La France aveuglée par le socialisme
Du MÊME AUTEUR:
Job et l'excès du mal, Grasset, 1978. Nouvelle édition, avec une postface d'Emmanuel Levinas, Albin Michel, 2001. La Société de droit selon F. A. Hayek, PUF, 1988. Traduction et introduction de La Logique de la liberté de Michael Polanyi, 'PUF, 1989.
Pourquoi ont-ils tué Jules Ferry?, Grasset, 1991. Le Chaos pédagogique, Albin Michel, 1993. Histoire des idées politiques dans l'Antiquité et au Moyen Âge, PUF, 1998, et coll. «Quadrige Manuels», 2007. Prix Koenigswarter de l'Académie des sciences morales et politiques. Histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains, PUF, coll. «Quadrige Manuels », 2002. Qu'est-ce que l'Occident?, PUF, 2004. Histoire du libéralisme en Europe (dir., avec Jean Petitot), PUF, coll. «Quadrige », 2006. Nouvelle édition et introduction de Droit, législation et liberté de Friedrich August Hayek, PUF, coll. «Quadrige », 2007.
Les Deux RéputJliques françaises, PUF, 2008, et coll. «Quadrige», 2010. Le Chemin de musique, PUF, 2010. La Régression intellectuelle de la France, Bruxelles, Texquis, 2011.
François Bourin Éditeur, 2011 • www.bourin-editeur.fr Philippe Nemo pour le chapitre «La régression intellectuelle de la France»
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Philippe Nemo
La France aveuglée par le socialisme
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Françqis B ourm Editeur
10, rue d'Uzès 75002 Paris
Avant-propos La France de 2011 souffre d'un nombre attristant de lancinants problèmes: chômage, désindustrialisation, stagnation économique, augmentation de la pauvreté, dette, fiscalité s'alourdissant d'année en année, fuite des cerveaux et de la jeunesse entreprenante, immigration incontrôlée, banlieues anarchiques, insécurité, effondrement du système scolaire et universitaire, paralysie et partialité de la justice, perte d'influence internationale, mécontentement de toutes les catégories sociales, perte de confiance des citoyens les uns à l'égard des autres et de tous à l'égard des institutions, étonnante et fatale distanciation du « pays réel» et du « pays légal». Aucun de ces problèmes n'est insoluble. Car s'il n'est que trop possible qu'un individu, une fois dépassé un certain stade de décrépitude, soit incapable de remonter la pente, ce n'est pas le cas des collectivités qui sont constamment régénérées par un sang neuf. Dans le passé, la France a connu des situations pires que celle d'aujourd'hui. Non seulement elle s'en est relevée, mais elle y a parfois puisé le ressort de nouveaux et brillants développements. 5
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Donc le déclinisme fataliste à la Oswald Spengler n'a pas lieu d'être. Mais il faudrait réagir. Or les Français ont l'impression que la voie normale qu'empruntent les autres démocraties pour corriger leurs erreurs leur est fermée, à eux, et c'est là que le tableau devient noir. En effet, pour qu'on puisse régler les problèmes énumérés ci-dessus, il faudrait d'abord pouvoir les poser explicitement, les analyser rationnellement et, le cas échéant, remettre entièrement en cause les schémas de pensée fautifs qui y ont conduit. En d'autres termes, il faudrait que la pensée politique et sociale soit libre. Or elle ne l'est pas. Il semble qu'elle soit enfermée dans des mythes et des tabous, aveuglée par une «pensée unique» de nature néo religieuse qui fait que, chez nous, les politiques les plus raisonnables proposées par les esprits dotés de quelque clairvoyance ne sont pas reçues comme des hypothèses qu'on peut et doit discuter, mais comme des impiétés qu'on doit repousser sans même les examiner. C'est le cas pour les problèmes d'immigration, de sécurité, de fiscalité, de poids de la fonction publique, de droit du travail, de protection sociale, de retraite, de statut des écoles et des universités, entre autres. L'explication de ce phénomène d'aveuglement est, selon moL qu'une proportion critique de la population du pays et une proportion plus grande encore de ses prétendues « élites » de droite comme de gauche sont - qu'elles le sachent ou non - devenues socialistes. Certes, elles ne sont pas toutes inscrites au parti de ce nom ni ne votent toutes pour lui. Mais elles se sont mises à penser la réalité sociale et économique selon des schémas relevant de l'une ou l'autre 6
Avant-propos
variante, hard ou soft, de l'idéologie socialiste - jacobinisme, marxisme, social-démocratie, « républicanisme ». C'est là le bel effet de la propagande patiemment et systématiquement entreprise chez nous par la gauche depuis des décennies, grâce au fait qu'elle s'est emparée de l'école et des médias. Symétriquement, les idées de type libéral, pourtant nées en grande partie en France et profondément ancrées dans les mentalités du pays réel, ont reculé, ou du moins sont de moins en moins relayées dans l'espace public. Il semblerait que les Français de la classe parlante ne veulent plus entendre parler de liberté. Si le mot figure encore au fronton des édifices publics et s'il fait encore partie du vocabulaire de l'instruction civique, c'est désormais sur le mode de la novlangue où les mots signifient le contraire de leur sens nominal. Bien loin de mettre en avant la liberté et de lui faire jouer quelque rôle opératoire dans nos institutions, les lois et règlements ne parlent plus en réalité que de contraintes, d'interdictions et d'impôts. On alourdit sans cesse ceux-ci, donc on retire une part toujours croissante de la sève du corps social à la libre gestion des citoyens pour la placer dans les mains de la collectivité (ou, plus exactement, de l'oligarchie qui prétend la représenter), ce qui revient bien à dénier à la liberté tout rôle créateur, ou simplement tout caractère désirable. Le personnage par excellence honni par le nouvel air du temps, que l'on fait haïr aux enfants dans les manuels scolaires, vers lequel on canalise les ressentiments et les vindictes, est le libre entrepreneur, et plus généralement l'homme indépendant. Par une quasiinversion des valeurs morales ordinaires, le coupable 7
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par excellence est celui qui, par son travail, son ingéniosité et aussi son ascèse personnelle, a réussi à se donner une certaine indépendance économique, à lui et à sa famille. Or que signifie le mot de liberté s'il n'implique pas d'abord l'indépendance? Inversement, des hommes et des femmes dont tous les aspects de la vie sont déterminés par les lois, règlements et directives de l'administration, qui acceptent de donner l'essentiel de leurs revenus à l'État (ils travaillent pour lui, chaque année, du 1er janvier jusqu'à une date avancée de juillet), mais s'attendent en contrepartie à recevoir de lui l'essentiel des prestations les plus importantes pour la vie - emploi, éducation, santé, logement, pensions de retraite, et même éducation sexuelle, soins aux nourrissons, aides éducatives à domicile, assistance psychologique en cas de deuil -, peuvent-ils encore être appelés des êtres libres, peuvent-ils seulement conserver une idée de ce que le mot «liberté» signifie? Alors que les doctrines expliquant la légitimité morale et la fécondité sociale des libertés sur les trois plans de la vie intellectuelle, politique et économique sont couramment enseignées dans les pays anglosaxons ainsi que partout ailleurs en Europe, dans la nouvelle Asie et les pays émergents, et que les universitaires, les journalistes et la classe politique de ces pays sont familiarisés avec ces idées, elles ont tendu, chez nous, à passer de plus en plus pour des curiosités bizarres et vaguement scandaleuses, à être progressivement chassées de l'espace public et privées de tout poids sur la décision politique. Nos blocages pourraient donc bien tenir essentiellement à cette « exception française» de nature idéologique. Notre grand problème pourrait bien être 8
Avant-propos
que notre classe influente - hommes politiques, cadres administratifs, journalistes, enseignants de tous niveaux - pense désormais selon des schémas socialisants, et ceci, je le répète, que les intéressés en soient conscients ou non, car ce qui caractérise la «pensée unique» d'une collectivité est précisément le fait qu'on n'est pas conscient des préjugés qui l'encadrent, de même que les gens habitués à vivre dans un lieu où règne une certaine odeur ne sentent rien. La droite française ne se rend pas compte qu'elle est plus à gauche que les gauches des grands pays européens et anglo-saxons. Quand on le dit à des hommes
politiques prétendument de droite et qui se font élire sous ce label, ils hochent la tête en faisant mine de ne pas comprendre, à moins que, réellement, ils ne comprennent pas, la propagande ayant achevé sur eux son œuvre. En somme, la France est le seul grand pays développé où la propagande de la gauche a intégralement atteint ses buts. Soyons fair-play et saluons les artistes! Remarquons toutefois qu'ils ont employé pour cela des moyens déloyaux et en réalité totalitaires en s'emparant de l'école il y a déjà un siècle, ce qui leur a permis de catéchiser tous les enfants de France petits et grands, génération après génération, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de parents ni même de grands-parents capables de transmettre aux nouvelles générations une autre culture. En outre, depuis la Seconde Guerre mondiale, les mêmes forces idéologiques se sont progressivement emparées de la quasitotalité des médias. Ce qui devait arriver est donc arrivé. Éduquée par de tels maîtres et guidée par de tels prédicateurs, l'opinion s'est habituée à penser la société, l'écono9
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mie, la morale même selon des schémas réduisant la liberté individuelle à la portion congrue, légitimant de plus en plus l'intervention de la collectivité, laissant de moins en moins de place aux libres initiatives des personnes, des entreprises et des groupes de la société civile. Or, étant donné que le socialisme est une idéologie non seulement fausse, mais de caractère utopique et parareligieux, cette progression de la vision socialiste du monde parmi les Français a eu pour conséquence qu'ils ne disposent plus aujourd'hui des catégories intellectuelles qui leur permettraient de penser scientifiquement le réel, tout spécialement les réalités économiques. Plus gravement, le jugement moral d'un grand nombre d'entre eux a été perverti. Ils ne jugent plus selon des principes sains relevant des morales naturelle ou judéo-chrétienne, mais selon les catégories étroites et mesquines que le socialisme leur a fait peu à peu intérioriser, selon lesquelles 1) une société de liberté est injuste par nature puisque inégalitaire, 2) tout bien que cenains possèdent et que tous ne possèdent pas est illégitime et doit être confisqué au nom de la «solidarité», 3) toute résistance à ces vols est odieuse et immorale. La morale enseignée aujourd'hui à notre jeunesse ne vise plus à construire les personnalités selon l'idéal humaniste de l'homme libre, ayant une personnalité propre, superposable à aucune autre, et construisant sa vie comme il l'entend en utilisant ses talents et ses chances, mais selon l'idéal socialiste du clone visant à se fondre dans la masse. Il importe de comprendre que cette situation est récente. Certes, il y a toujours eu des socialistes en France. Il y en a eu (sans le nom) dès avant la Révolution française, et sans discontinuer depuis 10
Avant-propos
celle-ci. Mais ils ont très rarement exercé le pouvoir: quelques brèves années sous la Terreur jacobine, puis quelques semaines en 1848 ou 1871, quelques années, mais surveillés par des modérés, en 1901-1906, 19241925, plus radicalement en 1936-1937, quelques mois encore dans l'immédiat après-guerre. L'opinion ne s'est jamais vraiment reconnue dans leurs utopies et les a rejetés dans l'opposition après chacune de ces expériences. Bien plus, l'histoire nous apprend que les grandes institutions de liberté qui existent en France et qui y ont rendu possible le progrès des sciences, la démocratie politique, le développement industriel et la prospérité économique ont été créées par les adversaires des socialistes. Je pense à Napoléon, aux derniers rois, à la Seconde République « bourgeoise )), à Napoléon III, à la chambre royaliste de 1871 qui a créé la lue République, aux républicains dits «opportunistes )) qui furent les ennemis jurés des rouges, aux Clemenceau, Poincaré, Doumergue ou Tardieu qui ont empêché la France de basculer tant dans le communisme que dans cette nouvelle forme de socialisme qu'étaient les fascismes, aux radicaux anticommunistes qui ont mis fin en 1938 aux errements du Front populaire, à de Gaulle qui a brisé dans l'œuf l'insurrection communiste en 1944-1946, à la IVe République qui a rendu possibles les Trente Glorieuses en libérant les forces de l'économie de marché, enfin à la Ve République qui a été dirigée jusqu'en 1981 par les adversaires des socialistes. Il semble que ce soit seulement après cette dernière date que le socle de nos mentalités ait été modifié en profondeur. En effet, c'est alors que les socialistes et les communistes se sont emparés des derniers médias qui n'étaient pas de gauche, qu'ils ont 11
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fini d'établir leur emprise totale sur les écoles et les universités publiques, et qu'ils ont placé leurs hommes dans presque toutes les institutions culturelles d'État. Voilà pourquoi le pays, à commencer par la classe politique, se retrouve aujourd'hui largement formaté par leurs idées. Les hommes jeunes, élevés dans ce nouveau monde, peuvent croire qu'il a toujours existé. Que la France a toujours été collectiviste, qu'y ont toujours régné l'État providence, les prélèvements obligatoires records, une fonction publique hypertrophiée, l'assistanat, qu'il n'y a jamais eu chez nous de libres paysans, de libres artisans, de libres commerçants, de libres entrepreneurs ne demandant ni subventions, ni autorisations, ni conseils à aucun fonctionnaire, menant leur barque à leur idée, embauchant qui ils voulaient ou se faisant embaucher par qui ils voulaient, veillant eux-mêmes à leurs vieux jours, construisant leurs maisons comme ils l'entendaient, trouvant naturel de transmettre intégralement leurs patrimoines à leurs enfants et n'imaginant même pas que quelqu'un leur contesterait un jour ce droit naturel fondamental. lis croient peut-être aussi qu'on n'a jamais donné son argent volontairement aux pauvres et aux bonnes œuvres selon sa propre générosité et son propre discernement, mais que la bienfaisance a toujours été exercée par la médiation de l'État et des ((partenaires sociaux» selon leurs propres choix arbitraires et intéressés, au nom et aux frais des citoyens, après prélèvement d'une quote-part croissante sous forme d'emplois publics inamovibles. Ils croient peutêtre que la vie culturelle a toujours été en France une affaire de bureaucraties publiques, qu'il n'y a jamais eu de mécènes ni de vrais amateurs. Ils croient peut12
Avant-propos
être encore que la parole publique a toujours été bâillonnée par des lois de censure, qu'on n'ajamais pu écrire librement dans les journaux, que la norme a toujours été que des intellectuels de renom, des journalistes influents et même des ministres en exercice soient traduits ignominieusement en justice pour avoir exprimé leur opinion. Ils doivent donc croire qu'on plaisante quand on leur dit qu'il y a eu chez nous des Voltaire, des Beaumarchais, des Céline et des Sartre. Sans doute sont-ils persuadés aussi qu'a toujours régné sous nos climats l'idéologie du multiculturalisme et du métissage culturel et qu'il n'a jamais existé de chrétienté, de culture européenne ni de nation française. Ou encore qu'il n'y a jamais eu de mariages heureux, de familles unies transmettant au long des générations des valeurs, une histoire, un patrimoine, un nom, un honneur dépassant l'existence individuelle et lui donnant sens et portée. Enfin, le plus probable est qu'ils ne soupçonnent même plus qu'il y ait eujadis en France de bonnes écoles, de bons maîtres, de bons élèves sachant vraiment lire et écrire et ne trichant pas, et aussi des lieux académiques où le savoir humain était honoré comme il se doit. Les hommes de ma génération, au contraire, savent que cette situation est récente. En effet, c'est de leur vivant qu'ils l'ont vue survenir. Ils savent que c'est seulement dans les trois ou quatre dernières décennies que le pays a été très profondément transformé. Mais, par le fait même, ils peuvent espérer qu'en la matière rien ne soit irréversible. Ils peuvent penser que le changement n'est pas tant survenu dans la profondeur du pays réel que dans l'image que veulent artificiellement en donner certaines forces idéologiques qui sont parvenues à s'emparer de l'essentiel 13
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de la communication publique. Que ce qui a changé, ce n'est pas le pays réel mais le pays légal. Ils peuvent d'ailleurs supputer qu'une grande nation, héritière d'une histoire intellectuelle et spirituelle si longue et si pleine, où vivent encore des millions de personnes passablement instruites et capables de penser par elles-mêmes, ne peut perdre définitivement la tête en trente ans. Que le sens de la liberté individuelle, de la propriété, de la liberté contractuelle, de la responsabilité, de la libre initiative économique reste très profondément ancré dans les mentalités profondes des « Gaulois Il anarchistes et querelleurs que nous sommes. Que les Français veulent certes que l'État soit suffisamment fort pour faire régner la justice et garantir la sécurité intérieure et extérieure, mais ne supportent pas qu'il se mêle de tout, gère seul et souverainement leurs retraites et leur santé en les réduisant à un état de mineurs, détermine leurs revenus, guette leurs patrimoines comme une bête de proie, en prétendant qu'il a le droit d'en prélever la part qu'il veut. Les hommes de ma génération savent enfin que les Français détestent plus encore - et là, le discord entre le pays réel et le pays légal peut aller jusqu'à la haine - que l'État se mêle de réglementer leurs mœurs et prétende se substituer aux Églises et aux autres forces spirituelles libres pour dicter jusqu'à leurs pensées intimes sur la famille, l'identité, les valeurs morales, la façon dont ils doivent se comporter avec les minorités sexuelles ou les étrangers. En un mot, les hommes de ma génération - ceux du moins qui, comme moi, conservent un optimisme de principe - pensent qu'il est plus que probable qu'un jour prochain les Français se réveilleront du 14
Avant-propos
socialisme comme d'une sorte de délire collectif qui aura trop duré. Ce réveil viendra quand la pauvreté induite par la collectivisation de tous les ressorts de la vie sociale sera devenue insupportable. Alors un nombre croissant de personnes capables de penser par elles-mêmes et de faire des comparaisons avec les pays voisins, par rapport auxquels le décrochage sera devenu manifeste, feront le diagnostic que la maladie dont nous souffrons est bel et bien le socialisme. Cette prise de conscience se fera sans doute à l'occasion de crises nationales ou internationales sévères qui provoqueront puis élargiront la déchirure du voile d'illusion qui aujourd'hui recouvre la société. N'est-ce pas ainsi que les Russes se sont réveillés un beau jour du cauchemar du communisme? N'est-ce pas ainsi que, selon Hannah Arendt, les Allemands se sont réveillés en à peine quelques semaines, après la signature de l'armistice de mai 1945, de l'univers mental nazi dans le tourbillon duquel ils avaient été pris pendant une quinzaine d'années et où il faut bien avouer qu'ils s'étaient laissé presque tous enfermer avec complaisance, mais qui n'en était pas moins un univers artificiel, étranger au génie profond et à la longue civilisation de ce peuple? Les Français se déprendront pareillement un jour des idéologies hostiles à la liberté pour la bonne raison qu'ils sont un vieux peuple libre. En attendant que des travaux solides de sciences politiques, économiques et sociales expliquent ce qui s'est exactement passé pendant ces trente ou quarante ans et proposent des alternatives argumentées, j'ai pensé qu'il serait peut-être utile de rassembler quelques-unes des analyses partielles que j'ai moimême tentées sur ces sujets ces dernières années. Ces 15
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analyses portent sur les problèmes institutionnels qui brident la démocratie dans notre pays, sur les réseaux qui opacifient la vie publique, sur la censure pratique et légale qui empêche les débats sociétaux de se tenir librement, sur l'immigration qui menace de défaire le lien social, sur l'État providence qui mine l'esprit de responsabilité et jusqu'à la moralité profonde de nos compatriotes, sur la fiscalité qui déguise la prédation sous la figure de prétendus principes de justice, enfin sur la crise très profonde que connaît notre éducation scolaire et universitaire - tous problèmes qui ont en commun d'avoir été causés, ou aggravés, ou rendus définitivement insolubles par la vision socialiste du monde. Beaucoup de ces articles n'ont pu être publiés qu'à l'étranger et dans des langues étrangères, ou dans des circuits underground. Le présent recueil les rend accessibles. J'en ai corrigé quelques fautes, j'ai ajouté çà et là quelques compléments (et même trois chapitres inédits), mais je ne les ai pas, au sens propre, actualisés, ce qui aurait été artificiel. Chacun reflète donc la vue d'un moment et je n'ai pas, à ce stade, tenté de synthèse. Cependant, mis bout à bout, ils indiqueront peut -être déjà quelques pistes de réflexion pour la « réforme intellectuelle et morale» dont nous avons évidemment besoin aujourd'hui, comme au lendemain d'autres mauvaises passes.
CHAPITRE PREMIER
La double oligarchie de la Ve République 1
La France n'est plus une démocratie, comme on l'enseigne dans les écoles, comme on le répète tous les jours dans les médias et comme beaucoup d'honnêtes gens - honnêtes, mais paresseux d'esprit - le croient encore. Si l'on s'en réfère aux typologies classiques des régimes politiques, il faut dire, en toute rigueur, qu'elle est une oligarchie, ou plus exactement une double oligarchie. Le pouvoir souverain, en effet, n'y appartient pas au peuple, mais à la haute fonction publique et aux syndicats. Ce sont ces deux pouvoirs qui prennent defacto les décisions. Le peuple que l'on dit «souverain» est hors jeu. On achève de le faire taire en disqualifiant comme «populistes» ceux qui essaient de relayer ses problèmes et ses vœux. Je crois que c'est ce grave déficit démocratique qui est responsable de l'incontestable déclin actuel du pays. Certes, il est douteux qu'une refonte des institutions puisse résoudre, à elle seule et directement, les problèmes «lourds» - idéologiques, économiques, 17
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sociaux, géopolitiques, démographiques... - dont il souffre. Mais il faut comprendre que, même indirect, le rôle des institutions est essentiel. Car c'est elles qui déterminent la manière dont sont posés et traités, ou non, dans un pays donné, les problèmes sociétaux. Des institutions réellement démocratiques maximisent les chances que toutes les questions importantes seront posées. Inversement, l'absence d'une vraie démocratie permet que des groupes dirigeants échappent aux critiques et aux risques d'être déstabilisés et, par suite, que des mythes ou des délires collectifs s'installent et s'indurent. Nous en sommes là aujourd'hui en France. La double oligarchie qui gouverne le pays a posé sur lui une chape de plomb qui détermine l'inaction, la paralysie et la résignation. Elle lui a imposé une «pensée unique II, fait idéologique et sociologique sans précédent dans un pays qui avait pratiqué plus que tout autre, dans un passé encore proche, la liberté de penser et de s'exprimer. Le résultat est que le «pays légal» se refuse depuis des lustres à traiter, voire à évoquer sérieusement et à discuter rationnellement, certains problèmes fondamentaux dont souffre le «pays réel», comme l'immigration, l'insécurité, la ruine de l'éducation et de la recherche, les dangers bureaucratiques de l'Europe, l'asthénie économique, l'absurdité d'une bonne partie du Code du travail, le chômage, le poids inconsidéré, dans l'économie, de la fonction publique, de la dépense publique et de la dette. Je crois que cette régression de la démocratie est le résultat tardif des institutions mises en place en 1958. Il n'est pas fréquent aujourd'hui de remettre en cause ces institutions qui jouissent d'un niveau élevé de confiance tant parmi les professeurs de droit constitu18
La double oligarchie de la Ve République
tionnel que dans les classes politique et médiatique. On leur sait gré en effet d'avoir mis fin à la crise politique dont souffrait la France de la Ne République et donné une sorte de preuve de leur bien-fondé durant un demi-siècle sans blocages ou autres problèmes graves. Mais la stabilité n'est pas nécessairement un bien en soi. Les grabataires aussi ne bougent pas. Ce qu'il faut considérer, c'est ce que les institutions de la ye République ont fait du pays dans les dernières décennies. À bien des égards, leur bilan est négatif. TI faut se souvenir que la Constitution de 1958 a rompu avec presque un siècle de tradition républicaine. Elle ne s'est pas contentée de remédier à l'instabilité des exécutifs, ce qui était le seul mandat que de Gaulle, appelé pour résoudre la crise algérienne, eût clairement reçu de la nation. Les circonstances tragiques dans lesquelles elle a vu le jour ont permis au Général d'aller plus loin et de mettre en œuvre des réformes institutionnelles profondes qu'il avait eues en vue dès avantguerre, qu'il avait longuement méditées pendant la guerre et au-delà - celles qui sont énoncées dans le fameux discours-programme de Bayeux de juin 1946et dont l'esprit césariste-bonapartiste différait radicalement de celui de la démocratie libérale tel qu'il s'était incarné dans les Ille et Ne Républiques. Ce sont ces nouvelles structures qui ont engendré, à la faveur d'une cascade d'effets pervers non prévus ni voulus, l'actuelle oligarchisation du pouvoir.
1. La suppression du Parlement Tout commence par le fait que la ye République - le trait est à peine forcé - a supprimé le Parlement. 19
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En effet, au lieu de rendre les pouvoirs exécutif et législatif indépendants l'un de l'autre comme dans le régime présidentialiste américain 2, les constituants de 1958 ont entièrement soumis le second au premier par une série de dispositions constituant une véritable rupture avec la tradition républicaine antérieure: désignation discrétionnaire du Premier ministre et des membres du gouvernement par le président de la République, tant pour les nommer que pour les révoquer (article 8)3, droit de dissolution de l'Assemblée nationale par décision du seul Président (article 12), énoncé restrictif des matières qui sont du domaine de la loi, seules matières dont le Parlement est autorisé à discuter (articles 34 et 37), maîtrise du gouvernement sur l'ordre du jour du Parlement (article 48), suppression du droit d'interpellation et limitation rigoureuse des conditions dans lesquelles l'Assemblée nationale peut présenter une motion de censure (article 49-2), possibilité donnée au gouvernement de faire adopter une loi sans débats (articles 44-3 et 49-3), etc. 4. Cette prééminence absolue de l'exécutif a été ensuite consacrée par la réforme constitutionnelle du 28 octobre 1962 instituant l'élection du président de la République au suffrage universel direct. Dès ce moment, en effet, le Président put se dire aussi légitime que le Parlement et prétendre incarner autant que lui la souveraineté du peuple. Il est vrai que la lettre de la Constitution accordait au Parlement des pouvoirs importants, à commencer par celui de faire tomber le gouvernement par une motion de censure 5. Mais il apparut bientôt qu'il devait s'aligner sur l'exécutif. En effet, la dynamique présidentielle des institutions se révéla rapidement irrésistible. Comment un président de la République 20
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élu par le peuple tout entier serait-il empêché d'agir par les volontés fractionnistes de tel ou tel groupe politique? Sans doute les forces politiques qui ont appelé à voter contre lui aux élections présidentielles continueront-elles à combattre sa politique au Parlement. Mais ses propres partisans ne pourront guère s'opposer à lui, leur légitimité personnelle n'étant pas commensurable à la sienne (chacun d'eux n'est élu que par une petite circonscription territoriale, alors que le Président est l'élu de tous les Français; quant aux groupes de députés, ils ne représentent qu'un parti, alors que, d'une part, le Président peut se prétendre indépendant de son propre parti, puisque c'est pour « répondre à l'appel des Français » qu'il s'est présenté, de lui-même, aux élections présidentielles, et que, d'autre part, il est soutenu au second tour par une coalition de plusieurs partis, et non pas seulement par le sien; en tous ces sens, l'élection du Président au suffrage universel est supposée conférer à l'élu une légitimité démocratique supérieure à celle de n'importe quel député ou groupe de députés). Cette prééminence fut bientôt formalisée dans le concept de « majorité présidentielle». La force parlementaire dominante ne fut plus une coalition de partis représentant différentes sensibilités politiques de l'électorat et s'accordant sur un programme négocié pour la législature. Ce fut une alliance électorale constituée dans le seul but de soutenir le Président, sur son programme à lui - même si son nom est son seul programme, comme le nom de Napoléon fut le seul programme du Prince-Président en décembre 1848, sa personne sacrée étant censée concentrer en elle toutes les sagesses. Bien que la notion ait sensiblement évolué et fluctué de De Gaulle à Pompidou, Giscard, 21
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Mitterrand et Chirac, on peut dire qu'elle a fini par s'imposer dans la vie politique de la Ve République, même sous la gauche où, pourtant, les partis communiste et socialiste, lointains héritiers du parti léniniste prétendant à la direction suprême de l'Histoire, avaient toujours considéré leurs élus comme de simples exécutants des décisions du parti. Or, loin que François Mitterrand se soit comporté comme leur mandataire, c'est eux qui, une fois Mitterrand constitué en présidentiable puis en président, ont dû marcher sous sa baguette. Comme le résume Jean-Louis Quermonne, «depuis 1962, la majorité parlementaire a historiquement procédé de la majorité référendaire ou présidentielle, non l'inverse 6 ». La prééminence du président n'a bientôt plus signifié seulement la soumission des députés du camp présidentiel aux volontés du président. Elle s'est traduite par la maîtrise du président sur l'élection même des députés. C'était la conséquence imparable du scrutin uninominal majoritaire à deux tours, associé au droit de dissolution et à la professionnalisation de la vie politique. Avec ce système, un député ne peut être élu que s'il a reçu l'investiture d'un grand parti composant une des deux coalitions à vocation majoritaire, organisées autour d'un président ou d'un présidentiable. La véritable élection se fait donc dans l'étatmajor du président actuel ou futur. Une fois élu, le député de la majorité ne conserve sa fonction et son gagne-pain que si la Chambre n'est pas dissoute, et il est donc fort peu tenté de risquer, par une attitude frondeuse, de provoquer cette dissolution. Si celle-ci survient, il ne retrouvera son investiture que s'il n'a pas «trahi» le Président. Dans ce système, les députés non dociles n'ont aucune chance de poursuivre long22
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temps leur carrière politique. Moyennant quoi, tous sont dociles, même s'ils mènent quelques contestations sur des sujets mineurs. Sous la V· République, c'est le président ou le présidentiable, donc le pouvoir exécutif réel ou virtuel, qui «nomme Il en réalité et tient ensuite entre ses mains les députés, à l'inverse de ce qui se passe tant dans les régimes parlementaires classiques que dans le régime présidentiel américain 7. Cela n'a pas été vrai seulement au début de la ye République, quand régnait la forte personnalité du Général. À cette époque, on appelait les députés du parti gaulliste les (( godillots », terme sarcastique qui reflétait l'étonnement de l'opinion publique devant l'alignement systématique des parlementaires sur les . positions du gouvernement, comportement qui ne s'était jamais vu sous les Républiques précédentes. On n'a plus employé cette expression désobligeante sous François Mitterrand et sous Jacques Chirac, non que les choses aient changé, mais l'opinion avait perdu la faculté de s'en étonner. Ainsi, sous la ye République après 1962, non seulement le gouvernement prend les décisions normales d'un pouvoir exécutif, mais en outre il réglemente dans des domaines plus vastes qu'auparavant, et enfin il exerce le pouvoir législatif par personnes interposées. Or, dès lors qu'il n'y a plus de séparation des pouvoirs et que le gouvernement est en mesure de fixer luimême les règles dans le cadre desquelles il devra agir, il n'est plus tenu par aucune règle. C'est le rétablissement d'un pouvoir (( absolu» - plus étendu, à maints égards, que celui des rois de France sous l'absolutisme. Certes, dans la pratique, cet absolutisme a été souvent mitigé. Il faut tout de même que l'Assemblée vote, et l'on ne peut lui faire voter n'importe quoi 23
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
n'importe quand, d'autant que le Sénat vote lui aussi et qu'on ne peut s'offrir le luxe de conflits systématiques. Ces freins se sont d'ailleurs renforcés à partir du moment où le parti gaulliste n'a plus eu la majorité absolue à lui seul et a dû composer avec les démocrates chrétiens d'abord, avec l'UDF de Lecanuet et Giscard ensuite. De même, sous la gauche, le parti communiste a pu poser ses conditions au parti socialiste, et celui-ci a souvent été en position d'au moins «négocier» la loi avec Matignon ou l'ÉlyséeB. Néanmoins, l'essentiel du pouvoir du Parlement tel qu'il existait sous les précédentes Républiques a disparu, en ce sens précis que le Parlement n'a plus les moyens juridiques et politiques de tenir en échec le gouvernement ni l'administration. Or, s'il est vrai qu'il représente, fût -ce imparfaitement - par son nombre et étant donné les centaines de batailles électorales locales dont il est le résultat -, la société civile, l'impuissance du Parlement signifie que la société civile ne peut plus tenir en échec l'appareil d'État. Elle ne peut limiter ses dépenses, l'empêcher d'étendre abusivement ses missions, ni, a contrario, l'obliger à régler tel ou tel problème qu'elle juge essentiel. L'État n'est plus pour elle ce qu'il doit être selon l'idéal commun des démocraties, un instrument. C'est l'État, au contraire, qui est en position d'imposer à la société ses volontés - ou pire, comme nous allons le voir, ses simples pesanteurs sociologiques.
2. l'abandon du référendum D'autant qu'une nouvelle évolution institutionnelle devait priver la société civile de son dernier 24
La double oligarchie de la V, République
moyen d'expression. La Constitution de 1958 prévoit la procédure de référendum. Certes, au regard des principes démocratiques, on sait que cette procédure est ambiguë. Le plébiscite, auquel elle ressemble, a toujours été l'instrument des tyrans, depuis la tyrannie grecque jusqu'aux Césars et aux Bonapartes, puisqu'elle permet à un homme fort s'appuyant sur la masse de prendre à revers toutes les médiations politiques et sociologiques existant entre cette masse et lui, et de se faire donner par le peuple un «chèque en blano, dont rien n'assure qu'il sera utilisé au profit réel dudit peuple. Néanmoins, le référendum de la V· République, comme les référendums suisses, a une valeur démocratique réelle. À la différence des plébiscites des dictateurs, il consiste en élections régulières et sincères, au suffrage universel libre et secret, précédées d'une campagne contradictoire. Le peuple dispose alors, sinon d'un pouvoir positif d'orienter la politique dans le sens de ses vœux, du moins d'un droit de veto. Il faut reconnaître à de Gaulle qu'il a accepté cette logique et ses contraintes jusqu'au bout, puisque c'est à la suite d'un référendum négatif qu'il a volontairement abandonné le pouvoir en 1969, trois ans avant la fin normale de son mandat. Or il se trouve que, sous ses successeurs, la pratique du référendum est tombée en désuétude. Alors qu'il y avait eu cinq référendums de 1958 à 1969, en onze ans, il y en eut seulement quatre dans toute la suite de l'histoire de la V, République jusqu'en 2004, en trente-cinq ans 9. Du coup, l'organisation d'un référendum le 29 mai 2005 au sujet du projet de Constitution européenne et son résultat massivement négatif ont été un élément singulièrement perturba25
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
teur des équilibres de la y. République postgaulliste. Nous reviendrons tout à l'heure sur sa signification. Il faut bien comprendre que la Constitution de 1958, sans le référendum, devient un système unilatéral où les hommes du gouvernement peuvent faire pratiquement ce qu'ils veulent. Déjà affranchis de la menace d'une censure parlementaire, quand ils veulent faire passer une mesure à l'égard de laquelle ils sentent que le peuple est réticent, ou quand ils refusent de prendre une mesure que le peuple souhaite, il leur suffit... de s'abstenir de consulter celui-ci. L'électorat, du coup, n'a plus aucun moyen constitutionnel de faire entendre sa voix. Les pouvoirs exécutifs se sont de plus en plus installés dans ce confort à mesure que les années passaient.
3. L'évanescence du ((fait majoritaire" Il est vrai qu'il reste les élections, présidentielle et législative - que personne, certes, sous la y. République, n'a encore proposé de supprimer. L'essentiel de la démocratie n'est-il pas par là même préservé? Non, car l'analyse va montrer ici encore un effet délétère des institutions. Le mode de scrutin retenu sous la y. République pour ces élections - le scrutin uninominal majoritaire à deux tours, avec restrictions pour l'accès au second tour - oblige l'électorat à une bipolarisation, et même, en ce qui concerne plus spécialement les élections législatives, à une double bipolarisation. Cette logique a été bien analysée par Jean-Luc Parodi. Elle tient à ce que des petits partis dispersés, représentant chacun une minorité d'électeurs, même 26
La double oligarchie de la Ve République
substantielle, n'ont aucune chance de gagner face à un adversaire qui serait organisé, lui, en un « grand » parti; au second tour resteraient alors seulement en lice ce grand parti et, probablement, puisqu'il y a restriction d'accès au second tour, un seul des petits partis du camp adverse. Ce petit parti, n'ayant que ses propres électeurs, serait inéluctablement condamné à perdre. Un mécanisme impérieux oblige donc les partis de chaque grand camp politique de droite et de gauche à s'allier entre eux afin d'avoir une chance de gagner le second tour 10. D'où une première bipolarisation gauche/droite. Mais en outre, pour figurer au second tour, il faut avoir été le premier de son camp au premier tour. Derechef, les petits partis de chaque camp sont incités à s'allier entre eux pour faire front au grand parti du même camp. Chaque camp se trouve à son tour bipolarisé. D'où l'existence, sous la plus grande partie de la V, République, de quatre grandes forces partisanes - RPR, UDF, PS, PC -, résultat de la mécanique électorale plus que d'une véritable logique politique et idéologique reflétant l'état réel de l'opinion. On a parlé avec ironie de la « bande des quatre » pour signifier que ces partis, malgré leurs rivalités, sont d'accord sur un point au moins, à savoir ne jamais modifier le mode de scrutin en place auquel ils doivent leur monopole. Or on peut considérer que ce système électoral brime sévèrement l'expression démocratique. Il contraint en effet les électeurs à voter, au second tour, pour des partis dont ils n'approuvent pas les positions politiques, mais auxquels ils sont obligés de donner leurs voix s'ils veulent écarter des forces politiques qu'ils jugent plus détestables encore. De même, au premier tour, ils devront voter pour le candidat que 27
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
leur propose la coalition à laquelle appartient leur parti, alors que ce candidat peut avoir des idées politiques fort différentes des leurs. Le résultat de ce mode de scrutin est donc que la plus grande part des sensibilités politiques de l'électorat disparaît de par le mécanisme même de l'élection. Elles ne seront pas représentées dans le « pays légal ». En outre, aggravé par les mesures touchant au financement des partis, le système empêche toute nouvelle force politique d'apparaître, à moins qu'elle ne soit suffisamment proche d'une des forces de l'establishment pour pouvoir s'agréger à elle (comme les Verts à la « gauche plurielle»; encore n'ont-ils obtenu qu'un strapontin). D'où un évident déficit démocratique. On peut toujours dire que c'est le prix à payer pour qu'il y ait une majorité claire, qui puisse soutenir pendant toute la législature un gouvernement qui, de ce fait, pourra gouverner. Certes, mais le problème est que cette prétendue « majorité lI, outre qu'elle n'est nullement « claire» puisqu'elle est fondée sur la confusion et une sorte de tromperie, au moins par omission, n'en est bientôt plus une, même au sens arithmétique du terme. Ce système induit en effet un nouvel effet pervers. Il se trouve que les électeurs de la Ve République, depuis plusieurs législatures maintenant, se sentant de moins en moins adéquatement représentés par le Parlement, ont boudé les élections. Ils ont mis dans l'ume des bulletins blancs ou nuls, se sont abstenus, voire ne se sont pas inscrits sur les listes électorales, ou n'ont pas fait suivre leur inscription lorsqu'ils changeaient de domicile. Ce qui a permis aux observateurs de faire des calculs alarmants. Déjà, au début de la Ve République, quand le taux d'abstention tour28
La double oligarchie de la
v· République
nait autour de 20 0/0, les «majorités Il au pouvoir représentaient seulement, en réalité, quelque 20 % des citoyens en âge de voter (car la «majorité)) gagnait avec des voix représentant 40 % des électeurs inscrits, mais les élus n'avaient véritablement été choisis, au premier tour, que par la moitié de ces 40 0/0). Mais quand - comme cela a été le cas dans les scrutins récents - le cumul des non-inscriptions sur les listes électorales, des abstentions et des bulletins blancs et nuls avoisine les 50 0/0, le vainqueur du second tour peut n'avoir été véritablement choisi que par une fraction infime des citoyens en âge de voter. Ainsi, au printemps 2002, Jacques Chirac a obtenu 19,88 % des suffrages exprimés au premier tour de l'élection présidentielle, ce qui représentait 12,5 % environ des électeurs potentiels 11. Il n'en prétend pas moins «incarnefll la nation et prendre seul, y compris contre la majorité de l'opinion et même du Parlement, comme nous le verrons, les décisions essentielles. Au premier tour des élections législatives de cette même année 2002, l'UMP, qui pourtant regroupe en principe toutes les droites, a obtenu 33,3 % des suffrages exprimés. Or cela ne représentait qu'un peu moins de 19 % des électeurs potentiels 12 ... Dans ces conditions, parler de «fait majoritaire Il résonne comme un singulier paradoxe. Ceux qui détiennent l'intégralité des pouvoirs législatif et exécutif ne peuvent sérieusement se prévaloir de l'appui de la majorité du peuple. Le pays légal ne représente pas le pays réel. Le mécontentement de l'électorat peut se lire d'une manière indirecte, mais éloquente, dans son étrange comportement depuis une vingtaine d'années. Depuis 1981, en effet, il a changé de « majorité Il 29
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
à chaque élection, dans les deux sens, par d'amples mouvements de balancier 13. Cette inconstance de l'électorat donne à penser qu'il veut moins choisir un gouvernement que « secouer le cocotier» afin de faire tomber tous les gouvernements, dont il pense qu'au-
cun ne le représente plus. Telle est, croyons-nous, la signification réelle et profonde du «non» que le peuple a prononcé lors du référendum sur l'Europe du 29 mai 2005. Ce n'était un «non» ni à l'Europe, ni au libéralisme, ni au socialisme. Au vrai, ce n'était pas une opinion politique, exprimée dans un certain cadre. C'était un refus du cadre lui-même. Par le seul canal qui lui était encore offert, le pays réel entendait signifier au pays légal qu'il ne se reconnaissait pas en lui. Diagnostic que va confirmer et éclairer la suite de notre analyse: le peuple ne se sent plus «souverain» depuis vingt ou trente ans parce que le vrai pouvoir, entre-temps, est passé à une oligarchie.
4. Établissement d'une oligarchie. Première composante: les fonctionnaires Le premier président de la Ve République était, dans l'âme, un étatiste. Comme les absolutistes et les socialistes, il croyait au primat du politique sur l'économique et le social, et donc à l'omnicompétence de l'État, voué à assurer non seulement des missions « régaliennes II, diplomatie, défense, police, justice, mais aussi de grandes politiques économiques, sociales et même culturelles. Pour exécuter les politiques classiques et nouvelles de l'État, de Gaulle avait besoin de fonctionnaires nombreux, choisis parmi les 30
La double oligarchie de la V' République
meilleurs talents du pays. Il avait créé dès 1945 l'École nationale d'administration, dans laquelle il puisa. Il prit comme ministres des «grands commis II, c'est-à-dire des hommes issus de la haute fonction publique, de préférence aux hommes venus de la société civile. Ce fut la fin de la République des avocats, des professeurs, des médecins et en général des «notables II, et la V, République devint la république des hauts fonctionnaires. Ceux-ci ne détinrent pas seulement les postes ministériels et les grandes directions de l'administration, mais ils envahirent le Parlement lui-même. En effet, aimés et protégés du pouvoir, ils recevaient facilement l'investiture du parti présidentiel et, dans la dynamique de la majorité présidentielle dont nous avons parlé plus haut, ils étaient élus. À l'Assemblée nationale, ils rejoignirent la cohorte des députés de gauche déjà fonctionnaires, instituteurs et professeurs. Le statut de la fonction publique, héritage du communiste Maurice Thorez qui l'avait établi en 1946, leur facilitait les choses. S'ils n'étaient pas élus ou réélus, ils retrouvaient automatiquement leur carrière administrative normale, de toute façon améliorée par leur passage dans les milieux politiques. La candidature, pour eux, présentait un risque minimal. Entre eux et les candidats à la députation venus de la société civile, il s'instaurait donc une permanente distorsion de concurrence qui devait avoir, tout au long du régime, des effets durables et cumulatifs 14. De fait, les fonctionnaires ont tendu à devenir majoritaires à la Chambre des députés, notamment sous la gauche 15. Les fonctionnaires ont, certes, toutes les compétences nécessaires - formation aux sciences politiques 31
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
et administratives, connaissance des dossiers, etc. - et ce n'est pas leur personne qui est en cause. Mais ils ne sont incités, ni par leur culture ni par leurs intérêts corporatifs, à exercer quelque contrainte que ce soit sur la fonction publique, en particulier à remettre en cause l'extension de ses missions ou les dotations budgétaires dont elle bénéficie. Leur intérêt personnel direct les conduit à ménager les hommes des administrations dans lesquelles ils devront retourner après la fin de leur mandat. Ils sont mal placés, symétriquement, pour comprendre la logique et les valeurs du secteur libéral de l'économie - mutation d'extrême conséquence par rapport aux Parlements des Ille et IVe Républiques qui, eux, étaient largement composés de ces mêmes « classes moyennes » qui constituaient l'électorat des partis républicains modérés. Le seul fait que les fonctionnaires soient surreprésentés à la Chambre, dans les cabinets ministériels et au gouvernement, s'ajoutant au fait qu'ils ont, par définition, le monopole dans l'Administration, compromet gravement les équilibres démocratiques fondamentaux. Cette prééminence des fonctionnaires, en effet, n'est pas le choix de l'électorat. L'électorat ne choisit pas les membres du gouvernement, nommés par le président. Il choisit les députés, mais il ne peut voter que pour les candidats qu'on lui présente, et c'est le choix des partis présidentiels de lui présenter un grand nombre de fonctionnaires. L'électorat est encore moins présent en amont de ces choix: il ne peut voter pour déterminer qui sera fonctionnaire et qui ne le sera pas, puisque la fonction publique s'autorecrute. C'est cette indépendance quasi totale des structures et des hommes du pouvoir par rapport aux choix et préférences du suffrage universel que je pro32
La double oligarchie de la Ve République
pose d'exprimer lorsque je prétends que ces hommes constituent une oligarchie. L'oligarchie des fonctionnaires gouverne, réglemente, légifère 16. Elle peut donc imposer ses conceptions, décider les politiques qui correspondent à ses convictions et à ses comportements ataviques, c'està-dire, le plus souvent, des politiques étatistes, interventionnistes, non libérales ou antilibérales. Avec ce système oligarchique, l'État est dirigé par des hommes issus de son propre appareil; il n'est plus surveillé, contrôlé par des élus du peuple indépendants de lui. Il est bien connu que, lors du vote de la loi de finances, la quasi-totalité des dépenses est reconduite d'année en année sans discussion, comme si l'affectation de l'argent de la société à des services publics était irréversible et que les élus du peuple n'avaient plus aucun titre à s'en mêler. L'impuissance du Parlement devant l'Administration est patente. Il n'a pas de moyens d'information propres et il est tributaire, pour juger de son efficacité, des seules informations qu'elle veut bien lui communiquer 17. Or fonctionnaires et ministres font bloc devant les velléités de contrôle parlementaire. Il arrive souvent que l'Administration ne réponde pas aux questions, ou donne des réponses lacunaires ou dilatoires. Quand un député se montre trop curieux ou exigeant, quand il entend se draper dans son écharpe tricolore pour rappeler aux services administratifs qu'ils sont sous l'autorité du peuple souverain, représenté par l'honorable parlementaire, l'affaire remonte au ministre, puis à Matignon ou à l'Élysée, d'où elle redescend vers le député sous forme d'intimidations et de menaces. Les choses en restent là, puisque, comme on l'a dit plus haut, un député qui s'obstinerait dans 33
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une fronde contre le parti au pouvoir ne retrouverait à court terme ni son investiture, ni son siège, ni ses moyens d'existence. Dans la haute fonction publique dont sont issus les ministres et les membres des cabinets ministériels, il existe d'ailleurs une «culture du mépris» des élus et en général de la société civile. Cette culture remonte très loin, au temps de l'absolutisme, du jacobinisme et du bonapartisme. Elle avait régressé sous les lII e et IVe Républiques, régimes où les élus du peuple, nonfonctionnaires, devenaient ministres et pouvaient alors peser sur l'Administration, durement si nécessaire. Mais elle est revenue en force sous la Ve, où elle a été encouragée par le culte renaissant de l'État. Cette culture veut que les parlementaires soient des espèces de culs-terreux, des «produits du terroir» incompétents et irresponsables qu'il faut écouter sans doute, mais dont il faut se méfier et auxquels il n'est pas question, en tout cas, de confier des affaires sérieuses, ni même des informations sensibles. Les vraies affaires se règlent à l'Élysée, à Matignon ou à Bercy, entre gens du sérail. Quand les parlementaires sont eux-mêmes des hauts fonctionnaires, le mépris est remplacé par la connivence. Tout n'est peut-être pas faux dans cette image que les fonctionnaires issus des grands corps se font du député «assistante sociale», bon pour tenir des permanences et des meetings dans sa circonscription, mais ayant des préoccupations et une culture de niveau Clochemerle, et en général aussi peu désireux que capable de formuler des avis sensés sur les grandes questions nationales et internationales. Mais c'est un cercle vicieux. Si le député n'a aucune parcelle du pouvoir de l'État, mais n'est qu'un intermédiaire voué à défendre les intérêts à courte vue de sa 34
La double oligarchie de la V· République
circonscription auprès d'un État qui lui échappe et dont il peut seulement quémander les grâces, il n'a aucune raison d'acquérir ni d'entretenir une culture politique élevée; et s'il ne possède pas celle-ci, les hauts fonctionnaires se sentent confirmés dans la légitimité de leur monopole. Dans ces conditions, on comprend les désillusions et la désertion électorale du peuple. La démocratie subsiste nominalement: à chaque nouvelle élection, le peuple peut se donner la satisfaction de récuser les parlementaires qu'il avait élus aux élections précédentes. Mais étant donné que ce ne sont pas les élus qui ont le pouvoir, mais les fonctionnaires, l'électeur perçoit obscurément qu'il n'a rien de concret à attendre de ce renouvellement. D'autant qu'il constate que fonctionnaires de droite et de gauche, non seulement se ressemblent, mais encore se ménagent, s'entraident, se garantissent mutuellement leurs places, leurs statuts et leurs privilèges. Qu'ils vont même jusqu'à se confier volontiers, d'un camp à l'autre, des postes et des missions importants, même lorsqu'ils sont politiquement sensibles, à charge de revanche quand la majorité aura changé. Ainsi le peuple les perçoit-il comme des complices qui s'entendent derrière son dos. Du coup, les institutions de la Ve République sont grosses d'un nouvel effet pervers.
5. Établissement d'une oligarchie. Deuxième composante: les syndicats et groupes activistes En voici la logique. Du fait qu'il existe, comme nous l'avons vu, un déficit démocratique chronique 35
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
des institutions, que la voie parlementaire se révèle vaine, la seule manière d'influer sur les décisions politiques, sous la ve République, est d'employer des voies extraparlementaires, c'est-à-dire de substituer à
la démocratie institutionnelle stérilisée une cratie Il extra-institutionnelle.
«
démo-
Il s'agit de l'ensemble des moyens légaux et illégaux, autres que le vote, de faire pression sur les autorités. J'entends par «pression» une action réelle, qui les gêne en pratique, et non pas seulement une action idéologique sur l'opinion susceptible d'avoir, à terme, des conséquences électorales (puisque nous venons de voir que cette logique de démocratie formelle est devenue largement inopérante). Il s'agit essentiellement de deux grandes catégories d'actions: 1) celles qui entravent l'activité économique et engendrent des coûts directs ou indirects insupportables: les grèves dans les services à monopole qui, lorsqu'ils sont paralysés, bloquent virtuellement toute la chaîne de la division du travail (électricité, poste, transports, écoles 18... ); 2) celles qui sont de nature, par leur caractère spectaculaire, à accaparer l'attention des médias, suspendant d'une autre manière le cours de la vie sociale normale, c'est-à-dire toute la gamme des actions dites «de rue lI, violentes et/ou illégales, comportant bris de matériaux, incendies volontaires de voitures ou de bâtiments, occupations de lieux publics, arrachages de cultures, séquestration de personnes, blocages de routes, de ponts, de ports, d'aéroports, de gares et, depuis peu, piratages de paquebots. Il s'agit de se livrer à des actions suffisamment spectaculaires pour que les médias en diffusent les images. Mais s'arrêter de travailler n'est pas assez spectaculaire, pas plus que manifester paisiblement 36
La double oligarchie de la
ve République
dans la rue. D'où le recours à des violences génératrices d'images saisissantes. Il y a toujours eu des violences sociales. Mais ce qu'on a vu apparaître et se généraliser sous la Ve République en France est, croyons-nous, spécifique. La plupart des mouvements sociaux des trois ou quatre dernières décennies ne sont pas insurrectionnels. Ils ne visent pas à s'emparer des principaux bâtiments publics dans le but de changer le régime, ne cherchent pas à piller pour piller, à détruire pour détruire, et s'interdisent le plus souvent de faire couler le sang 19. Il semble que l'objectif de leurs auteurs, ce soit seulement de (( se faire entendre» (c'est d'ailleurs ce qu'ils disent quand on les interroge). En effet, pour être (( entendu», il ne suffit plus de parler, puisque désormais, dans le pays légal, personne n'écoute. On ne sera (( entendu» que si l'on force l'attention, ce qui n'aura lieu que si l'on rend la vie impossible aux autorités. C'est alors, mais alors seulement, que celles-ci seront obligées de donner une réponse. Ainsi, l'action de force vaut message. On peut penser qu'elle est un substitut spontanément trouvé par la société civile pour contourner l'obstacle qui a été opposé par les institutions de la V e République à son expression démocratique normale. L'étude des crises sociales survenues depuis deux ou trois décennies en France, de leur évolution et de leur issue, montre que l'exécutif écoute quasiment toujours les ((messages» ainsi formulés. Il n'est pas difficile d'expliquer pourquoi. C'est, de sa part, l'attitude la plus rationnelle compte tenu du dilemme dans lequel il est placé lorsque de tels événements surviennent. - Il peut difficilement rétablir l'ordre par la force. En effet, depuis la Libération, un marxisme diffus est 37
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
présent dans l'opinion et les médias. On est parvenu à faire passer l'idée que les violences et les illégalités, dès lors qu'elles sont au service de « luttes » sociales qui ont pour but de paralyser un système libéral présenté comme mauvais en soi, ne sont pas des délits, mais des moyens d'action licites et même méritoires. Que c'est la répression, au contraire, qui serait « fasciste ». Dans ce contexte idéologique, faire respecter la loi comporte à l'évidence, pour les gouvernements, un coût politique élevé2°. - En revanche, le laxisme est politiquement plus facile. Dans un pays très étatisé et socialisé comme l'est la France, où 1'« État providence » contrôle désormais plus de la moitié de la ricJ1esse produite par la société, l'exécutif peut satisfaire de facto les revendications les plus diverses, même les plus abusives ou les plus incongmes. Il lui suffit de prendre discrétionnairement des mesures budgétaires, réglementaires ou, s'il le faut, législatives 21. Ces mesures, il est vrai, impliqueront d'augmenter les prélèvements obligatoires. Mais ce supplément de pression fiscale sera répercuté de façon indivise et donc, peut-on espérer, invisible et indolore, sur une société civile qui ne pourra se défendre, puisque ses défenseurs attitrés, à savoir les membres de l'État légal, sont précisément ceux qui sont décidés à la spolier. Quand les responsables cèdent aux mouvements de me, le coût politique, pour eux, est donc quasi nul. Faisant ce calcul, les membres de l'oligarchie au pouvoir ont presque systématiquement choisi de céder à la me, obtenant ainsi la paix, le retour à la vie normale et la perpétuation de leur propre situation. Le problème est que, si tel était leur intérêt en tant que groupe sociologique, ce n'était pas l'intérêt général du pays. 38
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En effet, en cédant régulièrement devant les actions violentes, les gouvernements successifs ont montré par là même que la violence est payante. Sans en être bien conscients, sans doute, ils ont laissé s'ins-
taurer une véritable nouvelle règle du jeu de la vie politique, non écrite, mais qui a pris place dans les institutions coutumières du pays. Il est devenu clair, pour toutes les catégories sociales ou professionnelles organisées, que celles qui s'en remettent aux canaux légaux de l'appareil d'État démocratique ne sont pas entendues et voient leurs intérêts lésés, alors que celles qui descendent dans la rue obtiennent des avantages. Elles en ont conclu que le mégaphone, les blocages, les violences et les destructions sont désormais le seul bulletin de vote qui compte; que, dans la démocratie française, on n'a voix délibérative que lorsqu'on s'est
mis en mesure de troubler l'ordre public. La mauvaise monnaie chassant la bonne, ces comportements fondamentalement antidémocratiques des syndicats ont été imités par d'autres types de minorités agissantes, les associations défendant tel intérêt catégoriel, ou telle thèse politique extrême - cela va de SOS Racisme à Greenpeace, Attac, les «Forums sociaux II, Droit au logement, la Confédération paysanne, Act Up, etc. Là encore, l'expérience montre que ces groupes sont « entendus II. On dira: à la bonne heure, la démocratie n'est donc pas morte, elle a seulement changé de terrain. Le peuple s'exprime par les syndicats et les associations activistes, ce n'est qu'un déplacement du point de levier. Il y a des contre-pouvoirs, l'État doit composer avec eux. Que demander de plus? C'est là un raisonnement trompeur. Car les forces sociales en question ne sont nullement représenta39
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tives. Pour accéder à ce nouveau type d'influence, il faut avoir certains traits moraux et sociologiques bien typés que seuls certains groupes possèdent. Il faut oser mépriser la loi, tenir pour quantité négligeable les droits, la propriété et la liberté d'autrui. Il faut être « capable» d'arrêter un train en pleine voie, de bloquer pendant des journées entières des centaines de personnes dans un aéroport, avec bagages et enfants, d'installer des centaines de tentes en plein Paris, de « taguef)) sans états d'âme des trains, des bus ou des bâtiments publics et privés, de joncher les rues ou les champs de détritus, de dégrader l'environnement, etc. Il faut aussi disposer des techniques de l'agit-prop, s'être entraîné, avoir formé des milices (appelées par euphémisme ou, plus exactement, par antiphrase «services d'ordre»), posséder des camions, des cars, des calicots, des mégaphones, des barres de fer, etc. Seuls peuvent se livrer à de telles transgressions des gens qui se croient dépositaires d'une vérité messianique qu'ils sont décidés à imposer à la majorité alors qu'ils ne sont qu'un groupe ultraminoritaire et qu'ils le savent. C'est là toute une « culture» que seuls possèdent certains milieux sociologiquement typés, toujours les mêmes: les syndicats marxisés et les associations sur lesquelles leurs mœurs ont déteint (et qui sont d'ailleurs souvent leurs filiales ou leurs avatars). Et voilà que ces groupes typés, minoritaires, marginaux même à bien des égards, deviennent partie délibérative aux instances de décision publique, accèdent de facto au pouvoir. Les autorités peuvent se permettre d'ignorer, symétriquement, les catégories sociales qui répugnent à ce genre de méthodes. 40
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Les citoyens pacifiques, qui ne sont ni syndicalistes révolutionnaires ni activistes, ceux qui se contentent d'espérer dans le résultat des prochaines élections, ou dans l'influence qu'ils pourraient exercer par les médias, les livres, les pétitions, les manifestations autorisées, le prosélytisme associatif pacifique, etc., n'ont plus voix au chapitre. Ou, si leur voix n'est pas étouffée, elle n'est plus délibérative. Voilà donc réduites à la stérilité politique les catégories les plus civilisées de la population, en particulier les élites des secteurs intellectuel et économique, alors que c'est précisément leur apport au débat public qui serait probablement de la plus grande utilité pour le pays. Or leur voix compte moins, désormais, que celle des violents et des délinquants. C'est ceux-ci seuls qu'on redoute et qu'on écoute, et qui en viennent à constituer un second pouvoir à côté de celui des autorités officielles. Comme ce pouvoir n'est nullement démocratique, nous pouvons l'appeler à bon droit, lui aussi, une oligarchie, une seconde oligarchie qui, aussi abusivement que la première, s'est emparée d'une part du pouvoir souverain. Pourquoi l'oligarchie des fonctionnaires lui a-telle fait place à côté d'elle? Sans doute parce qu'elle avait conscience de sa propre non-représentativité, telle qu'elle résulte des institutions de la Ve République. Elle a vaguement compris qu'elle ne pourrait conserver durablement le pouvoir sans faire des concessions à l'opinion, sans « lâcher quelque chose au peuple », comme disait au xvue siècle un fameux théoricien de l'absolutisme, Cardin Le Bret. Le problème est qu'elle a lâché quelque chose non pas au peuple, mais à ceux-là seuls qui sont capables de tenir 41
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
la rue. Au lieu de corriger sa non-représentativité en modifiant les institutions dans un sens plus démocratique, c'est-à-dire en améliorant et en augmentant les possibilités d'expression de l'opinion publique dans son ensemble, elle n'a fait de concessions qu'à la seule fraction du «peuple» qui menace réellement son pouvoir, à savoir celle qui emploie des moyens violents et/ou illégaux. Elle a renoncé à tout principe et a eu un comportement purement «pragmatique» 22. Elle a paré au plus pressé en cédant jour après jour à la force. Et même, avec le temps, c'est devenu chez elle une habitude mentale qu'on pourrait comparer au fameux syndrome de Stockholm: elle a fini par trouver intéressants, importants, voire sympathiques, ces voyous qui lui mettent le couteau sur la gorge, et elle a chassé définitivement de ses préoccupations la «France d'en bas» qui n'emploie pas les mêmes armes et ne se donne pas les mêmes moyens de la menacer 23 • Le résultat est que, dans les dernières décennies de la Ve République, la seconde oligarchie n'a cessé de monter en puissance. D'abord, prenant l'habitude de céder à ses revendications, on a, par le fait même, augmenté son crédit et son prestige auprès d'une partie - minoritaire, certes, mais non négligeable - de l'opinion. Ensuite, on a cru habile de prévenir ses actions et d'essayer de la faire taire en satisfaisant sa première revendication qui est d'obtenir de l'argent public. De fait, aujourd'hui, l'argent dont disposent les syndicats est principalement d'origine publique: État, collectivités locales, entreprises publiques, organismes de Sécurité sociale se cotisent pour les faire vivre ... 24 De même, quasiment toutes les associations qui ont su, un jour ou l'autre, occuper la rue et les médias reçoivent des subventions, souvent très 42
La double oligarchie de la Ve République
importantes (SOS Racisme, Attac, Act Up ... ). Cette politique a été gravement pensée par ces machiavéliens au petit pied que sont nos énarques formés par Sciences-Po, qui croient que les militants de ces organisations sont des «pragmatiques» comme eux, qu'un peu d'argent et de pouvoir rendra raisonnables; ils ne voient pas que ce sont des gens à idéaux, type humain qui n'est pas dans le champ de vision de la politologie. Le beau fruit de cette haute politique est que tous ces groupes, une fois subventionnés, se retrouvent pourvus de moyens supplémentaires en militants et en matériels qui leur permettent de repartir de plus belle dans la rue, d'y commettre de nouvelles violences et d'obtenir de nouvelles concessions. Enfin et surtout, les diverses composantes de la seconde oligarchie ont été établies dans un statut quasi officiel, comme interlocuteurs permanents et organiques du pouvoir. Les syndicats assurent désormais en effet, dans des pans entiers de l'appareil d'État, en parallèle à l'administration régulière, un véritable rôle de cogestion. De même, travailler avec «les associations» est devenu un mode normal de la gestion politique du pays, tant au plan national que dans les collectivités territoriales. Or les groupes composant la seconde oligarchie sont tous des groupes privés et minoritaires, autoproclamés, sans légitimité démocratique vérifiée, et dont le casier judiciaire serait rarement vierge si, précisément, ils ne bénéficiaient d'une impunité tolérée en haut lieu. Nous en concluons qu'en France la démocratie, toujours en place nominalement, a été remplacée en fait par une dyarchie, un condominium des fonctionnaires et des militants syndicalistes et associatifs sur une société civile privée de droits politiques réels. 43
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L'analyse de la vie politique du pays depuis vingt ou trente ans montre que toutes les vraies décisions sont prises par ce duopole. Au fil des ans, et de façon accélérée à partir de 1981, on a fini par trouver normal que toute décision politique d'importance soit prise en concertation avec les «partenaires sociaux» ou les « associations » et en accord avec eux. Les politiciens de droite eux-mêmes, revenant au pouvoir pour de brèves alternances (1986-1988, 1993-1997, 2002-... ), ont fini par juger non seulement fréquentables, mais incontournables ces syndicats et groupes qui les tiennent en otages. Ils ont parlé de plus en plus leur langage, considéré le «dialogue» avec eux comme une sorte de devoir sacré. Ils en sont venus peu à peu, sans se l'avouer sans doute très clairement à eux-mêmes, et sans naturellement jamais le dire en public, à considérer la cogestion de la France par euxmêmes et les leaders syndicaux et activistes comme une alternative pleinement valable à la démocratie institutionnelle et formelle. Comme si les « partenaires sociaux» et les «associations» représentaient plus valablement le peuple souverain que les autorités régulièrement élues par le suffrage universel libre, individuel et secret. Même la majorité du Parlement ne peut obtenir une décision susceptible de mécontenter la double oligarchie. Ainsi, lors de la campagne électorale de 2002, l'UMP inscrit à son programme une loi instaurant un service minimum dans les transports publics en cas de grève. Aux élections, l'UMP obtient une large majorité. Des députés réclament alors au gouvernement l'exécution de la promesse faite aux électeurs, à savoir l'inscription de la loi à l'ordre du jour de l'Assemblée. L'Élysée et Matignon se font prier, 44
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arguant que les « partenaires sociaux Il ne veulent pas d'une telle loi, et qu'il convient donc d'entamer un « dialogue Il avec eux. Les députés s'impatientent, signent une proposition de loi. Cette proposition recueille un nombre croissant de signatures, jusqu'à ce qu'une majorité de députés la signent. Mais l'Assemblée, on le sait, n'est pas maîtresse de son ordre dujour 25 • L'Élysée continuant de faire la sourde oreille, il n'y a donc toujours pas, en 2006, de projet de loi en vue. Or, déjà, le fait que des députés soient conduits à signer l'équivalent d'une pétition pour avoir le droit de discuter d'un texte de loi est étrange dans une démocratie. Ce sont les simples citoyens qui sont censés pétitionner; les députés, eux, ont autorité pour débattre et voter! Mais qu'en outre la majorité des représentants du peuple, qui est par elle-même, en principe, législatrice, ne puisse même pas obtenir qu'on commence à discuter d'une loi, comment qualifier cette situation autrement que comme un despotisme? Les vrais dépositaires du pouvoir souverain sont donc en France, désormais, l'Élysée et les « partenaires sociaux )l, représentant respectivement 12,5 0/0 des électeurs et 5 à 10 % des salariés... La souveraineté du peuple est purement et simplement ignorée et forclose. Qu'en penseraient les Aristote, Polybe, Cicéron, Bodin et autres Montesquieu, s'ils revenaient sur terre et qu'on leur expliquât comment fonctionne désormais le régime politique français? Ils ne pourraient que conclure que ce régime est un beau cas d'oligarchie. Peu de lois, aussi, dont on n'apprenne qu'elles ont été proposées, et parfois même rédigées « clés en main)l, par de prétendues « associations)l qui n'ont qu'un nombre infime de membres, mais qui, ayant 45
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fait un jour du bruit dans la rue et dans la presse, ont bénéficié, on ne sait pourquoi, de subventions publiques qui les ont étoffées et enhardies, et qui sont devenues les conseillers auliques et référendaires du pouvoir. Le pire est que les ministres et les députés, en discutant avec elles, ont réellement cru qu'ils partageaient quelque peu le pouvoir, qu'ils faisaient un pas vers l'opinion publique; ils ne se sont pas rendu compte qu'ils oubliaient leurs électeurs et ne discutaient qu'avec le «microcosme» 26. Mais, dans la seconde oligarchie, la première place revient sans conteste aux syndicats, sur lesquels nous devons ajouter maintenant quelques remarques. Car désormais, on l'a dit, dans bien des administrations et entreprises publiques, ils constituent une véritable hiérarchie parallèle à la hiérarchie légale. Il est bien connu que c'est le cas dans l'Éducation nationale, où il serait d'ailleurs plus juste de dire qu'ils sont l'unique hiérarchie qui gère le système, puisque la plupart des fonctionnaires du ministère qui, en principe, le co gèrent avec eux sont euxmêmes des syndicalistes obéissant pour l'essentiel aux mots d'ordre et à l'idéologie de leur organisation. Le ministre et son cabinet, seuls représentants légitimes du peuple que l'on dit souverain, n'ont, par eux-mêmes, pratiquement aucun pouvoir (même et surtout pas sur l'«intendance»). Mais c'est là un cas extrême, qui exigerait une analyse spécifique. On sait que le système éducatif a été depuis le début du XX· siècle le principal enjeu stratégique de la gauche, qui a consacré toute son énergie à l'investissement complet de ce terrain et est parvenue à ses fins. Une situation de cogestion existe aussi dans les autres ministères, en particulier au ministère des 46
La double oligarchie de la Ve République
Finances où ce sont les syndicats qui fixent en grande partie non seulement la pratique de l'impôt, mais sa doctrine. Elle existe encore dans les grandes entreprises publiques, EDF, SNCF, RATP, Air France, etc., dans la plupart desquelles la CGT, SUD ou FO partagent le pouvoir à parts égales avec les directions nommées. Enfin, les syndicats gèrent en direct l'immense secteur de la protection sociale, lequel brasse plus de la moitié de l'argent public et plus du quart du PIB. Ce statut des syndicats dans la vie politique française est étrange à plus d'un titre. Il est plus officieux et coutumier qu'officiel et légal. Le rôle des syndicats n'a jamais été véritablement inscrit noir sur blanc dans les droits privé et public. il n'a évidemment pas pu être inscrit dans la Constitution que les décisions du gouvernement et du Parlement représentant le peuple ne sont exécutoires que si et quand elles ont trouvé grâce aux yeux de ces groupes privés et minoritaires que sont les syndicats: ç'aurait été reconnaître officiellement que la France n'est pas une démocratie. De même, les méthodes délictueuses employées par les syndicats et les associations activistes n'ont jamais été légalisées. Par exemple, le droit de grève reconnu dans la Constitution continue à consister seulement en la faculté qu'ont des salariés de cesser le travail sans que leur contrat de travail soit juridiquement caduc, bien qu'il ait été unilatéralement rompu. Mais ni la Constitution ni la loi n'ont jamais autorisé les « piquets de grève», encore moins les occupations d'usines, séquestrations de cadres, blocages de voies de communication, etc. Tout cela est seulement coutumier. De même encore, le système de protection sociale est largement en marge de la légalité, puisque 47
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les organismes de protection sociale, co gérés par les organisations syndicales, demeurent des associations de droit privé «< associations loi de 1901 »), alors qu'elles jouissent de prérogatives de puissance publique. On a « oublié» de procéder à l'élection des dirigeants de ces organismes, pourtant prévue dès l'origine et rendue obligatoire par une loi de 1946. Les dirigeants des organismes de Sécurité sociale sont désignés dans la plus grande opacité des bureaux du ministère des Affaires sociales, sans doute par un mélange de cooptation, de rapports de force et de faveur politicienne. Ils ne représentent donc en rien les assurés sociaux, et l'expression « partenaires sociaux» n'a, en ce qui concerne ces organismes, aucun sens. On est ici en plein mensonge. Les conflits des particuliers avec les organismes de Sécurité sociale ne sont pas tranchés par les tribunaux de l'État, ordinaires ou administratifs, mais on a créé, pour les régler, des juridictions ad hoc (les «tribunaux des affaires de Sécurité sociale») où les syndicalistes sont juge et partie. Cette situation exorbitante du droit commun est à la fois connue des spécialistes et jamais discutée dans l'espace public. Cela s'explique aisément. Tous ces aspects de la situation des syndicats sont le fruit d'arrangements informels entre l'exécutif et les groupes de pression, conclus dans le secret des ministères et des bureaux pour dénouer ou prévenir les conflits sociaux. Ils sanctionnent un rapport de force. Si l'on avait voulu inscrire dans le droit les pouvoirs ainsi concédés aux syndicats, il aurait fallu mettre en œuvre des procédures publiques où l'on aurait dû fournir des justifications scientifiques et morales de ces pouvoirs. On aurait été bien en peine d'en trouver. 48
La double oligarchie de la V' République
Il Y aurait eu des controverses publiques sévères, des batailles d'amendements, des votes dans les deux chambres du Parlement, qu'il aurait fallu trancher, le cas échéant, par des référendums populaires, euxmêmes précédés de débats fournis, d'une avalanche de livres et d'articles, etc. Il n'y aurait certainement pas eu de consensus pour conférer aux syndicats de très grands pouvoirs, étant donné le jugement réel que l'opinion porte aujourd'hui sur eux; Et donc rien ne dit que la situation qui aurait résulté du jeu régulier des procédures démocratiques aurait ressemblé à celle qui s'est imposée par celui des rapports de force. Aussi bien n'a-t-il été jamais été question de risquer cette épreuve de vérité. Dans le processus qui a abouti à l'actuel pouvoir des syndicats, la démocratie a été mise tacitement, mais entièrement, hors jeu. Ce pouvoir est le fruit d'une entente, d'ailleurs précaire, entre les diverses composantes de ce que nous appelons la double oligarchie. Et de même qu'une ligne de front, dans une guerre, s'établit là où la bataille a conduit empiriquement les armées, de même, la frontière des pouvoirs respectifs de l'État légal et des «partenaires sociaux» s'est établie là où les luttes sociales et le~ renoncements successifs des gouvernements l'ont portée en pratique. Il est clair que, dans ces arrangements, aucune logique démocratique, aucune logique juridique n'ont prévalu. Il est toutefois une logique déchiffrable de ces arrangements. C'est qu'ils ont permis aux deux composantes de l'oligarchie de se partager les dépouilles d'une société civile qui n'était représentée ni dans l'État légal ni dans la rue.
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6. Conséquences: la croissance indéfinie du secteur public Observons à présent, en effet, que toutes les composantes de l'oligarchie ont pour point commun de vivre d'argent public. C'est évident pour les fonctionnaires. Ce ne l'est pas moins pour les syndicats 27 et pour les associations subventionnées. Ces catégories ayant, d'une part, un intérêt permanent à augmenter les prélèvements obligatoires et, d'autre part, le pouvoir de le faire sans limites et sans se heurter à des contre-pouvoirs, elles ... l'ont fait. Cela s'est produit en particulier depuis que les socialistes gouvernent la France 28 • Auparavant, si les gouvernements de De Gaulle, de Pompidou, de Giscard avaient été étatistes, ils n'étaient favorables que dans une certaine mesure au développement de l'État providence, et ils étaient conscients qu'une croissance excessive de celui-ci serait dommageable au dynamisme et à la compétitivité de l'économie française. Mais, quand les socialo-communistes arrivèrent au pouvoir, une inflexion décisive eut lieu. Selon l'idéologie socialiste, le salariat de droit privé est, en tant que tel, une situation d'exploitation et la forme «normale» d'emploi est l'emploi public 29. Les réticences idéologiques à un accroissement du poids de l'État cessèrent donc d'exister dans les gouvernements postérieurs à 1981 comme elles avaient existé sous les gouvernements antérieurs, et toutes les composantes de l'oligarchie se retrouvèrent sur la même longueur d'onde. Elles furent tacitement d'accord pour accroître tentaculairement l'État et le poids des prélèvements obligatoires, unanimes à faire la sourde oreille aux analyses économiques démontrant le 50
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caractère absurde et suicidaire d'une telle politique. Les socialo-communistes s'aperçurent à cette occasion que les institutions de la v· République leur conféraient à peu près tous les pouvoirs souhaitables; ils purent exploiter à fond les virtualités d'étatisme présentes dès le début dans ces institutions - qu'ils s'abstinrent donc désormais de critiquer. Le résultat est inscrit dans les statistiques. Les dépenses publiques, les prélèvements obligatoires, le nombre de personnes vivant d'argent public n'ont cessé de croître depuis 1981. À la fois, c'est en France que ces chiffres ont le plus augmenté de 1970 à 2006 et c'est en France qu'ils sont le plus élevés par comparaison avec les autres pays de l'Union européenne et de l'OCDE. Le tableau ci-dessous montre la part des dépenses publiques dans le PIB en 2000 dans les principaux pays de l'UE (en pourcentages) 30.
Belgique France Allemagne Italie Pays-Bas Royaume-Uni TotaiUE
47 51,431 42,9 44,4 41,5 39,2 44,2
Ces chiffres traduisent l'augmentation du poids du secteur public et des autres catégories vivant d'argent public dans la population active. En 1998, on comptait, sur une population active d'environ 26 millions, 6,5 millions de personnes employées directement par 51
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des administrations et entreprises publiques 32 • À quoi il faut ajouter les employés des organismes de protection sociale, qui vivent, eux aussi, d'un argent prélevé par la coercition, bien que, juridiquement, ils ne soient pas fonctionnaires. Quant aux permanents syndicaux, aux salariés des associations subventionnées, à ceux du secteur de 1'« économie sociale», toutes ces catégories vivent elles aussi principalement d'argent public. Au total, et compte tenu du fait que ces chiffres ont encore augmenté depuis 1998, il semble qu'entre un quart et un tiers de la population active française vive aujourd'hui des prélèvements obligatoires. Cette augmentation considérable du poids de l'État en France en si peu de temps a sans doute plusieurs causes. Mais, parmi elles, il est clair qu'arrive en première ligne la structure doublement oligarchique du pouvoir que je viens de décrire. La situation actuelle de la fonction publique dans le pays résulte en effet d'une accumulation de décisions budgétaires, réglementaires ou législatives qui ont été prises au long des trois dernières décennies. Si toutes sont allées dans le même sens, c'est que toutes ont été prises par le même type de décideurs, à savoir les membres de l'une ou l'autre oligarchie. Il est d'ailleurs intéressant de voir comment, dans les documents publics, on habille la chose. On s'étonne de la «rigidité à la baisse» des prélèvements obligatoires, comme s'il s'agissait d'une loi objective de l'économie, alors qu'il s'agit de l'effet cumulé des propensions idéologiques et des intérêts corporatifs qui ont déterminé les choix des décideurs. Si ces propensions et ces intérêts étaient autres, on observerait bien plutôt une « rigidité à la hausse», comme aux États-Unis, au Royaume-Uni ou au Japon. Le fait que, 52
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dans de nombreux pays étrangers où n'existe pas le même condominium, on ait pu, ces dernières années, sans difficulté notable, décider puis faire passer dans les faits une baisse sensible de ces mêmes prélèvements 33, montre bien a contrario la singularité de la situation française. Allons plus loin et essayons d'analyser la modification d'ensemble de la société qui a finalement résulté, sous la v· République, de l'existence d'un déficit démocratique structurel dans les institutions. On peut dire qu'il y a eu, au total, un transfert forcé de richesses du secteur privé au secteur public. Bien que cela se soit fait au nom de la justice sociale, qui consiste en principe à prendre l'argent des «riches Il pour le donner aux «pauvres Il, le transfert de richesses qui a réellement eu lieu en France pendant ces décennies n'a pas été un transfert vertical de la «France d'en haut» à la «France d'en bas», mais un transfert horizontal des classes moyennes du secteur privé non syndiqué aux classes moyennes du secteur public syndiqué. Cela ne va nullement dans le sens de la justice sociale. Il s'agit en réalité d'une spoliation, d'une prédation, d'un vol, et même d'un «vol à main armée», puisqu'un camp respecte le droit alors que l'autre emploie la force. A été créée une situation d'exploitation où certains bénéficient du travail des autres sans leur rendre un service équivalent. La v· République pourra se vanter d'avoir inventé une nouvelle forme d'exploitation de l'homme par l'homme et de confiscation de la plus-value. Si Marx revenait parmi nous, il parlerait même de l'émergence d'une nouvelle classe dominante, à savoir le condominium fonctionnaires-syndicats, et d'une nouvelle classe dominée, à 53
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savoir le secteur privé et la société civile. Si l'on en croit les données rassemblées par Jacques Marseille 34 ou par Michel Drancourt et Michel Brulé 35, la nouvelle classe dominante, comme celle de l'Ancien Régime, bénéficie en effet de véritables privilèges: salaires supérieurs à ceux du privé (sauf pour les plus hauts postes), retraites obtenues plus tôt, à meilleur taux, avec moins d'annuités de travail, garantie de l'emploi, temps de travail inférieur, etc., et (en conséquence) durée moyenne de vie supérieure à celle du reste de la population. Les agents de l'EDF, de la SNCF, de la RATP, de la Banque de France, etc., ont aujourd'hui des revenus et autres avantages très supérieurs à ce qu'ils seraient si ces agents rendaient le même service sur un libre marché où ils seraient rémunérés selon la valeur marginale que le consommateur entend volontairement consentir à ce service; ou, si l'on préfère, ils offrent, en échange d'un revenu donné, sensiblement moins de travail que celui qu'ils devraient offrir si l'échange était contractuel. Le différentiel tient à l'usage de la force. D'abord leurs propres violences en tant que groupes organisés usant de moyens illégaux. Ensuite la force coercitive d'un État qui fait la paix avec les syndicalistes aux dépens des contribuables. Nous ne sommes pas ici dans le cadre du droit et de la règle, mais dans celui des voies de fait et de ce qu'on pourrait appeler une guerre civile froide. La situation, bien loin d'être « progressiste », est tristement similaire aux situations de prédation qu'a connues l'Histoire avant que fût inventé l'État de droit démocratique et libéral. Notre secteur public est, par rapport à notre secteur privé, à peu près dans la situation des guerriers touaregs rançonnant les pacifiques caravanes du désert, 54
La double oligarchie de la V' République
ou des Gengis Khan, Tamerlan et autres Turcs soumettant à tribut les populations conquises 36 • Je redis qu'aucune idéologie, aucune conception de la «justice sociale» ne justifient cette logique de prédation. Ce n'est pas étonnant, puisque, de toute façon, aucune idée n'a organisé ce processus. Nous avons voulu montrer dans ces pages que celui-ci est le fruit d'un gigantesque «effet pervers sociologique», du développement de ce qui était présent en germe dans les institutions de la Ve République.
CHAPITRE II
La France. fille aînée de la franc-maçonnerie
J'ai montré que la France était gouvernée par une double oligarchie. Mais la solidarité des deux branches de l'oligarchie est somme toute assez étrange. Leurs intérêts ne sont pas toujours convergents. S'il est vrai qu'elles vivent toutes deux d'argent public et ont donc une propension certaine à entretenir des prélèvements obligatoires élevés, leurs autres intérêts divergent. Elles sont censées, par ailleurs, différer fortement sur le plan idéologique. Pourquoi donc leur alliance tient-elle si bien? Pourquoi, lors des alternances gauche-droite qui devraient donner lieu, sur un large éventail de sujets, à des changements d'orientation à 180°, constate-t-on de curieux invariants dans les politiques menées et même dans les discours tenus? Quel est le «tissu conjonctif» qui semble tenir ensemble et rendre solidaires les éléments disparates et nominalement indépendants les uns des autres qui gouvernent le pays, qu'il s'agisse d'administrations, de partis ou de syndicats? On a souvent 57
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
incriminé, à ce sujet, des «pesanteurs sociologiques lI, le poids de la bureaucratie, les intérêts de carrière des hauts fonctionnaires qui restent quand les gouvernements changent. Tout cela est vrai, mais il faut aller plus loin. Les membres des oligarchies ne peuvent être simplement mus par des mécanismes collectifs anonymes. En bonne sociologie politique, et conformément aux principes de l'individualisme méthodologique, il faut supposer qu'ils agissent librement et conformément à une certaine pensée. Et si leurs décisions convergent jusqu'à un certain point, il est naturel de faire l'hypothèse qu'ils sont liés par des réseaux idéologiques qui produisent et entretiennent leur communauté de vues. Comme il existe de nombreuses composantes institutionnelles dans l'oligarchie et que celle-ci ne peut donc être unie par l'appartenance à un parti politique ou à un syndicat ayant pignon sur rue, il n'est pas absurde de supposer qu'elle pourrait l'être du fait de l'appartenance d'un grand nombre de ses membres, tous partis et syndicats confondus, à certaines sociétés secrètes ou discrètes. Parmi elles, peutêtre, la franc-maçonnerie. Ce qui me pousse à faire cette hypothèse, c'est, d'abord, mon expérience au fil des ans. Et c'est ma réflexion, procédant par recoupements. C'est le travail historique que j'ai réalisé pour rédiger mon livre Les Deux Républiques françaises 37, enquête au cours de laquelle j'ai pu étudier, pour la période 19001940, le rôle de l'organisation, sa présence dans les milieux politiques, ses méthodes et l'importance cruciale qu'a eue le principe même du secret maçonnique - secret fort heureusement levé en partie, pour des périodes aussi anciennes, par de nombreuses études. Et, pour la période actuelle, c'est une série de 58
La France, fille aînée de la franc-maçonnerie
livres, plus maigre, certes, et qui ne permet pas encore d'avoir une vraie vision d'ensemble, mais qui fournit tout de même de précieux renseignements et même quelques statistiques. Première idée à explorer: cette organisation, bien que divisée en « obédiences Il dont les idéologies divergent quelque peu, incarne une certaine philosophie politique commune (que l'on peut considérer comme fort respectable, je n'en disconviens pas), centrée sur le concept de « république Il. Or elle est présente dans tous les grands partis politiques, droite comme gauche, dans les syndicats, dans la presse, dans l'administration, évidemment dans l'Éducation nationale qui est son temple, mais aussi, et tout autant, dans les autres ministères, notamment les ministères «régaliens» - Intérieur, Justice -, ainsi que dans les grandes entreprises publiques et, souvent, privées, enfin dans maintes associations dont certaines ne sont que des émanations de l'Ordre 38. Le problème est que ce réseau n'est pas public. La franc-maçonnerie se défend d'être une organisation clandestine, et c'est un fait que les obédiences ont leurs sièges sociaux en plein Paris, qu'elles invitent souvent des profanes à leurs «tenues blanches», qu'elles laissent ou font publier des livres sur la philosophie et l'histoire de l'organisation et divulguent même certains aspects des doctrines ésotériques qui y sont enseignées. Mais l'essentiel n'est pas là. L'essentiel est le secret maçonnique qui veut qu'on ne sache pas qui est membre de l'organisation, moyennant quoi celle-ci peut agir sans que personne ne prenne conscience de ce qui se passe en réalité et ne sache qui a décidé quoi. Le secret maçonnique est l'anneau de Gygès qui permet à l'Ordre de se rendre 59
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
invisible, donc insaisissable, et d'user de ce singulier privilège pour le meilleur ou pour le pire. Les francs-maçons répandent volontiers l'idée que leur rôle historique est désormais plus ou moins révolu. Ils admettent qu'ils ont été au cœur de l'appareil politique des anciennes Républiques. Mais, disent-ils, les temps ont changé. Aujourd'hui, ils nesont plus rien ou presque. Ce ne serait donc pas la peine de s'intéresser à eux. Je crois que ce discours est délibérément trompeur.
1. La nouvelle jeunesse de la francmaçonnerie française C'est un fait qu'à peine installée à partir des années 1900, la République maçonnico-radicale a été concurrencée à gauche par le socialisme marxiste, qui a voulu faire passer les francs-maçons pour des petits-bourgeois à l'idéologie passéiste, défendant un humanisme désuet, contraire à la vision scientifique que le marxisme-léninisme se targuait de promouvoir. Les francs-maçons radicaux-socialistes à la mode « solidariste » (le solidarisme est une doctrine crypto-socialiste mise au point par Léon Bourgeois, haut dignitaire de l'Ordre, dans la dernière décennie du XIX' siècle) furent voués aux poubelles de l'histoire comme une des figures de ce « socialisme utopique Il moqué naguère par le Manifeste communiste. Étant donné que l'importance du marxisme et son emprise idéologique sur toute la gauche française n'ont fait que croître et se renforcer dans les années 1920 et 1930, puis lors du Front populaire, enfin et surtout à partir de la Libération, cette relative marginalisation de la franc60
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maçonnerie s'est prolongée pendant des décennies, même si la persécution subie par l'Ordre sous Vichy lui a redonné a contrario un certain regain de prestige et de légitimité. Mais, globalement, aussi longtemps que le poids idéologique du marxisme fut prédominant dans la gauche française, c'est-à-dire jusqu'aux années 1970, les francs-maçons ne furent plus à la mode. Bien que toujours présents et toujours organisés, ils exercèrent désormais peu de sex-appeal idéologique et ils ne furent plus l'horizon indépassable du progrès, ce qu'ils avaient été pendant de nombreuses décennies. Il se trouve que cette situation a changé. Depuis une trentaine d'années, c'est-à-dire depuis l'explosion du bloc soviétique, c'est au tour du marxisme d'être déconsidéré comme théorie économique et politique et surtout, après les révélations concernant le stalinisme, le goulag, la Révolution culturelle chinoise, le génocide khmer rouge, comme idéal humain. Du coup, la philosophie franc-maçonne «humaniste» a retrouvé par contraste une nouvelle jeunesse et elle est redevenue un des principaux pôles d'attraction spirituels à gauche. Le solidarisme a été de nouveau l'objet d'études académiques intenses. Il y a eu les livres de Jean-Fabien Spitz et de Serge Audier 39 , qui ont montré que la social-démocratie à la suédoise, a fortiori la version modernisée qu'en a donnée l'Américain John Rawls 40, ne faisaient que retrouver des schèmes établis par les solidaristes français du début du XX· siècle. Vincent Peillon, l'un des dirigeants actuels du parti socialiste et philosophe de profession, a voulu faire de ce néo-solidarisme la doctrine officielle de son parti 41. Les recrutements de la franc-maçonnerie ont alors tout naturellement connu un regain. Les effectifs des différentes obédiences se sont de nouveau 61
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étoffés, d'autant qu'elles se concurrencent sévèrement, la Grande Loge nationale française talonnant désormais le Grand Orient. Il y aurait aujourd'hui, selon les dirigeants maçonniques eux-mêmes 42, quelque 160000 maçons en France, dont 60000 au Grand Orient, 45 000 à la Grande Loge nationale française. On peut dire qu'aujourd'hui la francmaçonnerie est en pleine expansion. Or sa doctrine est la « solidarité », qui tend à donner une justification philosophique aux prélèvements obligatoires record et au socialisme rampant qui affecte le pays. Elle a donc une affinité profonde avec les intérêts et les manières de voir de la double oligarchie. Nous tenons là, peut-être, une clef de l'analyse de celle-ci.
2. Un pesant conservatisme Il est vrai que bien des traits idéologiques distinguent et, parfois, opposent les obédiences. Toutes ne conçoivent pas strictement de la même façon le concept-utopie de «république». Elles n'adhèrent pas toutes au même degré et dans les mêmes termes au solidarisme. Néanmoins, d'une obédience à l'autre, il y a de grands invariants doctrinaux, à commencer par la même détestation (et incompréhension) des courants d'idées qui définissent en général la droite française: catholicisme, libéralisme, attachement à la libre entreprise, à l'héritage et à la famille. Or on trouve de nombreux francs-maçons dans la droite parlementaire. Ils sont donc membres d'une alliance dont ils ne partagent pas certaines bases philosophiques. S'ils veulent être fidèles aux enseignements de leur ordre et conti62
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nuer à bénéficier de l'aide des frères dans leur carrière, ils devront donc souvent s'opposer aux choix politiques de leur propre camp, la droite. Et comme celleci, qui d'habitude ne prend guère au sérieux les questions idéologiques, n'enseigne à ses membres à peu près aucune philosophie politique explicite et construite, il y a une dissymétrie frappante des influences. Le plus souvent, ce sont les francs-maçons de gauche qui donnent le la aux francs-maçons de droite, moins nombreux de toute façon. Il arrive régulièrement aussi que les obédiences agissent de façon concertée, ce qui les conduit à atténuer, voire à annuler leurs divergences doctrinales au profit d'un «plus grand dénominateur commun» qui est la vulgate «républicaine», entendez radicale-socialiste. C'est le cas notamment lorsque les maçons d'un ministère ou d'un autre organisme public ou privé, ou encore d'un secteur professionnel, créent des « fraternelles » regroupant les frères de toutes les obédiences qui travaillent dans un même lieu ou une même institution. Ces fraternelles jouent alors un rôle très important, puisqu'elles rassemblent de nombreux cadres supérieurs ou moyens desdits organismes. La politique menée au sein de ceux -ci y est discutée, passée au crible des critères maçonniques du bien, « républicanisme II, progressisme, etc. Si, à l'issue de ces discussions, certains aspects de cette politique sont estimés non orthodoxes, tous les frères auront connaissance de ce diagnostic et sauront qu'ils seront ensuite jugés sur les efforts qu'ils auront faits pour combattre les mesures en question (fussent-elles décidées par un gouvernement légitimé par le suffrage universel; mais le suffrage universel n'est jamais souverain devant une religion). Us savent symétriquement que, s'ils col63
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laborent à la politique hétérodoxe, on les stigmatisera au sein du réseau comme des traîtres ou des tièdes, avec les conséquences que cela comportera éventuellement pour leur destin professionnel. Ces discussions transobédientielles, et aussi les discussions rendues possibles dans les divers organismes et associations où les frères font de l'entrisme, sont présentées aux membres comme moralement bonnes et nécessaires. La doctrine franc-maçonne dit en effet qu'il faut mettre du lien dans la société, prévenir les conflits, atténuer les oppositions partisanes ou syndicales les plus vives. La discussion vaut systématiquement mieux que la confrontation. C'est une bonne raison pour être présent partout. L'entrisme, déloyal à certains égards, est présenté comme étant moralement justifié à un niveau plus profond, le bien sociétal qu'il peut procurer à moyen terme étant supérieur au mal que constitue la déloyauté. En ce sens encore, le poids des francs-maçons en France joue dans le sens d'une atténuation des conflits et d'un évitement des controverses trop vives. Le problème est qu'en démocratie des débats tranchés sont souvent plus sains et féconds que ceux qui se déroulent à fleurets mouchetés, ceux-ci étant privés de l'aiguillon qui fera voir à tous, en un éclair, la vérité que l'intérêt général voudrait qu'on voie. Concluons que cette logique de concertation et d'accord sur le catéchisme «républicain» promue par les francs-maçons joue finalement dans le sens d'un pesant conformisme. Si le ministre ou le directeur de l'administration ou de l'organisme où officie la fraternelle a décidé d'engager une politique novatrice, justifiée par une situation particulièrement grave, mais telle que certains des aspects de cette politique puissent être jugés 64
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peu «républicains)) par les hommes d'influence s'exprimant au sein de la fraternelle, la politique en question sera sourdement bloquée et aura peu de chances d'être mise en application. Le dirigeant en sera pour ses frais et devra renoncer. S'il est bien informé, il anticipera ce genre de blocage et s'abstiendra donc ne fût -ce que de proposer certains types de politiques dont il peut présumer qu'ils n'agréeront pas au réseau (c'est certainement le cas dans les ministères, où les ministres sont des hommes politiques essentiellement amovibles, alors que les frères sont des fonctionnaires intouchables; s'il y a conflit, c'est le ministre qui sautera). L'influence de la secte joue donc dans le sens de l'exclusion systématique d'un certain type de politiques (disons libérales, ou jugées trop à droite), ou même d'un certain type de discours (car le ministre qui parlerait trop librement, d'une manière inconvenante, déplairait et verrait bientôt certains soutiens lui être retirés). Comme, du fait du secret, le ministre ne sait pas exactement d'où viendront les attaques et quelle pourra être leur ampleur, son « sens politique)) l'incitera à se taire le plus possible et à ne rien proposer de vraiment novateur.
3. Les moyens de pression La cohésion des réseaux maçonniques est assurée par des moyens fort contestables, associant avancements de carrière et menaces, ce qui rend ces groupes analogues aux mafias du point de vue de l'organisation, même si, bien évidemment, elles en diffèrent quant aux buts. On le sait par des récits d'ex-frères, par exemple celui de Maurice Caillet 43 • 65
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Ce brillant médecin hospitalier, ayant fini son internat et son clinicat à Paris, fut nommé dans l'hôpital d'une grande ville de province dans les années 1960. Appartenant à une famille « laïque», ayant à titre personnel des aspirations intellectuelles et spirituelles, et même un certain goût pour l'ésotérisme, et se doutant aussi qu'entrer dans la maçonnerie n'était pas mauvais pour sa carrière, il se fit initier. Il acquit vite les trois premiers grades, puis devint Vénérable de sa loge. Dès le début, il découvrit les profits pratiques qu'il pouvait retirer de son appartenance. Ayant divorcé, et un premier juge l'ayant condamné à payer une forte pension alimentaire à son ex-femme (n'était-il pas un riche chirurgien, un notable de la ville ?), il s'ouvrit de ses malheurs à ses compagnons de loge, qui lui firent savoir qu'un F:. pourrait certainement arranger l'affaire. Il fut, de fait, reçu par un juge de cour d'appel au domicile de celui-ci. Quelques semaines plus tard eut lieu son second procès, qu'il gagna. Ensuite il fut sollicité pour occuper un poste important au centre de Sécurité sociale de la même grande capitale provinciale. Mais là, on lui apprit que l'appartenance maçonnique ne suffisait pas. Il fallait aussi être membre du parti socialiste (ce qu'il était) et de Force ouvrière (ce qu'il devint). Sa carrière se déroula ainsi merveilleusement pendant de nombreuses années. Jusqu'au jour où sa nouvelle épouse, atteinte d'une grave et mystérieuse maladie devant laquelle lui et la médecine officielle étaient impuissants, lui demanda de l'emmener à Lourdes. Là, au beau milieu de la messe, il fut touché par la grâce. Il exprima le désir d'être baptisé et le fut quelques semaines plus tard. Mais cette transformation intime de sa personne ne passa pas inaperçue de 66
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sa loge, au sein de laquelle il s'était mis à tenir des discours étrangement favorables à Jésus-Christ. À quelque temps de là, il fut donc convoqué par le grand patron de la Sécurité sociale, en principe son ami intime depuis des années, qui lui tint ces propos dignes du film Le Parrain de Coppola: « Maurice, tu es un homme mort! Il De fait, il fut licencié de son poste sans motif, perdit ses procès en justice et aux prud'hommes, échecs où il crut voir la main des F : .. S'il finit par gagner en Cour de cassation des années plus tard, sa carrière avait été réellement brisée. D'où sa rage à « casser le morceau Il et à raconter son histoire dans un livre, malgré le serment solennel qu'il avait fait à plusieurs reprises de garder à jamais le secret maçonnique (serment assorti, on le sait, d'un geste peu élégant par lequel les frères font mine de se trancher le cou et qui signifie qu'ils acceptent à l'avance d'être égorgés s'ils trahissent le secret). Je ne fais que retranscrire ici ce que chacun peut lire dans ce livre étonnant, disponible dans le commerce. J'observe que cet ouvrage n'a pas été attaqué en justice, ni saisi ni interdit. Bien entendu, ce que narre Caillet est peut-être complètement faux, et au cas où ce serait vrai, c'est peut-être le seul cas de ce genre qui se soit jamais produit en France. Néanmoins, la dimension d'entraide professionnelle existant au sein de la franc-maçonnerie est attestée par de nombreux autres témoignages.
4. Comment les maçons font la loi Ce sont là des affaires d~à sérieuses, puisque, si le récit de Caillet est véridique, il faut en conclure que des 67
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pans entiers de la protection sociale ne sont pas gérés selon des règles justes et transparentes de droit public, mais par l'intervention de réseaux opaques. Les autres témoignages disponibles laissent à penser que les mêmes anomalies existent dans maints autres organismes publics - administrations, mairies, conseils généraux ou régionaux, entreprises publiques... - où les nominations de responsables ne se font pas selon les qualités objectives de compétence, mais selon l'ap, " , 44 partenance a ces memes reseaux . Mais cette forfaiture est évidemment beaucoup plus grave quand elle se pratique à l'échelle nationale et quand il ne s'agit plus seulement de servir des ambitions individuelles, mais d'agir sur la société tout entière par la médiation de la politique et des lois. Ici, on joue dans une autre cour que celle des loges de base, et d'autres instances maçonniques sont donc impliquées. La secte initiatique qu'est la maçonnerie comporte en effet toute une hiérarchie. li existe trois grades de base: apprenti, compagnon et maître. Mais, ensuite, l'initiation se poursuit pour quelques happy few admis dans les « hauts ateliers II, où l'on compte trente-trois degrés. Or, à mesure que l'on monte en grade, on se trouve appartenir, par le fait même, à des cercles de plus en plus restreints d'hommes de plus en plus importants. Il est probable qu'il existe à Paris et dans quelques grandes villes de province un petit nombre de ces cercles, regroupant de très hauts dirigeants administratifs, politiques, sociaux et économiques. Ils discutent entre eux dans la plus grande discrétion. Mais, à la différence des réseaux d'amitié ordinaires auxquels il est évidemment loisible à chacun de participer, ils sont, eux, en lien organique et 68
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hiérarchique avec l'ensemble de leur obédience. Ils exercent influence ou même autorité sur les niveaux inférieurs du réseau qui représentent un très grand nombre d'hommes répartis dans tous les secteurs de la société et dans toutes les régions. Si donc un de ces groupes s'empare d'une question politique ou de société, et croit nécessaire d'entreprendre quelque action, ses membres ne sont pas dans la situation de simples personnes privées. Ils peuvent impliquer toute l'organisation, c'est-à-dire virtuellement, on l'a vu, des dizaines de milliers de personnes dévouées qui ont juré discipline, fidélité et secret. Il suffira donc qu'ils fassent redescendre au long de la pyramide maçonnique l'idée qu'ils ont eue et la décision qu'ils ont prise. Les frères de base exécuteront alors l'ordre reçu. Ils le feront même s'ils ne peuvent comprendre pourquoi il faut mener cette action plutôt qu'une autre, ou pourquoi il faut la mener maintenant et non plus tôt ou plus tard. Certes, ils refuseraient de l'exécuter s'il s'agissait d'ordres manifestement absurdes ou odieux. C'est ce qui distingue évidemment l'Ordre maçonnique des mafias ou des partis révolutionnaires totalitaires. Il est néanmoins probable que, même si les membres de la base n'approuvent pas complètement le mot d'ordre donné, ils l'exécuteront fidèlement, parce que la discipline est dans l'esprit de l'organisation et que ses membres comprennent que c'est le prix qu'ils doivent payer pour pouvoir eux-mêmes bénéficier, le moment venu, de la solidarité des frères. Le fait de pouvoir compter sur cette masse de manœuvre disciplinée est donc une arme puissante entre les mains des dirigeants. Nous pouvons noter au passage qu'un tel pouvoir n'existe pas au même degré 69
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et à la même échelle dans les partis politiques, qui peuvent compter de nombreux adhérents (le parti socialiste et l'UMP annoncent chacun plusieurs dizaines de milliers de membres), mais dont les membres n'ont pas à l'égard du parti le même type d'engagement ni de discipline que les francs-maçons à l'égard de l'Ordre. Supposons donc que la direction d'une obédience ou qu'un cénacle composé de hauts gradés considère que, pour « bâtir le Temple Il, faire une nouvelle « avancée Il vers un ordre social jugé meilleur, il faille adopter telle ou telle mesure. Par exemple, qu'il faille abolir la peine de mort, ou autoriser l'avortement, puis le rembourser, ou faciliter le divorce, ou créer le PACS, etc. Ue prends ces exemples parce que, de leur propre aveu, les maçons ont œuvré depuis des décennies dans le domaine des lois sur la famille; sans doute l'axe caché des initiatives qu'ils ont prises en ces domaines est-il de démanteler la famille nucléaire, obstacle à la constitution de l'unique grande famille sociale qu'ils entendent instituer peu à peu). Le problème est que l'opinion publique peut ne pas approuver ces mesures, voire les rejeter avec véhémence. On procédera donc comme suit. On fera descendre l'instruction dans le réseau. Quelques jours plus tard, un article paraîtra dans un grand journal du Midi, suggérant la mesure. Puis il y aura un reportage d'une station locale de FR3 délivrant le même message. Puis encore un article à la première page d'un grand quotidien parisien, ou la couverture d'un grand hebdomadaire. Bientôt un sondage paraîtra, qui montrera que précisément, en cette matière, et contrairement à ce que l'on avait cru jusqu'ici, l'opinion « évolue Il. À 70
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quelque temps de là paraîtront encore un ou plusieurs livres, dont l'écho sera amplifié par des critiques favorables dans les journaux, et par le fait qu'ils seront exposés en hautes piles chez de nombreux libraires. Des associations s'exprimeront à leur tour sur le sujet et, comme par hasard, leurs communiqués seront largement relayés dans les médias. Il y aura, le cas échéant, des manifestations de rue, ou quelque autre action spectaculaire saisie par des caméras de télévision opportunément présentes. Entre-temps, on aura entendu des déclarations ou des cc petites phrases Il d'hommes politiques et de parlementaires de la majorité et de l'opposition. Le gouvernement aura commandé un rapport. Une proposition de loi sera déposée à l'Assemblée ou au Sénat. Le résultat de tout ce processus est qu'au bout d'un certain temps, les observateurs de la vie publique et plus particulièrement les ministres et les parlementaires auront l'impression que le pays cc bouge Il. Les avis en faveur de la mesure projetée seront venus de régions si nombreuses et différentes du corps social - des quatre coins géographiques du pays, des médias les plus divers, d'un large éventail de partis politiques, de toute une gamme d'intellectuels apparemment indépendants - que le phénomène n'aura pas de visage et paraîtra émaner d'une vaste communauté anonyme. On aura donc l'impression que c'est le pays tout entier qui veut la mesure. Les mœurs mêmes sembleront avoir évolué ... et comment aller contre les mœurs? On dira que le projet de loi répond à une véritable attente du corps social, des sociologues diagnostiqueront l'existence d'une cc demande sociale Il dont ils souligneront l'urgence. Le moment viendra enfin où la loi sera approuvée 71
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par la commission des lois compétente, parce que des orateurs auront pris sa défense avec une insistante éloquence. La loi sera finalement votée par les deux chambres, peut-être à une courte majorité, peut-être selon la logique du « marché politique,., bien analysée par les théoriciens américains du Public choice, qui veut qu'une majorité de députés ne vote pas ce qu'ils veulent vraiment eux-mêmes, mais ce que veut un groupe charnière dont le soutien leur est indispensable. La loi n'en sera pas moins devenue la loi du pays, et les juges la feront appliquer au nom du peuple français. Pourtant elle n'aura véritablement été voulue, au départ, que par quinze personnes. Voilà le grand mystère de beaucoup de lois qui existent aujourd'hui en France. Tout le monde sent sourdement qu'elles ne correspondent pas à l'état d'esprit, encore moins à un vœu réel de l'opinion publique. Elles sont néanmoins entrées dans le droit, et l'opinion, toujours passive quand elle n'est pas menée par des acteurs organisés, s'y habitue, ou du moins s'y résigne, puisqu'elle n'a aucun moyen, ni en fait ni en droit, de s'y opposer. Les promoteurs de la loi, de leur côté, n'ont pas de regret d'avoir violé la société, puisqu'ils sont persuadés qu'ils ont travaillé pour son bien supérieur. Ils se flattent que l'opinion reconnaîtra rétrospectivement son erreur et regrettera ses réticences. Ils se félicitent d'avoir « fait évoluer les mentalités Il. Ajoutons que si un ministre, un parlementaire ou un autre homme en vue veulent se mettre au travers de ce processus, on sait comment écarter cet obstacle. Ils recevront d'abord des coups de téléphone de hauts personnages de l'État, ce qui, probablement, suffira à 72
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calmer leurs ardeurs. Si cela ne suffit pas, un article paraîtra quelque part, suggérant que les conditions dans lesquelles ils ont acheté leur résidence secondaire sont décidément suspectes, ou qu'il semble bien qu'ils aient participé jadis à des ballets roses ou bleus, ou qu'ils aient été les amis de tel dictateur, ou qu'ils aient reçu, pour leur campagne électorale, des financements de provenance suspecte, etc., etc. Ils se défendront, ils gagneront éventuellement les procès en diffamation qu'ils intenteront aux auteurs des rumeurs. Mais le mal aura été fait, leur carrière sera brisée, soit qu'on oublie de faire appel à eux lors de la composition du prochain gouvernement, soit qu'on ne leur renouvelle pas l'investiture du parti aux prochaines élections. Anticipant ce scénario, la plupart des ministres et des parlementaires se rallient donc à certaines lois ou à certaines mesures dès qu'un nombre suffisant de signes convergents leur a fait comprendre que certaines forces puissantes ont résolu de les faire passer. Comme les promoteurs de ces mesures ont parlé au nom de la morale et de la «République», l'opposant devrait en effet se défendre d'être un homme immoral, un mauvais I
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systématique à leur égard, les grands maîtres de toutes les obédiences maçonniques se firent immédiatement annoncer à l'Élysée. Ils y furent reçus sans tarder, affublés de leurs insignes. Ils dirent fermement au Président tout le mal qu'ils pensaient de l'entorse ainsi faite à la laïcité «républicaine Il 46. Il semble que M. Sarkozy soit venu devant eux à résipiscence et leur ait donné les assurances qu'ils attendaient. Qu'eût-on dit si c'étaient les cardinaux et archevêques qui avaient été reçus à l'Élysée avec leurs croix, leurs soutanes et leurs crosses? On aurait évoqué Vichy et Pétain. L'événement montre clairement que ce n'est plus de l'Église que la France est la fille aînée, mais de la franc-maçonnerie.
5. La franc-maçonnerie contre la démocratie Il importe maintenant de comprendre que la manière d'agir de la franc-maçonnerie est formellement contraire à la lettre comme à l'esprit des institutions démocratiques. Cela est d'autant plus singulier que les francs-maçons croient, sincèrement peut-être, qu'ils sont les meilleurs défenseurs de la démocratie et des droits de l'homme. Le diagnostic est pourtant simple à faire. Une doctrine qui justifie que la société soit menée par une poignée d'initiés, et en outre d'initiés cachés, tel le « conseil nocturne Il qui dirige la Cité dans les Lois de Platon, ne saurait prétendre qu'elle est démocratique. Les maçons croient sans doute qu'ils ont des raisons supérieures de vouloir transformer la société dans un certain sens, mais que ces raisons ne peuvent être rendues publiques parce que l'opinion ne les com74
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prendrait pas à ce stade. Mais alors, qu'ils disent et laissent dire que cette démarche n'est pas conforme à l'épure de la démocratie et qu'ils sont hostiles, comme Platon, à ce régime. Le principe de la démocratie, en effet, est que la société détermine elle-même là où elle veut aller, alors que les francs-maçons veulent qu'elle aille là où eux entendent la mener, à savoir la «construction du Temple». D'où tient-elle cet idéal, qui n'est pas le résultat d'une démarche scientifique à valeur universelle ni le fruit d'une décision commune faisant suite à un débat public libre et contradictoire? D'une mystérieuse sagesse que seuls les initiés possèdent et qui leur a été transmise de haut atelier en haut atelier depuis des temps presque immémoriaux. L'Ordre se comporte donc à cet égard exactement comme l'Église chrétienne, censée, elle aussi, être gardienne d'une révélation transcendante jadis reçue, si ce n'est que l'Église rend entièrement publique cette doctrine dont les sources sont le livre le plus diffusé au monde, la Bible, et la théologie qui est elle aussi une science publique, alors que les maçons réservent aux seuls initiés la connaissance de l'origine de leurs croyances. Pour ce qu'on connaît malgré tout de celles-ci à l'extérieur, il s'agit d'un symbolisme assez primaire qu'un honnête homme formé à l'esprit et aux méthodes de la science et ayant fréquenté les grandes philosophies de l'Occident n'a aucune raison de prendre au sérieux. Est-il possible que les francs-maçons croient vraiment bénéficier de quelque secret transcendant communiqué jadis à l'humanité par Isis et Osiris et retransmis depuis des siècles aux seuls initiés de leur secte? Nous sommes ici, en réalité, dans le schéma classique des millénarismes, ces mouvements d'exaltés 75
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pour qui le salut de l'humanité ne peut venir que d'une poignée de justes, élus du Ciel, qui peuvent et doivent imposer leurs vues à une humanité pécheresse et aveugle 47. Selon cette logique, le suffrage universel et la démocratie sont non pas des moyens, mais bien des obstacles. On est partisan de la démocratie, mais à condition qu'elle ne soit véritablement instaurée qu'après que le peuple aura été transformé, régénéré, rendu capable d'user de son bulletin de vote à bon escient. Il faut noter qu'en ce sens la franc-maçonnerie retarde sur le christianisme, à qui aussi s'est posée jadis la question du suffrage universel. Pendant longtemps, alors que cette procédure était envisagée en Europe par certains pionniers depuis le conciliarisme du XV siècle, le suffrage universel a été délibérément repoussé par les théologiens de diverses confessions chrétiennes pour des raisons doctrinales précises. L'homme est un pécheur - et les protestants influencés par le pessimisme augustinien pensent même que la majorité des hommes le sont et qu'il n'y a qu'une petite poignée de « saints». Donc, faire voter toute la population d'un pays revient à mettre les saints dans les griffes de Satan. Cette objection théologique redoutable tomba du fait des progrès du constitutionnalisme moderne. Il est vrai que, dans l'Église, le suffrage universel ne peut être accepté inconditionnellement, puisqu'il ne faut pas que le poids inconsidéré des pécheurs puisse corrompre le message de l'Évangile transmis depuis les apôtres, que Jésus luimême avait choisis. Il faut donc conserver dans l'Église un principe d'autorité qui garantit seul la continuité de la succession apostolique et la transmission intégrale du depositum fidei, et d'ailleurs aussi 76
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un principe aristocratique qui confère au clergé la primauté de la capacité et de la tâche d'interpréter les Écritures. En revanche, s'il s'agit de désigner les gouvernants de l'État, qui n'a pas de pouvoir spirituel, il n'y a pas d'obstacle doctrinal à ce que tous les hommes, saints et pécheurs confondus, participent à la procédure. Il faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César. Si les vérités chrétiennes ne peuvent être établies par voie démocratique puisqu'elles ont une origine transcendante, César, lui, est établi par les hommes, et c'est à la raison humaine de peser les avantages et les inconvénients de chaque type de régime politique. Il n'y a donc pas d'objection de principe à ce que certaines sociétés choisissent la démocratie. C'est ce qu'ont dit les penseurs chrétiens de saint Thomas à Suarez, à Grotius et aux Levellers, et c'est ce qui a rendu possible l'établissement des premières démocraties modernes dans les pays profondément chrétiens qu'étaient les Pays-Bas, l'Angleterre ou les États-Unis. Le problème est que, depuis que la franc-maçonnerie a établi son empire sur la République française, il n'y a plus de séparation entre Dieu et César. Les mêmes événements qui ont conduit, au début du xxe siècle, à séparer chez nous l'Église de l'État ont abouti à faire s'y interpénétrer l'État et l'ordre maçonnique. Celui-ci s'est délibérément voulu 1'« Église de la République ». Mais ce n'était pas un clergé séparé, c'était un clergé intégré au personnel politique et administratif. Dès lors donc qu'on ne séparait plus les deux Glaives, il devait apparaître à nouveau un conflit entre les principes ésotériques gouvernant l'ordre et les principes démocratiques gouvernant la République. Bien entendu, la maçon77
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nerie n'ajamais suggéré qu'on supprime le Parlement ni les élections. Mais, en pratiquant systématiquement l'entrisme dans le Parlement, le gouvernement, les ministères, les administrations, les syndicats, les associations, elle a œuvré, à la faveur des mécanismes mis au jour plus haut, à faire adopter des mesures et des lois qui n'étaient pas demandées par le peuple, mais seulement par les loges et les convents des différentes obédiences. Qui, par exemple, dans l'opinion publique française, connaît vraiment l'histoire de l'Éducation nationale? Cette histoire commence avec les deux monarques absolus que furent Louis XV et Napoléon 1er• Elle se poursuit avec Napoléon III, fort peu démocrate lui aussi. Puis, depuis l'établissement de la Ille République, elle est exclusivement francmaçonne. Le projet d'«école unique», en particulier, est une émanation directe du Grand Orient, qui en a discuté dans presque chacun de ses convents de 1918 à 1925, de la Ligue de l'enseignement qui est une création «profane» de la même obédience, du « Comité d'études et d'action pour l'école unique» fondé en 1925 par dix-sept organisations maçonniques. Quand ces idées seront discutées et mises partiellement en application par les deux Cartels des gauches puis par le Front populaire, puis encore par la commission Langevin-Wallon, on gommera leur origine maçonnique. Le peuple ne sera pas informé de cette origine ni du projet global qui donne à l'école unique son vrai sens et a forgé une institution qu'il croit démocratique et qui ne l'est pas, l'Éducation nationale. Il y a au moins une institution démocratique que les maçons n'ont pas seulement omis de pratiquer 78
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loyalement, mais qu'ils ont ouvertement attaquée: le référendum. L'histoire est peu connue et mérite d'être rapportée. En 1934, le traumatisme provoqué par les manifestations insurrectionnelles du 6 février avait été tel qu'il apparut à de nombreux membres de la classe politique d'alors qu'il fallait réformer radicalement les institutions. Gaston Doumergue, qui avait été président de la République, fut rappelé comme président du Conseil, et il réfléchit, avec André Tardieu qu'il avait pris dans son gouvernement, aux réformes institutionnelles à mettre en œuvre, parmi lesquelles figurait le référendum. Or le parti radical-socialiste, expression publique de la franc-maçonnerie, s'y opposa furieusement et efficacement, en tentant de persuader l'opinion que cette procédure était antidémocratique (on invoqua les plébiscites bonapartistes). Les bons esprits, dit Albert Thibaudet, allèrent jusqu'à employer de curieux arguments théologiques. Le référendum était bon, peut-être, pour les Suisses protestants, acquis au dogme du libre examen. Mais il ne convenait pas aux Français catholiques, qui avaient toujours fait confiance à leur clergé, seul capable d'interpréter et de distiller à bon escient les difficiles vérités de la Révélation. Le clergé à protéger de l'arme référendaire pour le plus grand bien du peuple était désormais les «comités)), c'est-àdire les comités électoraux radicaux, émanations du Grand Orient dans chaque département, et bien entendu aussi les députés et sénateurs qui, si l'on instaurait le référendum, ne seraient plus les seuls à faire la loi (ils pourraient se voir refuser par le peuple une loi voulue par eux, ou pire, imposer par lui une loi qui ne leur agréerait pas). 79
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Parmi les hommes jeunes et lucides qui étaient témoins de ces débats en 1934, il Y avait un certain Charles de Gaulle. Il garda en mémoire l'hypothèse de la procédure référendaire. Il la proposa dans son discours de Bayeux de 1946 et put finalement l'instaurer en 1958 (suscitant alors la protestation indignée des vieux «républicains» parmi lesquels les frères étaient en même proportion qu'en 1934). De Gaulle en usa régulièrement, y compris à ses dépens lorsqu'il démissionna à la suite de son échec référendaire de 1969. Si la procédure est tombée depuis lors en désuétude, si des voix nombreuses se sont élevées lorsque des référendums sur l'Europe ont montré le peu d'enthousiasme du peuple à faire de nouvelles «avancées)), c'est peutêtre sous l'influence des mêmes forces idéologiques, qui croient vraiment qu'il faut non pas éclairer le peuple par un débat public explicite et sincère précédant les décisions, mais le conduire vers la lumière les yeux bandés. Ainsi, malgré les discours sans cesse réitérés en faveur et à l'honneur de la démocratie, on peut dire que les francs-maçons ont à l'égard de celle-ci le même rapport biaisé que les autres millénaristes jacobins ou marxistes. Le fond du problème, je le répète, est que la francmaçonnerie est une secte secrète et initiatique. L'initiation est censée conférer aux membres un savoir que n'ont pas les profanes. Ils connaissent seuls les buts de la secte. Ils savent aussi qu'ils sont seuls à les connaître et qu'ils ne peuvent expliquer les raisons profondes de leurs buts au grand public. Étant donné que l'immense majorité des électeurs est composée de profanes, si la démocratie prévalait, les vérités possédées par les initiés ne pourraient prévaloir. 80
La France, fille aînée de la franc-maçonnerie
Or elles le doivent. Donc, il ne doit y avoir qu'un semblant de démocratie. Voilà une base doctrinale de nature à étayer le système de «double oligarchie».
6. Le progressisme contre le progrès Il est vrai que les francs-maçons diffèrent des autres millénaristes sur un point essentiel. Ils veulent régénérer le monde, mais ils n'envisagent pas cette métamorphose sous la figure d'un «Grand Soif». Ils ne croient pas en la révolution violente et ponctuelle, à l'aube de laquelle pointera sans solution de continuité le millenium. Ils sont progressistes. On peut voir là l'influence de la maçonnerie première manière, celle du XVIIIe siècle à laquelle ont participé nombre d'authentiques savants. Les scientifiques, en effet, savent, par métier et par philosophie, que la science n'avance que par étapes, puisqu'il faut du temps pour résoudre les problèmes scientifiques et, plus fondamentalement, parce que c'est seulement la résolution des problèmes d'une étape n - 1 qui fait se découvrir ceux qu'on tentera de résoudre à l'étape n. Il est donc simplement dénué de sens de vouloir brûler les étapes. D'où l'attitude gradualiste des francs-maçons proches des milieux scientifiques. Si le bonheur du monde doit survenir grâce aux lumières de la science, et si celle-ci ne peut procéder que par étapes, il en résulte que la construction du Temple ne peut elle-même se faire que pas à pas. D'où la modération de principe des programmes réformistes des francs-maçons - ce qui, dès le début, les a démarqués de toutes les formes de socialisme révolutionnaire et notamment du marxisme. 81
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Hélas, ils ne pouvaient conserver les valeurs de la science dès lors qu'ils adoptaient des structures et une démarche ésotériques. La science exclut en effet cette démarche par principe. Elle rend publics tous ses résultats et elle les expose aux critiques. Sans doute faut-il être compétent pour intervenir dans la recherche, mais il s'agit de compétences que tout homme peut acquérir par l'exercice de la raison humaine qui est universelle, non d'un discernement spécial qui serait conféré aux seuls initiés d'un groupe. En s'enfermant dans l'ésotérisme, les francsmaçons se sont donc interdit l'usage scientifique de la raison et ils se sont condamnés à répéter des dogmes. Parmi les éléments constitutifs de ces dogmes, tels qu'on peut les connaître à l'extérieur, il yale «progrès II, la fameuse «construction du Temple ». Mais le progrès social dont les maçons se veulent les partisans n'a aucune valeur scientifique, précisément parce que, pour la science, les étapes du progrès ne peuvent être connues à l'avance. En parlant à tout propos d'« avancées» (vers quoi ?), les maçons trahissent donc le fait qu'ils ont une idée a priori des lignes que doit suivre le progrès social, au lieu d'attendre de la vie même de la science la découverte des progrès ultérieurs que l'humanité pourrait éventuellement accomplir. On a, en définitive, la situation suivante. Les francs-maçons gardent de leurs souvenirs de l'époque des Lumières l'idée que le progrès ne peut être que graduel, ce qui est correct. Mais ils prétendent connaître les étapes à venir de ce progrès, ce qui est incorrect. Cela donne le progressisme, une idéologie fausse, contraire à la science, et qui n'est qu'un avatar affadi du millénarisme. 82
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De ce schéma mental procède la méthode politique constamment employée par les francs-maçons depuis qu'ils influencent les gouvernements et parlements français. Ils avancent vers un but lointain fixé d'avance, mais à petits pas. Leur volonté de ne pas aller plus vite n'est pas due au fait qu'ils douteraient de la validité des étapes ultérieures qu'ils envisagent, mais au fait qu'ils se croient obligés à la prudence étant donné ce qu'ils savent de l'état de l'opinion à chaque étape historique. Ils ne proposeront donc d'abord que des mesures modérées, ténues, presque modestes, qui n'effaroucheront pas, et ils paraîtront s'en contenter. Mais les initiés savent parfaitement qu'on ne s'en tiendra pas là et qu'il y aura d'autres pas en avant, qui seront franchis quand on jugera que l'opinion est prête à les accepter, non sans résistance peut-être, mais du moins sans opposition invincible. Par exemple, si l'on veut détruire la famille bourgeoise et égoïste au profit de la grande famille sociale, on se gardera d'abolir d'un coup la famille, comme les bolcheviques l'ont fait maladroitement en 1917. On se contentera d'établir (sous la Révolution française) puis de rétablir (sous la me République avec la loi Crémieux) le divorce, puis, quand celui-ci sera passé dans les mœurs, on le rendra, par étapes, de plus en plus facile, jusqu'à la situation actuelle où il peut être obtenu par une simple déclaration unilatérale de volonté d'un seul époux. Le processus aura pris des dizaines d'années. Entre-temps, on aura imposé successivement d'autres mesures allant dans le même sens, mais, elles aussi, partielles. Par exemple, on aura conféré aux enfants adultérins les mêmes droits qu'aux enfants légitimes, aux concubins les mêmes droits qu'aux époux, aux homosexuels les mêmes 83
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droits qu'aux hétérosexuels, etc. Les prochaines étapes semblent être la destruction des patrimoines par de nouvelles lois confiscatoires sur l'héritage. De même, si l'on vise un gouvernement mondial, on commencera par l'Europe. Et d'abord par l'Europe des Six, puis celle des Neuf, puis celle des Quinze, puis celle des Vingt-Sept, puis celle qui inclura la Turquie, puis celle, peut-être, qui débordera sur l'autre rive de la Méditerranée et sur l'Afrique. Le bon peuple croira qu'on crée l'Europe ou l'Union pour la Méditerranée. Les initiés sauront que ce ne sont que des étapes vers un gouvernement mondial. Même scénario encore avec la semaine de travail. On passera de 60 heures à 48 heures, ce qui paraîtra hautement désirable à tous. Puis à 40 heures, ce qui suscitera déjà des oppositions, qui se tairont avec l'habitude. Puis à 39, puis à 35, puis à 33, 30, etc. Chaque fois, on croira avoir fait une « avancée ». Mais on voit bien l'absurdité de ce schéma mental mécanique. Ces démarches sont l'opposé du progrès véritable! Car en bonne rationalité, et compte tenu de la conscience qu'un esprit scientifique doit avoir du fait qu'il n'est pas omniscient, il faut, en matière d'innovations sociales, procéder par essais et erreurs. Si les essais débouchent sur des erreurs, il faut savoir reculer, comme lorsqu'un randonneur en montagne comprend que l'itinéraire qu'il a emprunté le conduit vers un précipice ou vers un mur et se résout, quoi qu'il lui en coûte, à rebrousser chemin pour retrouver le bon passage. C'est ainsi que procède la science. Elle fait des hypothèses, les teste, les conserve si elles se révèlent fécondes, mais les abandonne si elles ne débouchent sur rien. C'est cette prudence même qui lui vaut de réaliser, au total, d'indéfinis progrès. 84
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Telle n'est pas la démarche du progressisme dont le caractère utopique, irrationnel et non scientifique se marque précisément par le fait qu'il ne veut jamais revenir en arrière quand il se targue d'avoir effectué une «avancée ». Quand bien même celle-ci se révélerait catastrophique, les progressistes vivraient un retour en arrière comme une impossibilité majeure, parce que, sur le fond, ce serait une impiété, un blasphème à l'encontre de l'idole qu'ils ont campée, le «progrès social». Par exemple, il est à craindre que les francsmaçons, qui sont, je l'ai dit, les vrais chefs de notre Éducation prétendument nationale, ne renoncent jamais aux nouvelles pédagogies, parce qu'ils ont fait l'analyse qu'elles seules permettent de pratiquer l'école unique, et que celle-ci a été présentée depuis le début du XX· siècle par ces fanatiques comme l'«avancée» majeure, la mise sur pied du plus important des piliers du Temple, celui qui permettra de faire sortir de la matrice scolaire un homme nouveau. Qu'il en sorte une nation française à moitié illettrée, virtuellement barbare, et plus mal placée que jamais pour relever les défis de la compétition internationale n'est pas une objection valable pour le progressisme qui est satisfait d'avoir mis en œuvre son programme idéologique - mais c'est évidemment un problème pour des esprits scientifiques qui ne manqueront pas de se demander si, d'aventure, dans les réformes scolaires des dernières décennies, on n'aurait pas commis quelque part une erreur. Ainsi l'Éducation prétendument nationale poursuit-elle obstinément son œuvre de décomposition. *
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Je ne sais si l'essai de sociologie à l'emportepièce auquel je viens de me livrer aura convaincu beaucoup de lecteurs. Comment être démonstratif quand, par construction, on ne peut accéder qu'à une petite partie des informations qui seraient nécessaires? Je n'en ai pas moins la conviction que nombre de décisions publiques dans notre pays sont, les unes, bloquées, les autres prises en fonction du filtre opéré par les réseaux maçonniques. Et que ces filtres jouent, dans l'ensemble, dans le sens d'une paralysie du pays, de son maintien dans une exception française globalement socialisante; que, s'il existe en France une « UMPS », c'est largement parce que la franc-maçonnerie est le véritable tissu conjonctif qui soude l'un à l'autre les deux camps nominalement opposés, ainsi qu'une partie de l'appareil d'État, et cela malgré les réactions désespérées du corps électoral qui, régulièrement, donne de grands coups de barre à droite, mais en vain, puisque, précisément, le peuple n'est pas à la barre. Sije me trompe et suis victime de fantasmes paranoïdes, qu'on me réfute par des faits et des arguments objectifs. Pour aider à faire la clarté sur ce problème sociétal d'importance, une mesure serait d'ailleurs aussi utile que simple. Ce serait, comme en Angleterre, de rendre obligatoire pour tout parlementaire, tout juge, tout fonctionnaire et tout agent public en général, y compris dans les organismes sociaux, d'afficher son appartenance. La plupart des dérives que nous avons soupçonnées deviendraient alors difficiles ou impossibles à pratiquer. Hélas, c'est précisément en raison de l'efficacité pratique qu'on peut escompter d'une telle mesure qu'il est plus qu'improbable qu'elle soit jamais adoptée en France. 86
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Mais ne désespérons pas. Jusqu'à présent, les interrogations au sujet de la franc-maçonnerie et les enquêtes des journalistes ont été freinées, inhibées, voire étouffées par le soupçon que tout antimaçonnisme serait, en soi, suspect, inspiré soit par un catholicisme intégriste voyant en la maçonnerie une «secte satanique», soit par un tropisme d'extrême droite directement enté sur Vichy. Mais le fait que la maçonnerie ait été interdite par l'entourage maurrassien de Pétain dès août 1940 ne saurait constituer, pour elle, un brevet éternel de vertu ni lui conférer éternellement le droit à l'invisibilité et à l'immunité. Cette interdiction, soit dit en passant, était une mesure odieuse et contraire aux libertés publiques élémentaires, mais c'était la «réponse du berger à la bergère» après les quarante années de persécutions anticléricales qui avaient été inspirées par l'Ordre et planifiées par ses cénacles. De toute façon, la page est tournée depuis longtemps. Désormais, l'Église et la maçonnerie peuvent toutes deux vivre leur vie en toute liberté. Et dès lors que politologues, sociologues et journalistes peuvent faire toutes les études et enquêtes qu'ils souhaitent sur les Églises et les autres institutions religieuses présentes en France, ainsi que sur les partis politiques, et même (dans une moindre mesure, il est vrai) sur les syndicats, pour quel motif ne pourraientils étudier librement et de façon approfondie la francmaçonnerie et essayer de mettre au jour, selon les principes de la bonne science politique, ses modes de fonctionnement, les réseaux qu'elle a constitués, le type d'influence qu'elle exerce? S'il y a une parcelle de vérité dans les analyses qu'on vient de lire, cette étude revêt même le caractère d'une urgence. On peut souhaiter que la recherche universitaire s'empare du 87
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sujet, qu'une dizaine de doctorants lui consacrent une thèse, et qu'il y ait d'autres Sophie Coignard pour compléter l'enquête journalistique. Ces efforts seraient de nature à éclairer le pays sur un dossier essentiel pour son fonctionnement démocratique.
CHAPITRE III
La régression intellectuelle de la France 48
Nous voulons tous progresser vers la vérité, faire avancer la science et obtenir que les pratiques sociales soient guidées par la connaissance objective plutôt que par les passions et les représentations irrationnelles. C'est ce qui nous définit comme hommes modernes, héritiers des Lumières. Nous savons que nous avons besoin, pour cela, d'une totale liberté intellectuelle, de ce rationalisme critique dont la logique a été analysée par les meilleurs esprits de l'Europe moderne, tels Milton, Locke, Bayle, Kant, Condorcet, Wilhelm von Humboldt, John Stuart Mill, Thomas Kuhn ou Karl Popper. Et nous savons que l'antagonique de la science est le mythe, ce faux savoir. qui se nourrit de la contagion des croyances sociales et de l'unanimisme. De fait, pendant des décennies, les Occidentaux se sont flattés que les processus mythologisants ne puissent plus prévaloir dans leurs sociétés. Elles semblaient s'en être définitivement prémunies grâce à la 89
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neutralité idéologique des États démocratiques et libéraux et au pluralisme des institutions sociales de connaissance - recherche scientifique, université, école et médias. La liberté critique paraissait solidement garantie. Les mythes ne pouvaient plus se cristalliser et se généraliser, ils ne pouvaient plus exister qu'à l'état de traces et seulement dans les parties les moins instruites de la population. Hélas, nous devons en rabattre de cet optimisme. En effet, nous sommes obligés de constater que, loin d'avoir disparu de nos sociétés, les processus mythologisants y subsistent et semblent même y faire un retour en force, du moins dans certains pays. Nous observons que, dans ces pays, l'esprit public peut présenter des « dénis de réalité» massifs, voire nourrir de véritables délires collectifs résistant victorieusement à l'entame des processus critiques. Nous y voyons parfois à l'œuvre des phénomènes de ritualisation ressoudant le groupe aux dépens de boucs émissaires et au bénéfice de croyances irrationnelles. La vieille logique des sociétés à mythes et à rites semble donc être encore à l'œuvre dans des segments entiers de nos sociétés modernes. Tout semble se passer comme si, contrairement aux espérances des rationalistes et des humanistes, le lien social, même dans les sociétés les plus modernes, ne pouvait être suffisamment assuré par un consensus réfléchi sur les règles morales et juridiques, mais devait l'être aussi par d'autres processus mentaux ancrés dans des niveaux plus archaïques, prérationnels ou anti-rationnels, du psychisme, aux dépens de la vérité objective. Des mécanismes obscurs mais puissants semblent pousser nos sociétés à exclure de leur champ de vision certaines vérités déplaisantes qui seraient susceptibles de 90
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les aider à mieux vivre si elles les assumaient frontalement, mais auxquelles elles préfèrent intimement les erreurs séduisantes qui les feront mourir. Comme si les sociétés pouvaient, autant que les individus, être névrosées, c'est-à-dire préférer le principe de plaisir au principe de réalité, et ceci jusqu'au suicide ou du moins jusqu'à la régression et à la déchéance. Nous devons donc nous demander s'il ne faut pas repenser à neuf le problème des rapports entre vérité et société en révisant quelque peu l'optimisme de la tradition libérale évoquée ci-dessus au profit de visions plus pessimistes, comme celles de Vilfredo Pareto ou de Raymond Boudon qui tendent à montrer que le triomphe durable de la vérité sur l'espace public est structurellement improbable, voire impossible. En attendant que quelqu'un entreprenne ce travail de philosophie sociale de longue haleine, je voudrais, à titre de préliminaire et comme pièce capitale à verser au dossier, analyser la situation actuelle d'un pays, la France, qui fut, il Y a peu encore, un grand pays intellectuel, mais où il me semble qu'un véritable processus de régression de la vérité dans l'espace public s'est enclenché depuis une trentaine d'années.
1. La
cc
pensée unique))r les sujets interdits
Notons d'abord que certaines particularités institutionnelles et sociologiques font obstacle par nature au développement normal d'un débat public pluraliste en France: le monopole de l'État (et, en réalité, des syndicats enseignants de gauche et de la francmaçonnerie) sur l'éducation, et la mainmise des mêmes forces idéologiques sur la presse et les médias. 91
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Cette situation est ancienne, mais ses effets n'ont cessé de s'aggraver dans les années récentes. L'« école unique », dont la théorie a été faite dans les années 1920 et 1930, c'est-à-dire au moment où les idées totalitaires triomphaient dans bon nombre de pays d'Europe, a été mise en place par la Ve République en raison d'une fatale erreur d'analyse de De Gaulle. Or, depuis 1968, ce monopole administratif et idéologique n'a plus eu pour seul effet de créer de l'uniformité et du conformisme, mais il est allé dans le sens d'une dévalorisation systématique du savoir. Les nouveaux maîtres de l'Éducation nationale, se rendant compte qu'ils ne pouvaient unifier l'école en l'alignant par le haut, mais ne voulant pas, par idéologie, renoncer au projet même de l'unifier, ont sciemment décidé de l'aligner par le bas. Ils ont sacrifié le savoir sur l'autel de la prétendue « réduction des inégalités sociales ». Depuis lors, nous avons assisté à un effondrement sans précédent du niveau scolaire en France et, notamment, à une quasi-disparition des filières formant méthodiquement des élites intellectuelles et scientifiques. Le goût et les moyens du savoir n'ont plus été communiqués aux jeunes. Cette régression gnoséologique s'est vite auto alimentée, puisque les jeunes enseignants ne peuvent transmettre aux nouvelles générations ce qu'eux-mêmes n'ont pas reçu. Il est vrai que quelques filières échappent en partie à cette dégradation, mais elles sont rares. En conséquence de cette baisse du niveau scolaire et universitaire, on peut constater que des professions entières présentent d'ores et déjà d'évidents défauts d'expertise, et qu'il y a peu de résistance, dans la population générale, aux différentes manifestations de la « pensée unique » et à la cristallisation de nouveaux mythes. 92
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La situation de la presse française a, de même, complètement changé dans les décennies récentes. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les communistes se sont emparés des imprimeries et de la distribution de presse. Par les grèves, les occupations d'imprimeries, les destructions de matériel, les blocages de camions de messageries, etc., ils ont fait peser en permanence sur les journaux une menace de ruine qui a incité ceux-ci à adopter un contenu rédactionnel conforme. Puis des interdictions professionnelles ont été organisées à l'encontre des journalistes de droite que les mythes construits à cette époque tendaient à présenter comme fascisants et ennemis du progrès social. Au fil des ans, la plupart des rédactions sont devenues de gauche, et une fois cela fait, elles n'ont plus recruté que des journalistes de la même obédience. Il est vrai que, pendant la première moitié de la Ve République, un certain pluralisme a continué à exister, parce que, alors que les rédactions avaient toutes déjà viré leur cuti, les directions de l'audiovisuel public étaient nommées par les gouvernements gaullistes et que de nombreux patrons de journaux privés étaient de tendance politique modérée. De ce fait, il y avait encore un certain partage du pouvoir. Dans cette période où la gauche progressait électoralement et voyait avec une extrême impatience s'approcher le moment du basculement de 1981, n'importe quelle information desservant un camp, mais servant l'autre, avait encore une chance de percer jusqu'à l'espace public. Ce reste de pluralisme a disparu après 1981 quand les socialo-communistes se sont emparés du pouvoir d'État. Car ils ont pu alors nommer dans tous 93
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les médias publics des directions issues de leur camp et imposer aux médias privés, là encore sous la menace (car ces médias appartenaient à des industriels dont les affaires, dans le contexte d'économie mixte propre à la France, dépendaient étroitement des décisions gouvernementales), de nommer des directeurs de l'information et des équipes rédactionnelles sympathisants. Dès lors que directions et rédactions appartinrent au même camp idéologique, une chape de plomb s'abattit sur la presse. Les grands médias devinrent monocolores. La presse du centre et de droite fut, non pas juridiquement interdite, mais, en pratique, muselée, marginalisée, réduite à des circuits underground. Elle fut privée, en particulier, de tout écho et de toute reprise dans les médias audiovisuels dont l'audience ne cessait de croître à cette époque et qui avaient été développés en France dans un cadre public éminemment favorable à la mainmise des syndicats qui y organisaient tout le recrutement. Ce que le monopole de la gauche sur l'enseignement et les médias a produit depuis lors, c'est ce qu'on pourrait appeler une domination absolue de la religion de la gauche sur l'opinion publique française 49. La gauche a pu jouer en France le rôle d'un nouveau clergé qui domine les esprits, dit le bien et le mal, fait le catéchisme et les sermons, dénonce les péchés, censure le pouvoir temporel, délivre les fidèles du devoir d'obéissance aux lois quand celles-ci sont jugées impies, prononce les anathèmes, dresse la liste des hommes et des livres à mettre à l'index. Il a été encore possible, sans doute, de critiquer certains actes des gouvernements socialistes successifs; mais il est devenu quasiment impossible, ou du moins sui94
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cidaire professionnellement pour les professeurs ou les journalistes, de critiquer la religion socialiste. Les péchés peuvent être pardonnés, non le blasphème ou l'hérésie, et moins que tout l'incroyance. Cette pression idéologique s'est traduite par le fait que certains sujets, et non pas seulement certaines thèses, ont été systématiquement exclus du débat public officiel. Citons en vrac: l'école, l'université, l'immigration, la sécurité, la politique pénale, les politiques sociales, la fiscalité, la famille, les mœurs, l'homosexualité 50 ... Sur tous ces sujets, en effet, il y a désormais une orthodoxie de gauche présentée par l'establishment idéologique comme la norme, comme ce que doit penser tout être humain de bonne volonté. Par conséquent, le seul fait de vouloir discuter de ces questions est a priori suspect, puisqu'il révèle qu'on ne les considère pas comme déjà résolues. Les hommes ou les groupes qui ont voulu rouvrir ces dossiers ces dernières années ont donc été soit ignorés totalement, soit couverts d'opprobre, traités de fascistes, de« populistes II, d'êtres dangereux, immoraux, douteux et «antirépublicains», et l'on a lâché contre eux de véritables meutes pour les faire taire en leur retirant toute position d'influence dans les institutions de communication et de culture. Il est vrai qu'on ne les a fait taire que sur l'agora. La société française ayant de solides traditions de liberté (pour ne pas dire d'anarchie) et possédant un très riche humus de culture, d'innombrables auteurs et lecteurs de livres, etc., le débat interdit sur l'espace public s'est réfugié dans les associations, les petits journaux, l'édition et la librairie (secteurs de la communication qu'on peut plus difficilement soumettre à un monopole), et surtout - Dieu merci! - sur ce nou95
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veau réseau récemment apparu et structurellement libéral qu'est Internet. Mais cela ne suffit pas à rectifier la situation. Car l'esprit collectif d'un pays ne se forge vraiment que sur l'agora, cet espace qui se définit par le fait que toutes les informations qui y circulent deviennent publiques, c'est-à-dire non pas seulement connues de tous, mais telles que tout le monde sait que tout le monde les connaît. En revanche, les informations qui circulent seulement dans l'underground vont de personne privée à personne privée, nul ne sait exactement qui les a entendues, et donc, quand bien même elles toucheraient en réalité beaucoup de monde, elles ne peuvent jamais se cristalliser en «conscience collective II. Les prophètes et prêtres de la nouvelle religion savaient donc bien ce qu'ils faisaient en investissant entièrement l'espace véritablement public, c'est-àdire l'école et les grands médias. Ils ont placé leurs tanks et leurs nids de mitrailleuses dans toutes les places et les avenues de la société française, d'où, désormais, ils peuvent tirer sur tout ce qui bouge. Peu leur importe qu'on discute encore librement dans les ruelles et les arrière-cours, car ils savent que cela ne peut suffire à provoquer un basculement massif de l'opinion et ne peut déboucher, par conséquent, sur des changements politiques significatifs à court ou moyen terme. Du fait de cette mainmise obtenue par une unique famille idéologique sur la communication officielle, la qualité du débat public a significativement décliné en France. Les vraies critiques portant sur des problèmes de fond ayant disparu de la scène médiatique et, sauf exception, de la scène universitaire, elles ont été rem96
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placées par un bavardage dont la règle, implicite mais scrupuleusement observée, est qu'aucun de ceux qui sont invités à parler ne s'aventurera à sortir des paradigmes dominants. Tant qu'ils se tiendront dans ce cadre, intellectuels, hommes politiques et journalistes pourront discuter à l'infini d'une multitude de sujets divers, d'où l'impression que le débat public existe encore et est aussi fourni qu'il l'a toujours été. Mais c'est une illusion, car il se déroule toujours «entre les forces de progrès Il. Il est entendu que personne ne remettra en cause les principes de la social-démocratie et du socialisme ambiants en proposant et discutant des solutions véritablement alternatives. Que quelqu'un s'y risque, il se voit immédiatement couper la parole et n'est plus jamais réinvité. Soumis à ce régime, le pays a commencé à être frappé de paralysie intellectuelle. Une logique potentiellement obscurantiste s'est instaurée qui n'est pas sans rappeler celle qui a fait régresser l'Espagne, le Portugal et une partie de l'Italie à partir des XVIe xvne siècles quand l'Inquisition eut fini d'établir son contrôle idéologique sur ces zones de l'Europe.
2. Les lois de censure Précisément, on a créé en France un dispositif judiciaire qui présente d'indéniables analogies avec le célèbre tribunal ecclésiastique. Estimant que le contrôle professionnel d'abord mis en place ne suffisait pas, certaines forces politiques ont entrepris de le compléter par un contrôle juridique, c'est-à-dire par de véritables lois de censure de nature à empêcher la libre parole non plus seulement dans l'enseignement et les 97
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grands médias, mais dans tout l'espace public, voire, si possible, comme on le verra, dans tout l'espace social. La communication publique en France était régie depuis un siècle par la loi de 1881 sur la presse. Cette loi, qui était le fruit de décennies de luttes menées aux xvme et XIXe siècles pour la liberté d'expression, avait supprimé toute censure. Bien entendu, elle continuait à admettre certaines restrictions à la liberté d'expression quand il s'agit de protéger l'ordre public, c'est-àdire de réprimer les cas de diffamation, injure, diffusion de fausses nouvelles, incitation à l'émeute. Mais, pour le reste, elle autorisait l'expression de toute opinion, notamment politique. Elle consacrait le fait fondamental du pluralisme, de l'inévitable et féconde diversité des opinions qui peut aller, le cas échéant, jusqu'à une hostilité mutuelle franchement déclarée entre divers courants idéologiques. Les leçons de l'histoire avaient en effet convaincu ses promoteurs que cette diversité est fondamentalement bénéfique malgré ses inconvénients apparents, qu'elle est la marque propre de la démocratie, et qu'elle seule confère aux sociétés modernes leurs capacités d'autocritique et d'innovation. Sous le régime créé par la loi de 1881, il Y eut en France, à la fin du XIX e siècle, plusieurs centaines de quotidiens allant d'une extrémité à l'autre de l'éventail politique, et l'on vit fleurir les publications les plus diverses, livres, brochures, etc., traitant librement de tous les sujets. Seule restriction à la liberté de la presse: les publications spécialement destinées à la jeunesse, qui furent réglementées par une loi de 1949. Il est essentiel de comprendre que cette situation de pluralisme n'a pas fragilisé la France - pas plus que la Hollande, la Belgique, l'Angleterre ou les États98
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Unis - face aux propagandes totalitaires et ne l'a pas empêchée de demeurer une démocratie à travers les pires épreuves du XX" siècle, à l'exception de la période où elle fut occupée par une armée étrangère. C'est que le pluralisme porte en lui-même le remède aux opinions extrêmes dont il autorise l'expression. Les communistes, les fascistes, pouvaient s'exprimer et ne s'en privaient pas, mais les modérés aussi, parmi lesquels des anticommunistes et des antifascistes aussi virulents que clairvoyants. Le peuple, exposé à tous ces messages, faisait ses opinions et ses tris, et c'est un fait qu'il n'a jamais choisi les extrêmes. Dans une offre de presse et d'édition très ouverte, il a toujours trouvé les éléments dont il avait besoin pour désamorcer les propagandes radicales et se forger luimême des convictions plus ou moins équilibrées. Ce régime de liberté et de pluralisme établi par la loi de 1881 s'est prolongé sous les III", IV" et v" Républiques et, que l'on sache (en mettant à part, je le répète, la période de l'Occupation), la France n'est devenue ni nazie, ni antisémite, ni xénophobe, ni homophobe, ni adepte de la scientologie, pas plus qu'elle n'est devenue communiste ou gauchiste, alors même que les publications en faveur de ces idéologies ont foisonné. Il n'y avait donc aucune raison de changer la loi de 1881. C'est à cette loi, pourtant, qu'on n'a pas craint de porter atteinte. On a commencé à l'écorner à partir des années 1970, d'abord timidement, puis de plus en plus résolument, de sorte qu'on peut dire qu'avec ses dernières modifications la France est sans doute revenue en deçà du point où l'avaient conduite les grands combats de la Restauration, de la monarchie de Juillet ou du Second Empire pour la liberté de la presse, à 99
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une situation comparable à ce fameux « Ordre moral» tant critiqué par les républicains libéraux des années 1870 et qu'avait aussi tenté de restaurer Vichy.
La loi Pleven La première atteinte à la loi de 1881 a été la loi Pleven du 1er juillet 1972 promulguée sous le gouvernement de Jacques Chaban-Delmas, prophète de la «Nouvelle Société ». C'était, en principe, la simple application à la France de la « Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de racisme» de l'ONU que le gouvernement venait de ratifier. De fait, la loi instituait diverses mesures nouvelles réprimant plus sévèrement les actes et comportements racistes. Le problème est qu'elle touchait aussi à la liberté d'expression. Elle modifiait la loi de 1881 en y introduisant les notions nouvelles de « provocation à la haine» et de « provocation à la discrimination» : «Article premier. Ceux qui [par tout moyen de communication publique] auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation 51, une race ou une religion déterminée, seront punis [de prison et d'amende].»
La notion de «provocation à la haine» innovait dangereusement. La haine, en effet, est un sentiment, ce n'est pas un acte, elle n'a pas d'effets extérieurs visibles. Elle ne peut donc être, par elle seule, un délit. Et si elle n'est pas un délit, comment la «provocation à la haine» pourrait -elle l'être? Constituer celle-ci en délit revenait donc à faire sanctionner par le droit 100
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pénal des faits plus ou moins inconsistants et indémontrables. Cela constituait un glissement fâcheux par rapport à la notion d' cc incitation à la violence Il. La violence, elle, est un acte visible et extérieur, et si l'on peut montrer que le violent a agi après avoir entendu ou lu certains propos, on pourra soutenir que l'auteur des propos porte une part de responsabilité dans le délit lui-même. Mais, étant donné que la haine n'est pas visible tant qu'elle ne s'est pas traduite en actes, l'(dncitation à la hainell ne pourra être elle-même que supposée, supputée, de façon essentiellement subjective et arbitraire. Un rappel historique s'impose ici. Les sentiments intimes ont été placés hors de portée du droit pénal depuis le XIIe siècle quand Pierre Abélard, dans sa fameuse Éthique, a distingué péché et crime. Le péché est évidemment très grave, puisqu'il peut être puni des peines de l'enfer. Mais il n'est connu que de Dieu qui, seul, cc sonde les cœurs et les reins Il. Il est donc hors du ressort des tribunaux humains qui ne peuvent juger que les actes qui troublent l'ordre public de façon visible, objective et mesurable. En faisant cette distinction, Abélard, un des premiers grands maîtres de l'Université française, faisait accomplir aux Européens du Moyen Âge un pas en avant et rendait possible, à terme, le développement des libertés intellectuelles modernes et donc de la science. En effet, c'est grâce à cette distinction que les universités furent autorisées à développer les savoirs nouveaux - toujours suspects aux conformismes et orthodoxies de la société extérieure - dès lors qu'il n'en résultait pas de troubles manifestes à l'ordre public. Par cet article de la loi Pleven, le droit pénal revenait donc en deçà d'Abélard. Il était sommé de punir 101
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des propos n'ayant encore causé de tort à personne et dont personne n'était en mesure de démontrer qu'ils en causeraient. Il était invité à agir en amont des actes, au niveau de la pensée. Il commençait à devenir une police de la pensée. La notion de «provocation à la discrimination» comportait des dangers d'arbitraire encore plus redoutables, mais nous ne pourrons en parler adéquatement que lorsque nous examinerons les lois récentes faisant un usage extensif de cette notion.
Le rôle concédé aux associations La loi Pleven introduisait dans le droit français une dernière bombe à retardement. Elle autorisait le déclenchement de l'action judiciaire en matière de racisme et d'antisémitisme non plus seulement par la ou les victimes et par le ministère public, mais par des tiers, à savoir «toute association, régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits, se proposant, par ses statuts, de combattre le racisme» (article 5). C'était une rupture par rapport à des principes remontant au droit romain. Lorsqu'un mal est commis, la personne la mieux placée pour le constater est celle qui en est victime, c'est donc à elle - ou, si elle est empêchée, à sa famille - de se plaindre. D'autre part, lorsque les agissements incriminés portent tort non pas seulement à cette victime, mais plus généralement à l'ordre public, c'est au ministère public, seul représentant légitime de la collectivité, qu'il revient de prendre l'initiative des poursuites. À ces deux cas fondés en justice et en raison, la loi ajoutait maintenant une étrange chimère: elle autorisait à agir des tiers qui, d'un côté, ne sont pas directement concernés ni 102
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lésés, et qui, d'autre part, en tant que groupes privés, ne peuvent, par construction, avoir en vue le seul intérêt général. D'autant que l'association n'a pas à démontrer que son action est approuvée par une majorité, ou une partie notable, ou même une partie quelconque de la communauté ethnique ou religieuse qu'elle prétend défendre. Il suffit qu'elle ait inscrit unilatéralement dans ses statuts qu'elle veut « lutter contre le racisme», démarche qui dépend de sa seule volonté. Ainsi, n'importe quel groupe d'individus, éventuels sous-marins de partis politiques, d'associations militantes ou de sectes, peut désormais s'autoattribuer la capacité juridique d'attaquer autrui pour ses opinions. On croyait pourtant que, depuis la séparation de l'Église et de l'État, les groupes idéologiques n'avaient d'autre moyen de propager leurs idées qu'en les proposant au public dans le cadre d'un libre débat; voici que, désormais, certains d'entre eux étaient investis du singulier privilège de livrer au bras séculier les personnes ne pensant pas comme eux. On vit naître alors des officines spécialisées, de véritables polices privées de la pensée pouvant instrumentaliser la justice au profit d'intérêts idéologiques partisans ou d'intérêts catégoriels 52.
La loi Gayssot Un nouvel outil juridique de censure fut mis en place en 1990. Il se trouve que, dans les années précédentes, un groupe d'intellectuels avait remis en cause la version couramment admise du génocide des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Ces « révisionnistes» avaient contesté les chiffres le plus souvent avancés (6 millions de victimes) ou certaines modalités du crime (les chambres à gaz). Ce n'étaient 103
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pas les premiers mythomanes de l'histoire. Il aurait suffi de montrer l'inanité de leurs arguments, le caractère non scientifique de leurs méthodes, la contradiction entre leurs thèses et les témoignages et documents disponibles, etc., et, pour le reste, de ne plus s'occuper d'eux. Perd-on son temps à réfuter les adorateurs de la Lune? Mais cela servit de prétexte à la gauche, emboîtant le pas au député communiste Gayssot, pour dénaturer gravement une nouvelle fois la loi de 1881. La loi du 13 juillet 1990 rétablit explicitement le délit d'opinion, type de délit qui avait été écarté du droit pénal depuis les débuts de l'ère libérale moderne et les grandes déclarations des droits de l'homme. Ce n'est pas en effet un trouble à l'ordre public qu'elle sanctionne, mais la simple expression d'un jugement intellectuel, puisqu'elle modifie l'article 24 de la loi de 1881 en lui ajoutant un article 24 bis qui vise le fait de «contester» la version officielle de la Shoah: «Seront punis ... ceux qui auront contesté ... l'existence d'un ou plusieurs crimes contre l'humanité tels qu'ils sont définis par l'article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945... »
On voit donc que c'est bien ['opinion en tant que telle qui est visée (<< ceux qui auront contesté... »). Ce sont certaines pensées ou idées qui sont interdites en ce qu'elles diffèrent d'une thèse officielle. Le caractère révolutionnaire de ce changement de l'appareil pénal, la rupture qu'il constitue par rapport à des siècles de progrès des libertés, éclate aux yeux de quiconque ayant un minimum d'instruction. En effet, on sait que l'esprit scientifique délégitime l'idée 104
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même de vérité irréfragable, puisque la science est un processus ouvert dont nul ne sait a priori, à l'étape n, sur quoi il débouchera à l'étape n + 1, et qui en outre ne progresse pas de façon cumulative, mais selon une démarche critique qui consiste souvent à remettre en question, en faveur d'une vision nouvelle, les certitudes apparemment les mieux ancrées. Dans cette logique, il est fatal que les innovations potentiellement les plus fécondes paraissent fausses sur le moment à la majorité des esprits. Donc, arrêter le savoir aux thèses qui paraissent vraies à une certaine étape de l'histoire bloque purement et simplement le progrès du savoir 53. On a souvent souligné, par exemple, que si la loi Gayssot avait été votée en 1945, elle aurait permis, dans les années suivantes, de jeter en prison pour « contestation de crime contre l'humanité» les historiens qui tentaient de démontrer que le massacre de milliers d'officiers polonais à Katyn ne fut pas perpétré par les nazis, mais par les Soviétiques. Cette dernière version, désormais reconnue par le gouvernement russe lui-même, a été établie par le travail normal des spécialistes et érudits après 1945, qui ne fut entravé, ni en Amérique ni en Europe occidentale, par aucun genre de loi Gayssot. On peut donc soutenir que celle-ci a placé la France, à partir de 1990, dans une situation de censure proche de celle qui avait prévalu dans les pays communistes jusqu'à la chute du mur de Berlin l'année précédente.
Le nouveau Code pénal Trois ans plus tard, un décret 54 inséré dans le nouveau Code pénal (article R. 625-7) accomplissait une nouvelle innovation juridique révolutionnaire en 105
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créant trois infractions, celles de diffamation, d'injure et de provocation à, la discrimination non publiques «envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée »,
critères auxquels on ajoutera en 2005 "à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap" ». Non seulement, désormais, des propos publics contraires à une certaine doxa officielle pouvaient être incriminés, mais aussi des propos privés, c'est-à-dire ceux qu'une personne privée tient à une autre personne privée dans un lieu privé, sans témoin ou devant un petit nombre de témoins. Toute la vie quotidienne se trouvait donc désormais placée sous surveillance. L'État s'arrogeait le droit d'intervenir dans le contenu même des conversations privées, pouvoir auquel, jusqu'à cette date, seuls des régimes totalitaires avaient prétendu. Est-il nécessaire de préciser en quoi ce contrôle constitue une innovation révolutionnaire contraire à toutes les traditions de liberté? Dans la vie sociale normale, il est fréquent que les gens se disent leurs quatre vérités, y compris en termes peu amènes. Mais chacun en fait son affaire et assume les conséquences psychologiques et pratiques de ses propos. Ce n'est là, d'ailleurs, qu'un aspect d'une situation plus générale, à savoir que, dans une société libre, les gens gèrent leur vie personnelle et leur vie relationnelle comme ils l'entendent, sans recourir à l'autorité. Ces libres relations interpersonnelles sont le tissu de ce qu'on 106
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appelle la société civile. Il faut souligner à ce sujet que le domaine de la vie privée dans lequel les États de droit modernes reconnaissent qu'ils ne doivent pas s'immiscer ne se limite pas à la vie individuelle, mais s'étend aux relations entre individus, c'est-à-dire aux liens, contrats et coopérations économiques et sociales qui se nouent spontanément entre eux. C'est une erreur de considérer que la sphère des relations interindividuelles serait de droit public et que l'État devrait être présent partout où il y a deux individus ou plus. L'existence d'un contrôle par la collectivité de toutes les relations entre personnes physiques ou morales privées est précisément ce qui caractérise les régimes totalitaires. Dans les sociétés libres, l'État ne se mêle pas des relations interindividuelles qui, pour 99 010 peut-être d'entre elles, se nouent et se dénouent tous les jours de façon pacifique et efficiente sans son intervention. Il ne s'intéresse qu'aux cas où quelqu'un a violé les règles admises de tels échanges. Car il est entendu que les relations entre individus doivent observer certaines règles: celles qui interdisent par exemple le meurtre, les coups et blessures, le vol, l'asservissement, l'exploitation des travailleurs, la fraude, etc. Mais, si l'État doit veiller au respect de ces règles du jeu social, d'abord en les explicitant dans ses codes, ensuite en sanctionnant ceux qui les enfreignent, il ne doit pas prendre part au jeu lui-même. Il restera extérieur à celui-ci et, en particulier, s'abstiendra de prendre parti pour tel ou tel joueur en jugeant, par exemple, que l'un d'eux a eu raison ou tort de vendre ou d'acheter tel bien à tel prix, ou d'habiter tel genre de maison à tel endroit, ou de choisir tel emploi, tel employeur ou tel employé, etc., toutes choses qui relèvent de la seule liberté individuelle des 107
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partenaires. A fortiori les États libres se sont-ils toujours abstenus jusqu'à présent d'intervenir dans les psychologies individuelles et de juger que, dans une conversation privée, une personne a eu raison ou tort de dire tel bien ou tel mal de telle autre personne. Il est vrai que les codes pénaux sanctionnent les injures ou diffamations publiques, mais il s'agit de tout autre chose! L'injure ou la diffamation publiques, en effet, compromettent l'honneur de la victime auprès d'une vaste collectivité anonyme auprès de laquelle elle ne pourra plaider sa cause ni réparer le tort subi. Elle risque alors d'être tentée de se venger de l'agresseur. Intéressée à tuer dans l'œuf tout enchaînement de violences, la collectivité peut alors estimer qu'il lui revient de dissuader les auteurs potentiels d'injures et de diffamations publiques en assortissant ces comportements dangereux de sanctions pénales adéquates. Il a d'ailleurs fallu quelques siècles pour que le droit pénal se décide à prendre en charge cet aspect de l'ordre public et vienne ainsi à bout de la pratique des duels, par lesquels, jusqu'au XIX· siècle, les hommes de caractère, croyant être seuls à pouvoir et à devoir le faire, défendaient leur honneur les armes à la main. En revanche, l'injure ou les propos critiques privés n'ont de conséquences que privées. Ils sont limités dans leur gravité par le fait qu'ils ne concernent qu'un petit nombre de personnes et sont réparables par la personne outragée elle-même, si et comme elle le souhaite. C'est pourquoi on n'a jamais, jusqu'à ce jour, dans les pays libres, songé à sanctionner les propos tenus dans un cercle privé. L'article du Nouveau Code pénal constituait donc une immixtion sans précédent dans la vie privée et une 108
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atteinte caractérisée aux libertés traditionnelles de la société civile. J'ajoute que le concept même de « diffamation non publique» est autocontradictoire - c'est même là une grossière faute de logique dont il est significatif de la baisse de niveau signalée au début de cet ouvrage qu'elle ait été introduite dans nos codes par des juristes et des parlementaires. En effet, par définition, et conformément à l'étymologie, la « diffamation» signifie une atteinte portée à la réputation (fama) de quelqu'un. Or une réputation est par nature collective, c'est l'opinion qu'a de quelqu'un un public anonyme. Si donc une personne dit du mal d'une autre personne en privé, elle peut certes lui faire beaucoup de peine, mais elle ne peut, par définition, la « diffamer». Le concept de « diffamation non publique)) est un non-sens. L'article absurde ainsi introduit dans notre Code pénal n'en permet pas moins de condamner à des peines sévères des honnêtes gens qui ont pour seul tort de croire qu'ils peuvent continuer à se comporter comme on l'a toujours fait dans les sociétés libres. Ils sont surpris, parce qu'ils n'ont pas compris qu'une révolution est intervenue, faisant de la France un équivalent potentiel des pays totalitaires du passé où tout le monde écoutait tout le monde, y compris au sein des familles. Que le citoyen ne puisse plus parler librement en privé est d'ailleurs, manifestement, le but recherché. Nos révolutionnaires ont pour volonté fanatique de « changer la vie)) et de « changer les mentalités )). Ils escomptent donc qu'à force de ne pouvoir exprimer, même dans de petits cercles, certaines convictions et certaines opinions, le citoyen finira par les oublier et 109
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ne disposera même plus des mots lui permettant de les penser distinctement et de les entretenir dans sa mémoire et celle de son milieu social. Il sera changé dans l'intime de sa pensée. Tel est bien le fantasme totalitaire qui court tout au long de l'histoire, depuis les anabaptistes de Münster jusqu'aux jacobins français, aux nazis allemands et aux gardes rouges de la Révolution culturelle maoïste. Ainsi, grâce à notre nouveau Code pénal, désormais, chaque fois qu'en France quelqu'un parle à autrui, Big Brother écoute. Orwell était en avance d'une décennie. Big Brother est entré dans les foyers non en 1984, mais en 1994, et il a eu la malencontreuse idée de le faire dans la «patrie des droits de l'homme» où il faut hélas! constater qu'il a trouvé jusqu'à présent plus d'approbateurs que d'opposants 55.
Les lois mémorielles La droite avait voté contre la loi Gayssot. Mais, toujours par crainte de la même nouvelle cléricature et de ses excommunications, elle se garda de l'abroger quand elle revint au pouvoir. La loi Gayssot s'est donc installée à demeure dans l'arsenal juridique français où elle a pu servir de base et de modèle pour une série d'autres lois dites « mémorielles », tendant à instituer d'autres dogmes d'État en matière historique. Par exemple, la loi Taubira (du nom d'une députée radicale de gauche de Guyane) du 21 mai 2001, ainsi formulée: « La
République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l'océan Indien d'une part, et l'esclavage d'autre part, perpétrés à partir du xV" siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l'océan 110
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Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l'humanité. »
En qualifiant ces événements historiques anciens de Il crimes contre l'humanité », la loi Taubira permet donc de sanctionner quiconque les «contesterait », c'est-à-dire, en réalité, contesterait la version qui en est donnée aujourd'hui par certains milieux idéologiques ayant un accès privilégié aux médias. On constate à nouveau ici la contradiction d'un dogme d'État avec la vie normale de la science. En ne qualifiant de crime contre l'humanité que la traite et l'esclavagisme perpétrés en certains temps et lieux expressément indiqués, précisions qui aboutissent à viser les seuls Européens, la loi empêche de rapprocher ces agissements d'autres pourtant parfaitement comparables, à savoir la traite négrière des Arabes et la traite intra-africaine qui se sont pratiquées à la fois antérieurement et postérieurement à la traite européenne. En effet, ces rapprochements reviendraient à banaliser ce crime inexpiable qu'est l'esclavagisme d'origine blanche et européenne. On risquerait de suggérer, soit que les comportements des Européens ne furent pas si graves qu'on le dit, puisqu'ils ne firent que se conformer à une pratique banale à l'époque, soit, à l'inverse, que les Africains et les Arabes ont eux aussi commis des crimes contre l'humanité, ce qui serait attentatoire à leur Il dignité» et à leur «honneur », dûment protégés par ailleurs contre toute injure ou diffamation publique ou privée. La situation juridique créée par la loi a ainsi permis qu'un historien français, Olivier Pétré111
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Grenouilleau 56, soit attaqué en justice simplement pour avoir écrit un ouvrage traitant de l'esclavage dans son ensemble et mettant en évidence qu'il s'agissait d'un phénomène pluriséculaire ayant affecté de nombreuses civilisations et cultures (et où, comme on s'en doute, il ne faisait à aucun moment et sous aucune forme l'apologie de cette pratique). Le procès n'eut finalement pas lieu, tant les arguments de l'association qui avait porté plainte étaient inconsistants, voire fantaisistes. Mais l'épée de Damoclès de la loi Taubira n'en continue pas moins à peser sur la recherche historique dans ces domaines. D'autant que, pour sacraliser cette version biaisée de l'histoire, cette loi prévoit d'organiser des journées fériées et des solennités officielles. Dans ces nouveaux rites parareligieux organisés par l'État, la crédulité des foules (et spécialement des personnes fragiles, des personnes sans instruction et des enfants) sera donc instrumentalisée au bénéfice d'une démarche non scientifique, ce qui revient à dire que l'État français aura délibérément créé un mythe. Sur la lancée de la loi Taubira, d'autres (dois mémorielles» ont été votées, l'une visant à ce que l'enseignement public souligne, à côté des aspects répréhensibles de la colonisation, ses « aspects positifs» 57, une autre portant sur le génocide arménien ... Fort heureusement, leur caractère contradictoire, leurs formulations vagues et arbitraires ont suscité des protestations véhémentes des historiens, y compris de gauche, et il n'est pas impossible que ce soit surtout la présence de ces derniers parmi les protestataires qui ait finalement convaincu les parlementaires de modérer leurs ardeurs censoriales.
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La loi sur la HALDE Ils n'en ont pas moins été quasi unanimes pour voter une nouvelle loi de censure plus grave que toutes les précédentes le 30 décembre 2004. Le propos nominal de cette loi était de réprimer les discriminations à l'embauche ou dans l'octroi de logements. Dans ce but, elle instaurait la « Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité Il (HALDE), véritable tribunal d'exception exorbitant du droit commun dont il est déjà incroyable qu'il ait pu être mis en place dans une démocratie libérale (ses agents peuvent entrer chez les particuliers sans mandat judiciaire, utiliser à leur encontre des «testings Il qui sont des méthodes de fraude et de tromperie, imposer discrétionnairement des amendes ... ). Mais ce qui nous importe dans le contexte du présent ouvrage, ce sont les nouveaux délits d'opinion que la loi institue. Dans son titre III (<< Renforcement de la lutte contre les propos discriminatoires à caractère sexiste ou homophobe 58 »), elle modifie à nouveau la loi sur la presse de 1881 en y introduisant le paragraphe suivant (qui complète l'article 24 déjà modifié par la loi Pleven) : «Seront punis [d'un an d'emprisonnement et de 45000 euros d'amende ou de l'une de ces deux peines seulement] [...] ceux qui [...] auront provoqué à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap ou auront provoqué, à l'égard des mêmes personnes, aux discriminations prévues par les articles 225-2 et 432-7 du Code pénal.»
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Elle modifie également les articles 32 et 33 portant sur la diffamation et l'injure. Désormais est condamnée toute cc diffamation Il ou «injure Il (publique ou privée, puisque l'article R. 625-7 du Code pénal, cité ci-dessus, est également modifié par la loi) commise cc envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap Il. La diffamation étant définie par ailleurs à l'article 29 comme «toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé Il, et l'injure comme «toute expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait Il, il devient un délit, puni de lourdes peines d'amende et de prison, de porter atteinte, par des propos publics ou privés, à l'cchonneufll ou à la «considération Il de certains groupes de personnes à raison des nouveaux critères ainsi introduits (faits prévus par les articles 32 et 33), ou de «provoquer à la discrimination Il de ces mêmes groupes définis par les mêmes critères (faits prévus par l'article 24). Pour juger d'emblée de la portée de ces nouvelles prohibitions, commençons par l'examen de la double condamnation dont a été l'objet un député en exercice, M. Christian Vanneste 59. Ce parlementaire a été condamné deux fois (en première instance, le 24 janvier 2006, par le tribunal de grande instance de Lille, puis en appel, le 27 janvier 2007, par la cour d'appel de Douai) pour avoir simplement tenu, dans une interview accordée aux journaux La Voix du Nord et Nord-Éclair, les propos suivants: ccL'homosexualité est inférieure à l'hétérosexualité. Si on la poussait à l'universel, ce serait dangereux pour l'humanité. Il 114
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M. Vanneste, qui est agrégé de philosophie, s'exprimait en style kantien. Il voulait dire qu'on ne peut généraliser l'homosexualité sans contradiction, c'està-dire que, si tout le monde devenait homosexuel, l'humanité cesserait bientôt d'exister, d'où le problème causé par cette orientation sexuelle. Le fait d'exprimer cette idée difficilement réfutable était devenu un délit. S'appuyant sur la loi de décembre 2004, les deux tribunaux jugèrent en effet, le premier, que ces propos cc dévalorisaient» les homosexuels et étaient cc méprisants» pour eux, le second, qu'ils étaient cc contraires à [leur] dignité» et qu'ils étaient cc de nature à inciter à la haine, à la violence ou à la discrimination » à leur égard. Ils considérèrent, en conséquence, qu'ils étaient constitutifs du cc délit d'injure publique envers un groupe de personnes à raison de leur orientation sexuelle ». M. Vanneste fut condamné de ce chef, en première instance, à 3 000 € d'amende, plus 6 000 € de dommages et intérêts au profit des associations plaignantes, plus 3 000 € au titre de l'article 475-1 du Code de procédure pénale, plus les frais de publication du jugement dans trois journaux, peine aggravée en appel par 1 500 € supplémentaires à verser aux associations plaignantes au titre de l'article 475-1 du Code de procédure pénale. Était ainsi condamné, pour de simples opinions exprimées dans la presse, un élu du peuple - ce qui déjà, en soi, est incroyable et aurait été inimaginable sous les précédentes Républiques. On pensait en effet que les députés français d'aujourd'hui continuaient à bénéficier de cette immunité parlementaire qui a été instaurée au XI xe siècle dans la plupart des pays démocratiques pour mettre les députés à l'abri des 115
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coups bas de leurs adversaires politiques. On croyait que cette immunité ne pouvait être levée que pour des délits ou crimes de droit commun commis par le parlementaire en dehors de ses fonctions (du genre vol, viol ou meurtre). On découvrit à cette occasion que l'immunité parlementaire n'est valable en France que dans l'enceinte même du Parlement et qu'on peut traîner devant les tribunaux un élu du peuple même pour des actes relevant évidemment de sa mission de parlementaire - car qu'y a-t-il de plus directement lié à la fonction d'un parlementaire que de s'exprimer dans des journaux sur des sujets politiques? En l'occurrence, on sait par les sondages que non seulement la majorité des électeurs de l'UMP, parti auquel appartient M. Vanneste, mais la majorité de l'opinion tous partis confondus, est hostile, non certes à la tolérance de l'homosexualité, mais à sa promotion comme nouvelle norme sociale à mettre sur le même plan que l'hétérosexualité et la fondation d'une famille. Par la condamnation du parlementaire, c'était donc la voix même du peuple français qui était bâillonnée. Il se trouve que les jugements condamnant M. Vanneste ont été annulés par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 12 novembre 2008. Ils ne l'ont pas été pour simple vice de forme. La cour a pris position sur le fond en cassant les arrêts en cause Il sans renvoi», c'est-à-dire sans que l'affaire ait à nouveau à être jugée (procédure très rare qui fut appliquée jadis en faveur du capitaine Dreyfus ... ). La cour a sévèrement tancé les juges des deux premières instances, disant qu'ils avaient Il méconnu le sens et la portée » des articles 29 de la loi du 29 juillet 1881 et 10 de la Convention euro116
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péenne des droits de l'homme en n'admettant pas que les propos de M. Vanneste relevaient de la simple liberté d'expression. On peut constater à cette occasion que, sur certains sujets idéologiquement sensibles, la bataille fait rage au sein même de la magistrature. Si celle-ci est préférable, certes, à une unanimité en faveur de la censure, le problème reste toutefois entier. En effet, la lecture des attendus des jugements montre que le désaccord entre les magistrats n'a pas été tranché par des arguments juridiques démonstratifs. Ordinairement, quand la Cour de cassation sanctionne des juges inférieurs, c'est parce qu'elle estime qu'ils ont commis une erreur technique que des personnes connaissant mieux le droit auraient pu et dû éviter. Les têtes chenues de la Cour donnent alors une leçon de droit à leurs cadets des tribunaux de première instance. Ici, il s'agit d'un conflit d'une tout autre nature. En effet, quand on lit les attendus, on se rend compte que les différents collèges de juges ont opiné selon leurs seules préférences idéologiques. Certains juges sympathisent avec les nouvelles lois, qu'ils appliquent à la lettre, voire avec zèle; d'autres éprouvent une antipathie non moins vive à l'égard de textes dont ils pensent qu'ils violent les principes de liberté les plus fondamentaux. Leur opinion a conditionné a priori leur décision. Les airs que se donnent ces juristes, habiles à présenter leurs arguments selon une apparence de démonstrativité, ne peuvent tromper un lecteur doté de quelque discernement, qui voit clairement que leur raisonnement consiste surtout à choisir la prémisse juridique qui conduira à une conclusion qu'ils ont déjà arrêtée en leur for intérieur, et qu'ils ont arrêtée sur des bases intuitives. 117
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Je crois cependant que cette prédominance de l'idéologie dans l'application des nouvelles lois de censure ne tient pas à la malice des magistrats, mais à la nature même de ces lois qui rompent avec la tradition d'un droit pénal objectif jugeant à propos d'actes et de faits objectifs et s'immiscent dans la sphère des idées où le droit n'a que faire. C'est ce vice intrinsèque des lois de censure qu'il nous faut analyser maintenant.
3. Un grave détournement du droit La perversion des lois dont nous parlons tient au fait qu'en sanctionnant des propos et non des actes, elles font sortir le droit pénal du seul registre où il peut avoir un sens rationnel et donc une légitimité dans une société moderne laïque et acquise en principe à l'esprit de science.
Une pénalisation non d'actes, mais de propos Prenons l'exemple du concept de « provocation à la discrimination II. Quel sens rationnel et éventuellement légitime peut-il avoir? Seulement celui d'une incitation à adopter certains comportements discriminatoires prévus et sanctionnés par le Code pénal, et à condition que cette incitation soit directe et explicite, ou du moins qu'on puisse prouver qu'il existe un lien réel entre la « provocation à la discrimination Il incriminée et certains comportements discriminatoires effectivement constatés. Voyons si ces éléments sont présents dans les nouveaux instruments juridiques. Des lois de 1994 (nouveau Code pénal), de 2001 et de 2006 définissent ainsi la « discrimination Il
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(nouvel article 225-1 du Code pénal actuellement en vigueur) : «Constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques à raison de leur origine, de leur sexe, de leur situation de famille, de leur grossesse, de leur apparence physique, de leur patronyme, de leur état de santé, de leur handicap, de leurs caractéristiques génétiques, de leurs mœurs, de leur orientation sexuelle, de leur âge, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. Constitue également une discrimination toute distinction opérée entre les personnes morales [à raison des mêmes critères].»
Il est évident que chacun fait en permanence dans la vie sociale de telles distinctions. Mais comme ce sont des opérations intellectuelles normales, sans conséquences pratiques et a fortiori sans conséquences délictueuses, un second alinéa du même article (article 25-2) précise les circonstances dans lesquelles ces distinctions peuvent donner lieu à des délits. Il y aura délit quand et seulement quand, sur la base des distinctions définies à l'alinéa précédent, certains auront refusé de traiter également des personnes physiques ou morales en matière d'embauche et de licenciement, de fourniture de biens ou de services, et, généralement parlant, dans les li activités économiques II. On voit donc que ce qui est sanctionné par l'article 225 du Code pénal pris comme un tout, ce sont seulement des comportements discriminatoires rompant avec l'égalité devant la loi, c'est-àdire des actes. 119
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Or, désormais, la loi de 1881 sur la presse sanctionne les distinctions au sens de l'article 225-1 sans qu'il soit nécessaire qu'elles aient donné lieu à des comportements discriminatoires au sens de l'article 225-2. Elle sanctionne en effet non des actes, mais de simples propos. Cela aurait à la rigueur un sens (bien qu'en toute hypothèse parler ne soit pas la même chose que faire) si seuls pouvaient être incriminés des propos qui incitent directement et explicitement certains à adopter des conduites discriminatoires au sens de l'article 225-2. Il n'en est rien. Pour qu'il y ait matière à poursuites pénales, il suffira que, dans le cadre d'une simple analyse, d'une simple description, en un mot d'une démarche informative et de connaissance, l'auteur des propos ait formulé des distinctions entre certaines personnes ou catégories de personnes, et qu'ensuite une association, puis un juge, estiment que ces distinctions intellectuelles sont, en tant que telles, de nature à causer des comportements discriminatoires. Pour que le délit soit réputé constitué, il ne sera pas nécessaire que l'accusation précise quels comportements discriminatoires concrets ont été constatés du fait que les propos ont été tenus, ni quels comportements discriminatoires concrets pourraient éventuellement survenir dans l'avenir, ni, enfin, ne démontre qu'un lien de cause à effet existe entre le propos et ces comportements réels ou envisagés. Autrement dit, il n'est demandé ni aux accusateurs ni aux juges de montrer en quoi l'auteur du propos porte une part quelconque de responsabilité, au sens qu'a ce mot dans le droit pénal classique, dans des comportements discriminatoires. Il suffira d'établir que le propos a été tenu et que l'accusé en est l'auteur, puisque, aux 120
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termes des lois nouvelles, c'est le propos lui-même qui est un délit, bien qu'il ne le soit pas et ne puisse l'être au sens de l'article 225-2. Comme le montrent les jugements qui ont condamné M. Vanneste, il ne sera d'ailleurs pas nécessaire que le propos en question soit injurieux, ordurier, hyperbolique, ni qu'il soit expressément dépréciatif ou hostile, ni même qu'il comporte quelque tonalité négative que ce soit. Il suffira 1) qu'il opère intellectuellement une distinction entre diverses catégories de personnes, et 2) que le fait d'avoir opéré cette distinction puisse être interprété par certains comme étant de nature à nuire un jour, de quelque manière non précisée, à la catégorie concernée, du seul fait qu'elle aura été intellectuellement distinguée d'une autre. Comprenons bien en quoi consiste la grave déformation du droit pénal ici à l'œuvre. On n'est plus du tout dans le cas de figure de l'employé ou du locataire constatant que, dans telle circonstance précise, on a agi avec lui de façon discriminatoire, avec certains effets pratiques objectivement constatables, par exemple qu'il n'a pu louer le logement espéré, obtenir l'emploi désiré, ou conserver son emploi, alors qu'il réunissait toutes les conditions requises. Il ne s'agit plus d'un dommage causé à quelqu'un par l'acte de quelqu'un d'autre, qu'un juge pénal ordinaire pourrait constater objectivement, prouver rationnellement et mesurer matériellement. Il s'agit d'une situation d'un type complètement différent et que n'avait jamais eu à traiter jusqu'à présent le droit pénal, du moins aux Temps modernes: celle où un propos paraît faux ou choquant à certaines personnes qui le lisent ou l'entendent. Aucun fait concret, comportement discriminatoire ou dommage n'a besoin 121
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d'être allégué; les événements visés se passent dans la seule sphère idéologique, dans le seul monde immatériel des pensées. On suppose, il est vrai, que le propos est de nature malgré tout à porter tort d'une certaine manière, dans un avenir indéfini, à des citoyens, en l'occurrence les membres de certaines catégories sociales réputées fragiles. Mais, d'une part, ces supposées victimes ne sont jamais identifiées avec précision. D'autre part, aucun lien causal entre le propos prononcé et le tort éventuellement subi par elles n'a besoin d'être établi. Reprenons ces deux points. La victime n'est pas identifiée, puisque ce n'est ni un ni quelques individus qui se seraient fait connaître, mais une catégorie sociale essentiellement anonyme et sans contours définis (Ides homosexuels», Il les immigrés », «les Arabes », «les handicapés »... ). Au demeurant, elle n'est pas représentée à l'audience. Seules sont présentes des personnes qui ont décidé de leur propre chef de militer pour une cause, et dont la démarche est donc de nature seulement morale, idéologique, voire partisane; en tout cas, ces personnes ne sont ni des victimes demandant réparation pour un tort qui leur aurait été réellement causé, ni les représentants légaux de telles victimes. Il n'y a ainsi aucun élément concret qui permettrait au juge de mesurer ou même de constater la réalité d'un tort éventuellement subi par quelqu'un du fait que le propos incriminé a été tenu, à la façon dont le droit pénal ordinaire constate et mesure le tort causé à une personne ou à ses biens du fait qu'une autre personne a agi avec elle d'une manière illicite. On dira que la catégorie sociale concernée est composée de personnes bien réelles, même si elles ne sont 122
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pas identifiées. Mais que vaut en justice et en raison cette référence à une personne collective sans visage et sans voix, sinon ceux de tiers qui n'ont pas été élus ni ne sont d'aucune manière mandatés par l'ensemble de ses membres? Et comment peut-on prouver que cette personne collective a subi un tort? Personne en effet ne peut affirmer qu'une catégorie sociale dont quelqu'un n'a pas dit tout le bien que d'autres souhaitaient qu'on dît d'elle a ou non subi, de ce seul fait, un tort, et, si oui, de quelle nature et de quelle gravité. Pour que la mise en cause de l'auteur du propos ne soit pas une injustice manifeste, il faudrait bien, cependant, qu'il y ait quelque forme de lien causal entre le propos incriminé et un tort objectivement constatable et mesurable subi par des victimes. Or ce
type de chaîne causale ne peut jamais être établi. Ce point est bien connu des épistémologues des sciences sociales. Les idées circulent, elles se mêlent et se confrontent à des milliers d'autres dans l'espace de communication d'une société. Chaque individu en reçoit en provenance de multiples sources, il en fait une synthèse qui lui est propre, et c'est cette synthèse seule qui détermine ses actions et décisions. Ce processus de choix, qui se déroule dans la «boîte noire Il de son cerveau, est opaque et absolument imprévisible par des tiers (il l'est même, le plus souvent, par le sujet lui-même). Ainsi, aucun lien de cause à effet entre une certaine parole dite dans l'espace public et l'acte accompli plus tard par quelqu'un ne peut être démontré. Inversement, une même idée flottant dans l'air, captée par des individus différents, peut avoir sur leurs comportements respectifs toute une gamme d'effets différents, y compris des effets diamétralement opposés; cela 123
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dépendra de toutes les autres idées que ces individus ont dans leur esprit, stock d'idées qui est le fruit d'une longue histoire individuelle antérieure et qui diffère du tout au tout d'un sujet à l'autre. Donc, aucun caractère intrinsèquement nuisible ne saurait être rationnellement attribué à un propos proféré sur l'espace public. Ainsi, d'après les données des sciences sociales et de l'épistémologie modernes, et de quelque façon qu'on tourne le problème, il ne peut être établi que telle idée émise par quelqu'un à tel moment a déterminé tel acte concret chez quelqu'un d'autre à tel autre moment. C'est parce que cette situation gnoséologique, liée à la nature même de l'esprit humain, a été bien comprise en Europe au long des siècles où se sont développés l'esprit critique et l'esprit scientifique, que, depuis Abélard, et en tout cas depuis qu'ont été établies les libertés intellectuelles modernes - liberté religieuse et de conscience, liberté de recherche scientifique, liberté d'expression, liberté de la presse... -, on a renoncé àfaire d'une simple idée l'équivalent d'un acte et, partant, à punir l'auteur d'une idée comme on punit l'auteur d'un délit. En demandant aux juges de sanctionner des idées en tant que telles, les nouvelles lois françaises de censure leur demandent donc de rompre avec cette exigence de rationalité du droit moderne. Elles leur imposent de revenir aux modes de raisonnement des sociétés où les idées étaient réputées avoir par ellesmêmes une causalité intrinsèque, une sorte de force magique maléfique, à savoir les sociétés anciennes préscientifiques (primitives ou traditionnelles). En effet, dans ces sociétés, l'ordre social reposait sur l'unanimisme. Donc le seul fait d'énoncer des idées 124
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contraires aux mythes en vigueur était perçu par la communauté comme une menace, et c'est en ce sens que certaines idées pouvaient être considérées par elles-mêmes comme un crime. Ce qu'on demande désormais aux juges français, c'est de renouer avec ce mode de pensée archaïque. On attend d'eux, en effet, qu'ils estiment la potentialité de nuisance sociale des propos incriminés. Mais nous venons de voir qu'un rapport de cause à effet entre un propos tenu par quelqu'un et un mal social subi par la collectivité est strictement indémontrable, tant par les sciences sociales que par les moyens d'investigation classiques du droit pénal. Il ne reste donc plus aux juges qu'à se livrer à un exercice de pensée très éloigné de leur démarche ordinaire de pénalistes en quête de faits et de preuves. Ils devront faire quelque chose de proche, sur le fond, de ce que faisaient les sorciers et les prêtres des sociétés préscientifiques, même s'ils s'expriment dans un autre style. Ils devront se placer sur un plan général et raisonner en psychologues sociaux, en sociologues, en politologues ou en historiens, c'est-à-dire en personnages capables d'affirmer avec quelque vraisemblance que la diffusion de tel type de message pourrait avoir tel type d'effets néfastes sur le devenir de la société. Mais, alors que la plupart de ces personnages savants assortiraient leurs analyses de scrupules de méthode et de doutes de principe, les juges, eux, devront parler en ces matières sur le mode assertorique, puisque la justice doit trancher et que ses décisions n'ont de sens et de légitimité que si les juges peuvent passer pour avoir sur la culpabilité de l'accusé une certitude absolue ou, au moins, une intime conviction. 125
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Par exemple, si M. Vanneste a été condamné deux fois, c'est que les juges ont considéré comme établi que la seule existence, dans l'espace médiatique, de la phrase « l'homosexualité est inférieure à l'hétérosexualité, puisque, si tout le monde était homosexuel, l'espèce humaine s'éteindrait», était réellement de nature à causer des comportements discriminatoires à l'encontre des homosexuels (maintenant ou plus tard, en France ou ailleurs). De même, si le procès de M. Pétré-Grenouilleau avait eu lieu, on aurait demandé aux juges de répondre par oui ou par non à la question de savoir si la publication des analyses de cet auteur sur le caractère plurimillénaire et universel de l'esclavage était effectivement de nature à susciter des comportements racistes (maintenant ou plus tard, en France ou ailleurs). Et ils auraient répondu. Le problème, je le répète, est que des prédictions de ce genre n'ont aucun fondement scientifique. Quand il s'agit d'estimer le rôle des idées dans le devenir des sociétés, même des psychologues sociaux, des sociologues, des politologues ou des historiens ayant consacré toute leur vie à l'étude de la société ne peuvent qu'émettre de prudentes hypothèses, et, en tout cas, il ne leur viendrait jamais à l'idée de faire des prédictions déterministes au sujet du lien entre les propos singuliers tenus un jour par quelqu'un et les actions délictueuses commises plus tard et ailleurs par d'autres individus. Les juges en sont a fortiori incapables, eux qui ne sont pas des spécialistes des sciences sociales et dont les analyses en ces matières ne peuvent être que de simples opinions plus ou moins sommaires et approximatives, comparables aux représentations des sorciers et prêtres ci-dessus évoqués. Ce n'est pas tout. À supposer qu'un propos du 126
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type «si tout le monde était homosexuel, l'espèce humaine ne pourrait survivre» puisse jouer effectivement un rôle quelconque dans la genèse de l'état d'esprit de quelqu'un qui, plus tard, aura un comportement discriminatoire à l'encontre d'un homosexuel, ce délit n'a pas encore eu lieu à la date du propos, et il n'y a aucune preuve que l'auteur de celui-ci approuverait ce comportement futur supposé, encore moins qu'il serait disposé à l'adopter lui-même. De sorte que lui attribuer une responsabilité dans cet hypothétique délit futur relève du pur arbitraire. En conséquence, lorsque les lois de censure exigent qu'un juge tranche ce type de questions, alors que, ni sur le plan intellectuel ni sur le plan moral il ne peut avoir de certitude, elles le contraignent à revenir aux logiques de culpabilité collective et de bouc émissaire qui prédominaient dans les sociétés préscientifiques. Car il ne lui reste plus qu'à raisonner selon cette «logique» : Il existe aujourd'hui en France de méchantes gens (l'extrême droite, les «machistes», les «racistes», les « antisémites II, les «Français de souche II, les «identitaires», etc.), catégories dont on suppose que la nuisance sociale est évidente pour tous et a été suffisamment démontrée (par qui l'a-t-elle été, et quelle est la valeur scientifique de telles démonstrations, la question n'aura pas besoin d'être évoquée à la barre, encore moins d'y être discutée et résolue de façon argumentée); le hasard ou la diligence d'une association (qui nous est a priori sympathique, d'autant qu'elle est subventionnée sur fonds publics, ce qui prouve qu'elle agrée à des forces sociales et à des organisations partisanes ou syndicales qui, elles non plus, ne nous sont pas antipathiques, ou que, du 127
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moins, nous devons ménager) font que nous tenons un de ces méchants dans nos filets; il faut le condamner, car, quand bien même il serait personnellement innocent, le châtiment que nous allons lui infliger tiendra en respect les citoyens qui pourraient penser comme lui, parmi lesquels il existe certainement des coupables virtuels ou réels. Donc, quand bien même cet homme ne serait pas personnellement coupable, il reste qu'en le châtiant nous combattons un mal social. N'est-il pas de bonne politique de savoir sacrifier des innocents quand le bien supérieur de la collectivité l'exige? Telle est la démarche mentale holiste que les nouvelles lois de censure présupposent ou engendrent chez les juges.
L'Inquisition, hier et aujourd'hui D'où le rapprochement qu'à très juste titre certains ont fait entre cette démarche et celle de l'Inquisition de fâcheuse mémoire. Dans les deux cas, en effet, ce qu'on entend mettre en œuvre, c'est un procédé de prophylaxie sociale. Les inquisiteurs, et une grande part de leurs contemporains, pensaient que la communauté encourrait uri risque grave si elle laissait certains de ses membres exprimer ou même couver en leur cœur des idées hérétiques ou autrement peccamineuses dont Dieu serait fondé à se venger sur la communauté tout entière. Comme ils ne pouvaient scruter le jugement de Dieu, ils pensaient qu'il leur revenait de prévenir sa colère et de la priver d'avance de motif en éliminant les hérétiques sans faiblir. La distinction d'Abélard, évoquée plus haut, entre crime et péché, n'avait en effet jamais été admise par l'Église en ce qui concerne l'hérésie. Pour l'Inquisition, le péché d'hérésie mena128
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çait la communauté de foi et donc la paix publique; en ce sens, il pouvait et devait être traité comme un crime. Là encore, on pouvait s'abstenir de rechercher à prouver des responsabilités individuelles dans la survenue de quelque malheur social. C'était le seul fait de penser mal qui était dangereux, d'autant que, dans un peuple de pécheurs, les mauvaises idées sont plus contagieuses que les bonnes et les exemples de péchés plus séduisants que les exemples de sainteté. Il fallait donc tuer les mauvaises idées dans l'œuf, sans s'embarrasser de nuances: tuons-les tous, Dieu reconnaîtra les siens, coupons le membre pour éviter que la gangrène ne s'étende au corps entier. Dans la France d'aujourd'hui, bien entendu, cette dimension théologique ou superstitieuse n'est pas explicite. Mais l'analogie est réelle. Dans les deux cas, c'est parce qu'on ne comprend pas les mécanismes sociaux en cause qu'on s'estime autorisé à procéder selon une démarche générale d'épuration en pourchassant des propos non conformes, qu'il y ait délit ou non. Ce qu'il faut, c'est chasser les mauvais esprits. Tel citoyen a dit sur « les Arabes» ou «les homosexuels» telle chose qu'il ne fallait pas dire; il faut condamner ce citoyen, afin que personne dans le pays n'ose plus dire, ni même, si possible, penser rien de tel, et que la collectivité soit préservée de toute souillure et, espère-t-on par là, de tout risque de trouble. Dans les deux cas, la démarche est irrationnelle et relève d'une pensée de type magico-religieux. Aucune science vraie ne pouvant guider cette démarche, les condamnations ne pourront s'appuyer que sur les convictions les plus largement partagées dans la classe officiellement parlante, «pensée unique» que des hommes peu attachés à l'idéal de science et 129
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peu respectueux des libertés individuelles peuvent se croire fondés à imposer à toute la collectivité. En définitive, donc, ce qu'on demande aux juges français modernes, c'est cela même qu'on demandait jadis aux théologiens de l'Inquisition, à savoir de vérifier la conformité des pensées de chacun à une certaine orthodoxie. On ne leur demande pas de punir un délit, mais une dissidence ou une hérésie; non un crime, mais un péché. On leur demande donc de faire régresser le droit pénal français en deçà d'Abélard. Notons que l'Église disposait, elle, pour mener à bien cette tâche de censure, d'un dogme explicite et solidement établi. Les inquisiteurs étaient recrutés au titre de leurs compétences théologiques. C'est à l'aune d'un dogme précis qu'ils étaient appelés à juger la pensée des suspects qui leur étaient déférés. Leur démarche avait donc une sorte de cohérence intellectuelle. S'ils posaient une question à un accusé et que celui-ci répondît de façon déviante, par exemple que Dieu est dual et non trine, ou qu'il n'y a pas de communication des idiomes entre la nature humaine et la nature divine du Christ, l'écart était immédiatement visible. La sanction pouvait donc tomber avec une apparence de justice ou du moins de régularité. Comme le dogme était public et parfaitement connu des clercs, la sanction judiciaire était dans une certaine mesure anticipable, ce qui conférait aux chrétiens soumis à la juridiction inquisitoriale ce qu'on appellerait aujourd'hui une bonne sécurité juridique. Il se trouve que les milieux politiques qui ont fait voter les lois françaises de censure n'ont pas encore osé imposer explicitement une idéologie d'État unique et obligatoire, ni former, comme dans les pays totalitaires, des commissaires politiques patentés à qui 130
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confier le mandat de vérifier la conformité de la pensée de leurs concitoyens à cette idéologie. Ils ont cru plus habile de dissimuler leur volonté de mainmise idéologique sous le masque de lois pénales ordinaires. Le problème est que, ce faisant, ils ont imposé aux juges une mission de discernement idéologique parfaitement étrangère à leur vocation et à leur formation. Le résultat pratique est que les juges ne peuvent s'acquitter de leur mission qu'en fonction de leurs idées personnelles, c'est-à-dire, selon le cas, en militants politiques de droite ou de gauche (plus souvent de gauche, si l'on fait le décompte des jugements récemment rendus), ou simplement en Gribouilles, d'où les variations erratiques de la jurisprudence notées plus haut. Ils ont obtenu aussi un autre résultat qui, à y bien réfléchir, était probablement le but de toute l'entreprise. C'est que, si les lois françaises de censure ne font pas explicitement de l'expression de certaines opinions un délit, comme le fait (( honnêtement Il, elle) la loi Gayssot, elles n'en établissent pas moins en France un immense éventail de nouveaux délits d'opinion. En effet, dès lors qu'elles ne fournissent aucun critère intellectuel rigoureux pour décider quels propos menacent l'ordre public et qu'elles n'exigent rien d'autre, en ces matières, que la conviction intime des juges, laquelle ne fait que refléter leurs pr~ugés idéologiques, on peut dire que les lois en question mettent hors la loi tout l'éventail des idées qui sortent du cadre des idéologies prédominantes au sein du corps judiciaire. Un ensemble de nouveaux délits d'opinion est ainsi créé par la seule ombre portée de ces idéologies. Or celles-ci se forgent au sein des facultés de droit public et de l'École nationale de la magistrature, 131
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puis elles s'entretiennent et, éventuellement, se rigidifient au sein des partis, syndicats ou sectes dont les juges sont membres. Elles ont donc inévitablement une certaine couleur. De là que les lois que nous discutons, même si elles ne sont pas de jure de véritables censures d'opinion, aboutissent de facto à censurer toute une gamme d'opinions, celles qui sont d'autres couleurs. Mais censurer des opinions, voilà qui est contraire aux principes fondamentaux des démocraties libérales. C'est ainsi que notre droit pénal en vient à violer les principes constitutionnels garantissant la liberté d'opinion et d'expression, de même que les instruments juridiques internationaux de protection des droits de l'homme auxquels la France a souscrit. On peut s'amuser à égrener les dogmes de l'idéologie ou, pour mieux dire, de la véritable religion nouvelle à laquelle les juges ayant récemment prononcé certaines condamnations paraissent adhérer ce qui revient à écrire le programme de récole de commissaires politiques que les législateurs devront se résoudre à instituer un jour prochain, s'ils veulent que la justice française soit digne, au plan intellectuel, de ses grands ancêtres en matière de contrôle idéologique qu'ont été les tribunaux d'Inquisition. Il conviendra d'enseigner aux jeunes juges que 1) la «diversité» est désormais la norme en France, que la France n'a d'ailleurs jamais été autre chose qu'une «terre d'immigration)) sans histoire propre, sans culture autochtone et sans identité; 2) que les nations ou même les civilisations sont dépassées, que le métissage universel, culturel aussi bien que racial, doit devenir désormais la règle, et qu'il en résultera un plus grand bonheur de l'espèce humaine, de sorte que ceux qui, ayant une autre vision de l'histoire et des 132
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intérêts supérieurs de l'humanité, pensent qu'il est vital pour cette dernière que subsistent les civilisations et les nations, et entendent avoir le droit de le faire savoir publiquement, sont nécessairement des êtres méchants et dangereux; 3) que la colonisation n'a eu que des effets criminels et dramatiques pour les peuples concernés, de sorte que les descendants des colonisateurs doivent se sentir à jamais responsables de ces crimes et ne jamais parler de la colonisation en termes favorables ou seulement neutres; 4) que le mariage et la famille ne sont plus et n'auraient jamais dû être une norme sociale valide, de sorte que, là encore, ceux qui s'inquiètent des attaques portées contre eux et tiennent à continuer à les privilégier sur le plan moral, tant auprès de leurs enfants que sur la place publique, sont des êtres potentiellement malfaisants; 5) qu'il n'y a aucune distinction morale ni sociale à faire entre l'hétérosexualité et l'homo-, la biet la transsexualité et que la généralisation de mœurs sexuelles et de comportements jadis tenus en marge est bonne et souhaitable, et ne peut avoir aucun effet néfaste d'aucune sorte sur les psychologies individuelles ni sur l'équilibre social d'ensemble, d'où il résulte que toute affirmation du contraire menace l'ordre public; 6) qu'il n'y a eu à Vichy et dans la Collaboration que des gens de droite, le fait que le principal inspirateur et agent de la Collaboration, Laval, ait été un militant actif d'extrême gauche pendant plus de vingt ans et que les chefs des partis pronazis français aient été Marcel Déat, ex-numéro deux de la SFIO, et Jacques Doriot, ex-numéro deux du Parti communiste, n'ayant aucune signification politique, idéologique, morale ou historique; d'où se déduit que seule la gauche est par nature l'eimemie 133
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du nazisme et de tout ce qui lui ressemble, et que, par conséquent, le seul fait qu'un prévenu soit résolument hostile à la gauche autorise à soupçonner chez lui un esprit de fascisme, de collaboration et en général d'immoralité et d'injustice - et j'oublie certainement d'autres dogmes tout aussi bien pensés. Le problème est que ces thèses, que certains citoyens doivent certes avoir le droit de penser et d'exprimer, peuvent être estimées, par d'autres, fausses et ridicules à tous égards, fondées sur des hypothèses sociologiques, psychologiques et historiques fantaisistes, sans la moindre valeur scientifique. Il suffit d'être un peu plus cultivé qu'on ne l'est habituellement dans le tout-venant des médias et de la classe politique pour savoir qu'elles sont en réalité des mythes grossiers et des utopies. La question est dès lors de comprendre comment elles ont pu devenir en quelques années une idéologie d'État protégée par les lois et bénéficiant de l'appui du bras séculier, et comment a été ainsi introduit dans nos institutions un élément tyrannique qui aurait stupéfait les hommes éclairés des précédentes républiques. De fait, avant d'aller plus loin, je dois souligner que les utopistes auteurs de ces idées ont d'ores et déjà causé à notre État de droit deux graves dégâts collatéraux: l'insécurité juridique, la dégradation du métier de juge.
L'insécurité juridique La liberté d'expression, principe de valeur constitutionnelle, étant désormais exposée à la censure arbitraire des juges, on peut dire qu'il n'existe plus de sécurité juridique pour les citoyens français intervenant dans le débat public. 134
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Depuis notamment les formulations des juristes anglais du XVIIe siècle retrouvant, par-delà des siècles d'absolutisme, l'esprit du droit civique antique, on sait que la loi n'est légitime que si elle dit à l'avance ce qui est permis et interdit. C'est à ce titre que les Anglais ont supprimé la Star Chamber et la High Commission, ces tribunaux d'exception créés par les absolutistes Stuarts qui condamnaient les sujets sans s'appuyer sur une loi préalablement promulguée. lis ont alors solennellement posé le principe nulla pœna sine lege - «un châtiment n'est légitime qu'en application d'une loi préalablement posée» -, qui a été adopté depuis par tous les États de droit modernes. Or il est manifeste que les nouveaux articles de la loi sur la presse et du Code pénal rompent avec ce principe. En effet, ce sont des prohibitions tellement imprécises et étendues qu'elles ne sauraient être appliquées dans tous les cas (si on voulait les appliquer dans tous les cas, il faudrait mettre en prison les trois quarts des Français). Elles ont donc le statut de vagues menaces planant sur les citoyens, que des accusateurs privés ou des juges peuvent mettre à exécution quand ils le veulent, de façon arbitraire et imprévisible. Ce qui revient à dire que nous sommes revenus au temps de la Star Chamber et de la High Commission. Pas entièrement, sans doute, puisqu'on n'a pas encore prévu de couper les oreilles ou les têtes aux contrevenants, mais au sens où il n'y a plus de prévisibilité juridique pour les citoyens amenés à s'exprimer sur certains sujets dits sensibles. Peut-être même y en a-t-il moins, en un sens, que dans les pays où l'Inquisition régnait - car il faudra attendre que les juges soient méthodiquement formés selon les dogmes cités cidessus pour qu'ils ne jugent plus selon leur seule sub135
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jectivité arbitraire et pour que le justiciable sache à peu près à quoi s'en tenir et retrouve le degré de sécurité juridique qu'il avait au temps des Torquemada. Mais j'ai tort de plaisanter. Car il est parfaitement vrai que les censeurs, précisément parce que leur pouvoir est essentiellement vague et qu'on sait que les sanctions, même si elles sont peu fréquentes, peuvent viser un très large éventail d'opinions, y compris les plus modérées et les plus anodines, sont parvenus à créer une situation de peur, de prudence, d'autocensure qui étouffe le débat public et fait que notre société n'est plus libre 60.
La peroersion du métier de juge Le second dégât causé à notre État de droit est qu'en transformant les juges en censeurs, on leur a fait endosser un rôle qui les détourne de leur vocation et les déshonore. N'ayant pas de critères proprement juridiques et rationnels pour juger les affaires qu'on leur soumet, ils ne peuvent juger selon la démarche d'expertise juridique pour laquelle ils ont été formés et qui seule fonde le crédit qu'on accorde traditionnellement à leurs décisions. Ils ne peuvent que recourir à des hypothèses et supputations indémontrables qui, au demeurant, n'auraient quelque intérêt que si elles émanaient de personnes ayant de très hautes compétences en sciences sociales, en économie, en histoire ou en philosophie. Hélas, ce n'est pas faire injure aux juges français sortis des facultés de droit et de l'école de Bordeaux de dire que leur formation ne leur confère nullement de telles compétences. N'étant pas censés connaître par cœur l'Éthique à Nicomaque, le De Officiis ni la na IIœ de la Somme théologique, ils 136
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sont, en matière de jugement moral et de discernement des esprits, à peu près au niveau de Madame Soleil. Ils ne sont pas mieux armés quand il s'agit de trancher de grands débats de société. Quand on leur demande de dire si le prévenu a eu raison ou tort de penser certaines choses au sujet des dangers des mouvements migratoires, des conséquences possibles du progrès démographique des populations d'origine étrangère au détriment des populations autochtones de l'Europe, des méfaits de la traite des Noirs par les Blancs au XVIne siècle en Afrique ou dans l'océan Indien, comparée à la traite négrière des Arabes ou à la traite intra-africaine, du caractère agressif ou irénique de l'islam, de la valeur sociétale de tel type de mœurs, de l'apport à l'histoire de l'humanité de telle religion ou de telle culture, ou encore des crimes nazis et des modalités de ces crimes, il est clair qu'on leur suppose des compétences intellectuelles qu'ils n'ont pas et ne peuvent avoir. Leurs opinions personnelles sur ces sujets n'ont aucune valeur particulière, elles sont celles de Monsieur Tout-le-monde. Or c'est sur ces bases chimériques qu'ils ont le pouvoir d'attenter à la réputation, aux biens ou à la liberté des justiciables. En tous ces sens, on peut dire que les lois de censure les obligent à faire une caricature de droit et à se rendre complices de procédés tyranniques. Il faut comprendre que ce qu'on attend d'eux, c'est à peu près ce qu'on attendait des juges sous Vichy, pour ne pas parler des procès de Moscou ou de l'évêque Cauchon - à savoir, non de rendre la justice, mais d'être les auxiliaires d'une politique. Certains acceptent ce rôle, comme on le constate en lisant les attendus de jugements rendus récemment 137
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en application des nouvelles lois, où l'on trouve l'argument que, certes, l'acte reproché au prévenu ne présente pas, en lui-même, un haut degré de gravité, mais qu'il faut « empêcher la multiplication de tels actes» et donner à cet égard à la société «un signal fort». Autrement dit, le juge ne rend pas la justice, il se flatte de gouverner une société. Il ne juge pas un prévenu impartialement, à l'aveugle, selon la fameuse allégorie de la femme aux yeux bandés, c'est-à-dire sans se soucier des conséquences lointaines et hypothétiques de son jugement dont, chargé seulement de faire respecter les règles, il n'est pas comptable. Il se coiffe d'une autre casquette: il se croit et se veut investi de la tâche d'exécuter un certain programme sociopolitique, de lutter contre telle évolution sociale jugée (par qui?) fâcheuse, de favoriser telle autre jugée (par qui?) désirable, de « faire évoluer les mentalités » dans un certain sens. C'est là une dénaturation profonde de sa mission. Lejuge est le garant de l'ordre public, il n'a pas mandat de changer celui-ci. En particulier, il n'est pas l'inspecteur chargé par le gouvernement de vérifier qu'une certaine politique est exécutée par les citoyens (la littérature sur le droit développe abondamment cette distinction, qui a été explicitée notamment par les juristes anglais et américains des XVIIIe et XIX e siècles 61). Dans les sociétés libres (il en va autrement dans les sociétés despotiques ou totalitaires, et c'est même là un des principaux critères qui permettent de distinguer les unes et les autres), le seul but légitime de la justice est de garantir l'ordre public, non, je le répète, de modifier cet ordre, encore moins de le révolutionner au nom d'une utopie, prétendue mission que se donnent peut-être certains juges 138
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cc rouges» ou francs-maçons, mais que la Constitution française ne reconnaît pas à l'ordre judiciaire. Si les juges se veulent les exécutants d'une politique, la question est d'ailleurs de savoir: une politique discutée et arrêtée par qui? Comme ce sera rarement, en France, celle du gouvernement, par rapport auquel on sait que les juges et leurs syndicats défendent très jalousement leur indépendance, il est à redouter que ce ne soit celle débattue au sein de certains partis, syndicats ou sectes dont les juges sont membres ou sympathisants (car il est peu probable qu'un juge s'autoproclame à lui seul prophète social, et d'ailleurs les jugements des juges étant le plus souvent collégiaux, une volonté individuelle n'y suffirait pas). Si tel était le cas, il n'y aurait pas à s'étonner de la partialité évidente de maints jugements récents 62.
Il est d'intérêt public de «discriminer» Revenons maintenant à la question de fond. La raison pour laquelle les lois de censure sont gravement nuisibles à l'intérêt général et sont une rupture imprudente par rapport à la logique libérale de la loi de 1881 est qu'en interdisant de porter des jugements quelconques sur certaines catégories de la population, elles condamnent virtuellement tout débat public libre sur un grand nombre de questions sociétales et, par suite, elles obèrent la vie démocratique normale. En effet, il n'est pas de propos sociologique ou politique qui ne consiste en distinctions, classements, jugements, voire jugements de valeur sur certaines catégories de personnes. Il est inévitable que nombre de ces jugements soient négatifs, puisqu'il y a beaucoup de choses qui vont mal dans nos sociétés et qu'il est naturel que la recherche des causes de ces maux 139
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aboutisse à mettre en question à différents degrés, et même, le cas échéant, à incriminer avec aigreur, diverses catégories de personnes. Donc, le fait d'interdire d'exprimer des opinions critiques sur un vaste ensemble de catégories sociales revient en pratique à interdire toute analyse sociale et politique, du moins toute analyse sérieuse et approfondie. Par. exemple, on peut juger vraies ou fausses, sympathiques ou antipathiques les affirmations de M. Vanneste sur l'homosexualité qui ne pourrait se généraliser sans conduire à l'extinction de l'espèce humaine, mais il est absolument impossible de soutenir, à moins de vouloir changer du tout au tout le sens des mots (ce qui évoque une fois encore Orwell), qu'elles constitueraient des « provocations à la haine Il à l'égard de quiconque et qu'elles relèveraient de la logique de la diffamation et de l'injure. Ce sont des affirmations de caractère général, sociologique, anthropologique et philosophique qu'on a toujours eu le droit d'exprimer dans les pays libres. Il est bien possible qu'elles déplaisent à certains, mais ce seul fait ne les rend ni fausses, ni contraires à l'ordre public, ni même inutiles socialement - puisqu'il peut arriver, et qu'il arrive souvent, que ceux qui ont été l'objet d'une critique en tirent en définitive profit, ayant ainsi été éclairés sur des facettes des problèmes débattus qu'ils n'avaient pas d'emblée aperçues. Ce caractère du débat critique libre d'être bon pour l'intérêt général est bien compris et reconnu dans les pays démocratiques depuis l'époque des Lumières et même auparavant. Du coup, il est permis de douter que les promoteurs des lois de censure aient jamais eu en vue l'intérêt général. Il semble plutôt qu'ils aient été, comme on l'a dit plus haut, des révo140
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lutionnaires et des utopistes voulant changer la société en abusant du pouvoir d'État. Ces utopistes ne sont pas les premiers de l'Histoire, mais ce qui est nouveau et inquiétant, c'est qu'on soit revenu si facilement en France à l'idée d'un contrôle étatique des esprits après deux cents ans de progrès de la démocratie libérale. Les sociétés démocratiques modernes, en effet, ne sont pas, comme les sociétés tribales de jadis, des « groupes en fusion», des collectivités où l'unanimité est indispensable à l'ordre social. Ce sont des sociétés pluralistes où il est normal, sain et fécond que des visions du monde et des projets sociopolitiques différents existent et se concurrencent. Le droit doit seulement veiller à ce que ce choc des idées ne compromette pas la paix sociale, d'où la nécessaire répression pénale des violences, voire, si l'on veut, des « incitations à la violence» quand elles sont directes et explicites. Mais les nations occidentales civilisées ont compris, après avoir payé le dur prix des guerres de Religion puis celui des expériences totalitaires, que là s'arrête le rôle de la loi. Celle-ci ne saurait être utilisée comme une arme pour imposer une certaine direction idéologique, encore moins une unanimité intellectuelle et affective. Revenir à cette utilisation du pouvoir coercitif de l'État constitue donc une régression caractérisée de nos institutions. Et même - quelque peine que cette vérité puisse causer à certains -, on est fondé à dire que cet usage de la force d'État contre la liberté d'expression et le pluralisme relève du fascisme: la détestation du libre débat, la haine de la pensée qui suintent des nouvelles lois françaises de censure s'apparentent à l'obscurantisme et à la misologie des sociétés fascistes historiques qui ont toujours brûlé les livres, persécuté les intellectuels et 141
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prétendu fonder le consensus social sur l'élimination violente de toute critique. On dira: ces lois n'interdisent pas de dire du mal de n'importe qui, mais seulement de certaines catégories sociales jugées plus fragiles que d'autres: les juifs, les étrangers, les Il minorités visibles », les Noirs, les immigrés, les homosexuels, les handicapés, les femmes ... À quoi l'on doit répondre que créer des lois spéciales pour interdire toute parole au sujet de certaines catégories revient à leur conférer, au sens strict du mot, un privilège contraire au principe fondamental de l'égalité devant la loi censé prévaloir depuis 1789. C'est ce qu'a souligné le Conseil national consultatif des droits de l'homme dans son avis de rejet de la loi sur la HALDEG3. Comment ne pas voir, en outre, que ce privilège est contre-productif et contraire aux intérêts réels à long terme de ces catégories sociales fragiles? En effet, leur sécurité ne peut être assurée que dans le cadre d'un État de droit solide; or cette solidité est d'autant plus grande que le consensus autour des principes fondant ce régime est fort; et ce consensus ne peut exister qu'en faveur d'un État qui ne privilégie personne et protège inconditionnellement les libertés de tous. Les membres des catégories citées bénéficient déjà de toutes les protections du droit commun, autant contre les agressions aux personnes et aux biens que contre les diffamations et injures publiques, ou contre les discriminations dans la vie économique, telles que prévues et sanctionnées par l'article 225-2 du Code pénal. Il suffit de faire effectivement respecter ce droit commun dans tous les cas. Toutes ces protections existent du fait du Code civil et du Code pénal et ne doivent rien à la loi sur la 142
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presse. Pourquoi donc a-t-on éprouvé le besoin d'édulcorer celle-ci pour que les catégories en question, et elles seules, soient protégées en outre contre de simples propos critiques? En quoi est-il justifié qu'on n'ait plus le droit de simplement parler d'elles? N'y a-t-il pas là un danger pour les autres catégories sociales? On sait en effet depuis Platon réfléchissant au sujet de l'anneau de Gygès, et depuis les grandes doctrines stoïciennes de la morale, que le désir profond d'un homme décidé à mal agir est d'être invisible, puisque l'invisibilité permet l'impunité. Si donc un groupe obtient qu'il soit interdit de parler de lui, il a obtenu de se rendre invisible et, en tant que tel, il est en position de commettre impunément des abus. Le fait que les lois de censure aient consisté à rendre intouchables les catégories sociales susdites sert certainement la volonté de puissance d'au moins quelques-unes de ces catégories ou de quelques-uns de leurs membres. Enfin, les catégories rendues intouchables par les lois de censure représentent tellement de monde que, si l'on n'a pas le droit de parler d'elles librement, il n'est pratiquement pas de sujet sociétal dont on puisse parler de façon approfondie. Par exemple, en ces temps de mondialisation et de grandes transformations économiques et sociales, le fait d'interdire de critiquer l'immigration, sauf à risquer d'être traîné en justice pour « racisme », revient à interdire purement et simplement de traiter un des grands problèmes de l'heure. Cela nuit évidemment à la qualité et à la pertinence du débat public et est contraire, en ce sens, aux intérêts essentiels de la communauté nationale. Je ne soutiens évidemment pas que tout le monde doit pouvoir dire tout le mal qu'il veut de n'importe 143
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qui sans que personne ne réagisse. Il est clair que si quelqu'un dit des sottises ou tient des propos malveillants à l'égard des musulmans, des Noirs, des homosexuels, des handicapés, etc., ceux qui pensent du bien de ces groupes sociaux, ou ceux qui redoutent la diffusion d'idées qu'ils réprouvent, ne doivent pas rester les bras croisés. Ils doivent s'exprimer à leur tour dans l'espace public en réfutant les allégations mensongères, en se réservant aussi, le cas échéant, de les ignorer superbement pour ne pas leur donner plus de publicité qu'elles n'en méritent. Encore une fois, c'est ainsi qu'en France, depuis la loi de 1881 sur la presse, et plus généralement en Europe et en Amérique depuis qu'il y existe des régimes de démocratie libérale, l'équilibre des opinions publiques s'est maintenu. Les opinions, même les plus extrêmes ou les plus bizarres, ont été libres de s'exprimer, mais elles ont été réfutées et concurrencées par d'autres, de sorte qu'elles n'ont jamais réussi à convaincre la population dans son ensemble. En d'autres termes, une censure intellectuelle et morale des idées jugées fausses ou dangereuses est en permanence souhaitable. Mais le pas de la dictature est franchi quand on use d'armes non plus intellectuelles ou morales, mais juridiques. Quand on en appelle au bras séculier pour imposer un conformisme idéologique. Et ce pas accompli vers la dictature n'est pas seulement odieux, il est dangereux pour la civilisation. C'est, pour nos sociétés, une régression caractérisée, qui nous ramène en deçà de la Révolution française, qui nous ramène même en un sens, on l'a vu, aux siècles les plus obscurs du Moyen Âge, et qui nous rapproche assurément aussi de ces autres régressions civilisationnelles qu'ont été les totalitarismes modernes 64. 144
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De fait, on peut se demander si la motivation profonde des censeurs n'est pas de nature religieuse; s'ils ne nous proposent pas une régression en deça de la laïcité moderne.
4. Le pur et l'impur Ce qui frappe en effet dans la police des idées qui a été mise en place depuis quelques années en France, c'est son caractère crypto-religieux. Aux personnes qui énoncent des faits et arguments au sujet de l'immigration, des mœurs familiales et sexuelles, de l'école, de la sécurité, de la politique pénale, des politiques sociales, de la fiscalité, etc., n'allant pas dans le sens de l'orthodoxie régnante, on n'oppose pas d'autres faits ou d'autres arguments, mais une fin de non-recevoir. On ne veut pas discuter avec elles, on veut qu'elles disparaissent purement et simplement de l'espace public. On veut que la société soit purifiée de leur présence. Ces prohibitions absolues rappellent certains traits caractéristiques des mentalités magico-religieuses. D'abord le curieux vocabulaire employé, inconsciemment emprunté aux fanatismes de jadis. Quand une thèse ou un mot non conformes se profilent à l'horizon, il est de plus en plus fréquent qu'on se récrie sur les «relents» et l'odeur « nauséabonde» qui émaneraient d'eux (ce langage ridicule est couramment parlé aujourd'hui dans les milieuxjoumalistiques). Or les fanatiques de jadis se plaignaient eux aussi des odeurs de soufre que répandaient les hérétiques et qui étaient censées émaner de l'antre de Satan. C'est un langage d'exorcistes! On ne peut qu'être frappé, 145
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ensuite, par l'imprécision foncière de ce même langage. On dira, par exemple, que les opinions incriminées « rappellent les heures les plus sombres de notre histoire». C'est une allusion, en général, aux événements de la Seconde Guerre mondiale. Mais les personnes qui tiennent ce langage seraient le plus souvent incapables de citer des faits ou des dates au sujet de ces « heures sombres», ou d'articuler le moindre raisonnement précis montrant qu'un lien quelconque existe entre les opinions en question et les crimes des nazis. D'une manière générale, la plupart des journalistes français d'aujourd'hui sont devenus aussi incapables qu'indésireux de discuter des problèmes sur k fond en gens instruits et raisonnables. Confrontés à une opinion hétérodoxe, ils ne savent, décidément, que dire des mots et faire des gestes d'exorcisme, comme les bigots de jadis qui, à tout propos sentant le fagot, s'éloignaient précipitamment en se signant à grands gestes. On dira que le rejet de l'immoralité est jusqu'à un certain point intuitif ou instinctif, et qu'on n'a pas toujours à raisonner par a + b quand il s'agit de prohiber des comportements honteux. Sans doute, mais précisément la morale, au sens ordinaire du mot, n'a rien à voir dans ces affaires. Dire qu'une immigration massive et ne s'accompagnant pas d'intégration risque de dégrader le tissu social des sociétés européennes et donc de semer le malheur en Europe sans résoudre pour autant les problèmes du tiers-monde est vrai ou faux, mais c'est un propos de nature sociologique et politique qui n'est, en lui-même, ni moral ni immoral. Vouloir changer l'école pour y former à nouveau les scientifiques et les experts dont le pays a besoin est peut--être une vaine espérance, mais ce 146
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n'est pas un crime honteux. S'interroger sur le développement psychologique des enfants qui auront été élevés par des couples homosexuels ne relève pas d'une pulsion perverse. Or les discours de ce type sont bannis de l'espace public. Ils le sont non en conclusion d'une argumentation plausible, mais a priori, à la faveur de mouvements irréfléchis et souvent violents. Ces comportements qui ne sont ni rationnels ni moraux obéissent donc à une autre logique. On peut penser qu'ils relèvent des structures mentales typiques des sociétés préscientifiques et de ce que les anthropologues appellent les phénomènes de tabou, lesquels consistent à ne pas juger et hiérarchiser les idées selon le critère du vrai et du faux, mais selon celui du pur et de l'impur. Par exemple, dans les sociétés musulmanes traditionnelles, on structure idées et comportements (et non pas seulement la nourriture) selon ce qui est halai, c'est-à-dire conforme et autorisé, et ce qui est haram, c'est-à-dire maudit et interdit. Ce partage constitue une norme rigide sanctionnée par de dures pénalités, alors qu'il n'y a rien en lui de rationnel. Nul ne pourrait dire pounjuoi ce qui est autorisé est autorisé, pourquoi ce qui est interdit est interdit; ce qui en décide, c'est l'impénétrable volonté d'Allah telle que rapportée par le Coran et les traditions. Plus généralement, dans les sociétés où règne ce que Lévy-Bruhl a appelé les mentalités primitives, ce qui décide du licite et de l'illicite est la volonté des dieux et des ancêtres telle que rapportée par le mythe. Par exemple, on trouve dans la Bible des interdits étranges qui sont manifestement des reliquats de vieux mythes d'origine, comme l'interdiction de faire bouillir les chevreaux dans le lait de leur mère 65 ou de 147
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manger dans un animal le nerf de la cuisse 66. Ajoutons que cette irrationalité des structures de tabou s'accompagne de leur non-universalité: étant donné que les normes et les tabous d'une société archaïque dépendent du mythe fondateur qui lui est propre, ils sont à la fois illégitimes, incompréhensibles et inapplicables pour les hommes d'une autre société. Il se pourrait que la France moderne soit retombée dans des mentalités archaïques et irrationnelles relevant de cette logique. Les mythes de la nouvelle religion régnant en France ont en effet forgé des tabous bien spécifiques, liés à certains événements de notre histoire que cette religion considère comme fondateurs et qu'elle a donc mythifiés 67, processus d'où résulte un certain réseau de valeurs transcendantes et d'interdits incompréhensibles par l'étranger. Par exemple, la franc-maçonnerie est devenue un sujet tabou du simple fait qu'elle a été interdite par Vichy. Élever la moindre critique à son égard, dire que le principe de secret de son organisation et de ses réseaux peut comporter des aspects antidémocratiques, voire manifester à son endroit une curiosité dépassant le convenu, devient, pour celui qui s'y risque, une sorte de signe d'appartenance satanique qui mérite le bûcher (alors qu'une étude approfondie de la franc-maçonnerie, de ses structures, de ses méthodes, de ses buts, de sa présence dans les partis de droite comme de gauche, les syndicats, la magistrature, la police, l'Éducation nationale, les autres ministères, les grandes entreprises publiques, etc., serait évidemment du plus haut intérêt pour une science politique qui se voudrait véritablement une science). Autre exemple: pour contrôler l'immigration clandestine, certains parlementaires avaient suggéré, 148
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il Y a quelques années, d'instituer des tests ADN permettant de vérifier la filiation des candidats au regroupement familial. Or cette suggestion fut présentée dans les médias français comme ayant des relents «nauséabonds lI, bien qu'il n'y eût dans cette mesure aucune violence ni aucune injustice à l'égard des étrangers de bonne foi et qu'elle eût été adoptée dans de nombreux pays parfaitement démocratiques d'Europe et d'Amérique du Nord. Mais le simple fait d'utiliser un paramètre biologique semblait rappeler les expériences médicales et les tests raciaux des nazis. Il ne les rappelait que sur un mode symbolique et par amalgame. Il n'y avait aucune analogie réelle, ni dans l'intention présidant à la mesure, ni dans ses modalités, entre le projet de loi français et les pratiques nazies des camps, mais cela suffisait à le classer comme tabou, interdit, détestable et honteux. De même encore, quand se déclara l'épidémie de sida, on diabolisa ceux qui, du Front national à l'Église catholique, disaient que la première mesure à prendre était de limiter les rapports sexuels à des partenaires connus et légitimes. C'était peut-être là une réponse incomplète, ou inadaptée, ou même fausse, mais en quoi était-elle scélérate et méritait-elle les manifestations de haine hystérique dont elle fut l'objet? L'explication la plus probable est qu'elle touchait à un autre tabou, celui de la libération des mœurs et, en particulier, de la sexualité précoce des adolescents, dogmes essentiels de la nouvelle religion qui entend remplacer la famille traditionnelle, jugée fermée et égoïste, par l'unique grande famille sociale en incessante « recomposition» qui peuplera le Temple. On pourrait multiplier les exemples. Beaucoup de questions sociétales, en France, sont désormais 149
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réfractées, déformées, biaisées par ces filtres cryptoreligieux. Les Allemands ou les Canadiens peuvent discuter de la question de savoir s'ils ont besoin ou non de travailleurs étrangers, et si oui, à quelles conditions, en quel nombre, avec quelles qualifications. En France, le simple fait de poser la question est « ignoble». Les Suédois, les Hollandais ou les Suisses ont pu discuter de la question de savoir s'ils avaient trop de dépenses publiques et trop de fonctionnaires, répondre par l'affirmative et agir en conséquence. En France, le simple fait de poser la question fait de son auteur un Il antirépublicain» suspect. Les socialistes espagnols et allemands ont pu, pour des raisons de justice et d'efficacité économique, supprimer l'impôt sur la fortune. En France, celui qui suggère une telle mesure passe pour un ennemi juré des pauvres et un personnage asocial qui ne mérite même pas qu'on lui parle. La régression d'une proportion non négligeable de la Il classe parlante» française au stade mental des sociétés préciviques se marque par deux autres traits qui en sont inséparables: le rôle croissant de l'imitation moutonnière et le sacrifice rituel de boucs émissaires. On a vu se généraliser en France un mode mimétique de diffusion des informations qui est typique des sociétés archaïques telles qu'analysées par René Girard. Je rappelle que, selon cet auteur, les sociétés archaïques ont pour lien social le mythe et les rites qui ne peuvent se mettre en place qu'à la faveur de l'unanimité obtenue par l'imitation, ou mimesis. Dans ces sociétés, il n'y a pas de libertés individuelles, pas de pensée critique. Lorsque les croyances collectives sont en jeu, les individus n'ont pas le réflexe de chercher à penser par eux-mêmes et de se forger leur propre opi150
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ni on en examinant la réalité objectivement, indépendamment du jugement des autres. Leurs idées sont le fruit de l'imitation craintive d'autrui. Chacun tire sa conviction au sujet du réel de la conviction des autres, lesquels doivent leur propre conviction à d'autres, etc., en un phénomène de contagion « horizontale » des croyances qui peut avoir un point de départ contingent, mais qui, une fois le « précipité chimique » de la contagion mimétique lancé, acquiert une solidité de roc, devient la Vérité même, de laquelle aucun individu ne pourra plus songer à s'écarter, alors même qu'elle n'a aucun fondement objectif. Ce mode de diffusion de la vérité s'est étendu dans les médias français, devenus toujours plus moutonniers ces dernières années. Les journalistes, de moins en moins qualifiés et ayant de moins en moins de culture générale, ne savent que répéter ce qu'ils ont lu dans les dépêches de l'AFP, dans les documents que leur remettent les services de presse des ministères, et dans les articles écrits par leurs pairs; ils ne font plus guère d'enquêtes personnelles sérieuses. Parfois, il est vrai, l'un d'entre eux se réveille, découvre par exemple qu'il n'y a pas eu à Timisoara le massacre annoncé dans les premières dépêches, et dans les jours suivants, après une valse-hésitation, le troupeau de moutons repart lentement dans l'autre sens, mais toujours en troupeau. En fait, ce que les journalistes veulent et dont ils se contentent, c'est que l'information, vraie ou fausse, soit conforme à l'idéologie à laquelle ils adhèrent et au triomphe de laquelle ils doivent leur emploi. Pourvu que l'AFP, Libération ou Le Monde aient donné l'imprimatur et le nihil obstat, ils répercuteront la nouvelle sans autre examen. Les mêmes comportements se sont répandus aussi 151
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dans les milieux universitaires (cela n'étant pas sans rapport, bien entendu, avec le fait que le niveau intellectuel des universitaires s'est effondré dans bien des disciplines, étant donné la massification des universités et le recrutement politico-syndical qui y a prévalu sans partage depuis quelque quarante ans). Chaque fois qu'un propos jugé fautif par la nouvelle religion est dit ou écrit par quelqu'un, la rumeur du blasphème enfle. L'auteur est immédiatement condamné, et il l'est de plus en plus sévèrement par des gens qui savent de moins en moins de quoi il s'agit. Au bruit du tam-tam, de tous les coins de la brousse de courageux guerriers accourent et viennent se mêler aux danses sacrificielles, s'apprêtant à transpercer de leurs lances ou à accabler de leurs jets de pierres celui dont on leur dit qu'il est coupable, mais de la supposée faute de qui ils ne savent rien de première main. Les années récentes nous en ont fourni une foison d'exemples. J'en citerai un qui m'a particulièrement frappé (et peiné en tant qu'ancien élève de l'École normale supérieure de Saint-Cloud). Un professeur d'histoire de l'ENS Lyon (ex-Saint-Cloud), Sylvain Gouguenheim, publia en mars 2008 un livre intitulé Aristote au Mont-Saint-Michel, où il étudiait les voies de transmission de la culture antique à la culture européenne médiévale. Il montrait que cette transmission n'avait été ni d'abord ni seulement le fait des Arabes, mais avait suivi aussi des voies directes, notamment le monastère bénédictin du Mont-SaintMichel, à une époque antérieure à la Reconquista et à la multiplication des contacts entre les mondes européen et musulman. Cette thèse était -elle vraie ou fausse? Admettons, par principe, qu'elle pouvait comporter une part d'erreurs, d'approximations ou 152
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d'omissions. Tout cela devait donc être débattu avec des arguments pro et contra, dans les revues savantes et autres enceintes académiques spécialisées. Au lieu de quoi, le livre fut l'objet d'une campagne de dénonciation et de haine absolument incroyable. Une pétition fut lancée, visant à faire destituer Sylvain Gouguenheim de son poste de professeur à l'École normale supérieure, voire à le faire traîner devant les tribunaux en application des lois dont il a été parlé plus haut (et à faire exclure du CNRS, par la même démarche épuratrice, le philosophe Roger-Pol Droit qui avait eu l'imprudente idée de faire paraître sur le livre, dans le journal Le Monde, un article non hostile). La preuve du caractère totalement irrationnel et antiscientifique de ce phénomène collectif est que la pétition haineuse fut signée en quelques jours par des centaines de personnes dont il était impossible qu'elles eussent lu le livre, puisqu'elles ne pouvaient même l'avoir eu matériellement en main dans un délai aussi court 1 Il est donc indubitable qu'elles signèrent cette pétition par pure mimésis, parce qu'elles avaient reçu des courriers électroniques et des appels téléphoniques prétendant que l'auteur «attaquait les Arabes» (ou quelque chose d'approchant), qu'il était donc «raciste» et méritait évidemment d'être exclu d'une institution publique dont ces fanatiques de gauche se croient aujourd'hui seuls propriétaires. Elles signèrent par contagion de haine à l'égard du diable qu'on leur désignait, et (les deux choses vont ensemble, comme l'a bien montré encore René Girard) par volonté apeurée de rester, quant à elles, bien intégrées au groupe des sacrificateurs, détenteurs du pouvoir universitaire et de ses mannes. Car dans ces phénomènes sacrificiels relevant des mentalités 153
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primitives, celui qui n'est pas avec est contre, et celui qui est contre s'expose à être sacrifié derechef sur le même bûcher que la première victime. Je pense d'ailleurs avec tristesse que certains au moins des jeunes doctorants et chargés de cours qui figurent parmi les signataires de cette sordide pétition l'ont signée moins par aveuglement que par décision réfléchie de hurler avec les loups afin de conserver une chance d'obtenir un jour un poste dans la confrérie. On entrevoit la génération de «savants Il que cette indifférence à la vérité et cette accoutumance à la servilité nous préparent 68 • L'autre trait est que ces phénomènes de mimésis se produisent toujours aux dépens de boucs émissaires. Ce peuvent être les membres d'un parti politique, ou des journalistes, ou des intellectuels isolés (dont certains, fort heureusement, parviennent tant bien que mal à se défendre, comme Alain Finkielkraut ou Éric Zemmour ou le très habile Renaud Camus). Mais ce sont le plus souvent des êtres sans défense, par exemple, dans des coins perdus de banlieue ou de province, ces victimes d'agressions multiples (propriétaires de maisons cambriolées à répétition ou de voitures vol~es, paysans dont on pille ou détruit le matériel agricole, victimes de dégradations, attaques, injures, coups et blessures, viols) qui, quand elles ont eu le malheur de résister à leurs agresseurs, ou de les désigner sans y mettre les circonlocutions désormais obligatoires, subissent les foudres de la justice et des médias mêlés, se voient traitées de «racistes », gardées à vue et humiliées cependant qu'on n'ose pas s'en prendre à leurs agresseurs. On peut dire qu'elles paient pour que puisse s'asseoir à Paris le pouvoir de la nouvelle cléricature, cette gauche bien-pensante qui se 154
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donne comme l'incarnation du Bien face à ces hommes et femmes qu'elle présente comme les «salauds» d'aujourd'hui, alors qu'ils sont, en réalité, les victimes de la régression du droit dans notre pays.
5. Une société aveugle Ainsi peut-on dire que l'esprit public, en France, par l'effet du monopole d'un camp idéologique sur l'école et les grands médias, complété par les lois de censure, a été complètement transformé depuis trois ou quatre dizaines d'années. Les hommes de ma génération peuvent le dire: ils ont vu cette transformation s'opérer sous leurs yeux. Une nouvelle idéologie a été créée, du moins dans l'espace public où elle domine sans partage et - jusqu'à présent, du moins sans graves lézardes. Car les lois de censure, en somme, ont eu les effets escomptés par leurs promoteurs. Elles ont réellement contribué à dissuader les gens non seulement de soutenir certaines thèses, mais de parler ou d'écrire sur certains sujets. Le risque de sanctions pénales ruineuses et infamantes fait que les responsables de médias et de maisons d'édition, et aussi les professeurs et toute personne ayant à s'exprimer dans des espaces où des inconnus écoutent, veillent soigneusement à éviter tout «dérapage Il. Ils censurent les textes dangereux ou dissuadent à l'avance les auteurs d'en écrire ou de leur en proposer. Même ceux qui sont les adversaires les plus déterminés de cet asservissement de la France sont bien obligés de parler à voix basse. Les gens se taisent - même les députés, même les ministres - pour ne pas attirer sur eux la dangereuse 155
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
attention de Big Brother, sans compter qu'on sait bien que toute éventuelle condamnation judiciaire, dans le cas des hommes politiques, sera surmultipliée par le lynchage médiatique, épreuve déjà insupportable pour n'importe quel citoyen, mais qui sonne la fin instantanée des carrières politiques. Quant aux analyses rationnelles, elles sont écartées de l'agora et reléguées vers des cercles de réflexion privés sans prise sur la conscience collective. La conséquence de tout cela est claire: le débat public, en France, ces dernières années, a été de plus en plus gravement appauvri etfaussé. Or les problèmes, en tous domaines, ne peuvent être réglés s'ils ne sont pas d'abord posés. Si donc la généralisation des tabous et des interdits en France empêche que les plus importants des problèmes de société y soient posés, il ne faut pas espérer qu'ils soient dûment traités et, en définitive, réglés. La gouvernance du pays subit, de ce fait, un grave déficit. Il existe des solutions aux problèmes graves qui se posent à notre pays. Toute société peut sortir de tout mauvais pas; pour les sociétés, il n'y a pas de décadence irréversible comme pour les individus. Mais quelques-unes de ces solutions impliqueraient qu'on puisse remettre en cause certains préjugés, qu'on puisse rompre avec certaines routines instaurées un beau jour et trop longtemps reproduites sans nouvelle réflexion. Cette démarche ordinaire de correction de trajectoire peut être mise en œuvre si les préjugés et les routines en question ont le statut de simples opinions, comme c'est le cas dans les pays démocratiques normaux; mais, s'ils ont été rigidifiés en mythes et en tabous, ils ne peuvent plus être changés; ils continueront à orienter les mentalités et les comportements 156
La régression intellectuelle de la France
dans le même sens, si faux et utopique soit-il. Alors la société, aveuglée, ira dans le mur. Nous avons, par exemple, une école primaire et secondaire qui est manifestement devenue une li fabrique de crétins Il, et une université massifiée dont le niveau s'est tant et si bien effondré qu'elle est tombée tout au bas des classements internationaux. Il existe des solutions, étant donné les ressources exceptionnelles dont dispose encore notre pays en professeurs et chercheurs qualifiés, en traditions intellectuelles d'excellence. Mais il faut revenir de la trop longue erreur de l'li école unique »69. Or cette école unique est un dogme religieux, le fondement même de la crypto-religion franc-maçonne et socialiste qui domine l'Éducation nationale depuis un siècle et selon les principes de laquelle toute notre politique scolaire et universitaire a été menée. Il faut donc pouvoir remettre en cause cette religion, séparer de l'État cette nouvelle Église qui y a recréé un cléricalisme obscurantiste 70. Nous avons, comme d'autres pays d'Europe, un problème majeur d'immigration. Il est clair que l'immigration a été chez nous beaucoup trop massive et rapide, et surtout qu'elle n'ajamais été démocratiquement décidée ni acceptée par le peuple qu'on n'a jamais consulté. Nous avons un problème spécifique, en outre, avec l'islam, en tout cas celui des pays d'où viennent nos immigrants les plus nombreux, dont la culture est difficilement accordable avec la nôtre, ce qui fait que de nombreux immigrants ne parviennent pas à s'intégrer et, pour organiser leur survie, colonisent des territoires dont ils chassent les autochtones. Il existe des solutions à ces problèmes, mais il est évidemment nécessaire, pour les trouver, d'en discuter 157
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
sans que ceux qui s'expriment à ce sujet en voulant aller au fond des choses soient aussitôt accusés de «racisme» ou d' « incitation à la discrimination Il et traînés en justice à ce titre. Nous avons un problème gravissime de poids de la fonction publique, de dépenses publiques excessives et contre-productives, de fiscalité confiscatoire qui inquiète les investisseurs et fait fuir les cerveaux et les capitaux français, de droit du travail qui limite à l'excès les libertés contractuelles et constitue un frein à la création et au développement des entreprises. Il existe des solutions, mais il est nécessaire, pour cela, de sortir du paradigme étatico-socialiste qui a dominé presque toute la ve République. Il faut donc pouvoir discuter librement des grands modèles politiques et économiques qui se confrontent en théorie et ont été expérimentés en pratique dans le monde moderne. Or, en France, toute remise en cause du poids de l'État est présentée, dans les médias et dans la plus grande partie de la classe politique, non comme une option normale à discuter, mais comme une sorte de transgression qui ne peut émaner que d'hommes égoïstes et immoraux. Le fait même de proposer d'autres schémas économiques passe pour un crime. Lorsque, voilà quelques années, pour la première et seule fois en deux ou trois décennies, il y a eu un président de jury d'agrégation d'économie connu pour ses idées libérales, M. Pascal Salin (qui s'était entouré d'un jury parfaitement pluraliste où toutes les autres tendances de l'économie étaient représentées), il fut l'objet des mêmes campagnes de délation et des mêmes tentatives de destitution que l'historien évoqué ci-dessus, M. Sylvain Gouguenheim. Est-ce là une situation raisonnable et acceptable, et ne signifie-t-elle pas que 158
La régression intellectuelle de la France
notre enseignement supérieur public rejette l'idée même de science neutre et objective? Nous avons un problème majeur de sécurité et de justice. La nouvelle religion a conduit les gouvernements à mener dans ces domaines des politiques utopiques. On a cru qu'il n'y avait pas de délinquants, seulement des victimes des injustices sociales. Moyennant quoi, l'on n'a pas voulu construire de prisons, suivant une démarche quasi magique, bien connue des psychologues, qui veut qu'en ne préparant pas de remèdes on conjure le mal. Le résultat est que les prisons françaises sont surpeuplées et dégradées, qu'elles ressemblent à celles de certains pays du tiersmonde et valent à la France la condamnation indignée des institutions internationales défendant les droits de l'homme. De même, parce qu'ils ont été formés dans le mythe rousseauiste et socialiste selon lequel la société seule est coupable et qu'il n'y a pas d'individus libres et responsables, certains juges font preuve d'une indulgence inconsidérée et vont jusqu'à relâcher des délinquants multirécidivistes, exposant les citoyens à être victimes de crimes et délits qui pourraient être évités. Et parce que les mêmes mythes leur ont mis en tête qu'un petit propriétaire prêt à user de la force pour défendre sa maison et sa famille contre des intrus est forcément un quasi-fasciste, ils condamnent sévèrement, sous divers prétextes, de malheureuses victimes qui se sont défendues comme elles le pouvaient contre les agressions dont la police ne peut ou ne veut plus les protéger. Récemment, certains magistrats ont même explicitement recommandé aux .victimes de ne pas se défendre, de laisser faire le vol ou perpétrer l'agression, au prétexte qu'en se défendant physiquement la victime risquerait de causer quelque blessure à 159
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
l'agresseur et s'exposerait de ce fait elle-même à des poursuites judiciaires! Pauvre pays dont les magistrats osent promouvoir une image aussi vile de l'être humain, sommé de se réduire lui-même à l'état de victime consentant à son humiliation. On ne reviendra à des politiques rationnelles, justes et humaines dans ces domaines que lorsqu'on aura fait en sorte que les juges ne soient plus formés dans ces mythes. Cela suppose sans doute de revoir entièrement leurs études, de remettre de l'ordre dans l'École nationale de la magistrature et peut-être, s'il le faut, de supprimer cette école. Mais cela ne pourra être mis en œuvre que par des gouvernants ne redoutant pas d'être traités de nazis ou d'ennemis de la République du seul fait qu'ils auront réfléchi de façon un peu approfondie aux moyens d'améliorer la justice. *
Si un jour le pays se ressaisit et se donne un gouvernement et un parlement connaissant la valeur vitale des libertés intellectuelles et le tort qu'une société se fait à elle-même en les diminuant, un des premiers projets de loi à déposer sur le bureau de l'Assemblée sera celui-ci : «Article unique. Les lois du Fr juillet 1972, 13 juillet 1990, 21 mai 2001, 30 décembre 2004, ainsi que l'article R. 625-7 du Code pénal et l'article 475 du Code de procédure pénale sont abrogés.»
Par cette réforme, la France pourra de nouveau se représenter son avenir. Et de ce seul fait, elle sera en meilleure position pour s'y préparer.
CHAPITRE IV
Réflexions sur l'immigration
Depuis trente ou quarante ans, en France, on a traité de nazis, ou peu s'en faut, tous ceux qui disaient que l'immigration massive pose problème. Ils ne le disaient pourtant pas sans raison. En effet, la culture d'une société est l'ensemble des règles qui permettent à ses membres de coexister pacifiquement et de coopérer efficacement; des hommes de cultures trop différentes ne peuvent donc vivre en harmonie sur un même territoire si la société, pour quelque raison que ce soit, ne peut les intégrer à sa propre culture au rythme souhaitable. L'immigration massive sans intégration compromet le lien social. Mais ces objections à l'immigration de masse ont été combattues, ou plus exactement écartées a priori, à la faveur d'un certain nombre de discours. - Un discours chrétien. Il faut « accueillir l'Autre» inconditionnellement, surtout s'il est pauvre. - Un discours antiraciste. Voir un problème dans l'arrivée massive d'hommes et de femmes d'autres continents, qui sont souvent d'une autre couleur de 161
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
peau, c'est du racisme. Or le racisme, outre qu'il est moralement odieux et qu'il a été responsable d'atrocités commises par des régimes de fâcheuse mémoire, n'a aucun fondement scientifique. - Un discours socialisant. L'immigration massive remet en cause nos structures sociales traditionnelles. Mais ces structures assurent la perpétuation du pouvoir de la « classe dominante Il des pays occidentaux, et elles sont, en ce sens, essentiellement mauvaises. Il est donc approprié que les révolutionnaires européens reçoivent le support de populations immigrées prolétaires qui les aideront à les contester et à les faire disparaître. D'où un terrain d'entente spontané entre ultragauche européenne et immigrationnisme. - Un discours «multiculturaliste Il. Étant donné la mondialisation actuelle, si l'on veut éviter le choc des civilisations, il faut faire coexister les civilisations pacifiquement, et d'abord sur le sol même des pays occidentaux. Nous ne pourrons que nous «enrichir» de ces «différences li. Cette coexistence doit évidemment être égalitaire, puisque aucune civilisation ne vaut mieux qu'une autre (et surtout pas la civilisation occidentale, responsable du colonialisme et terreau du fascisme). - Un discours du «métissage» (à ne pas confondre avec le précédent). La mondialisation doit conduire à une culture unique qui sera le fruit du mélange des cultures existantes. Le problème est qu'aucun de ces discours ne résiste à un examen approfondi. - Le discours de l'accueil inconditionnel de l'Autre est en fait une hérésie chrétienne (ce qui explique sans doute qu'il soit relayé par les plus athées des laïcards et des communistes). Car c'est un 162
Réflexions sur l'immigration
devoir de la charité chrétienne d'user de raison et de proportionner les moyens aux fins. Il n'est pas de société chrétienne sans droit ni mesure. On le sait depuis les Pères de l'Église, depuis la naissance du droit canonique, et plus encore peut-être depuis la théologie scolastique et l'école thomiste qui ont posé que Dieu sauve non en supprimant la nature mais en la guérissant, raison pour laquelle les hommes authentiquement animés par la charité doivent respecter et non violenter la nature humaine, c'est-à-dire user de raison et se conformer aux exigences du droit naturel. Si donc l'immigration massive cause violences et échecs et produit, au total, plus de souffrances humaines que de bienfaits, comment des chrétiens pourraient-ils l'approuver? Comment refuseraient-ils de prendre en compte les autres paramètres politiques, économiques, sociologiques qui déterminent l'équilibre d'une société, donc son équilibre et son bonheur? De fait, les positions des catholiques sont nuancées dans des pays comme l'Italie où le clergé a des opinions politiques normalement diverses, à la différence de la France où il est connu que l'épiscopat a largement viré à gauche depuis les années 1960, voire depuis l'après-guerre, ce qui biaise ses positions doctrinales. - Le discours antiraciste est faux et de mauvaise foi, car ce qui est en cause ici, ce ne sont pas les races, mais les cultures. S'il y a quelque chose que tant les sciences biologiques que les sciences humaines ont clairement établi, c'est que race et culture sont strictement indépendantes l'une de l'autre. Tout homme de toute race peut acquérir toute culture, s'il naît ou s'intègre dans une société qui la possède. Or, s'il est vrai que les races sont égales (l'espèce humaine est une, et 163
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
les races ne diffèrent que par des traits morphologiques marginaux), il est faux que les cultures le soient (comme on va le préciser dans un instant). - Le discours pro-immigrationniste de l'ultragauche est aussi faux que le gauchisme lui-même. La culture occidentale est bonne en ce qu'elle a permis le développement de la science, de l'État de droit et de la démocratie, d'une économie de marché plus productive qu'aucun régime économique antérieur. Là où ils ont pris le pouvoir, les marxistes n'ont créé que des régimes stagnants sur le plan intellectuel, despotiques sur le plan politique, impotents sur le plan économique. S'ils avaient l'occasion de reprendre le pouvoir chez nous avec l'appui d'une immigration massive qu'on appellerait à la lutte des classes et à la spoliation fiscale ou violente des «riches» des pays d'accueil, ils ne pourraient que reproduire les mêmes types de régimes déficients et barbares. - Le discours du «multiculturalisme» confond pluralité des opinions et pluralité des cultures. Il est exact que les sociétés démocrates libérales modernes sont et doivent rester pluralistes, et que ce pluralisme est fécond. Mais si elles sont pluralistes sur le plan idéologique, elles sont et doivent être à peu près consensuelles sur le plan des règles fondamentales de la vie sociale. C'est indispensable pour qu'elles fonctionnent: le dissensus sur des idées, des entreprises, des projets de vie, n'est viable et utile que quand il y a consensus sur les règles du jeu morales et juridiques. Un tel fonctionnement est typique aux ÉtatsUnis, où il y a pluralisme et tolérance en politique, et aussi quant aux modes de vie, aux mœurs, à l'habillement, aux goûts artistiques, aux pratiques religieuses, mais où, en revanche, il y a un consensus 164
Réflexions sur l'immigration
sacro-saint sur les règles du jeu du système américain libéral lui-même. On trouve, symétriquement, une désapprobation absolue, et qui peut être très sévère, à l'encontre de ceux qui ne respectent pas ces règles et même de ceux qui ne les aiment pas. Situation similaire au Canada, pays qui se dit officiellement «multiculturaliste II, mais où la plus légère infraction à la rule of law est réprimée avec indignation. Il n'y a de multiculturalisme, au Canada, que sur le plan des modes vestimentaires, culinaires et festives. Il est vrai que, dans ce pays, certains ont voulu aller plus loin. Il a été question que l'État canadien reconnaisse les jugements prononcés en matière civile par des tribunaux islamiques jugeant selon la charia. Ce projet a finalement été repoussé. Mais si les Canadiens devaient avancer quelque jour prochain dans cette voie, nous ne tarderions pas à en voir les effets sociétaux délétères. La réussite actuelle du Canada n'est pas le fruit de ces idées nouvelles, mais de l'attitude antérieure, qui était. que tous les immigrants adhèrent sans réserve aux règles morales et juridiques du pays d'accueil. En réalité, le multiculturalisme est aussi absurde qu'un jeu où chacun prétendrait venir jouer avec ses propres règles. Des communautés dont chacune garde sa culture ne peuvent tout simplement pas communiquer ni coopérer, si ce n'est sur un mode diplomatique (les «compromis raisonnables Il) qui est instable et d'une autre nature qu'un lien social normal. La cohabitation se traduit bientôt par une mauvaise entente, des défiances, des blocages, des incidents et des conflits. C'est pourquoi il ne peut exister une France «Black-Blanc-Beur», par exemple, que si toutes les populations concernées admettent, pratiquent et 165
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LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
aiment les valeurs de la démocratie libérale. Or ces valeurs sont le produit de l'histoire culturelle de l'Europe - le nier trahit une grave ignorance de l'histoire, quand ce n'est pas une forme particulièrement perverse de révisionnisme. Que cela plaise ou non, la République est culturellement «blanche Il. Les Blacks et les Beurs y ont évidemment leur place, mais à condition de se «blanchir» culturellement. - Un métissage culturel généralisé est-il possible, est-il souhaitable? Commençons par éclairer le concept même de « métissage II. Sur le plan biologique, un mélange est possible, il est même peut-être inéluctable à l'échelle de quelques siècles sur une planète où les populations se mêlent. En tout cas, la science connaît très bien les mécanismes par lesquels les patrimoines génétiques des parents se mélangent pour constituer celui des enfants. Elle sait par ailleurs que les races humaines ne diffèrent que par un pourcentage infime de l'ADN et que les séquences correspondantes de gènes se mélangent comme les autres dans la reproduction sexuée. D'où ce qu'on appelle, au sens propre, métissage: des parents blanc et noir ont des enfants café au lait. Ce n'est là qu'un cas particulier du phénomène général de mélange des patrimoines génétiques lors de la rencontre des gamètes de deux parents. En réalité, tous les individus de l'espèce humaine sont des « métis II, puisqu'ils sont le fruit du mélange des patrimoines génétiques de leurs géniteurs. Autant dire que le métissage biologique ne pose pas problème, ni au plan de la connaissance de ses mécanismes, ni au plan de ses conséquences, puisqu'il ne remet en aucune façon en cause l'intégrité et les potentiels de l'espèce humaine. Les thèses racistes sur le sujet n'ont aucun fondement scientifique. 166
Réflexions sur l'immigration
La situation est bien différente pour la rencontre des cultures. Le concept même de « métissage culturel» est problématique, car on ne connaît pas avec précision les mécanismes en cause. On sait, certes, qu'il peut y voir des influences, unilatérales ou réciproques, entre deux cultures, mais elles n'ont rien de comparable à la recombinaison des chromosomes qui se produit lors du métissage biologique. Les processus exacts restent inconnus et diffèrent probablement d'un cas à l'autre. Donc, l'idée selon laquelle la mondialisation devrait conduire à une culture unique, fruit du mélange des cultures existantes, est impossible à appréhender avec quelque rigueur dans l'état actuel des sciences sociales. Du moins une première approche du problème nous avertit-elle déjà des dangers qu'un «métissage» culturel généralisé ferait sans doute courir à l'espèce. En effet, jusqu'à présent l'espèce humaine a vécu en groupes entièrement séparés ou n'ayant de relations que sporadiques et marginales. Et chacun de ces groupes a développé une culture particulière, fruit de la longue expérience sociale et historique singulière vécue par lui, pendant laquelle il a exploré la nature sous un certain angle et adopté certains modes de comportement adaptés à l'environnement particulier dans lequel il a vécu. Cela a pu se produire parce que l'homme est nature et culture, c'est-à-dire qu'il est génétiquement programmé pour fabriquer un gros cerveau multipotentiel à la naissance, capable de recevoir du groupe où il naît une culture qui, elle, n'est pas codée dans le génome. Les cultures sont des structures extrasomatiques, qui « flottent dans l'ain de chaque société et se gravent par la communication et l'éducation dans les cerveaux des enfants qui y 167
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
naissent et y grandissent. C'est ce qui fait que, bien que l'espèce humaine soit une et que les cerveaux soient les mêmes à la naissance dans tous les groupes humains, les adultes d'une culture donnée ont des cerveaux différents de ceux des adultes d'une autre culture, le cerveau de chacun ayant été « sculpté» par la culture où il vit Ue reprends cette image à JeanPierre Changeux : pour lui, le cerveau, à la naissance, est comme un bloc de marbre encore indifférencié, et c'est la culture de la société extérieure qui, en communiquant à l'enfant certains schémas de pensée et de comportement, donc en utilisant certains circuits neuroniques et non d'autres, fera que certains de ces circuits se consolideront cependant que d'autres, inutilisés, s'étioleront; ainsi se creusera peu à peu, dans le «bloc de marbre II, la « statue» de l'adulte; je dis « creuser» parce que, dans ce schéma, la croissance du cerveau vers sa forme adulte procède par soustraction de neurones et de circuits neuroniques, et non par addition de nouvelles cellules nerveuses, de même que la forme de la statue apparaît à mesure que le ciseau du sculpteur retire du bloc de marbre certaines parcelles 71). C'est ce qui rend si difficiles ensuite les phénomènes d'acculturation, puisque quelqu'un qui a été formé dans une culture en gardera toute sa vie des traces indélébiles, même s'il peut, jusqu'à un certain point, acquérir une culture autre par imitation. Ainsi, il n'est pas contradictoire de dire que l'espèce humaine est biologiquement une et qu'elle est néanmoins différenciée, même physiologiquement, d'une culture à l'autre. Comment comprendre le rôle qu'a joué la différenciation des cultures dans l'évolution de l'espèce humaine? A-t-elle été un événement contingent 168
Réflexions sur l'immigration
résultant de ce que les groupes humains ont habité sur des territoires distincts et lointains? Ou bien a-telle joué un rôle positif ou même essentiel dans la dynamique de l'évolution? En un sens, n'importe quelle culture a autant de valeur que n'importe quelle autre, dès lors qu'elle permet au groupe où elle est née de s'adapter à son environnement. Mais, en un autre sens, les lots que chaque culture tire à la loterie de l'évolution ne sont pas équivalents. On pourra soutenir que certaines cultures seront «meilleures» que d'autres, dans la mesure où elles auront engendré, dans la société où elles seront nées, des comportements et des relations sociales qui leur permettront d'atteindre avant d'autres sociétés des buts qui sont communs à l'espèce tout entière, comme la survie, la sécurité, la longévité et la prospérité. Elles auront fait ces innovations heureuses en expérimentant les règles d'un comportement social plus efficace, ou en explorant la nature dans des directions que n'auront pas explorées les autres et qui, quelle qu'en soit la raison, se seront révélées plus fécondes. Dès lors, étant donné que les modèles culturels, qui ne font pas partie du génome de l'espèce, peuvent se transmettre au moins en partie à d'autres cerveaux par les canaux ordinaires de la communication humaine, le cas s'est fréquemment présenté dans l'histoire que des hommes élevés dans une certaine culture adoptent des comportements et des modes de vie qui avaient d'abord été découverts et pratiqués par d'autres. Cette imitation s'est parfois opérée inconsciemment et involontairement quand des groupes ont été dominés par d'autres, plus efficaces. Mais elle s'est parfois aussi opérée volontairement, simplement 169
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
parce que les imitateurs comprenaient qu'il était de leur propre intérêt de pratiquer pour leur compte ce qui avait bien réussi à d'autres groupes. Des hommes de nombreuses cultures ont donc, par le seul fait de ces imitations et de ces emprunts, admis la supériorité de cultures autres que la leur et reconnu par là même qu'il est faux que toutes les cultures se valent. Si l'on a souvent assisté dans l'histoire à l'extension, sur des régions entières de la planète, de certaines inventions, non seulement techniques (pierre polie, agriculture, élevage, métallurgie ... ), mais aussi sociétales (institutions comme l'État et ses raffinements successifs, ou les pratiques commerciales, la monnaie, la propriété privée, ou des valeurs telles que la liberté individuelle ou l'esprit critique, etc.), c'est à la suite du choix délibéré qui a été fait par des hommes de certaines cultures d'adopter ce qu'ils estimaient « supérieufl' dans les acquis d'autres cultures, reconnaissant par là même que les leurs étaient « inférieures Il, au moins à ce point de vue. Ils n'ont d'ailleurs souvent imité que tel ou tel élément jugé bon et profitable, à l'exclusion des autres. C'est ainsi que les voisins de la Mésopotamie où avaient été inventés l'agriculture, l'élevage, la sédentarisation, la ville, l'État et finalement l'écriture ont adopté progressivement toutes ces inventions, qui se sont répandues jusqu'aux extrémités des continents asiatique et européen sans que les sociétés qui les recevaient se croient obligées de devenir pour autant des adeptes de l'ensemble de la culture mésopotamienne ni d'adopter la religion et les mœurs de Sumer ou d'Akkad. Aujourd'hui, de même, nous assistons à l'emprunt de multiples innovations de la culture occidentale, tant sociétales que techniques, par un très 170
Réflexions sur l'immigration
grand nombre de sociétés non occidentales. Les unes ont subi cette influence, pour le meilleur ou pour le pire, par la colonisation. Mais il est remarquable que les sociétés non occidentales les plus performantes, Japon ou Chine, aient adopté ces inventions venues d'Europe et d'Amérique alors même qu'elles n'avaient pas été colonisées, donc sur un mode volontaire (c'est toute l'histoire, en particulier, de l'extraordinaire success story du Japon à l'ère Meiji). Qui sait si, dans un avenir proche, ce ne sera pas l'Occident qui adoptera certains traits des cultures asiatiques? C'est donc une erreur scientifique, due à l'ignorance ou au déni de l'histoire et de l'anthropologie, que de vouloir mélanger les cultures pour aboutir à un plus grand dénominateur commun. Car cela impliquerait de sacrifier ce qu'il y a de meilleur dans celles qui sont les plus avancées. Ce serait alors toute ['humanité qui serait virtuellement appauvrie. Si l'on admet qu'il y a des différences entre les cultures et que certaines options culturelles sont préférables à d'autres, alors le métissage de la culture la plus avancée avec une culture dont l'infériorité relative est prouvée par l'histoire ne peut se faire qu'au détriment de la première. Par exemple, je ne vois pas quel profit les sociétés occidentales pourraient avoir à s'islamiser, fût-ce partiellement. Quand on étudie l'état des sociétés que les cultures islamique et africaine ont historiquement engendrées, on ne voit pas quel « plus» les Occidentaux pourraient escompter à intégrer dans leur culture une part importante de ces dernières, sauf à la marge. S'ils en adoptent tel ou tel élément, il conviendrait, en tout cas, que cette adoption soit choisie et non subie, et qu'elle ne remette pas en cause les valeurs et institutions qui ont fait la rela171
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tive réussite de nos propres sociétés. Tout submergement général aboutirait à une régression. De celle-ci, d'ailleurs, les premiers à pâtir seraient les immigrés eux-mêmes. Car s'ils traversent la mer et assument le drame humain de l'exil pour venir chez nous, il est clair que c'est pour jouir des avantages de notre civilisation telle qu'elle est aujourd'hui; ce n'est pas pour y retrouver les problèmes, les pénuries, les blocages et les injustices des sociétés qu'ils ont quittées. *
Si l'on admet ces prémisses, comment le problème de l'immigration se pose-t-il? Il est raisonnable de soutenir que les immigrants, dès lors qu'ils viennent en Europe ou en Amérique, doivent adopter notre culture; et que, s'ils ne le peuvent ou ne le veulent, pour quelque raison que ce soit, il faut limiter l'immigration. Les violences urbaines sont à cet égard un précieux révélateur. Nous sommes habitués, certes, de par la tradition politique et syndicale française, aux actions de rue, éventuellement violentes. Mais, pour les Européens de souche, les actions violentes, destinées essentiellement à cc se faire entendre », ont des limites. Des syndicalistes peuvent brûler des pneus, par exemple, pour bloquer une route. Mais ils n'ont pas souvent, que je sache, brûlé délibérément les voitures de leurs voisins par simple haine, ils n'ont pas pris le risque de rompre ainsi délibérément le lien social. Les violences sociales classiques ont encore moins consisté à brûler des écoles, des entreprises, des commissariats de police, d'autres bâtiments publics. Quand les émeutiers de nos banlieues 172
Réflexions sur l'immigration
l'ont fait, cela revenait, de leur part, à se déclarer ennemis irréductibles des piliers mêmes de notre société, ce qui est un fait nouveau relevant d'une logique de guerre et non de simples conflits d'intérêts. Une fois venu le moment de la négociation, les acteurs des « troubles sociaux Il ordinaires trouvent un terrain d'entente, parce qu'il est évident que les patrons, le gouvernement et les syndicats, même s'ils ont des intérêts divergents et s'opposent aussi sur l'analyse intellectuelle des situations, s'accordent néanmoins grosso modo sur des buts moraux et humains fondamentaux: permettre à tous, si possible, de vivre une vie décente dans une société pacifique et prospère, améliorer l'existence de tous en promouvant l'efficience technique et économique, jouir de la paix et de la sécurité que procure l'État de droit. Mais sur quelle base traiter avec les islamistes des banlieues, si c'est notre type même de société qu'ils récusent? Il n'y a donc de salut que dans le fait que les populations immigrées adoptent notre culture. Il n'y a là aucun déni de leur liberté. L'esclavage est aboli depuis longtemps. Pour les arrivants, venir en Europe est un choix. Et ils viennent précisément pour échapper à l'état difficile ou misérable de leurs propres sociétés. Il est donc naturel que nous leur disions: si vous voulez profiter de la prospérité et de la paix de nos sociétés, vous devez adopter les règles mêmes auxquelles sont dues cette paix et cette prospérité. Mais s'il faut intégrer les populations immigrées, la question du rythme se pose. Étant donné ce que l'on sait des phénomènes d'acculturation, de leur essentielle lenteur (il faut plusieurs générations), étant 173
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donné l'état délabré de notre système éducatif, il se présente un problème de baignoire et de robinet. Si le robinet coule trop vite, la baignoire déborde. Et elle le fait de la manière que l'évolution même de nos banlieues révèle: par des phénomènes de ghettoïsation. Il y a plus grave encore, car le problème que je vais évoquer maintenant met en cause la capacité de réaction aux niveaux les plus élevés de la décision politique, à savoir l'Union européenne. Les classes politiques nationales, par exemple française, pour échapper à tout reproche de complaisance à l'égard de l'extrême droite, se sont tenues autant qu'elles ont pu à l'écart des problèmes d'immigration. Elles ont bénéficié, ces dernières années, d'une sorte d'aubaine. L'immigration ayant des dimensions communautaires, une grande partie des politiques d'immigration a été transférée du niveau des États membres à celui de l'Union. Du coup, les politiciens français se sont défaussés sur l'Europe chaque fois qu'ils l'ont pu, prétendant que c'étaient les règlements de Bruxelles qui les empêchaient d'agir efficacement. Or la Commission européenne est composée de technocrates, aussi monoéduqués Ge veux dire formés aux seules techniques administratives et économiques, sans formation historique, philosophique, anthropologique et sociologique) que nos énarques, si ce n'est que, souvent, ils n'ont même pas le fond de culture générale qu'ont ces derniers. Et quel est le discours dominant parmi ces technocrates bruxellois, tel qu'on le connaît par leurs publications et déclarations? Il consiste, grosso modo, en ceci: 1) l'Europe est coupable (du colonialisme, de l'impérialisme, de sa richesse ... ) ; 2) elle est vieillissante. D'où se déduit 3) qu'elle doit être 174
Réflexions sur l'immigration
punie, et 4) qu'elle doit être rajeunie par un afflux extérieur. Ce qu'on peut synthétiser par l'idée qu'elle doit être régénérée (comme l'ont toujours dit les révolutionnaires millénaristes) par l'afflux de « bons sauvages» qui lui apporteront le sang neuf dont elle a besoin. La version proprement technocratique de ce discours est qu'il faut que les immigrants viennent en masse pour payer les retraites. Mais l'argument ne vaut que ce que vaut sa prémisse, à savoir le modèle socialiste de retraite par répartition. Si l'on supprime les fortunes personnelles par l'impôt et qu'on interdit la retraite par capitalisation, alors, en effet, s'il n'y a plus de jeunes pour payer, il n'y aura plus de retraites. Sinon, non. D'autres pays, comme les États-Unis ou le Japon, ont adopté d'autres formules. La population du Japon vieillit elle aussi, elle est même la plus vieille du monde; cependant, l'immigration est quasi inexistante. Dans les deux pays, on satisfait aux besoins de main-d'œuvre par des mesures rendant presque impossible le chômage des personnes jeunes, et en maintenant au travail un nombre croissant de personnes âgées en bonne santé. D'autre part, à en croire des études démographiques récentes 72, il n'est plus du tout certain que l'immigration rajeunisse les pays d'accueil, pour la raison que les taux de natalité des familles immigrées chutent dès qu'elles commencent à s'intégrer dans les pays d'accueil. Au-delà de l'utopisme des groupuscules idéologiques et des technocrates, il semble que l'immigration de masse que nous subissons en Europe ait encore un autre moteur. Certains responsables économiques rêvent de faire venir une main-d'œuvre bon 175
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
marché capable, d'abord, d'occuper certains emplois pour lesquels la main-d'œuvre locale est insuffisante, ensuite de peser sensiblement à la baisse sur les salaires des autres travailleurs européens. Ces lobbies, qui ont tous les moyens de se faire entendre des gouvernements nationaux et de la Commission de Bruxelles, sont donc favorables tant à l'immigration en général qu'à un élargissement de l'Europe qui faciliterait considérablement les migrations de travail. Ils ont raison du point de vue qui est le leur, c'est-à-dire selon une logique purement économique: en situation de mondialisation, on ne peut conquérir des marchés étrangers, et résister efficacement à l'arrivée de concurrents sur le territoire même de l'Union, qu'avec des coûts de production tendant à se rapprocher de ceux des pays concurrents. Le problème est qu'on ne peut raisonner ici seulement selon une logique économique, puisque l'afflux en Europe de populations exogènes a aussi des conséquences sociologiques lourdes. Si les capitalistes en question prêtent peu d'attention à ce problème, c'est peut-être parce qu'ils jouissent en général des bénéfices économiques de l'immigration sans en subir eux-mêmes les nuisances sociales à titre personnel et dans leur chair. Grâce à l'argent gagné par leurs entreprises dont la profitabilité est ainsi assurée, ils peuvent habiter les beaux quartiers, en laissant leurs compatriotes moins fortunés cohabiter avec les populations allogènes dans les banlieues déshéritées. J'ai pu voir en Belgique un exemple saisissant de ce contraste. Certains quartiers de Bruxelles, bien délimités, sont constitués de vastes et luxueuses demeures où habitent les privilégiés de l'économie, cependant que d'autres sont devenus des fragments 176
Réflexions sur l'immigration
de tiers-monde marqués par la précarité et la domination croissante de l'islamisme. Les mêmes contrastes s'observent en maintes parties de la France. Cette dimension économique du problème de l'immigration éclaire des mystères qui, autrement, demeureraient indéchiffrables. Par exemple, je me suis longtemps demandé d'où venait la rage de la droite française à s'aligner systématiquement sur le discours immigrationniste de la gauche qui ne correspond pas à son idéologie ni à sa tradition. La droite a suivi la gauche sur ce terrain au point de voter avec elle les lois prétendument « antiracistes Il - en réalité destructrices de la liberté d'expression et prétotalitaires - qui interdisent, sous peine de prison, de parler librement des conséquences sociales et culturelles des phénomènes migratoires 73. Le phénomène noté cidessus nous fournit le principe d'une réponse. Sans doute cette attitude de la droite s'explique-t-elle par le fait qu'elle est sous la coupe des lobbies économiques, qui l'ont persuadée de prévenir toute manifestation d'intolérance des populations autochtones à l'encontre des immigrants, intolérance qui pourrait freiner l'installation des nouveaux travailleurs dont leurs entreprises et leurs affaires ont besoin. Ceux de ces capitalistes qui possèdent des journaux et des télévisions ont probablement, en outre, passé la consigne aux directeurs des rédactions qu'ils emploient, lesquels, étant idéologiquement de gauche, l'appliquent sans se faire prier. Et le petit peuple subit les effets de cette « alliance objective Il de la droite économique et de la gauche idéologique. Ceux à qui on peut le plus en vouloir de cette situation, ce ne sont ni les capitalistes qui ont souci de la survie de leurs entreprises, ni les travailleurs qui 177
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
viennent chercher un meilleur sort en Europe, car les uns et les autres recherchent simplement leur intérêt et ne sont pas en charge de l'intérêt général du pays à long terme. Il faut plutôt incriminer ceux qui sont en principe en charge de celui-ci, c'est-à-dire les hommes politiques. On peut constater qu'ils n'ont su résister ni à la pression économique des capitalistes, ni à la pression idéologique des groupes altermondialistes et anti-occidentalistes. Ils n'ont pas pris la mesure du fait que nos sociétés européennes sont sur le bord d'être déchirées par ce mélange de populations et de devenir bientôt, peut-être, le théâtre de guerres de rue à la libanaise. Et maintenant, ils sont dépassés et ne s'en cachent même pas ... Oui, les jeunes des banlieues subissent une situation très dure sur le plan humain, qui peut conduire certains au désespoir. Mais les coupables ne sont pas les «racistes Il, ou ceux qui auraient à leur égard des attitudes «discriminatoires li. Les coupables sont ceux qui ont provoqué, ou laissé se créer, ou refusé de corriger une situation où des masses d'étrangers arrivent chaque année sur nos territoires, en nombre tel et à une vitesse telle qu'ils ne peuvent s'y assimiler normalement. Ils croyaient avoir une attitude morale? Sans doute. Mais l'histoire montre à l'envi que l'enfer est pavé de bonnes intentions. D'autres pays européens, au moins, posent le problème explicitement et se donnent donc les moyens de le résoudre. Par exemple les Norvégiens, les Autrichiens ou les Néerlandais. Une mention spéciale doit être accordée aux Suisses. Par deux fois, ils ont approuvé par référendum des mesures tendant à limiter l'immigration. Le drame français est que - sans parler de l'impossibilité constitutionnelle en France 178
Réflexions sur l'immigration
d'une procédure référendaire sur le modèle suisse - des hommes politiques qui auraient simplement proposé de tels référendums se retrouveraient, pour cause de «racisme» et autre « incitation à la discrimination», accablés d'amendes, déclarés inéligibles, voire jetés en prison par des lois de tyrannie.
CHAPITRE V
L'immoralité de l'impôt français 74
Je propose d'examiner spécifiquement, dans ce qui suit, la question de l'immoralité de l'impôt français. La fiscalité française peut certes être étudiée à d'autres points de vue. Elle présente, par exemple, de graves anomalies juridiques, à savoir les méthodes, souvent exorbitantes du droit commun des pays civilisés, dont use notre administration fiscale: lois rétroactives (principe tyrannique par essence), textes administratifs prétendant préciser les modalités de la loi votée, mais en réalité la contredisant quand tel ou tel point ne convient pas aux hauts fonctionnaires de Bercy, méthodes inquisitoriales normalement réservées à la justice pénale mais mises en œuvre arbitrairement par des fonctionnaires sans que le contribuable ait les mêmes garanties que le justiciable, pressions rendues possibles par la complication extrême du droit fiscal qui permet à l'Administration de décider d'un redressement ou d'une remise gracieuse selon sa seule interprétation 181
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
discrétionnaire de textes essentiellement confus (et peut-être rendus tels à dessein), chantages au contrôle fiscal à l'encontre des opposants politiques ou d'entreprises se montrant réticentes au racket des partis politiques, etc. Ces comportements du fisc et des hommes politiques français, contraires à l'esprit et parfois à la lettre du droit, sont en soi un beau sujet d'étude pour les juristes et également pour les historiens des institutions politiques. Il n'est pas difficile d'y déceler les séquelles de pouvoir absolutiste que l'État français a héritées de sa monarchie, de son bonapartisme et maintenant de son socialisme, trois philosophies politiques fort étrangères à l'idéal de l'«État de droit» partagé en principe par l'ensemble des nations occidentales développées. La fiscalité française comporte aussi des vices économiques. L'impôt, par l'excès global des prélèvements obligatoires, par le fait que la dette publique ne cesse de croître, mais aussi par la répartition erratique des charges, la complexité et l'imprévisibilité du système, nuit au dynamisme et à la bonne régulation de l'économie. On peut considérer que la fiscalité française rend l'économie du pays globalement sous-optimale. Sije souhaite me limiter cependant, ici, à l'examen des seuls vices éthiques de notre fiscalité, c'est parce que je crois que ces vices commandent en fait tous les autres. Si l'on commet des abus fiscaux en France, ou si l'on s'abstient de les corriger, c'est que les acteurs en cause - l'administration fiscale, ses syndicats (qui se veulent les penseurs de la politique fiscale du pays), nombre de parlementaires et de journalistes - communient dans une même conception du bien moral censée transcender et excuser telle ou telle irrégularité 182
L'immoralité de l'impôt français
juridique ou absurdité économique. En l'occurrence, le bien moral serait la «justice sociale)) entendue comme la réduction des inégalités. L'impôt viserait essentiellement les « riches Il et ne pourrait que profiter aux «pauvres II. Cette conception, au reste diffuse et rarement explicitée de nos jours, est liée aux vulgates archéo-marxiste et «solidariste)) qui ont envahi la culture de ce pays. Le problème est qu'au nom de ces conceptions s'accomplit ce que tout le monde observe et que des voix de plus en plus nombreuses dénoncent, à savoir une multiplication d'injustices: la prédation des citoyens, ['enrichissement indu d'une nouvelle classe dominante, la stérilisation des ressources du pays, la condamnation à l'exil d'une part croissante de ses forces vives. D'où l'intérêt intellectuel qu'il y a à remettre à plat le problème de l'éthique fiscale - analyse dont je ne pourrai présenter ici qu'une esquisse. Je partirai d'une remarque, étayée par de multiples enquêtes récentes, notamment les remarquables travaux de l'IFRAP et de Bernard Zimmern 75. La vulgate prétend que l'impôt prend aux «fiches)) pour donner aux «pauvres li. En réalité, il y a désormais des preuves statistiques que l'argent transitant par le fisc ne circule pas «verticalement» des riches aux pauvres, mais «horizontalement)) du secteur privé vers le secteur public (les flux principaux demeurant donc au niveau des classes moyennes). L'aide aux «pauvres)), en termes de pourcentage du PIB, est moins importante en France qu'aux États-Unis, malgré les préjugés qui existent à ce sujet. Or là-bas les prélèvements obligatoires sont de 20 à 25 points (selon les divers modes de calcul) inférieurs à ce qu'ils sont en France. Cherchez l'erreur. Où passe donc chez nous l'argent prélevé par le fisc et qui ne va pas aux «pauvres» ? 183
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
On nous dit qu'il sert à financer des services de santé dont le poids augmente à mesure que la population vieillit. Mais il n'est nullement certain que la gestion de ce secteur par les prélèvements obligatoires et par des organismes centralisés soit économiquement optimale: l'argent passe très largement aux gaspillages, aux abus et aux fraudes. On nous dit qu'ils servent à payer des prestations sociales et des retraites: mais c'est plus rarement œuvre de véritable solidarité en faveur de personnes dans la détresse qu'une manière d'assurer des rentes de situation et un assistanat structurel qui fait injure à ceux qui travaillent. Les prélèvements sont censés servir aussi à financer des services publics: mais l'utilité et la productivité d'un grand nombre d'entre eux sont douteuses. Enfin, à l'abri de l'opacité engendrée par ce système collectiviste complexe de transferts dans lequel personne, par définition, n'est ni ne se sent personnellement responsable, et où les décisions sont prises aux frais d'autrui par des hommes politiques qui n'ont en vue que leurs intérêts électoraux, on a endetté gravement les générations futures. On leur a fait financer, au bénéfice de leurs ascendants, un niveau de vie qui n'était pas justifié par la productivité actuelle du pays: c'est donc une exploitation de l'homme par l'homme, une exploitation d'une génération par une autre. Dans ces conditions, la conception de la justice sociale rappelée plus haut pourrait bien n'être qu'un alibi, destiné à masquer une quantité considérable d'actes essentiellement injustes: le vol aux citoyens productifs d'un argent légitimement gagné, le transfert de cet argent à d'autres citoyens qui n'ont aucun titre moral à le recevoir, le tout pour financer des 184
L'immoralité de l'impôt français
dépenses souvent abusives. D'autant que ces dérives rendent impossible tout consensus social véritable. Elles démoralisent le pays, décourageant l'effort et la responsabilité, encourageant les comportements corporatistes et défensifs plus que les attitudes créatrices. Car s'il peut y avoir consensus sur une conception juste de la fiscalité entendue comme mode de financement des services publics, il ne peut y avoir consensus sur une fiscalité qui serait une atteinte sans contrepartie à la propriété et au travail de chacun. Je vais donc poser quelques repères permettant de penser en termes rationnels le problème de la moralité de l'impôt, en m'inspirant notamment de ce qu'a écrit sur ce sujet Friedrich August Hayek 76.
1. Les trois conceptions possibles de l'intérêt général et de la fiscalité L'impôt est une ponction des ressources des citoyens opérée par la coercition publique. Or, dans un État de droit, la coercition ne peut être mise en œuvre qu'au service de l'intérêt général, faute de quoi elle est une simple voie de fait, un comportement tyrannique. Il y aura donc autant de conceptions de l'impôt qu'il y a de manières de concevoir l'intérêt général. Trois conceptions bien distinctes ont été avancées à cet égard.
Assurer l'ordre public II est d'abord d'intérêt général d'assurer l'ordre public, c'est-à-dire la situation où chacun respecte la justice et la paix, s'abstient de nuire à la liberté et à la propriété d'autrui. Ainsi peut avoir lieu le processus 185
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
d'échange de biens et de services constitutif de l'économie, par lequel sont satisfaits au mieux les besoins des citoyens. La liberté de ces échanges, leur régularité, leur sécurité, permettent la division optimale du travail, l'optimisation de la production et de la consommation. Or assurer l'ordre public suppose un appareil d'État: police, justice, défense, diplomatie, législation, gouvernement et administration. Cet appareil a un coût, et il est légitime que tous les citoyens y pourvoient. Cette première conception de l'intérêt général et de l'impôt suggère le concept d'un impôt per capita, c'est-à-dire d'un impôt égal. En effet, tous les citoyens, quels que soient leurs revenus, profitent également du fait que l'ordre public est assuré. Pour le comprendre, il convient d'abord d'observer que l'ordre public ne consiste pas en la fourniture par l'État de biens ou de services positifs aux citoyens; il n'est pas une prestation qui puisse comporter des plus et des moins. Il est une «prestation négative» qui consiste seulement dans l'évitement des dommages - vols, fraudes, meurtres, etc. - que chacun pourrait subir si l'ordre public était troublé. Or des maux évités, donc inexistants, ne peuvent, par définition, être mesurés. On ne peut dire que Pierre en a profité davantage que Paul ou Martin. Ils ont tous également profité du fait qu'ils ont été, statistiquement parlant, à l'abri d'agressions et autres troubles les empêchant de vivre et de travailler. Le riche n'en a pas profité plus que le pauvre - à moins qu'on ne suppose que la vie et la sécurité du riche ont plus de valeur que celles d'un pauvre, ce que personne n'osera prétendre (l'ordre public a peut-être évité à un riche d'être volé et à un pauvre d'être tué, de sorte que 186
L'immoralité de l'impôt français
dire que le riche doit contribuer plus que le pauvre au financement de l'ordre public reviendrait à prétendre que les simples biens matériels d'un riche valent plus que la vie d'un pauvre). Par suite, le seul principe équitable est de diviser à parts égales entre tous les citoyens les frais de l'exercice par l'État de ses fonctions régaliennes. Naturellement, ceci n'est qu'un principe, puisque l'impôt, comme nous allons le voir, a d'autres fonctions justifiant, elles, une répartition différenciée des charges, et qu'en ce sens aucun État n'instituera jamais, en pratique, un impôt égal. Il n'en est pas moins important de voir que, pour ce qui concerne le financement de cette seule fonction régalienne de l'État, c'est ce principe qui devrait être adopté et qu'un impôt inégal, en cette matière, est déjà par lui-même une anomalie et un abus.
Fournir des biens et des services collectifs II est d'intérêt général, deuxièmement, que l'État et, plus généralement, les collectivités publiques assurent le financement de certains biens et services collectifs qui ne seraient pas produits spontanément par le marché: infrastructures de transport ou de communication, recherche scientifique fondamentale, protection contre les catastrophes naturelles, les épidémies, etc. Les biens et services qui justifient ce mode de financement collectif sont ceux qui comportent des externalités, c'est-à-dire ceux qui, par leur nature même, ne peuvent être fournis à certains consommateurs sans l'être simultanément à d'autres. Si leur production était laissée à l'initiative d'entrepreneurs individuels, aucun de ceux -ci ne pourrait faire payer le service à tous ceux qui l'utilisent (il y aurait des «passagers clandestins Il), et, dès lors, la 187
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
prestation de l'entrepreneur ne pourrait être rémunérée à sa juste valeur. Partant, ne pouvant escompter un « retour sur investissement» suffisant, aucun entrepreneur ne fournirait le bien. Or il est des biens de ce type dont une mqjorité de citoyens souhaitent qu'ils soient fournis. Le seul moyen rationnel de les fournir est alors de recourir à l'impôt. Car le caractère coercitif de l'impôt garantit que tous paieront leur quotepart, donc que les fonds nécessaires seront effectivement réunis, et aussi que la part que chacun paiera sera aussi petite qu'elle peut l'être. Je ne peux développer ici en détail l'analyse des problèmes de justice et d'efficience que pose cette seconde fonction de l'impôt. Je me bornerai à quelques remarques. Le processus économique qu'elle induit est, comme les relations de marché, un échange entre citoyens, même si cet échange, en l'occurrence, est médiatisé par la puissance publique (on peut parler, en termes hayékiens, de «catallaxie indirecte» 77). Il est donc soumis à la règle fondamentale de la justice des échanges, ou justice commutative, qui est l'égalité: pour que le processus soit juste, il faut que je reçoive à peu près autant, en services publics, que ce que je paie en impôts. Le problème est que le caractère indirect de l'échange empêche, par structure, que soient réunies toutes les conditions de rationalité qui prévalent dans l'échange marchand. Sur le marché, chaque échange de biens ou de services est décidé par deux sujets libres qui ne procèdent à l'échange qu'après avoir estimé exactement l'égalité de la valeur de ce qu'ils donnent avec celle de ce qu'ils reçoivent. Ils peuvent recueillir toute l'information souhaitable, ils peuvent discuter, exprimer des préférences, affiner leurs choix. Dans le doute, ils 188
L'immoralité de l'impôt français
peuvent s'abstenir. Au contraire, quand l'échange est médiatisé par la puissance publique, le citoyen n'a presque aucun moyen de contrôle. Il donne aux décideurs publics un chèque en blanc représentant sa participation au coût de l'ensemble des biens et services collectifs qui seront produits pendant la période; il ne peut donc décider en toute connaissance de cause de chacune des transactions qui seront réalisées en son nom. La rationalité et la justice de l'échange en sont obérées. Il est possible qu'on lui demande trop d'argent pour les services collectifs dont il bénéficie, ou qu'on utilise son argent pour financer des services qu'il ne désire pas, ou qu'on ne réalise pas les services qu'il désire. Dans tous les cas, il devra, volens nolens, se laisser déposséder de la somme décidée par l'autorité. Il est vrai que, dans les démocraties, il peut faire connaître sa satisfaction ou sa désapprobation lors des élections, mais celles-ci sont espacées et ne donnent lieu qu'à des choix de principe. Il en résulte que, le financement de biens et de services par l'impôt étant moins rationnel, et donc potentiellement moins juste et moins moral que le marché, ce mode de financement doit être limité au minimum indispensable. Il ne doit être pratiqué que selon un «principe de subsidiarité» : le libre marché doit être la norme, la médiation fiscale l'exception. De fait, la frontière entre les deux modes sera essentiellement mouvante, puisque l'évolution technologique peut rendre praticable par le marché ce qui, jusqu'à une certaine date, ne l'était pas. Ainsi, la radio et la télévision hertziennes ont été longtemps productrices d'externalités telles que seule une instance désintéressée, collectivité publique ou fondation, pouvait fournir ces services. Dès lors que, 189
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
par la publicité, ou le cryptage, ou le câblage, le service audiovisuel peut être rémunéré par le marché, c'est un motif suffisant pour qu'il n'y ait plus de monopole public. Or la France, qui détient le record mondial des prélèvements obligatoires pour les pays comparables, est manifestement éloignée de cette épure, puisque la moitié de son PIB transite désormais par des organismes publics, et dans bien des domaines il serait possible d'arguer que des prestations de qualité égale ou supérieure à celles fournies par les actuels services publics pourraient parfaitement être assurées par le privé, tant en matière de santé que d'éducation, d'information, de loisirs, de construction, de transports, etc. Autant d'échanges entre agents économiques qui ne sont pas directs, mais médiatisés par des bureaucraties à la fois irresponsables et intéressées, ou ayant un faible sens des intérêts réels d'un public bâillonné. Ce fait constitue par lui seul une présomption d'immoralité dans la gestion présente des affaires publiques. Observons maintenant que cette seconde conception de la fiscalité débouche sur le principe d'un impôt proportionnel. En effet, il entre dans la production d'à peu près n'importe quel bien économique une grande part de biens publics. Tout bien ou toute prestation offerts sur le marché ont utilisé et utilisent des infrastructures, du savoir scientifique et technique, etc., qui ont été obtenus gratuitement du fait que la puissance publique les a rendus disponibles dans le pays ou la région concernés. Il est donc juste que le consommateur de ces biens publics « incorporés » dans les biens marchands en paie le coût. Or on utilise d'autant plus de biens collectifs qu'on manipule un plus grand nombre de biens 190
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marchands dans lesquels ces biens se sont incorporés. Celui qui a deux voitures use deux fois plus les routes que celui qui n'en a qu'une. D'où le principe de l'impôt proportionnel, qui établit une égalité entre la taxe et le service, donc satisfait au principe de justice commutative. C'est ce qui, par exemple, rend essentiellement juste et moral un impôt indirect comme la TVA (ou les équivalents qui en existent dans tous les pays), ou un impôt proportionnel sur le revenu. En revanche, l'impôt progressif sur le revenu, les impôts sur le capital ou sur l'héritage, violent évidemment ce principe de justice et sont de simples voies de fait injustifiables en droit - à moins qu'on ne tente de les justifier par une logique tout autre.
Assurer des transferts sociaux au nom d'une prétendue «justice sociale» De fait, il existe une troisième conception possible de l'intérêt général, au nom de laquelle on entendra justifier une troisième fonction - et un troisième mode de calcul - de l'impôt. C'est l'idée selon laquelle il serait en soi injuste qu'il y ait des inégalités de patrimoine et de revenus, et que la «justice sociale» consisterait à corriger ces inégalités. L'instrument privilégié de cette correction serait la fiscalité, dont une fonction essentielle serait donc d'opérer des «transferts sociaux». Pour ceux qui soutiennent cette conception, il est normal que la prétention que l'État élève sur le revenu ou le patrimoine de certains contribuables cesse d'être liée à la prestation à ceux-ci de quelque service que ce soit. Sa logique est purement confis catoire: si l'on est «riche» et plus on l'est, c'est indûment qu'on possède ce qu'on a, et donc on est tenu de le restituer, sans rien demander en échange. L'impôt 191
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
exigé des riches n'a d'autre raison d'être que de les rendre plus pauvres. C'est un impôt sans contrepartie. Symétriquement. on transférera ces richesses (fort incomplètement, mais c'est un autre problème) à d'autres citoyens qui, eux non plus, n'auront besoin de rien fournir en contrepartie, en particulier aucun travail. Ils les recevront du simple fait qu'étant réputés «pauvres», ils y ont « droit» à titre de compensation. Spoliation d'un côté, assistanat de l'autre, telle serait la «justice sociale». Sous cet angle, il devient naturel d'exiger de certains contribuables des sommes deux fois, dix fois, cent fois supérieures à celle qui est exigée d'autres citoyens qui jouissent pourtant des mêmes services (ou, si l'on préfère: il devient naturel de vendre à des personnes différentes les mêmes services à des prix différents). En fait, il n'y a plus de limite à cette inégalité de traitement fiscal entre citoyens, puisque le principe du prélèvement a cessé d'être la participation au coût d'un service mesurable. Comme il est présenté comme la réparation d'un tort, et que celuici n'est pas définissable scientifiquement, mais est estimé selon une idéologie utopique et conformément à des passions inavouables de jalousie et de ressentiment auxquelles l'idéologie en question donne un semblant de justification, on quitte ici complètement le domaine de la rationalité. Les taux de la spoliation peuvent varier arbitrairement, comme l'histoire fiscale n'a cessé de le montrer. Ils ne dépendent que des rapports de force politiques. Quels arguments met-on en avant pour tenter de justifier cette prédation des uns et cette manne fournie à d'autres? Ils relèvent essentiellement de deux philosophies. 192
L'immoralité de l'impôt français
D'abord le socialisme, spécialement sous sa forme marxiste. La richesse des riches est analysée comme étant le fruit de l'extorsion, par la classe dominante, de la «plus-value» gagnée par le travail insuffisamment rémunéré des classes laborieuses. Donc, le vol fiscal ne fait que réparer un vol préalable, c'est une restitution. Prendre au contribuable un argent mal acquis, c'est «voler le voleur» et rétablir la justice. Et c'est rendre impossible toute extorsion ultérieure de plus-value, dans la mesure où le prélèvement fiscal est l'outil d'une suppression du capitalisme, d'un changement complet de société. L'impôt progressif, déjà proposé en France dès le XVIII' siècle, a été en effet explicitement revendiqué comme une arme révolutionnaire par Marx à la fin du Manifeste du Parti communiste. Il n'a nullement été présenté par lui comme un élément de gestion normale de la société, mais comme une mesure de violence, essentiellement circonstancielle, qui ne doit être en vigueur que le temps nécessaire pour que les capitalistes soient entièrement expropriés et la révolution entièrement accomplie. Marx avait le mérite de la cohérence autant que de la franchise. La seconde philosophie est le solidarisme, idéologie quasi officielle du parti radical-socialiste créé en France au début du XX· siècle, et qui a joué un rôle important dans la mise en place des institutions de l'État providence. L'idéologie solidariste a en effet été répandue par ce parti lui-même et par les réseaux maçonniques, et a eu aussi une influence dans certains milieux politiques et syndicaux démocrates-chrétiens. Cette fois, point de «plus-value», mais l'idée d'une «dette» que les riches auraient par principe à l'égard des pauvres, parce que leur richesse ne serait pas seulement le fruit de leur 193
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propre travail, mais celui du travail de toutes les générations antérieures. Étant donné que l'héritage du passé d'une collectivité doit être transmis équitablement à tous ses descendants, s'il se trouve que certains membres en aient reçu une part plus grande, ils doivent rendre le surplus reçu, de même que, si d'autres en ont reçu une part insuffisante, ils sont fondés à demander une compensation. L'État est le médiateur légitime de cette justice réparatrice, traditionnellement nommée depuis lors «redistribution ». Voilà, schématiquement, la thèse qui, on le voit, est une simple variante de l'idée socialiste, une utopie de nature à flatter les passions d'envie et de non-travail, mais dont on ne voit pas quels pourraient être les fondements rationnels. Si nous avons une «dette» à l'égard du passé - ce que l'on peut certainement accepter à titre de vérité philosophique générale - pourquoi est-ce au fisc que nous devrions la rembourser? N'est-ce pas plutôt à l'humanité, par nos dons volontaires, par nos œuvres, par les inventions que nous faisons et qu'à notre tour nous léguerons aux générations futures? Et à supposer qu'on admette ici un rôle médiateur de l'État, sur quelles bases calculer la contribution sans contrepartie exigée de certains, l'assistance sans contrepartie consentie à d'autres? Il n'y a pas ici le moindre élément empirique et positif qui permette un tel calcul. Pour le faire avec quelque rigueur, il faudrait pouvoir exhiber la chaîne causale qui lie les travaux d'Archimède, de Galilée et de tous les autres savants et inventeurs de l'humanité (et, pourquoi pas, les apports de l'homme de Neandertal ou ceux de l'homme de Cro-Magnon?) au niveau quantitatif de fortune atteint aujourd'hui par tel capitaliste et au niveau de pauvreté subi aujourd'hui 194
L'immoralité de l'impôt français
par tel chômeur. Nous sommes ici tributaires d'une pensée irrémédiablement floue et non scientifique, et, compte tenu de cette indétermination, ce sont, je le répète, les seuls rapports de force politiques qui fixeront le curseur des prédations et des transferts. Si la caravane pacifique qui passe dans le Sahara est riche, et si les Touaregs descendant des montagnes sont armés jusqu'aux dents, la caravane devra payer le tribut pour survivre. Si les riches sont en petit nombre, si les pauvres sont nombreux, et si nous sommes dans une démocratie où prévaut la loi de la majorité mais qui ne respecte pas les droits de l'homme, les riches seront dépouillés. Dans les deux cas, la justice et la morale ne sont que des prétextes; seuls comptent réellement les rapports de force. Si différentes qu'elles soient à certains égards, les deux philosophies socialiste et solidariste ont un même point aveugle. Comme les chamans pour qui toute maladie est la conséquence de l'intervention volontaire d'un esprit mauvais dans le corps du malade, elles croient toutes deux que le pauvre est pauvre parce qu'il a été appauvri par quelqu'un - soit par le capitaliste qui a exploité le travailleur, soit par l'héritier abusif qui a attiré à lui une part indue de l'héritage. Elles ne se rendent pas compte que la pauvreté, la pénurie, le dénuement sont l'état normal de l'humanité. Il n'est pas nécessaire que quiconque ait commis un crime pour que l'humanité soit dans la peine et le besoin. Pendant trois millions d'années, ce qui est beaucoup plus long que nos quelques décennies d'histoire européenne où la pauvreté a été à peu près éradiquée, l'humanité a stagné à quelques millions d'individus, précisément parce que les pénuries, le dénuement, la mort par famines et maladies étaient sa loi. 195
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
La question n'est donc pas de savoir comment il se fait qu'aujourd'hui certains hommes sont pauvres, mais par la mise en œuvre de quel type d'organisation sociale l'humanité du XXI" siècle est plus riche que celle des âges précédents, assez pour pouvoir être dix fois plus nombreuse sur une même planète. La question est de comprendre par quels mécanismes nouveaux de production les hommes sont aujourd'hui plus prospères que ne l'était l'homme des cavernes. Aussi longtemps que l'homme n'a su vivre que de chasse et de cueillette, sa démographie a été régulée de façon drastique par la famine et les autres pénuries. Un beau jour est survenue la révolution néolithique qui a apporté l'agriculture, l'élevage, la sédentarisation, ce qui a permis de multiplier par cinquante ou cent la population mondiale en quelques millénaires. Et ce n'est qu'à date récente que l'humanité a vu, en l'espace, cette fois, de seulement deux siècles, sa population décupler et augmenter en valeur absolue de quelque six milliards d'individus. Or cela a été dû au développement, en Europe d'abord, puis dans le monde entier, de l'économie de marché. Par conséquent, si l'on a vraiment le souci des pauvres, il faut comprendre ce système nouveau et le défendre, et il faut éprouver de l'estime et non pas de la haine envers les agents économiques qui le font fonctionner efficacement. L'argent des «riches» - je parle évidemment ici en termes statistiques et j'écarte le cas des fortunes obtenues par la fraude ou le crime, abus qu'il revient à la justice de sanctionner - n'a pas été pris des mains des pauvres. Il n'a été pris à personne, car il a été créé ex nihilo. Les nouveaux mécanismes économiques ont rendu possible une meilleure division du travail, donc une augmentation de la 196
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connaissance permettant de mieux exploiter les ressources naturelles, donc une augmentation exponentielle de la productivité, qui s'est traduite à la fois par l'enrichissement des agents économiques responsables de ces innovations, et par l'augmentation du niveau de vie moyen de la plupart des autres. Il n'y a donc pas lieu de faire «rendre» l'argent gagné par ceux qui ont mis ces processus en œuvre. Au contraire, il faut comprendre qu'en spoliant les agents économiques qui ne gagnent de l'argent qu'en parvenant, par leur industrie, leurs soins, et aussi l'ascétisme personnel dont a parlé Max Weber, à fournir à autrui, sur le marché, des biens et des services moins chers ou de meilleure qualité, on enraye les mécanismes qui ont enrichi l'humanité depuis deux siècles. On distord la structure des prix relatifs qui oriente le marché vers l'efficience, puisque, si l'impôt n'est pas proportionnel, les revenus après impôts ne sont pas répartis de la même manière qu'ils l'auraient été spontanément par le jeu des libres échanges, et puisque, en ce sens, les impôts confiscatoires rendent sous-optimale la « cybernétique » du marché. Donc, in fine, on diminue le produit global de l'économie et l'on rend plus pauvres les pauvres mêmes au nom desquels on a commis ces spoliations - comme l'a montré l'histoire de tous les socialismes réels. Bien entendu, ce que je dis là demande à être détaillé, peut-être nuancé, ce que je ne puis faire dans le présent article dont le propos n'est pas économique. Mais cela suffit à réfuter la fausse évidence selon laquelle l'impôt sans contrepartie, c'est-à-dire, en bon français, le vol, servirait, de soi, la justice et la morale, qui ont évidemment toujours eu le vol en horreur.
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LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
2. L'impôt sans contrepartie est un vol Croire que la société se porte mieux, globalement, si l'on admet la liberté économique et si l'on ne dérègle pas la logique auto-organisatrice du marché par une fiscalité confiscatoire, ne signifie pas qu'on ait une philosophie sociale aveuglément «individualiste », inconsciente de l'existence d'importants intérêts sociaux qu'il faut défendre en toute hypothèse. Mais nombre de ces services collectifs peuvent être assurés selon la seconde conception de l'intérêt général et de la fiscalité que nous avons définie plus haut, et non selon la logique injuste de la «justice sociale». Ils peuvent être assurés conformément à la justice commutative. Par exemple, il peut être justifié de payer des impôts pour fournir gratuitement à certains citoyens des ressources (en matière de santé, de chômage, de retraite, de logement, d'éducation ... ), dès lors que ce type de politique comporte réellement pour le contribuable une contrepartie: soit qu'il pense qu'il pourra avoir lui-même besoin un jour de ces services étant donné les incertitudes de la vie (son impôt est alors l'équivalent d'une prime d'assurance), soit qu'il pense qu'une aide unilatérale, au moins momentanée, peut éviter à certains de ses concitoyens de tomber dans une marginalité qui risquerait d'être nuisible à la prospérité ou à l'harmonie de la société (donc à luimême et à ses proches), soit qu'il accorde quelque crédit à des théories économiques de type keynésien selon lesquelles il faut favoriser, même artificiellement, la consommation des ménages les plus modestes pour relancer ou entretenir la machine économique, etc. Il est vrai qu'on commet souvent des abus, et l'on vend bien des illusions, en prétendant 198
L'immoralité de l'impôt français
que l'État lui-même doit fournir ces services. Mais admettons-en le principe, sous réserve d'inventaire. L'important est que, quelle que soit la raison invoquée, il faut qu'il entre dans la politique projetée un élément de justice, c'est-à-dire que la contribution que l'on demande au citoyen soit censée lui procurer une contrepartie quelconque (y compris, le cas échéant, des satisfactions immatérielles difficilement évaluables telles que le prestige du pays, la beauté, ou la propreté d'une ville, l'animation ou la notoriété d'une région, etc.). En revanche, si le transfert est absolument sans contrepartie pour le citoyen à qui le fisc a pris son argent, par exemple s'il s'agit de payer des retraites anormalement élevées, acquises en un nombre d'années anormalement court, aux employés de la Banque de France ou de la RATP, s'il s'agit de réparer, aux frais du contribuable, les pertes subies par les entreprises nationalisées à la suite de grèves à répétition (SNCF, Air France... ), s'il s'agit de payer l'heure de travail des employés des services publics à un taux supérieur à celui du marché (qui est le seul taux juste, puisqu'il correspond à un équilibre de l'offre et de la demande, donc à un avantage réciproque et égal assuré aux partenaires de l'échange économique), ou encore, dans un genre un peu différent, s'il s'agit de payer les emplois fictifs de dizaines de milliers de fonctionnaires de l'Éducation nationale rémunérés pour accomplir des tâches syndicales ou associatives que non seulement les contribuables n'ont pas souhaitées, mais qui sont souvent des machines de guerre contre la moitié desdits contribuables, ou, grâce aux fonds secrets de Matignon (de l'aveu même d'un bénéficiaire qui s'est exprimé benoîtement à ce sujet 199
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
dans un article du Monde), de financer la faction des « refondateurs» du Parti communiste (ou n'importe quel autre groupuscule ou réseau d'influence qui intéresse le pouvoir), ou encore (car on n'a que l'embarras du choix, et l'actualité fait resurgir chaque semaine de nouvelles turpitudes) s'il s'agit de financer les travaux dans les domiciles privés de certains membres dirigeants des caisses de retraite, ou les yachts mis à la disposition des gestionnaires de la MGEN, etc.; il s'agit là, en termes moraux, et pour appeler un chat un chat, de vols. Étant donné que ces prédations utilisent tous les moyens de force et même de terreur dont peut disposer un État - police, justice, fichiers, perquisitions, etc. -, le seul mot qui la désigne adéquatement, et qui a en outre le mérite d'évoquer des précédents historiques, est celui d'oppression. Nous subissons désormais en France une oppression, celle d'une nouvelle classe dominante, la fonction publique, le secteur nationalisé, le secteur social, tous les bénéficiaires des prélèvements obligatoires, sur une nouvelle classe dominée, la société civile productive. Quand un contribuable reçoit un redressement fiscal pour une peccadille qu'il ne pouvait éviter vu l'obscurité et l'incohérence des textes, et qu'il comprend que l'argent supplémentaire qu'on va lui prendre servira finalement à subventionner telle ou telle association qui l'injurie et travaille à sa perte, il ne peut qu'avoir le sentiment d'être un opprimé, un vaincu politique, comme il y en a tant eu dans l'Histoire. Les souvenirs historiques se bousculent dans mon esprit: les razzias des Tartares, les privilèges de l'Ancien Régime, l'impôt révolutionnaire des terroristes basques ou corses, les rackets de la Mafia... Ces violences ont pour point 200
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commun leur banale, leur plate malhonnêteté. Car il a toujours été difficile de gagner sa vie honnêtement: il faut travailler, faire preuve d'énergie et d'intelligence, convaincre autrui, faire un pas vers ses besoins et ses désirs, en un mot être altruiste. Pour ceux qui sont en position de décider l'impôt, en revanche, il suffit de décréter. En ce court -circuit réside l'immoralité de l'impôt sans contrepartie.
3. L'impôt sans contrepartie mutile l'homme Il Y a une manière plus générale, et qui dépasse les contingences du cas français, de caractériser l'immoralité de ce que nous appelons l'impôt sans contrepartie. Selon la philosophie des droits de l'homme inventée originellement dans plusieurs pays d'Europe et d'Amérique et devenue la philosophie politique dominante des Temps modernes, l'État a pour raison d'être de protéger les droits naturels des citoyens. Si, au lieu de protéger ces droits, il les viole et spolie le citoyen à son profit et à celui de sa clientèle, il devient illégitime. Mais en quoi consistent les droits naturels de l'homme? C'est tout ce qui constitue l'être de l'homme, ce que l'individu humain a en propre. Ce « propre» de l'homme, Locke, dans le Traité sur le gouvernement civil, le décline en trois termes, « la vie, la liberté et les biens », expression qui revient à plusieurs reprises sous sa plume. Ce qu'il veut dire en cumulant ces termes au lieu de parler simplement de la propriété {property}, c'est que l'être de l'homme n'est pas quelque chose de statique et de matériel. Il inclut certes d'abord son corps et son esprit, mais 201
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aussi tout ce qu'il fait avec son corps et son esprit. Le propre de l'homme, c'est tout ce qu'il accomplit librement tout au long de sa vie en utilisant, selon ses idées et ses projets, les biens dont, parce qu'ils sont siens, il sait qu'il a l'usage exclusif. Il peut en disposer librement par le don, l'échange, l'achat, la vente, le contrat, l'association. Ce « domaine propre» peut dès lors augmenter ou diminuer en fonction de l'industrie de chacun, de sa sagesse, des services rendus ou reçus, donc de toute la libre activité de la personne au long du temps (y compris au-delà d'une vie humaine, aussi longtemps qu'on peut transmettre ses biens par l'héritage). Ce qui revient à dire que l'être de l'homme est indissolublement lié à son avoir. En vérité, l'ego de chacun n'existe pleinement, ne devient spécifique et unique, non superposable à l'ego d'une autre personne, que parce qu'en transformant sans cesse son avoir par son activité créatrice, il donne à sa vie une forme et un dessin différents de ceux des autres personnes. En revanche, ceux qui ont et font la même chose sont la même chose. Ce sont des clones, ou plus exactement des « frères Il des groupes primitifs, cette communauté chaude que veut précisément reproduire le socialisme sans prendre conscience que, si c'était possible, ce serait un retour à un stade antérieur à notre civilisation et à ses réussites scientifiques, techniques et économiques. Toute notre civilisation s'est fondée sur l'hypothèse inverse, c'est-à-dire la liberté pour les individus d'être ce à quoi ils aspirent en disposant à leur gré de ce qu'ils possèdent. Tout le monde admet qu'il serait contraire aux droits de l'homme d'amputer le corps d'un homme. Ce serait une atteinte monstrueuse à son être. Or spolier 202
L'immoralité de l'impôt français
quelqu'un de sa propriété par un impôt injuste, c'est faire exactement la même chose. C'est le priver non pas d'un appendice contingent de sa personne, d'un simple «avoir» qui pourrait sans inconvénient être séparé de son « être», mais d'une partie de son être même. C'est pourquoi l'impôt arbitrairement confiscatoire n'est pas seulement une entrave, une contrainte, un dommage pénible ou même odieux. Il accomplit quelque chose d'infiniment plus grave. Insidieusement, il transforme l'homme, il le transforme ontologiquement. Il tend à faire de tous les citoyens des êtres sans personnalité, des clones, des membres de ce troupeau passif de l'âge totalitaire si bien anticipé par Tocqueville ou par Orwell. Car il tend à rendre impossible qu'il subsiste dans la société, et qu'il y réapparaisse génération après génération, des hommes vraiment libres, c'est-à-dire indépendants, politiquement et idéologiquement, tant les uns des autres que tous de l'État. De tels hommes ne peuvent exister que dans une société où chacun, après avoir payé sa juste part des dépenses communes qui sont véritablement d'intérêt général, peut conserver ce qu'il a et en user comme lui-même l'entend, selon les idées originales qui sont les siennes. Y compris s'il l'a reçu par l'héritage: car sinon, à quoi servirait-il que ses parents, par leur renoncement à la consommation immédiate, aient constitué une fortune excédant leurs propres besoins? Et, si cela ne leur servait à rien, ni à eux ni à leurs descendants, quel motif auraient-ils de prendre des initiatives économiques impliquant travail, peine et risque? Et s'ils ne les prenaient pas, quel serait l'état présent de l'économie, qui n'a atteint le stade où elle est aujourd'hui que parce que, précisément, dans le passé, des entrepreneurs ont 203
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
emprunté des voies personnelles et novatrices qui ont augmenté la productivité et donc, en dernière analyse, la prospérité de tous? Comprenons que l'acharnement socialiste et solidariste à faire définitivement disparaître l'homme indépendant nuit à la communauté plus encore qu'aux individus directement spoliés. En effet, le progrès des communautés humaines, que ce soit dans les sciences, les techniques, les arts, les mœurs, l'économie, est toujours apporté par des individus qui ont été libres d'explorer des voies nouvelles, conformément à une idée qui était la leur, que personne ne pouvait concevoir à leur place, et qu'ils ont explorées à leurs propres frais et risques en usant de la plénitude de leurs talents et de leurs chances. Si ces hommes disparaissent, c'est l'apparition de richesses nouvelles et le progrès humain lui-même qui deviennent impossibles. C'est pour cette raison de systémique sociale que l'on peut affirmer que l'impôt sans contrepartie tend à ramener l'humanité différenciée et humaniste au stade de troupeau indistinct. Par la pratique systématique du vol, il la prive des richesses et des développements humains futurs que la liberté seule pourrait créer - même si ces biens sont encore invisibles au moment où ces spoliations s'effectuent.
CHAPITRE VI
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La façon dont les oligarchies politico-syndicalomédiatiques posent aujourd'hui en France le problème des retraites a au moins le mérite de montrer que notre société est devenue depuis quelques années une société socialiste, même si l'on se garde le plus souvent d'employer le mot et que l'on préfère parler de «modèle social français» ou d'« État providence ». Les mécanismes fiscaux désormais en vigueur n'en sont pas moins du socialisme, c'est-à-dire une chose contraire à la nature humaine et fondamentalement immorale. Il y a une loi commune à toute l'humanité. C'est que chacun doit gagner sa vie et celle de sa famille à la sueur de son front, à l'exception de l'enfant, du malade et du vieillard. C'est ainsi qu'une fois dépassé l'âge tribal où prédominait quelque forme de communautarisme, ont vécu les sociétés historiques composées d'hommes et de femmes libres, responsables et prudents, capables de travailler par et pour euxmêmes et d'anticiper leur avenir. 205
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
Naturellement, il a toujours existé aussi, même dans les sociétés libérales, des mécanismes de solidarité. La solidarité est le sentiment de bienveillance profondément inscrit au cœur de la nature humaine qui nous pousse à porter secours à un voisin submergé par un malheur exceptionnel auquel il ne peut faire face seul: accident, inondation, tremblement de terre, ouragan ... Mais il est entendu qu'une fois le malheur passé et réparé, chacun se remettra au travail et, de nouveau, se sentira responsable de son sort. D'autre part, les anciens secourus porteront secours, le cas échéant, à ceux qui les ont jadis aidés, selon un principe, naturel lui aussi, de réciprocité. Pour se prémunir contre les accidents de la vie, on a également mis au point le principe de l'assurance qui consiste à mutualiser les risques. Chacun paie une prime légère en échange de l'engagement qu'en cas de sinistre, on lui procurera un secours conséquent, la contrepartie étant que sa prime sera perdue s'il ne lui arrive rien. C'est ainsi qu'on assure sa voiture ou sa maison, et c'est également le principe des assurances-santé bien comprises, systèmes qui n'impliquent pas, de soi, que l'on abandonne à autrui la responsabilité de la conduite de sa vie. Mais les promoteurs du «modèle social français» ont détourné le sens de ces mots. Ils ont appelé «solidarité Il et «assurances Il des mécanismes d'État providence qui sont, en fait, des systèmes de redistribution et de collectivisation qui relèvent du socialisme (que l'on a pu ainsi se dispenser de désigner sous son vrai nom). Sous prétexte de solidarité, ils ont créé des cohortes d'assistés non pas occasionnels, mais permanents et structurels. Ils ont fait en sorte que la Sécurité sociale ne soit pas un système d'assurances, 206
L'immoralité de l'État providence
mais de redistribution et de déresponsabilisation. En ce qui concerne les retraites, enfin, ils ont inventé le système de répartition qui est au sens propre du terme un système collectiviste, puisqu'il supprime l'idée même de propriété privée et de gestion libre de cette propriété par un sujet responsable. On sait comment ils ont procédé. Ils ont rendu obligatoires les cotisations des générations actuellement au travail et les ont versées aux générations anciennes (en prélevant au passage de quoi faire vivre eux-mêmes et toute une clientèle). Ils ont établi que, désormais, chaque génération en ferait autant pour celle qui la précède. Il ne serait donc plus nécessaire de prévoir, d'anticiper soi-même son avenir en toute responsabilité en mettant de l'argent de côté pour ses vieux jours. C'est de cette façon subreptice que nous avons commencé à échapper à la loi antique selon laquelle chacun doit gagner sa vie à la sueur de son front et que nous sommes passés sans le dire au socialisme. En effet, en payant chaque mois des primes, les cotisants croyaient - et on se garda bien de les démentir - qu'ils plaçaient leur argent dans quelque « fonds Il où il était conservé et où, le moment venu, ils pourraient le retrouver. Il n'en était rien. L'argent n'était pas conservé, mais donné à d'autres, et, généralement parlant, mis à la disposition discrétionnaire de lointains décideurs (non élus et non contrôlables, puisqu'on a pris l'habitude de ne plus procéder aux élections des dirigeants des organismes sociaux, pourtant prévues au départ par la loi). Pour parler en bon français, leur bien leur était donc volé. Ils n'avaient en échange qu'un droit nominal de tirage sur une ressource n'existant pas encore, 207
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
dont on supposait qu'elle naîtrait du travail des générations ultérieures. Mais celles-ci seraient -elles assez nombreuses, travailleraient-elles suffisamment, et consentiraient-elles, elles aussi, à se laisser dépouiller du fruit de leur travail? On se gardait bien de poser ces questions. Aujourd'hui, les cotisants découvrent que cet argent putatif n'existe pas, ou pas en quantité suffisante. Que tout ou presque de ce qu'ils avaient cru avoir mis de côté est parti en fumée. Ceux qui les ont ainsi dépossédés de ce qui aurait pu être leur épargne se gardent bien de s'excuser. Craignant maintenant leur colère, ils les convainquent qu'on pourra résoudre le problème en se tournant vers les «riches». Car, disent-ils, il y a de l'argent quelque part, voyez tous ces capitalistes avec leurs superprofits! Il suffit de créer des nouveaux impôts. Les retraites étant devenues l'affaire de la collectivité, la collectivité résoudra le problème. Il suffira de considérer que toutes les richesses existant dans la société sont la propriété de la société. L'État, qui la représente, pourra déplacer et faire changer de main à son gré ces richesses en employant tous les moyens de coercition dont il dispose. Mais ce raisonnement pèche doublement. D'abord, sur le plan économique, c'est une illusion, puisque les masses financières en cause ne sont pas commensurables. Même en dépouillant complètement de leurs fortunes le petit nombre des « riches», cela ne suffira en rien à assurer un revenu moyen substantiel au grand nombre. Et c'est un fusil à un coup. Car le fait de spolier le capital empêchera celui-ci de s'investir dans des activités productives et de s'auto-entretenir, de sorte qu'il n'y aura bientôt plus rien à voler. 208
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Comme dans tout socialisme réel - mais à quoi servent donc les leçons de l'Histoire, même proche! -, un tel régime de prédation ne peut qu'aboutir à l'appauvrissement général. D'autre part, la « solution» retenue pèche sur le plan moral. Les syndicats, les partis de gauche et, jusqu'à un certain point, le gouvernement lui-même et ses fiscalistes soutiennent ces beaux projets de financement des retraites par de nouveaux impôts en référence implicite ou explicite à l'idée socialiste selon laquelle le fait de «prendre l'argent des riches» serait juste par lui-même, parce que réparateur d'une répartition anormale des richesses. Cependant, cette idée que l'argent des « riches» a été pris aux «pauvres» relève d'une pensée primitive et préscientifique. Elle suppose que, dans la société, la richesse résulte d'un jeu à somme nulle, la richesse des riches consistant dans une plus-value indûment arrachée aux pauvres auxquels la redistribution par l'impôt ne ferait que restituer leur dû. Or la science économique a montré depuis longtemps que la richesse des nations est le fruit d'un jeu à somme positive. Le décuplement du revenu moyen depuis un siècle n'a été rendu possible que par une meilleure utilisation des forces de la nature, elle-même rendue possible par une augmentation de la connaissance, laquelle est la conséquence d'une division toujours plus poussée du travail et du savoir, fruit du libre marché. Par conséquent, l'argent gagné par les «riches» n'est pas un argent que les «pauvres» auraient eu jadis en main et qui leur aurait été pris. C'est une richesse nouvelle, résultant de ce que l'exploitation des ressources naturelles disponibles a été organisée de façon plus efficiente. Ce n'est pas une autre répartition des richesses exis209
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
tantes, c'est une création ex nihilo. Par conséquent, les agents économiques qui détiennent ces nouvelles richesses par le jeu régulier de l'économie, sans violence ni fraude, les détiennent légitimement. Il n'y a rien à « restituer». Voler aux agents économiques les ressources qu'ils ont obtenues par la libre coopération avec les autres agents, c'est entraver les mécanismes de la création de richesses, qui bénéficient à toute la collectivité, y compris aux « pauvres» dont on sait que le niveau de vie n'a cessé d'augmenter en Occident depuis que le capitalisme s'y est développé. La question est donc de savoir ce que l'argent des entreprises et des patrimoines a à voir avec l'argent des retraites. Pourquoi un argent gagné honnêtement et légitimement par certains devrait-il être reversé à d'autres qui ne sont ni leurs enfants, ni leurs cousins, ni leurs proches? De quel droit les retraités pourraient-ils y prétendre? Les Français qui les possèdent n'ont-ils pas déjà payé, sur ces richesses, les impôts les plus lourds du monde? Destiner cet argent aux retraités, c'est donc tenir pour acquis que ceux-ci ont le droit de gagner leur vie non pas à la sueur de leur front, mais à la sueur du front d'autrui. C'est les transformer à leur tour en voleurs. Beaucoup l'accepteront en arguant qu'eux-mêmes ont été d'abord volés. Certes! C'est précisément en cette perversion des esprits que consiste le drame idéologique et moral de la France d'aujourd'hui, cette lente transformation des mentalités voulue et obtenue dans notre pays par les révolutionnaires qui détiennent depuis des lustres le monopole de l'école et des médias. En n'expliquant pas clairement aux Français le système de répartition, en justifiant à tout propos 210
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l'augmentation de la fiscalité au nom de la solidarité, conformément à la doctrine crypto-socialiste du solidarisme développée au début du xx e siècle par des auteurs francs-maçons comme Léon Bourgeois ou Célestin Bouglé et constamment enseignée depuis lors dans les loges, on a subrepticement habitué nos compatriotes à raisonner en socialistes. En ce qui concerne du moins leurs vieuxjours -le reste de cette métamorphose quasi kafkaïenne viendra plus tard -, on les a accoutumés à trouver normal de tirer leurs revenus, non de leur propre travail et de leur activité personnelle, mais d'un fonds commun auquel n'importe qui peut puiser. On les a accoutumés à un collectivisme anonyme où personne n'est sûr de conserver ses biens, mais où tout le monde, en contrepartie, croit pouvoir élever des prétentions sur tout ce que possède autrui. C'est là que la solidarité se transforme en son contraire, comme l'a si bien vu Orwell qui a montré que, dans le socialisme, toutes les valeurs s'inversent. Dans une société collectivisée, en effet, la solidarité, loin de refléter et de développer la bienveillance humaine, a vocation à devenir un instrument de combat. Car naturellement, dans ce grand chaudron, tout le monde essaie de puiser la plus grande part. Et tout le monde veut que les autres remplissent le chaudron, cependant que chacun entend, en ce qui le concerne, que sa contribution soit minimale. La répartition des revenus ne résulte donc plus d'un libre-échange opérant selon les lois de la morale et du droit qui sont essentiellement égales pour tous, anonymes et psychologiquement neutres, et par l'application desquelles chacun réussit ou échoue selon ses seuls talents et chances. Elle obéit à une logique politique 211
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
et de rapports de force étrangère à toute justice. Elle est le fruit d'une foire d'empoigne où il s'agit, pour chaque catégorie sociale, de forcer le pouvoir politique à prendre les décisions qui favoriseront le plus ses intérêts particuliers. Dans cette bataille, bien entendu, la plus grande part revient aux oligarchies qui détiennent d~jà des rentes dans l'appareil d'État et aux catégories sociales syndiquées qui, parce qu'elles peuvent occuper la rue et bloquer le pays, sont en mesure d'attirer à elles le maximum de biens collectifs et de produits fiscaux. Voici donc la métamorphose morale qu'on a accomplie peu à peu chez nos compatriotes. Chacun, au lieu de se demander: quel argent ai-je gagné, qu'ai-je dépensé, qu'ai-je épargné, que puis-je faire d'utile pour mériter d'éventuels nouveaux revenus par mon travail et ma production, se demande: où y a-t-il de l'argent à prendre, que l'État puisse ponctionner à mon profit? Où sont les capitaux, où sont les assurances-vie, où est l'épargne, où sont les « niches Il? L'État fiscal se fait l'agent intéressé de cet état d'esprit désormais dominant. Il dit à tous les Français qui gagnent un peu plus que le SMIC: vos biens ne vous appartiennent pas vraiment, puisque c'est à la collectivité que vous devez d'avoir pu les gagner. Vous êtes tenus à la « solidarité», ce qui veut dire que le fisc peut décider à tout moment de prendre la part de vos richesses dont il jugera qu'il peut mieux l'utiliser que vous, soit pour la donner à des catégories sociales défavorisées, soit pour « orienter l'économie Il dans le sens qu'auront déterminé ses infaillibles macroéconomistes keynésiens. Comme jadis les rois absolus, l'État jacobin se considère donc comme le 212
L'immoralité de l'État providence
propriétaire éminent de toutes les richesses du pays, il n'accepte plus la limite du droit naturel de propriété. Vous croyez posséder une maison, avoir mis un peu d'argent de côté (après avoir payé tous vos impôts), vous vous flattez que, désormais, tout cela vous appartient, que vous êtes seul à pouvoir décider de son emploi, que vous pouvez librement arbitrer entre consommation, épargne ou investissement. Que c'est un droit sacré de garder le fruit de votre travail et de votre industrie. Vous croyez même que cela a été solennellement affirmé dans les déclarations des droits de l'homme, de valeur constitutionnelle. Que le respect de la sphère privée est ce qui distingue les pays libres des pays totalitaires. Erreur! Bercy, lui, considère que ces richesses appartiennent toutes, virtuellement, à l'État, parce que ses hauts fonctionnaires, d'une part, ont un sens de l'intérêt général que le citoyen ordinaire, toujours égoïste, n'a pas, d'autre part, savent mieux que lui comment utiliser les ressources du pays (ils peuvent estimer, par exemple, que trop d'épargne « dort» et qu'elle sera plus productive si elle est affectée à certains emplois qu'ils se font fort de déterminer), enfin, n'ont, de toute façon, de comptes à rendre à personne, puisque, dans cette attitude prédatrice, ils ont eu, sous la Ve République, le soutien idéologique quasi unanime de la classe politique et des médias, formés aux mêmes écoles possédées par la gauche depuis 1945. Ce n'en est pas moins un raisonnement de voleurs. Il n'y a plus qu'en France que l'on fait ce raisonnement sous cette forme et à ce degré (même en Suède, on raisonne autrement, pour ne pas parler des autres pays prospères d'Europe ou d'Amérique). Il ne peut que déboucher sur un appauvrissement collectif, 213
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
qui sera sans doute suivi de graves aventures sociales. Car, si les projets de taxes nouvelles pour abonder les retraites autrement que par les cotisations aboutissent, la France, qui détient déjà le record mondial (ou peu s'en faut) des prélèvements obligatoires, deviendra un enfer collectiviste que fuiront les gens mûrs ayant gagné de l'argent et les gens jeunes qui veulent vivre librement (ne doutons pas que, pour les empêcher de partir, on n'érige bientôt autour de la France un nouveau mur de Berlin; on a commencé avec les projets d'exit tax). Il n'y aura plus d'initiatives économiques, l'électrocardiogramme de l'économie deviendra de plus en plus plat. Les gens de Bercy et la classe politique resteront seuls en France avec leurs fonctionnaires, leurs assistés, leurs prisonniers et leurs immigrés. Triste scénario ...
CHAPITRE VII
la fonction de « garderie)) de l'école: une explication de la dégradation de sa fonction pédagogique 79
Le problème intellectuel vraiment intéressant à poser en ce qui concerne l'éducation en France à la fin des années 1990, ce n'est plus de savoir ce qui ne marche pas, ni même de déterminer ce qu'on pourrait faire, mais de comprendre pourquoi on ne fait rien. Tout a été dit ou presque sur les deux premiers sujets. La situation de l'école en France est désastreuse et continue à se dégrader. La formation professionnelle accuse un retard abyssal sur la situation de nos voisins d'Europe germanophone et du Nord et son délabrement est probablement le principal responsable du chômage record des jeunes dans notre pays. L'école primaire n'assure pas les apprentissages de base. Dans le secondaire, nous pensons avoir montré 80 pourquoi et comment les exigences intellectuelles se sont effondrées: on ne structure plus le savoir des adolescents et, plus précisément, on ne 215
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
forme plus leur intelligence analytique, base de toute démarche rationnelle. Les premiers cycles universitaires n'ont d'universitaire que le nom. Ces constats ont été faits depuis quinze ans par d'éloquents ouvrages venus - la chose est notable - de tous les bords politiques. Les remèdes, eux aussi, sont à peu près connus. Il faudrait une certaine dose de pluralisme, de liberté, de responsabilité, d'émulation. Pour cela, il faudrait passer du monocentrisme bureaucratique actuel au polycentrisme, quelle que soit la manière dont on décline ce dernier: déconcentration du service public, décentralisation, ou privatisation, ou un mélange des trois. Ainsi seraient assurés à la fois un meilleur fonctionnement des établissements, l'émergence de nouveaux modèles éducatifs, la liaison effective de la formation professionnelle aux professions, l'indispensable adaptation fine de l'offre éducative aux besoins, aux ressources, aux situations locaux, à la diversité des hiérarchies de valeurs (irréductible et féconde en démocratie: encore faut-il être démocrate). Là encore, l'ensemble de la littérature plaide pour des réponses de ce type. Le vrai problème est donc de savoir pourquoi, malgré ce consensus assourdissant sur le diagnostic et sur le principe des solutions, rien ne se passe, rien ne se passe jamais. C'est en soi un beau problème intellectuel qui mérite d'exercer la sagacité des sociologues et des analystes de notre vie publique. Pourquoi le système éducatif est-il immobile, pourquoi est-il capable de survivre à toute mise en cause, comment parvient-il à décourager tout projet de réforme ou de modification, à frapper de nullité tout propos critique, non en se défendant, mais sim216
La fonction de «garderie» de l'école
plement en durant le temps nécessaire pour que les critiques s'épuisent? Pourquoi fonctionne-t-il comme un gigantesque édredon? Je pense - après avoir beaucoup tâtonné - avoir trouvé une réponse. Elle tient à ce que l'école actuelle satisfait en fait, secrètement, tout le monde, ou du moins tous les acteurs organisés, ceux qui pourraient prendre l'initiative d'actions de réforme. Elle les satisfait parce qu'à mesure qu'elle devenait plus impuissante à accomplir ses tâches propres d'éducation et d'instruction, elle a rempli de mieux en mieux une autre tâche, parfaitement étrangère à sa mission explicite, mais qui est celle qui importe principalement, de nos jours, aux acteurs en question: une tâche de garderie.
1. le changement de fonction de l'école L'école est devenue une garderie en un double sens: structurellement et conjoncturellement. Structurellement: il est bien connu que l'urbanisation et le travail des femmes ont transformé profondément les conditions de la vie familiale. Les parents ont désormais un besoin absolument impérieux que l'on garde leurs enfants à l'extérieur de la maison du matin au soir. Si on ne les garde pas, ils ne peuvent aller travailler ni vaquer à leurs autres occupations personnelles ; ils ne peuvent tout simplement pas vivre. Conjoncturellement: la situation actuelle de l'emploi oblige à garder les jeunes en milieu scolaire afin qu'ils ne viennent pas trop tôt sur le marché du travail. Nous sommes dans une société où la productivité augmente d'année en année et où une pression 217
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
constante, depuis la crise des années 1970, a été exercée sur l'emploi. Pour diminuer celle-ci, il existe divers moyens. Le plus expéditif et le plus cruel est le chômage. Il a été employé jusqu'à la limite du supportable et au-delà. On peut aussi réduire le temps de travail, ou plus précisément raccourcir sa durée hebdomadaire. On l'a fait en passant de 40 heures à 39 heures, puis à 35. Mais on ne peut aller très loin dans cette direction sans désorganiser la vie des entreprises et renchérir démesurément le coût du travail; au demeurant, les résistances sont fortes. On peut encore raccourcir la vie de travail par la fin, en abaissant l'âge de la retraite, ce qu'on a accompli en fixant cet âge à soixante ans; mais, si l'on va plus loin dans ce sens, le déséquilibre des comptes sociaux, avec l'évolution démographique, deviendra intenable. On peut enfin raccourcir la vie de travail par le début, c'est-à-dire retarder l'entrée des jeunes sur le marché du travail en prolongeant la scolarité. C'est la solution qui, en définitive, a été massivement adoptée en France au cours des trente dernières années 81. C'était en effet la solution la plus indolore. Il est, d'abord, moins grave de ne pas prendre un emploi quand on est nourri par sa famille que de perdre son emploi quand on a une famille à nourrir. D'autre part, l'école, en France, est gratuite, ou plus exactement elle passe pour l'être; elle n'est pas payée par les familles individuellement, ou, si l'on préfère, les familles ne peuvent pas choisir de ne pas la payer; dans ces conditions, autant profiter d'un service qu'on paie de toute façon par les prélèvements obligatoires. Enfin, si l'on pense qu'un jeune aura du mal à trouver un emploi à un niveau donné d'études, il est 218
La fonction de
Il
garderie
Il
de l'école
naturel qu'on veuille lui faire faire des études supplémentaires, dès lors qu'on le peut sans rien débourser. C'est donc cette « solution II-là au problème de la pénurie d'emplois qui a été mise en œuvre à grande échelle. Le temps de scolarisation n'a cessé d'augmenter dans les dernières décennies. Il est passé, en France, de neuf ans après la guerre à plus de dix-huit ans (<< espérance de scolarisation Il) aujourd'hui. Dans la même période, les dépenses connaissaient un quasi-décuplement en francs constants 82 • Ce qui s'est effectivement traduit par le fait que les jeunes ont été maintenus en situation scolaire et, plus précisément, gardés entre les murs d'établissements à vocation scolaire. En un sens, le processus a produit les résultats escomptés. Sans cette augmentation, ce n'est pas 3 millions de chômeurs que nous aurions aujourd'hui, mais probablement 9 millions, ou plus encore toutes choses égales d'ailleurs 83 • Évidemment, les performances proprement scolaires n'ont pas progressé en proportion. À supposer que le niveau scolaire général et le niveau de formation professionnelle n'aient pas baissé en moyenne (ce qu'il est difficile de mesurer), il est clair, en tout cas, qu'ils n'ont ni doublé comme ils auraient dû le faire étant donné le doublement du temps consacré à la formation, ni décuplé comme ils auraient dû le faire étant donné le décuplement des dépenses. Il y a eu ainsi une baisse ou même un effondrement de la productivité marginale de tout effort supplémentaire d'éducation mesuré en termes de dépenses ou de temps de scolarisation. À chaque heure ou chaque franc supplémentaires consacrés à l'éducation correspond aujourd'hui un gain supplémentaire d'éducation tendant vers zéro (s'il n'est pas négatif). 219
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
Or il n'y a pas eu de révolte du corps social contre cet extraordinaire gâchis. Pourquoi? J'ai longtemps incriminé, au sujet de l'improductivité du système, ses structures « soviétiformes»; mon argument était que, dans une stmcture fondamentalement sclérosée et inaccessible désormais, vu son gigantisme et ses statuts publics paralysants, à un management rationnel, il était fatal que des ressources nouvelles toujours croissantes se dépensent toujours en vain. Je reviens en partie sur cette explication. Je pense aujourd'hui que les ressources nouvelles continuellement introduites dans le système depuis quelque trente ou quarante ans n'ont pas été dépensées en pure perte. Je crois qu'elles ont été dépensées efficacement, à leur manière. Simplement, elles ont servi une autre finalité, réalisé une autre prestation. Elles ont servi à mettre sur pied un nouveau pilier de l'État providence, en l'occurrence un lourd appareil de « traitement social du chômage >l, un immense parking de la jeunesse. Le problème est que cette métamorphose de l'école ne pouvait s'opérer qu'au prix d'une illusion collective. L'école ne pouvait assurer sa fonction nouvelle, garder les jeunes, que si tout le monde croyait qu'elle continuait à assurer l'ancienne: les instruire et les éduquer. Cette transformation de l'école, que chacun pouvait constater à titre privé, devait rester non dite; elle devait être un « secret de Polichinelle >l, quelque chose que tout le monde sait mais qu'il est interdit de proclamer à haute voix. Le prix à payer pour que l'école pût pourvoir, dans le calme des esprits, à cette fonction nouvelle et socialement indispensable qu'est la garderie, était qu'on fermât les yeux sur tous les signes montrant la dégradation 220
La fonction de «garderie» de l'école
pédagogique et intellectuelle de l'enseignement. C'est, de fait, croyons-nous, parce que l'école s'est mise à jouer subrepticement un nouveau rôle qu'on l'a dédouanée de remplir de plus en plus mal son rôle propre d'instruction et d'éducation, et cela malgré toutes les critiques, toutes les études, tous les témoignages, tous les débats, publications, enquêtes, etc., qui ont tout de même été produits pendant la période considérée et se poursuivent aujourd'hui même à grand bruit. Si un vrai débat avait eu lieu concernant le nouveau rôle assumé par l'école, si la vérité à ce sujet avait pu affleurer publiquement, s'il avait été dit en propres termes qu'il faut une garderie pour la jeunesse et que c'est parce qu'elle doit remplir désormais cette fonction que l'école ne peut plus jouer correctement son rôle traditionnel, peut-être des propositions rationnelles auraient-elles été avancées. Sans doute certaines voix auraient-elles soutenu que l'école actuelle est bien chère (le premier budget de l'État! 84) si elle ne doit être qu'une garderie, d'autres que, si telle est la prestation qu'elle doit fournir, elle peut s'y prendre autrement, de façon plus agréable, ou plus efficace, pour les jeunes et leurs professeurs, d'autres enfin que, si certains jeunes doivent être gardés, peutêtre convient-il que d'autres, et si possible le plus grand nombre, soient instruits. Un tel débat n'ajamais eu lieu. Notre propos, dans le présent article, est d'expliquer pourquoi. Notre hypothèse sera que ce « silence gêné» est l'intérêt convergent des principaux protagonistes du système, du moins - la distinction est capitale - de ceux de ces protagonistes qui sont des groupes organisés 85.
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LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
2. Groupes organisés. groupes amorphes Mancur OIson 86 a bien montré que seuls peuvent agir efficacement dans la société les groupes organisés, même s'ils sont peu nombreux; qu'en revanche les groupes non organisés, « amorphes », même nombreux, même majoritaires, voient couramment leurs intérêts négligés. Il est bien connu, par exemple, que les travailleurs organisés dans de grandes confédérations nationales ont plus de poids que les chômeurs; que certains groupes extrêmement nombreux n'ont presque aucune influence politique - les retraités, les consommateurs, les jeunes, les automobilistes, etc.; les femmes sont en train de passer d'un statut à l'autre; quant aux contribuables, nombreux et maltraités, le problème est que l'organisation qui, par définition, est censée les représenter, l'État, est celle même qui, en tant que groupe sociologique structuré, a le plus intérêt à les spolier. Cette disproportion des poids entre organisés et inorganisés est constatable tout particulièrement dans la démocratie médiatique où le pouvoir appartient de moins en moins aux institutions publiques formellement représentatives, et de plus en plus aux groupes capables de «se faire entendre» dans les médias - de quelque manière qu'ils s'y prennent: c'est, de plus en plus souvent, en provoquant désordres, blocages, voire déprédations et violences, une «action collective» étant d'autant mieux relayée qu'elle est plus spectaculaire, et d'autant plus spectaculaire qu'elle est plus illégale. De ces groupes puissants parce que bruyants, les hommes politiques espèrent la faveur et redoutent la défaveur; ce sont donc leurs intérêts qu'ils servent en priorité et non ceux de leurs man222
La fonction de «garderie» de l'école
dants, selon les logiques désormais bien connues du «marché politique»87. Or, en matière éducative, quels sont les acteurs organisés? On peut les ramener à quatre: les syndicats enseignants, l'administration de l'Éducation nationale, les organisations de parents d'élèves et les élus politiques. En revanche, les scientifiques, les érudits, les universitaires, les experts en tous domaines, les managers, les hauts fonctionnaires, les artistes, les hommes cultivés de toutes catégories sociales et de toutes professions, en un mot tous ceux qu'on pourrait appeler les anciens bons élèves, qui souffrent de ce qu'on ne forme plus aujourd'hui de bons élèves, qui constatent tous les jours que leurs jeunes collaborateurs, leurs jeunes relations professionnelles, leurs propres enfants montrent un déficit croissant d'instruction, constituent, sociologiquement, un «groupe amorphe». Si nombreux que soit ce groupe, il est politiquement et institutionnellement un nain. Nous allons donc nous intéresser aux seuls acteurs organisés et analyser la «logique de la situation» qui peut expliquer leurs comportements au long des quatre décennies de métamorphose subreptice de l'école.
Les syndicats enseignants Les enseignants, certainement les premiers à prendre conscience du problème, auraient pu être les premiers à exprimer leur révolte. De fait, il y a eu de très nombreux professeurs qui se sont exprimés sur la crise de l'école. Les grands livres parus sur le sujet émanent de professeurs: Milner, Romilly, Maschino, Prost, Legrand... 223
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
Toutefois, on ne parle pas ici des enseignants, mais des syndicats enseignants. Or ceux-ci fédèrent la masse des professeurs. Ils n'ont de légitimité auprès d'elle que s'ils s'alignent sur les préoccupations qui sont majoritaires au sein de cette masse. Or, étant donné la baisse considérable du niveau académique moyen du corps enseignant français, évidemment liée à son décuplement quantitatif 88 , les syndicats n'ont guère de chances d'être entendus de la majorité de leurs mandants s'ils élèvent des revendications relatives au niveau intellectuel de l'enseignement et dénoncent sa dégradation. La majorité les a poussés, bien plutôt, au fil des décennies, à exprimer les seules préoccupations matérielles (statuts, salaires, postes ... ). À cet égard, le doublement du temps de scolarisation a été pour la corporation enseignante une aubaine contre laquelle leurs syndicats ne pouvaient songer à s'élever. Il faut remarquer, d'autre part, que les seules aspirations idéales que les syndicats aient relayées, à savoir les aspirations politiques (la « démocratisation de l'enseignement»), avaient elles-mêmes des conséquences quantitatives directes. Assurer à tous le même enseignement, jusqu'au baccalauréat et audelà, impliquait une croissance indéfinie du système en termes de postes et de promotions, une augmentation générale et continue des dépenses, qui ne pouvaient pas ne pas être tacitement approuvées par la masse des syndiqués. La preuve a contrario en est apportée par le fait que lorsque, dans la période récente, des arguments ont été apportés qui montraient, contre toute attente, les effets non démocratiques des réformes 89 , ces arguments-là, qui auraient obligé les enseignants à s'interroger sur le bien-fondé 224
La fonction de «garderie» de l'école
de la croissance quantitative du système, ne furent pas relayés par les syndicats.
L'administration de l'Éducation nationale L'administration de l'Éducation nationale a à peu près les mêmes intérêts et la même idéologie que les syndicats enseignants. On retrouve en effet dans l'administration les mêmes forces politiques de gauche, socialistes, communistes et franc-maçonnes (les hauts fonctionnaires de droite du ministère se comptent sur les doigts d'une ou deux mains, si l'on exclut les recteurs qui viennent et disparaissent au gré des alternances politiques). D'autre part, comme pour les enseignants, l'augmentation quantitative du système a servi les intérêts corporatistes des fonctionnaires du ministère, qui auraient au contraire été menacés par des réformes aboutissant à décentraliser ou a fortiori à privatiser l'éducation.
Les organisations de parents d'élèves Les parents ont été animés par différents motifs. D'abord, un père et une mère préfèrent naturellement garder leurs enfants le plus longtemps possible avec eux. Jadis, ce n'était pas possible: les familles étaient obligées de chercher à établir très tôt les enfants dans la vie économique afin qu'ils ne soient plus à leur charge. Aujourd'hui, les familles peuvent assurer plus longtemps l'entretien des jeunes. L'allongement de la scolarisation, qui perpétue l'état d'enfance et de minorité du jeune scolarisé, est donc satisfaisant, de ce point de vue psychologique, pour les parents. En même temps, puisque, de plus en plus souvent, les deux parents travaillent ou veulent pouvoir vaquer librement à leurs occupations en dehors de la 225
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
maison, ils ne peuvent garder les enfants pendant la journée, et d'ailleurs, quand bien même ils le pourraient, ils ne sauraient comment les y occuper: l'appartement familial n'est plus ce lieu de production qu'étaient la ferme ou l'atelier. Il est donc vital qu'il existe à l'extérieur une institution qui prenne en charge les jeunes de façon continue. L'institution scolaire passe pour jouer parfaitement ce rôle. Enfin, comme elle a longtemps passé pour jouer, en outre, un réel rôle de formation générale et professionnelle, elle paraissait augmenter les chances que le jeune trouve finalement un emploi et accomplisse une promotion sociale. D'où la stratégie des familles. Entre le choix d'une situation de chômage et de vie inorganisée, Il dans la rue », pour leur enfant, et celui d'une situation de scolarisation, avec meilleure chance ultérieure d'obtenir un emploi, il n'y avait pas d'hésitation à avoir: ils devaient opter pour le prolongement de la scolarisation. Il n'y aurait eu hésitation de leur part que si l'école n'avait pas été gratuite et si chaque année supplémentaire de scolarisation avait induit un coût supplémentaire direct. Dans ce cas, on se fût sans doute donné les moyens de vérifier que le retour sur investissement serait supérieur au coût, ou l'on aurait cherché des solutions alternatives moins onéreuses, ou l'on aurait peut-être dépensé le même argent à des investissements non éducatifs (créations d'entreprises ... ). Mais la situation de (fausse) gratuité de l'enseignement en France ajoué dans le sens d'un choix systématique en faveur du prolongement de la scolarisation dans le système scolaire tel qu'il était fourni par l'État. De ce fait, pour les organisations de parents d'élèves, soumises à la même logique de masse que les 226
La fonction de «garderie» de l'école
organisations enseignantes, toute proposition de réorganisation du système scolaire qui aurait visé à sauvegarder sa fonction éducatrice, mais aurait paru remettre en cause les opportunités de scolarisation supplémentaire automatique et gratuite majoritairement adoptées par les familles, ne pouvait être que refusée, soit ouvertement, soit par une attitude tacite de blocage ou d'inertie. En outre, il est connu que les organisations de parents d'élèves sont souvent des prolongements des syndicats enseignants (les enseignants étant aussi parents d'élèves et pouvant porter à volonté l'une ou l'autre casquette).
Les élus politiques Les politiques subissent une sanction directe de toute augmentation des chiffres du chômage. Ils sont donc intéressés au plus haut point à ce que la solution de la prolongation de la scolarité soit systématiquement appliquée 90. Le ministre, les hauts fonctionnaires de l'Éducation nationale sont directement exposés chaque fois que l'école manque à son rôle de garde. On ne voit jamais les parents ou les contribuables défiler si le professeur de français fait des fautes d'orthographe, ou si le professeur de mathématiques s'est perdu dans ses équations. En revanche, si, un beau matin, en raison de l'absence d'un enseignant en congé ou non nommé, une ·classe n'est pas gardée, ou si l'on annonce que l'on va fermer une classe pour des raisons démographiques, ce qui obligerait les parents à conduire leurs enfants se faire garder plus loin et rendrait plus difficile leur vie, voilà l'incident sérieux par excellence. Les parents occupent l'école, vont en délégation au rectorat. On interpelle le ministre, qui passe 227
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
pour un mauvais ministre. La sanction est, pour les politiques et l'administration, immédiate et nominale. On comprend que les acteurs concernés cherchent systématiquement à la prévenir. La solution du problème consiste pour eux à s'assurer qu'ils auront aux jours et lieux voulus le nombre exact de gardiens sachant garder, sans trop se soucier de savoir si ces personnels seront aussi des enseignants sachant enseigner - puisque ce n'est pas là-dessus qu'on leur demande des comptes. Les inconvénients résultant du fait que les enfants sont mal éduqués aujourd'hui ne seront perçus que plus tard. Ils seront difficiles à mesurer et personne ne songera plus, dans vingt ou trente ans, à les reprocher au décideur actuel. Inversement, si de bonnes décisions sont prises aujourd'hui, personne n'en saura gré, dans l'immédiat, à l'homme à qui on les doit. Je conclus que les acteurs organisés du système éducatif, syndicats enseignants, parents d'élèves, politiques et responsables de l'administration, ont tous eu, dans les décennies où la métamorphose de l'école s'est peu à peu produite et où des voix s'élevaient pour dénoncer sa dégradation, beaucoup plus d'ennuis à redouter d'une mauvaise prestation de sa fonction de garderie qu'ils n'auraient pu espérer de gratifications et d'avantages électoraux d'améliorations de sa fonction éducative. Dans le premier cas, ils s'exposaient à une sanction immédiate et ciblée; dans le second, ils ne pouvaient espérer qu'une récompense hypothétique, future et anonyme. Ils ne pouvaient donc faire que ce qu'ils ont fait de facto année après année: arbitrer systématiquement en faveur du maintien vigilant de la fonction de garderie. D'où une situation de blocage désespérante et 228
La fonction de
Il
garderie Il de l'école
« tragique )).
Tout le monde voit bien qu'il faudrait faire quelque chose dans l'intérêt collectif, mais tout le monde, individuellement, a intérêt à ne rien faire. Cette situation de cc dilemme du prisonnier )) est bien connue des sociologues et des historiens 91. S'agissant des parents et des enseignants, c'est peut-être là une situation inévitable: personnes privées, ils n'ont pas vocation, du moins en tant que tels, ni même en tant qu'associations ou syndicats qui sont aussi des personnes morales privées, à prendre en charge l'intérêt général à long terme. Ils peuvent se contenter d'obéir à ce que j'ai appelé la logique de leur situation. En revanche, pour les politiques, on peut véritablement considérer que leur attitude est significative d'une dégradation profonde de notre démocratie. La noblesse - ou simplement la spécificité - de la fonction politique a toujours tenu à ce que seuls sont dignes de l'exercer des hommes capables de prendre en charge l'intérêt général et décidés, quand le choix se présente, à arbitrer en sa faveur contre les pressions des lobbies et les préoccupations du seul moment présent. C'est ce que ne fait plus la classe politique française - mais ce constat nostalgique appellerait des analyses spécifiques qui sortent du cadre de cet article.
3. Marqueurs de la fonction de
cc
garderie ))
Pour étayer ce qui précède, nous citerons quelques traits du système éducatif actuel qui nous paraissent des signes évidents de ce que l'école est devenue une « garderie )). Chacun d'eux mériterait évidemment en lui-même de longues analyses. Mais une brève revue 229
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
suffira pour notre propos, puisque ces signes frappent moins par eux-mêmes que par leur convergence.
La réactivité différentielle de l'environnement administratif de l'Éducation nationale aux fonctions d'éducation et de garde Dans un livre remarquable et remarqué, Vos enfants ne m'intéressent plus 92, Maurice Maschino a expliqué comment il avait pris conscience du fait que lui et ses collègues n'étaient plus des professeurs, mais des gardiens. Maschino a été professeur de philosophie dans un grand lycée de la banlieue parisienne (dans une zone réputée « favorisée ») pendant de longues années. Il s'est rendu compte, au fil des ans, qu'il avait de plus en plus de mal à faire son cours, les élèves étant de moins en moins bien préparés à le suivre (le cours de philosophie en classe terminale n'a de sens que comme couronnement d'études secondaires complètes et solides; sans humanités et sans études scientifiques sérieuses préalables, il ne peut être qu'un forum de discussions du niveau café du commerce et, très vite, un lieu d'ennui et/ou de révolte). Or Maschino était apparemment le seul à se soucier de cette situation. Tout l'environnement - les collègues, l'administration, les parents, l'inspecteur lui-même - s'y montrait désespérément indifférent malgré les avertissements réitérés du professeur. Les seules circonstances où Maschino recevait des « signaux» de l'extérieur manifestant une réelle attention de l'environnement à l'égard de sa prestation étaient celles où était en cause sa capacité à garder les jeunes. On lui faisait des remarques lorsqu'il était absent ou en retard, ou quand le proviseur entendait 230
La fonction de
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garderie)} de l'école
du bruit dans sa classe, et en général quand la « vie scolaire» était troublée. Maschino comprit progressivement que le seul souci réel de l'environnement scolaire était la fonction de garde. L'institution n'était nullement irresponsable, en un sens; au contraire, elle était très vigilante. Simplement elle ne l'était que pour cette fonction. Il en vint à considérer ses élèves, de plus en plus faibles, incapables d'articuler une idée, d'écrire une phrase, etc., comme des «oies)) (au reste très gentilles et pleines de bonne volonté en début d'année) et luimême comme un «gardien d'oies)). Il démissionna de l'Éducation nationale.
Le recrutement des professeurs Étant donné que c'est de gardiens qu'on a désormais besoin, plus que d'enseignants, les critères de recrutement des personnels ont complètement changé. D'une part, on exige des compétences nouvelles, spécifiques de la fonction de garde: psychopédagogie, techniques d'animation, administration sociale, formation spécifique aux comportements à adopter face à des situations de délinquance et de violence. D'autre part et surtout, on a laissé s'effondrer la qualité de la formation intellectuelle, puisque ce n'est plus ce type de compétences qui est au cœur du fonctionnement du système. C'est toute la philosophie, non des IUFM - qui avaient, dans l'esprit de leurs promoteurs, une raison d'être essentiellement politique 93 - , mais des gouvernements qui, les uns, ont laissé se créer, les autres, se sont gardés de supprimer, cette institution absurde, qui avait été immédiatement dénoncée par tout ce qui subsistait d'intelligentsia dans les milieux enseignants. Les gou231
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
vernements des deux bords et l'administration de l'Éducation nationale ont agi ainsi parce qu'ils pouvaient constater que l'institution convenait parfaitement pour former l'encadrement ad hoc de l'école-parking. Un symptôme bien remarquable de ce qu'on ne cherche plus à former et à recruter de vrais professeurs est la baisse spectaculaire des notes des derniers reçus aux concours de recrutement comme le CAPES: 3 ou 4 sur 20 en physique, en philosophie, en espagnol... 94 Les lauréats reçus avec ces notes seront ensuite professeurs fonctionnaires pendant quarante ans et plus. « Il faut fournir », répond le représentant du ministère aux membres des jurys insatisfaits et qui entendent, dans de telles conditions de niveau, ne pas pourvoir tous les postes mis au concours. Mais, dès lors qu'on oblige les jurys à déclarer admis des candidats qu'ils ont jugés d'un niveau scientifique insuffisant (et qu'on les oblige aussi à relever artificiellement les notes pour dissimuler le plus possible cette mascarade), ils seraient bien inspirés de démissionner en bloc. Ils devraient dire que, s'il s'agit de recruter des gardiens, et s'il est vraiment indispensable à J'administration d'avoir, le jour dit, dans tous les lycées et collèges, le nombre requis de ces agents de l'État d'un nouveau genre, le ministère devrait les recruter par la voie administrative. Et ils devraient dire qu'ils refusent, quant à eux, de servir de caution scientifique et d'être complices de ce qu'il faut bien appeler un mensonge d'État.
La modification de la fonction de chef d'établissement Au temps où l'école était une institution vouée à la formation intellectuelle, les chefs d'établissement 232
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garderie)) de l'école
étaient des professeurs émérites, le plus souvent des professeurs agrégés obtenant ce poste à une étape avancée de leur carrière. La logique de ce recrutement était que seul un académique peut avoir autorité sur des académiques. Seul un professeur, primus inter pares, peut organiser et évaluer le travail des autres professeurs en fonction des buts essentiels de l'institution. De même est-il entendu que le commandant d'un navire ne peut être qu'un marin, le directeur de la rédaction d'un journal qu'un journaliste et, jusqu'à ce jour du moins, le président ou le doyen d'une université qu'un universitaire. Il faut donc interpréter comme le signe manifeste d'un changement de nature de l'institution le fait qu'aujourd'hui les carrières de directeur d'établissement scolaire et de professeur aient été disjointes. Les directeurs ne sont plus des professeurs, remarqués et recrutés pour leur réussite scientifique et pédagogique, mais des gestionnaires, des administrateurs, des spécialistes de l'assistance sociale, dans certains cas des spécialistes des banlieues difficiles et de la délinquance. Leur carrière est organisée selon une logique spécifique, les compétences recherchées par les nouveaux concours d'accès au corps sont officiellement celles énoncées ci-dessus. La cohorte des directeurs de l'ancien type est en voie d'extinction.
La féminisation du corps enseignant Un autre signe de la métamorphose de la fonction enseignante est la féminisation des divers corps de professeurs. Qu'on ne nous fasse pas de procès d'intention. Il est évidemment normal et désirable que les femmes soient présentes autant que les hommes dans la profes233
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
sion enseignante. Le problème est que, dans le primaire et le secondaire, elles représentent aujourd'hui environ 80 Dio des personnels enseignants. On a donc dépassé, depuis longtemps et de beaucoup, la simple parité. Ce qui suggère qu'écoles, collèges et lycées sont devenus des sortes de gynécées, des lieux où, comme dans la famille, et pour les mêmes raisons fondamentales, règne naturellement et quasiment sans partage la Femme. L'école est désormais un substitut au foyer familial, et il est normal que ce soient des femmes qui y gardent les enfants puisque ce sont elles qui savent le mieux les distraire, les tenir propres et sages, et qui le font de meilleur cœur - il est certain que les hussards noirs, comme l'indiquent assez le substantif masculin et l'image martiale, avaient et voulaient avoir, à l'époque où l'on partait à l'assaut de l'ignorance et où le but affiché de l'école était de faire encore et toujours reculer les frontières de la science, un autre état d'esprit 9 5,
Le discours officiel du ministère Dans le discours officiel du ministère brille, depuis quelque trente ans, l'absence de toute référence à une exigence intellec1uelle quelconque que devrait satisfaire le système éducatif. Jadis - j'entends à l'âge des Lumières, au temps de Louis XV et de la création de l'agrégation, au temps de la Révolution où régnait l'idéologie qui présida à la création de l'Institut, au temps de Napoléon et des premiers lycées, puis à l'époque du positivisme, des réalisations scolaires des Cousin, Duruy, Ferry, Liard, Lavisse et, bien au-delà, en arrière-fond toujours perceptible, dans les discours révolutionnaires mêmes de Jean Zay ou de Langevin et Wallon, et encore, sur 234
La fonction de « garderie
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de l'école
cette lancée, jusqu'en pleine décennie 1960 -, on célébrait bruyamment les bons élèves et les bons professeurs. Dans les discours de distribution des prix, que tenaient à prononcer toutes les autorités des villes et des bourgades, lors des cérémonies de remise des prix du concours général, que présidait le ministre, parfois même le Premier ministre, et, généralement parlant, dans tous les discours officiels, on parlait sans cesse de la qualité des études, du progrès des Lumières, du prestige de la science française. Les divers porte-parole du ministère ont mis systématiquement l'accent, ensuite, sur la nécessaire réduction des inégalités sociales à et par l'école. Cet infléchissement en faveur d'un idéal politique - peutêtre estimable, mais déjà profondément décalé de l'idéal d'instruction et d'éducation - se marque dès le début de la décennie 1960 et aboutit, après les événements de Mai 1968, au triomphe total du nouveau discours sur l'ancien. Aujourd'hui, cependant, même cette référence politique, sans doute encore trop noble, a, à son tour, quasiment disparu. Le ministère ne traduit dans sa « communication» que ses seules préoccupations en matière de gestion des flux, de santé, de sécurité et de (( vie scolaire Il: mètres carrés de surfaces universitaires' désamiantage, violences à l'école, problèmes liés à la drogue ou au sida, pilule du lendemain, rythmes scolaires, classes du samedi, dates des petites vacances, embouteillages dans la vallée de la Maurienne au moment des vacances d'hiver... Au fil des ans, l'économie du tourisme est devenue le critère qui a déterminé de plus en plus les rythmes scolaires, critère aussi étranger, on l'accordera, à la révolution qu'à la pédagogie. 235
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
Le faux-semblant des premiers cycles universitaires Un lieu où il est particulièrement évident aujourd'hui que les jeunes sont, non pas éduqués et instruits, mais gardés, pour ne pas dire parqués, est sans doute l'université, dans ses premiers cycles. Un observateur impartial venant, non de Sirius, mais de la plus banale des universités américaines ou d'Europe du Nord, ne pourrait que douter, en constatant les conditions de vie et d'étude qui y prévalent, que le but de ces institutions est réellement de former des jeunes gens à une quelconque expertise intellectuelle. Il faut avoir vu les immenses amphithéâtres où sont entassés des centaines d'étudiants - jusqu'à cinq cents et plus dans les premiers cycles de certaines grandes universités parisiennes -, où un professeur s'efforce de se faire entendre, cependant que, même en l'absence de tout chahut, un murmure continu et tenace, fruit inéluctable du nombre, empêche toute écoute concentrée et sereine. Il faut avoir approché ces étudiants pour savoir en quoi consiste leur travail. Non contents de ne pouvoir entendre les cours, ils ont une chance minimale d'avoir des contacts personnels avec les professeurs; on leur fait faire un nombre négligeable d'exercices; les copies qui sont corrigées le sont dans des conditions qui excluent toute rigueur. Et qu'enseigne-t-on? Il semble que personne n'ait plus ni le courage, ni la motivation, ni, de toute façon, l'autorité intellectuelle et le pouvoir hiérarchique qui seraient nécessaires pour organiser, dans chaque discipline, un curriculum cohérent, une formation intellectuelle plausiblement graduée et complète. Ce qui se passe, en fait, bien souvent, c'est que les professeurs seniors s'occupent de leurs troisièmes 236
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cycles et de leurs centres de recherches, et que les assistants enseignent en fonction de leurs propres centres d'intérêt, voire de leur sujet de thèse. Personne ne prend en charge l'ensemble de la formation et ne peut ni ne veut se porter garant de sa cohérence, moins encore de sa correspondance avec quelque besoin social extérieur. Les premiers cycles universitaires ressemblent ainsi, aujourd'hui, à des supertankers à la dérive auxquels nul ne donne de cap et qu'aucun port n'attend. L'output d'une telle institution est à l'avenant. J'ai été, depuis quelque vingt ans, membre de jurys de concours de troisième cycle ou de grandes écoles auxquels sont autorisés à se présenter des titulaires de diplômes universitaires des premier et deuxième cycles en lettres et sciences humaines. J'ai pu examiner, année après année, les ~ produits» que nous envoient les universités. Je l'ai fait dans les conditions particulièrement propices qui sont celles d'épreuves de concours où, tant à l'écrit qu'à l'oral, le candidat ne peut ni se dérober ni tricher, et où l'examinateur peut mesurer ses connaissances et aptitudes comme sous un appareil de radiographie. J'ai fait ce travail avec conscience et sans avoir, cela va sans dire, aucun préjugé à l'encontre des candidats. Or je puis assurer - et je mets au défi quiconque ayant la même expérience de me prendre en défaut sur ce point - que les DEUG, licence, maîtrise de lettres et sciences humaines ne valent désormais rien ou presque rien, ne peuvent en tout cas garantir à eux seuls quelque compétence intellectuelle que ce soit. Quand nos candidats sont bons, ce qui n'est pas rare, ils le doivent à un passage dans les classes préparatoires, ou à des qualités personnelles d'exception. Mais le produit 237
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standard », représentatif du label conféré par l'institution, peut présenter tous les degrés d'insuffisance et d'ignorance jusqu'à l'illettrisme quasi total 96. Un fait, de détail si l'on veut, parce qu'il paraît ne pas concerner le fond, mais seulement la forme et la dimension matérielle des études, mérite également mention pour ce qu'il révèle de la véritable attitude de l'environnement sociopolitique à l'égard des jeunes des universités. L'administration universitaire est devenue quasi inaccessible aux étudiants. Il faut désormais, dans les secrétariats des grandes universités, prendre rendez-vous longtemps à l'avance, guetter et comprendre des horaires d'ouverture compliqués et irréguliers, faire la queue, affronter la neurasthénie agressive d'employés débordés et démotivés, pour obtenir le moindre renseignement ou accomplir la moindre démarche. Il est clair que les tracasseries à la limite de la persécution auxquelles est régulièrement confronté un étudiant de premier ou de deuxième cycle de Nanterre, Censier, Tolbiac, Jussieu ou la Sorbonne, s'il veut simplement s'inscrire, choisir un cours, connaître une note, récupérer une copie, obtenir un certificat de réussite à un examen, etc., ne sont pas compatibles avec l'emploi du temps normal d'un étudiant qui serait un véritable intellectuel. Si l'on refuse la paranoïa consistant à invoquer un quelconque mépris dans lequel seraient tenus les étudiants, il ne reste qu'un type d'explication. C'est que l'État consacre à ces centaines de milliers de jeunes tout juste les ressources administratives et matérielles nécessaires pour qu'ils puissent être inscrits et occupés, assignés entre quatre murs, et pourvus d'un statut qui leur ouvre certains droits «
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sociaux ... et les détourne du marché du travail. Quant à mettre à leur disposition des moyens leur permettant d'étudier valablement, ce n'est pas à l'ordre du jour. On ne croit tout simplement pas que ces étudiants en soient capables et l'on ne croit pas que le pays ait besoin d'eux. On ne paie donc que le décor de la comédie.
CHAPITRE VIII
Une trop longue erreur 97
Il est urgent de comprendre que les crises successives de l'Éducation nationale ne sont pas des phénomènes ponctuels, mais sont le résultat d'une même erreur initiale dans la politique scolaire du pays commise il y a plus de quarante ans et jamais corrigée depuis. Après y avoir longuement réfléchi 98, je pense pouvoir retracer ce qui s'est réellement passé pendant ce presque demi-siècle. La tragédie s'est déroulée en trois actes. Acte I. - Au lendemain de la guerre, en 1947, les communistes Langevin et Wallon proposèrent de réaliser en France l'école unique, creuset de l'homme nouveau socialiste, vieux projet de la franc-maçonnerie fonnulé dès la Première Guerre mondiale, mis au point sous la fonne d'un programme officiel en 1924 sous le Cartel des gauches, et qui avait connu quelques débuts de réalisation sous le Front populaire et sous le ministériat de Jean Zay. Repoussé par deux fois à la Chambre sous la Ne République, ce projet fut mis en œuvre, paradoxalement, par de Gaulle au début de la Ve. 241
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
On unifia le système scolaire, jusque-là divisé en trois grands secteurs plus ou moins indépendants: le primaire, le secondaire et le technique. On supprima les classes primaires des lycées, les classes secondaires du primaire (les «cours complémentaires») et, peu à peu, on homogénéisa les programmes de façon à supprimer les filières. Le «collège unique II, faussement attribué à l'initiative de M. Haby, ne fut que l'étape finale de ce processus qui était programmé dès 1958. L'Éducation nationale devint alors un monstrueux système bureaucratique, et ses syndicats montèrent en puissance à mesure qu'augmenta, dans un système administratif unifié, leur pouvoir de nuire. Dès cette date, l'Éducation ne fut plus nationale. Elle fut, de jure, cogérée par le ministère et les syndicats. De facto, elle le fut par les syndicats seuls, car les ministres passaient (et souvent sautaient), alors que les syndicats restaient. Je dis bien que l'Éducation «nationale» usurpe désormais ce qualificatif, car la nation, qui n'a d'autre organe d'expression que le suffrage universel, et d'autres représentants légitimes que le Parlement et le gouvernement, n'eut plus jamais, de ce jour, son mot à dire dans la politique éducative du pays. Les syndicats, bien qu'ultra-minoritaires, mais se croyant investis, en vertu de la philosophie maçonnico-socialiste de l'Histoire, d'un rôle messianique de transformation sociale radicale, conduisirent en maîtres, devant les élus médusés et bâillonnés, la politique scolaire de la nation. Voilà quel fut le fruit de la réforme des structures. Certes, la franc-maçonnerie, les syndicats socialistes et communistes avaient commencé leur conquête de l'école dès le début du xx e siècle, au moment du Bloc des gauches, cette préfiguration du Front populaire et de 242
Une trop longue erreur
l'Union de la gauche de 1981. Mais, aussi longtemps que les structures n'étaient pas unifiées, les différentes branches de cette gauche régnaient respectivement sur des institutions plus ou moins autonomes. Une branche encore éclairée contrôlait les lycées, qui furent donc préservés jusqu'à la fin des années 1960. L'école et le collège uniques mirent fin à cette période de moindre mal. Acte II. - Aussitôt mise en place, l'école unique se révéla produire l'inverse de l'effet recherché. Au lieu de résorber les inégalités scolaires, on s'aperçut qu'elle les exacerbait. On découvrit en effet, dès le début des années 1960 (car des années de sociologues de l'Institut pédagogique national suivaient l'expérience pas à pas), que, quand on place dans une même école et devant un même professeur les 20 % d'élèves qui allaient auparavant au lycée et les 80 % qui allaient à l'école communale et dans les cours complémentaires, c'étaient toujours les premiers nommés, c'est-à-dire les enfants des milieux « privilégiés », qui réussissaient. En effet, le résultat réellement produit par un cours ne dépend pas seulement du cours luimême, mais, tout autant, des structures mentales des élèves qui y assistent. Pour suivre l'enseignement secondaire classique qui, même élémentaire, est déjà par nature scientifique, il faut, dès l'entrée en sixième à l'âge de dix ans, avoir atteint ce que les psychologues de l'intelligence comme Jean Piaget appellent le stade de la pensée « abstraite» et « désintéressée ••. Or ce stade n'est atteint à l'âge de l'entrée en sixième que par les enfants vivant dans un milieu familial où leur intelligence abstraite a été activement stimulée, c'està-dire surtout (statistiquement parlant, car il y a ici, bien entendu, de très nombreuses exceptions que les 243
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
sociologues marxisants se refusent à voir) dans les milieux «bourgeois Il. Dans ces conditions, l'école unique conduisait à une double catastrophe. Non seulement c'étaient encore les fils de polytechniciens qui devenaient polytechniciens, donc l'école unique ne changeait rien en pratique, mais, en outre, ce privilège devenait maintenant légitime, puisque tous les enfants, désormais scolarisés dans une même école, étaient censés avoir eu les mêmes chances. Constatant cet échec, le gouvernement gaulliste aurait pu renoncer à l'école unique et revenir à l'école méritocratique de Jules Ferry, qui avançait plus lentement, mais plus sûrement, vers la démocratisation souhaitée par tous. Mais cette correction de trajectoire ne pouvait être acceptée par les syndicats de gauche: c'eût été renoncer à la Révolution. Or les syndicats avaient déjà pris l'essentiel du pouvoir dans le ministère. Ou, plus exactement, la tourmente de Mai 1968 allait leur fournir l'occasion inespérée de prendre la main au gouvernement (un certain Edgar Faure) et d'appliquer leur propre solution. Celle-ci consistait en une fuite en avant. Puisque l'II alignement v{~rs le haut» prévu par le plan Langevin-Wallon ne fonctionnait pas, et qu'on n'entendait pas renoncer à l'alignement, on procéderait à un «alignement par le basll. On adapterait les programmes et les méthodes de l'enseignement aux 80 0/0 d'élèves qui en sont encore, à l'âge de l'entrée en sixième, au stade de la pensée Il concrète Il et « finalisée II. On utiliserait les méthodes qui permettent de passer du concret à l'abstrait, c'est-à-dire les méthodes «inductives Il ou «actives Il. En un mot, on primariserait le secondaire. Cela tombait bien: la 244
Une trop longue erreur
majorité des professeurs du secondaire de l'époque, recrutés précipitamment en une décennie sans qu'on ait eu le temps de les former, étaient d'anciens instituteurs artificiellement reconvertis. C'est à partir de cette date que l'Éducation dite nationale commença à détruire purement et simplement l'enseignement secondaire français traditionnel - qui avait ses lettres de noblesse, puisque, des facultés des arts du Moyen Âge aux collèges de jésuites ou d'oratoriens etaux lycées modernes, c'est lui qui avait formé les élites intellectuelles du pays et lui avait permis de devenir un des tout premiers pays scientifiques du monde. Rejetant cette tradition éprouvée, et d'ailleurs maintenue vivante chez la plupart de nos voisins, on donna carte blanche aux «pédagogues Il autoproclamés. On décréta le caractère oppressif des savoirs. On refondit tous les programmes dans le sens du flou et de l'appauvrissement. On rendit impossible la structuration de l'esprit des enfants et des adolescents, en cassant net, au profit d'une prétendue spontanéité de l'apprentissage, le processus d'acquisition méthodique des éléments des sciences. L'affaire se compliqua par le fait que les réformateurs, menés par la FEN et le SGEN, ne purent, malgré tous leurs efforts, imposer l'intégralité de leurs réformes. La logique de celles-ci aurait été de supprimer jusqu'à la notion même de programme, donc la structuration des collèges et lycées en classes annuelles successives, donc aussi toute hiérarchie entre catégories d'enseignants. Or le SNES communiste veillait aux intérêts corporatifs des professeurs agrégés et certifiés. Il combattit autant qu'il le put les nouveaux pédagogues. Il en résulta une situation bloquée, provoquant un lent pourrissement et finalement 245
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ce que j'ai appelé un « chaos pédagogique ». Il n'y eut plus, bientôt, de véritable programme national. On s'habitua, dans les collèges et les lycées, à faire tout et n'importe quoi. Des professeurs de plus en plus ignorants (formés dans ces temples de l'ignorantisme pédagogiste agressif que sont les IUFM) agirent de manière de plus en plus erratique avec des élèves eux-mêmes de moins en moins bien préparés, dont 40 Dio, on le sait, ne savent pas aujourd'hui lire et écrire normalement à l'entrée en sixième. Des dizaines de livres, émanant de professeurs de gauche autant que de droite, parurent à chaque rentrée pour dénoncer ce désastre de l'école française ainsi transformée. Beaucoup d'entre eux firent grand bruit. Mais rien ne se passa, la société ne réagit pas. C'est qu'entre-temps le rideau s'était levé sur le troisième acte du drame. Acte III. - Dans les décennies 1960 et 1970, l'école avait subrepticement changé de fonction sociale: elle était devenue peu à peu une simple garderie de la jeunesse. Et c'est parce qu'elle jouait passablement bien ce nouveau rôle qu'on la dédouana de ne plus jouer correctement son rôle d'éducation et d'instruction. Il y eut des raisons sociologiques profondes, tant structurelles et conjoncturelles, à cette transformation insensible de l'école. D'abord, le travail des femmes s'était généralisé; or les femmes ne peuvent quitter la maison si les enfants ne sont pas gardés à l'extérieur. Ensuite, à partir du début des années 1970, le chômage de masse s'était développé en Europe, et l'on avait réagi à cette pression exercée contre l'emploi en diminuant la durée du travail, soit celle du travail hebdomadaire, soit celle de la vie de travail, ce der246
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nier facteur se décomposant à son tour en abaissement de l'âge de la retraite et en retardement de l'entrée sur le marché de l'emploi. C'est ainsi que la durée moyenne de scolarisation doubla, passant de neuf ans au lendemain de la guerre à plus de dix-huit ans aujourd'hui. Pendant la même période, les dépenses scolaires décuplaient en francs constants. Ainsi les jeunes étaient-ils gardés entre quatre murs au lieu d'entrer sur le marché du travail et d'y faire baisser les salaires, ou, pire, d'envahir la rue. Inutile de dire que le niveau scolaire de la nation, dans le même temps, ne décupla ni ne doubla, à supposer qu'il ait augmenté un peu ou même n'ait pas régressé. Par conséquent, si l'on évalue l'output de l'institution scolaire en termes de niveau, on peut dire que la productivité marginale de chaque franc supplémentaire dépensé pour l'école, ou de chaque jour supplémentaire passé à l'école, a tendu vers zéro ou même est devenue négative. Pourquoi la société ne s'est-elle pas révoltée contre ce scandaleux gâchis? La réponse est claire: c'est que l'investissement public fut réellement productif, si l'on prend pour critère non le niveau, mais la capacité à garder efficacement la jeunesse. L'argent dépensé n'a pas été gâché, dès lors qu'il a réellement servi à construire des écoles et à payer des gardiens. La preuve que la fonction sociale réelle de l'école est désormais celle d'une garderie est que c'est aux manquements de cette seule fonction que des « signaux sociaux» s'allument. On ne voit jamais les parents défiler dans la rue si le professeur de français fait une faute d'orthographe par ligne, ou si le professeur de mathématiques se perd dans ses équations (ce qui est couramment le cas aujourd'hui). En 247
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
revanche, si, un seul matin, un gardien, absent pour quelque raison que ce soit, manque devant une classe, ou si les professeurs sont en grève, ou si l'on menace de fermer une classe dans une agglomération qui se dépeuple, tous événements qui font que les parents ne peuvent aller travailler ou sont contraints à de coûteux déplacements, c'est alors que la société réagit brutalement et que l'institution scolaire est sommée de se justifier. On a là l'explication, navrante mais objectivement vraie, du fait stupéfiant que les grands acteurs sociaux n'ont rien tenté pour corriger la dérive mortelle de notre système éducatif depuis que son échec est devenu patent. Les associations de parents d'élèves n'ont eu en vue, par définition, que la fonction de garderie. Les syndicats d'enseignants n'ont eu en vue que l'augmentation continue des postes rendue possible par l'aubaine d'une inflation scolaire indéfinie (et de toute façon, ils ne peuvent critiquer leur œuvre). Quant aux politiques, ils se sont platement alignés sur les préoccupations immédiates de la masse de leurs électeurs en sacrifiant, comme c'est devenu habituel dans nos démocraties médiatiques, les intérêts à moyen et long terme du pays. Le problème est que la France, si elle en reste à la situation actuelle de son système éducatif, va subir la plus effroyable décadence de son histoire: la perte de son statut de grand pays scientifique et technologique 99 • Et je ne vois pas très bien non plus comment on peut espérer faire fonctionner une démocratie digne de ce nom, et en général toutes les institutions, organisations et entreprises d'un pays moderne, dans une société où progressent illettrisme, ignorance et obscurantisme. 248
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Accessoirement, il n'est que trop prévisible, si rien n'a changé, que les professeurs continueront, tous les trois mois, à faire grève, à défiler dans les rues et à y hurler leur douleur de damnés de la terre d'un nouveau genre. Comment pourraient-ils être heureux dans une bureaucratie tellement géante qu'elle en est réellement kafkaïenne, à la fois infiniment laxiste et infiniment cruelle, où ils ne jouissent pas de la gestion simplement humaine et rationnelle dont bénéficie n'importe quel salarié de PME? Comment seraient-ils satisfaits d'eux-mêmes, alors qu'ils sont employés pour faire l'inverse de ce qui est leur vocation, alors qu'on viole tous les jours leur intégrité spirituelle? Et comment ne comprend-on pas qu'en se contentant, à chaque crise, de bricoler une paix sociale précaire en donnant une énième rallonge budgétaire à un système inchangé, on enfonce ces hommes et ces femmes toujours plus profondément dans le malheur? Je suis persuadé qu'il n'y a de solution au problème scolaire de notre pays que par la remise en cause radicale de l'option de l'école unique prise et absurdement conservée depuis quarante ans. Il faut un pluralisme scolaire, tant à l'intérieur du système public que par le développement d'un nouveau secteur privé. Il faut qu'on puisse créer librement des écoles et des réseaux d'écoles, et qu'il y ait une émulation entre ceux-ci, seul processus qui sera de nature à créer une spirale vertueuse et à engendrer un vigoureux renouvellement. Quel homme politique aura le courage de faire un pas dans ce sens?
CHAPITRE IX
La gauche l'avait rêvé, la droite le fait. .. 100
Comment Valérie Pécresse peut-elle intimer l'ordre aux grandes écoles d'édulcorer leurs concours afin de les ouvrir à la « diversité )), comme elle vient de le faire dans son discours de clôture du colloque annuel de la Conférence des grandes écoles lOi? Comment peut-elle prétendre que sont injustement discriminantes, sous prétexte que certains «boursiers» y échouent, non seu1ement les épreuves de lettres, cibles traditionnelles des destructeurs de notre école, mais même les épreuves de langues et de sciences? Comment peutelle reprendre à son compte cette rhétorique orwellienne des révolutionnaires selon laquelle ce serait de la « discrimination» d'exiger qu'un futur ingénieur comprenne quelque chose aux sciences ou qu'un futur manager soit bon en anglais et non pas seulement en vietnamien ou en arabe dialectal? Parce qu'ils sont objectifs et anonymes, les concours des grandes écoles sont jusqu'à présent le seul rempart de la méritocratie républicaine et la seule 251
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
vraie chance de promotion sociale pour les élèves de tous milieux ayant de bonnes capacités d'intelligence et de travail. Si Mme Pécresse réussit à casser cet outil et la juste sélection qu'il permet, elle aboutira à désorganiser l'enseignement à l'intérieur même des écoles et à dégrader ainsi les derniers centres d'excellence et d'expertise existant dans le système français d'enseignement supérieur. il semble, malheureusement, que la ministre ait fait sienne la pensée de la gauche, puisque c'est la gauche qui, depuis les débuts de l'«école unique», croit qu'il suffit, pour réduire les inégalités sociales, de casser tous les thermomètres et de supprimer de façon obsessionnelle toutes les filières d'excellence. Au lieu de renverser cette logique responsable tout à la fois de l'actuel recul scientifique du pays - cruellement souligné par les classements internationaux - et du blocage de l'ascenseur social, le gouvernement veut apparemment l'étendre aux secteurs qui étaient restés jusqu'ici plus ou moins hors de sa portée: les grandes écoles et les classes préparatoires (également menacées désormais; voir à ce sujet le dernier livre de Jean-Paul Brighelli 102). Pourtant, au lieu d'appliquer à ces deux secteurs les principes qui ont ruiné les universités, il ferait bien mieux de faire l'inverse, c'est-à-dire de conférer aux universités un peu de la vertu des grandes écoles en y rétablissant la sélection, en luttant contre la politisation, en développant leur autonomie (il a commencé à le faire), et surtout en instaurant les conditions juridiques propices à la création d'universités privées concurrentes susceptibles de redonner le la à ces grands corps malades, coûteux et stériles que sont nos universités-parkings. Mais non, c'est au dernier système qui marche que le gouvernement s'en prend! 252
La gauche l'avait rêvé, la droite le fait ...
Quand on entend les raisons avancées par Valérie Pécresse, à savoir que les grandes écoles seraient socialement trop fermées, on est stupéfait de l'ignorance de l'histoire éducative récente dont ce discours témoigne. Il est parfaitement exact que la proportion de fils d'ouvriers entrant à l'École polytechnique (je cite ce cas parce qu'il existe à son sujet des statistiques précises) a diminué dans les trois dernières décennies. Mais c'est une folie, un véritable mensonge d'État d'en incriminer je ne sais quelle attitude délibérément élitiste et antisociale qu'auraient les responsables de ces établissements. En fait, cette diminution est le résultat direct et mécanique des politiques égalitaristes menées au collège et au lycée. Le collège puis le lycée « uniques», la carte scolaire, la création de classes hétérogènes, les absurdes et criminelles « nouvelles pédagogies Il ont fait de l'enseignement secondaire un lieu où il est impossible d'apprendre sérieusement les savoirs si l'on ne bénéficie pas d'un soutien familial ou de cours privés complémentaires. Conséquence: la part relative de l'origine sociale dans les succès scolaires n'a cessé d'augmenter au fil des ans. Puisqu'on n'apprend plus rien à l'école, mais qu'il y a malgré tout des examens en bout de course, ceux qui réussissent lesdits examens le doivent au soutien spontané ou organisé de leur famille, et de moins en moins à l'institution scolaire elle-même. C'est pour cette raison, et pour aucune autre, qu'il est devenu plus difficile aujourd'hui aux jeunes des milieux peu favorisés culturellement et économiquement de réussir les concours. C'est la massification du système scolaire qui est la cause structurelle de l'augmentation des inégalités scolaires. C'est l'égalitarisme scolaire qui produit les inégalités sociales. 253
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Il est donc absurde de vouloir remédier à cette situation en rajoutant une nouvelle couche de laxisme et d'utopie. On ne corrige pas les effets pervers du socialisme par encore plus de socialisme. Si l'on fait entrer en masse les Il boursiers» dans les classes préparatoires et dans les grandes écoles sans que le niveau réel de ces étudiants ait été attesté par des examens, concours et autres évaluations de bon aloi, on altérera l'enseignement dans ces institutions, et l'on ne fera que reculer au stade de l'entrée dans la vie professionnelle le moment fatal de la sélection. C'est alors que les structures parallèles de formation et les relations professionnelles des parents joueront à plein. Par une extrême injustice, on compromettra ainsi les dernières chances des enfants talentueux issus des classes moyennes ou défavorisées, dénués d'appuis familiaux et de réseaux, d'avoir des carrières correspondant à leurs aptitudes et à leurs légitimes aspirations, auxquelles des diplômes dévalués ne donneront plus accès par eux seuls. La seule manière de rétablir des chances égales de promotion pour tous est donc, sans changer d'un iota les concours tels qu'ils existent aujourd'hui, d'agir en amont de ceux-ci. Il faut rétablir, dans le primaire et le secondaire, des filières et des établissements recrutant par niveaux, où des jeunes de tous milieux ayant fait preuve de leurs capacités puissent se former et se préparer efficacement aux épreuves. Hélas, l'aveuglement de Mme Pécresse n'est pas pire que celui de son collègue de l'Éducation nationale, M. Chatel. Lui aussi a fait sienne la pensée éducative égalitariste de la gauche. Il n'a rien trouvé de mieux que de réaliser l'an dernier la Il réforme des lycées Il conçue par le Conseil national des pro254
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grammes en 1991, au temps où Lionel Jospin était le locataire de la rue de Grenelle, Il s'agissait, pour l'extrême gauche d'alors, de parfaire la révolution scolaire. Les révolutionnaires avaient supprimé le lycée classique et forcé tous les enfants de France à aller dans les mêmes écoles primaires et secondaires alignées par le bas. Mais la société s'était sourdement révoltée contre ces mesures arbitraires ne correspondant pas à la nature des choses. Elle avait subrepticement rétabli entre les filières du lycée une différenciation de niveau, doublant celle des matières. Les bons élèves et les bons professeurs s'étaient rapidement réfugiés et concentrés dans la filière «C)), laquelle était ainsi devenue, malgré sa dominante mathématique, la filière normale, voire indispensable, pour pouvoir entamer n'importe quelles études supérieures sérieuses, y compris en lettres, en droit ou pour entrer à HEC. Le rapporteur du CNP s'étouffait d'indignation. Il fallait châtier ce corps social rétif à la révolution. Pour empêcher les bons élèves littéraires de suivre la section scientifique et répartir également les élèves de tous niveaux dans toutes les sections, ce qui reviendrait mécaniquement à supprimer toute filière d'excellence, le moyen expédient était de supprimer entièrement les lettres dans la section C, et de supprimer symétriquement tout enseignement scientifique dans les filières littéraires. Ainsi, seuls les élèves se destinant réellement à une carrière technique ou scientifique auraient intérêt à suivre la filière C. Certes, cette spécialisation précoce romprait avec la tradition généraliste qui a toujours existé dans le secondaire depuis l'Antiquité et le Moyen Âge, où tout élève a dû étudier l'ensemble des arts libéraux, trivium et quadrivium, lettres et 255
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
sciences, pour bénéficier d'une formation solide et complète et obtenir le baccalauréat, avant de se spécialiser dans les facultés supérieures. Cette tradition sera poursuivie dans les collèges de jésuites, puis dans les lycées napoléoniens et républicains jusqu'à aujourd'hui, ainsi que dans les principaux systèmes secondaires européens, américains et même, désormais, asiatiques. Mais ce consensus des siècles et des nations sur la nécessité de former les esprits de façon équilibrée avant toute étude spécialisée n'était pas de nature à arrêter des révolutionnaires dont la devise est de faire table rase du passé. Le Conseil national des programmes proposa donc de procéder à une spécialisation précoce des lycéens, sommés de choisir définitivement, à treize ou quatorze ans, entre «lettres», «sciences» et « économie et société». Ils devraient tous devenir, intellectuellement parlant, des ouvriers spécialisés d'un nouveau genre. Le rapport du CNP justifiait cette option tant par des slogans idéologiques violents rappelant la Révolution culturelle chinoise (il faut, disait-il, empêcher par tous les moyens la reproduction de la bourgeoisie), que par de prétendues justifications socioprofessionnelles parfaitement fantaisistes (si l'on veut se distraire, on lira ce rapport qui témoigne d'une parfaite ignorance de l'économie réelle; si l'on peine à se le procurer, on pourra se reporter au résumé que j'en ai fait dans Le Chaos pédagogique 103). Ces propositions étaient tellement destructrices d'une tradition scolaire avérée que finalement Lionel Jospin, ayant calculé le rapport des forces politiques, ou retenu par je ne sais quelle pudeur, n'osa pas les mettre en application. La section C, devenue S, subsista jusqu'à ce jour sans grands changements, 256
La gauche l'avait rêvé, la droite le fait ...
puisque le français, l'histoire et les langues vivantes y furent conservés (avec cependant un horaire relatif diminué) et que le successeur de Lionel Jospin rue de Grenelle, Jack Lang, accorda même à l'énergique et médiatique Jacqueline de Romilly, pour les élèves de cette section, le maintien de leur accès aux options de latin et de grec. Jusqu'à ce que, l'an dernier, l'histoire soit bel et bien supprimée en terminale S. MM. Sarkozy et Chatel se sont donc laissé donner la leçon par l'extrême gauche, probablement, hélas, sans bien s'en rendre compte. En raison de cette défiance et de ces complexes qu'ont tant de gens de droite à l'égard des idées, qu'ils confondent avec l'idéologie, ils n'ont pas eu la curiosité intellectuelle de s'intéresser à l'histoire des réformes scolaires en France depuis quarante ans, que toute une armada de gens de gauche et de syndicalistes, eux, connaissent parfaitement (sans grand mérite, il est vrai, puisque c'est eux qui l'ont faite et continuent à la faire). MM. Sarkozy et Chatel n'ont pas daigné enquêter sur les raisons profondes de l'émergence institutionnelle de la section scientifique, qui a été non le fruit d'un béguin aussi soudain qu'étrange du public scolaire pour les mathématiques, mais l'imparfaite parade trouvée par le corps social pour atténuer les effets des mesures d'égalitarisme destructeur établies par la gauche. Ils n'ont pas voulu comprendre que, pour former convenablement des adolescents aux rudiments des sciences, il faut des classes intellectuellement homogènes où tous les élèves comprennent le cours à peu près au même rythme, où l'on puisse donc avancer d'étape en étape sans retard artificiel. Que, dès lors que certains élèves ont plus d'aptitudes que d'autres à la pensée abstraite, il est bon et normal de les mettre 257
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
ensemble. Ensemble, en effet, ils s'entraînent mutuellement par l'émulation et ils vont plus vite et plus loin que s'ils étaient isolés dans des groupes hétérogènes où ils sont ralentis par les autres élèves (quand ils ne sont pas carrément persécutés par eux, comme on rapporte désormais que c'est régulièrement le cas dans de nombreux lycées). C'est parce que les professeurs et les proviseurs connaissent parfaitement ces réalités et ces contraintes pédagogiques que, spontanément, et sans faire de bruit puisque c'était officiellement interdit, ils ont constitué dans leurs lycées des sections C puis S où ils ont regroupé les meilleurs élèves, avec l'accord tacite des élèves, des parents et de la plupart des professeurs (à l'exception, naturellement, des militants révolutionnaires les plus engagés). C'est cette même sourde résistance du corps social qui a sans doute dissuadé le ministère de mettre au pas les quelques lycées menant une politique ouvertement sélective et élitiste en dérogation des règles officielles, tels Henri-IV, Louis-le-Grand et quelques autres dans les grandes villes de province. Fermer les yeux sur ces désobéissances était la seule façon pour qu'il y eût en France, chaque année, au moins quelques milliers de lycéens correctement formés, qui suivraient ensuite les classes préparatoires où ils feraient encore quelques progrès, puis entreraient dans les meilleures filières universitaires et dans les grandes écoles. C'était la condition sine qua non pour qu'il y eût encore en France un certain nombre d'ingénieurs, de scientifiques, d'érudits, d'experts, de juristes dignes de ce nom et du passé intellectuel du pays. Mais MM. Sarkozy et Chatel ne l'ont pas compris, ou n'ont pas voulu le comprendre, ou l'ont compris, mais ont sacrifié l'intérêt général du pays à long 258
La gauche l'avait rêvé, la droite le fait ...
terme à leur popularité immédiate dans les médias Ge ne privilégie pas cette troisième hypothèse, mais il est vrai que les deux premières ne sont pas non plus trop à leur honneur). Ils ont laissé la gauche attaquer à nouveau la section S et perfectionner ainsi cette machine destructrice des esprits qu'est devenu notre enseignement secondaire, que Jean-Paul Brighelli a appelé à très juste titre la « fabrique du crétin ». Et maintenant, ils entendent l'aider à détruire aussi les classes préparatoires et les grandes écoles! Il est exact qu'il y a une sorte d'anomalie, ou du moins de paradoxe, à ce que de futurs juristes ou de futurs managers, et même de futurs spécialistes d'épigraphie grecque ou de littérature médiévale (puisque la quasi-totalité des élèves des Écoles normales supérieures lettres est issue, dans les années récentes, des sections C et S) fassent à haute dose de la physique et des mathématiques pendant toute leur adolescence. Mais c'est l'effet pervers d'une réforme perverse. Si c'est un mal, il faut bien comprendre que c'est un moindre mal, destiné à en éviter de pires. La source première et causatrice du mal étant l'égalitarisme scolaire, c'est au niveau de cette cause qu'il convient d'agir. Il faudrait commencer par rétablir des filières généralistes d'excellence en revenant sur le concept même d'école unique et en supprimant résolument la carte scolaire. Il faudrait qu'il y ait officiellement, et non pas clandestinement, des établissements et des filières de divers niveaux où chacun trouve la place correspondant à ses aspirations et à ses aptitudes, avec, bien entendu, toutes les passerelles nécessaires, mais en respectant le principe des classes intellectuellement homogènes sans lequel il ne peut y avoir d'enseignement secondaire digne de ce nom. 259
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Alors, l'ascenseur social se remettra à fonctionner, puisque nombre d'enfants venant de milieux peu favorisés, y compris de jeunes issus de la « diversité )), mériteront d'aller dans ces établissements et filières où leur talent sera reconnu et normalement développé, comme ce fut le cas en France tout au long des décennies où fonctionnait l'école méritocratique - c'est dans ces décennies que le taux de fils d'ouvriers entrant à Polytechnique augmentait régulièrement! Mais c'est apparemment trop demander aux gouvernants actuels. Ni Nicolas Sarkozy, ni Luc Chatel, ni Valérie Pécresse n'ont visiblement la moindre connaissance personnelle de l'historique du problème et ils se laissent conseiller en ces matières par les apparatchiks du ministère, tous de gauche et syndiqués, donc organiquement solidaires du projet même d'école unique, et aussi, tout à fait officiellement, par un homme très estimable sans doute, mais résolument et ouvertement de gauche, lui aussi, le directeur de Sciences-Po Richard Descoings. Et voilà comment les gouvernants se retrouvent à faire la politique des adversaires de leurs électeurs et à mettre benoîtement en œuvre la réforme des lycées devant laquelle Jospin lui-même avait calé. La gauche l'avait rêvé, le gouvernement de M. Sarkozy le fait! Combien de temps encore les dirigeants de droite continueront-ils à être séduits par une idéologie dont leurs électeurs sont de plus en plus affranchis?
CHAPITRE X
La destruction de l'école publique en France: un crime contre l'humanité
Dans le dernier article de ce recueil, j'explorerai les pistes d'un renouveau de l'éducation en France et en Europe. Mais auparavant, et pour démontrer une fois de plus la nécessité urgente d'agir, je crois devoir témoigner de ce qu'en tant que professeur je sais du niveau réel de l'école française d'aujourd'hui.
1. Une catastrophe éducative Ce témoignage, qui en rejoint beaucoup d'autres, montrera que le pays est en pleine catastrophe éducative, malgré les discours - d'ailleurs de moins en moins convaincus - de la langue de bois officielle pour masquer cette réalité. Il n'est peut-être pas excessif de dire que l'Éducation nationale est en train de commettre contre la jeunesse française un véritable crime contre l'humanité, s'il est vrai que le propre de l'homme est la raison, la connaissance, et la 261
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faculté de faire progresser la science, et que l'institution a cessé de donner aux jeunes d'aujourd'hui les moyens qu'avaient eus les générations précédentes d'acquérir des savoirs et de penser rationnellement. Les fameuses enquêtes PISA 104 concernant les niveaux primaire et secondaire et le non moins nostalgiquement célèbre classement des universités mondiales par l'université de Shanghai montrent l'étendue de la dégringolade française en termes statistiques. Mais les seuls à en avoir une perception concrète et qualitative sont les professeurs présents sur le terrain, du moins - la restriction est importante - ceux qui sont encore assez instruits pour pouvoir mesurer ce qui a été perdu. En effet, une génération entière est passée depuis la massification-socialisation de l'école française et les réformes pédagogiques, de sorte qu'un grand nombre d'enseignants d'aujourd'hui n'ont déjà connu, lorsqu'ils étaient eux-mêmes élèves, qu'une école dégradée. Ils n'ont donc même plus la notion de ce qu'ils devraient et pourraient enseigner si l'école française devait continuer à correspondre aux hauts standards internationaux. Seuls peuvent être bons juges des performances réelles du système les professeurs assez âgés pour avoir été eux-mêmes éduqués selon les anciennes normes et exigences, et d'autre part, fort heureusement, quelques jeunes professeurs qui, par miracle (sans doute aidés par leur milieu social, entretenus dans leurs curiosités et aptitudes intellectuelles par de solides lectures, ou animés d'une flamme exceptionnelle), ont conservé le goût du savoir. Seul cet ultime bataillon peut être conscient de l'illettrisme grossier qui caractérise désormais ce qui vient du ministère (les documents pédagogiques publiés par les inspecteurs sont couramment, aujour262
La destruction de l'école publique en France
d'hui, bourrés de fautes d'orthographe, de phrases sans syntaxe, de jargon qui ne veut strictement rien dire et témoigne seulement de l'inintelligence des auteurs; décidément, ce sont les anciens derniers de classe qui détiennent aujourd'hui les postes-clés de l'enseignement public, grâce aux promotions sur critères syndicalo-politiques qui sont la règle depuis des lustres dans cette institution). Seule une minorité de professeurs peut encore avoir le courage et l'intelligence de refuser de se plier au kafkaïsme d'une institution au sein de laquelle rien n'est plus fait pour instruire, où d'ailleurs rien n'est plus fait pour rien, puisque le système va à vau-l'eau et semble n'avoir d'autres fonctions que de garder les jeunes entre quatre murs et de continuer à payer les salaires de centaines de milliers de personnes dans l'irresponsabilité et l'indifférence impuissante de tous, ce que Sophie Coignard a appelé le « pacte immoral Il de l'Éducation nationale 105. Je me vante peut-être en croyant faire partie de ces happy few qui, du fait de leur âge et de leur formation, sont encore assez cultivés pour avoir conscience de ce qui a été perdu. Toujours est-il que, professeur de l'enseignement supérieur privé, je fais passer depuis quelque vingt -cinq ans des examens et concours, écrits et oraux, auxquels se présentent des jeunes gens issus des différentes filières de l'Éducation nationale, classes préparatoires et universités. Je peux donc constater sur pièces l'output du système, c'est-à-dire ce que ces jeunes ont réellement dans la tête après les longues années qu'ils ont passées à l'école, au collège, au lycée et dans les premiers cycles des universités tels qu'ils sont devenus. Par ailleurs, si ancien que je sois, j'ai encore toute ma tête. On ne 263
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
peut me faire prendre des vessies pour des lanternes. J'ai vu ce que j'ai vu,j'ai entendu ce que j'ai entendu, je sais de quoi je parle. Une précision importante: les élèves et étudiants que nous avons examinés pendant toutes ces années étaient issus des filières les plus réputées, notamment des fameuses classes préparatoires aux grandes écoles, ainsi que des meilleures universités parisiennes et des Instituts d'études politiques (<< Sciences-Po II). Or on constatera dans ce qui suit le niveau réel des produits de ces formations. Cela démentira formellement la thèse officielle et médiatique selon laquelle il n'y aurait dans l'Éducation nationale que des problèmes de banlieues sensibles, et que tout continuerait à aller pour le mieux dans les écoles de l'«élite», le seul problème étant précisément de rendre les établissements du «93» aussi bons que ceux des centres-villes. Illusions que tout cela, ou plutôt langue de bois! Certes, il y a de notables différences entre les collèges et lycées de banlieue et Louis-Ie--Grand ou Henri-IV; et il est même possible que ce contraste s'accentue d'année en année. Mais c'est une illusion d'optique de déduire de ce seul contraste que le niveau des «bons» lycées reste bon. En réalité, tous les niveaux baissent ensemble. C'est toute l'Éducation nationale qui est malade, y compris ses collèges et lycées réputés les meilleurs, y compris ses classes préparatoires, y compris même, désormais, ses temples comme les Écoles normales supérieures et les agrégations. Je me demande même si ce ne sont pas surtout ces dernières filières bénéficiant encore, de par le legs de l'histoire, de la réputation la plus flatteuse et donc d'une sorte d'immunité, qui se sont en réalité le plus dégradées, par une déliquescence générale des choses, par l'irresponsabilité et le découragement des 264
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acteurs, par l'habitude prise de la médiocrité (puisque les talents sont montrés du doigt), et surtout par l'absence de contrôle, de chefs, de direction spirituelle. Pour comprendre le décrochage de ces filières, il suffit de se souvenir qu'elles ne peuvent travailler qu'avec la meilleure matière première, c'est-à-dire des lycéens normalement formés. Or c'est précisément cet amont du système qui s'est gravement dégradé. Les classes préparatoires sont des fusées qui ne peuvent prendre leur essor que si l'avion qui les porte a pris normalement son vol et a atteint l'altitude requise, c'est-à-dire si les apprentissages de base de l'école primaire et l'éducation scientifique élémentaire du secondaire ont été parfaitement assimilés et maîtrisés. Comment pourrait-il y avoir des «khâgnes» ou des «taupes» ressemblant à quelque chose s'il n'y a plus d'écoles ni de lycées corrects? Mais précisons bien. Je ne vais parler, dans ce qui suit, que de cette partie du système scolaire qui a vocation à former des scientifiques, des professeurs, des administrateurs, des experts de tous les domaines techniques, des ingénieurs, des juristes, des managers, des médecins, en un mot l'élite intellectuelle qui fait qu'un pays est civilisé, c'est-à-dire de la partie du système qui produit des bacheliers et des diplômés de l'enseignement supérieur. Je pose en thèse que c'est ce segment-là de l'enseignement public qui est le plus gravement malade, ce qu'on peut résumer en disant qu'il est fréquent, désormais, que les bacheliers n'aient pas le niveau du certificat d'études primaires de jadis, et que les titulaires des plus hauts diplômes de l'enseignement supérieur n'aient pas celui de l'ancien baccalauréat. C'est en cette ruine de l'éducation supérieure que consiste tout spécialement l'échec de 265
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l'Éducation nationale, car c'est elle qui remet directement en cause la capacité de la France de rester à moyen terme dans la course des sciences et des techniques et, généralement parlant, de la civilisation. Pour le reste, si l'on considère l'ensemble de lajeunesse, il est bien possible que son niveau moyen n'ait pas baissé. Mais il faut distinguer soigneusement entre niveaux moyens et supérieurs de l'éducation. Étant donné que la nation consacre aujourd'hui à l'éducation, par comparaison avec les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, dix fois plus de ressources financières (en monnaie constante), et que les jeunes ont en moyenne une scolarité deux fois plus longue, c'est la moindre des choses que cet effort sans précédent produise quelque résultat en termes de niveau général, même si, comme je l'ai montré ailleurs 106, ce développement quantitatif de l'Éducation nationale a surtout servi à garder le plus longtemps possible la jeunesse entre quatre murs pour que les femmes puissent aller travailler, et qu'il n'y ait pas une pression excessive sur le marché de l'emploi. N'excluons cependant pas qu'avec cet immense effort de scolarisation il y ait eu une certaine amélioration du niveau scolaire moyen par rapport au XIX e siècle et à la première moitié du XX'. Mais le problème est que cet effort a été consenti de façon gravement contre-productive, parce qu'il était guidé non par des analyses rationnelles, mais par une utopie. Le dogme néo-religieux maçonnico-socialo-communiste de l'école unique impliquait que l'effort de la nation passât par l'égalitarisme et la destruction planifiée de toutes les filières d'excellence, accusées de « reproduire Il la «bourgeoisie». Or, pour qu'un pays soit civilisé, qu'il soit correctement géré, que son économie soit productive, et qu'il reste dans la 266
La destruction de l'école publique en France
course du progrès scientifique, il faut certes un certain niveau moyen d'instruction pour toute la population, mais il faut aussi qu'une partie notable de sa jeunesse dépasse sensiblement ce niveau moyen, et qu'une minorité aussi nombreuse que possible, «locomotive •• du progrès, atteigne réellement un niveau supérieur. C'est cela qui n'est plus vrai aujourd'hui, ou ne l'est plus dans les proportions et les conditions qualitatives qui conviendraient. On m'opposera que la situation n'est pas homogène et que, comme me le dit un ami inspecteur d'académie, il y a encore dans l'Éducation nationale « des trains qui arrivent à l'heure ••. J'en accepte l'augure, puisque c'est un fait que nous trouvons encore, bon an mal an, de bons élèves parmi nos candidats, et qu'il faut bien qu'ils aient été formés quelque part. Mais je soupçonne ici une phénoménale hypocrisie. Par exemple, j'apprends par un article du Figaro qu'en 2011 les lauréats des disciplines classiques du concours général (on a en effet rétabli, il y a quelques années, presque clandestinement, ce prestigieux concours qui avait été supprimé dans le sillage de Mai 68 viennent presque tous de lycées à statut dérogatoire, internationaux comme les lycées de SaintGermain ou de Buc, ou autorisés à pratiquer officiellement une sélection et à recruter en dehors de leur secteur comme Henri-IV. Beaucoup de ces lauréats, ajoute l'article, ont bénéficié de cours particuliers, et certains ont même fait des études secondaires à l'étranger. Or on ne peut mettre au crédit du système ce qui se fait à ses marges et en infraction inavouable à ses règles! Qu'il y ait quelques rescapés de la catastrophe est mieux que si tout le monde était mort, mais on voit bien que ce ne sont là que des soupapes qui 267
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pennettent de retarder les explosions et de faire perdurer aussi longtemps que possible le «pacte immorah. Voici d'ailleurs qu'une digne (et peu révolutionnaire) institution comme la Conférence des grandes écoles, bien représentative des utilisateurs en aval du système scolaire (enseignement supérieur et entreprises), se plaint aujourd'hui amèrement de la dégradation continue du niveau des candidats se présentant aux concours de ses établissements l()7. Elle attaque avec virulence la nouvelle réfonne des lycées qui, à ses yeux, fera baisser encore ce niveau et diminuera aussi le nombre de jeunes issus des milieux populaires pouvant ambitionner d'intégrer les écoles. Le procès que la Conférence fait au système scolaire actuel n'est pas (n'est plus) qu'il ne lui fournirait plus d'élèves ayant suffisamment lu et médité La Princesse de Clèves (ce dont les écoles, notamment d'ingénieurs, croient - bien à tort, mais c'est un autre problème, dont nous dirons un mot plus loin - pouvoir se passer sans trop d'inconvénients), mais qu'il ne lui fournit plus le contingent nécessaire d'élèves sachant vraiment lire, écrire et compter et ayant le goût de la science. Eh bien! C'est ce que nous, modestes examinateurs, disons depuis des années.
2. Exemples édifiants d'instructuration de l'esprit J'en viens donc à mon témoignage. Abandonnant à M. Tapie les scientifiques, je ne parlerai ci-après que des littéraires à qui nous faisons passer les épreuves
de « lettres et sciences humaines» (épreuves sans programme, pluridisciplinaires et très généralistes, qui 268
La destruction de l'école publique en France
s'assimilent plus ou moins, en pratique, à des épreuves de culture générale). Ce sont tous, je le répète, des élèves des classes préparatoires ou des titulaires de diplômes du second, voire du troisième cycle des universités, censés avoir fait des études secondaires sérieuses couronnées par un baccalauréat, le plus souvent avec mention, puis des années d'études supérieures pendant lesquelles ils sont supposés avoir acquis une véritable compétence, les uns dans les différentes disciplines littéraires (lettres classiques et modernes, philosophie, histoire, géographie, langues, sociologie, psychologie...), d'autres dans les instituts d'études politiques, d'autres également dans les facultés de droit ou d'économie. Or voyons à quoi ces diplômés ressemblent quand ils passent sous le scanner, le microscope, les rayons X et parfois le bistouri de nos examens, où il est impossible de tricher et où, les masques ayant été déposés au vestiaire, les compétences nominales n'impressionnent personne quand les compétences réelles font défaut. Je passe sur les «perles», qu'il y a toujours eu et qu'il y aura toujours dans toutes les écoles du monde, du genre: «Marc Sangnier, l'inventeur du microsillon». Par cette bourde, l'élève révèle qu'il n'ajamais entendu parler ni du Sillon, ni de son fondateur, ni des circonstances dans lesquelles a eu lieu un important progrès technologique dans l'enregistrement des sons. De même, l'étudiant qui situe l'Elbe en Espagne ou l'Èbre en Allemagne, ou celui qui confond la Zambie et la Gambie commettent des erreurs regrettables, mais sans conséquences. Une ignorance de faits ou de dates singuliers n'est pas grave en soi chez un jeune, et nous n'avons jamais sanctionné en tant que telles de telles ignorances. Si l'étudiant montre 269
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par ailleurs qu'il a acquis, au moins dans son domaine de spécialité, un certain bagage de connaissances, qu'il connaît suffisamment, et qu'il a bien compris, un certain nombre de faits, d'événements, d'auteurs, d'œuvres, enfin et surtout si son esprit critique est en éveil, c'est-à-dire s'il a quelque conscience du fait qu'il ignore encore tout le reste, tout ira bien. Nous savons qu'il acquerra les vraies compétences avec le travail et la maturité, et nous pouvons le déclarer «bon pour le service». Hélas, les lacunes dont je vais faire état maintenant sont à une autre échelle. Elles sont, en réalité, d'une tout autre nature. Je transforme un peu les anecdotes narrées ciaprès afin qu'aucun candidat ne puisse se reconnaître. Maisjejure devant tous les dieux que les propos bruts que je vais rapporter sont authentiques. Se présente une normalienne, titulaire du CAPES d'histoire-géographie. Elle vient après plusieurs candidats très faibles, et nous croyons que, pour elle, l'épreuve ne sera qu'une formalité. Nous lui posons une question facile portant sur sa spécialité. - Mademoiselle, pouvez-vous nous citer quelques affluents des fleuves de France? - Mais enfin, mademoiselle, c'est très simple. Il suffit que vous vous rappeliez que cela correspond souvent aux noms des départements. Ainsi, pouvezvous citer quelques affluents du Rhône et quelques départements de la région Rhône-Alpes? - Vous connaissez mieux, peut-être, ceux de la Garonne? Elle ne citera aucun affluent, ni du Rhône, ni de la 270
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Garonne, ni de la Loire, ni de la Seine. Nous lui mettons une très mauvaise note, de sorte qu'elle est probablement aujourd'hui en train d'enseigner la géographie dans un collège ou un lycée de l'Éducation nationale qui a «certifib ses compétences dans cette discipline. Entre en piste un diplômé de Sciences-Po Paris. Le dialogue s'engage sur divers sujets et se révèle très pauvre. De fil en aiguille, nous sommes conduits, Dieu sait pourquoi, à nous assurer auprès du candidat qu'il sait bien qui fut le successeur de Napoléon. Il répond sereinement: - Louis XIII. - ... ? Et son prédécesseur? - Louis-Philippe. Vient un autre diplômé de Sciences-Po, titulaire d'un « Master 2 » en aménagement du territoire. Nous avons donc devant nous un étudiant du niveau de l'ancien doctorat de troisième cycle, qui passerait aux yeux de n'importe quel universitaire étranger accordant quelque crédit aux diplômes français pour un expert en aménagement du territoire, immédiatement opérationnel. Nous lui demandons quel est le nombre de régions en France. - 44.
- Mais enfin, monsieur, réfléchissez! Chaque région regroupe plusieurs départements, en général plus de trois. Or combien y a-t-il de départements en France? Il hésite, devient rouge de colère, et finit par s'exclamer, d'une voix rendue aiguë par l'indignation: - Mais je n'en ai pas la moindre idée! Vient maintenant un candidat se prétendant spécialiste, lui aussi, d'histoire-géographie. Nous lui demandons la superficie de la France. Comme il ne 271
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répond pas, nous voulons la lui faire découvrir par un raisonnement simple. Il sait que la France mesure, du nord au sud, environ 1 000 kilomètres, et nous lui apprenons qu'elle est aussi «large» d'est en ouest. Elle est donc inscrite dans un carré de 1 000 kilomètres de côté, et comme elle n'occupe qu'une partie de ce carré, la surface de celui-ci donnera une limite haute de la superficie du pays. - Donc, monsieur, quelle est la surface d'un carré ayant 1 000 kilomètres de côté? - 2000 km 2 • ... ? - 3000 km 2 ? - Mais vous ne savez donc pas comment on calcule la surface d'un carré? On multiplie le côté par lui-même. Don~, mille par mille font? - 10000? ... ? - 1000oo? - Mais, monsieur, dix mille, c'est dix fois mille, cent mille, c'est cent fois mille! Combien font donc mille fois mille? - Ah oui... Un million? Bonne réponse. Hélas, le candidat a oublié le raisonnement qui avait conduit à poser la question et il ne peut toujours pas nous donner une estimation quelconque de la surface de la France. Il s'en va fort mécontent, moins de lui-même que de nous. J'ai cité ci-dessus de très grosses bourdes, mais le lecteur doit savoir qu'elles ne sont nullement des exceptions. Des ignorances aussi grossières, nous en constatons chez de très nombreux candidats, même les plus diplômés. Une agrégée de philosophie situe Platon (et nous 272
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devons insister pour qu'elle risque un chiffre) au Ile siècle avant J.-c. Nous l'interrogeons sur les œuvres de ce grand auteur. Elle n'en cite que quelques-unes, dans le désordre. Elle ne se rattrape ni sur Aristote, ni sur Malebranche, ni sur Nietzsche. Qu'a-t -elle donc appris en philosophie? Un agrégé de lettres modernes, à qui nous demandons de nous parler de la tragédie classique, cite péniblement Le Cid et, ayant dit ce titre, s'arrête net. Il ne peut nous dire l'argument de cette pièce, ni le nom d'autres tragédies de Corneille, ni citer d'autres auteurs tragiques français ou étrangers. Il n'a jamais entendu parler d'Agrippa d'Aubigné, il ne sait pas de qui est Jacques le Fataliste. Nous voulons le faire parler de la poésie romantique: il faut lui arracher au forceps les noms de Musset et de Vigny, et nous n'obtenons rien d'autre. Il ne peut citer que deux romans de Balzac, etc. Nous croyons comprendre, finalement, qu'il a surtout lu Marguerite Duras et, peut-être, quelques romans américains modernes, et que cela a suffi pour qu'il soit reçu à l'agrégation de lettres. Qu'enseignera-t-il à ses élèves? Un autre agrégé de lettres ne sait pas qui est Chrétien de Troyes et ne peut rien dire de la littérature française du Moyen Âge, chansons de gestes, littérature arthurienne ou fabliaux. Un khâgneux spécialiste en philosophie, censé avoir travaillé toute l'année sur le De beata vita de Sénèque, situe cet auteur au lue siècle après J.-C., c'est -à-dire (car nous lui demandons de préciser) « au temps de l'empereur Cicéron». Un normalien de l'ENS de la rue d'Ulm (non-philosophe, certes, mais tout de même!) ne peut citer aucun philosophe entre Aristote et Kant. 273
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
Un élève de l'ENS Ulm reçu sur dossier pour faire une thèse de doctorat sur la littérature française du xx e siècle (avec bourse) ne peut citer un seul titre des romans composant la Recherche du temps perdu (de Proust, il ne peut que dire que c'est un auteur qui «fait des phrases très longues»; il est clair qu'il n'en a pas lu une page). Il ne peut citer non plus aucun roman de Gide, de Bernanos, de Giono, de Simone de Beauvoir ou de Sartre (découragés, nous n'essayons pas avec d'autres auteurs). Il semble ne s'être jamais intéressé qu'à l'auteur mineur sur lequel portera sa thèse. Le problème est que, de celui-ci, il ne peut narrer la vie, ne dispose que de larges et inexactes fourchettes au sujet des dates de la naissance et de la mort, ne peut faire la liste des œuvres, ne peut dire la place qu'il occupe dans les courants esthétiques ou simplement dans l'histoire contemporaine. Il semble, en fait, n'avoir jamais lu qu'un seul livre de lui et paraît penser que là s'arrête sa tâche intellectuelle. Comme nous lui demandons d'analyser du moins cette œuvre même, de nous dire de quoi elle parle, quelle est sa valeur littéraire, il se lance dans un discours décousu et jargonnant dans le style de Roland Barthes ou de Julia Kristeva, discours d'ailleurs épuisé au bout d'une vingtaine de secondes. Lui aussi s'irrite de nos questions. Un titulaire d'un Master 2 en anglais, qui a fait précédemment trois «khâgnes », croit fermement que l'Angleterre doit son nom au fait que c'est «une terre formant un angle)) (avec quoi ?). D'une façon générale, l'histoire est affreusement ignorée. La plupart de nos étudiants n'ont aucun cadre chronologique en tête, tout événement historique flotte pour eux dans un no man 's land de 274
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nuages et de brumes. C'est ici que ce qu'on pourrait appeler l'instructuration de l'esprit des produits de notre moderne Éducation nationale est manifeste et trahit les incroyables lacunes de l'enseignement reçu, lacunes qui, hélas, ne pourront probablement jamais être colmatées plus tard, quand ceux d'entre eux qui feront de l'histoire dans les classes préparatoires ou à l'université n'étudieront plus que des sujets historiques spécialisés. Quand ce sont les fondations de la maison qui sont inconsistantes, nul raffinement apporté à la décoration des fenêtres ou du toit ne peut la rendre solide. D'abord, presque aucun de nos étudiants ne sait quand l'histoire commence. Certains ont entendu dire qu'elle commence avec l'écriture, mais comme ils ne peuvent dater, fût-ce approximativement, l'apparition de celle-ci, ils ne sont guère avancés. Ils ne savent à peu près rien des civilisations antiques. Je ne parle même pas des Sumériens, des Babyloniens ou des Égyptiens. Je pense d'abord à la Grèce et à Rome, si importantes pour la genèse de la civilisation européenne. Bien entendu, les étudiants en ont entendu parler, mais ils n'en savent rien de précis, surtout quand il s'agit de citer des dates, même avec de larges fourchettes. Ils n'ont aucune notion des grandes périodes de l'histoire grecque, archaïque, classique, hellénistique (la plupart ne connaissent pas ce dernier adjectif et ne le distinguent pas d'«hellénique»). Ils ne peuvent dater la naissance de la Cité grecque. Quand ils ont deux ou trois choses à nous répondre au sujet des poèmes homériques, nous constatons qu'ils n'en ont pas entendu parler comme de faits d'histoire. Ils ne connaissent Agamemnon, Achille, Priam ou Ulysse 275
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que comme les héros d'une fiction parfaitement anhistorique qu'ils mettent à peu près sur le même plan que Le Seigneur des anneaux. On leur a dit, et ils ont retenu, que la Grèce a «inventé la démocratie II. Mais quelle cité grecque a spécialement perfectionné les institutions démocratiques et par quelles réformes successives cela a été fait, les étudiants, même ceux qui ont multiplié les «khâgnes» et sont titulaires de licences, maîtrises et masters d'histoire, «n'en ont pas la moindre idée », eux non plus. Pour eux, Sparte est une démocratie au même titre qu'Athènes et que, d'ailleurs, toutes les autres cités grecques. De Sparte, ceux-là mêmes qui ont lu la bande dessinée narrant l'épopée des « 300» ne peuvent dire à quelle grande guerre appartient la bataille des Thermopyles. Certains ont entendu parler d'Alexandre le Grand, mais aucun ne peut citer les royaumes entre lesquels son empire s'est divisé, etc. Même ignorance massive de Rome. Nous interrogeons sur l'Empire romain un étudiant ayant fait plusieurs «khâgnes lI. Il croit que l'Empire a directement succédé à la royauté, et il situe cette importante mutation « en 100 avant J.-c. ». Comme nous lui objectons qu'il y a eu aussi à Rome une République, dont il a peut-être entendu parler, il consent à accorder quelques siècles à celle-ci. Mais, étant donné la conception de l'histoire de Rome qu'il vient de nous exposer, ces siècles ne pourront débuter qu'après l'Empire. - C'est-à-dire? - Au III" siècle après J.-c. - Et jusque quand cette République romaine durera-t-elle?
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Évidemment, personne ne connaît plus les grands personnages de l'histoire de Rome, tels Cincinnatus, Fabius Cunctator, les Scipions, Caton l'Ancien, les Gracques, Marius, Sylla, Pompée ou même (sérieusement) César. Aucun candidat ne peut donner une liste approximative des empereurs et de leurs dynasties, distinguer entre Haut et Bas-Empire, situer et expliquer la transition entre monde romain et monde byzantin, etc. Quant aux élèves labellisés li littéraires .. , ils ne peuvent en général dire rien de précis au sujet des grands écrivains latins, pas même Cicéron, TiteLive, Virgile ou Tacite, pour ne pas parler d'Horace ou de Juvénal. La Grèce et Rome n'étant pas connues, il est clair qu'aux yeux de ces étudiants surdiplômés, les origines de la science, de la Cité, de la République resteront à jamais enveloppées du plus profond mystère. Comment ceux d'entre eux qui seront juristes ou administrateurs pourront-ils avoir une approche rationnelle des notions mêmes de loi et de droit, nées dans ces civilisations? Notons que, dans ce massacre général de l'histoire, l'histoire de France est particulièrement maltraitée. On constate qu'elle a été non seulement ignorée, mais niée et refoulée pour des motifs idéologiques obscurs. Le résultat est que très rares sont les étudiants qui peuvent citer quelques-uns de nos rois, encore moins leur ordre de succession, et, d'une manière générale, parler de ce qui précède la Révolution française (qu'on se rassure: ils ne connaissent à peu près rien non plus de cette dernière, ni d'ailleurs de la période postérieure, comme on pourra le constater dans un instant). Lorsqu'ils ont retenu deux ou trois choses de la France médiévale ou d'Ancien Régime, ce sont des connais277
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sances sans contexte, des sortes de débris épars faisant des apparitions furtives à travers une nuée. Ils ne savent pas en quels siècles ont vécu les personnages qui étaient bien connus jadis des plus petits élèves des écoles primaires, saint Louis, Jeanne d'Arc, Louis XI, Du Guesclin, François 1er, Bayard ou Henri N. Aucun ne peut situer précisément dans le temps Mérovingiens et Carolingiens, Capétiens directs, Valois ou Bourbons, ni situer, fût -ce à deux ou trois siècles près, les Croisades ou la guerre de Cent Ans. Dans ces conditions, très rares sont les candidats qui ont quelque idée de ce qu'a été l'aventure ultramarine de la France et qui peuvent dire qui furent, par exemple, Jacques Cartier, Champlain, Dupleix, Faidherbe (sauf un ex-élève du lycée de ce nom) ou Lyautey. Ces hommes remarquables ne sont manifestement, aux yeux de beaucoup, que de détestables « colonialistes» qui ne méritent qu'une réprobation indivise. Connaissent-ils mieux la France moderne? Une de nos questions favorites est celle-ci: quels ont été les régimes politiques français de 1800 à 1900? Pas un étudiant sur dix ne peut y répondre correctement, et un sur deux ne peut pas y répondre du tout. Certains répondent de travers à la question parce qu'ils ne connaissent pas le sens exact du mot « régime». Rarissimes sont ceux qui n'omettent pas purement et simplement le Consulat. Ceux qui citent Napoléon ne peuvent dire les dates de son règne, et ils ne savent pas si l"épisode des Cent-Jours se situe au début ou à la fin de celui-ci. Seuls quelques happy few citent Louis XVIII, Charles X ou la monarchie de Juillet, mais là encore sans dates, ou sans dates exactes (l'idée même de date précise leur est étran278
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gère: je ne sais qui les a persuadés que de larges fourchettes suffisaient dans tous les cas, et qu'il était inconvenant, bizarre et suspect de demander plus). Rares encore sont ceux qui peuvent situer précisément la ne République et le Second Empire (nous en étonnons plus d'un en lui apprenant que le président de la première et le souverain du second ont été une seule et même personne). Quant à la Ille République, sa naissance est entourée d'un flou qui serait total si ne s'y dessinaient pas des biais idéologiques fâcheux, comme l'idée que cette République serait directement issue de la Commune de Paris. L'ignorance, comme toujours, s'accompagne de vaines passions. Un diplômé de Sciences-Po Paris, interrogé sur «La France pendant la Seconde Guerre mondiale », se lance sans respirer dans une diatribe échevelée contre le régime de Vichy et ses crimes odieux. Après quoi, lorsque nous lui demandons quand a commencé la Seconde Guerre mondiale, quand l'armistice a été signé, quand l'a été la capitulation allemande, quels types de mesures les gouvernements successifs de Vichy ont prises, en quoi a consisté la politique de collaboration, comment s'est organisée la Résistance, ce qu'a été la France libre, quel rôle a joué l'armée française de 1943 à 1945 en Afrique du Nord et ailleurs, etc., il ne répond rien à aucune de ces questions. Donc, sur cette période, il n'avait en tête qu'un slogan idéologique, pour ne pas dire parareligieux. Il ne disposait pas de la moindre base rationnelle, du moindre matériau historique objectif lui permettant de porter en connaissance de cause les jugements péremptoires qu'il a assenés. Il avait seulement entendu dire qu'il fallait penser le plus grand mal du régime de Vichy. On aurait dit un 279
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élève d'une école coranique du fin fond des montagnes de l'Afghanistan chantant le Coran sans en comprendre les paroles. Il ne faut pas croire que cette indifférence à l'histoire de France est due au fait que nos jeunes gens, se voulant citoyens du monde, auraient remplacé l'égoïste histoire nationale à la Lavisse par une connaissance plus étendue de l'histoire universelle. À part quelques rares passionnés, aucun ne sait rien, non seulement de l'histoire de la Chine ou de celle du Japon, mais de celle de l'Europe. Qu'il ait existé au centre de celle-ci un Saint Empire romain germanique est une découverte que nous avons nous-mêmes fait faire, par nos questions ingénues, à un titulaire d'une prétendue maîtrise d'histoire. Ne parlons pas non plus de la Reconquista, du Drang nach Osten, des États ayant composé l'Italie avant l'unification, de la guerre de Trente Ans ou des traités de Westphalie. Seul un mordu de la Nouvelle-France nous a cité un jour, à notre grand étonnement (et à notre grande satisfaction pour cette preuve rare d'érudition), la guerre de Succession d'Espagne et le traité d'Utrecht. Nos diplômés n'ont pas la moindre idée, non plus, des circonstances dans lesquelles sont nés les Pays-Bas, et c'est nous qui, d'ordinaire, leur apprenons qu'il y a eu deux révolutions anglaises au XVIIe siècle. Certains sont un peu plus diserts sur la naissance des ÉtatsUnis, mais, là encore, ils peuvent rarement citer sans se tromper une date ou un événement précis. Ainsi, nous constatons chez la plupart de nos diplômés, anciens bons élèves pourtant du collège et du lycée, une déstructuration, ou plutôt ce qu'on doit appeler une instmcturation complète du temps. Ils n'ont plus aucun repère historique ferme, et en cela ils 280
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semblent avoir retrouvé le bienheureux état d'innocence des indigènes des sociétés à culture orale pour lesquels le temps n'avait pas de structure nette audelà de deux ou trois générations. Les siècles n'ont pour eux aucune physionomie propre, comme ils l'ont pour des hommes normalement formés à l'histoire générale, à l'histoire des idées, à celle de la littérature et des arts, qui savent intuitivement le genre de réalités humaines et sociales qu'on est susceptible de trouver dans chacun d'eux et peuvent donc avoir un certain sens des évolutions historiques. Nos exlycéens n'ont plus ce sens physionomique des différentes époques parce que, quand bien même on leur aurait parlé de quelques-uns des événements qui y sont survenus et de quelques-uns des personnages qui y ont vécu, on ne l'a jamais fait avec rigueur et en s'assurant, par des exercices appropriés, qu'ils avaient bien appris et retenu, et on n'a pas fourni le cadre spatio-temporel continu dans lequel seulement tout cela prend place et peut être compris. La conquête de la Gaule par Jules César coexistera donc à peu près sans problème, dans leur esprit, avec l'érection des menhirs de Carnac (cette confusion a été faite par un lecteur assidu d'Astérix), ou du moins le XVIe siècle avec le xvue, ou le v e siècle avant J.-c. avec le ye siècle après. C'est cette absence de structuration de base qui explique la souveraine indifférence de nos élèves pour les dates, et leur surprise peinée quand on leur en demande. Est-il utile d'ajouter que cette instructuration du temps implique par elle-même de graves déficits dans la perception générale du monde et de la société, par exemple la quasi-impossibilité de comprendre ce que sont les différentes cultures? Car 281
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celles-ci sont le flUit de processus historiques singuliers. Donc, des élèves n'ayant aucun repère en histoire sont incapables de comprendre ce que sont les civilisations en profondeur et pourquoi elles sont si différentes les unes des autres. Cette indistinction est de nature à contenter les idéologues qui croient que nos jeunes sont devenus de parfaits cosmopolites, indifférents aux identités nationales ou civilisationnelles. Mais qu'on ne s'y trompe pas: étant donné que cet irénisme a pour cause leur ignorance pure et simple des cultures, et non le dépassement réfléchi et assumé de leurs différences, il est probable qu'en cas de clash des civilisations, nous les verrons, dans le feu des passions, se transformer instantanément en de parfaits petits fascistes. Même ignorance abyssale de la géographie qui, pourtant, devrait être le bagage le mieux partagé des futurs citoyens d'un monde mondialisé. Il est clair que, chez les élèves d'aujourd'hui, l'espace n'a pas été mieux été stlUcturé que le temps. Aux questions les plus élémentaires concernant les dimensions de la France, le nom de ses régions et de ses départements, ou ses fleuves et ses montagnes; ou concernant les pays de l'Union européenne, leurs capitales, leurs populations approximatives, ou leur constitution physique, leurs ressources naturelles; ou concernant les principaux océans, mers et continents de la planète, le diamètre ou la circonférence de celle-ci (nous sommes conduits à poser ces questions de certificat d'études primaires), nous obtenons les réponses les plus farfelues. Nous constatons avec surprise et tristesse qu'on n'a jamais appris aux élèves ces connaissances élémentaires, ou que, si quelqu'un leur en a parlé un jour, personne 282
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n'a voulu ou pu prendre le soin de les leur faire véritablement acquérir et conserver. Par exemple, on nous affirme couramment que la France mesure plusieurs milliers de kilomètres du nord au sud, 2000, ou 3000, ou 6000 (autant que la distance Paris-New York, sur laquelle nous n'osons donc pas interroger le candidat), ou bien que la Terre a une circonférence de plusieurs millions de kilomètres (ce qui rendrait jaloux le Soleil), ou bien que la Saxe est frontalière de la France, la Bavière du Danemark, l'Andalousie du Languedoc, etc., ou que l'Europe des Vingt-Sept compte parmi ses membres l'Ukraine et la Turquie, mais pas la Bulgarie, encore moins la Slovénie ou la Lettonie (des candidats diplômés d'Instituts d'études politiques croient que nous nous moquons d'eux lorsque nous prononçons ces derniers noms, qu'ils n'ont jamais entendus, apparemment, au cours de leurs études). Quand les étudiants connaissent quelques noms ou quelques chiffres, ce qui arrive tout de même, nous comprenons qu'ils ont acquis ces savoirs de façon purement aléatoire et qu'ils les doivent à une curiosité personnelle, à un voyage, à une émission de télévision ou à un film récemment vus, jamais à un apprentissage scolaire méthodique. L'un de nos examinateurs aime bien poser des questions comme «Les fleuves et les hommes», ou «La montagne et les hommes», ou «La mer et les hommes», ou encore «Les îles », questions ouvertes qui ne devraient prendre au dépourvu aucun étudiant en lettres et sciences humaines, puisque chacun peut les traiter à son gré, soit en termes géographiques, soit en termes littéraires, historiques, esthétiques, ou en combinant ces différentes dimensions. De tels sujets 283
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devraient même donner à un jeune un peu instruit l'occasion de lancer librement sa machine intellectuelle et de briller, d'autant que le jury est prêt à apprécier, pour de tels sujets, n'importe quelle approche, pourvu qu'elle soit intelligente et précise. Le problème est qu'il faudrait, pour cela, que les candidats aient quelques références solides, qu'ils aient, par exemple, entendu parler du Danube (et sachent quels pays il traverse et dans quelle mer il se jette), du fleuve Jaune (et qu'ils ne le confondent pas avec le Yang Tsé Kiang), du Nil, de l'Amazone, de l'Indus, ou... de la Seine. S'ils connaissaient un peu, en outre, l'histoire des territoires baignés par les fleuves dont ils choisiraient de nous parler, et/ou de grandes œuvres littéraires qui les ont pour cadre, ou les activités économiques auxquelles ils donnent lieu, etc., cela ne gâterait pas le tableau. Mais le fait est qu'il est exceptionnel, désormais, que les jeunes aient ces références. Comme ils doutent d'eux-mêmes et voient bien, à mesure qu'ils parlent, qu'ils ne sont certains de rien et marchent sur un terrain partout glissant et miné, ils font le plus souvent fiasco. Un autre examinateur, pour permettre aux nombreux titulaires des diplômes des Instituts d'études politiques de Paris et de province qui se présentent à nos sélections de valoriser leurs connaissances, a coutume de les interroger sur les institutions politiques et administratives françaises. Or, très souvent, le candidat, même issu de la section « Affaires publiques », ne peut rien dire de sérieux sur la Constitution, ou sur l'organisation de la justice en France, ou sur la nature, la composition et le rôle d'organismes comme le Conseil constitutionnel, le Conseil d'État, la Cour des comptes ou les autorités administratives indépendantes, ou encore sur les grandes divisions adminis284
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tratives, régions, départements, communes... De même, alors qu'ils sont censés être spécialistes de sciences politiques (et, accessoirement, électeurs), rares sont ceux qui peuvent décrire, même sommairement, les différents modes d'élection des députés, des sénateurs, des maires ou des conseillers régionaux, ou les modes de scrutin, proportionnel, uninominal, à un ou deux tours, etc. Nous nous étonnons: ils ne peuvent pas ne pas avoir appris cela à « Sciences- Po Il ! Oui, sans doute, mais ils n'ont pas appris ... à l'apprendre vraiment et à le retenir. Cela est évidemment dû au fait que, dans leurs études antérieures au collège et au lycée, on n'a jamais accordé de véritable importance à l'apprentissage méthodique des savoirs ; qu'on leur a mis en tête qu'ils pourront, à tout moment, en cas de besoin, retrouver ces notions sur Internet ou ailleurs. Faute qu'on les ait repris sérieusement en main lors de leur entrée dans l'enseignement supérieur, ils ont continué à se comporter à Sciences-Po comme ils se comportaient au collège et au lycée, et les enseignements sérieux qu'ils ont (sans doute) reçus sont passés sur eux comme de l'eau sur les plumes d'un canard. Nous finissons par nous demander: pourquoi ont-ils entamé de telles études si elles les intéressaient si peu? Il est vrai que, puisqu'ils se présentent à nos sélections, c'est précisément qu'ils n'aiment pas trop ce qu'ils ont fait jusqu'à présent et veulent changer de voie. Mais cette réflexion même nous remplit de tristesse, car nous songeons au temps perdu, aux années gâchées, à l'imposture institutionnelle dont ils ont été les victimes. Pour finir ce petit tour d'horizon de nos désastres scolaires, je peux encore citer en vrac les ignorances stupéfiantes des étudiants en sciences naturelles élé285
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mentaires. Bien entendu, ces matières ne sont pas l'objet de nos épreuves. Mais le jeu des questions et réponses de culture générale nous conduit parfois à les évoquer, et c'est alors que nous découvrons des vides abyssaux et, plus grave, une indifférence marquée à l'égard de notions scientifiques qui devraient faire partie de l'équipement intellectuel minimal d'un homme normalement instruit. Par exemple, nous n'obtenons presque jamais de nos candidats, je ne dis même pas une date approximative de l'apparition de l'homme sur la Terre, mais un signe quelconque qu'ils se seraient un jour intéressés à cette grande question. Certains nous disent qu'Homo sapiens est apparu « il y a au moins quinze millions d'années Il, donc bien avant le premier hominidé. D'autres que la vie existe sur Terre « depuis dix milliards d'années Il, c'est-à-dire avant la Terre (cette affirmation nous dissuade d'interroger plus avant l'étudiant sur l'âge du système solaire ou la date classiquement avancée du Big Bang). Alors qu'ils ont vu cent fois à la télévision les images de Neil Armstrong foulant le sol de la Lune ou celles du petit véhicule Opportunity arpentant les collines de Mars, nos étudiants, en général, en savent moins en astronomie que les lycéens de la fin du XIX e siècle dont beaucoup avaient le goût de feuilleter l'Astronomie populaire de Camille Flammarion ou les ouvrages de vulgarisation équivalents. Après quatorze années de scolarité, presque tous ceux que nous interrogeons ignorent ce que sont une galaxie ou une supernova. Ils ne soupçonnent même pas que la science connaît avec précision aujourd'hui les étoiles, leur composition, leurs divers types, les modalités de leur naissance, de leur évolution et de leur mort. D'ailleurs, quand nous pro286
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posons des sujets tels que « La conquête spatiale ", «L'univers», «Le cosmos Il, «Le monde est-il fini ou infini? Il, qui devraient être pain bénit pour tout étudiant vivant au troisième millénaire et doté d'un peu de curiosité intellectuelle, et en tout cas pour tout étudiant ayant fait de la philosophie, ces sujets sont souvent traités de la façon la plus extravagante, comme si nos candidats n'avaient pas de l'univers une meilleure connaissance que celle qu'en pouvaient avoir de jeunes Bochimans ou de jeunes Papous avant l'arrivée des missionnaires. Même indifférence, d'ailleurs, à l'égard de la physique ou de la biologie. C'est à se demander s'ils ont vraiment eu des cours de sciences au collège et au lycée. En résumé, ayant entendu tout ce que nous avons entendu au fil de ces années, nous avons l'impression que l'école publique a réussi, en une génération, à retransformer une partie du peuple français en paysans illettrés, et que l'Éducation nationale de l'époque du collège unique est parvenue à faire s'envoler en fumée une bonne part de ce qu'avait construit l'Instruction publique de Condorcet, Victor Duruy et Louis Liard.
3. Réflexions sur ce constat Quelles réflexions pouvons-nous faire sur ce constat?
Le déficit des apprentissages de base, cause de l'anorexie intellectuelle des élèves d'aujourd'hui Le discours du ministère et des sociologues qu'il emploie est qu'il y aurait eu dans les dernières 287
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décennies, en même temps qu'un «changement de population Il, un changement de culture. Les jeunes d'aujourd'hui m~ sauraient plus ce que savaient les personnes instruites d'hier, mais ils sauraient tant d'autres choses! Leur connaissance du monde passé laisserait à désirer, mais ils seraient imbattables sur le monde moderne; ils n'auraient plus de culture littéraire, mais cela s'expliquerait par le manque de place dans des cerveaux emplis à ras bord de la plus large culture scientifique. Balivernes que tout cela! Ce que nous constatons, ce n'est pas un déplacement des savoirs, mais un déficit du processus même d'acquisition du savoir. La triste réalité est qu'un grand nombre de nos étudiants ne sait rien (j'entends: rien de construit) sur rien, pas plus en sciences (le nombre d'étudiants en sciences ne cesse d'ailleurs de baisser, ce qui est un des sujets d'alarme de la Conférence des grandes écoles) qu'au sujet du monde contemporain. S'il en est ainsi, ce n'est pas, bien entendu, parce que les jeunes d'aujourd'hui seraient incapables d'apprendre. Nous pensons que c'est parce qu'on a tari à sa source leur volonté d'apprendre en ne leur faisant pas véritablement acquérir les apprentissages de base. En effet, la pédagogie traditionnelle a toujours su qu'il est de la responsabilité des adultes d'apporter aux enfants des connaissances fondamentales, de façon principalement unilatérale (c'est-à-dire de l'adulte sachant à l'enfant ignorant) et en usant d'autorité, même si elle a su aussi qu'il importait de faire toute leur place aux activités spontanées et aux jeux. Une longue tradition a établi qu'après les toutes premières années (école maternelle et début de l'école élémentaire), il fallait, à la fin de l'école primaire et tout au long du secondaire, pour faire acquérir aux 288
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enfants ces apprentissages de base, ne pas hésiter à utiliser des méthodes impositives et contraignantes, y compris l'usage du «par cœUf» - tables de multiplication, algorithmes de calcul, premières formules d'algèbre, listes de départements, de villes ou de pays, récitations de poèmes et d'autres textes littéraires, résumés de cours d'histoire, de géographie, de morale, d'instruction civique ou de sciences -, également par le «bachotage)), c'est-à-dire le beau et bon travail, par exemple les révisions intensives avant chaque composition trimestrielle dans chaque discipline, enfin par les exercices, puisqu'on a toujours su qu'aucun savoir et aucun habitus intellectuel ne peuvent être assimilés sans exercices répétés, faits et refaits jusqu'à ce qu'il n'y ait plus une seule faute. Cet apport unilatéral des savoirs a pour légitimité que seul il peut faire entrer dans le cerveau des enfants et adolescents une première notion des réalités du monde, dont ils ne peuvent avoir l'idée a priori. Bien entendu, de petits sauvageons apprennent tout seuls beaucoup de choses; il est connu que les enfants s'instruisent en observant, en imitant et en jouant et que, dans de telles circonstances, ils s'instruisent d'autant mieux qu'on s'occupe moins d'eux. Cependant, même quand l'humanité était de culture orale et n'avait pas encore inventé les écoles (et tout récemment encore, chez nous, dans les milieux paysans, artisanaux et ouvriers où l'on transmettait les métiers par l'apprentissage), les adultes savaient user d'autorité et de sanctions pour apprendre aux enfants tous les savoirs et savoir-faire qu'ils pensaient leur être indispensables pour vivre. À plus forte raison, nos sociétés civilisées et scientifiques, qui ont tout un legs culturel construit à transmettre, peuvent et doivent faire gagner aux 289
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enfants des millénaires d'essais et erreurs en leur apportant d'emblée les connaissances que les générations passées ont acquises. Ces premiers enseignements du moins avertissent les enfants que certaines réalités existent dans le monde. Ils donnent à tous une première connaissance de ce qui n'est pas à la portée de l'expérience quotidienne et qu'ils n'auraient aucun moyen d'acquérir autrement. Ensuite, étant donné la force jaillissante qui caractérise l'esprit des enfants, cette démarche de connaissance s'autonourrira. C'est parce qu'on aura eu une première idée de l'existence de certaines réalités qu'on pourra vouloir mieux les connaître. Sinon, non. Pourquoi aurait-on l'envie de partir à la découverte d'un pays si l'on n'en a jamais entendu parler, si l'on n'en a déjà une représentation schématique, une première « carte»? Sans ce bagage minimum, on ne pourra aller nulle part, car on ne saura même pas qu'on peut aller quelque part; on s'enfermera très vite dans des routines, dans l'univers limité et mythique qui était précisément celui des sociétés sans écriture, sans écoles et sans sciences. Il est vrai qu'on peut faire bien des reproches aux « cartes du monde Il que donnaient les enseignements primaire et secondaire classiques. Elles pouvaient être abusivement simplificatrices, intégrer des approches culturelles marquées et contestables, souvent même comporter des biais idéologiques fâcheux (comme la vieille histoire de France à la Lavisse). Mais, en tant que premières « cartes », elles permettaient de commencer le voyage, et il était entendu que ce serait le voyage lui-même qui permettrait, plus tard, de les préciser et, le moment venu, de les réviser. L'école primaire était « dogmatique », mais 290
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c'était la condition pour qu'il pût y avoir ensuite un enseignement secondaire «scientifique », et un enseignement supérieur « critique». Les nouvelles pédagogies imposées à l'école publique française ont délibérément brisé cette logique, et donc rendu impossible le processus classique d'apprentissage. Elles l'ont fait pour des raisons politiques. En effet, il se trouve - on peut le regretter, mais c'est un fait - que tous les enfants ne peuvent acquérir les savoirs à la même vitesse et avec la même facilité. Les uns vont très vite, d'autres moins vite, certains piétinent longtemps, certains échouent. Donc, un processus de transmission rigoureuse des savoirs ne peut être mis en place sans que se dessine ipso facto une certaine segmentation des élèves par groupes de niveau. Comme les révolutionnaires ne voulaient plus de celle-ci, ils ont supprimé l'ancienne pédagogie et inventé une nouvelle pédagogie ad hoc, spécialement conçue pour convenir aux « classes hétérogènes», ces groupes égalitaires exigés par le dogme. Ils ont imposé cette nouvelle pédagogie dans les programmes officiels, dans les manuels et dans la formation des enseignants et de l'encadrement. Ils ont posé en principe qu'il ne fallait pas brimer la spontanéité de l'apprenant en lui imposant unilatéralement certains apprentissages. Ou, s'ils ont consenti à ce que l'on continue à fournir aux enfants certains repères, ils ont tenu à ce qu'on ne le fasse que chichement, de manière sporadique, non méthodique, dans un flou qui ne permît pas de constater que certains élèves les acquièrent vite et entièrement, d'autres non (le but obsessionnel étant de pouvoir conserver des «classes hétérogènes» égalitaires). C'est 291
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par l'effet de ces choix uniquement politiques qu'on n'a cessé de donner aux élèves les «cartes» nécessaires à une première compréhension du monde, qu'on leur donnait dans l'école primaire traditionnelle jusqu'aux années 1960. Et qu'on n'a pas satisfait les premières curiosités des élèves capables à mesure qu'elles se manifestaient, pour qu'ils ne devinssent pas encore plus capables. Moyennant quoi ces curiosités se sont peu à peu taries, car, de même que l'appétit vient en mangeant, la satiété, puis l'anorexie, viennent en jeûnant. On dit couramment que ce n'est pas l'école qui est fautive, mais le fait que les jeunes d'aujourd'hui « ne lisent plus» (concurrence de la télévision, de l'audiovisuel et en général de l'électronique et de l'informatique, qui rendraient obsolètes l'écrit et le papier, on connaît ces discours). C'est raisonner à l'envers. Car la lecture n'est pas, en général, un fait premier. Elle présuppose l'ouverture d'une curiosité, et la curiosité se nourrit des apprentissages de base. Si ces derniers font défaut, la curiosité manque, et donc le goût de la lecture. Si les élèves d'aujourd'hui «ne lisent pas», ce n'est donc pas en raison d'on ne sait quelle fatalité (les livres sont plus abondants et moins chers qu'ils ne l'ont jamais été), mais parce que l'école n'accomplit plus normalement sa tâche d'initiation. Si les élèves avaient reçu les apprentissages de base, ils seraient curieux du monde, donc ils chercheraient à s'instruire, donc ils liraient (ou ils regarderaient des films et d'autres documents audiovisuels ou informatiques; peu importerait le support). Ils le feraient avec la même curiosité à la fois rêveuse et constructive qui caractérisait jadis les enfances des futurs hommes instruits. Inversement, c'est faute 292
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qu'on leur ait d'abord fait acquérir, dans les petites classes, par des apprentissages méthodiques, une image suffisamment riche du monde, que les élèves sont si souvent, aujourd'hui, intellectuellement anorexiques, maladie qui se prolonge ensuite jusqu'aux études supérieures. Par exemple, c'est parce qu'ils n'ont pratiquement rien appris sérieusement de la géographie de la France (forme et dimensions de l'Hexagone et des territoires d'outre-mer, reliefs et montagnes, mers et fleuves, climat, activités humaines ... ) que les étudiants qui se présentent à nos épreuves ont si rarement la curiosité de s'intéresser aux différents départements et régions de leur pays (<<Je n'en ai aucune idée!»). C'est bien compréhensible: on ne peut éprouver l'envie de mieux connaître que ce dont on a déjà une idée; on ne peut vouloir combler des lacunes que si l'on ressent les lacunes comme telles, ce qui suppose a contrario un premier savoir. Si l'on n'ajamais entendu parler des grands fleuves français et des réalités de géographie physique et humaine qu'ils irriguent, quel motif aura-t-on de s'intéresser à leurs affluents ou à leur source? Si l'on n'a pas en tête les grandes divisions temporelles et spatiales de l'histoire, comment aurait-on envie de lire des livres d'histoire? C'est seulement si l'on a acquis à l'école une suffisante préconnaissance du monde que les expériences que l'on fait dans la vie, les livres qu'on lit, les savoirs qu'on acquiert, prennent sens, s'ajoutent, se complètent, s'éclairent mutuellement, comme un puzzle qu'on remplit case après case. En revanche, les connaissances entrant au hasard dans un esprit vide, par les cours incohérents suivis au collège et au lycée (cf. infra), par les médias, par des 293
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visites aléatoires de musées ou de lieux d'histoire, etc., ne pourront rien construire de solide. Déçus dans leurs premières curiosités, abandonnés à euxmêmes, ne prenant jamais la mesure de ce qu'est le monde, de ses perspectives et de ses lignes organisatrices, ne pouvant donc avoir vraiment l'envie d'aller les explorer plus avant, les élèves perdent bientôt tout appétit de savoir et se construisent des univers mentaux définitivement étriqués. L'histoire de France à la Lavisse, malgré tous ses défauts, avait précisément pour mérite de donner aux écoliers français de jadis leurs premières curiosités historiques. Le cycle complet en était accompli deux fois dans le primaire (avant d'être repris en détail de la sixième à la terminale lOB). Peu importait le caractère sommaire (et parfois contestable,je l'ai dit, sur le plan historique, et parfois même sur le plan moral) des clichés qu'on faisait apprendre aux enfants, Vercingétorix à Alésia, le vase de Soissons, les bons élèves placés à la droite de Charlemagne et les mauvais élèves à sa gauche, saint Louis jugeant sous son chêne de Vincennes, le panache blanc d'Henri Iv, etc. L'important était qu'ils posaient un cadre et une chronologie, donc une première structure. C'est faute que l'école d'aujourd'hui accomplisse les premières étapes de ce processus structurant d'apprentissage, que l'on retrouve au niveau des études universitaires des individus qui croient que Louis XIII a succédé à Napoléon (et qui s'irritent de constater que cela leur vaut d'être collés à un concours, d'où, bien entendu, les efforts des fanatiques de l'école égalitariste pour supprimer définitivement dans les grandes écoles et les universités ce type d'épreuves de culture générale qualifiées de « discriminantes »; quand ils y seront 294
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parvenus, la France sera définitivement retransformée en société préscientifique).
L'abandon de l'analyse Le déficit de la connaissance de la langue, du vocabulaire et de l'orthographe chez les élèves d'aujourd'hui a été souvent souligné, et je pourrais ajouter maints exemples édifiants rencontrés dans les copies que nous corrigeons ou lors de nos interrogations orales. Mais je préfère m'arrêter à un autre problème, plus grave parce qu'il concerne le fond même de la pensée. On est frappé par l'incapacité de maints élèves d'aujourd'hui à percevoir le détail, à saisir l'importance du «détail qui change tout II, et par conséquent à s'installer dans l'univers de la rationalité. Je crois que c'est, là encore, le fruit empoisonné des nouvelles pédagogies, c'est-à-dire d'abord des méthodes globale et semi-globale d'apprentissage de la lecture et, plus tard, des méthodes «inductives» et «actives» qui ont toutes en commun de ne pas former l'esprit à la démarche analytique. Pour comprendre la nature et la gravité du problème, examinons la méthode que les directives pédagogiques officielles du ministère obligent désormais à adopter quand il s'agit d'enseigner un chapitre du programme dans à peu près n'importe quelle discipline (méthode plus difficile à appliquer en mathématiques, science purement théorique et déductive, mais patience, les pédagogues réfléchissent à la manière de mettre également au pas cette discipline elle aussi par trop «discriminante»). Que les lecteurs qui n'auront jamais l'opportunité d'assister à une classe du secondaire nouveau style aient du moins la curiosité d'ou295
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vrir un des manuels modernes qui mettent en œuvre la méthode en question. Ils seront frappés par la pauvreté extrême de leurs textes, le nombre, le luxe et la taille insensés de leurs images, et surtout par leur désordre foncier, c'est-à-dire par le caractère disparate et éclaté des thèmes, tous traités brièvement et ponctuellement, sans liaison les uns avec les autres, dans les brefs paragraphes de la leçon, auxquels s'ajoutent les légendes d'illustrations et de nombreux encadrés hors textes, aussi longs que la leçon même et placés sur le même plan. On a posé en principe, apparemment, que l'enfant ne pourrait supporter un développement suivi au-delà d'une certaine longueur, cette longueur s'étalonnant sur les capacités de concentration et d'absorption des élèves les plus faibles qu'il ne faut pas brusquer. La leçon sera réputée réussie si, par la force séductrice immédiate des images ou de quelques notions, l'on est parvenu à capter leur attention une ou quelques fois. chaque fois le temps d'un éclair. En un mot, le lecteur des collections de manuels modernes (ils sont tous faits sur ce modèle) sera frappé de l'absence de tout discours suivi, de tout «cours Il proprement dit. Incohérence délibérément assumée puisqu'on ne veut rien imposer aux enfants, dès lors qu'on sait que plus la leçon sera longue et structurée, plus une différenciation se créera entre les élèves qui suivent et ceux qui ne suivent pas. Ainsi, pour traiter un chapitre d'histoire, ou de littérature, par exemple la guerre de Cent Ans, ou la Révolution française, ou le romantisme Ge prends ces exemples parce que ce sont les genres de sujets sur lesquels on a vu plus haut que nos candidats de niveau bac + 5 ne savent rien; il est donc intéressant de remonter la chaîne de leurs études jusqu'au 296
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moment où ils sont censés en avoir appris quelque chose), on interdira au maître de faire devant les élèves un cours structuré, linéaire et méthodique, exposant clairement et dans l'ordre les éléments, les faits et les notions, selon la vieille méthode didactique qui faisait que les élèves avaient à tout moment un fil conducteur visible qu'ils pouvaient suivre en usant de leur raison (les manuels de jadis observaient euxmêmes scrupuleusement cette méthode, ce qui permettait que les élèves qui, en cours, avaient été distraits ou provisoirement dépassés, et pour lesquels, donc, le fil s'était cassé, retrouvent aisément dans le livre, en rentrant chez eux, la matière et l'ordonnancement du cours). Les nouvelles méthodes prennent le contre-pied de cette approche rationnelle. Elles ont inventé la fable que l'élève peut et doit découvrir lui-même les contenus de savoir en faisant appel à son «imagination» et à sa «créativité» (en réalité, je le répète une nouvelle fois à l'intention des lecteurs qui ne soupçonnent pas la violence de l'œuvre militante destructrice qui a été accomplie dans notre enseignement secondaire, cet abandon de la méthode didactique classique a été uniquement dû au fait qu'elle aboutissait à une certaine différenciation des élèves, les uns étant capables d'acquérir à un certain rythme les connaissances du programme, d'autres se laissant distancer un peu, d'autres un peu plus, d'autres enfin venant à décrocher, différenciation incompatible avec le dogme de l'école unique; c'est pour cette raison qu'on a changé les méthodes; les réformateurs n'ont jamais cru à la plus grande efficacité pédagogique de leurs propres méthodes actives; ils n'ont pas cherché, par elles, à mieux atteindre les mêmes buts que les méthodes clas297
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siques - l'acquisition de solides apprentissages de base dans le primaire, puis des éléments des sciences dans le secondaire -, ils ont imposé les méthodes actives pour atteindre un autre but, à savoir rendre possible l'école « hétérogène» et égalitaire). On se contente donc de fournir à l'élève des matériaux en vrac, parmi lesquels on fait l'hypothèse qu'il puisera de lui-même un savoir. Concrètement, cela se traduit par le fait qu'on l'emmènera souvent, avec sa classe (dans un beau désordre), visiter un musée ou autre lieu extérieur à l'école, ces visites étant supposées piquer sa curiosité et susciter ses interrogations spontanées. On aménagera dans son établissement un « CDI» 109 convivial où il trouvera livres, revues, journaux, cassettes ou DVD qu'il sera libre de consulter ou de ne pas consulter selon son inspiration du moment. Dans la classe même, l'enseignant ne sera pas censé faire un cours suivi et linéaire, tant pendant l'heure même de cours que de semaine en semaine et de mois en mois jusqu'à la fin de l'année. Il est invité par les instructions à procéder plutôt par questions et réponses et par discussions conviviales. Il devra être attentif aux préoccupations, curiosités ou difficultés de chacun, qui sont fort diverses, par définition, dans les « classes hétérogènes»; et il devra, à tout moment, si tous ne suivent pas au même rythme, renoncer à aller au bout d'un développement qui aurait été pourtant nécessaire pour une intellection réelle des choses, revenir en arrière, partir sur des pistes annexes ou carrément étrangères au propos nominal du cours, mais qui excitent la curiosité de tel ou tel. Le plus souvent, dans ces conditions, le professeur ne pourra pas traiter intégralement le programme. On ne lui en fait d'ailleurs plus une obligation, puisque les pro298
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grammes sont rédigés dans un flou artistique permettant toutes les interprétations. Souvent encore, pour compléter et «enrichir» ce non-cours, on fera faire aux élèves des exposés, sur la base de dossiers qu'ils auront été invités à constituer à leur gré. Ces dossiers seront composés d'éléments essentiellement disparates par le fond et par la forme (chapitres de manuels ou de livres, articles de journaux ou de revues, documents audiovisuels ... ). Les élèves n'en auront probablement pas lu, ou pas lu entièrement, les pièces, pas plus que le professeur qui ne les a pas lui-même choisies et se dispensera d'en faire une étude réelle et complète. La classe écoutera d'ailleurs fort distraitement l'exposé, avec un degré d'attention qui dépendra des qualités oratoires ou théâtrales du locuteur, du caractère ludique ou autrement plaisant de la «séquence» (c'est ainsi qu'on appelle désormais au collège ces activités remplaçant la leçon). Il n'y aura donc eu in fine, pour l'apprentissage de ce chapitre du programme, aucune présentation complète et ordonnée, aucun fil conducteur, et par suite aucune véritable analyse. J'entends bien que beaucoup de professeurs des collèges et lycées de France ne procèdent pas de cette manière, parce qu'ils voient bien ce qui est le plus utile aux élèves et qu'ils désirent quand même obtenir un minimum de résultats. Et je sais qu'il y a même de nombreux rebelles qui, négligeant délibérément les instructions officielles, font véritablement, eux, des cours suivis (en espérant n'être pas trop remarqués). Malgré l'existence de ces héros de la conscience et de la raison, la productivité de l'institution reste dans l'ensemble déplorable, puisque ces professeurs, si nombreux qu'ils soient en nombre 299
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absolu, sont une minorité dispersée dans de nombreux établissements, de sorte que c'est bien rarement qu'un élève donné aura eu la chance de n'avoir eu tout au long de sa scolarité que des enseignants de ce type. Moyennant quoi, même les meilleurs élèves des meilleurs lycées et collèges auront eu en général une scolarité marquée à un degré ou à un autre par les nouvelles pédagogies, c'est-à-dire un cursus largement désaxé, erratique et lacunaire. C'est conformément à ces nouveaux principes pédagogiques que seront Il étudiés» au collège et au lycée la guerre de Cent Ans, la Révolution française ou le romantisme. Les leçons consacrées à la guerre de Cent Ans ne seront pas des leçons chronologiques et suffisamment explicatives, venant à leur place précise dans l'histoire de France, c'est-à-dire après un récit détaillé du règne des premiers Capétiens, puis de celui des premiers Valois, et avant un récit détaillé de la reconstruction de la France par Charles VII, Louis XI et Charles VIII. Même flou concernant la Révolution française. L'on « sensibilisera » les adolescents, par diverses touches, et en utilisant un luxe d'images et de vidéos, à la geste jacobine et à ses symboles, mais personne ne prendra la peine de leur expliquer analytiquement comment ces événements se sont déroulés, en les racontant un à un et dans l'ordre (ce qui ne veut pas dire en détail; j'entends bien que l'enseignement secondaire doit rester élémentaire et schématique; mais même cette connaissance schématique fait désormais défaut: nous avons été frappés par le fait qu'aucun de nos étudiants n'a pu répondre correctement à nos questions sur l'histoire de la Révolution, questions qui ne portaient évidemment pas sur les détails, mais simplement sur les structures, les grandes périodes 300
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Constituante, Législative, Conventions girondine, montagnarde, thermidorienne, Directoire, Consulat -, ou sur les événements et «journées» principaux qui provoquent la transition de chacune de ces périodes à la suivante; or ces grandes lignes de l'histoire de la Révolution étaient connues jadis du moindre élève de seconde qui voulait passer en première). Même confusion, sans doute, dans l'étude du romantisme, dont on évoquera quelques «thèmes», sans faire apprendre aux adolescents l'histoire littéraire précise de cette importante période, sans leur donner une liste à peu près complète et synthétique des grands écrivains et de leurs œuvres. Faute qu'on ait formé son esprit selon une démarche rationnelle, l'élève de nos collèges et lycées modernes, quand il devra faire une dissertation ou traiter un sujet d'histoire qui impliqueraient une vraie acquisition du programme étudié, conservera la première et seule approche qu'il ait eue du sujet, c'est-àdire une approche globale et floue. Il ne pourra donc procéder que par associations d'idées, et il sera structurellement incapable d'une argumentation rigoureuse montrant qu'il domine son sujet.
La ruine de l'enseignement du français Puisque je viens d'évoquer les leçons sur le romantisme, j'aimerais dire un mot des ravages particulièrement graves causés par les nouvelles méthodes à l'enseignement du français et de la littérature. Là encore, ces transformations ont eu pour premier motif la volonté de faire la révolution dans et par l'école. Les nouvelles instructions obligent désormais à mélanger la grande littérature, constituée d'œuvres classiques sélectionnées par le suffrage des siècles 301
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pour leur densité et leur vérité humaines, aux articles les plus banals des journaux et magazines, voire à des «faits de langue» purement informels et pragmatiques qui n'ont pas le moindre intérêt, si ce n'est d'être utilisés par tous les « locuteurs», et non pas par l'élite honnie. Pire: elles ont enjoint de remplacer l'étude du fond des textes littéraires, c'est-à-dire de ce qu'il y a évidemment en eux de plus important et de plus intéressant pour les enfants et adolescents, par une étude déplacée, jargonnante et intrinsèquement absurde de leur forme. Bien entendu, l'étude des formes du langage, de la grammaire, des différents types de discours, de la rhétorique, de la stylistique, etc., a sa place dans des études littéraires. Mais ce ne peut être qu'une place seconde. L'enfant doit avoir déjà saisi intuitivement et affectivement la haute valeur des livres pour qu'il puisse avoir envie de «soulever le capot » et de regarder comment ils sont fabriqués. En effet, la forme n'a de raison d'être que de rendre accessible un fond. Les œuvres littéraires sont le moyen privilégié de faire découvrir aux jeunes des univers, des événements, des personnages, des héros, des situations tragiques, comiques, etc., en un mot toute une richesse humaine de nature à nourrir leur esprit; et, bien que cette découverte ne puisse se faire que par l'intermédiaire d'une forme - récit, roman, poème, pièce de théâtre, épopée ... -, le moyen et la fin ne doivent pas être inversés, il n'y a aucun sens à commencer l'étude du français par l'étude des formes, encore moins à la faire consister uniquement en une étude des formes. C'est pourtant l'option qui a été prise par les pédagogies militantes. En lieu et place de l'étude de 302
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la littérature et de l'histoire littéraire, on a introduit, même à l'usage des élèves de sixième - dont on sait, par ailleurs, qu'un sur deux sait à peine lire -, un jargon pseudo-linguistique qui, outre son aspect gauche et pataud, constitue, sur le fond, un recul manifeste par rapport à la grammaire et à la rhétorique traditionnelles. En voici un échantillon. Les élèves de sixième sont censés apprendre et utiliser couramment les notions de « discours », de « morphosyntaxe », de « champ lexical », d'« homophonie », d'«émetteur», d'«étapes narratives». Ils doivent pouvoir reconnaître dans tout récit, indépendamment de ce qu'il narre, des éléments formels tels que «comparants Il et «comparés », «situations initiales », «situations finales» et « éléments perturbateurs Il (c'est -à-dire ceux qui vont «perturber Il la « situation initiale Il et conduire à la «situation finale»), «héros» et «opposants Il (les «opposants» étant les «ennemis du héros»), etc. Ils doivent encore, entre deux parties de jeux vidéo à la récréation, acquérir une science élaborée des « formes du discours », c'est-à-dire savoir discerner la (docution» et l' (<Înterlocution », le «récit à la première personne Il et celui «à la troisième personne », les «contes », les textes «narratifs », «descriptifs », « argumentatifs », « documentaires» et «parodiques », les « jeux théâtraux », les «vignettes Il (de bande dessinée), les «lettres Il et, dans celles-ci, les différents (( niveaux de langue », comprendre qu'une image peut être elle-même «narrative», etc., etc. Tout cela est exigé d'enfants qui ont dix ou onze ans et n'ont pas encore lu Les Trois Mousquetaires ni Les Lettres de mon moulin ni La Chartreuse de Parme, encore moins, cela va sans dire, lu ni vu Les Plaideurs ou Le Malade imaginaire! 303
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Il est clair que, confrontés à ce salmigondis (à la fois trop compliqué et insolite dans la forme, et trop dramatiquement pauvre sur le fond, pour qu'on le comprenne et qu'on en fasse un outil familier d'analyse; Dieu sait ce qu'en retiennent la plupart des professeurs de collège et comment ils l'enseignent!), les élèves seront à tout jamais dégoûtés de lire des œuvres littéraires, puisqu'ils n'auront eu d'elles que l'idée rébarbative que leur en auront donnée les très brefs extraits qui figurent dans les manuels, extraits choisis non pour leur intérêt intrinsèque et leur capacité à leur faire découvrir les merveilles du monde et les richesses de la vie humaine, mais simplement au titre d'exemples de ce que sont un cc récit à la troisième personne )), ou le récit d'un cc narrateur étranger à l'histoire qu'il raconte)) par distinction de celui d'un cc narrateur qui est aussi un personnage de l'histoire)). Ainsi, on prétend faire acquérir un savoir théorique au second degré sur la linguistique, la sémiotique et la stylistique à des enfants et adolescents qui n'ont encore rien lu et auraient surtout besoin de pratiquer d'abord les lectures les plus vastes possible, des plus légères (la littérature dite enfantine) aux plus denses, de Tintin à l'Iliade. Or seule pourrait les motiver à faire ces lectures l'excitation qu'ils éprouveraient à découvrir les aventures, les grandeurs et les drames de la condition humaine, et à trouver des réponses aux premières questions morales, psychologiques, politiques, sociales qu'ils se posent. Cette découverte était le but premier des cours de français de l'enseignement secondaire traditionnel, et elle était possible parce que les adolescents étaient guidés dans cette initiation par des professeurs passablement cultivés, qui connaissaient suffisamment d'histoire, de 304
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morale, d'esthétique, de sociologie et de politique - au-delà de leur connaissance technique de la grammaire et de la rhétorique - pour parler valablement à leurs élèves de ces sujets de fond. C'est seulement ensuite que les élèves pourraient réfléchir sur les « formes du discours ». On ne peut avoir envie de disséquer les « formes» de la fable ou du roman que si l'on a d'abord adoré, au premier degré, La Fontaine, Dumas ou Kipling. Inverser cet ordre naturel est une erreur aussi monstrueuse que celle qui consisterait à prétendre enseigner à un enfant la grammaire avant qu'il ne sache parler. La tradition de l'enseignement secondaire l'a d'ailleurs toujours su, qui a situé la classe de «rhétorique» à la fin du cycle des humanités, et certes pas à son début. On est surpris de constater que ces programmes de sixième se poursuivent en cinquième, quatrième, troisième, seconde, etc., presque sans changements. Toujours l'étude des mêmes « formes de discours », avec seulement une certaine évolution des exemples littéraires (de plus en plus orientés idéologiquement). La quasi-invariance même de ces programmes d'une classe à l'autre montre bien leur non-pertinence et leur échec. Si l'on en est encore, en terminale, à tenter de faire comprendre aux élèves ce qu'est un « champ lexical », c'est qu'on n'aurait pas dû leur présenter cette notion en sixième. L'absurdité et la nuisance de ces programmes résident surtout dans ce qu'ils omettent, et, en pratique, interdisent. Que de temps perdu à ne pas avoir fait découvrir aux élèves Chrétien de Troyes, Ronsard, Montaigne, Racine, Pascal, Diderot, Balzac ou Chateaubriand, ou, dans les lettres étrangères, Boccace, Shakespeare, Cervantès, Goethe, Dostoïevski ou Manzoni! 305
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Pourquoi et comment cette transfonnation folle et véritablement nihiliste de l'enseignement du français a-t-elle été décidée? Il y a d'abord et toujours la même cause politique obsessionnelle, la volonté de construire une école unique d'où doit être bannie, ou réduite à la portion congrue, la culture des anciennes élites sociales. Les élèves du peuple ne regardent que la télévision, ne lisent, quand ils lisent, que L'Équipe, n'utilisent le langage qu'à des fins pragmatiques. C'est donc ces «faits de langue))-là qui doivent être la matière première du cours de français. Du moins n'acceptera-t-on aucune sorte de hiérarchie entre les différents types de « faits de langue )). Montaigne, c'est bien, mais un article du Nouvel Observateur ou du Monde, c'est tout aussi bien, de même qu'un document administratif ou le texte d'un dépliant touristique, ou que, bien entendu, la langue des banlieues et du rap qu'il ne faut surtout pas « discriminen). Mais quid de la très étrange insistance mise sur l'étude de la forme au détriment du fond? Je crois que c'est là un fruit défraîchi de l'idéologie structuralomarxiste qui faisait rage en France dans les années 1960 et 1970, années où ont été fonnés nos actuels inspecteurs généraux de français. Reprenant à leur compte les analyses des grands gourous comme Derrida, Barthes ou Bourdieu, ils ont réellement cru que la fonne primait le fond, ou plutôt qu'il n'y avait que des fonnes, pas de fond, qu'il n'y avait pas de logos humain capable de dire la vérité des choses, mais seulement des structures agissant d' elles-mêmes (( le médium, c'est le message)), «ça parle)),
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qu'une illusion métaphysique qu'il convient de (( déconstruire ». Le fait de croire que la littérature parle réellement de la vie, du monde et de l'homme est de l'idéalisme, et l'idéalisme est de droite. Ceux qui ont conçu les nouveaux programmes de français (et fixé l'épure des nouveaux manuels) ont donc cru que leur tâche de militants consistait essentiellement à apprendre aux enfants à ne pas se laisser séduire par les sirènes de la littérature, toujours porteuse de vaines illusions «bourgeoises », qu'ils devaient leur donner les outils permettant de déconstruire les formes de la prétendue littérature classique. Emportés par cet élan militant, ils ont décidé d'armer de conscience critique et hypercritique des enfants de dix ou onze ans qui n'ont encore rien appris de ce qu'il y a à critiquer. Jean-Paul Brighelli a défini l'Éducation nationale d'aujourd'hui comme la « fabrique du crétin» 110. Il visait sans doute un système plutôt que des hommes, puisqu'on peut admettre que des crétins soient fabriqués par des gens intelligents qui s'y prennent mal. Mais je crois que l'Éducation nationale a désormais dépassé ce stade et qu'il y a aujourd'hui de vrais crétins parmi les cadres mêmes de la fabrique, au premier rang desquels les inspecteurs généraux de français. Car il faut qu'ils le soient pour qu'ils aient conçu cette machine à décerveler les enfants et, surtout, pour qu'ils n'aient pas compris tout ce qu'ils faisaient perdre à jamais à la jeunesse française en la privant méthodiquement de tout contact avec la grande littérature universelle.
Le recul de l'esprit de finesse Je peux maintenant en revenir à la question du déficit des capacités rationnelles et analytiques que 307
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nous constatons lorsque nous examinons les produits de notre nouvel enseignement secondaire. Un des points qui nous frappent et nous peinent le plus est que, lorsque nous posons à nos candidats des questions un peu fines, qui doivent leur permettre (car nous avons peu de temps) de nous démontrer en quelques minutes leurs capacités de discernement et leur potentiel intellectuel, nombre d'entre eux ne comprennent pas ce qu'il y a de spécifique dans les sujets proposés, leur «pointe ». Ils perçoivent, bien entendu, le thème général dont relève le sujet et peuvent donc se lancer avec ardeur dans des variations rhapsodiques sur ce thème. Mais, bien souvent, ils ne répondent pas à la question précise qui était posée, et nous sommes obligés de conclure que c'est parce qu'ils ne l'ont pas comprise. Par exemple, un sujet intitulé: «Les sciences sociales sont-elles vraiment des sciences?» ne pose pas la même question que d'autres qui auraient respectivement pour intitulés: «Qu'appelle-t-on "sciences sociales"? », «Quel est l'objet des sciences sociales? », «Sciences sociales et sciences de la nature», «Les méthodes des sciences sociales», «Les sciences sociales peuvent-elles faire des prévisions déterministes? », «Pourquoi les Allemands ont-ils appelé les sciences sociales des "sciences de l'esprit" ? », etc. Confrontés à ces différentes formulations, nombre d'élèves n'y voient que le même chat gris. Nous pensons que cette malvoyance intellectuelle est due largement au fait que leur esprit a été formé par les approches globales-intuitives des nouvelles pédagogies. Il n'a pas été entraîné à démonter une question en descendant jusqu'à ses éléments de base, comme on démonte un meccano jusqu'aux boulons et 308
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aux écrous, et à faire ces allers et retours méthodiques entre analyse et synthèse qui caractérisent toute démarche véritablement rationnelle. Ils ne peuvent donc discerner la pointe logique et indubitable d'une argumentation, ou la raison logique précise d'une erreur. Et ils ne peuvent donc pas repérer dans l'intitulé d'un sujet le détail qui confère aux formules employées leur vrai sens. Il faudrait d'ailleurs faire remarquer à M. Pierre Tapie et aux directeurs d'écoles d'ingénieurs qui se plaignent surtout du faible niveau scientifique des lycéens français d'aujourd'hui que cette situation pourrait bien être due, tout autant qu'aux errements des enseignements scientifiques du lycée, à la ruine de l'enseignement littéraire que nous venons d'évoquer. Ce n'est pas un hasard si, depuis deux mille quatre cents ans qu'existent des écoles en Occident, on a conçu l'enseignement secondaire comme devant comporter une part à peu près égale de trivium et de quadrivium, c'est-à-dire de lettres et de sciences, avant que l'étudiant, ayant passé avec succès le baccalauréat, puisse accéder aux facultés supérieures où il se spécialisera. La raison en est que ces deux univers sont l'un et l'autre indispensables pour la formation complète et équilibrée de l'intelligence. En effet, chacun d'eux est seul à pouvoir forger certaines capacités intellectuelles qui, ensuite, serviront universellement, quelle que soit la spécialité finalement choisie par l'étudiant, lettres, sciences, droit ou médecine ... L'étude du français est précieuse pour le futur mathématicien ou le futur physicien, comme celle des mathématiques est précieuse au futur spécialiste d'épigraphie grecque. Il vaut la peine de s'arrêter un instant sur ce paradoxe. 309
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L'étude des langues et celle de la littérature, des arts et de la philosophie sont l'exercice le plus efficace qu'on ait trouvé pour forger dans l'esprit des enfants et des adolescents certains outils intellectuels de base, certains habitus de la raison nécessaires à tout usage structuré de la raison. Cela commence avec l'étude de la grammaire et de ses formes, se poursuit avec l'analyse des textes littéraires, de leurs nuances dramatiques ou psychologiques, de leurs arrière-fonds historiques divers et complexes, et se perfectionne avec l'étude des langues, spécialement des langues difficiles et/ou anciennes comme l'allemand, le latin et le grec, ou, a4jourd'hui, pourquoi pas, le japonais ou le chinois. Car seules ces disciplines accoutument l'esprit de l'adolescent à discerner et manipuler certaines structures complexes de la pensée. C'est à ce titre que le latin, par exemple, est un instrument pédagogique supérieurement puissant, susceptible de donner aux élèves ce sens même du détail et de la nuance subtile dont nous regrettons l'absence chez tant de lycéens d'aujourd'hui. En latin, en effet, une même phrase de trois lignes peut changer complètement de sens selon qu'un seul mot se termine par a ou par o. On ne peut donc pas traduire avec exactitude si l'on n'est pas extrêmement attentif aux détails, et donc, le fait de passer des années de leur jeunesse à faire des versions et des thèmes latins permettait aux élèves qui faisaient jadis leurs humanités d'acquérir un sens aigu de la précision. TI est vrai que, pour apprendre le latin, il fallait savoir par cœur les nombreuses règles et leurs exceptions, et faire de multiples versions et thèmes, dûment corrigés par des professeurs laborieux et consciencieux. C'était donc un apprentissage long et 310
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périlleux, qui occupait beaucoup de temps dans une scolarité. Mais il finissait par donner à l'esprit l'habitude et la capacité de discerner à coup sûr certaines structures grammaticales et sémantiques abstraites très précises, aussi précises et complexes que les idéalités mathématiques, bien que d'une nature gnoséologique différente, puisqu'elles ont pour matière les mots de la langue, qui sont aussi ceux de la pensée. À l'élève qui les découvrait et les maîtrisait progressivement, elles fournissaient des matrices intellectuelles qui leur permettaient de reconnaître par intuition immédiate - ce qu'on appelle l'esprit de finesse, si bien analysé par Pascal - toutes sortes de raisonnements et de démarches de pensée complexes, utilisés dans les domaines les plus divers, y compris dans les sciences (qui ne sont pas toutes purement formelles comme les mathématiques, et font couramment appel à l'intuition et à la « reconnaissance de formes»). La valeur pédagogique du latin allait ainsi bien au-delà de son intérêt historique, et à supposer que celui-ci ait aujourd'hui baissé pour nos jeunes voués aux activités économiques d'un monde mondialisé, celle-là demeure. On peut donc se moquer tant qu'on veut du latin, cette langue morte dont on souligne avec complaisance qu'on ne peut tout de même pas continuer à l'enseigner jusqu'à la fin des temps, ces moqueries n'auraient de fondement que si le latin avait été effectivement remplacé dans notre enseignement par une autre discipline donnant des outils d'une puissance équivalente ou supérieure pour former l'intelligence intuitive et l'esprit de finesse. Je ne sache pas que ce soit le cas. Le problème est que certains étudiants, malgré tout, ont un esprit normalement structuré, possèdent 311
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
la capacité de discerner des détails et des nuances, sont dotés réellement d'esprit de finesse, ont une intelligence capable de se repérer sans confusion dans des structures complexes de la langue, de la société ou du monde. S'Us ont ces capacités, c'est parce que leur esprit a été formé ainsi au sein de leurs familles, ou grâce aux sollicitations de leur milieu social, ou grâce au sacerdoce de professeurs hors normes en désaccord intime avec l'institution qui les emploie. Ces étudiants-là comprennent les sujets proposés, les traitent correctement, ont de bonnes notes et sont reçus aux concours. Après quoi le ministère et ses idéologues patentés peuvent bien venir se plaindre des grandes écoles qui seraient « élitistes» et ne recruteraient pas d'élèves de milieux défavorisés. C'est l'hôpital qui se moque de la charité! Car s'il en est ainsi, c'est parce que, d'une part, les réformes conçues et décidées par les socialistes ont cassé la méritocratie républicaine en empêchant les bons élèves issus des milieux populaires de progresser dans et par l'école, et que, d'autre part, ces mêmes socialistes n'ont cependant pas encore réussi à tuer tous les « bourgeois Il français, malgré tous leurs efforts haineux.
4. Une note d'espoir Concluons cependant par une note d'espoir. Je vais raconter maintenant une expérience qui prouve que rien dans la situation actuelle de l'école n'est fatal, que tout pourrait être reconstruit, et même l'être assez aisément, pourvu qu'on change de prisme idéologique et qu'on revienne à des méthodes d'enseignement éprouvées. 312
La destruction de l'école publique en France
Mon expérience de professeur s'est en effet considérablement enrichie il y a quelques semaines quand j'ai eu l'honneur de faire classe, pour la première et sans doute, hélas, la seule fois de ma vie, à des enfants de l'école primaire (des CMI et CM2). J'ai effectivement le projet d'écrire un manuel d'histoire pour le «cycle 3» du primaire. J'ai donc éprouvé le besoin de rendre visite à quelques classes, d'abord pour me ressouvenir de ce à quoi ressemblent des enfants de huit à dix ans, ensuite pour constater par moi-même comment ils appréhendent et peuvent comprendre des leçons d'histoire, avec quel niveau de précision l'instituteur doit les aborder, quelle place il doit accorder, à ce niveau d'enseignement, à l'image, au pittoresque, à l'anecdote concrète, aux exemples moraux édifiants, voire au mythe et à la légende. J'avais en tête, comme il est naturel, mes propres souvenirs d'enfance. Je me souvenais aussi de mes récentes lectures de quatre ou cinq manuels du primaire datant des deux premiers tiers du xxe siècle (c'est-à-dire d'avant les réformes pédagogiques et la promotion des méthodes «actives»). J'avais été frappé par le fait que ces manuels, qui sont «simples» si l'on veut, en ce sens qu'ils utilisent un vocabulaire élémentaire et ne consacrent évidemment que peu de pages à chacun des grands événements de l'histoire de France, n'en sont pas moins détaillés et démonstratifs, avec mention précise de faits, de dates, de noms propres, le tout exposé selon une chronologie rigoureuse, chaque leçon étant en général suivie d'un résumé que les enfants d'alors devaient apprendre par cœur. Les enfants d'aujourd'hui étaient-ils si différents? Fallait-il, avec eux, renoncer à toute rationalité, à toute rigueur, à tout récit structuré, c'est-à-dire 313
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
chronologique et continu? Fallait-il leur parler à la façon des manuels modernes, qui s'adressent à eux comme à des débiles mentaux, qui leur proposent de simples activités d'« éveil •• avec dessins de pyramides et de châteaux forts à colorier, petits «flashs •• sur tel ou tel événement, non reliés entre eux, images cinq fois plus grandes que le texte (ce qui, soit dit en passant, n'est pas le cas dans les manuels allemands ou suisses que j'ai également consultés)? J'en aurais le cœur net si j'avais l'opportunité d'avoir moi-même en main une vraie classe. Je ne veux pas citer, pour ne pas les compromettre, les noms du directeur d'école et des institutrices qui, informés de mon projet, voulurent bien m'accueillir. Disons que c'était quelque part en France, et dans une école dont le directeur apprécie peu les pédagogies nouvelles. L'institutrice de CM2 me fit savoir qu'elle faisait une leçon d'histoire toutes les semaines un certain jour. Ils en étaient cette semaine-là à Louis Xv. Elle m'invitait donc à faire cours sur Louis XV, mais je devrais d'abord interroger les enfants sur Louis XIV, objet de la leçon précédente. Je révisai intensément les règnes de ces deux rois et, le jour dit, me retrouvai devant la classe. Je commençai l'interrogation. - Les enfants, quelqu'un peut-il me dire en quelle année est né Louis XW? - Moi, M'sieu ! Moi, M'sieu! Quinze ou vingt mains s'étaient levées avec un bel enthousiasme. On donna la bonne réponse, puis je demandai: - Et quelqu'un peut-il me dire quand il est devenu roi? 314
La destruction de l'école publique en France
- Moi, M'sieu! En 1661. - Ah non, cela c'est la date où il a commencé à gouverner par lui-même. Mais, à cette date, il était déjà roi depuis longtemps. Depuis quand l'était-il? - Moi, M'sieu! Depuis 1643, à la mort de son père! - C'est très bien, les enfants. Et quelqu'un sait-il quand il est mort? Tous répondent d'une seule voix « 1715 », comme si la question était trop facile. Mais un élève garde le doigt levé. - Il est mort le 1er septembre 1715! Ignorant cette précision, je ne prends pas le risque de contredire le jeune savant. Mais je commence à être vraiment intrigué... - Maintenant, les enfants, qui peut me dire qui Louis XIV a-t-il eu comme ministres? - Moi, M'sieu! Colbert! - Certes. Mais encore? - Moi, M'sieu! Moi, M'sieu! Le Tellier, Louvois! - De quoi étaient-ils ministres? - De la guerre! - Bien. Pour revenir à Colbert, qui peut me dire ce qu'il a fait? - Moi, M'sieu! (Comme toujours, plusieurs bras se sont levés.) Il a reconstruit une flotte de bateaux français, il a créé des manufactures, c'est-à-dire des usines. Et aussi l'Observatoire de Paris. - Bien, et qui était le savant italien qu'il a fait venir en France pour diriger cet important établissement? - Moi, M'sieu! Moi, M'sieu ! Cassini! L'interrogation se poursuit encore quelques minutes sur ce rythme et avec ces brillants résultats. 315
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
Puis j'entame mon cours sur Louis xv. Je n'insiste pas trop sur ses maîtresses (mais des élèves connaissaient la Pompadour), ne veux pas trop insister non plus sur les vaines guerres du XVIIIe siècle et la perte du Canada (mais un élève me cite Montcalm). Puis j'ai une idée plus positive. - Savez-vous, les enfants, que c'est sous Louis XV qu'a été réalisée la première carte complète et détaillée de la France? Elle l'a été par le propre petit-fils de ce Cassini dont nous avons parlé tout à l'heure, dont la famille s'était installée dans notre pays. Cette carte était, à peu de chose près, au 1/90000... Je me tourne vers l'institutrice: ont-ils déjà étudié les échelles? Elle fait un signe de tête négatif. - Les enfants, c'est très simple! Cela veut dire que la carte est 90 000 fois plus petite que la réalité. L'un d'entre vous peut-il donc me dire combien 1 centimètre de la carte représente sur le terrain? Je vois les enfants hésiter. Personne ne semble pouvoir répondre. J'enchaîne donc sur un autre sujet. Puis soudain, dans un blanc, un tout petit bonhomme assis au premier rang dit d'une voix sourde, mais décidée: - 900 mètres. Il avait réfléchi tout seul dans son coin et nous donnait maintenant, tout fier, la bonne réponse. Je quitte cette classe délicieuse et me rends en CMI où je dois simplement avoir une conversation avec les élèves et l'institutrice. Je remarque la différence d'âge, le côté plus bébé des visages. Mais je constate le même enthousiasme. - Les enfants, qu'avez-vous étudié ces dernières semaines? - Les Mérovingiens! 316
La destruction de l'école publique en France
- Bien. Pouvez-vous me citer des rois ou reines mérovingiens? - Moi, M'sieu! Moi, M'sieu! Clovis, Frédégonde, Dagobert! - Qui était le ministre de Dagobert? - Moi, M'sieu! Saint Éloi! - De quoi était-il ministre? - Des finances! Etc., etc. Les enfants purent m'expliquer comment avait pris fin cette dynastie, à quelle date, comment s'appelait le premier roi de la nouvelle dynastie carolingienne, qui étaient ses père et fils, et aussi à quelle date et en quelle ville Charlemagne fut sacré empereur. - Les enfants, aimez-vous la France? - Oui! Oui! - Alors la suite de votre cours d'histoire de cette année va beaucoup vous intéresser. Vous allez continuer à apprendre comment la France s'est formée, le rôle qu'ont joué à cet égard Hugues Capet, Philippe Auguste, saint Louis, comment la guerre de Cent Ans a affermi la nation ... À propos de cette guerre, quelqu'un sait-il déjà quels en sont les grands personnages? Plusieurs mains se lèvent aussitôt. - Moi, M'sieu! Moi, M'sieu! Jeanne d'Arc! Du Guesclin! L'enfant a prononcé Du Guesclin en faisant entendre un « s» entre « Gué» et « clin II, ce qui semble indiquer qu'il a découvert ce personnage non parce que quelqu'un lui en a parlé, mais à la faveur d'une lecture qu'il a faite par lui-même. Vu le ton de la réponse, je devine que cette lecture a singulièrement excité sa curiosité et nourri son imagination. 317
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
Je remercie la maîtresse, quitte la classe et retrouve le directeur dans le couloir. Je le félicite chaleureusement du surprenant travail accompli et de ses résultats. J'ai trouvé ce que j'étais venu chercher: la preuve absolue que les enfants de plus de sept ans ont réellement l'âge de raison et sont non seulement capables, mais hautement désireux de découvrir le monde. Les anciens manuels avaient donc parfaitement raison de s'adresser à eux comme à des êtres capables d'apprendre et de retenir. Les enfants auxquels s'adressaient ces manuels sont toujours là, intellectuellement et psychologiquement identiques d'une génération à l'autre (les petites différences vestimentaires ne changent évidemment rien à ce fait anthropologique majeur), et ceci malgré tout ce que la novlangue pédagogique peut dire au sujet du cc changement de population Il qui aurait affecté nos écoles. Pourquoi donc, sinon par le fait d'un biais idéologique littéralement criminel, s'adresse-t-on à eux désormais comme à des handicapés mentaux? Ma décision est donc prise. Je ferai ce nouveau manuel et je militerai pour que se créent en France à nouveau des écoles où l'on puisse donner une instruction solide à ceux qui le veulent et le peuvent. Mais le visage du directeur s'assombrit. - Hélas, cher monsieur, je suis triste quand je songe que ce goût d'apprendre et de savoir que vous avez constaté aujourd'hui chez nos élèves va probablement disparaître quand ils entreront au collège. Là, ils seront étouffés, gâchés, éteints. Les meilleurs seront laissés en friche, quand ils ne seront pas montrés du doigt. Ils oublieront ce que nous leur avons appris. La dynamique que nous avons déclenchée en eux sera brisée. Sauf s'ils ont la chance de tomber sur 318
La destruction de l'école publique en France
des professeurs rebelles, décidés à braver leurs inspecteurs et à risquer leur carrière. Comme moi, ajoute-t-il en souriant. Je ne peux donner tort à mon interlocuteur, puisque je sais dans quel état ces enfants ont toutes chances d'être d'ici à quelques années. Il me suffit de me remémorer les étudiants bac + n dont on a lu plus haut les exploits. La question est donc: combien de temps encore la France va-t-elle supporter sans réagir l'assassinat intellectuel de sa jeunesse?
CHAPITRE XI
La liberté scolaire, une nécessité pour l'Europe 111
Comment doivent être organisés les systèmes éducatifs dans les pays modernes s'ils doivent être en mesure d'atteindre leurs buts - donner aux sociétés le haut niveau scientifique et d'expertise dont elles ont besoin, aux individus les meilleures chances d'aller au bout de leurs potentialités? Cette question comporte un volet conjoncturel et un volet structurel. Nous assistons en ce moment à une médiocrisation certaine des niveaux de formation scolaire et universitaire en Europe. Beaucoup de pays européens ont adopté des politiques éducatives égalitaristes qui rendent impossible la formation normale d'experts et de scientifiques de haut niveau. La situation est bien différente en Amérique du Nord et en Extrême-Asie (Japon, Chine, Corée, Singapour... ), où les systèmes éducatifs sont, en général, sélectifs et concurrentiels et ne recherchent pas l'égalité comme telle, mais la plus grande efficacité éducative et scientifique. Dans ces pays, les niveaux tant moyens que supérieurs de 321
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formation sont mieux assurés qu'en Europe. Nous assistons donc à un enfoncement relatif de notre continent par rapport à ses deux principaux rivaux géopolitiques. À terme, cela signifie que l'Europe est menacée de perdre ses positions économiques. En effet, ce sont les pays qui sont à la pointe des sciences et des technologies qui produisent le plus de valeur ajoutée. Étant donné que la qualité de la main-d'œuvre des pays émergents tend à rejoindre celle des pays européens, mais pour des salaires inférieurs, le niveau d'emploi en Europe baissera inexorablement si nous ne créons pas des emplois hautement qualifiés au même rythme où nous en supprimons de faible qualification, et cela dépend en grande partie de la qualité de nos systèmes d'enseignement et de recherche. Dans le passé, la grandeur de l'Europe a été assurée par sa science, ce qui n'a évidemment pas été sans lien avec le fait que les hautes performances intellectuelles y ont toujours été prisées et encouragées. Or beaucoup de pays européens semblent désormais s'être passé le mot: ne formons plus de savants, méprisons le savoir, nions sa difficulté, distribuons démagogiquement les plus hauts diplômes à toute la population, puisqu'elle les réclame. Elle sera contente et les hommes politiques seront réélus. Dramatique aveuglement... Comment les Européens en sont-ils arrivés là? C'est là que nous rencontrons le problème de structure. Depuis quelques dizaines d'années, nous avons confié l'éducation à d'immenses bureaucraties de fonctionnaires peu productives et largement irresponsables, qui s'opposent de toutes leurs forces à toute tentative de réforme et refusent que d'autres acteurs 322
La liberté scolaire, une nécessité pour l'Europe
de la société civile interviennent dans l'éducation. C'est ce problème structurel des institutions scolaires qui, je crois, est responsable des difficultés actuelles de l'éducation dans maints pays européens. Je crois donc qu'il faut avoir le courage de mettre en chantier une réflexion fondamentale sur les structures de l'éducation. Le premier constat que nous devons faire est que rien, ni économiquement, ni politiquement, ni philosophiquement, ne fonde la prétention des États à exercer un monopole éducatif. L'éducation, c'est la transmission des valeurs, des savoirs et des savoir-faire. Ce n'est que si l'État produisait et détenait ceux-ci qu'il pourrait prétendre être le seul à pouvoir les transmettre. Or ce n'est pas le cas. Les valeurs morales sont produites par la société civile éclairée par les Églises et les autres forces spirituelles, et elles sont détenues au sein des familles et des divers milieux sociaux à toute échelle, au-dessous et au-dessus des États. Les savoirs et les savoir-faire sont créés et détenus par la communauté scientifique et par les professions. Lorsque l'État prend en charge l'éducation, il se substitue donc indûment à ces différents acteurs. Il peut avoir de bonnes raisons de le faire à certaines périodes de l'histoire, quand, pour des raisons d'ordre public (dont il a légitimement la charge), il croit devoir empêcher tel acteur religieux ou partisan d'exercer un monopole éducatif de fait, ou si le besoin scolaire est tel que la dépense publique seule peut en assumer la charge. Mais ces conditions sont par définition circonstancielles. L'État ne peut revendiquer une compétence permanente et structurelle en la matière. Et cette prétention contraire à la nature des 323
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
choses devient un abus manifeste lorsque certaines forces politiques s'emparent de l'éducation publique dans une optique non pas éducative, mais partisane, ou que des corporations s'accrochent au statut public de l'enseignement dans le seul but de continuer à bénéficier des privilèges économiques afférents à des services soustraits à la concurrence.
1. Les leçons de l'Histoire L'histoire nous donne à ce sujet des indications fort claires. L'école commence en Occident avec les cités grecques, premières sociétés où il y a une science constituée et des institutions spéciales, les écoles, pour la transmettre aux générations nouvelles. Or le régime de ces premières écoles est libéral. Ce sont des personnes privées qui ouvrent des écoles primaires ou secondaires. La réflexion sur la rhétorique et les sciences politiques commence au milieu du ye siècle sous l'égide des sophistes, qui sont des professeurs privés allant chercher fortune de ville en ville. Les premiers groupements de savants comme la secte pythagoricienne, ou les écoles de philosophie, l'Académie, le Lycée, le Portique, le Jardin, sont des confréries, indépendantes elles aussi des cités, même si elles bénéficient parfois des subsides de riches « sponsors » qui peuvent être des hommes politiques, tel Platon qui a fondé l'Académie avec l'immense fortune de Dion de Syracuse. Dans l'Antiquité grecque tardive, il est vrai, quelques cités interviennent dans l'éducation au niveau des éphébies, cette sorte de service militaire que les jeunes suivent entre dix-huit et vingt ans et où, en marge des exercices militaires, ils bénéfi324
La liberté scolaire, une nécessité pour l'Europe
cient d'un petit nombre d'enseignements théoriques. De même, on peut dire que l'État intervient dans la recherche scientifique, puisque ce sont les rois hellénistiques qui créent le musée et la bibliothèque d'Alexandrie ou de Pergame 112. Mais, au total, les États ont été extérieurs à l'élaboration de la paideia grecque. Signalons le contre-exemple absolu de Sparte dont l'éducation était entièrement étatisée, mais n'avait aucune dimension intellectuelle, si bien que toute science et toute culture disparurent définitivement de cette cité lorsque l'État s'y mêla d'éduquer la jeunesse. La République et l'Empire romain ne seront pas plus interventionnistes dans les enseignements primaire et secondaire, sauf à la fin du Bas-Empire qui est une période de décadence. Les choses changent avec la christianisation de l'Empire et avec les invasions barbares. Ces invasions aboutissent à la ruine des écoles existantes. L'Église devient alors le seul refuge de la culture. En effet, saint Augustin, dans le De doctrina ch ris tiana, avait soutenu que les clercs, pour être capables de lire et d'interpréter l'Écriture sainte, doivent se former d'abord aux lettres profanes (avant de devenir évêque, Augustin avait été professeur de lettres de l'enseignement secondaire; il connaissait la valeur de cette formation pour forger des intelligences capables d'accéder à des savoirs de type scientifique, que ce soit en théologie ou dans les sciences profanes). Pendant tout le haut Moyen Âge, monastères et évêchés seront donc les seuls lieux où se transmettra l'éducation classique au profit des jeunes clercs et d'une partie de l'élite séculière. Il faut bien comprendre, toutefois, que le rôle éducatif de l'Église est distinct de ses rôles pastoral et 325
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
sacramentel. Il Y a donc eu une sorte de confusion des genres dans le fait que, pendant des siècles, elle ait dû transmettre à la fois l'Évangile et les savoirs profanes. C'est ce qui explique que, dès le Moyen Âge classique (Xue-XIW siècles), avec la spectaculaire croissance démographique, économique et urbaine qui survint à cette époque, le besoin se soit fait sentir de créer des centres d'enseignement séculiers. Le problème qui se posa alors fut d'assurer l'autonomie de ces centres par rapport aux différentes puissances sociales, spirituelles ou temporelles. Certaines universités s'appuyèrent sur les États pour s'affranchir de la tutelle des épiscopats locaux, d'autres s'appuyèrent à l'inverse sur la papauté pour se protéger des nouveaux grands États royaux. Dans l'ensemble, les universités surent rester autonomes. Elles vivaient en faisant payer leurs étudiants, mais elles bénéficiaient aussi de dons généreux et de fondations provenant des grandes puissances féodales, ecclésiastiques ou séculières. Elles géraient elles-mèmes leurs corps professoraux et la collation de leurs grades. À l'époque de l'humanisme, la vie intellectuelle se passa de plus en plus à l'extérieur des universités - sauf en Espagne, où il y eut au XVIe siècle, comme on sait, une néo-scolastique particulièrement brillante. La recherche eut pour centres les « académies Il de savants qui fleurirent aux xvue et XVIIIe siècles. L'éducation, elle, fut partagée entre le système des précepteurs privés employés par les familles aisées, les vieilles universités et les nouveaux collèges créés par de grands ordres religieux Uésuites, maristes, oratoriens ... ) bénéficiant, dans certains cas, du soutien financiers des autorités locales (seigneurs, villes). Là encore, les États, en tant que tels, furent peu 326
La liberté scolaire, une nécessité pour l'Europe
présents (la création du Collège de France par François 1er et celle des grandes académies nationales par Richelieu et Colbert sont les exceptions qui confirment la règle). C'est seulement parce que le parlement de Paris avait demandé et obtenu, en 1762, l'expulsion des jésuites que l'État dut envisager la création d'un personnel enseignant dépendant directement de lui pour fournir d'urgence les professeurs appelés à remplacer les jésuites dans la centaine de collèges ayant appartenu à la Compagnie. Ce fut d'ailleurs un essai avorté, et l'enseignement public ne commença à exister en pratique qu'à la fin de la Révolution, avec l'institution des « écoles centrales » bientôt transformées par Napoléon en «lycées», ou encore avec la création au début du XIXe siècle, par Wilhelm von Humboldt, de l'université de Berlin. Il est vrai qu'à la fin de ce même siècle, l'intervention des États se généralisera. Mais ce n'est qu'en France qu'elle prendra la forme de la revendication d'un monopole absolu, dans le cadre d'une campagne anticléricale fanatique. Dans les autres pays d'Europe, un certain pluralisme se maintiendra, puisque les Églises, catholiques ou protestantes, et les ordres religieux, conservent jusqu'à aujourd'hui bon nombre d'écoles et d'universités, tout en bénéficiant, le cas échéant, de financements publics. Ce rapide tableau historique nous procure déjà un certain nombre d'enseignements. - L'État n'a été dans l'histoire de l'éducation qu'un acteur parmi d'autres, et essentiellement à date récente. Il est donc faux que l'éducation d'État soit une norme. - En revanche, il est un caractère des institutions éducatives qu'on retrouve à peu près à toute époque 327
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
et qui doit donc avoir une raison d'être structurelle. C'est qu'elles n'ont presque jamais été des activités purement libérales. Elles ont rarement fonctionné avec les seules contributions versées par les élèves et leurs familles et ont souvent bénéficié de ressources « hors marché li provenant des Églises, des puissances féodales, des villes, des communautés locales et parfois des royaumes, c'est-à-dire d'institutions pérennes disposant de rentes permanentes ou habilitées à collecter l'impôt ecclésiastique ou séculier. - Savants et professeurs ont toujours été jaloux de leur autonomie par rapport aux forces sociales privées ou publiques qui assuraient tout ou partie de leur financement. En effet, ils comprenaient que la logique des valeurs et des savoirs est structurellement décalée de toute logique politique, économique ou sociétale à court terme. De ce point de vue, l'Église, qui a toujours affirmé une nette distinction entre pouvoirs temporel et spirituel, et a professé que le second devait être indépendant du premier, a servi historiquement de modèle. Les mondes spirituel et, par extension, intellectuel sont des réalités autonomes. Les clercs, et par extension les professeurs, n'enseignent pas ce que veut ou ce dont a besoin un client ou un pouvoir social, ils enseignent la vérité, laquelle est précieuse à connaître, qu'elle soit conforme ou non aux intérêts des commanditaires. Et ils forment des jeunes êtres humains non pour l'immédiat, mais pour un avenir que la génération actuellement aux commandes ne connaîtra pas. Ils ont donc pour responsabilité de leur enseigner ce que l'esprit humain a de plus permanent, les connaissances les plus solides, les valeurs morales les plus incontestables, afin que, plus tard, ces jeunes, devenus adultes, puissent assurer la relève de la civili328
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sation et continuer à assumer le destin de l'humanité. Il s'en déduit que l'enseignement ne peut jamais être mis au service d'intérêts uniquement pragmatiques, que ceux-ci soient professionnels ou politiques. Les écoles et les universités, comme les Églises, poursuivent un but idéal. C'est ainsi que les institutions éducatives de l'Occident moderne, même profanes, ont hérité, qu'elles le sachent ou non, des efforts séculaires de l'Église pour garantir cette libertas ecclesiœ par rapport aux différents pouvoirs sociaux séculiers. Elles aussi demandent la liberté scientifique et pédagogique, tant par rapport aux pouvoirs sociaux que par rapport aux familles, et si elles la demandent, ce n'est pas pour le confort de leurs membres, mais parce que c'est la condition sine qua non pour que ces institutions puissent répondre aux exigences spécifiques de leur vocation. On peut donc observer que lorsque l'intervention des États en matière éducative s'est généralisée, et qu'en outre, ce n'est plus vraiment l'État démocratique qui a eu la maîtrise de l'enseignement public, mais certaines forces politiques et syndicales partisanes qui ont voulu faire servir J'enseignement à leurs buts politiques propres, un équilibre multiséculaire a été rompu.
2. Les maux du monopole étatico-syndical sur l'éducation De fait, les institutions éducatives publiques sont désormais dominées, dans plusieurs pays d'Europe, par certaines forces politiques (partis, syndicats), mais aussi, en France, par une organisation comme la 329
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franc-maçonnerie qui, autant qu'on puisse en juger puisqu'il s'agit d'un groupe secret difficilement connaissable, domine l'Éducation nationale depuis le début du xx e siècle. Cela constitue une double perversion. D'abord, dans la mesure où elles sont tenues par ces forces, les institutions éducatives publiques se trouvent être soumises à des finalités politiques, et non plus pédagogiques, ce qui est contraire à leur vocation. D'autre part, cette domination est outrancièrement antidémocratiqut. Dans de nombreux pays d'Europe, il existe une parité politique approximative entre la gauche et la droite. Or les systèmes éducatifs publics sont en général dominés entièrement par la gauche. La moitié des citoyens n'a donc pas d'écoles où puisse être donnée à leurs enfants une éducation conforme à leur vision du monde et à leurs valeurs. C'est un cas flagrant d'oppression. Si une certaine gauche ne craint pas de diriger l'école contre la volonté des parents, c'est parce qu'elle entend conformer les enfants à une vision du monde autre que celle qu'ils reçoivent de leur famille et, dans bien des cas, à une vision du monde non seulement autre, mais contraire et hostile. Elle entend se servir de l'école comme d'un moyen pour faire aboutir ses buts politiques, «réduire les inégalités» et «changer la société ». Quelque jugement que l'on porte sur ces finalités idéologico-politiques, il suffit de constater qu'elles sont étrangères à la logique proprement éducative qui devrait présider au fonctionnement de toute école: la transmission méthodique des savoirs et des savoir-faire. Il faut compléter cette analyse. En effet, une partie de l'opinion pense que la crise de l'éducation est due aux «nouvelles pédagogies» qui ont sévi partout dans les décennies récentes dans presque tous les 330
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pays développés, y compris aux États-Unis. C'est là une erreur, ou du moins une demi-vérité qu'il importe d'analyser si l'on ne veut pas faire un faux diagnostic qui entraînerait sur la voie de thérapeutiques inadaptées. Il est vrai que les créateurs des écoles secondaires uniques ou (( compréhensives Il qui existent aujourd'hui en Europe se sont dits inspirés par les développements modernes de la pédagogie, en particulier par les (( pédagogies actives Il centrées sur 1'(( apprenant Il, censées encourager sa découverte spontanée des savoirs. C'est en s'autorisant de ces apports prétendument scientifiques que les administrations scolaires ont supprimé les programmes et méthodes traditionnels des enseignements primaire et secondaire. Pourtant, un examen attentif des productions de ces disciplines pédagogiques montre, outre leur grande médiocrité intellectuelle (dont le jargon obscurantiste dominant dans ces milieux est déjà, à lui seul, un inquiétant symptôme), leur orientation fondamentalement idéologique. Une science si peu solide avait donc peu d'atouts pour s'imposer par ses propres forces dans les administrations scolaires officielles de plusieurs pays qui ont été, dans un passé encore proche, les plus instruits du monde. En vérité, cette pédagogie nouvelle n'a nullement été le vrai moteur des réformes, mais seulement le complément nécessaire de réformes décidées au préalable en fonction de choix politiques. La vraie motivation de ceux qui ont décidé les réformes a été le projet de créer une école unique censée supprimer les inégalités sociales et forger l'homme nouveau d'une future société socialiste. Or on s'est aperçu que, dans récole secondaire moyenne devenue 331
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unique, on ne pouvait utiliser avec tous les élèves les pédagogies rigoureuses classiquement pratiquées dans le secondaire. Par conséquent, pour rendre possible un enseignement commun à tous et sauver le concept même d'école unique, il fallait changer les méthodes pédagogiques. Mais, pour justifier ce changement sans avoir à se réclamer ouvertement d'un projet politique qui ne faisait pas l'unanimité, il fallait inventer la fable selon laquelle c'étaient les avancées mêmes de la science pédagogique qui exigeaient de tels changements. À quoi l'on a ajouté un zeste de pseudo-sociologie: on a prétendu que les populations scolaires Il avaient changé », en omettant de dire que c'était leur répartition dans les classes et les filières qui avait changé, non les élèves eux-mêmes. En un mot, ce n'est pas la pédagogie qui a donné l'idée des réformes; ce sont au contraire les réformes, déjà décidées de toute façon pour des motifs politiques, qui ont créé un appel d'air favorable à la diffusion de discours pédagogiques nouveaux dont la valeur scientifique réelle importait peu. Pour ce qui concerne la France, cela s'est passé en deux temps. On a d'abord - dans la lignée des fameux ouvrages des sociologues marxistes Pierre Bourdieu et André Passeron, Les Héritiers (1964) et La Reproduction (1970), condamné les enseignements humanistes classiques au motif qu'ils étaient de faux savoirs ayant pour seule raison d'être de servir à la classe bourgeoise de Il codes» arbitraires lui permettant de reconnaître et de sélectionner ses propres enfants à l'entrée des enseignements secondaire et supérieur. Il fallait donc remplacer cette culture littéraire traditionnelle socialement marquée par les seules sciences exactes et en particulier par les mathé332
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matiques, censées, elles, être universelles et socialement neutres. Dans les mathématiques elles-mêmes, il faudrait privilégier une approche non traditionnelle, purement formelle, la « mathématique moderne » proposée par l'école de Bourbaki 113. Puis, dans un second temps, on s'est aperçu que l'enseignement scientifique lui-même n'était pas socialement neutre. En effet, même simplifié, il ne pouvait être abordé avec profit que par des élèves ayant atteint un certain stade de développement de leur intelligence, celui de la pensée « abstraite » et «désintéressée» (on se référait aux théories de Jean Piaget). Or les études montraient que la majorité des enfants de neuf ou dix ans issus des milieux populaires n'ont pas atteint ce stade, mais en sont encore à celui de la pensée «concrète» et «intéressée». Les mêmes études confirmaient que les enfants de dix ans qui ont accès à une pensée de type abstrait viennent en général des milieux sociaux privilégiés où les parents sont, dans leur profession, des concepteurs et des décideurs, accoutumés à user pour eux-mêmes d'une démarche théorique et scientifique, et sont donc portés à solliciter très tôt en ce sens l'intelligence de leurs enfants. Il en résultait que, si l'école unique était organisée, comme l'avaient été les collèges et lycées traditionnels, sur la base d'un enseignement scientifique, même élémentaire, elle continuerait à favoriser par principe les enfants issus des milieux privilégiés. Il fallait donc changer complètement les programmes et les méthodes de l'enseignement secondaire et les adapter au potentiel de la majorité des élèves. Il fallait baser cet enseignement sur une démarche inductive (c'est-à-dire qui parte du concret et des intérêts immédiats des enfants) et renoncer purement et simplement aux dis333
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ciplines scientifiques abstraites et désintéressées, ces arts libéraux » qu'on enseigne en Occident depuis l'Antiquité, c'est-à-dire les lettres et les sciences 114. Peu importait qu'un très grand nombre d'autres élèves (le quart, le tiers, ou plus ?), issus en réalité de tous les milieux, y compris populaires, fussent parfaitement capables de les aborder avec succès. En effet, ce qu'on voulait en toute hypothèse, c'était l'égalité; on voulait que l'école devînt le melting-pot d'où sortirait l'homme nouveau. On sacrifia donc délibérément les bons élèves pour les punir de leurs «privilèges». Ainsi, les pédagogies progressistes modernes ne sont que le sous-produit du projet politique d'école unique inspiré par l'idéologie socialiste. Elles ne sont pas des sciences au sens neutre du terme. Elles ont été inventées, puis développées et entretenues, non pour améliorer l'éducation, ni même pour servir un but éducatif quelconque, mais uniquement dans le but politique de rendre l'école unique possible en pratique. Si l'on voulait que, dans les classes de l'école moyenne qu'on avait artificiellement rendues hétérogènes par la suppression des filières, la carte scolaire et l'absence de sélection, il y eût un même programme d'études, il fallait impérativement que ce programme fût accessible aux élèves les moins préparés, il fallait donc inventer ces prétendues pédagogies qui sont, en réalité, une extension abusive à l'enseignement secondaire des méthodes de l'enseignement primaire. La primarisation du secondaire - avec ses effets délétères sur les premiers cycles universitaires, que beaucoup d'étudiants abordent désormais sans avoir l'esprit suffisamment structuré et préparé aux démarches intellectuelles de la science - a été la conséquence du choix politique de l'école unique. «
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Du coup, l'attention de ceux qui veulent redresser l'école doit se détourner de la question de la pédagogie. Cette question n'a aucune importance, malgré tout ce qu'on a pu dire à ce sujet depuis quelque trois décennies, pour la bonne raison qu'on sait très bien, et depuis fort longtemps, comment enseigner. Il n'y a rien à inventer en pédagogie, si ce n'est à la marge, en tout cas il n'y a certainement pas de grandes «révolutions» à faire dans ce domaine. On sait très bien comment apprendre correctement aux enfants à lire, écrire et compter dans le primaire. On sait très bien comment apprendre aux adolescents, dans le secondaire, les rudiments de la littérature, des langues anciennes et modernes, de l'histoire, de l'histoire de l'art, des mathématiques, de la physique, de la chimie, de la biologie, qui les rendront capables d'aborder avec fruit les études supérieures. On le fait depuis des siècles avec succès, il suffit de continuer à le faire. Ce qui manque désormais, ce sont seulement les structures scolaires permettant de pratiquer ces méthodes pédagogiques éprouvées, puisqu'elles ont été délibérément supprimées en maints pays par les politiques récentes. Le problème de l'invention de nouvelles méthodes pédagogiques ne se pose donc pas. Ce qu'il faut, c'est revenir aux filières, à la sélection (franche et officielle, et non hypocrite et déguisée comme aujourd'hui), aux examens, toutes pratiques qui garantissent l'homogénéité intellectuelle des groupes d'élèves et d'étudiants à chaque niveau. Précisons que, contrairement aux mythes répandus, l'homogénéité intellectuelle n'implique nullement par elle-même l'homogénéité sociale. La période méritocratique de l'école publique française 335
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le démontre amplement. C'est à cette époque qu'il y a eu les promotions sociales les plus remarquables et la plus forte «circulation des élites», grâce au fait que des enfants intellectuellement capables venant de tous les milieux, y compris les plus modestes, étaient accueillis dans des filières homogènes, pouvaient donc gravir tous les degrés et accéder ainsi aux diplômes les plus qualifiés. La politique d'égalitarisme a constitué, au contraire, une régression par rapport à ces opportunités de promotion, en aboutissant à l'effet pervers que, dans une école qui n'apprend plus rien aux élèves, les désavantages initiaux dont souffrent certains enfants en raison de leur origine familiale ne sont plus compensés par l'école et vont donc en s'aggravant tout au long de la scolarité. Certes, qui dit sélection et examens dit différenciation entre filières plus ou moins prestigieuses et prometteuses. Mais on ne guérit pas les maladies en empêchant les diagnostics. La vraie démocratisation consiste à augmenter progressivement le nombre de ceux qui suivent les études réellement les plus qualifiées, non à déqualifier les études de tous. L'école réduira les inégalités sociales en répandant la véritable instruction, au lieu de dénaturer l'instruction et de «vendre du venh. Le processus de démocratisation réelle de l'enseignement demande du temps, mais cela vaut mieux que la prétention de supprimer les différences sociales en une seule génération, selon le schéma révolutionnaire. En d'autres termes, l'école ne peut réduire les inégalités sociales qu'à condition qu'elle ne poursuive pas délibérément ce but, qui lui est étranger, mais qu'elle s'en tienne au sien propre, à la seule chose qu'elle sache et puisse faire: éduquer et instruire. 336
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Une remarque un peu nostalgique à ce sujet. On peut se demander pourquoi le projet révolutionnaire a eu une telle force dans des pays comme la France ou l'Espagne. Certes, il existe partout une gauche et une droite. Mais je crois que le révolutionnarisme pédagogique a trouvé un terrain privilégié dans les pays catholiques habitués depuis toujours à une certaine unité idéologique, par différence avec les pays protestants où l'habitude a été acquise historiquement d'accepter la coexistence de diverses dénominations religieuses. À mesure que la France et l'Espagne se détachaient à quelque degré de l'Église, une partie de leurs populations a versé d'un bloc dans une autre idéologie à vocation monopolistique, une sorte de religion de substitution. Il est vrai que cette religion ne se présente pas comme telle. Elle s'oppose frontalement à l'Église officielle, qu'elle accuse d'être acquise à la droite réactionnaire. En apparence, elle parle donc le langage de la laïcité, de la raison et de la modernité; sa nature crypto-religieuse est dissimulée. Mais, pour le sociologue, il est facile d'observer que ses adeptes ont conservé les structures mentales profondes des populations catholiques, y compris leurs traits les plus obscurs: l'absence d'esprit critique, une désarmante bonne foi morale, la persuasion absolue d'agir pour le «bien» 115, et aussi l'obsession de l'unanimité, l'incompréhension foncière de la légitimité du pluralisme, la haine de la liberté d'autrui et le devoir concomitant de combattre par tous moyens les forces supposées de division (qui, dans le domaine éducatif, sont qualifiées d' « élitisme» et d' « égoïsme »... j. En raison de cette nature crypto-religieuse du révolutionnarisme scolaire, on n'a jamais eu affaire, en France ou en 337
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Espagne, à des discussions démocratiques normales sur l'avenir et l'amélioration possible du système éducatif, usant de raison et se fondant sur l'étude de faits objectifs. Les progressistes ont pensé et agi en fanatiques. On a toujours été, en réalité, dans une sorte de
guerre de religion. Le contraste est grand à cet égard avec les pays anglo-saxons calvinistes où, en matière de réformes scolaires, autant ou même plus encore de sottises ont été pensées et expérimentées, mais où il semble que l'on ait été capable de tirer des conclusions des mauvais résultats constatés. Le pédagogisme a existé dans ces pays à titre de simple mode, non au titre d'un projet mystico-politique global. Les critiques qui se sont élevées contre lui ont donc pu être entendues. Il est d'ailleurs remarquable qu'en Angleterre ces corrections de trqjectoire aient été décidées non pas seulement par Margaret Thatcher, mais, après elle, et malgré les protestations de l'extrême gauche de son parti, par le leader même de la gauche anglaise, Tony Blair 116. Je ne sais combien de temps la situation de guerre de religion scolaire durera encore en France et en Espagne. J'ai toutefois l'impression que la foi millénariste y est désormais en perte de vitesse, en raison de la libéralisation des mœurs, de l'habitude prise du pluralisme de la presse et de la culture, de l'influence modératrice de la construction européenne et, plus généralement, des prises de conscience salutaires que suscite la mondialisation. Par ailleurs, l'échec du système scolaire massifié commence, malgré toutes les dénégations, à être connu de l'opinion publique et à provoquer la révolte de larges fractions de la population qui n'obtiennent plus pour leurs enfants la réussite et la promotion sociales légitimement souhaitées. 338
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Tout cela prépare aux réformateurs un terrain d'action plus favorable. Mais, s'il faut que l'école soit affranchie des contraintes créées par le monopole étatico-syndical et qui la détournent de ses vrais buts éducatifs, comment pourra-t-elle l'être? Quelles formules nouvelles mettre en place, ou vers quelles formules peut-on faire évoluer en douceur les systèmes actuels, pour que l'école cesse d'être un instrument d'oppression et puisse réaliser ses finalités éducatives propres?
3. Principes libéraux de l'éducation À la lumière des expériences historiques évoquées ci-dessus, nous nous doutons que ni le statut public pur ni un statut privé pur ne sont satisfaisants. Car les institutions scolaires doivent être telles qu'elles puissent satisfaire à la fois aux exigences de la liberté et à certains intérêts sociaux. Précisons ces deux points.
Les exigences de liberté Il faut d'abord la liberté, donc un certain pluralisme en matière scolaire. Cela a toujours été vrai mais l'est plus encore à l'époque moderne. Les écoles sont des lieux de savoir. Or, depuis l'époque des Lumières et même auparavant, on a compris que les savoirs ne peuvent progresser, ni même demeurer rationnels et objectifs, dans le cadre d'un dogme ou d'un paradigme uniques. Ils doivent pouvoir être critiqués. Seuls seront estimés vrais un savoir, une théorie, une information qui auront pu être critiqués, mais que, précisément, personne ne sera parvenu à réfuter. Cette logique de ce que Karl Popper a appelé le rationalisme 339
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critique est valable pour la recherche scientifique et pour la presse. Elle doit se retrouver aussi, au moins à quelque degré, dans le domaine éducatif. Les programmes, les méthodes doivent pouvoir être remis en cause. Or cela n'est possible que s'il existe un certain pluralisme des institutions d'éducation. Le pluralisme, en effet, interdit l'emprise monopolistique d'un quelconque groupe spirituel ou idéologique. S'il y a pluralisme, il y a possibilité, pour les élèves, les étudiants, les familles, d'échapper à une telle emprise. Le pluralisme rend encore possible l'émergence d'une offre éducative correspondant aux besoins diversifiés des nombreux partenaires sociaux de l'éducation. Le pluralisme a aussi l'avantage de prévenir les conflits. Par exemple, aujourd'hui, dans tous les systèmes publics dotés d'un monopole, il y a des conflits extrêmement aigres, jamais résolus (sinon par l'écrasement d'un camp par l'autre), au sujet des programmes et des pédagogies. Faut-il plus de méthodes académiques traditionnelles, ou plus de méthodes « actives» et « inductives», plus ou moins de lettres, plus ou moins de sciences, plus ou moins de sport, faut-il faire régm~r à l'école une discipline sévère ou permissive, les écoles doivent -elles être mixtes ou Il unisexes», etc. ? Il ne peut y avoir de consensus entre tous les citoyens d'un pays moderne sur de tels sujets. Or certains, grâce au monopole qu'ils exercent sur l'éducation, sont en mesure d'imposer aux autres leurs vues. Des professeurs devenus quasiment illettrés peuvent, par exemple, au nom des Il pédagogies nouvelles» où l'importance des savoirs est minorée, imposer leur propre illettrisme à des familles éduquées à qui ce renoncement à l'apprentissage rigou340
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reux et méthodique des savoirs fait horreur. Des utopistes dont il n'est pas interdit d'imaginer qu'ils ne sont pas parfaits sur le plan moral peuvent décider de prendre en main à leur manière, et sans demander leur avis aux familles, l'éducation sexuelle d'enfants de douze ou treize ans, avec la bénédiction apeurée du ministre qui, pourtant, sait très bien que la majorité des parents n'approuve nullement qu'on se substitue à eux en ces matières. Plus généralement, certaines minorités peuvent imposer leurs choix idéologiques, éthiques ou sociétaux à une majorité qui pense différemment. Le pluralisme tue ces conflits dans l'œuf. S'il y a liberté de choix scolaire, les fanatiques des pédagogies nouvelles auront leurs écoles, où ces pédagogies seront pratiquées; ils y mettront leurs enfants et les enfants de ceux qui leur font confiance. Mais les autres parents auront d'autres écoles où d'autres méthodes pourront être employées. Cette différenciation sereine et assumée est la seule solution de sagesse dans une société démocratique adulte. Chacun, dans nos sociétés démocratiques, admet qu'autrui vote autrement que soi, lise d'autres journaux ou d'autres livres que soi. Pourquoi n'admettrait-il pas qu'autrui fasse donner à ses enfants l'éducation qu'il souhaite, dès lors que lui-même jouit de la même liberté pour ses propres enfants? On oppose traditionnellement au pluralisme l'objection qu'il conduirait à de profondes divisions sociales. Mais, d'une part, on peut remédier à ce risque par des mesures de régulation adaptées (nous en évoquerons quelques-unes tout à l'heure). D'autre part nous savons, par les exemples de la recherche scientifique, de la presse, et plus généralement de la 341
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concurrence économique, que le pluralisme, s'il se pratique selon des règles claires et loyales, favorise autant les convergences que les divergences. Par exemple, bien qu'il y ait dans le monde des centaines de laboratoires de physique, de chimie ou de biologie indépendants les uns des autres, il existe finalement une seule physique, une seule chimie, une seule biologie, auxquelles les scientifiques de tous les pays, après avoir librement discuté des théories et des hypothèses, ont donné leur adhésion réfléchie. De même, bien qu'il existe dans tous les pays démocratiques des journaux indépendants, on y donne à peu près les mêmes nouvelles, en tout cas sur les faits bruts (résultats d'élections, catastrophes naturelles, grandes statistiques de l'économie ... ). Ce « mimétisme vertueux» se retrouve partout où il y a liberté et concurrence. Bien qu'il y ait plusieurs grands fabricants mondiaux de voitures âprement rivaux, toutes les automobiles tendent à se ressembler plus ou moins. La liberté, en effet, ne sert pas aux constructeurs à s'engager seuls dans des directions divergentes et aberrantes, puisque les contraintes du réel - les routes, la réglementation routière, les besoins des automobilistes -- constituent pour tous un même cahier des charges. La liberté leur sert seulement à faire des innovations marginales qui, si elles sont objectivement utiles pour les utilisateurs, assureront quelque temps au pionnier un avantage compétitif. Mais les autres constructeurs le rejoindront bientôt. Une autre fois, ce sera l'un de ceux-ci qui sera l'auteur de l'innovation intéressante qui, si elle apporte un avantage objectif, sera imitée par tous. Les systèmes concurrentiels sont donc à la fois dynamiques et convergents. Il n'y 342
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a pas de raison pour que cette logique ne joue pas en matière scolaire. En effet, la liberté ne vise pas la différence pour elle-même; elle permet seulement de choisir à tout moment ce qu'on juge le meilleur ou le plus désirable. Or ce ne sera pas l'intérêt d'écoles autonomes de se lancer sur des lignes où elles feraient cavalier seul, puisqu'elles auraient à redouter que des choix trop particularistes détournent d'elles les familles. En revanche, dès qu'elles verront qu'une formule expérimentée par une autre école réussit, qu'elle est appréciée par l'opinion et par les experts pour ses avantages objectifs, elles voudront l'adopter à leur tour, et elles pourront le faire puisqu'elles seront libres. Elles pourront également s'abstenir d'adopter une formule dont la mode fait fureur, mais dont elles ont des raisons de penser qu'elle n'est, en réalité, qu'une mode, aux effets objectifs néfastes. A contrario, elles pourront être les premières à prendre l'initiative d'une innovation utile et à s'en prévaloir si la formule confirme les espoirs qu'on a mis en elle. Ce seront alors les autres écoles qui devront bientôt s'aligner sur la pionnière. n y aura donc en matière scolaire aussi un «mimétisme vertueux» qui corrigera dans une certaine mesure les effets centrifuges de la liberté et tendra à une amélioration générale du secteur, conformément à la logique générale d'une économie libérale. Bien entendu, l'éducation obéit à une logique en partie différente de celle du marché économique Üe vais préciser dans un instant ces différences). Il n'en existe pas moins des analogies, et l'on peut évoquer à cet égard un cas connu et dont la réussite n'est contestée par personne: le système des universités américaines. Ce système est authentiquement plura343
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liste, mais les universités se « marquent» les unes les autres comme des joueurs de football sur un stade. Le résultat est qu'elles se ressemblent beaucoup à certains égards, mais que toutes sont obligées de maintenir le niveau d'exigence le plus élevé possible. Elles laissent rarement passer une occasion de recruter un bon professeur, ou d'adopter un programme innovant, attendu par la recherche ou par l'industrie, ou de corriger les erreurs qui ont fait baisser leur cote. Moyennant quoi toutes se maintiennent à un niveau acceptable. Le système est dans un état d'équilibre dynamique où différenciation et mimétisme se compensent. Il ne diverge pas.
Les intérêts sociaux Cependant, nous sommes avertis qu'un système d'écoles purement privées, rémunérées par le seul marché, a rarement fonctionné dans l 'histoire, ou du moins a rarement suffi. Nous devons maintenant nous demander pour quelles raisons structurelles précises il en est ainsi. Il semble qu'il y ait une raison de fond liée à la nature particulière du service éducatif. L'éducation produit des «externalités». Elle est un bien immatériel qui, par nature, peut se diffuser sans se raréfier (puisque celui qui la donne ne cesse pas de la posséder; il en va de même de l'information ou de la science). Il est donc impossible de limiter les effets de l'éducation à ceux qui en paient le prix, puisqu'une fois qu'ils l'auront reçue, ils la communiqueront spontanément aux êtres humains avec qui ils vivront, aux enfants qu'ils élèveront. Donc, si les enseignants étaient rémunérés au seul niveau de la valeur marginale de leur enseignement sur le marché, ils ne 344
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seraient payés que pour une partie des services qu'ils rendent. Il est donc légitime que l'autre partie soit financée par une instance représentant la collectivité diffuse (locale ou nationale) qui bénéficie des extemalités produites. Si cela n'était fait, les enseignants aligneraient la quantité et la qualité de leur travail sur la seule rémunération privée qu'ils recevraient et, de ce fait, ils travailleraient moins, ou moins bien, ou produiraient moins de savoirs d'intérêt général et profitant à long terme à la collectivité, au profit de savoirs immédiatement utilisables par les commanditaires. C'est cette logique qui explique que, dans le passé, tant d'institutions éducatives aient été financées par les institutions du type de celles dont nous avons donné plus haut une liste, c'est-à-dire par des organismes capables de faire payer de quelque manière les services éducatifs par toute la collectivité à laquelle ils seront profitables, et notamment d'assurer une certaine solidarité entre les générations (dont chacune bénéficie des efforts consentis par la génération précédente, mais doit rendre les mêmes services à la suivante). D'autre part, si l'éducation produit des extemalités positives, le défaut d'éducation risque d'en produire de négatives. Si je vis dans une collectivité où certains n'ont pas reçu une éducation suffisante, je puis en pâtir - par exemple si je croise sur la route quelqu'un qui ne sait pas lire les panneaux routiers, ou si je fréquente un commerçant qui ne sait pas compter, ou si je fais des affaires ou signe des contrats avec quelqu'un qui n'a aucune connaissance des règles du droit civil qui doit s'appliquer. Il est donc de mon propre intérêt que mes compatriotes soient éduqués, et si je paie pour l'éducation d'autrui - que ce soit volontairement ou par la contrainte fis345
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cale, comme les deux cas se sont présentés dans l'histoire -, je retire réellement un bénéfice de ma contribution. Il convient d'ajouter que l'éducation est un bien tel que seuls ceux qui en sont déjà pourvus en connaissent véritablement la valeur. Si ce bien n'était proposé que sur le marché, seules le demanderaient les familles déjà éduquées, et les autres risqueraient, à contrainte de budget égale, de demander plutôt d'autres biens (de consommation, de loisirs... ). Il est donc d'intérêt général que l'éducation soit obligatoire (toujours si l'on admet qu'il est de mon intérêt que les gens avec qui je vis soient éduqués). Mais l'obligation ne peut être respectée que si le service éducatif est peu onéreux ou gratuit: à cette condition seule pourront en bénéficier ceux mêmes qui le demandent peu ou ne le demandent pas. Cela justifie une intervention financière d'instances situées hors marché, notamment d'organismes publics en position de percevoir l'impôt. Ainsi, même d'un point de vue strictement libéral - c'est-àdire en l'absence de toute spoliation arbitraire d'une minorité par une majorité, et dans le respect des règles de la justice commutative qui veut que tout impôt soit la rémunération d'un service effectivement rendu au contribuable -, un certain financement de l'éducation par la collectivité est justifié. Cependant, le raisonnement ne vaut que pour l'éducation générale de base. Comme l'a clairement montré Friedrich August Hayek 117, il ne peut être appliqué sans restrictions ni à la formation professionnelle ni à l'éducation générale supérieure (lycées supérieurs, universités). La formation professionnelle, en effet, en procurant à l'élève une compétence et une qualification 346
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rares sur le marché, lui permet un «retour sur investissement Il à court terme. Donc, il est juste que les élèves ou leurs familles la paient, et il serait injuste que la collectivité paie quelque chose qui ne lui rapportera rien à elle (ou, si l'on considère qu'elle en tirera un bénéfice indirect, seul un financement collectif partiel se justifie). Quant à l'enseignement général de niveau supérieur, il est certes susceptible de produire des extemalités qui seront utiles à toute la société, puisqu'il aboutira à former des scientifiques, des médecins, des ingénieurs, des experts en tous domaines, et la collectivité peut avoir intérêt à financer ces études au profit d'élèves et de familles qui n'auraient pas de ressources personnelles suffisantes pour les payer à titre privé. Mais elle n'a de motif rationnel à assumer ces coûts que si les bénéficiaires ont le potentiel intellectuel requis et ont donc les meilleures chances de profiter à plein des opportunités d'étude qui leur seront gratuitement offertes. Or les hommes et les femmes à haut potentiel, si nombreux qu'ils soient, ne constituent pas toute la population. Un financement public de l'éducation générale de niveau supérieur n'est donc juste et équitable qu'au profit d'élèves et étudiants qui, par des procédures de sélection neutres et fiables, ont prouvé qu'ils avaient réellement le potentiel requis. Autrement dit, ce financement n'est juste que dans une logique méritocratique, et il ne l'est pas dans une logique égalitariste. Le problème, remarque Hayek, est que les examens et concours ne peuvent porter que sur les potentiels académiques généraux et abstraits, ceux qui, précisément, sont mesurables par des épreuves anonymes et selon des critères objectifs. Or il existe 347
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d'autres potentiels - artistiques, sportifs, relationnels, ou relatifs à la culture de certains groupes religieux, régionaux, ethniques... - dont le développement est précieux pour certaines fractions de la collectivité, mais qu'on ne saurait subventionner sur fonds publics sans injustice, puisque le fait qu'ils soient d'intérêt général ne peut être objectivement démontré aux yeux de tous. Les frais afférents à la formation des jeunes dans ces domaines pourront alors être pris en charge par des organismes publics locaux, ou par des organismes non publics à but non lucratif, ne faisant pas usage de la coercition fiscale, c'est-à-dire les associations et fondations. Au total, on pourra arriver à des situations de financement éducatif relativement complexes en pratique, mais ayant le mérite de correspondre à des principes de justice parfaitement clairs et sains: il y aura des écoles dispensant sur fonds publics un enseignement général de base, mais il faudra que les écoles soient habilitées en outre à percevoir, pour certains enseignements complémentaires, des subsides provenant d'autres sources publiques ou privées, sans qu'il y ait incompatibilité de principe entre ces divers modes de financement. Enfin, dans tout ce qu'enseigne une école - valeurs, savoirs théoriques, savoirs pratiques, savoirfaire, compétences professionnelles... -, il faut réserver une place à part à l'instruction civique. Celle-là, les collectivités publiques sont fondées non seulement à la financer, mais à surveiller son contenu et à veiller à ce qu'elle soit enseignée dans tous les genres d'écoles, même celles qui ne bénéficient d'aucun financement public. En effet, l'État a légitimement la charge d'assurer l'ordre public. Or celui-ci repose sur le respect par 348
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tous de certaines règles juridiques et civiques de base, que les citoyens acquièrent en grande partie dans leur jeunesse. Il n'est donc pas illégitime que l'État cherche à s'assurer qu'aucune école du pays ne donne à cet égard un enseignement contraire. Ainsi, nous voyons que, parce qu'elle produit des extemalités, l'éducation doit être soumise à certaines réglementations et ne peut être entièrement libre. Mais il faut comprendre qu'il n'y a là rien de spécifique qui motiverait pour le service éducatif un statut juridique et économique particulier, et notamment un statut de fonctionnaire. En effet, un grand nombre d'autres biens et services, même entièrement ou principalement assurés par le marché, sont soumis eux aussi à des réglementations, éventuellement très sévères. Par exemple, on ne vend pas n'importe quels médicaments, n'importe qui ne peut exercer la médecine, la construction immobilière obéit à des normes architecturales et urbanistiques pointilleuses, la qualité des produits alimentaires est surveillée (contrôle des normes d'hygiène dans les usines agroalimentaires, des cuisines des restaurants, des cantines des collectivités, etc.) ... Or l'existence de ces règles et contraintes ne justifie pas que toutes ces activités soient prises directement en charge par l'État. Dans les pays libres, les plus prospères et les plus sûrs, les médecins, agriculteurs, industriels, commerçants, etc., exercent leurs activités librement et en étant leurs propres patrons, mais ils respectent les règles qu'on leur impose dont ils comprennent le bien-fondé et l'utilité. Pourquoi en irait-il autrement des enseignants? Pourquoi devraient-ils, eux seuls, être fonctionnaires? Ce statut n'a aucune justification rationnelle. Son maintien prolongé ne s'explique que 349
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par des motifs idéologiques puis corporatifs abusifs. En France, historiquement, on doit à la volonté de Louis XV puis de Napoléon 1er la création d'un corps enseignant dévoué au pouvoir et disposant d'un monopole, afin que le monarque n'ait pas d'opposants réels ni virtuels; c'est pourquoi ces monarques ont imaginé pour le corps enseignant un statut proche de celui d'une congrégation religieuse, avec unité hiérarchique sous l'autorité d'un grand maître, séminaire de formation unique ou central (ce fut l'École normale, création de Napoléon et non de la Révolution, contrairement à ce qu'on enseigne couramment), entrée symbolique dans les ordres (ce fut l'agrégation), enfin possession d'état (puisque les membres de l'enseignement public, comme les prêtres, sont sacerdotes in œternum, quelque faute qu'ils commettent ou quelque insuffisants qu'ils soient à leur tâche). Il se trouve que cette institution, évidemment critiquée d'abord par les républicains libéraux, a été perpétuée, ensuite, au profit des partis et sectes révolutionnaires qui, aussi absolutistes que les monarques précités, voulaient avoir à leur disposition une institution qui pourrait leur assurer un monopole idéologique. Pour finir de réduire à la portion congrue et, ultimement, d'étrangler la vieille Église du pays, ils allèrent jusqu'à donner à la nouvelle institution étatique la forme même d'une Église, avec séminaires de formation unique, esprit clérical, centralisation et hiérarchie. Syndicats enseignants et franc-maçonnerie ont considéré de fait l'Éducation nationale (c'est eux qui ont dénommé ainsi la vieille «université de France» de Napoléon) comme leur chose, comme la phalange ou la milice de leur combat idéologique, et d'ailleurs ils ont repris au clergé catholique, du moins 350
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au début, certaines de ses qualités, son abnégation, sa discipline, sa volonté inconditionnelle de sauver le monde, en même temps que tous ses défauts, le dogmatisme, l'intolérance, le refus de la liberté religieuse d'autrui et le fanatisme. Il faut lire à ce sujet les pages exemplaires de Daniel Halévy ou d'Hubert Bourgin. Est-il nécessaire de souligner qu'un honnête homme d'aujourd'hui, démocrate et acquis aux valeurs de la pensée critique et de la science, n'a aucune raison de continuer à accepter cette formule institutionnelle monopolistique successivement défendue par les absolutistes, les millénaristes et les totalitaires?
4. Quelles institutions scolaires et universitaires pour l'Europe au XXl e siècle? Ces principes de base ayant été explicités, nous pouvons, maintenant, dessiner les grandes lignes de ce que pourraient être les institutions éducatives d'une société libre, spécialement dans l'Europe du XXI' siècle.
Découpler le financement et la prestation de l'éducation Nous devons, d'abord, résoudre le problème suivant. D'une part, les institutions éducatives, avonsnous dit, doivent être pluralistes et affranchies de la tutelle exclusive des États et autres collectivités publiques, ce qui milite pour qu'elles aient un statut privé; mais, si l'éducation est privée, il n'y aura pas de gestion saine des extemalités. Si, d'autre part, elles ont un statut public, il n'y aura pas de pluralisme. Peut-on échapper à ce dilemme? 351
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On le peut, car il existe pour cela une solution simple. TI suffit de découpler, en matière d'éducation, le problème du financement et celui de la prestation. On peut parfaitement sortir de l'alternative financement et prestation privés/financement et prestation publics. Il suffit d'avoir un financement collectif de l'éducation, ou du moins de l'éducation générale de base, et une prestation du seroice éducatif par une pluralité d'acteurs privés concurrentiels. Cela résout le dilemme puisque, d'une part, l'éducation générale de base devient gratuite pour tous, donc les externalités souhaitables sont produites, les externalités négatives empêchées, et puisque, d'autre part, la prestation étant privée, on ne risque plus de voir apparaître d'instances monopolisatrices. Le secteur éducatif retrouve la productivité moyenne de . tous les autres secteurs d'activités économiques, et il reflète les diversités idéologiques. Tout monopole devient impossible, une logique d'émulation et de «mimétisme vertueux» se met en place, améliorant à la fois la qualité moyenne du système et l'adaptation fine de l'offre à la demande. Cette formule peut se décliner de différentes façons, avec, pour les établissements scolaires et universitaires, tout un éventail de statuts juridiques et économiques. Voici un modèle qui pourrait être mis en place en Europe dans les prochaines décennies, fondé sur la notion d'écoles agréées éligibles à une dotation publique.
Écoles agréées et réseaux d'écoles Le concept d'« écoles agréées II. - Les nouvelles écoles ne doivent pouvoir prétendre à un financement public que si elles servent manifestement l'intérêt 352
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général. Elles doivent donc fournir des garanties sur le fait que l'enseignement qu'elles donnent procure une formation générale de base valable selon certains critères, et qu'il n'est pas contraire à l'ordre public. L'idée serait donc que, pour être éligible à un contrat avec la puissance publique, l'école devrait se conformer à un certain cahier des charges précisant ces critères et ces garanties. Ce cahier des charges serait établi par la loi. Il consisterait en un ensemble de normes minimales, par différence avec les programmes scolaires actuels de l'enseignement public. Au-delà de ce minimum, l'école pourrait adopter les programmes et méthodes pédagogiques qu'elle souhaite, et en particulier ajouter des· contenus ou des niveaux d'exigence, pourvu qu'elle ne déroge pas au cahier des charges. Le schéma pourrait être alors le suivant. - Une personne morale privée (entreprise privée, association, fondation), désireuse de fonder une école, consigne par écrit un projet d'école conforme au cahier des charges. Elle y indique les structures prévues de l'établissement, le nombre et la qualité des personnels, les méthodes pédagogiques et les programmes choisis. - Elle fait une demande d'agrément à un organisme d'agrément et de contrôle créé dans ce but par l'État ou la région (dans les pays où une région pourrait avoir ce type de compétences). Cet organisme doit avoir une compétence académique reconnue et présenter les plus grandes garanties de neutralité, étant donné le caractère politiquement sensible du problème posé et l'inévitable marge d'interprétation que donneront les textes législatifs, même soigneusement rédigés. 353
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- L'organisme d'agrément et de contrôle accorde ou refuse l'agrément sur la seule base de la confonnité du projet d'école avec le cahier des charges, à l'exclusion de tout jugement de valeur sur les spécificités du projet. La fidélité de l'école au projet agréé est ensuite garantie par un contrôle régulier effectué par le même organisme, qui peut retirer l'agrément selon des procédures spécifiées à l'avance (avertissements préalables, nouveaux contrôles, recours ...). - Munie de son agrément, l'école a alors le droit d'établir un contrat avec une collectivité publique. Il peut s'agir, selon les diverses situations nationales, soit de l'administration centrale de l'État (le ministère de l'Éducation), soit des administrations décentralisées (par exemple, en France, les rectorats), soit des collectivités locales (régions, départements, communes, et bien entendu, en Espagne, les communautés autonomes). - Le contrat prévoit un financement annuel de l'école. Cette dotation est globale, ce qui signifie qu'elle doit servir à payer les salaires des personnels enseignants et administratifs et les frais de fonctionnement. L'école est libre de répartir la dotation à son gré en fonction de son projet pédagogique (par exemple, payer plus cher des professeurs qui ont des classes plus nombreuses, ou moins cher des professeurs ayant de plus petites classes). - Une distinction doit être soigneusement faite entre frais de fonctionnement et frais d'acquisition, d'amortissement et d'entretien des locaux. En effet, si le contrat est rompu, le fonctionnement cesse, alors que les locaux restent. Il ne faudrait évidemment pas qu'un particulier puisse utiliser la dotation pour acquérir des locaux qui, après la fin du contrat, 354
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demeureraient sa propriété. Des réglementations adaptées doivent donc être mises sur pied. Par exemple, si l'école utilise la dotation pour acquérir des locaux, la nue-propriété de ceux-ci doit rester à la collectivité publique qui aura accordé les subventions. Ou encore, la même collectivité publique signataire pourra mettre gratuitement des locaux à disposition de l'école, en diminuant la dotation d'une proportion raisonnable. - La collectivité publique signataire du contrat contrôle la manière dont l'argent public est dépensé. Les comptes lui sont annuellement soumis. Ce contrôle financier est distinct du contrôle pédagogique exercé par l'organisme d'agrément et de contrôle. Son but est de vérifier que tout l'argent public alloué a bien été dépensé pour la mise en œuvre du projet agréé et qu'il n'y a pas eu d'irrégularités ou de détournements. - L'école est l'employeur de ses personnels enseignants et administratifs. - Elle peut demander des frais de scolarité supplémentaires aux familles, si elle estime qu'elle rend un service supérieur à l'éducation générale de base. Elle peut aussi recevoir des dotations de collectivités locales ou de fondations et associations, si elle promeut une forme d'éducation qui importe à ces entités sans déroger au cahier des charges. Les réseaux d'écoles. - Dans le présent et le passé proche, l'éducation a été principalement réalisée par de grands organismes, qu'ils soient publics nationaux, publics régionaux, ou semi-publics (grands réseaux d'écoles privées relevant d'Églises établies, de congrégations ... ). Quel que fût leur statut, ils comptaient un personnel et des établissements nombreux. 355
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Ils disposaient d'écoles de formation initiale et permanente des maitres, de bibliothèques, de centres de recherche, etc. Si les nouvelles écoles agréées restaient isolées, elles ne disposeraient pas de ces avantages. Une école isolée aurait du mal à former ses professeurs, à leur offrir une carrière attractive (on ne peut passer toute sa vie professionnelle dans le même établissement). L'élève qui quitterait l'école ne retrouverait pas ailleurs (dans un autre quartier, une autre ville, une autre région) la même pédagogie, et les familles, le sachant, hésiteraient à y inscrire leur enfant. Une école isolée serait également en danger de fermeture intellectuelle, d'enfermement dans un univers moral confiné. Les écoles agréées auront donc tout avantage à se regrouper en réseaux d'écoles. On poserait que, dès lors que toutes les écoles membres d'un réseau sont agréées, le réseau l'est aussi. De ce fait, l'emploi d'une part de la dotation publique pour financer les frais communs du réseau serait légal. La constitution de ces réseaux d'écoles permettrait d'atteindre une taille critique produisant de grands avantages pédagogiques. - Les réseaux auraient une identité et un label. Ils seraient constitués des écoles qui ont adopté les mêmes principes pédagogiques et la même philosophie. Ils auraient globalement les mêmes programmes, les mêmes méthodes pédagogiques, la même organisation générale des études, et donc des systèmes de certification homogènes, notamment en ce qui concerne le passage d'une classe à l'autre. - Par suite, ils pourraient offrir aux familles la possibilité de retrouver pour leurs enfants le même type d'école lorsqu'elles déménagent d'une région à 356
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une autre. Cet avantage fourni jusqu'ici par les grands systèmes publics ne serait donc plus un privilège exclusif de ceux-ci. - Ils pourraient proposer aux personnels enseignants et administratifs des affectations successives dans plusieurs établissements, afin que leur carrière associe variation et progression. - Un point capital est que la constitution des réseaux permettrait de mettre des ressources en commun pour créer des centres de formation des professeurs. Il n'y a pas en effet d'éducation valable sans professeurs bien formés dans l'esprit de la pédagogie que l'on entend mettre en œuvre. Il serait donc largement illusoire d'espérer créer des écoles différentes avec des professeurs issus des anciens moules, universités publiques ou IUFM. Mais une école isolée ne pourrait s'offrir le luxe de créer sa propre « école normale» à ses frais et à son seul usage. Ce serait l'un des principaux intérêts des réseaux de le permettre (en association, le cas échéant, avec une université, publique ou privée, qui serait elle-même dotée d'une suffisante autonomie). Chaque réseau se donnerait ainsi son école normale, primaire ou supérieure, selon que le réseau à fournir en maîtres serait constitué d'écoles primaires ou secondaires. Les locaux, les salaires des professeurs, les frais de fonctionnement de ces centres de formation des maîtres seraient une charge commune du réseau. - Il y aurait également, dans les mêmes centres ou ailleurs et sous d'autres formes, une formation permanente des maîtres et personnels administratifs du réseau, consistant en colloques, congrès et séminaires où se feraient le retour d'expérience, le partage et la diffusion des compétences collectivement 357
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acquises, ainsi que la mise à niveau scientifique des professeurs dans chaque discipline. Les erreurs seraient repérées et corrigées, les principes s'affineraient. Des traditions pédagogiques, mais aussi intellectuelles et morales, pourraient donc se constituer songeons au célèbre ratio studiorum des jésuites qui était valide dans tous les collèges de la Compagnie d'un bout du monde à l'autre. - Du coup, il pourrait y avoir une production intellectuelle propre au corps, essentiellement des manuels et des livres scolaires, mais aussi des réflexions et recherches concernant les questions pédagogiques et scientifiques. Les manuels et livres scolaires auraient une grande importance: ils serviraient de colonne vertébrale aux enseignements du réseau et contribueraient à préciser et à valoriser l'image de celui-ci. - Le « label» des réseaux d'écoles serait le signe de leur identité. Il serait peu à peu connu du public, c'est-à-dire des institutions et personnes physiques ou morales situées en aval de l'école - les universités, les employeurs -, mais aussi en amont - les élèves et les familles qui doivent choisir un établissement. Le label jouerait un rôle de reconnaissance et de simplification: on saurait que les écoles «X» ou «y» (du nom de leur fondateur, ou d'un grand personnage de l'histoire de la culture, d'un saint, d'un savant, d'un artiste, etc.) proposent tel type d'éducation, mettent l'accent sur tels principes, telles valeurs, telles matières scolaires, pratiquent tel type de discipline. Des documents seraient publiés à ce sujet, explicitant la philosophie profonde ou « charte » du réseau (comme cela se pratique couramment dans les universités américaines). * 358
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La naissance de ces écoles agréées et de leurs réseaux devrait ainsi permettre l'émergence de foyers intellectuels et spirituels nouveaux dans nos sociétés, qui contribueraient à fixer les principes d'une nouvelle paideia pour notre temps - création dont les grands systèmes publics d'aujourd'hui sont parfaitement incapables. C'est dans cette perspective qu'il serait singulièrement intéressant et porteur d'avenir de dépasser le cadre national et de constituer des réseaux d'écoles internationaux, ou du moins des réseaux européens. Notre temps est caractérisé par la communication internationale des idées et des hommes, par la mondialisation de l'économie, par la naissance d'entités géopolitiques nouvelles qui, comme l'Union européenne, dépassent le cadre de l'État-nation traditionnel. Les enfants que nous éduquons aujourd'hui vivront dans cet univers élargi, où les problèmes de l'humanité apparaîtront de plus en plus comme communs et nécessitant des réponses communes. Des réseaux européens d'écoles libres pourraient contribuer à définir cette nouvelle paideia à vocation universelle. Je répète que la formule d'établissements scolaires et de réseaux que je propose n'est pas destinée à remplacer les systèmes existants, mais seulement à les concurrencer. Donc, il ne faut que permettre à cette expérience de démarrer. Il faut pouvoir créer des écoles pilotes, qui acquerront peu à peu la notoriété nécessaire. L'apparition en Europe de quelques dizaines seulement de ces écoles ferait beaucoup pour dynamiser le paysage éducatif aujourd'hui tristement bloqué. L'expérience aurait le mérite d'offrir une alternative aux professeurs et aux parents sensibles à la 359
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
baisse dramatique de qualité de l'enseignement, alors qu'ils n'en ont aujourd'hui quasiment aucune ua. D'autre part, même si elles n'existaient au début qu'en petit nombre, les nouvelles écoles auraient le mérite de dynamiser les écoles existantes, de les forcer à relever le défi de la concurrence ainsi créée. Les écoles publiques ou sous contrat qui existent actuellement ne pourraient se permettre d'assister sans réagir à cette concurrence, car elles courraient alors le risque qu'un flux non négligeable d'élèves et de familles les quitte pour rejoindre ces nouvelles écoles, et elles devraient, à leur tour, proposer aux parents une alternative de qualité comparable. De sorte que, même lancée à petite échelle, l'expérience aurait un effet surmultiplié et contribuerait à dynamiser l'ensemble du système. Naturellement, l'existence même d'une telle concurrence, que dis-je, la seule annonce qu'un gouvernement a dans ses dossiers un tel projet, suffirait à faire enrager les ayatollahs de la gauche qui comprendraient très bien la menace que ce projet ferait peser sur leur propre entreprise révolutionnaire qui a absolument besoin du monopole d'État. Mais il faudrait surmonter cette opposition et convaincre l'opinion. D'autant, je l'ai dit, qu'on ne toucherait pas aux écoles existantes, ce qui fait qu'il serait impossible aux partisans de l'école publique actuelle de prétendre qu'on les agresse et qu'on attente à leurs libertés. Leurs protestations mêmes ne feraient que manifester leur antidémocratisme et contribueraient probablement à détourner d'eux l'opinion publique.
Réponse à certaines objections J'ai déjà répondu plus haut à l'objection selon laquelle la liberté scolaire provoquerait un éclatement 360
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du lien social. Dans tous les domaines de la vie économique, la concurrence met en œuvre des logiques mimétiques qui compensent ses virtualités de divergence' comme en témoigne l'homogénéisation des modes de vie et de consommation, y compris au plan international. Il n'y a aucune raison pour que la liberté scolaire obéisse à des logiques fondamentalement différentes. J'entends bien qu'on objecte aussi souvent que, si les écoles peuvent déterminer librement leurs modèles éducatifs, il se créera à bref délai des écoles de sectes, d'ethnies, de groupes professionnels, voire de groupes politiques, ainsi que des écoles religieuses intégristes, par exemple des écoles islamistes. Sans doute, mais il reviendra à l'État, qui a la charge de l'ordre public, de vérifier qu'on n'enseigne dans ces écoles rien qui soit contraire à l'ordre public des sociétés démocratiques de droit et de marché. Pour les écoles qui fonctionneront en tout ou en partie avec un financement public, cela sera vérifié a priori et surveillé en permanence, puisque cela fera partie du cahier des charges qui leur aura été imposé et dont le respect sera assuré par les inspections réalisées par l'organisme d'agrément et de contrôle. Mais l'État doit pouvoir surveiller aussi, et éventuellement interdire, les écoles à financement purement privé, dès lors qu'il sera avéré qu'elles enseignent des comportements jugés contraires à l'ordre public d'une société libre, comme on le fait déjà pour certaines écoles appartenant à des sectes, et comme on pourrait fort légitimement le faire pour des écoles ouvertement islamistes préparant leurs élèves à quelque genre de guerre sainte contre les institutions démocratiques. Ce sera une question de lucidité et de courage. S'il y a un consensus sur le pluralisme sco361
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laire normalement régulé, l'opinion admettra qu'on réprime sévèrement les abus de quelques-uns qui remettent en cause la liberté de tous. J\joutons que chaque type de système éducatif présente des risques et des lacunes, et qu'il faut le juger par le bilan global de ses coûts et avantages. Si l'on admet la liberté, il peut certes y avoir des erreurs et des expériences aberrantes. Mais, comme je viens de le dire, on peut parfaitement les sanctionner. D'autre part et surtout, il y aura une autorégulation du système. Car quels parents voudront envoyer leurs enfants dans des écoles qui n'offrent pas la perspective d'une vie sociale normale et d'un emploi? Enfin, il y aura une redynamisation du secteur tout entier, les professeurs se remettront au travail, les talents pourront à nouveau se développer à plein, ce qui relèvera le niveau général de l'éducation en Europe. Le bilan global sera donc positif. Sur l'autre plateau de la balance, nous avons les systèmes publics actuels. Sont-ils moins aberrants? Garantissent-ils une plus grande unité sociale, alors que nous voyons, dans tous les pays d'Europe qui ont mené une politique éducative de type égalitariste, que la société se défend comme elle peut contre cet artifice contraire à la nature humaine en recréant par cent moyens détournés des ghettos ou, au contraire, des havres de privilèges? Ne voyons-nous pas, en France, que les collèges des centres-villes sont âprement convoités par les familles alors que ceux des banlieues sont délaissés et qu'ainsi, au sein d'un même enseignement public censé être homogène, il y a autant d'inégalités qu'il y en avait en URSS au temps où la nomenklatura accédait seule à des magasins bien approvisionnés interdits au reste de la population? Les 362
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systèmes publics actuels sont bloqués, maintes expériences ont montré qu'ils étaient irréformables de l'intérieur, ils conduisent le continent à une grave régression civilisationnelle; leur bilan est négatif, il faut pouvoir offrir une alternative. Je crois donc que nous pouvons et devons choisir sereinement l'option de la liberté. Avec un système de liberté scolaire, il y aura une grande diversité d'écoles, et aussi, sans doute, une hiérarchie, des plus recherchées aux plus délaissées. Mais les choses seront claires et honnêtes: il y aura une offre et une demande, un libre choix, une régulation, des stratégies ouvertes pour les élèves et leurs familles. Ce système faisant cohabiter des établissements autonomes et concurrents a déjà fait ses preuves, puisque c'est celui des universités américaines, premier système universitaire du monde. Il suffit de l'étendre, avec des modalités appropriées, aux enseignements primaires et secondaires.
5. L'injustice de l'égalitarisme Mais, au-delà des problèmes de structure, je reviens au problème de fond. Les Européens doivent, d'abord, sauver leurs jeunesses. On ne peut admettre plus longtemps cette situation de médiocrité, de désespérance, de dégradation continue du niveau, de violence, que nous connaissons dans les grands établissements publics scolaires et universitaires de plusieurs pays dont la France. Enfermer la jeunesse pendant des années entre les quatre murs d'une école n'a de sens que si on lui apporte cette merveille qu'est la découverte des 363
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savoirs. Si on ne le fait, cet enfermement est une tyrannie et il provoque chez les jeunes mal-être, troubles et violences. Donc, la rénovation des systèmes éducatifs, l'apparition de nombreuses nouvelles écoles de qualité, gérées par une véritable direction responsable, libre de ses moyens et de ses partenaires, entretenant avec les familles une relation de confiance, aura un effet sociétal positif au-delà même des écoles proprement dites. L'autre problème capital est qu'il faut assurer le maintien géopolitique de l'Europe au niveau de nos partenaires américains et asiatiques. Il est humiliant que tant de pays d'Europe soient désormais en queue des classements internationaux des écoles et des universités. Pour cela, il faut réhabiliter chez nous les hautes études, la grande culture, la science, qui sont des activités d'élite, mais dont il faut bien comprendre qu'elles sont, par le fait même, des activités d'intérêt général, indispensables à la collectivité. À cet égard, il faut rompre avec la logique qui assimile intérêt général et égalitarisme. li importe de comprendre qu'un système de science et d'éducation suffisamment diffërencié est indispensable pour servir les intérêts économiques et sociaux réels de nos sociétés, ainsi que pour assurer la promotion sociale des plus méritants des enfants d'origine modeste. L'inégalité scolaire tire la société vers le haut et permet de former des hommes et des femmes qui servent la société tout entière. En ce sens, elle est profitable même aux élèves qui n'accèdent pas aux plus hauts rangs. Les bons élèves en effet, loin d'être quelque genre d'ennemis du peuple, peuvent être et ont été dans le passé les principaux artisans de son bien-être et de ses progrès. Au contraire, l'expérience accumu364
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lée ces dernières décennies dans nos systèmes éducatifs a montré jusqu'au cauchemar que l'égalitarisme scolaire était fondamentalement antisocial. Les inégalités sociales devant l'école ont progressé, les avantages initiaux des familles favorisées n'ont cessé de gagner en importance relative par rapport à ce qu'apporte par elle-même l'école. Surtout, la collectivité ne peut que pâtir du fait qu'on ne forme plus correctement les élites intellectuelles, scientifiques et techniques dont elle a évidemment besoin. Qu'on me permette de narrer à ce sujet une anecdote, un peu particulière sans doute, mais dont je crois qu'il n'est pas abusif de tirer une leçon générale. J'ai assisté à Dresde, il y a quelques années, à des vêpres chantées par le célèbre Dresdner Kreuzchor. L'immense église de la Sainte-Croix était pleine à craquer - quelque trois mille personnes. À l 'heure dite arrivent par l'allée centrale les quatre-vingts petits chanteurs précédés de leur Cantor et d'un prêtre luthérien à collerette. Les chanteurs se déploient devant le chœur et commencent aussitôt à chanter le terrible Psaume 22 de Mendelssohn, suscitant instantanément dans toute l'église une attention passionnée. Ce morceau est suivi d'une série d'autres œuvres poignantes, exécutées sur un ton incroyablement austère et tendu - Schütz, Bach, Bruckner, Hugo Distler -, séparées par de merveilleux morceaux d'orgue, Bach encore, Buxtehude, Liszt (la fameuse variation sur Weinen, Klagen, Sorgen ... ). Au total, sur une heure et demie de cérémonie, le sermon du prêtre n'aura occupé que sept ou huit minutes, tout le reste étant musique. Cette musique atteignait le plus haut degré de l'art. Je regardais autour de moi les Allemands. Ils 365
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étaient complètement concentrés, strictement immobiles, participant intimement à chaque seconde de ces musiques qui étaient autant de prières, grâce auxquelles et avec lesquelles ils priaient. Quand on songe que les frères Mauersberger ont maintenu cette tradjtion millénaire de la plus grande musique sacrée luthérienne sous le régime communiste de la RDA, grâce au fait providentiel que la Kreuzkirche ne s'était pas effondrée lors du terrible bombardement de 1945, que les Saxons ont donc pu participer samedi après samedi et dimanche après dimanche à ces manifestations de foi intense et d'art impeccable, et que c'est dans ce foyer spirituel protestant qu'est principalement née la contestation qui devait finalement venir à bout pacifiquement du régime en 1989, on se dit que la chorale des petits chanteurs de Dresde a éminemment œuvré à l'intérêt général de cette communauté. Or, à la fin des vêpres, à un petit stand installé dans la sacristie, j'achetai un DVD qui racontait l'histoire de la chorale et montrait l'école où étudient et vivent les petits chanteurs. Ce reportage consacrait une longue séquence au concours d'entrée. Étant donné l'immense prestige du Kreuzchor, on se doute que beaucoup de parents saxons rêvent qu'un au moins de leurs rejetons y soit admis. On voyait donc des enfants de huit ans, tout tremblants, se préparer à passer l'audition, conduits par leurs père et mère plus tremblants encore. On entendait les auditions, les unes bonnes, les autres moins bonnes. On voyait des enfants qui, croyant avoir raté leur chance pour une note couinée ou un peu fausse, éclataient en déchirants sanglots avant même d'achever leur chanson. On voyait ensuite lajoie éclatante des reçus et celle de 366
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leurs parents, la tristesse des recalés. Comme cette inégalité devant l'art et ses disciplines était cruelle! Comme on aurait aimé que, dans un élan d'indulgence et pour ne traumatiser personne, le jury eût déclaré admis tous les enfants sans exception! Et cependant, j'avais en mémoire le concert incomparable que je venais d'entendre. Si un seul chanteur chantant faux ou incapable de se concentrer avait été reçu, aurait -on eu la même musique? Et si on ne l'avait eue, l'effet d'élévation et le sentiment de fierté que j'avais constatés sur la masse des fidèles auraient-ils été produits? Et s'il ne l'avait été, ce foyer spirituel de l'Allemagne de l'Est, si nécessaire à sa dignité et même à sa survie sous le régime totalitaire, n'eût-il pas été éteint? Cette foule, dans laquelle il y avait certainement maints adultes jadis recalés au concours, ou maints parents de recalés, n'eût pas atteint à la forme de réussite collective et de bonheur que j'avais si vivement ressentis. On comprenait ainsi de façon saisissante le bienfondé d'un principe pédagogique de base, qui est aussi et d'abord un principe moral: les talents doivent être discernés puis développés, chacun en son genre, en respectant leur diversité, et donc, sur chacune des lignes où ils se développent, leur inégalité. Ce respect des potentiels de chacun, qui ne se traduit évidemment pas par un déni de l'égalité morale fondamentale des personnes humaines, puisque chaque être humain a ses talents propres, est la condition indispensable pour que la communauté tout entière puisse être enrichie de leurs fruits. Et c'est l'égalitarisme niveleur et destructeur qui est la vraie cruauté, tant à l'égard des personnes humaines individuelles que de la société.
Notes
1. Paru dans la revue Commentaire, n° 114, été 2006. Une ver-
sion antérieure de ce travail était parue en espagnol dans les Cuadernos de pensamiento politico, n° 6, avril 2005. 2. Sur le refus, par de Gaulle, du présidentialisme à l'américaine, au motif, précisément, qu'il garantit une trop grande indépendance au pouvoir législatif, cf. Claude ÉMERI, « Les déconvenues de la doctrine " in Olivier DUHAMEL, Jean-Luc PARODI (dir.), La Constitution de la ye République, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1988, p. 88. 3. Concernant le droit du président de renvoyer le Premier ministre, la lettre de la Constitution reste ambiguë. Mais ce droit s'est imposé dans la pratique, sauf en période de cohabitation. 4. Une dernière mesure limite les droits du Parlement, mais je ne l'inclus pas dans cette liste, puisqu'elle ne joue pas au profit de l'exécutif. il s'agit de la possibilité donnée au Conseil constitutionnel d'annuler un texte législatif jugé inconstitutionnel. On sait que cette mesure était destinée à l'origine, dans l'esprit des constituants, à empêcher le Parlement de reprendre peu à peu, par des lois organiques, les pouvoirs que la Constitution de 1958 venait de lui enlever. Elle visait donc à garantir l'exécutif contre les empiétements du législatif. Elle a produit, à terme, un effet imprévu et quasi inverse. 369
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S'appuyant sur le Préambule de la Constitution déclaré partie intégrante du « bloc de constitutionnalité ", le Conseil constitutionnel, à partir d'une mémorable décision du 16 juillet 1971, s'est autorisé à annuler, comme contraires aux libertés publiques, plusieurs lois expressément voulues par l'exécutif. Cette pratique est montée en puissance à partir de la révision constitutionnelle de 1974 permettant la saisine du Conseil par la minorité parlementaire. Le Conseil constitutionnel français a pu ainsi commencer à jouer un rôle plus ou moins analogue à celui de la Cour suprême des États-Unis. De Gaulle n'avait pas prévu ce renversement de jurisprudence qui constitue un frein non négligeable aux abus de la majorité et qui a été, de ce fait, continuellement attaqué tant par les gaullistes que par l'aile gauche du parti socialiste et les communistes criant au «gouvernement des juges ». Ce ne sont donc certes pas les articles 56 à 63 de la Constitution qui sont responsables de la dérive que nous avons entrepris d'analyser dans cet article. 5. La Constitution de 1958 a été rédigée non par les seuls gaullistes, mais par un comité comprenant, outre de Gaulle et Michel Debré, des personnalités éminentes de la IVe République (les « ministres d'État _, membres du gouvernement depuis juin 1958, notamment Guy Mollet et Pierre Ptlimlin). Bien que ces personnalités fussent désireuses de renforcer l'exécutif, elles ne l'étaient pas d'abaisser complètement le Parlement. D'où le choix d'un régime « semi-présidentiel " ou « semi-parlementaire - où, sur le papier du moins, chacun des trois grands pouvoirs (président, gouvernement, Parlement) conserve une part égale d'initiative. Mais la pratique institutionnelle a très vite rendu caduques ces virtualités parlementaristes du texte de 1958. Cf. à ce sujet l'introduction d'Olivier DUHAMEL à La Constitution de la V' République, op. cit. 6. La Constitution de la Ve République, op. cit., p. 291. Voir, dans le même ouvrage, l'article de Pierre AVRIL, p. 166-179.
7. Chaque fois qu'un député montre des velléités un peu trop marquées de contrôler les activités d'un département ministériel, ou menace de prendre la tête d'une fronde pour s'opposer 370
Notes
à telle mesure voulue par le gouvernement, ou pour faire passer telle mesure dont le gouvernement ne veut pas, ce député est politiquement" mort )). Il ne figurera pas dans la prochaine assemblée, puisqu'on lui opposera, dans sa circonscription, un concurrent investi du label du parti majoritaire officiel. Ou, s'il parvient à être réélu en raison d'une forte implantation personnelle, il subira un autre type de sanction en ce qu'il sera marginalisé. Il ne pourra plus défendre efficacement sa circonscription auprès des ministères et de l'administration. Il perdra alors rapidement son siège. Il y a eu, je crois, dans toute l'histoire de la V" République, bien peu de contre-exemples de cette loi d'airain. Cette logique ne joue pas au même degré pour le Sénat. Mais la ye République a conservé les dispositions de la IVe enlevant au Sénat les deux pouvoirs constitutionnels qui faisaient son importance sous la IIIe: 1) le droit de voter la loi à égalité avec la Chambre des députés; 2) le droit de renverser le gouvernement. Malgré cette sorte d'incapacité juridique, le Sénat a trouvé le moyen de gêner plus d'une fois des gouvernements de la ye République, raison pour laquelle de Gaulle avait résolu de le supprimer définitivement en 1969. Le Sénat a dû sa relative indépendance d'esprit à son mode d'élection qui échappe dans une large mesure au contrôle direct de l'exécutif. Mais cette exception confirme la règle. L'inconvénient est faible de laisser une certaine indépendance à une instance qui n'a pas de vrai pouvoir. 8. Les députés ont des moyens de pression, et le cas échéant d'obstruction (mitraillage d'amendements ... ), non négligeables, contre lesquels le gouvernement a, certes, des parades juridiques (notamment l'article 49-3), mais tellement disproportionnées qu'il hésite à les employer dans l'activité législative ordinaire. Donc, il doit faire quelques concessions à sa majorité. Cf. Guy CARCASSONE, «La résistance de l'Assemblée à l'abaissement de son rôle », in La Constitution de la Vi' République, op. dt., notamment p. 335-341. 9. Sous de Gaulle (1958-1969): (1) 28 septembre 1958, approbation de la Constitution de la ye République; (2) 8 janvier 371
LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
1961, sur l'autodétermination en Algérie; (3) 18 mars 1962, sur l'indépendance algérienne; (4) 28 octobre 1962, sur la réforme constitutionnelle instaurant l'élection du président de la République au suffrage universel direct; (5) 28 avril 1969, sur la régionalisation et la réforme du Sénat. Sous les successeurs de De Gaulle (1969-2004) : (I) 23 avril 1972, sur l'adhésion de l'Angleterre, du Danemark et de l'Irlande à la CEE; (2) 6 novembre 1988, sur le statut de la Nouvelle-Calédonie; (3) 20 septembre 1992, sur le traité de Maastricht; (4) 24 septembre 2000, sur le quinquennat. 10. Et une stratégie gagnante consiste, pour un camp, à empêcher l'autre de s'unir. C'est la tactique utilisée habilement Mitterrand il y a quelques années, en faisant grossir le Front national tout en le diabolisant. 11. On estime le nombre des non-inscrits à 4 millions. Ajoutés aux 41,2 millions d'inscrits, cela donne 45,2 millions de Français en âge de voter. Or, sur les inscrits, il y a eu 28,4 0/0 d'abstentions et, sur les votants, 2,5 % de bulletins blancs et nuls représentant environ 2 % des inscrits. Total des inscrits non exprimés: 30, 5 0/0. Total de ceux qu'on pourrait qualifier comme« ne jouant pas le jeu » (non-inscrits + abstentionnistes + blancs et nuls) : 37 % environ des électeurs potentiels. Les électeurs de Jacques Chirac au premier tour sont donc 19,88 0/0 de 63 0/0, ce qui veut dire qu'ils ne sont que 12,5 % des Français en âge de voter. Ce chiffre serait encore aggravé par une estimation plus haute du nombre des non-inscrits: 4 millions semble être l'estimation basse. 12. Score de l'UMP: 33,3 % des exprimés. Abstentions: 35,58 % des inscrits. Blancs et nuls: 2,79 % des inscrits. Total des inscrits non exprimés: 38,37 0/0. Total de ceux qui «ne jouent pas le jeu» : 44 % environ. Électeurs de l'UMP au premier tour: 33,3 % de 56 % des Français en âge de voter, soit 18,65 0/0. 13. En 1981, il a élu François Mitterrand à la présidence de la République, puis une chambre de gauche. En 1986, il a élu une chambre de droite, ce qui a donné lieu à la première «cohabi372
Notes
tation», avec Jacques Chirac comme Premier ministre. En 1988, il a réélu Mitterrand et, dans la foulée, une chambre de gauche, avec Michel Rocard comme Premier ministre. En 1993, une chambre de droite, Édouard Balladur devenant Premier ministre (deuxième cohabitation). En 1995, Jacques Chirac a été élu président de la République et a pris comme Premier ministre Alain Juppé; mais deux ans plus tard, en 1997, après la dissolution de l'Assemblée nationale, l'électorat a envoyé au Palais-Bourbon une chambre de gauche, ce qui a permis à Lionel Jospin de devenir, pour cinq ans, Premier ministre (troisième cohabitation). Enfin, en 2002, le peuple a réélu Jacques Chirac comme président, puis, dans la foulée, une chambre de droite, Jean-Pierre Raffarin puis Dominique de Villepin devenant Premiers ministres. 14. Cumulatifs, car la rareté des parlementaires issus de la société civile nourrit le désintérêt de nombreux milieux socioprofessionnels pour l'action politique, monde dans lequel ils savent qu'ils ont peu de chances de percer. Par suite, la culture politique ne se maintient que dans les milieux (et les familles) de hauts fonctionnaires, et aussi, nous en parlerons dans un instant, dans les milieux syndicalistes, ainsi, naturellement, que dans les milieux journalistiques, trois composantes du • microcosme» politique parisien. La France économique en est quasi absente, et même, fait nouveau, la France intellectuelle. 15. Il est vrai que la gauche ayant été laminée en 2002, la proportion actuelle [2006] de fonctionnaires à l'Assemblée nationale est redescendue à environ 1/3. 16. La plupart des textes venant en discussion dans les assemblées sont des « projets de loi» émanant du gouvernement (les «propositions de loi» émanant des assemblées elles-mêmes viennent rarement en discussion). Mais les projets de loi sont élaborés dans les services des ministères. Ce sont donc les fonctionnaires qui légifèrent plus ou moins directement. 17. L'importance de ce point a bien été mise en lumière par Arnaud MONTEBOURG, La Machine à trahir. Rapport sur le 373
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délabrement de nos institutions, Denoël, 2000, ou par Bernard ZIMMERN, Les Profiteurs de l'État, Plon, 2001. il est vrai que les membres du Parlement siègent dans divers organismes administratifs où ils peuvent recueillir de l'information, et qu'on a instauré depuis peu des « délégations parlementaires» sur différents sujets, où les parlementaires travaillent en liaison avec les administrations. Mais les moyens autonomes de contrôle dont disposent les parlementaires français demeurent très inférieurs à ceux qui existent dans les autres grandes démocraties, notamment le Royaume-Uni. 18. Ce n'est pas l'interruption du service éducatif en ellemême qui empêche le pays de forictionner. Désormais, les femmes travaillent et ont impérativement besoin qu'on garde leurs enfants pendant la journée. Les grèves de l'Éducation nationale empêchent donc en pratique les gens de travailler, et le pays de fonctionner. C'est à ce titre qu'elles constituent une menace sérieuse pour les pouvoirs publics. 19. Les récentes émeutes d'octobre-novembre 2005 dans les banlieues, que certains ont voulu réduire à un problème «social» classique, ainsi que l'appoint systématique et importun apporté par les «(:asseurs» aux manifestations anti-CPE du printemps 2006, reflètent en réalité un tout autre problème, à savoir la non-intégration des immigrants. Elles relèvent donc d'une autre analyse, où les problèmes institutionnels traités ici ont peu de place. 20. Pour s'opposer aux syndicats, l'exécutif dispose de la police, des CRS et même, le cas échéant, de l'armée. Sur le papier, il pourrait donc facilement leur tenir tête et faire respecter la loi. Mais, même si les syndicats ne disposent pas aujourd'hui d'un arsenal comparable en nature et en quantité à ceux des groupes terroristes, ils disposent de leurs services d'ordre, composés de «gros bras» prêts à l'affrontement physique. En cas de réelle confrontation, les responsables de l'ordre public savent donc que le sang, très probablement, coulera, perspective qu'ils ne veulent pas envisager. Les syndicats sont donc, paradoxalement, d'autant plus assurés de l'im374
Notes
punité qu'ils sont capables de provoquer des affrontements plus graves. Aussi les violences et les atteintes diverses aux libertés publiques sont-elles devenues pour eux une méthode d'action normale, et pour tous ces milieux une véritable « culture Il. Les membres des gouvernements français successifs n'ont jamais eu la pensée ni le discours d'une Mme Thatcher n'hésitant pas à engager l'épreuve de force avec les syndicats lorsque ceux-ci s'opposaient à des décisions prises selon les procédures démocratiques régulières. Il est vrai que Mme Thatcher, qui s'est fait des ennemis inexpiables dans certaines fractions de l'opinion britannique, a obtenu de fermes soutiens dans maints autres secteurs de cette même opinion. Les auraitelle trouvés en France? 21. À la différence de ce qui se passe dans les pays plus libéraux où l'État ne peut pas, quand bien même il le voudrait, influer directement sur les revenus des différentes catégories de citoyens. C'est pourquoi Friedrich August Hayek a montré qu'il ne pouvait y avoir de paix civile véritable que dans une société très libérale où les revenus des différentes catégories sociales dépendent presque uniquement du marché. Celui-ci, en effet, est une procédure anonyme où chacun, quand il perd des revenus ou n'obtient pas les revenus qu'il souhaite, ne peut s'en prendre qu'à son manque de discernement ou à sa malchance, et où, en contrepartie, les mécontents savent qu'ils peuvent améliorer leur sort s'ils se mettent en mesure de mieux répondre aux besoins du marché par leurs initiatives et leur industrie. L'exemple américain montre qu'une société libérale peut être très consensuelle. Les « règles du jeu. sur lesquelles tout le monde s'accorde, bien qu'elles paraissent cruelles dans certains cas, sont égales pour tous. Quand elles subissent leurs contraintes, les différentes catégories sociales n'ont pas de raison de penser qu'elles sont vi'Ctimes d'une injustice, d'une discrimination ou d'une moindre sollicitude du pouvoir. Elles n'ont donc pas de raison d'en venir aux mains contre ce dernier, ou les unes contre les autres, et de transformer la vie sociale en foire d'empoigne. Au contraire,
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plus une société est socialiste, plus les ressources sont communes et plus leur répartition entre les divers bénéficiaires potentiels dépend de la volonté discrétionnaire des dirigeants. L'enjeu est alors de savoir à qui ceux-ci vont décider de les attribuer, et chaque catégorie s'efforce de persuader le pouvoir de la favoriser, elle, plutôt que les autres. La question peut se régler dans certains cas par le lobbying, version moderne des intrigues de cour. Mais, à l'échelle d'un grand pays, elle a vocation à se régler bientôt dans la rue. Quand il y a une dévolution politique des revenus, la concurrence économique devient elle-même, nécessairement, politique. Loin donc que des politiques socialisantes puissent atténuer les divisions sociales, elles ne font que les exacerber. Les gouvernants français de droite et de gauche qui ont sans cesse augmenté les prélèvements obligatoires en croyant ainsi être en mesure de réduire la « fracture sociale » ont donc travaillé, en réalité, à l'approfondir. 22. C'est d'ailleurs ce pragmatisme qu'enseignent aux futurs énarques les professeurs de Sciences-Po aujourd'hui. On ne leur apprend plus la philosophie politique ou l'histoire et, très peu, le droit constitutionnel; tout cela a été remplacé par la «politologie», qui se veut une pure description des rapports de force sociologiques où sont engagés les acteurs, description où ne doit intervenir aucun «jugement de valeUr». Beaucoup d'enseignants de cet établissement se croient ainsi de fins machiavéliens lorsqu'ils apprennent à leurs étudiants à regarder systématiquement la vie politique par le biais des intérêts à court terme et des tactiques des acteurs, c'est-à-dire par le petit bout de la lorgnette, plutôt qu'en cherchant à l'éclairer par les questions de fond, historiques, philosophiques, juridiques, économiques qui sous-tendent les événements. Mais la dérive de l'enseignement de cette école, qui forme la quasitotalité des classes politique et médiatique françaises, mériterait un long développement que je ne peux entreprendre ici. 23. C'est là, je crois, l'explication sociologique ultime de ce phénomène si étrange, et si nouveau en France, qu'est la 376
Notes
« pensée unique ». Il est dû au fait que le débat public, celui qui passe par les instances officielles détenues par l'establishment - tribunes politiques, grands médias, universités -, ne relaie que les propos, problématiques et soucis propres aux diverses composantes de l'oligarchie, que Raymond Barre a appelée le « microcosme ». C'est ce milieu qui détermine 1'« agenda» du débat public en France. On n'y parle que de ce qui intéresse les oligarques, et l'on n'y parle pas de ce qui les dérange ou les fâche. La France d'en bas n'est pourtant pas exactement silencieuse: elle parle dans quelques médias marginaux, sur Internet, dans des clubs et associations, et évidemment dans les cafés du commerce, les dîners en ville et le cercle familial. Mais toute cette parole demeure dans une sorte d'underground, ou est réduite au statut de samizdat. Le peuple est marginalisé, ce qui semble une contradiction dans les termes et ne s'en vérifie pas moins dans les faits. En vérité, il semble qu'il subisse une véritable situation d'oppression.
24. Voir par exemple l'enquête réalisée par Philippe EUAKIM et Dominique FOING, Capital, mars 2002. 25. [Note de 2011] Les choses ont en partie changé depuis la révision constitutionnelle de 2008.
26. Nombre de lois concernant les mœurs - par exemple celle condamnant pénalement l'expression publique d'opinions critiques à l'égard de l'homosexualité, décrétées « homophobes » - sont nées de cette manière. Elles sont présentées comme reflétant une évolution générale de l'opinion, alors qu'elles ne sont sorties que des opinions radicales de minorités agissantes bien en cour auprès du pouvoir, lequel a complètement perdu de vue l'état réel de l'opinion publique sur ces sujets. Un épisode de notre vie publique le montre bien. Après avoir consulté deux instances de régulation de la publicité, la RATP avait refusé une publicité proposée par une association (subventionnée) d'homosexuels montrant, sur grandes affiches, des personnes de même sexe s'embrassant fougueusement. Mais le président de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations (HALDE) menaça la présidente de la RATP de 377
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sanctions pénales graves (y compris la prison ... ), en vertu d'une loi dont personne n'avait entendu parler, mais qui avait été bel et bien été votée et promulguée en 2004 (voir infra, p. 112 sq). La présidente de la RATP céda à ces menaces, et les affiches controversées couvrirent donc les parois des stations de métro. Mais alors des myriades de lettres indignées furent envoyées à la RATP par des passagers scandalisés, se sentant agressés, notamment, en la personne de leurs enfants confrontés à ces images choquantes. Des sondages montrèrent que 70 % des passagers désapprouvaient les affiches. Le pouvoir combiné des deux oligarchies avait abouti à cette situation manifestement antidémocratique. Il se trouve que les passagers choqués n'ont pas arrêté les métros, mis le feu à une station, ni séquestré Mme Idrac ni M. Schweitzer. S'ils l'avaient fait, il n'y a pas l'ombre d'un doute qu'un ministre serait venu annoncer piteusement au journal de 20 heures que la loi allait être retirée, ou suspendue, et les pouvoirs exorbitants de la HALDE revus à la baisse. Cet épisode, certes mineur en luimême, n'en illustre que plus éloquemment où est le vrai pouvoir dans la France d'aujourd'hui. Il appartient à la force et non au droit. Ce sont également la force et la menace d'organisations activistes qui provoqueront sans doute prochainement l'édiction de lois contre le blasphème, comme elles ont déjà obtenu tant de concessions (constructions à grande échelle de mosquées, changement des règles d'ouverture des piscines municipales, mœurs des cantines scolaires ... ). On se gardera de soumettre ce genre de lois à référendum, car on sait très bien ce que le peuple répondrait. 27. Dont la plus grande part des ressources est d'origine publique. Cf. l'enquête citée ci-dessus (p. 35, note 21). 28. C'est-à-dire presque sans interruption depuis 1981, puisque les périodes où la droite a été au gouvernement ont été en grande partie des périodes de « cohabitation ", sauf en 1995-1997 et depuis 2002 (mais on peut douter que le chiraquisme, qui caractérise cette dernière période, soit un antisocialisme). 378
Notes
29. Comme l'ont énoncé explicitement toutes les doctrines socialistes, de Platon à Marx. On sait que ces vues archaïsantes ont été partiellement révisées par la «deuxième gauche», la gauche «moderne», «américaine», mais celle-ci a toujours été minoritaire au sein du PS français et entièrement absente du Pc. 30. Source: Jacques MARSEILLE, Le Grand Gaspillage, Plon, 2002. Voir aussi, du même auteur, La Guerre des deux France, Plon, 2004. On trouvera de nombreux autres chiffres, illustrant les mêmes tendances, dans l'excellent travail de Michel BRULÉ et Michel DRANCOURT, Service public: sortir de l'imposture, éd. Jean-Claude Lattès, 2004, ainsi que dans le fameux «rapport Cam dessus »: Michel CAMDESSUS, Le Sursaut. Vers une nouvelle croissance pour la France, La Documentation française, 2004, ou encore dans les rapports de la Cour des comptes.
31. [Note de 2011] On cite aujourd'hui le chiffre de 56 0/0. 32. Source: IFRAP (Institut français pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques). 33. Aux Pays-Bas, en Nouvelle-Zélande, aux États-Unis, au Japon... d'après divers documents de l'OCDE. 34. Cf. Jacques MARSEll.LE, La Guerre des deux France, op. cit. 35. Cf. Michel BRULÉ et Michel DRANCOURT, Service public: sor-
tir de l'imposture, op. cit. 36. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que tous les membres de cette classe collectivement prédatrice soient individuellement prédateurs ni, surtout, personnellement heureux. En raison de son gigantisme, la fonction publique, ainsi que les très grandes entreprises publiques, sont devenues des univers largement« kafkaïens» où un management humain et avisé n'est plus possible, et où, sous prétexte d'échapper au pouvoir discrétionnaire normal des hiérarchies et de n'être régis que par des règles rigides et anonymes, on a créé pour les personnels une situation où ils sont exposés à d'innombrables effets pervers, parmi lesquels vient en bon rang l'érection d'une nou379
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velle hiérarchie occulte, celle des syndicats. Un sociologue désireux de faire une œuvre mémorable serait bien inspiré de choisir comme sujet d'enquête, par exemple, le kafkaïsme de la vie des instituteurs, des professeurs de collège et de lycée, des agents subalternes et autres agents contractuels de l'Éducation nationale française d'aujourd'hui. Même terrain fécond d'étude à La Poste ou à la SNCF. Mais si l'on croit résoudre le problème en satisfaisant les revendications des syndicats (toujours plus d'argent, de postes, de centralisation), on aggrave en réalité les illogismes de gestion, les blocages et donc les mécontentements futurs. Le désir d'un alcoolique est de boire toujours plus; mais personne ne prétendra que, pour l'aider, il faille satisfaire à tous les coups cette attente et lui donner toujours plus à boire. il est clair que ce qu'il faut, c'est changer sa logique de vie. De même, la logique des syndicats est de demander toujours plus d'argent public, toujours plus de postes à l'abri du marché et de toute sanction. La bonne solution n'est pas de satisfaire leurs revendications, ce qui ne fait qu'aggraver la situation et provoquer de nouveaux problèmes qui, eux-mêmes, susciteront de nouveaux mécontentements et nourriront des revendications toujours plus aigres (cette aggravation chronique fait d'ailleurs partie de la stratégie des syndicalistes les plus radicaux, qui ne sont certes pas là pour arranger les choses, mais, comme ils le disent, pour « mettre le feu à la plaine »). 37. PUF, 2008 et 2010. 38. Voir de nombreux exemples, faits, chiffres et analyses in Sophie COIGNARD, Un État dans l'État, Albin Michel, 2009. 39. Jean-Fabien SPITZ, Le Moment républicain en France, Gallimard, 2005; Serge AUDIER, Le Socialisme libéral, La Découverte, 2006; Léon Bourgeois. Fonder la solidarité, Michalon, 2007 ; La Pensée solidariste, PUF, 2010, etc. 40. Cf. John RAWLS, Théorie de la justice, Seuil, coll. « PointsEssais », 2009. 41. Cf. Vincent PEILLON, La Révolution française n'est pas ter-
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Notes
minée, Seuil, 2008; Une religion pour la République: la foi laïque de Ferdinand Buisson, Seuil, 2010, etc. 42. Voir Alain BAVER et François KOCH, Faut-il avoir peur des francs-maçons?, éd. Mordicus, 2010, et les interviews de dirigeants de plusieurs obédiences dans le film de Pascal CATUOGNO, Franc-maçonnerie: un pouvoir au cœur de la République, Le Point-Canal+, 2011.
43. Voir Maurice CAILLET, J'étais franc-maçon, Ed. Salvator, 2009. 44. On en trouvera des exemples dans le livre de Sophie
COIGNARD, Un État dans l'État, op. cit. 45. Voir à ce sujet notre livre Les Deux Républiques françaises,
op. dt., chap. 3 et conclusion. 46. Témoignages dans le film Franc-maçonnerie: un pouvoir
au cœur de la République, op. dt. 47. Sur le millénarisme, cf. Norman COHN, Les Fanatiques de
l'Apocalypse, Payot, 1983; Jean DELUMEAV, Une histoire du paradis, tome 2: Mille ans de bonheur, Hachette, coll. «Pluriel~, 2002. Et les développements de notre Histoire des idées politiques dans l'Antiquité et au Moyen Âge, PUF, 1998 et 2002, chapitres 3-7. 48. Paru en italien dans la revue Nuova Civiltà delle macchine, n° 1-2, Gennaio-Giugno, 2011. La présente version, sensiblement développée par rapport à la version italienne, est parue en volume chez l'éditeur bruxellois Texquis Uuin 2011). 49. Sur le concept de «religion de la Gauche •• , voir Philippe NEMO, Les Deux Républiques françaises, op. dt., p. 273-287. 50. Voir une liste plus complète dans le courageux petit livre de Jean ROBIN, Petit dictionnaire des débats interdits (mais légaux), éd. Tatamis, 2010. 51. Ici, la loi allait au-delà de la convention de l'ONU signée par la France qui réservait explicitement le droit des nations à se protéger par divers dispositifs juridiques. Le fait de refuser certains droits aux étrangers ne tombait pas dans le champ
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des « diverses formes de racisme )) que la convention entendait prohiber. En raison de l'introduction de la notion de nation dans l'article de loi cité, au titre des discriminations délictueuses, toute personne qui, dans la presse, suggérera quelque forme de • préférence nationale» ou autre mesure qui impliquerait qu'on discrimine entre nationaux et étrangers, pourra tomber dans le collimateur des juges. Voir à ce sujet AnneMarie LE POURHIET, .Judiciarisation et discrimination», in La Société au risque de la judiciarisation », Litec, coll. Colloques et débats, 2008. 52. J'ajoute que, début 1993, la gauche introduira dans le Code de procédure pénale un article (article 375, maintenant numéroté 475) qui autorise les juges à attribuer aux associations plaignantes, outre des dommages et intérêts éventuellement très élevés, un autre dédommagement financier laissé à leur libre appréciation. Il est apparu qu'au titre de cet article les tribunaux pouvaient prononcer des peines financières exorbitantes, très supérieures aux amendes et aux dommages et intérêts déjà prévus par la loi, au profit des officines spécialisées dans la délation. Ainsi, dans le jugement concernant un homme politique, M. Bruno Gollnisch Uugement finalement annulé par la Cour de cassation), le tribunal de première instance avait condamné le prévenu à la somme exorbitante de 55 000 € de pénalités, au titre notamment de cet article 375 (ou 475). On peut donc dire que, du fait de ces dispositions, certaines associations ont, outre leur intérêt moral supposé, un intérêt financier direct à agir. Quand on sait que d'autre part, nombre d'entre elles sont subventionnées sur fonds publics, on se rend compte que le dispositif de censure mis en place est diversifié et complet, ce qui fait penser qu'il n'est pas seulement le fruit d'initiatives parlementaires ou gouvernementales isolées, mais a sans doute été discuté, médité et pensé comme un tout au sein de certains cénacles ou sectes présents dans les allées du pouvoir. 53. Et aussi l'arrêter aux thèses qui paraissent sympathiques, comme l'a rappelé la Cour européenne des droits de l'homme 382
Notes
dans une décision du 21 janvier 1999: « La liberté d'expression vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent: ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de société démocratique... 54. Pris par le gouvernement Bérégovoy. 55. L'affaire n'est pas abstraite. Cet article du Code a été appliqué maintes fois, et tout dernièrement à l'encontre d'un ministre en exercice, M. Brice Hortefeux. Ce ministre a été condamné le 4 juin 2010 à une amende relativement modérée (750 ~, mais à des dommages et intérêts très lourds (5 588 ~, plus frais de publication de communiqués dans la presse, par le tribunal de grande instance de Paris, pour avoir prononcé les paroles suivantes: « Quand il y en a un, ça va. C'est quand il y en a beaucoup qu'il y a des problèmes.)) Ces propos avaient été enregistrés par fraude (grâce à une caméra cachée) dans un lieu privé. Le tribunal a estimé qu'ils visaient cc les Arabes .. , bien que la supposée victime fût kabyle et non musulmane et plaisantât avec le ministre sur le ton badin des réunions privées entre militants politiques. Les propos furent néanmoins qualifiés d', injure non publique envers un groupe de personnes à raison de leur origine ». Cette condamnation aura peut-être eu le mérite de faire réfléchir M. Hortefeux au bien-fondé des sanctions qu'il avait lui-même infligées quelques semaines auparavant, en tant que ministre de l'Intérieur, au préfet Paul Girot de Langlade. Ce haut fonctionnaire, arrivant à Orly, s'était exclamé, en voyant le désordre et les retards des procédures d'embarquement: ,C'est l'Afrique ici! », propos d'humeur peut-être désagréable et impoli, mais qui n'avait été entendu que de quelques personnes, et qui, outre qu'il reflétait sans doute quelque vérité d'expérience, était essentiellement anodin. M. Hortefeux, par crainte panique des médias et sans songer qu'il lui aurait peut-être suffi d'en appeler à l'opinion par-delà ceux-ci, destitua immédiatement le préfet, en attendant qu'il soit condamné par la 383
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justice, ce qui eut lieu en effet au tribunal correctionnel de Créteil le 2 juillet 2010. Tant la hiérarchie que la justice ont donc considéré que les propos du préfet Girot de Langlade n'étaient pas anodins. C'est bien en cela que consiste la maladie dont sont atteintes nos institutions. Car considérer de tels propos comme n'étant pas anodins relève d'une exigence morale parfaitement respectable, mais dont toute la question est de savoir si on a le droit de l'imposer à tous les citoyens par la coercition. La loi, en effet, est censée exprimer la volonté générale. Or il ne fait pas le moindre doute que, si on consultait le peuple français à ce sujet, une immense majorité (à gauche comme à droite de l'électorat) estimerait que ce genre de propos est une peccadille et relève de la libre parole individuelle. Il estimerait, par surcroît, qu'il était loisible aux «victimes ~ de répliquer sur le même ton et que, si elles l'avaient fait, un tel échange aigre-doux aurait relevé des mœurs courantes dont la justice n'a pas à se mêler. Le problème est qu'on se garde bien de poser ce genre de questions au peuple français au nom duquel, par dérision sans doute, on prononce les jugements pénaux. Ajoutons, pour illustrer encore l'absurdité et la démesure de ces véritables rituels religieux sacrificiels (cf. infra), que le même préfet Girot de Langlade avait déjà été précédemment inquiété pour des propos tenus sur les. gens du voyage ~, dont, en tant que préfet, il connaissait très bien certains comportements délictueux. Quelques mois plus tard, c'est le président de la République en personne qui a déploré le nombre élevé des campements illégaux de «Roms» et a exigé leur démantèlement. Or de deux choses l'une. Ou bien la «dignité» des Roms interdit qu'on fasse la moindre remarque dépréciative sur leurs comportements civiques, sociaux et économiques, et alors faudra-t-il adopter le langage des signes pour expliquer aux Français pourquoi on décide d'expulser certains d'entre eux du territoire? Ou bien il est réellement justifié de fermer plusieurs centaines de camps illégalement installés, et les pouvoirs publics doivent pouvoir expliquer à l'opinion ce qu'on
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reproche à ces gens et en quoi ces politiques de fermeté sont justifiées. Mais si, aussitôt qu'un homme public ouvre la bouche pour le dire, même sur un ton modéré, il est traîné en justice, il est clair que quelque chose est gravement déréglé dans les institutions du pays. 56. Auteur de la thèse Les Traites négrières, essai d'histoire globale, Paris, Gallimard, 2004. 57. Au moins cette loi-là n'impliquait-elle aucune censure. Elle visait seulement à rétablir un certain équilibre dans l'enseignement de l'histoire. Le mieux serait sans doute que les programmes scolaires ne dépendent pas du tout de l'État. Mais, si l'on admet qu'ils en dépendent, il faut qu'ils soient idéologiquement neutres et, en outre, qu'ils soient décidés par les autorités légitimes de l'État et non par des personnes privées et des groupes partisans. Or la situation actuelle de l'Éducation nationale est, de notoriété publique, contraire à ces principes. C'est sans doute le ministre qui signe les programmes scolaires, mais il est entendu, pour les vrais maîtres de l'Éducation nationale, c'est-à-dire les inspecteurs généraux majoritairement francs-maçons et les syndicats de gauche qui cogèrent le ministère et contrôlent toutes les commissions de programmes, que lesdits programmes seront conformes à une certaine idéologie qui est celle de ce ministère depuis des lustres, qui est essentiellement partisane et n'est plus jamais soumise à une libre critique de l'opinion et du Parlement. Le fait que le Parlement - qui représente légitimement, lui, le peuple souverain - dise son mot sur les programmes n'est donc pas, en soi, un abus (du moins, je le répète, si l'on accepte de se situer dans la logique d'une école d'État). 58. Remarquons l'introduction dans un texte de loi de deux mots qui n'appartiennent pas à la langue française. Il ne s'agit (de même que « handiphobe », « islamophobe », etc.) que de néologismes journalistiques dont il n'existe pas de définition rigoureuse, encore moins de définition officielle, et dont un juge peut donc retenir et utiliser la définition qui lui plaît. Quand le terme désigne des délits passibles de sévères sanc385
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tions pénales, ce flou est, par lui-même, une cause d'abus de pouvoir. Nous reviendrons sur la question. 59. Sur l'affaire Vanneste, cf. l'excellent petit livre de François L'Affaire Vanneste, Paris, éd. François-Xavier de Guibert, 2008.
BILLOT,
60. La menace est d'autant plus efficace que, comme on l'a vu plus haut, le vocabulaire même des lois de censure est flou, peut-être à dessein. Elles utilisent par exemple le terme «homophobie», dont nul n'est capable de dire exactement ce qu'il signifie. Les personnes à qui ce qu'on pourrait appeler l'éphébophilie, c'est-à-dire l'amour homosexuel des jeunes gens, fait horreur, sont-elles «homophobes» ? On peut supposer qu'elles auront encore la loi avec elles quand il s'agira de mineurs de moins de quinze ans. Mais quel âge devra avoir le teenager séduit par un homme adulte pour que les personnes qui émettront (en public ou en privé) des réserves sur le bienfondé (moral, psychologique, social) de telles relations sexuelles ne soient pas condamnées pour «homophobie»? De même, les psychologues, psychanalystes, sociologues, juristes qui étudient les modes de vie des homosexuels sont-ils « homophobes » et appellent-ils à la «haine» et à la « discrimination» à leur égard du seul fait qu'ils font l'hypothèse que les homosexuels rencontrent des problèmes psycho-sociaux spécifiques? De même encore, le mot « racisme)) a perdu toute signification précise depuis que les journalistes, les hommes politiques et, désormais, les magistrats l'emploient pour désigner la réserve qu'on peut éprouver à l'égard d'une culture plutôt qu'à l'égard d'une race au sens scientifique du terme. Ainsi, quelqu'un qui n'aime pas telle religion, telle croyance ou tel usage anthropologique, matrimonial, vestimentaire, culinaire, etc., de tel peuple étranger, ou les juge inapplicables en France, et qui le dit, peut être qualifié de «raciste» et être puni à ce titre. 61. Voir notre Histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains, PUF, 2003, p. 333-335.
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Notes
62. Entre autres exemples de cette partialité, il y a les condamnations frappant des leaders du Front national (faut-il préciser que les réflexions qui vont suivre n'impliquent de ma part aucune sympathie particulière pour ce parti 7). M. Le Pen a été condamné trois fois, en première instance, en appel et jusqu'en Cour de cassation (11 mai 2006), pour avoir tenu les propos suivants: « Quand il y aura non plus cinq, mais vingtcinq millions de musulmans en France, ce sont eux qui commanderont. Et les Français raseront les murs. » Ce propos était vrai ou faux, il exprimait une crainte raisonnable ou excessive, mais c'était ce qui s'appelle en bon français une opinion politique. Depuis que les débats politiques existent dans notre pays, non seulement des opinions de cette teneur ont été couramment exprimées à la tribune des assemblées parlementaires, dans des réunions publiques et dans les journaux, mais on a tous les jours énoncé des opinions infiniment plus véhémentes dans la forme, plus tranchées et radicales sur le fond. Par ailleurs, les citoyens tiennent tous les jours de tels propos en famille ou au café du commerce. Le fait de ne pas les admettre de la part de M. Le Pen, alors qu'on admet qu'un grand hebdomadaire traite, en couverture, l'actuel président de la République de "voyou », qu'on disculpe le président socialiste de la Région Languedoc-Roussillon d'avoir traité publiquement les harkis de « sous-hommes », qu'on classe sans suite les plaintes déposées contre des groupes de rap qui ont appelé à agresser les "Français de souche », sans parler des attaques haineuses lancées depuis toujours dans la presse contre les «capitalistes» et les "patrons », visant souvent des personnes précises ou aisément reconnaissables, sans qu'il y ait de suites judiciaires, témoigne d'une partialité certaine de la magistrature actuelle, due sans doute à un recrutement échappant à tout contrôle démocratique réel. De même, nous avons évoqué plus haut les jugements qui ont visé M. Bruno Gollnisch, condamné en correctionnelle (novembre 2006) puis en appel (février 2008), au titre de la loi Gayssot (très lourdement: trois mois de prison avec sursis, et 55000 €d'amende,
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dommages et intérêts et peines pécuniaires diverses). Le motif de ces condamnations était qu'en octobre 2004, à des journalistes qui lui demandaient, avec l'intention délibérée de le piéger et de lui nuire, si les chambres à gaz avaient existé, il avait répondu les phrases suivantes: c< L'existence des chambres à gaz, c'est aux historiens d'en discuten, c< Moi, je ne nie pas les chambres à gaz homicides mais je ne suis pas spécialiste de la question, les historiens doivent en discuter et j'estime que leur discussion doit rester libre ». M. Goltnisch n'avait rien dit d'autre, malgré les rumeurs sur les «propos inadmissibles. qu'il aurait tenus ou qu'on voulait qu'il eût tenus, mais que personne n'était en mesure de rapporter avec précision. Le tribunal dut faire une enquête rigoureuse à ce sujet, et l'on peut croire qu'il ne ménagea pas ses efforts pour prouver que M. Gollnisch avait en effet explicitement tenu les propos scandaleux qu'on lui prêtait. Or il ne put que constater qu'il n'avait strictement rien dit d'autre que les deux phrases citées (et des fragments de phrases équivalentes). Donc il n'avait en rien c< contesté un crime contre l'humanité '. Les attendus du jugement admettent cette absence d'infraction directe à la loi Gayssot, mais ils ajoutent aussitôt que, si M. Gollnisch n'a pas affirmé la non-réalité des chambres à gaz, il l'a « insinuée " du seul fait qu'il n'a pas explicitement dit le contraire. Il est même, à ce titre, plus coupable qu'un révisionniste vulgaire, puisque, agissant de façon «plus feutrée et subtile», il a poursuivi «par la voie de l'insinuation les mêmes fins de contestation de crimes contre l'humanité». «Il s'agit là du procédé type de l'insinuation du doute, ce poison de l'esprit. Ce que les négationnistes avérés et patentés comme Faurisson ou Garaudy écrivent ou proclament ouvertement, Bruno Gollnisch l'insinue... On voit que les juges font à M. Gollnisch très exactement ce qu'on appelle un procès d'intention. Ce qu'ils lui reprochent, c'est ce qu'ils imaginent être sa pensée intime telle qu'elle se reflète malgré lui dans les plis et détours de son astucieux langage. Et puisqu'ils décident en définitive de condamner lourdement le prévenu, c'est qu'ils supposent,
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Notes
selon une démarche d'esprit réellement comparable à celles des juges des tribunaux d'Inquisition, que la seule existence d'un homme à l'âme si noire, même s'il ne dit ni ne fait rien de directement répréhensible, est un danger pour la société. Le caractère orienté de ce jugement saute aux yeux, et c'est pourquoi il a été sèchement annulé, comme ceux visant M. Vanneste, et lui aussi sans renvoi, par la Cour de cassation, le 23 juin 2009. Mais pourquoi la même Cour n'avait-elle pas annulé aussi le jugement frappant M. Le Pen? Décidément, l'arbitraire le plus complet préside à ces prétendues décisions de justice, et non une quelconque raison juridique. 63. Avis daté du 18 novembre 2004, remarquable par sa netteté de pensée, et dont voici les principaux extraits: • La Commission nationale consultative des droits de l'homme a décidé d'examiner le projet de loi relatif à la lutte contre les propos discriminatoires à caractère sexiste ou homophobe modifiant la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881. cc 1. En premier lieu, la CNCDH entend rappeler l'importance primordiale de l'universalité des droits de l'homme, qui transcende, sans les nier, les différences entre les êtres humains. "Face à l'universalité de la souffrance humaine, nous affirmons l'universalité des droits eux-mêmes. Les droits de l'homme, fondés sur la dignité inhérente à toute personne humaine, sont le patrimoine de tous et sont placés sous la responsabilité de chacun" [Avis de la CNCDH du 10 septembre 1998 sur le projet de Manifeste sur l'universalité et l'indivisibilité des droits de l'homme]. Parce que c'est l'être humain en tant que tel, et non en raison de certains traits de sa personne, qui doit être respecté et protégé, la CNCDH émet des réserves sur la multiplication de catégories de personnes nécessitant une protection spécifique. Cette segmentation de la protection des droits de l'homme remet en cause leur universalité et leur indivisibilité. Légiférer afin de protéger une catégorie de personnes risque de se faire au détriment des autres, et à terme, de porter atteinte à l'égalité des droits. Cette méthode empruntée à la tradition juridique anglo-saxonne, fondée sur le traite-
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ment des cas, est peu compatible avec le système juridique français, fondé sur la notion de principes. Favoriser ainsi les lois de circonstance ne pourra que réduire finalement les droits et libertés de tous. De plus, s'il est indéniable que l'État doit assurer une protection aux personnes vulnérables de la société, il semble que ce principe n'a pas matière à s'appliquer en ce qui concerne l'homophobie. L'affirmation du contraire consisterait à ériger l'orientation sexuelle en composante identitaire au même titre que l'origine ethnique, la nationalité, le genre sexuel, voire la religion, et donc à segmenter la société française en communautés sexuelles, accentuant ainsi l'émergence de tendances communautaristes en France. En outre, il n'est pas démontré que l'orientation sexuelle d'une personne ou d'un groupe d'individus génère une vulnérabilité nécessitant une protection spécifique de l'État. «2. En deuxième lieu, la CNCDH entend rappeler son attachement à la liberté de la presse et d'opinion fondée sur la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et les textes internationaux ratifiés par la France. Elle souligne le rôle de référence pour les démocraties émergentes de la loi de 1881 et s'inquiète de ces modifications qui risquent d'en dénaturer le principe. La CNCDH estime en effet que ce projet de loi est à contre-courant de son avis rendu le 2 mars 2000 et de la loi du 15 juin 2000 qui, dans le même esprit, supprimait les peines de prison pour les délits de presse, sauf en cas de motivations racistes. Ce projet est également à contre-courant du mouvement qui s'est depuis développé, à l'exemple de la France et sous l'impulsion de l'Union européenne, et qui conduit des États, notamment africains, à se doter de législations plus respectueuses de la liberté d'expression. Enfin, ce texte est à contre-courant de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme qui se fonde davantage sur le principe de la liberté d'expression (affirmé dans le premier alinéa de l'article 10 d{~ la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme) que sur les restrictions apportées à ce principe. 390
Notes
«3. La CNCDH reconnaît la réalité et la gravité des discriminations sexistes et/ou liées à l'orientation sexuelle des personnes, mais elle estime que c'est par l'éducation, par l'information et par le débat que l'on combattra le plus efficacement l'intolérance et non en restreignant les libertés. C'est par "la libre communication des pensées et des opinions (... ) un des droits les plus précieux de l'homme" (Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789) et non par la répression, que la société française a progressé et continuera à progresser vers l'acceptation des différences et le respect de la dignité de chaque être humain. Pour toutes ces raisons, la CNCDH estime que le projet de loi doit être retiré.» Ni le Parlement ni le gouvernement n'ont tenu compte de cet avis, si ce n'est que, peu de temps après sa publication, le gouvernement a profondément remanié la composition de la Commission. 64. On me demande si, selon ces principes libéraux, il fallait s'abstenir d'intenter en 1945 un procès à Robert Brasillach qui n'a jamais tué personne de sa main et à qui on ne pouvait reprocher que des écrits et des discours. Et l'on sous-entend: si vous soutenez que Christian Vanneste ou Éric Zemmour ne doivent pas être inquiétés pour leurs propos, vous devez aussi condamner toute idée de procès contre Brasillach. Je réponds qu'il n'y a rien de commun entre les deux cas. Brasillach a été condamné pour intelligence avec l'ennemi. C'était vrai ou faux, je ne peux en discuter ici, mais, sur le plan du droit pénal, il n'a pas été attaqué pour ses seules opinions. D'autre part, les lois actuelles interdisent d'exprimer des idées dont il est indigne de prétendre qu'elles auraient quelque rapport que ce soit avec le fascisme ou d'autres totalitarismes ou extrémismes. Elles interdisent de dire qu'il fait jour à midi et nuit à minuit, et qu'un chat est un chat. Il ne s'agit de défendre la communauté nationale ni contre un ennemi extérieur ni contre une quelconque menace à l'ordre public, mais uniquement contre des manifestations d'hétérodoxie, qui ne sont un crime qu'aux yeux de ceux qui veulent avoir un monopole idéologique. 391
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Au reste, si je condamne les lois de censure, dont certaines ont été édictées dans le but de lutter contre le racisme, ce n'est évidemment pas que j'entende dédouaner celui-ci et lui laisser le champ libre. Il peut y avoir, en matière de liberté d'expression, des abus nuisibles il l'ordre public. Mais si la frontière entre liberté et abus est parfaitement claire en principe, elle est difficile à tracer en pratique. Doit pouvoir être poursuivi pénalement un propos qui provoque directement à la violence, et à condition qu'un lien causal puisse être établi entre la publication dudit propos et une violence réellement commise, ou immédiatement anticipable. Sinon, non. En revanche, les propos dont certains estiment qu'ils sont de nature à causer dans un avenir indéfini quelque grave trouble social doivent être combattus par les seules armes intellectuelles. Je sais bien qu'on argumente comme suit, à l'usage des gens simples: l'Europe a durement souffert du nazisme, et il y a eu l'horreur absolue de la Shoah; si, dans les années 1920 ou 1930, il avait existé en Europe des lois censurant les idées fascistes, nazies ou antisémites, ces idées dangereuses n'auraient pu se répandre et l'on aurait évité le drame. Le problème est que personne ne peut dire à l'avance quelles idées sont dangereuses et doivent être interdites à ce titre. Comme l'a montré dès le XVIIe siècle John Milton dans l'Areopagitica, l'idée même de censure est vicieuse en ce que, pour pouvoir être appliquée avec justice et efficacité, elle suppose l'omniscience du censeur, omniscience qui n'existe pas et ne peut exister à vue humaine. Du coup, la prétention d'interdire toutes les idées dangereuses est une illusion aussi despotique potentiellement qu'elle est épistémologiquement vaine. Par exemple, si l'on voulait vraiment censurer les idées dangereuses en France, il faudrait, d'abord et d'urgence, interdire toute publication communiste, ou communisante, ou simplement neutre à l'endroit du communisme, puisque ce serait le seul moyen d'éviter, si faire se peut, une nouvelle hécatombe de quelque 100 millions de morts. Il faudrait peut-être aussi interdire toute publication socialiste, s'il est vrai, comme l'a montré Hayek,
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Notes
que tout début de socialisation engage la société sur une irréversible « route de la servitude •. Il faudrait interdire aussi toute propagande écologiste, étant donné que l'écologie prône la désindustrialisation et la décroissance et que cela semble devoir provoquer la disparition prochaine d'une grande proportion de l'espèce humaine, qui n'a décuplé depuis deux siècles que grâce à l'industrie et à la croissance. Et bien entendu, dans la foulée, il faudrait interdire l'islam et quelques autres religions. Et peut-être enfin tous les livres d'histoire, emplis de tant de mauvais exemples à ne pas suivre et donc à cacher au bon peuple. Bref, au nom du principe de précaution et parce qu'on ne peut prévoir toutes les conséquences possibles des idées, il faudrait interdire l'expression de toute idée politique. Il faudrait interdire la démocratie, ce qui impliquerait, j'imagine, qu'on adopte la dictature. L'absurdité de la conclusion condamne la prémisse. La vérité est que seule la loi de 1881, dans son état original, est conforme aux exigences de la démocratie et aux intérêts bien compris d'une société moderne. Dans le cadre pluraliste qu'elle a mis en place, la France n'est pas devenue fasciste ni communiste, ni dans les années 1930 ni ultérieurement. À moins d'être atteint d'un pessimisme pathologique, il n'y a aucune raison de poser en thèse que les idées fausses, absurdes ou dangereuses ont vocation à se répandre plus facilement que les autres. Elles trouvent certes toujours un trop grand nombre d'adeptes, mais, si la liberté existe, elles ne peuvent pas ne pas rencontrer aussi des adversaires déterminés. La loi de 1881 rend possible cette confrontation, et ce n'est pas un hasard si des lois du même type sont le droit commun de toutes les démocraties développées du monde moderne. Cela a donc été une erreur manifeste d'avoir gravement altéré cette loi. 65. Ex. 23, 19; 34, 26; Deut. 14, 21. 66. Gen. 32, 33. 67. J'ai analysé ce processus, pour la période 1789-1945, dans
mon ouvrage Les Deux Républiques françaises, op. rit.
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68. Des phénomènes du même type se sont produits aux ÉtatsUnis quand y fleurissait le mouvement dit du « PoliticaIly correct ", et c'est bien pourquoi je disais en commençant que la sourde résistance des corps sociaux à la pensée critique libre touche tout un ensemble de sociétés modernes, et pas seulement la France. Du moins, en Amérique, le pluralisme universitaire a-t-il permis que des contrepoisons se mettent en place. Le même pluralisme n'existe pas dans l'université française. 69. Voir notre article: « École: une trop longue erreur », Le Figaro, 16 septembre 2003.
70. Cf. Ph. NEMO, Les Deux Républiques françaises, op. cit., conclusion. 71. Cf. Jean-Pierre CHANGEUX, L'Homme neuronal, Fayard,
1983. 72. Par exemple: Michèle TRIBALAT, Les Yeux grands fermés. L'immigration en France, Denoël, 2010. 73. Cf. supra, p. 89- 160.
74. Paru dans la revue Entreprise Éthique, n° 15, octobre 2001. 75. Par exemple: Bernard ZIMMERN, À tout fonctionnaire son chômeur, éd. Odilon··Média, 1998; Les Profiteurs de l'État, éd. Omnibus, 2000. 76. Je résume dans le paragraphe suivant un développement de mon livre, La Société de droit selon F.A. Hayek, PUF, 1988. 77. La catallaxie est le nom que Hayek donne au système de marché. Katallatein, en grec, veut dire «échanger », et aussi «faire d'autrui, par l'échange, un collaborateur et un amh. La catallaxie désigne donc l'économie entendue comme système d'échanges. Hayek préfère ce mot à celui d'«économie» qui, fondé sur le mot grec oïkos, maison, a le défaut de suggérer que la production des richesses devrait être organisée depuis un centre, comme un chef de famille organise les activités de sa maison. Le mode normal d'exercice de la catallaxie est l'échange marchand, échange direct entre deux partenaires. Mais on peut concevoir qu'il existe aussi des échanges média-
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Notes
tisés par un tiers (~catallaxie indirecte ,,). Si l'on analyse la fourniture de biens et de selVices collectifs par les collectivités publiques comme un échange de ce type, alors la justice des échanges, ou justice commutative, devra prévaloir dans les selVices publics autant que dans les échanges marchands. 78. Paru dans la revue L'ENA hors les murs, Magazine des anciens élèves de l'ENA, n° 406, novembre 2010. 79. Paru dans R. BOUDON, N. BULLE, M. CHERKAOUI (dir.), École et société: les paradoxes de la démocratie, Paris, PUF, coll. « Sociologies », 2001, p. 99-116. 80. Cf. Philippe NEMO, Le Chaos pédagogique, Paris, Albin Michel, 1993. 81. Ce n'est pas moi qui le dis, mais Antoine Prost, en portant la chose, ce qui est curieux, au crédit de l'institution scolaire: « La quantité de travail nécessaire pour faire progresser une économie de plus en plus productive ne cessant de diminuer, le chômage ne peut être contenu que par l'allongement de la scolarité, l'abaissement de l'âge de la retraite ou la réduction de la durée du travail hebdomadaire, ou toute mesure qui réduise la quantité de travail effectuée par chaque individu au cours de sa vie. [...] Aussi l'Éducation nationale contribue-telle à la lutte contre le chômage par le nombre plus que par la qualité» (Antoine PROST, «Idées fausses et vrais problèmes », Revue des Deux Mondes, septembre 1992, p. 13; n.s.). 82 Voir les sources de ces chiffres in Philippe NEMO, Le Chaos pédagogique, op. cit., p. 85-86. 83 Je fais cette restriction parce que, évidemment, si la « solution » irresponsable d'une scolarisation à outrance dans le système scolaire inchangé et progressivement dégradé n'avait pas été adoptée, si le débat sur l'école n'avait pas été étouffé, si des marges de liberté avaient été créées par les hommes politiques, tant en amont dans le système scolaire qu'en aval dans la réglementation du travail, si, par conséquent, les jeunes s'étaient effectivement présentés sur un marché du travail plus libre qu'il ne l'est aujourd'hui, les jeunes qui n'auraient pas été 395
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scolarisés ne seraient pas pour autant chômeurs: des alternatives solides et attractives, en termes d'emploi ou de formations professionnelles réalisées en liaison avec les entreprises, auraient été découvertes et mises en œuvre au fur et à mesure. Quant au chiffre de 9 millions que j'avance, il résulte du raisonnement a minima suivant. Il y a actuellement 13,5 millions d'élèves et d'étudiants en France. Si la durée moyenne de scolarisation était la même qu'au lendemain de la guerre, il y en aurait moitié moins. Les autres, toutes choses égales d'ailleurs, s'ajouteraient aux 3 millions de chômeurs actuels. 84. [Note de 2011] C'était le cas à l'époque de cet article. On sait que, depuis, la palme lui a été ravie par le service de la dette.
85. Hypothèse qui sera confirmée a contrario par le fait qu'il y a eu un authentique débat public autour d'au moins un problème du système éducatif, celui de l'école catholique et de la volonté du gouvernement socialiste de 1981-1984 de la supprimer. Là, il y avait des groupes organisés dont les intérêts divergeaient. Donc, ce problème-là a été posé, et la confrontation a débouché sur un compromis modifiant les équilibres antérieurs. 86. Cf. Mancur OLS ON, La Logique de l'action collective [1966], coll. « Sociologies ", 1971.
PUF,
87. Voir ci-dessus, p. 64-65. 88 Le nombre des professeurs du secondaire a été multiplié par 7 ou 8 dans la période 1960-1975. Celui des professeurs du supérieur par 20. 89. Je pense en particulier au livre-aveu d'Antoine PROST, L'enseignement s'est-il démocratisé?, PUF, coll. « Sociologies », 1988. 90. Il en existe un indice curieux, marginal si l'on veut, mais significatif. Depuis quelques années, une réduction substantielle de l'impôt sur le revenu est consentie à tous les contribuables pouvant prouver, par des bulletins de scolarité, qu'ils ont des enfants à charge ayant dépassé l'âge de l'obligation 396
Notes
scolaire mais étant néanmoins toujours présents dans le système éducatif. C'est illogique: on devrait, bien plutôt, augmenter leurs impôts, puisque, en continuant à envoyer leurs enfants dans des établissements scolaires, ils chargent la barque des dépenses publiques et consomment plus de biens collectifs. Or, au contraire, on les intéresse financièrement à augmenter ces dépenses! Cela va au-delà de la gratuité chère à Jules Ferry. Comment ne pas penser que cette mesure a été introduite - par quelque amendement parlementaire nocturne, ou par quelque initiative gouvernementale discrète, en tout cas sans qu'il y ait de débat public à ce sujet - dans le but de diminuer les inscriptions au registre des demandeurs d'emploi et d'améliorer ainsi les statistiques? 91. C'est ainsi que surviennent les grandes catastrophes: la ruine inéluctable de l'Ancien Régime, la défaite de 1940 ... Chaque fois, il y a des hommes lucides qui identifient les problèmes, indiquent les solutions possibles, comme de Gaulle qui plaidait pour une utilisation autonome de l'arme blindée et de l'aviation à un moment où il était encore temps de réorganiser l'armée selon ces principes. Et ces hommes sont souvent écoutés, leurs thèses sont connues, mais elles le sont comme un «secret de Polichinelle» : tout le monde est d'accord pour les approuver en privé, mais, lorsqu'il s'agit d'exposer en public ses convictions, avec le risque d'en subir des conséquences concrètes, tout le monde se retrouve non moins d'accord pour les abjurer solennellement. Moyennant quoi rien ne se passe: chaque acteur a plus à perdre dans l'immédiat qu'à gagner dans le futur. Du moins, en ce qui concerne les faiblesses de l'armée dans les années 1930, peut-on remercier les Allemands d'avoir écourté le doute et levé le secret en nous infligeant l'étonnante défaite que l'on sait. Alors qu'en matière éducative, la sanction semble toujours différée. Elle viendra pourtant. 92. Hachette, 1983. 93. Voir notre analyse des textes fondateurs dans Pourquoi ont-ils tué Jules Ferry?, Paris, Grasset, 1991, p. 109-114. 397
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94. Nous tenons ces informations de la bouche même de divers membres des jurys. 95. Par parenthèse, on constate aussi une féminisation ... du journalisme éducatif. Or on ne saurait dénier aux directeurs des rédactions une sensibilité aiguë aux attentes, valeurs, priorités de l'opinion. Leur stratégie en matière de nomination de responsables de pages éducatives reflète donc sans doute le fait que, pour l'opinion, l'enseignement est devenu tout naturellement une affaire dont peuvent parler mieux que d'autres les femmes, parce qu'il est devenu une affaire de «vie pratique», de pair, en somme, avec la maison ou les loisirs, en tout cas qu'il a cessé d'être une affaire politique et civique essentielle. 96. Sur cette expérience, voir quelques détails dans un chapitre ultérieur de ce recueil, p. 225-271. 97. Le Figaro, 16 septembre 2003.
98. Cf. Philippe NEMO, Pourquoi ont-ils tué Jules Ferry?, op. rit. ; Le Chaos pédagogique, op. rit. 99. [Note de 2011] Depuis que cet article a été écrit, les enquêtes internationales, tant sur l'enseignement primaire et secondaire (PISA) que sur les universités (classement de Shanghai), ont confirmé cette sombre prévision sur l'avenir scolaire du pays en général. Il est vrai que la France reste, semble-t-il, un pays sérieux pour la recherche scientifique et technologique. Mais c'est du fait de la résistance sourde ou ouverte opposée ici et là, dans certains lycées d'élite, dans certains établissements privés, dans les classes préparatoires, dans les grandes écoles, dans les troisièmes cycles universitaires, à la politique égalitariste officielle de l'Éducation nationale. Or on ne peut porter au crédit de celle-ci ce qui se fait malgré elle.
100. Paru sur Internet sur les sites «Le Cri du contribuable» [www.lecri.fr] et « Contrepoints» [www.contrepoints.org], en octobre 2010. 101. 7 octobre 2010. 102. Jean-Paul BRIGHELLI, Tireurs d'élites, Plon/Jean-Claude Gawsewitch, 2010. 398
Notes
103. Cf. Philippe NEMO, Le Chaos pédagogique, op. cit., pp. 184-213. 104. Le sigle PISA désigne 1'« OECD Programme for International Student Assessment», c'est-à-dire les enquêtes menées tous les trois ans, depuis 2000, auprès de jeunes de quinze ans dans les 34 pays membres de l'OCDE et dans de nombreux pays partenaires. Elles portent sur les capacités et connaissances en lecture, en calcul et dans les sciences.
105. Cf. Sophie COIGNARD, Le Pacte immoral, Albin Michel, 2011. 106. Cf. supra, chapitre 7.
107. Conférence de presse de M. Pierre TAPIE, président de la Conférence des grandes écoles, 21 juin 2011. Citant les tests PISA, M. Tapie dit: « En tant que grandes écoles, nous sommes concernés et consternés par le fait que la France soit passée de la 17< à la 22< place pour ce qui est des compétences mathématiques. Et quand on constate que les "illettrés mathématiques" sont passés de 12 Ofo à 18 010 à l'entrée en sixième, c'est terrifiant!» Il se plaint aussi que les parents soucieux d'assurer la réussite des études de leurs enfants, bien informés et ayant les moyens financiers nécessaires, les envoient de plus en plus souvent faire des études à l'étranger dès le niveau du lycée. En effet, «il y a une vraie concurrence intellectuelle et elle est mondiale ». Le raisonnement des parents est donc que, si les lycées français décrochent, leur progéniture doit aller faire des études secondaires à l'étranger pour conserver une chance de rester dans la compétition. Conclusion légitime pour les familles, mais alarmante pour la collectivité! 108. Ce programme méthodique d'études, soit dit en passant, a été rendu impossible par la mise en place du collège unique. En effet, étant donné que tous les élèves ne vont pas jusqu'à un baccalauréat général, et qu'on n'est pas censé savoir a priori, dès l'entrée en sixième, lesquels iront jusque-là, tous les élèves, même ceux qui, finalement, feront des études secondaires complètes et des études supérieures, doivent accomplir,
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LA FRANCE AVEUGLÉE PAR LE SOCIALISME
pendant les quatre années de collège (prolongées désormais jusqu'à la seconde unique), exactement les mêmes études que les autres, ceux qui quitteront l'école à seize ans, puisque telle est la règle d'or de l'école unique. En histoire, donc, on leur fait suivre un cycle réputé complet, où ils sont censés apprendre l'histoire tout entière, de l'homme des cavernes à Mitterrand, avec le degré de précision et de rigueur qu'on imagine. Ensuite, au lycée, on recommence un nouveau cycle, où l'on fait de l'histoire par thèmes, à moins qu'on ne réétudie certaines périodes ou certains événements de l'histoire contemporaine, choisis de façon aléatoire (ces choix n'ont cessé de varier ces dernières années). 109. «Centre de documentation et d'information». Il en existe maintenant dans tous les établissements scolaires. 110. Cf. Jean-Paul BRIGHELLI, La Fabrique du crétin. La mort programmée de l'école, Jean-Claude Gawsewitch, 2005. 111. Paru en espagnol sous le titre «La libertad escolar, una necessitad para Europa », Revista espaflola de pedagogia, ano LXVII, n° 244, septembre-décembre 2009. J'avais abordé les mêmes sujets dans un article intitulé «Pour le pluralisme scolaire .. , Paris, École et liberté, n° 1 (Publication de l'association SOS Éducation), septembre 2004, p. 1-28, et j'y suis encore revenu dans un autre article en espagnol: «La autonomia escolar: una respuesta a la crisis educativa europea », in Miguel Angel SANCHO GARGALLO, Mercedes de ESTEBAN VILLAR (dir.), La autonomia de los centros educativos, Comunidad de Madrid, Consejeria de Educacion, 2009. Dans le présent chapitre, je reprends l'article de la Revista espaflola de pedagogia tout en l'augmentant de passages empruntés aux deux autres. 112. Sur toutes ces questions, cf. Henri-Irénée MARRou, Histoire de l'éducation dans l'Antiquité, 2 vol., Paris, Le Seuil, 1948. 113. On peut se reporter à ce sujet au remarquable exposé d'Alicia DELIBES LINIERS, La gran estafa. El secuestro dei sentido comun en la educaci6n, Madrid, Grupo Unis on ediciones, 2006, p. 119-142.
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Notes
114. Pour ce raisonnement, voir entre autres Louis LEGRAND, L'École unique: à quelles conditions?, Paris, Éditions du Scarabée, 1981. Toutes ces réflexions, en ce qui concerne la France, ont été menées dans les milieux syndicaux dès les années 1960, à mesure que se mettait en place le collège unique et que des armées de pédagogues analysaient l'expérience en temps réel. Les raisons d'être et les modalités d'un changement complet de pédagogie dans le secondaire étaient déjà un acquis intellectuel construit dans ces milieux dès la fin des années 1960. La crise de 1968, qui incita le gouvernement à céder aux syndicalistes tout te qu'ils voulaient pour éteindre au plus vite et coûte que coûte l'incendie qui avait embrasé l'école et l'université, fut la brèche qui permit la mise en œuvre de ces réformes pédagogiques. Il est clair qu'il y a eu de nombreux contacts à cette époque entre socialistes français et espagnols, et que, sans doute, plusieurs importants aspects de la LOGSE (Ley Organica General del Sistema Educativo, promulguée par les socialistes espagnols le 3 octobre 1990) en sont le fruit. 115. On retrouve cela, semble-t-il, dans la notion de buenismo mise en avant aujourd'hui par le PSOE (parti socialiste espagnol). 116. Cf. DELIBES LINIERS, op. cit., p. 110-118. 117. Cf. Friedrich August HAYEK, The Constitution of Liberty, Chicago, University of Chicago Press, 1960, chap. 24. 118. Du moins en France, où les écoles dites libres sont tenues de se conformer rigoureusement aux programmes et aux méthodes de l'enseignement public. Fort heureusement, certaines écoles libres sous contrat ont un comportement en réalité très autonome, et il existe d'ores et déjà, d'autre part, un grand nombre d'écoles hors contrat, nombre qui va grandissant, sous l'impulsion notamment de la remarquable cc Fondation pour l'école» dirigée par Mme Anne Coffinier.
TABLE
AvMIT-PROPOS •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 5 CHAPITRE PREMIER
LA DOUBLE OLIGARCHIE DE LA V, RÉPUBLIQUE •••••••••••••••••• 17 1. La suppression du Parlement .................................... 19
2. L'abandon du référendum .......................................... 24 3. L'évanescence du «fait majoritaire» ........................ 26 4. Établissement d'une oligarchie. Première composante: les fonctionnaires .................................... 30 5. Établissement d'une oligarchie. Deuxième composante: les syndicats et groupes activistes ........ 35 6. Con~équences : la croissance indéfinie du secteur public .............................................................. 50 CHAPITRE II
LA FRANCE, FILLE AÎNÉE DE LA FRANC-MAÇONNERIE •••••••••• 57 1. La nouvelle jeunesse de la franc-maçonnerie française ................................................................................ 60 2. Un pesant conservatisme ................................................ 62 3. Les moyens de pression .................................................. 65 4. Comment les maçons font la loi .................................... 67 5. La franc-maçonnerie contre la démocratie .................. 74 6. Le progressisme contre le progrès .................................. 81 CHAPITRE III
LA RÉGRESSION INTELLEOUELLE DE LA FRANCE •••••••••••••••••• 89 1. La «pensée unique», les sujets interdits .................. 91
2. Les lois de censure ...................................................... 97 La loi Pleven .............................................................. 100 Le rôle concédé aux associations ............................ 102 La loi Gayssot ............................................................ 103 Le nouveau Code pénal ............................................ 105 Les lois mémorielles .................................................. 110 La loi sur la HALDE .................................................. 113 3. Un grave détournement du droit ............................ 118 Une pénalisation non d·actes. mais de propos ............................................................ 118 L·Inquisition. hier et aujourd'hui ............................ 128 L'insécurité juridique ................................................ 134 La perversion du métier de juge .............................. 136 Il est d'intérêt public de (( discriminer» .................. 139 4. Le pur et l·impur ........................................................ 145 5. Une société aveugle .................................................. 155 CHAPIlRE IV RÉFLEXIONS SUR L'IMMIGRATION ...................................... 161
CHAPIlRE V L'IMMORALITÉ DE L'IMPÔT FRANÇAIS ................................ 181
1. Les trois conceptions possibles de l'intérêt général et de la fiscalité .......................... 185 Assurer l'ordre public ................................................ 185 Fournir des biens et des services collectifs ............ 187 Assurer des transferts sociaux au nom d'une prétendue «justice sociale» .......................... 191 2. L'impôt sans contrepartie est un vol ...................... 198 3. L'impôt sans contrepartie mutile l'homme .......................................................................... 201 CHAPIlRE VI L'IMMORALITÉ DE L'ÉTAT PROVIDENCE .............................. 205
CHAPITRE VII LA FONCTION DE «GARDERIE» DE L'ÉCOLE: UNE EXPLICATION DE LA DÉGRADATION DE SA FONCTION PÉDAGOGIQUE ........................................ 215
1. Le changement de fonction de l'école .................. 217 2. Groupes organisés, groupes amorphes .................. 222
Les syndicats enseignants ........................................ 223 L'administration de l'Éducation nationale ............ 225 Les organisations de parents d'élèves .................... 225 Les élus politiques ...................................................... 227 3. Marqueurs de la fonction de (( garderie » .............. 229 La réactivité différentielle de l'environnement administratif de l'Éducation nationale aux fonctions d'éducation et de garde .................. 230 Le recrutement des professeurs ................................ 231 La modification de la fonction de chef d'établissement .......................................................... 232 La féminisation du corps enseignant... ................... 233 Le discours officiel du ministère .............................. 234 Le faux-semblant des premiers cycles universitaires .................................................. 236 CHAPITRE VIII UNE 1ROP LONGUE ERREUR .............................................. 241 CHAPITRE IX LA GAUCHE L'AVAIT RÊVÉ, LA DROITE LE FAIT................... 251
CHAPITRE X LA DES1RUCTION DE L'ÉCOLE PUBLIQUE EN FRANCE: UN CRIME CON1RE L'HUMANITÉ ...................... 261
1. Une catastrophe éducative ...................................... 261 2. Exemples édifiants d'instructuration de l'esprit ........................................................................ 268
3. Réflexions sur ce constat ........................................ 287 Le déficit des apprentissages de base, cause de l'anorexie intellectuelle des élèves d'aujourd'hui .............................................................. 287 L'abandon de l·analyse .............................................. 295 La ruine de l'enseignement du français ................. .301 Le recul de l'esprit de finesse ..................................307 4. Une note d'espoir ..................................................... .312
CHAPITRE XI LA LffiERTÉ SCOLAIRE, UNE NÉCESSITÉ POUR L'EUROPE ................................................................ 321
1. Les leçons de l'Histoire ........................................... .324
2. Les maux du monopole étatico-syndical sur l·éducation ............................................................... .329 3. Principes libéraux de l'éducation .......................... 339 Les exigences de liberté ........................................... .339 Les intérêts sociaux ................................................. .344 4. Quelles institutions scolaires et universitaires pour l'Europe au xx]e siècle? ..................................... .351 Découpler le financement et la prestation de l'éducation ........................................................... .351 Écoles agréées et réseaux d'écoles ......................... .352 Réponse à certaines objections ................................360 5. L'injustice de l'égalitarisme .................................... 363 NOTES .............................................................................. 369
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N° d'impression: 1110-075 Dépôt légal : novembre 20 Il
Imprimé en France ISBN 978-2-84941-278-7 Sodis 752 399.7