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Préface du directeur de la Collection La Collection Monographique Rodopi en Littérature Française Contemporaine vise à offrir une série d’études critiques, concises et cependant à la fois élégantes et fondamentales, consacrée aux écrivain/e/s français/es d’aujourd’hui dont l’oeuvre témoigne d’une richesse imaginaire et d’une vérité profonde. La plupart des études, choisissant d’habitude d’embrasser la pleine gamme d’une oeuvre donnée, s’orienteront vers des auteur/e/s dont l’écriture semble exiger tout de suite le geste analytique et synthétique, que, je l’espère du moins, la Collection accomplira. Grande voix à la fois solitaire, indépendante, libre, et solidaire de ceux et celles qui savaient partager les complexités et les simplicités de sa vision, celle de Jean Giono nous a donné quelquesuns des chefs-d’œuvre de notre modernité : Colline (1929), Que ma joie demeure (1935), Un roi sans divertissement (1947), Le hussard sur le toit (1951). Œuvre qui ne cesse de se renouveler – « il faut lire tout Giono, dit Pierre Citron, comme il faut lire tout Balzac » pour en saisir la secrète et émouvante continuité –, celle de Giono n’est plus platement divisible en une manière pseudo-stendhalienne et une autre, qui la précéderait, idyllique, rustique. L’étude de Colette Trout et Derk Visser explore, avec clarté et sensibilité, à la fois la diversité, les multiplicités, thématiques et stylistiques, de l’œuvre de Giono, et cette unité, « profonde et ténébreuse », sans doute, mais lumineuse également, qui énergise lyrisme et ironie, extase et souffrance, toutes les ambiguïtés et mouvantes complexités de l’humain. Ce sont la conscience et la vigoureuse, singulière et élégante narration de ces tensions qui fondent cette inimitable originalité que cherche à creuser la présente étude. Michaël Bishop Nouvelle-Écosse, Canada janvier 2006
REMERCIEMENTS Nous tenons, en premier lieu, à remercier Michael Bishop, directeur de la collection, pour ses encouragements et ses suggestions pleines de finesse. Nous voulons, également, remercier le Faculty Development Committee d’Ursinus College pour son soutien. Ce livre n’aurait pu voir le jour sans l’aide technique et le dévouement de Paula Laholt, ainsi que les conseils de Joe Trump du département de Computing Services d’Ursinus College. A tous les deux, nous voulons exprimer notre profonde reconnaissance. Nous dédions ce livre à notre famille et nos amis provençaux et, en particulier, à la mémoire de Raton, Ancien Résistant.
Chapitre un GIONO ET SES VIES Je crois que les phrases nous trompent, car le langage nous impose plus de logique qu’il n’en est souvent dans la vie; et que le plus précieux de nous-mêmes est ce qui reste informulé. (Gide, Les Nouvelles Nourritures 255)
Les « deux Giono » La critique s’est souvent attachée à souligner une rupture dans l’œuvre de notre auteur selon l’optique de « deux Giono », optique qui sépare les romans d’avant 1939, consacrés à la description de la vie rurale, des romans d’après 1945, c’est-à-dire le « cycle d’Angelo » et les « chroniques ». Les gionistes, comme l’équipe qui a préparé ses Œuvres romanesques pour les Editions de la Pléiade sous la direction de Robert Ricatte (désormais « l’équipe Pléiade »)1, acceptent qu’il y ait sinon deux Giono différents, du moins deux « manières » qui se succèdent. Henri Godard et surtout Pierre Citron, auteur de la grande biographie de Giono, sont moins portés à faire une distinction catégorique. Convaincus que Giono restait fidèle à lui-même, ils parlent de la recherche d’un renouvellement, d’une évolution sous l’influence des expériences vécues de Giono, dont les indications se trouvent dans les carnets et le journal de l’écrivain2. Et dans la préface 1
Sur l’origine de l’équipe voir Pierre Citron, Giono. 1895-1970 (Paris : Seuil, 1990) : 552-3. 2 Jacques Viard parle d’un « Giono nouveau », mais les grands thèmes d’après 45 sont aussi ceux d’avant 39 quand Giono commençait déjà à se détourner de ses livres « paysans » : voir Jacques Viard, « Révolution et tragédie dans les Chroniques romanesques » dans Alan J. Clayton, Jean Giono. Vol.1 (Paris : Lettres Modernes, 1974) : 107-144. Robert Ricatte examine la question des « deux Giono » dans l’« I ntroduction générale » des Œuvres romanesques complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Tomes I-VI (Paris : Gallimard, 1971-1983; désormais : tome, page); cf. Citron, Giono 572-5. Henri Godard suggère qu’il y en a « bien plus de deux » dans D’un Giono l’autre (Paris : Gallimard, l995) : 12. Voir encore Jean-François Durand, Les Métamorphoses de l’artiste : l’esthétique de Jean Giono (Paris : PUP, 2000). Le Journal de Giono pour les années avant 40 et 1943-44 est publié sous la direction de
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Jean Giono
aux Actes du colloque du Centenaire de Giono (1995) on lit « que, sans solution de continuité, les œuvres de Giono s’entretiennent du commencement à la fin et que celles d’après la guerre continuent celles d’avant avec des moyens renouvelés mais pas foncièrement différents »3. Et Henri Fluchère, qui se disait, dans une oraison peu après la mort de Giono en l970, l’ami « de plus d’un demi-siècle », de proposer : Ce qui va changer, à partir d’une certaine date mal arrêtée [...] ce ne sera pas tellement les structures formelles, les moyens d’expression, la technique grammaticale de l’écrivain, que son attitude en face de sa matière, de ses personnages, de son récit, et, en dernière analyse, de l’écrivain vis-à-vis de lui-même [...] Il tient ses sensations en laisse, en réserve […]4.
C’est donc dans sa vie d’écrivain et surtout à travers « le mythe autobiographique » que Giono construisait au fil des années, que nous trouvons peut-être le développement le plus marqué : Giono, l’apprenti anxieux d’être publié et reconnu; l’artisan engagé ou le pacifiste de gauche après Colline, et, avec Le Hussard sur le toit, le maître. La question de « deux Giono », une fois posée, peut mener à une problématique qui éloigne les lecteurs de l’œuvre romanesque pour les plonger dans la biographie de l’écrivain qui fut aussi auteur d’essais dont plusieurs prêchent l’action politique. Ce serait l’échec de ses théories, et un désillusionnement, qui aurait produit le Giono d’après 45, l’auteur des sombres chroniques comme Un Roi sans divertissement et Le Moulin de Pologne. Toutefois, séparer l’œuvre romanesque des essais et des écrits polémiques ne nous paraît pas la meilleure méthode pour analyser l’œuvre de Giono. Au contraire, ses carnets et son journal – les notes de l’équipe Pléiade en donnent de nombreux exemples – montrent comment les projets de romans sont parfois intimement liés Pierre Citron dans la Pléiade : Giono. Journal, Poèmes, Essais (Paris : Gallimard, l995. Désormais Journal). 3 Pierre Citron, Préface à Giono romancier, Actes du IVe Colloque International (Aix-en-Provence : P.U.P., 1999, 2 vols) : I, 9. 4 Henri Fluchère, Hommage à Jean Giono (Conférence tenue 11-12-71 à Manosque (Rotary Club, Manosque, 1971) : 11-12 .
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aux autres écrits. C’est que l’auteur s’adresse dans ceux-ci aux problèmes du social actuel et que le poète les enlève de l’immédiat pour leur donner une valeur universelle. C’est ainsi que l’on peut apprécier la parenté entre son Journal de 1936-9, ses Ecrits pacifistes, la composition de Batailles et les projets pour Deux Cavaliers de l’orage ou encore ses remarques rancunières sur les communistes (qu’il visait déjà avant 39) des années 1946-9 et les intrigues du Bonheur fou. Comme a écrit Maurice Chevaly, jeune ami de Giono pendant les années 30, « peu d’écrivains se sont autant racontés que Giono »5. Et ceci non seulement dans ses romans mais, surtout après 1950, dans un grand nombre d’interviews avec des journalistes, professeurs et biographes. On peut y ajouter la « confession » de Giono dans Noé : « Quoi qu’on fasse, c’est toujours le portrait de l’artiste par lui-même qu’on fait » (III, 644). Et dans sa « Notice générale » au « cycle d’Angelo », Citron suggère qu’Angelo, comme le Saint-Jean de Batailles et d’autres héros sont de « larges transpositions » de la vie de l’auteur. Giono avait l’intention de publier son journal, commencé en 1935, pour compléter son autobiographie dont Jean le Bleu (1932) serait la première partie (II, 1200-02). Il y ajoutait d’autres détails au fil des années, par exemple dans nombre de ses préfaces 6 . Parmi ses entretiens les plus importants sont ceux avec les membres individuels de l’équipe Pléiade qui, ayant étudié ses œuvres et carnets de travail ainsi que les entretiens antérieurs, lui ont posé des questions spécifiques et souvent personnelles. Ces questions servaient plus à démystifier l’histoire de chaque œuvre qu’à corriger la biographie construite par Giono. Leurs travaux sont d’une merveille de précision ainsi qu’un véritable trésor pour le chercheur, bien que souvent un peu trop riche de détails, par exemple sur les libertés prises par l’auteur
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Maurice Chevaly, Giono à Manosque ([Nice] : Le Temps parallèle, 1986) : 51. Sur ses projets autobiographiques voir II, 1201-3 et III, 1161-2. Parmi les préfaces « autobiographiques » celle aux Pages choisies de Virgile est la plus importante; il n’est pas toujours facile de séparer Giono du sujet d’une préface. Et il se fait figurer dans beaucoup de ses essais et romans comme par exemple dans le personnage de Léonce du Moulin de Pologne (Giono 438-9). 6
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Jean Giono
avec la géographie7. Après la mort de son père, Aline Giono répondait à leurs questions et de temps à temps résistait aux demandes de documents : « [l’équipe] fouille dans la vie de papa comme des stercoraires dans un bousier. Je leur soustrais autant de choses que je peux mais parfois je n’y suffis pas » (nous soulignons)8. La richesse des travaux de l’équipe a bien facilité notre étude. Les membres de l’équipe montrent souvent qu’il y a des contradictions, issues soit de lapsus de mémoire de Giono ou de ses fabulations; ils les excusent avec bienveillance, sans doute par sentiment d’amitié autant que pour retenir la coopération de la famille de Giono 9 . Leurs conclusions se trouvent dans les « Notices » qui accompagnent les romans à la fin de chaque tome. Et même en parlant à Ricatte et Citron, Giono n’abandonnait pas le mythe autobiographique dont le commencement date au moins du temps de Colline (l928). Dans le « Préambule » à sa biographie de Giono, Citron s’excuse avec une phrase assez gentille : « Pardonne-moi, Jean, de te contredire si fréquemment [...] ce n’est pas par manque de compréhension, et je prends tes inventions avec ce sourire complice que tu avais souvent au moment où tu les faisais naître » (13-14). Phrase qu’on trouve à peu près semblable déjà dans sa « Notice générale » du « cycle d’Angelo » ou « du Hussard » (IV, 1116). Citron donne plusieurs précisions dans son chapitre « L’expansion » (Giono 144-154) et d’autres se trouvent à leur place chronologique. Citron se dévoile comme un biographe plein de bonne volonté. Maurice Chevaly publiait ses souvenirs après l’achèvement des travaux de l’équipe Pléiade. Il nous avertit de « cette volonté [de Giono] d’embellir la réalité, ce goût un peu sournois pour le déguisement, le suggéré, l’allusif et le non-dit [qu’il] mettait en pratique dans la vie courante ». Giono était « doté d’un prodigieux pouvoir de dissimulation » et lui aussi excuse les « activités ludiques » 7
L’amateur de Giono peut se servir maintenant d’un livre agréable sur les endroits réels ou imaginés par l’auteur : D.L. Brun et J.C.Prat, La Haute Provence avec les yeux de Jean Giono (Grenoble : Didier Richard, 1995). 8 Cité par Pierre Magnan, Pour saluer Giono (Paris : Denoël, 1990) : 171-2. 9 Au moins un membre de l’équipe Pléiade, Luce Ricatte, s’élève contre ceux qui ont souligné les ressemblances entre Grands Chemins et Of Mice and Men de John Steinbeck : ces critiques sont « sans bienveillance » (V, 1159).
Chapitre un : Giono et ses vies
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de Giono (70). Magnan, en 1990, est encore plus généreux : il pardonne à Giono de ne pas l’avoir aidé à échapper au service obligatoire pendant la guerre en l942 (ce que Giono avait promis le jour avant que Magnan doive se présenter) : « Giono avait avec la réalité une certaine difficulté d’élocution » (144). Et Lucien Jacques, en vrai ami, avait déjà exprimé des réserves au sujet des fabrications qu’il avait lues dans la préface de Naissance de l’Odyssée (1930)10. Du « mythe autobiographique » sort un Giono dont l’œuvre s’est développée au fur et à mesure dès ses premiers succès. S’il y avait « un tournant », Giono lui-même le veut au temps de Batailles dans la montagne; donc déjà en l937 il dévalorise ses livres antérieurs, par exemple dans les Entretiens Taos-Amrouche, tout comme s’il ne veut être que l’écrivain des « Chroniques » et du cycle d’Angelo 11 . En même temps il insiste sur une longue tradition pour ses œuvres d’après 194512. Cette déclaration est certainement vraie pour Deux Cavaliers de l’orage qu’il commence à préparer en l938 et qui ne reçoit sa rédaction finale qu’en l965 (quand il maintient l’avoir rédigé en l950 : en alternance avec Le Hussard : « J’avais volontairement choisi deux techniques et deux écritures très différentes » [VI, 906]). Giono essayait aussi de placer sa conception d’Angelo en l934 et maintenait même qu’il avait écrit « déjà le premier texte du Hussard » (T.-A. 161). Cette date est rejetée par Citron dans sa « Notice générale » du cycle d’Angelo (IV, 1113-1115), mais Magnan se souvient qu’en 1937 Giono essayait sur nous [...] quelque fragment du choléra qu’il inventerait douze ans plus tard »; ce qui probablement ne veut pas dire que Giono jouait déjà au temps du Contadour avec un projet définitif
10 Lettre du 4-12-1930. Voir Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques, 2 tomes (désormais : G.-J.), sous la direction de Pierre Citron (Paris : Gallimard, l981-1983) : II, 56. Voir aussi 66-72 où Jacques fait allusion « aux certaines imprudences » de Giono. 11 Jean Giono, Entretiens avec Jean Amrouche et Taos Amrouche, (désormais : T.-A..) sous la direction d’Henri Godard, (Paris : Gallimard, 1990) : 161. Sur la valeur de ces entretiens comme « document » voir Citron, Giono 468; nous nous en servons avec le caveat de Citron. 12 Claudine Chonez, Giono par lui-même (Paris : Seuil, 1955):61. Voir aussi Chevaly, 284.
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pour Le Hussard 13 . Parlant avec Claudine Chonez (qui elle aussi souligne l’aspect contradictoire des déclarations de Giono), il disait qu’il avait déjà au temps de Colline (1928) une liste de soixante livres qu’il dit avoir écrits depuis cette date (107). Cette liste pourrait être expliquée par un souvenir de jeunesse qu’il raconte dans les entretiens Taos-Amrouche de 1953 où il mentionne cette « liste » aussi. Enfant, a mère le laissait seul les dimanches soirs dans sa boutique avec des catalogues des grands magasins. Il y coupait des images dont il fabriquait dans sa tête « des rêves d’enfant [...] des contes personnels que je me racontais [et] tous les livres que j’écris maintenant » (T.-A. 108,111-112). Paradoxalement le Giono des Entretiens et d’autres interviews, tout en insistant sur une conception pré-39 de ses livres post-45 a aussi valorisé la thèse des « deux Giono ». Mais Godard croit que cette insistance ne servait qu’à souligner la faillite de l’esprit du Contadour que Giono avait exprimé dans ses romans lyriques d’avant 39 (T.-A. 17). Tenant compte du « Giono malin » de Chevaly, nous suggérons que dans tous ses entretiens, Giono s’amusait à faire égarer la bande de journalistes dans les montagnes de leur propre imagination14. Il reste toujours dans la mythologie gionesque le fils d’un artisan cordonnier, qui se disait « désespéré » de voir sa famille sans son soutien (voir plus bas); ainsi ne pourrait-on pas concevoir qu’il fût entré – et au moment où il venait de publier Les Grands Chemins avec son Artiste tricheur – dans un jeu pour faire marcher « l’échoppe Giono écrivain »? Quel divertissement de nous voir tous à la recherche du fil d’Ariane!
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Pierre Magnan, Les Promenades de Jean Giono (Paris : Editions du Chêne, 1994) : 104-5. Aussi Lucette Heller-Goldenberg, Contadour. 1935-1939, (Nice : Les Belles Lettres, l972) : 218. Le contexte du choléra et le cycle d’Angelo a été analysé récemment par André-Alain Morello, « Une Italie des livres : Giono et Manzoni », dans Jean Giono. Le Sud imaginaire, sous la direction de Jean-François Durand (Aix en Provence : Edisud, 2003) : 171-186. 14 Allusion à un conte de Giono enfant qui menait une bande de camarades dans les collines pour chercher des champignons : ils mouraient après en avoir mangé des vénéneux (voir plus bas).
Chapitre un : Giono et ses vies
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Le Mythe autobiographique Nous relèverons ici deux aspects du mythe autobiographique qui, selon nous, n’ont pas reçu l’examen qu’ils méritent. Ce sont d’une part la pauvreté de ses parents (dont Giono parfois se vante) et d’autre part son érudition d’« autodidacte » qui en est le résultat parce qu’il avait dû quitter l’école avant de finir ses études, son père ayant subi une crise cardiaque. Notons à ce propos que dans Pour saluer Melville (1941) Giono cite le fait que Melville devait abandonner ses études à cause de la mort de son père et qu’il entrait dans une banque. D’autres coïncidences, comme la religiosité des mères de Melville et de Giono ainsi qu’un voyage inventé vers l’inconnu pour lequel les cinq livres de Melville remplacent les cinq francs que le père donnait au petit Giono pour faire son premier voyage, sont frappantes (III, 7-8 et 23). Il nous semble que Giono ne regrettait pas de quitter le lycée : ses études ne l’inspiraient plus et il y était sans amis pour partager ses intérêts. Dans sa préface à Virgile, écrite en l943, il se dit avoir été timide (III, 1045). Il partait dans les collines pour lire le poète latin en édition Garnier15. Seul son ami Louis David avait les mêmes goûts que Giono (II, 1222). D’ailleurs, dans Jean le Bleu, Giono peint une enfance assez solitaire d’un garçon toujours accompagné par des adultes. On a déjà vu le petit Jean laissé seul et qui s’amusait en inventant des histoires à partir d’illustrations coupées dans des catalogues. Dans une des histoires le petit Jean le Bleu est devenu chef d’une bande de copains qu’il amène dans les collines chercher des champignons. Ces derniers mouraient empoisonnés (III, 1159 et notre note 14). Peut-être est-on ici devant le Giono de Chevaly qui aimait se moquer de lui-même (46). Mais n’est-ce pas aussi un souvenir rancunier d’un garçon solitaire? Dans les années 1960 Giono racontait que son père cordonnier gagnait dix-huit francs par semaine, sa mère repasseuse douze francs et « moi quand je commençais à travailler, quatre francs » (on verra ces chiffres changer!). « Nous n’avons jamais été aussi heureux ». Pourtant, son père était pauvre et « nous n’avions jamais trois cents francs d’avance » pour une maladie inattendue 15
Et là aussi il fabule : à la question de Pierre de Boisdeffre « Votre œuvre aurait-elle pris le même cours si vous n’aviez pas lu Virgile? » Giono répond : « Certainement oui; j’ai lu Virgile très tard ». Pierre de Boisdeffre, Giono (Paris: Gallimard, 1965) : 226.
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(Terrasses 35-6). Malgré ce, avec ces « maigres » ressources le père aidait les gens qui s’adressaient à lui, disant même à sa femme – gardienne des cordons de la bourse – qu’il avait besoin de sous pour aller au café. C’était le cas avec un visiteur mystérieux que son père cachait et dont Jean le Bleu donne l’impression qu’il est un carbonaro moderne. De cette mère un peu près de ses sous, Giono parle dans ses carnets pour Moulin; il l’a projetée comme un modèle pour Léonce (V, 1234-5). Toutefois celle-ci emmenait son fils plusieurs fois en pèlerinage à Oraison et en vacances près de Gap en 1905. Son père l’emmenait à Marseille pour voir le Président de la République et les feux d’artifice; Jean fut logé à Corbières pendant un été pour sa santé; ses parents pauvres prêtaient du capital au frère de sa mère pour établir une imprimerie et en l924 – plusieurs années après qu’elle avait fermé son atelier de repassage – sa mère pouvait encore offrir un piano, « un authentique Pleyel », à sa belle-fille (T.-A. 96), peut-être de ce qu’il restait de l’héritage de neuf mille francs que son mari avait reçu « vers 1912 » Sylvie Giono se souvenait de cet héritage en 1994 lorsqu’elle parlait des oliviers de la famille : son grand-père l’aurait reçu « vers 1910-1912 »16. Sur l’emprunt pour l’imprimerie, Giono a fait d’autres remarques : le 13-11-43 il écrit que ses parents avaient donné « toutes leurs économies en l909 – 4000 F je crois et ils s’étaient endettés de 7 ou 8000 je crois » (Journal, 358). La date donnée par Sylvie est assez intéressante parce que les neuf mille francs auraient suffi à sortir la famille de la pauvreté que Giono citait pour abandonner ses études à la fin de 1911. Et encore il y avait la « petite ferme de Parlerne » qui appartenait aux oncles de la mère de Giono et qu’on allait vendre vers 1892 (III, 1070). Puis il y a ce fameux voyage que le père offrait à son fils écolier pour lequel il lui donnait cinq francs pour « me sortir des jupes de ma mère, comme il disait ». Sur ce voyage Chevaly a ses doutes et ajoute que l’histoire fut embellie à chaque reprise et qu’à ce temps-là, cinq sous auraient suffi (44-5), tout comme les quelques sous qui suffiront à l’anarchiste dans Jean le Bleu pour gagner la Suisse. Par ailleurs, la mère de Giono employait plusieurs jeunes filles et le père prenait des apprentis; on voit le père avec deux ouvriers sur une photo 16 Sylvie Giono, La Provence gourmande de Jean Giono (Paris : Albin Michel, 1994) : 88.
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dans le livre de Sylvie Giono déjà cité (89) et d’autres dans l’Album Giono (voir notre bibliographie). D’après le « mythe », l’étudiant de lycée abandonnait ses études en 1911 parce que son père eut de graves problèmes de santé. Giono entrait à la banque comme chasseur. Il gagnait seize francs par mois dont il en donnait dix à sa mère. Des autres six il achetait des auteurs classiques qu’il commandait de chez Garnier à Paris. Ils coûtaient 0.95 francs tandis qu’un auteur moderne se vendait pour 3.50 francs. Dans une version de 1943, sa mère gagnait (en 1911) trente à quarante francs par semaine et vingt à vingt-cinq francs « pendant la morte saison ». Son père à peu près autant. Jean gagnait trente francs par mois. Il les rendait tous à sa mère et « la maison où il pleuvait fut sauvée » (III, 1042). Une belle image, mais on croit entendre le Giono de l943 ironisant17. Il dit encore que sa mère lui donnait deux francs chaque dimanche. Vers 1930, dans « Présentation de Pan », c’était « cinq francs par semaine » et apparemment quand il était toujours au lycée (I, 757). Mais 1913 reste dans le souvenir de Giono. Dans la préface pour une nouvelle édition de Naissance (1960), il raconte combien il fut pauvre après sa démobilisation : « J’avais heureusement quelques livres du temps de ma splendeur, c’est-à-dire de 1913, du temps que j’habitais Manosque [...] (mon père d’ailleurs en train de mourir) [...] » (I, 845). Dans une note pour identifier le bastidon que Giono avait toujours en l924, Citron écrit : « bastidon acheté vers 1908 ou 1910 par le père », ce qui situerait l’héritage encore plus avant la crise de santé en l911, (G.-J. I, 87, n.1). Citron, a-t-il cité de mémoire? Et, toujours selon Giono (1941), le bastidon était bien grand : son père y plantait « quatre marronniers, deux tilleuls, vingt cerisiers, cent plants de vignes » (Récits 704) et en 1913 le père s’occupait de la construction d’un puits dans le jardin de « son bastidon » (T.-A. 96-7). L’autobiographe Giono est assez insouciant des variantes souvent 17
L’image de sa chambre de travail: « froide », « sombre », « sous le grenier », et qu’il peint dans Noé, évoque cette maison de l’enfance de Jean le Bleu (III, 723). La pluie figure encore dans un article de journal (1963) : « il pleuvait sur tous les lits », Terrasses 51. Déjà en 1923 la même pluie fut empêchée « de couler dans nos chambres » par des baquets placés sous les fentes par le père : voir « Les Images d’un jour de pluie », Récits 873. Cette maison, maintenant toute retapée et pourvue d’une plaque commémorative, abrite une boutique de souliers « à la mode »!
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Jean Giono
contradictoires de ses souvenirs et l’équipe Pléiade a accepté l’image de sa jeunesse pauvre. Quand, en l929, André Gide arrivait à l’improviste chez Giono il devait attendre le retour de celui-ci. Sa mère allait le chercher à la banque. D’après Giono, Gide se serait étonné qu’aucun de ses livres ne fût parmi la collection de Giono, qui expliquait qu’il était trop pauvre pour acheter des Gide qui coûtaient cinq francs18. En réalité, en 1929 Giono n’était point pauvre. Il avait fait carrière et exerçait un poste de confiance. Ses voyages de vacances depuis son mariage en font preuve. Et il achetait des livres, par exemple, une édition de l’Ulysse de Victor Bérard à cent cinquante francs, le Feuilles d’herbe de Walt Whitman ainsi que des Claudel (I, 828-9). D’ailleurs, il achetait beaucoup de livres de toutes sortes et il parle de ses achats dans ses lettres à Lucien Jacques. D’après une lettre du 28-3-25, il en achetait même tant qu’il lui fallait remettre l’achat d’une machine à écrire. La plupart de ses biographes ont accepté l’anecdote sans chercher à expliquer la présence des Claudel que Gide a dû noter, ni celle de Si le grain ne meurt que Giono appelait « un délice » dans une lettre à Jacques du 4-4-27. Les lectures de Giono étaient déjà et continuaient à être considérables. S’il ne sera jamais un penseur profond, il est un homme de grande érudition19. Pourtant Giono se veut autodidacte et, ajoute Chevaly, il était « fier de l’être » (46). Déjà en 1971, Luce Ricatte l’avait dit « semi-autodidacte » (I, 934). Si autodidacte veut dire « sans formation universitaire » ou « sans avoir passé le bac », soit. Mais qu’importe, l’érudition générale ne s’acquiert guère à l’université et il nous semble que ses années de lycée (qu’il interrompait juste avant le bac) lui avaient donné les outils de base : « Du moins », écrit Chevaly, « l’école lui apprit à apprendre et forma son jugement, sa réflexion. C’est l’essentiel » (47-8). En tout cas pour Giono, selon nous, être 18
Cette fameuse anecdote n’a pas intéressé le biographe Citron qui relève une version plus charmante de cette visite : Gide lisait un passage qu’il trouvait très beau d’un livre sans être conscient que c’était un des siens (Giono 593, n.106). 19 Erudition qui a laissé bien des traces dans l’œuvre de Giono, voir par ex. l’appareil critique pour Le Moulin de Pologne (V, 1193-1402) : l’Orestie (1215); Montesquieu (1237); Gogol (1221); les poésies de W.H. Auden et T.S. Eliot (1214); le film Viva Zapata, (1952) sur Pancho Villa (1257); la musique de Bach (1365); l’Arabia deserta de Ch. Doughty (1365).
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autodidacte signifiait surtout ne pas être Gide ou Mauriac, ni être « de Paris ». Et cela lui permettait de se voir comme le poète du peuple20, même si le peuple, n’ayant pas lu les « classiques Garnier » après cinq ans de lycée, n’aurait pas pu se servir d’un vocabulaire aussi recherché. Le Père glorieux L’image de sa jeunesse pauvre va de pair avec l’image de petit-fils de carbonaro, le révolutionnaire de 1831 qui nourrissait l’idéologie anarchiste et pacifiste de Giono. Cette image se fondait avec celle du père artisan. Giono raconte ses premiers souvenirs dans Jean le Bleu dont un des titres projetés était « Mon père ce héros » (II, 1200). Notons aussi l’absence presque totale de la mère dans la plupart des souvenirs écrits, absence signalée par l’équipe Pléiade (II, 1201-05; III, 1586). Mais elle sera présente dans Mort d’un personnage (la Pauline du Hussard vieillie), roman rédigé au temps du trépas de sa mère, une Pauline elle aussi. Citron reproduit une notice autobiographique que le fils envoyait à un correspondant russe, dans laquelle il dit qu’il reconnaît son père artisan dans les personnages de Gorki (Giono 232-234). Cette image fut renforcée par la lecture avide de Giono des grands auteurs, Proudhon (voir notre chapitre deux), Bakounine, ainsi que des historiens italiens du XIXe siècle dont on trouve les traces dans les « Notices » pour le cycle du Hussard de l’équipe Pléiade. Questionné par Robert Ricatte sur ce sujet, il admettait ne plus être clair sur ce qu’étaient les idées de son père et celles qu’il avait mises dans sa bouche (IV, 1111-1721). Giono l’appelle un « anarchiste à l’état naïf [et surtout] pur » qui, selon une cousine, « avait des idées très à gauche » (II, 1227, n.1). En tout cas pas un anarchiste instruit : 20 Sur la conception de la poésie comme la seule voix authentique du peuple, voir Jean-Marie Gleize et Anne Roche, « Roman, poésie, peuple : Situation du lexique gionien dans les années trente », Jacques Chabot, Giono aujourd’hui (Aix-en-Provence : Edisud, 1982) : 11-30 et notre chapitre deux. Notons que Jean Guéhenno, écrivain de gauche et défenseur du peuple spolié par les capitalistes – peuple représenté dans son livre Caliban parle (1928) – était, comme son ami Giono, fils d’un cordonnier artisan (mais qui a dû devenir ouvrier dans une usine). Pour commencer il était un vrai autodidacte : il préparait seul son bac après avoir quitté l’école à quinze ans, voir Jean Giono – Jean Guéhenno. Correspondance 1928-1969, sous la direction de Pierre Citron (Paris :Seghers, 1991):8.
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Bakounine et les autres, « mon père n’aimait pas ça ». Dans Jean le Bleu il y a un anarchiste échappé et caché par le père de Giono qui parle des auteurs anarchistes et qui par ailleurs ne croit plus à la mutualité proudhonienne (II, 29-33). Le père dit à son fils que cet homme a vu la révolution prochaine en images de l’Apocalypse; il a « l’esprit de justice ». Son père aimait plutôt Jocelyn : il « a beaucoup aimé la poésie de Lamartine » (1228) et il avait la Bible ouverte sur sa table de travail, bien que « pas du tout [en] homme religieux » (1229). En réponse à une autre question sur les remarques un peu amères que Giono avait mises dans la bouche paternelle au temps de sa mort en 1920, Giono se corrigeait encore. C’était en 1913, quand son père avait eu une syncope et pensait que sa famille serait laissée dans le besoin; il « a dû avoir beaucoup d’amertume » mais il se sentait plutôt bien au temps de sa mort. Dans une note, Ricatte suggère que Giono se trompait sur la date de 1913 : c’est en 1911 que le père eut cette crise de santé et 1911 est bien l’an du « mythe autobiographique » quand Giono censément abandonnait ses études parce qu’il voyait que son père aurait des difficultés à pourvoir aux besoins de sa famille (1230, n.1). L’image de la loyauté envers son père, Giono l’élabore dans sa préface aux Pages de Virgile 21. Racontant sa découverte du poète, Giono retourne à la pauvreté du chasseur de banque et au père malade. Le fils, très bouleversé par l’attaque soufferte par le père, veut se faire apprenti cordonnier. Le père refuse et veut qu’il continue ses études : il sait qu’il ne va pas mourir. En fait, le père se remet et, en lisant des essais utopiques, est content à l’idée qu’il verra « l’aube » du monde nouveau (III, 1040). L’acte de loyauté est donc la « pierre angulaire » du portrait de son père que Giono composait au fil des années : artisan honnête et généreux , portant un grand amour à son fils; la pauvreté le rendait désespéré après son attaque, voyant « son fils jeune » (dans la version 1913 quand le fils était déjà établi à la banque) et « sa mère faible » (mais qui allait survivre trente ans à son mari). Il est frappant que Giono décrira en l937 la mort du père, survenue en 1920, dans une méditation qui porte le même titre que le livre, « Les Vraies 21 Publiées en l947 (Paris : Coréa); mais écrites pendant l’hiver 1943-44; la « Préface » dans III, 1029-1068. Voir aussi « Le Grand théâtre » (III, 1069-1087).
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richesses » 22 , comme s’il devait ses pensées pleines d’espoir des années 30 à son père. Ce père est aussi un artisan menacé par la révolution industrielle qui venait de faire son apparition près de Manosque avant 1910 avec les ouvriers prolétaires de Ste Tulle. C’est un artisan anarchiste par son indépendance indomptable dont le fils était fier et sur lequel il se modelait. Le père était pacifiste et composait « des petites chansons » contre la guerre de 1914 (II, 1218, n.2). Ce portrait du père est également une « pierre angulaire » de l’imaginaire du fils qui se veut toujours indépendant de tout mouvement idéologique et de nombreuses obligations, que ce soient des engagements volontaires ou des résultats de ses besoins matériels. Il nous paraît que le père anarchiste, construit par les lectures de son fils, incarne un des principes de base qui dirige la vie simple des paysans et bergers de Giono. Ceux-ci représentent le monde dont la fin est annoncée par les manifestations de l’industrialisation : cette « fin du monde » hante la pensée de l’écrivain. Ce principe est moins flagrant dans les récits et « chroniques » d’après 45, sauf dans Le Déserteur et L’Iris de Suse où il est proéminent, que dans ses premiers romans comme Colline, Un de Baumugnes et Regain. Toutefois, on le retrouve même dans Le Grand Troupeau que l’auteur dit avoir écrit pour rompre avec ces « histoires semblables » [à Colline, etc.] (I, 992)23. Giono impose l’image de l’artisan idéal – celle du cordonnier de Manosque – sur ses paysans. Quand Amédée a arrangé l’aire pour la moisson, son patron l’appelle un « artiste » en reconnaissance d’un travail bien fait (I,250). Dans Regain il fait le portrait de Gaubert « qui faisait les meilleures charrues (I,331) et d’un Panturle cultivateur dont le blé fait rage sur le marché à Banon. D’ailleurs, dans Triomphe de la vie (1941) Aubignane doit être sauvé de nouveau et cette fois c’est aux artisans que Giono donne cette tâche. Les paysans eux aussi étaient menacés par la mécanisation qui allait remplacer la petite ferme familiale à culture mixte et autonome par une monoculture capitaliste. La campagne tout autour se dépeuplait et partout on voyait des 22
Méditation reprise dans L’Eau Vive sous le titre « La Ville des hirondelles » (III,283-89). 23 Avait-il oublié que ce n’était pas sa décision mais un conseil de Jacques qu’il cite ici dans cette interview? Voir G.-J.II, 28 : Jacques lui écrit que Regain ne surpassait pas Colline ni Baumugnes; voir aussi son analyse p. 55.
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« Aubignanes » abandonnés. Giono condamnera cette monoculture encore dans les années 60, par exemple dans « Retour en arrière » (Trois Arbres 87-93), et autres chroniques de journaux. Il avait fini Poème d’olive (1930) avec ce même sentiment : on arrache les oliviers et l’huile d’olive des moulins à l’électricité « a le goût du pétrole » (Récits 14). Ce sont les grandes propriétés que les adeptes de Bobi dans Que ma joie demeure rêvent de voir transformées en champs labourés en commun. On n’est donc pas surpris de voir de grands propriétaires patriarches (et même monoculturistes de blé, de lavande ou d’amandes) déjà au temps de ses romans de la terre : Maudru dans Chant du monde; Boromé dans Batailles ou le Rodolphe de « Radeaux perdus dans Solitude de la pitié et M. Planchet, le « propriétaire absent » du Poids du ciel. Et après la guerre il y a « Silence », la ferme d’Alexandre dans Faust au Village ou le Consul dont on trouve le « portrait » dans un récit dans Coeurs, Passions, Caractères, composé à partir de 1957 de « profils » ramassés dans les années 20, dit-il, quand il faisait des « démarches titres ». Ces portraits devaient servir pour un roman projeté, mais pas réalisé, intitulé Les Mauvaises Actions (VI, 1082-3) 24 et qui était inspiré par ses observations pendant le procès de Gaston Dominici. Le portrait de celui-ci (Journal 706-31) est plus proche de certains personnages des romans d’avant 39 que ceux de Cœurs, Passions, Caractères. Les histoires de ce recueil sont contemporaines : Giono se sert plusieurs fois de ses propres expériences – ses incarcérations par exemple – comme s’il se moque de ses interlocuteurs trop fureteurs et il met bien du sarcasme dans le portrait d’adeptes d’idéologie, adeptes qui peuvent représenter les communistes. Il se moque aussi de lui-même dans le personnage de K. En réalité les « profils » des années 20 n’ont laissé de traces que dans quelques histoires et les paysans qui y figurent n’auraient aimé ni Regain ni Joie. La vie idéalisée – aussi dure soit-elle – des communautés des paysans qui s’arrangent avec les conditions naturelles, elle aussi avait ses racines dans le XIXe siècle. Giono en relève une dans « La Tolérance » : « Tous les événements qui obéissent à une nécessité de la 24 Sur sa carrière de démarcheur voir I, 952-3. De mauvaises actions il y en a aussi, mais l’ancien démarcheur-titres visait celles des spéculations financières.
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nature, dit [Friedrich] Engels, portent en eux leur consolation, si terribles soient-ils » (Trois Arbres 118). Un jeune contemporain d’Engels, le « Darwin allemand » Ernst Haeckel, devenait une autre source de cette vie (voir notre chapitre deux). Giono, qui considère la guerre de 1914 comme le produit de l’industrialisation, l’utilise dans Le Grand Troupeau pour décrire son effet destructeur sur la vie rurale. La critique n’a pas traité Le Grand Troupeau (1931) comme un roman de la vie rurale. Citron ne lui consacre que quelques pages et ne s’attarde que sur les soldats au front malgré le fait qu’il sépare Troupeau des autres romans de guerre par sa juxtaposition des scènes de combat avec la vie paisible de la campagne25. Ce qui est peut-être étonnant c’est qu’un homme aux ambitions d’écrivain ait attendu jusqu’après le succès de Colline et Baumugnes pour écrire son roman sur la guerre de 14 d’autant plus qu’il avait déjà composé « Ivan Ivanovitch Kossiakoff » – l’histoire d’un soldat russe pendant cette période – qui n’allait paraître qu’en 1932 dans le recueil de nouvelles la Solitude de la pitié. Pendant les années 20, quand les romans anti-guerre faisaient rage, Giono était prisonnier des classiques grecs et latins et composait Naissance de l’Odyssée pour lequel son ami Lucien Jacques, malgré ses relations dans le monde artistique de Paris ne pouvait point trouver d’éditeur. Puis, après le succès de « la trilogie de Pan », Jacques avait peur que Giono soit classifié comme un écrivain rustique. Le titre de Troupeau apparaît dans une lettre de Jacques huit jours après la visite de Gide en juillet 1929. Jacques avait lu A l’ouest rien de nouveau d’Erich Remarque et conseille à son ami de le lire avant de commencer Troupeau. Et en octobre Giono écrit que Troupeau sera le premier roman d’une « trilogie de l’Apocalypse ». Les Années d’apprentissage L’employé de banque rêvait d’être auteur. Il avait déjà esquissé quelque textes à l’école, sans avoir « eu l’idée d’être écrivain », parmi lesquels « Apporte, Babeau » (III, 1146). Il continuait à manier la plume et envoyait des poèmes à une petite revue de Marseille où il fut découvert par Lucien Jacques qui l’encourageait 25
« C’est le seul livre dans lequel Giono raconte des faits historiques qu’il avait vécus lui-même. Il avait projeté une trilogie de Pan et un cycle de l’Apocalypse dont Le Grand troupeau ferait partie » (Giono 158-161).
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non seulement à écrire mais surtout à continuer dans la veine des classiques grecs (I, 819). Le grand résultat en est Naissance de l’Odyssée26. On connaît l’histoire de la création du livre. En 1953, dans les entretiens Taos-Amrouche, Giono y ajoute une « suite » : Comme j’ai lu L’Odyssée [...] j’ai pensé à cette idée de mensonge qui m’intéressait beaucoup. Mais voyez comme nous sommes loin de Naissance de l’Odyssée à Colline. Rien! Absolument rien, sinon le hasard! Le hasard qui s’est manifesté par une lettre de Guéhenno à ce moment-là. Quand mon manuscrit a été envoyé par Lucien Jacques, un de mes amis, à Grasset, j’ai reçu une lettre de Guéhenno me disant : « Nous ne pouvons pas accepter ce texte-là qui est un jeu littéraire : il serait très désagréable que vous commenciez la littérature par un jeu littéraire ». (...) A ce moment-là, je me suis mis à écrire autre chose : Colline. (T.-A. 144-5)
Grasset prenait son temps avec Colline : « On m’a fait un grief dans certains milieux de n’avoir pas su apprécier le premier livre de Jean Giono, Colline » admettait-il plus tard (I, 961). Colline fut d’abord publié en revue et bien reçu par le public, parmi lequel Gide, qui le lisait à ses amis. Mais après le succès de Colline, Grasset prenait également son temps avec Baumugnes. Giono est déçu d’autant plus qu’apparemment les éditeurs avaient des doutes sur les mérites du roman : « C’est donc que j’ai besoin d’être soutenu? » [par Louis Brun, un des directeurs] (G.-J. I, 282). La publication de Colline changeait la vie de Giono et il devenait une vedette du tout Paris littéraire selon son compte rendu un peu moqueur à Lucien Jacques dans une lettre du 13 février 1929 (G.-J. I, 254-6). Colline fut l’oie qui a pondu l’oeuf d’or. Cinq mille francs ici, six mille francs là et il se décidait de quitter le travail à la banque. Mais malgré son succès, il disait ne pas aimer ce monde littéraire « des loups et des renards », ce dont Jacques l’avait averti. Pourtant, il y
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Sur cette découverte et sa suite voir surtout la préface de Citron à Correspondance Giono-Jacques (I, 11-15) et les lettres du tome I où l’on trouve Jacques le mentor du jeune poète. En 1921, Giono avait contribué une notice sur Elémir Bourges, écrivain de Manosque avec une réputation nationale, pour un guide de sa ville natale : Bourges était « en contact direct et constant avec la nature ». Le grand livre de Bourges est La Nef, un drame mythologique (Récits 1321-1323). Giono, avait-il pensé à reprendre le bâton de Bourges qui était mort en 1925, avec Naissance?
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rencontrait André Gide qu’il appelait « un homme assez considérable ». Mais le succès menaçait de le prendre au piège, de le faire un romancier « d’histoires semblables » et il « se rebellait » en composant Le Grand Troupeau, un roman qui lui donnerait beaucoup de peine puisqu’il le réécrivait plusieurs fois. C’est donc « un tournant » et c’est déjà le deuxième si l’on considère aussi le tournant de Naissance à Colline. Et bientôt il y en aura un autre qu’il annoncera lui-même dans une lettre à Gide de 1934, après une période de « grave crise morale ». Gide lui avait rendu visite à Manosque et Giono lui écrit : J’ai été très touché de vous revoir après tant de temps. J’ai repris ma vie paisible. Je travaille. J’essaie de goûter de nouveau le monde tout autour. Depuis quatre ans, peu à peu, tout s’était effacé autour de moi et je ne goûtais plus que le souvenir des choses [...] Je crois que j’ai fini mon temps d’épreuve et que je vais repartir. J’ai confiance en mon courage physique. J’ai appris à mon dépens qu’il ne faut pas s’attacher et se donner, mais se garder à soi-même et n’user de soi qu’en vue de soi-même. Il n’existe plus qu’un seul très grand sentiment, c’est l’amitié. (II, 1331)
Cette lettre figure dans toutes les spéculations sur « la grave crise morale » que Giono aurait subie pendant les années 1930-1934. Luce Ricatte (II, 1331) note que bien qu’il ait produit beaucoup [il avait écrit Le Grand Troupeau, Jean Le Bleu et d’autres morceaux dans l’esprit de Pan et il avait commencé Le Chant du monde], Giono avait vraiment subi cette crise et que Les Vraies Richesses ainsi que Batailles seront la « déclaration de guerre à la civilisation sophistiquée [et] le roman des affrontements régénérateurs » (II, 1204/5, 1331, 1404). D’autres membres de l’équipe Pléiade y font référence (I, lxvii; III, 1150). Comme Giono utilisait à peu près la même phraséologie dans plusieurs lettres à des personnes différentes, il est toujours possible que cette grave crise morale ne soit qu’une formule du Giono fabulateur qui ressentit une certaine rancune envers les « gens de Paris ». Mais il y avait à ce temps plusieurs crises, parmi lesquelles figure l’anxiété à cause du Prix Goncourt, que Giono ne recevrait pas. Il y a surtout la crise occasionnée par un « faux pas » de Giono qui voulait se garantir une plus grande mensualité. Ayant signé un contrat d’exclusivité avec Gallimard après son contrat avec Grasset, il fut menacé par une action en justice. Cela nous semble assez sérieux pour
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avoir produit la « très dure crise morale » dont il parle dans une lettre du 25 janvier (I, lxxiv). On peut suivre l’histoire des deux contrats dans la biographie de Citron (167-175), mais il nous paraît bizarre qu’un employé de banque ait pu être aussi insouciant. D’ailleurs, Giono s’engagera dans d’autres conflits contractuels en l937 et 1947 (249, 418-420). La pauvreté centrale au « mythe autobiographique » nourrissait-elle un besoin d’argent qu’il ressentait comme une perte de sa liberté? Il y a une déclaration assez poignante dans son Journal du 22-11-35, qui relie ses soucis financiers avec les ennuis familiaux et avec le père du « mythe » : Toute la famille du côté de ma mère (ma mère y comprise, hélas) sont d’horribles gens qui ne se consoleront jamais de ne pas m’avoir tenu en esclavage comme ils ont fait de mon père [au commencement de son mariage]. Ils l’ont eu très vite. Il a été perdu. Il a nourri toute la famille. Ils l’ont mangé. Voir que je leur échappe! Mais est-ce que je ne les nourris pas, moi aussi? (Voir aussi la longue notation du 8 novembre, Journal 70-72)
Giono ne se souvient-il pas de tous ces sentiments quand il rédigeait Mort d’un personnage où Angelo III, regardant sa grand-mère mourante, se dit : « L’argent est une telle saloperie, qu’il n’y a pas de grandeur à le distribuer tout entier » (IV, 187) ? Et il aurait horreur de l’argent : « Il n’y a qu’une chose contre laquelle je sois sans pitié, c’est l’argent [...] j’ai contre l’argent toute ma liberté » (Journal 3-12-37). Horreur, d’après nous, pas de l’argent per se mais surtout de l’argent dont, jusqu’aux années 60, il n’avait jamais assez. Et il y a aussi le rôle de l’argent dans le système capitaliste qui menace la liberté des paysans selon Bobi dans Joie et Giono lui-même dans Lettre aux paysans. D’autres possibilités se présentent pour nous aider à comprendre la lettre à Gide. Le « Je crois que j’ai fini mon temps d’épreuve et que je vais repartir » venant d’un fils de père artisan qui lui-même idéalisait l’artisanat, n’indique-t-il pas que Giono a fini son apprentissage et, comme les compagnons artisans de jadis, qu’il va travailler où son libre choix l’amène27. Dans Solitude de la pitié (1932) on trouve aussi le projet de ce nouveau départ sous le titre « Le Chant 27
Sur sa conception de « poète artisan », voir Triomphe de la vie (Récits 680).
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du monde » (I, 536-538) qui deviendra le titre du prochain roman. Mais, est-ce un nouveau départ ou un retour à ces « choses » dont il dit n’avoir que goûté les souvenirs? Giono semble répondre que oui quand il écrit dans Les Vraies Richesses : « Un matin, j’ai compris que l’apprentissage panique était fini : je n’avais plus peur de la vie [...] Devant moi, une terre rase montait vers un sommet qui me paraissait être la joie » (Récits 150). Peut-être la « crise » commençait-elle comme une « crise morale » occasionnée par sa santé ainsi que celle des siens (quand il en sort il parle de son courage et de sa force physique)28. En dépit du succès de ses premiers romans, il lui fallait du courage pour échapper à l’égide de ses « protecteurs » dont Gide, un des plus importants, venait de lui rendre visite. En 1934, n’aurait-il pas espéré que son long silence lui assurerait la paix du côté de ceux de Paris? Et qui plus est la ville de Paris symbolisait la maladie de la société industrielle (Récits 244). D’ailleurs, si sa recherche de l’indépendance provoquait la crise déjà en 1930, elle coïncidait avec la rédaction du Grand Troupeau, le premier roman dont Giono n’envoyait pas une copie à Jacques pour avoir son opinion (G.-J. I, 16). Il mettra ce désir d’indépendance dans la bouche de Melville en l940 dans Pour saluer Melville (nous y reviendrons). Selon nous, la lettre à Gide se réfère aux conversations pendant la visite de ce dernier dans lesquelles Giono a dû se sentir obligé d’expliquer son long silence épistolaire : « Certains m’accusèrent d’égoïsme [...] J’avais la prétention de n’aimer point quelqu’un, homme ou femme, mais bien l’amitié [...] En le donnant à l’un, je n’eusse pas voulu l’enlever à quelque autre, et ne faisais que me prêter [...] »29. Nous croyons trouver dans la lettre de Giono une formule pour masquer sa libération de la tutelle de Gide qui représentait le Paris littéraire.
28 Quand il doutait de la volonté de Bernard Grasset de publier Colline, Giono semble avoir eu une crise : il écrit « Nerfs plus solides ». Et à Jacques il écrit que si le docteur lui octroie dix ou quinze jours de congé il repartira dans les montagnes (I, 967). 29 Cette phrase pourrait décrire les disputes souvent acerbes avec l’oncle Marius et la mère de Giono à cette époque, voir Giono (208-211).
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Souvent les auteurs se parlent de leur travail en cours et Gide en avait la réputation. Sans doute a-t-il parlé des Nouvelles Nourritures qu’il allait publier 30. Et Gide, qui avait déjà enseigné à son Nathanaël de toujours partir et de ne pas refaire ce que les autres avaient fait, allant même jusqu’à l’implorer de jeter le livre d’instruction, a pu comprendre la volonté de Giono de repartir. Si Gide avait lu cet « Envoi » à Nathanaël à Giono 31 , la critique aurait pu y trouver l’explication de cette technique gionienne de prendre des idées où il les trouvait et, comme écrit Luce Ricatte, par « un attrait du contraire [...] de composer une œuvre radicalement différente » (II,1432). Quoi qu’il en soit, les deux auteurs auraient pu s’accorder sur la fameuse phrase de Gide dans les Nouvelles Nourritures : « Que l’homme est né pour le bonheur, certes toute la nature l’enseigne » (176). Apparemment le départ annoncé dans la lettre de 1934 n’était pas facile et cela aussi peut faire penser au mot « épreuve » de la lettre à Gide. L’histoire de la naissance du Chant donne l’impression que ce fut un accouchement aussi difficile que sa conception. La « Notice » de Citron en donne un admirable précis : c’est « une œuvre de fiction » et il nous met « en garde contre la tentation d’y voir un roman au sens traditionnel du mot [...] comme Un de Baumugnes par exemple » (II, 1261-1282). Dans une lettre d’octobre 1933, Giono voit Le Chant comme un « livre de transition » vers le roman projeté sur les ouvriers (G.-J. II, 112). Voici selon nous l’explication de la phrase « je vais repartir. » Par ailleurs, Giono avait des doutes sur Le Chant achevé. Le 15 juillet 1934, il écrivait à Jacques que c’était « un livre raté, écrit dans l’emmerdement. Le prochain sera mieux, ne t’inquiète, et [...] ne me laisse pas tomber » (G.- J. II, 121). Nous avons souligné l’aspect « nouveau départ », parce qu’on rencontre Giono souvent à la recherche de nouveaux topoï et d’un meilleur style, pas seulement pour éviter des étiquettes, mais aussi par un individualisme quelque peu forcené 32 . Ainsi s’explique l’affirmation de sa liberté. Sa rupture avec les communistes devenus
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André Gide, Les Nouvelles Nourritures (Paris : Gallimard, 1935). Les Nourritures terrestres (Paris : Gallimard, 1897) : 169. 32 Sur cet individualisme : « Tout est ambigu chez Giono sauf l’essentiel, c’est à dire son option individualiste, son libre choix », Chevaly l07. 31
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exigeants et son rejet de l’expérience contadourienne en sont d’autres exemples. Dans son œuvre romanesque le thème de la liberté est souvent exprimé par l’errance, par exemple dans Les Grands Chemins, par les aventures d’Angelo ainsi que dans la biographie romancée Le Déserteur. D’après Citron, le déserteur est un homme qui déserte pour trouver sa liberté (Giono 558). Si cette idée est proéminente dans l’œuvre d’après 1945, on trouve le thème de l’errance également dans des romans d’avant 1939 comme Joie (Bobi, qui dit « [l]’important c’est de redevenir les vagabonds du monde » [II, 606]) et Batailles (St. Jean). Et ces deux sauveurs finissent par déserter. Le narrateur du Poids du ciel aussi apparaît comme un errant qui anticipe Les Grands Chemins, tandis que le Janet de Colline, le premier roman publié, a déserté la vallée pour échapper aux autorités, tout comme le Tringlot de L’Iris, le dernier roman, va dans les montagnes. Et Giono introduit Oedipe, l’archétype de l’errant, dans le deuxième chapitre des Vraies Richesses. Aux sources même de l’inspiration Le rejet par Giono de l’étiquette « écrivain provençal » (Chevaly 52-52) va de pair avec l’hostilité que Giono professait envers le mouvement « félibrige ». Elle va également de pair avec sa préférence du français dont l’usage marquait pour lui « une société supérieure » qui n’utilisait pas le patois régional (55). L’anti-félibrige de Giono date de bonne heure (Journal, 122) et il devient véhément après 4533. C’est sans doute, comme le suggère Magnan, la raison pour laquelle Giono situe plusieurs de ses romans hors de la Provence traditionnelle :
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René Jouveau, Histoire du Félibrige : 1941-1982 (Aix en Provence : 1987) : 10, 20, passim; les remarques dérogatoires de Giono de l959 (162-163). Quand Jacques lui conseille dans une lettre du 3-12-1930 de lire Mistral « ne serait-ce que pour éviter ses travers », Giono n’a pas encore de réaction négative. En fait, il écrit la fantaisie Le Serpent d’étoiles (1932) qui donne une impression félibrige. Mais en 1935 il dit ne pas connaître la Provence félibrige, Provence, collection de morceaux, assemblés par Henri Godard (Paris : Gallimard, 1993) : 75.
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Jean Giono Giono a choisi un pays que les guides mentionnent à peine [...] Ce pays, nulle imagination ne s’y est achoppée avant la sienne [...] Ici, en Trièves, rien [de cette] Provence labourée par toutes sortes de poètes [...] En Trièves il est le seul. Il est le premier. Personne ne le lui disputera jamais : ni Pagnol ni Bosco ni Daudet. Il est à lui. Il n’a pas à guerroyer pour s’y tailler un fief. (Promenades 115-6)
Ces montagnes lui furent recommandées par un collègue de la banque pour passer ses vacances loin de la chaleur estivale de Manosque. C’est aussi le pays où naît la Durance; de plus les Hautes Alpes sont déjà liées à la Durance dans Baumugnes. Mais si le paysage est différent, Le Chant reprendra, pour ainsi dire, en gros caractères le personnage de l’homme solitaire qu’on a rencontré en Panturle (Regain); on le retrouvera dans le St. Jean de Batailles ou le Langlois d’Un roi. L’homme solitaire, un des thèmes constants de l’œuvre de Giono, on peut le rencontrer partout. En 1959 il dit à Katharine A. Clarke qu’il se rendait compte « que presque tous ses héros ont été, à des titres divers, des capitaines Achab »34. Et Citron souligne que les personnages type « Achab » fournissaient une dimension dramatique – celle de l’échec – qui plaisait à Giono (« Notice » IV, 1125). Dans les années 1930-1934 se situent plusieurs projets abandonnés qui révèlent un Giono à la recherche d’un nouveau départ. Un, « Au Territoire du Piémont », que Robert Ricatte date de 1932 (II, 1240-42), illumine un aspect de sa pensée par la dialectique MACHINE/NATURE. Il préfigure le premier projet pour Batailles. C’est l’histoire de la construction d’un barrage, le plus grand et le plus audacieux du monde [...] dans un endroit étrangement sauvage de la montagne. [Les ouvriers viennent] du monde entier [et] le travail les a pris, meurtris, assujettis. Le ronflement des machines, de la montagne, du torrent, de la forêt hostile souffle comme le feulement d’un lion. (II, 1240)
On y trouve aussi le motif de « la nature contre l’homme » que Giono utilisait déjà dans « Champs » et dans le projet de Regain (I, 994). De ce temps date aussi ce projet pour un Chant du monde, publié 34
Voir « Interview with Jean Giono », French Review 33 (1959) : 3-10. Notons que Mme Clarke avait vérifié des faits sur Moby Dick et la réponse était facilement suggérée par cette association.
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dans Solitude de la pitié (I, 536-8), dont une partie mérite qu’on la reproduise car on y trouve tout un programme. Les auteurs, dit Giono, se sont servis des phénomènes naturels (allusions à la terreur, aux oiseaux, aux montagnes) pour peupler les romans, mais il va faire différemment : Non, ce que je voudrais faire, c’est mettre tout ça à sa place [...] On s’est servi de tout ça. Il ne faut pas s’en servir. Il faut le voir. Il faut, je crois, voir, aimer, comprendre, haïr l’entourage des hommes, le monde d’autour, comme on est obligé de regarder, d’aimer, de détester profondément les hommes pour les peindre. Il ne faut plus isoler le personnage-homme, l’ensemencer des simples graines habituelles, mais le montrer tel qu’il est, c’est à dire traversé, imbibé, lourd et lumineux des effluves, des influences, du chant du monde [...] On ne peut pas isoler l’homme. Il n’est pas isolé. Le visage de la terre est dans son cœur. Pour faire ce roman, il ne faudrait que des yeux neufs, des oreilles neuves, des chairs nouvelles, un homme assez meurtri, assez battu, assez écorché par la vie pour ne plus désirer que la berceuse chantée par le monde.
Dans le cas de Giono l’exécution d’un projet annoncé n’est jamais certaine, mais ce programme contient des graines qui ne mourront pas; Giono en fera la moisson dans les romans d’après 45 (voir plus loin et V, 1193) comme déjà dans Batailles. Mais pour le moment l’écrivain se détourne de son programme et cette fois c’est avec encore plus d’envie qu’au temps de ses premiers romans quand il fut piégé par le monde littéraire parisien : il partira au Contadour pour partager avec ses compagnons le paysage de son inspiration35. Dans sa biographie Citron constate que le Contadour n’a laissé « aucun retentissement » sur l’œuvre de Giono (415). C’est beaucoup dire, surtout quand il ajoute que seulement une partie des Vraies Richesses serait inspirée par le Contadour (245). Mais peut-on vraiment exclure de cette inspiration la composition du Poids du ciel (sans lequel, il dit, « rien de ce qui la précède n’est explicable », Journal 2-3-38) ou la publication des Ecrits pacifistes? L’appel aux paysans à la révolution faisait partie d’un projet de roman de ces jours-là, appelé Révolte des paysans ou Terre et liberté (Journal 35
Juste avant la visite de Gide, Giono avait donné son adhésion au Comité des Ecrivains Révolutionnaires. Or, comme Gide en était au courant il nous semble que « le nouveau départ » de la lettre, pris dans ce contexte, ne vise pas cette adhésion.
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24-12-36) ou Deux Cavaliers de l’orage (11-5-37) et finalement Fêtes de la mort (21-12-37)36. C’est la période de la rédaction de Batailles et le commencement de Deux Cavaliers; Fêtes ne sera pas écrit et plusieurs de ces notations feront partie du Poids du ciel et de la Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix, mais la révolte imminente n’y est plus. Et Citron, cherchant une explication pour le Giono militant de 1938, conclut qu’avec les Ecrits et sa correspondance de ces mois « on se trouve dans le roman » 37 , analyse qui suggère combien il est difficile de séparer l’écrivain de son œuvre et l’essayiste du romancier. Nous ne suivrons pas Citron ni Magnan sur « les Contadours ». Magnan assistait aux réunions du Contadour depuis l’âge de quinze ans et il cite Citron, lui aussi Contadourien, avec approbation. Nous ne suivrons pas non plus le Giono des entretiens des années 50 quand il disait du Contadour que ce n’était que pour les jeunes et aussi qu’au Contadour, « j’étais un couillon »38. Mais en 1964 Giono écrira une dédicace dans un exemplaire de Triomphe de la vie pour un ancien Contadourien : « ces pages dans lesquelles sont exprimées des idées qui ont fait le bonheur de notre jeunesse et feraient encore le bonheur de beaucoup d’hommes s’ils avaient simplement l’humilité de regarder le monde avec amour » (Giono 342). Magnan renforce cette image de « couillon » avec ses souvenirs des Contadours d’il y a cinquante ans : il n’y avait pas beaucoup de jeunes, il y avait surtout des intellectuels qui « avaient enfin trouvé leur Christ » (PsG 58). Ils étaient attirés par les écrits de Giono et se réunissaient pour discuter de projets utopiques. On achetait des propriétés et on se réunissait deux fois par an jusqu’à la guerre de 39. Dans cette année, Magnan surprenait une conversation sur une terrasse à Manosque. Deux Contadouriens disaient que le maître semblait moins fort et qu’il fallait le pousser un peu (91). Magnan cite le Journal de Giono de 1938 d’après Citron, et ajoute que Giono était ennuyé d’être poussé parce que cela ne lui permettait pas d’être 36
Sur Fêtes, voir III, 1266-1276. Voir Citron, « Pacifisme, révolte paysanne, romanesque : sur Giono de l936 à 1939 », dans Jean Giono. Imaginaire et écriture, sous la direction d’Alan J. Clayton, (Aix-en-Provence : Edisud, 1985) : 25-44. Les essais de ce temps se trouvent dans le volume Récits et Essais de la Pléiade. 38 Voir Chonez (99-105); T.-A. (148-157, 215-227). 37
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lui-même. Dans une lettre à Jacques, Giono écrivait : « Il suffira de se présenter chez moi au nom du Contadour pour ne plus jamais être reçu ». Cette lettre fut inspirée par des problèmes financiers. Giono se sentait exploité par des Contadouriens qui étaient autant pourvus d’argent que lui (G.-J. II, 160-1). C’est surtout pendant la guerre que Giono se tourne contre l’expérience du Contadour et contre les Contadouriens qui s’étaient engagés dans la Résistance comme Hélène Laguerre et Yves Farge et avaient ainsi trahi le pacifisme (Giono 415; nous y retournons dans notre chapitre trois). Encore, les critiques de la gauche sont sévères envers le prophète du Contadour qu’ils traitent de « collabo » quand il publie dans La Gerbe. On trouve un germe de son sentiment anti-Contadour déjà en 1941 dans sa pièce La Femme du boulanger, que Giono écrivait en compétition avec le film de Pagnol : le baron Agénor dit au boulanger que Machiavel est le nom de quelqu’un « cocu avant vous, pas d’une femme, d’une idée ». Alfred Campozet, « artisan maçon », et Contadourien, retapait le fameux moulin. Avec Lucien Jacques il éditait les Cahiers du Contadour après le départ de Jean Lescure qui n’aimait pas la « chapelle » qu’il voyait se développer autour de Giono. Communiste engagé, il quittait Jean Giono après un an pour se mettre dans de vraies batailles39. Et Campozet d’écrire : « Couillon au Contadour? Je dirai : Et pourquoi pas heureux de l’être? Et moins mécontent de l’avoir été qu’il ne voulait le dire » (119). Il présente aussi une histoire des (vrais) bergers du Contadour qui met le mot « couillon » dans un contexte assez charmant et lui donne une signification plus ludique. Un des bergers revenait de la chasse, les mains vides. Questionné, il dit qu’il observait une famille de lièvres qui jouait. Il en fut tellement ensorcelé 39 Alfred Campozet, Le Pain d’étoiles. Giono au Contadour, (Périgueux : Pierre Franlac, l980). En 1991 nous avons rencontré, par hasard, un très vieux Lescure dans le Beaujolais, sans encore savoir rien de son association avec Giono. On parlait des espoirs utopiques du mouvement communiste et de la guerre de 39-45. Quand nous avons mentionné Giono, Lescure, qui ne manifestait aucune rancune envers personne, a dit : « Tout cela était autre chose. Moi ,je suis parti en Algérie pour travailler pour la cause ». Sur Lescure voir Heller-Goldenberg, Le Contadour (95-118); Lescure lui écrivait qu’historiquement le Contadour « n’est rien [...] la littérature ni les nations n’en ont été changées. Mais quelques êtres de qualité y ont vécu d’admirables moments ».
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qu’il n’a ni visé ni tiré : « Alors, vé! Je suis un couillon » (57). Quand les ouvriers mineurs lui rendaient visite à Manosque en 1936 pour chercher ses conseils, Giono les comparait aux premiers chrétiens écoutant l’évangile (Journal 28-5-36). Sans doute il se moquait de sa propre position, mais la comparaison est à retenir comme un exemple de son langage de « menteur odysséen ». Ainsi il compare le premier Contadour en 1935 à la navigation vers l’Amérique (par Colomb) et ajoute : « Nous devons continuer cette œuvre magnifique, elle est digne de notre enthousiasme et de notre pureté » (II, 1416). Tout cela nous rappelle ses sentiments exprimés dans un article de 1932, « Il faut aimer ». Les réponses des lecteurs à l’essai « Chant du monde » lui ont donné : la grande joie de voir surgir de l’ombre ces hommes et ces femmes qui sont des amis-fleuves [et] qui ne marchent pas sur la terre insensible [...] A force d’efforts, écrit-il, vous redeviendrez des hommes primitifs, humbles et extasiés, et vous serez abreuvés de joies calmes, sans amertume et sans mensonges. Les seules. (I, 1056)
On entend déjà le Giono de Joie et Vraies Richesses. A propos des manifestations des ouvriers à Paris le 14 juillet l935, il note dans son Journal que par son œuvre il veut faire comprendre au prolétariat « la force et la pureté, et puis rentrer dans le rang » (II, 1396). Immédiatement il reprend le projet « Au territoire de Piémont » pour écrire un livre d’artisan « dont le sujet serait les travailleurs ». Ce projet ne sera pas réalisé, mais il en développe Batailles, son roman sur le sauvetage d’une communauté détruite par les eaux d’un glacier fondu. Au lieu du grand barrage construit par des ouvriers venus de tous les coins du monde, on a ici un barrage construit par la force du torrent, qui sera plastiqué par St. Jean. Dans Vraies Richesses Giono repousse l’idée de son apostolat et il encourage ses adeptes à rechercher le bonheur individuel. Mais le prêcheur se dévoile encore dans les Ecrits pacifistes ainsi que dans ses chroniques des journaux des années 60. L’échec de l’esprit contadourien, son arrestation pour pacifisme en 1939 et toutes ses expériences pendant l’occupation et la libération, y compris son incarcération pour collaboration, auraient rendu Giono amer et auraient été à l’origine du Giono des « Chroniques » et des romans d’Angelo. Giono lui-même nous donne
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plusieurs exemples de ses pensées sur l’effet de la guerre et les cruautés commises par Allemands, Français et autres. Aux Amrouche il explique que Langlois, dans Un Roi, se suicidait parce qu’il découvre qu’il est lui aussi capable de tuer tout autant que le criminel qu’il avait mis à mort. Le fait qu’il était un justicier ne l’excuse point (235-8). Mais il y a aussi la notation dans son journal de 1943, au milieu d’une autre guerre : « Quel imbécile j’ai été d’écrire Le Grand Troupeau. Le plus simple est d’accepter tranquillement qu’il y ait des boucheries et même d’aller y acheter de la bonne viande » (Journal 442). Remarque plus amère mais du genre du « Au Contadour j’étais un couillon », c’est à dire qu’il se défendait en disant qu’il était un Quichotte lui aussi40. Les « Carnets » épluchés par l’équipe Pléiade montrent un Giono plein de projets qui n’est pas différent du Giono des projets de 1930, 1935 ou 1937, ni de celui de 1945-6 quand il parle de dix romans fleuves sur Angelo et encore plus de « Chroniques ». Il n’est donc pas nécessaire de chercher dans les événements des raisons pour lesquelles plusieurs des projets sont abandonnés. Au bout de la route par d’autres chemins Plein d’élan et toujours lancé dans les projets pacifistes, Giono notait dans son Journal (18-1-1937) que Batailles est « le premier livre après le grand tournant » (II, 1433). Toutefois Luce Ricatte, dans sa « Notice » sur Batailles, suggère que ce serait après ce roman que Giono se détourne des récits mythiques et va vers les « divertissements » des « Chroniques » dont Un Roi sera le premier roman, suggestion soutenue par Citron (Giono 406-8). Robert Ricatte et Henri Godard préfèrent eux aussi le Giono à la recherche d’une nouvelle « manière » qui se manifeste dans les projets romanesques des années 38-45. Pour Citron, le premier exemple du style nouveau est l’« Histoire des Jason » qui sera le premier chapitre de Deux Cavaliers de l’orage (305) 41 . Parmi ces projets il y a Pour saluer 40
Voir la référence au livre de Cervantès dans Triomphe de la vie (Récits 685). Dans sa discussion du renouvellement de Giono qu’il voit dans Deux Cavaliers, Citron traite le style du roman comme celui d’une œuvre produite entièrement en 1939 (bien qu’il raconte l’histoire de sa rédaction et de son remaniement entre 39 et 65) : Giono 302-8. Mais n’est-il pas possible que Giono ait été influencé par les critiques de sa démesure et de son manque de concision? Déjà dans son Journal du 5-5-35 il se 41
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Melville ainsi qu’un projet pour un grand roman, Les Grands Chemins, qui ne sera réalisé qu’en l950 sous une forme très différente des premières ébauches. La caractéristique proéminente du style de Giono, la démesure, restera pourtant aussi constante que l’importance du sang et nous y retournons dans les chapitres quatre et cinq; ici nous renvoyons à la tirade de Marceau dans Deux Cavaliers (VI, 94) et au récit « Silence » (1950, V, 178-9) dans Faust au village où les deux aspects apparaissent ensemble. L’histoire de Deux Cavaliers nous engage dans la biographie du « Giono pendant la guerre », pour qui Citron se fait un habile défenseur (Giono 315-317; 390; 424-5; 446-9). La soumission de Deux Cavaliers à La Gerbe (dont l’éditeur avait sollicité un récit) et pour laquelle Giono recevait une avance de vingt milles francs), lui permettait de pourvoir aux besoins de sa famille. Le fait que La Gerbe était « collabo » devint la raison pour laquelle les écrivains de la gauche ont, en l945, pu établir un boycottage des éditeurs qui publieraient Giono. Ce faux pas de Giono peut étonner, surtout qu’un peu plus tard il héberge des juifs et réfractaires et donne la permission aux résistants d’utiliser sa ferme près de Céreste et les bâtiments au Contadour (T.-A, 273-283)42. Bien qu’il soit vrai que Giono ne pouvait pas dire non, ces actions, surtout après que la zone libre fut envahie par les Allemands, demandaient du courage43.
conseille d’utiliser une « discipline de la phrase, ordonnance des idées, sécheresse à grosse densité poétique » (Nous y retournons dans notre chapitre cinq). Les projets des années 40-44 sont énumérés par Citron : Giono 630, n. 114. 42 Un jeune poète qui se cachait dans la ferme de Giono près de Céreste fut tué par un SS (Citron, 1990:367). Le jeune poète avait rejoint le réseau des résistants de René Char; sur le drame de son exécution lire Feuillets d’Hypnos, numéros 138, 146 et le témoignage de Georges-Louis Roux dans René Char. Œuvres complètes, sous la direction de Lucie et Franck Jamme (Paris: Gallimard [Pléiade], l990) : 1130. Char écrivait aussi : « il n’est plus question que le berger soit guide. Ainsi en décide le politique, ce nouveau fermier général » (no. 216). Est-ce qu’il pensait à l’auteur du Serpent d’étoiles et du Poids du ciel? 43 Un membre de la résistance à Manosque se rappelle : on « réussit à lui inculquer l’esprit de la Résistance et en 1943 sa ferme du Contadour [...] devint un des premiers maquis », Jean Vial, Souvenirs d’un résistant (Cavaillon : Imprimerie Mistral, l990) : 37-38. On trouve des précisions importantes sur la protection des gens cherchés par les Allemands par Giono lui-même dans une lettre de celui-ci à Charles Vildrac du 13 juin
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Nous sommes arrivés au temps du présumé deuxième Giono du projet de « Chroniques » en vingt volumes et du cycle d’Angelo, un roman fleuve de dix volumes, soit trente livres. Notons qu’il avait cinquante ans et quels que fussent les prodiges de ses capacités d’écrivain, même sans tous ces autres projets (le cinéma, des voyages, préfaces, chroniques de journaux, ainsi que des heures d’entretiens de plus en plus fréquents) Giono aurait eu des difficultés pour les finir. Ce sont des projets du Giono fantaisiste. Il pense « écrire chaque [chronique] comme la première [Un Roi sans divertissement], c’est à dire très vite, pendant un mois à raison de trois pages par jour » (III, 1282), donc des romans d’environ quatre-vingt-dix pages comme Pour saluer Melville. Ce grand projet échouait. Un Roi avait une longue gestation avant d’être rédigé en soixante jours (154 pages) et le projet du Moulin prendra autant de temps que Batailles. Et comme le suggère Robert Ricatte, « l’inspiration narrative s’essouffle » (VI, 860) aux alentours du Bonheur fou. Mais les romans achevés, parmi lesquels Mort d’un personnage et Les Ames fortes, rétablissent la renommée de l’auteur de Colline. Selon nous, tous ces projets sont le bout de cette route que Giono cherchait à partir de Troupeau – et encore plus après Noé – pour éviter l’étiquette « d’écrivain régionaliste et provençal ». Comme nous le verrons, c’était une route pleine de virages. Puis, dans l’effort final, le roman L’Iris de Suse, il unit les bergers des années 30 avec les personnages d’après 45. On s’arrête souvent au nom « chronique » pour des romans qui n’appartiendront pas au cycle d’Angelo44. La distinction n’est qu’un artifice de Giono, auquel la critique a cependant donné assez d’importance, pour séparer deux projets de longue haleine. Il entretient même l’idée que comme les « chroniques » ne sont pas des romans, elles ne feraient pas partie de son contrat pour « romans » et il pourrait donc les donner à n’importe quel éditeur. Il a vite abandonné l’artifice et, en tout cas, les genres se confondent45. Mort d’un personnage, où 1945, voir « Correspondance Giono-Vildrac », présentée par Pierre Citron in Bulletin 49, 1998: 7-54 (Manosque : Association des amis de Jean Giono). 44 Voir la discussion de Robert Ricatte, III, 1279-1295. 45 Voici une liste de 1950 qui ne précise pas la catégorie « Chronique : – 1 Un roi sans divertissement/ 2 – Noé/ 3 – Mort d’un personnage / 4 – Les Ames fortes / 5 – L’Iris de Suse (qui sera Le Moulin de Pologne) / 6 – Bucolique 43 (qui sera Les Grands
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un jeune Angelo III, petit-fils d’Angelo I, décrit l’agonie de Pauline de Théus, a l’apparence d’une « chronique ». C’est parce que son projet du grand roman fleuve sur Angelo allait à contre-courant de son imaginaire; dans les entretiens Taos-Amrouche il dit qu’il ne va pas intégrer Mort au cycle d’Angelo. Le Moulin, projeté comme l’histoire de générations en plusieurs parties, pourrait être considéré comme le « cycle des Coste ». D’ailleurs la notion de « chroniques » était déjà apparue dans les ébauches du Grand Troupeau. En réponse à Lucien Miallet, Giono lui montrait la définition de « chronique » dans Littré, qui parle d’un fait divers développé : les siennes « débitent de petites nouvelles courantes » (III, 1290). C’est une description qui couvre bon nombre de ses récits dans Solitude, Jean le Bleu et l’histoire d’Angèle, « prisonnière » à la ferme paternelle dans Baumugnes. Et Giono n’avait point besoin de faits divers : il les inventait lui-même sur le champ pour amuser ses proches (voir notre chapitre cinq). Le « mythe autobiographique » nous propose aussi une écriture spontanée, en dehors de toute influence, et elle est bien illustrée dans l’invention du personnage de l’auteur de Moby Dick dans Pour saluer Melville, qui révèle Giono autant que son sujet : Les gens aiment la classification [...] On ne peut classer [Melville] que par son nom. Il n’est pas plus un écrivain de la mer que d’autres sont des écrivains de la terre [...] Le vrai titre pour ses livres c’est Melville [...] Je m’exprime moi-même; je suis incapable d’exprimer un autre que moi. Je n’ai pas à créer ce que les autres me demandent de créer [...] Je crée ce que je suis : c’est ça un poète. (III, 33)
Le Melville de Giono en proie au doute est « terrassé de désespoir » et il se dit « Tu es un jean-foutre ». Mais, moins déprimé, il répond aux critiques : « Je suis célèbre et il y a des pauvres bougres qui me lisent et disent : ça c’est un chic type » (33). Sentiment à peu près semblable à celui exprimé dans son Journal du 9-2-38, donc pas longtemps après avoir été bouleversé par quelques comptes rendus peu enthousiastes de Batailles. chemins) / –Le Hussard sur le toit / 8 – Les Grands chemins [sic!] / 9 – La Ville / 10 – Bucolique 50 / 11 – Préface à Chroniques » (V, 1147). Ce programme est bien moins ambitieux que les projets de 1947 et qui semblait une ruse de la part de Giono pour obtenir un meilleur contrat de Gallimard (Giono 419).
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Echapper à la classification ou plutôt la refuser a été la stratégie de Giono depuis les conseils de Lucien Jacques au temps de Regain. Jamais encore Giono n’avait déclaré son indépendance avec tant de force et de clarté que dans Melville. Les événements politiques de 1938-39 l’ont libéré, pour ainsi dire, de sa « captivité » contadourienne, aussi volontaire qu’elle fût, et il saisit sa chance de partir à la recherche du « grand roman » non lyrique. Godard catégorise Pour saluer Melville comme « roman charnière » entre les romans lyriques et ceux d’après (« Notice » III, 1093-1120). Cette « charnière », on la découvre aussi dans les remarques déprécatoires sur Adam Smith et David Ricardo, les pères de la théorie classique de l’économie capitaliste. C’est que Melville est en Angleterre vers 1848 et Giono lui fait voir la pauvreté du peuple qui est encore accentuée par la grande famine en Irlande. Les théories de Smith et Ricardo n’apportent pas de solutions et Giono apprécie que Fergus O’Connor se détourne de la libération de l’Irlande en faveur de la justice sociale du mouvement Chartiste. Celle-ci est inspirée par la colère des artisans tisserands menacés par la mécanisation de l’industrie. C’est un combat qui ne jouait point de rôle dans la vie de Melville, mais qui était important dans la vie mythique du grand-père et du père de Giono. Ce choix entre libération et justice sociale occupera les personnages de Bonheur fou. Giono, on l’a vu, disait que s’il y avait une différence entre ses livres d’avant 39 et ceux d’après 45 c’était parce qu’il avait renversé l’importance relative de la nature et des hommes. Mais le « couple » nature-homme retenait une importance générale. Il écrit dans un carnet de 1949 que la lecture de Machiavel mène à l’étude de l’homme qu’il juge « plus intéressante que l’étude du paysage », et il conclut : « À moins qu’on ne transforme cette dernière en étude de l’homme (ce qui est tout dire) » (V, 1193, nous soulignons), idée qui nous renvoie au projet du « Chant » de l932 et qu’il va utiliser immédiatement dans « Monologue » (Faust au village). Cette phrase rappelle aussi une notice dans le Journal de Giono du 9-3-1939 : Le paysage où Marceau meurt devrait être « exactement tout le contraire de tout ce que j’ai écrit sur la nature jusqu’à présent; la nature morte, vide. Incompréhensible et qui ne comprend pas l’homme ». Mais il ajoute : « Seul l’amour peut mélanger l’homme à la nature ». Et la phrase du carnet de 1949 s’applique également au Janet et à la nature dans
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Colline. Dans le contexte de ses lectures de Machiavel et Hobbes, il catégorise Colline, Un de Baumugnes et Regain comme « poèmes » parce qu’il n’y avait pas mis « une psychologie plus exacte » dans ses personnages (T.-A. 142). L’aspect spirituel de la nature qui aujourd’hui inspire tant les écocritiques – la vie dans la NATURE aide à découvrir la conscience individuelle – est le thème majeur de L’Iris. Ce sera Tringlot qui découvrira sa conscience. Dans cette « chronique » l’on trouve plusieurs autres thèmes des œuvres du commencement. Il y a les bergers et la transhumance ainsi que l’amitié du couple masculin (Tringlot/Louiset), mais le plus important des thèmes gioniens d’avant 39 – l’effet rédempteur de la vie simple – est au centre du roman. On est dans la rude solitude des hautes montagnes et Tringlot y restera, content de reprendre le boulot d’artisan, se disant : « Je suis comblé. Maintenant j’ai tout » (VI, 527). Et il va protéger une femme vulnérable qu’il aime.
Chapitre deux HOMME ET TERRE : LA RECHERCHE DE L’ÊTRE COMPLET Nous habitons un pays qui, autour de nous, joue un grand rôle. (Faust au village V, 181)
A la thèse des « deux Giono », nous préférons celle d’« un seul Giono » dont l’unité de pensée se révèle le plus clairement dans l’ensemble de ses idées anti-politiques et anti-capitalistes que l’on peut déceler dans l’œuvre romanesque. L’écrivain les expose plus ouvertement – et avec insistance – dans ses essais, aussi bien ceux publiés en volume par lui même que dans ses contributions aux journaux d’après-guerre, assemblées après sa mort. Les deux aspects de l’œuvre de Giono, romanesque et essayiste, dévoilent un écrivain engagé pour qui les conséquences de la révolution industrielle – c’est-à-dire la civilisation moderne – sont le grand mal. Giono le pacifiste et poète des paysans et artisans y voit un Frankenstein qui menace la vie paisible de l’individu –« l’homme » – en dénaturant son travail dont il aliène le produit. Pour être « des hommes complets et non plus des hommes parcellaires » il faut qu’ils puissent essayer « de vivre tout simplement [leur] vie artisanale ou paysanne », dit-il encore en l952 (T.-A. 155). Ce sera le grand thème de Regain à L’Iris de Suse. Et les bergers comme le Louiset de L’Iris combinent les idéaux gioniens : « le travail commandé par le temps et la nature » et les « hommes neufs [et] libres [...] leur véritable nom : les bergers. Les chefs de bêtes » (III, 115). Giono écologiste? Les écocritiques modernes prennent les œuvres d’Henry Thoreau comme point de départ et modèle. Et depuis la découverte par Giono de Walt Whitman et Herman Melville (III, 1203-4), Thoreau fut aussi un écrivain souvent relu et aimé par celui-ci. Sa lecture de ces auteurs renforçait pour lui l’importance de la vie bucolique qu’il avait déjà rencontrée dans Virgile. Le lien entre vivre dans la nature et le
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développement de l’identité d’un personnage dans un roman de Giono n’a pas souvent été étudié46, comme si le procédé était trop évident. Pour Giono « écologie » c’était vivre simplement à la manière des petits paysans de son enfance. La nature sauvage (c’est nous qui soulignons), c’était plutôt les ronces envahissantes ou les orages effrayants. Dans sa charmante fantaisie d’ Eléazard Bouffier, L’Homme qui plantait des arbres – où l’on retrouve pas mal de Regain avec un Aubignane déserté et ses bourrasques sèches et brutales – la Création doit toujours être conquise par cet homme tenace (V, 757-767)47. Bouffier n’est qu’une reprise du père de Giono qui partait avec le petit Jean planter des glands. Dans les cas du père et de Bouffier seulement un sur dix des glands plantés survivait, mais même si tous les glands plantés par le père avaient poussé, on aurait eu un paysage type « jardin anglais », tandis que d’après Giono, les plantations d’Eléazard dans la montagne de Lure devenaient une forêt naturelle. Il est vrai que les écologistes modernes ont fait de cette histoire leur livre vert, malgré le fait que le miracle de Bouffier fasse aussi couler les sources dans les villages abandonnés : ainsi les gens des vallées viennent y habiter et spolient la nature sauvage. Ils construisent leurs maisons entourées de « jardins potagers où poussaient, mélangés mais alignés, les légumes et les fleurs » et dans les champs les fermes étaient restaurées (V, 766). Mireille Sacotte appelle Giono « écologiste avant la lettre » et cite des phrases « écologiques » inspirées par Paris : « Ce ciel ne fait pas respirer », « le bitume et le béton » ou « la cruelle matière de leur habitat ». Elle cite aussi le commentaire de Giono dans les Essais sur la cuisine rapide sans goût (969) – et pourquoi pas d’ailleurs s’il peut toujours goûter la cuisine décrite par Sylvie Giono pour remplacer les maquereaux en boîte des bergers de L’Iris? « Avant la lettre », c’est beaucoup dire pour le Giono de 1935 qui semble ignorer les arguments en faveur du mérite de la culture biologique, peut-être parce que pour 46 L’étude de Clayton: « Paysage et psyche » in Jean Giono, vol I, 145-147, est très utile; c’est de l’écocritique avant la formulation récente de la discipline. 47 Giono aurait pu faire de son Virgile bien-aimé un homme qui plantait des arbres. Dans la « Préface » aux Pages immortelles il parle du poète planteur de hêtres dans des endroits où on « s’obstine au nom de la raison et d’on ne sait quoi de scientifique » à dire que les hêtres ne poussent pas (III, 1022).
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ses fermiers imaginaires et « rétros » cette culture est la seule qu’ils connaissent. Citron lui aussi croit reconnaître un Giono « précurseur des écologistes » à propos d’une remarque du Journal du 31-10-35 : « Il faut faire le procès de la production du matériel en même temps que le procès de rareté. Diminution des besoins artificiels plutôt que satisfaction des besoins artificiels » 48 . Sa pensée anti-machine se trouve dans beaucoup d’écrits du XIXe siècle à partir, au moins, de Frankenstein. Ce qui l’intéresse ici n’est pas la conservation des ressources, mais l’équilibre des forces du marché qui, selon Adam Smith et David Ricardo, gouvernent les prix. Il est toujours le disciple loyal des socialistes utopiques qui, une génération après les apôtres du libre marché, ont déjà reconnu qu’une telle économie ne fonctionnait que pour les capitalistes. Le côté « écolo » de Giono est souligné par D. LeBrun et J.C. Pratt dans leur livre déjà cité où ils parlent de Joie et du Contadour : « le baba-coolisme des années 70 est né à Manosque en l934! [...] Giono était un ‘visionnaire’ ». Mais un Giono qui aimait tant les bergers avec leurs moutons et chèvres qui rasent toute la végétation, peut-il vraiment être un écologiste? Le désert de Lure changé par Eléazard avait d’abord été « créé » par les troupeaux et celui-ci devait vendre ses brebis pour protéger ses sauvageons. Toutefois, le Giono d’« Aux pays des coupeurs d’arbres », repris de Manosque des plateaux (1930) et inclus dans le recueil Solitude de la pitié, se révolte déjà contre les dégâts de la modernisation : Le boulevard, les ormes l’habillaient. On voyait bien, par-ci, par-là, à travers les feuillages, la peau flasque et vieille des maisons et même d’inquiétantes sanies, mais, c’était au-delà des arbres [...] On a coupé les ormes; le boulevard est nu. Il est là, maintenant, jaune et sale, tout bubelonné [déjà!] d’une tumeur d’usine qui suinte des vapeurs et des eaux lourdes. On a passé toute notre terre à la tondeuse double zéro : le pays vient d’être condamné aux travaux forcés à perpétuité. (I, 519)
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A propos des chroniques des journaux des années 60 où Giono milite contre les fusées et autres inventions modernes, Citron répète que Giono avait anticipé « des avertissements qu’aujourd’hui [1990] les écologistes lancent avec une force accrue de jour en jour » (Giono 544). Mais est-ce là une prescience des arguments des écologistes de l990? Ceux-ci étaient déjà actifs avant 1960.
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Ce « bubelonné » est intéressant : Angelo le hussard suivra ce boulevard d’ormes au milieu de l’épidémie du cholera (IV, 331-2). Pour montrer la vie symbolisée par les arbres, Giono raconte aussi dans Solitude de la pitié l’histoire touchante des paysans qui apportent, avec grands efforts, pour marquer la naissance d’un enfant, un cyprès « d’en bas » qui survit à la mort des parents et de l’enfant. Cependant, il nous semble qu’identifier le Contadourisme comme la naissance des « baba-cools » des dernières décennies du XXe siècle fait de Giono un écologiste actif qu’il n’a jamais été. Giono se dévoile beaucoup moins conservationiste qu’anti-moderne et conservateur. Aux phrases citées par Mireille Sacotte on peut en ajouter d’autres tirées du Grand Troupeau : « Sur le plateau le vent arrivé des montagnes se repose et joue du bout de doigts avec les amandiers » (I, 1138). Et encore : « Une poignée de fleurs des amandiers crible les vitres. On voit les arbres tout dansant de vent de cette neige de fleurs qui vole » (I, 1172). Si les citations de Sacotte établissent l’opposition entre la ville de Paris et le plateau du Contadour, ces images des amandiers contrastent la vie de campagne avec celle des tranchées de la guerre. Comme le Paris de Vraies Richesses, la guerre aussi est un cancer de la civilisation industrielle. Elle avait laissé les soldats retournés du front dans le désespoir qu’il décrit avec une phrase d’un poète imaginaire : « J’ai trouvé! du sang, de la volupté, de la mort, l’odeur des cadavres, la beauté des vers de viande », et il continue : « Le poète doit être un professeur d’espérance » (III, 202-3). Nous en parlons plus loin. Giono avait fait écrouler Paris sous l’attaque de la nature dans « Destruction de Paris » (1931, II, 525-526, 1038); dans Les Vraies Richesses il décrit sa destruction –« tu es l’usine de notre mort » – par les armées révolutionnaires des paysans (Récits 244). Il nous paraît que cette descente des paysans fut inspirée par l’histoire des années 1848-51, quand les paysans descendaient des Hautes Alpes en opposition contre Louis Napoléon. Giono mentionne cette révolte en l923 dans le fragment « Les Images d’un jour de pluie », déjà cité. Un des centres de ce mouvement était à Mane, près de Manosque. L’idée d’une révolte des paysans occupait Giono depuis 1936 (Journal, 30-11-36, etc.). Mais dans Lettre aux paysans, il déconseille la révolution violente (Récits 583-5).
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Toutes ces phrases que nous venons de citer ne sont que les outils de l’artisan écrivain qui s’avère être un observateur raffiné de la nature. Dans Provence, on trouve de belles pages sur le pays de Giono dont plusieurs sont écrites quand les grandes routes commençaient à détruire ses collines couvertes d’oliviers. Ce sont les paysages pleins de petits villages et de petites fermes, eux aussi créés par les gens qu’il veut protéger contre la modernisation. En l943, Giono est étonné quand un ami lui parle de l’agriculture mécanique et scientifique : « Blé semé grain à grain espacé, butté, biné [...] Il parle d’abondance et compose une magnifique Apocalypse des fins de races alimentées de produits provenant d’engrais chimiques ». Pour Giono c’est une révélation, mais moins à cause de son importance écologique : « si je peux faire passer cette Apocalypse dans Les Grands Chemins (livre projeté) j’enrichirai considérablement la portée du livre » (Journal 26-10-43). Il en parle toujours dans les années 50 quand il se rappelle le goût des fruits donnés par les petits fermiers; maintenant il y a la culture moderne avec l’engrais et les pesticides chimiques. Et il est heureux que plusieurs des petits fermiers aient fait un « retour en arrière » et cultivent à l’ancienne, sans produits chimiques (Trois arbres 87-93). S’il s’oppose à la construction de Cadarache, la centrale atomique, il accepte néanmoins des commandes pour des publicités de Shell-Berre et de l’Electricité de France (Giono 484). Et il commence celle pour la compagnie pétrolière avec une fort belle image quoique peu « écolo » : « comme une tache d’huile, la Provence déborde ses frontières historiques » (Provence 21). Si nous ne voyons pas son utilisation de la nature comme témoignage d’un Giono écologiste, elle nous paraît l’élément le plus persistant de tous ses écrits de Colline à L’Iris, inclus les romans inachevés des années 60. En l963, Giono n’aime toujours pas Paris. De retour à Manosque il prend le sentier « non carrossable » pour arriver chez lui : « La maison m’a pris dans ses bras ». Avant cette phrase, toutefois, il a des réflexions un peu inattendues de la part d’un écologiste, mais peut-être pas si étonnantes de la part de l’auteur de Regain, Batailles ou L’Iris, pour qui la nature souvent revêt des aspects maléfiques :
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Jean Giono On ne remarque jamais assez que le chant des oiseaux est toujours triste, en tout cas mélancolique, et souvent, au surplus, il a des sonorités méchantes; il n’y en a pas de gais, ni d’évocateur de bonté.[...] Même un papillon regardé de près et un peu longuement n’est pas gai. Au fond, si on regarde ce que la Bible appelle la « Création », on a peur. Les six jours de Dieu le Père n’ont pas du tout été consacrés à une œuvre de gentillesse. (Terrasses 80)
Ces réflexions nous font penser aux évaluations de l’œuvre de Giono par Jacques Viard et Le Clézio. Dans sa présentation de Que ma joie demeure (1971) Viard parle des « naïfs adeptes d’un gionisme superficiel ». Il lie le Bobi de l935 qui « à la lèpre individualiste veut apporter le remède » mais « doit cacher au malade la terrible science qu’il possède déjà » avec Mort d’un personnage où « Giono l’avouera en l949 : dans le malheur on se trompe souvent. On croit se révolter ‘contre l’injustice, quand c’est simplement contre le sort’ »49. Giono reconnaît la cruauté inhérente à la nature et à la nature humaine. A l’occasion de la mort de Giono, Le Clézio, romancier lui aussi, écrit dans Le Figaro littéraire du 19-25 octobre 1970 : On a beaucoup parlé de la nature chez Giono comme d’un thème. Mais c’est plus qu’un thème, c’est toute l’œuvre de Giono qui est mélangée à la nature, qui est la nature [...] Pour Giono, l’homme, quel qui soit, où qu’il soit, n’est jamais séparé de la vérité terrestre [...] : les forces de la vie sont toujours naturelles. Giono invente nos racines, l’origine du mal, le cheminement de nos souffrances et de nos passions; il les découvre dans la terre même, dans les rythmes diurne et nocturne, dans le passage des saisons, dans la volonté de l’herbe, dans les rochers, les nuages, les bruits des insectes, le rut des animaux. Sa vérité est à la fois celle de Rousseau et celle de Jung50.
Parmi les racines de la pensée gionienne sur la nature il y a l’œuvre du darwinien allemand Ernst Haeckel. Il est à la mode aujourd’hui pour avoir inventé le mot écologie. Mais pour Haeckel l’habitat détermine l’évolution des espèces. De quoi en conclure que dans la nature tout s’adapte admirablement à son environnement et 49 Jacques Viard, « Une conscience tragique », dans Les Critiques de notre temps et Giono (Paris : Garnier, 1977) : 154-9. Viard s’appuie sur une phrase de Montaigne : « nature, ce crains-je, attache en nous un instinct à l’inhumanité ». Déjà dans Manosque-des-Plateaux (l930) on rencontre des suicides, une mère qui a noyé son enfant et d’autres misères. 50 Repris dans Les Critiques et Giono, 173-177.
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ainsi construire une théorie séculaire de « l’harmonie de la nature ». Haeckel inspirait des lecteurs utopiques qui célébraient la simplicité de la vie rurale. Ils se baladaient dans la nature sauvage51. Haeckel fut traduit en anglais, français et d’autres langues et il aidait ainsi à renforcer le « retour à la nature » rousseauiste qui préparait le terrain pour les œuvres de Gide et Giono mais qui en permettait aussi une lecture trop utopique 52 . Selon l’étude de Gassman, Haeckel fut l’inspiration de l’idée que nous ne sommes qu’une partie d’une entité organisée et constante (119). Ses disciples proposaient des réformes pour arrêter la fuite des paysans vers les villes et manifestaient une hostilité contre la civilisation urbaine. On fondait une communauté végétarienne (Eden) pour « fuir les influences décadentes des métropoles et pour pourvoir à une vie enracinée dans la terre » (122). Cette phrase fait penser aux Vraies Richesses, livre dédié « à ceux du Contadour » et surtout à la chronique « Aux sources mêmes de l’espérance » (1933) où Giono semble élaborer ce thème et produit ses idées les plus rousseauistes :
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Voir Daniel Gassman. The Scientific Origins of National Socialism (London : McDonald, l971) : ll9-122. 52 Mais pour inscrire l’œuvre de Giono d’avant 39 dans l’idéologie allemande du Socialisme National de Blut und Boden (sang et terre), il faut la traiter avec une certaine violence intellectuelle. Voir Andrea B. Bantel-Cnyrim, « Regain ou un malentendu sur Giono », dans Giono l’enchanteur, sous la direction de Mireille Sacotte (Paris : Grasset, 1996) : 55-64. Sur l’antifascisme de Giono, voir la biographie de Citron, Giono (230, 261-2 et ailleurs).
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Jean Giono Chaque fois que l’homme a été affamé d’espérance et d’équilibre, il a gâché la terre et l’eau, il a entassé les pierres, il a bâti devant lui la forme désirée du rythme immobile et de l’ordre. [...] Le poète doit être un professeur d’espérance. [...] Son travail à lui, c’est de dire. Les autres font [...]. Nous sommes trop vêtus de villes et de murs. Nous avons trop l’habitude de nous voir sous notre forme antinaturelle. Nous ne savons plus que nous sommes des animaux libres. Mais si l’on dit : fleuve! ah! nous voyons le ruissellement sur les montagnes, l’effort des épaules d’eau à travers les forêts [...]. Le monde! Nous n’avons pas été créés pour le bureau, pour l’usine, pour le métro, pour l’autobus; notre mission n’est pas de faire des automobiles, des avions, des canons [...]. Ce n’est pas pour ça que notre pouce est opposable aux autres doigts.[...] Nos pieds veulent marcher dans l’herbe fraîche [...] battre l’eau derrière nous pendant que nous écarterons le courant avec nos bras. Par tout notre corps nous avons faim d’un monde véritable. Voilà la mission du poète [...]. Je chante le balancement des arbres, [...] l’amour qui lance les oiseaux à travers les feuilles comme des palets multicolores, [...] l’ombre des nuages, les migrations des oiseaux, les canards qui s’abattent sur les marais, [...] la nuit toute ensemencée d’étoiles et qui veut cent milliards de siècles pour germer. Je chante le rythme mouvant et le désordre. (III, 204)53
Gassman note aussi la ressemblance entre l’exotisme rêveur d’Haeckel et le symbolisme du peintre Moreau. Celui-ci était un des maîtres du peintre Eugène Martel, grand ami de Giono à qui les Contadouriens rendaient visite à Revest de Bion. Notons que l’ami mentor de Giono, Lucien Jacques, créait une fresque symboliste dans la bibliothèque de l’auteur. On en trouve une photo dans le livre déjà cité de Sylvie Giono (35). Peinte en 1936, la fresque semble être inspirée par Joie : il y a Jean avec un pigeon sur le bras et Aline [en Bobi] qui vient de mettre un collier de fleurs autour du cou d’un cerf. Joie fut dédié à Elise que Jean tient par la main. Gassman cite un écrivain : « La fuite dans le paysage est devenu une nécessité dans l’art » (73), phrase qui anticipe l’importance du paysage dans les œuvres de Giono; le grand livre de Magnan sur Les Promenades de Jean Giono en donne de magnifiques illustrations. Encore plus « gionesque » est le mouvement allemand Heimatschutz [Protecting our Patrimony] qui identifiait l’esprit national avec les forêts,
53 Cette dernière phrase deviendra la justification pour le rejet de la critique de Ramon Fernandez sur Joie (Journal 30-4-35).
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l’anti-modernisme, les petits paysans et le paysage54. Citron cite une note de Giono dans un carnet du temps de la composition du Hussard : « Les chemins et les champs brûlés de lumière étaient roses/avec discipline on peut réussir à écrire ces Paysages à la Poussin que j’ai envie d’écrire » (IV, 1322). Rappelons que Poussin a souvent peuplé ses paysages avec des couples romantiques (Adam et Eve dans une Acadie ou paradis séculaire) ou des groupes de paysans. Des endroits utopiques, Giono les créait avec « les jardins d’Armide », invention typiquement gionienne. En 1942, Magnan décrit l’expérience de la « transformation devant ses yeux » d’un endroit réel (et qui avait appartenu à son grand-père) en un endroit rêvé où Giono avait vécu le jardin du monde grec (Pour saluer Giono 133-5). Chevaly aussi parle d’un jardin abandonné qui, par la parole de Giono, devient paysage Quattrocento et ajoute : « Pourquoi ne serait-il pas permis d’inventer quand le mensonge efface la laideur de la réalité [d’un hiver pendant la deuxième guerre mondiale] pour recréer la beauté du rêve? » (189-190). On trouve des jardins imaginaires déjà dans le Journal du 27-11-35; Giono les appelle « ...Enfers. Enfer étant pris dans le sens grec, c’est à dire lieu de repos, de bosquets, de paix et d’ordre humain », et le 20-5-36 il compare la plaine de la Durance sous la pluie avec des jardins de Damas, également imaginaires. Et encore dans son Journal du 7-11-43 : les vergers d’oliviers de sa jeunesse – où il lisait Virgile – « sont devenus depuis mes jardins d’Armide ». Citron dit dans une note que ceci est la première fois que Giono les mentionne et qu’il les aurait trouvés chez le poète italien Tasso. Quand il compose sa « Préface » aux Pages choisies de Virgile Giono croit qu’il va « appeler ça ‘Jardins d’Armide’ » (Journal 16-11-43), mais dans la « Préface » actuelle les jardins ne sont que « d’immenses vergers d’oliviers qui couvrent les collines » (III, 1020). Et un an avant sa mort, il se rappelle les jardins d’Armide dans une lettre à une amie [sa femme?] : « je veux protéger ces jardins d’Armide »; mais ces jardins n’existent qu’en son imagination; la lettre est un peu brusque et Giono finit avec « un catalogue de clichés idoines » (Provence 68-9). D’ailleurs, dans L’Iris, achevé dans la même année, Casagrande appelle la baronne « Armide » et, dans une variante celle-ci répond : 54 William H. Rollins, A Greener Vision of Home : the German Heimatschutz Movement, l904-l918 (Ann Arbor : Michigan UP., l997).
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« oi non plus tu n’es pas dans la vie. Tu fabriques tes propres illusions [...] » (VI, 508, 1078). Giono ne parle plus des jardins, ils sont devenus un acte de l’imagination55. Cependant, un paysage et son isolement peuvent créer l’ennui ou la peur, par exemple dans Regain où le plateau et ses vents produisent une très grande frayeur. Et dans Joie il faut un Bobi sauveur pour remplacer l’ennui par la joie d’une vie communale. Et il y d’autres méthodes de divertissement moins utopiques. Le Boromé des Batailles s’amuse avec vingt-sept femmes et l’Alexandre de « Silence » lui fera de la concurrence; dans Deux Cavaliers on finit par se combattre et, comme dans Roi (1948) ou Ennemonde (1964), par tuer56. Il est intéressant que dans sa préface pour une édition des Géorgiques de Virgile (1939), Giono, l’écrivain artisan, s’est fait lui-même un berger virgilien qui lit les œuvres du grand poète à ses enfants. Quatre ans plus tard il renverse quasiment les rôles. Dans la « Préface » aux Pages choisies de Virgile (l943) Giono parle du poète, mais beaucoup plus de son propre père et de ses lectures de Virgile dans les vergers d’oliviers quand il était écolier. De quoi faire du Virgile gionien le poète d’une Provence virgilienne dont Giono a pu trouver l’illustration dans les paysages de Claude Lorrain qu’il aimait tant décrire et qui, eux aussi, étaient inspirés par Virgile. Les simples paysans comme ceux de Baumugnes vivent dans un « endroit où l’on avait refoulé des hommes hors de la société. On les avait chassés, ils étaient redevenus sauvages avec la pureté et la simplicité des bêtes » (nous soulignons). Et encore, selon Albin : « Dans [la séduction d’Angèle] c’est deux pays qui se sont battus : le mien et un autre [Marseille]. Le mien, droit et solide, l’autre tors et de cœur pourri » (I, 226). La « pureté des bêtes » anticipe l’enseignement 55
Déjà dans la préface à « Tristan et Yseult » (1964), Giono avait utilisé les jardins d’Armide dans le même sens : « Des jeunes provinciaux (le berger Fidèle, Aminthe, les jardins d’Armide, etc.) [...] » : De Homère à Machiavel. Cahiers Giono, 4 (Paris : Gallimard, 1983) : 124. Voir aussi Denis Labouret. « Le Sud comme Utopie dans les essais de Giono », dans Jean Giono. Le Sud imaginaire (28-36). 56 Dans sa « Notice » sur Monologue (V, 996-1002), Robert Ricatte dit que le « nous » dans ce récit représente le « chœur paysan. » Mais, si un paysan voyait tous les aspects différents de la beauté que voit le narrateur, souffrirait-il de cet ennui qui aboutit dans le jeu de pendaison ou jouerait-il aux cartes en risquant toute sa fortune?
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de Bobi dans Joie qui reprend celui de Giono dans ses articles de L’Intransigeant des années 32-33 (III, 1156)57. D’ailleurs, cette vie simple des bêtes n’est pas nécessairement « sauvage ». Malgré les sangliers ou les loups qui apparaissent ici et là, il y a le Bobi magicien des animaux ainsi que le démontre l’épisode sur la noce des chevaux dans Joie (II, 641-644). Bobi sait détruire la barrière entre homme et animal dont Giono parlait déjà dans Le Serpent d’étoiles (1930) : « L’homme est le créateur de la peur qui les sépare » (VII, 135). Il a également présentée cette idée dans Solitude (I, 521-523), mais à la fin du Serpent, Barberousse qui, comme Bobi, peut communiquer avec toutes sortes d’animaux, dit que les bergers ont éliminé cette peur : « ils ont sauté la barrière » (I, 521-3). La « réalité » de la vie des paysans de Giono et leur « économie fermée » ou autarcique et non mécanisée, est fondée moins sur un choix « écologiste » que sur leur capacité physique et la qualité de la terre. On en trouve la description – plutôt utopique – dans Poids du ciel : La nature même du terrain a imposé la forme de la petite propriété. Il y a de la terre à vignes, mais par petits morceaux; à côté, le petit morceau est propice au potager, ou au fourrage, ou au verger, et la ferme est bâtie au milieu de ces terres qui la nourrissent, se serrant contre elle au ras de ses murs. C’est à la taille de l’homme et c’est à la taille de sa famille, par une voie de conséquences entièrement naturelle et sans exception [...]. Elle est non seulement aussi à la taille de l’homme, mais la qualité des produits organise une joie biologique dont tout est marqué [...]. Tout arrive sur la table sans intermédiaire [...]. L’économie nationale n’a presque pas de rapports avec cette économie individuelle [...]. Pour l’engrais, on continue pour une grande part à se servir de compost qui ne coûte rien et dont les chimistes, après grand détour, découvrent aujourd’hui les incomparables qualités [...]. Voilà donc, au milieu des temps amers, un homme qui, par son travail, gagne d’abord le droit de rester lui-même [...]. Mais le plus important est ailleurs : il peut se permettre le contrôle du naturel ou de l’artificiel des lois [...]. Il est complètement séparé de la guerre politique qui fait rage sans arrêt autour des matières techniques. Pour lui, la paix [...] c’est le naturel. (Récits 488-493)58 57
Ces articles sont reproduits par Charles Mitchelfelder, Giono et les religions de la terre (Paris : Gallimard, l938). 58 En l964, quand souvent il dénigre ses activités d’avant 39, Giono reprendra dans Ennemonde un tel paysage et une telle « économie fermée ».
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Cette réalité, on doit la créer, comme Bobi le fait sur le plateau de Grémone. Il faut un sauveur, soit homme ou femme comme la Mamèche dans Regain qui dirige Arsule vers Aubignane où elle aussi devient un instrument de renaissance. Dans sa pièce de 1932, Lanceurs de graines, Giono introduit le jeune Aubert, joueur de guitare qui veut protéger la région contre Maître Antoine, le deuxième mari de Delphine. Elle est la maîtresse d’une grande propriété. Antoine n’est pas seulement un coupeur d’arbres mais il veut aussi défoncer la terre et supprimer les fontaines. La vision utopique d’un monde où l’on a de la sollicitude en commun pour la nature et où l’on vit en commun avec les animaux sauvages de Joie, ne se trouve que dans ce roman. Marthe, après l’enseignement de Bobi que l’argent transforme le travail en « une saloperie », parle du plateau comme d’« un paradis terrestre » (I, 672). Elle le remarque quand elle se promène parmi les moutons dans les champs qu’on laissait retourner à leur état naturel. Leur végétation est maintenant plus luxueuse et la taille de l’herbe grande à démesure! Mais tout cela n’est qu’un rêve de l’auteur. Après que Bobi a disparu, le travail en commun est abandonné et chacun se remet à son compte (II, 778-9). « Saloperies » de la civilisation moderne Pour combattre la déshumanisation progressive des temps modernes, Giono se sert de deux idées complémentaires : le mouvement souvent caractérisé comme le « retour à la terre » et celui de l’idéologie « carbonari », quoique ces deux termes ne soient pas de Giono. Le « retour à la terre » est l’idée directrice des années 30 et allait recevoir sa définition dans les essais de Giono. On la retrouve également – bien que moins évidente – dans les romans d’après-guerre. L’idée toutefois n’était jamais trop loin de l’esprit du romancier. Même dans son carnet pour les Récits de la demi-brigade, une collection de contes policiers, il note : « La synthèse homme terre/ Tourgueniev / Récits d’un chasseur » (V, 874, n. 3). Ricatte n’explique pas quelle synthèse Giono visait; pour lui le livre de Tourgueniev serait le modèle pour les Récits de Giono. Le mouvement « carbonari » du XIXe siècle cherchait à établir la démocratie en Italie – ce qui nécessitait la libération des
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régions de l’Italie du contrôle de l’Autriche et de la Papauté. Ce mouvement joue son rôle dans la vie d’Angelo mais son élan révolutionnaire guidait aussi la vie de l’écrivain avant la guerre de 39 et on le retrouve en 1945, l’année dans laquelle Angelo était conçu. Dans Le Bonheur fou, roman de la révolution de 1848 au Piémont, Giono nous montre la défaite de la grande politique menée par les bourgeois libéraux ainsi que le vrai esprit révolutionnaire des artisans qui sont prêts à se battre et qui continueront la campagne aux côtés de Garibaldi. Dans les entretiens Taos-Amrouche, Giono parle du travail artisanal de son père et du sien : « Pour se passionner pour son travail, […], il faut en avoir l’initiative totale [et non avoir] un travail à la chaîne qui vous en donne une partie »59. Et il continue en disant que Le Contadour était peut-être « une tentative révolutionnaire » pour « devenir [...] des hommes complets ». Mais les Contadouriens voulaient qu’il soit un mouvement communautaire, ce qui mène toujours à l’échec (T.-A.155)60. Ses associations avec les écrivains communistes pendant les années 30 n’étaient que brèves. Ce sont plutôt les idées des socialistes pré-Marxistes, « socialistes utopiques », qui dominent la pensée de Giono : dans son Journal (27-11-36), il s’appelle un anarchiste (VII, 1049). Et dans Le Bonheur fou, Angelo se dit : « Les cordonniers sont tous anarchistes » (IV, 1098). (Rappelons-nous que le père de Giono était cordonnier). L’anarchisme d’avant 1848 avait ses racines dans une vision assez romantique des corporations artisanales autogérées dont les dirigeants choisissaient souvent le gouvernement de leurs villes. La législation de la Révolution de 1789 avait déjà aboli les corporations et l’artisan perdait sa protection contre la mécanisation de la production. Le mot industrialiste désignant « artisan » désormais dénote « entrepreneur capitaliste » et le mot corporation veut dire « société anonyme » dont les membres sont actionnaires au lieu 59
T.-A. 154. Giono décrit cet amour du travail aussi dans la « Préface à Regain de Marcel Pagnol » (1937) quand il parle des maçons qui construisent les ruines de l’Aubignane du film (I, 1369-1373). On est au milieu des années du Contadour. 60 Giono, tout en prenant sa distance du Contadour et de son propre engagement dans le mouvement, ici exprime une thèse proposée aussi par le grand philosophe de l’histoire, Isaiah Berlin, qui fera un résumé de sa pensée en l953 dans The Sense of Reality (New York : Farrar, Strauss & Giroux, 1997) :1-39. Voir aussi l’essai de Viard, cité plus haut, où il emprunte une idée semblable à Freud.
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d’artisans ouvriers. Ce développement n’incitait pas que des idées utopiques comme celles de Fourier, de Saint-Simon et surtout de Proudhon, mais aussi des émeutes d’artisans souvent destructrices. La solidarité qui règne entre les artisans ressort dans Deux Cavaliers de l’orage, là où l’on ne s’y attend pas. Clef-des-cœurs, le lutteur qui jouera un rôle très différent dans Ennemonde, dit à Marceau, l’aîné des cavaliers, qu’il est cardeur de formation. Quand Marceau lui dit qu’il est bien tombé, il répond : « Ce n’est pas mon canton, et je ne fais concurrence à personne », et à l’explication de Marceau que le cardeur du village est trop vieux, il répond : « Raison de plus pour ne pas lui retirer le pain de la bouche » (VI, 111). Giono avait lu l’Erewhon de Samuel Butler en l925 et appréciait fort l’anti-industrialisme de ce « no-where ». L’anarchisme originel préférait l’autogérance des corporations artisanales à un gouvernement national aussi démocratique ou révolutionnaire qu’il fût. C’est l’idée motrice de William Godwin, le père de Mary Woolstonecraft, créatrice de Frankenstein et de l’image parfaite de la révolution industrielle échappée au contrôle humain. Giono exprimera son esprit « anti-mécanisation » dans ses romans lyriques des années 30 et dans son encouragement de l’esprit contadourien avec sa confiance que la NATURE peut sauver l’homme. Dans la première partie de son essai Le Poids du ciel (1938) il chante encore la vie paisible de l’artisan au moment où les nuages d’une nouvelle guerre se profilent sur l’horizon de l’Europe. De même dans l’essai Triomphe de la vie (1941) – qu’il conçoit comme suite à Regain (Récits 1229-30) – où il fait revivre le monde des artisans et de son père. Et dans Noé (1946) il rappelle aux lecteurs que « gouverner, [dans son pays], signifie s’occuper des bêtes, les faire boire et les faire manger » (III, 672), ce qui fait un « gouverneur » de chaque paysan. Son père était un « artisan » indépendant et non un prolétaire ou un ouvrier d’usine qui place son espérance dans le syndicat. Même si la situation de ses parents n’était pas très aisée, ils bénéficiaient aussi de la largesse des petits cultivateurs qui donnaient le surplus de leur récolte, dons souvent si abondants que les Giono les partageaient avec des voisins. Giono se sert de cette idylle communautaire vers la fin de sa vie pour se plaindre des grands cultivateurs modernes et de la monoculture qui produit des pêches parfaites mais sans goût (Trois Arbres 87-93). C’était une communauté volontairement coopérative
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qui rendait la pauvreté supportable. En revanche les ouvriers d’usine qu’on rencontre dans Les Âmes fortes sont des jobards qui ne sortiront « jamais de l’ennui » (V, 424). L’image d’une société simple composée d’artisans et paysans, du temps des révolutions de 1848, Giono la décrit dans Le Déserteur (1963). C’est un récit commandé par un éditeur suisse pour reconstituer la biographie d’un peintre errant dans le Valais. Pour Giono la commande n’est que du blé à moudre. Le déserteur a peu de besoins : « Il arrive à de bons ouvriers de sauter un repas sur deux [...] parfois il a sauté deux repas à la file » (VI, 208). Il échange des peintures pour son hébergement, et il insiste sur le minimum de confort pour ne pas s’habituer au luxe. La peinture pour lui est « un métier comme de faire un soulier, ou de traire, de faire un fromage, de tracer un labour, ou raboter une planche, planter un clou, etc. Ce que font les hommes. Ceci est donc un homme » (220). Lui, il n’est pas un vagabond, mais « un homme qui connaît un métier et le pratique, c’est autre chose » (221). Solide héros gionesque, il est aussi un herboriste qui guérit gens et animaux (235, 239). Giono ayant dit que ses romans d’après 45 sont plutôt stendhaliens, on peut se demander si cet exercice de 1963 n’est que l’application d’une ancienne formule qu’il utilise au besoin ou pour s’amuser. On retrouve ces idées dans ses articles de journaux de ces années-là comme on les a déjà trouvées dans Arcadie...Arcadie (1953) qu’il écrit pour la revue des artisans de Lucien Jacques. Il y évoque l’esprit d’avant 39, sa jeunesse, ses parents et tous les petits villages et fermes de son entourage. Il nous paraît que ce Giono toujours à la recherche de nouveaux départs – et qui avait écrit ses « Chroniques » et le cycle d’Angelo – n’avait pas vraiment abandonné son passé engagé dans lequel il composait ses livres plus rustiques. Les romans de Colline à Deux Cavaliers, se déroulent pendant le commencement du XXe siècle et sont situés dans des paysages plus ou moins reconstitués d’endroits des Basses et Hautes Alpes. Après 1945 plusieurs des romans et récits ont été mis dans le XIXe siècle mais ils sont, sauf Bonheur, toujours situés dans le sud-est de la France. Ce sont également les paysages et les temps les moins atteints par la civilisation moderne. Quand on rencontre ce type de civilisation, c’est presque toujours pour la mettre en contraste avec la vie d’une communauté telle que celle que l’on trouve dans Que ma Joie demeure,
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ou pour la mettre en état d’accusation comme dans Le Grand Troupeau. Même la cupidité qui a pourtant ses racines littéraires dans l’histoire pré-industrielle, peut devenir signe de la maladie de la civilisation moderne : Bobi appelle l’argent caché par Jourdan un symptôme de sa lèpre (II, 457-9). En 1925, bien avant Colline, Giono écrivait un conte qui est différent de Naissance de l’Odyssée. Il deviendra le « Champs » de Solitude de la pitié. Il emploie un style plus agile avec un vocabulaire plus simple que celui de Naissance. C’est l’histoire d’un homme, marié, avec une petite fille, dont la femme l’a quitté pour partir avec un Piémontais. L’homme a pris le car et est descendu au hasard. Il défriche une terre abandonnée, couverte de ronces. Il écrit une lettre à sa femme. Quand il n’y a pas de réponse il disparaît et la terre retourne à son état sauvage, c’est-à-dire aux ronces. Est-ce une lutte avec la terre ou plutôt avec ou pour un autre être humain? L’histoire aura son pendant dans Regain où Panturle, et le village, seront sauvés par l’apparition d’Arsule et son amour. Colline, que Giono appellera un poème, est un portrait de la vie de quelques familles dans un hameau, Les Bastides Blanches. La vie dure est rendue encore plus difficile par des phénomènes naturels comme la sécheresse de la source. On sent quelque chose « derrière l’air » qui fait peur. Comme les Grecs de Thèbes, les villageois cherchent la cause et décident que c’est Janot. Ils décident aussi de le tuer, mais il meurt avant que l’on prenne une action. Dans le livre, Janot est vieux, cruel, jaloux et l’abus de l’alcool le rend délirant. Il s’est exilé aux Bastides parce que dans la vallée, il a attiré l’attention des gendarmes. Il représente donc un élément maléfique introduit de l’extérieur dans la communauté. A sa mort, le mal disparaît et la vie normale recommence. Il est clair que les lecteurs comme Gide ont reconnu le mérite du roman dans les descriptions du paysage, de la nature et de la vie rustique. Cette vie est rendue plus idyllique dans le roman suivant, Un de Baumugnes, une histoire d’amour dont l’intrigue pourrait inspirer les Barbara Cartland. C’est aussi un roman « du travail ». Amédée n’a d’autre possession que la valeur de son travail dont la qualité est appréciée même par son patron hostile, le père d’Angèle. La vertu de l’amour et du travail est aussi le topos de Regain. Aubignane est un village presque entièrement déserté parce que la vie y est trop dure et
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la civilisation plus moderne dans la vallée a attiré les jeunes. Même le vieux forgeron, vrai artisan, n’ayant plus rien à faire, descend pour s’y retirer. Il ne reste au village qu’une vieille femme seule, Mamèche, et Panturle. Elle décide de lui chercher une femme pour que la vie continue. C’est Arsule, fille de peu de vertu mais, comme disait Victor Hugo, poète aimé du père de Giono, il ne faut pas la juger parce qu’on ne sait sous quel fardeau la pauvre âme a succombé. Entre autres, Arsule servait d’animal de traction pour la charrette de Gédémus. Emportée par le vent et poussée par l’ombre menaçante de Mamèche, elle découvre Panturle qui s’est presque noyé dans un ubac. Le vent cesse d’inspirer la peur et se caresses printanières font courir son sang. Ils font l’amour sur place, puis elle retourne avec lui dans la maison, qu’elle va retaper. Panturle se met à labourer la terre. Son blé fait miracle sur la foire de Banon et sa réputation attire une famille qui va habiter à Aubignane. A côté de l’artisan forgeron et du bon paysan Panturle avec son « blé de concours […] tout battu au fléau et vanné au mistral » et qui « n’est pas un manchot », Giono introduit une dimension idéologique venue de Proudhon. Quand Panturle a besoin d’un cheval et de grain (trois cent livres!) pour la semence, il les demande à quelqu’un d’en bas. On ne parle point de paiement. L’emprunt du cheval est gratuit et Panturle rendra le grain de son produit. La transaction se passe comme chose naturelle entre paysans. Cette dimension sera encore élaborée par l’enseignement de Bobi cinq ans plus tard61, mais ici elle est peut-être le résultat des visites de Giono à Paris où il rencontrait André Chamson et d’autres écrivains de gauche qui seront engagés dans le débat sur la nature de la littérature prolétaire plus tard en l930, (voir notre note 24). Nous avons déjà indiqué que Giono fut encouragé par Lucien Jacques de se détourner des romans rustiques pour éviter d’être 61
Dans Joie on ne renonce pas à la propriété; mais on partage le produit du travail fait en commun ou, comme Randoulet et Jourdan, on fait du troc; après le départ de Bobi (sa mort) on retourne au travail individuel et les voisins divisent ce qui reste de la moisson, chacun « suivant son compte » (II, 778), ou « à peu près [son] droit » (779). La récolte en commun se faisait déjà dans « Mort du blé » (1932, III, 1158), qui aurait été un chapitre du manuscrit perdu de la première version du roman Le Chant du monde (II, 1261).
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classifié comme auteur régionaliste. Giono répond qu’il a déjà abordé un nouveau roman, Le Grand Troupeau qui, d’après nous, est toujours un roman de la vie paysanne. Selon la « Notice » de Jeanine et Lucien Miallet, le Guerre et paix de Tolstoï donne le canevas des scènes de guerre et de la campagne sans hommes. Cette campagne c’est le plateau de Valensole sur l’autre rive de la Durance de Manosque. Les histoires des soldats sont plus ou moins autobiographiques bien que Giono ait aussi puisé dans la littérature, et le livre est un roman personnel. Au temps de la composition, il écrivait à Lucien Jacques : « [...] cette guerre où des hommes de chair, des deux côtés, se battaient contre du métal. Il n’y aura [dans Troupeau] que de la pitié, du cœur, de l’horreur » (G.-J. II, 58). On y trouve aussi des signes de cette fraternité du prolétariat propagée par le mouvement socialiste international avant la guerre de 14. Ces signes sont à retenir : ils informent toujours le Giono pacifiste des années 37-39. Il est possible que Giono voulait écrire un livre encore plus anti-guerre en utilisant un style lyrique. Pour ne citer qu’un exemple, nous relevons des « Matériaux divers » assemblés par les Miallet, le portrait du « berger sur la montagne » : Bêtes saines [...] Les étoiles. La belle nuit. L’odeur de l’herbe. ‘Si ça revenait encore une fois...’ Le commandement de la terre. ‘Oh, si ça revenait...’ et il a un geste d’embrasser tout le troupeau comme pour dire je le garderais. Je ne le descendrais plus dans la mort. Je le garderais là, vivant dans l’herbe et les étoiles. (I, 1100)
Giono n’a pas utilisé ce beau portrait qui évoque les rêves de sa jeunesse quand il lisait Virgile (III, 1055-1056). Mais cette esquisse nous paraît symptomatique de ses descriptions des villages désertés par les soldats partis pour le front et qui font un contrepoint tragique à ce troupeau que le berger n’avait pas fait descendre « dans la mort ». La force de Troupeau c’est le contraste de l’horreur d’une guerre – produite par la civilisation industrielle et capitaliste – et la vie paysanne rédemptrice que ses lecteurs venaient de rencontrer dans Regain. Giono détruit toute prétention à l’héroïsme patriotique : ses soldats n’appartiennent à aucun pays, ils appartiennent à la terre62. 62 Sur la condition des fermes sans hommes, voir Martha Anna, « A Republic of Letters », American Historical Review 108 (2003) : 1338-1361. Voir en particulier
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Dans l’essai Poids du ciel, écrit en l938, au temps des Ecrits pacifistes (où Giono publie aussi quelques chapitres non édités de Troupeau) il décrit la vie du « petit paysan » et de son économie fermée. Il y retourne dans sa Lettre aux paysans pour définir « la culture de travail ». Dans Poids il répète que la guerre touche tout le monde mais il voit une étincelle d’espoir qui doit être fondée sur ses observations d’après 1919. Si dans Troupeau il montre la guerre comme anti-physis qui produit une vie non naturelle dans les villages où la vie traditionnelle est ébranlée, il dit dans Poids que la vie du paysan est assez facilement restaurée après la réintégration des soldats : le « petit paysan » vit en paix : elle lui est essentielle. La guerre ce n’est que la technologie industrielle qui ne sauve personne : « Une civilisation a sauvé les hommes : la civilisation paysanne » (Récits 496). Giono y fera référence encore dans Triomphe de la vie (1941, VIII, 671, voir plus haut) où il cite les Géorgiques de Virgile et les Jours et travaux d’Hésiode comme un mode de vie préférable à la culture moderne63. La vie paysanne pacifique sert encore dans Les Grands Chemins pour peindre l’espoir du Narrateur (nous y reviendrons), et dans l’incipit du Hussard. La rencontre d’Angelo avec la paysanne qui lui donne à boire plante un décor dans lequel se dérouleront les malheurs qu’apportera le choléra (IV, 239-242). Notons aussi que la critique a pris le choléra (ainsi que l’inondation de Batailles) comme la métaphore de la catastrophe centrale – la guerre – du Grand Troupeau (« Notice » de Citron, IV, 1307)64. Giono, poète du travail Après 1945, Giono utilisait le nom « bucolique » pour indiquer les projets hors du cycle d’Angelo, par exemple Bucolique 43 1351 -1352 et les sources citées. 63 La réalité de la vie paysanne dans les hautes montagnes est bien détaillée dans les souvenirs d’Emilie Carles (elle parle aussi des sentiments anarchiques et pacifistes qui sont renforcés par la guerre de 14) : Une Soupe aux herbes sauvages, propos recueillis par Robert Destanque (Paris : Gallimard, 1944) : 98, 210-226. 64 Voir aussi les essais dans Terrasses et Trois Arbres des années 60 déjà cités, pour sa défense du bonheur individuel, le pacifisme et ses sentiments toujours anti-urbains et anti-modernisation.
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pour Les Grands Chemins. C’est plutôt une affectation parce que, excepté Un de Baumugnes (1929), Regain (l930) et L’Iris de Suse (1968), les romans de Giono ne sont ni poésies pastorales ni romans d’amour qui finissent bien. En fait, le thème le plus persistant est la présence du mal que nous avons déjà relevée dans notre premier chapitre65. La renommée de « poète de la vie pastorale » de Giono est fondée sur les fins heureuses de ses trois premiers romans, sur le rêve utopique de Bobi, les histoires souvent charmantes de Jean le Bleu et surtout sur ses essais où le romanesque n’est jamais trop loin. Giono lui-même nous avertit contre une fausse appréciation de son œuvre. Pour lui « poésie » et « poète » ont une signification limitée. Si la poésie touche ou élève les lecteurs, elle soustrait aussi son sujet de la réalité par l’imagination qui doit avoir recours à l’invraisemblable le plus souvent exprimé par la démesure (nous y reviendrons plus loin). Et son topos doit être le travail « qui est la vraie culture de l’homme » : il embrasse toute sa vie; contrairement à la Culture tant prônée par les intellectuels de l’époque 66 . C’est une définition du travail des paysans mais elle convient aussi pour les artisans et même pour un trimardeur comme le Narrateur des Grands Chemins. La question que se pose Giono c’est comment l’homme peut-il trouver et garder son bonheur, c’est à dire « être un homme complet », dans cette culture du travail, en tenant compte des menaces de tous les côtés. 65
On peut citer, par exemple : Janet dans Colline, la vengeance dans Le Chant, l’ennui dans Joie, l’inondation dans Batailles, le désir de dominer dans Deux Cavaliers, l’ennui et l’inclinaison meurtrière dans Roi, l’échec de l’amitié dans Les Grands Chemins, le destin dans Moulin, le choléra dans Hussard, la politique et la trahison dans Bonheur et le désir égoïste de bonheur dans Ennemonde. 66 Voir la discussion déjà citée de Jean-Marie Gleize et Anne Roche dans Giono aujourd’hui. Giono écrivait : « On a beaucoup parlé de culture dans les années d’ébranlements, ces années de l934 à l939 désertiques et rases des espaces chauves. [...] aux approches de monstrueuses catastrophes [...]; cette hâte naturelle vers la culture indiquait bien qu’elle était, dans l’esprit de tous, le remède par excellence,[...] (j’emploie le mot culture dans un sens très particulier; je veux dire qui, depuis six ans a pu relire les Géorgiques ou Les Travaux et les jours sans être comme Adam à la sortie du paradis terrestre : nu, glacé, perdu [...]?) La fraîcheur, l’ingénuité, la bonne foi, la paix, tout ce qui permet la joie, étaient perdus » (Triomphe de la vie l941, VIII, 671).
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Le Serpent d’étoiles, publié dans le volume Essais de la Pléiade, que Giono écrivait en l930, ferait apparemment partie d’une série de portraits de métiers. C’était l’année du débat sur la littérature prolétarienne. Mais quelle que fut l’idée originelle du Serpent, Giono l’abandonnait pour laisser libre cours à son côté conteur. On a probablement le meilleur portrait du travail de berger dans le petit essai « Rien n’est facile » (Trois arbres), écrit bien après 1945. Giono y raconte comment, un jour pendant la guerre de 39, il gardait ses moutons pour Justin Nègre, son berger. Les moutons s’égaraient malgré tous ses efforts, mais Justin, une fois de retour, savait exactement où les trouver et les ramener sans difficulté apparente. Dans toutes ses pages sur la vie des paysans, la réalité de leur travail, même dans Joie, ne fait que de rares apparitions. Giono ne s’en fait qu’un observateur lyrique. Et avec un admirable résultat. Citons un exemple révélateur : « Et Amédée se dit : ‘Si je ne suis pas d’ici, en tout cas, c’est cette terre qui m’a fait, moi, ma façon de penser, et j’en suis fier. Pourquoi? Faites ce que je fais, battez-vous avec elle que les bras vous en pètent et vous le verrez’ » (I, 241). C’est une bonne trouvaille pour un écrivain dont le premier roman achevé reprend l’Odyssée. Ce roi se montrait un champion laboureur à la cour de Nausicaä (n’y a-t-il pas un souvenir d’Ulysse naufragé découvert par la princesse dans la rencontre d’Arsule et de Panturle?). La thèse que la terre et ses paysages ont une influence formative sur ses habitants, Giono ne l’abandonne pas. Quand il étudie Machiavel il compose plusieurs petites « peintures » verbales des paysages toscans pour rendre plus compréhensible l’auteur Florentin67. Et dans le récit Vie de Mlle Amandine il dit que le chasseur qui vient de tuer un chamois, ne manifeste que « l’ancienne ardeur des hommes de la terre » (III, 183). Elaborée peu avant Joie où il y a toute une dispute contre la chasse quand Bobi veut attraper les biches, cette ancienne ardeur peut surprendre, mais on la retrouve de nouveau dans Ennemonde avec son explication sur la nécessité des fusils. Que ma joie demeure est le roman que Giono entreprend après son « nouveau départ » en l934. Située sur un plateau isolé, c’est une 67
Voir De Homère à Machiavel, 151,152, 154, 171, et surtout 188, 211; il dit qu’ayant vu Florence et la Toscane il comprend Machiavel mieux qu’après avoir lu dix livres.
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histoire romanesque de quelques familles de paysans dont les fermes sont assez éloignées les unes des autres. Giono va nous montrer les chances de trouver le bonheur dans une organisation volontairement mutualiste qui doit surmonter ces distances et qui sera le fruit de l’enseignement de Bobi, un acrobate de cirque forain. Dans les entretiens Taos-Amrouche, Giono dit, on l’a vu, que des hommes comme Bobi sont des personnages « en dehors du social » et qu’il les utilisait pour introduire « des idées qui sont des idées sociales » (T.-A. 205). Dans une autre interview, préparatoire à l’édition de Joie pour la Pléiade, il dit que Jourdan, le paysan qui rêve de voir venir un homme miraculeux, c’est Giono lui-même et Bobi, l’homme du rêve, est aussi une manifestation de son auteur; les dialogues entre eux représentent donc le dialogue intérieur de l’écrivain (II, 1339-40). C’est ainsi qu’on pourrait accepter la phrase de Bobi qui répond à Jourdan quand celui pense que ce dernier lui veut du mal : « Non, et tu le sais. Je te regarde parce que je te corrige » (II, 460). Dans Vraies richesses, conçu pendant la composition de Joie, Giono se souvient : « Du temps que j’écrivais Que ma joie demeure – étant comme perdu dans les bois, et l’on m’appelait de partout, et j’entendais à peine; étant comme Bobi à la poursuite de la jument blanche [...] » (II,1342). C’est un souvenir chargé de significations. La phrase évoque le premier tercet de la Comédie divine de Dante et on peut interpréter Joie comme une « comédie séculaire » dans laquelle Giono (lui-même in medio sua vita) dépeint des humains en train de constituer ce que Marthe, la femme de Jourdan, appelle le « paradis terrestre » (II, 672). On connaît bien la déclaration de Giono qu’il avait omis le « Jésus » du titre de la chorale de Bach pour souligner que la joie de l’homme ne dépend que de lui-même. La phrase « Jésus, que ma joie demeure » reprend la phrase en allemand, « Jesu, bleibe meine Freude », et celle en anglais, « Jesus, joy of men’s desiring », qui toutes les deux affirment que c’est Jésus qui est la joie de l’homme. Le titre français, comme l’allemand, peut être lu comme une prière à Jésus tandis que Giono veut que l’homme soit l’architecte de sa propre joie. Mais Giono ne s’éloigne pas trop de la Bible : Jourdan rappelle le fleuve éponyme où Jean le Baptiste de l’évangile, dont la figure paraîtra dans Batailles, prêchait le salut avant la venue du Christ et
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L’attendait, comme Jourdan attendait Bobi. Et Marthe, n’est-elle pas la sœur de cette Marie aux pieds du Christ? 68 La Marthe biblique « travaillait », mais l’exégèse médiévale disait qu’elle aussi serait sauvée et le travail communautaire sauvera les paysans du plateau de Grémone. Le roman s’ouvre sur un Jourdan inquiet qui se parle à lui-même. Il a un regard vide, il se fait du souci, il a peur : « C’est une maladie de la terre », pareille aux maladies de tous les métiers (dont suit un catalogue) (II, 419). Cette perception de malaise est profonde et elle remonte à son esprit plusieurs fois : « Notre malheur c’est comme une maladie que nous nous faisons nous-mêmes [...] Je crois que si nous savions vivre, nous ne serions peut-être pas malades » (455). Sa guérison ne vient que lentement. Pendant la chasse aux biches qu’ils cherchent pour le cerf de Jourdan, celui-ci se dit : « Au fond, si on s’emmerde c’est bien notre faute » (586). Mais dès le commencement du livre il semble que l’ennui n’a pas totalement défait Jourdan. Il se réveille et voit la beauté du matin froid. Il va labourer son champ et pendant ce travail il se prépare pour l’arrivée du miracle. Il peut donc être « sauvé ». Les voisins aussi ne semblent pas tout à fait « perdus » : ils ont gardé un sentiment de communauté et quand ils se rendent visite, ils apportent de quoi à manger et à boire, ce qui servira bien quand Bobi organisera le grand repas de l’amitié qui devient une sorte d’« agape » ou de « communion » séculaire (532-568). On mange les produits et le gibier et on boit le vin que chacun a apportés selon ce qu’il avait et que les hommes et les femmes ont préparés. On a aussi un bref interlude dans lequel Jourdan insiste que comme le cerf est à lui, c’est lui qui va acheter les biches et elles aussi seront sa propriété. Bobi lui montre que le cerf et les biches sont à tous, donc à personne (554-8). Dans le silence après le départ de tout le monde, Bobi « pour la
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Dans son évaluation d’Un Roi, Citron cite l’absence de sauveurs dans les romans d’après 45 comme preuve du renouvellement de Giono et demande : « Comment sauver un monde où chacun est coupable? » Il appelle Langlois « un faux sauveur » (Giono 406), bien qu’il soit aussi “ le juste, le brave, le généreux » (546). Citron relève ici un problème de la théologie chrétienne qui pose que seul le Christ, homme sans péché, peut sauver le monde. Selon ce critère Bobi et Saint-Jean (même le Baptiste) seraient eux aussi de faux sauveurs.
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première fois entendait le lyrisme de l’espérance des hommes. Le commencement était fini » (568). Bobi va leur enseigner à aimer « l’inutile » qui consiste entre autres à ne plus vendre leurs produits pour de l’argent qu’on cache, à ne plus labourer toute la terre pour des produits qu’on va vendre, mais à dépenser l’argent pour créer de la beauté : faire des champs de fleurs, même des haies d’aubépines qui brilleront comme des étoiles. Tout travail pour l’argent est devenu « une saloperie » et Bobi enseigne aux gens du plateau à travailler « doucement pour leur plaisir » (607), une reprise du thème d’« Aux Sources même de l’espérance » (III, 201-204). Bobi le dit dans une conversation avec le fermier de Madame Hélène, un homme qui lit des livres et qui, apparemment, représente le communisme doctrinaire69. Celui-ci se montre sceptique et le dialogue est une mise au point avec chaque « homme instruit » qui se sert des poètes quoiqu’il se méfie de leurs mots, qui a perdu ses racines et dont les idées sont déformées par le dogme. Bobi fait des allusions à Gide : « Les joies du monde sont notre seule nourriture ». (605) [...] « Tu veux vivre sur la vieille terre. Je veux vivre sur la terre nouvelle. – La terre s’est faite et t’a fait. – Je la mettrai à mon usage ». (608)
Après d’autres échanges, l’homme prononce un long discours sur la fin des propriétés. Nous y entendons une description des grandes collectivités soviétiques de Staline. Puis il parle des possibilités d’hybridiser les plantes qui seront résistantes au froid et qui pourront pousser dans les régions inhospitalières. Cela aussi faisait partie du 69
Citron suggère que Giono introduisait cet « intellectuel » en réponse à une critique d’Aragon sur Le Chant du monde (Giono 217-8), ce qui est probable. Dans ce cas Giono montre déjà qu’il n’est pas d’accord avec le communisme doctrinaire d’Aragon et préfère le Proudhonisme. La conversation de Bobi et du fermier nous rappelle celle du père de Giono avec l’anarchiste de Jean le Bleu déjà citée. Dans son Journal du 12-11-43, Giono copiera des définitions de Proudhon sur la politique « pour le peuple » depuis le Moyen Age, dont la dernière : « Les Jacobins [...]; ‘Tout pour le peuple mais tout par l’Etat’. C’est toujours le même gouvernementalisme, le même communisme ».
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programme soviétique et des travaux du Professeur Lysenko. Il finit par dire : Nous sommes opposés. Nous nous rapprocherons, ou bien [...] tu éclateras comme une étoile perdue. C’est une chose ordinaire. Il faut penser à la grande masse des travailleurs. Imagine-toi. C’est à devenir fou quand on pense que nous sommes des millions et des millions. Et avec des bras terribles. Une force! (610)
Les gens du plateau se décident à mettre tout leur blé ensemble pour le battage en commun. Le fermier de Madame Hélène n’y participe pas : la commune qu’envisage Bobi n’est qu’une illusion utopique. Plus tard dans le livre, les grandes propriétés sont décrites en contraste avec le travail sur le plateau de Grémone. Les maîtres fonciers habitent en ville; ils engagent des montagnards à la journée aux gages les plus bas (740). Giono répète encore dans Poids du ciel que la monoculture détruit la petite ferme : M. Planchet, homme d’affaires de Marseille et « propriétaire absent » a acheté plusieurs fermes, coupé les amandiers pour avoir des kilomètres de champs de blés et engagé les paysans comme ouvriers (Récits 489-506). Il n’y a ni un « lanceur de graines », ni un Bobi. Planchet est l’entrepreneur moderne qui aliène l’ouvrier de son produit, ce que Marx voyait comme le grand mal de la société capitaliste. L’économie mutualiste que Bobi introduit, consistant en un travail en commun et un échange des produits (721), est illustrée par un dialogue qui éclaire la nécessité de changer les attitudes. Randouillet avait acheté des moutons avec tout son argent et comme les moutons paissent sur toutes ses terres, il n’a pas pu faire du blé. Quand on parle du blé, Randouillet ne veut pas admettre qu’il en a besoin. Avant il avait toujours descendu ses moutons pour les vendre, mais cette fois il va les garder. Il faut une solution. Bobi : « Ce qu’il faut c’est vivre doucement. Donnons du blé à Randouillet ». Randouillet : « Jamais personne ne m’a nourri ». Et comme Marthe a déjà tissé avec la laine de Randouillet, Bobi introduit l’échange des produits : « Tu nous donneras la laine. [...] Subitement, ils ne furent plus qu’un grand corps commun » (719). Mais les paysans sont désorientés par la disparition
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de Bobi qui abandonne les gens qu’il a voulu transformer après le suicide d’Aurore. On se demande si la communauté va durer70. L’épisode des moutons permet à Giono de mettre en contraste la vie simple du plateau avec le monde moderne. Des autos occupent les espaces jadis utilisés par les bergers pour leurs moutons pendant la transhumance; un forgeron est devenu marchand de machines agricoles. Quand il part de la communauté, Bobi rencontre le fermier de Madame Hélène et il finit leur dernière conversation avec : « on n’a pas encore inventé de machine à garder les moutons et […] on n’en inventera jamais » (760). Comme nous l’avons vu, Giono lui-même établissait le lien entre Que ma joie demeure et Les Vraies Richesses et donc avec les réunions du Contadour sur le plateau de Regain (voir notre chapitre un). C’est là où il va partager « la joie panique [qu’ il] est impossible de garder pour soi-même » (II, 1353). Cette pensée généreuse peut surprendre parce que le message des Vraies Richesses souligne que chacun doit chercher son propre bonheur71, message qui pourrait servir à justifier son rejet de l’esprit collectif du Contadour plus tard. Mais c’est pendant les années des Contadours que Giono écrit Batailles dans la montagne (II, 783-ll87). Batailles est devenu un roman qui raconte la vie d’un village inondé par la fonte soudaine d’un glacier. On est loin des plateaux de Regain et Joie, mais pas trop loin de la censure gionienne des grands propriétaires et de leur société. Ici c’est Boromé, l’homme qui prenait son divertissement avec vingt-sept
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C’est une autre référence à la discussion, déjà citée, entre le père de Giono et l’anarchiste moderne dans le troisième récit de Jean le Bleu. Il croit que la mutualité de Proudhon ne peut pas résoudre les problèmes sociaux à cause de l’égoïsme inné des gens : « Mutualité? Tout ce que ça fera, ça fera durer la petite propriété privée [...] ». La révolution sera comme le jugement dernier : « Les malheureux sortiront de la terre et toute la terre sera crevassée [...] ». Mais pour Giono, le petit propriétaire avec les produits de son travail reste la fondation du système communautaire. 71 Le message évoque le lieu commun des vers de Goethe : « Lerne nur das Glück ergreifen, denn das Glück ist immer da » (apprends à saisir le bonheur, il est toujours là). L’idée hante Giono pendant toute sa vie : voir par exemple Terrasses 33, 37, et Trois arbres 27 et suivantes.
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femmes 72 . Dans son Journal de mai 37 Giono rapporte une conversation imaginaire : on lui dit que Saint-Jean devrait être le héros; Boromé est un homme révoltant. Il répond qu’il voudrait montrer que tant qu’il y a du capitalisme on exploitera les héros et l’héroïsme. Et son interlocuteur regrette que Giono ne l’ait pas dit dans le roman (Récits l93). Plus encore que Bobi dont on connaît les antécédents, Saint-Jean est un messie. Il sauve le village quand il détruit le barrage de boue et de débris qui retient l’eau du glacier. Mais comme Bobi, il inspire aussi l’amour d’une jeune femme qu’il laisse à Boromé à la fin du roman. Ce Saint-Jean apparaît d’abord sous le nom de Jeanbattiste et on sait que Giono fut inspiré par une peinture de Giovanni di Paolo, Saint-Jean s’en va dans le désert (également le titre originel du premier chapitre des Vraies Richesses). On y voit le jeune Jean faisant l’ascension d’un paysage montagneux. La « Notice » de Mireille Sacotte sur Richesses nous fournit d’autres renseignements utiles : le glacier comme Léviathan rappelle la Rue de Dragon du Paris de Richesses, où se trouvait l’hôtel de Giono. Il parle de cette rue avec son « nom dévorant et enflammé » (Récits 970-971); le dragon devient le symbole destructeur de la civilisation moderne et il a des « poils de sanglier collés par la boue », ce qui fait penser au sanglier de Batailles où l’eau du glacier produit pas mal de boue aussi73. Le prochain roman sera Deux Cavaliers de l’orage. Bien qu’au point de vue du style le livre marque un tournant pour Giono, on peut l’insérer pourtant dans la série des œuvres rustiques et, comme Joie et Batailles, il peut servir de parabole. Commencé au temps d’une activité intense pour le pacifisme, Deux Cavaliers s’inscrit dans ces combats comme pendant romanesque aux Ecrits pacifistes. Il sert d’illustration aux conséquences de l’arrivée de la « force » dans un petit bourg du pays gionien. Deux frères, Marceau (ou l’Aîné) et Ange 72
Dans Bonheur fou on rencontrera un des Borromeo de l’aristocratie milanaise, dont un ancêtre, au XVIe siècle, fut évêque réformateur. Selon la « Notice », le Boromé de Batailles représente l’église institutionnelle et sa fausse moralité. 73 Voir aussi la « Notice » (II, 1405/6) sur les forces antagonistes (avec une référence au Waterloo de Fabrice del Dongo, 1409). L’origine biblique du Saint-Jean des Batailles nous semble hors question. Saint-Jean laisse Sarah pour Boromé comme le Baptiste cède ses disciples (l’église chrétienne) au Christ (Jean 3,29).
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(ou Mon Cadet) vivent avec leur mère, femmes et enfants dans une relation d’amour malgré certains tiraillements entre les membres de la famille. L’amour de l’Aîné pour son cadet est le vrai protagoniste du roman et nous y retournerons dans notre prochain chapitre. Les deux cavaliers sont des paysans, ils ont leurs terres et Marceau, qui est maquignon, sait aussi battre le blé (travail que l’on fait en commun [VI, 164]). L’aspect pacifiste se révèle plusieurs fois. La famille ne s’entend pas bien avec le voisin Bellini et il y a un malentendu avec le beau-frère du cadet. Mais quand Marceau revient de la foire (où il a tué un cheval d’un seul coup de poing), il est plein d’élan; il veut que sa femme prépare un festin avec le gigot du cheval qu’il a apporté, pour restaurer l’amitié avec tous. Il dit : « Il faut que nous soyons maître de ce qui doit arriver. Il faut diriger notre vie. Il faut, à la fin, se donner la tranquillité et la paix. Si nous ne le faisons pas nous-mêmes, qui le fera? » (VI, 99). Echos de l’esprit Contadour et aussi de l’« agape » communautaire de Joie. Mais le roman est plein de violence et de compétitions entre lutteurs dont les combats confortent la parabole : l’utilisation de la force pour la domination mène à la destruction de la paix – reprise du thème de Troupeau. Après la deuxième guerre mondiale, les œuvres rustiques de Giono alternent avec les « Chroniques » et le cycle d’Angelo. Comme dans Deux Cavaliers, les personnages y prennent plus de place qu’avant, mais Giono n’abandonne pas ses préoccupations avec l’effet de la nature sur les êtres humains. Les deux romans qui continuent cette préoccupation sont Les Grands Chemins (l951) et L’Iris de Suse (l970). Tous les deux sont aussi des romans de l’amitié et nous les passerons en revue dans le chapitre suivant. Il y a également plusieurs nouvelles rustiques parmi les récits de ce temps, dont Silence et Ennemonde sont parmi les plus importantes. On peut y ajouter l’essai sur le patriarche Dominici dans Notes sur l’Affaire Dominici, surtout parce que Mireille Sacotte a montré combien Ennemonde doit à cette affaire74. Ce sont des récits qui découvrent le côté maléfique de la vie paysanne dans les solitudes de rudes contrées. Ce sont des drames de cupidité et de cruauté qu’on pouvait déjà imaginer dès le commencement, par exemple avec les personnages de Toussaint dans 74
Dans Giono l’enchanteur 263-273.
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Angiolina (1928), de Janot de Colline ou les personnages de « Radeaux perdus » dans Solitude de la pitié. Et avec L’Iris, le seul roman achevé dans sa dernière décennie – on peut de surcroît y ajouter la publication des Deux Cavaliers remanié – nous sommes, sur le plan des thèmes, encore de retour au Giono d’avant 39.
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Chapitre trois AMITIÉ/FRATERNITÉ : LE COUPLE MASCULIN Il faut se souvenir que la confiance c’est déjà de la joie. L’espérance que […] ça sera demain, qu’on n’aura plus soif, qu’on n’aura plus mal, qu’on va aimer. (Que ma Joie demeure II, 773)
Les dimensions de l’amitié Après quelques essais antérieurs, tels que dans le roman inachevé Angélique (1922) et la nouvelle « Solitude de la pitié » (1930), Giono s’attache à traiter pleinement le thème de l’amitié, thème que l’on peut voir dans le couple Amédée/Albin d’ Un de Baumugnes. Le motif nous rappelle l’amitié que Lucien Jacques développait pour le Giono inconnu, timide et solitaire de 1922, qu’il prenait en quelque sorte sous ses ailes. On le rencontrera encore dans Angelo où un vieux magistrat à Aix veille sur Angelo (Giono 103). La mention de l’amitié « Jacques-Giono » fait penser à la fin des amitiés romanesques dans Deux Cavaliers, Les Grands Chemins et Bonheur où un frère, un ami ou un frère de lait tue l’autre75. Certainement dans le couple Jacques/Giono, Giono n’a plus, dès ses premiers succès, accepté la tutelle de Jacques et déjà au temps du Grand Troupeau leur correspondance le montre plusieurs fois indocile – même irrité (G.-J. II, 58-60, 85, 175) – envers son ami. Giono est devenu l’Albin qui prend l’initiative pour chercher Angèle contre le conseil d’Amédée qui l’aide malgré ce. Et tout comme Amédée, Jacques n’abandonne pas son rôle de tuteur, mais on le voit qui s’excuse de ses critiques et conseils (II, 89, 122)76.
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L’équipe Pléiade cite la phrase de la « Ballad of Reading Gaol » d’Oscar Wilde : « The man had killed the thing he loved », phrase sur laquelle Giono a été interrogé plusieurs fois; voir Luce Ricatte, dans sa « Notice » pour Les Grands Chemins où elle note aussi qu’un meurtre semblable finit l’amitié de Lenni et George dans Of Mice and Men de John Steinbeck (V, 1156-9). 76 Voir, par exemple, la critique sur le stendhalisme du Hussard par Lucien Jacques et Maximilien Vox et la lente réaction de Giono (IV, 1139, n. 1). Jacques préférait le style simple des chapelles romanes à l’exubérance gothique de la cathédrale de Milan
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Giono lui-même pouvait « tuer » une amitié avec une violence verbale surprenante dont une lettre – non envoyée – du 8-5-44 à Hélène Laguerre (ancienne contadourienne et habile « agente » de Giono) est un bon exemple. Celle qu’il lui envoie est moins féroce mais également sans pitié pour une ancienne amie intime dont le fils a été arrêté par la Gestapo (Journal 426, 1292). Mais, quand elle s’adresse à lui en 1960, Giono lui envoie des subsides (Giono 460). Dans le cas de Jean Guéhenno, c’était une amitié plutôt épistolaire fondée sur une communauté d’esprit de gauche. Giono avait ressenti comme une trahison le compte rendu plein de réserves de Batailles publié dans Vendredi (revue animée par Guéhenno)77. Selon Citron, Batailles était « pour Giono un roman symbolique » et il imaginait « que son livre [allait] déclencher un immense mouvement de refus qui empêcher[ait] toute guerre » (Récits 1041). Sans doute les réserves d’un « compagnon de route » comme Guéhenno ont dû le blesser. Cette rupture marque également la fin des relations de Giono avec les communistes. Bientôt il y aura aussi la rupture avec les Contadouriens. Giono semble, dès le dernier Contadour en l939, avoir pris sa distance, peut-être (comme Bobi abandonne la commune du plateau de Grémone) parce que l’aventure qu’il avait mise en route (Journal 15-9-35) avait abouti à l’échec78. – d’où il envoyait une carte postale en l951 à Giono – pour lui suggérer qu’il n’approuvait pas la démesure du style que celui-ci avait adoptée dans ses récents écrits. 77 On trouve les documents sur la rupture dans son Journal. Le compte rendu était anonyme et, selon la note de Citron sur le Journal, Giono croyait que Guéhenno l’avait écrit, mais dans sa biographie Citron se corrige (sans toutefois faire référence au Journal). Giono envoyait un télégramme à Guéhenno : « Tu es un imbécile et un malfaiteur », et Guéhenno de répondre : « Je suis en effet un malfaiteur qui t’a fait quelque bien » (Journal 18-12-37 et notes). Dans sa présentation de la correspondance Giono-Guéhenno (1991), Citron ne fait plus aucune allusion au compte rendu. Rappelons-nous aussi les mots de l’anarchiste du troisième chapitre de Jean le Bleu (1932) : « La liberté. Pas d’amis, pas de chaînes, pas de reconnaissance » (II, 33). 78 Un jour de septembre 39 Giono disait : nous résistons, allez acheter tous les stocks qu’on peut trouver. Mais quelques jours plus tard, il n’assistait même pas, comme promis, à un mariage : « un mariage Contadourien c’est un événement ». « Mais Giono ne viendra pas [Mais la prison est déjà passée dans] sa tête et la volonté d’amitié s’estompe. On ne le reverra plus. Il a tellement promis à tellement, on ne peut pas toujours tenir. On croyait être privilégiés, mais on était, hélas! des Contadouriens. Pour beaucoup, l’amitié ne se galvaudait pas; on venait voir Lucien à Montjustin ou à
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Il y a aussi le cas de Marguerite Taos, une folkloriste que Giono avait aidée. On découvre dans les Entretiens Taos-Amrouche un certain tiraillement entre eux, mais la colère de Giono est vraiment provoquée par la diffusion des entretiens en l953. Ils sont accompagnés à la flûte, mais provençale (félibrige)! De plus, Giono avait certaines réserves sur la sagesse de plusieurs de ses propos. Il fait connaître son mécontentement avec l’émission par personne interposée, Maximilian Vox, qui interviendra pour son compte. Dans une lettre à Vox, Giono accuse Marguerite de « conneries », l’appelle une « chipie, elle a été mise à sa place, qui est où tu sais, en termes tels qu’on ne peut pas les appeler autrement que définitifs », et si elle ne désiste pas, « je serai nettement grossier » (Giono 468). Puis il y a la rupture complète avec Yves Farge, avec qui Giono était un ami intime, et Robert Berthoumieu, deux Contadouriens qui se sont engagés dans la Résistance. Giono l’a ressenti comme un rejet de leur pacifisme. Qui plus est, tous les deux sont devenus des « hommes politiques » après la guerre (ce qui permettait à Farge, devenu commissaire de la République pour la région de Lyon, de protéger Giono pendant les désordres au temps de la Libération, (voir « Corr. Giono-Vildrac », déjà citée). Dans les Entretiens Taos-Amrouche, donc après avoir publié Les Grands Chemins, Giono dit qu’il espère toujours écrire « le roman de l’amitié » (161). Il en parle précisément dans le contexte de l’amitié Jacques-Giono. Dans leurs notices aux romans de l’amitié, l’équipe Pléiade cherche le modèle dans l’amitié Giono-Fluchère ou dans l’amour fraternel des frères Fiorio, les cousins de Giono. Dans sa biographie, Citron conclut que la question n’est pas très importante : même le « moi » du Narrateur des Grands Chemins n’est pas Giono (302). Pourtant les expériences de Giono y sont pour quelque chose. C’est Taos-Amrouche qui a abordé le sujet de l’amitié Giono/Jacques dans les Entretiens après que Giono s’était dit « égoïste » : « Je ne cherche pas l’amitié! Je cherche mon bonheur. [Des amis?] Pourquoi le dire au pluriel? J’ai un ami, c’est Lucien Gréoux. Les ‘Saintes femmes’, Madeleine [Monnier], Yvonne [Hechinger], Germaine [Bellec], Hélène [Laguerre] ne manquaient jamais leur pèlerinage, mais on ne montait plus chez Giono » : Pierre Pellegrin, Le Contadour. Mythes et réalités (Digne-les-bains : Sud-Est Lumières, 1992) : 76-77, 103-4.
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Jacques. Avec des sauts, ce qui arrive entre amis naturellement : je l’ai déçu, quelquefois il m’a déçu. Mais nous sommes restés amis! » (159)79. Puis Giono raconte une excursion au Château de Pradines. Il la présente comme une véritable expérience de copains, même si, comme il disait, cette expérience avait été des plus ordinaires : c’est la banalité la plus totale, sinon deux hommes qui se promènent dans le soleil d’une admirable matinée. [...] Mais pour nous, chaque fois que nous en parlons avec Lucien, nous trouvons des résonances intérieures. Pour nous cette journée a été très enrichissante. Nous avons été très unis de marcher ensemble du même pas, dans les lieux qui nous plaisaient. J’aimerais, un jour, traiter [...] du problème de l’amitié. J’ai essayé maladroitement, de l’écrire dans Un de Baumugnes80. Un de Baumugnes, pour moi, c’est plus une histoire de l’amitié qu’une histoire d’amour. Ce qui m’intéresse c’est l’amitié de deux hommes. Dans Les Grands Chemins aussi, de manière un peu différente. Ce problème de l’amitié me hante. J’arriverai peut-être, un jour, à écrire un livre sur l’amitié. (161)
A peu près au même temps que ces Entretiens, Giono fait une distinction – tout aussi intéressante pour sa portée sur les relations de Giono avec les Contadouriens que pour les amitiés dans ses romans – entre « ami » et « copain » : On cherche souvent des raisons pour savoir si un tel est vraiment un chic type ou non. Il y a une chose qui ne trompe pas : voyez s’il a un copain. Je ne parle pas des amis; les amis, vous savez, c’est la vitrine [...]. Non, mais un copain, vous voyez ce que je veux dire? Un type qui n’a pas besoin que vous soyez en or pur pour vous trouver bien [...] pour vous aimer suivant la bonne formule. [...] Provoquer un sentiment de ce genre n’est pas à la portée de tout le monde, croyez-moi. (Homère, 137)
Apparemment « ce grand roman de l’amitié » n’a finalement pas été écrit. Le Bonheur fou ne l’est certainement pas et malgré l’importance de l’amitié entre Tringlot et Louiset dans L’Iris, la « conversion » du 79 Cette amitié était le sujet d’une exposition au Centre Giono à Manosque dont le programme présente l’image d’une amitié plus idéale que celle documentée dans la correspondance Giono-Jacques. Voir Jean Giono-Lucien Jacques, une amitié en poésie. Manosque, Centre Giono, l995. 80 Le roman est dédié « A l’amitié de Lucien Jacques et de Maxime Girieud » (I, 221); ce dernier avait été présenté à Giono par Jacques.
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truand Tringlot ne sera complète qu’après sa prise de conscience de son amour pour l’Absente. Nous pouvons placer les romans « de l’amitié » en plusieurs catégories : l’amitié désintéressée, dont l’effet rédempteur est renforcé par un amour, amitié telle qu’on la trouve dans Un de Baumugnes et L’Iris; l’amitié fraternelle qui échoue et que l’on trouve dans Deux Cavaliers et Bonheur fou 81 ; et l’amitié plutôt unilatérale que l’on trouve dans Les Grands Chemins et qui est donc un cas spécial. Dans Un de Baumugnes et Deux Cavaliers les manifestations d’amitié, qui sont présentées du point de vue d’un partenaire assez âgé, peuvent faire penser à un sentiment paternel : c’est le plus vieux qui se soucie du bien-être de l’autre. Dans Bonheur, Giuseppe, frère de lait d’Angelo et donc du même âge, joue un rôle semblable mais apparemment plutôt parce que la mère de Giuseppe aime Angelo mieux que son propre fils, que par choix. Il a peur de la colère de sa mère qui éclaterait si quelque chose arrivait à Angelo. Et celui-ci se laisse faire parce que c’est « son droit » et il n’y a pas la réciprocité que l’on trouve dans Deux Cavaliers où chaque frère sauve la vie de l’autre (sauf à la fin). A propos des sentiments de l’Aîné des Deux Cavaliers, la critique a relevé le caractère quelque peu homo-érotique et même incestueux de son affection pour son cadet. Nous y reviendrons. Une variante féminine de l’amitié entre deux personnes d’âge différent est donnée dans Les Ames fortes : Mme Numance aime Thérèse comme la fille qu’elle n’a jamais eue. Les sentiments de Thérèse sont plus compliqués : elle bénéficie de la générosité sans limite de Mme Numance et se refait dans l’image de sa protectrice. Il y a là le thème du « double ». Selon la « Notice » de Luce Ricatte sur Les Grands Chemins, c’est un thème cher à Giono. A la fin de ce roman, quand le Narrateur va tuer l’Artiste, celui-ci s’identifie à lui. Ce thème du « double » trouve son expression aussi dans le couple Angelo/Giuseppe où il est exprimé avec un certain dédain par la duchesse, la mère d’Angelo, à propos de Giuseppe quand il s’habille avec les meilleurs vêtements de son frère de lait. 81
Sur le thème de « fraternité » voir Henri Godard : « A propos de deux récits inachevés : Réflexions sur la relation de fraternité dans l’œuvre de Giono », dans Giono Aujourd’hui 99-110. Godard suggère que ce thème est la raison pour laquelle Dragoon et Olympe ne sont pas achevés.
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Notons encore l’aspect assez intéressant de l’amitié que Giono introduit le plus clairement dans Les Grands Chemins, l’amitié sans réciproque. Comme nous le verrons, le Narrateur nous la présente dans un discours intérieur. Par ailleurs, il nous semble que l’amitié idéale, qui répond à l’amicitia classique de Platon et Cicero, Giono la fait naître entre Louiset et Tringlot dans L’Iris. C’est une amitié qui n’exige rien : elle s’approche de la définition de copain citée plus haut. Comme nous l’avons déjà mentionné, il y a deux exemples annonciateurs du thème de l’amitié. Angélique est un roman picaresque médiéval, un peu à la manière de Walter Scott. Angélique, un homme, ou une femme déguisée, est un chanteur. Il rencontre un compagnon de route, Alain, jeune châtelain dont il devient le mentor. L’autre exemple est le récit éponyme dans Solitude de la pitié. Mais bien que ce soit une histoire de deux trimardeurs dont l’un se charge de l’autre, c’est vraiment une condamnation de la cupidité, bien contraire à la charité chrétienne, d’un curé de campagne et sa servante (I, 1045). Le récit est beaucoup plus noir que l’histoire d’Amédée et Albin de Baumugnes. Si le thème de l’amitié dans ces deux exemples n’est pas encore bien élaboré, on trouvera un meilleur exemple dans le couple Décidemment/ Madame-la-Reine de Jean le Bleu. Qui plus est, à la fin de leur histoire, ces deux personnages plutôt efféminés sont présentés comme frères. L’Amitié rédemptrice Nous avons plusieurs fois fait allusion à l’intrigue d’Un de Baumugnes. Angèle, enfant unique d’une famille paysanne dans la vallée de la Durance a été séduite par Louis, homme « de dehors » (Marseille) dont elle a eu un enfant. Par honte, son père l’a enfermée avec son fils. Albin, laboureur journalier qui vient du pays de Baumugnes est amoureux d’Angèle et il est désolé de sa disparition. Il rencontre Amédée, un autre ouvrier qui travaille de ferme en ferme. Celui-ci va aider Albin et se fait engager par le père d’Angèle pour découvrir où se trouve la jeune femme. Suivent de très belles descriptions sur la vie à la ferme. Ayant averti Albin qu’il sait où se trouve Angèle, ce dernier va la chercher contre les conseils d’Amédée. Il joue de son harmonica pour annoncer sa présence à Angèle. Ils s’enfuient, mais aussitôt Albin persiste à informer le père en dépit du
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danger. Et en effet le père se met en colère, choisissant finalement de ne pas tirer sur eux à cause du petit enfant. Histoire simple racontée par Amédée et qui est sauvée par l’art de Giono qui excelle à décrire les gestes, les regards et les sous-entendus. On reconnaîtra aussi des emprunts : L’Albin jouant de son harmonica rappelle Blondel à la recherche de Richard Coeur de Lion (Ivanhoé) et sa conversation avec Angèle à travers le trou de serrure fera penser aux jeunes amants Pyramus et Thysbée. Albin et Amédée se rencontrent par hasard et leur amitié est initiée par Amédée. Le narrateur se dit : « Alors, ça va pas? [...] Faut faire un peu l’accoucheur » (I, 222). On sait que son ouverture sera bien acceptée : « Il faisait une belle nuit d’été, étendue toute nue sur les beaux ormes [de Manosque!]. Le boulevard était vide; un vent léger y jouait avec de la poussière » (223). Albin raconte l’histoire de Louis et la séduction d’Angèle et, à la fin, Amédée s’aperçoit : « Y m’avait, le gars! » (226) et Albin dit : « Si je te parle, à toi, c’est pas comme au premier venu; je t’ai trouvé à mon goût [...] avec tes mots durs, doux, qui savent où est le cœur » (226-7). Leur amitié opère à deux niveaux différents. Amédée qui se voit comme en charge ne se rend pas compte qu’Albin fait des choix indépendants. Si Albin permet à l’autre de l’aider, il est surtout préoccupé par son amour pour la jeune femme. Amédée veut guérir son copain de ses sentiments de tristesse en plaisantant un peu : « Garçon, écoute, assieds-toi à côté de moi [...] Crois-moi, crois le vieux papa des familles qui sait quand même un peu se bouger dans la vie » (239). Le livre finit par la séparation et déjà ici, comme dans Deux Cavaliers et Les Grands Chemins, Giono lie le thème de l’amitié avec celui de la mort : Amédée se dit qu’ils étaient toujours copains mais qu’Albin était trop copain « pour moi et qu’il a fallu que peu à peu, je le tue en moi [...] » (I, 317). Comme on le verra, la séparation des deux amis dans L’Iris n’est pas moins dramatique bien que le narrateur ne l’exprime pas en paroles. La rencontre initiale des deux hommes se fait également par le hasard de la route comme dans Un de Baumugnes et Les Grands Chemins mais il n’y a aucun indice sentimental ni de la part de Tringlot ni de Louiset, jusqu’à ce qu’on arrive au tiers du livre. Notons que ces sentiments sont exprimés par une parcimonie de gestes et de paroles qui démontre, si besoin était, la maîtrise de l’écrivain sur sa matière.
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Les deux hommes s’arrangent selon leurs besoins : Louiset, le berger, est malade, et Tringlot, le truand, veut s’échapper (VI, 367). Ce Tringlot est pire qu’un brigand, il a brisé le code proverbial d’honneur qui gouverne les relations entre voleurs. Il veut échapper à ses complices qui cherchent le butin de la bande qu’il a subtilisé et caché. Louiset souffre d’une maladie de reins et il peut utiliser Tringlot parce qu’il n’a qu’un jeune homme, Alexandre, et deux enfants pour l’aider à garder les moutons. Si Tringlot, par son passé, nous rappelle l’Artiste des Grands Chemins, Louiset reste ignorant de ce passé. La naissance des sentiments de sympathie de la part de Tringlot se décèle à travers les soins qu’il prend pour Louiset. D’abord ce n’est que pour éviter que Louiset se fatigue, puis il finit par se préoccuper constamment de la santé du berger. Et pendant tout leur séjour dans la montagne Louiset observe Tringlot, mais ne pose pas de questions. Quand il fait deux équipes pour garder le troupeau dispersé, il fait la sienne avec Tringlot (393), tout en lui expliquant que ce n’est point pour le surveiller. Quand Tringlot dit qu’il peut faire le boulot tout seul, Louiset lui répond que ce n’est pas ça mais que la solitude devient souvent insupportable et qu’il préfère Tringlot à Alexandre, qu’il ne comprend pas. A l’arrivée de l’automne, Louiset va descendre les moutons par train et Tringlot préfère rester dans les montagnes82. Au moment de leur départ quand Tringlot dit qu’il ne fera pas le voyage avec Louiset, celui-ci répond : « Je le savais, n’ajoute rien. Je t’ai assez étudié. Tu me bottes tel que tu es, le reste ne me regarde pas. Tout ce que je demande, c’est un coup de main jusqu’à la gare ». Avant que le train ne parte, ils sont assis ensemble. « ‘Tu n’as pas froid?’ » lui demanda Tringlot (454), Louiset répondit par un petit sourire crispé et un hochement de tête qui signifiait mille choses, entre autres ‘merci!’ » (455). Puis la conversation révèle une affection plutôt sous-entendue. Louiset : « Je le dis comme je le pense. J’ai quelques droits. Je suis malade et je pars; d’autres pourraient te dorer la pilule, moi non! Alors, écoute, économisons la salive. J’ai parlé de toi à Casagrande. Il t’apprécie. Si un jour, demain, tu étais ‘en plein vent’, va le voir » (455). 82 Voir l’admirable analyse du roman et de ses antécédents dans l’œuvre de Giono par Pierre Citron : « Relecture de L’Iris de Suse » dans Bulletin 50 (1998) : 12-44.
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Peu après le départ du train, Tringlot s’étonne que Louiset ait pu penser qu’il n’avait pas de vices : c’est le commencement de sa conversion. Il pense au magot qu’il a mis en cachette (et qu’il ne peut pas utiliser par peur d’attirer l’attention et sa découverte par ses complices, 491-2). Il se dit : « J’en ai des vices. J’en ai un : j’aime l’or [...] Il me contente. Je ne le dépense pas, il me sert, l’or. Je suis comblé. Maintenant j’ai tout ». Pendant ce temps-là il commence à s’inquiéter pour l’Absente, la femme presque muette qu’il a vue plusieurs fois dans le bourg en bas de la montagne. Elle devient un substitut pour Louiset qui, Tringlot l’apprend, est mort de sa maladie. C’est à ce moment-là que son errance l’amène à l’endroit où il a caché le trésor. Il écrit des lettres à chacun de ses complices pour le leur révéler – il en garde sa part à lui – et il retourne dans la montagne, « dans la sienne » (524). Sa conversion deviendra complète : il décide de rester dans le bourg à proximité de l’Absente. Il va faire son métier de bourrelier. Le charretier qui l’a conduit lui dit qu’on avait besoin d’un forgeron : « C’est de l’or en barre [...] » (526) et Tringlot de répéter : « Je suis comblé. Maintenant j’ai tout ». Voilà une histoire avec un « happy ending ». Un voyou de la civilisation urbaine vit dans la solitude des montagnes avec un berger; il tombe amoureux; il se souvient du fait qu’il est artisan de formation : il abandonne son passé. Aux lecteurs de Giono d’accepter son retour à ses racines comme un simple clin d’oeil à ses anciens compagnons du Contadour ou comme témoin de son adhésion durable aux valeurs de jadis 83. L’Échec de la fraternité Si nous avons tenu à situer Deux Cavaliers à sa place dans la chronologie de l’œuvre de Giono, comme l’a déjà fait Citron (Giono 303), c’est parce que Giono commençait le roman en l938, au temps où il était aussi très engagé dans le mouvement pacifiste. Selon nous, le roman peut très bien servir comme une parabole de ces trois années-là, l938-41, quand la paix fut rompue par le désir de domination de l’Allemagne Nazie sur l’Europe et que la guerre éclatait. Nous verrons plus loin que Giono dit que Bonheur fut inspiré par les développements politiques à la Libération et surtout par les manipulations des 83 Voir aussi Jean-François Durand, « Elégance bergère : vers une poétique de L’Iris de Suse », dans Bulletin 50 (1998) : 45-75.
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communistes qui s’arrogeaient le droit d’être gardiens de la conscience culturelle de la France (IV, 1348-9). Mais les hostilités entre Giono et le Parti Communiste commençaient précisément en l938 et on n’a pas besoin d’une imagination gionesque pour voir Clef-des-cœurs et d’autres lutteurs qui accourent pour défaire Marceau, comme l’incarnation des communistes de l938. On a vu qu’après son retour, l’Aîné veut faire un grand repas avec le gigot de cheval pour restaurer l’amitié avec tous : plus de guerre avec personne. « Il n’y a rien de plus beau que l’amitié. L’amitié gouverne le monde » (VI, 93). Or, dans son Journal du 9 mars 39 Giono note qu’il va couper cet épisode : « il ne doit rien rester [...] de tout ce qu’il dit sur l’amitié [...] Simplicité ». Giono ne l’a pas fait, peut-être parce que son travail fut interrompu pendant ces journées chargées et plus tard, sous la pression de produire le roman pour La Gerbe, il n’est pas retourné à son journal. La haine pour les communistes retentira encore pendant qu’il écrit Grands Chemins, roman de « compagnons de route ». Luce Ricatte cite le Journal de ces jours-là : l’Artiste tricheur n’est autre que le communiste moderne qui manipule l’idéologie comme un jeu de cartes. On s’attend à ce que les trimardeurs « marchent ensemble », mais l’idée est aussi importante dans Deux Cavaliers. Marceau, parlant de son amour pour son cadet, dit : « La vie est belle. Je suis à côté de toi. Nous marchons ensemble. Ça va. On n’a plus de soucis. Tout est facile » (VI, 163). Il n’y a d’ailleurs aucune réponse de la part de Mon Cadet. Pendant que Giono travaille à Deux Cavaliers, arrivent aussi la fin des Contadours et la mort des amitiés fraternelles. L’esprit des Contadours y était pour quelque chose dans les ébauches du roman qui s’appelait d’abord Le Premier Cavalier de l’Apocalypse. Avec ce titre on est de retour au Grand Troupeau où des textes du livre biblique des Révélations de Saint-Jean servent de titre à plusieurs chapitres. Rappelons aussi que Giono publiait des morceaux non édités du Grand Troupeau dans les Ecrits pacifistes de ces années-là. A la fin de son soliloque qui commence par une louange de l’amitié, Marceau condamne le désir de dominer qui mène toujours à démolir, renverser et tuer. Mais à propos de la tête sanglante du cheval qu’il avait tué il finit avec une longue tirade sur l’attraction du sang (VI, 94-6). « Le sang est le plus beau théâtre » : il nous semble représenter ici le sang versé dans la guerre de 14.
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Dans Poids du ciel, il avait écrit : « J’avais l’air de me prêter à un règlement de compte personnel [avec les critiques]. J’entends s’approcher l’heure d’un règlement de compte général [...] Les cavaliers du prochain orage font paître leurs chevaux dans les champs » (Récits 487-488). L’aspect pacifiste du roman se dévoile aussi dans la rencontre de Clef-des-cœurs avec Marceau. Clef-des-cœurs veut l’engager à combattre parce qu’il lui faut la réputation d’avoir défait l’homme qui tuait un cheval d’un seul coup de poing. Marceau refuse à plusieurs reprises, il ne sait même pas les règles du combat. Il est intéressant de noter que tout d’abord il ne comprend ni le désir du lutteur ni ses paroles. N’y a-t-il pas là une allusion aux diplomates français de « Munich »? La fin de Deux Cavaliers dans La Gerbe est poignante (902-6). D’abord Ariane, dans un monologue intérieur se rappelle l’enfance de ses deux fils avec une tendresse un peu inattendue, et dans le cimetière elle s’approche « [d]es deux bosses blanches étendues à ses pieds et dit : ‘Alors, qui a gagné, maintenant?’ » (VI, 906), ce qui résume la pensée de Giono sur l’inutilité des guerres. Au commencement de l’histoire des deux frères, après que Marceau a persuadé Mon Cadet de venir avec lui à la foire, le beau-frère de Mon Cadet arrive pour lui montrer le champ que celui-ci a reçu en dot. Il ne trouve que les femmes et il se met en colère. Ariane, la matriarche, commente, après, qu’il est le type d’homme qui veut toujours dominer les autres (55). Ç’est le thème central et du roman et de la relation entre L’Aîné et Mon Cadet. L’insistance de Marceau pour convaincre son cadet de l’accompagner avant l’arrivée du beau-frère, établit également son droit de priorité sur son frère. Selon Citron, le couple des frères est aussi un couple père et fils (Marceau a 19 ans de plus que son cadet) : leur relation surpasse l’amour fraternel et serait même « doublement incestueuse » (Giono 306). Il nous semble que Giono dépeint la force de cet amour pour dramatiser la violence de leur combat tragique à la fin du livre quand l’Aîné tue son frère. Le désir incestueux ressortirait dans la scène du bain qui se déroule en plusieurs séquences : Valéry, la femme de Marceau, lave sa belle-mère; puis Marceau lave Valéry qui « se mit à hennir comme une jument » et Marceau, le maquignon, la gifle sur les fesses pour signaler qu’il a fini; puis Marceau lave son cadet dont il a depuis longtemps voulu toucher le corps, et « C’était la première fois
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qu’il s’était retenu devant une chose dont il avait envie » (VI, 20)84. Malgré la nature du désir, cette pensée exprime sa maîtrise de ses sentiments. Toutefois Giono, nous semble-t-il, n’a pas seulement souligné la retenue de Marceau, mais en montrant la différence de ses réactions lorsqu’il lave son frère et sa femme, il démontre son sentiment de responsabilité pour Mon Cadet. Après son combat avec Clef-des-cœurs dans lequel Marceau a le dessus (VI, 113), celui-ci commence à changer. Bientôt, c’est lui qui initie les combats avec d’autres champions. Ces combats produisent un changement dans Mon Cadet qui, lui aussi, veut se mesurer avec l’Aîné, maintenant l’homme le plus fort de la région. Marceau essaie de le dissuader mais sans succès et même pendant leur combat il prie toujours son frère de se rendre (174-80). Toutefois le cadet en sort victorieux. Par la conversation des paysans nous apprenons qu’à la fin du livre Marceau le tue, après quoi Marceau s’en va mourir dans la solitude du plateau. Le médecin ne trouve rien qui indique la manière de sa mort et Giono écrit dans la version de 1965 : « [Marceau] est mort de la vie qui a refusé d’aller plus loin » (VI, 189). Citron ne pense pas que ce combat soit une métaphore pour la guerre (Giono 305)85, bien qu’il reconnaisse que les projets du roman ne sont pas libérés de l’influence de l’époque à laquelle Giono écrit. Celui-ci répondra à Ricatte, en l966, que les thèmes du roman sont : 84
Mireille Sacotte traite de ce problème avec un grand nombre de citations dans « Quand le vent cache l’Ange ou l’inscription de l’inceste dans Deux Cavaliers de l’orage », dans Giono. Imaginaire et écriture (Aix en Provence : Edisud, 1985) : 155-171. Voir aussi la discussion de Robert Ricatte dans sa « Notice » où il révèle que, parmi les ébauches, Giono avait une description de l’amour de Marceau pour son Cadet qu’il n’a pas utilisée (VI, 891-6). 85 Mais il relève un exemple « freudien » : pendant leur combat Mon Cadet donne à son frère un coup de pied dans les parties génitales que Citron qualifie de « castration ». Or Marceau avait aussi essayé d’en donner un à son frère. Ne pourrait-on tout aussi bien suggérer que le coup de pied est provoqué par une grande colère : Marceau voit « rouge » et il tue le Cadet à coups de serpe (179-180)? Giono utilisera également cette image du « combat vicieux » dans Les Grands Chemins sans qu’il y ait de connotations freudiennes perceptibles. Le Narrateur trouve son copain, l’Artiste, et nous explique que celui-ci « n’est pas blessé à la poitrine ni au ventre, sauf un coup de pied qu’il a reçu dans les couilles. C’est comme ça qu’on l’a descendu d’abord; après, ils ont fini à leur aise » (V, 567). Giono s’était servi déjà en l932 de cette technique dans le combat entre ceux de Conches et les garçons de Corbières dans Jean le Bleu (II, 114).
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« Les délires de la force et les malheurs que ça peut entraîner [et] la force n’apporte pas de solution », admission qu’il rétracte quasi immédiatement (VI, 887). Ricatte relève aussi qu’en 1939, Giono lisait La Volonté de puissance de Nietzsche (889). Il nous semble que Giono a mis « fin » aux Contadours avec cette violence qui se déroule près du plateau où se réunissaient les Contadouriens. Citron suggère que l’écrivain aurait aussi mis « fin » à ses romans rustiques avec leurs communautés fermées. Mais malgré les remaniements du roman et la suppression de pas mal de texte, Giono n’a pas supprimé cette pratique de « faire commun », où les paysans font les travaux des champs du village ensemble. Cela rappelle le Proudhonisme de Regain et de Joie, ce qui est assez intéressant parce que selon les sources de Ricatte c’est une pratique inconnue dans la Haute Provence (872). Le portrait d’une relation fraternelle se répète dans le Cycle d’Angelo, bien qu’il n’y occupe pas une place centrale. Il commence dans Le Hussard et sera mené à sa fin dans Bonheur. Giuseppe, le frère de lait d’Angelo fait son apparition dans le cycle pendant le choléra au moment où Angelo s’aperçoit qu’il a besoin d’argent (IV, 332). Aux gens à qui il pose ses questions sur la demeure de Giuseppe, Angelo décrit son frère comme un cordonnier du Piémont (bien qu’il fût hussard dans le régiment d’Angelo). La mère d’Angelo, la duchesse, envoie des lettres et de l’argent pour Angelo à Giuseppe (392). Dans ses réflexions sur Giuseppe, celui-ci devient presque comme son domestique : Angelo ne pense pas souvent à lui quand tout va bien et quoique Angelo ressente de la sympathie pour lui, à vrai dire, Giuseppe ne peut pas lui offrir beaucoup. Mais à Manosque, Angelo n’est pas très bien dans sa peau. Il se dit que les choses ne valent pas beaucoup : le bonheur est loin (392). Il trouve Giuseppe dans les amandiers au dessus de la ville (415). Il paraît que les gens dans les collines estiment beaucoup son frère de lait et il se demande si c’est vraiment son Giuseppe (417). Suit un dialogue intérieur sur le caractère de Giuseppe : il est blagueur et il aimait se battre avec Angelo dans la caserne, mais ces duels s’arrêtaient dès qu’il y avait la moindre blessure. Les gens d’ici l’estiment-ils pour son côté blagueur? (418). Les paroles de Giuseppe, quand les frères se rencontrent, sont plus chaleureuses, mais il reconnaît la distance sociale qui les sépare. Angelo est son colonel et fils d’une duchesse, il est « Monseigneur ». Giuseppe lui dit qu’il peut dormir avec lui et Lavinia, sa femme, dans
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le même lit : « On sera un peu serré mais c’est ce qu’il faut quand on s’aime bien » (435). Ce ne sont que des mots. Il s’avérera bientôt que les deux hommes ne s’aiment pas vraiment. Quand Giuseppe lui donne une lettre de la duchesse il souligne qu’il l’a bien gardée sans l’ouvrir, comme sa mère le lui avait ordonné. La longue lettre (435-441) de la duchesse à son fils révèle une femme forte, bien renseignée sur la révolution au Piémont. Elle y vante son dédain pour la bourgeoisie et elle conseille à son fils de se donner à la folie. Elle donne aussi des nouvelles de sa famille : la nourrice est folle d’Angelo. « Séduire sa nourrice n’est pas si commun que ce qu’on prétend » (438). Elle veut savoir si les deux hommes se battent toujours et conseille à Angelo de ménager son frère : « Il est aussi nécessaire pour lui de nourrir sa colère que pour toi de prendre ton petit déjeuner » (439). Mais c’est Giuseppe qui prend le rôle de protecteur par peur de sa mère et de la duchesse : « Que diront-elles [...] si tu meurs de façon ridicule? [c’est-à-dire en aidant les victimes du choléra] » (442). Suit un monologue sur les imbéciles qui croient, par exemple, que « les bonnes œuvres sont efficaces » (443); lui, Giuseppe ne peut pas se permettre de donner une chance aux ennemis, pas de duels pour lui, il les pend. Sur cette allusion au duel d’Angelo avec le Baron Schwartz, la raison de son exil en France, Angelo dit : « Je ne sais pas assassiner » (444). Giuseppe – qui avait dérobé les stocks, y compris ceux d’une étoffe de haute qualité, des marchands morts dans l’épidémie – sait qu’un de ses hommes peut en faire de meilleurs vêtements que le tailleur de Turin. Il admire les bottes d’Angelo et est fier de les avoir faites pour lui (446-7). Ces soucis pour le bien-être d’Angelo font penser au désir de Marceau de veiller sur son cadet ou aux soins du Narrateur pour l’Artiste dans Les Grands Chemins. Mais Giuseppe vise aussi un rôle pour son frère. Il veut qu’Angelo ait l’air d’un grand aristocrate : « Les républicains ont un amour malheureux pour les princes » (448). Angelo lui résiste et dit que, lui, il croit « aux principes ». On comprend que Giono fait servir Giuseppe de contrepoint à Angelo par son réalisme, ceci pour faire ressortir la « noblesse » mais aussi la « folie » d’Angelo. Il s’agit ici également d’un « double », mais plutôt contrasté, un peu comme le Narrateur et l’Artiste.
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Presque tout le séjour dans les collines est rempli de confrontations qui soulignent bien les différences entre les deux frères. Angelo aime aider les malades, mais Giuseppe veut l’en empêcher; quand il approche Angelo de trop près, celui-ci le repousse et ils se battent. Le nez de Giuseppe commence à saigner et il s’assoit en pleurs (456). Angelo dit qu’il sait que son frère veut le protéger, mais Giuseppe comprend que c’est de l’ironie parce qu’Angelo soupçonne que Giuseppe lui-même a peur du choléra (462). Ils se disputent aussi au sujet de la révolution. Giuseppe dit qu’une révolution n’est pas une excuse pour prendre les armes. D’ailleurs, on n’a pas besoin d’être courageux soi-même. Il faut savoir se servir des autres. Puis il ajoute qu’il ne faut pas oublier qu’il y a aussi des professeurs et avocats86. De plus, si Angelo va se battre, il ne sera qu’un martyr (463-4). En vain Angelo cherche à convaincre son frère de s’enfuir de ces collines et de venir avec lui en Italie. Ici Giono, qui travaille sur tout le cycle d’Angelo, nous prépare pour le prochain roman du cycle, Le Bonheur fou : Giuseppe raconte une de ses entreprises qui est une sale histoire et Angelo lui demande : « Tu as appris à trahir? », à quoi Giuseppe répond : « Voilà un mot de bourgeois » (465-7). Sur ce, Angelo quitte son frère. La longue suite du Hussard raconte les aventures d’Angelo et Pauline, la jeune femme du marquis de Théus (dont Giono semblait avoir oublié leur rencontre dans Angelo, qu’il avait écrit en l945). Giono commençait la rédaction de Bonheur en l953 et la finit en l957. Mais le projet pour le roman date de 1950 (IV, 1473). Selon ses carnets, Giono allait élaborer le portrait de la fraternité dont l’aspect ambigu est renforcé par les intrigues politiques et avait projeté une grande place pour le couple Angelo/Giuseppe dans le roman. Mais le texte établi est plus focalisé sur la révolution de 1848, les batailles et les intrigues machiavéliques (IV, 1480-1482). Il nous paraît possible que la fixation de Giono sur les machinations des résistants et communistes à la libération de la France ait diminué l’intérêt pour ce projet originel. Rappelons-nous aussi qu’il a commencé le projet qui devient Les Grands Chemins au temps de Deux Cavaliers et qu’il l’écrit tandis 86
Giono fait peut-être une allusion ironique au parlement révolutionnaire de Frankfurt de 1848 qui donnait le refrain « Es sind allen Professoren. Mein Gott, wir sind verloren » (Ce sont tous des professeurs. Mon dieu, nous sommes perdus).
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qu’il prépare Bonheur, trois livres qui aboutissent au meurtre de l’antagoniste. Quand Giuseppe fait son entrée dans Bonheur il est le petit cordonnier toujours exilé à Manosque (IV, 674). Il reçoit la visite de Carlo Doria. Ce dernier est l’agent des révolutionnaires de Milan, Bondino et Cerutti. Giuseppe lui parle de son frère Angelo à qui il donne une envergure imaginaire (675). Peu après, Bondino et sa collaboratrice, Miss Learmouth, arrivent parce que le rapport de Doria les a rendus curieux. Après leur entretien Bondino dit que Giuseppe parle comme un livre; Mlle Learmouth (qui joue un rôle de conseillère importante) pense qu’il est un « Narcisse » (687-9). Elle propose de se servir d’Angelo comme d’un « homme de paille ». Dans cette intrigue, Giuseppe se rendra utile. Quand il retrouve Angelo à Turin, Giuseppe ne lui parle pas de Bondino, ni de l’opinion de celui-ci que tous les hommes de paille finissent par être brûlés (691-2). Dans une reprise, semble-t-il, des dernières confrontations entre le Giuseppe et l’Angelo du Hussard, Giono souligne dans Bonheur l’antagonisme entre les deux hommes, antagonisme qui se manifeste entre autres dans leurs conceptions divergentes de la révolution. Si dans Le Hussard Giuseppe se vante des sentiments de fraternité, dans Bonheur les différences entre lui et Angelo empêchent la réciprocité de ces sentiments. Pendant la fuite des deux frères de Turin, Giuseppe est assez cynique envers Angelo qui veut toujours aider le peuple. Celui-ci aime se battre, mais pour quelle cause? Bondino et ses Libéraux favorisent une révolution constitutionnelle. D’autres, comme Garibaldi se battent pour l’égalité sociale87. Parce qu’il est cordonnier, on aurait cherché Giuseppe parmi ces derniers, mais on sait qu’il a choisi Bondino. Après leur fuite, Angelo arrive au château de la duchesse après son frère qui est déjà parti. Il a aussi pris plusieurs des chemises d’Angelo ainsi que sa redingote dont Giuseppe avait toujours eu envie (781-2). Parti à Milan pour se joindre à Bondino, Giuseppe va s’habiller en grand bourgeois. La Duchesse dira : « Quand Giuseppe 87
A la fin du roman, Angelo rencontre Giosué qu’il préfère à Giuseppe. Il est artisan et maintenant engagé dans l’armée. Il a un tatouage qui dit « Ni Dieu, ni maître ». Selon Ricatte c’était le nom d’un journal de 1880 et un cri de guerre des anarchistes français. Giosué se joindra au mouvement de Garibaldi.
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veut se voir beau, il se regarde dans un portrait d’Angelo » (913). Angelo n’a toujours pas une très bonne opinion de Giuseppe. Quand on lui dit que Giuseppe est la main droite de Bondino, Angelo répond : « Il faut toujours que Giuseppe fasse partie de l’anatomie de quelqu’un » (922). Pendant la visite de Bondino et Cerutti à la duchesse, il apprend le machiavélisme des politiciens (931-6) et découvre leurs vrais desseins à son sujet. S’il veut collaborer, on fera d’Angelo la figure de proue de la révolution; Angelo refuse et révèle qu’il a compris que le duel avec un capitaine à Castelletto (766-7) et d’autres attaques étaient des atteintes à sa vie pour le transformer en un « martyr de la révolution ». Dans leurs discussions Bondino et Cerruti dévoilent la trahison de son frère de lait qui les a aidés dans leurs projets. Angelo s’enfuit du château. Suivent des actions militaires après lesquelles Angelo va voir sa mère pour lui dire qu’il retournera en France parce que le gouvernement du Piémont a conclus un armistice avec l’Autriche. Mais d’abord il engage Giuseppe dans un duel – avec des sabres aiguisés par sa nourrice, la mère de Giuseppe. Scène brève décrite en quelques lignes non sanglantes (1106). Selon la « Notice », le duel et la trahison de Giuseppe auraient dû être plus longuement décrits. Dans ses carnets, Giono utilise même le sous-titre : « Le Bonheur fou/Mort de Giuseppe » (IV, 1489). Qui plus est, dans un carnet de février 1952 on lit : « Insister et bien montrer l’extraordinaire amour d’Angelo et de Giuseppe » (IV, 1481). Rien ne reste de tout cela dans la version définitive, même pas – comme c’est le cas de la fin abrupte du Moulin – de longues pages non utilisées88. Finalement il n’y avait pas de vraie fraternité entre ces deux hommes mais une relation sociale et accidentelle. Les sentiments de Giuseppe sont inspirés par le sentiment d’obligation que sa mère exige de lui ainsi que par son désir d’être le double d’Angelo. Si on peut attribuer des sentiments fraternels au Giuseppe du Hussard, ils seront ensevelis 88 Mais voir Robert Ricatte. « Les vides du récit. Les richesses du vide », dans Etudes littéraires, 14 (1982) : 291-311. Ricatte présente les identités inexistantes, les récits inachevés et les fins abruptes dans Bonheur et Moulin comme une stratégie narrative de Giono. Cependant, dans ses deux romans, il n’omet pas seulement les fins bien élaborées dans ses carnets, mais il nous semble que la fin abrégée des romans achevés n’est pas vraiment elliptique.
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par ses intrigues ambitieuses au service de Bondino. Angelo, au contraire, est plutôt trop laconique et ses monologues intérieurs ressemblent plus à ceux d’un observateur qu’à ceux d’un homme engagé. Toutefois lors de sa dernière visite à sa mère avant de quitter le Piémont, on s’attend à une scène d’amour, d’autant plus que c’est la seule rencontre intime entre mère et fils dans tout le cycle d’Angelo. Et Giono l’invoque par sa référence au tombeau étrusque qu’il avait vu au Musée Giulia à Rome et qui montre un couple uni par les tendres gestes des époux. Quand Angelo dit : « Pouvons-nous parler d’amour, maman? », la duchesse répond : « De quoi crois-tu que nous avons parlé depuis que tu es né? ». Il dit encore : « J’ai besoin d’une main amie ». Et elle : « Ne prends pas la mienne, mon petit ». Une scène plus anglaise, qu’étrusque nous semble-t-il (IV, 1104). Ricatte et les biographes ont accepté les déclarations de Giono que Bonheur réglerait les comptes avec 1938-9 et aussi, nous l’avons vu, avec les communistes (Giono 479). Magnan dit qu’en tuant Giuseppe, Angelo/Giono ne tue pas le frère mais « les idées qu’il véhicule ». Magnan cite aussi la phrase, qu’il pense être de Spinoza : « Toute idée est un échec à la vérité » (Pour saluer Giono 104-5). Dans sa « Notice », Ricatte suggère que le « fou » du titre, emprunté à Stendhal, est une allusion ironique : Angelo ne trouve pas beaucoup de bonheur (IV, 1476). « Cynique » est encore plus adéquat : le bonheur que cherche Angelo dépend d’une cause et n’est donc pas un vrai bonheur. Un des titres préliminaires du roman, Vous aurez soif de nouveau, est d’ailleurs fort révélateur à ce propos. Les Grands Chemins ou Le Tombeau de l’amitié Il paraît que toutes les amitiés dans l’œuvre de Giono finissent par la séparation, soit par un départ soit par une mort. Donc le titre Le Tombeau de l’amitié pour Les Grands Chemins, que Giono notait dans un carnet, pourrait servir pour plusieurs romans. C’est comme si la liberté individuelle, symbolisée surtout par l’errance qui est un ingrédient si important de ses romans, ne peut pas s’adapter aux obligations d’une relation proche. Cette conclusion est soutenue par Le Déserteur, récit qu’il écrivit en l963, vers la fin de sa vie. Ce déserteur, on l’a vu, est un peintre artisan qui garde toujours sa distance par
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rapport aux gens tout en vivant parmi eux. Citron le voit comme un homme qui déserte pour se libérer (Giono 558). L’histoire des Grands Chemins est vite résumée. Deux hommes, le Narrateur et l’Artiste, se rencontrent sur le trimard. Le Narrateur décide de s’occuper de l’Artiste qui l’intrigue; il l’aide – il doit même le sauver et soigner. L’Artiste accepte tout sans réciprocité. Le Narrateur est lucide : il décrit le vilain visage de l’Artiste et sa tricherie aux cartes; le jeu de cartes est comme un « spectacle d’art » (V, 606). Lui-même, s’il s’agit de faire quelque chose de pas trop honnête, ce ne sera que pour obliger les autres; il est un homme à tout faire et il le fait bien. L’Artiste, au contraire, est un être anti-social et amoral. A la fin du roman, il attaque une vieille femme qui est morte de peur avant qu’il ne puisse la tuer. Il est recherché par les gendarmes qui demandent au Narrateur de les aider. Celui-ci, qui a tant accepté de la part de l’Artiste, même le fait qu’il n’a jamais répondu à son amitié, ne supporte pas son dernier geste. Il trouve l’Artiste et le tue d’un coup de fusil. Le Narrateur reprend le trimard, se disant : « J’oublierai celui-là comme j’ai oublié d’autres. Le soleil n’est jamais si beau qu’un jour où l’on se met en route » (633). Tout se passe entre l’automne et le début du printemps. L’hiver, c’est le temps de l’arrêt forcé et du drame. Bien que le thème principal soit l’amitié, il y a aussi le thème du jeu comme divertissement, dépassement de soi et comme échappatoire à l’ennui dans le sens philosophique. Selon Luce Ricatte, le thème de la route rejoint celui du divertissement (1152). A propos de l’ennui de vivre et « du divertissement », le Narrateur se dit : On ne veut pas se laisser aller. On a mille petites combines. Voilà à quoi servent les familles. Les femmes par ce temps-là [l’hiver] sont des bénédictions. Pour dix minutes. Mais après? refaire le monde entier : il en faut du matériel! On s’aperçoit qu’en temps ordinaire on a à la portée de la main des petits riens qui sont tout. La sécurité ne réjouit pas. Ce qui compte, pour le bonheur, c’est de tout remettre en question. (538)
Dans Les Grands Chemins, Giono montre sa maîtrise du langage pour dessiner ses personnages. A la première rencontre avec l’Artiste, le Narrateur le décrit ainsi :
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Jean Giono Je vois un type assis sur les grosses pierres au bord du torrent…. Il lève la tête; il a un vilain regard (484) [...] C’est un jeune homme. Il ne me plaît pas. Je regarde ses mains habiles et je reste là. [...] Son regard a été d’un seul coup tellement désagréable que j’ai envie de le revoir. Je ne pense pas qu’il y ait mis une vilénie volontaire. C’est son regard naturel. (485)
Cependant il apprend bientôt que l’Artiste ne triche pas seulement aux cartes : Brusquement, je ne dis plus rien car je sens très nettement que le fameux copain dont je parle est en réalité le plus beau salaud que la terre ait jamais porté : la vache finie, voleur, menteur, égoïste, la saloperie incarnée, capable de tromper père et mère, de se vautrer dans la merde avec la joie d’une truie. J’en rajoute tant que je peux. J’ai beau en rajouter, il me manque. (504)
Juste avant, le Narrateur s’était inventé un copain magnifique, affectueux, fidèle, et tout, qui se ferait couper en quatre pour moi [et] qui, après une bagarre lui dirait qu’il n’a que moi. Il m’aurait tout dit comme il me dit tout maintenant et nous aurions tiré des plans. Comme nous allons le faire. [...] Jusque-là c’est parfait. C’est un mensonge parfait. On peut y croire. Et je ne demande pas mieux. (504)
Mais le Narrateur sait que c’est un copain « en toc », peut-être un avatar du Narrateur, poussé à l’extrême. De temps en temps, le Narrateur se révolte. Il aimerait que l’Artiste communique avec lui et lui témoigne un peu d’amitié. Ses paroles semblent définir le problème de l’amitié en général, que seuls les couples Amédée/Albin et Tringlot/Louiset ont résolu : Subitement, un matin, j’en ai marre. Je demande quoi, somme toute? Un peu d’amitié, ce n’est pas le diable! J’aimerais [...] je ne sais quoi! Si je me dis que j’aimerais la gentillesse, je reconnais tout de suite qu’il a le droit de n’être pas gentil, et d’ailleurs il l’est, à sa manière. Si je me dis que j’aimerais avoir un peu d’attention, je pense tout de suite que je suis un sacré couillon d’attacher de l’importance à ces mômeries qu’il pourrait très bien faire sans y penser, et qu’il fait d’ailleurs. Si je me dis que j’aimerais sentir un peu d’amitié, puisque j’en ai pour lui et que ça signifie quoi? [...] Je voudrais qu’il trouve tout seul ce qu’il faudrait faire. (590)
Et plus tard :
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Au fond, ce que je voudrais doit venir de l’Artiste. [...] Je voudrais faire amitié, et qu’on ne parle plus de rien, qu’il ne soit plus question, que ce soit sûr, qu’on ne soit plus tout le temps à se demander si c’est du lard ou du cochon. (606)
Le Narrateur retrace dans sa tête ce que l’Artiste a fait et pensé pendant et après le meurtre de la vieille femme. « Je comprends très bien ce qu’il a fait. Je suis dans sa peau » (626). Puis il tue l’Artiste avant que les gendarmes le trouvent. Est-ce un acte de charité ou de parfait amour? Luce Ricatte en examine les sources possibles : « Et tous les hommes tuent l’être qu’ils aiment » (Oscar Wilde, Ballade de Reading Gaol), ainsi que la comparaison avec Steinbeck, Des Souris et des Hommes, George et Lennie. Mais elle note la différence : Lennie est un homme doux, l’opposé de l’Artiste. D’après Ricatte, il y a une pulsion qui lie amour et meurtre : « La dernière phase de la poursuite peut se lire comme un mouvement libérateur. Le Narrateur au moment où il va tuer l’Artiste, s’identifie à celui qu’il aime, et assouvit à la fois le désir de perdre l’autre, et de se perdre lui-même » (V,1159). Notons encore le thème du double qui fascine Giono. Selon les variantes, Giono avait envisagé de « noircir » le Narrateur, d’en faire un personnage qui ressentirait sa ressemblance profonde avec l’Artiste (1159, n. 1). Le Narrateur s’avoue méchant, cruel et menteur, mais ne veut pas faire scandale car « le courage [lui] manque » (voir variantes b, c, d 1176). Aux yeux de Giono (selon Ricatte), chacun, si généreux soit-il, porte en lui un menteur, un voleur ou un Artiste (1159). Et Ricatte de conclure : Ce problème qui hante le Narrateur et le romancier « consiste à ce qu’on appelle vivre et qui est simplement en définitive passer son temps ». Car il y a un abîme entre la vérité et la vie : nous sommes ici comme dans Un roi [..] au centre de la méditation de Giono. Le jeu, l’art, la charité, autant de solutions qui visent « à détourner les choses de leur sens [... T]romper ne trompe pas mais rapporte. Il faut tricher avec soi comme avec les autres, sans se faire grande illusion, en empruntant les chemins les plus divers : chacun s’y engage selon son désir profond et selon son destin ». Les deux métaphores – le jeu de cartes et les grands chemins – finissent par se rejoindre [...]. (1169)
Le Narrateur se fait l’apologiste de la contre-morale :
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Jean Giono La morale, tout le monde la fait. Qui la pratique? Personne, je l’espère bien. En tout cas je n’en connais pas. C’est impossible de marcher dans la morale jusqu’aux genoux. [...] Au premier pas vous enfoncerez jusqu’au ventre. Et, marchez avec ça! Montez les montagnes, passez les cols, essayez de faire quelque chose de la route valable. (541)
Dans sa « Notice », Luce Ricatte cite plusieurs phrases des carnets de Giono de l938 qui annoncent la définition de l’amitié du roman de 1951. Mais les phrases qu’elle cite : « Quel plaisir magnifique, quelle belle situation pour un homme quand il rencontre l’amitié partout autour de lui. De tous côtés on l’appelle [...] Il peut passer [...] s’arrêter partout » (1139), nous paraissent plutôt des échos des Vraies Richesses et des Contadours. En tout cas un tel élan inspiré par l’amitié ne se trouve plus dans le roman. Comme dans Un de Baumugnes et L’Iris, l’amitié dans Les Grands Chemins est une amitié platonique : « Pour le moment, nous avons deux lits dans la même chambre. Demain, on nous mettra chacun chez nous. [...] J’imagine qu’il dort. C’est beau l’amitié! Je l’entends respirer et cela me suffit » (598, 600). Même les dernières réflexions du Narrateur peuvent être comprises dans un sens semblable : « C’est moins le jour qui me réveille que son regard fixé sur moi. Les jours d’amour sont meilleurs que les nuits d’amour. [Le Narrateur tue l’Artiste]. C’est beau l’amitié! » Et il reprend le trimard (633). En fait, sur « le tombeau de l’amitié » que Giono a construit dans ce roman, on peut encore inscrire une note de son carnet : Ecrire aussi Eloge de la haine (ma vie de 1939 à l94? [sic]). La ferme qui me donne tout. Les joies naturelles et spirituelles de la solitude. Victoire de la résistance individuelle au mal (à l’esprit de parti). (IV, 1363)
Le Narrateur parle de cette haine à une femme dans une auberge : « Vous me haïssez : vous allez enfin m’être fidèle. On ne peut pas tromper celui qu’on hait, parce qu’on ne veut pas, que ça n’est pas agréable » (V, 610). Ceci après que le Narrateur se rend compte encore une fois que l’Artiste ne lui rendra pas des sentiments d’amitié et ne peut pas être fidèle. Giono utilise ici une idée qui le hantait pendant la rédaction du Moulin où il la répète (690). Il en existe des variantes qu’on trouve dans la « Notice » sur ce roman (1311). On peut la récapituler ainsi : L’amour trompe, la haine ne trompe pas.
Chapitre trois : Amitié/Fraternité
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Rien de plus surprenant donc que Giono soit prêt à retourner, juste avant sa mort, à l’amitié salvatrice d’Un de Baumugnes dans L’Iris de Suse. Et dans L’Iris on retrouve une fois de plus le thème du double contrasté, sauf que dans ce cas l’amitié triomphe.
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Chapitre quatre VISAGES DU FEMININ D’un côté il y a ceux dans la vie, et de l’autre il y a nous, les femmes. (Deux Cavaliers VI, 52)
Si les hommes tiennent souvent le devant de la scène dans l’œuvre de Giono, les femmes ne sont point reléguées à des rôles de figurantes. Il n’y a pas, toutefois, de contrepartie féminine aux couples d’amis évoqués précédemment, si ce n’est le couple ambigu formé par Thérèse et Mme Numance qui renvoie à celui de l’Artiste et du Narrateur. Tout au plus, peut-on parler d’un sentiment de solidarité dans certains cas. Il n’est pas facile,d’ailleurs, de cerner un type de femme gionienne. Il en existe une grande variété qui répond aussi bien à certaines visions que Giono se faisait du féminin qu’à la fonction narrative et idéologique que l’auteur lui assigne dans son roman ou récit. Sorties de son imagination et de sa sensualité, nourries par ses lectures classiques, mais aussi par ses observations minutieuses de la réalité autour de lui, les femmes chez Giono méritent notre attention. Elles dévoilent l’art d’un écrivain qui a utilisé certains stéréotypes sur la femme mais a su les dépasser pour donner à ses personnages masculins des protagonistes ou antagonistes dignes d’intérêt, et non de simples potiches. Le foisonnement de personnages féminins, avec leurs caractéristiques parfois antithétiques, révèle également la complexité et l’ambiguïté des rapports que Giono lui-même entretenait avec le féminin et que ce chapitre tentera de mettre à jour. L’Odeur des femmes Ecrit en 1932, Jean le Bleu est le seul récit ouvertement autobiographique qui raconte l’enfance de Giono à Manosque jusqu’à l’irruption de la première guerre mondiale. Toutefois, et nous y reviendrons au chapitre cinq, il faut se garder de prendre ces souvenirs d’enfance trop littéralement. Giono construit, certes, une autobiographie de « sa vie intérieure » (T.-A. 81) telle qu’il la perçoit comme adulte. Le petit Jean, narrateur de ce texte, est un double poétique du jeune Giono. Il y décrit et même invente des personnages,
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valeurs et événements qui l’ont marqué – entre autres la figure tutélaire du père, le père Jean – et des petites gens qui vivaient autour de lui, près de cette maison « aux deux visages » (II, 41). Au rez-de-chaussée, l’atelier de repassage, fief de la mère et de la vie quotidienne dans tout son réalisme non dépourvu de sensualité; plus haut, l’atelier du père, domaine du travail masculin, mais surtout pour l’enfant domaine des idées et de la poésie : (voir « le mythe du père glorieux » dans notre chapitre un). Mais plus encore, ce livre est l’histoire de l’apprentissage de la sensualité sous toutes ses formes pour le petit Jean – musique, couleurs, formes et odeurs – et la découverte de ces êtres envoûtants, déroutants et mystérieux que sont les femmes pour un jeune garçon en ce début de siècle. Ce texte, sous sa dimension imaginaire, nous donne la clé de la sensualité de Giono et de son appréhension du monde féminin, « appréhension » dans les deux champs sémantiques du mot, celui de saisir intellectuellement et celui également de redouter. Cette (ap)préhension est faite à travers un kaléidoscope d’odeurs et de parfums qui se dégagent du corps des femmes, senteurs auxquelles Jean est sensible dès son plus jeune âge89. Il tremble, serré contre les cuisses de la « première » Louisa, l’employée de sa mère qui l’accompagne à l’école, et s’étonne chaque fois de « sentir sous ses jupes cette chose mouvante et chaude [...], bête nue et ronronnante » qui tout à la fois le fascine et le terrifie. Le corps « bossué de montagnes et de collines » de soeur Dorothée, la complice des enfants à l’école catholique, et « le duvet blond de sa joue » que « dans [s]on ivresse d’odeur [il] voyai[t] onduler comme un vaste océan d’herbes mûres », grisent l’enfant d’un désir de voyage (II, 15). Et la voix de la jeune fille, chantonnant « un chant léger tout parfumé de son odeur », le rassure et le transporte comme « un nuage » (II, 12). A l’opposé de la sensuelle innocence d’une autre sœur, Clémentine (II, 17), le petit Jean découvre aussi l’odeur de musc de la jeune femme qu’il aperçoit du premier étage de l’atelier de son père, se lavant nue à la fenêtre de son réduit. Elle laissera les traces de son
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« L’odeur est obsédante dans l’œuvre de Giono, elle est le mode de reconnaissance le plus primitif, celui de l’enfant qui vient de naître. Cette odeur est la première dans la genèse du cosmos gionesque » : Laurent Fourcaut, Le Chant du monde (Paris : Folio, 1966) : 197.
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parfum sur l’enfant lorsqu’un jour, le croisant dans l’escalier, elle arrange sa cravate. Dès sa plus tendre enfance, l’univers de Jean est ainsi constitué d’odeurs, de voix, de mouvements des corps féminins dont le corps de la mère est curieusement absent. Selon Jean le Bleu, le jeune garçon pré- pubertaire va passer presque une année à Corbières, dans une famille de paysans, les Massot, pour consolider sa santé. Il dit qu’il avait treize ans lors de ce voyage offert par son père pour être soustrait à l’influence trop féminisante du domaine maternel qui, selon de discrètes allusions paternelles, empêche l’enfant de couper le cordon ombilical. A Corbières, dans ce milieu frustre mais chargé d’affection, il va affiner ses sens et prendre pleinement conscience de cette odeur des femmes qui le trouble profondément. C’est notamment dans un passage précisément intitulé « l’odeur des femmes », que Jean découvre la force de sa sensualité. Chaque femme possède sa propre odeur et aiguise la sensibilité du jeune garçon qui apprend à distinguer entre différentes sensations. « Je sentais l’odeur des femmes. C’était une odeur très précise. Masotte ne sentait pas. Aurélie sentait. Anne ne sentait pas, ou alors parfois seulement » (II, 95). Il comprend instinctivement que cette odeur est liée à la sexualité féminine et au désir qu’il suscite. Ainsi la bonne Mme Massot, avec son corps tordu par le travail et son oeil crevé, est un être humain qui a dépassé le stade de la « féminité » (II, 73); de même Anne, jeune compagne de jeu, ne dégage cette odeur que fugitivement, n’ayant pas encore une féminité bien établie. Aurélie, au contraire, la célèbre femme du boulanger à l’origine du film éponyme, dégage une odeur enivrante. Semblablement, Marguerite, une autre compagne de jeu, plus formée, sentait : C’était elle qui sentait le plus. Elle était plus grosse que moi, les bras nus. Elle suait en courant. Puis, on se cachait dans la paille. Il y avait bien trois odeurs séparées : la paille, la sueur et l’odeur. Je les sentais toutes les trois et j’avais envie de dire : « couchons-nous ». (II, 96)
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Les jambes emmêlées, ils restaient à « souffrir d’une brûlure sourde », leurs jeunes corps encore trop neufs pour savoir que faire de cet émoi90. La révélation de l’existence des femmes et de leurs odeurs envoûtantes font porter au petit Jean un regard nouveau sur le monde, un monde chargé lui aussi de promesses de sensualité : « Le chant de la terre et des eaux avait alors un registre, chaque mot me disait l’importance du sang » (II, 99)91. Deux ans avant Jean le Bleu, Giono avait déjà présenté cette idée dans Manosque-des-Plateaux : la ligne ondulante des collines « est cachée sous la frondaison de mes veines et mes artères [...] dans l’herbe de mon sang, dans ce grand sang vert qui bout sous la toison des olivaies et sous le poil de ma poitrine » (12). Nous retrouvons ici une image que Giono a souvent développée dans ses premiers romans, cet appel du sang, de la nature et de l’instinct qui fait accoupler hommes et femmes, femelles et mâles. L’enfant commence irrémédiablement à basculer dans le monde des hommes adultes – « le ciel ne [le] laissait plus flotter comme un duvet léger du buisson maternel » – et à couper les amarres d’avec le giron de sa mère. Il se sent « mou », les pieds pesants comme s’il devait les arracher à « une boue lourde... mais qui [le] soûlait comme l’odeur des marécages et du printemps » (II, 122)92. Le jeune garçon – et Giono réussit là une description sans mièvrerie, pleine de poésie de ce passage trouble de l’enfance à l’adolescence – découvre son corps sous l’emprise des sens et de la 90
Giono pouvait être assez cru ,par exemple dans la conversation des paysans au retour d’un chasseur : « Elle a ri : ‘Ah! tu as du sang plein ta veste! [...]/Ce que je me demande, dit Rodolphe, c’est comment tu fais pour ne pas te faire sentir par les bêtes/Comment je fais? dit Cornand. Il riait/Oh Pierrine, comment fais-tu, toi, pour ne pas te faire sentir toi, ma fille?/Je sens bon, moi, malappris./Allez, allez, avec tes cheveux rouges, tu sens la renarde. Quand tu te marieras, ton homme sera obligé de te faire mariner pendant huit jours sous la neige avant de coucher avec toi » (III, 240-1). 91 Sur l’importance du sang voir la discussion de Robert Ricatte à propos des Deux Cavaliers, VI, 885-6. La couleur automnale des érables aussi évoquait le sang : « la blessure qui avait ensanglanté l’érable s’étendit, les routes étaient bordées de deux traits de sang » (III, 197). 92 D’après Laurent Fourcaut, « la boue est chez Giono une des figurations privilégiées de la pâte élémentaire dans quoi toutes les formes de la vie sont broyées [...], recyclées et réengendrées » (36). Ainsi, le petit Jean est la figure d’un jeune Adam, païen, naissant à l’écoute de ses sens.
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nature. Femmes et animaux femelles ne font plus qu’un dans son esprit : les brebis avaient aussi une odeur pour moi [...]. Je m’agenouillais près d’elles, je les sentais [...]. La brebis désirait le bélier en dormant et, tout d’un coup, l’odeur de la bête entrait en moi. Je voyais les femmes du village : Aurélie chargeant le sac du berger, celles qui passaient sur la route, celles qui se penchaient sur le lavoir, celles qui portaient les cruches en tendant le bras gauche, celles qui frottaient les seins sous le corsage [...]. (II, 123)
Plus encore, l’odeur de la brebis et la vision de toutes ces femmes réveillent en lui d’autres images de son jeune passé, « le visage de la fille au musc », ou celui d’Antonine qui « cachait son odeur de brebis sous un parfum de violette » (II, 123). Peu à peu, les images défilent dans son imagination, mêlant les espèces humaines et animales dans une énumération quasi hallucinatoire qui prend la forme cosmique d’un univers sous le signe de la femme : les deux Louisa, puis encore des brebis, puis des cavales, des vaches, des truies, des femmes qui passaient sur des charrettes au galop [...], Anne avec ses lèvres éclairées comme des vers luisants, des colombes hérissées haletaient sur le rebord des pigeonniers, des laies, des renardes, des chiennes, des juments, de gros morceaux entiers de bal avec la musique, les filles, les mères, les enfants, tout ça mélangé, tout ça pétri comme un mortier de même pâte, tout ça allongé comme un grand serpent, tout ça entortillé comme un grand serpent qui rêve en faisant ses oeufs. (II, 123)
La femme, la femelle de l’espèce participe donc étroitement à la création du monde. Dans ce passage, elle en est même la source : proche de la nature, elle est porteuse de cette énergie vitale qui transforme la matière « en pâte de vie ». Toutefois, la sensualité chez le jeune Giono, n’est pas éveillée seulement par l’odeur des femmes. Elle est liée aussi à la voix et au pouvoir de l’imagination. Notons que Giono juxtapose à l’éveil de la sensualité de son jeune narrateur au contact de Marguerite, la découverte du pouvoir sensuel d’une voix, celle de l’homme Noir, tuteur peu conventionnel que son père avait engagé pour suivre son fils à Corbières et lui faire découvrir les classiques. La voix de l’homme Noir qui lui lit des passages de l’Ulysse et de l’Iliade avait pour le jeune garçon « la même qualité que l’odeur des femmes » (96). Cette voix « l’impressionnait non pas comme un son mais comme une vie
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mystérieuse créée devant ses yeux » (96). Nous retrouvons ici l’importance pour Giono des sons et de la musique dont il découvre, dès son enfance, la puissance d’émotion. Dans Jean le Bleu, l’enfant la découvre à travers les morceaux que lui jouent Décidemment et Madame-la-reine, deux musiciens errants qui habitent à côté de leur maison (46,54) mais qui sont pure invention de l’écrivain. Nous rejoignons encore une autre image de la féminité, liée à l’imaginaire des sens qui prend corps au début de Jean le Bleu, dans le visage de « la dame » du mur que l’enfant façonne dans le grenier à partir d’une moisissure du plâtre : Elle avait un visage ovale et un peu gras […]. A la place de sa bouche le mal du mur était allé profond jusqu’à la brique et c’était là rouge et charnu comme de la vraie chair [...]. Elle cachait volontairement au fond de l’ombre moisi ces yeux verts et cette bouche que je désirais [...]93. Elle m’imposait tous mes rêves en me regardant droit dans les yeux. Certes, à partir de moi, l’émotion de son regard s’en allait dans des jaillissements que je créais seul. (II, 38; nous soulignons).
De même, sifflant l’air de flûte que Madame-la-reine vient de lui jouer, l’enfant se sent habité par le corps de « sa dame » : « J’étais comme un qui parle non pas par sa voix et par sa tête mais qui n’est plus que l’instrument de toutes les forces cachées » (46). Forces élémentaires, forces démiurges dont le visage de cette femme inventé à partir d’une simple moisissure devient le tremplin pour l’imaginaire du poète. « Le mal du mur [...] rouge et charnu » (38) figurant sa bouche désirable, est comme une blessure qui renvoie au sexe de la femme, source de plaisir et d’angoisse. Cette femme n’est-elle pas aussi une image du féminin que l’on retrouvera dans le personnage de l’Absente de l’Iris de Suse? A côté donc de femmes bien en chair et en os coexiste une femme imaginaire, porteuse des pulsions créatrices et sensuelles de l’auteur qui sous- tendent le discours du féminin dans l’œuvre gionienne. Bien que Jean le Bleu ait été rédigé après la publication de plusieurs romans de Giono, notamment ceux du cycle de Pan, qui lui apportèrent le succès, on peut avancer que Jean le Bleu est la matrice 93 Notons que les lèvres de la femme au musc, qui trouble le petit Jean, sont décrites aussi comme « de la chair nue » (II, 67).
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dans laquelle Giono a forgé les diverses images de femmes de ses romans et récits. L’enfance et l’adolescence sont les sources, selon le narrateur, de sa perception du féminin dont on trouvera de nombreux exemples dans les passages qui suivent. Les Femmes et les images de la Terre-Mère Dans les romans rustiques comme Regain, Le Chant, Joie, Le Grand Troupeau ou Deux Cavaliers, domine l’association des femmes avec la terre dans son aspect nourricier et procréateur. Les femmes sont des pourvoyeuses de vie, elles portent les semences des hommes et assurent la survie de la race. Dans ces textes, la femme est Cybèle ou Déméter, déesses de la fertilité et de la renaissance. Giono, sans nul doute, a puisé ces images dans ses lectures classiques, mais elles sont aussi ancrées dans notre imaginaire archaïque sur les femmes, avec tout ce qu’elles comportent d’ambiguïté. Comme nous le verrons plus loin, dans le cas d’Ennemonde par exemple, l’association des femmes avec la nature ou la terre est une image à la fois bénéfique et maléfique, puisque le pouvoir de la Terre-Mère est incontrôlable94. Nous nous attarderons ici sur les côtés (ré)générateurs à travers l’analyse de l’imagerie du corps des femmes et de leurs fonctions maternelles. Les corps ressemblent souvent à des réceptacles. Ces femmes sont robustes, avec des hanches développées comme Giono en présente le type dans Manosque-des-Plateaux (1930) : Mme Servane est une de ces grosses femmes montagnardes faites par la montagne à son image. Elle remplissait avec d’énormes seins un corsage aux manches de gigot. Sa jupe provençale à trois tours faisait une colonne cannelée jusqu’à ses pieds. Une épaisse moustache virgulée au coin de ses lèvres tremblait sous son nez95.
Arsule, enceinte, ressemble à « une jarre de chair ». L’accent est mis sur les seins, symbole nourricier par excellence que l’on retrouve souligné abondamment chez Giono. Ainsi Arsule, habitée par 94
La Terre-mère est à la fois symbole de vie et de mort. La déesse Kali dévore ses enfants. Voir par exemple, Erich Neuman, The Great Mother : An Analysis of the Archetype, trad. Ralph Manheim (Princeton : Princeton UP, 1955). 95 Cette citation est tirée de l’édition Gallimard (1986). Manosque-des-Plateaux suivi de Poème de l’olive (53).
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le désir de (re)naissance du printemps, défait son corsage devant la maison de Panturle qu’elle croit inhabitée. « Elle sort ses seins. Ils sont durs et chauds et elle en a un dans chaque main » (I, 58). Panturle, caché dans le grenier, la voit et se transforme en un « grand mâle » en rut. La femme est jugée physiquement par son aptitude à procréer. Aurore, dans Joie, au corps gracile de jeune fille, sent qu’elle n’a aucune chance avec Bobi face au corps épanoui de sa rivale, Joséphine : « Elle lui trouvait l’air femme [...] Elle (Joséphine) était debout, toute droite à côté de lui, avec ses seins de femme, bien gonflés et ses hanches rondes » (II, 118). Dans ces romans, le corps de la femme est entièrement dominé par sa fonction procréatrice, il est prêt, fait pour cela, comme celui de Valérie dans Deux Cavaliers. Elle y est décrite comme « déjà assez géante » au début de son mariage avec Marceau, et avait « eu trois enfants en trois ans : recta » (VI, 18). Elle avait donc rempli ses fonctions de pondeuse d’enfants. Chez certains de ces personnages féminins il semble même que ce soit la seule raison pour laquelle elles ont été choisies comme compagnes. Ennemonde, dans le récit éponyme, aux proportions gigantesques, est une large vasque à bébé. Elle aussi avait produit une multitude d’enfants malgré la pusillanimité de son mari qui lui faisait mettre une « chemise de nuit à trou » (VI, 258). La maternité et le rôle maternel sont des fonctions que l’on respecte chez ces femmes, même dans le cas d’Ennemonde qui, malgré son côté criminel, est une mère révérée par ses enfants. Notons, toutefois, que si le rôle primordial de la femme dans ces romans est de procréer, Giono devient plus ironique dans ses descriptions après 1932, comme avec la corpulence de Saucisse dans Un Roi. De temps en temps, également, dans un éclair de réalisme, il laisse entrevoir la dégradation des corps féminins sous le coup des grossesses répétées et du manque de considération de leur partenaire. En parlant de la femme de Martin dans Hortense, le narrateur la décrit comme ayant perdu « toute figure humaine dans la rude solitude, les distractions d’hiver et les maternités d’août » (V, 800). « Elle avait dépassé en monstruosité physique ce qu’on a l’habitude de voir même en pays déshérité » et était devenue « un paquet informe » (817). Mais, dans la majorité des cas, la femme et son corps sont de nobles réceptacles dans lesquels, en accord avec l’homme, la nature fait son travail. Par ailleurs, la terre elle-même ressemble à un corps de
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femme nourricière, soulignant les rapports indissolubles et privilégiés entre les femmes et la nature : : La terre jutait tellement bien comme un beau sein bien nourri que l’on tétait » (II, 186). En contrepartie, les corps des femmes sont souvent décrits comme des paysages. L’image emblématique de la Terre-Mère bénéfique se trouve dans la Clara du Chant. Sous les doigts d’Antonio, comme le souligne Fourcaut, elle est la terre (90). « Toutes les vallées, tous les plis, toutes les douces collines de ce corps, il les sentait dans sa main » (II, 220). A la fin, elle dira : « Je suis printemps, moi maintenant [...], je suis pleine de grosses envies comme le monde » (II ,400). Le rôle nourricier des femmes est figuré non seulement par leurs fonctions proprement maternelles mais aussi par leur fonction de pourvoyeuses de nourriture pour la famille. Cette fonction n’a rien d’étonnant, surtout dans des communautés paysannes des années 30 à 50 où les tâches entre hommes et femmes sont bien définies et complémentaires. Même une femme comme Marthe dans Joie, qui n’a pas pu avoir d’enfant, s’acquitte avec une sollicitude toute maternelle de ses fonctions nourricières. Elle apporte la soupe au lard à Bobi et Jourdan, son mari, pendant qu’ils sèment, « avec trois assiettes de grosse terre jaune, profondes comme des gamelles ». A l’exclamation de Jourdan que c’est du luxe, Marthe réplique que « l’aise est facile », marquant ainsi l’importance du moment et la joie qu’elle éprouve à participer par ce repas, produit de la terre, à l’effort des hommes. A travers eux, n’est-elle pas, elle aussi, en train d’ensemencer cette terre et de participer à une maternité qui lui a été par ailleurs déniée? Nous assistons à de nombreuses scènes de préparation de nourriture et de festins par les femmes comme dans Colline, Joie ou Batailles. Ces préparatifs communautaires donnent aux femmes l’occasion momentanée de se retrouver entre elles, pour jouir d’un fugace sentiment de solidarité à l’abri du regard des hommes. Toutes ces femmes sont valorisées pour leur rôle maternel et nourricier. On trouve, toutefois, des images plus ambivalentes attachées à certains de ces personnages lorsqu’il s’agit de l’expression de leur sensualité à des fins non procréatives. Les Femmes et la sexualité D’une part, on trouve l’image traditionnelle de la femme séductrice et tentatrice à laquelle l’homme ne peut résister. Cette
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image est flagrante dans le personnage d’Aurélie, la femme du boulanger, « lisse et bien frottée », qui « mouillait ses lèvres avec sa langue » dès qu’un homme passait devant elle. Elle découvre ses charmes au jeune berger des Conches sans équivoque sous prétexte de l’aider à placer les pains dans le sac : elle se relevait à chaque pain, et comme ça, plus de cent fois elle faisait voir ses seins, plus de cent fois elle passait avec son visage offert près du visage du berger, et lui il était là, tout ébloui de tout ça et l’amère odeur de femme qui se balançait devant lui dans la pleine lumière de matin de dimanche. (II, 102)
Plus loin, dans une image rappelant celle de l’Eve du paradis terrestre, Maillefer, le pêcheur, surprend les amants sur une île, avec Aurélie, nue, chantonnant au soleil. Dans Joie également, Joséphine poursuit Bobi de ses avances. Pendant le festin, elle déboutonne son corsage et « n’eut qu’à hausser son épaule et son sein, qu’elle avait dur, sauta hors de la chemise et sortit » (II, 157). Plus tard, telle une nymphe des bois, elle se coule le long du corps de Bobi endormi. Malgré quelques résistances, il finira par succomber (II, 328). En général, il semble que les femmes soient plus proches de la nature et de la vie instinctuelle, plus animales que les hommes dans un sens négatif, car, gouvernées par leur sensualité, elles perdent la tête et agissent irrationnellement. Il est rare, dans l’œuvre de Giono, de rencontrer un homme contrôlé par ses sens (sauf peut-être Marceau dans Deux Cavaliers). Dans Un de Baumugnes, Albin explique à son vieil ami qu’Angèle était partie avec Louis, le Marseillais véreux, parce qu’il avait su « parler à la bête » dans la jeune femme. La décrivant à cette époque, il dit : « Ça c’était fait de la forte fille [...] et puis c’était fait de la belle bête aux cuisses comme de l’eau. C’est à la bête qu’il avait parlé, et c’est avec la bête qu’il avait fait son marché » (I, 233). Dans Le Grand Troupeau, Julia n’a plus de contrôle sur son corps. Elle ne peut résister longtemps sans les caresses d’un homme, quand Joseph, son mari, est parti au front. Tout au long du roman, l’auteur évoque l’idée que les femmes, à cause de l’emprise de leurs sens, ont besoin d’être guidées, dominées même, par les hommes. D’autre part, la sensualité féminine n’est pas toujours négative, ni disruptive. Les descriptions qu’en fait Giono dégagent souvent une véritable joie de vivre. Regain est centré autour de forces élémentaires
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qui animent Arsule et la mèneront vers Panturle pour faire renaître le village déserté. La nature joue avec le corps d’Arsule comme avec un instrument, la préparant à sa rencontre avec l’homme et la poussant presque malgré elle vers Panturle. Mamèche, dans ce contexte n’est, elle aussi, qu’une autre émanation de la nature, la face cachée d’un Pan favorable aux humains qui préside à leurs épousailles. Mamèche pourra mourir lorsque sa mission aura été accomplie et qu’un nouvel être la remplacera. Elle fait partie du cycle naturel de mort et de renaissance qui va s’accomplir à travers le corps d’Arsule. Elle sent sa propre odeur de femelle en chaleur, odeur qui la fait gémir et que Panturle va, littéralement, suivre à la trace. Arsule et Panturle sont pris dans une sensualité cosmique, liée au labeur de la nature au printemps, sensualité qui englobe toute la création : êtres humains, bêtes et flore, comme le petit Jean en prendra conscience dans Jean le Bleu. Le parallèle entre la femelle humaine et la femelle animale est souligné par les besoins identiques qui animent Caroline, la chèvre de Panturle (remarquons d’ailleurs le nom de femme qui lui est donné au lieu du traditionnel « biquette ») : toutes deux appellent le mâle. Ici, donc, l’identification des femmes aux animaux n’a rien de péjoratif – Panturle lui-même est comparé à une bête en rut – mais souligne la mystérieuse entente des corps avec le cycle de la création. Les rencontres consensuelles entre hommes et femmes, dans les romans de Giono, sont sans complications, chargées de plaisir et de joie. Elles sont dégagées de toute honte ou sentiment de culpabilité, même dans le cas de liaisons hors mariage, à condition qu’elles ne viennent pas contrecarrer le bon fonctionnement de la communauté. Les femmes ont des désirs sexuels qui demandent à être assouvis au même titre que ceux des hommes. Quelles que soient leurs difformités physiques ou mentales, elles ont droit à la jouissance. Ainsi la sexualité d’Ulalie, la jeune fille retardée de Colline est acceptée. De même Ennemonde, à bien des égards un monstre, est l’exemple frappant d’une femme sexuellement réprimée qui redécouvre avec Clef-des-cœurs sa joie de vivre quand ses désirs sont satisfaits. Mais plus encore, dans le cas de femmes qui succombent aux désirs incontrôlables de leur corps comme Julia dans Le Grand Troupeau ou qui sont des tentatrices comme Aurélie, il n’y a pas de condamnation de la sexualité féminine per se. Nous sommes loin des images bibliques de femmes pécheresses ou d’une hypocrisie puritaine
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à l’encontre du sexe. Julia dans Le Grand Troupeau, il est vrai, se laisse aller à coucher avec un déserteur. Giono, toutefois, place cet acte dans un contexte où il ne s’agit pas de blâmer uniquement le manque de volonté des femmes vis-à-vis de leurs désirs mais surtout de condamner la guerre qui bouleverse l’ordre des choses. Les femmes ont besoin d’un homme, généralement de celui avec qui elles comptent passer leur vie. Giono prend soin d’ailleurs de peindre l’amour entre Julia et Joseph dans l’optique du terrible vide qu’elle ressent lorsqu’il est parti. Mais la guerre anéantit tout espoir d’avenir. Julia finit par trahir Joseph qui est au front, car son corps le réclame sans cesse. La liaison cessera dès le retour de Joseph, qui revient amputé d’un bras. Dans Le Grand Troupeau, les femmes sont bien capables de prendre les choses en main pour conduire une ferme, mais, livrées à elles-mêmes, sans les hommes pour les guider, elles font des erreurs. Si, d’une part, le roman souligne le côté patriarcal de la famille paysanne, d’autre part, Giono veut insister sur la guerre comme anti-physis, comme nous l’avons montré au chapitre deux. La guerre apporte la mort sur les deux fronts : Julia aide Madeleine, sa belle-sœur, à avorter, acte « contre nature » dans un contexte où justement on a besoin de nouvelle vie. Ses efforts se solderont par un échec. L’enfant, une fille – et son sexe n’est certainement pas un hasard – naîtra avec des jambes infirmes, symbole de ces temps maudits. La femme, comme la terre ravagée par les obus, est dévoyée de ses fonctions primordiales de nourricière à cause de l’affrontement des hommes. La sexualité d’Aurélie n’est pas, elle non plus, condamnée sans appel. Le texte donne un assez grand nombre d’indications que son mari, « un petit homme grêle et roux » dont le maillot pendait « comme une peau flasque sous son cou », ne peut la satisfaire. Les villageois, d’ailleurs, ne sont pas surpris par l’incartade de la belle boulangère. Mais ce que ces derniers condamnent, c’est le fait que la sensualité d’Aurélie bouleverse l’ordre du village en l’attaquant dans son cœur même, celui de sa subsistance. Le pain est non seulement l’aliment de base, mais il est aussi un symbole de la survie et de l’harmonie de la communauté. Notons, par exemple, la reprise de la cuisson du pain dans Batailles, qui signifie un retour à la normalité après le désastre. L’important est donc qu’Aurélie retourne afin que le village continue à fonctionner. A son retour, aucune allusion désobligeante ne lui sera faite. Au contraire villageois et villageoises
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s’empressent pour l’accueillir et la faire se sentir à l’aise. La communauté a retrouvé son équilibre : « la fumée noire [du four] retomba sur le village avec toute son odeur de terre, de paix et de victoire » (II, 111). Ajoutons pourtant que le film La Femme du boulanger que Pagnol a tiré de cette histoire est plein de la morale censoriale et traditionnelle de l’époque vis-à-vis des actions d’Aurélie : Aurélie est vraiment une femme adultère. On pourrait analyser le cas de Joséphine dans Joie de la même manière. Bien qu’elle soit mariée, il n’y a aucun sentiment de péché chez Joséphine quant à ses rapports sexuels avec Bobi. Lui non plus, au début, ne ressent aucune culpabilité jusqu’à ce que leurs rencontres détruisent l’harmonie de la communauté, car l’attention de Bobi, le « sauveur », est détournée de sa mission. D’ailleurs, indirectement, les actions de Bobi et de Joséphine seront la cause de la mort d’Aurore. Mais, plus profondément encore, Giono met en scène dans le personnage de Joséphine, comme il le fait à travers ses personnages masculins, l’inquiétude de vivre et l’ennui, qui rongent et détruisent la joie. Si les hommes dans Joie (et plus tard dans Roi) cherchent dans le travail un palliatif à cette expérience du vide, les femmes, elles, comme Joséphine, Aurore et Mme Hélène, le cherchent dans l’amour – mais là aussi cette quête se soldera par un échec. L’amour et la sensualité ne sont qu’un « divertissement », typiquement féminin dans ce roman, qui fait tragiquement dépendre les femmes des hommes. Enfin, si les femmes sont plus dirigées par leur corps et donc plus susceptibles à errer, il y a bien souvent à l’origine de cette soi-disant faute, l’influence d’un homme ou d’hommes associés généralement avec la ville. Angèle dans Un de Baumugnes est séduite par un Marseillais, un proxénète, qui l’enjôle par ses paroles, mais ne veut, en réalité, que l’exploiter. Arsule aurait pu devenir une prostituée, elle aussi. Elle est connue au début sous le nom de « Mademoiselle Irène des grands théâtres de Paris et de l’Univers ». On retrouve ici une idée chère à Giono : la ville comme facteur de corruption qui dénature les êtres humains, dans ces cas-là les femmes, plus sensibles au pouvoir d’attraction des villes ou à la faconde de ses habitants. Un des premiers actes d’une villageoise de Sault qui arrache Mademoiselle Irène des mains du groupe de lavandiers en train d’abuser d’elle, c’est de la rebaptiser Arsule, car « Irène c’est un nom de la ville, et puis c’est un mensonge. Arsule c’est un nom d’ici » (I, 351).
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Il semble donc que les femmes dans ces romans paysans offrent des visages à plusieurs facettes. Par leur corps, surtout lorsqu’elles sont jeunes, elles se rattachent plus à la terre, plus à la nature, que les hommes, et ceci d’une manière viscérale et primaire. Toutefois, s’il existe un ordre hiérarchique où l’homme souvent domine, c’est un ordre rarement despotique – sauf dans le cas d’Ennemonde – qui d’ailleurs s’empressera de le renverser en tuant son mari. Les femmes sont des partenaires à part entière dans la vie des hommes, bien que leur sphère de pouvoir se réduise essentiellement à la sphère domestique. Néanmoins les femmes exercent dans leur domaine, surtout lorsqu’elles sont plus âgées, une sagesse qui vient contrebalancer les entreprises démentes ou cette violence gratuite des hommes dont témoigne Delphine parlant d’une bataille entre moissonneurs : « c’était la guerre qu’ils se faisaient entre eux, sans raison, aussi malheureux les uns que les autres. Qu’ils sont bêtes, les hommes » (VI, 84)). Pourvoyeuses de vie, porteuses de sagesse lorsqu’elles n’ont pas « un cul trop turbulent » (II, 105), les femmes dans ces textes, mais aussi dans ceux que nous allons examiner ci-dessous, sont également de grandes donneuses d’amour. Les Femmes-refuge et les donneuses d’amour Dans les romans de Giono on rencontre souvent le motif du mâle errant et de la femme sédentaire, parfois sous la forme d’une aubergiste, qui offre, pendant quelque temps un refuge amoureux, avec même une touche maternelle, aux arpenteurs des grands chemins. Ceci nous renvoie à la dichotomie, mentionnée plus haut, entre le « domaine du haut » – où fabule le poète – et celui « d’en bas » où s’affairent des femmes pour son bien-être. Amédée, dans Un de Baumugnes, quand il envoie Albin à la ferme d’Esménard, lui conseille de parler avec la femme en premier. C’est elle qui commande et comprendra la situation, lui dit-il (I, 239). De plus, il a couché avec elle pendant plus d’un an; ainsi entre eux il y a une grande connivence qui se passe de paroles (I, 245-259). La situation se répète avec le Narrateur des Grands Chemins pour qui l’aubergiste Catherine prend de l’intérêt malgré la présence de son mari, présence fort peu encombrante, il faut bien l’avouer. Elle apporte au Narrateur un réconfort et une chaleur qu’il ne trouve point avec son compagnon de route, l’Artiste. Elle le nourrit physiquement
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et spirituellement, tout en lui laissant son indépendance. Quand ils se quitteront, il n’y aura aucune récrimination de la part de la femme. Elle sait que son rôle n’est que de jouir du présent et de donner un semblant d’ancrage dans une vie faite de précarité. Le Narrateur, s’il l’apprécie, la range toutefois, avec une certaine désinvolture – on l’a vu –, au rang des « divertissements » passagers, surtout pendant la saison de l’hiver quand il ne peut pas être sur les routes : « Les femmes par ce temps-là sont des bénédictions. Pour dix minutes. Mais après? » (V, 538). La Violette de Deux Cavaliers, éprise de Marceau (139) – rien toutefois ne se passera entre eux – le comprend mieux que les autres villageois et fait preuve d’une indulgence égale à celle de la mère de Marceau, Ariane, comme on le voit dans la version parue dans La Gerbe (185-6; 904-5). Ces femmes, toutefois, ne peuvent pas remédier à l’ennui de la vie. Elles ne sont que des palliatifs. En dehors de ces femmes-refuge, on trouve aussi dans l’œuvre de Giono des femmes donneuses d’amour inconditionnel. Que ce soit envers les hommes qu’elles aiment, envers d’autres femmes ou des enfants, elles incarnent la générosité et le don de soi, qualités que l’on associe volontiers avec une certaine image de la féminité dans notre culture. Le prototype de ces femmes pétries de bonté, allant jusqu’à l’abnégation de soi, se trouve dans le personnage de Mme Massot dans Jean le Bleu. Elle accueille le petit Jean les bras ouverts avec force beignets et confiture d’airelle. Le narrateur la décrit comme « effroyablement laide. C’était une laideur faite de tout ce sacrifice, de tout ce martyre qui est la vraie bonté » (II, 73). L’enfant compare la fraîcheur de Mme Massot sur sa photographie de jeune mariée à la femme broyée par la vie devant ses yeux, dont le corps s’est effacé au profit du cœur : Il avait fallu peu à peu briser, brûler, tordre, pétrir ces chairs, se faire crever l’oeil, se déhancher, se cuire au four de la bonté comme la brique ou le pot, ne plus penser qu’à ce petit fruit rouge du cœur. (II,73)
Catherine, la Piémontaise, dans Mort d’un personnage, fait partie de cette même race de femmes. Enorme petite femme à la bouche épaisse, elle est la seule qui puisse approcher Pauline de Théus et lui prodiguer la tendresse dont elle a besoin : « [s]ous ses baisers de
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nourrice, grand-mère devenait belle et paisible » (IV, 224)96. Celle-ci retrouve même des gestes d’enfant, frottant son nez contre les gros seins de Catherine, ou se laissant caresser par la Piémontaise. Cette dernière éprouve autant de joie à donner que la vieille dame à recevoir : Elle fabriquait par vingt-quatre heures énormément plus de tendresse qu’il n’en fallait pour son Pinot et ses deux petits, et la nonna sur laquelle on pouvait déverser le surplus était une magnifique aubaine. Elle restait là, chez nous, trois ou quatre heures à se soulager admirablement (elle ne me compta jamais que l’heure pour laquelle elle était engagée). (IV,227)
L’aristocratique Pauline de Théus s’abandonne sans hésitation à « la tendresse populaire, pas du tout quelque chose de précieux, au compte-gouttes, mais un copieux ordinaire, bien solide » de la grosse Piémontaise dont la générosité est aux proportions de son corps (IV, 227). Caille, la jeune aveugle, qui vit avec le père du narrateur, dispense également cette tendresse maternelle auprès de ceux qui l’entourent, en particulier envers le jeune Angelo III. Lorsqu’il est pris d’angoisse, elle s’allonge à coté de lui, et la présence de son corps, chaud et paisible, rassure l’enfant : « le corps de Caille était un refuge magnifique » (IV, 155). Caille, aussi bien que Catherine, offre une tendresse presque animale, faite de gestes et de caresses qui vont droit aux bleus du cœur et de l’âme. Ainsi, dans ces textes comme dans d’autres, Giono reconnaît la capacité de ces femmes à se dépouiller d’elles-mêmes pour se donner aux autres dans des relations quasi maternelles. Selon Ricatte, la valeur suprême pour Giono, c’est donner sans mesure, sans attendre de gratitude, comme dans l’amour maternel « le seul qui ne trompe pas » (carnet de L’Iris [nom originel donné aux Grands Chemins], V, 1157, n.4). Notons, cependant, que l’amour maternel per se est rarement mis en scène dans les romans de Giono. Il est remarquable, comme nous l’avons déjà noté, que la mère de Giono soit pratiquement absente du corpus de son fils, si ce n’est sous les traits de la vieille Pauline de Théus dans Mort d’un personnage et, bien sûr dans Jean le Bleu où elle tient une place secondaire face à la formidable figure du père. Lorsque 96 Notons que Catherine a aussi une odeur de poil chaud et de cheval qui rappelle, peut-être, les chevauchées de la jeune Pauline avec Angelo (IV, 226).
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l’amour maternel apparaît, il est souvent chargé d’ambiguïté. Sarah, par exemple, fonctionne comme le double mais aussi la rivale de sa fille, Marie, pour l’amour de St Jean dans Batailles; la mère d’Angelo doit partager sa passion pour son fils avec sa nourrice; Ennemonde, bien que révérée par ses enfants, est un monstre. Il est rare que les intrigues, malgré le nombre de couples mère/enfant, évoluent exclusivement autour de leurs rapports. Même dans Deux Cavaliers, l’intense amour d’Aurore pour ses fils reste à l’arrière-plan et ne pourra pas les sauver de la mort. On peut se demander si cette ambiguïté de la représentation de l’amour maternel reflète, d’une part, les rapports difficiles que l’écrivain a lui-même entretenus avec sa propre mère. Et d’autre part, s’il ne serait pas question d’une résurgence de la mère archaïque – celle qui donne la vie mais dévore également ses enfants – qui hante l’inconscient humain97. On retrouve d’ailleurs cette ambivalence au niveau des représentations de la nature chez Giono, source panique de vie et de destruction. Ce qui est frappant chez Giono, c’est que l’amour maternel est vu comme un amour beaucoup plus large, qui ne se borne pas à la famille « de sang » mais qui englobe tous ceux qui ont besoin de tendresse. Cet amour n’est pas dispensé uniquement par les mères; au contraire. Marthe, par exemple, dans Joie, fonctionne comme un substitut maternel pour Joséphine par la sollicitude qu’elle lui témoigne. Mme Numance, dans Les Ames fortes, est l’exemple parfait d’une femme sans enfant qui trouve dans Thérèse (ou du moins le pense-t-elle) la fille qu’elle aurait aimée avoir. Inversement, Thérèse, dont nous parlerons plus bas, ne manifeste aucun amour maternel pour ses enfants, signe peut-être de sa monstruosité. Il semblerait donc que pour Giono l’amour maternel soit une notion fluide, attachée aux valeurs féminines, mais n’allant pas toujours de pair avec la fonction procréatrice.
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Les ouvrages sur ce thème sont innombrables, mais voir en particulier L’Histoire des mères : du moyen âge à nos jours de Yvonne Knibiehler et Catherine Fouquet (Paris : Ed. Montalba, 1980).
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La dévotion à un autre, comme nous l’avons montré au chapitre précédent, n’est pas non plus le seul apanage des femmes98. Mme Numance, dans Les Ames fortes, peut être vue comme le double féminin du Narrateur des Grands Chemins, par son attachement inconditionnel à Thérèse. Elle pousse très loin la délicatesse de ses sentiments : ne rien demander en retour de la part de Thérèse, et éviter tout acte qui pourrait être interprété comme une imposition de son amour ou de sa volonté sur l’être aimé : « Mais elle aimait tant (se disait-elle) qu’elle ne voulait ni contraindre, ni prendre par force, ni empêcher en quoi que ce soit dans celle qu’elle aimait la moindre source de joie pouvant venir d’autre chose que d’elle-même » (V, 333). Ces délicatesses seront souvent perdues pour Thérèse qui voit dans les actions de Mme Numance une certaine froideur ou distance alors qu’elles ne sont que l’effet de la suprême générosité de son cœur : « Je ne veux pas qu’elle soit esclave, même pas de moi » (V, 334). Relevons que, de même que dans Les Grands Chemins l’amitié du Narrateur n’est pas dépourvue de sentiments homoérotiques platoniques pour l’Artiste, de même Mme Numance éprouve des sentiments quasi incestueux vis-à-vis de Thérèse, ce qui renforce l’emprise de son amour sur son être : « Comment une femme d’esprit aurait-elle pu résister à tant de passions accouplées? [...] Surtout un amour de cette sorte : d’abord maternel, presque entièrement maternel et qui, dans sa partie non maternelle, était mille fois plus exigeant? » (V, 331). Lorsqu’il s’agit de générosité, il n’y a donc pas un très grand écart entre les personnages masculins et féminins, loi qui s’applique à toute l’œuvre de Giono. Toutefois si hommes et femmes peuvent rivaliser en générosité et abnégation, la plupart du temps c’est dans la manière dont s’accomplit ce don de soi et dans les réactions qu’il suscite que l’on trouve une différence entre les sexes. Les hommes comme St Jean, Bobi, tout comme le père de Jean prennent une stature de sauveur, ainsi que nous l’avons démontré au chapitre précédent; et certains tels St Jean ou Angelo sont des héros isolés des autres par leur grandeur ou leur prouesse. Ils manifestent leur générosité plus par des 98
La générosité se retrouve aussi dans de nombreux personnages masculins : le père de l’auteur, Monsieur Numance, Angelo et son fils, le bossu, Toussaint, dans Le Chant du monde et bien d’autres encore.
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actions que par des gestes de tendresse. Angelo ou St Jean sont presque incapables de se donner émotionnellement à quelqu’un d’autre. Seuls Amédée d’Un de Baumugnes et le Narrateur des Grands Chemins nous paraissent s’approcher du dévouement à l’autre que l’on retrouve chez de nombreuses femmes. Ces dernières se donnent à travers la tendresse de leur corps et de leur cœur. Elles ne se transforment pas en « héros » que la foule suit. Marie dans Batailles fournit un bon exemple de ce don total mais qui passe pratiquement inaperçu aux yeux des autres. Lors de leur action héroïque pour sauver la communauté, Marie se sacrifie par amour pour St Jean en acceptant de réchauffer dans son sein les charges de dynamite. Cette action, déplacement symbolique de l’acte sexuel, empêchera Marie à jamais de connaître l’amour avec un autre homme, comme St Jean l’en avertit auparavant. A travers ce don total de soi à l’être aimé et à la communauté, Marie devient l’incarnation même du dévouement féminin sacrificiel. Elle n’en retirera aucune gloire, ni pouvoir, disparaissant même complètement de la narration. Les femmes, donc, restent bien souvent en retrait, s’occupant, comme le note admirablement le narrateur de Mort d’un personnage, de « tout un travail de tendresse » sans lequel la vie ne pourrait exister. Cette vision du dévouement et du sacrifice féminins, fonctionnant dans l’ombre des « grands hommes » fait partie, bien entendu, d’une série d’images traditionnelles sur le rôle des femmes. Giono a le mérite, toutefois, de mettre à jour cette armature de tendresse, cette force effacée mais efficace des femmes qui maintient la cohésion du tissu familial et humain, car, quand ce travail de tendresse est fait, « le monde est monde » (IV, 154). Les Ames fortes L’œuvre de Giono est traversée, depuis son début, par des figures de maîtresses-femmes, capables de gérer leur bien sans l’aide de l’homme, absent ou handicapé. De nombreuses femmes, faisant un travail à l’égal des hommes, se profilent dans des textes tels que La Provence (1930) ou L’Eau vive (l941). Il est indéniable que cet état de choses est le reflet d’une réalité sociologique que Giono, lors de son travail de démarcheur d’actions, a pu voir de première main. Sa propre famille ne manquait pas de femmes fortes non plus, sa mère y comprise. D’autre part, Giono n’exorcise-t-il pas à travers ces femmes cette
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« appréhension » du pouvoir féminin qui se tapit au cœur de tout homme ? Dans cette partie de notre analyse, nous nous concentrerons sur plusieurs types de femmes qui, toutes, se distinguent par leur indépendance et le désir de satisfaire leurs envies – soit de pouvoir, soit de bonheur – sans se soucier des codes moraux qui régissent leur société. Certaines, comme les hommes, ne reculent devant aucun acte immoral ou criminel pour arriver à leurs fins. Elles sont des personnages fascinants, souvent complexes et ambigus, certainement les plus originales des créations féminines gioniennes. Dès Jean le Bleu, l’on rencontre Clara l’indomptable, qui transgresse toutes les lois de la bienséance pour obtenir « son » Gonzalès. Presqu’à la fin de sa vie, dans un texte sur la Camargue, publié avec Ennemonde et autres caractères, Giono crée une autre amazone, Myriam, se faisant passer pour un homme et travaillant comme bouvier pour un bourgeois de Marsillargues. A trente ans, prise d’un désir d’enfant, elle se payera un géniteur, un ouvrier des champs qui « lui parut paisible » (VI, 346). L’affaire conclue, Louis, son fils, naquit et Myriam retourna à sa vie d’indépendance. Il n’y a chez elle aucune conception des conventions, comme le mariage, ni même de l’amour, ainsi que le note Citron, sinon « le désir d’accouplement et de procréation » (VI, 975). Myriam, semblablement aux autres femmes et hommes de ce court récit, ne sont pas taxés d’animalité : « ils sont au contraire essentiellement humains, quoique avec rudesse » (Citron VI, 975). Ces femmes-là entendent bien vivre selon leur gré, de la même manière que les hommes. Citons encore Gina la vieille dans Le Chant du monde. Pour marquer sa rébellion contre son père, elle prit avec elle vingt-trois de ses hommes qui lui obéirent aveuglément. Comme Boromé qui coucha avec vingt-sept femmes, Gina ne se priva pas, elle non plus, de prendre son plaisir où il se trouvait, avant de retourner au domaine familial où elle continua à régner. A l’autre bout aussi de l’échelle sociale, issues de la noblesse, on trouve des femmes indépendantes, tout aussi passionnées et déterminées, comme la mère d’Angelo, la Duchesse Ezzia Pardi. Elle est impliquée dans des imbroglios politiques dont elle savoure le risque et l’imprévu, déployant même des talents machiavéliques. Pauline, dans Le Hussard, appartient à cette même race de femmes. Tout en gardant sa féminité, elle veut être traitée d’égale avec les hommes, et elle le prouve par son courage et sa détermination. On peut voir en
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Pauline un double féminin d’Angelo par son goût du risque et son dédain des précautions. Elle partage avec lui sa noblesse de sentiments et certains côtés arrogants face à la faiblesse humaine. Elle aime l’action et malgré son amour pour Angelo, elle joue rarement de ses artifices pour le séduire, sauf, peut-être dans la scène chez le docteur. Dans Mort d’un personnage, la vieille Pauline de Théus est l’exemple même de la combativité et de la résolution. Elle ne survit que par la force de sa volonté, contrôlant son image, sculptant son corps dans des vêtements qu’elle dessine elle-même. Elle continue à exercer sa fascination sur son petit-fils, Angelo III, le narrateur du récit, mais aussi sur les jeunes filles et hommes qu’elle côtoie lors de réceptions. Héroïne romantique, « [elle] contenait dans sa petite redingote noire, toute la passion » (IV, 203). Elle n’a aucune mièvrerie et garde, comme son amant Angelo I, un sens très particulier de l’idée de noblesse d’esprit. Elle se dépouille de tous ses biens matériels afin que rien ne la rattache à ce monde vidé de substance puisque Angelo n’y est plus 99 . Ce geste de générosité démesurée est doublé d’un orgueil suprême qui la place au-dessus des mortels. Paradoxalement, alors que rien ne la retient plus sur la terre depuis la perte d’Angelo, Pauline s’attache à la vie avec rage. Pratiquement aveugle et sourde, elle est avide de plaisirs gustatifs et s’alimente comme un animal mû par un farouche instinct de préservation : Sa main de squelette prit la cuiller. Elle n’y voyait absolument plus, mais son oeil n’avait jamais eu plus de couleur et il amena cette couleur très nette au coin de la paupière, comme pour guetter. Dans le mouvement qu’elle fit, elle découvrit son poignet [...] il y eut dans ces os la même ruse instinctive que dans son oeil, et jamais je ne vis main si habile avec sa cuiller à ramasser très peu de soupe et beaucoup d’huile. (IV, 208)
Ce passage admirable de réalisme, nourri de l’expérience personnelle de Giono qui, pendant la rédaction de ce roman, suivit jour après jour la détérioration de sa mère morte à 88 ans, révèle au 99
Parlant à leur ami de la conception qu’elle se fait de l’argent, Angelo II, son fils, dit : « Elle veut que ce soit une disparition totale [...]. S’il y avait un moyen pour le faire bouillir et s’évaporer comme de l’eau, c’est le moyen qu’elle prendrait » (IV, 185).
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narrateur du roman la force qui continue à habiter le corps délabré de sa grand-mère. Giono semble avoir eu de la peine à contrôler ses propres sentiments et dans le roman les réflexions sur Pauline mourante sont partagées entre Angelo II, son fils, et Angelo III, le narrateur. Angelo II dit : « Tête et ventre, c’est ce qui la tient », et il poursuit : « Elle est très forte [...] Ce qu’elle aime, elle le défend très bien » (IV, 210). Ces mots, nous semble-t-il, résument aussi bien l’image que, selon son Journal du 22-11-35, Giono avait également de sa mère (nommée Pauline elle aussi, on l’a vu). Cette ténacité que l’on pourrait croire un simple réflexe de préservation physique est vraiment le reflet d’une âme. Repliée dans son propre univers où seul le souvenir d’Angelo I flotte comme un fantôme, Pauline poursuit sans trêve la quête de l’être aimé à travers les fissures souterraines de son monde intérieur, réclamant, au bord de l’abîme, la canne, incarnation du sabre d’Angelo qu’il lui avait appris à manier. Dans Les Ames fortes, Thérèse, trimardeuse ambitieuse, est l’antithèse sociale et morale de Pauline. Bien que le roman propose deux versions concurrentes de l’histoire de Thérèse (voir notre chapitre cinq), nous nous bornerons ici à la version que donne Thérèse elle-même des faits, version dans laquelle elle apparaît comme un être maléfique manipulant sans scrupules des êtres plus faibles qu’elle, comme Firmin, son mari, ou Mme Numance, sa bienfaitrice. Il est presque insoutenable d’assister à la haine implacable dont Thérèse poursuit Mme Numance, personne qui paraît être, dans la majorité des versions, une femme d’une générosité totalement désintéressée à la merci des machinations de Thérèse. Peut-on voir dans cet acharnement de Thérèse, outre sa jouissance à détruire, les signes d’un conflit de classe? Thérèse, « la trimardeuse », la petite bonniche caressée par les voyageurs de la diligence, se vengerait-elle de ses humiliations sur Mme Numance, la femme nantie et révérée par son mari? La perversité de Thérèse se manifeste également dans ses pouvoirs de dissimulation. Elle cache, comme le souligne Ricatte, « l’implacable, haineuse et intelligente créature qu’elle est, sous les dehors d’une créature pitoyable, victime d’un sort injuste qu’elle supporte avec courage, projetant l’image d’une pauvre digne d’intérêt selon les critères de la bonne bourgeoisie ». Encore plus machiavélique, « elle veut pouvoir admirer dans le regard des autres l’aimante et la sotte qu’elle réussit à faire croire qu’elle est » (V, 1030).
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Thérèse, comme l’Artiste ou même Langlois, est en perpétuelle représentation d’elle-même, contrôlant son image à tout instant. C’est à travers le mal qu’elle inflige qu’elle donne un sens à sa vie. Comme l’indique la narratrice d’une des versions, elle est une âme forte car « [l]a vérité ne comptait pas. Rien ne comptait que d’être la plus forte et de jouir de la libre pratique de sa souveraineté. [...] Elle se satisfait d’illusions comme un héros » (V, 451). D’une amoralité totale, elle est tendue vers sa seule passion – celle de la destruction – et aucun remords ne vient la tourmenter. Elle garde à jamais « le teint clair, les traits reposés, la chair glaciale mais joyeuse, le sommeil profond » (V, 451). Le personnage d’Ennemonde, peut-être le plus marquant des personnages féminins de Giono, est préfiguré, d’un côté, par Saucisse dans un Roi, et, d’un autre, par Thérèse. Comme Saucisse, Ennemonde est de corpulence grotesque : « Elle était obèse, avec des fesses énormes; la ceinture de son mari, paraît-il, ne pouvait pas faire le tour de sa cuisse à sa racine; par contre sa poitrine s’aplatissait » (VI, 258). Plus loin, on parle de son corps complètement déformé par les grossesses comme n’ayant plus « qu’un lointain rapport avec la forme humaine » (VI, 286). Notons ici la fréquence de femmes grasses, même énormes, chez Giono, qui semblent provoquer une véritable fascination, comme le relève Citron dans ses notices. Ce gigantisme physique dénote bien souvent une démesure morale, soit dans la bonté comme chez Catherine dans Mort d’un personnage (IV, 227), soit dans le goût de la domination comme chez Ennemonde. Quoi qu’il en soit, des femmes comme Thérèse ou Ennemonde ne s’en laissent pas compter; en elles réside une force quelquefois cachée qui n’attend qu’une occasion pour se manifester. Thérèse est une exception sur le plan physique, car si son corps est replet, il n’est en aucun cas difforme, et elle peut ainsi jouer avec adresse de ses charmes. Ennemonde, malgré sa difformité, conserve certains traits physiques attirants qui surprennent dans ce corps énorme. Elle gardait « toujours ses beaux cheveux du noir le plus luisant [...] et merveille des merveilles, des chevilles d’une finesse extraordinaire » (VI, 258). Sa peau est blanche, son visage sympathique, malgré la perte de ses dents, « son teint frais et rose, ses yeux marron étaient très purs, sans rides ni cernes avec de longs cils courbes » (VI, 286). Peut-être encore plus que Thérèse, Ennemonde est un personnage difficile à cerner :
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« Ce n’était pas une femme vite expliquée » (286). Cette ambiguïté se retrouve au niveau de la description physique qui voisine le monstrueux, reflet de son âme d’une part, mais qui est toujours rachetée par certains traits positifs : « Il y avait cette monstruosité qu’on imaginait laiteuse et douce qui bougeait sous ses jupes, et le regard de ces beaux yeux. Ce regard incitait à la prudence : non pas qu’il soit ennemi, au contraire » (VI, 287). Ennemonde est donc doublement dangereuse, car, comme le mal et l’inconnu, elle est attirante. C’est une sirène grotesque qui charme ses proies. Elle se débarrasse, sans en avoir l’air, de trois hommes gênants – son mari, un vague cousin et un dignitaire de la ville – mais jamais le texte ne semble la condamner, alors que l’auteur ne se prive pas de brosser un tableau dévastateur de la population du Haut-Plateau : « nous n’avions d’autre distraction que notre orgueil » (VI,19), ou bien : « [l]es femmes démantelées par des grossesses [...] et des vieillards faisandés (les enfants aussi d’ailleurs) » (VI, 254). Plus loin, le narrateur fait allusion à la violence endémique, affirmant que « l’outil que les gens d’ici ont le plus à la main, c’est le fusil » (VI, 255). La haine, la violence – même animale, comme dans l’épisode des abeilles qui se déchaînent contre les humains – sont partout présentes dans le texte. Ce récit est un contrepoint aux paysans des hauts plateaux des romans du début, un anti-Contadour, inspiré peut-être par les critiques qui ont été faites à Giono sur le manque de réalisme de ses paysans; à moins que l’auteur ne s’amuse à se parodier lui-même100 ou à rivaliser avec la noirceur des paysans de Pagnol dans Jean de Florette ou Manon des sources. Ennemonde, comme Ariane dans Deux Cavaliers, prend les rênes de la propriété lorsque son mari délaisse ses responsabilités (VI, 259). Elle s’engage même dans « un coup d’état » avec l’approbation tacite de ses enfants et de l’aîné en particulier, afin de la sauver. Elle la dirigera désormais en vrai patriarche. A l’opposé de Thérèse, néanmoins, Ennemonde n’est pas animée par le goût du mal, mais par la recherche du bonheur personnel ou du plaisir qu’elle découvre tout à coup en la personne du bien nommé Clef-des-cœurs. Rien à voir ici avec la notion de « joie » que l’on trouve dans les premiers romans, mais plutôt, comme le souligne 100 Ce n’est certes pas sans ironie que le narrateur d’Ennemonde écrit : « Dieu nous préserve du rêve des bergers » (VI, 261).
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Citron, avec la notion stendhalienne de bonheur égoïste (VI, 996-7). Après avoir rencontré Clef-des-cœurs, Ennemonde se « décida tout de suite. Le bonheur qu’elle venait d’éprouver lui était dû depuis longtemps et elle avait tous les droits » (VI, 294). Ainsi tout obstacle qui viendra se mettre en travers de la route d’Ennemonde sera éliminé, sans remords. A la fin de sa vie, devenue impotente, elle trône sur son fauteuil, le nez aux vents (VI, 319), et pense à son passé avec une sorte de délectation : « Tu as fait tout ce qui paraît si extraordinaire, mais pour réussir tu as été obligée de mettre la main à la pâte, dans combien de choses encore plus extraordinaires et dangereuses » (VI, 310). Elle s’identifie avec les « errants » et leurs gestes de tueurs de cochon : Elle n’a, bien entendu, pas perdu le souvenir de ses gestes, elle cherche à les oublier, non pas qu’elle regrette quoi que ce soit, au contraire, elle est très fière de ce qu’elle a fait et qu’elle referait si c’était à refaire […]. Mais il lui semble qu’après avoir si parfaitement réussi, il importe qu’elle se délivre de tout orgueil et qu’elle rende à Dieu ce qui est à Dieu. Car sans lui, elle aurait pu être prise la main dans le sac au moins trois fois. (VI, 318)
Nous baignons ici dans un monde à l’envers où Ennemonde invoque Dieu, pour la première fois, pour le louer de « sa protection »! Reine impénitente, Ennemonde finit ses jours paralysée, certes, mais à l’écoute du monde, entourée de l’amour des siens, avec la conviction d’avoir bien réussi sa vie. Ses cheveux, blancs maintenant, sont restés merveilleux et ondulent « comme des serpents » (VI, 323). Si la Thérèse des Ames fortes reste un personnage assez opaque à cause des versions narratives concurrentes – nous ne savons jamais quel est son véritable degré de monstruosité –, nous n’avons aucun doute sur la criminalité d’Ennemonde, ni sur sa totale immoralité. Toutefois, l’absence de condamnation de la part de la voix narrative, et le portrait contrasté que l’auteur brosse d’Ennemonde – amoralité joyeuse, respect de ses enfants – ne laisse de déconcerter les lecteurs et lectrices. Ne serait-ce point là l’habileté suprême du conteur à présenter un personnage féminin épouvantable, tout en lui conservant une sérénité à toute épreuve, et même à lui donner des traits sympathiques, alors que le récit ambiant, sous couvert de limpidité accumule des indices de noirceur? La monstruosité d’Ennemonde ne réside pas tant dans sa criminalité, somme toute monnaie courante
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dans ces régions comme le texte nous le révèle, mais dans cette aberration de la nature, une femme qui n’a pas besoin d’hommes. La fin du récit devient toutefois plus ambiguë car Ennemonde est bien reine de son domaine, mais c’est une reine qui par sa paralysie a perdu son indépendance et doit compter sur les autres pour pouvoir continuer à vivre. La dernière image que l’écrivain nous laisse d’Ennemonde, est celle d’une vieille femme qui attend le printemps, « amorphe comme un mélange de farine, d’eau de sel avec un levain d’une grande fraîcheur, qu’on pétrit encore un peu ce soir, mais que demain on écrasera pour lui donner forme utile » (VI, 325) Est-elle donc réduite à cette pâte informe que d’autres moulent à leur gré? Les femmes chez Giono offrent de multiples visages, souvent opposés : tendresse généreuse face à un égocentrisme forcené, amour maternel face à une sensualité débridée, sérénité et sagesse face à des manigances diaboliques. Les femmes, de même que les hommes, excellent dans le bien comme dans le mal. Leur rôle et leurs rapports avec les hommes varient, ainsi que nous l’avons indiqué dans le cas du Grand Troupeau, selon le rôle narratif que Giono leur assigne. Cela étant dit, malgré l’indépendance d’un grand nombre des personnages féminins, cette indépendance ne peut pas se manifester aussi impunément que celle des hommes. Ariane, dans Deux Cavaliers, l’exprime clairement lorsqu’elle déclare : « D’un côté il y a ceux qui sont dans la vie, et de l’autre côté, il y a nous les femmes » et « de mon temps, du temps de Delphine, on nous avait appris à ne pas dire contre [...]. On nous avait forcées à dire pour. Et toute notre vie nous avons rendu service » (VI, 51). Pourtant, Ariane n’est pas une femme passive; elle dit : « je peux faire mon train toute seule, même quand il s’agit de grosses choses. Tu connais ma vie » (VI ,60). Elle a « commandé toute seule une grande maison » (VI, 62). Mais elle reconnaît sans ambages que les femmes vivent dans un système patriarcal qui, tout en leur laissant une marge d’action assez large, surtout dans la sphère du domestique, ne leur permet pas d’avoir une prise directe sur le monde extérieur. En fin de compte, si les femmes chez Giono constituent des partenaires à part entière dans les couples, elles se tiennent néanmoins un peu en retrait. Les femmes fortes, elles, ont un côté souvent inhumain, voire monstrueux qui jette un discrédit sur la légitimité de leur désir de pouvoir. Giono, en cela, est un homme bien de son époque,
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mais il a le mérite d’offrir à ses personnages féminins un répertoire fourni de rôles différents, dont certains s’écartent des sentiers battus des stéréotypes. L’éternel féminin, s’il en existe un chez Giono, ne serait-il pas toutefois contenu dans l’image elliptique et insaisissable de l’Absente, dernière vision féminine de son dernier roman qui rejoint, comme le suggère Chabot, la « dame du mur », émanation d’une féminité mystérieuse que le petit Jean crée dans son grenier101. Aux femmes en chair et en os de ses romans, Giono opposerait donc la vision poétique d’une muse, l’Absente, source et terme de la création, apportant la plénitude de l’imaginaire à l’auteur, comme elle comble, à distance, Tringlot 102 . Ainsi la Femme est dégagée d’une présence charnelle quelque peu encombrante, ce qui permet à Giono de tenir à distance « ce continent noir » de la féminité, aussi imprévisible et terrifiant, parfois, que la Nature elle-même.
101
Jacques Chabot. « Femmes et greniers ». dans Etudes littéraires. 15 (1982) : 331-352. 102 Je remercie le Centre Jean Giono de m’avoir permis de consulter de nombreux travaux sur les femmes dans Giono tels que : « Mlle Aurore et la jeune marquise de Théus : évolution de l’amazone face à deux héros notoires de l’œuvre gionienne », Chantal Carla, Maîtrise de Lettres Modernes; « Anarchie et Féminité dans l’œuvre de Giono », Denise Mouradian , DEA Lettres et Art, sous la dir. de Jacques Chabot, U. de Provence, 1997; « Les personnages féminins dans les romans de la maturité de Jean Giono », Jacqueline Chelhani, Bordeaux III, sous la dir. de Guy Turbet-Delof, 1979.
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Chapitre cinq L’ART DE GIONO Stories are sacred and real, and the teller is a consecrated person. (tiré du film Breath of Whales by Larry Littlebird) Si j’écris, il faut que je ne sache pas où je vais […]. Le plaisir de l’apprendre, la curiosité de l’apprendre me pousse à écrire. (I, 27)
Tout au long de cette étude, nous avons maintenu, comme l’ont fait récemment d’autres critiques, que l’idée d’un Giono d’après-guerre radicalement différent d’un Giono d’avant guerre – la théorie « des deux Giono » – ne résistait pas à l’analyse. Il y a, au contraire, au niveau des thèmes et des idées que nous avons traités dans les chapitres précédents une profonde continuité dans toute l’œuvre de l’écrivain. Certes le style de Giono s’est transformé. Un lecteur ou une lectrice assidu/e, nourri/e des premières œuvres de Giono, s’est probablement senti/e désarçonné/e, trahi/e même, à la lecture d’un Roi ou du Hussard tant la matière et le style de l’écrivain ont pu lui paraître différents. L’ironie, la distanciation, l’ellipse et la concision ont pris la place – semble-t-il – du lyrisme parfois débridé de l’écrivain de Chant ou de Joie. Toutefois, une lecture attentive, comme celle conduite par l’équipe Pléiade, révèle que Giono, bien avant la guerre, comme nous l’avons montré dans notre premier chapitre, était déjà en train de chercher d’autres voies/voix pour s’exprimer. La longue gestation et les remaniements de Deux Cavaliers illustrent précisément cet effort. Au niveau du style et de la recherche narrative, comme en témoignent les nombreuses exhortations que l’écrivain se fait à lui-même dans ses carnets à des périodes différentes, ainsi que les « nouveaux départs » dont il parle à maintes reprises (voir notre chapitre un), ce n’est pas de deux Giono dont il faudrait parler, mais bien de trois, quatre ou même plus, ainsi que le font Citron et Godar103. Giono, comme tout grand 103
Par exemple, le Giono des romans rustiques; celui des chroniques; celui du cycle d’Angelo, avec au sein même de ce cycle des différences notables telles que Mort d’un personnage; celui de Personnages et Caractères pour en revenir avec L’Iris de Suse
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écrivain, se renouvelle en permanence. Bien qu’il se refuse à l’admettre, il est sollicité par la littérature de son époque de même que par celle du passé104. Il n’est nul besoin de s’étendre ici sur l’impact qu’eut sur lui la lecture de Stendhal et la découverte de Whitman, Melville, Faulkner ou Steinbeck, chaque écrivain infléchissant la réflexion et le style de Giono selon les époques de sa vie. Il lui fallait aussi garder ses lecteurs et en attirer d’autres. Comme pour Balzac, écrire, ne l’oublions pas, est la seule source des revenus de Giono. Dans Pour saluer Melville Giono, à travers son alter-ego, exprime le dilemme de l’écrivain qui écrit pour subvenir à ses besoins. Il engage un dialogue avec « son ange », qui le pousse à faire des livres « qu’il ne sait pas faire »; ce à quoi Melville répond qu’il « fait ce qu’on [lui] demande, ce qu’on [lui] achète » (III, 26), et qu’il veut vivre comme tout le monde. Il a besoin de « manger, boire, dormir » (III, 28). Toutefois, il sait aussi qu’il ne peut continuer « à faire son petit boulot de poète » (III, 27) et qu’il lui faut prendre des risques. Giono est très explicite dans les entretiens avec Jean et Taos Amrouche sur le côté « écriture alimentaire » de certains de ses livres. Parlant du Serpent d’étoiles qui, par ailleurs, a généré de nombreux malentendus cultivés par l’écrivain lui-même, il dit : « Je l’ai écrit parce que j’avais besoin de trois mille francs pour partir en vacances » (T.-A. 72). Il y a là aussi, certainement, un brin de malice de la part de Giono vis-à-vis de ses interlocuteurs. Se renouveler, pour Giono, est donc tout aussi impératif afin d’être lu que de ne pas être piégé par l’étiquette d’auteur « régionaliste », bientôt relégué sur des étagères poussiéreuses. Relevons encore ici les mots du narrateur dans Pour saluer Melville, allusions directes à la situation de Giono : « [Melville] n’est pas plus un écrivain de la mer que ce que d’autres sont des écrivains de la terre » (III, 33). Giono se tient au courant de la littérature du moment, même si c’est pour s’en démarquer. Sa prédilection pour le XIXe siècle à travers ses lectures de Stendhal, ou, plus tard, sa découverte de Machiavel, ne l’empêchent pas, sous couvert de l’Histoire, de traiter de à un roman plus proche de ses premières œuvres, quoiqu’il s’en démarque par certains côtés. 104 « Giono, comme tout écrivain, part de la littérature et vit de la littérature existante autant que de ce qu’il sent pouvoir y ajouter », Godard, D’un Giono l’autre (10).
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sujets qui ne pouvaient manquer d’interpeller un public qui sortait meurtri par la guerre, sujets qu’il avait déjà évoqués, mais dans un autre style, avant 1945. Enfin, le goût de Giono pour « faire ce qu’il ne sait pas faire », ainsi que sa passion viscérale pour l’écriture –« J’ai besoin de créer des œuvres d’art. C’est ma jouissance. Je jouis d’elle comme d’un corps » (Journal, 28 fév.1938) – vont contribuer à faire de lui un auteur toujours en quête d’autres manières pour raconter « ses » histoires. Dans ce chapitre, nous nous efforcerons de dégager les caractéristiques qui fondent l’art gionien. Elles sont en germe dès le début de l’œuvre du romancier et se manifestent à divers degrés et sous différentes formes selon les époques et, surtout, selon les nouvelles voies que se fraie l’imagination de Giono. Giono conteur En rétrospective, il n’est peut-être pas fortuit que Naissance de l’Odyssée, quoique publié après Colline et Un de Baumugnes (il fut publié en 1930), ait été le premier livre que Giono ait rédigé en entier (entre 1925 et 1927) et soit considéré aux yeux de nombreux critiques comme la vraie naissance de Giono l’écrivain. Bien qu’il inscrive son livre dans la tradition classique, comme Jacques le lui avait recommandé, l’auteur propose une réflexion sur l’écriture même. Derrière Ulysse – conteur par excellence, emporté par ses propres mensonges – se profile la figure de Giono, « l’arrangeur de la vérité, le maître de la fiction » (I, 839). Ulysse qui, dans la version de Giono, invente des histoires fabuleuses pour échapper au courroux de Pénélope, se retrouve, presque malgré lui, un héros célèbre. Il découvre le pouvoir des mots et la magie des mensonges qui font surgir des mondes captivants devant les yeux de ses auditeurs. Le mensonge devient seconde nature; Ulysse ne peut pas arrêter les paroles qui sortent de sa bouche : Certes, il n’était pas un trop mauvais garçon, mais il avait menti, menti d’affilée comme on respire, comme on boit quand on a soif, tant et tant qu’il ne connaissait plus le vrai du faux, qu’il n’y avait plus de vrai dans sa vie, son imagination cristallisant sur chaque brin de vérité une carapace scintillante de mensonges. (I, 53)
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Savoir conter, c’est-à-dire savoir réarranger le réel pour le doter d’une « carapace scintillante de mensonges » est une activité enivrante pour le conteur et ceux qui l’écoutent, car la fiction dépasse toujours, malgré le dicton, la réalité. A tel point que ce pauvre Télémaque qui, lui, a vraiment vécu des aventures extraordinaires, ne peut rivaliser avec les contes de son père, ce brillant menteur. Télémaque n’a pas le don de conter, il colle de trop près à la réalité et personne, ironie tragique, ne veut le croire. Quelle magnifique entrée en matière pour un auteur comme Giono qui, aussi bien dans sa vie que dans son œuvre, ne cesse d’orchestrer le réel pour qu’il se plie à sa vie imaginaire!105 Dans les entretiens avec les Amrouche, le romancier revendique « le droit au mensonge », car « l’œuvre d’art n’est jamais une expression formelle de la réalité » (78) mais plutôt une vision personnelle de cette réalité qui s’en trouve transfigurée. Ainsi, explique Giono, reprenant une idée déjà exprimée dans son journal de 1935-1939, « le chant de blé de Van Gogh c’est le chant de blé plus Van Gogh » (78); « C’est un champ de blé particulier, c’est un mensonge » (79). De même, lorsqu’il invente un personnage, Giono prend un personnage réel, et, dit-il, « je m’ajoute à ce personnage comme un peintre s’ajoute au paysage qu’il voit et qu’il exprime » (57). Aux critiques qui ont qualifié de faux ses bergers ou paysans, Giono répond : « Oui, jusqu’à un certain point, ils sont faux, parce qu’ils sont en partie faits par moi-même, faits avec moi-même » (70). Idée commune à maints écrivains, hommes et femmes, lorsqu’ils décrivent leur processus créatif qui n’est jamais dépourvu d’une projection de certains de leurs propres traits ou fantasmes sur leurs personnages ou histoires. La métamorphose du réel se retrouve même dans des textes ouvertement autobiographiques, comme Jean le Bleu. Giono parle d’une transformation de ses souvenirs, car il veut décrire « sa vie intérieure », ainsi qu’on l’a noté au chapitre précédent. Pour lui, « un enfant est généralement un instrument magique » qui vit dans un 105
Voir plus bas les histoires que Giono aime à raconter à sa famille et à ses amis. Voir aussi son goût pour la mystification, comme dans le cas du Serpent d’étoiles ou de L’Homme qui plantait des arbres. Quelquefois, Giono est piégé par ses propres fabulations. Nous en avons parlé dans notre premier chapitre.
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monde imaginaire. « Je ne pouvais pas raconter [ma vie] autrement qu’en créant autour de moi les personnages qui n’existaient pas dans la réalité, mais qui étaient des personnages magiques de mon enfance » (T.-A. 81). Les travaux récents sur l’autobiographie littéraire démontrent amplement le côté « fabriqué », « construit » des autobiographies, ce qui les apparente à la fiction, une fiction du soi, et qui dans le cas de Giono renvoie bien sûr à son « mythe autobiographique ». Toutefois la « fabulation » dans Jean le Bleu est d’essence poétique, c’est le « mentir vrai » d’Aragon. D’ailleurs dans son journal du 14 novembre 1943, l’écrivain reprend à son compte l’idée du poète : « Je ne saurai bien mentir (vraiment inventer) que lorsque je saurai être très vrai ». Il y a donc entre l’artifice et la vérité une relation symbiotique. A l’époque des entretiens avec les Amrouche, Giono définit l’art comme étant un petit peu à côté de la vérité, juste à côté. Voyez- vous, c’est comme si nous voulions décrire ce cendrier. Ce cendrier existe, ce cendrier est la vérité. Nous voulons décrire le cendrier et notre cendrier créé sera un peu à côté du cendrier réel. (T.-A. 77)
Dans le cas de Giono, malgré ses dires, la création sera bien souvent au-delà du réel, caractéristique qui fonde l’art gionesque. Comme Ulysse, l’écrivain cherche à saisir « les forces étranges » qui se cachent « derrière l’air du jour » (I, 33), constituant paradoxalement l’essence même du réel, c’est-à-dire la réalité de notre vie imaginaire qui construit notre appréhension du monde. Notons la récurrence de ce motif dans l’œuvre de Giono à travers, par exemple, le personnage de la vieille Pauline de Théus dans Mort d’un personnage dont le regard est toujours fixé sur un insondable abîme, celui dans lequel a disparu l’être aimé : « Derrière les yeux de grand-mère, il y avait un endroit où on ne pouvait vivre que d’une façon inimaginable, en perdant à la même seconde à la fois le cœur et l’esprit tels qu’on les a sur la terre » (IV, 195). Avatar de la démarche de l’écrivain, le regard de Pauline s’égare dans « des lieux étranges » (IV, 153), pour capter un au-delà qui, pour elle, est la seule réalité possible. Dès le début, Giono met donc son œuvre sous l’égide du « mensonge » – de la fabulation – et de l’oralité. Il est un conteur à la manière d’Ulysse ou du conteur arabe de Gide, assis sur la place
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publique dévidant ses histoires, tenant son audience en haleine par le jeu de son imagination, par le rebondissement de l’action (il y a souvent de multiples intrigues dans les romans de Giono), ne sachant pas toujours où son histoire va le mener106 : « Si j’écris, il faut que je ne sache pas où je vais […]. Le plaisir de l’apprendre, la curiosité de l’apprendre me poussent à écrire » (I, xxvii). Quelquefois, emporté par son élan de conteur, il commence des épisodes ou esquisse un personnage qu’il abandonne sans, apparemment, de raison particulière, comme le personnage de Junie, la femme de Matelot, dans Le Chant. Il faut, bien sûr, prendre ces déclarations de création sans structure avec un grain de sel, car Giono peut aussi composer ses romans avec beaucoup de minutie, mais on est sensible, par exemple, à la désinvolture avec laquelle il traite la chronologie ou la réalité historique dans le cycle du Hussard. Bien qu’il ait fait des recherches, notamment sur l’histoire de la révolution de 1848 au Piémont pour Le Bonheur fou, il réinvente celle-ci pour ses propres besoins de romancier. Giono, dans son journal du 6 octobre 43 écrit une remarque fort révélatrice sur sa prédilection pour Froissart : « Le seul historien que je peux lire c’est Froissart parce qu’il écrit dans la réalité imaginaire ». Ce que le romancier cherche, c’est la possibilité de donner à voir et à sentir une époque, une atmosphère ou un personnage, comme dans Pour saluer Melville qui n’a que des rapports fort ténus avec la vraie vie de ce dernier, mais beaucoup plus avec celle de son créateur. Nombreux sont les critiques qui ont relevé le caractère oral des romans de Giono, souvent désignés par le nom de récit, en particulier les Chroniques dans lesquelles les événements sont commentés par divers narrateurs/personnages, ce qui donne l’impression justement que ces récits sont des ouï-dire, passés de bouche à oreille. Mais dès ses premiers livres, Giono utilise cette technique orale, où, souvent, un seul personnage raconte toute l’histoire, comme Amédée dans Un de Baumugnes qui nous relate, en rétrospective, son amitié avec Albin. Giono reprend ce procédé dans Les Grands Chemins. Ce récit, ainsi 106
Dans le chapitre « Le Syndrome des mille et une nuits », Maurice Chevaly écrit de Giono : « Conter était pour lui la seule chose qui comptât » et il cite l’écrivain : « Je m’installe au coin de la rue et je mets le chapeau… », Giono à Manosque (Le Temps Parallèle-Editions, 1986) : 187.
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que l’indique Godard dans D’un Giono l’autre, est un vrai tour de force, narré de bout en bout, pendant 250 pages, par le même personnage qui non seulement nous rapporte l’histoire « en direct », mais nous fait part de ses réactions et sentiments vis-à-vis de l’Artiste à travers des monologues ou dialogues intérieurs, tous gardant la saveur de la langue parlée du trimardeur (109). Presque tous les romans de Giono, d’ailleurs, sont marqués par la recherche de l’oralité non pas comme un mimétisme rigoureux du langage des personnes mises en scène – on lui a reproché, on l’a mentionné, la façon dont il faisait parler ses paysans – mais plutôt comme la création d’un style oral dans lequel « les dictons, les proverbes et locutions imagées de la langue populaire souvent savoureux en eux-mêmes […] le deviennent encore plus lorsque volontairement ou involontairement on les sollicite ou les gaudit » (D’un Giono 91). C’est ce que Giono appelle dans Le Triomphe de la vie, « retourner la peau d’un proverbe » (cité par Godard 91). L’oralité, dans les romans de Giono, renvoie donc au personnage de conteur d’Ulysse et dote les personnages du romancier – et par là Giono lui-même – du pouvoir d’inventer des versions subjectives de la réalité et de créer des mondes par le seul pouvoir de la parole. Dans Pour saluer Melville, l’auteur de Moby Dick, double de Giono, nomme les choses qu’il voit à sa compagne, Adelina White, s’arrogeant le pouvoir non seulement de les faire exister, mais aussi de les ordonner à sa guise comme un créateur omnipotent : Il faisait approcher les bois. Avait-elle jamais vu un bois comme il le lui faisait voir? « Non ». Il le lui tournait sens dessus dessous, l’envers, l’endroit, l’orient, l’occident, les mystères du nord et du sud, la mousse, le champignon, l’odeur, la couleur. […] Il renvoyait les bois à leur place; ils reculaient, diminuaient et se couchaient au bord de l’horizon. (III, 52)
Giono aime à se reconnaître dans cette image de conteur démiurge et revient avec insistance, lors d’entretiens et dans son journal, sur la facilité avec laquelle il crée des mondes nouveaux : « j’invente et je construis toujours avec originalité, sans fatigue et abondamment » (Journal du 25-12-43). Il a une imagination fertile et il n’est pour s’en convaincre que de regarder la diversité des intrigues et des formes narratives dans ses romans du début de sa carrière jusqu’à la fin de sa vie. Citons, à titre d’exemple, la « force panique » qui tue la vie dans
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Colline ou celle se manifestant à travers Mamèche qui, au contraire, est signe de régénération dans Regain; les épisodes parfois baroques de Batailles où foisonnent, à l’instar de l’amplitude du désastre, des incidents souvent invraisemblables tels que la mort du taureau aux mains de Saint-Jean ou l’apparition des outres de vin relâchées par la fonte du glacier. Ecrit peu auparavant, Le Chant regorge lui aussi d’actions rocambolesques, à la manière d’un western où l’action rebondit constamment (d’ailleurs le sujet s’y prête fort bien avec Maudru et ses taureaux). Dans un style épuré par rapport au Chant, Le Hussard ressemble par bien des côtés à un roman de cape et d’épée, avec des chevauchées, des rencontres inattendues et des embuscades. Le film qui en a été tiré par Jean-Paul Rappeneau en 1995 joue d’ailleurs sur l’aspect « film d’action », les personnages caracolant sans cesse dans des paysages de la Haute Provence. Un Roi s’apparente à un roman policier avant qu’il ne se transforme en roman moral, tandis que Les Grands Chemins utilise la structure du roman picaresque et de l’errance, forme que l’on retrouve aussi dans Le Hussard et sous une autre variation dans Le Bonheur fou. Le Moulin, lui, adopte le style de la saga, l’histoire de plusieurs générations d’une famille attrapée dans les filets d’un destin implacable qui laisse le lecteur pantois devant la série de calamités qui s’abat sur les Coste. A l’opposé, Mort d’un personnage, est un roman d’une sobriété toute classique qui peu à peu se referme sur les deux protagonistes principaux, la vieille Pauline de Théus et son petit-fils, Angelo III. L’Iris, son dernier roman, renoue avec une intrigue pastorale de l’avant-guerre, mais s’y ajoutent des intrigues – celle de la marquise et du personnage de l’Absente – donnant au roman plus de complexité et de profondeur. Giono est doté d’une imagination incomparable dans la vie comme dans sa fiction, ainsi que nous l’avons montré précédemment. Alfred Campozet raconte une anecdote que Serge Fiorio, cousin de Giono, lui avait rapportée. Se promenant avec sa fille Aline, Giono lui montrait une grande maison entourée d’arbres : « ‘Dans cette maison vit une veuve, toujours habillée de noir, avec des colliers de jais et des dentelles noires. Elle vit seule avec une domestique sourde-muette’. Suivait tout un drame où apparaissaient un courrier abattu d’un coup de fusil au coin d’un bois, des bûcherons piémontais, un préfet, sa préfète, des gendarmes, des marchands de chevaux, que sais-je. Aline, captivée, demande : ‘Et ça se passe quand,
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tout ça?’. Alors Giono lui répond en riant : ‘Depuis dix minutes’ » (Campozet 31). Magnan, lui aussi, fait référence à ce penchant de Giono pour l’invention (Promenades 153). Aux alentours de l’année 1967, Aline Giono se souvenait de pareilles inventions comme celle des Quelte, personnages qui figureront dans L’Iris (1968). Elle faisait le tour de leur jardin à Manosque avec son père et lui demandait le nom des montagnes qu’on voit au-delà du plateau de Valensole. Il inventait les Quelte et leur château sans y réfléchir et Aline liait ce souvenir au roman107. Comme dans ses histoires avec sa fille, l’imagination de Giono l’incite, à partir d’une observation des plus anodines, à lâcher la bride à son invention – nous pensons ici aux personnages dans le tramway de Marseille dans Noé, pour chacun desquels il fabrique une histoire. Un paysage, une simple image sont souvent à l’origine d’une œuvre comme le fleuve pour Le Chant ou celle d’un hêtre pour Un Roi. Il décrit ainsi la genèse d’Un Roi alors qu’il est en vacances à la Margotte, sa ferme près de Forcalquier : Le personnage était l’Arbre, le Hêtre. [….] Au départ, je suis allé me promener, dans un endroit qui est très extraordinaire, et où il y a un hêtre magnifique. En retournant, j’ai commencé à écrire sur cet hêtre. […] Le départ, brusquement, c’est la découverte d’un crime, d’un cadavre qui se trouve dans les branches de cet arbre. A partir de ce moment-là, Langlois est venu. (T.-A. 192)
De plus, il fait feu de tout bois. Son journal et ses carnets de préparation prouvent qu’il est constamment à l’affût d’une histoire rapportée, d’un fait divers ou de l’observation d’un fait réel qu’il pourra ensuite transformer en une intrigue pour l’une de ses œuvres. D’où les nombreuses transformations de ses projets de romans comme l’ont bien mis en évidence les travaux de l’équipe Pléiade. Giono recycle plus tard ces histoires – voir en particulier dans notre chapitre un son recyclage de titres – qu’il pensait utiliser pour tel ouvrage mais qu’il a mis de côté, emporté par une autre idée. Il fait également réapparaître des personnages ou incidents déjà évoqués mais retravaillés dans un autre contexte, comme Clef-des-cœurs utilisé dans Deux Cavaliers et Ennemonde. Le fameux hêtre, dont nous venons de 107
Voir le livre d’Aline Giono consacré à son père
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parler, figure, aux dires de Giono, dans « dix ou douze autres histoires qui n’ont pas été écrites. Il a dû figurer dans Le Chant et encore une fois dans Batailles » (T.-A. 193). A la facilité avec laquelle Giono crée ses histoires s’ajoute un imaginaire de l’excès, caractéristique que bien des critiques n’ont pas manqué de relever, en particulier Citron dans son excellent article sur « Sur la démesure chez Giono »108. Cette démesure se manifeste par exemple dans certains de ses premiers ouvrages à la fois dans le sujet traité et par un style dense, chargé d’images qui décuplent la réalité; dans d’autres œuvres, au style plus concis, la démesure se déplace souvent au niveau de la psychologie de ses personnages. Notons, encore une fois, la difficulté à trancher net entre le Giono d’avant- et d’après- guerre. Dans Deux Cavaliers nous nous trouvons plutôt devant une démesure psychologique soulignée par la force et la taille physiques des personnages. Dans certains de ses premiers romans, Giono affectionne les récits de cataclysmes – incendie, inondation, épidémie – qui lui permettent de mesurer les êtres humains à la nature. Sous sa plume, ils prennent des proportions gigantesques, voire épiques ou apocalyptiques. La fonte du glacier dans Batailles provoque des inondations incontrôlables, emportant tout sur son passage. Les descriptions de la boue et du courant qui déracinent les arbres, culbutent les rochers et métamorphosent les paysages familiers en no man’s land se transforment en images obsédantes par leur côté répétitif et colossal, apportant ainsi une vision apocalyptique de la nature déchaînée contre le monde. De même, dans Le Hussard, le choléra envahit totalement la scène. Les descriptions prennent un caractère surréaliste par leur hyper- réalisme, en particulier les vomissements comparables « à du riz blanc » – détail absolument inventé par l’écrivain – mais qui frappe et convainc par son insistance. Giono semble même se délecter du caractère morbide de la situation, observant avec détachement, comme son héros Angelo, les corps en proie aux soubresauts et contorsions de la mort.
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Dans Giono Romancier, Actes du IVe colloque international Jean Giono. Colloque du Centenaire (Aix-en-Provence : Publications de l’U. de Provence, 1990) : 145-162.
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Semblable précision dans l’horreur se retrouve dans Le Grand Troupeau, mais ici, il ne s’agit pas d’un cataclysme naturel mais d’une tragédie fabriquée par la folie humaine, subie par toute la population. A travers l’accumulation des détails monstrueux – les rats qui se nourrissent des visages des cadavres, la truie qui dévore un bébé, les soldats qui perdent leur esprit dans les tranchées – Giono nous fait toucher, en partant de faits réels, à l’abjection inimaginable de la guerre. Nous ne sommes pas, comme dans Le Hussard, des spectateurs distants, mais au contraire des participants engagés dans l’atrocité sans nom de cette tragédie qui, selon Giono, ne devrait jamais pouvoir se répéter. Dans un autre registre, considérons l’acharnement sans répit du destin contre la famille Coste qui de génération en génération en est la victime dans Le Moulin. Même dans ses essais, comme dans Les Vraies Richesses, Giono imagine, en une vision démentielle, la descente des paysans sur Paris pour le détruire (Récits 243-247; voir aussi nos chapitres un et deux). La démesure, toutefois, ne s’arrête pas seulement aux tragédies naturelles ou humaines. Giono crée un nombre important de personnages qui participent à cet imaginaire de l’excessif. Ils sont emportés par la violence de leurs passions : le goût de la domination et de la jouissance chez Maudru, Boromé, Thérèse ou Ennemonde; la violence physique et affective chez Marceau et son cadet; la générosité autodestructrice de M. et Mme Numance; l’attraction incontrôlable pour le jeu et le mensonge chez l’Artiste; la noblesse intransigeante d’Angelo et de son double Pauline : voici quelques exemples de traits de caractères outranciers. Tous ces personnages poussent jusqu’à leur ultime limite les passions qui les animent, sans se préoccuper, selon les cas, des conséquences pour les autres ou eux-mêmes. Citron démontre que le mot démesure, appliqué aux passions de ces personnages, à partir des Deux Cavaliers, revêt donc des significations ambiguës car le mot signale souvent la perversion d’une qualité louable – la noblesse ou la générosité par exemple – dévoyée de son objectif initial pour se retourner en force de destruction (« Sur la démesure » 152-160). Rappelons également la monstruosité physique de certains de ces personnages, comme l’obésité de Saucisse et d’Ennemonde, les difformités grotesques de l’Empereur Jules dans Noé ou la force surhumaine de Marceau. Dans un de ses derniers textes inachevés, le personnage principal est une machine « monstrueuse », le « Dragoon »,
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qui donne le nom au récit. Cette machine, une asphalteuse, devient la passion toute consumante d’un entrepreneur moderne. Pour que cette machine lui parvienne avant sa mort, ses fils démoliront la rue d’un village et le « Dragoon », ce monstre dévorateur, emblème de la civilisation industrielle que Giono honnit, deviendra un monceau de ferraille démoniaque. En bon conteur, Giono prend plaisir à décupler la réalité, à « démesurer » le réel, soit pour souligner l’aspect apocalyptique, comme nous l’avons vu, de certaines situations; soit pour mettre en relief les passions hors du commun de ses personnages; soit pour introduire une note d’humour – « opéra-bouffe » – comme dans le cas de la corpulence de Saucisse ou des amours entre Ennemonde et Clef-des-cœurs. En même temps, cette exagération est une des démarches créatrices fondamentales de Giono qui constitue sa vision poétique du monde. L’écrivain, d’ailleurs, revendique « son droit » à l’excès : « Je manque totalement d’esprit critique, mes compositions sont monstrueuses. Mais pourquoi ne pas faire de nécessité vertu », écrit-il en 1945 (IV, 1311). Il en fait même, à une certaine époque, la marque de son style. Dans son journal, il réagit violemment à la critique de Raymond Fernandez sur Joie : qui lui dit que je cherche de la concision dans le style et qui a décidé que c’était ce qu’il fallait rechercher? Je recherche le rythme mouvant et le désordre […] Je n’ai aucune estime pour Fernandez … [les critiques] sont habitués à voir par leurs petits yeux et à sentir avec leurs petits sens, leur petit monde cartésien… (1er mai 1935, cité par Citron 1990, 250)109.
Par les beautés excessives, défigurantes et refigurantes de son style et de sa vision, Giono veut d’une part transcender les dictats du monde littéraire de son époque, et d’autre part il veut aller au delà d’un mode de pensée intellectualisant qui réduit et appauvrit la perception 109
« Jamais tu ne trouveras dans mes livres futurs de la sobriété car j’en suis l’ennemi mortel et c’est ce qui vous tue tous, fils de Descartes, amants de l’ordre et de la nature » (lettre à Eugène Dabit, oct. ou nov. 1934, citée dans Citron 1990, 250). A peu près à la même époque, toutefois, en réponse peut-être aux critiques, Giono s’admoneste afin de ne pas se laisser emporter par la démesure de son imagination : « Bien se prendre en main… et pas de poésie » (lettre à Henri Poulaille, citée par Citron 1990, 157).
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et donc l’imagination. « Le réel me gêne », a-t-il confié aux Amrouche. L’outrance serait donc dans toute son œuvre un des moyens, comme le suggère Citron, « de faire cesser cette gêne qui le bride » en y surimposant « la démesure qui rétablit une liberté » (« Sur la démesure » 161). Giono, comme son Ulysse, veut transformer son petit bassin en une mer déchaînée sur laquelle les navires de son imagination peuvent voguer ou couler. Ce n’est pas sans risque, comme en témoigne la silhouette de Télémaque, à moitié cachée derrière la haie, qui « appointait soigneusement à la serpe un épieu en bois de platane » (I, 123). Giono écrivain Les dons de conteur admirable chez Giono ne signifient pas pour autant que son œuvre est simple, qu’elle « coule de source » pour paraphraser la formule de Malraux110. Giono est aussi un écrivain qui réfléchit à son art, renouvelle son style constamment et expérimente avec des structures narratives complexes. Malgré le mythe anti-intellectuel qu’il entretient, Giono est très conscient de la nature complexe de l’écriture. A maintes reprises, dans les entretiens avec les Amrouche, il revient sur l’idée de « bon ouvrier » de la littérature : « C’est précisément ce que je veux être » (173). Plus loin il s’élève, à juste titre, contre l’idée de mettre les écrivains sur un piédestal. Il insiste sur le fait qu’être écrivain « est un métier comme les autres » et qu’il se prend « pour un artisan, un simple artisan » (197). Il nous faut nous arrêter quelques instants sur ce terme. Lorsque Giono compare son art à celui d’un artisan, il le fait en hommage à son père, représentant de ces artisans du XIXe siècle et des théories proudhoniennes, comme nous l’avons noté au chapitre un. De plus Giono, on le sait, a une haute opinion des artisans et du travail bien fait. On peut donc prendre ses déclarations, non pas comme une coquetterie d’écrivain établi, mais littéralement. Giono « fabrique » ses livres, n’hésitant pas à mettre de côté ou à réécrire des chapitres entiers qui ne le satisfont pas. Un tel exemple serait Le Grand Troupeau, livre que Giono a énormément peiné à écrire – les souvenirs de la première guerre 110 « Giono, c’est de l’eau de source du roman », cité par Godard dans d’Un Giono l’autre (10).
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mondiale étant encore trop proches de lui – et pour lequel il a réécrit de nombreux chapitres afin de trouver la distance appropriée pour mieux capter l’horreur de l’expérience. Ce roman que la critique a tendance à passer sous silence, peut-être influencée par le jugement sévère de Giono qui le considère comme un « livre raté » pour son manque d’unité (T.-A. 229), nous paraît, au contraire, comme nous l’avons souligné dans nos chapitres un et deux, construit avec une précision rigoureuse. L’écrivain fait alterner des scènes à la campagne, en Provence, où femmes, vieillards et enfants essaient de maintenir, sans grand succès, un semblant de normalité, avec des scènes au front où les hommes se font décimer. Giono utilise aussi des techniques cinématographiques : au début il suit en gros plan l’odyssée de deux de ses personnages principaux, Olivier et Joseph, mais peu à peu le champ de vision s’élargit à la multitude d’hommes sans nom qui se font massacrer et dans laquelle Olivier et Joseph se fondent. L’unité du roman est renforcée par les titres des chapitres pris de l’Apocalypse, de même que par l’image obsédante du grand troupeau, des bêtes innocentes qui, comme les hommes, meurent sur le bord des routes sans que personne ne puisse les secourir. A travers cette image, Giono traduit d’une manière saisissante la réalité historique : les hommes qui revenaient du front, éclopés, mutilés, en file hagarde, croisaient en effet ceux qui allaient vers le front, avec leurs uniformes encore tout neufs. Si la fin paraît trop artificielle avec la bénédiction du berger rappelant le lyrisme forcé du Serpent d’étoiles, elle produit toutefois un effet de circularité qui tout en renvoyant au début du roman, donne la possibilité d’un espoir ancré dans la régularité même du cycle de la vie et des saisons. Le Grand Troupeau fascine à bien des égards – notamment comme roman engagé – mais aussi comme preuve de l’attention avec laquelle Giono peut construire un roman. Il en sera de même pour Le Moulin, roman qui comme Deux Cavaliers, a connu une longue gestation. Commencé en 1949, il ne verra son achèvement qu’en 1952. Les Miallet, dans La Pléiade, apportent une documentation détaillée du processus créateur de Giono. « Rien n’illustre mieux le mystère de la création littéraire que la naissance de l’énigmatique Moulin de Pologne » (V, 1193). Ce qui retient notre attention ici, ce sont les différentes moutures par lesquelles passe le roman, alors que, dès le début, Giono a en tête l’idée principale de son œuvre : « Et toujours revenir à Hobbes : l’homme est
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naturellement mauvais », écrit-il dans son carnet, le 7 mai 1949. Il en a aussi le schéma principal, typique de nombreux romans de Giono – celui de « l’intrusion d’un étranger dans un monde clos dont il bouleverse les règles » (V, 1194). Il semble avoir écrit d’un trait en 1949 les chapitres un et deux. Le chapitre un, (peut-être le meilleur de ce livre), est un petit chef- d’œuvre de férocité envers la société manosquine bien-pensante. Il existe six versions successives du chapitre six. Giono se trouve ensuite dans une impasse. Il écrit à Gallimard : « Cette année 1950, j’ai écrit L’Iris de Suse (c’est-à-dire Le Moulin, nous précisons) dont je ne suis pas content » (V, 1207). Pendant cette époque pour se « distraire » du Moulin, il va reprendre certaines de ses idées antérieures qui, depuis, ont mûri, et produire entre autres Le Hussard et Les Grands Chemins. Si ces multiples romans sont signe de la prodigieuse capacité d’invention et de travail de Giono, nous sommes loin, toutefois, de la vision malrucienne d’un Giono déversant sans effort son imagination débordante. Il n’y a d’ailleurs aucune antinomie entre imagination et création concertée. L’autre aspect de l’art de Giono est la versatilité de son talent narratif sur lequel nous voulons revenir en plus de détails. Par exemple, après Le Grand Troupeau, il va s’engager dans Le Chant du monde et Que ma joie demeure, romans pour lesquels Giono revendique une esthétique du baroque qui correspond à une vision du « trop-plein » du monde où la joie et l’harmonie avec la nature portent en elles les graines du désordre, du chaos même, comme nous le voyons dans le personnage de Bobi et dans le roman qui lui fait suite, Batailles. Ces romans que nous venons d’évoquer restent pour la plupart des romans traditionnels avec des intrigues linéaires. Si certains utilisent un narrateur omniscient, d’autres utilisent une narration focalisée à travers plusieurs personnages comme dans de nombreuses scènes du Grand Troupeau, par exemple. Encore plus remarquable est la scène que l’on trouve au début de Batailles, narrée du point de vue d’un sanglier, pour exprimer l’imminence du chaos dans lequel vont culbuter les humains et la création entière. Mais, c’est vraiment à partir d’Un Roi que Giono se lance dans une série d’œuvres dans lesquelles il fait figure de novateur. Il s’essaie à de nouvelles stratégies narratives à la fois pour le plaisir de ne pas savoir « où il va » exactement et pour s’accorder à une vision de la nature humaine qui n’a fait que s’assombrir depuis Joie (voir notre chapitre deux).
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Ces œuvres que Giono nomme Chroniques seront, selon lui, courtes, plutôt comme des nouvelles, écrites à la volée. « Je pourrais », écrit-il dans son carnet, « publier chaque année un petit roman court, – style récit – avec des foules de renseignements, le tout intitulé Chroniques » (11 sept. 1946). Rappelons toutefois, que ce type de récit avait déjà attiré Giono avant la guerre, comme notre chapitre un le démontre. Le style va s’adapter et deviendra épuré, débarrassé d’un « surcroît d’images » (III, 1289) dont Giono, selon de nombreux critiques parmi eux Chonez, aurait tendance à abuser.111 Plusieurs de ces Chroniques se caractérisent aussi par une insertion temporelle, sans toutefois devenir des romans historiques, souvent avec des faits rapportés et analysés par plusieurs générations de commentateurs qui s’échelonnent du XIXe siècle au présent de la narration. Dans ces romans on trouve un foisonnement de points de vue souvent contradictoires avec des narrateurs multiples ou, selon l’expression de Godard, « des narrateurs de proximité » qui ont vu les événements ou en ont entendu parler et les passent ainsi de bouche à oreille (D’un Giono 86). Giono amplifie ici l’aspect oral de son œuvre. Le style se fait dru, concis, souvent ironique. L’art de l’ellipse au niveau de l’écriture comme de l’intrigue prédomine. Certes, cette métamorphose du style de Giono s’est amorcée bien avant ces romans-là. Citron prend pour exemple de ce style « nouveau » le chapitre initial de Deux Cavaliers, « Histoire des Jason », d’avant-guerre, « récit rapide, abrupt, troué de lacunes, où le projecteur n’est braqué que sur quelques points forts. On sent la relecture de Stendhal » (Citron 304), de même que l’expérience de Giono avec le cinéma. Toutefois, Un Roi, Les Âmes fortes ou Le Bonheur fou sont particulièrement frappants par leurs côtés novateurs sur le plan de la forme. Quoique Giono ait peu d’estime pour les pratiquants du Nouveau Roman (voir plus bas), on peut considérer ces 111
Chonez parle d’un style dont « les leitmotive et les tics peuvent agacer parfois » (50). Décrivant ses premiers romans rustiques, elle y trouve un style dont « l’excès détonne, et semble affecté : l’abus des répétitions, par exemple, des phrases brèves et sans verbe, des explétifs ou des interjections qui font piétiner le dialogue » (59), ou alors « de grandes phrases » lyriques (60). Au contraire, dans les Chroniques, Chonez voit un Giono qui parvient « à resserrer et alléger son style. […] s’en est allé l’adjectif (sans parler de certains rythmes ‘trop ronds’) » (109).
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œuvres comme préfigurant des techniques utilisées par Robbe-Grillet, Duras ou Sarraute. Dans sa critique sur Le Bonheur fou, Gaëtan Picon, qui commence par dire que le livre est illisible et ennuyeux, le considère néanmoins comme un roman « plus proche des expérimentations les plus notoires du roman moderne ». Il lui semble, continue-t-il, que : la vraie question du Bonheur fou est à peu près celle-ci : comment un style actuel de narration peut-il s’introduire dans la convention romanesque, comment lier aux plaisirs de l’imagination notre sentiment brisé, atomisé de l’homme et du temps. Le Bonheur fou est un roman expérimental, où l’expérimentation recherche la survie du vieux charme romanesque. (Les Critiques de notre temps 135)
Picon s’empresse d’ajouter qu’il n’assure pas que « Giono se soit parlé ainsi » (135). Nous touchons ici à deux points importants. D’une part, Giono refuse de théoriser sur son art, peut-être par modestie, mais plus certainement pour se différencier des intellectuels parisiens. Dans son introduction aux Chroniques romanesques en 1962, il voit la littérature comme « ayant peur de son passé. Comme tous les arts quand ils sont terrifiés, elle se rue dans la rhétorique » (III, 1278). D’autre part, si nous regardons les critiques que Giono adresse aux écrivains de la littérature moderne, c’est justement d’avoir perdu le pouvoir ou désir de raconter : « Quand on n’ose plus raconter d’histoires ou qu’on ne sait pas, on passe son temps à enfiler des mots comme des perles » (1278). Il fustige la recherche de formes nouvelles du récit en termes catégoriques : « [l]e moins qu’on puisse dire est qu’elles ne sont pas souvent exigées par le sujet », car il les considère comme un exercice gratuit, un peu comme si « [p]our se débarrasser d’Homère, on fait raconter L’Odyssée à l’envers et par un bègue ». D’où, dit-il, « l’ennui, le dégoût » (1278). Si Le Bonheur fou lui-même n’évite pas l’ennui, il est toutefois porteur, malgré les dénégations de l’auteur, d’un essai fort moderne, comme l’a décelé Picon, pour renouveler la forme romanesque afin qu’elle exprime une vision du monde de plus en plus complexe. L’article judicieux de Béatrice Bonhomme, « Contribution de Giono à l’évolution du roman du XXe siècle : innovation dans Un Roi sans
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divertissement »112, prouve, lui aussi, que Giono n’est pas l’écrivain naïf qu’il voudrait nous faire croire, bien qu’il nous dise « [q]u’on ne trouvera pas grande innovation dans ces ouvrages », c’est-à-dire, entre autres, Un Roi, Le Moulin ou Les Ames fortes (III, 1278). Bonhomme relève les stratégies qui s’inscrivent dans « une remise en question du romanesque traditionnel » (106). A partir de cette étude, nous en distinguerons un certain nombre qui démarque ce texte de ceux qui le précèdent et que l’on peut retrouver dans les livres suivants. Un Roi offre un mélange des genres caractéristique d’une « volonté extrêmement moderne de liberté » : le texte est à la fois un roman policier, une chronique historique, un récit psychologique et une épopée qui unit des éléments bouffe à des éléments tragiques (Bonhomme 109). Giono le décrit ainsi : « La formule d’opéra bouffe est nouvelle : cadre traditionnel du roman français + (sic) modernisme » (III, 1284). L’œuvre est « déconcentrée » : il existe deux histoires distinctes dans Le Roi. Giono passe de l’histoire de la recherche du meurtrier M. V. à celle du justicier, Langlois, transformant le roman policier en un roman moral. « La question », selon Bonhomme, « n’est plus qui a tué mais bien plutôt les mobiles de l’assassin et la raison des meurtres » (110). Ajoutons aussi que, d’un cas particulier, le goût du meurtre chez M.V. pour pallier à l’ennui, nous passons à la cruauté inhérente à tout être humain, comme le démontre Langlois, qui pourrait être un avatar du Javert des Misérables. La distinction entre assassin et justicier se brouille, mise en abyme par le brouillage des genres romanesques. Si l’idée de la connivence des humains avec le mal n’est pas nouvelle – nous retrouvons ici le « Nous sommes tous des assassins » de Cayatte comme le note la Pléiade (III, 1300), – la technique narrative l’est. Bonhomme souligne d’autres innovations tout aussi cruciales qui font d’emblée participer Giono à « l’ère du soupçon » du roman, et surtout la rupture avec la tradition du narrateur omniscient, quoique, nous l’avons déjà noté, dès ses premières œuvres comme Un de Baumugnes, Giono affectionne la focalisation narrative à travers un 112
Dans Giono Romancier, vol. 1 (105-109).
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personnage. Notons aussi l’utilisation, dans Le Moulin, d’un narrateur, le notaire, détaché des personnages qu’il observe sans bienveillance. C’est un personnage médiocre, peu fiable comme narrateur, car il semble tirer plaisir du malheur des autres et projeter sur eux son désir de revanche pour sa propre disgrâce. Nous apprenons, en effet, à la fin, qu’il est bossu : « Ai-je dit que j’étais bossu » (V, 753). Ce narrateur est bien sûr « le double noir » de Toussaint , le guérisseur bossu du Chant (V, 1236), mais n’est-il pas aussi un double du romancier lui-même, observant avec une ironie amusée non dépourvue d’une certaine cruauté les travers de ses personnages? On remarquera également qu’Esope, le grand fabuliste de l’antiquité, était lui aussi bossu. Ne pourrait-on voir dans cette bosse du notaire un clin d’oeil malicieux de Giono vis-à-vis du rôle de son narrateur et aussi de l’écrivain : tout n’est que fable et fabulation, machinées par l’auteur qui se tient en retrait et tire les fils de la destinée de ses personnages. Ainsi Giono dans un geste fort moderne non seulement met en scène l’écrivain, mais met à jour, comme il l’a fait notamment dans Noé, l’artifice de la création au sein même de son récit. Bonhomme relève aussi la multiplicité des narrateurs qui mine la possibilité d’arriver à une interprétation univoque; ou bien le récit lacunaire et elliptique qui transforme le roman en un puzzle que le lecteur doit lui-même reconstituer. Giono a abandonné le roman linéaire (là encore on peut trouver bien avant Les Chroniques, dans le Grand Troupeau, par exemple, un abandon de cette linéarité) et la transparence de ses romans précédents pour faire passer une vision de la condition humaine qui est plus pessimiste qu’auparavant (mais qui existait en germe dans les romans d’avant-guerre). D’après nous, Les Ames fortes pousse à l’extrême la déstabilisation de la transparence romanesque, en mettant en concurrence deux versions contradictoires des événements. Il en va de même de la motivation des personnages principaux, Thérèse et Mme Numance, motivation qui reste ouverte à de nombreuses interprétations. Giono va réaliser ce tour de force tout au long des quelque 300 pages de son roman à travers deux narratrices principales – Thérèse et une narratrice anonyme, le Contre – qui, chacune, offre des versions diamétralement opposées de la même histoire. Dans la version de Thérèse, elle se présente comme « une âme forte » qui ne recule devant rien pour arriver à ses fins. En revanche, la version du
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Contre laisse entrevoir une Thérèse victime des machinations de son mari, Firmin. A la fin, celle-ci le tuera pour venger la ruine de sa bienfaitrice, Mme Numance , à moins que , comme il semblerait dans la version de Thérèse, celle-ci n’agence habilement « l’accident » de Firmin par pur goût de sa domination sur les autres. La fin, comme tout le roman, reste ambiguë. Grâce à la technique de Giono, nous ne saurons jamais vraiment qui est Thérèse : personnage maléfique ou victime? De même que nous n’éluciderons jamais complètement les mobiles de la générosité de Mme Numance. Le film récent (2001) que Raoul Ruiz a tiré de ce roman met bien l’accent sur l’impossibilité de cerner les personnages. Ruiz a veillé à laisser planer le doute. Dans un entretien avec Alain Majani d’Inguimbert, son scénariste, il parle justement de la difficulté de mettre en scène des personnages aussi troubles, ainsi que du défi que leur a posé l’adaptation pour faire passer cette idée de vérité plurielle.113 Il a opté, comme chez Giono, pour un récit elliptique, avec des flash-back, et a ajouté une voix intérieure, la voix-off de Thèrèse qui sera d’ailleurs contredite lors de la veillée du corps du « pauvre Albert », un villageois. Pour Ruiz, « [l]es personnages sont comme les échos d’autres personnages dont ils traînent les comportements comme on traînerait une valise pleine de pierres » (18). Remarque fort juste qui place ce roman dans la tradition orale des romans de Giono, tout en soulignant l’insaisissable des actions humaines, car chaque personnage change selon la perspective de laquelle d’autres personnages l’observent, eux- mêmes chargés de 113
Alain Majani d’Inguimbert parle des différentes approches pour l’adaptation. Le projet commencé par Alexandre Astruc, « avait abouti à deux versions : une version ‘Thérèse, âme blanche’ et une version ‘Thérèse âme noire’. La structure mise en place ne permettait pas encore l’expression d’une vérité plurielle, un des enjeux du roman […] je suis enfin arrivé à l’idée de travailler sur le fil de la vérité, et non sur la succession de vérités contradictoires. Ce qui permettait de basculer tantôt sur la version ‘ Thérèse, âme noire’, tantôt sur la version ‘Thérèse, âme blanche’. D’où également la proposition d’une voix intérieure, la voix-off de Thérèse ». A la remarque que le scénario est beaucoup plus linéaire que le roman, d’Inguimbert répond : « C’était le grand risque de cette idée de travailler sur ce fil de la vérité. Si le scénario était pris au premier degré, on tombait au raz du plancher. Il fallait donc parier sur une sensibilité de mise en scène qui s’empare de ce fil et continue de le développer. Il fallait que les scènes continues puissent laisser la place à plusieurs interprétations » (22). Tiré du dossier constitué par Gemini Film, 2001. Je tiens à remercier le Centre Jean Giono de m’avoir fait parvenir ces documents.
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leur propre « bagage » de préjugés. « L’enfer, c’est les autres », la célèbre formule de Sartre, pourrait s’appliquer à ce roman. Il s’agit bien, en effet, d’un huis clos, le texte s’ouvrant fort à propos sur une veillée mortuaire où l’on entend les voix d’un groupe de femmes se délectant à colporter les ragots du village jusqu’à ce que Thérèse et son antagoniste accaparent leur attention. Ainsi Giono met en scène son roman à l’intérieur d’un cadre polyphonique – non sans rappeler les choeurs antiques – qui souligne la non-fiabilité des narratrices : ces femmes ne sont-elles pas là assemblées à raconter des histoires colportées par les commérages pour passer le temps? De plus, alors que l’écrivain utilise un style populaire pour faire parler ces femmes, y compris Thérèse, il déréalise la voix du Contre, en lui faisant adopter un ton d’analyse stendhalien qui décortique avec subtilité les motivations de Thérèse et les sentiments pleins de noblesse de Mme Numance. A l’intérieur de sa fiction, Giono joue avec d’autres fictions, par le biais de l’intertextualité des styles, nous montrant que tout cela n’est qu’un jeu de paroles. Mais est-ce bien un simple passe-temps? Encadrée par la veillée d’un mort et un meurtre, l’écriture devient un jeu de vie et de mort qui reflète la férocité des échanges humains. Citron voit, dans l’atmosphère des Ames fortes, une dureté et une haine qu’aucune autre œuvre de Giono n’égalera. « Une œuvre », écrit-il, « aussi peu stendhalienne que possible (sauf, c’est nous qui l’ajoutons, pour le style du Contre), à la fois touffue, trouble, contradictoire et violemment burinée : un livre à l’eau forte. Si elle a des ancêtres ce sont plutôt Balzac, Dostoïevsky, Faulkner, souvent oppressants et féroces » (Citron 432). Cette œuvre est aussi, pour Giono, une jouissance suprême, un divertissement royal lui permettant de jongler avec les mots et la vérité, comme le font ses vieilles femmes autour du corps. Même si l’écrivain n’est pas totalement conscient avec Les Ames fortes de toutes les implications que ces innovations apportent au roman moderne, Giono a toutefois senti le potentiel d’une telle technique narrative. Il écrit en tête du folio 42vo : « avec ce sujet et cette forme on peut aller où on veut » (V, 1013). Il se donne, c’est certain, un outil d’une grande souplesse qui lui permet de « découvrir sans cesse du nouveau dans sa liberté créatrice » (V, 1021). Il en usera jusqu’à la fin de sa vie, optant pour une écriture en creux (les « vides du récit »), laissant planer un doute sur la vérité de ses personnages et
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préférant les observer de l’extérieur – comme le fait Marguerite Duras, par exemple. A travers ses innovations narratives, Giono ne cesse de réfléchir en marge, mais aussi à l’intérieur de sa fiction, à l’acte de l’écriture même, et en cela il est bien un écrivain du XXe siècle. Ce questionnement commencé avec Proust et poussé plus avant par Gide dans Les Faux-monnayeurs et le Journal des faux-monnayeurs dont la mise en abyme « a pour fonction de mettre en évidence la construction mutuelle de l’écrivain et de l’écrit » (Bonhomme 107), Giono le poursuit dès La Naissance de l’Odyssée. Là, nous l’avons vu, il met en scène le personnage du conteur/écrivain, Ulysse, qui n’est autre qu’un double du romancier. Avec Noé, écrit immédiatement à la suite d’Un Roi, Giono nous donne un roman sur le roman dans lequel il nous fait entrer au cœur de l’invention romanesque. Godard, très justement, voit dans Noé, au-delà du roman du romancier, le « roman de l’invention romanesque » (180). Cette remarque pourrait tout aussi bien s’appliquer à la plus grande partie de l’œuvre de Giono qui s’intéresse à démonter les rouages de la création en marge de sa fiction, dans ses notes, carnets et entretiens, mais aussi en faisant apparaître le romancier comme personnage/narrateur dans un certain nombre de ses romans tels Un Roi, Le Moulin ou Ennemonde. Cette réflexion sur l’écriture, toutefois, ne se fait jamais d’une manière théorique, mais à partir de la création d’une autre fiction comme dans Noé. Sous prétexte de nous faire entrer dans les mécanismes de sa création, Giono fabrique une œuvre époustouflante dans laquelle le romancier, personnage principal, crée une série d’histoires sans lien apparent, si ce n’est celle de la liberté absolue de son imagination. Giono nous mène de son bureau à Manosque encore hanté, dit-il, par la présence des personnages d’Un Roi, aux rues de Marseille grouillantes de personnes qu’il invente, soit à partir d’une observation fugitive de la réalité, soit qu’il construit de toutes pièces à partir de ses propres fantasmes. On passe constamment de l’invention au réel, et vice versa, jusqu’à la micheline qui le ramène à Manosque, sans savoir, toutefois, s’il a vraiment fait ce voyage ce jour-là. Giono revient constamment à Manosque, lieu à la fois mythique et tangible de sa vie créative. Un Roi en réalité, comme l’a découvert Citron, n’a pas été écrit à Manosque mais pour l’essentiel dans sa ferme à la Margotte. C’est pourtant dans
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son bureau, lieu matriciel, qu’il place les personnages du Roi au début de Noé. La fin de Noé, après les nombreux détours et méandres d’une fiction échevelée à l’élaboration de laquelle il nous fait participer, débouche sur la gestation d’une nouvelle œuvre, Noces, qui par ailleurs ne verra jamais le jour. Dans Noé, Giono lâche la bride à son imagination, ce qui ne signifie pas toutefois que le livre ne comporte pas une armature et des structures récurrentes114. Il met en scène, très consciemment, le personnage de l’auteur ainsi que, sans inhibition, son imagination créatrice. Cette démarche est reflétée dans le titre, Noé, et son épigraphe (poème tiré d’une œuvre de Giono, Fragments d’un « Déluge ») : « Il n’y avait pas d’arche. […] Il y avait le cœur de Noé/Un point c’est tout » (III, note 2, 1444), dans lesquels Citron voit très justement un symbole de l’écrivain. Celui-ci porte en lui toutes ses créatures, toute création est dans le cœur. « La seule réalité est intérieure et magique » (Citron 1991, 410). Dans son étude sur l’utilisation des parenthèses dans l’œuvre de Giono, Denis Labouret remarque que dans Noé, la parenthèse n’est pas seulement un énoncé de second ordre, mais qu’elle devient essentielle, « hypertrophie monstrueuse » et marque de « cette poussée des formes et de la dynamique de l’imaginaire »115 (259). Il ajoute qu’elle est pour le lecteur ou la lectrice – mais on pourrait très bien ajouter aussi pour l’écrivain – « un espace de jouissance et de liberté », parce qu’« affranchi [e]des finalités d’histoire [il/elle] est disponible pour le charme de l’imprévisible » (260). Et Noé n’est-il pas le livre par excellence de l’imprévisible et de la jouissance dans lequel Giono se tient au plus près de sa définition du réalisme : « Ma sensibilité dépouille la réalité quotidienne de tous ses masques et la voilà, telle quelle est : magique. Je suis un réaliste » (III, 705). Giono se délecte à entretenir une double mystification. D’une part, il traite son univers romanesque comme une fiction aussi réelle, sinon plus, que la réalité. D’où ce désir perpétuel de fabulation, dans sa vie comme dans son œuvre, car il se sent trop à l’étroit dans le réel. 114
Voir non seulement les notes de la Pléiade sur la structure de l’œuvre, mais aussi l’article de Llewellyn Brown, « Noé : apprentissage d’un artificier? », dans Giono l’enchanteur (226-263). 115 « Giono et la poétique de la parenthèse », Giono romancier, vol 2 (245-263).
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D’autre part, il est « un témoin attentif » (Godard 156) de sa propre création, conscient des artifices de l’écriture. D’ailleurs, le personnage de l’écrivain est, lui aussi, une fabrication, aussi peu fiable qu’un personnage de fiction. « Rien n’est vrai. Même pas moi, ni les miens, ni mes amis. Tout est faux », écrit Giono en avertissement au début de Noé. Les emprunts au réel ici ou dans d’autres textes ne sont que des supports pour son imagination. D’où les versions multiples, contradictoires même, qu’il donne lors d’interviews ou aux chercheurs de la Pléiade pour la genèse de ses œuvres. Il invente son invention car, comme le remarque très pertinemment Godard au sujet de Noé, « [n]ul ne saurait mettre dans un essai de ce genre la totalité d’expérience dont il faudrait partir pour refaire vraiment tout le chemin de l’invention » (195). Giono, tout écrivain, ne peut jamais savoir exactement ce qui déclenche l’imagination créatrice. L’important, c’est le résultat : les mots sur la page qui créent cette illusion de réalité, illusion dont le lecteur ou la lectrice n’est pas totalement dupe. Il ou elle est comme les villageois devant les tours de passe-passe de l’Artiste des Grands Chemins, autre figure de l’écrivain : il/elle sait qu’on le ou la trompe, mais ne sait pas exactement comment, fasciné/e par la virtuosité du joueur. Giono peintre de la nature et de l’âme humaine La critique, en général, a remarqué une différence quant à l’importance de la place de la nature dans les romans d’avant-guerre comparés à ceux plus tardifs, en particulier dans les Chroniques (voir aussi notre chapitre un). Si, dans les premiers, Giono se concentre sur les rapports des hommes avec la nature, dans les autres, il met plutôt l’accent sur les êtres humains et leurs passions. Il ne faut pas, toutefois, exagérer cette dichotomie. S’il est vrai que dans les Chroniques l’équilibre a changé, le monde naturel est toujours présent dans les livres de Giono. Il serait bon de reprendre ici la remarque de Giono sur le champ de blé de Van Gogh, qu’il utilise à plusieurs reprises lors de ses entretiens pour expliquer son processus créatif, mais que nous appliquerons ici à sa vision de la nature : « C’est un champ de blé particulier, c’est un mensonge, c’est à lui que nous nous intéressons. Il a ajouté à tous les champs de blé qui existaient déjà, un champ de blé Van Gogh » (T.-A. 79). Pour Giono, les descriptions de la nature sont, comme pour Van Gogh, toujours médiatisées par le regard de l’artiste.
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Elles expriment la vision personnelle du créateur – les travaux de l’équipe Pléiade, de même que les récents essais rassemblés par Jean-François Durand, mettent en évidence la création d’un « Sud imaginaire » par la transformation, entre autres, que Giono fait subir aux paysages qui l’inspirent. Elles font aussi partie intégrante du récit et de l’intrigue. Les paysages ne sont jamais des descriptions gratuites, des « morceaux d’anthologie ». Dans toutes ses œuvres, ils sont intimement liés aux personnages, soit pour souligner leur communion avec la nature, soit au contraire pour révéler le décalage entre les passions humaines et la nature immuable. Comme nous l’avons montré au chapitre deux, même si les écologistes de notre époque ont pu retrouver certaines de leurs préoccupations dans les écrits de Giono, celui-ci traite de la nature en poète et en écrivain, lui imposant des fonctions différentes selon ses besoins narratifs. Dans les œuvres d’avant-guerre, le style est saturé d’images pour exprimer l’appartenance des êtres humains au grand « tout » de la nature. Dans Jean le Bleu, texte porté par la vision du paradis de l’enfance, le narrateur compare le monde à « une grosse grenade, lourde de notre jus dans laquelle nous étions tous serrés grain à grain » (II, 1001). A travers cette métaphore sensuelle, Giono marque l’harmonieuse unité des êtres avec toutes les choses de l’univers, fusionnant le monde végétal – la grenade avec ses grains et son jus – au monde de l’humain, porteur lui aussi des sucs de la vie. L’utilisation de la grenade renforce non seulement l’idée de fertilité, mais aussi celle de la solidarité, dans l’image des humains « serrés grain à grain ». Le fruit devient le symbole de ce monde édénique, d’avant la chute, où tous les éléments coexistent dans la paix, en symbiose les uns avec les autres. Notons toutefois que « les grenades » fabriquées par les hommes comme les obus du Grand Troupeau apportent la destruction, et brisent l’harmonie avec la nature. Langlois, lui aussi, se tuera avec une cartouche de dynamite, autre avatar de la grenade, mais dans son cas la dernière phrase du récit impliquerait une réinsertion dans l’aventure cosmique de l’humanité : « Et il y eut au fond du jardin, l’énorme éclaboussement d’or qui éclaira la nuit pendant une seconde. C’était la tête de Langlois qui prenait, enfin, les dimensions de l’univers » (III, 606).
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Les images utilisées par Giono brassent constamment le monde végétal, animal et humain. Ainsi Panturle dans Regain se fond dans la nature : « on dirait un morceau de bois qui marche », « [s]a chemise pend en lambeaux comme une écorce » (I, 329-330). A l’opposé, le vent est anthropomorphisé. Il « fait l’homme, depuis un moment », s’immisçant sous la blouse d’Arsule pour la caresser : « Le vent entre dans son corsage comme chez lui. Il lui descend sur le ventre comme une main; il lui coule entre les cuisses ». Il réveille les sens d’Arsule dont le « corps est en travail comme du vin nouveau » (I, 356). Les montagnes elles aussi prennent des attributs humains : elles ont « des rondeurs de corps de femme ». Dans Colline on trouve des images comme « la chair de la terre » ou « le sainfoin qui saigne » (I, 208). Pour coller au plus près des sensations, Giono fait appel à d’autres « secteurs de la réalité » comme dans des métaphores où des éléments naturels – le soleil, la pluie, le vent – sont comparés à des animaux : « L’été, le soleil qui boit comme un âne sèche son bassin [de la fontaine] en trois coups de museau » (Regain I, 336). Ou bien Giono utilise « des images qui appartiennent au domaine d’un autre de nos sens », ainsi que le remarque Godard : « Les nuits sont de grosses prunes de gel; les midi de petits abricots sauvages, aigres et doux » (I, 502). Même les objets issus de la culture, comme les maisons ou les villes – ces dernières, Giono ne les apprécient guère – peuvent être transformées par le biais de la métaphore en lieux magiques, scintillants de couleurs, en osmose avec la nature. Ainsi en est-il dans Mort d’un personnage de la description de Marseille : la ville avec sa peau de truite sur laquelle passaient les frissons verts, roses et bleus des tuiles, des zincs, des verrières et des fumées; […] la mer qui haletait contre nos falaises déchiquetées comme le ventre sensible d’un énorme lézard. (IV, 193)
Dans ce texte, néanmoins, le spectacle d’un Marseille métamorphosé en un splendide tableau chargé de couleurs et de sensations sert de contrepoint à l’indifférence de Pauline de Théus qui « ne pouvait être habitée que par elle-même, jamais par une image, jamais par la consolation d’une couleur » (IV, 193). La correspondance entre tous les règnes de la nature, y compris celui de l’humain, ne signifie pas toutefois, comme nous
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l’avons déjà indiqué, que les rapports entre les hommes et la nature soient toujours édéniques. La nature est souvent cruelle comme dans Colline ou dans Batailles. Là, les images se font monstrueuses, porteuses de destruction : Une grande chienne de lumière couchée sur les eaux allaitait des petits chiens d’ombre avec d’énormes mamelles de lait brillant, elle mâchait un morceau de forêt extrêmement vert, là-bas, de l’autre côté du lac, fouillant entre les arbres avec ses dents luisantes. (II, 865)
La métaphore, comme la nature, s’est dévoyée : à l’image maternelle de la lumière qui, telle une chienne, allaite ses petits, se substitue celle d’une chienne affamée, déchiquetant le paysage de ses crocs. La lumière, à l’instar de l’eau qui « tenait toute la largeur du monde », se fait menaçante, n’apportant aucun réconfort aux villageois déjà traumatisés par le déluge. Il semble de surcroît que la nature a ses propres desseins que les humains peuvent à peine deviner, comme des forces magiques qui leur échappent. Ainsi Jaume, dans Colline, paraît faire allusion au nous des grecs lorsqu’il dit que « derrière l’air et dans la terre, une volonté allait à l’encontre de la nôtre et […] ces deux volontés étaient butées de front comme deux chèvres qui s’en veulent » (I, 208). Ariane dans Les Deux Cavaliers aperçoit quelque chose de menaçant à l’approche du soir; Delphine dit qu’elle ne voit rien et Ariane répond : « je parle pas de ce qui est visible » (IV, 58). Cette peur dans l’air opérera également dans Le Hussard : « La tristesse était dans le pays comme une lumière. Sans elle, il n’y aurait eu que solitude et terreur. Elle rendait sensibles certaines possibilités (peut-être horribles) de l’âme » (IV, 510). On se souvient aussi du grand rôle tenu par le vent hurlant qui emporte la Mamèche sur le plateau d’Aubignane pour obéir aux lois de la nature, celles de la (re)naissance. Ainsi, le paysage devient un instrument pour évoquer les conditions psychiques de l’épopée ou de l’aventure dans laquelle les personnages sont enfermés. Cette utilisation de la nature à des fins narratives se retrouve, comme nos exemples le prouvent, dans les œuvres de Giono à toutes les époques. Si la nature a un côté panique, provoquant des désastres et indifférent aux souffrances des humains, de leur côté ceux-ci sont capables de cruauté envers la nature : ils détruisent la terre avec leurs guerres ou les paysages souffrent avec l’expansion insensée de leurs
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villes. Dans Le Grand Troupeau, Regotaz, un bûcheron des hautes tailles, ne peut plus supporter de voir les arbres déchiquetés. « Salauds », dit-il, regardant « dans la boue un grand lambeau d’écorce. “Tu vois, les salauds, ce que ça fait à des arbres” » (I, 601). Plus loin, l’un des protagonistes aperçoit un village, Sapigneul, décimé par les obus : D’un bosquet sortait le fût décapité d’un clocher. A la lisière, pourrissait une grande ferme toute rongée, ses ossements éparpillés dans l’eau des prés; des corbeaux becquetaient les orbites crevées de ses fenêtres. Au-delà du ruisseau, le pays déchiré jusqu’à la craie s’en allait plat, sans arbres et sans hommes, jusqu’à des crêtes lointaines qui fumaient d’une fumée convulsive, pleine de scintillements et d’éclairs. (I, 606)
Ici, Giono va jusqu’à anthropomorphiser les bâtiments, avec leurs « ossements » et « orbites crevées », qui renvoient bien sûr, aux corps des hommes rongés par les rats sur les champs de guerre. Pour faire contraste avec l’effroyable cancer de la civilisation industrielle qu’est la guerre, Giono brosse, comme nous l’avons indiqué au chapitre deux, le portrait de la beauté de la vie sur le plateau de Valensole au printemps. Ainsi la nature suit son cours, aveugle à la folie des hommes, à moins que ces derniers ne la réduisent en cendres. Il est vrai, toutefois, qu’il y a une évolution chez Giono de la place qu’il accorde à la nature et du type de rapports qui s’établissent entre elle et les humains. Par exemple, Christian Morzewski résume de la manière suivante les changements des rapports entre les humains et les bêtes avant et après la guerre : « d’une posture de sympathie (dans son sens étymologique), on a vu l’homme passer à une attitude esthétique » et « la bête évoluer d’un statut de sujet […] partenaire de l’homme dans une situation souvent conflictuelle, à un statut d’objet […] » (389)116. Mais la donnée fondamentale qui reste incontournable dans toute l’œuvre de Giono, c’est notre appartenance au monde : 116
« Du zoophile au taxidermiste : les rapports de l’homme et de la bête chez Giono, de Colline à Dragoon », dans Giono romancier, vol.2 (371-392). N’oublions pas, toutefois, que dans Regain, roman de l’idylle rurale, Panturle prend un plaisir malsain à dépecer un renard qu’il vient de tuer, plongeant ses mains dans les viscères encore chauds de l’animal. Giono, cependant, utilise cette image comme signe de la détérioration de Panturle, que la solitude fait revenir à l’état sauvage.
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« Nous sommes tous dans le monde », écrit le narrateur de Jean le Bleu (I, 545). Il faut trouver un équilibre afin que les humains puissent coexister avec la nature sans s’annihiler réciproquement. Les images qu’utilisent Giono, selon les romans, visent à révéler cette tension sous-jacente et à montrer combien est fragile mais aussi magique l’harmonie qui, de temps en temps, s’instaure entre ces deux univers117. Malgré la place plus limitée qu’occupent les descriptions de la nature qui souvent se résument à quelques notations choisies surtout dans les Chroniques, les paysages restent toujours des présences significatives dans les romans d’après-guerre, s’accordant au ton du roman. Le Hussard avec son « soleil de plâtre » dont « la lumière dépouille le monde de ses couleurs, par excès » (Godard 143) devient signe de la monstruosité du monde symbolisée par le choléra et l’égoïsme des humains. Dans Les Grands Chemins la nature est souvent en porte à faux avec les sentiments du Narrateur : « Je bourre ma pipe. L’automne me traite vraiment en bon copain depuis des semaines » (V, 469), dit-il au début du livre, préfigurant en contrepoint l’amitié perfide qu’il nouera avec l’Artiste. D’autres fois, au contraire, la nature semble refléter les émotions du Narrateur, lorsqu’il comprend qu’il ne peut s’attendre à aucun signe d’amitié de l’Artiste. Le paysage prend alors des couleurs sombres que rien ne vient racheter : Le bled où nous sommes est d’un moche complètement fini. C’est torché. Le vent et rien; impossible de se raccrocher à quoi que ce soit. Obligé de chercher en soi-même. J’ai connu des quantités d’endroits où il en faut peu pour se changer les idées : un oiseau, une sauterelle, même le vent. (V, 604-605)
A la fin, lorsque le double maléfique du Narrateur disparaît, il se retrouve sur les chemins, apaisé : « Le soleil n’est jamais si beau qu’un jour où on se met en route » (V, 633). Selon Godard, c’est vraiment dans les derniers ouvrages comme Ennemonde ou L’Iris de Suse que Giono réussit « à mettre en équivalence paysage et personnage » (163). Description et narration s’équilibrent. Par exemple, dans Ennemonde les paysages désertiques 117
Le Chant du monde présente quelques-uns de ces moments privilégiés.
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des hauts plateaux s’accordent à la férocité des drames qui s’y déroulent. Ils sont colorés, semble-t-il, par l’indifférence à l’amoralité des personnages. Même les saisons reflètent la violence sous-jacente aux actions des personnages : « L’été est étincelant et bref. Il s’arrache au printemps en cinq jours, il s’épanouit en vingt, il se convulse en dix et c’est l’automne » (VI, 272). Dans L’Iris le décor naturel n’est plus le paysage idyllique des bergers d’un Serpent d’étoiles. Il est à la mesure des sentiments qui animent les protagonistes. Refuge et outil de salut pour Tringlot, il est aussi le lieu énigmatique des passions violentes. S’il est vrai que dans ses derniers écrits, Giono maîtrise à la perfection cette technique, nous avons montré plus haut que les paysages et la description de la nature sont toujours mis en rapport avec les personnages. Il y a entre eux une relation d’échange, ce qui ne signifie pas, on l’a vu, un accord parfait. Dans un entretien avec Jean Carrière, Giono exprime précisément cette réciprocité à l’origine même de l’écriture : « C’est une espèce de mélange anthropomorphe dans lequel le paysage est parfois motivé par un personnage, le personnage est motivé par un paysage »118. Pour Godard, cette « équivalence entre personnages et paysages » que l’on trouve plus marquée dans ses dernières œuvres, Giono en a frayé le chemin dans ses Chroniques. Là, il a trouvé « un usage inédit de la psychologie » (D’un Giono 135). Alors que « la plupart de ses contemporains la bannissent purement et simplement, lui la transforme peu à peu en pur moyen de création » (135). Toutefois, la psychologie qu’utilise Giono sort des ornières du roman du XIXe siècle. Elle ne vise plus à décortiquer par le menu chaque réaction ou sentiment des personnages pour mimer le réel. Elle ne se sent « plus tenue à aucune vraisemblance. Elle ne prétend plus avoir valeur explicative en dehors du monde du roman » (D’un Giono 154)119. Tout en étant d’accord avec Godard sur le fait que Giono crée une psychologie en vase clos qui a pour seul référent l’écriture romanesque, il nous semble que cela a toujours existé dans l’œuvre 118
Jean Giono. Qui suis-je? (Lyon : La Manufacture, 1985) : 161. Citron va dans le même sens lorsqu’il parle de « psychologie qui s’écarte de toute apparence de réalisme psychologique » (1999, 407); de même que Le Clézio qui écrit : « Comme Melville, comme Faulkner, Giono est de ceux qui ont réussi à sortir le roman de l’ornière psychologique » (Les Critiques 175). 119
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gionienne. La différence que l’on trouve dans les Chroniques relève d’une nouvelle mise en scène de la psychologie humaine, d’une manière autre de raconter. Ainsi, comme on l’a vu plus haut, Giono construit des récits lacunaires à partir desquels les lecteurs doivent reconstituer les mobiles des actions de ses personnages. Nous ne sommes jamais sûrs, cependant, de leurs vraies motivations, car, comme Giono le note dans son carnet du 20 octobre 1946 : « les mobiles des actions humaines sont habituellement plus complexes et plus variés qu’on ne se le figure après coup; il est rare qu’ils se dessinent avec netteté. Le mieux est parfois pour le narrateur de se borner au simple exposé des événements » (III, 1294). Technique, remarquons-le, que Giono a déjà utilisée dans Un de Baumugnes! Ce qui reste constant, et nous citerons encore Le Clézio à ce propos, c’est que Giono « a restitué à l’homme sa véritable dimension, l’univers, et l’a ainsi à la fois humilié et grandi ». Et il ajoute : Pour Giono, il n’y a jamais rien d’autre que la nature, c’est-à-dire l’univers terrestre sous sa forme illogique et puissante, sous sa forme libre […]. Mais ce monde ne nous est pas étranger. Ces forces sont en nous. L’amour, la haine, le désir, la cruauté, tous ces mouvements qui animent l’homme sont les mouvements de la vie universelle, les mouvements réels qui proclament continuellement la souveraineté de la vie. (Les Critiques 176)
S’il est vrai, selon Le Clézio, qu’« [é]crire […] c’est construire un nouvel ordre d’existence, un ordre absolu qui ne dépend d’aucune matérialité » (174), il n’en est pas moins vrai que dans son œuvre, Giono a creusé au plus profond de l’humain pour en révéler les pulsions essentielles qui nous constituent : pulsions du mal comme du bien. Ainsi, paradoxalement, à travers son invention, Giono se fait l’explorateur de l’âme humaine, comme l’étaient Toussaint dans Le Chant ou Casagrande dans L’Iris par leurs rapports quasi magiques avec la nature. La boucle est bouclée : Giono le fabulateur, le fabricant de mensonges rocambolesques, comme son Ulysse, parvient, peut-être mieux qu’aucun autre écrivain de sa génération, à mettre en lumière les remous de notre psyché tout en nous rappelant que nous n’existons pas en dehors du monde qui nous façonne.
Page laissée blanche intentionnellement
BIBLIOGRAPHIE NOTE : Une bibliographie complète des publications de Giono et des études sur lui et son œuvre (jusqu’en 1983) se trouve dans le tome VI des Œuvres romanesque complètes (voir plus bas). Œuvres de Jean Giono Giono, Jean. Œuvres romanesques complètes. 6 volumes. Collection la Pléiade, sous la direction de Robert Ricatte, Paris : Gallimard, 1970-1983 : I : Préface générale de Robert Ricatte; Naissance de l’Odyssée (Pierre Citron); Colline (Luce Ricatte); Un de Baumugnes (Robert Ricatte); Regain (Luce Ricatte); Solitude de la pitié (Pierre Citron); Le Grand Troupeau (Lucien & Janine Miallet); Angiolina/Présentation de Pan/L’Esclave (Robert Ricatte). II : Jean le Bleu (Robert Ricatte); Le Chant du monde (Pierre Citron); Que ma joie demeure (Luce Ricatte); Batailles dans la montagne (Luce Ricatte). III : Pour Saluer Melville (Henri Godard); L’Eau vive (Janine et Lucien Miallet); Un Roi sans divertissement (Luce Ricatte); Noé (Robert Ricatte); Fragment d’un paradis (Henri Godard); Virgile et Le Grand Théâtre (Janine et Lucien Miallet). IV : Angelo (Henri Godard); Mort d’un personnage (Pierre Citron); Le Hussard sur le toit (Pierre Citron); Le Bonheur fou (Robert Ricatte). V : Les Récits de la demi-brigade (Janine et Lucien Miallet); Faust au village (Robert Ricatte); Les Ames fortes (Robert Ricatte); Les Grands Chemins (Luce Ricatte); Le Moulin de Pologne (Janine et Lucien Miallet); L’homme qui plantait des arbres (Pierre Citron); Une Aventure ou la foudre et le sommet (Robert Ricatte); Hortense (Henri Godard); Le Petit Garçon qui avait envie d’espace (Robert Ricatte). VI : Deux Cavaliers de l’orage (Robert Ricatte); Le Déserteur (Janine et Lucien Miallet); Ennemonde (Pierre Citron); L’Iris de Suse (Luce Ricatte); Récits inachevés : Cœurs, Passions, Caractères, Dragoon, Olympe (Henri Godard). Cartes des lieux dans les œuvres de Giono. Table des matières des six volumes. Bibliographie. VII : Récits et essais. Sous la direction de Pierre Citron, 1989.
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VIII : Journal, Poèmes, Essais. Sous la direction de Pierre Citron, 1995. Les Terrasses de l’île d’Elbe. Paris : Gallimard, l974. De Homère à Machiavel. Paris : Gallimard, l983. Quelques études récentes sur Jean Giono Chevaly, Maurice. Giono à Manosque. [Nice] : Le Temps parallèle, 1986. Citron, Pierre. Giono. 1895-1970. Paris : Seuil, l990. Citron, Pierre. Giono-Guéhenno. Correspondance 1928-1969. Paris : Seghers, 1991. Durand, Jean-François. Les Métamorphoses de l’artiste : l’esthétique de Jean Giono. Paris : PUP, 2000. Giono l’enchanteur. Sous la direction de Mireille Sacotte. Paris : Grasset, l996. Giono aujourd’hui. Sous la direction de Jacques Chabot. Aix-enProvence : Edisud, 1982. Godard, Henri. Album Giono. Paris : Gallimard, 1980. Iconographie réunie sur la vie de l’homme et sa carrière d’écrivain. Godard, Henri. D’un Giono l’autre. Paris : Gallimard, 1995. Heller - Goldenberg, Lucette. Le Contadour. 1935-1939. Nice : Les Belles Lettres, 1972. Jean Giono. Le Sud Imaginaire. Sous la direction de Jean-François Durand. Aix en Provence : Edisud, 2003. Magnan, Pierre. Pour saluer Giono. Paris : Denoël, 1990.
TABLE DES MATIERES
Préface du directeur de la collection .........................................5 Remerciements ...........................................................................6 Chapitre un : Giono et ses vies .........................................................................7 Chapitre deux : Homme et terre : la recherche de l’être complet .....................39 Chapitre trois : Amitié/Fraternité : le couple masculin ....................................69 Chapitre quatre : Visages du féminin ...................................................................93 Chapitre cinq : L’art de Giono ........................................................................121 Bibliographie .........................................................................153 Table des matières ..................................................................155