place publique, il ne relève pas des espaces publics, il ne s’exerce pas en public, même s’il s’avère parfois perceptible ou percevable par les autres, témoins muets ou impuissants. Le harcèlement Droit et cultures, 52 | 2006-2
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ne présuppose pas la reconnaissance de la dignité de l´autre ; il ne s’appuie pas sur le respect et la considération en tant que sentiment moral2. Le harcèlement engendre cependant des liens entre les sphères publiques et privées, entre la haine et l’amour, entre le prestige et la honte – brouillant les lignes de démarcation entre les uns et les autres, aussi intangibles seraient-elles. Il est encore l’objet de mépris social aussi bien pour la victime que pour l’auteur. Et surtout, le harcèlement offense les lois, les normes et les loyautés politiques. Néanmoins, le harcèlement est sous-jacent à diverses actions sociales puisqu’il est pratiqué non comme une exception, mais quotidiennement, soit pour déprécier un individu, soit pour lui assurer quelques faveurs ou crédits, et dans les lieux de travail en particulier, suivant ces deux mouvements, tant pour octroyer que pour obtenir des considérations ou faveurs attachées généralement à l’ascension sociale et au gain économique. Comment expliquer cette apparente contradiction ? Historiquement, selon Pierre Ansart, le désir de changement, notamment dans l´échelle hiérarchique, est plus apparent dans les démocraties ; de façon idéale, celles-ci substituent à la violence des mots et des actes des espaces de dialogue et de réflexion ayant pour effet d’atténuer les rancœurs et les ressentiments, et de promouvoir les revendications ainsi rationalisées3. Cependant, les sociétés qui développent amplement le principe de participation ne concrétisent pas pleinement l’espoir que les hommes ont placé en leurs valeurs ; d’ailleurs, Freud, observant les événements qui suivirent la Révolution de 1917, se montrait pessimiste quant à une atténuation ou à un apaisement de la haine que pauvres et riches se vouaient mutuellement. En outre, les prédispositions qui permettent l’octroi et l’obtention des faveurs nées d’un harcèlement, ont été, curieusement, de plus en plus banalisées, et pour comprendre dans quelles situations les relations contractuelles, l’ascension par le mérite et le respect de la dignité, sont remplacées par des faveurs, les réflexions de Norbert Elias sont éclairantes. Je me réfère donc à Elias pour concevoir le binôme « faveur et défaveur » comme provenant du processus de civilisation4 – à partir duquel les hiérarchies fondées sur des principes religieux se dissipent et que dans le même temps, surtout dans le monde protestant européen, la charité, la clémence et les autres formes de faveur justifiées se trouvent exclues. Certes, ces formes ne se retrouvent pas uniquement dans le monde chrétien, catholique ou protestant, mais la faveur, légitimée par les enseignements des doctrines chrétiennes, repérée à travers les poncifs relatifs à l’amour du prochain ou à la bienveillance des hommes, obligeants et bons à l’égard des « pauvres » – pauvres d’esprit ou miséreux – perd de son acuité comme de sa raison d’être, de son sens en un mot, dès l’avènement des Lumières. Si l’on retient, suivant les leçons de Kant, que chacun est responsable de soi et pour soi, l’émancipation de l’homme par le biais de la raison devient fondamentale ; la liberté ne signifie que la liberté d’agir, agir raisonnablement, sans contrainte, dans un monde pluriel, dans un monde d’égaux5... Dans ce contexte, les faveurs peuvent être considérées comme des limites, des obstacles d’ordre moral à toute forme de harcèlement notamment dans les espaces politiques et sociaux, – sauf lors de circonstances exceptionnelles (par exemple, la guerre) ou en cas de calamités nationales (comme les catastrophes naturelles) qui, de toute évidence, excluent toute acceptation, même mesurée et modérée de ce type de relation au sein du corps social. L´aspiration à l’égalité qui retrace l’avènement des sociétés démocratiques se heurte, toutefois, au sentiment de supériorité que quelques groupes nourrissent par rapport à d’autres, soit par tradition, soit en raison d’inégalités de pouvoir préexistantes. Il s´agit là, pour Elias, d’un thème universel qui peut être perçu dans différentes configurations sociales : seigneurs féodaux et vilains, blancs et noirs, gentils et juifs, hommes et femmes, voire aussi grands États nationaux face aux micro-États6. Les stigmates dépréciatifs qui font partie des tensions sous-jacentes au fait pour ces groupes ou unités sociales de vivre ensemble, peuvent avoir des origines diverses, comme les préjugés raciaux et les différences de classe, de croyances religieuses7 ; peu importe les lieux ou les prétentions, leurs effets sont semblables ou
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comparables, car de telles marques infiltrent l’image personnelle des outsiders, fragilisant leur amour-propre et leur capacité de résistance. Pour aborder la question du harcèlement dans les espaces sociaux et politiques, j’ai ainsi choisi d’étudier trois figures ou représentations qui, à mon sens, peuvent nous faire mieux comprendre les prédispositions à cette relation clandestine qui, pourtant, pénètre la conscience collective brésilienne : il s´agit du courtisan, de l’arriviste et de la populace. Je n’ai pas la prétention de tracer des lignes de continuité entre chacune des périodes auxquelles se rapportent ces figures ; néanmoins, c’est à partir de ces illustrations qu’il m’apparaît possible de mettre en évidence la façon dont le harcèlement, insidieux ou explicite, se développe et se généralise dans la culture des sociétés actuelles.
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Poursuivant ses analyses relatives à l’importance que revêtent le positionnement de soi et l’affectivité dans les rapports sociaux, présentant ces données comme un élément déterminant du procès de civilisation et estimant la mise à l’écart de l’agressivité et de la violence par le contrôle social « ancré dans l’organisation étatique », Norbert Elias y voit la marque d’une « société civilisée »8. Cependant, utilisant le modèle théorique qu’il a construit pour expliquer la dynamique establishment / outsider, il s’attache aussi à un personnage au caractère singulier, un outsider par excellence : Wolfgang Amadeus Mozart. Dans son dernier ouvrage, œuvre inachevée, Mozart, Sociologie d’un génie9, l’auteur ne prétend pas exalter la génialité du musicien, ni faire sa biographie, il essaie de comprendre comment Mozart a su et/ou pu assimiler sa condition d’outsider en étant dépendant, comme l’était son père Léopold Mozart, des faveurs de la Cour. L’opposition radicale établie entre l’homme du Moyen Age et l’homme de Cour, entre le chevalier libre et le chevalier de Cour rapidement transformé en « courtisan », n’a plus lieu d’être exposée. Elias rappelle que les musiciens avaient à la Cour le même statut que les autres « serviteurs » comme les cuisiniers et les pâtissiers, soumettant leur « art » aux ordres du maître. Il met en évidence les pressions sociales qui, du fait de la position particulière de son père, témoin et acteur du destin de son fils, s’exerçaient sur le virtuose Mozart puisque, malgré sa condition de subalterne, il côtoyait le luxe et suivait les mœurs de la Cour ; ainsi, la distance sociale par rapport aux nobles pouvait être grande, mais la distance spatiale était petite10. Il vivait entre deux mondes, dans lesquels la flatterie, l’imitation des usages et modes de ses « supérieurs », les périphrases et les euphémismes, le contact avec les proches et leurs nécessités les plus puériles se mêlaient à son expérience quotidienne. Son père, lui, bien que conduit à présenter son fils auprès des cours princières, usant de multiples stratégies non pour créer le génie de Wolfgang, mais pour lui offrir les moyens de son élévation, reste confiné dans sa condition de subalterne, régent-adjoint de l’archevêque de Salzbourg. D’après Elias, il vivait la condition humiliante du courtisan, qu’avait autrefois décrit La Bruyère, comme nous le fait remarquer Claudine Haroche : « Servile et dominateur, pervers,... (le courtisan) veut surpasser son maître... Fasciné par les grands, un Pamphile veut être grand : il n’existe que dans la proximité, sous le regard du grand. Il est obsédé par l’idée de la grandeur – la sienne – de se faire voir et de se faire valoir : quelle honte pour lui d’être vu avec un homme humble, un pauvre, un homme obscur, sans relation particulière. (...) Il soumet ses propos et ses maintiens à une surveillance continue, pratique l’euphémisme, s’exerce au sous-entendu, à l’allusion, se cantonne au non dit, s’installe dans l’hypocrisie et la duplicité, se drape dans la fausseté, le mensonge. Il se méfie, il craint de dire les choses clairement, il redoute que son ascension ne soit ralentie, entravée; pire : arrêtée ».11 Si ces observations révèlent le mépris et le préjugé des dominants à l’égard de celui qui, ne pouvant être homme de bien et de Cour, se fait courtisan, les sentiments de ce dernier ne sont
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pas moins hostiles, comme le démontre Mozart, écrivant à son père et faisant des commentaires sur son employeur : « A propos, que se passe-t-il avec l’archevêque ? Lundi prochain, cela fera six semaines que je suis absent de Salzbourg. Vous savez, mon cher père, c’est seulement pour vous faire plaisir que je reste là, puisque, par Dieu, si j´avais suivi mon inclination, un jour avant mon départ j’aurais nettoyé mon derrière avec mon dernier contrat, car je vous jure sur l’honneur que ce n’est pas Salzbourg, mais le prince et sa présomptueuse noblesse qui jour après jour me deviennent plus intolérables. C’est pourquoi, je serais enchanté s’il me faisait savoir par écrit qu’il n’aurait plus besoin de mes services. (…) Ce serait moins pénible pour moi si, à l’occasion, je pouvais sortir, pour quelque temps, pour reprendre mon souffle. Vous savez comme il m’a été difficile de sortir maintenant : et sans une raison très urgente, il n’y aurait pas la moindre chance que cela puisse arriver à nouveau. Penser à cela est suffisant pour éclater en sanglots »12. Ce passage dont la sincérité me paraît incontestable, révèle non seulement le mépris pour l’archevêque, mais peut-être aussi pour le père qui se soumettait fidèlement à son maître sans pouvoir élargir la sphère de son action dans le but d’assouvir son désir de réalisation de soi comme musicien, réalisation qui, une fois frustrée dans sa propre carrière, fut transférée au fils. Toutefois, bien que celui-ci se soit soumis formellement à l’aristocratie, il se sentait égal ou supérieur à elle13. On connaît bien l’épisode dans lequel l’Empereur Joseph II, un pianiste médiocre, reprocha à Mozart l’excès de notes dans L’Enlèvement au Sérail. L’animosité et la révolte contre le niveau social qu’imposait à ce dernier la soumission comme prix pour pouvoir exercer ses talents, s’aggravaient encore du fait que sa musique (et ce fut aussi le cas du concerto K. 466) d’une grande et intensité dramatique, ne correspondait pas au goût léger, infantile et puéril de la Cour14. Le poids des contraintes sociales ne fut pas suffisamment acéré pour susciter du ressentiment en Mozart, mais sa relation avec son père n’en était pas moins perturbante. Dès l’âge de trois ans, il fut soutien de famille, exposé à d’innombrables publics comme enfant prodige. Son père, Léopold Mozart, lui imposait une discipline rigide et, en même temps, plaçait en lui un immense espoir quant au déroulement de sa carrière professionnelle. Ce faisant, il lui indiquait le chemin qu’il avait lui-même parcouru, c’est-à-dire celui du courtisan. Contrairement à d’autres artistes et intellectuels, Mozart ne cherchait pas d’appui ni de consolation dans les idées ou les pratiques politiques contestant l’ordre aristocratique ou pour défendre l’institution de relations basées sur l’égalité des chances ; il ne s’associait pas non plus aux membres de son propre groupe social. Un tel isolement, selon Elias, provoque une extrême fragilisation psychologique ; même après s’être émancipé de l’aristocratie et de son père ; Mozart eut une mort précoce due au découragement, au désespoir, à un sentiment de confusion et à une sensation de débâcle. Elias remarque ainsi que : « Des gens ayant la position d’outsiders par rapport à certains types de personnes établies mais qui se sentent égaux ou même supérieurs, par leurs réalisations personnelles ou quelquefois même par leur richesse, réagissent parfois de façon rancunière aux humiliations auxquelles ils ont été exposés ; ils peuvent aussi être pleinement conscients des défauts du groupe établi. Mais tant que le pouvoir de l’establishment continue intact, aussi bien lui que son modèle de comportement et de sentiment peuvent exercer une attraction très forte sur les outsiders. Souvent le plus grand désir de ceux-ci est d’être reconnus comme égaux par ceux qui les traitent si ouvertement comme inférieurs. La curieuse fixation des désirs des outsiders de reconnaissance et d’acceptation par l’establishment fait en sorte qu’un tel objectif se transforme en centre de tous leurs actes et désirs »15. Comme nous le rappelle Elias, Beethoven, quinze ou vingt ans après Mozart, indépendamment de son caractère exceptionnel ou précisément à cause de lui, est un parfait exemple du courtisan dans une société en transition, dans un passage entre la rigidité hiérarchique, propre à
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l’aristocratie, et les conquêtes révolutionnaires qui firent progresser l’introduction de la notion d’égalité, d’égalité des chances. Et sans en retenir la philosophie égalitariste, ce sont de ces chances que se saisit le « parvenu ».
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Dans une approche différente évoquant les gradations entre paria et parvenu Hannah Arendt estimait qu’il était nécessaire pour chacun de construire sa propre personnalité et de s’opposer aux conformismes. Hannah Arendt réfléchit alors sur la figure de l’outsider et cherche à comprendre un tel personnage au XIXe siècle. Elle différencie son rôle dans la société en trois attitudes bien distinctes : la première, basée sur la rébellion, tente de changer le monde qui l’exclut ; la seconde est faite de fuite et d’échappatoire, généralement à travers l’art ou la nature ; la troisième est celle de l’arriviste, qu’elle nomme parvenu16 : au lieu de tenter de contester l’ordre au profit de changements qui réduisent les inégalités, le parvenu agit pour essayer de s’adapter et de s’intégrer au monde de ceux qui se comprennent eux-mêmes comme supérieurs. Sa critique contre les parvenus – souvent compris sous la forme d’un groupe17 – consiste à expliquer pour quelles raisons et par quelles voies ils ne se sont identifiés à aucun projet collectif et suivant quels efforts ils ont soigné leurs défenses en vue d’une ascension sociale d’ordre individuel, se prévalant de techniques et de manières sources de faveur. Comme La Bruyère, Arendt exprime du dédain à l’égard des favorisés. Tandis que les « rebelles » évoquent des stéréotypes positifs comme humanité, bonté, absence de préjugés, sensibilité à la justice, elle attribue au parvenu, à l’arriviste, des caractéristiques comme l’inhumanité, la convoitise, l’insolence, la servilité flatteuse, l’acharnement à vaincre18. Arendt traite ici d’un groupe spécifique, parmi les juifs, un groupe apolitique et enrichi qui ne représente pas la majorité. L’arriviste qui se justifie en invoquant la pitié à son égard pour obtenir la faveur de l’autre ou en proposant son assistance pour se faire valoir, n’est pas une caractéristique exclusive de ce groupe social. Si le peuple paria admire le dominant ou l’influe sans vouloir se faire admettre dans sa société, le parvenu est prêt à tout pour briller et s’y insérer, au risque de devenir l’esclave des autres et d’être rejeté par les siens. A l’aide de ces illustrations, nous pouvons mettre en évidence les voies imbriquées qui désorganisent les séparations idéelles et idéales entre le public et le privé, et qui prédisposent un grand nombre d’individus à accepter, accorder ou se prêter à une faveur. La constance de ces représentations ou configurations psychosociales au XXIe siècle – susceptibles d’être considérées comme une catégorie historique – fait en sorte que cette figure du parvenu demeure encore conséquente, voire constitutive de nos relations sociales.
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Appréhender les termes (et les comportements qu’ils révèlent) d’apathie, de collaboration, d’absence d’engagement politique et de prédisposition à la violence ainsi que de harcèlement, comme des pratiques centrales dans les démocraties du XXe siècle et du début de ce XXIe siècle, qui, dans leurs implications plus profondes, atteignent l’exercice de la citoyenneté, est un projet académique à long terme que je ne ferai ici qu’aborder19. Pourtant, les différents groupes considérés comme inférieurs, et pour cela discriminés, qui pourtant acceptent les relations de pouvoir telles qu’elles se présentent, n’ont fait qu’augmenter en nombre. Freud avait vu que l’institutionnalisation du conflit par le biais du débat démocratique n’a pas été suffisante pour apaiser la haine et le ressentiment entre inégaux. Or l’aspiration aux biens matériels – et pas seulement au prestige social – est chaque fois plus impérieuse dans les sociétés qui subissent les effets de la mondialisation, surtout dans celles qui connaissent de grandes concentrations urbaines, d’amples moyens de communication et dans lesquelles les habitudes de consommation tendent à s’homogénéiser. Droit et cultures, 52 | 2006-2
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Le pessimisme de Freud était aussi ressenti par des penseurs comme Le Bon, Gabriel Tarde, Max Weber, Carlyle, Manheim. La peur de la multitude, comme la nomme M. S. Bresciani20, ressentie par les lettrés, les avocats, les philosophes, les hommes d’État, au long du XIXe siècle, a longtemps habité l’imaginaire politique ; elle a d’ailleurs conduit à la fondation et au développement de deux nouvelles sciences : la psychologie sociale et la science politique. D’après Arendt, la psychologie de masses est apparue juste au moment de l’effondrement de la société de classes provoqué par la concentration des populations dans les agglomérations urbaines : une telle configuration tolère, développe et encourage indéniablement tant l’anonymisation et l’apathie que la vulgarisation des comportements et des formes de penser – qui révèlent une des dimensions caractéristiques de la masse. Cette indifférenciation massive aiguise la montée d’un sentiment d’humiliation qui peut être à l’origine des révoltes, qui peut aussi s’exprimer par les contestations, les protestations, qui peut inspirer la haine, susciter la violence contre l’autre, les autres. De cette façon, tandis que la classe ouvrière organisait son propre mouvement et construisait son propre langage, les riches, les partis bourgeois et les masses sont restés indifférenciés et atomisés, ignorant la qualité des liens sociaux, ne se préoccupant pas des modes d’exposition des identités, ne développant pas de projet politique, enfin ne s’encombrant pas de courants de pensée qui eussent pu, cependant, leur conférer une cohésion sociale21. Néanmoins, cette sorte d’autisme politique n’empêchera pas que, soudain, nourris par une idéologie déterminée ou aveuglés par un chef charismatique, les hommes de la « masse » en viennent à investir l’espace public. L’option d’une orientation par la servitude volontaire est ainsi esquissée, et ce en raison de l’inaptitude de la masse à constituer un tissu sociétal, à fabriquer le lien social, ce qui est l’une des marques de son impossible identification avec les groupements formés comme les syndicats, partis et organisations. La « masse », toujours sous-représentée, est ainsi susceptible d’être séduite par tout leader charismatique ou d’être réceptive à toute propagande. Au sein de la masse, Arendt discerne la populace comprise comme un groupe conçu à partir de comportements instrumentalisant les rapports sociaux à l’aune des situations économiques ou politiques : toute une gamme de comportements peut être ainsi signifiée allant de la constitution de réseaux d’influence à l’institutionnalisation de la faveur : acceptation de la collaboration, incitation à la corruption, manipulation des manifestations publiques, instigation des mouvements isolés et violents, échange de faveurs, par lesquels les membres de ce groupe organisent et protègent leur ascension sociale. Par exemple, pour en donner une rapide illustration, en France, pendant les années 1920-1930, s’ils ont œuvré au sein de l’appareil d’Etat et ont poursuivi leurs activités durant le régime de Vichy22, dans les Etats d’Amérique latine, c’est au discours de la « gauche » ou du « centre gauche » que ce mouvement se rattache en ce que ces discours sont présentés sous un label « populiste » ou « clientéliste ». En effet, dans les Etats d’Amérique latine, les pratiques clientélistes sont généralement mises en place par les hommes politiques, les politiciens, défendant des options populistes. Une différence de perception de ce terme par rapport aux analyses qui ont cours dans les Etats européens, doit alors être signalée : le concept de clientélisme se rattache essentiellement à la parole du droit modulée suivant les jeux de la faveur – jeux qui, sousjacents à tous les discours jacobinistes ou marxistes, associent pouvoir et séduction. Si le XIXe siècle a été le siècle du parvenu, peut-être trouvons-nous son équivalent, au XXe siècle, et en ces débuts du XXIe siècle, dans les groupes favorisés de la politique qui acceptent de collaborer en échange de faveurs, groupes que Arendt nomme la populace. Par populace, Arendt ne veut donc pas caractériser, d’une façon aristocratique pleine de préjugés, le pauvre ou l’inculte ; pour elle, le terme populace revêt une signification très précise : « La populace est fondamentalement un groupe dans lequel sont représentés les déchets de toutes les classes sociales. C’est cela qui rend si facile la confusion entre populace et peuple, lequel comprend toutes les classes sociales. Tandis que le peuple (…) lutte pour un système
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vraiment représentatif, la populace réclame toujours un homme fort, un grand chef. Parce que la populace hait la société dont elle est exclue et hait le parlement où elle n’est pas représentée »23. Le lumpen, le propriétaire dépossédé, l’aristocrate décadent et le bourgeois prolétarisé refoulent leur propre exclusion, projettent dans l’autre les causes de leur infortune et dans le chef puissant et influent, leur anxiété. Ils adoptent aussi les comportements représentatifs de ce que Hannah Arendt nomme la populace. C’est de leur corps ou de leur caste, dans la plupart des cas, que proviennent les chefs des masses. Mais si de tels chefs appartiennent à ce milieu social, ensuite ils le trahissent. Les exemples retenus par Arendt concernent les chefs totalitaires et leurs hommes de confiance, objet privilégié de ses réflexions – et je pense qu’il n’est pas ici utile de s’étendre sur la description de ce qu’ont représenté les faveurs et abus commis par eux. Si l’on peut se permettre un saut dans le déroulement chronologique de ces observations, il est à noter qu’après la Seconde guerre mondiale, les démocraties, au moins en Occident, ont paru, sous le Welfare State, se consolider. Dès 1945, la rationalité juridique et la politique représentative ont semblé inaugurer une nouvelle époque : l’humanité semblait entrer dans une phase de sérénité où les solutions techniques et scientifiques permettraient une meilleure gestion de l’économie, balisée par l’institutionnalisation des processus de réglementation des conflits sociaux, arbitrés par les partis, les syndicats et le Parlement24. Dans un État techniquement planifié, les faveurs et arrangements ne devaient plus avoir de place face aux consensus basés sur des actions raisonnablement déterminées. Or, cette expérience a été éphémère et illusoire. Elle n’a pas résisté aux conflits qu’elle pensait pouvoir résoudre, tant pour ce qui concerne les processus de décolonisation que pour tout ce qui touche aux conflits relatifs à la distribution des biens matériels. C’est à partir de cette optique que je voudrais, ici, interpréter cette période dont le fondement est celui d’une société entièrement vouée et définie par le travail. Comment a été débordé le cadre du Welfare State ? Comment ont été dépassées les limites imposées par de tels discours et pratiques, si durement conquis ? Trois hypothèses peuvent être proposées. J’invoquerai d’abord la mercantilisation de l’opinion due à la démocratie compétitive qui induit un dépassement des limites. Nous avons déjà mentionné l’apparition de deux sciences, nées de la société de masse : la psychologie sociale et la science politique. A l’intérieur de celles-ci, une place prépondérante a été donnée à l’étude et au contrôle de l’opinion publique, elle a rendu possible la formation d’innombrables professionnels qualifiés. Précurseur en ce domaine, Gabriel Tarde a été un chercheur attentif au risque de désordre fatal que la démocratie de masse pourrait provoquer en raison de l’irrationalité politique qu’elle induisait ainsi que du désir de consommation qu’elle suscitait25. Tarde, juge en Dordogne et directeur des statistiques criminelles, avait constaté que la société moderne se caractérisait par la généralisation chez les individus d’un sentiment d’autonomie mais sans en avoir conscience, ils étaient automates et non autonomes26. La recherche incessante de biens matériels, intensifiée par l’unification et l’homogénéisation des mœurs, allait générer des passions et des conflits contrôlables essentiellement par le redéploiement des sciences de l’opinion. Les professionnels des médias ont donc leur place dans cette réflexion ; ce sont des professionnels qualifiés, régis par des contrats de travail assez exigeants. Ce sont eux qui indiquent ou fabriquent, dans la logique électorale, ceux qui sont aptes à séduire l’opinion des masses, soit ceux qui doivent marchander, auprès d’une opinion publique désorganisée, des faveurs qui se transforment en bulletins de vote. Claus Offe se réfère à eux comme aux « hommes de confiance » qui négocient les demandes de la population, lesquelles doivent être suffisamment modérées pour ne pas mettre en
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cause la sécurité financière des gouvernements et, en même temps, capables d’endiguer les mouvements et conflits sociaux. A ce propos, F. Neumann dit, dès 1950, que : « Le pouvoir aristocratique devient ainsi un instrument des mouvements démocratiques. Ce n’est donc pas par hasard que la croissance des oligarchies à l’intérieur des mouvements de masse a été pour la première fois étudiée dans l’exemple fourni par le Parti Social-démocrate en Allemagne »27. Je soulèverai dans un deuxième temps l’avènement de la société d’efficacité (Leistungsfähigkeitgesellschaft) qui a permis de réintroduire la faveur suivant son sens social. Avec le développement de la science et de la technologie, dans des proportions jamais connues auparavant, les pressions pour l’efficacité au travail se sont accentuées et se sont révélées de plus en plus soutenues. Ces pressions, régies par la raison instrumentale, ne sont pas uniquement dues à des contraintes d’ordre économique ; elles dérivent aussi, comme le dit Elias, de la vulnérabilité qui est la nôtre devant ceux qui exercent le pouvoir, devant ceux qui disposent d’un pouvoir sur nous : « Les peurs de perdre un emploi, (…), de tomber en dessous du niveau de subsistance, (…), peurs de la dégradation sociale, de la réduction des possessions ou de l’indépendance, de la perte de prestige ou de statut (…) ce sont exactement ces peurs, nous l’avons vu aussi qui ont fortement tendance à être intériorisées »28. Cette intériorisation des peurs enferme, induit la construction d’une barrière entre ce que nous sommes (le moi intérieur) et ce que nous exposons (le moi extérieur) ; elle accuse la tendance générale à craindre ou à concevoir, à sentir ou à trouver dans l’autre un adversaire. Elle rend chacun extrêmement fragile devant ses supérieurs, la précarité en doublant l’intensité. Ainsi, dans la condition d’outsiders en puissance ou effectifs, comment ne percevrions-nous pas la faveur comme un tranquillisant capable d’apaiser nos angoisses ? Enfin, je soulignerai un troisième facteur de dépassement. La logique de la société rationnelle et démocratique a été mise en échec par les renoncements individuels et collectifs dans les espoirs d’ascension sociale : le chômage, le déracinement, la pauvreté, la misère – tant de faits et sentiments qui soulignent la peur de l’échec (économique et existentiel). Pensons au travail clandestin ou illégal, souvent dans le secteur tertiaire et quasiment toujours non qualifié, au sous-emploi, au travail temporaire et, par delà ces forces de la précarité alliées aux discours de la flexibilité, aux mouvements migratoires nationaux et internationaux. Avec la globalisation du marché du travail, les hommes sont devenus, à l’échelle mondiale, des êtres superflus et, pour beaucoup d’entre eux, l’économie informelle (ou cachée) et la criminalité semblent être les seuls horizons qui s’ouvrent... une culture de la délinquance prend le pas sur la culture de l’incivilité. L’aspect crucial de ce « nouvel ordre » n’est pas, pour ces hommes et femmes, le fait d’être exclus de la société du travail mais de se sentir responsables de cette exclusion. Ils sont amenés à se sentir indignes de la société à laquelle ils appartiennent, comme s’ils étaient apatrides, dans le sens que Arendt confère à ce terme, c’est-à-dire de n’avoir pas le droit d’avoir des droits. Cette condition sociale dont sont victimes les sans-papiers en Europe, les chômeurs virtuels ou permanents, les réfugiés de l’Europe de l’Est, les enfants des rues, pour ne citer que quelques exemples, pousse presque toute cette foule à avoir recours à la philanthropie, publique et privée, ou à la violence dans les relations quotidiennes (aussi bien vis-à-vis de leur groupe social que vis-à-vis des autres), attitude qui s’accompagne nécessairement de défaveur. Dans ce réseau de hiérarchies fragmentées, instables et changeantes et d’une insécurité généralisée29, les liens contractuels dont se flattait l’Etat technique, cèdent chaque fois un peu plus la place à la fraude, à la corruption et aux bénéfices illicites30. Nous vivons dans une logique mafieuse, comme celle de Helmut Kohl, qui, refusant de confesser qui était son corrupteur, prétextait lui avoir donné sa parole d’honneur31. Il s’agit là d’une logique qui touche presque toutes les formations politiques, presque toutes les organisations sociales faisant de
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l’arrivisme une condition de « survie » dans les espaces de pouvoir. En fin de compte, comme l’a déjà commenté Hannah Arendt, à propos de l’arriviste : « au moindre succès, si durement conquis, il devait faire semblant que tout était possible. La moindre faille le renvoie de nouveau aux profondeurs de sa nullité sociale (…) ceci le détourne vers le genre le plus bas de vénération du succès »32. Achever ce parcours en trois rôles qui a permis l’émergence des figures distinctives du courtisan, du parvenu et de la populace – et des relations de la populace avec les foules –, oblige un retour sur la notion de harcèlement moral : le harcèlement est d’ordre stratégique chaque fois qu’un outsider désire ou craint – comme ce fut le cas de Mozart – le pouvoir établi ; le harcèlement, comme l’opportunisme, les mensonges et les petites trahisons, représente l’un des instruments d’une culture individuelle d’ascension sociale et économique ; une fois généralisés dans les lieux de travail ou dans les espaces sociaux, ces instruments peuvent durablement affaiblir les représentations d’action collective qui fondent et se fondent sur la solidarité et l’aspiration à l’égalité et… deviennent sources de nouveaux modèles de harcèlement. Bibliographie ANSART (Pierre), « Histoire et mémoires des ressentiments ». in: Colóquio Memória e re(sentimento); indagações sobre uma questão sensível. Campinas, UNICAMP/ Núcleo História e Linguagens políticas, razão, sentimentos e sensibilidades, 2000 (mimeo). ARENDT (Hannah), La tradition cachée; le juif comme paria, Breteuil-sur-Iton, Christian Bourgois Ed., 1976. ARENDT (Hannah), O sistema totalitário, Lisboa, Dom Quixote, 1978. ARENDT (Hannah), Rahel, Rio de Janeiro, Relume-Dumará, 1994. BOGNER (Artur), Zivilisation und Rationalisierung, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1989. BREPOHL DE MAGALHÃES (M.D.), « Sentiment et perte d’identité : le petit bourgeois nazifié », in: Les Cahiers du laboratoire de Changement Social, Paris, Université de Paris 7, (nº 4), 1998a. BREPOHL DE MAGALHÃES (M.D.), Pangermanismo e nazismo; a trajetória alemã rumo ao Brasil, Campinas, Editora da UNICAMP, 1998, 258 p. BREPOHL DE MAGALHÃES (M.D.), « Faire sa propre loi : la production des interdits par les hommes ordinaires » in: L’interdit, Université de La Rochelle, La Rochelle, 2000 (mimeo). BREPOHL DE MAGALHÃES (M.D.), « A lógica da suspeição: sobre os aparelhos repressivos à época da Ditadura Militar no Brasil » Revista Brasileira de História, São Paulo, ANPUH/ Humanitas Publicações, vol 17, n. 34, p. 203-220, 1997. BRESCIANI (Maria Stella), « Metrópoles: a face de um monstro urbano », Revista Brasileira de História,. São Paulo/ ANPUH: vol.5 n. 8-9, 1985. p. 7-33 ELIAS (Norbert), O processo civilizador, Rio de Janeiro, Zahar, 1990. ELIAS (Norbert), O processo civilizador (vol. 2), Rio de Janeiro, Zahar, 1993. ELIAS (Norbert), Mozart, sociologia de um gênio, Rio de Janeiro, Zahar, 1995. ELIAS (Norbert), Os estabelecidos e os outsiders, Rio de Janeiro, Zahar, 2000. ENZENSBERGER (Hans Magnus), Guerra civil, São Paulo, Companhia das Letras, 1995. HAROCHE (Claudine) & VATIN Jean-Claude (dir.), La considération, Paris, Desclée de Brower, 1998. HAROCHE (Claudine), Le comportement de déférence : du courtisan à la personnalité démocratique. in Communication, La déférence, Paris, Seuil, 2000, p. 5-26. NEUMANN (F.), O estado democrático e o estado autoritário, Rio de Janeiro, Zahar, 1969. OFFE (Claus), Problemas estruturais do estado capitalista, Rio de Janeiro, Tempo Brasileiro, 1974. TARDE (Gabriel), A opinião e as massas, Rio de Janeiro, Martins Fontes, 1992.
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Notes 1 V. entre autres, M. Sanchez-Mazas, G. Koubi, Le harcèlement. De la société solidaire à la société solitaire, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, coll. Histoire, Economie, Société, 2005. 2 C. Haroche. « Le droit à la considération » in C. Haroche et J-C. Vatin. La considération. Paris, Desclée de Brower, 1998. p. 10-11. 3 P. Ansart. « História e memórias dos ressentimentos » in S. Bresciani & M. Naxara. Memória e ressentimento; indagações sobre uma questão sensível. Campinas, Editora da UNICAMP, 2001. p. 15-36. 4 N. Elias. O processo civilizador. Rio de Janeiro, Zahar, 1990. 5 E. Kant, Qu´est-ce que les lumières ?, Paris, Flammarion, 1991, p. 43 et s. 6 N. Elias. Os estabelecidos e os outsiders, Rio de Janeiro, Zahar, 2000. 7 Un cas a donné lieu à la réflexion théorique d’Elias : dans un quartier anglais de la périphérie, entre membres de la classe ouvrière, ceux qui étaient établis depuis plus longtemps sur place se considéraient, pour cette raison, supérieurs aux nouveaux venus qu’ils stigmatisaient comme déracinés. 8 C. Haroche, « Retenue dans les mœurs et maîtrise de la violence politique. la thèse de Norbert Elias », Cultures et conflits, Dossier : La violence politique dans les démocraties occidentales, n° 9-10, www.conflits.org/sommaire61.html. 9 N. Elias, Sociologia de un gênio, Rio de Janeiro, Zahar, 1995. 10 Idem, p. 21. 11 C. Haroche. « Le comportement de déférence: du courtisan à la personnalité démocratique ». in C. Haroche. La déférence. Paris, Seuil, 2000. p. 14-15. 12 Idem, p. 113-14. 13 Idem, p. 23. 14 Idem, p. 42. 15 Idem, p. 39. 16 H. Arendt, La tradition cachée ; le juif comme paria, Breteuil-sur-Ilton, Christian Bourgois, 1976 et H. Arendt. O sistema totalitário, Lisboa, Dom Quixote, 1978. 17 Et, ici, en particulier, les juifs qui se comportent ainsi : il s’agit du processus d’assimilation du peuple juif, facilité par la consolidation des Etats-nations qui postulent l’égalité juridique entre les citoyens. Cependant, à l’époque même où ce droit leur fut octroyé, l’antisémitisme moderne émergeait et par la suite, s’est affirmé, en bonne mesure par rapport au comportement politique des juifs. A ce sujet, v., H. Arendt. O sistema totalitário, op.cit., p. 55 et s. 18 Idem, p. 116 et 117. 19 V. dans le cadre des mouvements et gouvernements à caractère autoritaire : M. Brepohl de magalhaës, « A lógica da suspeição : sobre os aparelhos repressivos à época da Ditadura Militar no Brasil », Revista Brasileira de História, São Paulo, ANPUH/ Humanitas, vol 17, n. 34, 1997, p. 203-220 ; Pangermanismo e nazismo ; a trajetória alemã rumo ao Brasil, Campinas, Editora da UNICAMP, 1998. et, « Sentiment et perte d´identité : le petit bourgeois nazifié », Cahiers du Laboratoire de Changement Social, Paris, Université de Paris 7, n. 4, 1998. 20 M. S. Bresciani. « Metrópoles : as faces de um monstro urbano ». Revista Brasileira de História. São Paulo, ANPUH, vol 5 n. 8-9, 1985, p. 7-33. 21 H. Arendt, O sistema totalitário, Lisboa, Dom Quixote, 1978. p. 163 et s., p. 399 et s. 22 On pourrait donner des illustrations de même type dans l’Allemagne nazie et, sous Staline, en Russie... 23 H. Arendt, O sistema totalitário, op.cit., p. 164-5. 24 Claus Offe, Problemas estruturais do estado capitalista, Rio de Janeiro, Tempo Brasileiro, 1974. 25 G. Tarde, A opinião e as massas, Rio de Janeiro, Martins Fontes, 1992. 26 Idem, p. 6. 27 F. Neumann, O estado democrático e o estado autoritário, Rio de Janeiro, Zahar, 1969. p. 18. 28 N. Elias, O processo civilizador (vol 2), Rio de Janeiro, Zahar, 1993. p. 271.
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29 Et la tolérance zéro est une de ses expressions les plus cyniques. 30 V. par exemple, l’affirmation de Anadyr Rodrigues, selon laquelle, au Brésil, il n’y a pas eu une augmentation de la corruption mais plutôt des excès dans les informations (JO Folha de São Paulo, 12 avril 2001, p. A4). 31 A ce sujet v. Enzensberger in: JO Folha de São Paulo, Cahier MAIS, 11 novembre 2000. 32 H. Arendt, Rahel, Rio de Janeiro, Relume-Dumarà, 1994, p. 167.
Pour citer cet article Référence électronique Marion Brepohl de Magalhaes, « Culture de l’ascension sociale et figures du harcèlement », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 10 avril 2009. URL : http:// droitcultures.revues.org/707
À propos de l'auteur Marion Brepohl de Magalhaes Marion Brepohl de Magalhaes est professeur de l’Universidade Federal do Parná, Curitiba, Brésil. Ses recherches portent sur les comportements et attitudes dans les systèmes autoritaires et totalitaires. Elle a notamment publié (en français) : « Sentiment et perte d'identité : le petit bourgeois nazifié » in: Les cahiers du laboratoire de changement social, Paris, Université de Paris VII, n. 4. 1998 ; « Le ressentiment de l’exil : l’esthétique de la perte chez Alfred Doeblin » in Pierre Ansart (dir.), Le ressentiment, Bruxelles, Bruylant, 2002. En brésilien (deux ouvrages) : Pangermanismo e nazismo: a trajetória alemã rumo ao Brasil. Campinas : Editora da UNICAMP, 1998. Avec C. Lopreato, A banalização da violência. A atualidade do pensamento em Hannah Arendt, Rio de Janeiro, 2002.
Droits d'auteur Tous droits réservés Résumé / Abstract
Dans des sociétés où le mérite était le moteur principal de l’ascension sociale, l’essor d’une culture individualiste et le développement des sciences et des techniques ont modifié les rapports à la valeur « travail » et les pressions pour l’efficacité au travail ont augmenté. Ces conditions affaiblissent les liens contractuels, favorisent la fraude, la corruption, et autorisent le regain des faveurs. Analyser la prédisposition au harcèlement dans cette configuration sociale et ses effets dans la société contemporaine est l’objectif de cet article. Mots clés : ascension sociale, Brazil, harassment, social advancement, Brésil, harcèlement
Culture of Social Advancement and Harassment Figures In societies where the merit criterion was the main motor of social advancement, the rise of individualist culture and the development of sciences and techniques have modified the relations to « labor » value and the pressures for work efficiency have increased. These conditions weaken the contractual links, favor fraud and corruption and authorize the development of favors. The aim of this article is to analyze the predisposition to harassment inside this social configuration and its effects in current society.
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Droit et cultures Numéro 52 (2006-2) Iran et Occident. Hommage à Kasra Vafadari
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Référence électronique Luca Parisoli, « La « Casa di San Giorgio », une autorité de régulation dans les villes communales médiévales italiennes », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 10 avril 2009. URL : http:// droitcultures.revues.org/715 DOI : en cours d'attribution Éditeur : L'Harmattan http://droitcultures.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://droitcultures.revues.org/715 Document généré automatiquement le 29 octobre 2010. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. Tous droits réservés
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Il m’a fallu choisir l’approche historiographique au sujet de la présence d’autorités de régulation dans la période médiévale, tout en étant conscient d’accomplir une démarche de reconstruction conceptuelle. D’une part, j’aurais pu interroger les textes doctrinaires et théoriques de l’époque à la recherche d’une doctrine ou d’une théorie de la régulation indépendante ; d’autre part, j’aurais pu examiner le déroulement des événements historiques en essayant de montrer que le recours à la catégorie conceptuelle de régulation indépendante est un outil qui en donne une analyse persuasive. Pour des raisons concernant la logique de la découverte, j’ai tout d’abord considéré la littérature secondaire au lieu de la littérature des sources. J’ai pu ainsi classifier des recherches d’histoire du droit et des recherches d’histoire médiévale. Les approches des historiens du droit m’ont poussé à m’intéresser aux approches des historiens médiévaux. En effet, d’une part les historiens du droit, envisageant des discours de synthèse, produisent de puissantes doctrines des éléments normatifs au Moyen Age – or, ces synthèses, souvent persuasives en ce qui concerne le droit canonique ou le droit commun, m’apparaissent affectées par une idéologisation systématique en se référant aux villes communales. Comme nous l’a appris Giovanni Tarello2, les idéologies juridiques et les doctrines juridiques sont un sujet à part entière de la recherche historique, mais je n’y voyais aucun espoir d’en dégager des éléments intéressants pour la réflexion sur les autorités de régulation. Par ailleurs, je dois avouer un penchant personnel pour une approche selon le point de vue interne qui se dégage pour une grande partie de l’approche sceptique de Tarello. D’autre part, les historiens du droit produisent des recherches de micro-histoire très poussées, ciblées sur l’activité non d’un organe normatif, mais du titulaire de cet organe à une période donnée, souvent très limitée dans sa durée. Le notaire Untel – et ses archives – est l’un des protagonistes des scénarios dessinés dans de nombreuses recherches de ce type. Les issues descriptives de ces analyses ne produisent pas, au moins prima facie, des éléments viables pour une réflexion sur les autorités de régulation. C’est l’autre face d’une même médaille : les recherches de synthèse sont affectées par le flou de la terminologie normative dans l’histoire des villes communales, tandis que les micro-recherches sont affectées par la commensurabilité non-immédiate des résultats avec des expériences normatives moins micro-déterminées. Je crois, au fond, qu’il existe une donnée fondamentale : les hommes du Moyen Age n’ont pas produit de théories des autorités de régulation, mais ils ont pratiqué cette expérience normative dans l’une ou l’autre des villes communales. Je ne peux exclure qu’une analyse complète des auteurs de l’époque se consacrant au droit savant puisse nous offrir des éléments importants dans cette direction, de même que je ne peux exclure qu’une analyse complète des auteurs de l’époque se consacrant au droit local puisse nous offrir ici et là des intuitions importantes. Mais cette possibilité ne s’impose pas à partir de la littérature secondaire, vaste et importante, à notre disposition. C’est pourquoi, en attendant de pouvoir m’engager dans une recherche de longue haleine sur les seules sources primaires, je me suis adressé aux historiens médiévaux qui ne sont pas nécessairement intéressés par la dimension normative abstraite, mais sont très attentifs à cette dimension en tant qu’elle s’entrelace à l’objet principal de leur recherche. Ainsi, l’historien de l’économie et de la civilisation Jacques Heers, consacrant toute une série de recherches à la Droit et cultures, 52 | 2006-2
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ville de Gênes, dessine avec précision et ponctualité l’autorité de régulation de la Casa di san Giorgio ; ainsi encore, l’historien urbain Thomas Szabó, consacrant une série de recherches à la politique routière des villes toscanes, offre le contexte de l’autorité de régulation routière à Sienne3. Il s’agit de deux exemples signifiants parmi les autres, mais tout en retrouvant des exemples d’autorité de régulation dans la vie des villes communales italiennes, notamment dans leur phase avancée d’évolution – la « commune administrative » par opposition à la « commune politique » –, il n’existe à ma connaissance qu’un cas dépassant tous les autres par son importance. Pour me limiter aux dimensions d’un article de revue, je me concentre donc sur le cas de la Casa di San Giorgio dont l’originalité est marquante. En effet, cette institution gère tout simplement la totalité de la dette publique de Gênes, non pas en support, mais à la place de l’assemblée politique élue et du gouvernement de cette ville. Il s’agit d’un cas unique dans l’histoire médiévale italienne car nous ne trouvons rien de comparable ni dans les autres villes communales fondées sur le commerce par la mer (Pise, Venise, Amalfi), ni dans d’autres villes communales puissantes et riches (Florence, Milan). A Venise il existe une banque surpuissante primant sur les autres, mais la dette publique n’est pas gérée par elle ; il n’y a que dans la Gênes du XVe siècle que la dette publique est gérée par le biais de citoyens chargé de la gestion des ‘obligations d’Etat’ émises par la Casa di San Giorgio. Les premiers écrivains s’interrogeant sur les débuts de la pratique de la vente des obligations monétaires publiques dans les villes communales, notamment des auteurs franciscains autour du XIIIe siècle, justifient cette pratique en fonction du bien commun, en dépit de son caractère « usuraire », à savoir d’argent produisant des intérêts. En effet, la Casa di San Giorgio pousse cette idée jusqu’à son apogée un siècle après sa formulation : cette autorité de régulation gère la politique économique de la ville de Gênes, laissant aux clans familiaux la politique de la guerre – privée et publique – et de l’honneur social. La Casa di San Giorgio enracine la démocratie d’une ville communale contre les pressions de l’extérieur – l’Empire et les Etats nationaux en développement – dans les souches de l’intérêt capitaliste de ses citoyens. En général, les villes communales italiennes nous offrent des situations où des tâches administratives sont gérées selon une stratégie politique que nous considérons comme concentrée sur la fonctionnalité d’une autorité de régulation. Il y a dans l’activité de gouvernement des villes communales italiennes une méfiance envers la capacité d’un pouvoir politique – que nous pouvons aujourd’hui qualifier de représentatif – à bien gérer la chose publique. Le personnel politique des assemblées, en effet, est élu selon un mécanisme procédural faisant une large place à l’aléatoire : les poussées à l’instabilité déterminées par la structure familiale et clanique de la société urbaine médiévale4, et donc par ses codes de vengeance, sont censées être mieux gérées par le caractère aléatoire de l’attribution de charges publiques de brève durée plutôt que par la gestion de la chose publique par une majorité – regroupant un ensemble de clans – exprimant « fatalement » tôt ou tard son inclination à la guerre privée en tant que moyen d’affirmation sociale. Je n’analyse pas la doctrine de l’autorité de régulation proposée par ces auteurs historiens car, à ma connaissance, ils n’en proposent aucune : j’utilise leurs travaux pour essayer de montrer que le mouvement communal italien médiéval a produit des cas ponctuels d’autorités de régulation dans un contexte, dans un sens à préciser, favorable à cette émergence. Mon but est de montrer la forte originalité de l’autorité de régulation Casa di San Giorgio, pouvant gérer l’intégralité de la dette publique dans une puissante ville communale comme Gênes, fondant sa richesse uniquement sur le commerce, jusqu’à acheter par voie de mer même les produits alimentaires les plus essentiels plutôt que soumettre à une gestion agraire l’espace géographique autour de la ville. A 40 kilomètres du port de Gênes, il existe un monde féodal qui n’a rien à voir avec l’éventualité même d’une autorité de régulation, car il n’est pas touché par le capitalisme triomphant à Gênes.
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Nous aborderons maintenant dans une deuxième partie – Les contextes historiques des villes communales italiennes – les caractéristiques de l’évolution des villes communales médiévales italiennes, « politique » à la commune « administrative », afin comprendre la dimension de la charge administrative et de la représentation politique dans ce contexte social et politique. Il s’agit d’une démarche préalable pour comprendre l’émergence d’une autorité de régulation particulière d’un système de justice procédurale, méfiant à l’égard de la valeur de la représentation politique, qui va dominer la pensée moderne. Puis, dans une troisième – La Casa di San Giorgio et le gouvernement de Gênes) et une quatrième – Conclusion sur l’essor historique de la Casa di San Giorgio – parties, j’aborderai l’histoire de l’évolution du gouvernement de la ville communale de Gênes, déchirée entre une noblesse s’inspirant au code de vengeance et une bourgeoisie marchande aspirant à la stabilité des institutions. On voit donc s’exprimer une forte préférence pour le gouvernement administratif des techniciens, tout en se méfiant de la valeur de la représentation car elle pousse le pouvoir vers la tentation de la guerre privée entre clans familiaux. Une série d’exemples concrets peut montrer le rôle joué par la Casa di San Giorgio, autorité de régulation réellement super partes et consacrée au bien et au salut communs, de la politique économique à la politique étrangère, car elle ne représente pas l’âme la plus féodale et guerrière de la ville. Le choix de San Giorgio est le choix d’une autorité de régulation en tant que moyen de gestion de la chose publique dans une société caractérisée par les codes de la vengeance des clans familiaux, où l’intérêt commun est celui de l’accomplissement de la richesse capitaliste.
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Il convient de rappeler la définition suivante de la commune de la ville communale médiévale, modérée et partiellement immunisée de charge idéologique : « organisme de droit public à fondement territorial avec auto-gouvernement des citoyens jouissant d’une certaine autonomie »5. L’expression « une certaine autonomie » est essentielle. Les villes communales médiévales jouissaient certainement d’une autonomie administrative, mais elles avaient la plupart du temps un surplus de pouvoir autonome. Il s’agissait d’une souveraineté extérieure presque nominale, caractérisant la commune politique – on y retrouve la liberté d’élire les magistrats, de produire des lois complètes, la liberté fiscale, l’autonomie de la juridiction. La littérature historique d’érudition a souvent abordé la spécificité de certains offices dans l’histoire des villes communales italiennes : on a étudié la corporation juridique et ses modalités de cooptation6 ; on a analysé la taxographie des fonctions administratives dans les pays lombards, en soulignant une variété terminologique sensible7 ; on a notamment étudié le rôle du responsable général des travaux publics sous le régime seigneurial en Lombardie8, un super-préfet spécialisé. Le XVe siècle, dans les Principautés, est le siècle des grands commis d’Etat : mais à la différence d’un préfet, leur pouvoir de régulation est souvent limité à un domaine bien déterminé, associé à une compétence générale pour tout ce qui touche à ce domaine. Or, le rapport de confiance personnelle qui s’établit toujours entre le grand commis et le prince ne nous autorise pas à envisager dans ce contexte l’existence d’une autorité indépendante de régulation. Il faut faire des recherches sur un autre moment de l’histoire des villes médiévales italiennes : selon un schéma pédagogique soulignant les éléments de l’administration du pouvoir, on fait la différence entre quatre moments de l’histoire politique des villes communales. Il ne s’agit pas de moments apparaissant nécessairement dans l’histoire de chaque ville communale, pas plus que ces moments ne sont associés à une chronologie homogène à la globalité du territoire italien. Mais grosso modo chaque ville a connu des transformations dans l’exercice du pouvoir auxquels ces quatre moments essaient de renvoyer, et il y a une certaine similarité dans l’évolution du gouvernement des villes médiévales italiennes, tout simplement car il s’agit de réalité normative, d’une part, indépendante, mais, Droit et cultures, 52 | 2006-2
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d’autre part, se définissant par opposition aux puissances de l’Empereur et de la noblesse d’origine féodale, de telle manière que l’évolution de ces puissances implique une redéfinition de la gestion du pouvoir communal. Ces quatre moments sont les suivants : une phase parfois dite populaire, en soulignant idéologiquement l’opposition directe et frontale à l’Empereur, et qu’il convient d’appeler consulaire, car le pouvoir était géré par des consuls appartenant à la ville et élus par le peuple (le mot « peuple » désignant la minorité de ceux qui constituent la communauté urbaine, notamment les marchands d’activités internationales et toujours en opposition au monde féodal du « contado », nobles et paysans confondus) ; une phase podestaire, quand le pouvoir était géré par des podestats élus mais provenant de l’extérieur, suite aux luttes intestines internes à la commune, manifestation des crises pour l’élargissement de la composition du « peuple », notamment en direction des travailleurs qualifiés ; une phase seigneuriale, où une famille de la commune s’impose aux autres dans le gouvernement, notamment par l’un de ses membres les plus charismatiques, en réduisant l’élément électif au seul domaine de l’administration ; une phase de principauté, où la gestion personnelle du pouvoir se déplace à l’extérieur de la ville et où les éléments les plus originaux du gouvernement communal vont se diluer dans un contexte de gestion volontariste du pouvoir. Ni la phase de principauté, trop éloignée du cœur de l’expérience normative communale, ni la phase populaire, encore trop dominée par le souci originaire de légitimer son propre pouvoir autonome vis-à-vis de celui de l’empereur, ne peuvent nous offrir des éléments pour l’histoire médiévale des autorités de régulation. En revanche, la phase podestataire et la phase seigneuriale, moments de consolidation technique de l’autonomie acquise, sont les candidats potentiels pour notre recherche. Le recours à une magistrature suprême, le Podestat, assumée par un homme étranger à la ville, se propose comme remède aux luttes politiques presque toujours à caractère familial – la fehde germanique est un phénomène de vengeance du clan même dans l’Italie méditerranéenne, est une stratégie de développement de l’efficacité de l’action administrative du gouvernement politique. En ce sens, au delà de tout dérapage contingent, le Podestat est censé être super partes ; il ne représente pas l’unité de la communauté politique, comme le Président de la République représente l’unité de la Nation au XXe siècle le Podestat est l’organe suprême de l’efficacité des décisions administratives, laissant éventuellement sa place à quelqu’un d’autre à l’échéance de son mandat. Il n’a aucune responsabilité politique mais une responsabilité administrative : il ne peut nullement briguer le renouvellement de sa charge, ce renouvellement étant lié exclusivement à un jugement positif de la part d’un organisme ad hoc de la commune de son action. Le Podestat est un fonctionnaire centralisé, un technicien de la politique et du droit (il n’est pas censé être un leader politique) qui accompagne la transformation du pouvoir collégial des Consuls dans les assemblées élues des Anciens (ou Conseils de Credenza). Il faut admettre que progressivement – grosso modo à la deuxième moitié du XIVe siècle, sans jamais s’occuper des impôts ou de la diplomatie, il devient le représentant du parti le plus fort, en élargissant ses compétences à l’administration de la justice, notamment pour ce qui concerne l’application du ius commune. Mais à ce stade sa charge devient semestrielle, donc assimilée aux charges politiques ouvertes aux citoyens de la ville ; il s’agit d’une étape annonçant l’éclosion de la période seigneuriale et donc la transformation du Podestat en un préfet relié par un rapport personnel avec le Seigneur local, jusqu’à devenir un super-préfet dans la période des Principautés. L’expérience des villes communales italiennes est l’un des plus grands laboratoires historiques de la justice procédurale. L’accent est mis sur les formes du processus de choix des acteurs politiques et administratifs. Dans certaines situations spécifiques, et notamment dans le
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cas éclatant de la ville communale de Gênes et de sa gestion de la dette publique, cet accent a produit de véritables formes d’autorités de régulation. Pour y parvenir, il faut admettre que le déclin historique de la période consulaire ouvre les portes à l’appel à des acteurs politiques exerçant une fonction de régulation. La période consulaire n’est pas à mes yeux un moment mythique de liberté contre l’Empire et le monde féodal. En se limitant à y constater un degré sensible d’autonomie vis-à-vis de ces pouvoirs extérieurs, on peut aisément parler d’évolution nécessaire vers un exercice plus articulé du pouvoir, et non pas de faillite. Toute analyse générale des villes communales détruit la pluralité des différences locales : chaque ville italienne médiévale demande son histoire normative propre. Le tirage au sort comme légitimation de l’autorité nomothétique – pratique courante de désignation des responsables politiques – peut être accusé d’être une procédure arbitraire et insatisfaisante (à partir d’une certaine théorie politique), mais pas vraiment partielle. Il s’agit là d’une version particulièrement pure et sophistiquée de la justice procédurale : l’indépendance accrue de certaines fonctions administratives se prête spécialement au développement des fonctions de régulation autonome dans le cadre d’un refus de la représentation souveraine au sens moderne9. On pourrait en déduire que l’émergence des autorités de régulation aujourd’hui nous invite à rechercher des points communs entre la situation médiévale et la situation actuelle. L’idée est que l’impuissance de facto du pouvoir législatif et exécutif à se montrer efficace favorise la montée en puissance des autorités indépendantes de régulation. Le déclin de la commune politique médiévale produit la commune administrative, mais il convient de souligner qu’il s’agit non d’un processus dichotomique mais, au contraire, d’un processus très gradué et nuancé. A l’intérieur de ces nuances il y a tout l'espace de la richesse de l’expérience de la ville communale médiévale. Il est réducteur de partager une vision négative de la commune administrative, en la considérant come une défaite de la commune politique. Ce n’est pas le cas : la commune administrative contient des éléments d’autonomie politique importants, et elle est du moins un objet juridique qui va au delà d’une approche privilégiant exclusivement le moment de la valeur politique souveraine. Les éléments de la représentativité des quatre zones canoniques géographiques de la cité se retrouvent jusqu’à l’instauration de la principauté : chaque ville est divisée en quatre zones, et chaque zone participe à l’élection du personnel administratif. Les charges, les offices, sont attribués pour des durées brèves, et il s’ensuit une participation massive à la vie politique active, participation que l’on peut évaluer au moins aux deux-cinquièmes des citoyens. La règle des vacationes est observée un peu partout : tout citoyen exerçant un office ne peut plus s’en charger pour une période de trois ans. Il est vrai que quand cette règle ne pouvait être assurée par défaut de disponibilité de candidats au remplacement, le Conseil général (l’organisme représentatif suprême du gouvernement de la ville) prévoyait souvent l’impunité en cas de violation de cette règle. Mais il s’agit d’un défaut de disponibilité au sens où il n’est possible de trouver personne en situation d’accepter l’office administratif sans violer la règle. En général, le citoyen choisi pour un office et refusant de l’accepter était obligé de verser une amende. Cet outillage normatif peut-il être considéré un signe de déclin de l’autonomie politique ? Je crois qu’il convient d’y voir un signe de l’emprise de la notion de justice procédurale. Dans le même sens, la pratique appelée ad brevia : par tirage au sort, on détermine la charge à attribuer, au gré du sujet qui procède au tirage. Ensuite on procède à la cooptation et à la désignation par la personne-officier sortante. Election et tirage au sort : il s’agit de procédures très compliquées, visant à rendre imprévisible l’accès au pouvoir. Finalement, c’est un cas de justice procédurale, par ailleurs très intéressant ; mais les historiens des institutions politiques peuvent y voir aussi un défaut historique d’harmonie (mythique ?) populaire, détruite dans l’expérience de la commune populaire, un peu partout caractérisée par une nature très violente et instable.
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Pour en venir au cœur de notre parcours, nous pouvons aborder maintenant le cas de la Casa di San Giorgio, cas le plus évident d’autorité de régulation dans le panorama des villes communales italiennes. Il s’agit d’une institution de la ville de Gênes, magistralement décrite par Jacques Heers dans sa thèse (Gênes au XVe siècle. Activité économique et problèmes sociaux, Paris 1961)10 : sa particularité réside dans le fait qu’elle avait pour tâche la gestion de la dette publique, tout en étant rigoureusement séparée des pouvoirs législatifs et exécutifs et sans être nullement un organisme bancaire. La Casa di San Giorgio ne poursuivait pas les intérêts économiques de ses membres : elle visait au bien-être de la ville, manifestant ainsi une légitimité politique dépourvue de toute représentation politique. Il s’agit finalement d’une autorité de régulation : un cas unique en Italie, bien différent de San Marco à Venise (San Marco étant une banque), et absent des autres villes où la dette publique était gérée par les organismes électifs. Il faut constater qu’à la fin du Moyen Age même San Giorgio, à la chute de la République de Gênes et sous la domination espagnole, va se transformer en une banque. En effet, l’idéal du salut du bien commun de la ville n’avait au XVIe siècle plus aucune raison d’être. Afin de mieux la comprendre, il vaut la peine d’envisager l’évolution de la gestion de la chose publique à Gênes dès sa formation. La naissance de la commune peut être fixée à 1099 : les conditions d’une gestion de la dette publique par des organismes autres que le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif se développent progressivement. Tout d’abord par le mécanisme des Compere (organismes de gestion de participations à la dette publique – grosso modo, obligations sur la dette publique émises par des organismes privés avec l’accord de l’Etat11), ensuite par San Giorgio. La Casa di San Giorgio gère des portions de dette publique (de plus en plus importantes) par les moyens des associations de créanciers déjà existantes et sans cesse créées, les compere, véritable ensemble d’acquéreurs d’une émission spécifique d’» obligations » de la Commune. Aujourd'hui, une émission d’obligations est identifiée essentiellement par la date ; les compere étaient identifiées par la source de la dette – géographique, par exemple Compera Granate, ou encore par l’impôt ainsi financé par anticipation – pour le blé, Compere Grani). Les Compere préfigurent la République génoise issue de la réforme d’Andrea Doria en 152812, mais une fois que San Giorgio cesse d’être au service du bien commun de la République, en devenant une banque, la communauté génoise n’existe plus en tant que réalité autonome et hautement originale13. Ce n’est qu’à cette époque que San Giorgio assure un service de trésorerie comparable à celui de San Marco. Comme l’a bien montré Yves Renouard14, il y a toute une série de différences de fond avec le gouvernement de Venise, notamment la spécificité toute génoise de la régulation indépendante de la dette publique15. En 1130 il y a quatre consuls, élus par les membres de la Compagna, mythique association fondatrice de la communauté communale ; huit consuls des plaids disent la justice. Or, les membres de la Compagna changent à échéances régulières (grosso modo, tous les trois ans), et il s’agirait d’un indice « démocratique »16, mais il faut souligner qu’il n’y a pas d’élection au moment du renouvellement de la Compagna. En dépit de l’historiographie exaltant la démocratie des expériences communales17, on est confronté à un pouvoir oligarchique par cooptation18. La responsabilité directe du peuple dans l’administration de la force dans la ville communale, notamment dans les périodes (récurrentes) de crises, nous explique la référence à la notion du peuple19. La responsabilité résiduelle incombe toujours au peuple, mais elle devient aussi une responsabilité vis-à-vis du pouvoir en place à défaut d’une intervention efficace. Ce n’est pas du tout de la souveraineté populaire. En revanche, on peut souligner que, dans un contexte de primauté de la justice procédurale, même les organismes politiques de la première période communale sont censés élaborer des spécialisations techniques20 : « c’est Droit et cultures, 52 | 2006-2
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surtout dans le domaine de l’exécutif que l’assemblée, de par sa nature, n’était pas en mesure d’accomplir ces tâches grandissantes. La solution fut trouvée d’abord dans la nomination de représentants de l’assemblée, auxquels on confiait l’une ou l’autre mission, des commissions ad hoc dans la langue technique d’aujourd’hui ». Mais rien n’empêche de se limiter à y voir l’émergence du pouvoir exécutif tout court. Les Consuls, très souvent recrutés chez les nobles, sont choisis par élection indirecte pour une durée d’un an. A Gênes la procédure prévoyait la séquence suivante : 1. élection des électeurs des Consuls ; 2. élection par ces derniers d’une commission ; 3. choix, et non élection, de la part de la commission des Consuls. Ils exerçaient une pluralité de fonctions, touchant essentiellement au pouvoir exécutif, tout en pouvant produire des actes législatifs21. Le consilium credentiae était un organe au service des Consuls (avec juges et notaires), tout en ayant une fonction spéciale dans le domaine judiciaire. En 1157, puis en 1161, nous disposons d’un texte normatif « constitutionnel », la Breve de la Compagna, appelée dans d’autres réalités communales Breve populi : il y a progressivement une prolifération des Compagnes rassemblées, identifiées par leur territoire, et une réunification de leurs normes collectives. En 1190, la ville de Gênes passe à l’élection du podestat, prévoyant au début trois ans de mandat, ensuite un mandat annuel. En 1256, le capitaine du peuple fait son apparition, avec des traits spécifiques à Gênes : en effet, il n'est pas noble, étranger, sa charge n’est pas annuelle, même « indéterminée ». Finalement, il est un seigneur dont le pouvoir dépend de la force des armes : il suffit d’évoquer Simon Boccanegra, capitaine du peuple qui ressemble, cas unique en Italie, à un seigneur. Ce phénomène d’une gestion du pouvoir confiée aux armes n’est pas spécifique de Gênes, mais sa violence extrême et sa séparation de la gestion économique de la vie publique est assurément spécifique à la ville de Gênes. Le pouvoir du Capitano del Popolo était associé (et contrebalancé) par le Conseil de 32 Anciens, remplaçant pour la période 1256-1299 le mythique Parlement des origines. Mais dès 1270 nous assistons à une dyarchie, à savoir un couple de seigneurs s’inspirant directement de l’histoire de l’Empire romain – le podestat devient ainsi un administrateur judiciaire. Le Capitano del Popolo est absorbé par la dyarchie, et le seigneur de la guerre s’incarne dans le Doge, espèce de caudillo, une institution militaire qui s’oppose souvent au Conseil des Anciens, dont les membres se réduisent à 8, et qui devient progressivement l’office le plus important de la ville de Gênes. Le Conseil, dont les membres changent tous les quatre mois, représente les nobles en manifestant la même instabilité de la noblesse génoise. Les Anciens désignent les membres de trois offices capitaux : Officium Monete (politique monétaire), Maris (politique navale), Gazarie (politique coloniale). Il n’y a qu’un organisme autonome par rapport aux Anciens, c’est La Casa di San Giorgio à laquelle est confiée la gestion de la dette publique. Les Anciens adoptent la loi, mais ils sont dépourvus de tout pouvoir exécutif : le Doge est le seul à pouvoir faire appliquer et respecter la législation. L’étymologie latine de dux manifeste assez bien son rôle de duce22 dans une république oligarchique23. Il convient de souligner que le titre de Doge est souvent attribué par une victoire militaire sur les adversaires, et dès 1339 c’est toujours le cas. L’investiture d’un Doge est ainsi associée aux funérailles de son prédécesseur. La Casa di San Giorgio est la principale institution non-militaire de la ville, la grande force assurant la stabilité et la continuité de la cité. Elle conduit une confrontation constante avec l’Officium Monete, autour de l’impôt et l’émission de monnaie. Il s’agit donc de pouvoir affirmer que la politique économique de la commune de Gênes est déterminée par l’équilibre entre les stratégies de l’Officium Monete, organisme technique émanant des intérêts de la noblesse génoise en tant que pouvoir législatif, et les stratégies de San Giorgio, autorité de régulation indépendante façonnée par la seule compétence technique de ses membres et par leur dévouement au bien commun. Dans une ville communale où le pouvoir exécutif est entre mains d'un Doge et consacré à la guerre – privée à l’intérieur ou publique contre l’ennemi
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extérieur –, le bien commun tend à s’identifier avec la prospérité économique de la ville, et la notion de justice distributive n’est pas à l’ordre du jour. Pourtant, les agissements de San Giorgio tendent véritablement au développement du bien être économique de la ville en tant que communauté de marchands : les membres de San Giorgio ne font presque jamais passer leurs intérêts privés avant la prospérité commune, et ils montrent assurément un sens de la défense de la communauté infiniment supérieur à celui des Anciens, émanation d’une noblesse conflictuelle car enracinée dans l’esprit des clans familiaux, ou du Doge, guerrier et toujours guerrier avant d’être homme d’Etat. Une partie sensible des dettes publiques est consolidée en 140724 : l’histoire du siècle d’or de San Giorgio démarre ainsi. Le premier acte de la Commune est d’émettre un emprunt pour financer la consolidation : la décision revient à un Conseil extraordinaire que préside le Doge (Conseil des Anciens – en formation de 32 membres –, plus les huit Protecteurs de San Giorgio, plus l’Officium Monete). Les parts de l’emprunt sont dites luoghi (matérialisées non par des billets de papier, mais seulement par une inscription sur le grand livre de la compera) : il s’agit d’un emprunt amortissable, la participation étant parfois assurée par un tirage au sort entre l’ensemble des candidats à l’achat. En 1411, on décide que les huit Procuratores et Protectores Comperarum, véritable exécutif de San Giorgio, soient par moitié nobles, par moitié populaires (en particulier deux nobles blancs – grosso modo guelfes, deux nobles noirs – grosso modo gibelins, deux marchands et deux artisans), leur charge est annuelle, leur autorité presque exclusive. Mais les institutions de San Giorgio ne sont pas représentatives. Les Protecteurs sont choisis par cooptation de la part des anciens en fin de mandat : chaque protecteur dispose de 24 conseillers particuliers. Pour entrer au Conseil des Anciens, l’ambition et un sens hypertrophique de l’honneur peuvent suffire ; l’Officium Monete et les diverses commissions spécialisées apportent toujours leurs avis pour conforter la décision politique. Par contre, ce n’est pas le cas ici ; les Protecteurs sont les seuls maîtres et doivent pourvoir à tout. Aussi s’adresse-t-on à des hommes vraiment habiles. Ils désignent la totalité des officiers, les notaires inclus. Ils sont assistés par trois Sapientes Comperarum, dont la charge est semestrielle. L’activité financière est contrôlée a posteriori par quatre sindicatores, désignés par le Conseil de San Giorgio, composé par cent hommes établis par les anciens Procuratores, en charge l’année précédente par les Procuratores nouvellement élus et par les Sapientes (avec un droit de veto à la deuxième votation). Il existe un Office de 24, un Conseil restreint, formé par des administrateurs et des conseillers. Dans des circonstances extraordinaires – guerres, crises financières majeures –, se réunit le Grand Conseil – consilium maius participum, dont la composition est confiée aux équilibres contingents des pouvoirs dans la ville25. Finalement, il ne faut pas oublier un organisme exceptionnel, nommé l’Office de 1444 : officiellement, c’est un organisme de liquidation destiné à gérer les opérations financières en cours suite à la suppression de toutes activités bancaires, même mineures et résiduelles, dès l’année 1444. Il est en réalité une institution exceptionnelle de contrôle (les membres restent en charge sans changement jusqu’à 1459, l’organisme étant alors modifié dans sa composition) dont le but est de protéger les intérêts d’une bourgeoisie marchande contre les ingérences des étrangers. Les membres de cet office restent en charge longtemps, garantissant une bonne politique. Face à une action de la Commune en proie au déséquilibre et aux luttes sanglantes, San Giorgio est le gouvernement de la sagesse, l’idéal de l’administration souhaité par l’aristocratie génoise ; la noblesse étrangère et turbulente, liée aux codes ancestraux de la vengeance, en est exclue ; des artisans, seuls ceux ayant déjà réussi sont acceptés, en un mot les ‘notables’. Ce gouvernement n’est pas celui de la haute aristocratie nobiliaire, mais celui des riches marchands, des financiers, des techniciens, des « capacités » – une aristocratie urbaine, noble ou « popolare ». C’est la bourgeoisie qui dirige ici, une bourgeoisie qui va du noble marchand au notaire ; une bourgeoisie d’affaires. Ordre et stabilité, c’est d’ailleurs un
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idéal essentiellement bourgeois qui l’anime et s’oppose vivement à ce qui reste de féodal et d’archaïque dans l’organisation politique de la cité. San Giorgio est donc issue de la nécessité de réglementer les intérêts éventuellement contraires de chaque association de créanciers de l’Etat, les compere. Afin de poursuivre l’intérêt général, la Casa se propose comme une autorité de régulation capable de canaliser les intérêts particuliers des compere dans le cours du développement économique génois. Chaque Compera est gérée selon les règles d’une société, mais les huit Procurateurs sont absolument indépendants26 de toute Compera : l’association de chaque Compera délègue finalement son pouvoir à deux Protecteurs de San Giorgio. Il existe en effet des Compere qui maintiennent une autonomie de gestion – ils poursuivent les intérêts des créanciers et non ceux du bien commun de la ville –, mais chaque Compera doit rendre compte de son action à San Giorgio. Il ne faut pas confondre les associations financières, les Comperette, avec San Giorgio. Ce sont des associations de gros créanciers de l’Etat : à un moment de l’histoire de Gênes, au XIIe siècle par exemple, elles ont représenté le mécanisme de la Compera, mais au XIVe siècle la présence de San Giorgio en tant que défenseur des intérêts généraux de la ville amène les Comperette à s’opposer systématiquement à la politique de la Casa. On distingue donc les Compere comme réalité économique, et la Compera juridique originaire, la Compera di San Giorgio. Elle gère la Zecca et en désigne tous les officiers (dès 1454) : les Protecteurs de la Casa jouissent de certains impôts, avec la faculté d’en créer de nouveaux – notamment au milieu du XVe siècle elle gère tout impôt indirect. En 1450, l’administration des douanes devient propriété de San Giorgio, qui s’installe dans les locaux des anciennes douanes, devenant ainsi le Palais San Giorgio. Le 11 juin 1539, après l’effondrement de la liberté politique de la ville de Gênes, s’opère la consolidation totale de la dette publique entre les mains de San Giorgio : tous les revenus de la ville sont concentrés dans ses mains. L’aventure de cette autorité de régulation est accomplie.
Conclusion sur l’essor historique de la Casa di San Giorgio 31
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Nous pouvons considérer maintenant l’action de régulation concrète de la Casa dans une série de cas particuliers analysés par Heers, au premier chef celui de la répression de la contrebande du sel, soumis à un régime de monopole27. L’Officium sali agit constamment contre les Basques pour freiner l’hémorragie de l’impôt : en 1454, on a établi le monopole du sel entre les mains de la Casa. En général, vers le milieu du XVe siècle, toutes les contributions indirectes (liées au passage dans un territoire) échappent à la Commune et, peu à peu, se rassemblent dans les mains de San Giorgio, concluant le passage historique d’une origine féodale des grandes maisons nobles à la réalité de la Commune. Le droit de percevoir des impôts était une merce, un bien comme un autre. San Giorgio est impuissante à interdire la contrebande, mais le monopole l’amène à s’intéresser activement au mouvement commercial de la cité. L’exportation du sel en direction du Milanais est en effet une très grosse affaire. San Giorgio loue elle-même, en 1464, deux navires : les Protecteurs, ayant exposé aux Anciens que le sel manque dans la cité, reçoivent le droit de traiter avec ces patrons. Ceci suffit à montrer que San Giorgio n’est pas seulement une organisation financière et qu’elle ne limite pas ses activités à l’administration de la dette et à l’affermage de la gabelle. Très souvent, elle est amenée à gérer directement une affaire et louer des bâtiments navals pour son propre compte. Suite à la crise de la massaria génoise à Londres28, la Casa di San Giorgio sauve la crédibilité des marchands génois. La Casa monte complètement une affaire d’exportation d’alun vers Southampton (Benedetto Zaccaria (1248-1308) avait conquis le monopole de l’alun et du mastic). L’affaire laisse un bénéfice de 15000 lires, environ 26% du prix de revient. On fait appel aux ressources et à l’expérience de la Casa dès que l’intérêt général de la Commune est en jeu. Non seulement elle a réussi là où plusieurs maisons commerciales génoises, disposant de ressources extraordinaires, échouaient inévitablement mais on la voit, son rôle rempli, Droit et cultures, 52 | 2006-2
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s’opposer résolument aux prétentions des particuliers. Assurées d’une sage administration, les Compere di San Giorgio peuvent prétendre représenter, à Gênes, l’intérêt général de toute la classe sociale active. Comme l’explique Heers29, la Compera Granate est instituée en 1452 et disparaît en 1473, exemple assez rare d’une association génoise de ce genre parvenue à son terme. La source de l’affaire remonte à 1445 : c’est un cas de confiscation de biens génois à Grenade en représailles d’une action similaire opérée à Rhodes. Voyons les procédures, toujours les mêmes : tout d’abord, un emprunt décidé par un Collège extraordinaire, le Doge, le Collège des Anciens, les 8 Procureurs, l’Officium Monete. Emission de 200 luoghi, à la valeur nominale de 100 lires : vente aux enchères sur la Piazza Banchi (pour comparaison, 10000 luoghi étaient le montant total de la Casa di San Giorgio). Les titres sont achetés entre les 70 et 72 lires : le montant de la vente va aux victimes, qui supportent ainsi la moitié des dégâts. Il n’y a que 9 acheteurs, une petite minorité. Les titulaires des luoghi ont le droit de perception d’un drictus granate sur le commerce avec le Royaume de Grenade, la taxe étant propriété de l’association. La Casa di San Giorgio verse un intérêt aux titulaires (en lire di paghe, monnaie de compte utilisée par San Giorgio entre ses membres, espèces de créances transmissibles), en rachetant un certain nombre de parts. Tandis que la maison-mère voit renouveler ses membres chaque année, une compera comme celle de Grenade voit les Protecteurs qui se renouvellent beaucoup moins. Après la chute de Constantinople en 1453, on va même créer un Officium Sancti Georgii Indulgencie pour se défendre contre la chute des cours (1456). Dès 1460, en se substituant à l’Officium Gazarie, les Compere de San Giorgio sont donc tout autre chose qu’une simple association de particuliers soucieux de leurs propres intérêts. La Casa est un organisme public dont le rôle croît sans cesse, dans tous les domaines : monétaire, fiscal, politique, et économique évidemment. Mais aussi dans le domaine des relations étrangères, de la guerre contre les ennemis extérieurs : la lutte contre les Florentins est leur propre affaire, non celle de la commune. En 1494, ils délibèrent sur des accords à signer avec Charles VIII et le Duc de Milan, reçoivent régulièrement des lettres de leurs ambassadeurs particuliers en France. La gestion globale des finances publiques emporte la gestion directe de la politique étrangère. Dès 1453, la commune avait confié à San Giorgio le gouvernement de la Corse ; il s’agit d'un territoire encore marqué par le régime féodal et la rébellion à ses règles, les châteaux et les villages fortifiés. La gestion de territoires dans des conditions désespérées est le dernier recours pour la commune qui s’adresse à San Giorgio : il en est ainsi pour Chypre, et pour la Mer Noire, pour les colonies de Gazaria. Au début de 1447, la Commune cède l’île de Chypre pour une durée de 29 ans contre l’obligation d’y dépenser 10000 lires par an pour la mettre en valeur. Le gouvernement de Chypre est confié à un Capitaine choisi par élection indirecte (choix du Doge parmi quatre candidats, élus par un Collège de 60 personnes, à son tour désigné par les Protecteurs de San Giorgio). Mais la situation économique désastreuse ne permet pas une reprise de la prospérité économique sous la pression musulmane. Péra perdue dans l’indignation générale devant la faiblesse en face des Turcs, en 1453 San Giorgio accepte de gouverner les possessions de la Mer Noire. Elle va les administrer en souveraine, tout lui revient. La gestion revient à des Génois de la métropole, pour éviter la confusion des intérêts en se confiant aux borghesi de Caffa. Il s’agit notamment d’éviter une ruine immédiate sous la pression musulmane : il résiste jusqu’à 1475, lorsque Caffa tombe dans les mains turques de Mahomet II. Devant le manque de cohésion de l’action politique de l’Etat, la Casa apparaît comme la seule capable de réaliser une entreprise ardue. Les années difficiles du milieu du Quattrocento ont fait d’elle une véritable puissance et la commune pouvait, sans trop d'artifices sinon de mauvaise foi, rejeter sur elle la responsabilité des actes de piraterie que les étrangers reprochaient aux Chypriotes et aux Corses huomini di Sanzorzo. Elle administre ainsi avec
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succès d’importants et parfois lointains territoires. Comme la commune, et bientôt plus qu’elle, elle a ses navires et ses condottieri. Et ceux-ci, précisément, ne sont pas des Génois, Fieschi ou Fregosi30. San Giorgio est indépendante et préfère prudemment avoir recours à des étrangers31. Elle n’est pas à la merci des nobles voisins ; il s’agit d’une sage politique inspirée sans doute de l’exemple florentin ou vénitien. Cette puissance explique son intervention de plus en plus fréquente dans les affaires de l’Etat génois qui, d’ailleurs, ne saurait financièrement se passer d’elle. La grandeur de Gênes peut nous paraître fragile parce qu’elle ne repose que sur la valeur des individus, d’armes ou de commerces, et n’est soutenue ni par des institutions électives, ni par un esprit public impersonnel – indépendant des intérêts individuels. Mais San Giorgio n’est pas un Etat dans l’Etat, car, en définitive, ses intérêts sont les mêmes que ceux d’une très grande partie de l’aristocratie, et même, de toute la population génoise. Pour comprendre sa grandeur, il faut vraiment utiliser la catégorie de l’autorité de régulation : son défaut de représentativité politique est sa force, et notamment l’élément essentiel de sa contribution au bien commun. La Casa est résolument opposée aux éléments de troubles qui font la faiblesse de cet Etat, en particulier à la noblesse seigneuriale. Le conflit qui, autour de quelques gabelles, l’oppose aux Fieschi est le symbole de la lutte qui sévit encore à l’intérieur de la ville. San Giorgio est, en somme, la commune administrative débarrassée de tous les éléments féodaux. Nous croyons pouvoir y lire un lien conceptuel important entre la pratique courante de la justice procédurale dans les villes communales italiennes médiévales et l’émergence dans le contexte spécifique génois d’un cas exceptionnel d’autorité de régulation. Notes 1 J’ai présenté cette analyse dans un séminaire du Centre de théorie du droit de l’Université Paris X-nanterre consacré aux autorités de régulation. Je remercie Michel Troper pour m’avoir sollicité à entreprendre cette recherche, et Jean-Pierre Baud pour le soutien offert à sa présentation. 2 Giovanni Tarello, Storia della cultura giuridica moderna. Assolutismo e codificazione del diritto, Bologna, 1998. 3 Thomas Szabó, Comuni e politica stradale in Toscana e in Italia nel Medioevo, Bologna, 1992 ; Odile Redon, L’espace d’une cité. Sienne et le pays siennois, Ecole Française de Rome, Rome, 1994 ; Johan Plesner, Una rivoluzione stradale del Dugento, Firenze, 1978, éd. orig. danoise 1938. Le personnel chargé de la politique routière était limité, au delà des fonctionnaires de service, et il s’agissait d'une équipe désignée par son chef, non pas par la commune : les quatre Proviseurs étaient ceux qui rédigeaient directement les normes ayant immédiatement force contraignante, le contrôle du pouvoir législatif étant fixé à l’échéance du mandat annuel de l’exercice. 4 Jacques Heers, Le clan familial au Moyen Age, Paris, 1993. 5 Antonio Ivan Pini, « Dal Comune Città-stato al comune ente amministrativo, in Comuni e Signorie : istituzioni, società e lotte per l’egemonia », Storia d’ItaliaUTET, IV, Torino, 1981. 6 Lucien Faggion, Les seigneurs du droit dans la République de Venise. Collège des Juges et société à Vicence à l’époque moderne (1530-1730 env.), Genève, 1998. 7 Pierre Toubert, « Les statuts communaux et l’histoire des campagnes lombardes au XIVe siècle (1960) », § III, in Etudes sur l’Italie médiévale (IXe-XIVes.), Londres, 1976. 8 Patrick Boucheron, Le pouvoir de bâtir. Urbanisme et politique édilitaire à Milan (XIVe-XVe siècles), Rome – Palais Farnèse 1998, notamment p. 271 et s. Il s’agissait d’une charge éminemment politique, presque dans un schéma de dépendance directe du pouvoir exécutif : le commissaire général des grands travaux reproduisait la concentration de pouvoir existant au sommet d’un Etat seigneurial qui gère une cité communale. La différence entre Seigneurie et Principat est essentielle, comme celle entre possession et propriété – A. Marongiu, Storia del diritto italiano, Milano-Varese, 1977 – car la source du pouvoir dans le Principat n’est pas dans la ville, donc le Prince n’est pas soumis normativement à l’Empereur. 9 H. G. Koenisberger, « Parlamenti e istituzioni rappresentative negli antichi Stati italiani », in Annali 1. Dal feudalesimo al capitalismo, Storia d’Italia Einaudi, Torino, 1978.
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10 L’édition abrégée de cette thèse est parue sous le titre Gênes au XVe siècle. Civilisation méditerranéenne, grand capitalisme et capitalisme populaire, Paris, 1971. 11 Une compera implique à l’origine un prêt consenti à la commune ; il consiste en la vente de parts – luoghi – de la compera. Les luoghi ont une valeur nominale de 100 lires, leur valeur marchand varie sans cesse. On prévoit aussi une gabelle dont les revenus permettent de verser un certain intérêt aux propriétaires des luoghi. Les associés désignent des gouverneurs ou protecteurs qui distribuent à chacun les intérêts – proventi. Le surplus permet, chaque année, de racheter quelques luogo. Finalement, toutes les parts sont rachetées e la compera est éteinte. 12 Claudio Costantini, La Repubblica di Genova nell’età moderna, Torino, 1978, Storia d’Italia Utet, IX. 13 Cf. Machiavelli, Istorie fiorentine, 8, 29 : après la reforme constitutionnelle de 1528, fin de la domination française et passage à une alliance de tutelle avec l’Espagne, San Giorgio devient banalement la banque publique de l’Etat étranger. 14 Yves Renouard, Les Villes d’Italie de la fin du Xesiècle au début du XIVesiècle, 2 vol., Paris, 1969, p. 248-268. 15 Cf. aussi Charles Diehl, Une République patricienne. Venise, Paris, 1921. 16 Roberto Celli, Pour l’histoire des origines du pouvoir populaire. L’expérience des Villes-Etat italiennes (XIe-XIIesiècles), Louvain, 1980, p. 21, note 1. Pour des conclusions contraires, cf. S. Bertelli, Il potere oligarchico nello stato-città medievale, Firenze, 1978 ; cf. aussi E. Ruffini, I sistemi di deliberazione collettiva nel medioevo italiano, Torino 1927, ensuite in La ragione dei più. Ricerche sulla storia del principio maggioritario, Bologna, 1977 – l’expression maior pars populi (in concione) ne renvoie nullement à une élection. 17 Plus les institutions s’emparent assurément du pouvoir exécutif et législatif, plus la notion de Compagna (à l’origine « libre association », selon la mythologie des Communes contre l’Empereur, ou groupe de pouvoir déterminé par de circonstances locales) s’étend à la totalité de la population libre, en excluant les esclaves et les servants. A ce moment-là, la convocation de l’assemblée de la Compagna coïncide avec les seules corvées d’une catastrophe ou d’une guerre. De plus, l’élection n’est pas réglée par le critère majoritaire, mais par l’approbation ou le refus, à la limite unanime. 18 Pour l’histoire des origines, p. 3 : « les institutions communales naissent et se forment sur la base du principe que la source, l’origine du pouvoir politique réside dans le peuple » – universitas civium – cives = hommes libres. Mais par ailleurs, p. 15, note 25, il reconnaît que le mot populus est souvent remplacé par omnes homines, à savoir tous les membres de l’Assemblée la plus large. L'expression était quand même employée par les canonistes pour indiquer les entités communales (S. Mochi-Onory, Fonti canonistiche dell’idea moderna dello Stato, Milano, 1951), sans aucune valeur de personnalité juridique jusqu’à la lutte des communes contre l’Empire (à côté du Siège apostolique!) – cf. en ce sens Rufin d’Assise et Etienne de Tournai. 19 Pour l’histoire des origines, p. 34 : « en l’absence des consuls, le peuple exerçait la vindicta par l’intermédiaire de n’importe quel citoyen ». Cette émergence des anciens codes coutumiers de la vengeance vise à être limitée par le droit positif (avec quel degré d’efficacité, c’est là le problème) : c’est par exemple le cas de la falsification de monnaie (ainsi le recueil normatif dit Breve de 1143). 20 Pour l’histoire des origines, p. 16. 21 Notamment à Gênes, en 1127 – in ecclesia Sancti Laurentii in pleno parlamento consules laudaverunt – on peut voir la différence lexicale (même si le fond ne change pas) de la formule de Piacenza, en 1135 – hoc statutum est a populo placentino et in communi concione per sacramentum firmare fecerunt. Il convient de souligner qu’à Piacenza la loi prévoyait une véritable approbation des décrets des consuls de la part de l’assemblée. 22 Il y avait un Conseil Spécial (Officium Balie) en cas de guerre – son pouvoir était suprême, notamment en cas de troubles de l’ordre public, et il était une émanation du Doge en remplaçant provisoirement les Anciens. 23 Il y avait aussi un Grand Conseil, composé par le nobles et les populaires. Son avis n’était pas contraignant, surtout il était rarement convoqué, donc symbolique. 24 Jacques Heers, Gênes au XVe siècle, Paris, 1961, p. 112. 25 En 1437, on délibère un prêt en faveur de l’Etat, 300 personnes sont convoquées. En 1453, ils décident la prise en charge des colonies de la Mer Noire directement par San Giorgio, en gérant aussi la guerre contre les menaces extérieures.
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26 L’autorité morale des Protecteurs est absolue : en 1454, ils proposent des règles pour les monastères féminins, grâce à un office de surveillance, composé par trois honnêtes femmes et trois Protecteurs. 27 J. Heers, « Le commerce des Basques en Méditerranée au XVe siècle », in Société et économie à Gênes (XIVe-XVe siècles), Londres, 1979. 28 J. Heers, « Les Gênois en Angleterre: la crise de 1458-1466 », in Société et économie à Gênes: c’est l’affaire Robert Sturmy, un cas d’actes de piraterie contre des navires anglais. 29 J. Heers, « Le royaume de Grenade et la politique marchande de Gênes en Occident », in Société et économie à Gênes. 30 Les rivalités des familles nobles opposent à Gênes les Doria et Spinola – fidèles au Pape – aux Fieschi et Grimaldi – fidèles à l’Empereurs. 31 Lorsqu’en 1462 la Commune arma un navire pour venir en aide à Famagouste, elle précise que le patron aura les mêmes obligations que ceux « sub stipendio m. Off. S.G. ad partes Siriae et Egypti navigant ».
Pour citer cet article Référence électronique Luca Parisoli, « La « Casa di San Giorgio », une autorité de régulation dans les villes communales médiévales italiennes », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 10 avril 2009. URL : http://droitcultures.revues.org/715
À propos de l'auteur Luca Parisoli Luca Parisoli est maître de conférences HDR à l’Université Paris X-Nanterre (Centre de théorie et analyse du droit). Ses principaux champs de recherche sont la philosophie morale, politique et du droit, notamment au Moyen Age, l’anthropologie philosophique de l’Ecole franciscaine, l’anthropologie dogmatique et l’histoire de la pensée normative. Principales publications : Volontarismo e diritto soggettivo. La nascita medievale di una teoria dei diritti nella Scolastica francescana, Istituto Storico dei Cappuccini, Roma, 1999 ; La philosophie normative de Jean Duns Scot. Droit et politique du droit, Istituto Storico dei Cappuccini, Roma, 2001 ; La contraddizione vera. Giovanni Duns Scoto tra le necessità della metafisica e il discorso della filosofia pratica, Istituto Storico dei Cappuccini, Roma 2005. « The Anthropology of Freedom and the Nature of Human Person », Personalist Forum, 15 (2003) 347-365 ; « Vitam instituere : la portéefondamentale du droit de vie et de mort dans un cadre d’histoire de la pensée juridique, in Politeia », Les Cahiers de l’Association Française des Auditeurs de l’Académie Internationale de Droit Constitutionnel, n° 3 (2003) 81-90 ; « Les mythologies de laconnaissance absolue et le discours génétiste », in Camillianum 4 (2004) 67-94 ; » L’involontaire contribution franciscaine aux outils du capitalisme », in A. Supiot, Tisser le lien social, Nantes, 2004, 229-244 ; « Livelli di comprensione antropologica delmessaggio cristiano : la semantica gioachimita alla luce di René Girard », in Florensia (2004-2005) 139-152.
Droits d'auteur Tous droits réservés Résumé / Abstract
Les poussées à l’instabilité déterminées par la structure familiale et par clan de la société urbaine médiévale, et donc par ses codes de la vengeance, produit une conception particulière de la représentation politique. Je me concentre sur le cas de la Casa di San Giorgio, car son originalité est marquante. En effet, cette autorité de régulation gère tout simplement la totalité de la dette publique de Gênes à la place de l’assemblée politique élue et du gouvernement de cette ville. La Casa di San Giorgio se consacre au bien et au salut commun car elle ne Droit et cultures, 52 | 2006-2
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représente pas l’âme la plus féodale et guerrière de la ville : l’intérêt commun est celui de l’accomplissement de la richesse capitaliste dans la ville de Gênes. Mots clés : revenge, political representation, Moyen Age, politique économique, régulation, représentation politique, economy politics, vengeance, Middle Age, governance
“Casa di San Giorgio”, an Authority of Governance in Medieval Italian Communal Towns The familiar structure by clan of urban medieval society, regulated by codes of revenge, gives a propensity to political instability, and offer a particular conception of political representation. I focus on the case of Casa di San Giorgio, a very original institution in Italian Middle Age. This authority of governance was responsible for the political economy of Genoa in lieu of the elective chamber and of the government. Casa di San Giorgio devoted itself to common good and survived, because it was independent from warrior and nobility elements of the town: the common interest was finally the realization of capitalist welfare in Genoa.
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Référence électronique Mamadou Badji, « L’abolition de l’esclavage au Sénégal : entre plasticité du droit colonial et respect de l’Etat de droit », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 10 avril 2009. URL : http:// droitcultures.revues.org/729 DOI : en cours d'attribution Éditeur : L'Harmattan http://droitcultures.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://droitcultures.revues.org/729 Document généré automatiquement le 28 octobre 2010. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. Tous droits réservés
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Si la colonie du Sénégal « apparaît historiquement comme la première pierre de l’empire » français en Afrique noire, son organisation et sa structuration n’ont véritablement commencé qu’à la fin des guerres napoléoniennes. En effet, dès 1817, les autorités coloniales vont essayer « de constituer en Afrique une colonie fondée sur la mise en valeur du sol par une main d’œuvre que l’interdiction de la traite négrière ne permettait plus en principe de transporter dans les plantations des Caraïbes et de l’Amérique »1. La mise en valeur impliquant l’emploi d’une main-d’œuvre locale, se posait la question de l’esclavage, à un moment où l’Angleterre après avoir aboli la traite dans ses colonies, était désireuse de rendre universelle la mesure qu’elle venait de prendre. Après avoir obtenu certains arrangements lors de la signature du traité de Paris de 1814, la France s’engageait à interdire aux sujets français de se livrer à la traite… Cependant, cette mesure n’a pas eu pour conséquence immédiate l’abandon de la maind’œuvre esclave : au lieu de relâcher les esclaves saisis à bord des bateaux négriers, on les confiait aux planteurs à charge de les affranchir au bout de 15 ans, puis comme on ne pouvait plus transporter les nègres du Sénégal aux Antilles, on songea plus tard à les utiliser sur place. Il était donc évident que la traite allait se poursuivre, les pays pourvoyeurs de captifs s’enfermant par ailleurs dans une logique économique qui tendait à faire de l’homme la seule marchandise recherchée. Le pouvoir colonial qui n’était pas loin de penser qu’une reconversion économique des comptoirs français renforcerait ses positions en Afrique, s’attacha à convaincre leurs habitants de renoncer au trafic des captifs. Les Goréens étaient ainsi invités à trouver « sur la Grande Terre… des terrains susceptibles d’employer leurs captifs à la culture »2, l’administration se bornant à « signer avec les princes du pays des traités qui, au moyen de redevances annuelles, leur faciliteraient ces opérations et les mettraient à même de travailler avec sécurité ». Les Saint-Louisiens étaient quant à eux priés de porter l’excédent de leur population esclave sur une île du fleuve ou sur le Cap-vert que « l’on se ferait céder pour former une colonie agricole »3. Aucun résultat significatif n’était cependant enregistré. Dès sa prise de fonction, le gouverneur du Sénégal, Bouët-Willaumez s’attaqua à cette question. Le 16 janvier 1844, il prit l’avis du conseil privé de la colonie sur l’opportunité de la suppression du système des « engagés à temps »4. Pour lui, la colonie en tirerait le maximum de profit, en orientant désormais l’activité des engagés vers l’agriculture ou le service militaire. Pour les Habitants5, l’éventualité de la suppression de l’institution des engagés à temps irait à l’encontre des intérêts de la colonie, d’autant que la prospérité de Saint-Louis en dépendait6. Ces objections n’ébranlèrent nullement la volonté du gouverneur d’en finir avec un système dévoyé et en informa le ministre. Il mit sur pied une commission d’enquête pour déterminer le degré d’attachement des populations à l’esclavage. Celle-ci révéla que certains propriétaires étaient disposés à libérer leurs captifs en échange d’une juste indemnité. Au demeurant, l’administration étant soucieuse d’éviter les désordres et d’avoir l’opportunité d’agir, laissa le débat se poursuivre. En janvier 1845, elle estimait que la population saint-louisienne était préparée à ce qui allait être l’œuvre Droit et cultures, 52 | 2006-2
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du gouvernement provisoire de la deuxième République. Par décret en date du 27 avril 1848, celui-ci abolit en effet l’esclavage dans les colonies françaises7. Ce décret fut enregistré au Sénégal le 23 juin 18488, pour prendre effet à compter du 23 août 1848. Dès qu’ils prirent connaissance de ce texte9, certains maîtres protestèrent violemment et menacèrent de vendre leurs esclaves avant la mise en application du décret10. D’autres envisagèrent de s’exiler sur la Grande-Terre, hors des limites où pouvait être appliquée la législation française. Ce mouvement n’était pas nouveau. En 1842, une dépêche ministérielle ayant demandé à l’administration de recenser toute la population servile, certains propriétaires qui y voyaient l’intention de prohiber l’esclavage s’étaient retirés au Walo, avec leurs esclaves, pour s’y consacrer à l’élevage et à l’agriculture11. En 1847 une délégation des notables, mais aussi des noirs libres de Saint-Louis conduite par le maire de la ville alla rencontrer le gouverneur par intérim, Duchâteau, pour lui dire « combien la mesure adoptée par la métropole de donner suite aux lois, ordonnances et arrêtés sur l’esclavage était préjudiciable à leurs intérêts »12. Le gouverneur Baudin demanda à Paris d’attendre « des circonstances favorables », car il était à craindre, selon lui, que l’application du décret du 27 avril 1848 ne devînt un agent de la désagrégation de la société indigène en même temps qu’un artisan d’anarchie13. Rien n’y fit. Il lui fut intimé l’ordre d’appliquer le décret d’abolition, même s’il devait, pour cela, se donner une marge de manœuvre afin de ne pas heurter les susceptibilités locales14. Le respect de la légalité en a souffert, d’autant plus que les tribunaux ne sanctionnaient que les contrats dont les captifs pourraient faire l’objet, la doctrine soutenant même que « le fait de posséder un esclave ne tombe sous le coup d’aucune loi quand il n’est accompagné d’aucune violence ni séquestration »15. En France continentale, les intérêts économiques en présence ne trouvent plus quant à eux d’inconvénients à la suppression de l’esclavage ; les consommateurs de sucre n’ont plus de souci à se faire pour l’approvisionnement ; le blocus continental a en effet obligé à chercher des substituts à la canne à sucre dont l’un, le sucre à betterave, connaît un réel succès. Par ailleurs, le commerce et l’armement n’ont plus besoin, comme par le passé, de ces échanges que représentent les divers éléments du commerce triangulaire ; d’une part, l’amorce d’une révolution industrielle qui se concrétise encore plus sous le second Empire provoque une expansion des courants internationaux d’échanges ; d’autre part, une nouvelle conception de la mise en valeur de l’Afrique se fait jour, marquée non seulement par la colonisation de l’Algérie, mais surtout par la recherche de relations différentes avec l’Afrique Noire, réservoir de ressources naturelles diverses. Ainsi, tous ont des raisons d’entériner la décision qui vient d’être prise en 1848 et la réaction politique des années qui suivent ne doit pas remettre en cause cette incontestable avancée. Nous tenterons d’en évaluer l’applicabilité, d’autant qu’au Sénégal, la mise en œuvre des mesures prises par le gouvernement provisoire montre qu’il est trop tôt pour crier vraiment victoire. En effet, les « libertés » de 1848 passent d’un statut de l’esclavage sanctionné juridiquement à un esclavage rationalisé : à Saint-Louis et à Gorée, les « nouveaux citoyens » restent attachés à leurs anciens maîtres par les liens coutumiers qu’il est difficile d’endiguer16. D’esclaves, ils sont devenus des sortes de « serfs domestiques » dans une société où la différence de condition renforce la hiérarchie sociale. C’est contre cette situation que les autorités politiques du Sénégal devenu indépendant ont entendu élever des garde-fous en décrétant le respect de l’Etat de droit. (deuxième partie).
L’application différée du décret du 27 avril 1848 13
Le principe de la prohibition de l’esclavage dans les colonies et possessions françaises est consacré par le décret du 27 avril 1848, prohibition confirmée par la Constitution de la IIe République, du 4 novembre 1848, qui déclare dans son article 6 : « L’esclavage ne peut exister Droit et cultures, 52 | 2006-2
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sur aucune terre française ». Ce texte a force législative et sa portée est générale. Fondamentale est son incidence : à partir de cette date, en effet, l’esclavage fut aboli de plein droit dans les territoires soumis à la souveraineté française. La mise en œuvre du décret du 27 avril 1848, notamment l’article 7, s’avérait difficile, et cette difficulté a été invoquée pour en différer les effets. Le pouvoir colonial, confronté à des problèmes logistiques, estimait qu’il fallait ménager les susceptibilités locales, élever le niveau de développement mental et social de l’indigène, avant de lui appliquer le droit français réputé techniquement supérieur aux coutumes indigènes, considérées de ce point de vue comme attardées, archaïques. Dans cette étape, qu’on a estimé judicieusement préalable à l’application de la loi, il fallait obtenir l’adhésion des indigènes aux « mœurs » françaises, tout en plaçant leurs institutions sous le contrôle étroit de l’autorité coloniale. Pareille attitude ne pouvait que tenir en échec les contraintes légales conformes à l’Etat de droit sur le pouvoir colonial. La vulgarisation du principe selon lequel le sol français affranchit l’esclave qui le touche a souffert de l’indécision des autorités. Une interprétation des faits montrera que cette indécision n’est que le résultat des contradictions entre les objectifs coloniaux et la pertinence de l’organisation sociale indigène. Dans une seconde étape, le pouvoir colonial entend, par une politique interventionniste, modifier le mode de vie indigène, et porter le coup de grâce à l’esclavage de case. L’interventionnisme du colonisateur était cependant fragilisé par les limites tenant à la « pédagogie coloniale ». En effet, s’il fallait extirper des coutumes les pratiques attentatoires à la liberté et à la sûreté des personnes, il n’a jamais entendu faire de l’insertion du droit français dans le système social indigène autre chose qu’un moyen efficace d’assurer la domination des intérêts français ; l’accommodement perpétuel du pouvoir colonial avec l’esclavage ne s’expliquerait donc que dans ce cadre. L’attitude ambiguë de la France apparaîtra clairement en analysant la complexité de la ligne suivie par les autorités politiques et administratives et les décisions de la jurisprudence.
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Les autorités coloniales justifient l’impossibilité d’appliquer l’article 7 du décret du 27 avril 1848 par la nécessité de ne pas heurter les susceptibilités locales et par la nécessité de préserver les intérêts français17. Selon cet article, « le principe que le sol de France affranchit l’esclave qui le touche est appliqué aux colonies et possessions de la République ». Une application stricte de l’article 7, tel qu’il est formulé, pose pour les établissements français de la Côte occidentale d’Afrique la question même de leur existence. A l’époque, le Sénégal français ne comprend que quelques établissements minuscules le long de la côte, de Saint-Louis au golfe de Guinée, ne subsistant que par le commerce de la gomme et la traite des esclaves. Ces échanges se font avec les populations de l’intérieur. Or l’esclavage rentre dans la division sociale du travail des populations locales. Faire du principe du sol libérateur un principe général d’émancipation des esclaves risquerait de provoquer une révolution sociale et de voir affluer à Saint-Louis et à Gorée les esclaves étrangers en quête de liberté18. On n’est pas sans l’entrevoir dans les bureaux de la Marine, et le ministère élabore aussitôt à l’adresse du « citoyen commissaire de la République au Sénégal et dépendances », des directives qui apportent quelque tempérament. Le principe y est maintenu mais on attire l’attention du gouverneur sur le fait que les alliances avec les chefs africains doivent être préservées. On continuera, comme l’exigent les rapports de bon voisinage, à restituer les fugitifs à leur maître19.
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Quoi qu’il en soit, cette restriction paraît insuffisante. Le gouverneur intérimaire, Bertin Duchâteau, chargé de la mise en application de la nouvelle législation20, demande au ministre, le 20 août 1848, qu’on revienne à plus de souplesse dans la mise en vigueur de l’article 721. Le gouverneur Baudin appuie cette demande et la justice par la survenance d’un faisceau de faits graves et concordants. A la suite de la libération de captifs réfugiés à Saint-Louis, les Maures Trarza refusent de se rendre aux escales du fleuve pour le commerce de la gomme22. Les Maures posent comme condition au rétablissement des relations normales, la restitution des captifs fugitifs, la suspension du décret du 27 avril 1848. Une dépêche ministérielle du 26 octobre 1848 y répond : (…) « il ne pourrait plus être expressément et formellement dérogé pour le Sénégal que par voie législative »23. Comment sortir de cette situation ? Les traitants de Saint-Louis proposent que l’article 7 du décret du 27 avril 1848 soit suspendu en ce qui les concerne24. Le gouverneur Baudin, pourtant acquis à l’abolition, écrit le 12 février 1849 une lettre des plus alarmistes au ministre, mais il sait qu’il sera difficile de saisir l’Assemblée nationale d’une proposition en ce sens. Il faut donc trouver une autre solution. Le principe du versement d’une indemnité étant écarté par les éventuels bénéficiaires25, on convient que seuls les anciens esclaves des établissements français, vendus frauduleusement à l’extérieur entre la promulgation du décret du 27 avril 1848 et son application effective, seront soumis aux dispositions de l’article 7. Les fugitifs venus des territoires situés au sud du fleuve ne bénéficient pas de la protection de la loi, ils doivent être expulsés26. De nouvelles directives complètent les précédentes et réaffirment le principe du sol libérateur, non sans l’enfermer dans les limites permettant de protéger durablement les intérêts de la domination coloniale : « En proclamant le principe de l’affranchissement par le sol, le gouvernement de la République a sans doute entendu en assurer sincèrement la conséquence libérale, mais il n’a jamais eu la pensée de le faire au mépris de la protection à laquelle ont d’abord droit les citoyens français qui habitent nos possessions d’Outre-mer…Tout individu non domicilié dont la présence est réputée dangereuse pour la sécurité de l’établissement colonial peut en être immédiatement expulsé, et ce pouvoir s’étend, dans ces cas graves, aux citoyens même de la colonie »27. Le ministre se fait précis quant aux mesures de police dont il investit le gouverneur du Sénégal : (…) l’expulsion dont il s’agit doit être pure et simple, et il ne saurait y avoir lieu en aucun cas de remettre les fugitifs aux mains de leurs maîtres. (…) il sera toujours préférable de procéder, autant que possible, au renvoi de ces individus au moment même où ils entreront à Saint-Louis et à Gorée ; il vaudrait encore mieux s’appliquer à prévenir même leur débarquement, et les scrupules qui devront être apportés à leur expulsion seront nécessairement plus fondés selon la longueur du délai pendant lequel ils auront habité le sol de la colonie »28. De son côté, le Gouverneur Duchâteau demanda au ministre de bien vouloir autoriser la campagne de guerre contre les actes flagrants d’hostilité réitérés deux ans de suite par les Peulhs, les gens du bas Fouta et du Toro. Cela permettrait, selon lui, de restaurer la tranquillité sur tout le cours du fleuve et le développement des relations commerciales. Ainsi, les traitants pourraient supporter plus patiemment les énormes préjudices qu’entraînerait incontestablement l’émancipation de leurs esclaves29. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, pour préserver l’expansion territoriale et économique, notamment en direction du Soudan, les Français expulsent les esclaves de leurs établissements sur réclamation des maîtres30, sacrifiant ainsi le principe du « sol libérateur ». Après l’installation des Républicains au pouvoir, en 1879, coïncidant avec une réactivation du discours abolitionniste, les entorses aux « principes déclarés » sont dénoncées en France avec une vigueur croissante. Le 1er mars 1880, Victor Schoelcher, alors sénateur, attire l’attention
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du ministre de la Marine et des Colonies sur la survivance de l’esclavage au Sénégal et accuse l’administration d’en être responsable. Trois jours après cette interpellation, le ministre de la Marine et des Colonies, Jauréguiberry31, prescrit de donner au principe du sol libérateur une interprétation plus large. L’amiral Cloué, qui lui succède quelques mois plus tard au département de la Marine et des Colonies prône l’application ferme du principe du sol libérateur32. Ces directives sont fraîchement accueillies au Sénégal où Brière de l’Isle et ses successeurs Canard et Vallon redoutent, entre autres, l’isolement commercial de la colonie et, pis, des tensions politiques, notamment au Cayor. Du côté du Cayor, en effet, le Damel Lat-Dior avait fait du maintien de l’esclavage une question de principe : « Je ne puis vivre sans avoir des captifs, ni sans pouvoir les envoyer à Saint-Louis » où ils seraient libérés, rappelait-il. Pour calmer le jeu, le gouverneur Brière de l’Isle33 proposa de différer les effets du décret du 27 avril 1848. Le gouverneur craignait qu’une application inconsidérée du principe du « sol libérateur » ne conduise à une crise d’adaptation, préjudiciable au succès de l’œuvre de colonisation. Il entendait, par cette modération, prévenir les risques de démantèlement des institutions indigènes. Dès lors, écrivait-il, la proclamation du principe du sol libérateur au-delà de Saint-Louis se révélait à tout le moins prématurée, non seulement « dans les circonstances actuelles », mais aussi « pour plusieurs années encore autour de nos postes et escales »34. C’est dire que pour servir les intérêts de la domination coloniale, le Pouvoir colonial suspendait l’application du décret du 27 avril 1848 dans les villages placés sous la protection française à portée du canon des forts, non sans justifier cette atteinte à la légalité par le souci de ne pas faire de « ces points des lieux de refuge, des sujets de difficultés insurmontables que toutes les instructions antérieures ont eu la sagesse de prévoir pour recommander de les éviter »35 . En effet « la nécessité de concentrer les efforts et moyens au service d’une conquête bien pensée » a amené le colonisateur français à proclamer le principe du respect des institutions indigènes, à laisser se perpétuer les « lois et coutumes » des indigènes, notamment en matière civile et en matière de statut personnel. Ainsi, dans les « traités » de protectorat que les officiers coloniaux avaient eu à conclure au Sénégal, on insérait des clauses consacrant le respect des coutumes locales36. On peut relever à travers la plupart de ces documents, l’engagement par les signataires français que la France ne s’immiscerait ni dans le gouvernement, ni dans les affaires intérieures des pays : c’est l’objet de l’article 9 du traité avec le Walo du 8 mai 181937. L’article 2 du traité avec le Ndiambour du 2 février 1883 avait le même objet38, ainsi que l’article 9 du traité avec le Baol, conclu le 8 mars 188339, l’article 3 du traité avec le Djoloff en date du 3 juin 189040. L’analyse juridique de ces traités montre qu’ils n’ont qu’un but, gagner du temps; dès lors la base des protectorats stipulés résidait dans « la volonté seule de l’Etat protecteur » qui pouvait les modifier ad nutum41. Mais si le recours à ces « protectorats » s’expliquait par le souci de ne pas heurter les susceptibilités locales en ne changeant rien en apparence dans les institutions indigènes42, le comportement de l’administration française du Sénégal révélait un opportunisme qui faisait bon marché des contraintes de l’Etat de droit. Pourtant, l’ordre public international engageant la France en tant que puissance coloniale était inconciliable avec le maintien d’une structure esclavagiste. On se trouve donc en présence d’un dualisme juridique : d’une part l’existence de coutumes locales dont l’incidence se traduit par le maintien d’usages séculaires qui sont de la part des indigènes, l’objet d’un profond respect43 ; d’autre part, les engagements conventionnels et internationaux de la puissance coloniale, garante, en cette qualité, non seulement du respect des droits de l’homme, mais aussi du droit des gens44.
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Faut-il en conclure que la France n’a pas assumé ses obligations et que l’égalité des ressortissants sénégalais, affirmée aux niveaux conventionnel et international, ne fut qu’une façade destinée à masquer une réalité différente ? Comment analyser cette contradiction entre les principes proclamés en France européenne et le droit appliqué par l’administration française au Sénégal ? L’on peut tout d’abord penser que l’administration française au Sénégal n’était pas à même d’imposer aux populations une mesure d’abolition prise nécessairement sous la forme d’un acte des autorités métropolitaines. Cette première hypothèse paraît fondée, car, jusqu’en 1850, les établissements français du Sénégal formaient un ensemble dispersé et d’étendue très réduite : îles de Gorée et de SaintLouis, postes fortifiés à Mérinaghen dans le Walo, Dagana, Bakel et Sénoudébou sur le fleuve, Albréda en Gambie, Sédhiou en Casamance, et quelques factoreries. Etablissements à vocation mercantile et commerciale, ils n’étaient pas affectés dans leur structure interne par l’abolition de l’esclavage, comme les « Grandes colonies » qui sont par vocation des colonies de production ou de peuplement (Antilles et île de la Réunion). Là, une masse de travailleurs abandonnèrent les cultures sur lesquelles ils se trouvaient, et le changement introduit dans les structures sociales et économiques exigea une difficile réadaptation. Au Sénégal, en revanche, le décret du 27 avril 1848 ne porta que sur 12000 esclaves45, possédés dans leur quasi-totalité non par des Européens, mais par des « Habitants », la frange supérieure de la population locale. Très peu travaillaient la terre. Hormis un nombre assez limité d’esclaves loués comme matelots, employés pour servir à la défense de la garnison et plus tard pour aider les traitants et les négociants dans leur commerce en rivière, la plupart d’entre eux servaient d’éléments de luxe dont aimaient s’entourer les grandes familles. Toute initiative en ce domaine venait de la France et était sanctionnée par elle grâce au visa de son administration installée sur place ; les conventions signées entre celle-ci et les chefs locaux étaient donc un moyen pratique de colonisation. L’on peut aussi penser que la contradiction entre les principes proclamés en France européenne et le droit appliqué par le pouvoir colonial provient du maintien des coutumes que l’autorité coloniale a pris l’engagement écrit de respecter46. Il serait possible de retenir, dans le domaine des influences qui ont amené à ce maintien des coutumes, « que le nègre ayant été considéré comme un être inférieur, son système social aussi a été jugé trop archaïque pour pouvoir servir de cadre dans le système colonial. C’est cette différence entre les impératifs coloniaux et la pertinence du système social indigène qui sera invoquée pour accréditer l’idée qu’un temps plus ou moins long était nécessaire pour amener les sociétés indigènes à pouvoir user judicieusement du Code civil et des institutions françaises »47. On peut également estimer, à l’instar du professeur Henri Solus que le colonisateur a jugé « inopportun et même dangereux » d’accorder aux indigènes les droits politiques et libertés individuelles à la jouissance desquels ils n’étaient pas préparés. Mieux valait qu’ils restassent des « sujets », des « protégés » ou des administrés français48. Ainsi, les mots d‘ordre de la Deuxième République semblaient s’être arrêtés aux frontières de la France continentale, laissant la place au Sénégal à une réalité froide, faite de remise en cause des contraintes inhérentes à l’Etat de droit et de renonciation au droit naturel. En effet, « respecter les coutumes présentait d’autant plus d’avantages que les intérêts français n’en étaient pas moins bien protégés, et qu’il permettait de tenir en échec les contraintes de l’Etat de droit » sur l’Administration française du Sénégal49. Pour le colonisateur – l’idée était largement partagée en doctrine – le maintien des coutumes indigènes est de bonne politique, dans la mesure où l’ « acheminement progressif » de l’indigène vers l’organisation sociale des pays européens demandait nécessairement
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« beaucoup de temps »50. Il convenait, donc, de procéder, « en cette matière, avec beaucoup de mesure et de prudence »51. Cette prudence dictée par les réalités du terrain, visait à éviter les « effets subversifs » de la législation coloniale52. Une mutation était jugée nécessaire pendant laquelle le pouvoir colonial devrait prendre en compte son obligation de « respecter la double organisation de la famille et de la propriété à laquelle les indigènes sont habituellement attachés »53. Le pouvoir colonial évitait d’appliquer toute loi assimilatrice54 qui eût pu avoir pour effet d’étendre l’Etat de droit au Sénégal, et d’amener ainsi au respect du principe de l’égalité devant la même loi pour tous. C’est dire que le pouvoir colonial s’accommode du statu quo. Au demeurant, la jurisprudence tentera, par ses décisions, et, non sans quelques atermoiements, de faire respecter la loi.
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Le décret du 27 avril 1848 portant prohibition de l’esclavage s’appliquait imparfaitement au statut de l’esclavage au Sénégal : il ne visait qu’en partie l’esclavage domestique qui avait un contenu essentiellement juridique et n’impliquait pas le rôle déterminé dans la production qui caractérise une classe sociale ; il ne portait pas non plus sur l’ensemble du pays ; et de toute façon ce texte prévoyait une sanction qui ne touchait que des citoyens français, c’est-àdire un nombre infime. On devait alors recourir à une loi antérieure, celle du 4 mars 1831, qui fixait des pénalités assez lourdes à « quiconque aura sciemment recelé, vendu ou acheté un ou plusieurs noirs introduit par la traite dans une colonie depuis la promulgation de la présente loi »55 : emprisonnement de six mois au moins à cinq ans au plus. La loi du 4 mars 1831 tendait à réprimer le transport d’esclaves à travers l’Océan Atlantique, soit, au Sénégal, toutes les activités gravitant autour de leur embarquement56. Elle fut appliquée d’abord avec une certaine rigueur, durant les trois années consécutives à sa promulgation, contre des Européens frappés de peines diverses se montant, selon la culpabilité, jusqu’à dix ans de travaux forcés57. Au cours du XIXe siècle, des procès furent intentés contre certaines personnes coupables, au regard du droit français, de détournement ou séquestration d’autres personnes et de traite des Noirs58. Si entre 1832 et 1834, la plupart des procès concernaient des Européens, des affaires visant principalement des Africains furent jugées entre 1849 et 1882. Une question ardue s’était posée pour les juridictions répressives de l’époque, dans l’affaire Gora-Gasconi. S’agissait-il d’appliquer aux coupables d’achat et de recel d’une captive noire, les dispositions de l’article 9 de la loi du 4 mars 1831, ou alors l’article 8 du décret du 27 avril 1848 abolissant l’esclavage ? Le défenseur de Gasconi était plutôt favorable à la législation de 1848 et il demandait pour son client l’indulgence de la cour. Ce que la juridiction, sous la présidence du juge Darrigrand, avait suivi en prononçant l’acquittement des accusés et en ordonnant qu’ils seraient mis en liberté sur-le-champ, s’ils n’étaient retenus pour autre cause59. Le procureur de la République, Fernand Delores, s’était étonné d’une telle indulgence des juges de la cour d’assises : « Il me semble, écrivait-il, que pour être allée jusqu’à déclarer comme n’existant pas, des faits prouvés jusqu’à l’évidence, par l’instruction et les débats, établis catégoriquement par les affirmations de nombreux témoins, mais, surtout, avoués et reconnus constants par les accusés eux-mêmes, il faut (et c’est une supposition bien difficile à faire) que la majorité des membres de la cour, n’ait pas compris le mandat dont elle était investie ; ou bien, et c’est avec le plus grand regret que nous osons le dire, il faut que cette majorité se soit rendue à l’audience avec des idées préconçues, avec un système de parti pris »60. Dans cette affaire, le procureur avait raison de s’offusquer de la décision de la cour parce que les questions posées aux juges et aux assesseurs l’étaient de manière très simple :
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1°) L’accusé Gora, est-il coupable le 21 mars 1875, à Saint-Louis, d’avoir sciemment acheté, la noire Kounady, introduite dans la colonie pour y être vendue, et d’avoir, la nuit suivante, remis la dite Kounady au nommé Gasconi, avec mission de la vendre au prix minimum de 400 francs ?… 2°) L’accusé Gasconi, est-il coupable d’avoir sciemment recelé, après qu’elle eût été acheté par Gora, la jeune Kounady, introduite dans la colonie pour y être vendue, (en la conduisant nuitamment de Saint-Louis à Gandiole, et en la retenant plusieurs jours dans cette dernière localité, pour tenter de l’y revendre ?… A la suite de ces deux questions, les membres de la cour devaient, sans avoir à se préoccuper ni de la législation à appliquer, ni des peines à infliger, confirmer purement et simplement, par une déclaration affirmative, les dires des témoins et les aveux des accusés61. Dans la même année, une nouvelle infraction à la loi du 4 mars 1831 fut encore commise. Il s’agissait de l’affaire Samba Toute, citoyen de Saint-Louis, prévenu d’avoir acheté dans cette ville, depuis moins d’un an, une captive noire nommée Diama Thiam pour le prix de 75 francs d’un nommé Abdou Niang ; ce dernier l’avait eue lui-même d’un toucouleur en échange d’un cheval. « Déjà, vous vous rappelez, constatait le procureur de la République, la cour a été saisie d’une affaire de cette nature, où le trafic illicite résultait de l’achat d’une esclave, immédiatement suivi de la revente avec bénéfices ; un acquittement a eu lieu. J’ai tout lieu de croire, les questions qui furent alors soumises à l’assessorat spécial portant sur les faits d’achat et de revente reconnus et avoués par le prévenu lui-même, que cet acquittement n’est intervenu que parce que la loi visée du 4 mars 1831 a paru inapplicable dans l’espèce »62. Une seconde affaire, l’affaire Madiaw Joumpa Mbaye63, vint devant la cour d’appel de SaintLouis en 1876. Le procureur de la République tenait à l’application de l’article 9 de la loi du 4 mars 1831. La défense quant à elle, avait contesté la légalité dudit texte. En effet, selon elle : 1°) cette loi, étant antérieure à l’abolition de l’esclavage datant de 1848, n’avait pu avoir en vue la vente et l’achat des captifs dans la colonie qui avaient continué à être licites après la promulgation de ladite loi ; 2°) la peine prononcée par le décret du 27 avril 1848, portant abolition complète de l’esclavage dans les colonies et possessions françaises, contre les acheteurs ou vendeurs d’esclaves, était seule applicable à l’accusé, qui n’avait fait qu’acheter et vendre un captif dans la colonie du Sénégal. La cour allait réfuter les arguments de la défense en condamnant finalement l’accusé : considérant, affirme-t-elle, que la loi de 1831, tout en laissant subsister l’esclavage, avait pour effet d’en arrêter le progrès en interdisant le recrutement des captifs par le moyen de l’odieux trafic connu sous le nom de traite ; que l’article 9 de cette loi punit le recel, la vente ou l’achat des noirs introduits par la traite dans une colonie64 ; que, durant la période qui s’est écoulée entre la loi précitée et le décret du 27 avril 1848, l’achat et la vente de noirs n’étaient permis au Sénégal qu’à l’égard des captifs introduits dans cette colonie antérieurement à la loi65. Toujours selon la cour, il n’y avait pas lieu d’établir une distinction entre l’introduction des noirs effectuée par navires et celle qui avait lieu par terre, entre la traite maritime et la traite intérieure. En outre, le législateur n’ayant pas défini le mot traite, il semblait naturel de lui maintenir le sens qu’il avait dans le langage ordinaire, où il signifiait simplement trafic, commerce66. En outre, la cour affirmait que la loi du 4 mars 1831 était toujours en vigueur et si, de fait, elle était devenue caduque dans presque toutes les colonies françaises, il n’en était pas de même au Sénégal67. Même en admettant l’applicabilité du décret du 27 avril 1848, l’article 8 de ce texte68 laissait en dehors de toute atteinte les délinquants étrangers fixés ou circulant (comme le faisait l’accusé) dans les établissements français, et il ne permettait de frapper que d’une manière presque toujours illusoire les infracteurs jouissant de la qualité de citoyens français69.
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Par ces motifs, sans s’arrêter aux conclusions du défenseur de Madiaw Joumpa Mbaye déclarées nulles et faisant droit aux réquisitions du ministère public, la cour considéra que le fait dont le susnommé s’était rendu coupable, constituait le délit prévu et réprimé par l’article 9 de la loi du 4 mars 1831. Elle condamna donc le prévenu à 3 ans d’emprisonnement et déclara libre, en tant que de besoin, l’ancien captif Malick Tine ; ordonna qu’acte authentique de sa libération, sera dressé et transcrit sur un registre du greffe, et qu’il en sera remis à l’intéressé expédition en forme, sans frais70 . Une autre affaire allait poser la question de l’applicabilité de la loi de 1831. Il s’agissait de l’affaire Ndiack Ndiaye contre Marabat Guèye, jugée par la cour d’assises de Saint-Louis en 1878. Le premier cité était l’un des cultivateurs les plus aisés du pays71. Après avoir longtemps vécu en bonne intelligence avec Marabat Guèye, chef du village de Guet Ndar (faubourg de SaintLouis), il s’était brouillé avec lui72. Les choses en étaient arrivées à tel point, que le 10 juillet 1877, ayant eu une violente dispute, les deux protagonistes se rendirent sur le bord de la mer pour vider leur querelle à coups de poing. De cette altercation, Marabat sortit légèrement blessé et porta plainte contre Ndiack. Il en profita pour le dénoncer comme possédant à Bajoum (petit village de Ndiago) un certain nombre de captifs. Dans une information sommaire faite au parquet par le procureur de la République, Ndiack reconnut l’exactitude de l’imputation, mais il déclara à son tour que Marabat lui avait, lui-même, vendu trois captifs, quatre ou cinq ans auparavant73. L’interrogatoire de Ndiack avait permis de montrer qu’il possédait sur sa propriété quinze captifs des deux sexes, achetés à bas prix (200 francs en moyenne), sans compter un enfant de deux ans, né postérieurement à la venue de sa mère à Bajoum. L’un de ces captifs, Barka Sangaré, avait été acheté dans le fleuve pour un quart de sel, valant environ trois francs à SaintLouis74. L’accusé avait été condamné à 6 mois d’emprisonnement par application de l’article 9, paragraphe 1 de la loi du 4 mars 1831. Un incident signalé en 1904 allait cependant révéler les limites d‘une répression de la traite sur le fondement de la loi du 4 mars 1831. Il s’agissait de trois sénégalais, nommés Massamba Diop, Méthabène Diop et Aly Matar Ndiaye, arrêtés et écroués à la prison de Saint-Louis, sous l’inculpation d’avoir « acheté ou vendu plusieurs captifs arrivés par caravane des régions limitrophes de la colonie ». L’enquête du juge d’instruction saisi de l’affaire ayant permis d’établir nettement la culpabilité des trois indigènes, leur dossier fut transmis à la chambre des mises en accusation75. Cette dernière rendit une ordonnance de non-lieu en faveur des inculpés, parce qu’elle ne se croyait pas autorisée à élargir le sens de la loi de1831, qui ne visait en effet que la traite par mer76. La chambre ne pouvait davantage faire application du décret du 27 avril 1848, lequel interdisait la possession des esclaves sous peine de perdre la qualité de Français. Il ressortait donc de cet arrêt que les seules dispositions contenues dans la loi du 4 mars 1831 étaient impuissantes à réprimer la traite par terre, par caravanes, qui était la plus pratiquée au Sénégal. Le procureur général n’accepta pas cette interprétation de la loi et il adressa en juin 1904 un pourvoi à la Cour de cassation contre l’arrêt de la Chambre des mises en accusation de la cour de Saint-Louis. La Chambre criminelle de la Cour de cassation, après avoir largement étudié le cas qui lui était soumis, rendit le 6 avril 1905 un arrêt77 où elle reconnut que la Cour d’assises de Saint-Louis avait plutôt fait une saine et exacte interprétation de la loi de 1831. La sévérité des sanctions ne pouvait donc être prononcée qu’en vertu du Code pénal français. Selon l’article 341 du Code pénal, en effet, « Seront punis de la peine des travaux forcés à temps, ceux qui, sans ordre des autorités constituées, et hors les cas où la loi ordonne de saisir
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des prévenus, auront arrêté, détenu ou séquestré des personnes quelconques. Quiconque aura prêté un lieu pour exécuter la détention ou séquestration subira la même peine. Seront également punis de la même peine ceux qui auront conclu une convention ayant pour objet d’aliéner, soit à titre gratuit, soit à titre onéreux, la liberté d’une tierce personne. La confiscation d’argent, des objets ou valeurs reçus en exécution de ladite convention sera toujours prononcée si la personne faisant l’objet de la convention est âgée de moins de quinze ans. Quiconque aura mis ou reçu une personne en gage, quel qu’en soit le motif, sera puni d’un emprisonnement d’un mois à deux ans et d’une amende de 2400 à 24000 francs, ou de l’une de ces deux peines seulement. La peine d’emprisonnement pourra être portée à cinq ans si la personne mise ou reçue en gage est âgée de moins de quinze ans ; les coupables pourront, en outre, dans tous les cas, être privés des droits mentionnés à l’article 42 du Code pénal cinq ans au moins et dix ans au plus ». L’existence de cette législation aurait conduit les pouvoirs publics à adopter une attitude de fermeté dans la répression des faits de traite et, d’une manière générale, dans la lutte contre l’esclavage. Or, en parcourant le relevé des arrêts rendus par la Cour de Saint-Louis en ces matières, on constate que le nombre des inculpations paraît faible par rapport aux faits qui se produisaient réellement. Certaines causes s’en trouvaient dans le maintien de certaines coutumes locales attentatoires aux droits naturels des individus. Mais intervenaient également, entre 1850 et 1914, des motifs d’ordre politique pour éviter des mises en jugement, susceptibles de provoquer la ruine de la domination coloniale. Nous avons vu les considérations et les raisons d’opportunité qui ont amené le pouvoir colonial à ménager les susceptibilités locales et à tolérer le maintien de l’institution servile au Sénégal. C’est que l’étendue du territoire à administrer, la protection des intérêts particuliers et la faiblesse numérique des agents de l’Etat ont imposé de fait un accommodement perpétuel avec l’esclavage : « A Dakar même, dans la ville, sous les yeux de l’autorité, il y a des esclaves, et lorsque l’un d’eux réclame sa liberté, l’Administration le force à se racheter ou la lui refuse. Pourtant, leurs maîtres sont citoyens français, soumis aux lois françaises, et en cette qualité ils votent »78. Le maintien de cet état de fait s’explique par l’attitude du pouvoir colonial qui tend à mettre « au panier sous prétexte de politique », le décret de 1848. Or, ce décret étant promulgué, il devrait être appliqué, et l’administration ne devrait pas le violer « en se faisant l’intermédiaire de marchés entre le maître et son esclave »79. En n’appliquant pas la loi, le pouvoir colonial mène une « politique de faiblesse, de complaisance, la plus dégradante qui soit », parce que ressuscitant par un « singulier retour à des principes déchus », des pratiques attentatoires à la liberté et à la dignité des personnes80. Devant une telle contradiction entre le droit et le fait, au tournant du siècle, les autorités coloniales décidèrent de surmonter cet état de chose.
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Le Pouvoir colonial, tout en invoquant la difficulté qu’il avait d’éradiquer l’esclavage restait conscient du fait que cet état de fait se maintenait « sans obligation ni contrainte légale d’aucune sorte »81. Mais il reconnut lui-même la nécessité de concilier le droit avec les faits. Cette position devait se traduire sur le plan réglementaire par le décret du 10 novembre 190382 et la circulaire du 20 août 1904 qui avaient réorganisé l’administration de la justice, en prévoyant le maintien des coutumes locales en ce qu’elles ne pouvaient avoir de « contraire aux principes de la civilisation française ». Le gouverneur général par intérim, Merlin prescrivait dans sa circulaire du 20 août 1904 d’écarter de l’examen des tribunaux indigènes toutes questions d’état de captivité, et de ne tenir compte (aucun) de la qualité d’esclave des justiciables ; cette distinction (homme Droit et cultures, 52 | 2006-2
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libre/esclave), écrivait-il, « modifierait profondément, en conformité de la coutume mais en opposition avec nos principes de justice, le jugement soumis au tribunal suivant la qualification des parties en cause »83. Delphin Penant, faisant la critique du décret du 10 novembre 1903, définissait extensiblement les coutumes respectables, en posant, comme clause d’abrogation, la contrariété avec le droit public, la morale84. En définitive, soutenait Penant, il y avait lieu de respecter les coutumes pour « démontrer (ainsi) spécialement » la volonté de la nation conquérante d’instaurer « la liberté et l’égalité pour tous », sous la seule réserve de celles (des coutumes séculaires) « réprouvées par le droit naturel »85. L’évolution de la doctrine coloniale semblait aller vers une plus grande tolérance, quant à la différence entre coutumes et civilisation, évolution marquée par des variations autour des conceptions et de la façon de voir des autorités coloniales. Le contenu de la notion de « principes de la civilisation française » était indéfinissable. D’ailleurs, dès la circulaire Merlin du 20 août 1904, portant application du décret du 10 novembre 1903, l’objection avait été soulevée dans le texte, que les indigènes seraient tentés de créer « une justice clandestine chargée de régler les questions de captivité » en marge de la justice officielle86 ; l’explication avancée était que la question avait une grande importance dans la vie indigène, notamment avec la captivité de case. Des instructions postérieures du gouverneur général Roume87 explicitèrent les dispositions du décret du 10 novembre 1903 : 1°) - Le commerce public des esclaves est désormais interdit. Cette prohibition étant la conséquence immédiate de l’établissement du pavillon français, il importe seulement de la réaffirmer en refusant que les tribunaux indigènes tiennent compte, « dans les règlements des différends qui leur sont soumis de la prétendue qualité de captifs par opposition à celle d’homme libre ». C’était pourtant de jure la première fois qu’une telle prohibition était posée par le gouverneur général. 2°) - En matière de propriété d’esclaves, toute introduction d’instance devant la juridiction indigène est désormais interdite. Cette mesure était particulièrement importante puisqu’elle aboutissait, en fait, à interdire à la personne qui se prétendait propriétaire d’un esclave d’en apporter la preuve aussi bien au moyen d’un titre de propriété que d’un acte d’acquisition ou d’un acte notarié constatant la possession d’état. Ainsi démunies de preuves, les requêtes éventuelles ne pouvaient aboutir. Le changement de dimension de l’entreprise coloniale – désormais la souveraineté française s’exerce sur des ensembles territoriaux et des populations considérables – permit de tarir la source de l’esclavage de traite. L’administration interdit et fut en mesure d’empêcher les guerres entre les populations et les raids esclavagistes des Maures sur les deux rives du Fleuve. Au surplus, comme les décrets du 10 novembre 1903 et du 12 décembre190588 interdisaient pour l’avenir que les questions de propriété d’esclaves puissent être invoquées devant les tribunaux indigènes89, seule fut à même de se poser, pendant toute la période de l’emprise coloniale, la question du maintien des coutumes et c’est dans ce domaine, celui du maintien de l‘organisation juridique indigène que l’esclavage a pu survivre à son abolition officielle90. C’est dire que l’ordre juridique voulu par la métropole a trop souffert du legs du passé. Il fallait donc modifier le mode de vie indigène et, donc, s’attaquer aux usages séculaires qui fondaient la condition esclave et qui étaient de la part des indigènes l’objet d’un profond respect. Convaincu de l’idée que les institutions juridiques comme toutes choses humaines évoluent nécessairement avec le temps, le pouvoir colonial pense – suivant en cela une partie de la doctrine91 – que l’exemple librement choisi, qui est la seule influence véritablement civilisatrice, suffit à modifier les institutions juridiques indigènes92. Et dans le sens de cette nécessaire évolution, les esclaves étaient incités à abandonner leurs maîtres.
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En effet, il était entendu que l’agent actif de cette évolution serait et devait être l’esclave lui-même qui, conformément à la loi d’imitation, impulserait un changement de son statut, sans même qu’il fut nécessaire de perturber l’organisation de la famille. Nombreux furent les esclaves qui, naturellement, abandonnèrent leurs maîtres à la faveur de la protection du Pouvoir colonial. Il n’en restait pas moins que le nombre de ceux qui continuèrent de s’asseoir aux foyers de leurs maîtres était assez significatif93. Peut-être avaient-ils préféré aux éventualités « d’une existence nouvelle qu’ils ignoraient la vie rustique précaire, simple mais certaine qu’ils connaissaient et qui les avait soutenus jusqu’à ce jour »94. C’est dire que pour le Pouvoir colonial, le mouvement entre les coutumes indigènes et le droit français ne devait être impulsé que par la seule faculté d’attraction95du droit français sur les indigènes eux-mêmes. Mais au XXe siècle, l’entreprise coloniale ne pouvait plus être définie par rapport au seul Sénégal ; la logique coloniale embrassait désormais des ensembles territoriaux et des populations considérables. Les indulgences que l’on avait eues à l’égard de certaines coutumes au 19e siècle devenaient gênantes dans l’entreprise nouvelle. En effet, jusqu’aux premières années du XXe siècle, il parut possible de s’accommoder de l’esclavage tant que cet exercice se déroulait dans le cadre connu du Sénégal du temps des comptoirs. Avec le XXe siècle et le changement de dimension de l’entreprise coloniale, cette tolérance à l’égard de cette institution coutumière devint contre nature et le Pouvoir colonial entreprit d’y mettre un terme. Mais, pour avoir trop négligé le poids de sa propre désinvolture, et celui de la tradition historique, le Pouvoir colonial assista impuissant à la survivance de celle-ci. Cette situation devait prendre fin à l’indépendance du Sénégal, avec l’instauration d’un Etat de droit .
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Le colonisateur français estimait que l’esclavage est « la cause du peu de progrès que font (les indigènes) depuis qu’ils sont en contact avec les Blancs »96. Après avoir parié sur la mise en valeur du sol sénégalais, il lui faut détruire totalement l’esclavage pour mieux assurer la domination coloniale. La seule limite à la destruction totale de l’esclavage tient au manque de cadres administratifs métropolitains. Dans l’attente de cette échéance, l’esclavage de case est toléré. Dans un second temps, qui commence avec la Première guerre mondiale pour se terminer avec la fin de la Deuxième guerre mondiale, la politique indigène de la France au Sénégal est caractérisée par un interventionnisme tous azimuts mais de portée limitée. La Première guerre mondiale précipita, dans une certaine mesure, la marche que le Pouvoir colonial avait souhaité lente. Un arrêté pris par le gouverneur général William Ponty en 1909 avait promulgué en AOF la loi du 21 mars 1905 qui réglait le service militaire des citoyens Français ; un décret du 7 février 1912 réglait pour l’AOF le service militaire des indigènes. Au début de 1914, les besoins en hommes furent tels qu’en AOF comme en AEF97, les hommes valides furent réquisitionnés. On estimait que l’AOF pouvait fournir 300000 hommes en quelques semaines ! Les nouvelles recrues étaient dans leur immense majorité d’origine servile. Les originaires des quatre communes du Sénégal échappaient à la conscription, « non par une répugnance qui n’avait rien de très originale, mais pour des raisons politiques »98 : ils n’avaient pu être réduits au rang des autres indigènes. « Adossés à leur droit de suffrage, à leur privilège de juridiction, à leur exonération de l’indigénat, les originaires se refusaient à être soumis au décret de 1912 sur le service militaire des indigènes, et l’administration qui n’avait pas osé relever le défi de l’indigénat… n’allait certainement pas soulever celui-là »99. Dans les pays de l’intérieur, les hommes libres qui avaient de nombreux griefs contre la France répugnaient à la conscription, la discipline militaire leur donnant l’impression d’être des esclaves. Ils refusaient de se présenter aux lieux de recrutement. La « chefferie Droit et cultures, 52 | 2006-2
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administrative », tenue de présenter devant les commissions des hommes valides, faisait enrôler les anciens captifs100. Les soldats qui revinrent en Afrique reçurent en récompense des avantages matériels et moraux d’une grande importance : exonération de l’indigénat, décorations en faveur de ceux qui se sont distingués sur les champs de bataille, retraite et emploi dès le retour en Afrique101. Ces avantages profitèrent aux esclaves enrôlés. Un problème cependant demeure. S’il était concevable et admis qu’un affranchi accède au niveau de son ancien maître, il était inconcevable que cet affranchi puisse appartenir à la catégorie des hommes libres sans se démettre de tout ce qui le rattachait à la catégorie des esclaves : esclave ou libre, il fallait choisir. Sur ce fondement, les anciens esclaves utilisèrent des pensions perçues ou l’emploi qui leur était proposé pour se donner les moyens de rompre avec les familles de leurs anciens maîtres. Même si la plupart d’entre eux décidèrent de rester au village qui les avait vu naître, ils entendaient assumer leur nouvelle condition d’hommes libres102. Mais le Pouvoir colonial exprimait déjà ses inquiétudes sur les futures relations entre les maîtres et leurs anciens esclaves. Si les esclaves démobilisés se transformèrent en « agents bénévoles chargés de canton », appréciant ainsi les bienfaits de la protection du Pouvoir colonial, il en allait autrement pour ceux qui étaient restés en Afrique. Ces derniers continuaient de vivre le plus clair du temps dans la case patronale. La disparition des villages de liberté favorisait une telle situation103. L’Afrique n’étant pas prête – selon l’occupant – à accepter les valeurs occidentales fondées sur le principe de la liberté individuelle104 et de l’autonomie de la volonté, le changement moral qu’on désirait opérer ne pouvait se réaliser que par l’attraction des institutions et du droit français sur les indigènes. Mais, il fallait pour que cela devint possible, que cette évolution se fasse en dehors de toute influence extérieure, dans un sens déterminé et selon un certain rythme. La circulaire datée du mois d’août 1932 du gouverneur général J. Brévié nous paraît illustrer la position la plus favorable à la politique de cette époque : « L’indigène apparut aux coloniaux sous son véritable aspect ; un mineur incapable dont il fallait d’abord entreprendre l’éducation, sans vaine précipitation, en le laissant évoluer dans le cadre de ses institutions coutumières, en l’élevant progressivement par une direction vigilante vers une collaboration de plus en plus intime au fur et à mesure des progrès réalisés »105. Au demeurant, le dualisme juridique, qui découlait de l’application du droit français et du maintien de coutumes indigènes attentatoires à la dignité de la personne humaine, ne manquait pas de tourner le dos aux principes sur lesquels a été bâtie la mission civilisatrice du colonisateur. En effet, au lieu d’appliquer la législation française aux indigènes, qui serait un « bienfait » et à la fois un moyen d’exercer sur eux une « influence favorable à la civilisation », la France avait choisi de protéger ses intérêts. On attendait aussi de la justice une condamnation sans appel de toutes les pratiques esclavagistes, et une interprétation très large du délit d’esclavage. Celle-ci s’enfermait au contraire dans une logique qui faisait bon marché de tels scrupules. Elle reconnaissait, par exemple, que la mise en gage, par le débiteur, chez une tierce personne, d’un membre de sa propre famille, en garantie d’un paiement d’une dette était certes « contraire aux principes de la civilisation » en tant qu’agissement « de nature à porter atteinte à la liberté individuelle »106, mais elle la considérait comme la conséquence du régime patriarcal traditionnel chez les peuples non musulmans de l’Afrique occidentale. C’est dire que selon elle, cet acte ne produit pas les effets de l’esclavage et ne doit point à ce titre, être sanctionné avec sévérité. En cela, elle ne fait qu’appliquer les dispositions de l’article 4 du décret du 12 décembre 1905107 sur la répression de la traite en AOF et au Congo, texte qui déclare ne point porter préjudice aux droits résultant de la puissance paternelle, tutélaire, ou maritale sur des mineurs ou femmes
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mariées, mais qui ajoute « à condition que les actes accomplis ne constituent une mise en servitude temporaire ou définitive, au profit de tiers, de ces mineurs ou de ces femmes ». Les nécessités de l’évolution juridique inclinent toutefois le Pouvoir colonial à adopter, à la fin de la Deuxième guerre mondiale, une série de mesures destinées à transformer le milieu social indigène. D’une part, en effet, l’introduction des droits politiques nouveaux au nom de la Liberté et de l’Egalité républicaines, permet aux affranchis d’accéder au niveau de leurs anciens maîtres, en tant que citoyens jouissant des mêmes droits et des mêmes devoirs. D’autre part, dès le mois de février 1946, un acte réglementaire de la métropole essaie d’améliorer la condition des indigènes. Il s’agit du décret du 20 février 1946 portant suppression de l’indigénat108. Un autre décret du 30 avril 1946 supprime la justice indigène en matière pénale et donne compétence aux seules juridictions françaises, à l’exclusion de toute juridiction indigène, et pour tous les litiges et toutes les infractions commises par les indigènes109. La tendance à l’amélioration des conditions statutaires des indigènes se poursuit avec l’adoption, le 11 avril 1946, par le Parlement métropolitain, d’une loi portant suppression du travail forcé et du système de réquisition110. En effet, non seulement cette loi « interdit de façon absolue le travail forcé ou obligatoire » (art. 1er), mais encore elle frappe d’une sanction correctionnelle, « tous moyens ou procédés de contrainte directe ou indirecte aux fins d’embaucher ou de maintenir sur les lieux du travail un individu non consentant » (art. 2). Une loi111, en date du 7 mai 1946, délibérée et votée par la Constituante, étend à tous les ressortissants des territoires français d’Afrique noire, la citoyenneté française ; c’est la naturalisation en bloc dans leur statut, de tous les négro-africains des colonies françaises au Sud du Sahara. Cette loi opère, selon les auteurs, une révolution dans le droit public français : elle réunit tous les ressortissants des colonies avec les Français de la Métropole dans la même citoyenneté sans discrimination de race, de couleur, de religion, de statut civil personnel et de condition sociale. La constitution adoptée le 27 octobre 1946, confirme en matière de citoyenneté française, la perspective ouverte par la loi du 7 mai112. Non seulement son préambule proclame sa fidélité à la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789, mais deux de ses dispositions consacrent définitivement les mesures prises par la loi du 7 mai 1946. La première dispose : « Tous les ressortissants des territoires d’Outre-mer ont la qualité de citoyen au même titre que les nationaux français de la métropole ou des territoires « d’outre-mer »113, et la seconde : « tous les nationaux français et les ressortissants de l’Union française ont la qualité de citoyen qui leur assure la jouissance des droits et libertés proclamés par la préambule de la présente constitution »114. Toutefois, du point de vue de leurs conséquences, ces deux articles n’apportent pas « grand chose pour les ressortissants des colonies et territoires associés »115 car la Constitution française leur est déjà entièrement applicable au seul titre de la loi du 7 mai 1946. Elles sont cependant capitales sur le plan individuel, dans la mesure où elles consacrent l’amélioration de la condition statuaire des ressortissants des colonies. Mais la justice ne les a jamais invoquées. Tout au plus a-t-elle sanctionné la plupart des faits dont elle a eu connaissance sur le fondement de leur contrariété par rapport aux « principes fondamentaux de la civilisation française ». Cependant, si les faits n’étaient pas encore en accord avec le droit, le droit devait finalement triompher, et l’esclavage devait disparaître définitivement du Sénégal en 1960, le droit positif consacrant par ailleurs les principes de liberté et d’égalité comme des principes fondateurs d’une doctrine des droits de l’Homme.
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Si une investigation au niveau des faits donne l’impression que le Pouvoir colonial a su, jusqu’au début du XXe siècle, gagner du temps et économiser les moyens d’une action contre l’esclavage116, l’argument est brandi à partir du décret du 10 novembre 1903 qu’on ne doit soustraire les coutumes indigènes à l’action du progrès117. Mais dans le même temps, il était entendu que le Pouvoir colonial ne saurait s’attaquer à l’esclavage sans ruiner les fondements de la famille indigène118. La mise en œuvre de la législation relative à la prohibition de l’esclavage sous toutes ses formes est, dès lors, suspendue au progrès que réalisera l’indigène dans sa marche vers un « état de civilisation »119. Quant à la jurisprudence, si elle a cautionné l’idéalisme républicain, étant convaincue de la valeur universelle des principes du droit français, elle n’aura pas accepté de tirer toutes les conséquences de l’ingérence du législateur colonial dans la transformation du milieu récepteur, du moins quant à ses effets sur la condition des esclaves120. Le paradoxe colonial s’est donc perpétué, la contrariété voire l’incompatibilité de l’esclavage avec les « principes de la civilisation française » étant brandie d’un côté, pendant que de l’autre l’indigène était cantonné dans ses coutumes ancestrales. Il est facile de convenir que « la conquête a mis en présence deux ou plusieurs nations, dont les mœurs, la religion, les lois sont profondément différentes et le vainqueur, qui ne veut pas adopter les lois des vaincus, se sent incapable ou dédaigne de leur imposer les siennes »121. Cependant, l’évolution qui s’était produite au tournant des années d’après-guerre allait dans le sens d’un large accueil des solutions françaises, notamment à Saint-Louis et dans les grands centres urbains où l’esclavage ne s’alimentait plus par la traite ni par le pillage. Dans les pays de l’intérieur, moins touchés par les idées du colonisateur sur l’égalité et la liberté, il n’est pas sûr que l’esclavage de case ait disparu au cours de ces années122: l’existence de liens de fidélité entre le maître et l’esclave, le besoin de se prêter mutuellement main forte constituent des obstacles à la disparition brutale d’une institution à laquelle les indigènes sont eux-mêmes attachés. Certes, le maître cherche à prolonger aussi longtemps que possible une situation avantageuse mais qu’il sait irrégulière ; l’esclave n’en trouve pas moins son compte, dans la mesure où aucun déshonneur ne s’attache plus à la condition d’esclave inexistante en droit, même aux yeux des indigènes. Une telle situation ne pouvait changer radicalement qu’avec l’accession du Sénégal à l’indépendance. Devenu le 24 septembre 1958, « un Etat autonome, libre de légiférer ainsi qu’il l’entend »123, le Sénégal se dote d’une législation nouvelle. Le droit sénégalais opte non pour un retour à l’esclavage, à des pratiques attentatoires à la liberté et à la dignité des personnes, mais pour l’émancipation humaine et la démocratie. La justice accueille avec beaucoup de faveur le droit nouveau. Elle va ainsi contribuer à maintenir l’ordre et à créer de nouvelles habitudes d’obéissance à la loi, qui ont pour effet de modifier les us et coutumes dans le sens souhaité par les pouvoirs publics. L’affaire qu’a eu à connaître la Cour d’appel de Dakar124 dans son arrêt du 21 janvier 1959 est à cet égard édifiante. Un individu se présente au domicile d’un défunt et s’empare des effets mobiliers et des papiers familiaux de ce dernier, ainsi que le linceul fourni par la mairie et du produit d’une collecte faite au profit de la veuve- cette dernière, accablée par la douleur, ne cessant de protester contre ces agissements. Poursuivi pour vol, l’auteur de ces soustractions fait valoir que le défunt, étant le fils d’un esclave de sa mère, était donc son captif, et que par conséquent, selon la coutume wolof islamisée, tous les biens que celui-ci pouvait laisser à sa mort devenaient la propriété de son maître, et non celle de sa veuve ou de ses enfants.
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« L’argument, écrit le Professeur Larguier (commentant l’arrêt de la Cour), ne saurait avoir la moindre valeur (sauf à admettre une application macabre et distendue de l’accession) en ce qui concerne le linceul et le produit de la collecte, biens ne faisant pas partie de la succession »125. Mais quel pouvait être son poids – s’interroge le pénaliste – « quant aux effets mobiliers de cette succession »126 ? Un tribunal du premier degré, de droit local, avait, certes, déclaré le « maître » propriétaire de la succession127, en déboutant la veuve de sa demande en restitution : mais cette décision avait été infirmée par la Cour de Dakar, de sorte que le prévenu, ne pouvait, à l’extrême, invoquer sa bonne foi qu’au moment des faits seulement. La Cour d’appel de Dakar, tout en tenant compte, en fait des circonstances de l’espèce (notamment du faible intérêt personnel du coupable) pour ne prononcer qu’une peine légère, estime que le vol est néanmoins constitué, et cette décision mérite pleinement approbation. Et le professeur Larguier a écrit à cet égard ces mots que nous partageons : «il faudrait, en effet, pour rejeter la qualification sur le plan de l’élément légal, admettre qu’il puisse encore y avoir des esclaves au Sénégal : une telle possibilité heurterait violemment, à l’évidence, les principes du droit ayant autorisé au lieu et au moment des faits de la cause »128. Certes, comme le relève la Cour, le Sénégal est devenu, le 24 septembre 1958, « un Etat autonome, libre de légiférer ainsi qu’il l’entend ». Et si le droit sénégalais avait alors opté pour un retour à l’esclavage, cette loi nouvelle, plus douce que la règle ancienne, eût pu s’appliquer à des faits pourtant antérieurs – à s’en tenir, il est vrai, aux solutions traditionnelles du droit français concernant l’application dans le temps des lois pénales. « Mais rien ne fait apparaître, dans le droit du Sénégal ou du Mali (où l’on parle – la Cour de Dakar le rappelle – de démocratie et d’émancipation humaine), on ne sait quel retour à des pratiques anciennes, justement honnies, abandonnées depuis longtemps au moment de la proclamation de l’autonomie du pays dont il s’agit. Ne serait-il pas choquant, du reste, sinon tout à fait paradoxal, de voir l’indépendance nouvelle d’un Etat se traduire par une dépendance des individus, et l’autonomie de la collectivité dissimuler l’esclavage des hommes ? »129. La force et la constance de l’ordre public ne sauraient être effacées rétroactivement par des pratiques nouvelles – dont l’établissement, d’ailleurs, est plus qu’incertain. Reste à apprécier l’intention du prévenu : ce dernier ne pouvait-il pas, de bonne foi, croire à l’existence et à la vigueur de la règle coutumière ancienne ? La Cour de Dakar rejette, à juste titre, cette prétendue erreur de droit, ou ignorance de la loi. Elle affirme sans ambages que la liberté humaine est de droit naturel. Peut-être le prévenu regrettait-il (avec, le cas échéant, « d’autres personnes de son entourage) un état de choses révolu, qu’il aurait désiré symboliquement faire revivre ». Et le prévenu avait si précisément à l’esprit la vraie règle, que lorsqu’il avait été interrogé par les gendarmes, il avait déclaré considérer le défunt comme son « parent », n’osant pas dire son « esclave ». C’est pour lutter contre cet état du droit que le législateur moderne interdit l’esclavage sous toutes ses formes. En effet, l’ordre public acquis est trop fortement et trop directement intéressé pour laisser place à cette institution coutumière. S’inspirant très largement du modèle métropolitain, le constituant sénégalais proclame son attachement à la constitution d’une société politique, fondée sur le droit et le respect de la dignité de la personne humaine130. Le droit sénégalais tente de renouer d’une part avec les principes du droit naturel – sacrifiés sur l’autel du principe du respect des coutumes indigènes – et, d’autre part, avec la doctrine des droits de l’homme. Cette conciliation est exprimée dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, à laquelle renvoie le Préambule de la constitution sénégalaise du 26 août 1960131. En premier lieu, on peut voir dans l’attention que les rédacteurs de la Constitution sénégalaise accordent à la Déclaration des droits de 1789 la conséquence de l’expérience coloniale des
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sociétés sénégalaises : le Pouvoir colonial violait lui-même les principes qu’il plaçait au cœur de la « civilisation française », à savoir le principe de la légalité et le respect des droits naturels et de la dignité de la personne humaine. En effet, « lorsque dans la première moitié du 19è siècle, la France, résolut de mettre un terme » à la traite des Noirs et ensuite de mettre de l’ordre au Sénégal « jusqu’à y exercer le pouvoir », l’administration qui ne voulut jamais exercer le pouvoir, avait trouvé « bien plus de commodité à gérer des Indigènes plutôt que des Individus »132. En second lieu, on peut considérer la référence à ce texte comme une réaction contre les atteintes aux droits de l’homme dans les sociétés traditionnelles. Dans ces sociétés, en effet, le droit de propriété illimitée des biens matériels s’étendait sur les êtres humains réduits à objets de trafic. C’est dire que la référence à la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 offrait un cadre permettant de rationaliser une doctrine des droits de l’homme. C’est dire également que la référence à cette déclaration est l’argument juridique irréfragable qui tend à justifier toutes les interventions de l’Etat dans le domaine socio-politique, et, ainsi, à présenter les individus comme des sujets de droit. La consécration des droits individuels n’aurait qu’une portée limitée si elle demeurait une simple déclaration d’intention contenue dans le préambule, puisque le préambule n’avait pas de force légale positive. Mais, pour leur donner un contenu réel, ils avaient fait l’objet de dispositions expresses de la Constitution elle-même. Ainsi de l’article 6, de la Constitution : il garantit le respect de la dignité humaine et reconnaît l’inviolabilité et l’inaliénabilité des droits de l’homme comme base de toute communauté humaine. En outre, il garantit le droit au libre développement de la personnalité de la personne humaine. Sur ce fondement, le droit constitutionnel va exercer une influence indirecte sur les sources du droit privé pour contrer les effets pervers de la loi elle-même ou de l’application de la loi. Ainsi, on considèrera que les principes fondamentaux, à partir du moment où ils ont reçu valeur constitutionnelle, sont de droit positif et sont susceptibles de s’appliquer, en l’absence de toute loi, lors de la conclusion de conventions privées. Dans une certaine mesure, il paraît exister une certaine analogie entre cette formule et celle qui consiste à interdire l’esclavage par la notion d’ordre public. La question, loin de ne présenter qu’un intérêt théorique, est essentielle et constitue un enjeu important. Si l’on considère que l’effet des principes constitutionnels est limité aux seuls pouvoirs publics, l’on en revient à une technique que l’on peut assimiler à la fameuse théorie de la loi – écran. Le respect des normes constitutionnelles s’impose alors au législateur soumis au contrôle du juge constitutionnel133. Et il s’impose également au juge chargé de l’application de la loi. C’est dire que ce dernier ne peut, sauf à commettre une erreur de droit, reconnaître le caractère constant d’une « coutume contraire aux dispositions constitutionnelles du Sénégal qui proclament l’égalité des citoyens ». En tout état de cause, la fracture qui existe entre les gouvernants et les gouvernés dans la société traditionnelle peut être réduite par l’application de la même loi pour tous, le respect des « droits naturels », c’est-à-dire « les pouvoirs et libertés que l’individu isolé possède dans l’état de Nature »134. Au demeurant, ce qu’il faut comprendre quand on parle de la réduction de la fracture entre gouvernants et gouvernés dans la société traditionnelle, c’est l’éviction déjà réalisée par laquelle la logique du pouvoir, fondée sur l’assujettissement des personnes, a été confinée dans ses derniers retranchements, en attendant sa disparition totale. Certes, le colonisateur avait maintenu la barrière qui, jadis, séparait le peuple de ses dirigeants, mais la substitution du droit moderne au droit colonial avait consacré l’unification du droit par l’intégration des différents systèmes de droit. Ce droit s’est imposé : il supplante également
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la coutume appelée dès lors à être « mise en harmonie » avec des principes constitutionnels ou supra constitutionnels d’importation, inspirés des idées de la Révolution de 1789, de la Déclaration des droits de l’homme de 1948, ou de la Constitution française de la cinquième République. Ce droit, à la différence du droit colonial qui s’attache en permanence à établir l’infériorité de l’indigène, et des coutumes qui fondent la hiérarchie entre les personnes, proclame l’égalité des citoyens135. Mais puisque l’égalité est la négation même de l’esclavage, et étant donné que l’égalité est synonyme d’Etat de droit et de respect de la légalité, la question est de savoir si le décret du 27 avril 1848 – en réalité peu équivoque quant à la prohibition de l’esclavage – n’a pas été « mis au panier » pour soustraire le Pouvoir colonial de son obligation de respect des contraintes récurrentes à l’Etat de droit. Bibliographie 1. Sources manuscrites Archives nationales , section d’Outre Mer (ANSOM, Aix-en Provence. France)
Sénégal, IV 44 et 45. Politique indigène sur le fleuve, 1854-1879. Sénégal, IV 46. Situation militaire, 1867. Sénégal, IV51, Expansion en Casamance, 1859-1867. Sénégal, IV 52, Rio Nunez, 1861-1865. Sénégal, XIV 11, Condition des esclaves amenés en France, 1820-1851. Sénégal, XIV 12, Etat civil et police des noirs. Sénégal, XIV 15, Abolition de l’esclavage, 1828-1882. Sénégal, XIV 16, Esclavage et traite. Affaires judiciaires, 1828-1882. Sénégal, XIV 17, Application de l’Acte général de la conférence de Bruxelles, 1892-1895. Sénégal, XVI 28 bis, Traite des négresses, mariage des indigènes, 1899-1900. Réglementation au sujet de l’esclavage, 1903. Soudan, XIV1 (numéro de la série). Esclavage, traite des Noirs, 1890-1895. Archives nationales (A.N.S.) de la République du Sénégal Série B : Correspondance générale a – Sous- série 1B : Ministre à gouverneur De IB32 à IBIO3, notamment :
IB36 à IB41. Correspondance avec le gouverneur Bouët-Willaumez, 1843-1844. IB54 à IB64. Correspondance avec le gouverneur Protet, 1850-1854. IB66 à IB79. Correspondance avec le gouverneur Protet, 1854-1869. IB99 à IBIO2. Correspondance avec le gouverneur Valière, 1869-1871. b – Sous-série 2B : Gouverneur à ministre
Masse considérable sur tous les sujets, de 2BI3 (1828) à 2B33 (1863-1864). S’y ajoutent quelques registres non répertoriés dans le catalogue de Faure et Charpy. Correspondance confidentielle de 1850 à 1857. c – Sous-série 3B : Gouverneur à toutes personnes autres que le ministre. De 3B22 à 3B97
Dont Gorée : commandant de Gorée, 1859-1868 ; 3B59, 81, 86, 88. Haut-Fleuve : Chefs de poste, chefs indigènes, chefs de service, 1851-1870 ; 3B66, 77, 78, 82, 87, 89.
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Bas-Fleuve : Chefs de poste divers, 1859-1869 ; 3B79, 80, 87, 90. Chefs indigènes : 1847-1871, 3B64, 89, 91 à 96. d – Sous-série 4B26 : Commandants de Gorée et commandants supérieurs du 2e arrondissement
De 4B26 à 4B35. 1850-1868 ; 1859-1900 (Recrutement indigène). 6BI. e – Sous-série 6B : Correspondance reçue par le commandant de Gorée.
6B62 à 6B67. Dakar et Albreda, 1856 et 1857. e – Sous- série 13G : Affaires politiques, administratives et musulmanes. Sénégal
13GI à 12. Traités conclus avec les chefs indigènes, 1782-1893. 13G23 à 35. Affaires politiques et administratives générales, 1839-1885. 13G41. Emigration des Peuls du Fleuve dans le Nioro, 1885-1889. 13G80 à 163. Le fleuve, de Saint-Louis à Matam, 1839-1894. 13G164 à 250. Bakel, le Haut-Sénégal, le Bambouk, 1821-1872. 13G253 à 292. La côte et l’intérieur, de Saint-Louis au Cap-Vert, Cayor, 1844-1873. 13G312 à 320. Le Saloum et le Sine. 13G360 à 369. La Casamance, 1820-1874. Sous -série 15G : Affaires politiques, musulmanes et indigènes. Soudan.
15G1. Traités, dont traités avec les représentants d’El Hadj Omar, 1855-1879. 15G2, 15 G63, 15G64. Autres traités et correspondances, 1821-1883. 15G108, 1G109. Correspondance du poste de Médine. Série K : Esclavage et captivité K1. P.V des réunions de la commission chargée de la préparation du décret d’abolition de l’esclavage, 1848. K5. Correspondance administrative concernant l’application du décret, 1849-1850. K6. Correspondance échangée avec les commissaires du gouvernement dans les colonies intéressées, 1848-1850. K8. Etats de règlements définitifs et états nominatifs des indemnitaires du Sénégal, 1849-1850. K11. Abolition de l’esclavage K12. Esclavage et captivité, 1881-1892. K.13. Captivité au Sénégal, 1893-1894. K.14 Captivité au Soudan, Rapports des administrateurs, 1894. K.15. Captivité en A.O.F., 1900-1903. K.16. Enquête sur la captivité en A.O.F., 1903-1905. K.17. Enquête sur la captivité en A.O.F., Rapport Poulet, 1905. K.18. Enquête sur la captivité, Sénégal, 1904. K.19. Enquête sur la captivité, Sénégambie-Niger, 1904. K.23. Tutelle des mineurs délivrés de la condition de captivité, 1903-1908. K.24. Captivité et répression de la traite en A.O.F., 1904-1906. K.25. L’esclavage en A.O.F. Rapport Georges Deherme. S.d ; (1906). K.26. Captivité et répression de la traite en A.O.F., 1907-1915. K.27. Captivité et répression de la traite au Sénégal, 1902-1907.
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K.28. Captivité et esclavage en Guinée, 1904-1905. K.29. Captivité et esclavage en guinée, 1907-1911. Série M : Justice
M76. Justice française. Affaires, 1904-1907. M79. Justice indigène. Réglementation, 1901-1903. M91. Justice indigène. Principes. As à Ca (Cette liste alphabétique inclut les captifs), 1903-1914. II. SOURCES IMPRIMEES AGERON (Ch. R.), « Les colonies devant l’opinion publique française (1919-1939) », RFHOM, T.L. XXVII, n° 286 (1er trim. 1990), p. 31-73. ALLIOT (M.), « L’Afrique et le droit », la table ronde, n°231, avril 1967. ALLIOT (M.), L’Afrique se développe-t-elle, p. 5-18. AMADEO (G.), « Ordre public et droit privé négro-africain », RJ. PUF, Octobre-décembre 1958, p. 610-636. AUZAS (L.), « Les sérères du Sénégal : mœurs et coutumes de droit privé », Bulletin du comité d’études historiques et scientifiques de l’AOF, 1931, t.4, p. 213-364. AZAN (capitaine), « Notice sur le Walo », Revue coloniale, 1863-1864, 140 p. BART (J.), « De l’esclavage au servage et à la mainmorte : la doctrine juridique au service de la société », Mélanges en hommage à G. Boulvert, Nice, 1987, p. 35-42. BOBBIO (N.), « Quelques arguments contre le droit naturel », Annales de philosophie politique, 3, Publication de l’Institut international de philosophie politique, Paris, PUF, 1959, p. 176. BONNICHON (A.), « L’ordre public colonial, facteur d’évolution du droit indigène », Action Populaire, 10 janvier 1932, p. 1-18. BOTTE (R.), « Les rapports nord-sud. La traite négrière et le Fouta Jalon à la fin du XVIIIe siècle », Annales ESC, 1991, n°6, p. 1411-1455. BOULEGUE (J.), « Dynamique de la contestation du pouvoir central dans les royaumes wolofs », Droit et cultures, n°6, 1983, p. 67-73. BOULEGUE (J.), « Le développement de la notion de droits de l’homme dans les sociétés sénégambiennes », Le Mois en Afrique, n° 245-246, juin-juillet 1986, p. 126-132. BOURGEAU (J.), « Note sur la coutume des sérères du Sine et du Saloum », Bulletin du comité d’études historiques et scientifiques de l’AOF, t.XVI (1933) p. 1-62. BOUTILLIER (J. L.), « Les captifs en AOF (1903-1905) », Bulletin IFAN, XXX (1968), séries B, n °2, p. 1-62. BRUNSCHWIG (R.), « Histoire, passé et frustration en Afrique noire », Annales, septembre-octobre 1962, p. 873-884. CHABAS (J.), « Le droit des successions chez les wolofs », Annales Africaines, 1956, p. 75-119. CHAILLEY-BERT, « De la meilleure manière de légiférer pour les colonies », Rec. Dareste, 1905. Doct. p. 1-16. CHARLIER (R.E.), « Les institutions politiques traditionnelles des indigènes et la politique coloniale française contemporaine », Rec. Penant, 1945, doct. p. 31 et s. COQUERY-VIDROVITCH (C.), « Recherche sur un mode de production africain », la Pensée, n°144, 1969, p. 61-72. COQUERY-VIDROVITCH (C.), « Mode de production, histoire africaine et histoire comparée », RFHOM, t.LXV, n°240, 1979, p. 355-362. DARESTE (P.), « Les collectivités indigènes devant les tribunaux français », Rec. Dareste, 1934, Jurisprudence, p. 201 et s. DECHEIX (P.), « Réflexion sur le respect des coutumes », RJ.POM, 1959, p. 127-128.
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Notes 1 B. Moleur, « Tradition et loi relative au domaine national (Sénégal) », Dakar, Annales Africaines, 1979-1980, p. 25. 2 Gouverneur à ministre, 22 juin 1819, ANS, 2B4, fol.45. 3 Rapport du directeur des colonies, mai 1816, ANSOM, Sénégal XIV/17. 4 F. Zuccarelli, « Le régime des engagés à temps au Sénégal ». Cahiers d’études Africaines, n°7, vol II, 1972, p. 424-426. 5 Les Habitants étaient des notables, la frange supérieure de la population, souvent métissée des comptoirs. 6 Conseil privé, séance du 16 janvier 1844, ANS 3E17. 7 I. Murat, La deuxième République. Paris, Fayard, 1987, p. 158-167. 8 Bulletin administratif du Sénégal, p. 469-518. 9 Le 23 août 1848, à 8 heures du matin, une proclamation affichée et publiée au tam-tam rendait leur liberté à tous les esclaves. 10 Gouverneur à ministre, 12 février 1849, ANS, 2 B 27, fol. 114. 11 Gouverneur à ministre, 15 février 1842, ANS, 2 B 18, fol. 144. 12 Gouverneur par intérim à ministre, 18 septembre 1847, ANS, 2 B17, fol. 61. 13 Gouverneur à ministre, 12 février 1849, ANS, 2 B 27. 14 Ministre à gouverneur, 18 avril 1849, ANS, K 8. 15 Cour d’appel de l’AOF, 31 octobre 1935, R. 1935. 16 Mb. Guèye, « La fin de l’esclavage à Saint-Louis et Gorée en 1848 », in Bulletin IFAN, t. xxVIII, série B, n°3-4, juillet-octobre 1966, p. 637-656. 17 Gouverneur à ministre, 20 août 1848, ANS, 2B 27, à la date ; ibid., 12 février 1849, ANS, 2B 27, à la date. 18 Rapport du chef du Service judiciaire au gouverneur du Sénégal, 10 avril 1855, ANSOM, Sénégal XIV/15 b.
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19 Ministre à commissaire de la République au Sénégal et dépendances, 7 mai 1848, ANS, K8, à la date. 20 Mb. Guèye, l’Afrique et l’esclavage. Une étude sur la traite négrière. Paris, Martinsart, 1983, p. 219-274. 21 Gouverneur à ministre, 20 août 1848, ANS, 2B 27 à la date, Seul fut modifié l’article 8 : Revue coloniale, août 1858, p. 255. 22 Gouverneur à ministre, 12 février 1849, ANS, 2B 27. 23 Ministre à commissaire de la République, 26 octobre 1848. A.N.S. 2B 27. 24 15 février 1849, pétition signée de 270 noms, ANSOM, Sénégal, XIV/154. 25 Gouverneur à ministre, 12 février 1849 : « Je sens bien que des cœurs généreux en France souffriront… mais il faut attendre des circonstances plus favorables », ANS, 2 B 27. 26 Gouverneur à ministre, 2, 20 mars, 24 mai 1849, ANSOM, Sénégal XIV/154. 27 Ministre à gouverneur, 18 avril 1849. Il est fait allusion ici à l’ordonnance organique du 7 septembre 1840, qui confère, entre autres, à l’autorité de la colonie le pouvoir d’expulser tout individu dont la présence est réputée dangereuse pour l’ordre public, la sécurité et la tranquillité de la colonie. Déjà, les directives d’Arago du 7 mai 1848 y faisaient référence, et leur application devrait s’étendre aux « difficultés politiques » qui pourraient surgir avec des chefs à la suite d’évasion de captifs, ANS, K8. 28 Ministre à gouverneur, 18 avril 1849, ANS, K8. 29 Gouverneur à ministre, 18 septembre 1847, ANSOM, Sénégal, XIV/dossier 13. 30 Gouverneur à ministre, 24 avril 1833, ANSOM, Sénégal, XIV/15 a. 31 Ministre à gouverneur, 4 mars 1880, ANSOM, Sénégal, XIV/15 d. 32 Ministre à gouverneur, 31 décembre 1880, ANSOM, Sénégal, XIV/15 d. 33 Rapport du gouverneur Brière de l’Isle sur les dangers d’application du principe selon lequel le sol français affranchit l’esclave qui le touche, 23 mars 1881, ANSOM, Sénégal, XIV/15 e. 34 Ibid. 35 Ibid. 36 J. B. Forgeron, Le protectorat en A.O.F. et les chefs indigènes, Thèse Droit Bordeaux, 1920, p. 17. 37 Traité signé entre le colonel Schmaltz et le roi Amar Boye, Brack du Walo, le 8 mai 1819, art. 9 : « Il ne sera rien changé aux lois et usages actuels du royaume de Wallo en ce qui concerne les rapports maintenant existants entre le roi, les principaux chefs et sujets ou subordonnés ; ils conserveront, comme par le passé, l’entier exercice de leurs droits et de leur police sur les indigènes qui ne seront point employés dans les établissements de cultures formés par les habitants français » ; cf. M. Dubois et A. Terrier, un siècle d’expansion coloniale, Paris, 1900, in –8°, p. 133-134 ; A.N.S. 2B 32, p. 11, Faidherbe, Dépêche n° 211 du 9 avril 1857. Selon la lettre de Faidherbe au Conseil d’Etat, « le traité de 1819 avec le Brack n’a jamais été pris au sérieux au Sénégal, par personne », la pratique étant d’enivrer les souverains pour obtenir des concessions. La politique française à l’égard du Walo semble par ailleurs assez sinueuse, puisque des mesures de désannexion seront prises plus tard, et des traités conclus en 1890, dont les articles 2 disposaient : « le gouvernement français ne change rien au mœurs, coutumes et institutions traditionnelles et religieuses du pays », cf. Moniteur du Sénégal et dépendances, n° 1790-1890, p. 160 et 170. 38 Art. 2 : « Il n’est rien changé aux mœurs, coutumes et institutions du pays ; les chefs actuels conservent leurs anciens droits et privilèges ». Cf. Moniteur du Sénégal et dépendances, 1883, p. 25. 39 Art. 9 : « La République Française ne s’immiscera ni dans le gouvernement, ni dans les affaires intérieures du Baol… » cf. Moniteur du Sénégal n° 1420, p. 56. 40 « Il n’est rien changé aux mœurs, aux coutumes et institutions du pays. Le Bourba Djoloff réglera toutes les affaires intérieures de son royaume d’après les lois en vigueur. Tous les différends entre indigènes continueront d’être jugés par les chefs d’après les conventions du pays ». 41 De Byans, « La nationalités aux colonies », Rec. Dareste 1911, p. 17. 42 J. B. Forgeron, Le protectorat en A.O.F. et les chefs indigènes, thèse droit, cit. p. 17 : « L’on ne peut élever des noirs dans la hiérarchie sociale et politique que par une certaine accélération de leur marche et non par déviation du chemin ancestral qu’ils ont parcouru ». Il est donc du devoir moral du protecteur de veiller au « respect de la constitution mentale de ces peuples, des organisations politiques et sociales qui sont la résultante de leurs besoins matériels et moraux » (ibidem) ; voir Harmand, Domination et colonisation, Paris, Flammarion, 1910, p. 71-72.
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43 Rapport du chef du service judiciaire au gouverneur du Sénégal, 10 avril 1855, ANSOM, Sénégal, XIV/15 b. 44 Acte général de la conférence internationale de Bruxelles, 22 juillet 1890. 45 J. Martin, L’empire renaissant 1789-1871, Paris, Denoël, 1987, p. 165. 46 Rapport du gouverneur Brière de l’Isle, cite, 23 mars 181, ANSOM, Sénégal, XIV/15e. 47 P. Ngom, L’Ecole de Droit Colonial et le principe du respect des coutumes indigènes en Afrique occidentale française. Analyse historique de l’inapplicabilité du Code civil au colonisé, des origines à l’Indépendance, thèse de droit, Dakar 1993, p. 32. 48 H. Solus, Traité de la condition des indigènes en droit privé, Paris, Sirey 1927, p. 15. 49 P. Ngom, L’Ecole de droit colonial et le principe du respect des coutumes indigènes, thèse de droit, citée, p. 58. 50 A. Girault, Principes de colonisation et de législation coloniale, 3e édition, Paris, Sirey, 1907, t. l, p. 50. 51 Ibid. 52 Ch. Vernier de Byans, Condition juridique et politique des indigènes dans les possessions coloniales, thèse de Droit, Paris, 1905, p. 8-15 ; Jèze, Traité théorique et pratique de l’occupation, Paris, 1898. 53 Ibid., p. 58. 54 Marchal, « La condition juridique des indigènes ». Rapport du congrès de sociologie coloniale, tome I, Paris, 1900, p. 237. 55 Généralités, 155/1294, ANSOM. 56 Loi du 4 mars 183. 57 Relevé des arrêts rendus par la Cour d’appel de Saint-Louis en vertu de la loi du 4 mars 1831, ANS, K7. 58 Relevé des arrêts rendus par la Cour d’appel du Sénégal pour faits de traite de noirs, de détournement et de séquestration de personne depuis la loi du 4 mars 1831. A.N.S., K 27/pièce 37. 59 Rapport du Parquet au gouverneur, 17 février 1841, ANSOM, Sénégal, VIII, dossier 10 G. 60 Ibid. 61 Rapport du procureur au Ministre, 3 mai 1875, ANSOM, Sénégal XIV/16. 62 Ibid. 63 Dans cette affaire, la Cour d’assises de Saint-Louis avait déclaré que l’accusé Madiaw Joumpa Mbaye était coupable d’avoir 1°) à Thiou-or, près de Gandiole (territoire français), sciemment acquis, soit par voie d’échange, soit par tout autre moyen, le jeune captif noir Malick Tine, introduit par le trafic dans la colonie ; 2°) à Saint-Louis sciemment recelé, pendant un certain temps, le même captif, ainsi introduit ; 3°) à Matam (escale et poste français), sciemment vendu ledit captif, ainsi introduit. 64 L’article 9 de la loi du 4 mars 1831 était ainsi conçu : « Quiconque aura sciemment recelé, vendu ou acheté un ou plusieurs noirs introduits par la traite dans une colonie depuis la promulgation de la présente loi, sera puni d’un emprisonnement de six mois au moins à cinq ans au plus ». 65 La Cour constatait que l’on retrouvait dans certains documents officiels, notamment dans l’arrêté du 5 mars 1840, article 10 (Bull. Adm du Sénégal, vol. 1, à la date, p. 550), la trace de mesures prescrites pour empêcher l’introduction des captifs nouveaux dans l’île de Saint-Louis. 66 Ibid. 67 Au Sénégal, note la Cour, « Des habitudes invétérées, dont les victimes subissent passivement l’influence, et la facilité de l’introduction des captifs forcent parfois de recourir à des dispositions répressives sans lesquelles un trafic définitivement condamné par la civilisation moderne pourrait être impunément exercé dans les possessions françaises sur la côte occidentale d’Afrique ». 68 L’article 8 du décret du 27 avril 1848 concernait spécialement les français qui possédaient, achetaient ou vendaient des esclaves dans un pays étranger où l’esclavage existait encore, il punissait de la perte de la qualité de citoyen français ceux qui enfreindraient ses prescriptions et accordait un délai de trois ans pour s’y conformer. L’article 1er quant à lui, disposait que la mesure recevra son entière exécution deux mois après la promulgation du décret rendant toute vente de personnes non libres absolument interdite. 69 Ibid. 70 Cour d’Appel du Sénégal, affaire Madiaw Joumpa Mbaye, audience du 16 décembre 1876. ANSOM, Sénégal VIII/29d.
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71 Cette affaire révèle de manière incidente un grand scandale concernant la condition des esclaves au Sénégal. 72 Rapport du président de la Cour d’Assises Darrigrand au gouverneur, 19 novembre 1878. ANSOM, Sénégal XIV/15C. 73 Le fait paraissait exact, mais il n’avait pas fait l’objet de poursuites, la prescription étant depuis longtemps acquise. 74 Selon les mots du président de la Cour d’Assises, Ndiack avait parqué sur son établissement de culture tout un « troupeau humain ». 75 Chambre des mises en accusation de la Cour d’Appel de l’AOF. 27 août 1904, ANS, M. 76, pièce 68. Ne retenant des faits commis que leur aspect conforme aux règlements en vigueur à leur époque, elle conclut à un non-lieu. 76 Cette prise de position, sur un principe jusqu’alors discuté, constituait un net retour en arrière. 77 « Attendu. qu’en décidant que les faits ainsi relevés ne pouvaient, par le motif qu’il a donné, permettre l’application dudit article, l’arrêt attaqué, loin de violer ce texte de loi, en a fait une saine et exacte interprétation. Rejette », ANS, M16. 78 E. Rau, « Quand les chaînes se dénouent », in Annales Africaines, Dakar, 1959, p. 256-257, citant la lettre d’un juge de Gorée adressée à un ami, le 10 mai 1878. 79 Ibid, p. 257. 80 Commandant de Gorée à gouverneur du Sénégal, 1er décembre 1877, et 30 juillet 1879. ANS, K.11. 81 Gouverneur à ministre, 10 mai 1904, ANS, K.27. 82 Décret du 10 novembre 1903 portant réorganisation de l’organisation judiciaire de l’AOF. Rec. Penant 1904.3.16 ; ANS, M79, pièce 50. Circulaire Merlin, 20 août 1904, p. 9-10.ANS, M79. 83 Ibid. 84 D. Penant, « La condition juridique des indigènes ». Rec. Penant 1906.2.4. 85 Ibid, p. 38. 86 Circulaire Merlin, 20 août 1904, ANS, M79, p. 10. 87 Instructions de Roume aux administrateurs, 25 avril 1905. 88 Décret relatif à la répression de la traite des Noirs en AOF et au Congo français (J.O. de l’AOF, 6 janvier 1906, p. 17 et 18 ; DP.1907.4, table 23). 89 Rapport du Président de la Chambre d’homologation de l’AOF, 1er janvier-31 décembre 1907, ANS, M.17. 90 E. Joucla ; « L’esclavage au Sénégal et au Soudan. L’état de la question en 1905 ». Bulletin de la société des anciens élèves de l’Ecole coloniale, 1er novembre 1905, p. 3. 91 A. Girault, « La condition des indigènes dans les pays de protectorat », Rapport au Conseil Supérieur des colonies. Rec. Dareste, 1922. II. 4. 92 J.C Escarras, « Introduction à une recherche sur le phénomène d’imitation », Annales du Centre Universitaire de Toulouse, 1972, p. 67-109. 93 Rapport Poulet, ANS, K. 17. 94 Ibid. 95 Rapport A. Girault, cité, p. 4. 96 Délibération du conseil d’administration de la colonie, compte rendu, 10 avril 1855. ANSOM, Sénégal XIV, dossier 15b. 97 AOF = Afrique occidentale française. AEF = Afrique équatoriale française. 98 B. Moleur, « L’indigène aux urnes. Le droit de suffrage et la citoyenneté dans la colonie du Sénégal », Annales Africaines, 1989-1990-1991, p. 43. 99 Jusqu’en 1848, le Sénégal avait vécu dans la fiction d’une application du Code civil à tous les indigènes. Ce code avait été promulgué en novembre 1830. En fait, depuis la fin du XVIIIe siècle, les musulmans réglaient presque officiellement leurs affaires de famille selon le droit coranique. Cf. B. Moleur, « Le dés-ordre juridique colonial dans les anciens établissements français de la côte occidentale d’Afrique », Droit et cultures, n°9/10. Paris, 1985, p. 30-31. A titre tout à fait officiel cependant, le décret du 22 avril 1848 était venu créer dans le principe un tribunal musulman (le statut musulman était de facto reconnu à Saint-Louis par le gouverneur Eyries, en 1780 déjà), les autorités locales étant chargées des
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modalités de mise en œuvre (le tribunal musulman devait être installé…le 20 mai 1857). Cf. B. Moleur, « L’indigène aux urnes »…, art. cité, note 34. 100 Bulletin de l’Afrique française, 2e bimestre, 1918, p. 149. 101 Ibid. 102 Ibid. 103 Sur les villages de liberté, v. D. Bouche, Les villages de liberté en Afrique noire française, 1887-1910 . Paris, Mouton, 1972. 104 R. Maunier, Sociologie coloniale, t. 2, Paris, 1936, p. 92. 105 Circulaire du Gouverneur Général Brevié, 18 août 1932, « Les principes », Gorée, 1932. 106 Cour d’Appel de l’AOF, 20 septembre 1912. Rec. Dareste, 1912.3.303 et note, adde 14 février 1917, Rec. Dareste, 1918.3.37, Rec. Penant, 1918.1.34 et note E. Joucla. 107 Rec. Dareste 1906.1.57. Adde Rec. Penant 1906.3.40. 108 Décret n°46-277 du 20 février 1946 portant suppression des peines de l’indigénat en AEF, en AOF, au Togo et au Cameroun, JORF 1946, p. 1581 (rectificatifs : p. 1848 et 2757). 109 Décret n°46-877 du 30 avril 1946 portant suppression de la justice indigène en matière pénale en AEF, en AOF, au Togo et au Cameroun. JORF, avril 1946, p.3680 et décret n°46-2252 du 16 octobre 1946 complétant le décret du 30 avril 1946 portant suppression de la justice indigène en matière pénale dans les territoires relevant du ministère de la France d’Outre-mer JORF, octobre 1946, p. 8829. 110 Loi n°46-645 du 11 avril 1946 tendant à la suppression du travail forcé dans les territoires d’Outremer. JORF, avril 1946, p. 3063. 111 Loi n° 46-940 du 7 mai 1946 tendant à proclamer citoyens tous les ressortissants des territoires d’outre-mer. JORF, mai 1946, p. 3888. 112 Voir l’opinion critique de P. Ngom, l’Ecole de droit colonial et le principe du respect des coutumes indigènes en Afrique occidentale française. Analyse historique d’une théorie de l’inapplicabilité du code civil au colonisé, des origines à l’indépendance, thèse d’Etat, droit, Dakar, 1993, p. 331-352. 113 Article 80, Constitution du 27 octobre 1946. 114 Article 81 de la même Constitution. 115 F. Borella, L’évolution politique et juridique de l’Union française depuis 1946, Paris, LGDJ, 1958, p. 347. 116 E. Joucla, « L’esclavage au Sénégal et au Soudan », art. cité, p. 3 et s. 117 Instructions Merlin, 20 octobre 1904, ANS, M79, pièce 92. 118 Réglementation au sujet de l’esclavage, 1903, ANSOM, Sénégal XIV/28 bis. 119 Discours de Roume au conseil de gouvernement, 4 décembre 1905. ANS, K.26. 120 Cour d’Appel de l’AOF, 20 septembre 1912, Rec. Dareste, 1912.3.303. 121 Lainé, « Le droit international privé en France considéré dans ses rapports avec la théorie des statuts », Journal de droit international privé, 1885, p. 137. 122 Le nombre des « captifs » ne peut être fixé d’une manière certaine, car il varie évidemment en sens inverse de la compréhension que l’on donne à ce mot. 123 Cour d’Appel de Dakar, le 21 janvier 1959, Rec. JAN, jurisprud., p. 35. 124 Ibid. 125 J. Larguier, « Chronique de jurisprudence criminelle », Annales Africaines, 1960, p. 123-125. 126 Ibid, p. 123. 127 Le jugement est rapporté par J. Chabas, « Le droit des successions chez les wolofs » Annales Africaines, 1956, p. 79-108. 128 J. Larguier, article cité, p. 124. 129 Ibid. 130 G. Mangin, « Les droits de l’homme dans les pays de l’Afrique contemporaine », Revue des droits del’homme, 1968, 1, 3, p. 453-470. 131 Loi constitutionnelle du 26 août 1960. JORS du 31 août 1960, p. 881. 132 B. Moleur, « Ce droit colonial qui n’existe pas … », Revue de la Faculté de Droit, Université d’Avignon et des pays de Vaucluse, Avignon, 1992, p. 46.
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133 En l’occurrence, la Cour Suprême (dans la Constitution du 26 août 1960). 134 M. Villey, Leçons d’histoire de la philosophie du droit, Paris, 1962, p. 58. 135 G. Hesseling, Histoire politique du Sénégal. Paris, Karthala, 1985, p. 199.
Pour citer cet article Référence électronique Mamadou Badji, « L’abolition de l’esclavage au Sénégal : entre plasticité du droit colonial et respect de l’Etat de droit », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 10 avril 2009. URL : http://droitcultures.revues.org/729
À propos de l'auteur Mamadou Badji Mamadou Badji est maître de conférences agrégé d’histoire du droit à la Faculté des sciences juridiques et politiques de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar et coordinateur de la recherche en histoire du droit et des institutions en collaboration avec l’Université Montpellier I. Il est spécialisé en histoire du droit, histoire des institutions de l’Afrique depuis le XIXe siècle, histoire des idées politiques et histoire comparative du droit de la santé. Il a publié notamment : « Le Code noir et la condition des esclaves dans l’ancien droit français », Revue de l’Institut des droits de l’Homme, n °14, Lyon, 1995, p. 40-93 ; « L’administration de la justice au Sénégal au 19e siècle », Revue de l’Association Sénégalaise de Droit pénal, n°5-6-7, 1999, p.265-303 ; Droit naturel, droits de l’Homme et Esclavage dans le contexte sociohistorique sénégambien du XVIIe siècle à l’indépendance, Lille, Presses universitaires du septentrion, 2000 et « Considérations sur l’application de la coutume devant les magistrats de la Cour d’Appel de Dakar, de 1903 à 1960 » in B. Durand (dir.), Le Droit et la Justice, instruments de stratégie coloniale. Rapport au Ministère français de la Justice, Montpellier, 2001, p. 1075-1110.
Droits d'auteur Tous droits réservés Résumé
Le décret du 27 avril 1848 est généralement présenté comme la base de la législation abolitionniste de l’esclavage dans les colonies. Cet axiome a commandé jusqu’ici toute l’interprétation de ce texte français. Or, il s’agit là d’une pure pétition de principe. En effet, notre étude nous conduit à des conclusions différentes de celles qui sont communément admises et enseignées aujourd’hui. Il ressort de nos investigations archivistiques que les principes du droit colonial s’inscrivent moins dans ce qui est proclamé par les textes que dans la mise en œuvre réelle des dispositions juridiques. Le droit colonial exprime un phénomène de domination, même si en l’occurrence l’abolition de l’esclavage va, bien sûr, à l’encontre de ce phénomène. L’assimilation est donc une donnée de la domination, et non le principe premier de l’entreprise coloniale. C’est à cette démonstration préliminaire qu’a été consacré le présent travail Le Sénégal, devenu indépendant, a le bonheur de réaliser le triomphe des droits naturels, « les pouvoirs et libertés que l’individu isolé possède dans l’état de Nature ». Le droit sénégalais opte non pour un retour à l’esclavage, à des pratiques attentatoires à la liberté et à la dignité des personnes, mais pour l’émancipation humaine et la démocratie. Mots clés : Sénégal, esclavage, abolition, décret du 27 avril 1848, inapplicabilité, négation des droits naturels, indépendance, Etat de droit, droits de l’Homme
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Droit et cultures Numéro 52 (2006-2) Iran et Occident. Hommage à Kasra Vafadari
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Charbanou Jochum-Maghsoudnia
Marjane Satrapi Persépolis
Editions L’Association, Paris, volume 1 (2000), volume 2 (2001), volume 3 (2003) et volume 4 (2003) ...............................................................................................................................................................................................................................................................................................
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Référence électronique Charbanou Jochum-Maghsoudnia, « Marjane Satrapi Persépolis », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 18 mai 2009. URL : http:// droitcultures.revues.org/741 DOI : en cours d'attribution Éditeur : L'Harmattan http://droitcultures.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://droitcultures.revues.org/741 Document généré automatiquement le 29 octobre 2010. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. Tous droits réservés
Marjane Satrapi Persépolis
Charbanou Jochum-Maghsoudnia
Marjane Satrapi Persépolis
Editions L’Association, Paris, volume 1 (2000), volume 2 (2001), volume 3 (2003) et volume 4 (2003) Pagination de l'édition papier : p. 277-281 1
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Dans les quatre volumes de sa bande dessinée Persépolis Marjane Satrapi décrit et illustre en noir et blanc son autobiographie. Elle y superpose de manière vertigineuse et transparente les événements et les faits marquants de l’Iran contemporain qu’elle entremêle avec les vies au quotidien sous le régime des mollahs. Le récit de sa vie d’adolescente exilée fait appel à des questions universelles comme celles de l’intégration, de l’adaptation à d’autres cultures et de l’identité. Née en Iran en 1969, Marjane Satrapi est issue d’une famille aisée dont les opinions politiques étaient plutôt de gauche. Elle a bénéficié d’une ouverture culturelle dès son jeune âge due à un mélange de traditions et de cultures puisque sa famille paternelle est originaire de la région de la mer Caspienne où se fait sentir l’influence russe tandis que l’on relève, du côté maternel, une descendance de la dynastie des Qajars (issue d’une tribu turkmène chiite). On notera aussi une sensibilisation précoce à la culture francaise due à la fréquentation du lycée franco-iranien de Téhéran. A l’âge de 14 ans, en 1984, elle s’exile seule à Vienne où elle poursuit son cursus scolaire au lycée francais pendant 4 ans. Fin 1988, elle retourne en Iran où elle s’inscrit à l’Ecole des Beaux-Arts de Téhéran. Elle y obtiendra une maîtrise de communication visuelle (illustration, graphisme) avec un sujet de maîtrise portant sur la création d’un parc d’attraction ayant pour thème les héros de la mythologie persane. En 1994, elle quitte l’Iran pour la France et entre à l’Ecole des Arts Décoratifs de Strasbourg. Elle y suit un cycle d’études au cours duquel elle porte un grand intérêt au graphisme. Puis, alors que rien ne la prédestinait à être auteur de bandes dessinées, elle publie à l’âge de 31 ans Persépolis 1 son premier ouvrage devenu depuis un best-seller. Bien que le début de ce compte rendu puisse dessiner un profil assez banal pour cet auteur de bande dessinée, il nous faut souligner ici tant l’originalité que le caractère touchant du projet d’autobiographie illustrée réalisé par Marjane Satrapi comme en témoigne d’ailleurs le succès extraordinaire de son œuvre. Le projet d’écriture de Persépolis a germé dans un milieu propice et riche au sein d’un faisceau d’événements et d’encouragements. On peut citer notamment l’un des professeurs de l’Ecole des « Arts Deco » de Strasbourg qui valorise l’intérêt du thème ainsi que la compétence et la facilité dont Marjane Satrapi fait preuve dans le domaine de l’art de l’illustration. Puis viendra la rencontre avec des auteurs de bandes dessinées tels David B qui l’encouragera à raconter l’histoire de sa vie ainsi que celle de l’Iran en utilisant le média des BD. Marjane Satrapi souhaitait, à travers son autobiographie, faire la lumière sur certaines choses au profit des lecteurs non initiés à sa culture notamment en ce qui concerne le statut des femmes, le voile, la langue nationale et les nuances de gris plutôt que d’oposition tranchée entre noir et blanc qui caractérisaient tant les périodes du régime du Chah que celles écoulées sous la domination de Khomeini. Le premier tome de Persépolis devait recevoir l’Alph’Art « coup de cœur » au festival de la bande dessinée à Angoulême en 2001. L’engouement de la presse fut immédiat et la publication fut rapidement suivie d’une réédition. Persépolis 2 fut distingué par un Alph’Art en 2002, cette fois celui du « meilleur scénario ». Enfin le prix du meilleur album 2004 décerné Droit et cultures, 52 | 2006-2
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lors du 32e festival de la bande dessinée d’Angoulême pour une nouvelle BD intitulée Poulet aux prunes ne devait pas laisser indifférents les nombreux admirateurs de Marjane Satrapi. En fin de compte, les quatre tomes du Persépolis représentent plus d’un million de livres vendus dans le monde, dont 300 000 en France, et ils ont été traduits dans une vingtaine de langues. L’auteur reste fidèle à la maison d’édition L’Association, figure de proue de l’édition indépendante des ouvrages de bandes dessinées en Europe. Pour caractériser le style de Marjane Satrapi, on dira que cette écriture biographique correspond à la mise en écrit d’une histoire de vie avec une profusion de détails qui ne laissent pas le lecteur indifférent en raison des capacités de mémorisation, d’encodage et de restitution des informations extrêmement minutieuses dont l’auteur fait preuve tout au long des quatre volumes. L’autobiographie est d’autant plus touchante et impressionnante qu’elle débute chez une narratrice âgée de 10 ans. En utilisant tant le regard de l’enfant qu’un graphisme particulièrement expressif en noir et blanc, l’auteur nous place dans une situation privilégiée d’écoute plus que de lecture de l’histoire de l’Iran à travers le renversement de la monarchie des Pahlavi et l’évolution vers l’instauration de la République islamique, la « république » des mollahs. Le style de Marjane Satrapi se caractérise aussi par un récit commenté plutôt que raconté. L’architecture de l’autobiographie est particulière, l’auteur créant des micro-romans à l’intérieur de son récit. L’on assiste à une révélation successive d’histoires se situant parfois dans la continuité d’un thème mais se caractérisant aussi parfois par une juxtaposition de vécus ou d’histoires de vie. Ainsi le lecteur entend-il divers « sons de cloche » sur un même « espace-temps-événement », vécu différemment par l’enfant grandissante et par les adultes qui l’entourent. Marjane Satrapi justifie le choix du noir et blanc du graphisme à la fois par l’esthétique du contraste et par le souci que les dessins ne prennent pas le pas sur l’écriture : « Dans la bande dessinée, dit-elle, contrairement à l’illustration, les dessins font partie de l’écriture. Ils ne viennent pas accompagner un texte déjà existant, les deux fonctionnent ensemble. A ma connaissance c’est le seul médium qui marche comme ça. Et si vous ajoutez de la couleur, des décors ou autres, ce sont des codes supplémentaires qui changent le rythme de lecture du livre. Voilà donc une première raison pour laquelle je choisis le noir et blanc : parce que mes histoires sont souvent très bavardes, et si le dessin est lui aussi très bavard, cela peut devenir excessif. J’essaie d’obtenir une harmonie, je mise sur l’expression … ». Chaque tome comporte 10 chapitres, intitulés par des mots clefs comme « Le foulard », « La clef » ou « Les moutons ». Le chapitre intitulé « Les moutons » (tome 1) fait référence aux nombreux Iraniens qui ont souvent été contraints, pour des raisons politiques, de traverser à quatre pattes la frontière entre l’Iran et la Turquie en se mêlant à un troupeau de moutons dans des zones montagneuses arides. Si l’on cherche le numéro de la page, c’est probablement qu’on a fini de lire le livre ! et que l’on souhaite revenir à une page précise. Or les pages ne sont pas numérotées. S’agit-il là d’une possibilité pour le lecteur d’aller en avant ou en arrière dans le récit, comme nous le ferions en cherchant dans notre mémoire un fait, un son, un détail, librement ? Il nous faut ici donner au lecteur une idée du contenu des différents tomes. Dans Persépolis 1 le lecteur accède par un chemin ludique et clair à l’histoire de l’Iran grâce à une excellente introduction due à la plume de David B, auteur de BD1, et parrain littéraire de Marjane Satrapi. Nous traversons les siècles pour arriver au septième siècle, ère de l’islamisation de la Perse et des successions d’invasions subies par cet empire. Nous voilà ainsi arrivés à la naissance de la monarchie Pahlavi (Reza Khan ou Reza Chah Kabir) et au choix du nom « Iran » par ce dernier. Le premier chapitre est pour le lecteur une épreuve de mise en situation particulièrement vraie et actuelle à travers les questions posées sur le foulard par une fillette de 10 ans, l’âge de Marjane Satrapi lors de la révolution de 1979. Elle parle de Dieu, de Marx et Descartes, de manifestations et de révolutionnaires réclamant la fin du régime du Chah. Mais une fois cet
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objectif atteint, la petite fille voit les proches de ses parents et les amis de ces derniers contester le nouveau régime qu'ils ont pourtant contribué à instaurer. Le récit est limpide, attachant et intime tout en comportant des témoignages sur la vie de personnes autres que l’auteur et sa famille, comme une invitation à une reconnaissance universelle de la condition humaine. Persépolis 2 retrace la situation de chaos vécue par toute une génération : la guerre avec l’Irak, la fermeture des universités, la répression musclée des Pasdarans (les forces de l’ordre islamiques en Iran) et la quasi-abolition des droits des femmes notamment par l’obligation de porter l’uniforme islamique (foulard, manteau et pantalon de couleur foncée). L’occupation de l’ambassade des Etats-Unis représente aussi, pour un grand nombre d’Iraniens vus à travers le regard de cette jeune adolescente la disparition des rêves d’obtention d’un visa vers le nouveau monde. La narratrice de 12 ans s’exprime ici avec une grande maturité mais aussi de la révolte. Elle nous permet de vivre les événements de l’intérieur de l’Iran, avec une certaine fraîcheur malgré la situation angoissante de millions d’Iraniens durant ces années de guerre avec l’Irak (rationnement des aliments, coupons d’essence et queues interminables pour les obtenir). C’est Marjane Satrapi jeune qui s’adresse à nous pour nous expliquer la situation parfois inimaginable de cette époque placée sous l’égide de Khomeini et que l’on pouvait résumer en une promesse de paradis pour les jeunes soldats de son âge qui se voyaient distribuer « La clef » avant de devenir de la chair à canons !.. Avec Persépolis 3, le lecteur suit l’histoire de la jeune fille devenue grande adolescente et son exode à Vienne. Seule en Europe, venue afin de pouvoir poursuivre ses études et s’éloigner de la situation de non-droit difficile en Iran, elle décrit la difficulté de trouver sa place. La confrontation avec l’intolérance religieuse est déjà loin et se voit remplacer par l’exil. La communication avec les jeunes Autrichiens de son âge qui fréquentent comme elle le lycée français de Vienne est une source de questionnement qui va jusqu’à la mise en cause de son identité : elle en arrive à nier être iranienne. Mais dans ce tome, elle continue à nous informer sur les événements en Iran et nous aide à les suivre de loin. Persépolis 4 exige une lecture différente de celle des trois premiers tomes. En effet, la narratrice est adulte et nous commente les événements de sa vie en Iran d’adulte à adulte. La voici de retour dans son pays désormais « sous foulard ». Dès son arrivée à l’aéroport de Téhéran, elle est accueillie par un message d’ordre moral : « Remets bien ton voile ma sœur ! ». Se réhabituer à remettre le foulard avant chaque sortie de la maison ! A travers le regard de ses amies d’apparence moderne, elle se retrouve confrontée à son identité « double » : iranienne en Europe et européenne en Iran. Dépression, thérapie, métamorphose, tous les efforts humains n’aideront pas la jeune étudiante en Beaux-Arts qu’elle est devenue à accepter de vivre avec l’injustice, la répression et les entraves à la liberté d’expression. Femme libre, elle décide de revenir en Europe mais cette fois-ci en France et de vivre sa vie en restant aussi intègre que possible. Persépolis, parce qu’il a été lu par plus d’un million de lecteurs et traduit dans plus de 20 langues en moins de 5 ans alors qu’il s’agit d’une œuvre autobiographique émanant d’un auteur inconnu jusqu’alors, pose question. Est-ce lié au style du texte, au choix du graphisme, à l’aura de l’auteur, au sujet du récit, au pays décrit, au contexte politique ? Iranienne naturalisée, je peux témoigner de l’immense plaisir que j’ai eu à lire ces quatre tomes. J’ai été émue aux larmes lors de la lecture du premier tome. Mon intérêt pour la lecture n’a pas faibli jusqu’à la fin du dernier tome que j’aurais souhaité voir se poursuivre. Bien sûr, les plus de deux millions d’Iraniens émigrés en raison de cette révolution que je qualifie de révolution volée ainsi que les millions d’Iraniens vivant au quotidien en Iran dans un climat économique, social et politique injuste, insupportable et répressif (pour la grande majorité des personnes), sont sensibles au témoignage de Marjane Satrapi. Elle montre en effet, à travers son autobiographie, une image humaine palpable effectivement non représentative de tous les Iraniens mais qui fait contraste avec les millions d’» infos flash » médiatiques ne concernant essentiellement que le
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gouvernement actuel (« un actuel » qui persiste depuis plus de 25 ans). Mais Marjane Satrapi commente aussi, à travers son autobiographie, les difficultés de la vie d’exil, d’intégration et d’acceptation complexe de l’identité pour les « double-nationaux ». Je me rappelle une phrase qui m’avait marquée : « Mais toi tu n’es pas comme les autres (étrangers), tu es plus française que la moyenne des Francais ». C’était en 1992 alors que j’étais jeune interne (25 ans) au Centre hospitalo-universitaire de Reims et qu’un collègue interne me faisait cette remarque quand je dénonçais le statut, à l’époque qualifié de « hors-droit-communautaire », des médecins étrangers en formation en France. Le vécu complexe des personnes « à cheval » entre deux pays et deux cultures est réel, imprégné de la culpabilité de devenir « un autre » et, paradoxalement, du sentiment de fierté qu’il y a à être transparente, à laisser transparaître la culture d’origine. En 2001, de retour en Iran, j’ai bien sûr vécu « le retour du foulard » et j’étais surtout un sujet d’étonnement pour ma famille, car médecin venant de France, je ne m’habillais pas « à la mode francaise » et je ne m’épilais pas « à l’iranienne » ! (voir Persepolis 4). A travers ses œuvres, y compris Broderies et Poulet aux prunes qui ont suivi la publication de Persépolis, Marjane Satrapi constitue une référence en sa qualité d’auteur de l’unique bande dessinée écrite par une Iranienne et surtout par le message qui se dégage de celle-ci. Ses oeuvres sont à recommander en lecture préalable à un voyage en Iran et pas seulement « physiquement ». La Perse, l’Iran restent un sujet d’intérêt pour les esprits curieux de l’histoire et de la géopolitique. Marjane Satrapi alimente par son autobiographie, qui demeure subjective, les sources de données existantes sur la vie et la politique en Iran durant ces dernières décennies. Mais elle pose aussi sur l’identité, l’exil et l’intégration des questions qui sont d’ordre universel. Le travail d’écriture, de mémoire et le graphisme des quatre tomes de Persépolis méritent certainement le succès obtenu par l’auteur. Les projets de Marjane Satrapi se poursuivent avec la sortie prochaine de Persépolis en un seul volume aux Editions l’Association et son adaptation au cinéma en 2007 par le distributeur Diaphana. Elle se lance aussi dans l’écriture du scénario de son prochain livre qui s’appellera La onzième lauréate. Le Festival international de Bande dessinée qui s’est tenu en juin 2006 à Haarlem (Pays-Bas) a nommé Marjane Satrapi avec Manu Larcenet et Christian Lax comme auteurs francophones dans la catégorie « Grand Prix du meilleur artiste international ». Notes 1 David B, L’Ascension du Haut Mal, Paris, Editions l’Association.
Référence(s) Persépolis Editions L’Association, Paris, volume 1 (2000), volume 2 (2001), volume 3 (2003) et volume 4 (2003) Pour citer cet article Référence électronique Charbanou Jochum-Maghsoudnia, « Marjane Satrapi Persépolis », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 18 mai 2009. URL : http:// droitcultures.revues.org/741
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Marjane Satrapi Persépolis
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Hervé Guillorel
Geneviève Koubi, Séverine KodjoGrandvaux Droit et colonisation
coll. « Droits, territoires, cultures » vol.7, Bruxelles, Bruylant, 2005, 423 p. ...............................................................................................................................................................................................................................................................................................
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Référence électronique Hervé Guillorel, « Geneviève Koubi, Séverine Kodjo-Grandvaux Droit et colonisation », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 18 mai 2009. URL : http:// droitcultures.revues.org/746 DOI : en cours d'attribution Éditeur : L'Harmattan http://droitcultures.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://droitcultures.revues.org/746 Document généré automatiquement le 29 octobre 2010. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. Tous droits réservés
Geneviève Koubi, Séverine Kodjo-Grandvaux Droit et colonisation
Hervé Guillorel
Geneviève Koubi, Séverine KodjoGrandvaux Droit et colonisation
coll. « Droits, territoires, cultures » vol.7, Bruxelles, Bruylant, 2005, 423 p. Pagination de l'édition papier : p. 281-284 1
Un spectre hante l’Europe : le spectre de la « question coloniale » (et au-delà de la « question nationale ») et de ses effets toujours actuels : les grandes puissances coloniales n’en finissent pas d’être confrontées à la relecture de l’histoire coloniale et aux séquelles de toutes sortes résultant des processus de colonisation et de décolonisation : c’est notamment le cas de la France qui a du mal à faire face à son passé colonial et qui semble même vouloir le valoriser, qu’il s’agisse de la loi sur le rôle positif de la présence française outre-mer ou de l’exhumation de la loi sur l’état d’urgence pour résoudre la question des banlieues ; il a aussi fallu attendre la loi de 2002 d’orientation et de programmation de la justice pour assister à la disparition du dernier Conseil du contentieux administratif, celui de Wallis-et-Futuna transformé en véritable tribunal administratif. Si la première question soulève de prime abord la question d’un passé colonial pris entre mémoire et histoire, les deux suivantes intéressent le juriste. Mais à y regarder de plus près, on peut sans problème montrer que dans l’idéologie qui sous-tendait l’affirmation du « rôle positif » du colonialisme français, il y a une place de choix réservée pour le droit, dans son acception générale et dans ses applications les plus concrètes. Le 28 juillet 1885, devant la Chambre des députés, Jules Ferry, « le Tonkinois » affirmait : « Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures », et plus loin, « Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures ». Ce à quoi, Georges Clemenceau répondra le 30 juillet suivant : « Non, il n’y a pas de droit des nations dites supérieures contre les nations inférieures…Ne parlons pas de droit, de devoir. La conquête que vous préconisez, c’est l’abus pur et simple de la force que donne la civilisation scientifique sur les civilisations rudimentaires pour s’approprier l’homme, le torturer, en extraire toute la force qui est en lui au profit du prétendu civilisateur. Ce n’est pas le droit, c’en est la négation. Parler à ce propos de civilisation, c’est joindre à la violence, l’hypocrisie ». Mais en théorie, le droit dont parle Jules Ferry n’impliquait pas forcément un droit spécifique aux colonies, un « droit colonial », car rien n’empêchait la République française de généraliser ses idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité aux hommes et aux femmes qui résidaient dans ses nouvelles acquisitions territoriales : il n’en a rien été et la France n’en a pas fini de payer ce fossé : il y a un « droit colonial » discriminatoire dès le départ : d’où l’intérêt de ce livre intitulé Droit et colonisation : il arrive au bon moment et permet au lecteur de mieux cerner les pratiques et les idéologies juridiques à l’œuvre dans les stratégies coloniales. Mieux, il ne se limite pas au seul domaine du droit, car il concerne également l’anthropologie, la science politique, la sociologie, la psychologie, car la « question coloniale » est un phénomène total. Cette perspective pluridisciplinaire est renforcée par la diversité des aires géographiques couvertes : Brésil, Algérie, Louisiane, Cameroun, Antilles. L’ensemble de ces contributions est parfaitement cadré par l’introduction et la conclusion de Geneviève Koubi qui a assuré la co-direction de l’ouvrage avec Séverine Kodjo-Grandvaux. Droit et cultures, 52 | 2006-2
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Il est toujours délicat de faire le compte rendu d’un ouvrage de ce type car on aimerait dire quelques mots de chacune des contributions, pour permettre au lecteur d’en savoir un peu plus. Nous avons préféré mettre en valeur les problématiques communes : il y a tout d’abord un problème de définition des concepts et des notions, à commencer par le terme même de « colonie » : en effet il y a en ce domaine un véritable flou ; la confrontation avec d’autres concepts permet d’affiner la démarche. Il en est ainsi du concept d’empire : en effet, l’expression consacrée d’ « empire colonial », cache à la fois les différences en fonction des métropoles (Angleterre, France, Portugal) et surtout, pour ce qui est de la France, cette expression pose un problème car les manières françaises d’administrer les colonies ne correspondent pas aux valeurs assimilationnistes qui ont pu sous-tendre le fonctionnement de l’Empire romain qui sert souvent de parangon aux autres types d’empire. En fait, le concept d’empire est lui-même très flou. Bien évidemment, ces incertitudes terminologiques et l’hétérogénéité des situations coloniales, dans le temps et dans l’espace, ne peuvent que rejaillir sur la notion de « droit colonial ». Et c’est là la question centrale de ce livre : la genèse, les fonctionnements et dysfonctionnements de ce droit colonial, ou mieux de ces droits coloniaux, et tout le jeu subtil des interactions réciproques entre ce droit colonial et le droit « métropolitain ». Comme le dit Séverine Kodjo-Grandvaux, « Les territoires coloniaux ont été le lieu d’une expérience empirique du droit selon les colonisations, les modèles juridiques métropolitains, les résistances rencontrées… Le colonisateur fait preuve davantage d’expérimentation que d’application stricte d’un schéma théorique rigide et préconçu. Le droit colonial s’élabore au fur et à mesure. Il ne se crée ni ne s’impose d’un bloc. Disparité et hétérogénéité semblent le caractériser et dénotent une discontinuité à l’intérieur même des empires coloniaux » (p. 76). Au-delà de ces questionnements, un fait s’impose : le caractère systématiquement discriminatoire du droit colonial, véritable droit « raciste ». Et cette discrimination qui viole en permanence les idéaux de la République Française concerne la totalité des pratiques sociales et notamment les pratiques juridiques et donc toutes les branches du droit sont concernées : droit civil, droit administratif, droit électoral, droit constitutionnel, droit pénal, droit foncier, droit de la famille, droit international, et même, dans le cas du Portugal puis du Brésil, un droit extrêmement précis régissant le port du vêtement et le port d’armes (avec la question de l’articulation entre statut social et couleur de la peau). Les « indigènes » de la République, pour reprendre la dénomination d’une association militante récemment constituée, ont le plus souvent été des sujets de droit de seconde zone. Et lors des confrontations violentes visant à mettre fin à l’exploitation coloniale, c’est encore le droit qui est mobilisé : comme le dit très bien Jacqueline Montain-Domenach, à propos de la situation algérienne, « le droit occupe une place fondamentale dans la mise en forme des objectifs du pouvoir, y compris pour couvrir des actions totalement contraire au droit » (p. 183). Il est intéressant de constater également que les colonies ont servi de terrains d’expérimentation à des pratiques juridiques et politiques nouvelles dont héritera la métropole, qu’il s’agisse de la loi du 3 avril 1955 qui, dans le contexte de la « guerre d’Algérie » instaure un régime juridique d’exception, qui sera appliqué plusieurs fois en Algérie et même en France métropolitaine ; cette loi sera utilisée trente ans plus tard pour d’autres « colonies » : NouvelleCalédonie, Wallis-et-Futuna et Polynésie française. On pourrait également montrer en quoi la loi du 3 octobre 1940 portant sur le statut des juifs s’inscrit dans la logique du droit colonial élaboré par la France, et notamment du Code de l’indigénat : dans les deux cas, c’est une violation totale du droit civil français, et plus généralement, des idéaux républicains censés être au fondement de notre démocratie. Enfin, dernier exemple, celui du droit administratif : deux chapitres abordent de manière frontale ou incidente cette question : Jean-François Boudet envisage l’expérimentation
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coloniale comme source réformatrice du droit administratif métropolitain ; de son côté, Mathieu Touzeil-Divina dans un article décapant intitulé « Eloka : sa colonie, son wharf, son mythe... mais pas de service public ? », se demande s’il n’est pas possible de mieux comprendre la jurisprudence Eloka en la rapportant au contexte colonial. Le caractère largement pour ne pas dire systématiquement discriminatoire du droit colonial ne pouvait pas ne pas avoir de conséquences sur l’intériorisation par les indigènes d’un sentiment de domination, de mise à l’écart, générateur d’un sentiment d’humiliation, analysé par Claudine Haroche. Et voici la psychologie, et la psychanalyse, mobilisées. Et c’est là l’intérêt de cet ouvrage : montrer que le caractère « totalitaire » des pratiques coloniales implique la mobilisation de l’ensemble des sciences humaines et sociales. Il en est ainsi de l’histoire mais aussi de la géographie, des sciences de l’éducation (problème de l’instruction), sans oublier l’anthropologie. On aurait aimé trouver un chapitre sur la manière dont les praticiens du droit qui officiaient dans les colonies étaient formés, en vue de mieux « comprendre » les caractéristiques tant sociologiques, juridiques ou religieuses des populations qu’ils devaient administrer. Il y a eu bien sûr la création de l’École coloniale créée en 1895 et devenue en 1934 l’École nationale de la France d’Outre-Mer (ENFOM) : n’oublions pas que des sommités comme Marcel Griaule, Henri Maspéro, Jacques Soustelle ou Georges Dresch y ont donné des enseignements. Les recherches menées sur le terrain par les anthropologues ont servi. On peut même penser que des écrits ont pu être rédigés spécialement dans le but de former les magistrats et plus généralement les divers agents de l’État colonial à une meilleure compréhension de leur environnement, à l’instar de ce Recueil de sociologie musulmane, édité dans les années 1950 par le commandement supérieur des troupes du Maroc et dont le but était « …d’orienter les cadres européens vers une étude, plus approfondie, des mœurs et des coutumes de nos ressortissants nord-africains dont le cœur ne reste jamais insensible à l’intérêt qu’on leur porte ». On rappellera au passage les travaux de l’historien américain William B. Cohen, et notamment son étude sur les administrateurs de la France d’outre-mer1. Autre thème qu’il serait intéressant de traiter : l’analyse de la constitution d’enseignements de droit colonial et du contenu des divers traités de droit ou de législation colonial(e), à travers les ouvrages de juristes comme Arthur Girault (1895), Pierre Dareste (1931) ou Paul Dislère (1885), sans oublier les ouvrages plus récents de droit d’outre-mer et de la coopération et bien sûr, l’incontournable Recueil Penant paru pour la première fois en 1891 sous le titre Tribune des colonies et des protectorats. Un livre donc à lire d’urgence pour mesurer les effets et les méfaits de la politique coloniale et pour mieux comprendre certains des enjeux actuels les plus brûlants de la société française, ce qu’un livre récent rappelle dans son titre : La fracture coloniale : la société française au prisme de l'héritage colonial2. A lire également le livre de Sidi Mohammed Barkat intituléLe corps d’exception. Les artifices du pouvoir colonial et la destruction de la vie3ainsi que celui d’Olivier Le Cour Grandmaison intitulé Coloniser, exterminer : sur la guerre et l’État colonial4. Notes 1 William B. Cohen, Empereurs sans sceptre, histoire des administrateurs de la France d’outre-mer et de l’École coloniale, Paris, Berger-Levrault, 1973 (1ère éd. en anglais en 1971). 2 Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire, (éds). Paris, La Découverte, 2005. 3 Paris, Éd. Amsterdam, 2005. 4 Paris, Fayard, 2005.
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Référence(s) Droit et colonisation coll. « Droits, territoires, cultures » vol.7, Bruxelles, Bruylant, 2005, 423 p. Pour citer cet article Référence électronique Hervé Guillorel, « Geneviève Koubi, Séverine Kodjo-Grandvaux Droit et colonisation », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 18 mai 2009. URL : http://droitcultures.revues.org/746
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Droit et cultures Numéro 52 (2006-2) Iran et Occident. Hommage à Kasra Vafadari
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Martine Grinberg Ecrire les coutumes. Les droits seigneuriaux en France
Le nœud gordien, PUF, Paris, 2006, 206 p. ...............................................................................................................................................................................................................................................................................................
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Martine Grinberg Ecrire les coutumes. Les droits seigneuriaux en France
Maïté Lesné-Ferret
Martine Grinberg Ecrire les coutumes. Les droits seigneuriaux en France Le nœud gordien, PUF, Paris, 2006, 206 p. Pagination de l'édition papier : p. 284-285 1
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L’auteur observe tout ce qu’a entraîné la mise par écrit des coutumes, toutes les interventions qui illustrent une clarification ou une modification de la pensée juridique. Les développements sont répartis en trois parties : après une description des droits seigneuriaux (p. 9 à 60), l’étude s’attache au travail d’interprétation mené par les juristes sur le droit coutumier, en particulier sur les droits féodaux – « Ecrire le droit. Le chantier des juristes » (p. 63 à 133) – et souligne le rapport de force entre les résistances seigneuriales et le pouvoir royal (p.137 à 182). Sur un plan pratique, l’ouvrage comporte les références de sources coutumières imprimées (p.189-192) ainsi qu’une riche bibliographie (p.192-197) et se termine par un glossaire de quelques usages rencontrés au fil de la lecture (p.199-200), un index onomastique (p. 201-202) et un index géographique (p. 203-204). L’enquête s’intéresse essentiellement aux droits coutumiers du Nord de la France, à partir de la mise en écrit des coutumes du royaume qu’impose l’ordonnance de Montils-lès-Tours (1454). Elle fourmille d’exemples pittoresques de droits « bizarres » ou « divertissements gothiques » recensés dans les coutumes lors de leur rédaction. Dans un texte très vivant, de nombreuses régions sont abordées, soulignant l’imagination sans limite des justiciables. L’étude recense tous les édits et actes royaux relatifs aux coutumes, en soulignant leurs succès ou leurs difficultés d’application ; elle a aussi tenu compte des procès-verbaux des assemblées réunies pour procéder à la rédaction ou à la réformation des coutumes. Les rédacteurs ont travaillé sur la langue, la formulation mais ne se sont pas limités à la forme ; ils se sont attaqués au contenu des usages. La rédaction des coutumes ne résout pas tous les problèmes, en particulier les questions relatives à la preuve : des usages non inscrits dans les registres peuvent être invoqués. L’opération a été propice à la modification des droits seigneuriaux, notamment les droits honorifiques, la forme de l’hommage. La mise par écrit modifie le rapport des sources du droit entre elles : en cas de silence de la coutume, où se situe la place de la jurisprudence ? L’écriture des coutumes s’accompagne d’une volonté de limiter les degrés de juridiction. La discussion sur le ressort des coutumes conduit à traiter les droits seigneuriaux comme une particularité juridique et renforce la territorialité des coutumes tandis qu’est favorisée une immixtion de la législation royale dans le domaine du droit privé. La réflexion sur la nature du droit coutumier écrit par rapport à la loi contribue à la construction du système juridique par les jurisconsultes des XVIIe et XVIIIe siècles. L’écrit renforce la force de la parole ; le passage de l’oral à l’écrit contribue à délimiter le champ du droit coutumier par rapport aux autres sources de droit. Les éditions de coutumes, encouragées par les progrès de l’imprimerie, favorisent la comparaison, le foisonnement des commentaires, l’interprétation. Les commentateurs du XVIIIe siècle représentent le vassal comme un débiteur, dans des contrats d’échanges, de réciprocité des services ; les formalités à remplir apparaissent identiques. L’ouvrage souligne l’importance de la portée politique de la rédaction des coutumes pour la monarchie.
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Martine Grinberg Ecrire les coutumes. Les droits seigneuriaux en France
Référence(s) Ecrire les coutumes. Les droits seigneuriaux en France Le nœud gordien, PUF, Paris, 2006, 206 p. Pour citer cet article Référence électronique Maïté Lesné-Ferret, « Martine Grinberg Ecrire les coutumes. Les droits seigneuriaux en France », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 18 mai 2009. URL : http://droitcultures.revues.org/749
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Jean-Pierre Poly
Le chemin des amours barbares, Genèse médiévale de la sexualité européenne ...............................................................................................................................................................................................................................................................................................
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Référence électronique Jean-Pierre Poly, « Le chemin des amours barbares, Genèse médiévale de la sexualité européenne », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 18 mai 2009. URL : http://droitcultures.revues.org/751 DOI : en cours d'attribution Éditeur : L'Harmattan http://droitcultures.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://droitcultures.revues.org/751 Document généré automatiquement le 28 octobre 2010. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. Tous droits réservés
Le chemin des amours barbares, Genèse médiévale de la sexualité européenne
Jean-Pierre Poly
Le chemin des amours barbares, Genèse médiévale de la sexualité européenne Pagination de l'édition papier : p. 241-242 1
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A lui seul, le titre mérite l’attention, plus qu’une formule enlevée suivie d’un sous-titre explicatif, il renvoie à la double image que nous nous faisons du Moyen Age dont nous sommes les héritiers : du chemin à la genèse, des amours (féminines au pluriel, n’oublions pas ce charme de la langue française) à la sexualité, des Barbares à l’Europe médiévale. Toute l’ambivalence du regard que l’on peut poser sur la question dont va traiter l’ouvrage est déjà perceptible. Amour(s ?) et sexualité, thème éternel, mais comme le fait justement remarquer l’auteur, particulièrement d’actualité et dont l’étude mérite d’être poursuivie. « Scruter le mouvement qui unit pulsion et culture, faire l’histoire des structures sociales qui encadrent la libido et des attitudes mentales qui l’orientent ». Aucun sociologue ne renierait ce plan d’étude pour notre société occidentale du début du troisième millénaire, société qui semble elle aussi, tout comme le fut celle du haut Moyen Age, tiraillée entre deux approches culturellement dissemblables de la sexualité, de son discours et de sa pratique. Toute réflexion sur notre présent gagnerait à se souvenir (ou découvrir) que la contemporanéité de références culturelles divergentes n’est pas propre à notre époque. Entamé avec Georges Duby, le projet est clairement exposé. « Dès le début de l’enquête, il était hors de question de réduire l’histoire de la sexualité médiévale à ce contraste facile entre une « préhistoire » bestiale et un avènement courtois marqué par la chasteté de couples exemplaires et la croissance de la population ». C’est cette ‘préhistoire bestiale’, le haut Moyen Age, qui va être l’époque étudiée ici. Elle a subi longtemps une image désobligeante et fausse « dans le panorama des amours médiévales, le début ne peut qu’être barbare, mi abrutissement, mi viol, Attila mourant d’ébriété la nuit de ses noces ». Mais la réalité n’était pas si brutalement simple, ni surtout si individualiste, les comportements humains s’insérant nécessairement dans un groupe, une parenté. « L’étude de la sexualité était dès lors inséparable de celle de la parenté, les constructions de celle-ci étant fondées sur les refoulement de celle-là ». Tout comme le titre de l’ouvrage, les titres des chapitres et des sections illustrent une pluralité de l’approche de la question : des reprises d’expressions symboliques à des formulations plus techniquement anthropologiques, on entrevoit déjà une première complexité volontaire du regard posé. L’auteur rappelle que le Moyen Age n’est pas univoque et que vouloir en écrire l’histoire, c’est se confronter à « une société foncièrement irrégulière et discontinue, conflictuelle » et que si d’autres ont déjà écrit brillamment sur la question, le présupposé de leurs études n’avait pas convaincu ni Georges Duby, ni son élève : « L’hypothèse brillamment formulée par Goody supposait un espace social homogène où une force cohérente et rationnelle manoeuvre à sa guise, au moins sur la longue durée. Georges Duby n’y croyait pas ». Le haut Moyen Age qui nous occupe est multiple, un Moyen Age « à deux vitesses » diraiton aujourd’hui. Et c’est le Moyen Age silencieux (comme on parlerait de « la majorité silencieuse ») qui retient toute notre attention. Ce point va obliger l’auteur à faire feu de tous bois, « désormais, non seulement de vastes secteurs de la pratique ou de l’imaginaire échappent à l’écrit et ne relèvent plus que de la parole et du geste ou au mieux de la marque et de l’idéogramme, mais ce qui reste des lettres est l’œuvre d’un groupe minoritaire, arc-bouté sur des idéaux et des attitudes mentales souvent fort éloignés de ceux qu’entretenait le reste de la population ». Des poésies scandinaves aux vitraux de la cathédrale de Chartres, des récits d’un ambassadeur de Bagdad sur les bords de la Volga aux découvertes archéologiques, tous Droit et cultures, 52 | 2006-2
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les indices d’une culture autre que celle transmise par les écrits latins sont mis à profit pour cette enquête. Qui dit enquête laisse penser au crime, a fortiori quand on a une formation d’histoire du droit ! Le droit sera un des outils de l’étude, « dans le champ normatif la pulsion sexuelle se révèle aux barrières édifiées pour la contenir, la canaliser, l’utiliser, aux brèches qu’elle se fraye ». Et l’auteur nous propose de faire usage comme élément de mesure de l’évolution de la situation d’une « triade des crimes sexuels » : l’inceste, l’adultère et l’homosexualité. Diversité des sources, multiplicité des grilles de lectures (de l’anthropologie à l’approche freudienne des récits de Guibert de Nogent, de l’analyse linguistique des légendes et récits fondateurs à l’étude stylistique des vitraux) et pluralité des interdits, en neuf chapitres cadencés, l’auteur nous fait approcher la complexité de ces siècles mal connus où les degrés d’une parenté pensée architecturalement par les Romains vont peu à peu laisser place aux ramifications des parentés « barbares » conçues comme des arbres et finalement donner naissance au lignage au sens médiéval du terme. En parallèle des constructions de parenté, l’auteur présente également la complexité de l’évolution de l’attitude mentale de la société et de l’Eglise à l’égard de l’homosexualité, prise comme une impureté (in-castus) spécifique. Chapitres que l’auteur nous propose d’aborder comme des étapes. Quoi de plus logique sur un chemin ? Des étapes dans tous les sens du terme. D’une part, des étapes entendues comme des pauses, des « arrêts sur image » que nous sommes conviés à marquer, selon le paysage, l’endroit et le moment. Nous sommes invités tout d’abord à nous remémorer les structures du système de parenté romano-chrétien, système patriarcal et endogame et qui devait beaucoup à la réalité de l’esclavage. Puis à nous attarder, (d’abord avec Tacite, observateur incontournable mais mal formé au « style fleuri et voilé » du monde germanique et ensuite à travers les contes scandinaves) avec les cousines et les oncles maternels du monde barbare et à comprendre comment une première époque endogame pour l’affermissement de la société clanique a été suivie par une époque d’exogamie, outil d’alliances indispensables. Ces alliances amènent l’auteur à tenter de mieux percevoir la répartition des rôles dans ces mariages barbares et à essayer d’observer le rapport de force entre hommes et femmes. Un pénitentiel occupera l’étape suivante ainsi qu’un récit fascinant d’un ambassadeur Bagdadi sur les bords de la Volga. Le Chemin prend toute sa dimension, il s’agit de vie et de mort tout autant que d’amour et de magie et les femmes ont le premier rôle dans ces rites païens que l’Eglise va combattre. C’est par ce biais que la diabolisation du paganisme allait entraîner l’éviction de la magie des femmes de l’espace public. Ce combat sera long et, encore par le prisme du pénitentiel de Burchard de Worms, on voit que les femmes restent longtemps des « païennes pratiquantes ». L’étape suivante nous présente le tournant carolingien du mariage, les compromis de l’Eglise avec le pouvoir et les réadaptations du discours à la réalité des épouses secondaires, des concubines puis des épouses de jeunesse et la véritable défaite des femmes que fut la perte de valeur de la parenté bilinéaire. Mais la mutation de la société médiévale n’était pas achevée et le féodalisme allait à son tour transformer les structures de la parenté et à l’ouest du Saint Empire Romain Germanique, « le lignage au sens médiéval du terme s’était mis en place ». Une solidarité lignagère s’installe où les unions extra-matrimoniales et les bâtards qui en découlent trouvent leur place. On approche peu à peu du Moyen Age dit classique, et la question de l’inceste et de l’extension de son interdit revient au premier plan et prend toute son ampleur politique. La dernière étape nous offre une rencontre avec le très attachant Guibert de Nogent. L’usage que fera l’Eglise des mutations de la fin de ce haut Moyen Age nous amènera finalement aux fantasmes, entre courtoisie et paillardise, qui caractériseront le Moyen Age dit classique. Et d’autre part, ces étapes peuvent s’envisager comme la distance peu à peu parcourue durant le haut Moyen Age qui va voir se réduire le « chemin » coutumier, époque durant laquelle
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« la ‘vieille coutume’ s’était réfugiée dans le paganisme domestique, plus dur à refouler » et « cette féminisation du paganisme allait de pair avec sa diabolisation » sans pour autant jamais totalement disparaître. Au-delà des histoires nationales, cet ouvrage tente une approche européenne culturelle de nos racines, et – de même que le diable se cache dans les détails – cherche dans les moindres anecdotes, dans les plus infimes modifications des copies des textes, les fragiles traces indélébiles d’un Moyen Age qui fut enchanté avant de se christianiser. On ne referme pas l’ouvrage avec l’esprit apaisé, les questions sont renouvelées sur ce haut Moyen Age que l’on dit barbare. Barbare, oui, dans la mesure où nous ne comprenons pas toujours ce qu’il exprime, mais nous en sommes à bien des égards les héritiers, les descendants et cette genèse, cet éclairage du chemin parcouru a le mérite de nous le rappeler. Nathalie Kálnoky Référence(s) Paris, Perrin, coll. « Pour l’histoire », 2003, 607 p. Pour citer cet article Référence électronique Jean-Pierre Poly, « Le chemin des amours barbares, Genèse médiévale de la sexualité européenne », Droit et cultures [En ligne], 52 | 2006-2, mis en ligne le 18 mai 2009. URL : http:// droitcultures.revues.org/751
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