LA LOI de SAY
L.I.B .E.R.A.L.I.A. économie
et
liberté
collection dirigée par Millière
Guy
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LA LOI de SAY
L.I.B .E.R.A.L.I.A. économie
et
liberté
collection dirigée par Millière
Guy
LA LOI de SAY
une analyse historique Thomas Sowell traduit de l'anglais par Claude C. Budin et Guy Millière préface Jacques Garello
•
Illee libraire de la Cour de cassation 27, place Dauphine - 75001 Paris
Titre original Say's Law An historical analysis Dans la même collection A paraître: • Peter L. Berger: La révolution capitaliste. Cinquante propositions concernant la prospérité, l'égalité et la liberté. • James M. Buchanan: Les limites de la liberté. De l'anarchie au Léviathan. • Robert B. Ekelund et David S. Saurman: La publicité et l'économie de
marché. • Ludwig von Mises: La bureaucratie.
Copyright © 1972 by Princeton University Press © Editions Litec, 1991 pour la traduction francaise Il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement sur quelque support que ce soit le présent ouvrage sans autorisation de l'éditeur ou du Centre français du copyright, 6 bis, rue GabrielLaumain, 75010 Paris (loi du II mars 1957, art. 40, 41; C. pénal, art. 425). ISBN 2-7111-2027-9 ISSN 1157-3937
Sommaire Remerciements Préface Chapitre 1. Chapitre 2. Chapitre 3. Chapitre 4. Chapitre 5. Chapitre 6. Chapitre 7. Chapitre 8. Chapitre 9. -
Les premiers développements de la loi de Say Sismondi et le revenu d'équilibre Les dissidents britanniques La controverse concernant la surabondance générale - La contre-révolution de John Stuart Mill Le défi marxien La période néo-classique La révolution keynésienne Implications générales
Bibliographie annotée Index alphabétique
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Remerciements
Il me faut reconnaître ma dette envers le Professeur George Stigler de l'Université de Chicago qui, par l'intérêt (et parfois l'opposition) qu'il a manifesté à nombre des idées ici développées, m'a conduit à redéfinir et à reformuler mes concepts au fil des ans. Quand bien même ses grandes lignes étaient déjà écrites au moment de la soutenance, ce livre peut être considéré comme constituant la réécriture d'une thèse de doctorat soutenue sous sa responsabilité à l'Université de Chicago. J'ai pu bénéficier en ce contexte des commentaires et des suggestions des autres membres du jury, les Professeurs Milton Friedman et Larry A. Sjaastad. Et, pour ce qui concerne la présente version, des remarques du Professeur Abba P. Lerner du Queens College, City University of New York. L'attention que le Professeur Joseph S. Berliner de la Brandeis University a bien voulu porter à l'avancée du projet a été elle aussi d'une grande aide pour moi, tout comme les dons de la Cornell University, de la Brandeis University et de l'Université de Californie à Los Angeles qui m'ont permis d'achever ce travail plus rapidement. Aucune des personnes physiques et morales ci-dessus mentionnées ne porte la moindre responsabilité pour ce qui est des conclusions - et des erreurs éventuelles - contenues dans les pages qui suivent. Thomas Sowell Los Angeles
Préface
Les produits s'échangent contre des produits. «Plus les producteurs sont nombreux et les productions multiples, plus les débouchés sont faciles, variés et vastes. » La loi de Say, ainsi formulée, cache bien son jeu. Sous des dehors anodins, elle constitue peut-être la découverte théorique majeure en économie depuis deux siècles. En tout cas, la découverte théorique la plus controversée, hier comme aujourd'hui. Aujourd'hui, les débats autour de la loi de Say ont repris avec la percée spectaculaire des supply siders, ces économistes qui voient l'origine des déséquilibres (et en particulier du chômage) dans les dysfonctionnements de l'offre, dans une désorganisation de la production. Ces gens qui regardent «du côté de l'offre» ont combattu avec succès ceux qui regardaient «du côté de la demande », dont le chèf de file a été Keynes: les déséquilibres et le chômage s'expliqueraient ici par l'insuffisance des débouchés, la léthargie des dépenses de consommation et d'investissement - que seule pourrait compenser une relance par les dépenses publiques. L'économie de l'offre est dans la tradition de Say, l'économie de la demande dans celle de Malthus. Car le débat autour de la loi des débouchés a été âpre et long entre Say et Malthus et a dominé, voire effacé, toutes les autres discussions économiques durant la première moitié du XIX' siècle. Près de soixante ans de désaccord sur l'idée majeure de Say: il ne peut y avoir de «surabondance générale ». Face au progrès économique qui s'accélère en ce début de XIX' siècle, face à l'avancée rapide de l'industrie et de ses techniques, certains sont craintifs et pensent que la machine économique va s'affoler. La grande question, pour les gens de cette époque, est celle que pose Say tout à fait au début de son œuvre: «Comment est-il possible que l'on puisse acheter et vendre aujourd'hui en France cinq ou six fois la quantité de marchandises achetées et vendues à l'époque misérable de Charles VI? » Et la réponse de Say est d'un optimisme qui veut rassurer, mais qui n'éveille souvent que le doute chez ses contemporains, confrontés à ce que l'on appelle déjà «la crise ». Say ne croit pas qu'il y ait une limite à la croissance économique, et fustige les prophètes de malheur, comme Malthus, qui craignent en permanence une crise de surproduction, une croissance trop rapide et trop désordonnée, qui dégénère en « surabondance générale ».
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Le même débat oppose aujourd'hui la prospective des néo-malthusiens (dont la plus célèbre a été celle du Club de Rome dans les années 60), toujours empreinte de catastrophisme, et la tranquille assurance des descendants de Say, qui font confiance à l'homme et à son aptitude à maîtriser durablement la croissance économique.
* ** Le moindre paradoxe n'est pas que la redécouverte de Jean-Baptiste Say et de la loi des débouchés nous vienne des Etats-Unis, et qu'un économiste américain au talent immense, Thomas Sowell, nous explique le contenu et la place de la loi de Say dans la science économique. Avec Frédéric Bastiat, Alexis de Tocqueville, Benjamin Constant, les intellectuels américains savent ce qu'ils doivent à la pensée française dans le domaine des sciences sociales, en particulier lorsqu'il s'agit de défendre et de promouvoir les idées de la liberté. Les Français, pour leur part, ne savent plus qui sont ces grands ancêtres, et ce que la théorie contemporaine leur doit. Faut-il s'en étonner? Dans ce beau pays de France, voilà des lustres que l'histoire de la pensée (quand ce n'est pas l'histoire des faits) est bannie des recherches académiques et des programmes universitaires. Les intellectuels français, et singulièrement les économistes, sont devenus incultes, et sans doute à leurs dépens. Sevrés de toute référence à la tradition scientifique, philosophique, ils versent dans l'adoxalisme, se réclament d'un «pragmatisme» irréaliste et d'une « objectivité» fallacieuse. Le livre de Thomas Sowell vient à point nommé enrayer ce processus d'acculturation. C'est un grand livre d'histoire de la pensée économique et sociale, qui couvre la période allant de 1803 à 1971. La loi de Say est une excellente grille de lecture de tous les grands auteurs: tous, successivement, se sont situés par référence à la loi de Say. Dans la lignée de Say nous trouvons Ricardo, John Stuart Mill qui nous mènent jusqu'à Hayek et aux supply siders ; dans la famille Malthus nous rencontrons Sismondi, Marx et l'héritier le plus brillant: Keynes. Les uns croient à la loi des débouchés et nient une crise générale et durable, les autres refusent la loi et prévoient quelque forme permanente de déséquilibre global dans les économies de marché et de libre entreprise. A vrai dire, je schématise, et la présentation de Thomas Sowell est bien plus fine que cette dichotomie le laisserait supposer. Thomas Sowell montre bien que tous ces auteurs, à commencer par Say lui-même, ont eu des hésitations, parfois même des revirements (ou des incohérences). Et il excelle dans l'art de faire la part des choses, et de ne trahir personne. Ainsi, par exemple, Sismondi et Marx, maîtres à penser des socialistes, sont-ils éclairés d'un jour nouveau, qui les rend sans doute plus «authentiques» (et, si je peux porter un jugement de valeur, plus sympathiques). A l'inverse, John Stuart Mill ne sort pas grandi de cette revue des troupes, ni Keynes d'ailleurs. Et c'est aussi une bonne initiative de ressusciter des auteurs qui auraient mérité plus d'attention,
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plus de renommée aussi, comme Chalmers, Lauderdale, Scrope, Blake, Torres, Hobson. C'est que Thomas Sowell, à l'instar de son maître Fr. Hayek, est un érudit, un chercheur qui a accumulé des milliers de fiches de lecture. Il n'admet pas les compte-rendus de deuxième main, chaque auteur est lu et cité dans son texte, sans intermédiaire ni OUÏ-dire. Il s'oblige à la rigueur de l'historien et à la logique de l'économiste. Pour nous Français, et particulièrement universitaires français, voici une occasion irremplaçable de meubler notre réflexion par une accumulation complète et fidèle de connaissances historiques de la plus haute valeur. Pour cette première raison, je ne saurais trop recommander la lecture de cet ouvrage.
Il y a, à mon sens, une deuxième raison qui rend cet ouvrage captivant. C'est le sujet, c'est la loi des débouchés elle-même. Thomas Sowellia discute dans ses diverses dimensions. Une dimension réelle d'abord. C'est la plus évidente, la plus célèbre: Say a voulu démontrer les principes d'un équilibrage spontané des flux réels; production, répartition et consommation s'articulent naturellement. Cependant, une présentation trop simplifiée de cet équilibrage (je ne dis pas équilibre, très volontairement) nous porterait à conclure que Say aurait nàivement professé que l'économie se trouverait en état d'équilibre immédiat et général pour toute valeur de la production globale. Thomas Sowell montre bien que parmi les détracteurs de Say, comme parmi ses partisans, une telle vision des phénomènes réels a souvent prévalu. On ne peut en fait comprendre ce qu'a voulu dire (et a réellement dit) JeanBaptiste Say qu'en se référant à l'idée d'Adam Smith (si ce n'est de James Mill) qu'il ne peut y avoir de débouché, c'est-à-dire de revenu ou de pouvoir d'achat, que s'il y a eu acte productif, création de richesses réelles (biens et services) par l'activité des individus. Mieux: les individus «entrent en économie» seulement par l'acte productif. Cela signifie que tant que les hommes n'éprouvent pas le besoin de créer et de produire pour satisfaire leur besoin, il n'y a aucun acte économique véritable. Eprouver un besoin de consommer est économiquement indifférent; l'économie commence quand l'individu songe à satisfaire son besoin de consommer en utilisant un moyen infaillible: créer. «On ne dépense jamais que l'argent qu'on a gagné» est un bon résumé de cette approche. Mais cela signifie-t-il pour autant que l'on dépense tout l'argent qu'on a gagné? C'est ici que la loi de Say prend une dimension monétaire, et que la controverse avec Malthus se fait âpre. Malthus incrimine l'épargne comme source de «surabondance». Say lui répond que l'épargne d'aujourd'hui deviendra la dépense de demain et que si les flux d'épargne sont stables d'une période à l'autre il n'y a
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aucun déséquilibre à craindre: la « fuite» d'épargne hors d'un circuit n'en est pas une. Et, dit-il, comment la fonction d'épargne ne serait-elle pas stable en proportion des flux réels? La monnaie ne saurait avoir aux yeux de J.-B. Say une valeur en elle-même, elle n'est qu'un droit de créance généralisé né d'un apport productif, et son destin est de se transformer en biens et services réels. Née de la réalité, la monnaie retourne à la réalité: c'est encore un autre sens de la loi des débouchés, c'est la croyance que ia monnaie n'est qu'un «voile» qui masque les flux réels. Un tel mépris pour la monnaie ne surprendra pas. A la différence de David Ricardo, J.-B. Say n'est ni un banquier ni un financier, toute sa culture est entrepreneuriale. Sa méconnaissance nui-elle à la validité de la loi des débouchés? Peut-on admettre que les déséquilibres monétaires ne soient jamais sources de déséquilibres réels, capables même de déclencher une crise générale? En fait, il manquait sans doute à Jean-Baptiste Say une référence aux conditions institutionnelles dans lesquelles la monnaie est produite et circule. La véritable réponse à ce problème des relations entre secteurs réel et monétaire de l'économie n'est-elle pas dans les institutions? C'est un Français (en voici donc un autre !) qui le premier avancera une thèse qui me paraît rendre parfaitement compte des faits du XIX' siècle, et qui fournira une bonne explication des crises «générales ». Ce Français est Coquelin, qui observera simplement qu'il n'y a de crise générale que dans les pays où la monnaie a été placée sous l'autorité d'une banque centrale, et a échappé peu à peu à une logique marchande pour obéir à un processus politique. Centralisation et nationalisation de la monnaie sont donc les seules causes de crises économiques que l'on pourrait complètement éliminer si on respectait la mécanique naturelle des échanges réels. On retrouve ainsi la fameuse boutade de Friedman: «Rien n'est moins important que la monnaie ... quand elle est bien gérée ». C'est pour avoir cru, assez naïvement, que la monnaie était toujours bien gérée, que J.-B. Say n'a pas cru à la possibilité de crise économique. Evidemment, nous lui concéderons que ces crises n'ont rien de réel dans leur origine, mais J.-B. Say est mal fondé à nier l'évidence: les manipulations monétaires perturbent la loi des débouchés. Voilà un aspect du problème que Thomas Sowell évoque dans son livre, mais sans doute pas autant qu'il le faudrait. Sa fidélité au texte et à la pensée de J.-B. Say lui a sans doute interdit d'« enrichir» la loi des débouchés d'une clause sur les institutions monétaires. F. Hayek, ses projets de dénationalisation de la monnaie et les partisans actuels du free banking ont comblé cette lacune, et ont heureusement complété l'architecture de la loi de Say. Pourtant, Thomas Sowell a évoqué une troisième dimension de la loi de Say, qui aurait pu l'amener à ces considérations institutionnelles: c'est ce que j'appellerai la dimension informationnelle de la loi de Say. C'est sans doute la dimension la plus discrète, mais aussi, je crois, la plus moderne et la plus profonde. Th. Sowell rappelle à juste titre qu'en bon économiste et en entrepreneur averti Jean-Baptiste Say n'a jamais nié la possibilité de crises par-
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tieUes et passagères de surproduction. Il savait qu'une entreprise ou un secteur d'activité n'est jamais assuré d'écouler toute sa production: il faut que la clientèle suive. Que se passe-t-il si ce n'est pas le cas? «Une surabondance ne peut exister que si une trop grande quantité de moyens de production est utilisée pour produire une catégorie de marchandises ... si les moyens manquent pour une marchandise, ils sont surabondants pour une autre marchandise ». Il y a donc la possibilité d'un déséquilibre. Il peut y avoir «dépression dans le secteur des ventes », qui provient «non d'une surabondance, mais d'un mauvais usage des moyens de production ». Voilà, me semble-t-il, le cœur de la pensée de Say. Il ne propose pas un schéma d'équilibre global macroéconomique, et c'est à tort que Malthus se situera sur ce terrain du circuit global. Il propose bien plutôt un processus d'équilibrage général fait d'une série de désasjustements micro-économiques sans cesse rattrapés par des entrepreneurs informés par les indications du marché. Celui-ci fait apparaître simultanément des pénuries dans un endroit, des excédents dans un autre: l'effort productif n'est pas réparti comme il le faudrait pour rencontrer les désirs des acheteurs, pour avoir de vrais débouchés. L'approche de J.-B. Say est donc bien plus micro-économique que macro, et bien plus qualitative que quantitative. C'est donc une erreur de situer J.-B. Say dans une logique d'équilibre global. Parce que J.-B. Say croit davantage à l'équilibrage qu'à l'équilibre (ce qui signifie qu'une fois un équilibre partiel atteint un autre déséquilibre apparaîtra sans doute, dans un processus dynamique). Parce que J.-B. Say croit davantage à la répartition qu'à la masse. On peut apprécier le réalisme de J.-B. Say par comparaison avec l'utopisme de Keynes qui, pour construire sa «courbe du prix de l'offre globale », a besoin de supposer que toutes les entreprises de tous les secteurs de l'économie connaissent une croissance équivalente de leurs marchés, de sorte que la demande globale se répartit «équitablement» entre tous les producteurs. Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que Keynes ait complètement négligé «l'économie de l'offre », puisque le propre de l'offre, la mission du producteur, est avant tout de s'adapter aux conditions changeantes du marché. Là où Say parle de qualité, d'adaptation, de réaffectation des ressources, Keynes parlera de quantité, et figera les fonctions de production. C'est ici que le lien avec les institutions monétaires devient évident. Comment se fait-il en effet que le mécanisme de rééquilibrage permanent suggéré par la loi de Say ne joue pas en toutes circonstances, de sorte qu'on pourrait subir une crise «générale» ? Si les entrepreneurs se dispensent de l'impératif de «réaffectation des ressources rares », c'est parce qu'ils y sont incités par une politique monétaire maladroite. On continue à gaspiller du capital et de la main-d'œuvre là où ils sont en excédent, et les facteurs de production manquent dans des activités en plein développement, parce qu'une politique d'argent facile protège les producteurs contre les rigueurs du marchés et de la concurrence. Dès lors, comme Hayek l'a démontré, les «prix relatifs », ces signaux indispensables à la réaffectation des ressources, ne
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remplissent plus leur office. On produit ce qui ne se vend pas, et on ne produit pas ce qui se vend: c'est le «mal-investissement» dénoncé par Hayek comme responsable des cycles économiques. La politique monétaire a dispensé les producteurs de «varier les produits », c'est-à-dire en termes contemporains d'avoir des stratégies de diversification et de mobilité. L'offre devient alors complètement inélastique (et par voie de conséquence, l'hypothèse keynésienne d'une économie marchant «d'un seul pas» devient plausible !). Je suppose que Th. Sowell adhèrera à cette dernière version de la loi de Say. En effet, entre son étude de Say (terminée il y a vingt ans) et ses écrits actuels, Th. Sowell a énormément investi dans ses recherches sur la théorie de la connaissance et de l'information. Passé maître dans l'art de présenter l'économie de marché comme un processus cognitif (un thème très «hayekien », mais que Sowell a approfondi et enrichi), il conviendra sans peine que le grand mérite de J.-B. Say aura été d'expliquer que l'équilibre macroéconomique n'a aucune vertu informative, et que le traitement permanent de l'information marchande par les entreprises conduit au contraire à un rééquilibrage permanent. Comme il n'y a pas de cesse dans le flux d'information, il ne saurait y avoir d'équilibre permanent des flux réels. Il y a en permanence un processus dynamique de rééquilibrage des flux réels, pour peu que les flux monétaires ne diffusent pas de fausses informations et de faux droits. Sans doute une version plus moderne de la loi des débouchés consisterait-elle à la formuler ainsi: des informations s'échangent contre des informations. Et Jean-Baptiste Say serait sans doute d'accord! Jacques GARELLO, Professeur d'économie à l'Université d'Aix-Marseille II/, Président de l'ALEPS.
Chapitre
1 Les premiers développements de la loi de Say
L
'idée selon laquelle l'offre crée sa propre demande - la loi de Say semble de prime abord être l'une des idées les plus simples de la science économique, et l'une de celles qui devrait être très rapidement vérifiée ou réfutée. Elle n'en a pas moins suscité deux des controverses les plus durables, les plus amères et les plus profondes qu'ait connues cette science, la première étant survenue au cours du premier dix-neuvième siècle, la seconde cent ans plus tard, pendant la révolution keynésienne des années trente. Chacune de ces controverses a duré plus de vingt ans, impliqué quasiment tous les chercheurs importants de l'époque, et eu des répercussions sur la théorie fondamentale, la méthodologie et les conceptions sociopolitiques. Les vagues de fond qui en ont résulté ont été ressenties bien au-delà du domaine de l'économie stricto sensu et ont suscité des réactions émotionnelles puissantes chez des gens qui n'avaient connaissance ni des problèmes techniques impliqués, ni même des tenants et des aboutissants du discours économique. Si l'on met les choses en perspective, il est clair que l'histoire de la loi de Say est un fragment important de l'histoire culturelle contemporaine et a eu des implications qui permettent de mieux comprendre la dynamique des controverses, la nature du conformisme et du non-conformisme intellectuels, et les relations complexes liant l'idéologie, la conceptualisation et le politique. Quand bien même les deux grandes controverses ci-dessus évoquées se sont déroulées de manière globalement semblable, elles ont différé l'une de l'autre sur un point crucial: les défenseurs de la loi de Say ont remporté une victoire remarquable au dix-neuvième siècle, alors que ce sont ses ennemis qui ont triomphé au vingtième siècle. Dans chacun des deux cas, la victoire a été suivie par un ensemble de combats et d'escarmouches.
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LA LOI DE SAY
Le plus important des opposants à la loi de Say au cours du second dixneuvième siècle a été Karl Marx. Les conceptions keynésiennes, après avoir détrôné la loi de Say dans les années 1930-1940, se sont trouvées ensuite mises en question d'une façon très radicale - par des auteurs tels que Milton Friedman - au point que la remise en question a pris les allures d'une contrerévolution. La loi de Say a été ainsi au centre des débats pendant plus de cent ans, et ses origines remontent à plus de deux cents ans.
La conception fondamentale qui sous-tend la loi de Say est à la fois simple et cruciale. La production de marchandises (y compris les services) suscite le paiement de revenu aux fournisseurs des éléments (travail, capital, terre, etc.) utilisés dans le cadre de cette production. Le prix total des marchandises est équivalent à la somme de ces paiements en tant qu'ils sont effectués sous forme de salaires, de profits, de rentes, etc. Ce qui veut dire que le revenu généré par la production d'une marchandise donnée est égal à la valeur de cette marchandise. Une offre accrue de marchandises implique un accroissement symétrique du revenu permettant l'émergence d'une demande pour cette marchandise. L'offre crée sa propre demande. Un pays peut-il connaître une production excessive et, pour reprendre le terme utilisé au dix-neuvième siècle, se trouver en situation de "surabondance générale" ? Les implications découlant d'une réponse éventuellement positive apportée à cette question vont du chômage de masse à "l'impérialisme" et aux guerres qu'il entraîne. La rationalité inhérente à la loi de Say est relativement aisée à saisir, mais les implications et les applications découlant sont complexes et ont changé au fil du temps. Qui plus est, le développement historique d'une idée coïncide rarement avec le développement logique de celle-ci, ce qui veut dire qu'il ne part pas nécessairement des propositions les plus simples pour aller vers les propositions les plus élaborées, mais que souvent - comme c'est le cas pour ce qui nous concerne ici - il commence avec des conclusions relativement complexes et chemine lentement, au gré des analyses et des débats, vers la mise au jour de l'armature de raisonnements qui leur est inhérente. La loi de Say a tout à la fois gagné et perdu de la signification au cours du processus d'élaboration théorique qu'elle a connu depuis sa naissance, dans la période classique. Ce processus d'élaboration a, d'une part, suscité une clarté et une précision plus grandes puisqu'il a permis la mise au jour des ressorts logiques essentiels sous-tendant les affirmations souvent vagues, ambiguës ou contradictoires des économistes classiques. Il a, d'autre part, débouché sur des distorsions grotesques de 1'histoire où la controverse concernant la "surabondance générale", telle qu'elle s'est développée dans les années 1820, s'est trouvée présentée comme "centrée sur la loi de Say" prise en son sens moderne, et où Marx et Hobson se sont vus péremptoirement définis comme des "prédécesseurs de Keynes".
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LES PREMIERS DÉVELOPPEMENTS DE LA LOI DE SAY
Il n'y a eu ainsi pendant la période classique, malgré un foisonnement d'interprétations de ce type dans les textes économiques modernes 1, aucun "grand débat concernant la cohérence et la solidité de l'expansion dans les économies capitalistes", aucune "sombre prédiction parlant de risques de surproduction permanente", ou de "tendance à la stagnation". Les économistes qui, à l'époque, étaient opposés à la loi de Say (principalement Malthus, Sismondi et Marx) n'ont jamais raisonné en ces termes. Malthus affirma, sans équivoque, que "le seul problème pour ce qui concerne la surabondance est celui de savoir si celle-ci peut être générale aussi bien que spécifique, pas celui de savoir si elle peut être permanente aussi bien que temporaire"2. Et il ajouta que "si l'on laisse de côté les risques de friction à court terme", le développement économique est "absolument illimité"3. Sismondi écrivit en une même direction que la tendance naturelle dans tous les pays est à "l'accroissement graduel de la prospérité", à "l'accroissement, résultant, de la demande pour de nouveaux produits", et à l'accroissement "des moyens de payer ceux-ci"4. Des "crises violentes" 5 sont, notait-il, à même de survenir, et les analyses qu'il menait, destinées à tenter d'''expliquer ces crises". Dans une même direction, Karl Marx déclara voir dans les crises économiques des phénomènes "momentanés"6 et "transitoires"7, et écrivit dans un texte critiquant sans merci la loi de Say: "il ne peut exister de crise permanente"8. La plupart des interprétations erronées des débats du dix-neuvième siècle qui se rencontrent dans les textes économiques modernes découlent, semble-t-il, d'une tendance à ne traiter que des aspects qui apparaissent - soit à cause de leur similarité apparente avec les analyses contemporaines, soit à cause de leur fort contraste par rapport à ces mêmes analyses - comme les plus à même d'attirer l'attention du lecteur d'aujourd'hui. Ainsi la référence à la "propension à la dépense"9 que l'on trouve chez Malthus, diverses notions physiocrates figurant dans les écrits de théoriciens de la surabondance tels 1. Don Patinkin, Money, Interest and Priees, 2e éd., New York, Harper and Row 1965, p. 364; Mark B1aug, Economie Theory in Retrospect, Homewood, Richard D. Irwin, 1962, p. 140, voir aussi pp. 149, 150, 158; Mark Blaug, Ricardian Economies, New Haven, Yale University Press, 1958, p. 93. 2. Thomas Robert Malthus, Definitions in Political Economy, Londres, John Murray, 1827, p.62. 3. Malthus à Ricardo dans The Works and Correspondance of David Ricardo, éd. Piero Sraffa, Cambridge, Cambridge University Press, 1952, vol. VI, 318. 4. 1. C. L. Simonde de Sismondi, Nouveaux principes d'économie politique, 3' éd.; GenèveParis, éditions Jeheber, 1953, vol. II, 303. 5. Ibid., p. 247. 6. Karl Marx, Capital, vol. 3, édition Friedrich Engels, trad. Ernest Untermann, Chicago, Charles H. Kerr and Co, 1909, p. 292. 7. Ibid., p. 568. 8. Karl Marx, Theories of Surplus Value, édition et traduction G. A. Bonner et Emile Burns, New York, International Publishing Co. Inc., 1952, p. 373 n. 9. James J. O'Leary, "Malthus and Keynes", Journal of Political Economy, L, n 6, décembre 1942, 905 ; Paul Lambert, "Malthus et Keynes : nouvel examen de la parenté profonde des deux œuvres", Revue d'économie politique, 72, na 6, (novembre-décembre 1962),791. 0
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LA LOI DE SAY
que Lauderdale, Spence, Malthus et Chalmers lO , le recours chez les classiques à des exemples de troc et la dépréciation par eux du rôle de la monnaie 11 ont-ils été approchés d'une manière erronée, et considérés comme susceptibles à eux seuls de permettre de distinguer l'une de l'autre les deux positions principales s'affrontant dans la controverse concernant la surabondance générale. Dans le contexte où Malthus utilisa les mots qui semblent aujourd'hui (tels que relus à la lumière de l'économie monétaire keynésienne moderne) si significatifs, il ne les utilisa qu'en soulignant le caractère inapproprié de leur utilisation pour l'approche de ce dont il traite 12. Si les notions physiocrates étaient incontestablement présentes chez les premiers dissidents britanniques, elles étaient présentes aussi chez des piliers de l'orthodoxie tels que Jean-Baptiste Say et James Mill 13 . La propension des classiques à raisonner en terme d'économie de troc plutôt qu'en termes d'économie monétaire existait aussi chez les théoriciens de la surabondance générale. Sismondi a mis en place son modèle fondamental "sans parler d'argent", et ce d'une manière tout à fait "délibérée" : parce que, notait-il, l'argent n'était "pas nécessaire" à la compréhension du modèle, et ne pouvait que "compliquer" la possibilité de parvenir à cette compréhension l4 . Pour Chalmers, d'une manière similaire, l'argent ne pouvait qu"'obscurcir l'essence des événements, sans la modifier radicalement"15. L'idée selon laquelle les hommes pouvaient effectivement thésauriser se trouva rejetée par Malthus, Chalmers et Spence 16. Selon Chalmers, tout revenu qui n'était pas consommé était épargné puis investi, donc "dépensé aussi, même si c'est autrement" 17. Spence soutint à plusieurs reprises dans sa réponse à Commerce Defended de Mill que les "erreurs" de ce dernier étaient dues au fait qu'il raisonnait en termes monétaires, alors que l'échange fonctionnait essen10. Joseph J. Spengler, "The Physiocrats and Say's Law of Markets", Essays in Economic éd. J. J. et W. R. Allen, pp. 161-214; Ronald L. Meek, The Economics of Physiocracy, Cambridge, Harvard University Press, 1963. Il. John Maynard Keynes, Essays in Biography, éd. Geoffrey Keynes, New York, Horizon Press Inc., 1951, p. 116; Paul Lambert, L'œuvre de John Maynard Keynes, La Haye, Martinus Nijhoff, 1963, vol. 1,78. 12. Thomas Robert Malthus, Principles of Political Economy, 2' éd., Londres, John Murray, 1836, pp. 402-403. 13. Par exemple, l'idée selon laquelle la production agricole avait cette particularité que, quelle que soit la quantité qu'elle représente - et qu'elle fasse l'objet d'une demande préalable ou nonelle déboucherait (par les vertus du principe de population) sur un nombre accru de consommateurs qui susciteraient pour elle une demande ultérieure. J.-B. Say, Traité d'économie politique, p. 326 ; James Mill, An Essay on the Impolicy of a Bounty on the Exportation of Grain, Londres, C. and R. Baldwin, 1804, p. 24. 14. Sismondi, Nouveaux principes, vol 1,118; voir aussi pp. 120, 121. 15. Thomas Chalmers, On Politica/ Economy, Glasgow, William Collins, 1832, p. 158. 16. Ibid. p.96 ; T. R. Malthus, Definitions in Politica/ Economy, p. 238 ; T. R. Malthus, Princip/es of Political Economy, p. 38 ; William Spence, Tracts on Political Economy, New York, édition privée, 1933, pp. 30-31. 17. Thomas Chalmers, On Political Economy, p. 96. Thought,
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tiellement sur le mode du troc 18 . L'argument classique selon lequel la valeur d'achat était nécessairement égale à la valeur de production 19 se trouva écarté en des termes identiques 20 par Sismondi et Malthus. Et Sismondi et Malthus ont, donc, procédé à cette mise à l'écart avant Say, Mill ou Ricardo 21 . Cela ne veut pas dire que les théoriciens de la surabondance et leurs contemporains classiques étaient tous fermés au phénomène monétaire. Cela veut dire au contraire que les uns et les autres avaient procédé à des analyses considérablement plus élaborées sur le sujet que l'on peut le supposer après un simple survol de quelques phrases aux apparences dogmatiques, prises hors de leur contexte, et indépendamment de leur signification à long ou à court terme. Les éléments "probants" qui ont été utilisés pour situer les économistes classiques dans une faction au sein du débat opposant analyse en termes réels à analyse en termes monétaires permettraient de placer leurs opposants dans la même faction. La controverse concernant la surabondance générale ne portait pas sur ces points. Par économistes de la "surabondance générale", je tiens à noter ici, au titre de définition que j'entendrai dans la suite de ce texte, ces économistes qui remirent en question la loi de Say au cours des deux premières décennies du dix-neuvième siècle. Je distinguerai ces économistes des dissidents plus tardifs - notablement Marx et Hobson - qui soutinrent les mêmes positions après que la controverse concernant la surabondance générale se fut achevée par la victoire des orthodoxes. Il faut noter, cela dit, qu'il n'y eut pas simplement deux factions opposées dans la controverse concernant la surabondance générale; il y eut aussi des niveaux d'analyse différents. Chez les non-économistes, l'on rencontra fréquemment les arguments sous-consommationnistes, très populaires alors, selon lesquels les marchés étaient freinés par une mauvaise distribution du revenu laissant aux ouvriers trop peu d'argent pour acheter ce qu'ils avaient produit. Robert Owen et Karl Rodbertus furent ainsi des adeptes de ce type 18. William Spence, Agriculture,' the Source of the Wealth of Britain, réimpression dans Tracts on Political Economy, pp.126, 149, 157, 164. 19. James Mill, Commerce Defended, Londres, C. & R. Baldwin, 1808, pp. 81, 83; Jean-Baptiste Say, Traité d'économie politique, p. 170 ; John Stuart Mill, Principes d'économie politique, pp.557-558 . 20. "Un pays doit sans aucun doute avoir le pouvoir d'acheter tout ce qu'il produit". Malthus à Ricardo, The Works and Correspondence of David Ricardo, vol. VI, 132; voir aussi ibid. , Vol. IX, 10 ; T. R. Malthus, Principles of Political Economy, p. 359 ; [T. R. Malthus] "Tooke-On High and Low Priees", Quarterly Review, XXIX, n° LVII (avril 1823), 226. La principale source qui a permis l'identification de l'auteur de divers textes anonymement publiés ici cités est la série d'articles écrits par le professeur Frank W. Fetter dans le Journal of Political Economy (juin 1953), (février 1958) (avril 1958) et (décembre 1962). " ... Le revenu national et la production annuelle s'équilibrent l'un l'autre et apparaissent constituer des quantités égales." Sismondi, Nouveaux principes, l, 103 ; voir aussi J .c.L. Simonde de Sismondi, De la richesse commerciale, Genève, J.-J. Paschoud, 1803,84-85, 105n. 21. Sismondi, Richesse commerciale, l, 84-85, 105n.
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d'arguments. Et ils demandèrent que les marchandises soient mises en vente à un prix correspondant au temps de travail investi dans leur production, concevant cette fixation des prix comme une partie d'un programme destiné à permettre que le pouvoir d'achat total soit égal à la valeur totale de la production 22 . Les arguments sous-consommationnistes n'étaient pour autant pas les arguments des économistes impliqués dans la controverse concernant la surabondance générale. Tout comme ils n'étaient pas les arguments de Marx lorsqu'il traita de ces questions. Sismondi et Malthus rejetèrent les arguments de Owen en des termes proches de ceux utilisés par Marx pour rejeter ceux de Rodbertus 23 . Les arguments sous-consommationnistes eurent pourtant une importance historique, ne serait-ce que parce que les défenseurs de la loi de Say ressentirent fortement la nécessité de les réfuter. John Stuart Mill affirma voir en la loi de Say "une mise en évidence de la sU:Eerficialité des raisonnements politiques au cours des deux derniers siècles" 4 plutôt qu'un moyen de s'opposer aux économistes contemporains, et se déclara soucieux de savoir comment la controverse concernant la surabondance générale serait perçue par les "ennemis" de l'économie 25 . La lutte globale menée contre le sous-consommationnisme affecta la controverse concernant la surabondance générale surtout en ceci que les économistes orthodoxes eurent tendance à attribuer les erreurs sous-consommationnistes aux dissidents et à s'en prendre à ce qu'ils avaient ainsi créé plutôt qu'aux arguments qui leur étaient effectivement opposés. Il est significatif sur cette base que la réfutation de Sismondi que l'on trouve chez Torrens constitue une simple digression au sein d'une analyse des écrits de Robert Owen 26 . 22. Robert Owen, A New View of Society and other writings, Everyman Edition, Londres, J.M. Dent and Sons Ltd., 1963, pp. 247-53 ; Karl Rodbertus, "Overproduction and Crisis", History of Economie Thought, édition K. William and Lore L. Kapp, New York, Bames and Nobles, 1963, pp.248-67. 23. Sismondi, Nouveaux principes, II, 251 (voir aussi pp. 243, 289) ; T. R. Malthus, Princip/es of Political Eeonomy, p. 325n. ; Karl Marx, Capital, vol. II, 475-476 ; Friedrich Engels, préface à Karl Marx, Poverty of Philosophy. 24. John Stuart Mill, Essays on Some Unsettled Questions of Political Economy, Londres, John W. Parker, 1844, p.48. 25. John Stuart Mill, The Earlier Letters of John Stuart Mill, 1812-1848, éd. Francis E. Mineka, Toronto, University of Toronto Press, 1963, p. 236. 26. [Robert Torrens], "Mr. Owen's Plans for Relieving the National Distress", Edinburg Review (octobre 1819),453-77 ; la digression sur Sismondi se trouve pp. 470-475. Même si la paternité de cet article anonyme a fait l'objet de discussions, il semble évident qu'il a été écrit par Torrens, et non par Mc Culloch comme on le dit parfois : 1) de nombreux passages reprennent mot pour mot des affirmations faites dans une conférence donnée par Robert Torrens et retranscrite dans la revue The Scotsman, 21 août 1819, pp. 265-66 ; 2) les critiques émises par Malthus concernant cet article anonyme ont fait l'objet d'une longue réponse dans Robert Torrens, An essay on the Distribution of Wealth (Londres, Longman, Hurst, Rees, Orme and Brown, 1821) pp. 384-97, 3) Ricardo était si sûr du fait que l'auteur était Torrens qu'il a tout à la fois répliqué à Malthus qui pensait le contraire, et informé d'une manière amusée McCulloch que Malthus avait pensé que lui, McCulloch, était l'auteur (Œuvres, VIII, 159) ; 4) Malthus fut si convaincu par la
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L'on ne trouve chez les économistes classiques aucune définition de la loi de Say qui puisse apparaître comme claire, nette et définitive. Les origines de la loi de Say elles-mêmes ne peuvent être établies d'une manière non équivoque. Bien avant les phrases que l'on trouve chez Say et chez James Mill, des éléments importants semblent être apparus chez Adam Smith, voire pour certains points spécifiques, chez des auteurs plus anciens encore 27 . Pendant la période classique - du temps d'Adam Smith jusqu'à à celui de Karl Marx des différences de formulation très nettes séparèrent non seulement les versions données par Jean-Baptiste Say, et par James Mill, mais celles-ci de celle donnée par David Ricardo. Say critiqua la version ricardienne de la loi et Ricardo de son côté répondant aux remarques de Say, se demanda si James Mill s'était jamais réellement confronté aux critiques qui lui avaient été faites par Say 28. L'affirmation familière selon laquelle "l'offre crée sa propre demande" ne figure néanmoins directement sous cette forme chez aucun d'eux. Et si l'on rencontre dans l'ensemble des textes disponibles un corps solide de propositions sur lequel l'ensemble des orthodoxes était d'accord, l'on y rencontre aussi tout un halo de corollaires et d'idées annexes auxquels seuls certains souscrivaient. Il est probable qu'aucun économiste, qu'il appartienne ou non à la tradition classique, n'a jamais à l'époque été complètement en accord ou complètement en désaccord avec le contenu de ce qui est présenté aujourd'hui comme "la loi de Say". réplique qu'il écrivit plus tard lui-même à Sismondi que Torrens était l'auteur (ibid. p. 376). Voir aussi ibid. pp. 82, 159, 163-164,227. Les arguments permettant de dire que Mc Culloch a écrit cet article peuvent être aisément compris sans que l'on accepte pour autant leur validité. Dans une réponse à la critique de 1820, Sismondi admettait qu'il ne connaissait pas le nom du critique à qui il répondait, mais en insérant cette réponse dans l'appendice à la seconde édition des Nouveaux principes en 1827, il identifia le critique comme Mc Culloch (II, 252n) - une opinion bien "curieuse", comme P. Sraffa l'a noté, (op. cit. p. 376n.), si l'on considère la lettre écrite par Malthus en 1821, mais une opinion explicable si l'on prend en compte d'autres données. Mc Culloch écrivit effectivement un article anonyme pour la Edinburg Rewiew dans lequel il critiquait Sismondi, mais en mars 1821. Sismondi rencontra McCulloch en 1826, et à l'époque put fort bien apprendre que Mc Culloch avait écrit un article contre lui quelques années auparavant dans la Edinburg Review et put avoir confondu cet article avec celui auquel il avait répondu, et qui contenait defaeto le même type d'arguments. Sismondi déclara en 1827 que le fait qu'il ait identifié Mc Culloch comme l'auteur de l'article de 1819 était fondé sur ce qu'il avait appris depuis qu'il avait publié son propre article de 1820. C'est incontestablement d'ailleurs après les remarques émises par Malthus en 1821 que Torrens a écrit son article. Seule une affirmation du fait qu'il était l'auteur par Mc Culloch lui-même pourrait, cela dit, remettre en question l'évidence. Les arguments permettant d'attribuer l'article à Mc Culloch peuvent être trouvés chez John S. Chipman, "A Survey of the Theory of International Trade : part II, The Neo-Classical Theory, Eeonometrica, 33, N°4 (octobre 1965), 71On.-71In. : voir aussi Jacob Viner, Studies in the Theory of International Trade (New York, Harper and Brothers, 1937) p. 194n. Je tiens à remercier le professeur Viner qui m'a aidé à trouver certains documents permettant de soutenir une thèse opposée à la sienne propre. 27. Paul Lambert, "The Laws of Market Prior to J.-B.Say and the Say-Malthus Debate", International Economie Papers, N°6 (1956), pp. 7-22 ; J.-J. Spengler, "The Physiocrats and Say's Law of Markets", Essays in Economie Thought, éd. J.-J. Spengler et W. R. Allen, pp. 161-214. 28. Ricardo, Works, IX, 131.
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La signification pratique de la loi de Say était sous-jacente dans la question posée par Jean-Baptiste Say: "Comment est-il possible que l'on puisse acheter et vendre aujourd'hui en France cinq ou six fois la quantité de marchandises achetées et vendues à l'époque misérable de Charles VI ?"29 La proposition selon laquelle il n'existait pas de limite à l'expansion de la production globale était une proposition sur laquelle il existait un accord complet entre l'école Say-Ricardo et l'école de la surabondance générale SismondiMalthus. Sismondi affirma ses convictions sur ce plan en se référant, comme Say, à la possibilité de constater un accroissement de la production si l'on procédait à une comparaison entre l'ère présente et une ère passée - il parla en l'occurrence d'un quadruplement de la production depuis le temps de Louis XIV - et Malthus, Lauderdale et Chalmers raisonnèrent dans les mêmes termes 30 . Pendant cette période, la seule suggestion de l'existence d'une limite à la croissance dans le long terme se trouve chez Ricardo, sous la forme de ce qu'il appela "l'état stationnaire". Le terme "surabondance" a été alors très largement utilisé, mais rarement défini. Il renvoyait en général à une situation dans laquelle des marchandises ou bien restaient invendues, ou bien se trouvaient vendues en dessous des prix couvrant leur coût de production 31 . L'école Say-Ricardo et l'école Malthus-Sismondi étaient d'accord pour dire qu'il pouvait y avoir des surabondances "partielles" touchant un ou plusieurs secteurs de l'économie. Elles divergeaient sur le fait de savoir si de telles situations de surabondance pouvaient exister simultanément dans tous les secteurs, donc sur le fait de savoir, précisément, si les surabondances pouvaient être générales. La question implicite en cette question était celle, plus fondamentale, consistant à se demander si un niveau d'équilibre du revenu réel global pouvait exister. En répondant par l'affirmative, les théoriciens de la surabondance générale s'éloignaient tout à la fois de la tradition incarnée par les physiocrates et des thèses soutenues plus tard par John Maynard Keynes, mais ils restaient fidèles à leurs propres positions. Quand bien même le concept de revenu national d'équilibre ne contredisait pas la logique essentielle de la loi de Say telle qu'alors formulée, il fut perçu comme une menace par les défenseurs de celle-ci: cela sans doute dans la mesure où il apparut chez Sismondi en 1819, par le biais de la formulation de sa théorie du revenu d'équilibre. Les attaques menées par les défenseurs de la loi de Say contre la théorie de Sismondi, puis contre ce que Malthus lui ajouta, furent le facteur déclenchant de débats qui continuèrent, des décennies durant, dans les journaux et dans les livres, en France et en Grande-Bretagne. 29. J.-B. Say, Traité d'économie politique, p.137; Jean-Baptiste Say, Cours complet d'économie politique, 3e éd., Paris, Guillaumin et Cie, 1852, l, 339. 30. Sismondi, Nouveaux principes, II, 308, Ricardo, Works, VI, 318 ; Lauderdale, Nature and Origin of Public Wealth, New York, Augustus M. Kelley, 1962, pp. 215, 227-28; Chalmers, On Political Economy, pp. 136476, 140. 31. T. R. Malthus, Definitions in Political Economy, pp. 246, 247 ; John Stuart Mill, Principles on Political Economy, p. 557.
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Les débats plus anciens qui avaient concerné les écrits de Lauderdale (1804) et de Spence (1808) ont joué un rôle dans l'élaboration de la loi de Say, mais ils n'ont duré qu'un temps relativement bref, et ont impliqué seulement quelques individus. Beaucoup plus tard, Karl Marx devait lancer ce qui allait être la dernière attaque contre la loi de Say situable à l'intérieur du cadre classique, mais son attaque fut une attaque en solitaire. Ni les débats plus anciens ni l'attaque de Marx ne peuvent être comparés au flux massif qu'a constitué dans les années 1820-1830 - et jusque dans les années 1840 (l'on peut dater la fin du flux de la publication des Princip les de John Stuart Mill en 1848) la controverse concernant la surabondance générale. Seul le flux massif constitué plus tard par la révolution keynésienne peut rivaliser quantitativement. L'on rencontra aussi pendant la période classique des développements remarquables dans le domaine de la théorie de la monnaie - principalement chez Henry Thornton en 1802 - et des avancées dans le secteur de la théorie des cycles économiques - entre autres chez Clement Juglar en 1860. Mais aussi importants ces développements et ces avancées puissent-ils avoir été entre autres pour l'élaboration de la théorie globale du développement qui a conduit à la Théorie générale de Keynes et à la macro-économie post-keynésienne, ils ne sont en rien rattachables à l'élaboration même de la loi de Say. Avant d'analyser les théories de la surabondance générale et la controverse à laquelle elles ont conduit, j'examinerai ici de plus près l'ensemble des propositions venues constituer ce qui était considéré comme la loi de Say quand la controverse a commencé. Je rappellerai aussi, brièvement, la signification donnée aujourd'hui à la loi de Say. Les développements que connaîtra la loi de Say pendant la controverse proprement dite seront l'objet du chapitre 4. Lorsque j'analyserai les diverses positions prises concernant différents points, je ne présupposerai pas que ceux qui prenaient telle ou telle position discernaient toujours clairement ce que leurs opposants soutenaient ou niaient, ni qu'ils comprenaient ce qu'étaient les implications des positions qu'ils prenaient, ni même qu'ils restaient au fil du temps de fermes défenseurs de la position qu'ils avaient prise. Les données dont nous disposons suggéreraient plutôt le contraire. Les préliminaires qui vont suivre visent simplement à souligner quelles sont les différentes propositions clés qui constitueront la version classique de la loi de Say, et à indiquer le rôle que quelques individus ont joué dans l'élaboration de ces propositions.
Adam Smith La richesse des nations renfermait trois éléments importants qui devaient se retrouver dans la loi de Say:
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1. L'idée selon laquelle l'argent ne fait que faciliter le troc de marchandises 32 , sans changer par lui -même le résultat réel. Même si cette idée n'a pas été propre aux défenseurs de la loi de Say, elle est importante si l'on veut comprendre pourquoi les problèmes monétaires mis au jour par l'analyse keynésienne modeme ont été globalement dédaignés, tout à la fois par les économistes classiques et par les premiers hérétiques qui se penchèrent sur la loi de Say. Les uns et les autres se considéraient sur ce plan comme les disciples d'Adam Smith. La question ici pertinente - dans l'optique de la théorie de la détermination du revenu - serait de savoir si la neutralité de Smith quant à la monnaie constituait une généralisation tournée vers le long terme ou si, quelle que soit la période considérée, elle concernait aussi le court terme. Smith affirma que tout comme la monnaie constitue la demande pour les marchandises, les marchandises constituent la demande pour la monnaie. Il se référa plusieurs fois au fait que les marchandises achètent la monnaie 33 et écrivit à propos de l'argent et de l'or que "tout comme ils sont le prix de toute autre marchandise, de même toute marchandise est le prix de ces métaux"34. Néanmoins, ajoutait-il, bien que la monnaie soit une chose "pour laquelle toutes les choses sont immédiatement données en échange", elle "n'est pas toujours susce}Jtible d'être obtenue d'une manière aussi prompte en échange pour tout" 35. En dépit du fait que "les marchandises ne permettent pas toujours d'obtenir de la monnaie aussi rapidement que la monnaie permet d'obtenir des marchandises" il n'en reste pas moins, concluait-il, que, "dans le long terme", il est plus exact de dire que "les marchandises permettent d'obtenir de la monnaie" que de dire l'inverse 36 . La possibilité que survienne une demande excessive de monnaie à court terme n'a pas été explorée par Smith. Dans le long terme, la seule demande de monnaie qu'il ait prise en considération était la demande de transaction. L'on doit noter que la plupart des analyses concernant la monnaie chez Smith ont été formulées dans un article se rapportant aux mercantilistes où le problème essentiel soulevé était de savoir si une plus grande quantité de monnaie dans un pays augmentait la richesse de celui-ci ou son aptitude à équilibrer ses propres marchés. Smith s'opposait aux mercantilistes pour ce qui était du recours à des pratiques institutionnalisées et permanentes, pas pour ce qui était du recours éventuel à des politiques cycliques à court terme, si bien que ses analyses de la demande de monnaie à court terme étaient d'une importance secondaire et n'ont été qu'esquissées. C'est dans ce contexte d'ensemble que Smith a formulé ce qui pourrait être considéré comme la première version de la loi de Say : "Même si un
32.
"Le seul usage de la monnaie est de faire circuler les marchandises consommables", La
richesse des nations, p. 323. 33. Ibid., pp. 323, 324,404,405,406,407. 34. Ibid., p. 404. 35. Ibid., p. 407. 36. Ibid.
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marchand donné disposant d'une abondance de marchandises dans son entrepôt peut quelquefois se trouver ruiné par le fait qu'il ne peut vendre celles-ci en tem/s utile, un pays n'est pas susceptible de connaître le même accident"3 . Bien que cette affirmation ait été faite dans un contexte général de long terme, elle constituait en elle-même une affirmation intemporelle, et l'observation selon laquelle une surabondance partielle peut "parfois" ruiner un marchand donné suggérait que, pour Smith, une surabondance générale n'était pas susceptible d'exister dans une économie prise comme un tout, même accidentellement. 2. L'idée selon laquelle l'épargne est toujours investie et dépensée. "La consommation est la même, mais les consommateurs sont différents"38. Cette idée était, elle aussi, commune aux deux factions, et les deux factions procédaient en général comme si l'épargne et l'investissement prenaient la forme de marchandises salariales plutôt que celle de capital fixe. 3. L'idée selon laguelle c'est l'épargne et non la consommation qui favorise la croissance39 . Cette idée pouvait signifier (a) qu'une fonction d'épargne plus élevée (en tant que fonction du revenu et/ou du taux de rendement du capital) est à même de conduire à des niveaux plus élevés de production dans des périodes de temps subséquentes ou (b) qu'une quantité accrue d'épargne - indépendamment du fait de savoir si elle reçoit ou non son prix d'offre - est à même de conduire à des niveaux de production plus élevés dans des périodes de temps subséquentes. La première signification était vraisemblablement celle que Smith avait en tête, la seconde est celle qui a été affirmée par les défenseurs ultérieurs de cette idée, mais elle ne figure pas explicitement chez Smith. C'est la seconde signification, surtout, qui a été attaquée par les dissidents.
Jean-Baptiste Say et James Mill Malgré les apports antécédents d'Adam Smith, la question de savoir qui de Say ou de James Mill a été le premier à formuler la loi de Say a fait l'objet de nombreux débats, et la question découlant de savoir quelles ont été les contributions relatives de l'un et de l'autre s'est elle-même trouvée souvent posée. Le chapitre sur les marchés ("Des débouchés" ) figurant dans le Traité d'économie politique de Say a subi des développements considérables au fil des cinq éditions qui parurent au cours de la vie de celui-ci. Du niveau de quelques pages esquissées dans la première édition de 1803, il passa à celui 37. Ibid. 38. Ibid., p.322. 39. Ibid.
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de chapitre substantiel dans la quatrième édition de 1819 (l'édition disponible en traduction anglaise), et après les controverses de la période, tout particulièrement les échanges polémiques qu'il eut avec Sismondi40 , Say lui ajouta des modifications majeures dans la cinquième édition de 1826. Les lettres tardives de Say et son manuel -Cours complet d'économie politique (1828 1829)- portent traces de ces modifications. La formulation des mêmes idées chez James Mill fut d'emblée plus complète et resta relativement fixe au fil du temps, si bien que, même si Say s'intéressa au sujet avant Mill, cela ne retire pas obligatoirement à celui-ci le bénéfice d'avoir été le premier à énoncer certaines propositions. Le fait de savoir lesquelles parmi ces propositions sont effectivement des propositionsclés et peuvent être considérées comme essentielles à la loi de Say est affaire d'appréciation. Les analyses de Mill commencèrent à poindre en la critique qu'il fit, dans The Literary Journal en 1804 41 , de la théorie lauderdalienne du surinvestissement. Leur première mise en forme majeure prit place en 1808 dans Commerce Defended, et leur formulation finale dans les trois éditions des Elements of Political Economy qui furent publiées respectivement en 1821, 1824 et 1844. Dès la première édition de son Traité d'économie politique, Say reprenait les thèses d'Adam Smith selon lesquelles: 1) l'épargne est toujours dépensée en tant qu'investissement 42, 2) le seul rôle de la monnaie est de faciliter le troc, 3) le volume de monnaie n'a pas d'effet sur le volume réel des transactions 43 , mais détermine simplement la demande de monnaie 44 . Say poussa ces thèses un peu plus loin que Smith: "Ceci montre, j'espère, que ce n'est certainement pas tant l'abondance de monnaie qui rend les débouchés faciles, que l'abondance globale de produits variés. C'est là l'une des vérités les plus importantes de l'économie politique"45. L'idée selon laquelle "les produits sont payés avec des produits"46 n'était pas nouvelle 40. J.c.L. [Simonde] de Sismondi, "Sur la balance des consommations avec Jes productions", XXII, Mai 1824, 264-98; Jean-Baptiste Say, "Sur la balance des consomations avec les productions", Revue encyclopédique, XXIII, Juillet 1824, 18-3; J. C. L. Simonde de Sismondi, "Notes sur J'article de M. Say intitulé 'Balance des consommations avec les productions", Nouveaux principes, II, 306-9. Voir aussi J. C. L. Simonde de Sismondi, L'économie politique et la philosophie du gouvernement, Londres: John Chapman, 1847, p. 449. Cette dernière œuvre doit être distinguée d'Economie politique, une réimpression de l'article du même nom écrit par Sismondi pour une encyclopédie. 41. [James Mill], "Lord Lauderdale on Public Wealth", The Literary Journal, IV, nOI, Juillet 1804,1-18. 42. Jean-Baptiste Say, Traité d'économie politique, Paris, Deterville, 1803, II, 177n. 43. Jean-Baptiste Say, Traité d'économie politique, 1803,1, 152-53. 44. Adam Smith, La richesse des nations, p. 322 ; J.-B. Say, Traité d'économie politique, p.138 ; J.-B. Say, Traité d'économie politique, 2' éd., Paris, Deterville, 1814,p.146. 45. J.-B. Say, Traité, 1803, l, p.153. 46. Ibid., p.154
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puisqu'elle était apparue avant Adam Smith47 . Mais Say lui ajoutait deux corollaires importants: 1. Un pays voit ses marchés s'accroître à mesure que sa production s'accroît. L'offre crée sa propre demande. Le pouvoir d'achat, là, se trouve conçu essentiellement en termes de troc - les gens "peuvent acheter plus dans la mesure exacte où ils produisent plus"48 - et non en termes de paiements monétaires. Les individus produisent globalement des marchandises qui ajoutent à la valeur du produit national. Les marchandises ne peuvent "jamais être trop abondantes dès lors que certaines fournissent les moyens d'acheter les autres "49. 2. " ... Quand un pays dispose de trop de marchandises d'une seule sorte, le meilleur moyen de vendre celles-ci est de créer une autre sorte de marchandises"50. A chaque fois qu'une production excessive survient dans un secteur de l'économie, il existe simultanément une déficience de même niveau quelque part ailleurs; "il n'existe donc pas de surproduction globale même temporaire". Say reconnaissait l'existence de situations de déséquilibre, mais notait qu'une surabondance ne peut exister que si une trop grande quantité de moyens de production est utilisée pour produire une sorte de marchandises, et une trop petite quantité pour produire une autre sorte de marchandises"51. Il ne peut, ajoutait-il, y avoir de surproduction générale ou de surinvestissement général dans la mesure où, si "les moyens de production manquent" pour une marchandise, cela veut dire qu'''ils sont surabondants pour une autre marchandise". Si, pendant le déséquilibre, il peut y avoir "pénurie de ventes", cela vient "non d'une surabondance, mais d'un usage défectueux des moyens de production"52. Le texte de la première édition du Traité de Say suggérait que l'équilibre peut être restauré si l'on consacre une quantité de moyens donnée à l'établissement d'une répartition différente de la production. Mais la dernière édition du Traité (comme les écrits des ricardiens) allait plus loin puisqu'il y était écrit qu'un net accroissement des moyens consacrés à la production des marchandises manquant pouvait permettre de restaurer les proportions, tout en permettant d'accéder à un niveau plus élevé de production globale. Ce qui présupposait qu'il n'y avait pas, aux yeux de Say, de revenu global d'équilibre ou de production globale d'équilibre: cette présupposition fut à la base d'une opposition entre les défenseurs de la loi de Say et Sismondi-Malthus. Tout comme les idées d'Adam Smith sur la neutralité de la monnaie ont servi de point de départ pour Say, les arguments de Smith selon lesquels la "parcimonie" favorise la croissance de la richesse ont servi de point de départ 47. Paul Lambert, "The Laws of Market Prior to J.-B. Say and the Say-Malthus Debate", national Economie Papers, n06 (1956), pp. 8-9. 48. J.-B. Say, Traité, 1803, l, 154. 49. Ibid., II, 179. 50. Ibid., l, 154. 51. Ibid., II, 178. 52. Ibid.
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pour les analyses de James Mill 53 . Dans sa critique de Lauderdale en 1804, James Mill faisait référence à "l'accumulation" (investissement) et à "la parcimonie" (épargne) comme à des facteurs également favorables à la croissance et soutenait que - dès lors que l'on n'épargne que dans la limite où un désir d'investir existe54 - l'une et l'autre sont toujours égales (ex ante). Si un homme "ne peut tirer de ce qu'il épargne un bénéfice quel qu'il soit", notait Mill, "il n'épargnera pas"55. Et il ajoutait que l'investissement est "le seul motif' de l'épargne56 . La possibilité d'erreurs dans le calcul du rendement attendu du capital n'était pas prise en considération par lui. Plus tard, dans Commerce Defended, Mill entremêla la thèse d'Adam Smith selon laquelle l'épargne est toujours dépensée en tant qu'investissement57 , ce qui fait qu'elle favorise la croissance 58 , et les arguments de Say selon lesquels 1) un accroissement de la production crée un accroissement identique de la demande 59 et 2) un déséquilibre au sein du produit national ne peut exister qu'en termes de proportions internes, non en termes d'excès de production globale: " ... Un pays peut aisément connaître un surplus de chacune des marchandises qu'il produit, même s'il ne peut jamais connaître un surplus de marchandises en général. La quantité de chacune des marchandises peut aisément être accrue au-delà de sa proportion légitime, mais par cela même se trouve impliqué que certaines autres marchandises ne seront pas offertes en proportion suffisante. Que signifie, de fait, l'existence d'un excès de marchandises sur le marché, sinon qu'il existe une portion des marchandises pour lesquelles d'autres marchandises ne peuvent être obtenues en échange? Ces autres marchandises peuvent alors apparaître comme n'existant qu'en trop petite quantité. Et une partie des moyens de production qui ont été consacrés à la fabrication des marchandises en excès devrait être utilisée pour la fabrication de ces autres marchandises, jusqu'à ce que l'équilibre entre elles ait été rétabli. Lorsque l'équilibre est préservé, il ne peut pas y avoir de marchandises en excès, de marchandises pour lesquelles il n'existe pas un marché "60. Il est clair que la loi de Say telle qu'impliquée dans ce passage présupposait l'absence de déséquilibre, et que "l'équilibre" auquel il était fait référence n'était pas une identité comptable à même de persister quelles que soient les conditions du marché, mais quelque chose qui ne pouvait être 53. [James Mill], "Lord Lauderdale on Public Wealth", The Literary Journal, juillet 1804, 12. 54. Ibid., p.13. 55. Ibid. 56. Ibid. 57. James Mill, Commerce Defended, pp. 76, 84. Alors qu'Adam Smith avait écrit qu'une épargne de cet ordre serait probablement dépensée en un temps aussi court que l'argent utilisé pour la consommation directe, James Mill écrivit qu'elle serait vraisemblablement dépensée en un temps plus court. Adam Smith, La richesse des nations, p. 321, James Mill, Commerce Defended, p. 76. 58. James Mill, Commerce Defended, pp. 70, 71, 74, 78. 59. Ibid., pp. 81-82. 60. Ibid., pp. 84-85.
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atteint que dans une économie fonctionnant "correctement". Cet équilibre se trouvait effectivement défini en termes de proportions internes, non en termes de quantité de la production globale. Le fait qu'une théorie à implications pratiques découlait de ce qui était écrit ainsi ne signifie pas pour autant que l'usage de la notion était fait de manière polémique. Ultérieurement, dans ses Elements of Political Economy, Mill soutint d'une façon plus explicite que des marchandises se révélant surproduites sont fabriquées avec du capital retiré à la production d'autres marchandises, qui sont dès lors nécessairement sous-produites61 . Ce qui supposait le plein emploi constant d'une quantité donnée de capital, et revenait à évacuer l'essentiel du problème soulevé dans la controverse concernant la surabondance générale. En supplément à ce qu'il ajoutait ainsi aux idées de Smith et de Say (Mill avait déjà lu Say lorsqu'il écrivit Commerce Defended )62, Mill apportait ses propres contributions à la loi de Say: 1. L'idée selon laquelle la production est nécessairement égale au pouvoir d'achat se trouvait formulée de façon plus claire dans Commerce Defended que dans le Traité de Say. Le pouvoir d'achat d'un pays y était ex~licite ment énoncé comme équivalent au "revenu annuel de ses habitants" . Mill ajoutait
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Say et Mill édifièrent l'un et l'autre explicitement leurs thèses à l'encontre des thèses physiocrates soulignant le rôle de la consommation et que l'on retrouve dans les travaux de Mercier de la Rivière, publiés en 1767 70 . Dans la mesure où les implications de certaines positions apparaissent parfois plus clairement lorsque l'on discerne ce à quoi ces positions se sont opposées, voici l'un des passages de Mercier de la Rivière auquel 1'un et l'autre ont fait référence : "LA CONSOMMATION EST LA MESURE PROPORTIONNELLE DE LA REPRODUCTION. De fait, les dépenses et le travail ne seront pas assumés pour fournir une production dont aucun plaisir ne peut être dérivé. Une telle réflexion, en nous montrant la vérité de cet axiome, peut nous conduire à la déduction d'autres vérités. Lorsque nous disons que la consommation est la mesure proportionnelle de la reproduction, cela doit être compris comme désignant une consommation qui rapporte un profit à ceux dont le travail et les dépenses reproduiront la production ; une consommation qui ne laisserait absolument aucune utilité ne les inciterait certainement pas à travailler et à dépenser pour renouveler les choses qu'ils absorberaient"7 . Bien que Mercier de la Rivière soit allé plus loin que son argument ne l'impliquait et ait suggéré l'existence d'une utilité zéro de toute production située au-dessus du niveau d'équilibre (et non simplement une utilité marginale inférieure à la désutilité marginale impliquée par la production), il n'en procédait pas moins à une importante distinction que Say et Mill ne reprirent pas: celle séparant le marché susceptible de s'équilibrer et le fait que le marché puisse s'équilibrer à des prix permettant la "reproduction" ultérieure du même niveau de production. Même s'il évoquait la possibilité qu'une partie de la production ne soit "pas consommée" et que cette non-consommation conduise des gens à cesser d'''avancer'' des ressources destinées à la production future 72 , Mercier de la Rivière ne défendait pas pour autant la thèse du risque de stagnation tendancielle et affirmait au contraire que l'équilibre serait "toujours et nécessairement maintenu, si rien n'est fait pour le troubler"73. Les défenseurs de la loi de Say soutenaient, eux, ~ue : 1) le déséquilibre impliqué par un marché encombré ne peut persister7 et que 2) les ajuste70. Jean-Baptiste Say, Traité d'économie politique, éd. 1803, II, 358-59 ; James Mill, Commerce Defended, p. 76n. Mill a cité par erreur Mercier de la Rivière, lui attribuant la paraphrase de Say, ce qui suggère qu'il n'avait pas lu l'original. 71. [Pierre François Joachim Henri Le Mercier de la Rivière], L'ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, Londres, Jean Nourse, 1767, II, 138-39. 72. Ibid., p. 250. 73. Ibid., p. 140. 74. James Mill, Elements of Political Economy, p. 242; [Robert Torrens], "Mister Owen's Plans for Relieving the National Distress", Edinburgh Review, octobre 1819,473; Robert Torrens, An Essay on the Production of Wealth, p. 425 ; John R. McCulloch, Principles of Political Economy, Edinburgh, Adam and Charles Black, 1864, pp. 144, 145.
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ments nécessaires à l'équilibre prennent place non dans la production globale (ou dans l'utilisation des ressources), mais dans la composition interne de celle-ci75 • L'argument Say-Mill selon lequel la "consommation" - "productive" (investissement) et "improductive" (pouvoir d'achat) - est, pour une période donnée (t), toujours égale à la production pendant cette période peut se trouver résumé de la façon suivante:
Yt=Ct+It Yt = production globale (revenu) pour une période donnée t Ct = consommation pendant la période t Il = investissement net pendant la période t Les magnitudes indiquées sont des magnitudes ex ante conçues non comme conditionnellement égales, mais comme invariablement égales, et découlant nécessairement d'un comportement rationnel. L'argument des physiocrates peut être résumé, lui, de la façon suivante: Yt+l=Ct+It Ct et It sont défmis comme ci-dessus, Yt + 1 = production globale (revenu) de la période subséquente. La réponse rationnellement exprimée par les producteurs à la demande globale des périodes précédentes ainsi notée ne requiert pas de prévision correcte ou d'ajustement immédiat pendant la période antécédente. Il n'existe pas de lien logique entre les deux équations, ou entre les arguments explicites des physiocrates et ceux des économistes classiques sur ce point. Ce qui sépare les uns des autres peut se lire dans l'équation qui suit:
Yt=Yt+l Mercier de la Rivière affmnait explicitement qu'une différence entre "production" (Yt) et "reproduction" (Yt + 1 ) pouvait survenir, alors que Say et Mill postulaient une production globale constante (avec des fonctions de production données: goûts, etc.), quand bien même les proportions internes de celle-ci pouvaient varier au fil des erreurs de calcul. Si, sur un plan logique, la question posée pouvait être celle de la constance (pas de la stabilité au strict sens du terme16) de la production, il est loin d'être clair que les arguments de Say et de Mill contre Mercier de la Rivière ont concerné essentiellement ce point. Il appar31t, au contraire, que Say et Mill ont attribué à Mercier l'idée selon laquelle la consommation au sens restreint (Ct) contribue plus à la croissance que ne le font les dépenses 75. [Robert Torrensl, "Mister Owen's Plans for Relieving the National Distress", Edinburgh Review (octobre 1819),471-472 ; J. R. Mc Culloch, Principles of Political Economy, p. 145 ; James Mill, Elements of Political Economy, pp. 234-235. 76. Chez Say et Mill, il n'y a pas de tendance endogène au changement dans la production globale, mais il n'y a pas non plus de tendance au retour de celle-ci à son niveau initial si elle s'en est éloignée. Au contraire, comme cela apparaîtra dans la suite de ce chapitre, tout niveau de production une fois atteint, tend à s'auto-perpétuer. LA LOI DE SAY
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d'investissement77 . Mercier a joué pour eux le rôle d'homme de paille, et se confronter à lui leur a évité de se confronter à d'autres économistes connus. L'idée selon laquelle la production reste globalement constante tout en variant dans ses proportions internes se heurte à la difficulté qu'il y a à discerner ce que sont les proportions adéquates des divers produits (problème d'index numérique). Cette difficulté semble pouvoir être surmontée si l'on mesure la production en unités de production (unité de travail keynésienne, "valeur" ricardo-marxienne, "commande de travail" malthusienne, etc.). Mais cette façon de procéder, en tant qu'elle se combine ainsi à l'idée de production globalement constante, implique soit que: 1) les opérateurs économiques substituent des loisirs (dans le cas des travailleurs) ou de la consommation courante (dans le cas des détenteurs de capitaux) à de futures productions à un taux identique à celui où un produit se substitue à un autre ce qui vide le concept de disproportionnalité de toute signification, soit que 2) il existe, à un niveau déterminé de manière exogène, une offre de travail et de capital infiniment inélastique, donc une élasticité zéro de la substitution des loisirs aux marchandises (et de la consommation présente à la consommation future). Si l'on considère qu'il peut exister une élasticité (non égale à zéro) de la substitution de loisirs ou de consommation courante à des marchandises futures et une préférence nette pour un ensemble de produits donné, il s'ensuit que les erreurs de calcul qui peuvent affecter les proportions internes peuvent aussi affecter la production globale. La question de l'élasticité de la substitution de loisirs aux marchandises, si elle se trouva complètement ignorée par les défenseurs de la loi de Say, fut par contre mise en avant par les théoriciens de la surabondance générale, tout particulièrement par Sismondi qui souligna en outre l'existence potentielle de phénomènes de substitution de la consommation présente à la consommation future 78 . Cela s'accordait avec le fait que Sismondi travaillait à une théorie de l'équilibre de la production, alors que Say et Mill défendaient le principe de la possibilité qu'un niveau de production donné non porteur d'une tendance endogène au changement soit équilibré - ce qui équivalait de leur part à considérer que la courbe de demande globale coïncidait avec la ligne à quarante-cinq degrés (courbe d'offre globale) que l'on trouve dans les diagrammes néo-keynésiens. Une interprétation plus charitable pourrait être que la courbe de demande globale chez Say et Mill ne coïncidait pas avec la ligne à quarantecinq degrés, mais que les seuls niveaux de production observables pour eux étaient ceux auxquels la demande globale était égale à la production globale. Cette interprétation pourtant viendrait contredire la proposition souvent répétée par les défenseurs classiques de la loi de Say, selon laquelle l'on peut 77. J.-B. Say, Traité d'économie politique, éd. 1803, II, 358-59; James Mill, Commerce Defended, p. 76n. 78 ..... .le présent est échangé contre le futur, les choses que l'on avait contre celles que l'on aura, la nourriture et les vêtements qui sont fournis au travailleur contre le produit subséquent de son travail". Sismondi, Richesse commerciale, l,53; voir aussi ibid., pp. 35, 37, 52, 54, 87.
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remédier à la disproportionnalité en accroissant la production globale 79 . Il n'existait pas d'idée d'un équilibre unique du revenu global dans la version classique de la loi de Say, et il n'en exista pas jusqu'à ce que la loi de Say fût modifiée pendant la controverse concernant la surabondance générale des années 1820. La loi de Say, originellement, impliquait la négation même de l'idée de revenu global d'équilibre.
David Ricardo La première tentative systématique visant à concilier l'existence de phénomènes de dépression et de chômage avec la loi de Say figure dans le chapitre des Principles of Political Economy de Ricardo appelé "On Sudden Changes in the Channels of Trade" ("Des changements soudains dans les voies du commerce"). La disproportionnalité interne à la production - et les "changements" découlant dans "1'emploi"80 du capital et du travail, écrivait Ricardo, expliquent les dépressions, et la disproportionnalité s'explique ellemême par: 1) les changements "de goût des acheteurs"81, 2) une production glissant vers, ou sortant d'une situation de production de temps de guerre82 , et 3) de mauvaises législations économiques 83 . Ricardo décrivait les dépressions sur ces bases : "Ces événements changent considérablement la nature des utilisations qui étaient faites des capitaux auparavant dans chaque pays; et pendant que s'opère une nouvelle répartition, le capital fixe reste oisif, disparaît même parfois, et les ouvriers n'ont plus assez de travail"84. La correspondance de Ricardo, pendant la période des dépressions qui ont suivi les guerres napoléoniennes, le montre d'abord confiant dans le fait que la transition sera courte 85 . Mais il écrit aussi qu'il peut "difficilement prévoir combien de temps cela durera", et que le capital et le travail "continuent à être utilisés comme auparavant", car persiste "l'illusion" que tout se rétablira bientôt et ira pour le mieux 86 . Ricardo tout au long de ses écrits se donna pour tâche essentielle sur ce plan de distinguer les dépressions temporaires dues à une disproportionnalité 79. "Ceci n'est pas une conséquence du fait que la production s'est trop accrue, mais du fait qu'elle ne s'est pas assez accrue. Accroissez-la plus." J. R. Mc Culloch, "The Opinions of Messrs Say, Sismondi and Malthus ... " , Edinburgh Review, mars 1821, 102-103. Voir aussi [Robert TorrensJ, "Mr. Owen's Plans ... ", ibid, octobre 1819,47; Robert Torrens, An Essay on the Production of Wealth, pp. 391, 392, 396 ; Jean-Baptiste Say, Traité d'économie politique, pp. 139, l40n. 80. Ricardo, Works, l, 264. 81. Ibid., p. 263. 82. Ibid., p. 265. 83. Ibid., p. 265 ; vol. VIII, 275. 85. Ibid., VII, 49; VIII, 257. 86. Ibid., VIII, 277.
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interne à un état stationnaire permanent87 et l'idée selon laquelle la production peut être globalement excessive: " ... C'est toujours et tout le temps la mauvaise adaptation des marchandises produites aux désirs de l'humanité qui crée le mal, non l'abondance de marchandises"88. Ricardo ne minimisait pas l'impact des dépressions - elles étaient à ses yeux "désastreuses"89 - mais c'est bien le manque d"'adaptation" aux "goûts de la société' "X) qui lui paraissait être "la seule cause de la stagnation que le commerce à différentes époques a connue". Comme Say et Mill, il semblait supposer que le laissez-faire éliminerait les retours périodiques à la disproportionnalité91 . Dans un autre chapitre de ses Princip/es, Ricardo analysait la question de l'investissement à la lumière de la loi de Say. La théorie d'Adam Smith selon laquelle les accroissements graduels de capitaux - en ce qu'ils créent une compétition accrue en ce secteur - impliquent une baisse tendancielle du profit (ou de l'intérêt) se trouvait rejetée: "M. Say a néanmoins montré d'une manière très satisfaisante que, dès lors que la demande n'est limitée que par la production, il n'y a pas de montant de capital qui ne peut être utilisé dans un pays'''J2. La compétition entre des quantités accrues de capital équivaut, notait-il, à la compétition pour la production d'une quantité accrue de marchandises93 , si bien qu'il n'y a pas de risque de voir émerger des taux de rendement du capital décroissants. Dans la mesure où la courbe d'offre de travail est, dans le long terme, infiniment élastique 94, il ne peut exister non plus en ce contexte, concluait-il, de compétition accrue dans la recherche de maind'œuvre. Quoi qu'ait écrit Ricardo à ce sujet, la théorie ricardienne de la baisse tendancielle du taux de profit reposait - comme la théorie d'Adam Smith - sur l'idée de coût marginal croissant des marchandises salariales 95. Ce qui veut dire que pour lui, même si la courbe d'offre de travail à long terme était infiniment élastique par rapport au revenu réel, elle s'élevait par rapport au coût du travail de ce revenu réel. Sismondi et Malthus devaient plus tard faire passer les composants de ce modèle srnithien (et ricardien) du long terme au court terme - avec une fonction d'offre de travail croissante dans la mesure où la force de travail adulte ne peut s'accroître dans le court terme. Ce qui équivalait à faire passer l'état stationnaire ricardien lui-même du long terme au court terme. La conclusion 87. Ibid., I, 265. 88. Ibid., Il, 306. 89. Ibid., m, 94. 90. Ibid., Il,415. 91. Ibid., VIIl, 275 ; J.-B. Say, Traité d'économie politique, 1814, p.150; ibid., 1817, p. 147 ; ibid., 1826, p.185 ; James Mill, Commerce Defended, p.85. 92. Ricardo, Works, I, 290. 93. Ibid., pp. 289-90. 94. Ibid., p. 289. 95. Adam Smith, La richesse des nations, pp. 92-93 ; cf. Ricardo, Works, I, 289, 290, 296.
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tirée par Ricardo (qui laissait de côté la fonction d'offre croissante impliquée par Smith) était néanmoins qu'''il n'y a pas de limite à la demande - pas de limite à l'emploi du capital tant que celui-ci permet d'obtenir un profit ... aussi abondant le capital puisse-t-il devenir "96. Ricardo notait ailleurs que ce qui était en question n'était pas le rendement du capital "quel qu'il soit", mais un rendement suffisant pour permettre le maintien du même niveau d'investissement97 . Lorsqu'il analysait les phénomènes à court terme, Ricardo reconnaissait sans équivoque (et de bonne grâce) le rôle vital de la monnaie. Il cita David Hume sur la validité de la théorie quantitative de la monnaie dans le long terme et sur le fait que la proportionnalité entre la monnaie et la valeur de la production peut "varier en certaines occasions", dès lors qu'elle dépend de la "rapidité de circulation"98. En dépit de la propension des post-keynésiens à considérer que les défenseurs de la théorie quantitative de la monnaie croyaient en une vitesse de circulation constante (au travers de toutes les phases du cycle économique), il faut noter que cette croyance n'existait pas chez les économistes classiques (Hume compris). Les classiques ne présupposaient pas non plus l'existence d'une flexibilité infinie des prix dans le court terme telle qu'elle puisse annuler les effets des échanges monétaires sur les variables réelles. Ricardo reconnaissait qu'une contraction forte de la monnaie ou du crédit aurait "les conséquences les plus désastreuses pour le commerce du pa~s", et causerait "beaucoup de dégâts" dans l'économie prise en sa globalité9 . Il n'en nia &as moins dans le même texte la possibilité d'une surabondance générale l - celle-ci, écrivait-il, étant un phénomène différent: tout à la fois à ses yeux et aux yeux des théoriciens de la surabondance générale. L'un des traits du système ricardien qui, quand bien même il ne faisait pas partie de la logique de la loi de Say, contribua à compliquer la controverse concernant la surabondance générale était le recours systématique à la statique comparative. Après des années de controverse inféconde avec Malthus, Ricardo lui-même écrivit ceci à ce sujet: "Il me semble que l'une des raisons fondamentales de notre différence d'opinion sur le sujet dont nous avons si souvent discuté est que vous avez toujours à l'esprit les effets immédiats et temporaires de changements spécifiques - alors que je laisse ces effets immédiats et temporaires de côté, et que je fixe essentiellement mon attention sur la situation permanente qui résultera d'eux"lOl. L'approche statique comparative était implicite chez les autres défenseurs de la loi de Say. Tout comme l'approche dynamique était implicite chez 96. Ricardo, Works, l, 296. 97. Ibid., IV, 178. 98. Ibid., III, 90. 99. Ibid., p. 94. 100. Ibid., p. 103. lOI. Ibid., VII, p.120.
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les membres de l'école de la surabondance générale. Ce n'est pas seulement leurs différences de méthode, mais précisément le caractère implicite de ces différences qui complexifia pour les uns et les autres la possibilité de comprendre pleinement les arguments de ceux à qui ils s'opposaient, et qui les empêcha de répondre efficacement à ces arguments.
Résumé et conclusion La loi de Say telle qu'elle fit son apparition dans l'économie classique comportait sept propositions majeures: 1. La production génère nécessairement un pouvoir d'achat de valeur égale sous la forme de moyens de paiement, si bien qu'il est toujours objectivement possible de vendre tout niveau donné de production à un prix couvrant les coûts (James Mill). 2. Les traits de comportement des gens sont tels qu'ils ne désirent pas épargner plus qu'ils ne désirent investir, et qu'ils ne désirent en général pas détenir des encaisses monétaires supérieures à ce qui leur est nécessaire pour procéder à des transactions dans la période présente (Adam Smith). 3. L'investissement ne réduit pas la demande globale, mais la transfère seulement d'un groupe de consommateurs potentiels (les capitalistes) à un autre (les travailleurs employés dans le secteur de la production de marchandises) (Adam Smith). 4. A mesure que la production s'accroît, des quantités accrues de marchandises données s'échangent contre des quantités accrues d'autres marchandises ; une offre accrue crée une demande accrue de même niveau (JeanBaptiste Say). 5. Chaque individu travaille seulement en anticipant une consommation égale à sa propre production, si bien que la quantité globale offerte est égale à la quantité globale demandée, ceci ex ante aussi bien que ex post (James Mill). 6. Une épargne accrue (quantité et fonction non distinguées) fait monter le taux de croissance (Adam Smith). 7. Les périodes où existent des surplus et des invendus sont le résultat d'une production déséquilibrée sur le plan de ses proportions internes, et le déséquilibre peut être éliminé si l'on augmente la production de certaines autres marchandises dont la vente permettra l'achat des marchandises en excès (Jean-Baptiste Say). Si les quatre premières propositions sont les composantes essentielles de la signification donnée à la loi de Say dans l'ère contemporaine, les deux dernières sont beaucoup plus proches de ce qu'étaient les préoccupations de l'époque: la croissance, et la négation -classique- de l'existence d'un revenu d'équilibre. Ces deux dernières propositions jouèrent un rôle-clé dans la controverse concernant la surabondance générale. La loi de Say telle qu'elle
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apparaît ainsi n'inclut pas les modifications - qui ne sont pas toutes des améliorations - qui sont venues s'ajouter lorsque la controverse s'est développée. L'on peut noter en outre que les arguments classiques imprègnent les versions post-keynésiennes modernes de la loi de Say, telle que la loi de Walras, l'identité de Say et l'égalité de Say. 1. La loi de Walras énonce que la somme des valeurs respectives (prix monétaires en quantité de temps) des marchandises offertes ajoutée à la quantité de monnaie offerte est égale à la somme des valeurs respectives (prix monétaires en quantité de temps) des marchandises demandées ajoutée à la quantité de monnaie demandée. Elle implique qu'une quantité excessive de marchandises offertes équivaut à une demande excessive de monnaie. Cette thèse clairement formulée chez George Poulett Scrope et chez John Stuart Mill figurait en filigrane chez divers économistes classiques lO2 • On la retrouvait chez les membres principaux de la dissidence (Sismondi, Lauderdale, Malthus et Chalmers) et ultérieurement chez Marx : "A un moment donné, l'offre de toutes les marchandises peut être plus grande que la demande pour toutes les marchandises car la demande pour la marchandise générale, l'argent, la valeur d'échange, est plus grande que la demande pour toute marchandise particulière" 103 • Quand bien même les marchandises pour James Mill n'incluaient pas les encaisses monétaires ou les loisirs, la loi de Walras repose essentiellement sur la logique inhérente à la proposition de celui-ci selon laquelle les marchandises ne sont offertes que dans la stricte mesure du désir existant pour d'autres marchandises 104. 2. L'identité de Say affirme que la somme des valeurs respectives (prix monétaires en quantité de temps) des marchandises offertes est identique à la somme des valeurs respectives (prix monétaires en quantité de temps) des marchandises demandées - ce qui veut dire qu'il ne peut y avoir de demande excessive de monnaie. Cette proposition impliquant en sous-jacence qu'il n'existe pas de demande de monnaie au-delà de la demande de transaction avait été énoncée par certains des économistes classiques qui avaient souscrit 102. "General G1ut of Goods - Supposes a General Want of Money" (Une surabondance générale de marchandises -suppose un désir général d'argent) : page titre, George Poulett Scrope, Principles of Political Economy, Londres, Longman, Rees, Orme, Brown, Green et Longman, 1833, pp. 214-15 ; John Stuart Mill, Essays on Some Unsettled Questions of Political Economy, pp. 70, 72 ; John Stuart Mill, Principles of Political Economy, éd. Ashley, p. 561 ; ibid., éd. de Toronto, pp. 514-75 ; James Mill, Elements of Political Economy, pp. 233-34 ; J.-8. Say, Lettres à Malthus, pp. 45n-46n; Robert Torrens, An Essay on the Production ofWealth, pp. 421-22. 103. Karl Marx, Theories of Surplus Value, p. 392. 104. Mill déclara que "l'argent est en lui-même une marchandise", mais la phrase était suivie immédiatement par cette affirmation: "Aucun homme ne désire l'argent sinon pour le dépenser, soit en articles de consommation productive soit en articles de consommation improductive". James Mill, Elements of Political Economy, pp. 233-34. L'idée que l'argent est une marchandise apparut aussi chez Jean-Baptiste Say et dans Commerce Defended de James Mill, mais dans les deux cas dans le cadre d'un rejet du mercantilisme plutôt que comme l'implication d'une demande d'encaisses monétaires. J.-8. Say, Traité d'économie politique, p. 153n , James Mill, Commerce Defended, p. 43.
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à la loi de Walras lO5 . L'incohérence apparente impliquée était le résultat d'un glissement implicite d'une perspective à court terme dans laquelle il pouvait exister une déficience temporaire de la demande de monnaie à une perspective à long terme dans laquelle le niveau des prix était conçu comme s'ajustant conformément à la théorie quantitative de la monnaie. 3. L'égalité de Say énonce comme une condition d'équilibre que la somme des valeurs respectives (prix monétaires en quantité de temps) des marchandises offertes est égale à la somme des valeurs respectives (prix monétaires en quantité de temps) des marchandises demandées. Les économistes classiques faisaient référence à la restauration de l'équilibre en terme de proportions internes, non de quantité globale (ou de valeur globale) de la production 106. L'idée même de valeur globale de la production se trouva tournée en ridicule pendant la période classique l07 , et Ricardo soutint qu'une théorie de la quantité globale était inconcevable 108. Sismondi et Marx peuvent être considérés comme ayant souscrit à l'égalité de Say d'une façon relativement oblique dans la mesure où ils ont parlé de ce qu'elle énonce comme condition nécessaire à l'équilibre en termes de facteur potentiel de déséquilibre (le déséquilibre survenant lorsque la condition n'est pas remplie)109. La loi de Say, dans sa version moderne comme dans sa version classique, repose sur le présupposé selon lequel la production d'une marchandise donnée génère nécessairement un revenu suffisant pour acheter cette production. Aucun économiste d'aucune période n'a jamais nié cela, même si certains auteurs populaires ont, autrefois comme aujourd'hui, affirmé parfois que le revenu en question ne sera pas nécessairement dépensé. L'on peut noter à ce propos l'idée selon laquelle le comportement des gens est tel qu'ils ne gardent pas ou ne tentent pas de garder l'argent qu'ils reçoivent, mais préfèrent au contraire le dépenser: directement pour l'achat de biens de consommation, ou indirectement pour celui de biens d'investissement (en confiant leur épargne à des institutions financières intermédiaires qui l'investissent). Pendant la période classique, les défenseurs de la loi de 105. J.-B. Say, Traité d'économie politique, p. 137 ; John Stuart Mill, Essays on Some Unsettled Questions of Political Economy, p.69. Voir aussi Adam Smith, La richesse des nations, p.407; David Ricardo, Works, I, 290, II, 305. 106. James Mill, Elements of Political Economy, pp. 235, 242-43 ; Robert Torrens, An Essay on the Production ofWealth, pp. 417, 425. 107. [John Stuart Mill], "Political Economy", Westminster Review, II, n05, janvier 1825,224 ; Samuel Bailey, A Critical Dissertation on the Nature, Measure and Cause of Value, Londres, R.Hunter, 1825, p.154; Anonyme, Observations on Some Verbal Disputes in Political Economy, Londres, R. Hunter, 1821, pp. 10, 18,20,22,36,57,59. 108. Ricardo, Works, VIII, 278. 109. Les pré-conditions à un équilibre intersectoriel dans les célèbres schèmes de reproduction établis par Marx dans le volume n du Capital étaient présentées comme conditions qui impliquent "la possibilité de crises, dans la mesure où l'équilibre est un accident dans les conditions brutes de la production (capitaliste)." Karl Marx, Capital, n, 578. Les pré-conditions à un équilibre global furent aussi esquissées par Sismondi, Nouveaux principes, I, 103. Dans ses Theories of Surplus Value, Marx écrivait que l'équilibre survient "parce que tous ces vœux pieux ne sont pas réalisés"(p.411).
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Say aussi bien que ses ennemis considéraient cette idée comme une évidence. Dans la théorie économique moderne, elle a par contre été remise en question. La théorie économique moderne n'en intègre pas moins la logique fondamentale de la loi de Say fonctionnant sous sa forme classique et telle qu'elle est intégrée à la loi de Walras: l'offre globale (incluant la monnaie aussi bien que d'autres marchandises) est nécessairement égale à la demande globale (y compris la demande d'encaisses monétaires). Du point de vue de la loi de Walras, une "surproduction" de marchandises par rapport à la monnaie ne constitue qu'un cas spécial de disproportionnalité interne et ne diffère pas en son essence d'un excès de marchandises x qu'accompagnerait une déficience correspondante de marchandises y. L'on doit noter aussi que les loisirs peuvent être inclus dans les marchandises, et peuvent donc, en l'absence de prévisions parfaites, se trouver en situation de surproduction ou de sous-production sans que la logique de la loi de Walras ne soit violée. Ce point occupait une position centrale dans les analyses de Sismondi et de Malthus. Les économistes classiques (et leurs opposants dans la controverse concernant la surabondance générale) sont allés au-delà de la loi de Walras et ont affirmé, conformément à l'identité de Say, qu'il ne peut y avoir de demande excessive de monnaie et/ou qu'une demande excessive de monnaie (comme il peut s'en développer une dans des circonstances inhabituelles) est la conséquence plutôt que la cause d'un déséquilibre. L'identité de Say fut, bien sûr, rejetée par Keynes et par les keynésiens. Aucun économiste, classique ou moderne, n'a jamais nié, pour autant, cet aspect de l'égalité de Say selon lequel il est toujours possible - pour peu qu'un chemin soit trouvé vers une telle situation d'équilibre - qu'une quantité donnée de marchandises soit achetée par le revenu généré dans sa production. L'égalité de Say n'est pas une affirmation insignifiante, car elle va à l'encontre des craintes populaires et récurrentes selon lesquelles une production en croissance constante pourrait bien ne pas être absorbée indéfiniment par le marché. L'égalité de Say en tant que condition d'équilibre ne dit rien concernant le chemin à parcourir pour atteindre l'équilibre. Elle ne dit rien non plus concernant le temps qu'il faudra pour l'atteindre, les souffrances qu'il faudra endurer, l'existence ou non de chemins alternatifs moins douloureux. Sismondi, Malthus, Marx et Keynes, qui ont chacun proposé leur propre chemin, n'ont pas nié que l'ajustement par le marché pouvait exister, théoriquement et pratiquement, ils se sont contentés d'affirmer qu'il était impraticable. Les ricardiens, fidèles à leur modèle de statique comparative, n'ont jamais abordé le thème de l'ajustement. Dans leurs commentaires ad hoc, ils énonçaient que s'il devait y en avoir un, celui-ci serait relativement rapide et relativement indolore - en tout cas plus rapide et moins douloureux que toute tentative interventionniste.
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LA LOI DE SAY
La division de la loi de Say en trois propositions distinctes (loi de Walras, identité de Say et égalité de Say) peut apparaître comme le fruit de plus d'un siècle de polémiques. Les participants à ces débats ne disposaient pas au départ de ces distinctions, ils ne les comprirent pas tous au même degré et ne s'y référèrent ensuite que de manière parcellaire - au fil des débats 110.
Chapitre
2 Sismondi et le revenu d'équilibre
J.
C. L. Simonde de Sismondi fut à bien des égards le plus important des théoriciens de la surabondance générale. Il fut aussi le plus négligé. Nombre de ses idées furent attribuées à Malthus et la quasi-totalité des autres a été complètement oubliée. Le concept d'équilibre apparut dans le plus ancien de ses livres, Richesse commerciale, publié en 1803, et réapparut, doté d'une importance accrue, dans ses derniers travaux. Sismondi utilisa tout à la fois le mot moderne -"équilibre"l, et le concept moderne. Il lui arriva d'utiliser le mot dans un sens si vague que celui-ci semblait désigner une simple égalité 2 comme chez certains de ses contemporains, mais le plus souvent le mot renvoyait chez lui à une situation sans tendance endogène au changement3 ou quand bien même il souligna d'une manière répétée, dans ses derniers travaux, les difficultés susceptibles de retarder le rétablissement de l'équilibre4 à une situation qui tendait à se rétablir après une perturbation5. Les thèses économiques propres à Sismondi se firent jour d'abord dans un article encyclopédique, "Politique économique", écrit en 1815, furent développées plus tard dans son ouvrage économique le plus connu, Nouveaux principes d'économie politique (1819), et reprises enfin dans ses dernières Etudes sur l'économie politique (1837-1838). 1. Sismondi, Richesse commerciale, J, 63, 139, 145 ; Sismondi, Economie politique, pp. 60, 86 ; Sismondi, Nouveaux principes, J, 25, 234, 235 ; ibid., II, 148,253,269,284,303. 2. Sismondi, Nouveaux principes, J, 25, 235 ; ibid., II, 149, 294 ; Sismondi, Richesse commerciale, J, 145. 3. Sismondi, Richesse commerciale, J, 139. 4. Nouveaux principes, J, 235, 247, 254-55, 260; II, 166. 5. Richesse commerciale, J, 150n ; Nouveaux principes, II, 148,253, 303.
28
LA LOI DE SAY
Richesse commerciale, le premier livre, avait été conçu par lui comme un simple instrument de popularisation des idées d'Adam Smith6 , pourtant ce qui allait constituer l'essence de son œuvre future y était énoncé d'une manière particulièrement nette. C'est pourquoi l'on peut prendre ce livre pour guide.
Le premier système sismondien Après s'être excusé d'avoir utilisé les mathématiques dans le domaine des sciences sociales, Sismondi entreprenait, dans Richesse commerciale, de mettre en place un modèle algébrique simple de la détermination du revenu national - d'abord dans un cadre d'économie fermée, puis dans un cadre d'économie ouverte au commerce international. Les symboles qu'il utilisa étaient 7 : N = salaire "nécessaire", ou composant de subsistance de la globalité des salaires payés aux ouviers "productifs" (ouvriers produisant des marchandises, non des services) pendant la période au cours de laquelle les marchandises présentement sur le marché ont été produites. D = dépenses pour des marchandises autres que les biens salariaux "nécessaires" des ouviers "productifs". P = production, ou produit annuel sans les services. X = ,j N, "différence entre les salaires nécessaires antécédents et ceux payés pendant l'année courante, une différence qui peut être égale à zéro positive ou négative". C = déficit annuel ("créances") encouru dans le commerce international de marchandises matérielles (un surplus serait noté - C ). Tous ces symboles désignaient des flux annuels nets de services. L'omission délibérée des services était conforme à la pensée économique générale de l'époque qui se préoccupait essentiellement de la croissance de la production, et qui - pour cette raison - distinguait le travail, la consommation et les dépenses dans le secteur "productif', où les objets sont accumulables, et le travail, la consommation et les dépenses dans le secteur "non productif' où les objets ne le sont pas. En distinguant une production accumulable en tant que richesse d'une production qui ne l'est pas 8, Sismondi reprenait donc à son compte la confusion commune à l'époque entre accumulabilité et matérialité9 . Dans ses derniers écrits, Sismondi devait souligner que l'éducation est "une sorte de capital fixe"l0 et qu'elle a été "accumulée" Il , mais sans 6. Nouveaux principes, I, 28. 7. Richesse commerciale, I, 105n. 8. Ibid., I, 20, 28-29, 31n. 9. Ibid., I, 10,29 ; Nouveaux principes, I, 129, 131 ; Economie politique, pp. 32, 33. 10. Nouveaux principes, I, 131 ; voir aussi Richesse commerciale, l , 38, 47n. 11. Economie politique, p. 32 ; Nouveaux principes, I, 130.
SISMONDI ET LE REVENU D'ÉQUlLmRE
29
changer sa position générale, et sans cesser d'exclure les services de l'analyse du revenu et de la richesse nationale. Le modèle était un modèle diachronique où les années 1799-1800-1801 se trouvaient notées t -1, t et t +1 et où la production globale de l'année en cours était une fonction linéaire de l'investissement effectué l'année précédente 12. Sismondi en outre raisonnait essentiellement en termes de production agricole : celle-ci à ses yeux, comme il devait l'affIrmer à plusieurs reprises dans ses écrits plus tardifs, fournissant des exemples particulièrement bons pour illustrer des principes économiques généraux13 . Dans une économie complètement agricole, P était la moisson de l'année précédente actuellement en vente, N la consommation de nourriture pendant l'année de la récolte par les travailleurs agricoles (vivant au strict niveau de subsistance) qui l'ont effectuée, N +X la consommation courante de ces travailleurs, D les dépenses courantes - directes et indirectes (achat de services) - des propriétaires, et C les importations de nourriture courantes. Le revenu et l'épargne étaient aussi définis, mais n'étaient pas dotés de symboles. Dans le système ainsi établi, P - N était "le revenu"14. Le revenu correspondait donc à la profitabilité courante - telle que découverte ex post - des marchandises produites au cours de la période précédente. Il constituait un surplus disponible, fort proche de ce qu'était le produit net chez les physiocrates, et consistait en une "rente", un "profit" et cette partie des "salaires"15 située au-dessus du prix minimum d'offre de travail. En désignant le revenu par le symbole R, cela pouvait s'écrire : (l)R=P-N
Cette définition simple du revenu ouvrit la voie, sans disparaître pour autant, à diverses définitions disséminées dans les écrits plus tardifs de Sismondi . La consommation courante selon lui était "D + (N + X)"16, donc les dépenses courantes servant à payer les salaires - marchandises salariales et non salariales combinées. "Lorsqu'un pays n'entretient pas de relations commerciales avec l'étranger, sa consommation est égale à sa production", écrivait Sismondi. Cette égalité se trouvait posée comme une condition de l'équilibre plutôt que comme la condition nécessaire à celui-ci. La consommation doit être égale à la production, précisait-il, dans la mesure où si une société "produisait plus qu'elle ne consommait, et n'exportait pas", une partie de la production nationale se révélerait "sans utilité", deviendrait un surplus non écoulable sur le 12. Richesse commerciale, 1,100-104, spécialement p. lOin. 13. Nouveaux principes, pp. 96-98, 114; Etudes sur l'économie politique, l, L'économie politique et la philosophie du gouvernement. p. 240. 14. Richesse commerciale, l, 105n. 15. Ibid., p. 345. 16. Ibid., p. 105n.
147; ibid., II, 223 ;
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LA LOI DE SAY
marché, et "impliquerait un arrêt partiel de la production l'année suivante"17. Il ajoutait à ce propos que les pays les plus riches étaient à même d'absorber les excès stockés avant que ne surviennent les baisses de prix susceptibles de décourager la production future l8 : considérer dès lors qu'il raisonnait en termes d'investissement d'inventaire constituerait une projection de notions modernes chez un économiste ancien. Présupposant l'équilibre, Sismondi posait ses équations l9 : (2) D + (N + X) = P, ou D =P - (N +X)
Il soutenait que la croissance économique (ou"rétrogression") dépendait "de l'évaluation de X ou de la différence entre les salaires nécessaires d'une année et ceux de l'année suivante"20. Ce qui équivalait à dire que la croissance dépendait de la différence entre le "revenu" et les "dépenses"21 tels que définis. Il ne donnait pas d'explication complémentaire à ce sujet, mais l'explication pouvait être déduite de l'équation (2) transcrite un peu plus haut et de l'équation qui correspondait à sa définition du revenu (1) : (3) D
= P - (N + X) = P - (N) X=R-X (4)X=R-D
Dans le modèle (et dans la mesure où les biens salariaux Y étaient la seule forme d'investissement considérée), X était égal à l'investissement net. Dans les exemples parallèles qu'il donnait, Sismondi appelait la différence entre le revenu et les dépenses, "épargne" lorsque la différence était positive, et "déficit" (ou désépargne) lorsqu'elle était négative 22 - ce qui pouvait se noter + X et - X dans le modèle. Cet usage alternatif des termes épargne et investissement dans un contexte d'économie fermée n'était pas dû en son essence à une absence de rigueur, si l'on considère que Sismondi écrivit ailleurs que l'épargne pouvait différer de l'investissement lorsque, et uniquement lorsque, il y avait un surplus d'importations ou un surplus d'exportations 23 . Dans un cadre de commerce international, la demande globale était égale à la somme de la production et des importations, si celles-ci était effectuées dans un cadre d'équilibre de la balance commerciale. 17. Ibid., p. 96. 18.lbid.,pp.llln-112n. 19. Ibid., p. 105n. 20. Ibid., p. 106n. 21. Ibid., p. 82. 22. Ibid., pp. 103, 104. 23. Ibid., 1,103; voir aussi pp. 105n-I07n, 215n-216n.
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SISMONDI ET LE REVENU D'ÉQUILIBRE
Ce qui se notait 24
:
(5) D + (N + X) = p + C
Si au lieu de connaître un surplus d'importations net, un pays connaissait un surplus d'exportations net, le symbole C devenait négatif25. En termes plus modernes : la "production" était ft, la "reproduction" ft + l, le "revenu" était le revenu courant moins les salaires passés (ft - Wt-I), et les "dépenses" (en équilibre) par la classe possédante égales simplement au total de la production moins le paiement des salaires courants (ft - Wt). Dans une économie fermée la différence entre le "revenu" et les "dépenses" en une période donnée était égale à "l'épargne" au cours de la même période 26 . Ce que Sismondi notait: (1) Rt - Dt = (ft - Wt - 1) - (ft -Wt) = ft - Wt-l - ft + Wt - Wt-l = St)
L'épargne en question pouvait être positive ou négative 27 . Dès lors que le paiement des salaires était la seule forme d'investissement considérée, le paiement global de ceux-ci était égal à l'investissement net effectué au cours de la période donnée. Soit : (2) Wt - Wt -1
"* It
Dans la mesure où l'équation (1) indiquait: Wt - Wt - 1 = St, Sismondi ajoutait: (3) St
"* It
Il supposait que le revenu d'une période était un simple multiple (2.5) des salaires de la période précédente28 . Donc: (4) ft:;t kWt-1
La production globale était dès lors considérée comme le multiple de l'investissement net: (5) ft + 1 - ft
= k (Wt-l) = k (Wt - Wt-l) (6) ft+1 = ft + kIt
= kIt
La position sismondienne se trouvant ainsi clairement formulée, on peut la comparer à la position classique (inscrite elle aussi dans le cadre d'une 24. Ibid., I, 106n.
25. 26. 27. 28.
Ibid. Ibid., l , 103-104. Ibid. Ibid., I, lOin; 100-102.
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LA LOI DE SAY
économie fermée ne subissant aucune forme d'intervention gouvernementale), selon laquelle la demande globale courante - en termes classiques, "consommation" "productive" (investissement) et "non productive" (consommation proprement dite) - était égale à la production globale courante (ou revenu), soit:
(7) Yt"#Ct+lt Dès lors que chez Sismondi, au fond, la croissance future était une fonction de la croissance nette courante (équation 6), il n'y a pas de contradiction, et l'équation classique et l'équation sismondienne peuvent se combiner:
(8) Yt+ 1 = Yt + kit = Ct + It + kit Yt+ 1 = Ct + (1 + k) It Dans la mesure où k pour Sismondi était égal à 2.5, le modèle de croissance sismondien en son essence devenait:
(9) Yt+ 1 = Ct + (1 +2.5) It = Ct + 3.51t Ce modèle a fait l'objet de variations destinées à lui permettre d'illustrer des propositions très diverses29 , ces variations sont sans importance pour ce qui nous concerne ici. Les thèses sismondiennes, telles qu'elle apparaissent ainsi, appellent un certain nombre de remarques: 1. Sismondi avait, dès 1803, établi une conception du revenu global d'équilibre et mis en place une façon "absolument nouvelle" de "présenter l'équilibre" d'une économie nationale30. Cet équilibre sismondien n'était pas une identité comptable ex post (Sismondi reconnaissait la possibilité que surviennent des déséquilibres)"31 . En dépit de ses propres affIrmations selon lesquelles Richesse commerciale avait été écrit simplement pour populariser les thèses d'Adam Smith32, affIrmation qui fut reprise et répétée telle quelle par la plupart des commentateurs ultérieurs 33 , Sismondi y avait mis en place un appareil conceptuel susceptible d'être immédiatement utilisé (même si ce n'est pas ainsi qu'il l'a été par Sismondi lui-même) à des fins non smithiennes. 2. Sismondi a recouru à l'analyse diachronique - et non comme Ricardo et les ricardiens à la statique comparative. Bien que, ce faisant, il ait suivi les traces du physiocrate Mercier de la Rivière, il ne cessa - dans Richesse com29. Ibid., I, 105n-107n, 215n-216n. 30. Ibid., I, 99. 31. Ibid., J, 96, 97, 111. 32. Nouveaux principes, J, 28. 33. Une exception importante étant J. A. Schumpeter, History of Economic Analysis, New York, Oxford University Press, 1954, p. 493. 34. Richesse commerciale, I, 6On, 100 ; Nouveaux principes, I, Livre I, chapitre VI.
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merciale comme dans ses œuvres ultérieures - de s'opposer aux thèses des physiocrates 34 . 3. Le concept de "reproduction" (Yt + 1) -en tant que distinct du concept de "production" (Yt )- tel qu'il est apparu dans Richesse commerciale s'est retrouvé inchangé dans les écrits ultérieurs de Sismondi 35. Le recours à ce concept ne découlait pas simplement de l'utilisation par lui de l'analyse diachronique, mais aussi de la position qu'il avait prise concernant la différence entre le problème de l'écoulement des marchandises sur le marché courant et le problème du maintien dans le futur du niveau courant de production. Le concept de "revenu" pris comme désignant le rendement du capital survenant pendant la période courante et comme reflétant la profitabilité ex post de la production passée (concept qui joue donc un rôle-clé dans l'approche de la "reproduction") peut être analysé selon le même canevas. Aucune des thèses ainsi mises au jour, même si certaines d'entre elles se retrouveront dans les théorisations ultérieures que les défenseurs de la loi de Say choisiront d'attaquer, ne constituait une attaque contre la loi de Say. Richesse commerciale s'achevait en fait sur un rejet des mots de "sollicitude" prononcés par ces "législateurs européens" semblant craindre "que les acheteurs ne disposent pas" d'un nombre suffisant d"'entreprises nationales"36. Sismondi écrivait: " ... Ils ne perçoivent pas que les entreprises nationales ne sont pas suffisantes pour fournir les acheteurs. Ils craignent que les capitaux ne puissent trouver d'emploi profitable en animant les manufactures, et ils ne perçoivent pas que les manufactures sont paralysées seulement par l'absence de capital. Ils craignent que les consommateurs ne dépensent pas assez au service de leurs besoins pour appeler à travailler les artisans qui doivent les satisfaire, et ils ne perçoivent pas qu'ils dépensent trop pour permettre à un nouveau travail productif d'émerger grâce à leur épargne. Ils ne cessent de prendre des précautions contre l'abondance, et c'est la rareté qui les poursuit. Finalement, ils ne peuvent tout simplement pas voir la vérité qui pourrait les consoler, à savoir que, quels que soient les revers que certaines de nos manufactures peuvent subir, le capital national ne restera jamais oisif dans les mains de ses propriétaires et qu'il ne sera jamais employé par eux en aucune autre façon qu'en maintenant le travail productif directement ou indirectement, en répandant les conforts de la vie parmi les ouvriers et en ouvrant de nouvelles manufactures, en suscitant la fermeture de celles que des circonstances défavorables peuvent avoir détruites"37 . A l'époque où il écrivait cela, Sismondi était encore, c'est clair, un défenseur de la loi de Say.
35. Richesse commerciale, I, 100 ; Nouveaux principes, I, 98, 110, 114, 345 ; Economie poli· tique, p. 21. 36. Richesse commerciale, II, 446. 37. Ibid., II, 446-447.
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LA LOI DE SAY
Produit d'équilibre et surabondance générale Même si l'on trouve dans Richesse commerciale des références passagères aux réajustements automatiques survenant dans la production globale lorsque celle-ci dépasse un niveau d' équilibre 38 , Sismondi n'a pas formulé explicitement sa théorie du revenu d'équilibre avant la publication de son article "Economie politique". Et cette théorie ne s'est trouvée pleinement élaborée que dans ses Nouveaux principes - selon des termes qui seront repris dans Etudes sur l'économie politique. Si Richesse commerciale reposait sur un modèle algébrique et sur un glossaire de termes soigneusement définis 39 , les écrits ultérieurs de Sismondi reposaient, eux, sur l'analogie, le recours à la vraisemblance et les références vagues aux "données de l'histoire" ou de l'actualité. Dans "Economie politique", dans les Nouveaux principes et dans Etudes sur l'économie politique, les analyses commençaient toujours par un individu solitaire, habillé comme Robinson Crusoé, et vivant sur une île déserte. Et les thèses susceptibles d'être déduites du comportement économique de cet individu se trouvaient considérées comme directement transférables à l'économie dans son ensemble : " La société est exactement comme cet homme : en se partageant les rôles, elle n'a point changé les motifs qui la déterminent"40. Dans le modèle Crusoé simple, "les seuls travaux productifs qui créent la richesse sont ceux qui laissent après eux un gage au moins é,fial en valeur, aux yeux mêmes du solitaire, à la peine qu'ils lui ont coûté" 1. L'individu vivant comme Crusoé, précisait Sismondi, doit non seulement comparer les marchandises les unes aux autres et discerner quelles sont celles qui lui sont le plus utiles, il doit comparer les marchandises prises comme un tout et les loisirs, et choisir entre "vivre frugalement - en gardant du temps pour l'exercice de son esprit (comme les Grecs anciens), pour le repos ou pour le plaisir (comme les sauvages), et travailler durement aux fins d'obtenir un revenu plus substantiel" 42. Si les analyses de Sismondi n'étaient guère rigoureuses, les implications qu'il en tirait étaient, elles, fort claires. Les utilités marginales respectives des marchandises, dans la mesure où elles coûtaient une désutilité donnée, devaient non seulement s'équilibrer les unes par rapport aux autres, elles devaient aussi être égales à la dés utilité qu'elles avaient coûté. Il était "inutile" de pousser la production au-delà du point où une utilité addition38. Ibid., I, 96, Ill. 39. Ibid., I, 104n-108n, 215n-216n, 342-348. 40. Nouveaux principes, 1,110; Economie politique, 41. Nouveaux principes, I, 75. 42. Ibid., II, 259-260.
p.16; Etudes, l, 69.
SISMONDI ET LE REVENU D'ÉQUILIBRE
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nelle équivalait strictement à la désutilité du travail additionnel qui l'avait produite, ou, si l'on parle en termes de gains pour la société, sans être assuré que la production supplémentaire créera un "revenu supplémentaire équivalent aux efforts qu'elle aura impliqué"43. Lorsqu'un niveau de production donné se trouvera atteint, il sera nécessaire de dire: "c'est assez"44. Quand "un homme ne travaillait que pour lui seul", l'équilibre entre travail et production s'établissait quasi naturellement45 . Depuis que, dans les sociétés marchandes, la division du travail s'est instaurée, les hommes ne "travaillent plus pour eux-mêmes, mais pour les inconnus" qui consomment la production, et des "relations multiples" se sont établies "entre le désir et ce qui pourrait le satisfaire", donc entre l'utilité de la production et la désutilité du travail 46 . Les producteurs doivent procéder "par divination" dans un domaine où même les plus avisés "n'ont que des connaissances conjecturales"47. Et ce n'est que dans un marché libre qu'ils peuvent se guider sur le mouvement des prix, et que la consommation annuelle et l'investissement peuvent eux-mêmes s'ajuster automatiquement et croître au fil du temps à un "rythme égal" sans qu'une "intervention" gouvernementale soit nécessaire. Sismondi, au moment où il écrivait cela, craignait que des plans de croissance gouvernementaux48 ne soient élaborés qui seraient destinés à "pousser la production indistinctement"49 et à faire naître des entreprises ne vivant que d'une "vie artificielle"50. Cette crainte constituait même sa préoccupation centrale sur un plan pratique. A la différence des capitalistes privés qui, sur un mode smithien, ne sont guidés que par leurs propres intérêts et sont incités par lui à "faire ce qui sert le mieux le pays"51 , les adeptes de l'activisme gouvernemental, notait-il,"ne suivent pas les indications du marché"52. Le gouvernement, par leur biais, peut décider de "créer une manufacture qui ne pourra ensuite subsister qu'à renforts de subventions massives". Il peut conduire l'investissement sur des chemins que les investisseurs privés, guidés par leur "intérêt personnel" bien compris, ont "abandonné"53 depuis longtemps. Sismondi en est venu parfois sur ces bases à affirmer que le surinvestissement et les surproductions provoqués par le gouvernement reposaient essentiellement sur un transfert de l'investissement: de secteurs où il aurait
43. 44. 45. 46. 47. 48. 49. 50. 51. 52. 53.
Etudes, J, 134. Ibid., J, 62 ; voir aussi Nouveaux principes, J, 82. Nouveaux principes, J, 251 ; Etudes, J, 95, 119. Nouveaux principes, l, 251. Ibid. ; voir aussi Etudes, J, 120; II, 249. Nouveaux principes, J, 114; Economie politique, p. Nouveaux principes, J, 260. Ibid., II, 304 ; Etudes, J, 112 ; II, 364. Economie politique, p. 74; Etudes, J, p. 106. Nouveaux principes, II, 305 ; Etudes, J, 113. Economie politique, p. 70.
28 ; Etudes, J, \08.
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LAWI DE SAY
pu être fécond vers des secteurs où il se révélait stérile54. Et sa thèse la plus courante sur le sujet était qu'un accroissement net de l'investissement global et de la production globale faisant passer l'un et l'autre au-dessus du niveau d'équilibre pouvait, en menant à une surévaluation temporaire des salaires, conduire à une surcroissance susceptible de déboucher ultérieurement sur la pauvreté et la famine 55 . Même si tout cela ne se situait pas en nette opposition avec l'analyse classique, des a~ues polémiques furent lancées contre lui par les défenseurs de la loi de Say56 dès les années 1820, et ce sont ces attaques qui ont enclenché la controverse concernant la surabondance générale. S'appuyant sur Say et Mill qui avaient soutenu que l'offre est toujours égale à la demande, quel que soit le niveau de production57 , les défenseurs de la loi de Say s'en prirent à l'argument selon lequel il était concevable que la production s'équilibre temporairement à un "niveau" qui fmirait par se révéler impossible à maintenir, affirmant que cet argument revenait à dire en fait qu'à un niveau donné de production, l'offre pourrait excéder la demande. Les économistes classiques n'ont pas été coupables des absurdités qu'on leur a souvent attribuées. Ils n'ont pas nié l'existence potentielle de dépressions, de situations de mévente de marchandises, ou de hausses du chômage, mais leurs explications à ce sujet n'étaient pas, même pour ce qui concerne le court terme, les explications modernes parlant de déficience de la demande globale. Elles consistaient à dire au contraire que de tels phénomènes étaient, lorsqu'ils survenaient, le résultat d'une production désorganisée sur le plan de ses proportions internes (telles qu'établies par les préférences des consommateurs), non celui d'une surproduction globale. La première attaque menée contre Sismondi dans la très ricardienne Edinburg Review définissait la "surabondance" comme une sous-offre des marchandises nécessaires pour que les proportions internes à l'équilibre de la production globale soient remplies, ou comme le fruit d "'un accroissement de l'offre d'une catégorie donnée de marchandises - non compensé par un accroissement correspondant de l'offre des marchandises à même de constituer une contrepartie"58. Selon McCulloch, dans une identique direction, une surabondance n'était "pas la conséquence d'une production en trop forte croissance, mais celle d'une production en croissance trop faible"59. 54. Ibid.
55. Nouveaux principes, l, 330-331 ; II,203; la croissance décalée de population survenant en réponse à la prospérité temporaire est aussi mentionnée: ibid.• pp. 207. 242, 302 ; Etudes, l, 108. 56. [Robert Torrens]. "Mr. Owen's Plans for Relieving the National Distress", Edinburgh Review, octobre 1819.470-475; [John R. McCulloch], ''The Opinions of Messrs Say. Sismondi and Malthus, on the effects of Machinery and Accumulation. Stated and Examined". Edinburgh Review, XXV, n° LXIX. mars 1821, 102-23; Jean-Baptiste Say, "Sur la balance des consommations avec les productions", Revue encyclopédique, XXIII. juillet 1824. 18.31. 57. [Robert Torrens]. op. cit., p. 473 ; J. R. Mc Culloch , Principles of Political Economy, p. 156n. 58. [Robert Torrens], op. cit., p. 471. 59. [J. R. Mc Culloch]. op. cit., pp. 106-07.
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Des phrases de ce genre abondent dans les textes économiques de la période60 . Elles soulignent que, pour ceux qui les écrivaient, les seules surabondances susceptibles de survenir étaient les surabondances partielles, et que si à leurs yeux la disproportionnalité constituait le facteur déclenchant, cette disproportionnalité allait alors de pair avec l'existence d'une production déficiente et avec le fait qu'une production plus forte - en ce qu'elle permettrait le retour aux équilibres internes, ouvrirait la porte à un niveau plus élevé de production globale. Ces arguments et d'autres du même type se sont rencontrés fréquemment dans les écrits de Say, de James Mill, de McCulloch et de Torrens, et les seules réserves de Ricardo à leur sujet étaient d'ordre pratique, non d'ordre théorique6 1. Pour Ricardo, les dépressions à court terme ne pouvaient que découler d'une "mauvaise adaptation" au fonctionnement du marché, d'une "distribution défectueuse" ou d'une "mauvaise sélection" des marchandises produites et mises en vente6 2• Et une surabondance générale était impossible: "Les hommes se trompent parfois en produisant ce qu'ils produisent, il n'y a pas de déficience de la demande" 63. Les première réponses que Sismondi opposa à tout cela révélèrent qu'il considérait que l'aspect "essentiel" du débat, tant pour ce qui concernait "la science économique"64 elle-même que pour ce qui concernait les applications concrètes de celle-ci, était le problème de l'existence possible d'un équilibre de la production globale. Si bien que ce qui se jouait était, selon lui, non pas une simple dispute portant sur des mots, mais une opposition se situant sur le plan des principes: "Deux explications opposées sont données de cette détresse publique qui cause tant d'effervescence. Vous en avez trop fait disent les uns, vous n'en avez pas assez fait disent les autres. L'équilibre ne se rétablira disent les premiers, la paix et la prospérité ne renaîtront que lorsque vous aurez consommé tout ce surplus de marchandises qui reste invendu sur le marché et que vous aurez réglé à l'avenir votre production sur la demande des acheteurs; l'équilibre renaîtra, disent les autres, pourvu que vous redoubliez d'efforts pour accumuler tout comme pour produire. Vous vous trompez lorsque vous croyez que nos marchés sont encombrés : la moitié seulement de nos magasins est remplie, remplissons de même l'autre moitié, et ces nouvelles 60. Robert Torrens, An Essay on the Production ofWealth, pp. 391, 392, 396; J. R. Mc Culloch, Principles of Political Economy, p. 145 ; "ML Say nous dit que s'il y a une surabondance de marchandises, la façon d'y remédier est de produire plus". [Samuel Bailey], Observations on Certain Verbal Disputes in Political Economy (Londres, R. Hunter, 1821), p.84 ; J.-B. Say, Un traité d'économie politique, pp. 139, 140n ; J.-B. Say, Lettres à Malthus, pp. 8,49 ; James Mill, Commerce Defended, p. 85 ; James Mill, Elements of Political Economy, pp. 234-35, 240, 241. 61. Ricardo, Works, VIII, 227 ; voir aussi note 60. Ces conceptions se rencontrent aussi au niveau populaire chez Harriet Martineau, The Moral of Many Fables (Londres, Charles Fox, 1834), p. 128. 62. Ricardo, Works, II, 306, 366, 413, 415. 63. Ibid., VIII, 277. 64. Nouveaux principes, II, 252 ; Etudes, I, 96-97.
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richesses en s'échangeant les unes contre les autres rendront la vie au commerce"65. Il faut noter que ce que dont traitait ici Sismondi n'existait pas et ne pouvait exister dans un modèle de statique comparative tel que celui utilisé par Ricardo et ses disciples. L'attaque menée contre lui dans la Edinburg Review se référait à ce qui arriverait "après que le réajustement aura été effectué"66. Il était commun à l'époque d'opposer aux théoriciens de la surabondance générale des affirmations disant qu' "une situation de cet ordre ne pourrait durer", qu'une surabondance "susciterait infailliblement l'émergence de ce qui permettrait d'y remédier"67 et ne pourrait pas dès lors "devenir permanente"68, etc. Même si les remarques comme celles-ci ont été nombreuses, elles ne sont pas pour autant parvenues à ébranler les ricardiens. Une lettre d'un ami de Ricardo, Trower, insista sur l'importance pratique des "intervalles" de temps, mais Ricardo continua à les ignorer ou à en parler comme de "simples intervalles"69. Un pamphlet anonyme publié pendant cette période et probablement écrit par Samuel Bailey affirmait (1) qu'il était tout à fait "inutile de répéter comme un perroquet que les choses ont une tendance naturelle à se rétablir", (2) que les économistes ont une propension certaine à "laisser de côté la longueur des périodes pendant lesquelles le processus se déroule", (3) que les économistes ignorent les conditions particulières qui, comme les "frictions en mécanique", sont à même d'aller à l'encontre de "conclusions découlant d'analyses trop générales"70. Malthus soutint que la tendance au rétablissement ne constituait pas une preuve de l'inexistence de la maladie, et que les périodes de temps impliquées pouvaient fort bien occuper une "place importante" dans une vie humaine 71 . Sismondi s'en prit lui aussi aux "raisonnements synthétiques"72 et généralisants de Ricardo, et à cette thèse ricardienne selon laquelle "un parfait équilibre se maintient toujours"73. Et il ajouta que les résultats auxquels Ricardo était parvenu avaient été obtenus en "faisant abstraction du temps et de l'espace, comme feraient les métaphysiciens allemands" 74. Dans leur approche des situations à court terme, les ricardiens soulignaient que ce qui a été produit, quelle que soit la quantité, pouvait toujours 65. Nouveaux principes, II, 253. 66. [Robert Torrens], op. cit.,p. 473. 67. Robert Torrens, An Essay on the Production ofWealth, p. 425 ; voir aussi James Mill, Elements of Political Economy, p. 242. 68. [John Stuart Mill] "War Expenditures", Westminster Review, II, juillet 1824,42. 69. Ricardo, Works, VIII, 270, 302. 70. [Samuel Bailey], An Inquiry into Those Principles Respecting the Nature of Demand and the Necessity of Consumption Lately Advocated by Mr. Malthus, Londres, R. Hunter, 1821,pp. 72-75. 71. T. R. Malthus, Principles of Political Economy , 2' éd., p. 437. 72. Sismondi, Nouveaux principes, l, 69. 73. Ibid., l, 234. 74. Ibid., II, 283 ; Etudes, l, 85n-86n.
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être vendu dans la mesure où le revenu global (le pouvoir d'achat) était nécessairement égal en valeur à ce que la production globale avait coûté à produire. Si à cause d'une surabondance partielle ou d'une disproportion interne, disaient-ils, certaines marchandises étaient vendues en dessous de leur coût de production, cela signifiait que d'autres marchandises étaient vendues au-dessus de leur coût de production, ce qui évitait tout risque de surabondance générale75. Dès lors que les deux factions prenant part au débat ~artageaient la conception selon laquelle l'épargne était tout entière investie7 , il ne pouvait qui plus est, pour les uns comme pour les autres, y avoir de ratés dans les flux circulatoires du revenu et de la production. Et chez les uns comme chez les autres, le marché était considéré comme toujours susceptible d'être équilibré à des prix couvrant les coûts, ceux-ci étant des "coûts" ex post présentement supportés, non les prix d'offre ex ante des marchandises concernées. La seule différence entre les deux factions sur ce point était que les théoriciens de la surabondance traitaient des coût ex ante (ou prix de l'offre), ce qui impliquait que leur problème n'était pas de savoir si le marché pourrait toujours se trouver équilibré, mais de savoir si le niveau de la production serait susceptible de durer. La question que Sismondi posait, lui, dans ses Nouveaux principes consistait à se demander si un producteur pourrait "recommencer et accomplir le même ouvrage"77, s'il pourrait "reproduire avec bénéfice la chose vendue sous les mêmes conditions"78, si le prix payé par le vendeur lui permettait de le faire 79 . Sismondi ainsi se préoccupait en fait de la production de "l'année suivante"80 (la "reproduction"81) ; il se demandait si les attentes ex ante étaient susceptibles d'être réalisées ex post. Un producteur pouvait fort bien, écrivait-il, "s'imaginer" qu'il disposait d'un marché plus large que celui 75. "Il est depuis là universellement vrai que, dans la mesure où la demande globale et l'offre globale d'un pays ne peuvent jamais être inégales l'une à l'autre, il ne peut jamais y avoir une offre surabondante dans certains cas particuliers, et depuis là une chute de la valeur d'échange en dessous du coût de production, sans une déficience correspondante de l'offre, et depuis là une élévation de la valeur d'échange au-delà du coût de production en d'autres cas", James Mill, Elements of Political Economy, p.240. "00. au moment précis où la production d'une marchandise débouche sur une perte, la production d'une autre débouche sur un excès de profit" J.-B. Say. Traité d'économie politique, p. 130. J. R. Mc Culloch, Principles of Political Economy, p.l56; [John Stuart Mill], "Political Economy", Westminster Review, III, n 55 (janvier 1825),231. 76. James Mill, Commerce Defended, pp. 77, 92 ; J. B. Say, Lettres à Malthus, p. 36n ; [John Stuart Mill], "War Expenditures", Westminster Review, II, juillet 1824,38-39; Ricardo, Works .. II, 89, 309,424,449 ; ibid., VI, 133 ; Sismondi, Nouveaux principes, II, 82 ; T. R. Malthus, Definitions in Political Economy, p. 238 ; T. R. Malthus, Principles of Political Economy, p. 38 ; Thomas Chalmers, On Political Economy, p. 96 ; William Spence, Tracts on Political Economy, pp. 30-31. 77. Nouveaux principes, I, Ill, 113. 78. Nouveaux principes, II, 108. 79. Ibid., I, 257 80. Ibid., l, 253. 81. Ibid., l, 98, llO, 345; Political Economy, p. 21 ; Richesse commerciale, I, 100.
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dont il disposait en pratique 82 . II pouvait baser sa production sur les "attentes présumées de l' acheteur"83, et "croire" tout en produisant sa marchandise qu'il produisait celle-ci "en proportion des besoins du marché", mais il pouvait ce faisant commander une quantité donnée de travail "sans motif suffisant"84 pour cela, payer des "salaires qu'il ne pourrait continuer à payer", et demander au travailleur au chômage un travail qu'il "ne pourra pas toujours demander"85. L'engrenage conduisait à la dépression. Dans le modèle sismondien, comme dans le théorème de la toile d'araignée, la production courante était fonction des anticipations de rendement passées, la production future était fonction du rendement présentement réalisé. II existait en fait, pour Sismondi, deux réseaux; l'un pour le capital et l'autre pour le travail. Lorsque, en résultat d'un surinvestissement, des ouvriers reçoivent des salaires situés au-dessus du niveau d'équilibre, notaitil, un accroissement de population suit, car les mariages augmentent, le taux de naissance par mariage s'élève et le taux de mortalité chez les enfants nouveau-nés ou en bas âge s'abaisse. Cet accroissement de population conduit à une croissance déphasée de la force de travail qui s'opère à mesure que les enfants atteignent l'âge de travailler et, en conséquence, "le salaire de chaque ouvrier diminue"86. L'essence du raisonnement peut être illustrée par un diagramme: Figure 1 P
s
Pa - - -
D=MP
0'-------'----'---------0,
82. 83. 84. 85. 86.
Political Economy, p. 83. Etudes, II, 245. Nouveaux principes, l, 105. Ibid., l, 247. Ibid., l, 247-48.
a
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Si S et D représentent l'offre et la demande (le produit marginal) du "capital"- les facteurs extérieurs au travail étant supposés, pour la simplicité du raisonnement, être offerts en proportion fixe par les mêmes unités de prises de décision - un taux anticipé de rendement du capital P2 conduirait à une quantité offerte Q2 dans une période t, cette quantité offerte conduisant à son tour à une production totale OQ2AX dans une période t +1. Le rendement normal du travail, le fonds salarial d'équilibre PlEX, se développerait, lui, en P3AX à mesure que le taux de rendement ex post de cette quantité de capital deviendrait P3. Sismondi, comme ses contemporains, présupposait que (la courbe d'offre à long terme restant horizontale au niveau de subsistance), dès lors que la courbe d'offre de travail à court terme s'élevait et restait relativement inélastique, un fonds salarial plus élevé ne pouvait que signifier des salaires par tête plus élevés dans une période t +1 et une croissance déphasée de la main-d'œuvre en t + 2 et pendant les périodes ultérieures. Lorsque la quantité de travail offerte commencerait à se contracter sous la pression du fait qu'elle rapporterait moins que son prix d'offre et lorsqu'elle déclinerait quantitativement période pour période, ajoutait-il, la main-d' œuvre, elle, continuerait à croître période pour période jusqu'à ce que les générations décimées par la pauvreté atteignent l'âge de travailler. Le même raisonnement d'ensemble s'est retrouvé un peu plus tard chez Malthus qui était lui aussi préoccupé par la "production ultérieure"87, "la production subséquente"88, la "continuation de l'offre" de produits 89 , etc. La "conversion du revenu en capital si elle est poussée au-delà d'un certain point" ou (l'épargne étant considérée comme égale à l'investissement) "l'adoption d'habitudes parcimonieuses à un trop haut degré", tendent à se trouver "accompagnées", notait-il, "par des signes de détresse et de désarroi, d'abord, gar une dépression significative de la richesse et de la population ensuite',/) . Si l'on considère les références à "d'abord" et à "ensuite", c'est à nouveau une analyse diachronique, même si une analyse diachronique n'est pas à proprement parler une analyse en termes de périodes, qui se trouvait impliquée. La "détresse et le désarroi" étaient soulignés de façon plus explicite encore dans l'appendice analytique: "L'épargne poussée au-delà d'un certain point détruira le profit"91. Malthus a soutenu à de nombreuses reprises qu'une "abondance de capitaux et une compétition entre ceux-ci ... occasionneraient inéluctablement une 87. T. R. Malthus, Principles of Political Economy, p. 361 ; [T. R. Malthus], "Tooke- On high and low priees", Quarterly Review, XXIX, nOLVII, avril 1823, 229. 88. Quarterly Review, avril 1829, 229. 89. [T. R. Malthus], "Political Economy", Quarterly Review, janvier 1824, 318 ; T. R. Malthus, Principles of Political Economy, p. 71. 90. T. R. Malthus, Principles of Political Economy, p. 326. Les mots "après coup" dans la seconde édition remplacent les mots "de manière permanente" qui figuraient dans la première édition. Ibid., 1~ éd. (Londres, John Murray, 1820), p. 369. 91. Ibid., 1~ éd., p. 572. Toutes les autres références renvoient à la seconde édition sauf mention spéciale.
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répartition différente de celle qui avait existé jusqu'ici, et déboucherait sur le fait qu'une proportion du profit plus ~rande irait aux travailleurs, et une proportion plus petite aux capitalistes"9 . Comme pour Sismondi, "une croissance temporaire de l'épargne enclenchée par une perspective de profit accrue" (Q2 et P2 dans la figure 1) ne pouvait, pour lui, déboucher sur une "rétribution adéquate" des investisseurs (P3 étant inférieur à P2 ). Si bien qu'il ne pouvait que survenir dans "un premier temps une demande artificielle de travail, puis dans un second temps une baisse brusque et inéluctable de cette demande", à même d'exclure la génération montante du marché du travail "93. Ce raisonnement a refait surface plus tard chez un disciple de Malthus, Thomas Chalmers94 : cela sous une forme plus complète, mais sur le fond d'un même recours au théorème de la toile d'araignée que chez Sismondi et Malthus 95 , sur la base d'une même référence à une hausse des salaires par tête 96 et à une baisse de l'investissement susceptible de survenir lorsque les capitalistes "découvrent" que le profit attendu ne peut être "réalisé'>97, et par le biais d'un même recours à une analyse diachronique. Si pour Keynes, il pouvait exister un "excès" d'épargne correspondant à une épargne plus importante que l'investissement, l'épargne chez Sismondi et Malthus était toujours égale à l'investissement98 , mais l'épargne et l'investissement étaient toujours susceptibles d'être "en excès" par rapport au taux de rendement qui apparaît ex post. Ce qui veut dire qu'il pouvait y avoir de l'épargne située au-delà du niveau d'équilibre de l'épargne. La possibilité que la demande se révèle "insuffisante" pouvait elle aussi se trouver lue chez Sismondi et Malthus d'une manière non keynésienne, puisque selon leurs analyses, rien ne se perd dans les flux circulatoires du revenu et la production. Une demande "suffisante" (qui pouvait être D' ) était pour eux celle permettant au capital de recevoir son taux de rendement attendu, tandis que le travail continuerait à recevoir une somme (P2 BX') égale au fonds salarial tel qu'il se serait développé (P3 AX). Sismondi et Malthus semblaient l'un et l'autre penser que le problème fondamental à même de survenir était un problème de répartition du profit entre le capital et le travail, et que le capital était susceptible de ne pas recevoir son prix d'offre si le travail recevait plus que son prix d'offre, le rendement du capital (EQI Q2 A) étant alors inférieur au prix d'offre de celui-ci
92. Quarterly Review (janvier 1824),323. Malthus à Ricardo, Works, IX, 20. Thomas Chalmers, On Political Economy, pp. 81-82, 89-90. 95. Ibid., pp. 113-14. 96. Ibid., pp. 82, 143. 97. Ibid., pp. 145-46. 98. T. R. Malthus, Definitions in Political Economy, p. 238 ; T. R. Malthus, Principles of Political Economy, p.38; Sismondi, Nouveaux principes, I, 98, 247-48, 269 ; ibid., II, 81.
93. 94.
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(EQI Q2 B), même si le travail continuait à être employé au niveau du fonds salarial d'équilibre (Pl EX).
Dans le modèle diachronique Sismondi-Malthus - et cela le distinguait aussi du modèle de statique comparative ricardien - la valeur de la production globale pouvait être inférieure au coût ex ante que cette production a coûté à produire (ou prix d'offre)99. Ce qui veut dire qu'une surabondance générale pouvait survenir si le profit non épargné était inférieur au "prix d'offre du capital". Sismondi soutenait sur cette base qu'on ne devrait pas "inciter" à un surcroît de production, à moins que le revenu susceptible d'être tiré de ce surcroît soit à même d'être "pleinement proportionné aux efforts qu'il a requis". Une production plus importante n'était pas, à ses yeux, en soi "un signe de prospérité", et ne pouvait en être un que si le supplément produit se révélait "profitable" 100. Malthus dans une identique direction définissait la surabondance comme une situation où se rencontrerait un profit inadéquat. Un "abaissement du profit jusqu'à presque rien serait précisément la conséquence d'une surabondance générale"lOl, écrivait-il, ajoutant qu'une surabondance générale survient lorsque la globalité des produits se vend "en dessous des coûts de rroduction" 102 - définis comme prix d'offre ("les conditions de l'offre"l0 ), et non lorsque la globalité de la production se vend quels que soient les prix payés. Sismondi définissait lui aussi les coûts de production comme des prix d'offre - "non ce que les marchandises ont coûté effectivement, mais ce qu'elles apparaissent avoir coûté après coup"104, et insistait sur la nécessité que les coûts de production ainsi définis soient couverts pour "que la reproduction s'opère". Le concept de "reproduction" qui est apparu chez Sismondi dans Richesse commerciale, mais qui existait déjà chez les physiocrates, a été réutilisé par lui fréquemment dans ses travaux plus tardifs. Ce concept s'est retrouvé aussi dans les écrits de Lauderdale et de théoriciens de la surabon-
99 Produit global = OXAQ2 Coût du capital ex ante = OP2BQ2 Coût du travail ex ante = PlXE OP2BQ2 >OPIEAQ2, par construction, donc, OP2BQ2 + PlXE > OPlEAQ2 + PIXE OP2BQ2 + PlXE > OXAQ2 Donc le produit global ( OXAQ2) est inférieur à son coût de production ex ante ( OP2BQ2 + PIXE) 100. Etudes, l, 125. 101. T. R. Malthus, Principles of Political Economy, 1" éd., pp. 354, 570; dans la seconde édition, n'étaient requis que "des profits plus bas" qui "réfreneraient pour quelque temps la production future" ; ibid., 2' éd., p. 316. 102. T. R. Malthus, Definitions in Political Economy, p. 247. 103. Ibid. , p. 242. 104. Etudes, II,381.
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dance moins connus, accompagné des mêmes arguments mais pas des tennes propres à Malthus et à Chalmers lO5 . Sismondi et Malthus soulignaient l'importance pour la production future qu'il y avait à pouvoir réemployer une même quantité de travail que celle employée dans la fabrication de la production courante lO6 . La quantité de travail qui avait été utilisée pour la production d'une quantité donnée de marchandises pouvant varier grandement dans le court tenne lO7 , une autre façon d'énoncer l'existence d'une quantité produite située au-dessus de la quantité d'équilibre pouvait selon eux consister à dire que les marchandises en un tel cas (les investisseurs étant considérés comme à même de ne pas accepter le taux du profit aussi bas qu'inattendu qui avait été réalisé) ne pennettraient pas de commander assez de travail pour être reproduites dans des périodes ultérieures lO8 . Malthus ayant défini la valeur comme ce qui commande le travail 109 et ayant mesuré la demande en unités de commande de travail 110, il pouvait sur ces bases caractériser un revenu situé au-dessus du niveau de l'équilibre comme (1) un revenu correspondant à une quantité de production accrue, sans accroissement de la "valeur"lll de cette production, et (2) un revenu par rapport auquel la "demande" globale a décliné Il 2, en ce que le nombre de travailleurs susceptibles d'être engagés par des employeurs attendant un rendement donné de leur investissement a décliné. Ce qui équivalait à dire en fait - en reprenant les tennes d'une phrase écrite plus tard en 1821 par Robert Torrens sans référence aux arguments de Sismondi et de Malthus, qu'une identique quantité de capital ne pouvait se trouver rachetée en même temps que le travail nécessaire pour que cette quantité de capital soit utilisée productivement 113 . Sismondi et Malthus ont souvent illustré leurs analyses par des exemples pris dans le domaine de l'agriculture où l'investissement a surtout la fonne de
105. Sismondi, Richesse commerciale, l, 100 ; Sismondi, Nouveaux principes, l, 98, 110, 114, 245 ; Sismondi, Political Economy, p. 21 ; Lauderdale, Nature and Origin of Public Wealth, pp. 220, 225, 264 ; R. D. C. Black "Parson Malthus, the General and the Captain" Economic Journal, mars 1967,67; Ricardo, Works, X, 407. Pour une analyse similaire sans le recours aux mêmes mots, voir Lauderdale, Three Letters to the Duke of Wellington, pp. 117, 121, 121 ; T. R. Malthus, Principles of Political Economy, p. 361 ; Thomas Chalmers, On Political Economy, p. 82. 106. Malthus, Definitions, pp. 52, 247 ; Malthus, Principles of Po/itical Economy, p. 317 ; Sismondi, Nouveaux principes, l, 103-05. 107. Sismondi, Nouveaux principes, l, 103, 104 ; Malthus, Principles of Political Economy, pp. 363, 364. 108. T. R. Malthus, Definitions in Political Economy, p. 52. 109. Ibid. ,pp. 117, 193,220,222. 110. Ibid., pp. 58, 21On, 247 ; T. R. Malthus, Principles of Political Economy, pp. 82, 98, 99, 363; T. R. Malthus, The Measure of Value, Londres, John Murray, 1823, p. 55. III. T.R. Malthus, Principles of Political Economy, pp. 304, 393, 396,429. 112. Ibid., p. 317; Malthus, Definitions, p. 52; Quarterly Review, avril 1823, 226-27, 230-31. 113. Robert Torrens, An Essay on the Production ofWealth, p. 344.
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biens salariaux 114. Malthus laissa même complètement de côté la possibilité que l'investissement puisse avoir la forme de capital fixe, possibilité qui (en ouvrant la porte à ce que les investisseurs "parcimonieux" puissent créer une demande alternative de capital fixe) invalidait son argument selon lequel l'épargne supplémentaire réalisée ne peut se maintenir si les classes possédantes n'achètent pas la production supplémentaire résultant 115. Cette invalidation en elle-même n'invalide pas pour autant la logique centrale du modèle Sismondi -Malthus. En fait, pour Sismondi, le capital fixe était un facteur susceptible de retarder la restauration de l'équilibre. Sismondi soutenait sur ce plan que dès lors qu'une entreprise risque de perdre plus d'ar~ent en fermant qu'en continuant à produire à des prix inférieurs aux coûts 11 -le niveau de production dépend beaucoup plus du montant de capital fixe que de la demande sur le marché 117. Qui plus est, ajoutait-il, l'éducation et la formation constituant "une sorte de capital fixe", les ouvriers qualifiés et les hommes d'affaires sont à même de continuer à offrir leurs services à des prix inférieurs aux prix d'équilibre à long terme. Dans la mesure où en situation de dépression, il leur faudrait lutter pour maintenir leur niveau de vie, ils pourraient tendre à "travailler avec plus de zèle"118 encore, et contribuer ainsi à rendre le retour à l'équilibre plus difficile. Malgré l'importance accordée par Sismondi, Malthus et d'autres théoriciens de la surabondance aux problèmes susceptibles de survenir en cas de surinvestissement et de surproduction, ceux-ci considéraient néanmoins que surinvestissement et surproduction n'étaient pas à même de survenir dans un marché libre guidé par les seuls intérêts des individus 119, et affirmaient qu'il n'y avait pas de risque tendanciel de stagnation. Sismondi et Malthus ont tous deux utilisé des comparaisons parlant du fonctionnement naturel du corps humain et de la maladie l20, et ils ont mis tous deux l'accent sur les souffrances subies avant que l'équilibre ne soit rétabljl21. Les motifs spécifiques à même d'expliquer l'émergence initiale du surinvestissement n'étaient pas les mêmes chez l'un et l'autre. Malthus écri-
114. T. R. Malthus, Principles of Political Economy, pp. 318-20 ; Sismondi, Nouveaux principes, 1,96-98, 114. 115. T. R. Malthus, Principles ofPolitical Economy, pp. 314-15, 322, 323,404-05. 116. Sismondi, Nouveaux principes, l, 255 117. Sismondi, Nouveaux principes, l, 247, 260, 277 ; Sismondi, L'économie politique et la phi, losophie du gouvernement, p.243. 118. Sismondi, Nouveaux principes, l, p.260. 119. Lauderdale, Nature and Origin of Public Wealth, pp. 310-11 ; Lauderdale, Three Letters to the Duke of Wellington, p.121 ; Sismondi, Political Economy, pp.70, 74 ; Sismondi, Etudes, 1, 107 ; Malthus, Principles of Political Economy, p. 434 ; Chalmers, On Political Economy, pp. 108-09,110, 116,126, 131,148,344. 120. Sismondi, Nouveaux principes, II, 303 ; Sismondi, Etudes, 1, 110 ; Malthus, Definitions, pp. 62-63. 121. Sismondi, Nouveaux principes, II, 148; Malthus, Principles of Political Economy, p. 437.
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vit que le surinvestissement commençait "lorsque le profit était à même de l'encourager"122, mais il l'attribua par ailleurs essentiellement à des "utilisations du capital reposant sur des espoirs infondés"123. Sismondi parla, lui, surtout des risques de surproduction découlant des programmes gouvernementaux conçus pour pousser la croissance 124 et déclara partager les inquiétudes de Malthus quant aux incitations à l'investissement et à la production telles que conçues par divers économistes 125 et quant aux appels des gouvernements au patriotisme économique l26 . Chalmers pensait de son côté que les gens prêtent peu d'attention à ces incitations et à ces appels, et opposa pour des raisons de principes plutôt que pour des raisons pratiques 27. Lauderdale puis, plus tardivement, Malthus se préoccupèrent du fait que les opérations fiscales conçues à ces fins par les gouvernements étaient à même de transformer de force en surcroît d'investissement l28 - sans prise en compte des effets sur le taux de profit général, des sommes qui, si ces opérations n'avaient pas existé, auraient été dépensées pour la consommation.
S't
Politigue Quand bien même Sismondi a été souvent décrit - à l'époque où il vivait, mais aussi dans les textes économiques modernes, comme un défenseur de l'interventionnisme gouvernemental, il se révèle, si l'on se donne les moyens de le lire, qu'il considérait que le gouvernement était par lui-même la principale source des déséquilibres économiques, et que ses interventions n'étaient justifiées que par la nécessité où il pouvait se trouver de remédier aux dégâts qu'il avait causés l29 . Sismondi ne reconnaissait même et très précisement qu'une seule circonstance susceptible de justifier ces interventions: l'existence d'une différence croissante entre les coûts sociaux et les coûts privés 130. Il préférait dans l'ensemble voir le gouvernement agir en faveur du progrès économique d'une manière "indirecte" -par la création d'un climat institutionnel favorable 131 , plutôt que d'une manière directe: "Le développe122. Ricardo, Works, IX, 20. 123. Quarterly Review, avri11823, 226. 124. Sismondi, Nouveaux principes, II, 248, 277, 305 ; Malthus, Principles of Political Economy, p. 434. 125. Sismondi, Nouveaux principes, l, 328-29 ; II, p.308. 126. Sismondi, Nouveaux principes, II, 304 ; Sismondi, Etudes, l, p. 57 ; Malthus, Principles of Political Economy, p. 434. 127. Cha1mers, On Political Economy, p. 148. 128. James Mait1and, huitième comte de Lauderdale, Observations on the Review of his Inquiry into the Nature and Origin of Public Wealth, Edinburgh, Arch. Constable and Company, 1804, pp.75-76; Lauderdale, Three Letters to the Duke of Wellington ; Malthus, An Essay on the Principle of Population, Everyman Edition, Londres, J.M. Dent, 1960, II, 61. 129. Sismondi, Nouveaux principes, l, 114; Political Economy, p. 28 ; Etudes, l, 108. 130. Sismondi, Nouveaux principes, II, 242, 245. 131. Ibid., II, 272.
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ment des nations s'opère naturellement dans des directions multiples, il est rarement prudent de s'offoser à lui, mais il n'est pas moins dangereux d'essayer de l'accélérer"l . Logique avec ses positions, Sismondi s'en prenait au fait que les économistes classiques à ses yeux enseignaient ce qu'il appelait "la chrématistique"133 plutôt que l'économie politique. La "chrématistique", écrivait-il, est "la science" analysant "l'accroissement de la richesse" d'une manière "abstraite" sans prendre en compte l'existence concrète de l'homme et de la société 134. Pour lui, à l'opposé, la richesse avait à voir avec les hommes, non avec les choses 135 : la richesse constituait une "modification de la condition humaine"136, une "expression de la relation des hommes aux choses"137; et c'était seulement en s'intéressant "à l'homme" que l'on pouvait s'en faire une idée claire 138. La croissance des choses matérielles n'était pas en elle-même une véritable croissance de la richesse puis~u'elle était extérieure à ce qui en fait le "caractère essentiel" : "l'utilité"13 . Une surabondance générale, ajoutait-il, survient lorsque la croissance matérielle va au-delà du point de l'équilibre entre l'utilité de la consommation et la désutilité de la production. Sismondi répéta l'accusation selon laquelle les économistes classiques délaissent "les hommes au profit des choses"140 de nombreuses fois dans l'ensemble de ses écrits économiques l41 , et il écrivit de nombreuses fois aussi que la "chrématistique" était à même de conduire à un "accroissement de la quantité sans accroissement de la richesse"142. "Il n'y a un accroissement de la richesse nationale que quand il y a aussi accroissement des jouissances nationales" 143. Si une telle phrase pourrait suggérer que, selon lui, la richesse s'accroît tant que la production a une utilité marginale positive, l'on doit ajouter que Sismondi considérait implicitement l'utilité en termes nets, et concevait qu'une désutilité du processus de production pouvait fort bien survenir. La conclusion politique qu'il tirait de tout cela était que la propension "aveugle" des gouvernements à "pousser la
132. Po/itical Economy, p.73 ; Nouveaux principes, II, 193 ; voir aussi Political Economy, p. 28; Nouveaux principes, J, 114-15 ; ibid., II, 308; Etudes, II, 368. 133. Etudes, J, 153-54; ibid. , II, 145,229,235,263,312,328, 343n ; Po/itical Economy and the Philosophy ofGovernment, pp.124 141, 142, 197,212. 134. Etudes, I, 4 ; L'économie politique et la philosophie du gouvernement, p. 124. 135. Etudes, I, 6, 7; L'économie politique et la philosophie du gouvernement, p. 127. 136. Etudes, I, 7. 137. Ibid. , I, 234. 138. Ibid., I, 7. 139. Ibid., II, 378. 140. Etudes, I, 45. 141. Nouveaux principes, I, 22 ; ibid., Il, p. 94 ; Etudes, J, 14,45; ibid., II, 142,218,220,225,
279,365,426.
142. Etudes, II, 235. 143. Nouveaux principes, I, 67.
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production quelles que soient les circonstances"l44 devait disparaître: "s'il était clairement compris que le but de l'économie politique et de l'action du gouvernement est le bien-être des hommes et non l'accumulation des choses, l'on pourrait s'autoriser à espérer que les actions désastreuses des gouvernements incitant à l'industrialisme cesseraient" 145 . Même si Sismondi n'acceptait de la part des gouvernements que le recours à des "moyens indirects" d'action sur l'économie l46, il n'en affirma pas moins que la force de la loi devait parfois, et sous certaines conditions, "venir en aide" aux groupes désavantagés d'une façon "plus directe"147. S'appuyant principalement sur des arguments formulés en termes de coûts sociaux, il soutint ainsi que, dans la mesure où certaines branches de l'industrie étaient de facto subventionnées - leurs employés recevant en supplément de leur salaire une assistance charitable publique (pendant les périodes d'emploi ou de chômage) 148, cette subvention devait être payée par les branches concernées de l'industrie elle-même, et plus précisément par des organisations que ces branches devraient être obligées de créer l49 . Sismondi, cela dit, en resta par rapport à cette obligation au niveau des principes et ne tenta pas de "concevoir des mo.?;ens" de mise en pratique l50. Il se fit parfois l'avocat du laissez-faire1 l, le plus souvent, il manifesta son opposition à celui-ci I52, et "invoqua" l'intervention gouvernementale l53 . Son inconstance sur ce plan, si elle est incontestable et importante, n'est pourtant peut-être pas plus grande que celle d'Adam Smith sur le même sujet l54 . Sans doute que la façon la plus claire de résumer sa position pourrait consister à dire qu'il a affirmé que la non-intervention était un principe fondamental, tout en justifiant de nombreuses exceptions spécifiques. Les analyses de Sismondi concernant les risques d'une hausse du chômage à mesure de l'avancée du progrès technique constituaient le talon d'Achille de son œuvre. Ces analyses furent en effet l'une des cibles favorites de ceux de ses contemporains qui cherchèrent à le discréditer. Sismondi présupposa effectivement que la demande pour un produit dont les coûts de production étaient abaissés par le progrès technique 155 était complètement inélastique, laissa de côté la possibilité que l'on recoure à une réduction du 144. Ibid., 1,260. Etudes, II, 365. 146. Nouveaux principes, II, 228, 244. 147. Nouveauxprincipes, II, 228. 148. Ibid., II, 233, 234, 235, 236, 238, 240, 242. 149. Ibid., II, 240-42. 150. Ibid., II, 243. 151. II,305; ibid., l, 330; Etudes, 1,113. 152. Nouveaux principes, l, 17; 85 ; ibid., II, 225 ; Etudes, l, 153 ; ibid., II, 327- 28, 370. 153. Nouveaux principes, II, 225. . 154. Voir Jacob Viner, "Adam Smith ;md Laissez-Faire", Journal of Po/itica/ Economy, XXV,
145.
avril 1927, 198-232.
155. Po/itical Economy, p.
129. Nouveaux principes, II, 213, 254.
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temps de travaiI156, et affirma de façon arbitraire que le revenu épargné sur un achat effectué à prix moindre ne serait pas complètement utilisé pour effectuer d'autres achats l57 . Il ajouta, en outre, que les prix ne baisseraient pas en proportion de la réduction des coûts l58 , et que, dès lors, le profit de l'employeur s'accroîtrait à mesure que l'emploi chuterait. Ces analyses ont été attaquées non seulement par les défenseurs de la loi de Say, mais aussi par Malthus lui-même 159. La première réponse de Sismondi à ces attaques le conduisit à affirmer qu'il n'était pas un ennemi du progrès technique, mais qu'il voulait simplement voir ce progrès s'effectuer en harmonie avec la demande 160. Ce qui montrait qu'il ne pensait pas défendre là un aspect essentiel de ses idées. Sur un plan plus ~énéral, l'on peut dire que Sismondi a été un libéral, mais pas un démocrate 61 ; un défenseur de l'égalité de droits et de l'égalité des chances, mais un ennemi de l'égalité des conditions 162. Il s'est en de nombreuses occasions révélé être un opposant irréductible à l'esclavage l63 et au colonialisme l64 . Il a dénoncé les gouvernements pour leurs "projets démesurés", les "guerres" qu'ils pouvaient déclencher "sans motifs"I65, les préjugés envieux qu'ils pouvaient nourrir envers les riches 166 et s'est comporté globalement en adversaire des révolutionnaires socialistes de son époque l67 . Il a réclamé néanmoins la promulgation de lois permettant l'assistance aux pauvres l68 et a nié que les pauvres se mariaient et faisaient des enfants inconsidérément 169 - ce qui a fait qu'il s'est situé politiquement sur ces questions à l'extrême opposé des conservateurs britanniques tels que Lauderdale, Malthus et Chalmers qui défendaient l'idée du risque de surabondance générale et celle, découlant, de revenu d'équilibre. Il était, sur un plan politique global, beaucoup plus proche de Say et de Ricardo.
156. Cela a été souligné par Mc Culloch dans la Edinburgh Review, mars 1821, 105. 157. Political Economy, p.130. 158. Ibid., pp. 130-31. 159. Malthus, Principles of Political Economy, p. 366n. 160. Nouveauxprincipes, II, 289; Etudes, II,336. 161. Etudes, l, vi, X ; L'économie politique et la philosophie du gouvernement, pp. 214, 286314,452; voir aussi Jean R. de Salis, Sismondi, 1773-1842 (Paris, Honoré Champion, 1932), pp. 239-40. 162. Nouveaux principes, l, 33-34, 36; ibid., II, pp. 137,244; Etudes, l, viii, ix, 10. 163. Nouveaux principes, 1, 151, 158 ; ibid., II, 291 ; Etudes, 1, 1, 5, 35, 93, 367, 377-448 ; Richesse commerciale, II, 350-51. 164. Political Economy, p. 75, Nouveaux principes, 1, 312 ; ibid., II, 194. 165. Nouveauxprincipes, II,165. 166. Ibid. II, 104,301. 167. Ibid., II, 243, 251. 168. lC.L. [Simonde] de Sismondi, [Book Review], Annales de législation et d'économie politique,Genève, novembre 1822, 118. 169. Ibid., pp. 102, 106, 118. LA lOI DE SAY
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Résumé et conclusions Sismondi est à l'origine de la théorie de l'équilibre global qui réapparut ensuite chez Malthus et chez d'autres économistes de la surabondance générale. L'idée qu'il puisse exister une théorie de cet ordre était née chez les physiocrates, mais s'était trouvée rejetée par les ricardiens. Le modèle, simple mais clair, du revenu national tel qu'on le trouve chez le Sismondi de Richesse commerciale en 1803 a ouvert la voie aux analyses beaucoup plus élaborées et beaucoup plus amples de la production d'équilibre et de la surabondance générale que l'on trouve dans les Nouveaux principes en 1819. Le fait que le concept de production d'équilibre soit resté inchangé de texte en texte est une donnée indubitable, et peut se trouver mis en évidence par ceci que les Nouveaux principes incluent des exemples algébriques qui reproduisent le modèle algébrique de Richesse commerciale - la seule différence entre les deux ouvrages sur ce plan étant qu'il est écrit dans le second que (le revenu global courant de l'économie ft etant toujours posé comme égal à kW t - 1, et k étant posé désormais comme égal à 5 et non 2.5), l'investissement peut prendre la forme de capital fixe ou celle de salaire 170. La version de la théorie de l'équilibre global développée dans les Nouveaux principes énonçait qu'une désutilité du travail croissante, donc une fonction d'offre de travail croissante, constituait le corollaire obligé d'une utilité marginale de la production décroissante l71 . Et l'équilibre y était présenté comme étant essentiellement l'équilibre simultané de l'utilité marginale des diverses marchandises et des loisirs l72 . Cette version était affirmée comme tout aussi valide pour un individu vivant sur une île déserte l73 que pour des hommes vivant en société 174 , le seul problème supplémentaire dans le second cas étant que les preneurs de décision individuels n'ont alors pas connaissance des paramètres sociaux de l'utilité et des fonctions de production l75 . Un producteur individuel dans une économie collective ne peut pas connaître, écrivait Sismondi, la relation entre les besoins de la société prise comme un tout et la quantité de travail nécessaire pour satisfaire ces besoins, dans l'immédiat ou dans le futur l76 . Il ajoutait: "Le type de surabondance de produits industriels que j'ai cherché à expliquer pourrait difficilement avoir existé dans le passé. Lorsque 170. Nouveaux principes, l, 96-97. 171. Nouveaux principes, II, 265. 172. Ibid., II, 259, 265; Etudes, J, 73,106. 173. 174. 175. 176.
Nouveaux principes, J, 75, 110. Ibid., J, 84 ; ibid., II, pp. 259, 260, 265; Etudes, J, 68-69. Nouveaux principes, J, 88, 250, 251 ; ibid., II. 292 ; Etudes, J, 68-69, 96 ; ibid., II, 379. Etudes. II, 379.
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les hommes vivaient dans l'état de barbarie ils ne travaillaient que pour euxmêmes, ils savaient ce qu'étaient leurs besoins et il n'y avait pas à craindre qu'ils s'imposent l'effort inutile de créer des marchandises qu'ils ne désiraient pas"f77. Pour Sismondi, le "problème fondamental en économie politique" était celui de "la balance de la consommation avec la production"178. Cet équilibre était conçu par lui comme un équilibre susceptible de permettre la "reproduction" d'un volume identique de production dans des périodes subséquentes, pas simplement comme l'écoulement de tous les produits présents sur le marché en une période donnée. Sismondi soutint à plusieurs reprises que lorsqu'il y avait surproduction, le simple écoulement de tous les produits constituait une indication très trompeuse l79 : "Souvent les convulsions d'un moribond semblent indiquer plus de force qu'il n'en avait dans la vigueur de sa santé"180. L'important, disait-il, était de savoir si les marchandises se trouvaient vendues à des prix tels que le profit et les salaires puissent permettre de "reproduire" la même production dans des conditions identiques fS1 . Sismondi ne cessa de dénoncer la "fausse prospérité" découlant des surproductions, que cette fausse prospérité soit le fruit d'erreurs de calcul, de manipulations monétaires ou de circonstances de guerre 182. Lorsque des marchandises ne "peuvent être vendues qu'à perte", l'on se trouve en situation de surabondance, écrivait-il, même si tous les autres signes semblent indiquer "une simple abondance"183. Quand bien même l'essentiel de son argumentation reposait sur le fait qu'un déséquilibre dans la production globale (et non pas simplement dans les proportions internes de celle-ci) pouvait fort bien survenir, il ne déclara pas qu'un tel déséquilibre était à même de survenir souvent. Il écrivit au contraire qu'un tel déséquilibre ne pourrait survenir que "rarement"184, et que s'il survenait, il ne pourrait durer longtemps et conduire à une stagnation tendancielle. Sismondi reconnut qu'une économie a des pouvoirs de récupération susceptibles de lui permettre de "triompher" des "perturbations"185, mais il souligna les "difficultés" inhérentes à toute tentative visant à "restaurer l'équilibre" 186. Les difficultés prévisibles à ses yeux étaient entre autres une 177. 178. 179. 180.
181. 182. 183. 184. 185. 186.
Nouveauxprincipes, II, 292; Etudes, l, 95. Nouveaux principes, II, 293 ; Etudes, l, 96-97 ; Revue encyclopédique (mai 1824),285. Nouveaux principes, l, 257 ; Etudes, II, 233, 420. Nouveaux principes, l, 257. Ibid. Ibid. ,1,279; ibid. II,99,278; Etudes, II, 233, 420. Etudes, II, p. 233. Nouveaux principes, II, 270. Ibid., II, 303 ; Etudes, 1,110. Nouveaux principes, II, 208.
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surcroissance de la population résultant de la hausse des salaires survenue pendant la période de fausse prospérité liée à la surproduction l87 , l'existence de fonctions d'offre décroissantes incitant certains travailleurs et entrepreneurs à produire plus à mesure de la baisse de rendement du capital et du travail l88 , et l'émergence potentielle d'une accumulation spéculative de stocks 189. Il écrivit: "Un certain équilibre se trouve rétabli dans le long terme, c'est vrai, mais c'est au prix de souffrances terribles"190. Même si les commentateurs de l'époque (et la plupart des commentateurs ultérieurs) ont tenté de dépeindre les économistes de la surabondance générale comme des sous-consommationnistes bruts, incapables de comprendre le concept de revenu global et de voir que le pouvoir d'achat doit être nécessairement égal à la valeur de la production, il n'en reste pas moins que Sismondi affirma dans Richesse commerciale en 1803 que le revenu doit "être nécessairement égal" à la production, et qu'il répéta cette affirmation plus tard dans ses Nouveaux principes 191. On peut même dire qu'il accorda considérablement plus d'attention à tout ce qui concerne le revenu national, problèmes de double comptabilité et de paiement de transferts compris l92, que l'ensemble de ses contemporains classiques. Il reconnut que le "mouvement des choses vendues indique un mouvement égal, mais dirigé en sens contraire du numéraire qui les paie"193. Les arguments de Sismondi selon lesquels le revenu national pourrait ne pas suffire à acheter la production nationale 194 et "la demande pourrait être insuffisante par rapport à l'offre"195 doivent être rapportés à la signification selon laquelle il utilisait les termes, et ne peuvent être assimilés à une croyance naïve en ce que la valeur des facteurs de paiement pourrait être inférieure à la valeur de la production totale. La définition simple du "revenu" comme différence entre la valeur de la production et le coût de production (P -N) telle qu'elle figure dans Richesse commerciale a précédé la formulation des diverses définitions alternatives qui figurent dans ses écrits plus tardifs, ce qui peut constituer un bon exemple du contraste existant chez lui entre une rigueur initiale et un relâchement ultérieur. La signification originelle qu'il donna au mot "revenu" continua à être utilisée par lui l96 , en fait, mais il utilisa aussi le mot (1) selon une significa-
187. Ibid, l, 105; ibid., II, 203302. 188. l, 296, 254. 189. Political Economy, p. 72. 190. Nouveauxprincipes, II,148. 191. Richesse commerciale, 1, 84-85; Nouveauxprincipes, 1,103. 192. Richesse commerciale, 1 84-85 ; Etudes, II, 448-49 ; L'économie politique et la philosophie du gouvernement, p. 233. 193. Nouveaux principes, II, 9; voir aussi Etudes,II 392 ; Richesse commerciale, 1, 127. 194. Nouveauxprincipes, l, 276-77 ,301,302,303; ibid., II 251-52. 195. Ibid., II, 254. 196. Ibid., 1,95; ibid., II, 173 ; Political Economy, p. 5.
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tion "plus large" .pennettant d'y inclure toutes les fonnes de revenu: salaires, profit et rentes 19 , (2) pour désigner la somme des revenus de la propriété et de la "capacité à travailler"198 des ouvriers (~uand bien même il avait noté que cette dernière était "incommensurable"19 avec la richesse matérielle). Sismondi écrivit quelquefois en outre que le revenu était ce qui pennettait d'acheter la production annuelle 2oo , d'autres fois ~ue la production pouvait excéder le revenu 201 , croître plus vite que le revenu 02, ou croître alors que le revenu était en train de chuter203 . Il confondit les taux et les agrégats de revenu - ce qui le mena à suggérer que la baisse des taux de revenu du caRital, du travail, etc. était à même de faire baisser les dépenses globales 2 4. Cette suggestion cependant ne joua pas un rôle essentiel dans ses analyses, et il ne l'utilisa pas dans ses discussions avec Say et Torrens. Malgré la confusion inhérente à cet entrelacs de définitions et de thèses, une idée essentielle surnage : selon Sismondi, l'équilibre dépendait du fait que le rendement ex post résultant d'une production donnée suffisent pour payer le prix d'offre ex ante de cette production. Le premier modèle de croissance sismondien - celui figurant dans Richesse commerciale, était centré sur le prix d'offre de l'investissement et de l'initiative entrepreneuriale _"la quantité requise pour que les producteurs ne soient pas dégoûtés et ne quittent leur travail"205 -, et le rendement des coûts du travail (P-N) Y renvoyait à des rendements ex post dépendant de ce prix ex ante. Dans les écrits plus tardifs, le revenu était considéré comme étant égal à la production lorsque les grix d'offre étaient payés, ce paiement suffisant à pennettre la "reproduction" 06. Pendant une surabondance, soulignait Sismondi, ce n'est pas l'argent ~ui manque, mais le "revenu" - le prix d'offre réel des facteurs de production 2 7. La croissance s'opère lorsque le revenu excède les prix d'offre, ou lorsque l'on "emploie des ouvriers qui n'existaient pas auparavant ou qui demeuraient oisifs"208. Pour Sismondi, la "demande" n'était pas simplement, comme chez les ricardiens, la quantité demandée, mais la quantité demandée à un prix suffi197. Etudes, I, 122-23; L'économie politique et la philosophie du gouvernement, p. définitions tout aussi inconsistantes ont été utilisées dans Richesse commerciale, I, 85. 198. Nouveaux principes, I, 95-96,102,104,109112,120; ibid. II, 173, 174. 199. Ibid., I, 103.
224,
des
200. Ibid. 201. Ibid., I, 276-77, 301, 302, 303 ; ibid., II, 251-52. 202. Ibid., I, 301-03 ; ibid., II, 252, 254 ; L'économie politique et la philosophie du gouvernement, p. 243. 203. Nouveaux principes, I, 262, ibid., II, 218 ; Etudes, I, 82. 204. Nouveaux principes, I, 262, 301, 302, 305 ; Etudes, I, 152; L'économie politique et la philosophie du gouvernement, p. 239. 205. Richesse commerciale, I, 345. 206. Nouveaux principes, II, 103. 207. Ibid., II, 16-17; Political Economy, p. 82. 208. Nouveaux principes, I, 269.
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samment élevé pour que le coût de reproduction (le prix d'offre)209 soit couvert. La "dimension du marché" était la quantité pour laquelle cette condition était remplie 21O. Ce qui montre clairement qu'il considérait que la demande n'était pas nécessairement égale à l'offre, et que la dimension du marché n'était elle-même pas nécessairement coextensive à la production. Sismondi était conscient qu'une "surproduction" pouvait quelquefois conduire à "une consommation plus forte de marchandises par la baisse de leur prix"211 ; mais il ajoutait Rue cette plus grande consommation ne constituait pas une demande accrue 2 2. Si Adam Smith avait défini "la demande effective" de la même façon que Sismondi et - plus tard - Malthus 213 , le modèle de l'équilibre statique à long terme ricardien, lui, impliquait que toute quantité produite était par essence une quantité effectivement demandée. Ce qui éliminait la nécessité d'établir une distinction entre l'accroissement de la demande et l'accroissement de la quantité demandée. Les inquiétudes de Sismondi concernant l'excès d'épargne n'étaient pas liées au fait qu'à ses yeux l'épargne risquait de dépasser l'investissement, mais au fait que l'un et l'autre risquaient de se situer temporairement au-dessus d'un niveau d'équilibre qui ne serait découvert qu'ex post. Quand bien même il existe en chaque période, "des limites à l'accumulation du capital"214, un pays peut, écrivait-il, absorber progressivement et d'une manière profitable des montants croissants de capital. Néanmoins lorsque ce pays est "arrêté dans son progrès" cela n'est plus vrai: "Une nation qui ne peut pas faire de progrès ne doit pas faire d'économies"215. La réception de la doctrine de Sismondi n'a cessé d'être cahotique216 . Elle a été rejetée d'emblée par les ricardiens, et Malthus lui-même n'y a fait que quelques références défavorables 217 . Si le style de Sismondi, difficile à lire, approximatif, chargé de ferveur moralisatrice, pouvait suffire à repousser les ricardiens 218 - dont l'esprit était froidement analytique, son penchant vers la gauche et ses idées de réformes sociales au profit des ouvriers le coupèrent des conservateurs de l'école Lauderdale, Malthus, Chalmers. Les écrits et la correspondance de Sismondi révèlent chez lui un sentiment croissant de frus209. Ibid., I, 238-39; ibid., II, 213, 254. 210. Ibid., l, 257; Richesse commerciale, l, 296-97, 348. 211. Nouveaux principes, l, III ; voir aussi p. 257. 212. Adam Smith, La richesse des nations, p. 56; Sismondi, Nouveaux principes, II, 213, 254 ; Malthus, Principles of Political Economy, p. 66n. 213. Nouveauxprincipes, l, 248. 214. Ibid., l, 247. 215. Ibid., l, 248. 216. Nouveaux principes, I, 17; ibid., II, 274 ; Etudes, II, 2, 334 ; L'économie politique et la philosophie du gouvernement, pp. 150,451,454,455. 217. Malthus, Principles of Political Economy, pp. 147,366. 218. "Sismondi est trop sentimental pour faire un bon économiste politique". Ricardo, Works,
VIII,25.
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tration et de résignation à l'impossibilité non seulement de faire accepter ses idées, mais même de les faire comprendre. Dans la seconde édition des Nouveaux principes, il écrivait "je devais m'attendre à être sans cesse réfuté par des gens qui ne m'auraient pas entendu"219 et " je n'ai pas été compris, que ce soit par ceux qui m'attaquent ou par ceux qui me défendent"220. Même s'il a manifesté de l'amertume quant à son destin, Sismondi n'a jamais fait montre d'animosité envers ses adversaires: il les a décrit plutôt comme les "hommes qu'on regarde aujourd'hui avec raison comme ayant fait faire les progrès les plus signalés à la science "221 économique. Il attribua à leur "personnelle bienveillance" le fait que les attaques qu'ils avaient menées contre lui n'aient pas été plus sévères qu'elles ne l'avaient été 222 , et il parla avec une grande affection de Ricardo dont il admirait l'''urbanité'', la "bonne foi"et l"amour de la vérité"223. Comme Ricardo, Sismondi était un homme d'une grande bonté, inébranlable néanmoins dans sa certitude d'avoir raison. Les dépressions successives survenues pendant la décennie qui a suivi les guerres napoléoniennes le poussèrent à écrire: "Avec tout le respect dû à l'autorité des pontifes de la science, je peux dire comme Galilée, Eppur si muove"224. Malgré ses déboires - et malgré le fait qu'i! s'appuya d'une manière sans cesse croissante sur les données de "l'expérience" plutôt que sur l'argumentation, l'on ne peut dire néanmoins qu'il ne rencontra aucun écho dans le monde intellectuel. En 1824-26, un échange d'articles polémiques remarqué eut lieu entre lui et Jean-Baptiste Say, et la cinquième édition du Traité d'économie politique de Say en 1836 inclut - par le biais de ce que Say lui-même appela des "restrictions" à la loi du marché 225 , un exposé très sismondien de la théorie du revenu d'équilibre, exposé que Say devait reprendre plus tard dans son Cours complet d'économie politique. Say souligna cet ajout dans ses lettres à Sismondi et à Malthus 226 , mais l'on n'y prêta guère attention dans les écrits économiques ultérieurs, en partie parce que c'est l'édition précédente du Traité qui a été le plus fréquemment rééditée, en partie aussi parce que le livre de Say Lettres à Malthus ne contient pas ses lettres tardives. 219. Nouveaux principes, II, 248.
220. Ibid .• II, 289. 221. Ibid., J, 17. 222. Ibid. 223. Etudes, I, 81n. 224. Nouveaux principes, I, 18. "Et pourtant elle tourne - la remarque a été attribuée à Galilée
après qu'il eut été forcé de renier sa thèse selon laquelle la terre tourne autout du soleil. La même remarque a été citée par J.-B. Say de la même manière que chez Sismondi dans une lettre à Malthus où se retrouvent certaines des idées communes à Sismondi et à Malthus. Il semble presque certain que Say avait vu la citation utilisée dans ce contexte par Sismondi, si ce n'est dans la 2' édition des Nouveaux principes, tout au moins dans la Revue encyclopédique, septembre 1826, 609. Say, Œuvres diverses, p. 506. 225. Say, Œuvres diverses, p. 505. 226. Ibid., pp. 504-05; Simondi, L'économie politique et la philosophie du gouvernement, p.449.
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L'on doit noter pour finir que le rôle joué par Sismondi dans les débats concernant la loi de Say227 est resté fortement sous-évalué. Le fait que c'est chez Malthus que Keynes lui-même déclara avoir trouvé les éléments conduisant à ses propres analyses n 'y est sans doute, pour les années récentes, pas étranger.
227. Ainsi, le travail de Sismondi a été rarement mentionné et jamais analysé dans la longue série d'articles publiés dans la Revue d'économie politique concernant la loi de Say et les controverses qui l'entourèrent, janvier-février 1952, novembre-décembre 1953, novembre-décembre 1962, janvier-février 1965, janvier-février 1966. Un article sur Sismondi a été publié dans la Revue économique de juillet 1967, c'était cependant le premier à paraître dans une revue économique française en bien des années.
Chapitre
3 Les dissidents britanniques
L
auderdale, Malthus et Chalmers furent les principaux représentants d'un courant de pensée britannique qui, tout en étant fort proche des conceptions de Sismondi sur un plan économique, en était fort éloigné sur un plan politique. Lauderdale publia en 1804 un ouvrage, An Inquiry Into the Nature and Origin of Public Wealth ("Une enquête sur la nature et l'origine de la richesse publique et sur les moyens et les causes de son accroissement"), dans lequel l'on trouve, sous une forme cursive et non systématique, l'essentiel de l'exposé des idées communes aux théoriciens de la surabondance. Malthus donna un peu plus tard à ces idées leur forme de thèses. Thomas Chalmers se contenta ensuite de les doter de quelques surcroîts d'élaboration. Divers intellectuels de moindre importance participèrent eux aussi à leur façon au combat ainsi mené contre la loi de Say, et celui-ci se poursuivit dans les revues britanniques longtemps après 1. C'est l'existence des idées communes susdites qui nous permet de parler de courant, mais ce courant ne constitua jamais une école unie telle que l'école ricardienne. Non seulement, pour citer cet exemple, Malthus n'a jamais reconnu sa dette envers les travaux de Lauderdale, mais il rejeta sans recours l'idée qu'ils pouvaient avoir quelque importance, comme il l'avait fait avec les travaux de Sismondi2 . Il n'exista par ailleurs pas chez les dissidents une figure centrale telle que Ricardo : susceptible de se voir accorder respect et loyauté sans faille, et à même de voir ses écrits considérés par les autres comme constituant une référence majeure et définitive. 1. BJ. Gordon, "Say's Law, Effective Demand and the Contemporary British Periodicals", Eco· nomica, novembre 1965,438-46. 2. Malthus, Principles of Political Economy, pp. 23, 314, 366n.
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Lauderdale Quand, en 1804, James Maitland, huitième comte de Lauderdale (17591839), formula ses analyses économiques, la loi de Say n'était pas encore devenue un principe établi. Ce qui explique que la cible de ses attaques fut avant tout l'idée d'Adam Smith selon laquelle l'épargne favorise la croissance. Comme les autres théoriciens de la surabondance, Lauderdale était surtout préoccupé de politique, si bien qu'en s'en prenant à Adam Smith sur le plan théorique, son principal objectif était de répondre à des questions soulevées à l'époque concernant un projet de caisse d'amortissement à alimenter grâce à l'excédent budgétaire, et destinée au remboursement de la dette nationale. Lauderdale considérait que l'incidence des taxes et des impôts établis à cette fin ferait que l'excédent budgétaire constitué le serait par la captation d'un revenu qui aurait été utilisé pour l'''achat de marchandises consommables"3 si les impôts et taxes susdits n'avaient pas été établis. Le gouvernement devant investir les fonds recueillis pour en tirer l'intérêt à même de permettre la diminution de la dette, la caisse d'amortissement, écrivait-il, représenterait dès lors une conversion de dépenses de consommation en dépenses d'investissement - "elle affecterait la création, et non seulement la distribution de capital"4. L'on pouvait depuis là se demander, ajoutait-il, s'il y avait une limite à l'investissement profitable. L'accumulation de capital via la caisse d'amortissement (indépendamment de son effet sur le taux de profit général) ne pouvait être pour Lauderdale qu'une "accumulation forcée - créée artificiellement sous l'autorité du gouvernement"5, aspect qu'il souligna à plusieurs reprises 6. Condamnée en sus - et vu son effet sur le taux de profit - à être annulée presque immédiatement par le désinvestissement privé. Le modèle ricardien de statique comparative où trouve place la notion d'investissement d'équilibre croissant ne pouvait s'appliquer ici, où il s'agissait de savoir s'il existait une limite d'équilibre à l'investissement, et ce qui arriverait si cette limite était temporairement dépassée.
3. James Maitland, huitième comte de Lauderdale, Three Letters ta the Duke of Wellington,
p.134. 4. Comte de Lauderdale, Observations on the Review of His Inquiry into the Nature and Origin of Public Wealth, Published in the Eighth Number of the Edinburgh Review, Edinburgh, Arch. Constable and Company, 1804, pp. 75-76. 5. James Maitland, huitième comte de Lauderdale, Nature and Origin of Public Wealth, p. 232. 6. Ibid., pp. ix, 245, 254, 267 ; Lauderdale, Three Letters ta the Duke of Wellington, pp. 7, 10, 68, 79, 84, 108.
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li Y avait peu de risque, ajoutait Lauderdale, pour que des particuliers, dans un marché libre, surinvestissent7. Identiquement, il n'y avait pas non plus de limite à l'investissement fixée une fois pour toutes 8. Lauderdale, contrairement à ce que l'on a écrit plus tard, n'entendait pas formuler des thèses économiques ayant une validité définitive9. Comme pour Sismondi, Malthus et Chalmers, l'important pour lui n'était pas un équilibre statique au sein duquel toutes les marchandises présentes sur le marché seraient écoulées, mais le maintien d'un niveau donné de production globale dans le moyen et le long terme ; donc la reproduction future lO, ce qui est "subséquemment produit"ll, ce qui peut "encourager"12 ou "décourager la production ultérieure" 13. Loin de nier la possibilité que tout ce qui était produit soit acheté, il ajoutait que rien n'est plus proche de l'équilibre et de l'élalité que la relation entre les dépehses et le revenu en toutes les sociétés 1 . Et l'idée selon laquelle les dépenses et le revenu en toutes les sociétés ne peuvent être qu'équivalents si l'on laisse les choses suivre leur cours lui paraissait si lar~ement admise qu'il n'était pas "nécessaire de l'étayer" par des exemples 1 . Les déficiences de la demande globale ne pouvaient, précisait-il, être qu'une aberration temporaire: "L'on peut certes trouver parfois sur un marché des marchandises pour lesquelles il n'existe pas de demande, mais cela n'est pas très probable, car les hommes prévoient en général, et leurs prévisions jouent un rôle de prévention"16. Ce sont les implications de ce que l'on pourrait appeler la version Smith de la loi de Say qui constituaient sa cible essentielle: la frugalité est à même d'accroître le capital, la prodigalité à même de le diminuer; un homme prodigue est, lors, un ennemi public, et un homme frugal, un bienfaiteur de l 'humanité 17. Les thèses ambiguës de Smith étaient prises, là, comme ren7. Lauderdale, Nature and Origin 0/ Public Wealth, pp. 310-11 ; Lauderdale, Three Letters ta the Duke a/Wellington, p.121. 8. Lauderdale, Nature and Origin 0/ Public Wealth, pp. 215, 227, 228. 9. Frank Albert Fetter, "Lauderdale"s Oversaving Theory", American Economic Review, juin
1945,281. Comme cela arrive souvent, celle-ci -et d'autres distorsions tout aussi grossières qui apparaissent dans cet article- sont le résultat d'une tentative de montrer que des "opinions" anciennes reviennent à la surface aujourd'hui, et d'analyser la "pertinence pratique" de ces opinions pour la "résolution de problèmes" contemporains (p.283). Il est souvent supposé, même si cela parait étonnant, que des thèses peuvent être le sous-produit naturel d'une tentative de faire quelque chose d'autre. 10. Lauderdale, Nature and Origin 0/ Public Wealth, p. 220. 11. Ibid., p. 221. 12. Lauderdale, Three Letters to the Duke a/Wellington, p. 120. 13. Ibid., p.121 14. Lauderdale, Nature and Origin 0/ Public Wealth, p. 229. 15. Lauderdale, Three Letters ta the Duke a/Wellington, p. 121. 16. Lauderdale, Nature and Origin a/Public Wealth, p. 311. 17. Ibid., p. 41 ; Lauderdale, Three Letters ta the Duke a/Wellington, p. 116.
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voyant à l'accroissement de la quantité épargnée plutôt qu'à l'accroissement de la fonction d'épargne. Lauderdale soutenait qu'en dépit de la capacité de l'économie à absorber de manière profitable, au fil du temps et de l'évolution technique, des montants accrus de capital, il existait une limite déterminée à la quantité de capital susceptible d'être employée de manière profitable en chaque époque donnée pour un niveau de technique donné: "A chaque étape de l'évolution sociale, seule une certaine quantité de capital proportionnée à l'état contemporain des connaissances de l'humanité peut être utilisée d'une manière profitable pour employer le travail, donner forme de produit au matériau brut et faire circuler ce qui a été fabriqué. La capacité d'invention de l'homme peut permettre d'entrevoir des progrès susceptibles d'autoriser l'utilisation d'une quantité accrue de capital. Mais il existe toujours et dans toute époque un degré déterminé par les connaissances disponibles au-delà duquel le capital ne peut être accru d'une manière profitable ou naturelle: la quantité de capital, quand elle excède ce degré, ne peut que s'accroître en proportion la demande pour elle, et sa valeur ne peut en conséquence que diminuer jusqu'à ce que l'augmentation soit enrayée."!8 L'emploi que Lauderdale faisait ici du mot "demande" correspond au terme moderne "quantité demandée" - ce qui veut dire que pour lui, à mesure que le capital s'accroissait au-delà d'un certain niveau, l'équilibrage du marché ne pouvait se faire que dans des conditions où le taux de rendement du capital tombait graduellement à un niveau qui stoppait l'investissement net. L'on ne peut dire dès lors, comme si souvent les keynésiens, que Lauderdale considérait que les excès d'investissement débouchaient de manière inéluctable sur une production globale excessive l9 . Dans le cadre de ses thèses, il n'y avait pas de raison logique pour que le changement dans la répartition entre consommation et investissement implique une augmentation de la production globale - et Lauderdale n'a jamais rien écrit de tel. Les historiens de l'économie qui ont interprété Lauderdale en termes keynésiens ont considéré qu'il parlait de modification de la courbe d'investissement: l'on doit pourtant noter clairement qu'il n'est jamais question chez lui d'une élévation ex ante de la courbe d'investissement, mais d'une augmentation suscitée par le gouvernement de la quantité d'investissement effectué indépendamment de la courbe. James Mill reconnaissait que Lauderdale n'avait pas parlé de "parcimonie volontaire"20. La distinction établie par Lauderdale entre le fait de réaliser plus d'épargne à partir d'un revenu donné et le fait de réaliser de plus en plus d'épargne au fur et à mesure que le revenu s'accroît (distinction reprise sans 18. Lauderdale, Nature and Origin of Puhlic Wealth, pp. 227-28. 19. Cf. Morton Paglin, Malthus and Lauderdale : the Anti-Ricardian Tradition, New Augustus M. Kelley, 1961, p. 99. 20. [James Mill], " Lord Lauderdale on Public Wealth", The Lirerary Journal, IV, nO!, 1804,14.
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indication d'origine par Malthus) s'est trouvée elle-même réinterprétée en termes modernes comme distinction entre mouvement s'opérant le long d'une fonction d'épargne et mouvement de la fonction d'épargne ellemême 21 . Le propos de Lauderdale n'en était pas moins de souligner la différence entre mouvement le long d'une fonction d'épargne et mouvement hors de celle-ci. Bien que la tendance normale soit à l'égalité entre dépenses et production 22 , le flux circulatoire est, écrivait-il, susceptible de se trouver "réduit par une exportation du capital" survenant lorsque "le taux de profit national baisse"23. Lauderdale néanmoins ne considérait pas cette baisse du taux de profit comme la conséquence d'une réduction du flux circulatoire, mais comme sa cause. Aucune explication n'était fournie à ce sujet. Il aurait été possible de parler là, comme cela avait été suggéré par Sismondi et énoncé explicitement par Malthus, de transfert de fractions du revenu relatif du capital vers le travail dans une situation d'investissement croissant et d'offre de travail non élastique, mais Lauderdale ne le fit pas. Les analyses de Lauderdale concernant la surabondance générale le conduisirent vers d'autres analyses: entre autres vers celles le menant à voir dans l'offre et la demande fondées sur l'utilité des déterminants de la valeur24 , et vers celles impliquant de sa part le recours (à l'opposé des hypothèses d'élasticité unique utilisées par les économistes classiques 25 ) à des hypothèses d'élasticité variable de la demande. Lauderdale en vint même à suggérer que l'élasticité pouvait aussi s'appliquer à l'offre 26 . Il développa dans une même direction une approche moderne de la dette nationale en la~uelle il énoncait : 1) un rejet de toute analogie entre celle-ci et la dette privée 7, 2) sa propre version de l'idée selon laquelle les membres d'une société se doivent la dette nationale à eux-mêmes18 , et 3) cette thèse selon laquelle le principal effet de la dette nationale était une redistribution interne des rémunérations 29 . Comme d'autres auteurs de l'époque, orthodoxes et hérétiques, il entendait ne pas donner à la monnaie l'importance exagérée qui avait conduit aux erreurs mercantilistes 30 . Il affirma au contraire 21. Alvin H. Hansen, Business Cycles and National Incarne, New York, W.W. Norton and Company Inc., 1951, pp. 241 242. 22. Lauderdale, Nature and Origin of Public Wealth, p. 229 ; Three Letters ta the Duke of Wellington, p. 121. 23. Lauderdale, Nature and Origin of Public Wealth, p. 252 ; Three Letters ta the Duke of Wellington, p. 74 ; Observations on the Review, pp. 78, 83. 24. Lauderdale, Nature and Origin of Public Wealth, pp. 12, 15-17,18,21,38,78, 109, 167. 25. Ibid., pp. 60, 71, 94. 26. Ibid., pp. 78, 85. 27. Lauderdale, Three Letters to the Duke of Wellington, pp. 31, 33, 39, 77, 79, 82, 84, 85, 125, 126. 28. Ibid., pp. 32, 33, 34, 44, 45, 80n. 29. Ibid., pp. 34, 39, 59, 77,80. 30. Lauderdale, Nature and Origin of Public Wealth, pp. 3-4.
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que les résultats qu'il obtenait s'appli~uaient où le fonctionnement financier n'avait pas une importance démesurée 1. Pour illustrer son propos, il utilisa lui aussi l'exemple de Robinson Crusoé32 . Lauderdale avança la proposition - qui devint prééminente chez Malthus, selon laquelle une production agricole accrue créerait, par la croissance impliquée de la population, une demande accrue dont le niveau deviendrait le nouveau niveau d'équilibre 33 . La production agricole, écrivait-il, apparaît seule susceptible de connaître un accroissement illimité porteur de ce type de conséquence. La loi de Say fut plus tard réinterprétée par Malthus 34 comme constituant une généralisation de cette proposition permettant de l'appliquer à toutes sortes de production35 . Et le fait que Say lui-même ait une fois raisonné en ces termes 36 contribua à renforcer l'impact de cette réinterprétation. Les fragments rationnels et rigoureux des écrits de Lauderdale allaient, cela dit, de pair avec d'autres fragments porteurs d'erreurs grossières: tels ceux où un glissement soudain de la demande d'une marchandise vers une autre se voyait considéré par lui comme correspondant à une réduction de la demande globale - cela parce qu'il prenait en compte les effets multiplicateurs à la baisse de la réduction de la demande pour une marchandise, mais pas les effets multiplicateurs à la hausse symétriques résultant de la demande accrue pour l'autre marchandise 37 . Comme les écrits des autres théoriciens de la surabondance, les écrits de Lauderdale étaient rarement caractérisés par la cohérence et la précision, et, à la différence de ceux des défenseurs de la loi de Say, ils n'étaient pas centrés sur l'économie. Si Lauderdale ne parvint pas jusqu'au concept crucial de revenu d'équilibre, il énonça cependant le concept de niveau d'équilibre de l'investissement et formula une théorie des ajustements économiques à des écarts temporaires par rapport à ce niveau. Il ne vit néanmoins pas de lien nécessaire entre la quantité d'investissement et la production globale. Dans la mesure où ses arguments ne se référaient pas à des mouvements des courbes mais à des quantités indépendantes des courbes, il ne nia pas que la production globale pouvait varier (il écrivit qu'elle pouvait décliner après que des profits nationaux anormalement bas résultant du surinvestissement
31. Ibid., p. 212. 32. Ibid .• pp. 304-05 ; Lauderdale, Observations on the Review, pp. 64-65. 33. Lauderdale, Nature and Origin of Public Wealth, pp. 224-25. 34. Ibid .• p. 224. 35. Ricardo, Works. VI, 168. 36. J.-B. Say, Letters to Malthus, pp. 27-28. 37. Lauderdale, Nature and Origin of Public Wealth ; pp. 88-89. Néanmoins, la plupart des textes économiques ultérieurs disent qu'il n'y a pas de théorie des effets multiplicateurs chez Lauderdale : J. J. Spengler et W. R. Allen, eds., Essays in Economie Thought, p. 185 ; B.A. Corry, Money Saving and Investment in English Economies: 1800-1850, New York, St. Martin's Press, 1962; p. II9.
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eurent conduit à des exportations de capitaux) sa théorie n'était pas une théorie des variations de la production globale - sauf en un sens négatif, puisqu'il niait qu'un accroissement quantitatif de l'épargne déboucherait à tous coups sur une croissance équilibrée de la production,
Spence William Spence (1783-1860) acquit une place (modeste mais indéniable) dans l'histoire de la théorie économique en Grande-Bretagne lorsqu'il publia en 1808 un livre - Britain Independent of Commerce - qui apparut comme une réponse à l'ouvrage de James Mill, Commerce Defended, et qui devint un jalon important dans l'élaboration de la loi de Say. Ni ce livre ni les écrits ultérieurs de Spence n'atteignirent pourtant l'acuité d'analyse présente chez Sismondi, Malthus et Chalmers. Spence est en général rattaché au courant malthusien dans la mesure où, comme Malthus, il recourait à des présupposés pro-agricoles, se préoccupait avant tout de la demande globale, et voyait en Lauderdale la source de ses idées. Néanmoins et malgré ces similitudes, les raisonnements fondamentaux de l'école Lauderdale-Malthus sont complètement absents de son livre, dont le but essentiel était de montrer que le commerce extérieur était moins important que l'agriculture pour l'économie britannique. La réponse de Spence à Mill soulignait à juste titre que le débat s'était beaucoup éloigné de cet aspect qui avait au départ été considéré comme essentiel. Les analyses de Spence concernant la dette nationale et la caisse d'amortissement n'ajoutèrent rien à celles de Lauderdale 38 . Pour mener son approche de la demande, Spence se contenta de manière arbitraire de prendre les propriétaires immobiliers, de les lire comme un simple maillon dans le flux circulatoire et de montrer comment la résistance à la dépense de ce maillon ferait baisser la demande globale 39 . Mais il est clair que la résistance à la dépense de qui que ce soit d'autre aurait eu le même effet. Spence fut le seul d'entre tous les théoriciens de la surabondance à suggérer qu'il pouvait exister une thésaurisation ex ante délibérée 40. Mais cet élément potentiellement explosif n'a joué aucun rôle significatif dans son œuvre, et il rejeta clairement dans son livre suivanr4 1 toutes les tentatives visant à en tirer des implications pratiques. Même les objections qu'il émit concernant le risque d'accumulation excessive du capital n'avaient pas la signification que l'on aurait tendance à leur prêter à la lumière de la pensée économique moderne: il parlait en fait simplement de l'excès de capital industriel par rapport au capital investi dans l'agriculture42 . 38. William Spence, Tracts on Political Economy, p. XXV. 39. Ibid., p. 29. 40. Ibid., p. 78n. 41. Ibid., p. 153. 42. Ibid., pp. 160-161, 120.
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Les remarques émises par Spence à l'encontre des thèses énoncées par James Mill dans Agriculture, the Source of the Wealth of Britain ("L'agriculture, source de la richesse de la Grande-Bretagne") ne peuvent être considérées comme faisant partie de la polémique concernant la surabondance générale dans la mesure où l'on n'y trouve à peu près aucune référence aux parties du livre traitant des problèmes impliqués par la loi de Say. Une bonne partie de la réponse de Spence consistait, sans plus, à émettre un ju~ement négatif sur le commerce extérieur, "vecteur" de "luxe et de frivolité"4 , et à affirmer qu'il était possible de décrire le fonctionnement de l'économie dans une terminologie physiocratique, même si l'on ne pouvait "tirer aucune règle pratique d'une telle description"44. Spence, en somme, était un homme de paille vivant. James Mill choisit de répliquer de manière indirecte et de détruire les arguments de Spence un à un, plutôt que de prêter la même attention à l' œuvre bien plus importante de Lauderdale, qu'il connaissait pourtant très bien à cette époque 45 . L'existence d'auteurs comme Spence n'est pourtant pas simplement une complication pour ceux qui étudient la controverse concernant la surabondance générale de nos jours. Dès l'époque, les auteurs de cet ordre fournissaient aux opposants de la loi de Say une occasion de répondre aux théories sous-consommationnistes vulgaires et aux illusions physiocratiques plutôt que de se confronter aux arguments essentiels de leurs adversaires principaux.
La demande et la croissance chez Malthus Quand bien même tous ceux qui ont écrit sur les débats concernant la surabondance générale ont, comme Kelnes, considéré que Malthus était le principal des opposants à la loi de Say4 , l'on peut noter que les traits fondamentaux de l'analyse malthusienne étaient d'ores et déjà présents dans les Nouveaux principes de Sismondi qui ont été publiés un an avant les Principes 43. Ibid., pp. 170-73. 44. Ibid., p. 142. 45. James Mill, Commerce Defended, p. 96n. Le fait que cette œuvre était essentielle était bien connu. [James Mill], "Lord Lauderdale on Public Wealth", The Literary Journal, juillet 1804, 17-18. 46. John Maynard Keynes, Essays in Biography , éd. Geoffrey Keynes, New York, Horizon Press 1951, pp. 81-124 ; John Maynard Keynes, The General Theory of Employment, Interest and Money, New York, Harcourt, Brace and Co., 1936, pp. 362-64 ; Paul Lambert, "The Laws of Markets Prior to J.-B. Say and the Say Malthus Debate", International Economic Papers nO 6 (1956), pp. 7-22 ; Paul Lambert "Malthus et Keynes: nouvel examen de la parenté profonde des deux œuvres", Revue d'économie politique, p. 72 , n° 6, novembre-décembre 1962,783 829 ; James J. O'Leary , "Malthus and Keynes ", Journal of Political Economy, L, n06, décembre 1942, 901 19 ; Morton Paglin, Malthus and Lauderdale: the Anti-Ricardian Tradition, New York, Augustus M. Kelley, 1961, p. 13; B. A. Cory, Money Savings and Investments in English Economics, 1800-1850, Londres, St. Martin's Press, 1962, p. 125.
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d'économie politique de Malthus, et que Malthus avait lu les Nouveaux principes avant de rédiger son propre ouvrage 47 . L'on ne peut pourtant pas parler de plagiat. Bien que Sismondi dispose dans les faits d'une antériorité objective, Malthus manifeste une originalité subjective que l'on peut établir au travers du fait que beaucoup des idées qu'il développa dans son ouvrage se trouvaient dans la correspondance qu'il échangea avec Ricard048 en 1819, avant la parution des Nouveaux principes. L'on trouve, qui plus est, chez Malthus, deux idées importantes que l'on ne trouve pas chez Sismondi: 1) les concepts de fonction d'offre et de demande et 2) une théorie de la croissance et des politiques de soutien à la croissance découlant de l'analyse du revenu d'équilibre et des phénomènes de surabondance générale.
• L'offre et la demande Un certain nombre des caractéristiques fondamentales de l'analyse Sismondi-Malthus sont difficiles à énoncer sans le recours au concept de fonction qui permet de faire la distinction entre l'accroissement d'une quantité le long d'une courbe donnée, et un mouvement vers le haut de la courbe ellemême. C'est ainsi par exemple qu'un accroissement de la demande correspondait pour Sismondi et Malthus à un accroissement de la volonté de faire un sacrifice 49 pour obtenir un produit désiré: un accroissement de la quantité demandée, comme il en survient en période de surproduction, n'était pas à proprement parler pour eux un accroissement de la demande 50 . Sismondi et Malthus faisaient aussi une distinction entre un investissement accru s'opérant à un niveau donné de développement technique - quand c'est "dans la nature des moyens disponibles d'employer le capital d'une manière de moins en moins avantageuse"51 - et un investissement accru s'opérant en réponse à un progrès technique 52 : ce qui veut dire qu'ils opéraient une distinction (que l'on avait trouvée antécédemment chez Lauderdale) entre un mouvement vers le bas le long de la courbe de rentabilité marginale du capital et un mouvement de la courbe elle-même. 47. Ricardo, Works, VIII, 108-09; Malthus, Princip/es, p. 323 ; la seconde référence renvoie
à
un commentaire de la critique des Nouveaux principes parue dans la Edinburgh Review. 48. Par exemple, l'accent mis sur la production future plutôt que sur la production présente (Ricardo, Works ,VI, 111-12), sur le fait que le marché peut "toujours" être équilibré -"cela fait une infinie différence" de savoir si cela a lieu dans des conditions qui "encouragent la reproduction" ou qui la "découragent" (ibid., p. 303), le rejet de l'argument parlant de désirs insatiables, présenté comme inapproprié (ibid., p. 142, ibid., VII 122), et l'interrogation de la notion d'investissement excessif(ibid., VI, 155-56). 49. Malthus, Princip/es, pp. 366, 384, 403 ; Nouveaux principes, II, 254 259 ; voir aussi Richesse commerciale, I, 347. 50. Etudes, II, 233, 403 ; Malthus, Quarter/y Review (avril 1823),226-27 ; Malthus, Princip/es, p.68. 51. Ricardo, Works, VI,167. 52. Malthus, Princip/es, pp. 351-52 ; Nouveaux principes, I, 247-48.
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Malthus séparait en outre l'accroissement de l'épargne tirée d'un revenu donné et l'accroissement de l'épargne tirée d'un revenu accru 53 . Tout en condamnant toute épargne quantitativement excessive, il considérait néanmoins comme souhaitable une maximisation de la fonction d'épargne au sens où celle-ci était à même, notait-il, de permettre à la croissance de durer 54 . Dès 1814, Ricardo écrivait à Malthus: "Nous n'attachons pas la même signification au mot demande"55. La signification ricardienne -"quantité demandée"- se trouvait redéfinie par Malthus comme étendue de la demande ou demande effective, signification qu'il opposait à celle d"'intensité" de la demande 56 . L'étendue de la demande était aux yeux de Malthus uniquement "la quantité de marchandises achetées"57. Il écrivait: " ... ce n'est pas seulement en donnant plus d'étendue à la consommation que la demande fait hausser les prix, puisque c'est toujours au moment où les prix sont les plus bas que l'étendue de la consommation est plus grande"58. Par contraste, il définissait "l'intensité" de la demande ainsi : "Le sacrifice que les demandeurs sont capables et désireux de faire afin de satisfaire leurs désirs. C'est cette espèce de demande seule qui, confrontée à l'offre, détermine les prix et la valeur"59. Une demande accrue en ce contexte ne pouvait que correspondre à la volonté de faire un "plus grand sacrifice" qu'auparavant afin d'obtenir le produit désiré 60 ou, comme un auteur de l'époque l'a écrit en paraphrasant Malthus, à "une disposition à accepter de donner plus pour acheter la quantité effectivement achetée ou pour acheter plus au même taux"61 - donc à un mouvement de la courbe de demande. Dans une même direction, l'offre était définie par Malthus en termes de "condition" nécessaire de la demande, ou en termes de fonction, elle aussi 62 . Malthus notait que le coût de production en tant que condition de l'offre était d'une manière générale un facteur important dans la détermination des prix 63 , mais que l'offre était le facteur prééminent dans la mesure où elle jouait même dans les cas où le coût de production ne pouvait, lui, pour une raison ou pour une autre, être considéré comme pertinent64 . L'analyse ricardienne 53. Malthus, Princip/es, pp. 365, 367, 430. 54. Ibid., p.60 ; voir aussi [Samuel BaileyJ, An Inquiry into These Princip/es Respecting the Nature of Demand and the Necessity of Consumption Late/y Advocated by Mr. Malthus, pp. 53,
65. 55. 56. 57. 58. 59. 60. 61. 62.
Ricardo, Works, VI, 129. Malthus, Princip/es, pp. 65n-66n ; Malthus, Definitions, pp. 244-45. Malthus, Definitions, p. 244. Malthus, Princip/es, p. 68. Malthus, Definitions, p. 245. Malthus, Princip/es, pp. 65n-66n. [Samuel BaileyJ, Observations on Certain Verbal Disputes, p. 65. Malthus, Princip/es, pp. 71, 73, 74; Malthus, Definitions, pp. 242-43 ; Malthus, Measure of Value, pp. 17,19. 63. Malthus, Princip/es, pp. 71, 72, 74. 64. Ibid., pp. 70, 71, 74.
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consistant à considérer que la valeur était - pour des marchandises produites dans un cadre de compétition et dans une perspective d'équilibre à long terme - déterminée par le coût de production apparaissait à Malthus comme désignant un simple cas particulier dans une détermination générale de la valeur par l'offre et la demande - cette détermination jouant pour les marchandises produites dans un contexte de compétition65 comme pour les marchandises produites dans un contexte de monopole, et pour les périodes (intervalles) d'ajustement comme pour l'équilibre à long terme66 . La demande n'était pour autant pas conçue par Malthus seulement en termes de fonction, mais aussi en termes d'utilité. Jean-Baptiste Say a été généralement considéré comme étant le véritable pionnier dans le développement de la théorie utilitaire de la valeur, il donna néanmoins des significations diverses à la notion d'utilité et quelquefois celle-ci correspondit chez lui à l'évaluation subjective de l'agent économique, parfois à l'idée - qui lui était propre - d'utilité réelle67 . La définition par Malthus de l'utilité en termes d"'estimation" correspond beaucoup plus au concept moderne d'utilité dans la mesure où elle repose entièrement sur les sensations subjectives68 de l'agent économique. Malthus refusa en pratique le recours au mot utilité et émit des objections quant à l'usage ambigu que Say en faisait dans sa théorie de la valeur69 , mais il n'était pas opposé à la théorie utilitaire de la valeur en tant que telle. Il lui apporta au contraire des clarifications et des précisions, et souligna le caractère selon lui pleinement subjectif de la valeur. Il tira sur cette base des conclusions macro-économiques similaires à celles présentes chez Sismondi : "A moins que le prix que les individus ou la société mettent à l'objet produit ne compense le sacrifice 9,u'on a fait pour l'obtenir, une telle richesse cessera d'être produite à l'avenir" o. La notion de valeur avait donc deux significations pour lui et désignait : 1) le rapport d'échange entre les marchandises et/ou 2) le rapport entre l'estimation d'une marchandise et la désutilité nécessaire pour obtenir cette marchandise71 . Malthus rejetait l'idée selon laquelle la valeur relie simplement une marchandise à une autre, dans la mesure où "en un pays où il n 'y a que des daims et pas de ratons-laveurs ou d'autres produits avec lesquels les comparer", la valeur que l'on peut accorder aux daims ne peut en aucune façon se 65. Ibid., pp. 70, 71. 66. Ibid., pp. 65n-66n, 72; Definitions, p. 221 ; Measure of Value, p. 44. 67. Say a commencé par définir l'utilité comme la capacité qu'ont certaines choses de satisfaire les divers besoins de l'humanité", Traité d'économie politique, p.66. Le mot utilité a cependant été utilisé plus tard par lui pour désigner les "objets du désir rationnel", et non les "besoins artificiels", ibid., p. 208 ; voir aussi p. 402, 413, 414n. 68. Malthus, Principles, pp. 300-301 ; Definitions, pp. 207-08, 235. 69. Definitions, pp. 22, 250, 251 ; Quarterly Review, janvier 1824, 298, 304 ; lettre à Say dans 1.-B. Say, Œuvres diverses de J.-B. Say, p. 507. 70. Malthus, Principles, pp. 361,302. 71. Malthus, Definitions, pp. 235, 251.
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trouver indiquée par le fait qu'un homme n'hésitera pas à "parcourir une distance de cinquante miles pour s'en procurer un"n. En bref, ajoutait-il, si la valeur réelle de marchandises peut être considérée comme équivalente à l'estimation qui en est faite, cette valeur peut être mesurée par la quantité de travail qu'elle implique"73. Ce qui lui permettait d'introduire le concept de valeur totale de la production - "valeur de la production d'ensemble"74 - qui devait se révéler important pour l'analyse de la surabondance générale, et incidemment - déconcerter et exaspérer ses critiques 75. Les valeurs définies en termes de rapports d'échange ne peuvent indubitablement pas monter ou descendre dans leur globalité - aspect que Malthus a maintes fois reconnu 76. Mais, précisait-il, limiter l'usage du terme de valeur à la description de la simple relation d'une marchandise à une autre serait fondamentalement lui faire "perdre son utilité"77. Et si un accroissement quantitatif de la production tend en général à correspondre à un accroissement de la valeur ou de la commande de travail, il n'en est pas ainsi dans une période de surproduction ou de surabondance où une simple abondance de marchandises ne peut être à même de susciter "l'emploi d'un nombre de travailleurs identiques au nombre de travailleurs"78 qui ont produit les marchandises concernées. Dans une période de surproduction ou de surabondance, le produit global d'un pays évalué en ~uantité de travail nécessaire voit donc, disait Malthus, sa valeur chuter7 . Il y a "insuffisance de la demande"80 sans aucune déperdition dans le flux circulatoire, et la surabondance générale à même de survenir peut apparaître n'être qu'une simple extension d'une surabondance partielle: " .. .il est tout à fait évident que cette masse de marchandises peut, si on la compare au travail contre lequel elle doit être échangée, voir sa valeur chuter dans une situation de surabondance, tout comme une marchandise perd de la valeur dans une situation d'offre excessive"81. La dispro~ortionnalité (cause des dépressions temporaires dans le système ricardien 2) n'était pas nécessaire à la réfutation par Malthus de la thèse selon laquelle un accroissement de la quantité offerte entraîne nécessairement un accroissement de la quantité demandée: "On a soutenu que la demande n'est autre chose que l'offre d'échanger un produit contre un autre qui aurait nécessité la même quantité de travail. 72. Ibid., p. 73. Ibid., p.
128. 117. 74. Malthus, Principles, pp. 362, 365, 388, 394, 413, 426 ; Ricardo, Works, VI, 131 ; Quarterly Review,janvier 1824,315. 75. [John Stuart Mill], "Political Economy", Westminster Review, janvier 1825,224 ; [Samuel Bailey], Observations on Certain Verbal Disputes on Political Economy, pp. 22, 59. 76. Malthus, Definitions in Political Economy, p. 64, par exemple. 77. Ibid., p.186. 78. Malthus, Principles, p. 396. 79. Ibid., p. 364. 80. Malthus, Definitions, p. 247. 81. Malthus, Principles, p. 316. 82. Ricardo, Works, II, 305, 306, 366,
413, 415; ibid., VIII, 277, 334n.
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Mais est-ce là tout ce qui constitue la demande effective? Quoique chaque produit puisse avoir coûté la même quantité de travail et de capital pour sa production, et soit exactement l'équivalent de l'autre dans l'échange, cependant, pourquoi ces deux produits ne pourraient-ils pas être abondants au point de ne pouvoir pas payer plus de travail qu'ils n'en ont coûté, en d'autres termes pour ne plus offrir de profit? Et, dans ce cas, comment la demande pour ces produits pourrait-elle être effective? Serait-elle suffisante pour encourager constamment leur production ? Non, assurément. Il est possible que les rapports entre les produits n'aient point changé, mais leurs rapports avec les besoins de la société, et avec la main-d'œuvre nationale et étrangère, peuvent avoir éprouvé des changements très importants"83. Keynes, suivi en cela par d'autres économistes, a attribué à Malthus l'élaboration d'une théorie monétaire permettant de mettre au jour les faiblesses de l'analyse en termes de troc mise en place par les partisans de la loi de Say84. Aucun des textes importants de Malthus ne contient pourtant de théorie monétaire systématique, et les affirmations de l'importance de la monnaie que l'on y trouve ne vont guère au-delà du soulignement de ceci que l'analyse classique ne peut, sans la monnaie, parvenir à des descriptions adéquates 85 . Les thèses de Malthus étaient aussi peu centrées sur la monnaie que celles des défenseurs de la loi de Say, ou celles de Sismondi, Lauderdale, Spence, et Chalmers qui ont tous souligné clairement que leurs thèses ne reposaient pas essentiellement sur des éléments monétaires. La seule différence est que ces derniers se donnaient pour tâche, dans la continuation d'Adam Smith, de dénoncer les erreurs découlant des conceptions populaires du rôle de la monnaie86 , alors que Malthus considérait que le "zèle des économistes à corriger les conceptions absurdes des classes mercantiles"87 était excessif. La différence reposait donc sur une question d'appréciation. Même s'ils affirmaient qu'il n'y avait pas de thésaurisation88 , que l'argent était "immédiatement" redépensé 89 , et que la vitesse de circulation était constante90 , les théoriciens de la surabondance disaient aussi que des encaisses oisives étaient susceptibles de s'accumuler pendant une surabondance générale. Leur approche de la monnaie, comme celle des orthodoxes, était pour l'essentiel une approche combinant une quasi-absence de prise en 83. Malthus, Principles, p. 317. 84. J. M. Keynes, Essays in Biography, p. 116 ; Paul Lambert, L'œuvre de John Maynard Keynes, I, 78. 85. Malthus, Principles, p. 324n ; Definitions, pp. 54-60n. 86. Lauderdale, Nature and Origin of Public Wealth, p. 4 ; Nouveaux principes, I, 54, 120, II, 15,51,52; Political economy, pp. 81, 82; Etudes, II, 317, 318, 357, 358, 360, 360, 395, 428. 87. Ricardo, Works, VI, 21. 88. Chalmers, On Po/itica/ Economy, p. 96 ; Malthus, Definitions, p. 238 ; Malthus, Princip/es, p. 38 ; Spence, Tracts on Political Economy, pp. 30-31. 89. Nouveaux principes, I, 278 ; Political Economy, p. 79. 90. Nouveaux principes, II, 82, 95 ; Politica/ Economy, p. 92.
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compte - pour les périodes implicitement longues, et une reconnaissance ad hoc de l'impact des fluctuations monétaires - pour le court terme. Quand bien même Sismondi pensait qu'il serait irrationnel de permettre une stagnation inutile des fonds, car cela impliquerait des pertes d'intérêt 91, il n'en reconnaissait pas moins que pendant une crise, la quantité de monnaie en circulation diminue: "dès lors que, vu les incertitudes, tout le monde préfère perdre de l'intérêt sur une certaine somme plutôt que de risquer le principal de cette somme"92. Ses affirmations concernant une stabilité à long terme de la vitesse de circulation monétaire 93 ne l'empêchèrent pas pour autant de soutenir corollairement que la vitesse de circulation déclinait pendant les crises94 et de plaider en faveur d'une reflation contrôlée en de telles circonstances 95 . Lauderdale dans une même direction proposa une analyse qui procédait en termes réels afin d'éviter les complications provenant d"'aménagements financiers proliférants"96, mais il observa parallèlement que la monnaie pouvait pendant un certain temps être laissé oisive dans les banques97 ; Malthus lui aussi nia que la thésaurisation pouvait être considérée comme un comportement général98 , mais mentionna l'existence possible d'encaisses oisives pendant les dépressions 99 . Les raisons de ce traitement apparemment incohérent de la monnaie demandent quelques explications. Les économistes orthodoxes et les économistes dissidents de la période soulignaient beucoup plus que ne le font les économistes modernes l'importance de la causation prise en un sens séquentiel plutôt qu'en un sens de détermination simultanée de la valeur de variables reliées. Ricardo ainsi prenait pour base de ses analyses des marchandises qui avaient changé de valeur relative les unes par rapport aux autres, et cherchait fondamentalement à découvrir quelles valeurs avaient réellement changé, c'est-à-dire quels changements des coûts de production avaient été à l'origine des autres changements, etc. 100. Les théoriciens de la surabondance abordèrent la monnaie d'une manière similaire. Les mouvements monétaires n'étaient pas à leurs yeux la cause originale ou la cheville ouvrière du phénomène analysé 10 1, et les variations rencontrées trouvaient leur origine dans l'offre de marchandises, et non dans l'offre de monnaie102. La monnaie, selon eux, pouvait resNouveaux principes, Il, 82 ; voir aussi Richesse commerciale, 1, 133n. Nouveauxprincipes, Il, 83; Etudes, Il, 394. Ibid., Il, 10, 44, 80, 82, 95. Ibid., Il, 83. Ibid., Il, 84. 96. Lauderdale, Nature and Origin of Public Wealth, p. 212. 97. Lauderdale, Three Letters to the Duke of Wellington, p. 75. 98. Malthus, Principles, pp. 38 325 ; Definitions, p. 238. 99. Malthus, Definitions, p. 66. 100. Ricardo, Works, 1,17-18. 101. [T. R. Malthus], "Depreciation of Paper Currency", Edinburgh Review, XVII, 91. 92. 93. 94. 95.
février 1811,359,343 ; voir aussi 342, 344. 102. Ricardo, Works, VI, 41.
n°
XXIV,
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ter oisive après une surabondance générale dans la mesure où le taux de rendement du capital réel était alors inférieur au prix d'offre à long terme de ce même capital réel, ce qui tendait à maintenir le taux de l'intérêt du capital monétaire lui aussi en dessous du prix d'offre à long terme de celui-ci. Si la surabondance était purement nationale, une autre réaction possible à une situation de cet ordre pouvait être, notaient-ils, une exportation de capital 103 . Mais ce n'étaient là, le cas échéant, que les effets monétaires périphériques, et non les causes: les "conséquences nécessaires" de "la surproduction et du surcommerce" 104. Les conséquences ultérieures possibles des encaisses oisives et des mouvements d'exportation des capitaux ne se trouvaient pas suivies à la trace, et le rôle mineur ainsi attribué à la monnaie n'était pas un motif de désaccord avec les défenseurs de la loi de Say. Jean-Baptiste Say, Robert Torrens et John Stuart Mill se référaient eux aussi à la possibilité qu'une contraction du crédit ou des encaisses monétaires oisives survienne pendant les dépressions lO5 . Les essais publiés par J. S. Mill traitent en outre de la déficience de la demande de monnaie et des effets de l'accroissement des dépenses sur l'activation des ressources non employées lO6 - éléments qui peuvent être considérés comme ayant joué le rôle de signes avant-coureurs des thèses économiques keynésiennes. Bien plus fortement que tous les éléments rencontrés chez les théoriciens de la surabondance. Pour Malthus, la monnaie était censée, à la différence des marchandises, correspondre à une commande de travail relativement stable lO7 et elle pouvait traduire les "estimations"108 et les changements d'un prix monétaire de la production globale qui pouvait dès lors être considéré comme indiquant si la valeur de celle-ci changeait proportionnellement à la quantité produite, donc s'il existait un niveau de production susceptible de s'équilibrer. Une fois encore, la monnaie ainsi était considérée comme un effet ou comme un symptôme dérivé plutôt que comme un facteur causal à même de changer le résultat final.
• Développement, consommation et épargne Pour Malthus, le développement économique était "l'objet essentiel de toutes les analyses menées dans le domaine de l'économie politique"109. 103. George William Zinke, "Six Letters from Malthus to Pierre Prevost", Journal of Economic novembre 1942, 178. 104. Malthus, Definitions, p. 66. 105. J.-B. Say, Letters to Malthus, pp. 45n-46n ; J.-B. Say, Cours complet, I, 475 ; John Stuart Mill, Essays on Sorne Unsettled Questions of Political Economy, p. 72 ; Robert Torrens, An Essay on the Production ofWealth, p. 421. 106. John Stuart Mill, Essay on sorne Unsettled Questions of Political Economy. 107. Malthus, Definitions, pp. 164, 171 ; Malthus, Principles, pp. 385, 393. 108. Malthus, Princip/es, pp. 393-94; Definitions, pp. 166, 178-79. 109. Ricardo, Works, VII, 122.
History,
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L'approche de la question de l'équilibre et celle de la possibilité d'une surabondance générale telles qu'elles figurent dans le dernier chapitre des Princip/es constituaient seulement un fragment de l'objet de ce chapitre, et non son objet principal. L'objet principal du chapitre était l'explication du progrès de la richesse et, sur un plan pratique, la tentative de découvrir quels sont "les stimulants qui favorisent le plus directement, le plus puissamment, la création constante" de celle-cP 10. L'analyse de l'épargne et de la consommation était menée dans le contexte ainsi dessiné. Ainsi: "Il nous reste à examiner quel est l'état de choses qui dispose en général une nation à accumuler ; et ensuite quel est l'état de choses qui tend à rendre cette accumulation plus productive, et qui conduit à un accroissement additionnel et continu du capital et de la richesse" III. Une simple augmentation de la quantité épargnée, écrivait Malthus, "peut tendre - en faisant baisser le profit ou l'intérêt - à diminuer de manière prématurée les motifs de l'accumulation" 112 : or l'important à ses yeux était (a) de discerner ce qui permet "l'accroissement permanent de la richesse"113, (b) de comprendre ce qui peut permettre de maintenir "les motifs d'accumulation" 114, et (c) d'analyser les "causes susceptibles d'encourager ou de décourager l'accroissement de la richesse" 115 . Malthus établissait une analogie entre croissance de la population et croissance du capital qui fut reprise et élaborée plus tard par Thomas Chalmers, et selon laquelle: 1) une croissance équilibrée de l'un ou de l'autre ne pouvait que renforcer le développement . économique et le bien-être, et 2) une croissance au-delà des limites d' équilibre en une période donnée conduirait seulement à une baisse des bénéfices et à une contraction subséquente de la quantité offerte, même si 3) ce qui était une quantité excessive en une période donnée pouvait être une quantité normale, voire déficitaire, dans une période ultérieure où les conditions seraient plus favorables 116. En dépit du caractère évidemment désirable de la croissance de la population, il serait inutile et insensé d'encourager directement la natalité sans qu'existe corollairement une demande de travail suffisante car, ajoutait Malthus, il en résulterait alors seulement une misère et une mortalité accrues faisant que l'augmentation finale de la population serait faible ou nulle. "Le même type de raisonnement devrait être appliqué au taux de profit et à l'accumulation du capital"117, notait-il encore. C'est pourquoi "il serait aussi vain, si l'on entend susciter une croissance permanente de la richesse, de pro110. Malthus, Princip/es, p. 310. III. Ibid., p. 314. 112. Ibid., p. 328 ; Ricardo, Works, IX, 20. 113. Malthus, Princip/es, p. 330. 114. Ibid., p. 398. 115. Quarter/y Review, janvier 1824, 332. 116. Ibid., p. 328 ; Chalmers, On Politica/ Economy, chapitre VI, passim. 117. Malthus, Princip/es, p. 328.
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céder à une incitation excessive à l' épargne, ~ue de procéder à une incitation excessive à l'augmentation de la population" 18. Si Malthus appliquait ainsi son raisonnement - où peut se lire déjà en filigrane le théorème de la toile d'araignée - à la population et au capital 119, il n'en défendait pas moins - ce que ne doivent pas dissimuler ses objections à l'encontre de l'épargne excessive - la croissance de l'épargne désirée, en ce qu'elle permettait selon lui "l'accroissement annuel permanent optimum de la valeur des matériaux et du capital"120. Selon lui, la consommation, ou "consommation improductive", en tant que distincte de l'investissement ("consommation productive"), pouvait aussi, si l'objectif recherché était la croissance, se trouver considérée comme une fonction plutôt que comme une quantité. C'est pourquoi il considérait la propension à dépenser ce que l'on possède comme une donnée mineure par rapport à ses préoccupations: "Le plus important des problèmes découlant de la prise en compte des besoins de l'humanité est celui lié à la possibilité de susciter les efforts nécessaires pour acquérir les moyens de dépenser"121. Malthus, sur cette base, pouvait souligner la nécessité tout à la fois d'une consommation plus importante et d'une épargne plus substantielle: non pas en tant que quantités ou en tant que fonctions du revenu courant, mais en tant qu'alternatives aux loisirs ou à "l'indolence"122. Il souhaitait donc accroître le taux marginal de substitution de l'épargne et de la consommation (c'est-à-dire du revenu réel) aux dépenses de loisirs. La quantité ex post consommée (productivement et non-productivement) était dans ce cadre, par définition, toujours égale à la quantité produite, mais Malthus se référait corollairement à la possibilité que la production se révèle être en fort excès par rapport à la consommation ex ante - ce que montre clairement l'utilisation dans le texte des expressions "volonté de consommer" et "pouvoir de produire" 123. Malthus soutenait que la thèse de James Mill selon laquelle la consommation (demande globale) était coextensive à la production pouvait être considérée comme valide si l'on s'en tenait strictement à la définition de la 118. Ibid., 1" éd., p. 573; voir aussi p. 375. T. R. Malthus, An Essay on the Principle of Population, Everyman éd., Londres: J.M. Dent, 1958, J, 15-16, 17; ibid., II, 36-37. 120. The Measure of Value, p. 60 "La préoccupation centrale de Malthus est, sur cette base, de maximiser le taux d'épargne. B. J. Gordon et T. S. Jilek, "Malthus, Keynes et l'apport de Lauderdale", Revue d'économie politique, 75, nOI (janvier-février 1965), 120. Gordon et Jilek ont été critiqués pour la conclusion à laquelle ils sont parvenus par R. D. C. Black, "Parson Malthus, the General and the Captain", Economic Journal, LXXVII, n° 305, mars 1967,62, et par Paul Lambert, "Lauderdale, Malthus et Keynes", Revue d'économie politique, janvier-février 1966,
119.
56. 121. 122.
Malthus, Principles, p. 403. "La tendance à consommer se trouve fortement contredite par l'amour de l'indolence ... Il est vrai que la richesse produit des désirs; mais c'est une vérité plus importante encore que les désirs produisent de la richesse". Ibid., 1" éd., p. 586; voir aussi pp. 468-70; et 2' éd., pp. 401-02. 123. Ibid., p. 7.
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consommation en tennes de quantité consommée (productivement et improductivement), mais cette thèse lui paraissait être un "truisme tout aussi évident qu'inutile"124. Le problème auquel il se confrontait n'était pas celui de l'équilibrage du marché à un moment donné, mais celui de la possibilité que la croissance économique dure l25 . La volonté exprimée par Malthus de préserver l'existence de consommateurs improductifs, tels que les propriétaires fonciers ou les détenteurs de sinécures payées par l'Etat, ne découlait pas, comme ses critiques l'ont écrit l26 , d'une croyance naïve en ce qu'un simple transfert d'une fraction de la demande des travailleurs et des entrepreneurs situés dans le secteur productif était à même de constituer un accroissement net de la demande globale. Malthus, comme Sismondi en cela, considérait que les ouvriers ne voudraient pas continuer à s'adonner à un travail au-delà du niveau où le revenu tiré de celui-ci leur pennettrait d'obtenir de quoi satisfaire leur besoins l27 . Il considérait que les entrepreneurs réagiraient de manière identique l28 . Mais à ses yeux, ce type d'évaluation n'entrait pas dans les calculs de ceux qui vivent de revenus monétaires fixes, que ces revenus aient été obtenus "par héritage ou sans rapport à un travail"129. Et, selon lui, les dépenses sans restrictions de ceux-là "sont ce qui pennet de maintenir un niveau de vie plus élevé" que ce ne serait le cas autrement. Plus encore, précisait-il, les divers revenus que de telles personnes reçoivent des membres productifs de la société font que ces derniers doivent "travailler plus durement" pour disposer d'un niveau de vie décent l30 . Dans le système malthusien dès lors, le revenu des consommateurs improductifs n'était pas une rente économique, mais plutôt un prix d'offre nécessaire aux efforts productifs - quand bien même ces efforts n'étaient pas ceux des bénéficiaires. Malthus reconnaissait le désagrément qu'il y avait à maintenir des producteurs potentiels en position d'oisiveté, mais considérait 124. Malthus, Definitions, p. 47. 125. L'interprétation à laquelle j'ai procédé dans un article plus ancien a été critiquée sur la base du fait que Malthus "croyait" que la consommation serait inférieure à la production (R.D.C. Black, op. cit., p. 62). Il devrait néanmoins ressortir des affirmations citées dans les notes 123 et 124 que Malthus ne voulait pas dire que la quantité consommée serait inférieure à la quantité produite -ce qui était l'essence de mon argument, même si mes phrases n'étaient pas aussi précises qu'elles auraient du l'être. Thomas Sowell, "The General Glut Controversy Reconsidered", Oxford Economie Papers, novembre 1963, pp. 198-99. 126. J.-B. Say, Lettres à Malthus, p. 30 ; J.-B. Say, Traité d'économie politique, p. 141 ; [John Mc Culloch], Edinburgh Review, mars 1821, 122-23; Ricardo, Works, II, 207, 423, 436, VIII,
301.
127. Nouveaux principes, J, 84, 110, II, 265 ; Malthus, Princip les, p. 334 ; voir aussi Malthus, An essay on the Principle of Population, Everyman ed., Il, 25. 128. Malthus, Principles, p. 335. 129. Ibid., p. 379. 130. Ibid., p. 409. Un raisonnement similaire apparut dans Mc Culloch, Principles of Political Economy, pp. 62-63. L'argument de Malthus s'est vu rejeté pour des raisons morales dans [Samuel Bailey], Observations on Certain Disputes, pp. 66-67.
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que la seule question à se poser sur un plan empirique était celle des proportions optimales du transfert 131 . L'existence d'une consommation improductive était importante aussi à ses yeux pour une autre raison. Dans la mesure où la production totale était égale aux dépenses totales et où ces dernières consistaient en consommation productive et en consommation improductive (en investissement et en consommation au sens moderne du terme), la consommation improductive en tant que seule alternative à l'investissement était à même de rermettre, "sans interruption", la reproduction des "motivations à produire"13 : c'est-à-dire à même d'empêcher qu'une épargne excessive ne fasse tomber le taux de rendement du capital en dessous du prix d'offre des fonds empruntables .
• Population et emploi Quand bien même la logique de la théorie de la surabondance qu'il avait mise en place débouchait sur un modèle où l'équilibre prévalait initialement tout à la fois sur le marché du capital et sur celui du travail, Malthus partageait l'opinion prévalente découlant des analyses d'Adam Smith, selon laquelle les salaires sont en général et en pratique situés au-dessus du niveau de "subsistance", qui constitue le niveau d'équilibre à long terme 133 . Ce qui signifie que la croissance continue, accompagnée d'une croissance continue de la demande de travail, était nécessaire à ses yeux au maintien du niveau existant des salaires dans un cadre de plein emploi. Bien que, sur ces bases, la courbe d'offre de travail à long terme soit infiniment élastique au niveau de subsistance (SL dans la figure 2), le déphasage temporel nécessaire pour qu'une nouvelle génération d'ouvriers grandisse (ou pour que la réduction du taux de mortalité permette un accroissement de la population plus important que ce ne serait le cas autrement) créait une courbe d'offre de travail à court terme croissante en chacun des points de la courbe à long terme: (SI, S2, S3, S4 ).
131. George William Zinke, "Six Letters from Malthus to Pierre Prevost", Journa/ of Economic History, novembre 1942, 180-81 ; Malthus, Princip/es, pp. 409-10. 132. Ricardo, Works, IX, 20. 133. Malthus, Princip/es, pp. 223-24, Adam Smith, La richesse des nations, pp. 69-71, 74-75 ; Ricardo, Works, l, 94-95.
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Figure 2 SALAIRES S1
I-----"----''r---'---......---JC.--i--'lr---''--',,-- SL
04
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MAIN-O'OEUVRE
Avec une demande de travail en hausse constante (Dl, D2, D3, D4) , les salaires effectifs à court terme (WA) pouvaient rester indéfiniment plus élevés que les salaires de subsistance à long terme (WS), Quand le développement économique ralentissait ou s'arrêtait, cependant, - de manière permanente dans "l'état stationnaire" ricardien, de manière temporaire dans la théorie de la surabondance de Sismondi-Malthus - la main-d'œuvre continuait à augmenter (la courbe d'offre à court terme s'aplatissait jusqu'à coïncider avec la courbe à long terme), L'argent disponible pour payer les salaires diminuait, ce qui entraînait soit une réduction générale des salaires soit une hausse du chômage accompagnée d'une rigidité salariale orientée à la baisse, Sismondi affirma à propos d'une situation de cet ordre que "le salaire de chaque ouvrier diminue" 34, mais il évoqua aussi l'hypothèse du chômage l35 . Pour Malthus, le chômage était en un tel cas un "préliminaire douloureux mais presque inévitable à une baisse brutale des salaires monétaires versés aux travailieurs"136, Ce qui veut dire que pour lui, si les ouvriers en activité étaient alors à même de se voir verser des salaires situés au-dessus du niveau de subsistance et du niveau d'équilibre, d'autres ouvriers se retrouvaient parallèlement au chômage 137. 134. Nouveaux principes. l, 247. 135. Ibid., II, 271. 136. Malthus, Principles, p. 393.
137. George William Zinke, "Six Letters from Malthus to Pierre Prevost", Journal of Economie 1942), p. 185 ; Malthus, An Essay on the Principle of Population, Everyman
History (novembre éd., II, 138.
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L'important ici était que dans le système malthusien, la simple cessation de la croissance provoquait le chômage dans une population qui - en réponse aux salaires antécédents situés au-dessus de la subsistance, avait continué à croître "sur la lancée de la période précédente"138, et qui - de facto - croissait au-delà du niveau auquel elle pouvait être employée pour les salaires pratiqués. C'est pourquoi, "la sta~nation ne peut qu'exclure la population montante du marché de l'emploi" 39. Le problème qui se posait était dès lors d'employer dans ces conditions une population croissante l4O . Si la demande de travail s'arrêtait en D 3 et si les salaires restaient rigides en WA, alors - en supposant que D' soit une hyperbole rectangulaire, comme la théorie du fonds salarial le suggérait -le chômage L 3, L' 3 émergeait l41 . Le contraste existant entre la théorie malthusienne de la population selon laquelle la croissance de la population vient buter sur les moyens de subsistance, et la théorie ultérieure de la surabondance générale - selon laquelle "un pays est toujours susceptible de voir les fonds destinés à payer le travail s'accroître plus rapidement que la population"142, s'est trouvé mis en évidence par des critiques de l'époque tout autant que par des commentateurs plus récents 143. Même si les apparences semblent montrer que Malthus (comme Chalmers) concevait l'existence d'une symétrie entre croissance de la population et croissance du capital, la théorie malthusienne de la population reposait précisément sur une asymétrie entre elles : et énonçait que le taux de croissance potentielle de la première est toujours supérieur à celui de la seconde. Le fait que les salaires se maintiennent en général au-dessus du niveau de subsistance dans les conditions smithiennes décrites ci-dessus (figure 2) n'invalidait pas cet énoncé. Le fait, par contre, qu'une génération plus tard, les salaires puissent continuer de se maintenir au-dessus de la subsistance, impliquait que, contrairement à ce que disait Malthus, la croissance de la population n'avait pas été limitée par les moyens de subsistance pendant la période intermédiaire, et que cette croissance avait été suffisante pour que des fractions supplémentaires de population atteignent l'âge de travailler, et tirent à nouveau les salaires à la baisse par le biais d'une compétition accrue. Les Principes de Malthus contenaient néanmoins des exemples tirés de l 'histoire dans lesquels une hausse du niveau de vie persistait pendant plus d'une génération 144. 138. Malthus, Princip/es, p. 417. 139. Ricardo, Works, IX, 20 140. Ibid. p. 10.
141. Ce qui veut dire que les salaires réels globaux reçus par les travailleurs employés seraient égaux aux salaires réels globaux qui auraient été reçus si la force de travail totale avait été employée. Et cela serait suffisant pour subvenir aux besoins d'une population L'3, qui serait la population qui tendrait à exister si la population moins-que-reproductrice produite par les nonemployés se trouvait compensée par la population plus-que-reproductrice produite par ceux employés pour des salaires situés au-dessus du niveau de subsistance. 142. Malthus, Princip/es, p. 320. 143. J.-B. Say, Lettres à Ma/thus, pp. 27-28, par exemple. 144. Malthus, Princip/es, pp. 228, 229, 250.
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Sismondi fut plus cohérent. Il rejeta la théorie malthusienne de la E~u lation, considérant qu'elle était vectrice d"'erreurs" et de "confusion" 4 . Il accepta par contre la conception classique selon laquelle l'offre de travail à long terme est infiniment élastique au niveau de subsistance l46 , mais il affirma parallèlement que la population fouvait continuer indéfiniment à vivre "dans le bonheur et l 'abondance" 14 , ce qui serait impossible à long terme si la population croissait plus vite que l'offre de nourriture, quelles que soient les réserves disponibles. L'idée selon laquelle l'offre de travail est infiniment élastique permet de dire que la population continuera à croître tant que les salaires seront au niveau de subsistance, mais, nota-t-il, elle ne permet pas de dire quoi que ce soit sur le taux auquel la croissance s'opérera, et elle ne permet pas non plus de savoir si la croissance s'opérera dans l'absolu ou conformément au taux de croissance de l'offre de nourriture. Sismondi rejeta par ailleurs la thèse malthusienne selon laquelle l'augmentation de la population s'opère géométriquement et l'augmentation de la nourriture arithmétiquement, et écrivit qu'il s'agissait d'une thèse "complètement sophistique" où l'on compare une "augmentation probable" de la population avec un "accroissement effectif de la nourriture"148. En pratique, ajouta-t-il, la croissance effective de la population se trouve réfrénée volontairement et maintenue à un niveau où elle n'excède pas la croissance des moyens de subsistance l49 , le potentiel abstrait de croissance de la nourriture semble par contre supérieur à celui de la population dès lors que les espèces vivantes que l 'homme utilise pour se nourrir ont en général une progéniture plus importante et des cycles de reproduction plus courts 150 : il est donc possible, sur une base probabiliste, de dire que les moyens de subsistance tendent à s'accroître plus rapidement que la population 151. Sismondi nota donc l'existence d'ambiguïtés fatales dans l'analyse malthusienne des tendances (aux sens historique, potentiel et probabiliste du terme), et cela bien avant Whately ou Senior qui sont ~ourtant considérés comme ayant été les premiers à procéder à cette notation l 2. 145. Sismondi, Economie politique, p. 116. Sismondi, Nouveaux principes. 146. Sismondi, Economie politique, p. 114; Sismondi, Economie politique et la philosophie du gouvernement, p. 228. 147. Sismondi, Nouveaux principes, II, 193. 148. Sismondi, Economie politique, p. 114; Sismondi, Nouveaux principes, II, 182. 149. Sismondi,Nouveauxprincipes, II, 169,170,183. 150. Ibid., pp. 181-82; Sismondi, Economie politique, pp. 117-18. 151. Sismondi, Economie politique, p. 23n ;Sismondi, Nouveaux principes, p. I, 97. 152. Les écrits tardifs de Whate1y et Senior sur ce point étaient cependant, dans une certaine mesure, plus clairs et plus systématiques. Richard Whately, Introductory Lectures on Political Economy (Londres, B. FeIIowes, 1832), pp. 248-50; Nassau W. Senior, Two Lectures on Populations, pp. 36, 56, 58, 77. Parmi ceux qui créditent Whately et Senior de la découverte de cette ambiguïté chez Malthus, il y a Edwin Cannan, A History of the Theories of Production and Distribution in English Political Economyfrom 1775 to 1848 (Londres, Rivington, Percival and Co., 1894), pp. 159n, 170-71; Mark Blaug, Ricardian Economics, pp. Ill, 112, 113; Kenneth Smith, The Malthusian Controversy, pp. 183, 183n, 184-89,213.
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Thomas Chalmers Thomas Chalmers (1788-1847) ne s'était pas donné pour but l'élaboration d'un système économique l53 , mais l'approche détaillée d'un problème bien précis. Son livre principal, On Political Economy (1832) reflétait d'ailleurs fort bien les forces et les faiblesses en résultant. Chalmers s'y révélait plus apte à analyser les divers arguments inhérents à la controverse concernant la surabondance générale, qu'à mettre au jour les lignes de force structurant cette controverse ou à montrer comment les arguments dont il parIait interagissaient et s'intriquaient les uns aux autres. Il ne prétendait pas faire œuvre originale et se concevait plutôt comme un disciple de Malthus, tant sur le plan de la théorie de la surabondance générale que sur celui de la théorie de la population ou sur celui des politiques destinées, pour promouvoir le développement économique, à triompher de l'indolence par la création de nouveaux désirs. L'essentiel chez lui fut la clarification qu'il apporta et qui permit de dissiper les ambiguïtés et de combler les lacunes inhérentes aux thèses de Malthus. Un aspect important des analyses de Chalmers fut ainsi le développement de l'analogie malthusienne entre croissance de la population et croissance du capital. Après les chapitres traitant "de la croissance de la nourriture et de ses limites" et "de l'augmentation de l'emploi et de ses limites", l'on trouvait dans On Political Economy un chapitre sur la "croissance du capital" et "ses limites" qui suivait un chapitre montrant "le parallèle entre population et capital, tout à la fois sous l'angle de leurs limites, et sous celui de leurs capacités de croissance"154 . Tout comme, écrivait -il, "la population se trouve limitée par l'impossibilité que le travail soit assisté au-delà d'un certain taux de salaire", "\'investissement se trouve limité par l'impossibilité que le capital soit soutenu au-delà d'un certain taux de profit"155. Le maintien du prix d'offre de l'un ou de l'autre, ajoutait-il, dépend du fait qu'une quantité donnée de l'un ou de l'autre ne soit pas dépassée à un moment donné. Chalmers, sur ces bases, était plus explicite que Malthus ne l'avait été, et soulignait: 1) que maintenir une consommation improductive était, par la limitation impliquée du taux d'investissement, un moyen de maintenir le taux de profit à un niveau élevé, 2) que le désir des ouvriers d'obtenir un niveau de vie plus élevé avait tendance par lui-même à limiter le taux de croissance de la population: "Nous somme familiers avec l'idée selon laquelle le taux de salaire dépend des normes moyennes de jouissance existant chez les travailleurs. Mais nous n'avons pas été habitués à penser que le taux de profit 153. Chalmers, On Political Economy, pp. 154. Ihid., pp. 1,30,75,106. 155. Ihid., p. 107.
551, 553.
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dépend aussi des nonnes mOlennes de jouissance existant chez les capitalistes. C'est pourtant le cas"15 . Si la quantité maximale de travail ou de capital adéquate au maintien de leur prix d'offre se trouvait limitée à un moment donné, ajoutait Chalmers, cette limite en elle-même tendrait à reculer à mesure de l'écoulement du temps et du développement économique. Même si "l'un et l'autre étaient globalement en deçà des dimensions qu'ils pourraient atteindre ultérieurement, l'un et l'autre pourraient à chaque instant faire pression sur une limite qui reculerait lentement"157. Dépasser cette limite serait, cela dit, "produire un salaire insuffisant" dans un cas, un "profit insuffisant" dans l'autre I58 . Néanmoins, finissait Chalmers, il n'était pas vraisemblable que le capital suscite une stagnation tendancielle dans la mesure où les capitalistes ne continueraient pas à "accroître leur investissement" et leur production lorsqu'ils finiraient par "découvrir que ce n'est pas profitable"159. Le raisonnement de Chalmers se situait en tennes de période courte: "Si le rendement ne peut être adéquat, le capital n'est pas remplacé, et le cycle économique se poursuit, après une simple révolution, avec une amplitude diminuée" 160. En se référant explicitement à l'analogie entre croissance de population et croissance du capital 161 , Chalmers affinnait depuis là qu"une politique ne peut se donner pour objet de stimuler au-delà des incitations naturelles l'augmentation de l'une ou de l'autre"162 . Il existe sur les marchés, ajoutait-il, des éléments de contrôle et de stimulation tels que la machine économique peut en toute sécurité se régir elle-même I63 . Et il ne doit pas y avoir de "fr0tection artificielle" de la croissance qui peut "être laissée à elle-même"l , aux "forces spontanées"165, et à la "régie des intérêts individuels"166. Chalmers s'opposait à la loi de Say en ce qu'elle suscitait une "confiance illusoire"167 et fournissait une justification aux tentatives concertées visant à pousser la croissance du capital et de la production "jusqu'à leurs dernières limites"168. Toute tentative visant à aller vers une parcimonie indéfinie était à ses yeux une tentative où l'on cherchait à atteindre quelque 156. 157. 158. 159. 160. 161. 162. 163. 164. 165. 166. 167. 168.
Ibid., pp. 90-91. Ibid., p. 136. Ibid., p. 136; égaIement p. 80, 82, 110. Ibid., p. 146. Ibid., p. 82. Ibid., pp. 80,81,83,90-91,92,108-09,130,136,559,562. Ibid., p. 108. Ibid., p. 116. Ibid., p.125. Ibid., pp. 125, 126. Ibid., p. 131. Ibid., pp. 157, 161. Ibid., p. 168.
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chose qui était hors de portée 169 : non pas en raison du paradoxe de l'épargne parfois attribué à ce propos à Malthus, mais pour une raison empirique et explicite, car le résultat rapide serait la chute du profit 170. Pour Chalmers en fait, comme pour les autres théoriciens de la surabondance, il n 'y avait pas dans le flux circulatoire, de pertes du type de celles évoquées dans le paradoxe de l'épargne. La monnaie n'était pas thésaurisée, et toutes les sommes qui n'était pas utilisées pour la consommation se trouvaient utilisées l?our l'investissement et étaient de toute façon dépensées en même quantité 1. L'incapacité de couvrir les coûts était l'élément-clé: "Nous tenterons très précisément de tracer une limite au-delà de laquelle les dépenses impliquées l?ar la fabrication ne peuvent excéder les dépenses pour la chose fabriquée" 2. Chalmers ne faisait pas de distinction entre les dépenses ex post effectuées réellement et les prix d'offre ex ante - même s'il était clair par ailleurs que c'était de ces dernières qu'il traitait fondamentalement. Son incapacité à être précis sur ce point constituait néanmoins une faiblesse dans le cadre d'un argument où il était affirmé qu'il n'y avait pas de pertes dans le flux circulatoire. La loi de Say, selon Chalmers, était "l'idée que le capital puisse, grâce à la parcimonie et à une bonne administration, connaître une expansion infinie "173, et "que le simple fait de fabriquer les marchandises et de les mettre sur le marché aux fins de procéder à un échange inciterait par stimulation à l'émergence sur le marché de marchandises équivalentes permettant à l'échange de s'accomplir"174. Comme beaucoup d'économistes qui ont, pendant la période classique, traité de l'idée d'expansion indéfinie de l'investissement, Chalmers ne distinguait pas la signification à court terme de cette idée en un contexte de techniques et de goûts donnés, et sa signification à plus long terme dans un contexte de techniques et de goûts transformés. On peut néanmoins déduire de ses autres analyses au sein du même livre qu'il comprenait la différence, et que sa condamnation s'appliquait à la signification à court terme. Il est clair, cela dit, qu'il ne parvint pas à voir que les autres pouvaient avoir pris en compte surtout la signification à long terme, ou pouvaient ne pas y avoir suffisamment réfléchi pour avoir spécifié la période. A la différence de Lauderdale, Sismondi et Malthus qui se sont préoccupés des implications politiques de la loi de Say, Chalmers écrivit que "ce n'était pas sur le plan des risques pratiques découlant, mais sur le plan de la théorie même" qu'il situait son opposition 175 . Il disait ne pas craindre l'effet que les théories économiques pouvaient avoir sur la consommation des indi169. Ibid., p. 145. 170. Ibid., p. 146. 171. Ibid., p. 96. 172. Ibid., p. 158. 173. Ibid., p. 35. 174. Ibid., pp. 60-61. 175. Ibid., p. 146. LA LOI DE SAY
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vidus, même s'il déclara par ailleurs qu'il serait regrettable que les théories telles que la loi de Say conduisent nos capitalistes à dépenser plus ou à "épargner plus qu'ils ne l'auraient fait spontanément"176 . Chalmers s'attaqua à la croyance selon laquelle une croissance de la quantité offerte créerait automatiquement une croissance de la demande de même dimension, cette croyance équivalant à ses yeux à affirmer que tout niveau de production initialement donné était susceptible de durer indéfiniment. Cette interprétation de la loi de Say, déjà présente chez Lauderdale et Malthus, était considérée par Chalmers comme applicable seulement à l'offre de nourriture: "A la différence de ce qui se passe pour toutes les autres marchandises, une offre accrue de nourriture est sûrement et rapidement suivie par une demande accrue lui correspondant. Une telle offre peut constituer un remède pour le marché pendant un an ou deux ; mais dans la mesure où il faudra continuer à offrir une quantité similaire ou supérieure, saison après saison, l'effet ne durera pas. La raison de cela néanmoins est que, contrairement aux autres marchandises, la nourriture crée un marché pour elle-même. Par le biais du stimulus donné à une population, elle fait ce qu'aucun autre article de marchandise ne peut faire - elle multiplie ses propres consommateurs ... car, quel que soit le nombre supplémentaire qu'elle peut nourrir, ce nombre est à même de grandir pour être nourri par elle"177. Quand bien même cette conception de l'idée que l'offre crée sa propre demande peut apparaître grotesque de nos jours, l'exposé classique de la loi de Say n'était pas suffisamment clair ou précis pour en interdire la formulation. Si Chalmers rejeta fermement la thèse selon laquelle la thésaurisation pouvait (dans un cadre de causation séquentielle) constituer une variable d'explication, il développa néanmoins l'idée selon laquelle la demande de monnaie et l'illusion monétaire étaient des composantes essentielles de la théorie de la surabondance générale : "Quand un consommateur ne veut pas acheter certaines marchandises, ce n'est pas toujours comme on l'a supposé parce qu'il préfère en acheter d'autres, mais aussi parce qu'il veut préserver son pouvoir d'achat"178. Le capitaliste, tout comme le consommateur, peut être intéressé par la monnaie en tant que telle: "Le but fondamental du capitaliste disposant du nécessaire est en fait d'augmenter le montant global de sa fortune ... L'importance que ce but a pour lui n'est pas affectée par les fluctuations de la monnaie ou par les changements dans la valeur réelle de celleci"179. Aucune de ces idées ne fut néanmoins étayée par des analyses et aucune ne fut raccordée aux affirmations selon lesquelles ce qui n'est pas dépensé 176. 177. 178. 179.
Ibid., p. 148. Ibid., p. 65. Ibid., p. 164. Ibid., p. 165.
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d'une façon le sera "d'une autre façon"180, ou "la prise en compte de la monnaie complique" l'analyse "sans la transformer essentiellement"181. Tout comme certains autres économistes dissidents, Chalmers apporta plus par des ajouts parcellaires que par des élaborations systématiques.
180. Ibid., p. 96. 181. Ibid., p. 158.
Chapitre
4 La controverse concernant la surabondance générale
L
a controverse concernant la loi de Say et la possibilité de situations de surabondance générale atteignit son intensité maximale au cours des années 1820. Elle déboucha alors sur un nombre immense de publications et impliqua, à un degré qui ne se retrouva qu'au cours de la révolution keynésienne des années 1930, les principaux économistes en activité l . Telle qu'elle eut lieu à l'époque, elle ne fit pour autant que s'inscrire dans la longue succession des débats sur les mêmes thèmes qui avaient commencé bien avant et qui se poursuivront bien au-delà, et au sein desquels se trouveront lancés divers défis - dont le défi marxiste, qui aura un tout autre objet. Tout comme la controverse keynésienne plus tardive, elle n'entraîna pas simplement des oppositions entre propositions théoriques, mais aussi des conflits concernant des propositions empiriques, des confrontations politiques, des mécompréhensions, des énoncés tautologiques, des changements de point de vue - et quelques progrès dans la direction de la connaissance. Les défenseurs de la loi de Say avaient tendance à considérer leurs critiques comme des défenseurs grossiers de la sous-consommation et leur
1. Lauderdale fut d'abord critiqué par [James Mill] et par [Henry Brougham] et répondit à ce dernier, Spence fut critiqué par Mill et lui répondit. Coroliairement, des débats journalistiques sur le sujet se poursuivirent au cours des années 1840, alors que la majeure partie des protagonistes étaient morts. James Mill, "Lord Lauderdale on Public Wealth", Literary Journal, iv, nO l, juillet 1804, Henry Brougham, "Lord Lauderdale on Public Wealth", Edinburgh Review, juillet 1804, 343-77; The Earl of Lauderdale, Observations on the Review of His lfUJuiry into the Nature and Origin of Public Wealth ; James Mill, Commerce Defended; William Spence, Agriculture, the Source of the Wealth of Britain ,B. J. Gordon, "Say's Law, Effective Demand and the Contemporary British Periodicals, 1820-1850", Economica, novembre 1965438-46.
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répondaient de façon répétitive que les sommes épargnées n'échappaient pas au flux circulatoire de l'économie, puisqu'elles constituaient un simple transfert - et non une réduction nette de la demande 2, et puisqu'elles étaient en pratique destinées à être aussi rapidement dépensées que celles consacrées à la consommation3. Aucune de ces réponses ne s'appliquait pourtant aux arguments avancés par Lauderdale, Sismondi et Malthus. Les débats concernant le rôle de la consommation ("consommation improductive") furent, en ce contexte, largement porteurs de malentendus. Malthus affirmait la nécessité d'accroître le désir de consommation par opposition au désir de loisirs ou "indolence"4, et voyait dans le développement du commerce international, entre autres, le moyen de trouver des marchandises additionnelles susceptibles d"'inciter les ~ens à travailler" et de permettre par là même la stimulation de la croissance . Les défenseurs de la loi de Say interprétèrent ces propositions en termes strictement quantitatifs - un montant accru de consommation s'accompagne d'une réduction correspondante de l'épargne - et soutinrent que: 1) un accroissement des dépenses de consommation constituerait simplement un transfert de dépenses d'investissement, non un accroissement net de la demande globale6, que 2) les désirs étaient "insatiables", si bien qu'aucune quantité additionnelle de consommation n'avait à être encouragée, car tout ce qui se trouvait produit se trouverait toujours consommé7 , que 3) il n'y avait aucun "manque d'inclination à consommer", mais seulement un manque d'inclination à produire8, et que 4) le commerce international n'offrait pas de débouchés supplémentaires pour la production, mais permettait simplement qu'un coût de production plus bas existe, ou qu'un assortiment de marchandises différent soit consommé9. Rien de tout cela ne répondait à l'argument central de Malthus, qui était que l'offre et la demande s'équilibreraient à un niveau de production plus élevé si des motifs d'émulation se trouvaient ajoutés au simple désir de marchandises, et que des marchandises additionnelles nouvelles auraient probablement une utilité marginale plus grande que la plupart des marchandises déjà existantes 10. Malthus, par ailleurs, n'avait jamais affirmé que la demande globale se trouverait accrue en quoi que ce soit si elle se trouvait transférée - que le transfert s'opère sur un plan intérieur ou sur un plan international. 2. James Mill, Commerce Defended, p. 76 ; Say, Traité d'économie politique, p. 141 ; [John Stuart Mill], "War Expenditure", Westminster Review, Il, n° III, juillet 1824, 38-39 ; Ricardo, Works,lI, 309,449; ibid., VI, 133. 3. James Mill, Commerce Defended, pp. 76-77, 92; James Mill, Elements ofpolitical Economy, p. 226 ; [John Stuart Mill], "War Expenditure", Westminster Review, juillet 1824,39. 4. Malthus, Principles, 1~ éd., p. 586 ; voir aussi pp. 469-70. 5. Ibid., 2' éd., p. 359. 6. John Stuart Mill, Essays on Some Unsettled Questions of Political Economy, p. 48.
7. Ibid. 8. Edinburgh Review, mars 1821, 107; Say, Traité, p. 143. 9. James Mill, Commerce Defended, p. 116; Ricardo, Works,lI, 395,402-03. 10. Malthus, Principles, pp. 359, 388.
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La conception selon la~uelle les désirs comme tels sont insatiables était commune aux deux parties l . Mais Sismondi et Malthus considéraient, eux, que les désirs des gens pour des marchandises entretenaient une relation étroite avec la volonté de ces mêmes gens de faire les "sacrifices"12 nécessaires pour produire ces marchandises : ce qui veut dire que pour eux, les désirs pouvaient néanmoins buter concrètement sur une limite, et qu'une production susceptible de durer ne pouvait dès lors pas être conçue comme illimitée ou limitée seulement, comme dans le modèle ricardien, par le coût marginal de subsistance. John Stuart Mill adopta sur ce point, comme par mégarde, la position des dissidents, et ajouta que, si les marchandises étaient désirées, les gens "travailleraient pour les posséder"13. Il montra cependant qu'il ne comprenait pas qu'une telle assertion interdisait de conclure encore qu'il n'y avait pas de limites (autres que celles énoncées par Ricardo) à l'investissement et à la production. L'un des sous-produits les plus curieux des débats concernant le rôle de la consommation (et de l'épargne) dans le développement fut une théorie selon laquelle les classes possédantes pourraient s'abstenir - comme les ouvriers étaient d'ores et déjà supposés le faire - de toute consommation située au-dessus du niveau des biens "nécessaires" : cela de facon à maximiser l'accumulation du capital. Les économistes appartenant aux deux parties de la controverse recoururent à cette théorie l4 et, tout en considérant les uns et les autres qu'elle constituait une victoire de leur propre point de vue, parvinrent au bout de leurs analyses aux mêmes conclusions. Chacun d'eux émit l'hypothèse que l'épargne additionnelle prendrait le cas échéant la forme de biens salariaux plutôt que celle de capital fixe 15, et que - selon les mots de Ricardo -"les fonds destinés à rémunérer le travail s'accroîtraient", dans le court terme,"bien plus rapidement que la population" - ce qui conduirait à une chute du profit après laquelle les producteurs "cesseraient de produire" avec la même intensité 16. Tout cela néanmoins n'était pas censé réfuter le principe général de la loi de Say, car il s'agirait d'une situation "temporaire" (Ricardo), car l'offre et la demande seraient toujours définissables comme égales l'une à l'autre (James Mill), car le taux de rendement du capital, dimiIl. Ricardo, Works, I, 290-91, 387 ; Say,Lettres à Malthus, p. 23 ; John Stuart MiIJ, Principles ofPolitical Economy, Ashley éd., p. 68 ; ibid., Toronto éd., 67-68 ; Lauderdale, Nature and origin of Public Wealth, pp. 309, 315 ; William Spence, Tracts on Political Economy, p. 187; Nouveaux principes, II, 274 ; Etudes, I, 64 ; Sismondi, Economie politique, p. 20 ; Malthus, Principles, p. 47 ; Chalmers, On Political Economy, p. 185. 12. Malthus, Principles, pp. 302, 303, 366, 384, 403 ; Nouveaux principes, II, 254, 259 ; Richesse commerciale, I, 347. 13. John Stuart Mill, Essays on Sorne Unsettled Questions of Political Economy, p. 73. 14. William Spence, Tracts on Political Economy, p. 157; Nouveaux principes, I, 86-87 ; Malthus, Principles, pp. 319-20; Chalmers, On Political Economy, pp. 99, 139, 140; James Mill, Elements of Political Economy, pp. 235-36. 15. Malthus, Principles, p. 323 ; Sismondi, Economie politique, p. 23 ; Etudes, I, 81n ; Ricardo, Works, I, 293. 16. Ricardo, Works, I, 293.
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nué, tendrait automatiquement à faire baisser le taux d'investissement, excessif (J.-B. Say)17 . Si l'on admettait que la production - dans les conditions très particulières ainsi définies - se situerait au-dessus du niveau normal, demandait Ricardo, qu'en était-il de la question tout autre de savoir si les marchandises trouveraient un acheteur sans un changement dans les prix relatifs 18 ? Question qui montrait que, pour les défenseurs de la loi de Say, le problème centrai était celui de savoir si le marché pourrait toujours écouler toutes les marchandises qu'il charrie, pour peu que les marchandises restent (comme l'indiqueraient leurs prix relatifs inchangés) dans une proportion adéquate les unes par rapport aux autres, ce, quelle que puisse être leur quantité globale. Sismondi et Malthus soutinrent, eux, à maintes reprises que le problème réel n'était pas le rapport des marchandises les unes aux autres, mais le rapport des marchandises dans leur ensemble aux désirs humains 19 ou au travail que les gens dépensent pour les acquérir20 (c'est-à-dire le rapport de l'utilité marginale du revenu réel à l'inutilité marginale du travail). Ce qui révèle que leur préoccupation essentielle n'était pas l'écoulement des marchandises sur le marché, mais le maintien du niveau de production existant.
L'offre est égale à la demande Dans une période où il n'existait pas de définition généralement acceptée de l'offre et de la demande, et où les concepts d'échelle et de quantité étaient utilisés de manière différente par des économistes différents, l'idée selon laquelle l'offre crée sa propre demande était condamnée à se trouver dotée de significations différentes. Cette idée, qui constitue le fondement de la loi de Say, fut interprétée au moins de quatre façons très distinctes au cours de la controverse concernant la surabondance générale : 1) la quantité offerte est égale à la quantité demandée, 2) un accroissement de la quantité offerte conduit à un accroissement égal de la quantité demandée, 3) un accroissement de la quantité offerte conduit à un bond vers le haut correspondant de la courbe de demande et 4) l'élévation de la courbe d'offre conduit à une élévation correspondante de la courbe de demande, ce qui conduit à un accroissement proportionnel de la production globale réalisée.
17. 18.
Say, Lettres à Malthus, p. 37. Ricardo, Works, II, 303-04. 19. Malthus, Definitions, pp. 127, 128,208, 208n; Malthus, Princip/es, p. 317; Malthus, Mea.l'lire of Va/lie, p. 7; Nouveaux principes, II, 255, 256. 20. Malthus, Definitions, pp. 64, 208n ; Measure of Value, p. 7 ; Malthus, Princip/es, p. 316, 317,384; Quarter/y Review, avril 1823, 232n; Nouveaux principes, II, 259-60.
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• La quantité offerte est égale à la quantité demandée L'offre n'égale la demande en termes quantitatifs que si seules les marchandises présentement sur le marché sont prises en compte, et si tout surplus non vendu se trouve ignoré. Cette affirmation sous l'aspect d'une identité ex post apparut dans l'ouvrage de James Mill Commerce Defended où celui-ci affirmait que "les achats et les ventes" annuels "s'équilibreront toujours"21 . La différence entre la signification ex ante et la signification ex post d'une telle affirmation s'est trouvée relevée par Mill plus tard, dans son Analysis of the Human Mind2 2, sans qu'il y fasse référence à ce qu'il avait écrit antérieurement. McCulloch en une même direction déclara, dans sa défense de la loi de Say23, qu'il ne pouvait y avoir de "vente sans des achats d'un montant égal". Pour Torrens, l'offre et la demande étaient des termes "interchangeables"24, et John Stuart Mill nota que l'égalité entre l'offre et la demande "n'est pas une déduction de la probabilité", mais "possède toute la certitude d'une démonstration mathématique", sous réserve "de la signification donnée aux mots offre et demande"25. Il continua à soutenir cette façon de voir dans ses écrits ultérieurs. L'égalité entre l'offre et la demande, écrivit-il, est vraie "par la nécessité métaphysique" de l'hypothèse 26, et tout autre conception est tout à la fois inéluctablement porteuse d'''une inconsistance essentielle" et d'''une contradiction dans les termes"27. La version donnée par Jean-Baptiste Say de l'idée selon laquelle la quantité offerte est égale à la quantité demandée est relativement différente et n'a émergé que plus tardivement. Si l'offre excède la demande ex ante et si les marchandises ont à être vendues à un prix inférieur aux coûts (c'est-à-dire en dessous de leur prix d'offre), ces dernières, écrivait Say, ne font pas partie de la "production" - qui ne concerne que ce qui est vendu à des prix couvrant les coûts 28 . Laissant ainsi de côté ce qui était fabriqué "inconsidérément", 21. James Mill, Commerce Defended, p. 82. 22. James Mill, AfUllysis of the Phenomena of the Human Mind, éd. John Stuart Mill, Londres, Green Reader and Dyer, 1869, II, 41. 23. Edinburgh Review, mars 1821, 108. 24. Ibid., octobre 1819,470. 25. Westminster Review, juillet 1824,41. 26. John Stuart Mill, Essays on Sorne Unsettled Questions of Political Economy, p. 69. 27. John Stuart Mill, Principles of Political Economy, Ashley éd., pp. 557, 562, Toronto ed., pp. 571,575. 28. Say, Cours complet, l, 345-46, II, 209 ; Say, Traité d'économie politique, 5' éd., p. 195. Dans des textes plus anciens, la "production" était simplement la production utile, mais dans les textes ultérieurs où la possibilité d'une production située au-dessus de l'équilibre se trouvait prise en considération, il était énoncé explicitement que "production" signifiait une production nette d'utilité, déduction faite de la désutilité présente dans les différents coûts de production.
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sans réellement "produire" quoi que ce soit, Say en concluait que sa "théorie concernant les marchés" était désormais "complète"29. Il ne s'agit pas ici pour nous d'affirmer que la loi de Say constituait purement et simplement une identité pour ses défenseurs. Il faudrait dire plutôt que ceux-ci ne distinguèrent pas l'idée d'identité de celle d'équation comportementale, oscillèrent sans le comprendre entre l'une et l'autre, et ne tendirent que sous la pression des débats à adopter un énoncé tautologique et inattaquable.
• La quantité supplémentaire offerte est égale à la quantité supplémentaire demandée Cette version de la loi de Say, bien qu'apparemment déductible de la première version, avait en fait une justification distincte et une signification réelle différente. Les défenseurs de la loi de Say soutenaient que lorsqu'un producteur accroissait la quantité offerte, c'était à cause de - et dans les limites de - l'accroissement de la quantité disponible d'autres marchandises qu'il désirait. Il ne s'agissait pas pour eux d'une identité comptable, mais d'une théorie comportementale dans laquelle la quantité supplémentaire offerte était considérée comme égale à la quantité supplémentaire demandée ex ante. Et cette théorie était estimée vraie au niveau individuel tout autant qu'au niveau giobal 30 . Dans le modèle Sismondi-Malthus selon lequel le travail est payé pendant la production, alors ~e le capital perçoit un rendement résiduel qui n'est "réalisé" que plus tard 1, les attentes globales des détenteurs de capitaux peuvent indubitablement être plus importantes que ce qu'ils reçoivent en fait. Ce qui ne présuppose f:as, comme l'affirmait Ricardo, que les "producteurs produisent sans motif' 2 ou qu'ils "maintiendront" le niveau existant de production 33 , mais seulement que leurs anticipations initiales peuvent être déçues. L'approche ricardienne qui tendait à traiter les "coûts de production" comme des coûts supportés au présent pour la production passée ignorait la possibilité qu'ils puissent différer par rapport aux prix d'offre. Cela n'était pas déraisonnable dans le cadre d'un modèle tourné vers le long terme tel que 29. Say, Œuvres diverses de J.-B. Say, p. 513. 30. James Mill, Elements of Political Economy, pp. 228, 231, 232 ; James Mill, Commerce Defended, p. 83 ; [John Stuart Mill], "War Expenditure", Westminster Review, juillet 1824,4142; [John Stuart Mill], "Po1itica1 Economy", Westminster Review, janvier 1825,230-31. 31. Nouveaux principes, !, 113. 32. Westminster Review, juillet 1824, 42 ; Robert Torrens, An Essay on the Production of Wealth, pp. 228-29, 231 ; Ricardo, Works, 1, 290 ; J. R. Mc Culloch, Princip les of Political Economy, p. 144 ; John Stuart Mill, Essays on Some Unsettled Questions of Political Economy, pp. 49, 53; Edinburgh Review, mars 1821, 105. 33. John Stuart Mill, Principles of Political Economy, Ashley ed., p. 560 ; Toronto ed., p. 573.
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le modèle ricardien. Le problème fut que les ricardiens interprétèrent les idées des autres dans des termes ricardiens.
• La quantité supplémentaire offerte pousse vers le haut la courbe de demande Lauderdale avança le premier cet argument selon lequel une augmentation du produit agricole "a une tendance directe à susciter l'accroissement de la population", ce qui en conséquence ne peut que susciter l'accroissement de la demande de nourriture; depuis là, ajoutait-il, "cette branche de l'activité de l'humanité est la seule qui paraisse susceptible d'une croissance illimitée"34. La loi de Say se trouva interprétée plus tard par Malthus et Chalmers comme une généralisation incorrecte de ce raisonnement, qui consistait à l'appliquer à la production dans son ensemble. Après avoir lu le Traité d'économie politique de Say, Malthus écrivit à Ricardo: "Je pense que la source de son erreur est qu'il ne distingue pas comme il le devrait entre les biens nécessaires à l'existence et d'autres biens - les premiers créent leur propre demande, les seconds, non"35. Ce même raisonnement se retrouva dans les écrits publiés de Malthus et, plus tard, chez Thomas Chalmers36. Aussi étrange que puisse paraître aujourd'hui une telle interprétation du principe selon lequel l'offre crée sa propre demande, J.-B. Say la reprit à son comfte et la revendiqua comme lui étant propre dans sa polémique avec Malthus 7. Malthus recourut lui aussi à cette version de la loi de Say pour dire qu'une baisse dans la quantité offerte - comme il en apparaît à la suite d'une période de dévastations dues à la guerre - était à même de faire baisser la fonction de demande globale: un résultat, notait-il, "directement opposé à toute expérience, et qui explique avec quelle rapidité les pertes sont récupérées"38. Malthus soutint en outre que les plans gouvernementaux d'incitation à la création d'emplois productifs pour les chômeurs risquaient d'accroître la quantité de production offerte sans accroissement correspondant de la demande - et que (oubliant que Ricardo avait lui-même exprimé son opposition 39) l'opposition à de tels plans était dès lors plus conforme à ses analyses qu'à celles de Say ou de Ricardo40 . Il souligna que les plans en question ne pouvaient être financés par la conversion du revenu en capital (des dépenses 34. Lauderdale, Nature and Origin of Public Wealth, pp. 224-5. 35. Ricardo, Works, VI, 168 ; Malthus, Principles, pp. 140, 150. 36. Chalmers, On Po/itical Economy, p. 65. 37. Say, Lettres à Malthus, pp. 3-4, 27-28. 38. Quarterly Review, avril 1823,230; voir aussi Malthus, Princip/es, p. 315 ; Ricardo, Works, VI, Ill, 114, 123. 39. Ricardo, Works, VII, 116, 121. 40. P. Sraffa, "Malthus on Public Works", Economic Journal, LXV, n° 259, septembre 1955, 543-44.
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de consommation en investissement41 ) - ce qui soulevait à nouveau la question de la possibilité d'un investissement illimité. Ricardo - laissant complètement de côté le fait, souligné par Malthus et par d'autres, qu'il s'agirait là d'un fort accroissement de l'investissement par le gouvernement, poussant celui-ci au-delà du montant déterminé par le marché - répondit que: 1) si l'effet net de tels plans était simplement de transférer le capital du secteur de la production privée à celui des projets gouvernementaux d'incitation à la création d'emplois, il leur était opposé en ce qu'ils nuisaient à l'efficacité de l'économie, mais que 2) s'il en résultait un accroissement net du capital dans le pays (le réel argument de Malthus), il y aurait un accroissement de la demande corollaire à l'accroissement de l'offre42 .
• L'élévation de la courbe d'offre suscite une élévation de la courbe de demande Sismondi et Malthus utilisèrent la loi de Say pour dire qu'une productivité accrue, ou un bond vers le haut de la courbe d'offre, conduirait nécessairement à un bond vers le haut correspondant de la courbe de demande, ce qui, ajoutaient-ils, susciterait une quantité réalisée offerte et demandée proportionnellement accrue. Selon Malthus, qui s'opposait à ceux "qui pensent que la capacité de production est le seul constituant de la richesse et qui, en conséquence, en déduisent que si cette capacité de production se trouve accrue, la richesse se trouvera certainement accrue dans la même proportion"43, la loi de Say constituait l'affirmation de ce que "le genre humain produit et consomme toujours autant qu'il a le pouvoir de produire et de consommer"44. Une interprétation du même ordre se retrouva dans une revue de l'époque, The British Critic, où un journaliste écrivit que "l'on ne peut penser que les goûts et les désirs de l'humanité s'élèvent et retombent à mesure des flux et des reflux de l'invention et de l'amélioration des appareils de fabrication"45. Sismondi, identiquement, s'opposa à l'idée selon laquelle un accroissement du "pouvoir de produire" était nécessairement suivi par un accroissement du "pouvoir de consommer"46. Cette interprétation en sa globalité n'occupe pas une place substantielle dans les écrits des défenseurs de la loi de Say, et n'y figure que comme l'une des interprétations possibles de la proposition générale selon laquelle l'offre crée sa propre demande. Ricardo exprima son étonnement concernant la position de Malthus: " ... pourquoi mène-t-il toutes ces attaques contre moi et 41. Ibid., p. 544. 42. Ricardo, Works, VII, 116, 121. 43. Malthus, Princip/es, p. 424. 44. Ibid., p. 419. 45. B. J. Gordon, "Say"s Law, Effective Demand and the Contemporary 1820-1850", Economica, XXXII, n° 128, novembre 1965,439. 46. Nouveaux principes, II, 252, 272, 250n.
British Periodicals,
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contre Say, sûrement pas parce que nous avons dit que, dans tous les cas, il y aurait des motifs suffisants pour pousser la production à ses extrêmes limites, mais parce que nous avons dit que, lorsque produites, les marchandises trouveront toujours un marché"47.
L' «excès» simultané de capital et de travail Ricardo considérait que le fait que Malthus ait affirmé que les situations de surabondance pouvaient pousser les salaires à la hausse, puis les pousser à la baisse était une preuve d'incohérence48 : dans un modèle de statique comparative tel que le modèle ricardien, seul l'un des deux effets pouvait survenir -pas les deux. Que Malthus ait situé ce qu'il écrivait dans le cadre de son "analyse périodique" était pourtant évident. Malthus parlait "d'une demande non naturelle de travail, que suivrait une baisse nécessaire et soudaine de cette demande"49. Il existerait alors, notait-il, un "produit accru offert d'abord aux travailleurs"50. L'épargne au-delà d'un certain taux causerait une baisse du "profit" en un premier temps, une réduction de la production et de l'emploi "en un second temps"51. Pendant la période de surabondance, "le travailleur qui est employé gagnerait plus de blé que d'habitude", même si d'autres "étaient sans travail"52. Le niveau moyen des salaires ne chuterait pas immédiatement: "Nous savons par expérience que le prix monétaire du travail ne tombe jamais avant que de nombreux travailleurs aient été pour quelque temps sans travail"53, ajoutait Malthus. (Ricardo ne pouvait bien sûr pas accepter cette 47. Ricardo, Works, IX, 13; voir aussi [Mc CullochJ, Edinburgh Review, mars 1821, 105. 48. Ricardo, Works, II, 308. 49. Ibid., IX, 20. 50. Quarterly Review, janvier 1824, 327. 51. Malthus, Principles, p. 326. 52. George William Zinke, "Three Letters from Malthus to Pierre Prevost", journal of Economic History, novembre 1942, p. 185, Malthus, An Essay on the Principle of Population, Everyman ed., II, 138; Quarterly Review, janvier 1824, 327. 53. Ricardo, Works, Malthus, Principles, IX, 20. Voir aussi Malthus, Principles, p. 393. L'argument ici n'était pas, comme cela est souvent suggéré (George J. Stigler, "Sraffa's Ricardo", American Economic Review, septembre 1953,597 ; Mark Blaug, Ricardian Economics, p. 86n), un argument après coup que Malthus avait dû "introduire" pour "pourfendre" l'attaque de Ricardo ou quelque chose à quoi Malthus avait dû "recourir" pendant sa polémique avec Ricardo. Il était présent dès la première édition des Principles et était implicite dans les exemples utilisés dans l'Essay on Population, Everyman éd., II, 65, 138 : tout comme un décalage dans l'ajustement des salaires vers le haut était implicite dans l'analyse malthusienne antécédente de l'épargne forcée (Edinburgh Review, février 1811,364). Le temps que le chômage préliminaire était supposé durer n'a jamais été précisé par Malthus, ce qui explique que certains arguments dans ses textes impliquent une flexibilité salariale (Essay, 1, 61; Principles, Ire éd., pp. 370-71) et d'autres ne l'impliquent pas (Principes 1re ed., p. 321, 2' ed., p. 393 ; Essay on Population, II, 65, 138); le
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affirmation.) Une demande de travail insuffisante ne peut que "signifier une récompense diminuée pour le travailleur et non une diminution d'emploi pour lui" - poursuivait-il, tout en faisant ailleurs référence à un cas de rigidité salariale orientée vers le bas 54 . L'argument de Malthus selon lequel le chômage était "un préliminaire inévitable à une chute des salaires monétaires rétribuant le travail"55 signifiait qu'il pouvait y avoir de façon temporaire simultanément - aux niveaux de déséquilibre existants du salaire et du profit56 - chômage ou "excès" de travail, et "excès" de capital (bien que Ricardo ait explicitement nié cette possibilité57 et affirmé qu'elle était "une contradiction dans les termes"58 ). Cette simultanéité était bien sûr impossible dans le cadre des présupposés du modèle ricardien, comme étaient impossibles en ce cadre tant des situations (de déséquilibre) posées par Malthus, mais cela ne signifiait pas en soi qu'empiriquement les situations de déséquilibre étaient les moins communes. Malthus supposait au contraire qu'elles étaient les plus communes 59 .
La «quantité» contre la «valeur» Ricardo s'est opposé à la conception de Malthus selon laquelle il était désirable d'accroître la "valeur" plutôt que la quantité de production globale6°. A nouveau, ce qui était en jeu était la traduction des mots d'un économiste non ricardien en termes ricardiens, et l'opposition ne concernait en fait que l'argument créé par cette traduction. La valeur dans le système ricardien était le coût de production, et la quantité était la quantité d'équilibre: il ne pouvait y avoir en un tel contexte de raison d'augmenter le coût de production des marchandises, et moins de raison encore de donner à cette augmentation une priorité sur l'élévation du niveau de production susceptible de durer. Dans le système malthusien, la valeur était par contre l'utilité ou 1"'estimation"61, et une utilité croissante de la production globale était considérée comme nécessaire au maintien du rythme de la croissance économique ; la production d'une quantité supplémentaire des mêmes marchandises était laps de temps dans les deux cas n'étant pas spécifié. Il est inexplicablement nié que Malthus croyait à une rigidité salariale orientée vers le bas dans Mark Blaug, Economic Theory in Retrospect, p. 149. 54. Ricardo, Works, VIII, 316. 55. Voir note 53. 56. Malthus, Princip/es, p. 402; Journa/ of Economic History, novembre 1942, 181-82. 57. Ricardo, Works, II, 241, 426; VII,181, 185,278. 58. Ibid., II, 426. 59. Ibid., VII, 215. 60. Ibid.,!, 319, II, 373, VII, 215; cf. Malthus, Princip/es, pp. 393, 396. 61. Malthus, Princip/es, pp. 300, 361; Definitions, pp. 207-08, 235.
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considérée comme conduisant à des problèmes d'utilité marginale décroissante - et à des problèmes de substitution d'activités de loisirs à des activités de production s'opérant à mesure que la productivité s'accroît. Dans le système malthusien, le commerce international était important: fondamentalement parce qu'il permettait l'introduction de nouvelles marchandises pourvues d'une utilité marginale plus élevée - ce qui tendait à maintenir le développement62 • Ricardo voyait, lui, dans le commerce international un simple moyen de produire des marchandises pour un prix plus bas63 .
Les contemporains indépendants La controverse concernant la surabondance générale ne se limita pas à quelques économistes prééminents se situant sans équivoques dans une faction ou dans l'autre. Elle impliqua aussi des journalistes 64 et des économistes de moindre importance65 qui se situèrent d'un côté sur certains points, de l'autre sur d'autres points ou qui eurent des positions fluctuantes au fil du temps. Le plus notable peut-être de ces économistes de moindre importance fut Robert Torrens.
Bien que ce fût Torrens qui ait lancé en 1819 l'attaque contre Sismondi dont partirent les vagues de la polémique qui devait faire rage au cours de la décennie suivante, celui-ci fit montre dès 1821 de quelques hésitations: "Il revient à Mr. Say et à Mr. Mill le mérite d'avoir été les premiers à mettre en avant l'idée très importante selon laquelle: 1) les marchandises sont achetées avec des marchandises - une moitié d'entre elles fournissant un marché pour l'autre moitié - et 2) une production accrue est l'occasion d'une demande accrue. Cette idée pourtant, et quand bien même elle touche à la pierre angulaire même de la science économique, ne peut être considérée comme correcte si on la prend au sens général que ses auteurs ont voulu lui donner. Bien qu'une moitié des marchandises puisse être de la même valeur que l'autre moitié, et bien que les deux moitiés puissent être échangées librement l'une contre l'autre, il n'en est pas moins possible qu'il n'y ait de 62. Malthus, Principles, pp. 359, 388. 63. Ricardo, Works, II, 403, 407, 408. 64. B. J. Gordon, "Say's law, Effective demand, and the Contemporary British Periodicals, 1820-1850", Economica, novembre 1965,438-46. 65. B. A. Corry, Money, Savings and Investment in English Economics. 1800-1850, pp. 139-53 ; R.D.C. Black, "Parson Malthus, The General and the Captain", Economic Journal. mars 1967, 59-74.
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demande effective ni pour l'une ni pour l'autre. Il est même tout à fait clair qu'il ne peut y avoir de demande réciproque effective que si l'échange qui s'opère entre les deux ensembles de marchandises remplace, avec un surplus, les dépenses occasionnées par la production de ces deux ensembles"66. Pour Torrens, l'offre ne pouvait donc être considérée comme égale à la demande que lorsque des marchandises pouvaient "être échangées" les unes contre les autres "immédiatement et d'une manière profitable"67 : l'offre, écrivait-il, est "excédentaire" quand le taux de profit est inférieur à ce qui est requis, et "déficiente" lorsqu'il est supérieur à ce qui est requis 68 . Torrens rejetait l'argument selon lequel "la quantité d'autres marchandises"69 constituait la demande ou celui selon lequel une transformation de cette quantité "affectait la relation entre l'offre et la demande"70, comme le suggéraient ceux qui disaient que la disproportionnalité - ou l'absence de complémentarité entre les marchandises - était la cause des surproductions. Il affirmait néanmoins que -aussi longtemps que le profit reste au-dessus d'un niveau "suffisant pour inciter le capitaliste à produire"71 - une baisse du taux de profit ne peut être identifiée à une baisse de la demande. Il ne considérait apparemment pas que la fonction d'offre du capitaliste avait une quelconque élasticité: le capitaliste, notait-il, peut produire ou ne pas produire, mais il ne fait pas varier la quantité produite selon le taux de rendement du capital. Ce qui s'accordait avec les courbes de coût de production implicitement horizontales conçues par les économistes classiques. L'on peut même dire que Torrens revenait en fait à l'argument classique selon lequel "le désir d'une demande effective, ou d'une vente profitable, serait suscité non par un excès mais par une déficience de marchandises"72. Le concept de marchandise complémentaire qu'il avait d'abord explicitement rejeté se trouvait ainsi explicitement repris en compte par lui dans le développement ultérieur de ses analyses. Torrens allait cependant plus loin que les thèses de l'école classique lorsqu'il soutenait qu'une surabondance générale était possible: non en raison des causes évoquées par Sismondi ou par les membres de l'école malthusienne, mais en raison de phénomènes strictement monétaires. La disproportion interne à la production était à ses yeux le cas échéant la première étape dans une chaîne d'événements qui s'achevait dans "une suspension de la production, non seulement de ces marchandises qui existent en quantités excessives, mais de toutes les autres marchandises mises sur le marché"73. Ceux 66. 67. 68. 69. 70. 71. 72. 73.
Robert Torrens, An Essay on the Production ofWealth, p. ix. Ibid., p. 341. Ibid., pp. 360-61. Ibid., p. 363. Ibid. Ibid., p. 390. Ibid., p. 391 ; voir aussi pp. 392, 396. Ibid., p. 414.
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qui, situés dans les secteurs surproducteurs de l'économie, souffrent de pertes ont une demande accrue de monnaie 74 , alors que d'autres en ont une offre accrue 75 , ajoutait-il, mais les multiples faillites survenant dans la période "créent une panique parmi les détenteurs de capitaux flottants" si bien que ceux-ci refusent d'accorder des prêts que dans des circonstances normales "ils seraient tout disposés à considérer sans la moindre objection comme acceptables"76. Si ce raisonnement évoque ceux qui caractériseront plus tard l'économie keynésienne, il ne constituait pas à son époque une concession à la théorie Sismondi-Malthus du revenu global réel d'équilibre. L'on peut noter en outre que, bien qu'il ait été en désaccord avec les dépréciations du rôle de la monnaie alors prévalentes chez les dissidents et les orthodoxes, J.-B. Say s'était déjà référé - dans ses Lettres à Monsieur Malthus en 182077 , aux effets propices à la dépression des encaisses oisives. Torrens était néanmoins relativement en avance sur ses contemporains. Et il est bien l'auteur des analyses qui ont été parfois attribuées de manière erronée à John Stuart Mill, et dont on retrouvera des traces (sans indication d'origine) chez Karl Marx. Torrens eut aussi un rôle dans l'émergence de l'analyse du multiplicateur78 .
• Samuel Bailey Un pamphlet anonyme publié en 1821, probablement écrit par Samuel Bailey79 , remettait en question la loi de Say sans porter pour autant trace de l'acceptation des doctrines dissidentes de Sismondi et de Malthus. Ce pamphlet, An Inquiry into These Princip les Respecting the Nature of Demand and the Necessity of Consumption Lately Advocated by Mr. Malthus ("Une enquête sur ces principes concernant la nature de la demande et la nécessité de la consommation récemment défendus par Mr. Malthus"), révélait une perception très claire de ce que le souci fondamental de Malthus était l'accroissement de la richesse nationale 80 sur la base d'une croissance s'opérant "fermement et sans risques de fluctuations ou de retours en arrière"81. Les conséquences pratiques des idées de Malthus concernant la surabondance y étaient perçues plus clairement que chez les économistes classiques et exprimées plus nettement que chez Malthus lui-même: "La production dans 74. Ibid., pp. 420-21. 75. Ibid., p. 419. 76. Ibid., p. 424. 77. J.-B. Say, Œuvres diverses de J.-B. Say, Paris, Chez Guillaumin et Cie, 1848, p. 477n. Voir Say, Lettres à Malthus, pp. 45n-46n. 78. Robert Torrens, An Essay on the Production ofWealth, pp. 414-15. 79. Thomas Sowell, "Samuel Bailey Revisited", Economica, novembre 1970,402-08. 80. [Samuel Bailey l , An Inquiry into these Princip/es Respecting the Nature of Demand and the Necessity of Consumption Late/y Advocated by Mr Malthu, Londres, R. Hunter, 1821, p. 2. 81. Ibid., p. 3.
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le long terme, nous devons le rappeler, est l'objet qu'il avait en vue, et s'il avait peur qu'elle soit excessive à un moment donné, c'est seulement dans la mesure où cet excès ferait alors planer d'une manière permanente le risque d'une paralysie du progrès futur de celle-ci"82 . La question de la surabondance générale y était considérée comme ne concernant pas l'équilibrage du marché, mais la profitabilité des ventes : "personne n'a nié qu'un nouveau produit trouvera toujours ou presque toujours un marché. Les questions sont: à quel prix ce produit sera-t-il vendu? existe-t-il pour lui un marché profitable? sa production et sa vente rapporteront-elles ce qu'étaient auparavant le profit moyen habituel de la production globale ou moins ?"83 La loi de Say telle qu'énoncée à l'époque y était déclarée inadéquate, même s'il ne s'agissait que d'y voir une façon de poser le problème " ... pour ce qui concerne la maxime de Mr. Say, il n'en découle pas nécessairement que parce qu'une production accrue peut être considérée comme susceptible de trouver un marché pour elle-même, elle trouve effectivement un tel marché dans des conditions de taux de profit non diminué"84 . L'idée de débouchés illimités pour l'investissement du capital similairement s'y trouvait attaquée, et - dès lors que personne n'a jamais nié que le capital "peut toujours être employé si l'on ne prête pas attention au profit qu'il rapporte"85 - présentée comme "dépourvue d'utilité". La baisse tendancielle du taux de profit elle-même, que Smith, Ricardo et d'autres avaient cherché à expliquer s'y trouvait niée, et présentée comme une simple illusion - résultant d'une obnubilation sur la diminution du composant "prime de risque" du taux de l'intérêt telle qu'elle s'opère à mesure que les marchés se renforcent86 . Il y était écrit enfin que la variable cruciale était l'efficacité marginale du capital : "le gain offert à de nouveaux capitalistes ou à des capitalistes considérés comme détenteurs de capitaux supplémentaires"87. Les notions de marge et de prévision apparaissent de nombreuses fois dans le texte. Elles y renvoient à une efficacité marginale du capital décroissante 88 , à une fonction d'offre de travail croissante89 et à une fonction d'épargne - éléments qui contribuèrent à grandement clarifier le débat concernant le rôle de l'épargne: "Dire que les gens sont davantage disposés à épargner et à gagner peut signifier qu'un plus grand nombre de gens sont disposés à placer des capitaux dans l'espoir de toucher le profit antécédent, ou que ceux qui ont placé des capitaux dans l'espoir de toucher le profit antécé82. 83. 84. 85. 86.
Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., 87. Ibid., 88. Ibid., 89. Ibid.,
p.
65.
p. 14. p. 18. p. 19. pp. 10-\3. p. 28. p. 19. p. 21.
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dent pensent maintenant qu'il vaut mieux placer plus dans la mesure où ils attendent un profit moindre que le profit antécédent, probablement les deux"90. Par là même, les arguments de Malthus concernant les effets - favorables à l'émergence d'une surabondance - de la "parcimonie" croissante chez les riches capitalistes se trouvaient rejetés : "Si ces gens riches deviennent plus parcimonieux alors même qu'il n'existe pas de grands motifs à accumuler, l'on peut en déduire qu'ils ne veulent pas des motifs existant"91. Cette phrase révèle l'ambiguïté du langage de Malthus, plutôt qu'elle ne met au jour la substance réelle des arguments de celui-ci. Malthus n'affirmait pas en effet que l'accroissement de la fonction d'épargne, accroissement qu'il défendait, était à même de causer des surproductions, mais que l' accroissement des quantités épargnées - hors de la fonction et à cause d'erreurs dans le calcul du profit - était susceptible de provoquer des réductions déphasées du taux de rendement du capital et le glissement de celui-ci sous le prix d'offre. L'usage malheureux par Malthus du mot "permanent" dans son analyse des réductions déphasées de l'investissement se trouvait d'ailleurs dénoncé dans le texte (et Malthus renonça à cet usage dans la seconde édition de ses Princip les 92 ). L'auteur de l'lnquiry avait apparemment compris que Malthus raisonnait en fait en termes de changements dynamiques à court terme93 . Il avait compris aussi la nécessité de distinguer chez Malthus les thèses concernant le revenu d'équilibre de celles concernant le soutien de la croissance par le biais de la consommation improductive94.
• William Blake Divers auteurs, dans la période qui suivit les guerres napoléoniennes, affirmèrent que les dépenses gouvernementales des Européens en temps de guerre avaient constitué un accroissement net de la demande globale, et que le retour à des modèles d'expansion de temps de paix avait impliqué depuis là une nette réduction de cette même demande globale, ce qui avait conduit à la hausse observée du chômage et des stocks de marchandises invendues95 . Les auteurs en question ne tentèrent pas de mettre en place une théorie générale de l'équilibre, comme Sismondi, Lauderdale ou Malthus l'avaient fait, mais essayèrent de rendre compte des problèmes immédiats et de proposer des solutions. Le plus intéressant d'entre eux fut sans doute William Blake dont les Observations on the Effects Produced by the Expenditure of Govern90. Ibid., p. 30. 91. Ibid., p. 40; voir aussi pp. 30-31. 92. Ibid., pp. 33, 57 ; Malthus, Principles of Political Economy, 2' éd., p. 326, où le terme "permanent" (1" éd., p. 369) se trouve remplacé par "après coup". 93. [Samuel Baileyl, An Inquiry .... ,pp. 43, 45, 51. 94. Ibid., p. 70. 95. Jacob Viner, Studies in the Theory of International Trade, pp. 185-93.
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ment during the Restriction of Cash Payments ("Observations sur les effets produits par les dépenses du gouvernement pendant la réduction des paiements comptant") (1823) tirèrent leur substance des travaux de Ricardo, James Mill et John Stuart Mill96 . Blake, un ami de Ricardo, connaissait bien l'argument classique selon lequel les dépenses gouvernementales constituent un transfert de la demande, et non une modification nette de celle-ci 97 . Il reconnaissait que si le capital est toujours pleinement utilisé ("en pleine activité"), "aucune production supplémentaire ne peut s'opérer dans quelque secteur d'activité que ce soit sans une diminution correspondante de la production" ailleurs 98 . "L'erreur ici réside d'abord", ajoutait-il, "dans le fait de supposer que l'ensemble du capital du pays est pleinement utilisé, et que les acccumulations successives de capital telles qu'elles découlent de l'épargne peuvent être utilisées immédiatement"99. Or, poursuivait-il, une certaine quantité de capital est toujours "laissée oisive" et si "ces portions oisives étaient transférées entre les mains de gouvernements en échange d'annuités, elles deviendraient la source de demandes nouvelles sans que le capital existant ne soit entamé" 100. Cet argument concernant le capital oisif fut plus tard incorporé par J. S. Mill (sans que la source soit citée) dans le célèbre essai qu'il écrivit sur la loi de Say lO1, mais à l'époque Mill l'écarta purement et simplement, au sein d'une attaque contre Blake, disant qu'un tel argument~résupposait "l'impossibilité de situations de surabondance universelle" 1 ,et reposait sur des "idées réfutées et à présent presque totalement oubliées"103. Les analyses de Blake concernant le capital oisif furent l'un des rares éléments de la période qui puisse être considéré comme un signe avant-coureur des analyses keynésiennes. Elles impliquaient que les fonds qui ne sont pas disponibles pour l'investissement privé au taux de rendement courant sont néanmoins disponibles pour l'achat de bons gouvernementaux au même taux de rendement - dans la mesure où les prêteurs "préfèrent la sécurité du gouvernement à celle des emprunteurs privés" : ce qui permet à la contrepartie monétaire du capital oisif de passer entre les mains des gouvernements qui la "consacrent à la dépense"I04. Traitant des effets à long terme de ce fonc96.
Ricardo, Works, IV, 323-56 ; James Mill, Elements of Political Economy, p. 237 (le nom de Blake était omis dans l'édition de 1844 citée ici, mais il était apparu accompagné des mêmes arguments dans l'édition de 1824, p. 231 ) ; [John Stuart Mill], "War Expenditure", Westminster Review (juillet 1824),27-48. 97. William Blake, Observations on the Effects Produced by the Expenditure of the Government during the Restriction of Cash Payments, Londres, John Murray, 1823, p. 44. 98. Ibid., p. 50. 99. Ibid., p. 54. 100. Ibid., pp. 54-55. 101. John Stuart Mill, Essays on Some Unsettled Questions of Political Economy, pp. 54-60. 102. [John Stuart Mill], "War Expenditure", Westminster Review, juillet 1824,40-47. 103. Ibid., p. 48. 104. William Blake, Observations, p. 62.
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tionnement, Blake écrivait sur un mode dynamique que "tant que ce fonctionnement durerait", il "tendrait à faire monter tout à la fois les prix et le profit "lOS. Malheureusement, comme d'autres théoriciens de la surabondance, Blake laissa des erreurs grossières au sein de ses analyses clarificatrices, et ces erreurs devinrent la cible principale des défenseurs de la loi de Say qui furent ainsi en position de rejeter ou d'ignorer les questions troublantes soulevées. Blake soutint ainsi que l'existence effective du capital oisif qui avait été activé par les guerres napoléoniennes pouvait être démontrée par un processus de reductio ad absurdum : si le capital avait été pleinement employé, écrivit-il, cela aurait signifié que le déficit de financement du temps de guerre aurait nécessité un transfert de monnaie du secteur de l'investissement civil vers celui de la consommation militaire, et la continuation de ce processus pendant une période aussi longue que celle de la guerre aurait fait baisser la production et les salaires bien avant le retour de la paix 106. Or le cours des événements est "absolument différent" puisque l'on peut constater qu'une croissance de la production, de l'investissement et des salaires se déroula tout au long des guerres lO7 . Une telle démonstration ne présupposait pas simplement une économie de plein emploi, mais aussi que les bons gouvernementaux étaient toujours achetés aux dépens de l'investissement, et non à ceux des dépenses de consommation : si les dépenses gouvernementales étaient financées sur la base d'un flux annuel représentant un surplus disponible - le "revenu" de Sismondi ou le produit net des physiocrates - plutôt que sur la base d'un stock de capital préexistant, ce financement pouvait, c'est clair, continuer indéfiniment sans que la production, l'emploi ou les salaires ne se trouvent réduits. Ricardo et John Stuart Mill réfutèrent Blake en soulignant que, dès lors que l'épargne privée excédait les dépenses gouvernementales 108 , celles-ci ne se faisaient pas aux dépens de l'investissement - ce qui revenait à dire que les dépenses militaires des gouvernements constituaient des transferts provenant de la consommation civile. Le problème théorique important, qui était de savoir ce qui arriverait si - ou dans la mesure où - cela ne se vérifiait pas empiriquement, se trouvait tout simplement esquivé. Blake connaissait bien les arguments classiques selon lesquels: 1) "l'offre et la demande sont des termes interdépendants qui doivent toujours s'équilibrer l'un l'autre", et 2) pour toute situation de surproduction dans un secteur de l'économie, "il doit y avoir un déficit correspondant autre part" 109. Il n'en posa pas moins la question de savoir s'il ne pouvait y avoir de surproduction générale résultant d"'erreurs de calcul commises par les 105. 106. 107. 108. 109.
Ibid., p. 63. Ibid., pp. 48-53. Ibid., pp. 53-54. Ricardo, Works, IV, 399; [John Stuart Mill], "War Expenditure", pp. 40, 43. William Blake, Observations, p. 59.
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producteurs" 110. A cette question, J. S. Mill répondit que si un homme continue de produire, il montre que ses désirs de consommation ne sont pas satisfaits, car pourquoi "continuerait-il à prendre la peine de produire sans finalité ?"III Blake n'avait bien sûr jamais pensé qu'une surproduction du type de celle dont il parlait était à même de durer. Il avait même soutenu explicitement en différents passages de son livre que s'il devait en survenir une, elle serait éphémère 112. Mais, à la manière des ricardiens, Mill n'avait pas véritablement répondu à la question de Blake et l'avait fait passer du statut de question posée dans un cadre dynamique à celui de question posée dans un cadre de statique comparative. Ricardo était, lui, plus éloigné encore de la compréhension de la proposition de Blake puisqu'il considérait que l'idée de "surabondance résultant d'erreurs de calcul" renvoie toujours à une surabondance touchant des "produits spécifiques" plutôt que la production en général 11 3. Blake souligna les aspects monétaires de la dépression qui succéda aux guerres napoléoniennes et examina les conséquences monétaires de son analyse sur la base d'une approche de la monnaie plus minutieuse que celles susceptibles de se rencontrer chez les principaux avocats de la théorie de la surabondance générale quels qu'ils soient. Mais comme les autres économistes de la période, il conçut la causation d'une manière séquentielle et soutint que les changements dans l'offre de monnaie et/ou sa "rapidité de circulation" étaient des conséquences plutôt que des causes des fluctuations 114. Il ne nia par ailleurs pas que la loi de Say pouvait être considérée comme une condition de l'équilibre (égalité de Say), et considéra même qu'il était imRossible de lui objecter quoi que ce soit si on la prenait en ces termes 1 5. Il ne nia pas non plus que le marché pouvait fonctionner sans connaître de déséquilibres, et se contenta d'affirmer, sans plus, que Rendant une surabondance, l'équilibrage se ferait à un prix inférieur aux coûts 16 .
• G. P. Scrope Même si dès 1821, Robert Torrens avait énoncé une thèse selon laquelle une demande excessive de monnaie était séquentiellement impliquée dans le déclenchement des phénomènes de surabondance, c'est à George Poulett Scrope qu'il revint en 1833 d'énoncer explicitement l'idée selon laquelle une demande excessive de monnaie était logiquement impliquée dans toute offre 110. III. 112. 113. 114. 115. 116.
Ibid., p. 60. John Stuart Mill, "War Expenditure", Westminster Review, p. 42. William Blake, Observations, pp. 61, 91, 95. Ricardo, Works, IV, 344, 345. William Blake, Observations, p. 81. Ibid., p. 59n; voir aussi pp. 58-59. Ibid., p. 91n.
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excessive de marchandises. Cet énoncé constituait la première affirmation explicite de cette version de la loi de Say que l'on appelle aujourd'hui loi de Walras 117. Selon les mots de Scrope, "ces époques de déséquilibre et de détresse généralisée" (qu'il appelait "époques de surabondance générale") constituaient un phénomène réel, "même si la théorie allègue parfois leur impossibilité" 11 8• Il ajoutait: "Si l'on garde à l'esprit cette instabilité de la valeur inhérente aux monnaies de toutes sortes, l'on ne peut manquer de percevoir qu'une surabondance générale, autrement dit une chute générale des prix de la globalité des produits en dessous du coût de production de ceux-ci, équivaut à une hausse de la valeur d'échange générale de la monnaie, et constitue la preuve non d'une offre excessive de marchandises, mais d'une offre déficiente de la monnaie contre laquelle les marchandises ont à être échangées" 119. Quand bien même ils ont parfois utilisé des arguments repris aux orthodoxes, les auteurs dont il a été question ici - Torrens, Bailey, Blake et Scrope, peuvent être considérés comme ayant été des alliés sceptiques des adeptes de la théorie de la surabondance générale (tous sauf Blake ont mené des attaques dévastatrices contre cette dernière sur un point ou un autre). Le modèle du revenu d'équilibre de Sismondi et Malthus dépeignait l'excès de production globale non seulement comme une possibilité, mais comme la force initiatrice dans la chaîne des événements - phénomènes monétaires inclus conduisant aux dépressions ; Torrens, Blake, Bailey et Scrope considéraient que la chaîne commençait avec les interventions monétaires et fiscales. John Stuart Mill devait plus tard incorporer les arguments de Blake concernant le capital oisif et la déficience de monnaie dans son analyse critique de la loi de Say120, sans reconnaître un seul instant (et même en niant explicitement) qu'ils représentaient quelque chose de nouveau sur le sujet l21 .
La réconciliation Après des années de controverse avec Malthus, Ricardo en vint finalement à comprendre les raisonnements fondamentaux inhérents à la théorie de la surabondance générale. Au sein d'une critique plus générale du livre de J. 117. "General Glut of Goods Supposes A General Glut of Money"(Une surabondance générale de marchandises supposent une surabondance générale de monnaie) : titre de chapitre, George Poulett Scrope, Principles of Po/itical Econorny, Londres, Longman, Rees, Orme Brown Green et Longman, 1833, pp. 214-15. 118. Ibid., p. 214. 119. Ibid., p. 215. 120. John Stuart Mill, Essays on Sorne Unsettled Questions of Po/itical Econorny, pp. 54-60. 121. Ibid., p. 74.
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S. Mill, Elements of Political Economy, Ricardo écrivit ainsi ce commentaire sur le passage concernant la loi de Say: "Cela ne répond pas à l'objection généralement énoncée ... Une offre supérieure à la demande susciterait une surabondance telle qu'avec la quantité accrue, vous ne pourriez commander plus de travail qu'auparavant. Tous les motifs pour épargner cesseraient"122. Des résultats plus remarquables encore résultèrent d'un échange d'articles polémiques 123 entre Say et Sismondi dans le contexte français. Après cet échange survenu en 1824-1826, Say ajouta plusieurs paragraphes supplémentaires à la fin de son célèbre chapitre "Des débouchés" qui figurent dans la cinquième édition (1826) du Traité d'économie politique et dans les suivantes. Say caractérisa ces ajouts comme des restrictions apportées à sa loi des marchés l24 et les élabora ultérieurement dans ses Cours complets d'économie politique, après avoir informé Sismondi des "concessions" qu'il faisait ainsi l25 . Après avoir répété les arguments existant en faveur de la loi qui porte son nom, Say posait en ces ajouts une question supplémentaire concernant ce que pouvait être "la limite de la croissance de la production ... dès lors que ce sont seulement dans des quantités abstraites qu'il y a des progressions infinies et que "nous étudions ici l'économie politique pratique"126. Si les "besoins deviennent de moins en moins pressants, les gens "feront de moins en moins de sacrifices pour les satisfaire, ajoutait-il, "ce qui implique qu'il sera de plus en plus difficile de trouver dans le prix des produits une pleine compensation à leur coût de production"127. Dans son Cours complet écrit ultérieurement, Say nota qu'au-delà d'un certain point "les produits deviennent trop chers vu l'utilité qu'ils renferment", pour que le sacrifice nécessaire à leur obtention se trouve indemnisé. Il ajoutait : "Ils cessent depuis ce moment d'être à même d'être fabriqués, et par conséquent d'être à même d'offrir par leurs ventes des marchés pour de nouveaux produits"128 . Ce qui voulait dire que l'affirmation originelle de la loi de Say selon laquelle "la production ... crée une demande pour des produits"129 n'était plus à ses yeux nécessairement vraie. Une production excessive ne peut offrir des marchés pour de nouveaux produits à des prix qui permettraient de poursuivre leur production, disait-il.
122. Ricardo, Works, IX, 13I. 123. J. C. L. Simonde de Sismondi, "Sur la balance des consommations avec les productions", Revue encyclopédique, XXII (mai 1824), 264-98 ; J.-B. Say, "Sur la balance des consommations avec les productions", Revue encyclopédique, XXIII, juillet 1824, 18-31 ; J. C. L. Simonde de Sismondi, "Note sur l'article de M. Say, intitulé 'Balance des consommations avec les productions', Nouveaux principes d'économie politique, II, 306-09. 124. Say, Œuvres diverses, p. 505. 125. Sismondi, Economie politique et la philosophie du gouvernement, p. 449. 126. J.-B. Say, Traité d'économie politique, 5' éd., Paris, Rapilly, 1826, l, 194-95. 127. Ibid., p. 196. 128. Cours complet, l, 346-47. 129. Say, Traité, p. 137.
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Mais plutôt que de distinguer l'existence d'une limite à court terme à la production équilibrée et l'existence d'une élévation à long terme de cette limite, Say choisit de continuer à affirmer qu'il ne pouvait y avoir surproduction (dans le court, comme dans le long terme) : ceci, en déclarant simplement que la production excédant le niveau d'équilibre n'était pas véritablement de la "production"130. Les difficultés sémantiques mises à part, la loi de Say se trouvait désormais réconciliée avec la théorie du revenu d'équilibre. "Notre débat concernant les marchés commence à n'être plus qu'une dispute sur des mots", écrivit Say à Malthus en 1827 131 , après que celui-ci lui eut lui-même écrit que ses objections avaient concerné "votre doctrine telle qu'elle avait été tout d'abord présentée" 132. Logiquement, cela aurait dû constituer la fin de la controverse concernant la surabondance générale, chacune des parties ayant la possibilité de crier victoire sur les points essentiels de ses arguments. Historiquement pourtant, non seulement le débat continua, mais il subit un processus de régression dont il n'est, depuis, jamais complètement sorti.
130. Cours complet, l, 345-46. 131. Œuvres diverses, p. 513. 132. Ibid., p. 508.
Chapitre
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n dépit des avancées dans la direction d'une compréhension mutuelle finalement accomplies par certains des participants à la controverse concernant la surabondance générale, les Principles of Political Economy de John Stuart Mill, publiés en 1825, reposèrent essentiellement sur les mêmes arguments - porteurs de mésinterprétations - concernant la théorie de la surabondance générale que ceux utilisés par les défenseurs de la loi de Say au commencement de la controverse, trois décennies auparavant. La domination longue et incontestée des Principles de Mill, et le fait qu'ils aient été considérés comme une œuvre essentielle dans la fondation de la science économique, mirent effectivement (et pour longtemps) fm aux interrogations existantes concernant la loi de Say et impliquèrent un retour en arrière jusqu'à une position qui, dans l'ensemble, ne fut plus remise en question par les économistes jusqu'à la parution de la Théorie générale de Keynes. En dépit de leurs propres affirmations et de leurs propres textes, Mill attribua à Sismondi, Malthus et Chalmers une croyance en l'existence du risque de surabondance "permanente"l. Il opposa à l'argument de Malthus selon lequel les valeurs ("estimation" ou commande de travail) pouvaient connaître une chute générale, des phrases disant qu'il était absurde de penser que toutes les choses pouvaient "perdre de leur valeur"2 - définie en termes de prix relatif. Il soutint que Chalmers entendait inciter les "capitalistes à concevoir la recherche du gain comme une contrainte morale"3, alors que 1. John Stuart Mill, Principles of Political Economy, Ashley ed., p. 561 ; Toronto ed., p. 575. 2. Ibid., Ashley ed., p. 558 ; Toronto, ed., p. 572. 3. Ibid., Ashley ed., p. 557; Toronto ed., p. 571.
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Chalmers, en harmonie avec les autres théoriciens de la surabondance, demandait en fait que l'épargne soit "laissée à elle-même ou à l'intérêt des individus", sans jamais être soumise, institutionnellement ou non, à des procédures d'incitation ou de désincitation4. Mill répéta à ce sujet les arguments classiques, énoncés plusieurs décennies auparavant, selon lesquels le pouvoir d'achat est nécessairement égal à la production5 , l'épargne constitue un simple transfert et non une réduction de la demande 6 , et les désirs sont insatiables7 - arguments sur lesquels il n'y avait pas de désaccord. Il nia par contre implicitement l'idée de revenu d'équilibre telle qu'elle sous-tendait la théorie de la surabondance ~énérale : "la production n'est pas excessive, elle est simplement mal répartie" . Heureusement, le degré de la compréhension dont Mill fit preuve visà-vis des thèses de ses opposants ne constitue pas une indication du degré de la compréhension dont il fit preuve vis-à-vis des questions soulevées par la loi de Say. Ses idées sur ce plan évoluèrent d'une manière plus complexe et plus difficile à cerner, et la façon dont il a traité le sujet dans ses Essays on Sorne Unsettled Questions of Political Econorny constitue peut-être la présentation la plus claire et la plus élaborée des thèses de l'économie classique. Dans le domaine connexe de la théorie de la valeur, Mill mit en place en outre des thèses qui lui sont propres, et qui - bien qu'elles portent atteinte aux avancées accomplies par les autres - constituent en elles-mêmes de réels progrès.
Crises Les positions de Mill concernant les erreurs susceptibles d'intervenir dans le calcul de la demande ont quelque peu changé au fil du temps. En 1824, il admettait que ces erreurs étaient possibles, mais niait qu'elles puissent affecter l'égalité de l'offre et de la demande globales : "'Les hommes font des erreurs de calcul, c'est vrai, mais c'est au sujet des désirs des autres, jamais au sujet de leurs désirs propres. Tout homme sait ce qu'il veut. Si un homme produit plus, ce ne peut être que parce qu'il désire plus, pas plus de vêtements ou de blé peut-être, mais plus de quelque chose, et si tous produisent plus, c'est parce que tous désirent plus. Les conditions requises pour la demande sont le désir de consommer et les moyens d' acheter. En accroissant l'offre, les hommes se prouvent à eux-mêmes qu'ils ont le désir et ils obtiennent les moyens de consommer"9. 4. Thomas Chalmers, On Political Economy, p. 125. 5. John Stuart Mill, Principles of Political Economy, Ashley ed., pp. 557-58 ; Toronto ed., pp. 571-72. 6. Ibid., Ashley ed., pp. 68, 71, 560; Toronto ed., pp. 572-73. 7. Ibid., Ashley ed., 558-59; Toronto ed., pp. 572-73. 8. Ibid., Ashley ed., p. 559 ; Toronto ed., p. 573. 9. [J.S. Mill], "War Expenditure", Westminster Review, juillet 1824,43.
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L'affinnation de Mill ne prenait pas en compte le fait que, si l'offre du travail et des marchandises de chaque producteur individuel peut être une fonction régulièrement croissante d'autres marchandises (revenu réel) qui lui seront offertes, chacune des fonctions de ce type implique un rapport induit selon lequel les marchandises du producteur s'échangeront contre d'autres marchandises, et que ce rapport pourra fort bien se révéler ne pas coïncider avec les rapports induits d'autres producteurs (ou un ensemble de rapports induits quels qu'ils soient se révéler ne pas coïncider avec une réalité ex post). En bref, le fait que les attentes globales de rendement réel des producteurs pourront se révéler ne pas être simultanément réalisables. Dans un texte publié deux ans plus tard sur un autre objet (sans rapport avec la théorie de la surabondance générale), Mill soulignait les conséquences de "la propension universelle des hommes à surestimer les chances en leur faveur" et de ces "erreurs de calcul considérables" qui, "lors~' elles s'opèrent à grande échelle, aboutissent à la ruine pour des multitudes"l : "Tous les marchands qui se rappellent des revirements commerciaux de 1810-11 et 1815-16, certifieront que ce sont des événements de ce type qui suivent toujours l'ouverture de nouveaux marchés, la prévision d'une offre déficiente, toutes les choses en bref qui suscitent un espoir fenne en des gains rapides. L'offre supplémentaire nécessaire est fortement surestimée, une surproduction et une surcommercialisation énonnes prennent place, le marché se sature, les porteurs de titres souffrent de pertes immenses, nombre d'entre eux deviennent insolvables et leur ruine va de pair avec la ruine de ceux, nombreux, qui leur ont fait crédit, confiants en l'immense richesse que les premiers avaient semblé avoir l'aptitude de réaliser pendant la période où perduraient ces hauts prix dont leurs propres achats étaient dans une large mesure la cause"ll. Une description plus tardive (1833) des mêmes événements par Mill montra de nouveau qu'il croyait qu'une surproduction générale en tennes réels était alors survenue, où le phénomène monétaire d'accompagnement était une effet plutôt qu'une cause: "De l'impossibilité d'ajuster exactement les opérations du producteur aux désirs du consommateur, il découle toujours que certains articles sont plus ou moins en rupture de stock, et d'autres en surplus. Pour rectifier ces perturbations, le travail sain de l'économie sociale requiert que dans certains secteurs, le capital puisse être pleinement employé, tandis qu'en d'autres il puisse rester sous-employé. En 1825 pourtant, il fut supposé que tous les articles étaient, par rapport à la demande les concernant, en situation de rupture de stock. Une extension inhabituelle de l'esprit de spéculation, accompagnée plutôt que causée par un fort accroissement du crédit, ayant produit une 10. John Stuart Mill, Essays on Economics and Society, éd. J. M. Robson, Toronto, University of Toronto Press, 1967, l, 77. L'article original est paru dans la Parliamentary Review, Session of 1826, Londres, Longman, Rees, Orme, Brown and Green, 1826, pp. 630-62. Il. John Stuart Mill, Essays on Economies and Society, p. 76.
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hausse des prix - qui n'était pas perçue comme connectée à une dépréciation de la monnaie, chaque marchand ou manufacturier envisagea la possibilité de s'agrandir sur la base d'un accroissement de la demande effective pour l'article spécifique qu'il fabriquait, et imagina qu'il y avait un marché permanent et prêt pour presque n'importe quelle quantité de cet article. L'erreur de Mr. Attwood fut de supposer qu'une dépréciation de la monnaie accroît réellement la demande pour tous les articles et par conséquent leur production, car dans certaines circonstances une dépréciation de cet ordre peut mener à croire faussement en un accroissement de la demande, la croyance fausse conduisant comme la réalité le ferait, à un accroissement de la production, que suit, bien sûr, une récession qui se révèle fatale sitôt la croyance dissipée. La contraction de 1825 n'a pas été causée, comme Mr. Attwood l'imagine, par une contraction de la monnaie ; la seule cause de la ruine réelle a été la prospérité imaginaire. La contraction de la monnaie a été la conséquence et non la cause de la récession"12. Les arguments que Mill employait ici suggèrent fortement qu'il parlait d'une situation dans laquelle la production avait été "excessive" et non pas simplement mal distribuée, et dans laquelle la production réelle était passée au-dessus du niveau d'équilibre avant qu'il n'y ait eu une contraction monétaire (de situations, en bref, où la théorie de la surabondance générale pouvait s'appliquer). Mill tombait ainsi sous les accusations proférées par Marx à l'encontre de l'ensemble de l'école classique pour ce qui concerne les liens de celle-ci à la loi de Say, et selon lesquelles les classiques "admettent un phénomène comme effectif et incontournable lorsqu'il est appelé A, mais le nient lorsqu'il est appelé B", la négation survenant lorsqu'il prend "une forme sous laquelle il se heurte aux préjugés", l'admission lorsqu'il prend "une forme sous laquelle personne ne lui prête attention"13 . Mill prit donc une position substantiellement différente lorsqu'il attaqua la théorie de la surabondance et lorsqu'il parla des phénomènes cycliques eux-mêmes, puisqu'il affirma en fait dans le premier cas qu'il ne pouvait y avoir de production réelle au-dessus du niveau d'équilibre, et qu'il décrivit dans le second cas comment une telle production pouvait survenir. Il resta néanmoins logique avec lui-même et n'admit jamais la possibilité d'une situation de surabondance générale dans une économie de troc, ce qui signifie qu'il ne se confronta pas à la théorie Sismondi-Malthus du revenu réel d'équilibre, ou à l'idée corollaire d'équilibre simultané entre les utilités respectives des différentes marchandises et des loisirs. Dans son essai bien connu concernant la loi de Say (publié dans ses Essays on Some Unsettled Questions of Political Economy), Mill limitait précisément le principe de l'égalité nécessaire entre l'offre et la demande au fonctionnement d'une économie de troc: 12. Ibid., p. 191. Karl Marx, Theories of Surplus Value, p. 375.
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"Mais il Y a cette différence que, dans le cas du troc, la vente et l'achat se trouvent simultanément confondus en une seule opération: vous vendez ce que vous avez et vous achetez ce que vous voulez en un acte unique et indivisible, et vous ne pouvez faire l'un sans faire l'autre. De nos jours, l'emploi de la monnaie, et c'est ce qui fait l'utilité de celle-ci, permet que l'acte d'échange soit divisé en deux opérations séparées; l'une peut être accomplie immédiatement et l'autre dans un délai d'un an, ou lorsque les conditions sembleront bonnes. Même si le vendeur vend effectivement seulement pour acheter, il n'a pas besoin d'acheter au moment où il vend et c'est pourquoi il n'accroît pas la demande immédiate pour une marchandise lorsqu'il accroît l'offre d'une autre. L'achat et la vente étant désormais séparés, il se peut fort bien qu'il puisse y avoir à un moment donné une tendance générale à vendre le plus rapidement possible qu'accompagnerait une tendance générale à différer les achats aussi longtemps que c'est possible"14 . Dans la mesure où Mill utilisait ici les termes selon leur signification classique, il est clair que l'égalité de l'offre et de la demande dont il parlait était fondamentalement une égalité ex ante entre les achats et les ventes désirés par chaque individu, non une simple identité de comptes où chaque transaction serait considérée ex post comme étant tout à la fois un achat et une vente. Un raisonnement du même ordre réapparut dans les Princip/es, en un passage où Mill s'efforçait - à l'encontre de ce qu'il avait écrit dans ses articles des années 1820-1830 - de nier qu'une surabondance générale au sens que Sismondi et Malthus donnaient au terme (revenu réel situé au-dessus du niveau d'équilibre), puisse survenir. Les économistes, écrivait-il, ont été conduits "à embrasser une doctrine aussi irrationnelle" dans la mesure où ils ont été "trompés par une interprétation erronée de certains faits", qui les a conduits à "imaginer que la possibilité d'une surproduction générale se trouvait prouvée par l 'expérience" 15. "La vraie explication" des phénomènes observés est, ajoutait-il, "totalement différente"16 : "J'ai déjà décrit l'état des marchés qui va de pair avec ce que l'on appelle une crise commerciale. Dans de telles périodes, il existe effectivement un excès de toutes les marchandises par rapport à la demande monétaire: en d'autres mots, il y a une sous-offre de monnaie. Dès lors que s'opère l'annihilation brusque d'une grande masse de crédit, tout le monde en vient à refuser de se dessaisir de liquidités et nombre d'hommes sont désireux de s'en procurer quel que soit le sacrifice à faire pour cela. Presque tout le monde se trouve donc en position de vendeur, et il n'y a quasiment personne en position d'acheteur; si bien que peut effectivement survenir, même si c'est seulement pendant la durée de la crise, une très forte chute des prix dans leur ensemble - découlant de ce que peut être appelé ou une surabondance de produits ou une pénurie de monnaie. C'est néanmoins une grande erreur de 14. 15.
John Stuart Mill, Essays on Sorne Unsettled Questions of Political Econorny, p. 70. John Stuart Mill, Principles of Political Econorny, Ashley ed., p. 560 ; Toronto ed., p. 16. Loc. cir.
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supposer comme Sismondi Qu'une crise commerciale est le résultat d'un excès général de production"17. Si ces phrases soulignent de manière appropriée ce qui est au cœur de ce qui sépare Mill de Sismondi, comme c'est souvent le cas chez Mill, elles: 1) oscillent de manière ambiguë entre l'acceptation et le refus de la thèse de la surabondance générale et penchent finalement beaucoup plus vers le refus que les articles publiés en 1826 et 1833, et 2) procèdent à des avancées vers les explications monétaires modernes des dépressions cycliques, tout en rejetant la théorie - fondamentale en ce domaine - du revenu global d'équilibre. La correspondance de Mill donne des preuves supplémentaires de l'inconsistance et de l'ambivalence inhérentes à sa façon d'approcher les questions soulevées lors des débats entourant la loi de Say. Bien qu'il ait écrit à un ami en 1834 que "beaucoup de réflexions nouvelles" sur le sujet seraient prises en compte dans son essai, alors non publié, sur les phénomènes de surabondance l8 , lorsque l'essai parut effectivement, il proclama que rien n'avait été récemment "ajouté" ou "soustrait" à la loi de Say telle quelle avait été énoncée dans la tradition classique l9 . Ou Mill avait fini par oublier les réflexions dont il parlait, ou il n'était pas sincère. Dans une autre lettre, il parla de sa peur de "donner la main aux ennemis de la science, ce que des hommes tels que Torrens, Malthus et même Senior font constamment, et que j'évite de manière systématique"20. Il poussa quelquefois les autres à adopter le même comportement: "Je pense sincèrement que dans votre article sur la possibilité d'une 'surabondance de capital', vous devriez éviter le mot surabondance ou tout autre mot susceptible de vous mener aux apparences (mais pas à la réalité) d'une opposition conflictuelle avec la doctrine de mon père et de Say concernant la surabondance générale"21. Cette attitude de défense loyale d'une tradition classique alors remise en cause peut permettre de mieux comprendre les efforts de Mill pour greffer ses propres idées originales (celles concernant la théorie de la valeur aussi bien que celles concernant la loi de Say) sur la doctrine ricardienne, par rapport à laquelle elles ne pouvaient apparaître que comme des rajouts maladroits, plutôt que sur les doctrines dissidentes avec lesquelles elles étaient plus en harmonie.
L'accumulation du capital Si la définition du capital telle qu'elle figure dans les Princip/es de Mill ne reposait pas sur les constituants matériels de celui-ci, mais sur le fait qu'il 17. Ibid., Ashley ed., p. 561; Toronto ed., 574.
18. John Stuart Mill, The Earlier Letters of John Stuart Mill, éd. Francis E. Mineka, Toronto, University of Toronto Press, 1963, l, 231. 19. John Stuart Mill, Essays on Sorne Unsettled Questions of Political Econorny, p. 74. 20. John Stuart Mill, The Earlier Letters of John Stuart Mill, p. 236. 21. Ibid.
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est "destiné" par ses possesseurs à procéder à investissement22 , elle incluait corollairement - et d'une manière incohérente - un inventaire d'éléments sans destination ("marchandises non vendues" et non susceptibles d'être mises sur le marché dans l'immédiat)23. Ce qui veut dire que Mill confondait investissement ex ante et investissement ex post. Or cette confusion se révélait affecter les conclusions essentielles du livre. Parmi les "propositions fondamentales concernant le capital", l'on trouvait ainsi celle proclamant que le capital peut "croître indéfiniment sans que se fasse jour une impossibilité de lui trouver un emploi"24 - proposition que Mill considérait comme opposée aux théories de Malthus, Chalmers et Sismondi25 . Mill ne se confronta pas directement à la question soulevée dans l'lnquiry de Bailey et qui consistait à se demander si des affirmations du type de cette proposition signifiaient que le taux de profit déclinait ou ne déclinait pas lorsque s'opéraient - à un moment donné, et pour un niveau donné de technique - des accroissements successifs du capital. Lauderdale, Sismondi et Malthus avaient écrit que le taux déclinait en un tel cas. Mill lui-même déclara aussi qu'il déclinait parfois 26 , et qu'il tombait alors très près du prix d'offre minimum du capital : " ... le taux de profit est habituellement ...dans les parages proches du minimum, et le pays dès lors tout au bord d'un état stationnaire. Par là, je ne veux pas dire qu'une semblable situation est à même de survenir effectivement dans l'un ou l'autre des grands pays d'Europe, ou que le capital n'y rapporte pas encore et toujours un profit considérablement plus élevé que ce qui est tout juste suffisant pour induire les gens de ces pays à épargner et à accumuler. Ce que je veux dire est qu'il faudrait peu de temps pour que le profit se trouve réduit au minimum si le capital continuait à croître au degré de croissance présent, et si aucune circonstance susceptible de contribuer à élever le taux de profit ne survenait en parallèle. L'expansion du capital atteindrait rapidement ses ultimes limites, si les limites elles-mêmes ne se trouvaient continuellement portées plus loin et n'ouvraient de nouveaux espaces"27 . La dernière phrase était à peine plus qu'une paraphrase de l'affirmation ancienne de Chalmers selon laquelle "le capital est bordé de tous les côtés par une limite qui recule lentement"28, mais Mill niait qu'un tel recul incluait la possibilité d'une surabondance générale: "La difficulté ne résiderait pas dans un besoin de marché. Si le nouveau capital était dûment partagé entre de nombreuses utilisations différentes, il 22. John Stuart Mill, Principles of Political Economy, Ashley ed., pp. 50, 57 ; Toronto ed., p. 57. 23. Ibid., Ashley ed., pp. 50, 57; Toronto ed., p. 57. 24. Ibid., Ashley ed., p. 66 ; Toronto ed., p. 66. 25. Ibid., Ashley ed., p. 67n ; Toronto ed. p. 67n. 26. Ibid., Ashley ed., p. 731 ; Toronto ed., pp. 738-39. 27. Ibid.
28. Thomas Chalmers, On Political Economy, p. 105. LA LOI DE SAY
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créerait une demande pour ses propres produits, et il n'y aurait pas de raison pour que ces produits, quels qu'ils soient, doivent rester plus longtemps invendus qu'auparavant. Ce qui en réalité se révélerait non pas difficile, mais impossible, serait d'employer ce capital sans que ne survienne une baisse rapide du taux de profit'ô29. Si ce n'étaient ses préférences terminologiques, Mill se trouvait en fait, lorsqu'il écrivait cela, très près des propositions globales de Chaim ers et des autres économistes de la surabondance générale. Tout en soutenant que les marchés pouvaient être équilibrés (cela n'avait jamais été le problème), il reconnaissait en effet que le profit pouvait chuter jusqu'à un degré où l'investissement net serait égal à zéro ; ils affirmaient, eux, que le profit pouvait chuter jusqu'à un degré où un désinvestissement net surviendrait. Selon le modèle de Malthus, où les paramètres étaient une croissance déphasée de la population et une rigidité salariale orientée à la baisse, tout ce qui était nécessaire pour que le chômage survienne était que le capital cesse de croître. Parfois, les arguments de Mill concernant l'excès possible d'investissement étaient eux-mêmes, en leur substance, identiques à ceux de Lauderdale, Sismondi et Chalmers. Il écrivait ainsi: " .. à moins qu'une portion considérable de l'accroissement annuel du capital soit ou périodiquement détruite ou exportée aux fins d'investissement à l'étranger, le pays atteindrait rapidement ce point où l'accumulation ultérieure cesserait, ou tout au moins ralentirait spontanément jusqu'à ne plus excéder la marche de l'invention dans le domaine des techniques qui produisent les biens nécessaires à l'existence. Dans une situation comme celle-ci, une augmentation soudaine du capital du pays, si elle n'était pas accompagnée par un accroissement de la puissance de production, serait de durée transitoire, puisqu'en déprimant le profit et l'intérêt, ou bien elle diminuerait d'un montant correspondant l'épargne qui aurait été réalisée sur le revenu des une ou deux années suivantes, ou bien elle susciterait l'envoi d'un montant équivalent à l'étranger où il serait gaspillé dans des spéculations inconsidérées"30. Cela dit, même si le Mill des Princip les raisonnait par rapport à certains points comme s'il y avait un produit marginal au-delà duquel la courbe du capital s'orientait vers le bas, il raisonnait par rapport à d'autres points comme si ce n'était pas le cas. Ainsi, nota-t-il, même si par suite d'opérations fiscales (telles que celles suggérées par Lauderdale), il devrait s'opérer un accroissement de l'investissement qui ne serait "pas spontané, mais imposé aux investisseurs par la loi ou par l'opinion", cet accroissement n'en serait pas moins sain3l . L'on peut supposer que cela signifiait qu'à ses yeux si la loi ou la force de l'opinion publique devaient obliger les investisseurs à investir 29. 40.
John Stuart Mill, Princip/es of Political Economy, Ashley ed., p.
30. Ibid., Ashley ed., p. 740; Toronto ed., p. 747. 31. Ibid., Ashley ed., p. 67 ; Toronto ed., p. 67.
732 ; Toronto ed., pp. 739-
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au-delà de certaines limites, rien ne s'opposerait pour autant à ce que le marché continue à être équilibré. Mais Mill n'alla jamais jusqu'à formuler cet argument, et un tel argument aurait de facto été, s'il l'avait utilisé, complètement en porte-à-faux avec les phrases qu'il avait écrites concernant la surabondance générale. L'idée qu'un investissement additionnel ne puisse être effectué qu'à un taux de rendement décroissant entrait elle-même en conflit avec la thèse bien connue de Mill selon la~uelle "la demande pour des marchandises n'est pas une demande de travail" 2. L'argument central utilisé par Mill à l'appui de cette thèse était qu'un transfert de la demande du secteur des marchandises vers celui des services impliquerait un accroissement de la demande globale de travail, et non un simple glissement 33 . La nouvelle demande de services résultant emploierait en effet directement, disait-il, du travail additionnel, alors que le capital qui employait auparavant le travail qui produisait des marchandises dont la demande a été transférée se trouverait "libéré"34 et pourrait continuer à employer le travail en question pour la production d'autres marchandises. L'argument de Mill n'était pas que la diminution de l'emploi dans le secteur de la production de marchandises serait moindre que la croissance de l'emploi dans le secteur des services (différences d'intensité de travail)35, mais plutôt qu'il n'y aurait pas de diminution de compensation dans le secteur de production des marchandises; tout l'accroissement de l'emploi dans le secteur des services serait dès lors un accroissement net de l'emploi total. La portion du capital qui ne serait plus nécessaire dans le secteur de la production de marchandises serait "disponible pour un nouvel usage dans lequel elle emploierait autant de travail qu'auparavant"36. L'hypothèse fondamentale sur laquelle une telle conclusion s'appuyait était que les marchandises sont payées après avoir été produites, alors que les services sont payés d'avance 37 : si bien que ce qui se trouverait en jeu alors serait (en termes monétaires) l'activation d'encaisses de transactions sinon oisives, ou (en termes réels) le mouvement de marchandises salariales quittant le secteur de l'inventaire pour rejoindre celui du fonds salarial plus rapidement qu'auparavant 38 .
32. Ibid., Ashley ed., pp. 79-90 ; Toronto ed., pp. 70, 78-90. Cette thèse et sa signification ont été analysées dans A.C. Pigou, "Mill et le fonds salarial", Economic Journal, juin 1949, p. 17180 et Harry G. Johnson "Demand for Commodities Is Not Demand for Labor", Economic Journal, décembre 1949,531-36. 33. John Stuart Mill, Princip les of Political Economy, Ashley ed., pp. 85n-86n ; Toronto ed., pp. 81n, 85n-86n. 34. Ibid., Ashley ed., p. 83 ; Toronto ed., p. 82. 35. H.G. Johnson parle d'intensités différentes de capital et de travail, op.cir. 36. John Stuart Mill, Principles of Political Economy, Ashley ed., p. 80 ; Toronto ed., p. 79. 37. Ibid., Ashley ed., pp. 85n-86n ; Toronto ed., pp. 84n-86n. 38. A.C. Pigou, op. cit.
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L'important là, cela dit, n'était pas tant la validité de cette conclusion pour le marché du travail, que les implications que cette conclusion pouvait avoir pour le marché des capitaux. Si l'investissement en capital se trouvait effectivement accru (par la croissance du fonds salarial), l'on pouvait s'attendre en effet à ce que le taux de profit baisse. Mill pouvait écrire que le capital "libéré" dans le secteur des marchandises n'est "prêt pour un nouvel emploi" que s'il est "destiné" à être utilisé comme capital d'une manière fataliste, indépendamment du taux de rendement quel qu'il soit. Sa thèse concernant le fait que le taux de profit puisse tomber à un niveau proche d'un niveau de stagnation n'avait à nouveau pas influencé son analyse concernant les possibilités illimitées d'investissement du capital.
La valeur Il n'existait pas chez Lauderdale, Say, Malthus et Senior d'anticipation significative de la théorie moderne la valeur - tous rejetaient la théorie de la valeur énoncée en termes de coût du travail et lui préféraient des théories basées essentiellement sur l'utilité39 , la mieux formulée d'entre elles étant peut-être celle incarnée par le concept malthusien de fonction de demande, fondée sur une "estimation" subjective. John Stuart Mill, lui, s'opposa tout à la fois au concept de fonction de demande et à la théorie de l'utilité subjective sur laquelle le concept reposait. Seize ans avant la publication des Princip/es de Mill, Nassau Senior avait élaboré la notion d'utilité par unité et défini l'utilité elle-même comme une ~randeur variable inversement proportionnelle à la quantité consommée . Mill ignora ces recherches et travailla à une théorie utilitaire de la valeur où il définissait l'utilité de la même façon que Ricardo: comme "utilité de disposer d'une unité d'un produit" par opposition au fait de ne pas en disposer. A partir de là, Mill glissait logiquement vers les conclusions ricardiennes découlant: si l'utilité était nécessaire à la valeur, elle n'en constituait que la limite, et ne déterminait pas où, à l'intérieur de cette limite, la valeur se situerait effectivement4 l . L'utilité, précisait-il, ne pouvait déterminer la
39. Lauderdale, Nature and Origin of Public Wealth, pp. 12,23 ; T. R. Malthus, Principles of Political Economy, pp. 60-69; J.-B. Say, Traité d'économie politique, pp. 66,288,292,293; N. W. Senior, An Outline of the Science of Political Economy, pp.7, 11, 13, 15-16, 23-24. 40. N. W. Senior, op. cit., pp. 11-12. En fait, Galiani avait fait la même chose au cours du siècle précédent. Arthur E. Monroe éd., Early Economic Thought, Cambridge, Harvard University Press, 1951, p. 288. 41. John Stuart Mill, Principles of Political Economy, Ashley ed., p. 437 ; Toronto ed., p. 457.
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valeur que pour un produit en situation de monopole dont le monopoliste se contenterait de vendre une seule unité42 . Mill en tout cas ne se confronta pas à la théorie utilitaire de la valeur telle qu'elle existait à son époque. Il se contenta de formuler un succédané porteur de confusion. Dans une même direction, Mill émit des objections envers l'utilisation des mots "offre et demande" selon des significations autres que celles de quantité offerte et quantité demandée43 . Il ne faisait à nouveau ainsi que suivre fidèlement Ricardo44 . Si l'on reprenait ces significations, l'on pouvait dire, comme Mill (et Ricardo) le soutenaient, que l'offre et la demande déterminent seulement la direction des fluctuations des prix, non le niveau autour duquel ces fluctuations s' opèrent45 : l'offre de quantités excessives fait baisser les prix et la demande de quantités excessives les fait monter, mais le niveau auquel les prix s'équilibrent se trouve déterminé, lui, par le coût de production. Pour prendre un exemple: s'il y a une offre de 600 pommes et une demande de 700 pommes, le prix des pommes monte, et s'il y a une offre de 600 automobiles et une demande de 700 automobiles, le prix des automobiles monte lui aussi. Mais le prix des pommes et le prix des automobiles ne se stabilisent pas au même niveau d'équilibre. L'offre et la demande au sens ricardien ne peuvent déterminer les prix elles-mêmes que là où l'offre est une quantité fixe, et où la quantité demandée ne peut excéder cette quantité fixe, les prix s'établissant alors au niveau requis pour que l'échange s'accomplisse. Or, une telle situation ne peut être à l'évidence, écrivait Mill, qu'un "cas exceptionnel"46. Les marchandises qui n'existent qu'en "une quantité définie" constituent, ajoutait-il, un cas de cet ordre et voient ainsi leur valeur entièrement déterminée par l'offre et la demande, avec cette seule limite que leur coût de production (s'ils en ont un) est un minimum sous lequel cette valeur ne peut pas tomber de façon permanente"47. En fait, dirions-nous, le coût de production ne pourrait rentrer en ligne de compte ici dans la mesure où les coûts écoulés sont écoulés, et où les coûts de reproduction sont absents par hypothèse. L'analyse de Mill pourrait néanmoins être valide dans un cas connexe où l'offre ne serait fixe que dans le court terme. 42. Ibid., Ashley ed., p. 449 ; Toronto ed., pp. 468-69. Voir aussi J. S. Mill, Essays on Economies and Society, l, 400. 43. John Stuart Mill, Principles of Political Economy, Ashley ed., pp. 446, 447, 449 ; Toronto ed., pp. 466, 467, 469 ; John Stuart Mill, "Notes on N. W. Senior's Political Economy", Economica, août 1945, 134, 145. 44. Ricardo, Works, l, 382, VI, 129. 45. John Stuart Mill, Principles of Political Economy, Ashley ed., p. 448 ; Toronto ed., pp. 47576; Ricardo, Works, II, 39n, 40n-41n, l, 384-85. 46. John Stuart Mill, Principles of Political Economy, Ashley ed., p. 448 ; Toronto ed., p. 468. 47. Ibid., Ashley ed., p. 469; Toronto ed., p. 488.
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Mill procédait dans les Princip/es à une distinction soigneuse entre trois cas différents de détermination de la valeur: 1) avec une courbe d'offre verticale, 2) avec une courbe d'offre horizontale, et 3) avec une courbe d'offre dirigée vers le haut. Ces trois cas faisaient l'objet d'analyses disséminées dans différents chapitres. Le texte de la table des matières indiquait que l'offre et la demande étaient la loi pour les produits "qui sont absolument limités en quantité", les coûts de production la loi pour les marchandises "qui sont susceptibles d'une multiplication indéfinie sans accroissement de coût", et les coûts marginaux croissants (coûts dans les circonstances les plus défavorables existant) la loi pour les marchandises "qui sont susceptibles d'une multiplication indéfinie, mais non sans accroissement de coût"48. Dans la mesure où ce qu'il avait énoncé comme "cas exceptionnel" a parfois été présenté comme constituant pour lui le cas général, ce qui a fait passer Mill pour un contributeur au développement de la théorie moderne de la valeur49, il est nécessaire là de souligner que Mill ne considérait pas l'offre et la demande comme des déterminants généraux des prix, et qu'il était radicalement opposé aux concepts de fonction d'offre et de demande et aux conclusions dérivées de ceux-ci. Nassau Senior soutenait qu'une moisson de blé insuffisante susciterait une demande accrue pour des substituts tels que l'avoine ou l'orge, et ajoutait que, même s'il ne pouvait y avoir d'accroissement dans la quantité achetable de ces substituts (la quantité disponible ayant été fixée préalablement par la récolte de ces substituts), il n'en était pas moins exact de dire que "la demande pour ceux-ci s'était accrue"50. Mill s'opposait à ces positions, et écrivait que le mot demande doit être "utilisé au sens de quantité de marchandises", c'est-à-dire de "quantité pour laquelle l'on peut trouver des acheteurs qui sont prêts à payer le prix du marché"51. Cette opposition constituait un pas en arrière par rapport à Adam Smith et aux théoriciens de la surabondance pour qui la "demande effective était la quantité que les consommateurs désiraient acheter à des prix couvrant les coûts": il pouvait y avoir, selon cette dernière signification, un excès ou une déficience de demande globale alors qu'il ne pouvait, par définition, y avoir ni excès ni déficience selon la signification utilisée par Mill. Mill, dans les Princip/es, rejetait implicitement le concept de fonction de demande conçu comme désignant le "désir et le pouvoir" d'acheter, et par rapport auquel une demande accrue signifiait une volonté ou une capacité d'acheter accrues 52 . Il rejetait ce concept non à cause de défauts qui lui 48. Ibid., Ashley ed., p. xli ; Toronto ed., pp. xi-xii. 49. George J. Stigler, "The Nature and Role of Originality in Scientific Progress", Economica, novembre 1955,298. 50. N. W. Senior, An Out/ine of the Science of Po/itical Economy, p. 15. 51. J. S. Mill, "Notes on N. W. Senior's Political Economy", Economica, août 1945, 134. 52. John Stuart Mill, Principles of Po/itical Economy, Ashley ed., pp. 445-46 ; Toronto ed., pp. 465-66.
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auraient été inhérents, mais parce que celui-ci ne pouvait s'harmoniser avec les références à un équilibre entre l'offre et la demande telles qu'elles figuraient parfois dans les écrit des défenseurs de la théorie de l'offre et de la demande: "la demande pour être à même d'être comparée avec l'offre doit être considérée comme désignant non une volonté ou un pouvoir, mais une quantité"53, Mill rejetait le concept de fonction de demande plutôt que de rejeter la notion d'équilibre. Il est important ici de distinguer les différences de substance des différences de terminologie et de démarquer les limitations des erreurs. Mill ne niait, ainsi, pas la validité de la thèse selon laquelle la quantité demandée variait inversement par rapport au prix, mais ses préférences terminologiques n'étaient pas sans conséquence. La terminologie ricardienne de Mill était adéquate pour expliquer la détermination des prix dans une économie stationnaire. Elle ne pouvait permettre d'établir la distinction cruciale entre les mouvements s'opérant le long d'une courbe et les mouvements de la courbe elle-même, distinction qui était au cœur des analyses de Malthus et qui était nécessaire pour approcher la situation d'un marché qui se trouvait assaini à des prix de déséquilibre. Il pouvait y avoir identiquement une demande accrue au sens que Mill donne à ce terme, sans qu'il y ait une demande accrue au sens du terme utilisé par les théoriciens de la surabondance et les économistes modernes. Mill enfin put, sur un plan micro-économique, décrire d'une manière appropriée le rôle des ruptures de stock et des surplus dans la constitution d'un prix d'équilibre: cette description n'avait rien d'original en 1848. Jean-Baptiste Say l'avait déjà effectuée en 1803, et avait écrit dès cette époque qu'elle lui paraissait familière au point d'être "triviale"54. Une description du même ordre se trouve de facto chez Adam Smith lui-même55 . Mill ne réfutait pas une théorie, il rejetait une conception. En définissant les éléments de la conception dans des termes ricardiens étrangers à celle-ci, il fut à même de démontrer que la théorie d'ensemble de "l'offre et de la demande" était inutilisable et ne pouvait fonder une théorie générale des prix. Il reconnut le rôle que cette théorie d'ensemble pouvait avoir dans la description de quelques cas particuliers, mais énonça que ces cas étaient extrêmement rares et ajouta (parfois) que la théorie de l'offre et de la demande et la théorie des coûts de production s'excluaient mutuellement: "Là où les coûts de production ne régulent pas les prix, c'est l'offre et la demande qui jouent ce rôle"56. 53. John Stuart Mill, Essays on Economics and Society, II, 635. 54. J.-B. Say ,Traité d'économie politique, éd. de 1803, II, 58. 55. Adam Smith, La richesse des nations, p. 57. 56. John Stuart Mill, Essays on Economics and Society, l, 400 ; voir aussi p. 401. Mill soutint parfois que tous les déterminants de la valeur opèrent par le biais de l'offre et de la demande: [J.S. Mill], "The, Quarterly Review-Political Economy", Westminster Review, janvier 1825,221.
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Comme pour ce qui concernait la loi de Say, l'étouffement des thèses des dissidents - sous un monceau de mésinterprétations - se trouvait chez Mill contrebalancé par des contributions significatives qui lui étaient propres et qui s'harmonisaient bien plus·avec les idées des dissidents qu'avec celles des représentants de la tradition classique qu'il prétendait défendre. Lorsque Mill ainsi analysa les valeurs sur un plan international, il n'utilisa pas seulement des exemples numériques immédiatement traduisibles en concepts de fonction dans le diagramme de Edgeworth-Bowley57, il introduisit aussi la notion d'élasticité -"la proportionnalité de la demande à la baisse des prix", ou l"extensibilité" de la demande 58 . Tout au long de sa vie, il resta néanmoins aveugle à des idées du même ordre lorsqu'elles étaient exprimées en des termes offensants pour le système ricardien. Ses phrases de jeunesse parlant avec impatience des "analyses insignifiantes de la valeur"59 menées par Malthus constituaient des signes avantcoureurs de l'affirmation la plus célèbre que l'on trouve sur ce plan dans les Principles :" Fort heureusement, il n'y a rien dans les lois de la valeur qui reste à découvrir pour les auteurs présents ou futurs"60.
La population John Stuart Mill fut aussi inébranlable dans· sa défense du troisième pilier de l'orthodoxie classique -la théorie malthusienne de la population qu'il le fut dans la défense de la loi de Say ou dans celle de la théorie de la valeur fondée sur le coût de production. Quand bien même Sismondi avait énoncé par anticipation certains des arguments qu'il devait reprendre, Nassau Senior peut être considéré comme ayant été le premier économiste à attaquer la théorie malthusienne de la population : cela dès les années 1820 et 1830. Senior affirmait que cette théorie pouvait en principe être soumise à vérification empirique, et que seul en elle un usage ambigu du mot "tendance" lui avait permis jusqu'ici d'échapper à la réfutation 61 . La possibilité que la population s'accroisse plus rapidement que l'offre de nourriture était alors très largement considérée comme envisageable, et 57. John Stuart Mill, Princip les of Political Economy, Ashley ed., pp. 584-91 ; Toronto ed., pp. 596-600. 58. Ibid., Ashley ed., p. 603 ; Toronto ed., p. 614. 59. J.S. Mill, "The Quarterly Review - Political Economy", Westminster Review, janvier 1825, 218. 60. John Stuart Mill, Principles of Political Economy, Ashley ed., p. 436 ; Toronto ed., p. 456. 61. N. W. Senior, An Outline of the Science of Political Economy, pp. 43, 47,50 ; voir aussi N. W. Senior, Two Lectures on Population, Londres, Saunders and Otley, 1829, pp. 46, 75-77, où le même argument se trouve formulé d'une manière plus indirecte et plus polie dans des lettres à Malthus.
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elle avait été considérée comme l'étant longtemps avant Malthus. La question posée était celle de la vraisemblance de cette possibilité dans un contexte où la production de nourriture connaissait une croissance relativement continue. Senior répondait, en s'appuyant pour cela sur les données de l'histoire, que c'était plutôt l'inverse qui était à même de survenir. Il notait que la probabilité était que "la nourriture ait tendance à s'accroître plus vite que la population dans la mesure où, en pratique, il en a généralement été ainsi"62 . Bien que Malthus se soit dérobé au moment où il se trouva confronté à ces analyses 63 , il écrivit plus tard et dans un contexte différent que "comme Monsieur Senior l'a dit, il est vrai qu'il existe une tendance à l'amélioration des conditions de vie des classes inférieures"64. Les Principles of Political Economy de Malthus abondaient d'ailleurs eux-mêmes en exemples prélevés sur 1'histoire montrant que des hausses de salaires n'avaient pas été annulées par une croissance de population ultérieure65. Malthus y observait que "deux résultats très différents peuvent découler" d'une "hausse des salaires réels" : une croissance de population plus rapide, ou "des améliorations du niveau de vie et de subsistance"66. Il maintenait, certes, que la croissance de la population était l'hypothèse la plus probable, mais le syllogisme apparemment définitif qui était au centre de son Essay on Population avait été silencieusement abandonné. La réponse de Mill dans ses Princip les à ceux qui avaient souligné l'ambiguïté fatale liée à l'utilisation par Malthus du mot "tendance" fut qu'un usage peut-être malheureux du "langage" ne changeait rien au problème réel, qui était que la population soit susceptible d'exercer une pression trop forte sur les moyens de subsistance67. Parallèlement dans une critique directe de Senior, il soutint que la ~namique de la population était trop importante par rapport à celle du capital . Tout cela équivalait de sa part à glisser du niveau analytique où il s'agissait de savoir si une théorie donnée était valide (ou si elle avait une signification telle que formulée) au niveau politique où il affirmait qu'une quantité moins grande de travailleurs (par rapport à la nourriture ou au capital existants) serait une bonne chose. Il se référait avec précaution à "la puissance d'accroissement" de la population et "à la capacité de multiplication"69 de celle-ci - donc à des 62. N. W. Senior, Two Lectures on Population, p. 58. 63. Ibid., pp. 60-64. 64. Cité dans R. N. Ghosh, "Malthus on Emigration and Colonization : Letters to Wilmot-Horton", Economica, février 1963, 53. 65. T. R. Malthus, Principles of Political Economy, pp. 228, 229, 231. 66. Ibid., p. 226. 67. John Stuart Mill, Principles of Political Economy, Ashley ed., p. 359 ; Toronto ed., p. 353 ; voir aussi John Stuart Mill, Essays on Economics and Society, l, 368-449. 68. J. S. Mill, "Notes on N. W. Senior's Political Economy", Economica, août 1945, 135; J. S. Mill, Principles, Ashley ed., p. 359 ; Toronto ed., p. 353. 69. John Stuart Mill, Principles of Political Economy, Ashley éd., pp. 156-57 ; Toronto ed., pp. 154, 155. Voir aussi John Stuart Mill, Essays on Economics and Society, l, 367.
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potentialités -, mais il procédait comme si un cours des événements vraisemblablement malthusien était dans la logique des choses. Dans les faits, les statistiques établies concernant la population et la nourriture disponible au début du dix-neuvième siècle avaient peu à peu réfuté la doctrine classique de la population et poussé nombre d'économiste y compris McCulloch - à répudier Malthus70. Mill lui-même connaissait ces données 71 , mais il procédait comme s'il ne les avait pas connues. La volonté de Mill de mettre en garde face au danger de surpopulation semblait en fait primer chez lui sur toute autre considération politique. Il hésita par exemple à condamner les syndicats pratiquant le corporatisme, car ceux-ci pouvaient à ses yeux contribuer indirectement à restreindre l'expansion démographique72. Il considérait qu'une raison majeure permettant de recommander le communisme était que celui-ci pouvait prendre des sanctions à l'encontre de ceux qui contribuaient à une croissance démographique excessive73 . Dans On Liberty, il réclama même la promulgation de lois qui "interdisent le mariage, à moins que les deux parties ne puissent montrer qu'elles peuvent subvenir aux besoins d'une famille"74. L'agriculture était elle aussi jugée par lui sur le fond de ce "point cardinal" - savoir si elle pouvait mener à un "accroissement de population"75. Ricardo avait utilisé au titre d'hypothèse de travail l'idée d'un salaire susceptible de permettre aux ouvriers "de subsister et de se perpétuer sans accroissement ou diminution''76, mais il avait écrit tout aussitôt ~ue dans la réalité les salaires ne se situaient jamais à un niveau aussi bas 7 . Mill, lui, écrivit que la pression démographique était à même globalement et de manière générale de maintenir les salaires à "ce niveau de simple subsistance"78. Même Malthus avait écrit vingt ans auparavant qu'un niveau de salaire aussi bas était rare et n'était pas "naturel"79. Mill était plus malthusien que Malthus.
70. Mark Blaug, "The Empirical Content of Ricardian Economies", Journa/ of Politica/ Economy, février 1956,45. 71. "La subsistance et l'emploi en Grande-Bretagne ne se sont jamais accrus plus rapidement qu'au cours des quarante dernières années, mais chaque recensement depuis 1821 a révélé un accroissement de population proportionnellement moindre qu'au cours de la période précédente", J. S. Mill, Princip/es, Ashley ed., p. 161 ; Toronto ed., p. 159. 72. Ibid., Ashley ed., p. 402; Toronto ed., p. 397. Voir aussi James Mill, Dissertation and Discussions, vol. 5, p. 87. 73. John Stuart Mill, Princip/es of Politica/ Economy, Ashley ed., p. 287 , Toronto ed., p. 206. 74. John Stuart Mill, "On Liberty", dans Utilitarianism, Liberty and Representative Government, Londres, J. M. Dent and Sons, Ltd. , 1951, p. 220. 75. John Stuart Mill, Princip/es of Politica/ Economy, Ashley ed., p. 287 ; Toronto ed., p. 283. 76. Ricardo, Works, l, 93. 77. Ibid., pp. 93-94. 78. John Stuart Mill, Princip/es of Po/itica/ Economy, Ashley ed., p. 689 ; Toronto ed., p. 696. 79. T. R. Malthus, Princip/es of Politica/ Economy, p. 223.
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Résumé et conclusion Il est probable que seul un homme disposant de la réputation d'ouverture d'esprit et de clairvoyance dont disposait Mill pouvait susciter un aussi profond retour en arrière dans la théorie économique, et perpétuer une doctrine de la population qui avait été discréditée théoriquement et empiriquement. La victoire de Mill n'a pas été une victoire de la logique - il ne s'est pas confronté aux arguments réels de ses adversaires - mais une victoire de ce que Jevons appelait "l'influence malsaine de l'autorité"80 . Rien en fait n'aurait pu avoir été plus éloigné de la manière de faire de Mill que la recherche d'une victoire sur le terrain de la logique. Mill se caractérisa plutôt par la recherche de la confrontation avec les défenseurs de conceptions divergentes (sa correspondance avec des adversaires intellectuels tels que Auguste Comte, Coleridge et Carlyle constitue un ensemble d'exemples évidents), et par les volte-face dans sa façon de penser (cf. sa célèbre "rétractation" concernant la théorie du fonds salarial) lorsqu'il se trouvait confronté à des arguments susceptibles de le mener à changer d'avis. Une explication possible du rôle spécifique joué par Mill et de ses caractéristiques intellectuelles se trouve sous la plume de Schumpeter: " ... Mill, même s'il était modeste sur le plan de son comportement personnel ne l'était en aucune façon sur le plan du comportement de son temps. Cette ère de lumières avait résolu tous les problèmes. Et si vous connaissiez ce que ses meilleurs penseurs pensaient, vous étiez en position de répondre à toutes les questions ... Cette attitude, outre le fait qu'elle était ridicule, était faite pour la stérilité et - oui - la superficialité. Trop peu d'attention a été prêtée au travail fondamental, trop peu de pensée a été accordée à la profondeur des choses et trop de confiance a été placée en ce que l'essentiel du travail de la pensée avait déjà été accompli"81. En ce contexte, le fait que Mill recherchait la confrontation avec l'adversaire peut apparaître comme n'étant pas inconciliable avec le fait qu'il s'appuyait sur les idées prévalentes. Les doctrines dissidentes auxquelles Mill se confrontait étaient les doctrines dissidentes accréditées, les équivalents intellectuels de "l'opposition de Sa Majesté". Cela n'est nulle part mieux illustré que dans la tentative par Mill de se familiariser avec ceux que l'opinion courante désignait comme les meilleurs auteurs socialistes 82 : ceux-ci n'incluaient pas Karl Marx. Et rien dans la totalité de ce que Mill a écrit 80.
W. Stanley Jevons, The Theory of Political Economy, New York, Kelley & Millman,
275-77.
1957,
pp.
81.
J. A. Schumpeter, History of Economic Analysis, Londres, Oxford University press,
1954,
p.530.
82.
John Stuart Mill, Autobiography, Londres, Oxford University Press,
1949, p. 198.
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concernant le socialisme et le communisme n'indique qu'il ait même soupçonné que Marx existait83 . D'une manière similaire, Mill n'a pas perdu de temps en s'intéressant à des doctrines économiques que les ricardiens avaient depuis longtemps placées en situation d'exclusion. Sa première analyse de la théorie malthusienne de la surabondance dans les années 1820 traita de celle-ci comme d'un sujet tout juste bon pour la satire84 , cette notation subsista dans ses Essays de 1844 et dans ses Princip/es de 1848 où il parla d"'absurdité "85 évidente, d"'incohérence conceptuelle"86 et de "présupposition chimérique"87. En dépit de ses rejets véhéments de la théorie de la surabondance générale, Mill n'a jamais fait figurer dans ses ouvrages ou dans sa correspondance la moindre citation ou la plus minime référence aux analyses des phénomènes de surabondance générale menées par Sismondi, Lauderdale ou Malthus, alors que les références à presque tous les économistes notables de la période, y comfris aux théoriciens de la surabondance (mais sur d'autres sujets), yabondent8 . Mill déclara qu'il entendait intégrer dans ses Princip/es "les nouvelles idées et les nouvelles applications d'idées"89 susceptibles d'être tirées des publications économiques récentes, mais il était clair dès sa correspondance que les nouvelles applications seraient l'élément prédominant. Le problème pour lui était essentiellement de montrer comment diverses propositions pratiques qu'il soutenait - telles le plan de colonisation de Wakefield - "ne contredisaient pas, mais au contraire cadraient avec" la théorie classique90 . Sur un plan théorique, Mill se considérait comme étant très proche de Ricardo: "Je doute qu'il y ait dans ce livre (pour ce qui concerne l'économie politique pure) une seule opinion qui ne puisse être énoncée comme un corollaire de ses doctrines"91. Une telle phrase suffirait à montrer qu'il n'a jamais eu l'intention de repenser les principes fondamentaux de l'économie, encore moins de réexaminer les vieilles hérésies. Etant donné les objectifs limités de Mill, il est possible de comprendre la vitesse de casse-cou avec laquelle les Princip/es ont été écrits92 . Mill enten83. Je dois au professeur Francis E. Mineka de la Cornell University de m'avoir indiqué que les dernières lettres de John Stuart Mill, qu'il est en train de rassembler pour les éditer, ne contiennent pas de référence à Marx. 84. Westminster Review, juillet 1825,213-32. 85. John Stuart Mill, Essays on Some Unsett/ed Questions of Politica/ Economy, p. 73. 86. John Stuart Mill, Princip/es of Political Economy, Ashley ed., p. 557 ; Toronto ed., p. 571. 87. Ibid., Ashley ed., p. 562 ; Toronto ed., p. 575. 88. Ibid.,Toronto ed., pp. 1097-1155. 89. Ibid., Ashley ed., p. xxvii. 90. J. S. Mill, The Earlier /etters of John Stuart Mill, p. 642. 91. Ibid., p. 731. 92. "L'Economie politique ... a été commencé au cours de l'automne 1845 et était prêt à imprimer avant la fin de 1847. Dans cette période d'un peu plus de deux ans, il y eu un intervalle de six mois pendant lequel j'ai laissé l'écriture du livre de côté de côté dans la mesure où j'écrivais des articles ". J.S. Mill, Autobiography, p. 199. Mill travaillait aussi à plein temps pour la India House pendant cette période.
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dait clairement et fondamentalement en faire un véhicule pour ses positions politiques au sein duquel il pourrait faire usa?e du capital de réputation qu'il venait de gagner grâce à son System of Logic. 3 L'un des autres aspects du rôle négatif joué par Mill a été son désir de faire le "bien" par le biais de son travail analytique plutôt que de poursuivre des buts purement théoriques. Les dommages à long terme qu'il a commis ainsi comportent la mise à l'écart des premières bribes d'élaboration des concepts fondamentaux de l'économie moderne: la théorie utilitaire de la valeur, les concepts de fonction d'offre et de demande, et la théorie du revenu d'équilibre - tous éléments qui ont eu à être redécouverts et redéveloppés plus tard, comme si ceux qui en avaient été les pionniers n'avaient jamais existé.
93. J. S. Mill, The Earlier letters of John Stuart Mill, pp. 708-09.
Chapitre
6 Le défi marxien
M
ême s'il n'a pas rencontré d'écho dans les cercles respectables, l'on peut considérer que le dernier grand défi lancé à la loi de Say dans le cadre de l'économie classique, a été celui lancé par Karl Marx. Comme ceux émanant des théoriciens de la surabondance générale, le défi marxien était aussi un défi à la théorie classique de la valeur. Une analyse du déséquilibre et des forces dynamiques qu'il met en marche ne peut coexister avec une théorie de la détermination des prix qui s'appuierait seulement sur l'équilibre à long terme. La théorie marxienne de la valeur et la théorie marxienne des cycles économiques sont intimement liées et ne sont pas très complexes en ellesmêmes, mais l'une et l'autre doivent être soigneusement démarquées de la mythologie qui a grandi autour d'elles. La théorie marxienne de la valeur ne reposait ainsi pas sur le travail 1. La théorie marxienne des cycles économiques était elle-même très éloignée des croyances populaires la concernant. Ici comme en d'autres domaines de la pensée marxienne, les interprétations prévalentes et leurs origines doivent être analysées parallèlement aux théories effectivement propres à Marx.
Sous-consommation contre disproportionnalité La controverse concernant la surabondance générale était déjà de l'ordre de l 'histoire lorsque les premiers écrits de Marx parurent, au début des années 1. Voir Thomas Sowell, "Marx's Capital After one hundred Years", Canadian Journal of Eco· nomics and political Science, février 1967,50-74.
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1840, et les Principles de John Stuart Mill avaient renforcé la défense classique de la loi de Say longtemps avant que le premier volume du Capital n'ait été publié en 1867. Ce qui veut dire qu'il existait des positions clairement établies concernant la loi de Say, que Marx pouvait y confronter ses propres idées, et que la manière selon laquelle il l'a fait fournit des réponses importantes concernant les positions qui lui sont propres. La ligne de partage fondamentale séparait les économistes qui attribuaient les crises ou les dépressions à une production mal répartie sur le plan de ses proportions internes et ceux qui les attribuaient à des excès de production globale. Ces derniers pouvaient se subdiviser en ceux qui croyaient que la valeur de la production excédait d'une manière ou d'une autre le pouvoir d'achat (sous-consommationnistes bruts, tels que Owen et Rodbertus) et ceux qui considéraient que la production réelle était susceptible d'excéder un niveau limite, même si les marchés pouvaient encore être équilibrés - les théoriciens de la surabondance. De ses premiers écrits aux volumes posthumes du Capital et à la Théorie de la plus-value, Marx n'a cessé de voir l'origine des crises dans une production mal répartie. Ses manuscrits de 1844 montrent comment il rejeta la position de Lauderdale et Malthus, par opposition à la position de Say et Ricardo qu'il n'acceptait pas non plus, mais qui à ses yeux était au moins porteuse d'explications plus claires concernant la nature de la richesse"2 . Dans son premier essai économique publié "Travail salarié et capital" (1844), Marx reprenait l'argument classique selon lequel l'offre globale est nécessairement égale à la demande globale : "si le prix d'une marchandise monte considérablement par suite d'une offre insuffisante ou d'une demande qui croît démesurément, le prix d'une autre marchandise quelconque a baissé nécessairement en proportion"3. Plus tard, dans le Capital, Marx répondit aux sous-consommationnistes en soutenant à plusieurs reprises que la consommation - ou la demande - tend à s'accroître juste avant qu'une dépression ne survienne 4. Et il rejeta la position sous-consommationniste dans son ensemble, avec mépris: " C'est purement une tautologie de dire que les crises sont causées par la rareté des consommateurs solvables ou de la consommation payante ... Si des marchandises sont invendables, cela signifie qu'aucun acheteur solvable - en d'autres mots aucun consommateur (que les marchandises soient achetées en dernière instance pour la consommation productive ou pour la consommation individuelle) n'a été trouvé pour elles. Mais si l'on devait tenter d'habiller cette tautologie avec une semblance de justification plus profonde en disant que la classe ouvrière reçoit une trop petite portion de ce qu'elle produit et que le mal trouverait un remède par le fait de lui donner une plus large portion ou par la hausse des salaires, nous devrions répondre que les crises sont 2. Karl Marx, Economic and philosophie manuseripts of 1844, Moscou, Foreign Languages Publishing House, 1961, p. 128. 3. Karl Marx, "Wage Labor and Capital", Karl Marx and Frederick Engels, Selected Works, Moscou, Foreign Languages Publishing House, 1955, l, 86. 4. Karl Marx, Capital, II, 86, 362, 475, III, 359, 528, 567.
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précisément toujours précédées par une période dans laquelle les salaires s'élèvent d'une manière générale et la classe ouvrière obtient une plus grande part de sa production annuelle aux fins de consommation. Du point de vue des avocats du simple (!) bon sens, de telles périodes devraient plutôt éloigner la crise"5. Engels dénonca lui aussi les sous-consommationnistes dans l'Anti-Dühring: "Malheureusement, la sous-consommation des masses, la restriction de la consommation des masses à ce qui est nécessaire pour le maintien de leur existence et leur reproduction n'est pas un phénomène nouveau ... C'est pourquoi si la sous-consommation a été un trait constant de l 'histoire pendant des milliers d'années, le rétrécissement général du marché qui survient pendant les crises en résultat d'une surproduction est un phénomène qui est apparu uniquement au cours des cinquante dernières années ... La sous-consommation des masses est une condition nécessaire à toute forme de société fondée sur l'exploitation, par conséquent à la forme capitaliste, mais c'est seulement la forme capitaliste qui produit des crises. La sous-consommation des masses est par là aussi une condition nécessaire des crises et joue en elles un rôle qui a longtemps été reconnu ; mais cela nous dit aussi peu sur la raison pour laquelle les crises existent aujourd'hui que sur la raison pour laquelle elles n'existaient pas dans les périodes plus anciennes"6. Marx et Engels rejetèrent donc l'un et l'autre les thèses selon lesquelles la sous-consommation pouvait être ou le facteur favorisant, ou une condition suffisante, pour que surviennent les dépressions. Reste la question de savoir quelle pouvait être à leurs yeux la "condition nécessaire", selon les termes de Engels ou la "cause en dernière instance ", selon les termes de Marx7, de toutes les crises. Marx rejetait les arguments en faveur de la loi de Say recourant à l'idée de "désirs insatiables", et affirmait que les désirs comme tels ne sont pas un élément susceptible d'être pris en compte dans une économie capitaliste où les ouvriers n'ont pas les moyens de traduire leurs désirs en termes de demande sur un marché: "Si la surproduction pouvait ne survenir qu'après que tous les membres d'un pays ont satisfait leurs besoins les plus essentiels, non seulement aucune surproduction générale, mais même aucune surproduction partielle ne serait jamais survenue dans l 'histoire de la société bourgeoise jusqu'à nos jours"8. La "limite de la production", ajoutait-il, "est le profit capitaliste et en aucune façon les besoins du producteur ". La production "vient à s'arrêter à 5. Ibid., II, 475-76. 6. Prederick Engels, Herr Eugen Duhring's Revolution in Science, New York, International Publishers, 1939, p. 312. 7. Karl Marx, Capital, III, 568. 8. Karl Marx, Theories of Surplus Value, p. 394.
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un stade détenniné par la production et par la réalisation du profit, non par la satisfaction des besoins sociaux"9. Quelle que soit la validité de ces arguments, il est clair que les affinnations de Marx étaient des affinnations concernant la nature institutionnelle fondamentale du capitalisme, et non des affinnations concernant le comportement (séquentiel ou simultané) des variables économiques à l'intérieur d'un cadre institutionnel implicitement donné. Marx n'avait en ce sens pas de théorie de la sous-consommation, et il rejetait explicitement toute perspective d'édification d'une telle théorie. Les interprètes qui ont considéré Marx comme un sous-consommationniste ont été conduits à cette conception ridicule en se citant les uns les autres et en ignorant MarxlO. Dès les écrits les plus anciens de Marx et d'Engels, les fluctuations des prix relatifs des diverses marchandises - symptômes de disproportionnalité étaient reliés aux crises: "Les économistes disent que le prix moyen des marchandises est égal au coût de production ; et que c'est une loi. Les mouvements anarchiques dans lesquels l'ascension est compensée par la chute et la chute par l'ascension sont considérés par eux comme étant de l'ordre du hasard. L'on peut considérer d'une manière tout aussi valide les fluctuations comme la loi, et la détermination par le coût de production comme un hasard ... Mais ce sont seulement ces fluctuations qui, examinées de plus près, apportent avec elles les plus effrayantes dévastations et, comme les tremblements de terre, ébranlent la société bourgeoise jusque dans ses fondations"ll. De même que c'étaient seulement aux yeux de Marx et de Engels les fluctuations de prix créées par la disproportionnalité qui précipitaient les crises, de même ils affinnaient dans l'Idéologie allemande (1845) que "la surproduction ne cause des crises qu'au travers de son influence sur la valeur d'échange des produits"12, et dans Misère de la philosophie (1847) que "la surproduction et de nombreux autres facteurs de l'anarchie industrielle"13 résultent de contraintes - dues à la disproportionnalité- pesant sur le mécanisme d'allocation des prix. Engels, dans une même direction, affinnait en 1844 que "les fluctuations de la compétition et les tendances à la crise seraient impossibles" si les producteurs "organisaient la production et la partageaient entre eux"14 - une recommandation qui s'accordait avec la théorie 9. Karl Marx, Capital, III, 303. 10. Par exemple, Martin Bronfenbrenner cite Paul M. Sweezy, qUi lui-même cite divers autres économistes, mais pas Karl Marx. M. Bronfenbrenner, "Das Kapital for the Modern Man", Science and Society, Automne 1965,419-38; P. M. Sweezy, The Theory ofCapitalist Development, New York, Monthly Review Press, 1956, chapitre xi. 11. Karl Marx, "Wage Labor and Capital", op. cit., p. 87. 12. Karl Marx, The German /deology, New York, International Publishers, 1947, p. 163. 13. Karl Marx, Poverty of Philosophy, New York, International Publishers, 1963, p. 44. 14. F. Engels en appendice à Karl Marx, Economie and Philosophie Manuscripts of /844, p.196.
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voyant dans la disproportionnalité le facteur déclenchant des crises, mais qui aurait été dépourvue de signification si la déficience de la demande globale avait été considérée par lui comme le problème fondamental. Dans les écrits plus tardifs de Marx, les fluctuations des prix et la disproportionnalité continuèrent à être reliées aux crises: "De violentes fluctuations de prix ... causent des interruptions, de grandes «ollisions et même de grandes catastrophes à l'intérieur du processus de reproduction" 15. S'il existe dans le processus de marché des tendances à l'équilibre, ajoutait-il, "la continuité de ce processus en elle-même présuppose également la disproportionnalité constante qu'il doit continuellement, parfois de manière violente, aplanir"16. L'idée dialectique selon laquelle la "nécessité" et l'''accident'' n'étaient pas des pôles opposés, comme on le suppose souvent, imprégnait tous les écrits de Marx et de Engels 17 , y compris leurs analyses de la disproportionnalité et du processus de détermination des prix. La dialectique selon Engels était de l'ordre de ces lois qui "s'impriment sans que l'on en ait conscience, et qui prennent la forme de nécessités externes au milieu d'une série sans fin de semblances d 'accident" 18. Cette définition s'appliquait, écrivait-il, à la nécessité fondamentale de l'allocation des ressources qui s'impose d'ellemême aux producteurs individuels, sans contrôle et par le biais des fluctuations des prix de leurs produits. Il n'existe, ajoutait-il, "aucune connexion nécessaire, mais seulement des connexions accidentelles entre le volume de la demande sociale pour un certain article et le volume représenté par la production de cet article"19 ou - si l'on regarde les choses sous un autre angle la "confluence et le mélange des processus de reproduction et de circulation des différents capitaux est, d'une part, impliqué par la division du travail et, d'autre part, accidentel"20. Les fluctuations des prix en déséquilibre sont des symptômes d'une nécessité externe qui se révèle essentielle et incontournable, quand bien même elle prend les apparences de l'accident: "La loi de la valeur des marchandises détermine en dernière instance combien de son temps de travail disponible la société peut dépenser pour chaque catégorie particulière de biens. Mais la tendance constante à l'équilibre des différentes sphères de production s'exerce seulement sous la forme d'une réaction contre le bouleversement constant de cet équilibre. Le système a priori sur la base duquel la division du travail à l'intérieur du lieu de travail est régulièrement accomplie devient, dans la division du travail au sein de la 15. 16.
Karl Marx, Capital, III, 140. Karl Marx, Theories of Surplus Value, p. 368. 17. F. Engels "Ludwig Feuerbach and the End of Classical German philosophy", Karl Marx and Friedrich Engels, Basic Writings on Politics and Philosophy, éd. L.S. Feuer, Garden City, Doubleday & Co., Inc., 1959, p. 226 ; Engels, "The Origin of the Family, Private Property and the State", Marx et Engels, Selected Works, II, p. 322 ; Marx et Engels, Selected Correspondence, New York, International Publishers, 1942, pp. 484, 518 ; Engels, Dialectics of Nature, Moscou, Progress Publishers, 1964, pp. 38, 223. 18. F. Engels "Ludwig Feuerbach and the End of Classical German philosophy",op. cit., p. 226. 19. Karl Marx, Capital, III, 220. 20. Karl Marx, Theories of Surplus Value, p. 385.
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société, une nécessité a posteriori imposée par la nature contrôlant le caprice sans lois des producteurs, et perceptible dans les fluctuations barométriques des prix du marché"21. L'égalisation postulée dans la théorie classique n'était presque jamais selon Marx de l'ordre d'une réalité empirique et survenait si rarement que, pour des raisons pratiques, l'on pouvait finir par "considérer" qu'elle "ne survenait pas"22. Il existe, précisait Marx, des déviations compensatrices qui suscitent une tendance prévalente "d'une manière très compliquée et approximative, comme une moyenne jamais vérifiable de fluctuations sans fin"23. C'est seulement sous une "forme vague et sans signification" que "la valeur des marchandises est déterminée par le travail inclus en elle"24 . Le concept marxien de valeur comme "temps de travail socialement nécessaire" impliquait un équilibre dans les allocations du travail, aussi bien qu'un travail techniquement efficace2S . Le travail "concret ou spécifique" effectivement fourni se trouvait très nettement distingué du travail "social abstrait, ou travail socialement nécessaire" représentant la valeur. Le marché se trouvait considéré comme évaluant le travail individuel en tant que travail social 26 , et comme n'acceptant le travail individuel qu'à un tarif plus bas si trop était dépensé - sur le plan de la demande ou sur celui de l'équipement technique, et à un tarif plus élevé si une ~antité de travail insuffisante se trouvait dirigée vers ce secteur particulier . Dans les écrits marxiens plus tardifs, toute divergence entre les deux types de travail - disproportionnalité se trouvait considérée comme conduisant aux crises 28 . Marx (sans le reconnaître) se plaçait dans la continuation de Robert Torrens lorsqu'il soulignait que la surproduction dans un secteur donné conduisait à une crise de liquidités, et donc à une surproduction générale découlant de la contraction de l'offre de monnaie et de crédit. Il n'était pourtant pas aussi explicite que Torrens qui avait écrit qu'une demande accrue de liquidités dans des secteurs subissant des pertes n'était, à cause des effets psychologiques de la crise, pas compensée par un accroissement des offres de liquidités venant de secteurs connaissant un profit inhabituellement haut. Comme John Stuart Mill, Marx soutenait qu'il pouvait y avoir une demande excessive de monnaie: l'offre globale peut excéder la demande globale, car " la demande pour la marchandise générale, l'argent, la valeur d'échange, est plus grande que la demande pour toute marchandise particulière"29 . 21. Karl Marx, Capital, J, 391. 22. Ibid., III, 223. 23. Ibid., III, 190. 24. Ibid., III, 203. 2S. Ibid., J, 120. Marx, Theories of Surplus Value, pp. 398-99 ; F. Engels, Herr Eugen Duhring's Revolution in Science, p. 338; Marx, Poverty of Philosophy, p. IS.; Capital, III, 214-lS. 26. Karl Marx, Capital, J, 84 ; Marx, Critique of Political Economy, pp. 47, 63-64. 27. Karl Marx, Capital, III, 221. 28. Karl Marx, Theories of Surplus Value, p. 381-408 ; Marx, Critique of Political Economy, p. 80 ; F.Engels, Herr Eugen Duhring' s Revolution in Science, p. 338. 29. Karl Marx, Theories of Surplus Value, p. 392.
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Marx était tout à fait conscient que l'insuffisance de la demande n'était une insuffisance qu'à des prix donnés: "L'excès de marchandises est toujours relatif, c'est-à-dire que c'est un excès à certains prix. Les prix auxquels les marchandises sont alors absorbées sont ruineux pour le producteur ou le marchand"30 . Les prix plus bas, ajoutait-il, sont ruineux parce que l'ensemble de la structure des prix ne peut subir sereinement un processus de déflation : "les charges fixes ... restent les mêmes et, pour partie, ne peuvent être payées"31. Même les marchandises qui ne faisaient pas partie de celles qui avaient été surproduites" se trouvent désormais soudainement dans une situation de relative surproduction parce que les moyens de les acheter, et par conséquent la demande pour elles, se sont contractées"32. Ainsi pour Marx, "dans les périodes de surproduction générale, la surproduction dans certains secteurs est toujours le résultat, la conséquence, de la surproduction des articles principaux mis dans le commerce';33. Quand bien même elle s'achevait avec une production située au-dessus de l'équilibre pour le prix monétaire courant, la séquence marxienne ne commençait pas avec la surproduction prise au sens de Sismondi et de Malthus (production réelle située au-dessus du niveau d'équilibre). A l'encontre de ceux qui tentaient de "nier la possibilité d'une surabondance générale", Marx écrivait: "Pour qu'une crise (et, par conséquent, une surproduction) soit générale, il est suffisant qu'elle touche les principaux articles mis dans le commerce"34.
Cycles et "dépressions" La théorie des récessions a, dans l'ensemble, fait l'objet chez Marx de développements plus détaillés que la théorie des cycles économiques. La périodicité des fluctuations cycliques était attribuée par lui aux cycles de remplacement du capital, tels que renforcés par le nouvel investissement suscité par les crises elles-mêmes - lorsque celles-ci étaient parvenues à leurs phases terminales et lorsque les conditions étaient devenues à nouveau favorables 35 . La durée périodique attribuée aux cycles de remplacement a fluctué au fil des écrits de Marx et de Engels 36 . Dans le Capital elle était évaluée à dix années, mais Marx soulignait corollairement que cette durée n'était pas cruciale 37 . Après la mort de Marx, Engels en vint à une conception selon laquelle les 30. Ibid., p. 393. Ibid., pp. 390-91. 32. Ibid., p. 401. 33. Ibid., pp. 393,408. 34. Ibid., p. 393. 35. Karl Marx, Capital, II, 211. 36. F. Engels, The Condition of the Working Class in England in 1844. Londres, George Allen and Unwin,1952, pp. x, xiv; Marx, Economie and Philosophie Manuscripts of 1844, p. 195 ; Karl Marx, Capital, II, 211.
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dépressions périodiques avaient laissé la place à une stagnation chronique 38 , mais il n'apporta ni démonstration ni preuve à l'appui de ses dires. L'on considère souvent que Marx a élaboré une théorie des "dépressions" telles qu'elles surviennent dans l'économie capitaliste très proche de la notion classique d'état stationnaire. Cette façon de voir la théorie marxienne des dépressions s'est trouvée parfois mêlée à l'interprétation sous-consommationniste de Marx, et a mené certains analystes à déclarer que Marx concevait en fait que l'économie finit par atteindre un stade auquel elle ne peut plus racheter sa propre production ni recouvrer la capacité de le faire. Thorstein Veblen a noté en 1906 qu'il n'y avait pas quoi que ce soit de cet ordre chez Marx. Les analystes susdits n'ont jamais cité eux-mêmes la moindre phrase à même de montrer que Marx a eu cette conception 39 , ils n'ont pourtant pas renoncé à en parler. Ils présentent en général trois éléments de preuve qu'ils déclarent susceptibles d'étayer leur interprétation. 1. La loi marxienne de la baisse tendancielle du taux de profit. Comme les économistes classiques, Marx considérait que cette baisse pouvait conduire à un niveau de profit qui n'encouragerait pas l'émergence d'investissement additionnel net. Marx éprouva néanmoins des difficultés pour établir des distinctions entre la baisse tendancielle du profit et les baisses "temporaires" survenant pour d'autres raisons40 susceptibles de jouer un rôle dans sa théorie des cycles. Il n'aborda pas non plus l'analyse de ce que pourraient être les résultats finaux à long terme de la baisse tendancielle, et accorda plutôt son attention aux actions compensatrices qu'elle pourrait susciter et aux tensions sociales que ces actions compensatrices pourraient générer4 l . Dans la perspective de la "révolution", qui était la préoccupation centrale de Marx, ces actions et ces tensions étaient, c'est clair, beaucoup plus importantes. 2. La gravité toujours croissante des crises mentionnée dans différents écrits de Marx et de Engels. Cette idée apparut d'abord dans l'un des premiers articles de Friedrich Engels (cité plus tard de manière approbatrice par Marx)42. Dans cet article - et dans un essai ultérieur - Engels disait que les crises avaient un champ d'opération de plus en plus large à mesure que, au fil du temps, les secteurs de l'économie traditionnelle précapitaliste se trouvaient absorbés dans le système de marché capitaliste. Engels ajoutait que chaque crise était pire que la précédente en ce qu'elle était plus "universelle" 37. Karl Marx, Capital, II, 211. 38. Engels dans Marx, Capital, III, 574n-575n ; Engels, "Preface", Karl Marx, Misère de la philosophie, p. 20n; Engels, The Condition of the Working Class in England in 1844, p. xiv. 39. Thorstein Veblen, 'The Socialist Economies of Karl Marx, and His Followers", Quarterly Journal of Economics, août 1906, 591. 40. Karl Marx, Capital, III, 249. 41. Voir Thomas Sowell' "Marx's Capital After one hundred Years", Canadian Journal of Economies and politieal Science, février 1967, 63. 42. F. Engels en appendice à Karl Marx, Economie and Philosophie Manuseripts of 1844, pp. 175-209; Marx et Engels, Seleeted Correspondenee, p. 232.
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dans sa portée43 , et que les crises finiraient par concerner le marché mondial tout entier44. Dans les premiers écrits de Marx comme dans ses travaux ultérieurs, les crises étaient considérées comme ,g0uvant conduire, par leurs effets sur les hommes, à "la révolution sociale" 5, et non à une dépression permanente de l'économie capitaliste. Cette analyse était fort proche déjà de celle que l'on retrouvera plus tard dans Le manifeste communiste où il sera écrit que "les crises commerciales, par leur retour périodique, mettent en péril l'existence de la société bourgeoise tout entière, à chaque fois d'une manière plus radicale"46. Dans un même ordre d'idées, Marx écrira dans Le Capital que "1 'heure de la propriété capitaliste a sonné. Les expropriateurs sont à leur tour expropriés"47 -l'expropriation en question étant un acte délibéré accompli par les hommes, non un processus d'autodestruction automatique inhérent au fonctionnement économique. 3. L'assertion marxienne selon laquelle le capitalisme se détruit sous l'effet de ses propres contradictions internes. Il s'agissait là de contradictions au sens hégélien du terme - forces conflictuelles internes qui transforment l'entité dont elles font partie, et qui sont comme telles, selon les mots de Hegel, "le principe moteur du monde même", et non quelque chose d "'impensable"48. Marx utilisa le terme contradiction dans sa Théorie de la plus-value pour faire référence à des éléments "entrant en conflit les uns avec les autres", et le fait qu'il ait utilisé ce même terme dans le Capital pour désigner sa propre philosophie indique à l'évidence qu'il ne le prenait pas selon le sens traditionne - impossibilité logique49 . La notion hégélienne de contradiction par elle-même contribue à expliquer la présence répétée dans les écrits de Marx de références aux métamorphoses naturelles dans lesquelles un organisme se transforme sous l'effet de ses propres forces internes, telles la germination d'une graine ~ui débouche sur une plante ou la transformation d'une chenille en papillon5 . Comme en 43. F. Engels en appendice à Karl Marx, Economie and Philosophie Manuseripts of 1844, p.196. 44. Engels, The Condition of the Working Class in England in 1844, p. 82. 45. Engels dans Marx, Economie and Philosophie Manuseripts of 1844, p. 195. 46. Marx et Engels, "The Communist Manifesto", A Handbook of Marxism, éd. Emil Burns, New York Random House, 1935, p. 29. 47. Karl Marx, Capital, I, 837. 48. G.W.F. Hegel, The Science of Logie, Londres, 1892, trad. W. Wallace, p. 223. Voir aussi J.A. Schumpeter, History of Economie Analysis, p. 438n. 49. Theories of Surplus Value, p. 377, et par exemple le chapitre IV du vol. I ("Contradictions in the Formula for Capital") et le chapitre XV du vol. III ("Unravelling the Internai Contradictions of the Law" of the falling rate of profit) du Capital. 50. Karl Marx, Capital, I, 837 ; F. Engels, Herr Eugen Duhring' s Revolution in Science, p. 117 ; Karl Marx, "Wage Labor and Capital" , Marx et Engels, Selected Works, 1, 83 ; Marx, Theories of Surplus Value, p. 186; Marx et Engels, Seleeted Correspondenee, p. 485 ; F. Engels, Engels on Capital, éd. et trad. L. E. Mins, New York, International Publishers, 1937, p. 60.
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ces métamorphoses, écrivait Marx, une économie capitaliste ne se détruit pas en tant qu'économie, mais génère plutôt des forces ~()ciales internes qui la transforment en économie socialiste. Marx a répété plusieurs fois et sans équivoque qu'il analysait les crises en termes cycliques et non en termes tendanciels. Les crises à ses yeux étaient des phénomènes "transitoires" et "momentanés"51. Il nota: "il n'y a pas de crise permanente"52.
La loi de Say Pour Marx, Jean-Baptiste Say était tout à la fois "niais"53 , "misérable"54 , "incapable de penser"55, "obtus"56, "comique"57 et "idiot"58. La doctrine qu'il avait formulée était "ridicule"59, et constituait une diversion "misérable"60, un "babillage infantile"61, un "boniment pitoyable"62. Les réactions viscérales de Marx, situées sur un plan général, doivent être néanmoins séparées de ses objections spécifiques. Sur les principaux points, les arguments de Marx contre la loi de Say différaient peu des arguments de John Stuart Mill en faveur de celle-ci 63 . L'un, comme l'autre, niait qu'une surproduction réelle globale était possible; et l'un, comme l'autre, soutenait que la contraction du crédit pouvait causer une déficience temporaire de la monnaie. L'un, comme l'autre, concevait les causations d'une manière séquentielle -Marx situant l'origine des crises dans les disproportions survenant dans le secteur réel, et Mill dans les pertes de "confiance" survenant dans le secteur monétaire. L'opposition de Marx à la loi de Say prit sur ces bases la forme d'attaques sur des points particuliers et secondaires plutôt que sur le principe essentiel: 51. Karl Marx, Capital, III, 292, 568. 52. Karl Marx, Theories of Surplus Value, p. 373n. 53. Ibid., pp. 203, 369. 54. Ibid., p. 369. 55. Karl Marx, Capital, III, 979n. 56. Karl Marx, Critique of Political Economy, p. 232. 57. Ibid., p. 123n. 58. Karl Marx, Theories of Surplus Value, p. 370. 59. Ibid., p. 396. 60. Ibid., p. 392. 61. Ibid., p. 379. 62. Ibid., p. 371. 63. Voir Bela A. Balassa, "Karl Marx and John Stuart Mill", Weltwirtshaftliches Archiv , 83, 2, 1959, pp. 154-58.
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1. Marx nia que la production était une fonction du désir de consommer, et nia par là l'égalité ex ante de l'offre et de la demande globales postulée par James Mill et John Stuart Mill. Il souligna qu'il n'y avait pas de possibilité d'établir une égalité ex ante entre la quantité d'une marchandise produite et la quantité d'une autre marchandise désirée, dans la mesure où cela impliquerait une capacité de prédire les prix relatifs 64 . 2. Marx énonça que l'égalité ex post de l'offre et de la demande telle qu'elle figure chez James Mill constituait une "identité" et dénonça le caractère "tautologique" de l'exposé de la loi de Say fait par celui-ci65 . Il rejeta ainsi l'idée de l'égalité nécessaire de l'offre et de la demande en proclamant, d'une part, que cette idée était erronée et, d'autre part, qu'elle était inadéquate. Il ne rejeta jamais, par contre, l'idée de l'égalité possible de l'offre et de la demande et montra, en fait, ce que seraient les conditions nécessaires à l'équilibre dans ses analyses de la reproduction figurant dans le second volume du Capital; cette acceptation de l'égalité de Say en tant que condition de l'équilibre ne constituait néanmoins pas une concession à certaines des positions des défenseurs de la loi de Say telles qu'apparues au cours des controverses du premier dix-neuvième siècle. 3. Marx rejeta les arguments classiques de statique comparative selon lesquels personne ne continuerait à produire sans une retribution adéquate, en disant que ces arguments passaient à côté des problèmes soulevés: "Il n'y a pas de doute que personne ne continuera à produire une marchandise pour laquelle il n'y a pas de demande, mais personne n'émet une hypothèse aussi absurde. C'est pourquoi elle n'a rien à faire avec ce qui nous concerne ici"66. 4. Les arguments parlant de "déficience correspondante" ou de "sousoffre de compléments" furent réfutés par Marx sur la base d'une analyse en termes de causation séquentielle où il tenta de montrer que c'était un accroissement de la production en un secteur ou en un pays - et non une réduction de la production en un secteur ou en un pays - qui enclenchait les dépressions 67 . 5. L'idée selon laquelle les fruits des ventes sont nécessairement et immédiatement redépensés fut réfutée par Marx comme elle l'avait été par John Stuart Mill dans ses écrits tardifs 68 . 6. La nature accidentelle des crises se trouva niée par Marx, sur la base de ce que les conditions fondamentales de la production capitaliste "créent un besoin" d'ajustements sectoriels ex post69 . Les analyses de la reproduction figurant dans le second volume du Capital tentèrent de montrer la complexité des ajustements requis pour la simple "reproduction", et plus encore pour l'accroissement de la production, et permirent à Marx de souligner que ce 64. Karl Marx, Theorien über den Mehrwert, dritter lei!, p. 97. 65. Ibid., p. 96. Voir aussi Karl Marx, Critique of Political Economy, pp. 123-124. 66. Karl Marx, Theories of Surplus Value, pp. 380-81. 67. Ibid., p. 410. 68. Ibid., p. 380. 69. Ibid., pp. 408-09.
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sont les situations d'équilibre qui sont un accident "dans les conditions brutes de ... production"70.
Résumé et conclusions La théorie marxienne de la valeur doit être di~tinguée de la théorie classique de la valeur. Marx critiquait d'ailleurs l'approche d'ensemble de la question de la valeur par les économistes classiques dès ses premiers écrits, en 1840: "Mill fait une erreur - comme les membres de l'école ricardienne en général - en donnant la loi abstraite sans les variations et les suspensions continuelles par lesquelles elle vient à être (se manifeste). Ainsi, si c'est une loi indépendante que les coûts de production en dernière instance - ou plutôt dans le cadre de la coïncidence périodique et accidentelle de l'offre et de la demande - déterminent les prix (la valeur), c'est également une loi indépendante que cette détermination n'est pas stable, et que la valeur et les coûts de production n'ont pas de relation nécessaire. De fait, l'offre et la demande ne coïncident jamais que de manière momentanée, sur le fond des fluctuations antécédentes de l'offre et de la demande et de la divergence des coûts et de la valeur d'échange, et ces fluctuations et cette divergence finissent toujours par submerger (l'emporter sur) la coïncidence. Ce processus effectif dans lequel la loi est seulement un facteur abstrait et accidentel devient quelque chose d'inessentiel chez les économistes modernes. Pourquoi ? Dès lors qu'ils réduisent l'ordre économique à des formules précises et exactes, la formule fondamentale abstraitement exprimée qu'il leur faudrait utiliser devrait être, dans l'ordre économique: la conformité aux lois est déterminée par son opposé, la non-conformité aux lois. La loi réelle de l'ordre économique est la contingence à partir de laquelle, nous, scientifi~es, stabilisons(fixons) arbitrairement certains aspects sous la forme de lois" 1. Bien que Marx n'ait pas ainsi à proprement parler réfuté la théorie classique, il n'en a pas moins mis l'accent sur le processus de formation des prix, et non sur les résultats finaux hypothétiques de celui-ci énoncés en termes de prix relatifs. Tout au long de sa carrière, les effets que ce processus pouvait avoir sur le déclenchement des crises ont été pour lui une préoccupation centrale. Le fait que cela ait constitué un terrain favorable pour l'énoncé en arrière-plan de comparaisons désobligeantes entre le capitalisme et l'alternative socialiste est indéniable: " ... la production totale de la société n'est pas régulée par un plan collectivement pensé, mais par des lois aveugles qui opèrent avec une force élémentaire, et en dernière instance par les orages que 70. Karl Marx, Capital, II, 362. 71. Karl Marx, Wrirings of rhe Young Marx on Philosophy and Society, éd. L.D. Easton and K.H. Guddat, New York, Doubleday and Co., Ine., 1967, pp. 265-66.
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constituent les crises commerciales périodiques"72. Pour Marx, les valeurs d'équilibre impliquaient une allocation d'équilibre des ressources: "Le postulat disant que la valeur spécifique d'une marchandise correspond à la valeur sociale de celle-ci renvoie alors à ceci que la quantité totale de marchandises contient la quantité de travail social nécessaire à sa production"73. Mais quand bien même l'équilibre global était à ses yeux une condition nécessaire pour que les valeurs soient égales aux prix concrètement pratiqués, il n'était pas une condition suffisante: "Ce n'est pas la valeur des marchandises, mais leurs prix (coûts) de production qui implique que la compétition fait fluctuer les prix du marché dans les différentes branches de la production"74. Ce qui était en question là pour lui n'était pas une "déviation accidentelle" et "temporaire" du prix du marché par rapport aux prix de production" en tant que prix d'équilibre à long terme, mais plutôt "la déviation constante des prix du marché" - en ce que ceux-ci correspondent aux prix de production, "par rapport à la valeur réelle des marchandises"75. Pour Marx, même dans l'équilibre, les prix ne correspondaient donc pas aux valeurs, à cause de rapports capital-travail différents dans le processus de production des diverses industries et de la nécessité d'une peréquation du profit entre des entreprises ayant des intensités de capital différentes. Ce point-clé dans la critique de Marx par B6hm-Bawerk, avait aussi été un point -clé dans la critique de Ricardo par Marx 76 . Il n'était en tout cas pas comme cela a été quelquefois suggéré, le fruit de réflexions tardives et inconsistantes ou d'un "changement d'état d'esprit" survenu entre la rédaction du volume 1 et celle du volume III du Capital. La correspondance de Marx soulignait dès 1862 son projet d'analyser en ces termes la "transformation" des valeurs en prix, cinq ans avant la publication du premier volume du Capitaj77, et le premier volume lui-même rejetait la théorie classique de la valeur: " ... les prix moyens ne coïncident pas directement avec la valeur des marchandises, comme Adam Smith, Ricardo et d'autres le croyaient"78. Marx était tout à fait clair sur le fait que les valeurs telles qu'il les concevait ne coïncidaient pas, en situation de déséquilibre, avec les prix, et ne coïncidaient de toutes façons pas obligatoirement avec eux, même dans une situation d'équilibre à long terme. Quand il y a une allocation optimale, écrivait-il, "alors les produits des différents groupes sont vendus à leur valeur ... ou à des prix qui sont des modifications de leur valeur, ou prix de 72. F. Engels, "The Housing Question", Marx et Engels, Selected Works, II, 323. 73. Karl Marx, Capital, III, 215. 74. Karl Marx, Theories a/Surplus Value, p. 256. 75. Ibid. 76. Ibid., pp. 212, 214, 221, 224, 231, 232, 249, 250, 282; Marx et Engels, Selected Correspondence, p. 243. Cf. Eugen von Bohm-Bawerk, Karl Marx and the Close 0/ His System, New York, MacMillan Co., 1898, p. 61 et chapitre III,passim. 77. Marx et Engels, Selected Correspondence, pp. 129-31. 78. Karl Marx, Capital, I, 185n.
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production établis sur la base de lois générales"79, c'est-à-dire sur la base de la péréquation du profit. La conception marxienne de la valeur constituait ainsi une construction plutôt qu'une théorie. Marx lui-même se référa à la "valeur telle que définie" dans le premier volume du Capital80 , et cette référence ne constitua pas un écart verbal isolé. Les lettres de Marx à Engels font référence à la "définition de la valeur" inscrite dans sa Critique de l'économie politique 81, et reprise plus tard dans le Capital 82, et l'une de ces lettres fait allusion explicitement au "concept de valeur" tel qu'il figure dans le Capital et à l'absurdité des critiques parlant de la "nécessité de prouver" la validité de ce concept83 . Le rejet par Marx de toute tentative de "prouver" la validité de sa définition de la valeur contraste nettement avec ce que l'on lit chez la plupart des critiques ultérieurs qui proclament que Marx avait tenté, en vain, dans le chapitre d'ouverture du Capital 84 de prouver "dialectiquement" la validité de cette définition. A un critique de l'époque qui avait émis, déjà, une proclamation de cet ordre, Engels avait répondu que son "absence totale de compréhension de la nature de la dialectique se trouve révélée par le fait même qu'il la considère comme un simple instrument grâce auquel des choses peuvent être prouvées"85 Une part majeure des confusions et des erreurs entourant l'approche de la conception marxienne de la valeur vient du fait que :1) le Capital de Marx a été construit sous la forme d'approximations successives, 2) la version finale a été publiée (de manière posthume), vingt-sept ans après la première version, ce qui laissa du temps aux disciples de Marx et à ses critiques (surtout les membres de l'école de l'utilité marginale qui prend son essor à cette époque) pour solidifier leurs assertions concernant une théorie de la valeur fondée sur le travail qui n'existait pas chez Marx et 3) les idées des "socialistes ricardiens" sur la valeur et la redistribution sont souvent attribuées, par erreur, à Marx. Marx, dans ses articles et sa correspondance, a maintes fois indiqué ~u'il procédait par approximations successives lorsqu'il rédigeait le Capital8 . Il Ibid., III, 745. Ibid., l, 45. Marx et Engels, Selected Correspondence, p. 106. Ibid., p. 232. Ibid., p. 246. 84 ...... pour son système .. .il avait besoin d'une preuve formelle ... C'est pourquoi il s'est tourné vers la spéculation dialectique." Bohm-Bawerk, Karl Marx and the Close of His System, pp. 151-52. Biihm-Bawerk écrivit, assertion souvent reprise depuis, que Marx avait tenté de parvenir à "une conclusion syllogistique ne permettant aucune exception"(ibid., 63), et que Marx recourait à "une preuve logique, une déduction dialectique"(ibid., 131). Cette "preuve" continue d'une manière non spécifiée à être rattachée à la dialectique ou à l 'hégélianisme. Cf. Donald F. Gordon, "What Was the Labor Theory of Value?", American Economic Review, mai 1959,471. 85. Frederick Engels, Herr Eugen Duhring' s Revolution in Science, p. 247. 86. Voir Thomas Sowell, "Marx's Capital After one hundred Years", Canadian Journal of Economies and Political Science, février 1967. 79. 80. 81. 82. 83.
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avait d'ailleurs défendu cette méthode plusieurs années auparavant dans sa Critique de l'économie politique 87 , et le premier volume du Capital luimême contenait de nombreuses références à des problèmes qui ne devaient être abordés que dans le livre m88 . Il avait rejeté, enfin, on ne peut plus clairement la remarque de Engels selon laquelle l'analyse de la valeur et de la plus-value telle qu'elle figure dans le volume 1 du Capital était à même d'être incomprise par des gens qui "n'étaient pas habitués à cette sorte de pensée abstrai te "89: "Dans la mesure où le rendement du capital, etc. joue un rôle ici, ... comprendre la conversion de la plus-value en profit... présuppose une prise en compte préalable du processus de circulation du capital. C'est pourquoi elle ne pourra être approchée que dans le livre III... Nous montrerons ici d'où vient la façon de penser des philistins et des économistes vulgaires. Nommément, du fait que seule la forme intermédiaire sous laquelle les relations apparaissent se trouve toujours reflétée dans leur cerveau, et non les connexions internes à ces relations. S'ils étaient parvenus aux connexions internes d'ailleurs, quelle serait la nécessité d'une science quelle qu'elle soit? Si j'avais à réduire au silence dès l'abord toutes les objections émanant d'eux, je ruinerais la méthode dialectique d'exposition dans son ensemble. Cette méthode a, au contraire, l'avantage de piéger continuellement ceux qui énoncent ces objections et de les conduire à des démonstrations prématurées de leur stupidité"90. Quand bien même les théories économiques de Marx ont été formulées en termes de "valeur"-travail, elles peuvent être réénoncées en d'autres termes sans perdre de leur signification, et la notion de "valeur"-travail n'est pas plus essentielle pour elles que la notion d'''unité de travail" (qui a la même signification) ne l'est pour le système keynésien. Marx déclarait que "même s'il n'y avait pas de chapitre sur la valeur dans le Capital, les démonstrations que j'ai effectuées resteraient néanmoins valides"91. Le fait que les démonstrations de Marx puissent effectivement fonctionner indépendamment du concept marxien de valeur, s'est trouvé relégué dans l'ombre par la tendance prévalente à attribuer à Marx les conceptions des socialistes ricardiens. L'idée que les travailleurs devaient recevoir la pleine "valeur" de leur produit avait pourtant été rejetée dédaigneusement par Marx comme "une interprétation utopiste de la théorie de Ricardo"92, et Engels avait souligné que Marx "n'a jamais basé ses revendications communistes sur cela", qui 87. Karl Marx,Critique of Political Economy, pp. 292-94. 88. Karl Marx, Capital,!, 238, 239n, 357, 574, 618-19. 89. Marx et Engels, Selected Correspondence, p. 220. 90. Engels on Capital, pp. 126-27. 91. Marx et Engels, Selected Correspondence. p. 246. 92. Marx et Engels, Selected Correspondence. p. 172 ; voir aussi Critique of Political Economy, pp. 71n-72n, Po verty of Philosophy. p. 49.
LA LOI DE SAY
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était "simplement une application de la morale à l'économie"93. Identiquement, ceux qui disaient que la théorie de la valeur-travail devrait déterminer les prix sous le socialisme s'étaient vus répondre par Marx qu'ils avaient à "prouver que le temps nécessaire pour fabriquer une marchandise indique exactement le degré de son utilité et sa relation proportionnelle à la demande"94. L'idée marxienne de "travail socialement nécessaire" aurait pu logiquement se trouver traduite dans le langage de la théorie de l'utilité marginale si Marx avait eu la souplesse d'esprit, le temps et l'énergie nécessaires pour le faire. L'idée marxienne d"'exploitation" elle-même ne dépendait pas de la définition de la valeur-travail, même si, à l'évidence, le recours à cette définition facilitait son énonciation et sa plausibilité. Identiquement, dans la mesure où la "plus-value" se trouvait définie par Marx comme constituant simplement la différence entre les salaires et le produit moyen de l'ouvrier, l'on pourrait dire que sa définition resterait inchangée dans le cadt;e d'une théorie de la productivité marginale des salaires au sein d'un marché où la compétition fonctionne de façon parfaite 95. Le présupposé fondamental sur lequel les démonstrations de Marx reposaient était que le capital est lui-même un résultat du travail, et non une source indépendante de production ou une contribution apportée par son possesseur légal96 • Dans la mesure où Marx considérait que l'économie avait pour objet les relations entre les hommes et non les relations entre les choses, le problème était que le "capitaliste" marxien se voyait laissé sans aucun rôle personnel, dans une position d'inutilité semblable à celle du propriétaire ricardien qui s'enrichissait en dormant. Il n'était pour autant pas plus possible pour Marx de dire que le capital comme tel était improductif qu'il n'était possible pour Ricardo de dire que la terre était improductive. Il aurait été difficile pour lui de déclarer tout à la fois que les moyens de production du capitalisme étaient sans valeur, et que la clé de la reconstruction sociale rési<;lait précisément dans l'appropriation collective de ces mêmes moyens de production. 93. 94. 95.
Engels, "Preface", Karl Marx, Poverty of Philosophy, p. Il. Karl Marx, Poverty of Philosophy, pp. 60-61. Le "taux d'exploitation" marxien, ou taux de plus value, est SN = AP - MP/MP, où S = plus-value, V = capital variable, AP = le produit moyen du travail et MP = le produit marginal du travail. Ce que transcrit le diagramme ci-dessous où WO = le taux salarial et LO = le montant de travail commandé:
'O~'" CAPITAL VAR/AILE
1
Il Y a ainsi plus-value même si les ouvriers sont payés au niveau de leur produit marginal, et s'il n 'y a pas "exploitation" au sens de Pigou. 96. Karl Marx, Capital, I, 637-38 ; Theories of Surplus Value, p. 360; Economic and Philosophie Manuscripts of 1844, pp. 23-24.
Chapitre
7 La période néo-classique
L
es débats concernant la loi de Say disparurent presque complètement des écrits des économistes majeurs pendant la période néo-classique. La révolution marginaliste en micro-économie et la théorie de l'équilibre général n'impliquaient pas la nécessité de se confronter à ce pilier de l'économie classique. Même Jevons, qui formula les premières condamnations d'ensemble des thèses de John Stuart Mill et des ricardiens 1, laissa de côté la loi de Say. Marshall, lui, se contenta sur le sujet de citer et de paraphraser Mill. Il régnait à l'époque, écrivit-il, un " boycott intellectuel accompli"2 et une "oblitération presque totale"3 des doctrines dissidentes. Corollairement cependant, le développement systématique de la théorie quantitative de la monnaie, tout en contribuant à la technicisation prédominante, a fourni - sans que cela ait jamais été le but recherché, le cadre dans lequel allaient émerger quelques interrogations fondamentales concernant la signification et la validité de la loi de Say. Dans le "monde souterrain" des économistes non reconnus par la profession, dont le membre le plus remarquable fut J. A. Hobson, des défis continuèrent par ailleurs à être jetés aux· économistes orthodoxes. Le développement de la théorie des cycles économiques, ébauché par Clement Juglar en 1860, s'est poursuivi pendant la période dans les travaux de Tugan-Baronowsky, Spiethoff, Schumpeter et de quelques autres. Bien 1. W. Stanley Jevons, The Theory of Po/itical Economy, New York, Kelley & Millman, 1957, pp. 275-77. 2. T. W. Hutehison, A Review of Economic Doctrines, Oxford, Oxford University press, 1966, p.359. 3. John Maynard Keynes, Essays in Biography, éd. Geoffrey Keynes, New York, Horizon Press, Ine., 1951, p. 117.
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qu'ils ne l'aient jamais abordée de front, ces travaux furent eux-même l'occasion de quelques interrogations portant indirectement sur la loi de Say.
La dichotomie de la fixation des prix4 L'économie néo-classique -comme l'économie classique en cela- abordait la détermination des prix relatifs des marchandises indépendamment de la détermination des prix absolus ou monétaires de celles-ci. Les prix relatifs y étaient énoncés comme se structurant - selon le coût du travail, selon l'utilité marginale, etc. - dans une économie monétaire, de la même manière globale que dans une économie de troc. L'offre de monnaie y était énoncée comme déterminant le niveau général des prix, ou les prix monétaires inscrits sur les étiquettes des marchandises. La théorie quantitative de la monnaie, qu'elle soit conçue comme une relation d'identité (MY = PT) ou comme une théorie comportementale concernant l'indépendance de l'offre monétaire, la stabilité de la vitesse de circulation, et la réaction passive du niveau des prix5 , était en ce contexte une théorie essentiellement statique de la détermination des prix monétaires qui ne permettait pas d'expliquer le processus dynamique par lequel les prix monétaire spécifiques se trouvent déterminés. Dans ce processus, il doit exister en effet tout à la fois une possibilité d'encaisses monétaires oisives, plus importantes que celles en fait désirées, et telles qu'il puisse se développer une demande excessive de marchandises au niveau de prix existant (ce qui contribue à élever ce niveau), et inversement la possibilité d'une offre excessive de marchandises au niveau existant des prix, ou celle d'une demande excessive de monnaie, telle qu'il puisse en résulter une baisse du niveau des prix. Ce qui veut dire que pour un équilibre déterminé des prix monétaires, il doit y avoir un taux de substitution marginal des marchandises aux encaisses monétaires réelles - une certaine demande de monnaie pour des transactions autres qu'immédiates pendant la période concernée. Si, pendant cette période, la monnaie n'était strictement désirée que pour des transactions immédiates, toute somme d'argent pourrait être adéquate à tout niveau de prix, dans la mesure où la vitesse de circulation (ou son réciproque, l'encaisse monétaire moyenne) pourrait varier jusqu'à rendre ce niveau adéquat. Il en découle que s'il ne peut y avoir de demande (ou d'offre) excessive de monnaie, il ne peut y avoir de relation précise entre l'offre de monnaie et 4. Les analyses développées en cette section sont tirées d'une thèse de doctorat non publiée rédigée par Charles W. Baird, "The Dichotomy Between Monetary and Value Theory in Classical and Neoclassical Economies" (University of California at Berkeley, 1968). Mes conclusions diffèrent quelque peu de celles du Professeur Baird, qui, bien sûr, n'a aucune responsabilité pour ce qui concerne mes erreurs ou mes mécompréhensions éventuelles. 5. Irving Fisher, The Purchasing Power of Money, New York, Augustus M. Kelley, 1963, pp. 156-57, 159, 172.
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le niveau des prix. Cela signifie inversement que l'argument classique selon lequel il y a seulement une demande de transaction pour la monnaie (identité de Say) est incompatible avec la théorie quantitative de la monnaie dans laquelle le niveau des prix est relié (soit par une constante, soit par une fonction stable) à l'offre de monnaie. Une distinction doit être faite entre, d'une part, l'approche séparée -à des fins d'exposition pédagogique - de la fixation micro-économique des prix et de la théorie de la monnaie et, d'autre part, cette croyance selon laquelle les deux sortes de déterminations des prix sont en fait dérivables indépendamment l'une de l'autre et d'une manière mutuellement incompatible sur le plan logique. Si l'on considère que les deux sortes de détermination des prix sont dérivables indépendamment l'une de l'autre, alors la fonction de demande individuelle pour les diverses marchandises ne peut être énoncée comme dépendant de la valeur réelle des encaisses monétaires. Si l'on considère par contre que les deux sortes de détermination sont dérivables simultanément en termes analytiques aussi bien qu'en termes empiriques, alors la fonction de demande pour toute marchandise ne peut que dépendre de la richesse monétaire désirée (en tant qu'opposée à la richesse monétaire effective). Une autre dimension importante doit en outre être prise en considération : le fait que la dichotomie de la fixation des prix pose un problème (incompatibilité entre l'identité de Say et la théorie quantitative de la monnaie) qui n'a tout simplement pas été perçu par la plupart des économistes classiques et néo-classiques. L'un des grands mystères de la fonction de demande marshallienne résidait ~récisément dans ce qui était censé être pris en compte in caeteris paribus . Il n'y existait clairement pas de nécessité de prendre en compte les choses qui n'affectent pas de toutes façons les fonctions de demande individuelle. Et l'une des choses que Marshall prenait en compte explicitement était" le montant de monnaie ou de pouvoir d'achat général à la disposition d'une personne à un moment donné"7. Ce qui pouvait signifier: le revenu réel courant de cette personne et/ou la valeur réelle de ses réserves monétaires. En procédant à une exégèse, il pourrait être possible de cheminer, par une analyse de probabilités, vers la possibilité de discerner ce qui est le plus en adéquation avec le reste des écrits de Marshall. Cependant le fait même que Marshall ait laissé l'ambiguïté en place tout au long de son œuvre, que ce soit en micro-économie ou en macro-économie, semble fortement indiquer une absence de confrontation au problème qu'aucune analyse de probabilités ne serait susceptible d'effacer. Knut Wicksell (1851-1926) se montra, lui, par contre, explicitement et plusieurs fois conscient du problème; il écrivit ainsi: 6. Cf. Milton Friedman, "The Marshallian Demand Curve", Journal of Political Economy, décembre 1949,463-95; Martin Bailey, "The Marshallian Demand Curve", Journal of Political Economy, juin 1954,255-61. 7. Alfred Marshall, Princip les of Economies, 8' éd., Londres, Macmillan Co., 1920, p. 838. LA LOI DE SAY
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"... dans les raisonnements modernes concernant les prix généraux des marchandises, la monnaie est fréquemment considérée comme une sorte de masse amorphe, infiniment élastique ou plastique, qui s'adapte sans aucune pression à tous les niveaux de prix, et qui est depuis là entièrement passive par rapport au mécanisme d'établissement des prix, ce dernier étant régulé seulement par les circonstances concernant les marchandises elles-mêmes"8. Même si ses Lectures on Political Economy commençaient par une présentation traditionnelle de la théorie micro-économique des prix, Wicksell y soulignait tout aussitôt après l'inadéquation de cette théorie là où la monnaie est désirée pour davantage que son rôle de transaction, et où elle joue dans l'économie le rôle actif de réserve de valeurs plutôt que le rôle purement formel d'unité de compte: " ...par la méthode que nous avons suivie, nous pouvons seulement arriver aux valeurs d'échange relatives des marchandises ou à leurs prix relatifsnon à leurs prix monétaires effectifs qui doivent rester relativement indéterminés ; cela est évident aussi longtemps que nous considérons le rôle de la monnaie sous un angle purement formel... Dans tout marché, il y a des personnes aux yeux de qui la monnaie est néanmoins quelque chose de plus, ces personnes échangent des marchandises pour de la monnaie ou de la monnaie pour des marchandises de façon à obtenir ultérieurement de nouvelles marchandises pour la monnaie qu'elles ont acquise. Aux yeux de ces personnes, la valeur d'échange de la monnaie - et tout spécialement la fluctuation de celle-ci - n'est, c'est évident, pas dépourvue d'importance; et le rôle de la monnaie dans toute transaction marchande devient, en fait, non seulement formel -mais aussi réel. Ce qui veut dire que les prix de la monnaie comme tels ont leur loi et leur condition d'équilibre"9. La relation entre la dichotomie de la fixation des prix et la loi de Say était elle aussi perçue par lui: " Toute hausse ou toute baisse du prix d'une marchandise donnée présuppose une perturbation de l'équilibre entre l'offre et la demande pour cette marchandise, que cette perturbation ait d'ores et déjà pris place ou qu'elle soit simplement de l'ordre de l'envisageable. Ce qui est vrai sous cet angle pour chaque marchandise prise séparément ne peut, sans aucun doute, que l'être pour toutes les marchandises prises dans leur globalité. Une hausse générale des prix n'est depuis là concevable que dans des conditions où la demande générale est - pour une raison ou pour une autre - devenue, ou en passe de devenir, plus grande que l'offre. Cela peut sembler paradoxal, car nous nous sommes habitués avec Jean-Baptiste Say à considérer que les marchandises elles-mêmes constituent et limitent de manière réciproque la demande les unes pour les autres. Et de fait, et enfin de compte, c'est ce qui se passe ; notre objet ici cependant est ce qui arrive en premier lieu dans l'échange final d'une marchandise contre une autre à ce lien intermédiaire 8. Knut Wicksell, Lectures on Political Economy, Londres, Routledge & Kegan Paul, Ldt., 1961, II, 154. 9. Ibid., I, 67-68.
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fonné par la demande de monnaie pour des marchandises et par l'offre de marchandises contre de la monnaie. Toute théorie de la monnaie digne de ce nom doit être capable de montrer comment et pourquoi la demande monétaire ou pécuniaire pour des marchandises peut excéder - ou être inférieure àl'offre de marchandises dans des conditions données."10 Arguant de ce que "la vie économique concrète est en général trop complexe pour être examinée directement avec quelque chance de succès" 11, Wicksell utilisait cela dit dans les Lectures on Political Economy une procédure fonctionnant par approximations successives, et par passage graduel "du simple au complexe"12 qui le menait à séparer le traitement des prix relatifs (volume 1) du traitement de la monnaie (volume Il). Ce qui signifie que certains passages peuvent être sélectionnés qui sont susceptibles de suggérer un recours à la dichotomie de la fixation des prix 13. Il est clair cependant que ceux-ci ne représentent pas la position d'ensemble de leur auteur. La plupart des autres économistes néo-classiques se situent quelque part entre la reconnaissance explicite de la signification que la dichotomie de la fixation des prix peut avoir pour la théorie quantitative et la loi de Say telle qu'on la trouve chez Wicksell, d'une part, et l'inconscience apparente ou le désintérêt pour le problème que l'on rencontre chez Marshall, d'autre part. Mais aucun des grands représentants du néo-classicisme n'a effectivement défendu l'idée de la validité analytique de la dichotomie. Irving Fisher et son maître Simon Newcomb, relièrent les encaisses monétaires et la demande de marchandises particulières l4 , mais ils ne le firent qu'en passant, et sans que quoi que ce soit indique qu'ils discernaient pleinement la portée des questions impliquées.
J. A. Hobson Dans The Physiology of Industry (1889) dont il était le coauteur avec A. F. Mummery, Hobson lança, en parallèle à des attaques contre le marginalisme et la méthode, la philosophie et la doctrine sociale de l'économie néoclassique 1s, la première de nombreuses attaques lancées alors de manière dispersée contre la loi de Say. Hobson était d'un certain point de vue un excentrique. Il recourait peu à la rigueur intellectuelle ou au raisonnement systématique, et beaucoup à la déclamation imprécatrice et à la prétention 10. Ibid., II, 159-60. Il. Ibid., l, 35. 12. Ibid., II, S. 13. Cf. Don Patinkin, Money, Interest, and Priees, 2' éd., pp. 173n, 587, 624. 14. Irving Fisher, The Purchasing Power of Money, pp. 153-54; Simon Newcomb, Principles of Political Economy, New York, Harper & Brothers, 1886, p. 354. 15. T. W. Hutchison, op. cit., pp. 118-19.
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affirmée à la nouveauté - l'on s'est d'ailleurs à son époque beaucoup plus moqué de lui qu'on ne l'a réfuté. Les jugements des économistes ultérieurs à son égard ont néanmoins été plus amènes et plus respectueux que ceux de ses contemporains 16. C'est en l'occurrence à la version de la loi de Say énoncée par John Stuart Mill qu'il s'en prit. Et c'est l'idée d'une égalité ex ante de l'offre de marchandises et de la demande de marchandises qu'il rejeta explicitement: "Mill n'avait pas le droit de conclure que le simple fait qu'une chose soit produite est une preuve de ce que le pouvoir de la consommer se trouvera exercé. Le désir d'épargner et de préserver son pouvoir d'achat est un motif de production aussi authentique chez un individu que le désir de consommer immédiatement" 17 • Hobson ne niait pas l'égalité de Say ou l'aptitude en soi de l'économie à absorber tout niveau donné de production. Il écrivait dans lmperialism : "Nous laisserons ici de côté les questions théoriques soulevées concernant la possibilité de produire par les méthodes machiniques modernes plus de marchandises que ne peut en absorber un marché"18. Il reconnaissait que les revenus équivalaient à la valeur de la production l9 . Il niait l'existence d'un besoin inhérent de débouchés étrangers : "Il n'existe aucune nécessité d'ouvrir des marchés à l'étranger; les marchés intérieurs sont capables d'une expansion indéfinie"20. Si, ajoutait-il pourtant, rien en principe n'est à même d'empêcher cette expansion de survenir, celle-ci ne peut néanmoins s'opérer concrètement: cela dans la mesure où existent des contractions et des rigidités artificielles qui sont le fruit de l'évolution récente du capitalisme, passant du stade concurrenciel au stade monopoliste. Selon lui, la "concentration de l'industrie en trusts, en combinat, etc." tout à la fois limitait "la quantité de capital susceptible d'être effectivement employée" et accroissait "la part de profit dont une épargne et du capital neufs" pouvaient "sourdre"21. La "force motrice primordiale" de "l'impérialisme" était, précisait-il, - résultat d'une "épargne automatique"22 plutôt que d'une épargne indexée à un taux de rendement donné, l'existence d'un excès de fonds d'investissement à la recherche de débouchés 23 . Bien qu'accumulés sans prise en considération du taux de rendement, ces fonds, concluait-il, ne pourraient que tendre à rester inutilisés si le taux de rendement devait se révé-
16. Ibid., p. 119. 17. A. F. Mummery and J. A. Hobson, The Physiology of Industry, New York, Kelley & Millman, Inc., 1956, p. 105. 18. J. A. Hobson,lmperialism, Ann Arbor, University of Michigan press, 1965, p. 76. 19. Ibid., p. 81. 20. Ibid., p. 88. 21. Ibid., pp. 75-76. 22. Ibid., pp. 74, 84, 97 ; J.A. Hobson, The Industrial System, New York, Charles Scribner's Sons, 1910, pp. 71,295. 23. Ibid., p. 106.
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1er insuffisant 24 . Le taux de l'intérêt ne pouvait à ses yeux sur ce plan jouer aucun rôle équilibrant: " ... Le fait que les modifications du taux de l'intérêt ne puissent jouer un rôle de régulation du montant de l'épargne est très généralement admis par les économistes"25. Hobson ne disait pas qu'une épargne excédant les débouchés d'investissement existant était à même -en de telles conditions- de se trouver réalisée. Il affirmait au contraire, sur un mode pré-keynésien, que la tendance à épargner était à même de faire baisser le niveau global de revenu. "En un mot, toute tendance à la surépargne se trouvera réfrénée lorsqu'elle se sera developpée pendant un certain temps, car elle débouchera inévitablement sur des phénomènes de sous-production et de contraction du revenu"26. Hobson expliquait ce "paradoxe de l'épargne" sur la base du fait que "l'épargne des gens économes réduit tous les revenus" à un point tel que l'égalité de l'épargne et de l'investissement ne peut que se trouver restaurée 27 . Bien que l'équilibre puisse être rétabli par "le retard apporté à une nouvelle épargne", tôt ou tard "l'impulsion chronique vers une surépargne due au surplus de revenus finit par réémerger et par préparer une nouvelle période de dépressions"28. Le seul remède, écrivait-il, est la redistribution, qui permet de "convertir le surplus de revenus ou bien en surcroîts de salaires permettant l'élévation du niveau de vie des ouvriers, ou bien en surcroîts de revenus publics permettant l'élévation de la qualité de la vie publique"29. Hobson rejetait les théories de la crise -telles que celle énoncée par John Stuart Mill- qui reliaient les phénomènes de contraction monétaire à une perte de confiance. Pour lui, le processus qui causait "l'absence de confiance" n'était pas "un simple processus psycholo~ique, mais se fondait sur les faits naturels liés à la vente des marchandises" o. Son analyse s'appuyait sur des variables réelles qui, bien qu'elles agissent par le biais de mécanismes monétaires à l'intérieur d'une économie monétaire, auraient pu fonctionner dans une économie de troc. Son approche du "paradoxe de l'épargne" s'opérait elle-même dans "la non-prise en compte temporaire et délibérée de l'existence de la monnaie"31. Quand bien même la théorie de l'impérialisme formulée par Hobson a fourni l'armature analytique de la théorie léniniste de l'impérialisme, les principaux arguments politiques et socio-économiques que Hobson utilisait étaient complètement incompatibles avec les arguments de Lénine. Pour Lénine, l'impérialisme constituait la révélation de l'incapacité du capitalisme 24. 25. 26.
27. 28. 29. 30. 31.
A. F. Mummery and J. A. Hobson, The Physiology of Industry, p. J.A. Hobson, The Industrial System, p. 296. Ibid., p. 304. A. F. Mummery and J. A. Hobson, The Physiology oflndustry, p. J.A. Hobson, The Industrial System, p. 306. Ibid., p. 307. Ibid., pp. 298-99. Ibid., p. 304.
142. 184.
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à supporter les crises économiques et politiques prédites par Marx. L'idée découlant selon laquelle les pays capitalistes avancés devaient en venir à exploiter les pays sous-développés pour atténuer l'exploitation de leur propre prolétariat et retarder l'irruption de la révolution avait elle-même été suggérée par Marx dans sa correspondance tardive 32 , et c'est elle qui constituait l'essentiel du propos de L'impérialisme : stade suprême du capitalisme 33 . Hobson, au contraire, soulignait d'une manière très explicite que l'impérialisme était une entreprise qui, bien que financée par des intérêts privés, était condamnée à être globalement déficitaire pour un pays impérialiste 34 , et ne pouvait se trouver acceptée par le public que dans la mesure où celui-ci se berçait d'illusions. L'impérialisme tel que conçu par Hobson n'aurait offert aucune possibilité de sortir des impasses dans lesquelles le marxisme s'était enfermé.
32. Marx et Engels, Selected Correspondence, pp. 115-16. 33. V. 1. Lénine, Imperialism : the higher stage of capitalism, New York, International Pub1ishers, 1963, pp. 13-14, 104, 126. 34. Hobson,/mperialism, pp. 46, 47,141,145,152.
Chapitre
8 La révolution keynésienne
L
es attaques menées par Keynes contre la loi de Say, comme celles menées par Sismondi plus d'un siècle auparavant, avaient pour point focal le fait que celle-ci était incompatible avec l'idée de revenu d'équilibre unique. Keynes opposait le revenu d'équilibre unique, revenu déterminé par "le point d'intersection de la courbe de demande globale et de la courbe d'offre globale", et la loi de Say, simple "hypothèse spéciale concernant la relation qui existe entre ces deux courbes "1. L'affirmation selon laquelle "l'offre crée sa propre demande" signifiait pour lui que les courbes de demande globale et d'offre globale étaient égales "pour toute valeur" du revenu 2 , " pour tout volume de la production et de l'emploi"3 : aux lieux et place d'une "valeur d'équilibre unique" du revenu, la loi de Say postulait donc à ses yeux "une série indéfinie de valeurs, toutes éfalement admissibles"4, et fonctionnait sur le mode d'un "équilibre stable" régnant partout jusqu'aux confins derniers de l'économie. Cela renvoyait à la version classique de la loi de Say telle qu'elle s'était trouvée énoncée avant la controverse concernant la surabondance générale et telle qu'elle était réapparue dans les Princip/es de John Stuart Mill, que Keynes citait d'ailleurs 6 . Keynes n'écrivit pas que les économistes ultérieurs avaient continué à accepter explicitement cette version, mais il écrivit que, sans le savoir, c'est elle qu'ils 1. John Maynard Keynes, The General Theory of Employment Interest and Money, New York, Harcourt, Brace and Co., 1936, p. 25. 2. Ibid., p. 26. 3. Ibid., p. 22, 26. 4. Ibid., p. 26. 5. Ibid., p. 29. 6. Ibid., p. 18.
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"présupposaient tacitement"7. Il ajouta: "Des économistes contemporains qui hésiteraient à accepter la doctrine de Mill acceptent sans hésitation des conclusions qui exigent cette doctrine comme prémisse"8. Keynes se déclara rétrospectivement partisan de Malthus contre Ricardo et les ricardiens 9 , et loua les mérites de Mandeville, de Hobson et de tous ceux qui soulignaient le rôle de la demande globale 10. Comme Sismondi, Malthus et Marx avant lui, il nota qu'en dépit des analyses statiques comparatives classiques, "nous vivons dans ces situations transitoires"ll : un signe avant-coureur de sa remarque plus fameuse selon laquelle "dans le long terme, nous sommes tous morts". Néanmoins, en dépit du fait qu'il les désigna ainsi généreusement comme ses prédécesseurs, l'on pourrait se demander si les analyses d'hommes tels que Malthus et Hobson étaient en leur fond similaires à ses propres analyses ou si elles se limitaient à énoncer des critiques similaires envers la tradition classique. L'on pourrait se demander en outre si d'autres économistes qui n'ont pas été placés par Keynes dans la liste de ses prédécesseurs n'occupent pas néanmoins une position de cet ordre (les membres de l'école suédoise par exemple). Une distinction doit être faite entre l'appareil théorique keynésien - la courbe de la consommation, le multiplicateur, la courbe de la préférence pour la liquidité, etc. - et les formes et valeurs spécifiques que les composants de cet appareil prennent dans le cadre des présupposés keynésiens. Le premier et les secondes doivent être distingués nettement eux-même des propositions politiques keynésiennes. Les économistes modernes sont globalement devenus keynésiens au sens où ils font usage de l'appareil keynésien, mais ils recourent tout autant à la théorie quantitative moderne de la monnaie. Qui plus est les mêmes propositions peuvent, en leur essence, être exprimées dans les termes de l'appareil keynésien ou dans ceux de la théorie quantitative, même si au fil de l'histoire les gens qui se sont appelés "keynésiens" ont pour la plupart incliné vers certaines hypothèses et certaines préférences politiques, tandis que les gens qui se sont qualifiés eux-mêmes de "théoriciens de la quantité" ont dans l'ensemble soutenu d'autres hypothèses et d'autres préférences politiques. Pour citer un exemple: Keynes faisait des dépenses de consommation courante une fonction du revenu courant, la courbe s'élevant à un taux décroissant l2 et la fonction elle-même restant relativement stable au fil du temps 13. Cette hypothèse s'est trouvée dans une 7. John Maynard Keynes, "The General Theory (5)", The New Economies, ed. Seymour Harris, New York, Alfred A. Knopf, 1952, p. 193. 8. John Maynard Keynes, The General Theory, p.19. 9. J. M. Keynes, Essays in Biography, pp. 102-03, 117-18, 121; "Commemoration of Thomas Robert Malthus", Economic Journal, juin 1935,233; The General Theory, pp. 362-64. 10. John Maynard Keynes, The General Theory , chapitre 23. Il. Ibid., p. 343n. 12. Ibid., p. 120.
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période ultérieure remise en question sur la base de données empiriques l4 et une nouvelle courbe de la consommation a été construite à partir des présuppositions des théoriciens de la quantité, où - entre autres choses -la consommation courante a pris place comme une fonction des biens matériels et du taux de l'intérêt 15 . Une distinction supplémentaire doit être faite entre le modèle formel keynésien, qui incarne tout à la fois l'appareil keynésien et les présupposés keynésiens, et les jugements ad hoc émis par Keynes concernant les faits et la politique. Le modèle formel utilisé par Keynes était un modèle statique à court terme dans lequel l'élasticité de la courbe d'offre était infinie l6 , la production dépendait de l'emploj17, et les goûts, la technique et la distribution du revenu étaient fixes l8 . Les jugements de Keynes sont très souvent allés bien au-delà de ce cadre: entre autres lorsqu'il s'est agi pour lui d'analyser les cycles économiques, la stagnation tendancielle, etc.
Le revenu d'équilibre Tout en transférant les prévisions de l'offre et de la demande du niveau micro-économique à celui de la comptabilité nationale, Keynes mettait en garde contre l'erreur qui aurait consisté à pratiquer ce transfert de niveaux sans rien changer et en considérant que les interactions réciproques restent prises en compte in caeteris paribus. Ainsi, écrivait-il, malgré l'existence d'une inclinaison vers le bas de la courbe de demande de travail, les restrictions salariales ne peuvent être considérées comme susceptibles d'accroître l'emploi dans une période de dépression, cela dans la mesure où elles ne peuvent affecter durablement et positivement la courbe de demande de marchandises, qui fait partie des "données" dans les fonctions de demande de travail dérivées 19. La théorie de Keynes, quand bien même elle a parfois été présentée comme une théorie de la causation unidirectionnelle, était une théorie de l'équilibre général ou de la détermination simultanée des valeurs respectives de variables reliées. Le revenu global était, chez Keynes, inclus parmi ces variables plutôt que pris en tant que donnée, comme chez la plupart des éco13. Ibid., p. 95-96. 14. Arthur F. Burns, The Frontiers of Economic Knowledge, Princeton, Princeton University Press, 1965,pp.16, 152-59. 15. Milton Friedman, A Theory of the Consumption Function (Princeton, Princeton University Press, 1957). 16. John Maynard Keynes, The General Theory, p. 27. 17. Ibid., p. 28. 18. Ibid., p. 245. 19. Ibid., p. 258-59.
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nomistes antécédents. L'analyse du revenu d'équilibre énoncée en ce cadre par lui, et selon laquelle l'équilibre survient à ce stade de "la demande effective où les courbes d'offre globale et de demande globale se recoupent"20, impliquait l'existence d'un équilibre simultané dans différents marchés : l'épargne devait être égale à l'investissement (ex ante)21, ce qui en retour sup~osait que "le taux de l'intérêt soit égal à l'efficacité marginale du capital" 2 et soit fixé à un niveau tel que la quantité d'argent demandée par le public soit égale à la quantité offerte par les autorités monétaires 23 . Comme c'est le cas pour toute théorie de l'équilibre, la signification pratique de la théorie keynésienne peut se lire clairement dans la manière dont elle traitait du déséquilibre. D'abord aux yeux de Keynes, dans la mesure où la production et l'emploi étaient globalement - mais pas linéairement reliés 24 , ce qui constituait l'équilibre en termes de revenu n'avait pas à constituer simultanément un équilibre de plein-emploi. Keynes acceptait la conception traditionnelle (fondée sur les marchés du travail en contexte de compétition) selon laquelle les salaires réels étaient égaux au produit marginal du travail 25 , mais pas l'égalité traditionnelle~osée entre la désutilité marginale du travail et l'utilité marginale du salaire 6. La désutilité marginale du travail, selon lui, déterminait la limite du volume de l'emploi pour un salaire réel donné, mais ne déterminait pas où, à l'intérieur de cette limite, l'emploi effectif viendrait se situer27 . Il était possible selon Keynes de réduire plus rapidement les salaires réels à un niveau permettant le "plein-emploi" et l'équilibre du marché en recourant à des politiques monétaires inflationnistes ou à des politiques fiscales, qu'en recourant à des réductions directes des salaires monétaires 28, plus à même de susciter des résistances 29 , ou pour le moins de conduire à des anticipations déstabilisantes de réductions de salaires ultérieures 30. Dans le système keynésien ainsi, une complète flexibilité salariale n'était pas à même de restaurer automatiquement le plein-emploi dans la mesure où le revenu monétaire redirigé, à la suite d'une coupe dans les salaires monétaires, des 20. Ibid., p. 25. 21. Ibid., p. 27. 22. Ibid., p. 184. 23. Ibid., p. 167-68. 24. Ibid., p. 90~ 286. 25. Ibid., p. 5, 17. 26. Ibid., p. 28. 27. Ibid., p. 28, 30. 28. Ibid., p. 10, 15.
29. Ce qui n'est pas irrationnel dans la mesure où une coupe dans les salaires réels est impliquée dans le cas précédent est tout à la fois une coupe dans les salaires réels et une baisse des salaires relatifs (à chaque point donné dans le processus non coordonné de réduction des salaires) dans le cas présent. Ibid., pp. 14,264-67. 30. Ibid., p.
232, 263.
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travailleurs vers les non-travailleurs, n'était pas nécessairement dépensé de manière aussi rapide (pour la consommation ou l'investissement) que ce n'aurait été le cas avant la coupe, et avait de plus grandes chances de finirau moins partiellement - sous la forme de reliquats oisifs. Keynes voyait en ce processus une négation de la loi de Say qui, pour lui, était équivalente à la proposition selon laquelle "il n'existe pas d'obstacle à l'instauration du plein emploi"31. Sur une telle base, il lui suffisait de montrer qu'il existait un obstacle, et que le plein emploi ne serait pas automatiquement atteint dès qu'il y aurait un équilibre dans la production globale. Keynes ne déclara pas pour autant que le chômage persisterait nécessairement d'une manière indéfinie dans les conditions données. Il n'existe pas, écrivait-il, un véritable "équilibre du chômage" définissable de manière rigoureuse, mais seulement une situation de chômage d'une certaine durée, ce qui est important d'un point de vue de politique sociale. Dans le modèle formel, les rigidités salariales étaient nécessaires pour "l'équilibre du chômage" et, à un niveau politique, des anticipations déstabilisantes étaient requises qui allaient au-delà du cadre statique du modèle. L'autre grand obstacle à la restauration du revenu de plein-emploi était aux yeux de Keynes ce qu'il appelait la "trappe à liquidités". La demande de monnaie -l'anticipation de préférence pour la liquidité en termes keynésiensdevient, écrivait Keynes, infiniment élastique lorsque le taux de l'intérêt tombe à un niveau suffisamment bas, car il existe un taux de l'intérêt conventionnel qui constitue un minimum en dessous duquel le public ne croit pas qu'il subsistera d'intérêt du tout. Lorsque cette non-croyance se généralise, elle devient une prophétie qui s'accomplit par l'effet de sa propre énonciation. La possibilité formelle d'une telle généralisation n'était pas considérée par Keynes comme irnportante32 . Elle permettait pourtant de montrer sur un plan pratique à quel point il était aisé, pour un léger bond vers le haut dans l'anticipation de préférence pour la liquidité, de contrarier les effets expansionnistes de l'offre accrue de monnaie, et de maintenir le taux de l'intérêt au-dessus du niveau d'équilibre33 . La thésaurisation comme telle n'était pas importante pour Keynes. Elle était pour lui la préférence pour la liquidité, ce qu'il appelait "la propension à thésauriser"34 - l'effective thésaurisation ex post étant limitée par l'offre de monnaie -, qui pouvait s'élever sur le fond de l'absence de "confiance" (parfois induite par une Rolitique fiscale ou monétaire expansionniste), et pousser le "taux de l'intérêt"35 vers un niveau trop élevé pour qu'existe un revenu de plein emploi. 31. Ibid., p. 26. 32. Ibid., p. 207.
33. Ibid., p. 173. 34. Ibid., p. 174.
35. Keynes a noté à maintes reprises que c'était simplement une façon pratique de faire référence à une structure entière de taux d'intérêts. Ibid., pp. 28, 137n, 168.
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A nouveau, Keynes sortait de son modèle formel pour formuler quelque chose qui se situait sur un plan politique. Les contours formels de la courbe de la préférence pour la liquidité montraient que la flexibilité prix-salaire était insuffisante pour assurer le revenu de plein emploi ; les jugements ad hoc de Keynes concernant la modification de la courbe lui permirent de souligner que l'accroissement de la masse monétaire n'était pas un objectif suffisant. Quand bien même les économistes "keynésiens" ont eu tendance à déprécier le rôle de la notion d'intérêt, celle-ci était dans la Théorie générale d'une importance cruciale. Keynes considérait que le taux de l'intérêt ne répondait pas, ou relativement peu, aux changements "automatiques" survenant dans les autres paramètres postulés dans la théorie traditionnelle, mais il ne considérait pas que le reste de l'économie ne répondait pas aux changements du taux de l'intérêt. En fait, le niveau de production globale était en lui-même à ses yeux une fonction du taux de l'intérêt, et le problème-clé -la restauration de l'équilibre de plein-emploi, ne pouvait être traité, notait-il : précisément à cause du fait ~ue le taux de l'intérêt ne tombe pas automatiquement "au niveau approprié" 6. L'influence du taux de l'intérêt sur la propension à consommer ou à épargner est faible, mais, ajoutait-il, cela "ne signifie pas que les changements dans le taux de l'intérêt n'ont qu'un petit effet sur les montants effectivement épargnés et consommés. C'est plutôt le contraire"37. Une "hausse du taux de l'intérêt ne peut avoir pour effet que de réduire le revenu"38jusqu'à un point où l'épargne devient égale à l'investissement - un effet qui, comme l'ont noté divers auteurs, est difficilement "négligeable"39 : "Etant donné qu'en valeur absolue le revenu diminue plus que l'investissement, il est exact que la consommation diminue quand le taux de l'intérêt croît. Mais cela ne veut pas dire que la marge correspondant à l'épargne s'en trouve augmentée. Au contraire, l'épargne, et la consommation diminuent simultanément ... La hausse du taux de l'intérêt pourrait nous inciter à épargner plus, si nos revenus restaient inchangés. Mais si cette hausse contrarie l'investissement, nos revenus ne resteront pas et ne peuvent pas rester inchangés"40. Comme chez les interprètes de Marx pour ce qui concerne la notion marxienne de valeur, il existe chez les interprètes de Keynes une croyance selon laquelle celui-ci aurait changé d'avis sur la question du taux de l'intérêt et aurait considéré ce dernier comme important dans les textes écrits avant et après la Théorie générale, mais pas dans son œuvre majeure elle-même41 . Il est vrai que dans la Théorie générale, Keynes écrivait qu'il n'avait pas 36. Ibid., p. 31. 37. Ibid., p. 110. 38. Ibid .. 39. Cf. Lawrence R. Klein, The Keynesian Revolution (New York, Mac Millan Co., p. 59; voir aussi pp. 60,65, 66. 40. John Maynard Keynes, The General Theory, p.lll. 41. L. R. Klein, The Keynesian Revolution, p. 66.
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"confiance en les politiques monétaires conçues pour influencer le taux de l'intérêt"42, mais son absence de confiance était le fruit de ses doutes quant à l'efficacité des politiques monétaires pour modifier le taux de l'intérêt, non celui de doutes ~uant à l'efficacité du taux de l'intérêt pour modifier le niveau du revenu 3. La "courbe de l'efficacité marginale du capital" keynésienne (ou courbe de la demande de capital) différait de la courbe de productivité marginale du capital antécédente non pas simplement en ce qu'elle permettait de montrer l'efficacité physique effective -ou l'efficacité en termes de valeur- du capital, mais en ce qu'elle était subjective. Elle ne constituait en effet pas uniquement une estimation approximative de la productivité marginale du capital, mais aussi une estimation hautement volatile, répondant à toutes les actions et attentes susceptibles de laisser la productivité marginale réelle du capital totalement inchangée44 . L'aptitude de cette courbe à fluctuer, comme la courbe de la préférence pour la liquidité, en réponse aux fluctuations de la "confiance", était un autre facteur qui réduisait dans la pratique l'auto-équilibrage automatique du système, et rendait nécessaire de qualifier dans le modèle formelles mécanismes d'autoajustement en les limitant aux cas spéciaux où la courbe est stable. Keynes, bien sûr, considérait que cette courbe était très instable, à la différence de la courbe de la consommation. Le passage du modèle statique formel à l'analyse dynamique des probabilités, tel qu'il s'est opéré ainsi dans les domaines de la non-flexibilité salariale, de la préférence pour la liquidité et de l'efficacité marginale du capital s'est opéré aussi dans le domaine du "multiplicateur". Une expansion de la production de biens de capital qui n'aurait pas été prévue par les producteurs de biens de consommation ne peut, notait Keynes, que laisser les nouveaux bénéficiaires de revenu dans les secteurs des biens de capital en une position où ils ne disposent d'aucune possibilité d'accroître leur consommation réelle au-delà de la consommation courante. Ils ne peuvent alors qu'épuiser les stocks ou (à cause, le cas échéant, de la hausse des prix ou du taux de l'intérêt) différer leur consommation: " Dans la mesure où l'équilibre est rétabli par l'ajournement de la consommation, on se trouve en présence d'une réduction temporaire de la propension marginale à consommer, c'est-à-dire du multiplicateur lui-même, et dans la mesure où il y a une diminution des stocks, l'accroissement de l'investissement global reste pendant un temps inférieur à l'accroissement de l'investissement réalisé dans les industries produisant les biens de capital, autrement dit le multiplicande ne s'accroît pas de tout le montant de l'investissement additionnel réalisé dans les industries produisant les biens de capital"45. 42. 43. 44. 45.
Ibid. John Maynard Keynes, The General Theory, pp. 179, 180, 184-85. Ibid., pp.141-42, 145, 148-49,315,316. Ibid., p.124.
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Keynes distinguait ainsi "la théorie du multiplicateur, qui est vérifiée d'une façon continue et immédiate à tous les instants successifs, et les conséquences d'une expansion dans les industries produisant les biens de capital, laquelle n'agit que lentement, graduellement, et après un certain délai"46. Après l'accroissement initial de la production globale, qui est alors moindre que celui indiqué par la formule du multiplicateur (basée sur la propension marginale à consommer existant initialement), l'accroissement subséquent est non seulement plus grand que celui indiqué par la formule (à cause de la production additionnelle réalisée pour restaurer l'équilibre normal de stock et de la hausse parallèle des prix des biens de consommation et du taux de l'intérêt), mais d'une ampleur suffisante pour compenser l'accroissement initial moindre, et pour permettre (au bout du temps nécessaire pour que s'opère un plein ajustement) un accroissement de la production identique à celui indiqué par la formule. En somme : il peut se créer "entre la valeur courante de la propension marginale à consommer et sa valeur normale un écart temporaire qui disparaît graduellement par la suite "47. Les glissements fréquents de Keynes du modèle formel à l'approche des "réalités" pratiques (c'est-à-dire des relations empiriques) ont complexifié la possibilité de distinguer l'une de l'autre, et hypothéqué la possibilité de les juger séparément en ne prenant en compte que leur spécificité propre. Ce qui rend plus difficile toute tentative de situer d'une manière précise le système keynésien par rapport aux autres systèmes et aux autres théories économiques - loi de Say, théorie quantitative de la monnaie etc.-, cela d'autant plus que Keynes n'a pas toujours réénoncé dans ses écrits ces autres systèmes et théories d'une manière objective, et que les objections qu'il a émises à leur encontre ne reflètent dès lors pas nécessairement les véritables différences. La loi de Say ainsi était définie par lui comme signifiant non seulement la coïncidence de la courbe d'offre et de la courbe de demande, mais aussi le maintien automatique ou la restauration du plein emploi. Aucune idée de ce genre n'avait pourtant jamais été exprimée par les économistes classiques, même si ceux-ci n'ont pas eu de théorie du chômage et ont selon toute apparence supposé, indépendamment de la loi de Say, que le plein emploi était normal ou inévitable. La théorie quantitative de la monnaie renvoyait pour Keynes à une vitesse de circulation constante 48 - ce qui n'avait aucun rapport avec la signification donnée à cette même théorie quantitative par les économistes classiques ou néo-classiques. Ces derniers postulaient une vitesse de circulation stable -mais non constante- sur de longues périodes : tout en reconnaissant la possibilité de changements de vitesse à court terme au travers des différentes phases des cycles économiques49 . Et ils étaient en fait plus souples sur la question de la stabilité de la vitesse de circulation que pp. 122-23. p.123. pp. 208, 289, 296. 49. Henry Thomton, An Inquiry Into the Nature and Effect of the Paper Credit of Great 8ritain, New York, Augustus M. Kelley, 1965, [initialement publié en 1802], pp. 96-97.
46. Ihid., 47. Ihid., 48. Ihid.,
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Keynes et les keynésiens ne le furent sur celle de la stabilité de la courbe de la consommation. La stabilité à long terme signifiait peu de choses, néanmoins, pour une théorie dirigée vers le court terme et conçue pour permettre l'élaboration de politiques devant répondre à des situations inhabituelles - ce que beaucoup de keynésiens devaient découvrir dans la période trouble qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. L'économiste classique décrit dans la Théorie générale SO de Keynes était un homme de paille. Le seul auteur cité par Keynes comme vecteur d'une contrepartie empirique par rapport à ses thèses était Pigou, dont le livre Theory of Unemployment n'avait précédé la Théorie générale que de trois ans ; or ce livre avait été décrit par un contemporain comme renfermant des idées "pour le moins aussi étranges et nouvelles que la doctrine de monsieur Keynes lui-même"51. Le caractère nébuleux des relations que Keynes entretenait avec la tradition classique se trouve souligné un peu plus encore par la liste qu'il établit de ceux qu'il considérait être ses prédécesseurs hérétiques modernes -Hawtrey, D. H. Robertson,Wicksell et même Irving Fisher52 . Si le traitement ainsi infligé à l'économie "classique" a permis à Keynes d'exposer ce qu'il a exposé d'une manière intéressante, et qui a sans doute renforcé la facilité avec laquelle la théorie keynésienne a pu passer pour une théorie intellectuellement révolutionnaire, le succès à court terme ne s'en est pas moins déployé depuis là sur le fond d'une vulnérabilité interne qui a constitué le fondement des réactions ultérieures, ce qui peut mener à se demander si Keynes a en fait ajouté quoi que ce soit à l'économie53 .
La stagnation tendancielle La thèse selon laquelle une baisse du taux de croissance des populations menace les économies capitalistes industrielles modernes de "stagnation tendancielle" fait partie de celles qui ont été traditionnellement associées au nom de Alvin H. Hansen, l'un des continuateurs du keynésisme, mais elle avait d'abord été formulée par Keynes lui-même, dans un article que Hansen connaissait bien lorsqu'il écrivit sur le sujet54 . 50. John Maynard Keynes, The General Theory ,p. 3n, chapitre 2, 14 passim. 51. J. R. Hicks, "Mr. Keynes and the Classics", Econometrica, avril 1937, 147. 52. J. M. Keynes, "Alternative Theories of the Rate of Interest", Economic Journal, juin 1937, 242n. 53. James R. Schlesinger, "After Twenty Years : the General Theory", Quarterly Journal of Economics, novembre 1956,581-602 ; R. W. Clower, "The Keynesian Counterrevolution : A Theoretical Appraisal", The Theory of Interest Rates, éd. F.H. Hahn et F.P.R. Brechling, New York, St. Martin's Press, 1965, pp. 103-25. 54. J. M. Keynes "Sorne Economic Consequences of a Declining Population", The Eugenics Review, XXIX, nO 1, avril 1937, 13-17; Alvin H. Hansen, "Economic Progress and Declining Population Growth", Readings in Business Cycle Theory, ed. Gottfried Haberier, Philadelphia, The Blakiston CO.,1951, p. 373n.
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Keynes commençait en cet article par poser une relation empirique jouant le rôle de cause - la demande de ca~ital croît "plus ou moins, en proportion de la croissance de la population" 5. Il ajoutait une assertion empirique disant que nous savons "bien plus sûrement que tout ce que nous savons de presque tous les autres facteurs sociaux ou économiques concernant le futur" que "la croissance rapide et brusque de la population que nous avons expérimenté depuis nombre de décennies" ne peut que déboucher "à très court terme" sur un niveau de population "stationnaire ou décroissant"56. La menace que survienne depuis là une baisse dans la demande d'investissement requérait donc un changement drastique dans les conceptions du politique, susceptible de permettre de faire face d'une manière efficace à des conditions drastiquement différentes 57 , et de mettre en place des politiques gouvernementales à même de susciter une demande globale suffisante pour compenser celle perdue à cause des réductions de dépenses découlant des problèmes de population 58 . La distinction reprise par Hansen entre "expansion" du capital (croissance du capital proportionnelle à celle de la production) et "augmentation" du capital (surcroît de capital par unité de production) avait elle-même été établie par Keynes dans des termes très proches. Et Keynes parvenait à des conclusions similaires: l'augmentation du capital dépendait du type d'investissement (entre autres, le logement) associé à la croissance de la population 59 . Avec une baisse de la croissance de population, l'un des deux types de demande d'investissement, ajoutait-il, était condamné à être radicalement tronqué. Keynes et Hansen, reconnaissaient l'un et l'autre que des innovations techniques pouvaient venir compenser, en tirant vers le haut l'efficacité marginale du capital, les inévitables mouvements vers le bas de cette efficacité marginale, et susciter malgré tout une croissance de l'investissement, mais l'un et l'autre étaient pessimistes quant au fait que cette possibilité vienne à s'accomplir60 . Il est on ne peut plus évident que rien de tout cela n'est survenu, et ces analyses ont une résonance étrange dans une époque d'inflation endémique et d'explosion démographique planétaire. Il ne servirait à rien d'essayer de sauver la "thèse de la stagnation" en recourant aux raisonnements parfois utilisés pour essayer de sauver quelque chose de la théorie de la population malthusienne - et qui disent que des circonstances favorables imprévisibles sont susceptibles de prévenir ou de retarder ce qui avait pu être initialement prévu.
55. J. M. Keynes "Sorne Economic Consequences of a Declining Population", op. cit., p. 14. 56. Ibid., p. 13; cf. A.H. Hansen, op. cil., p. 367. 57. J. M. Keynes "Sorne Economic Consequences of a Declining Population", op. cit., p. 13. 58. Ibid., p.17. 59. Ibid., p. 15; A.H. Hansen, op. cit., p. 372. 60. J. M. Keynes "Sorne Economic Consequences of a Declining Population", op. cÎt., p. 16.; A.H. Hansen, op. cit., p.381.
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La thèse postulait en effet certains traits fondamentaux de comportement qui tout simplement n'ont pas émergé dans les circonstances qui auraient pu, s'ils avaient existé, permettre leur émergence. La thèse de la stagnation Keynes-Hansen n'a jamais été porteuse d'une prise en considération de ce que : 1) tout à la fois de fortes contractions et des dépressions prolongées ont existé dans diverses périodes de l'histoire sans jamais y apparaître constituer les signes de la disparition finale des autres phénomènes historiques, ou que 2) la réduction d'un type de dépense (biens de capital intensif) ne peut se trouver traduite en termes de réduction de la demande globale que par une procédure où les autres choses seraient arbitrairement postulées comme constantes (le motif d'une réduction du taux de natalité peut fort bien être le désir de disposer d'un plus haut niveau de vie, par exemple). Les déclarations de Keynes nous appelant à nous libérer de nos vieilles façons de penser étaient particulièrement inappropriées si l'on considère l'aveuglement dont il a fait preuve face aux théories de la stagnation telles qu'elles se sont multipliées au fil du temps et des dépressions successives61 . Il n'y avait de même rien de nouveau dans l'affirmation de Hansen selon laquelle "les cycles économiques" étaient caractéristiques d'une ère révolue, tandis que l'ère nouvelle était une ère de "stagnation tendancielle" ou de "retours à la santé précaires qui disparaissent avant que d'avoir pu se consolider et de dépressions qui s'alimentent elles-mêmes"62. Engels avait écrit longtemps auparavant que la "forme effective" que les crises prenaient maintenant (au cours du dernier quart du dix-neuvième siècle) avait" ouvert la voie à une dépression chronique, indéfiniment prolongée ... et sans terme discernable"63. L'on peut trouver des afftrmations similaires tout au long de l'histoire de la pensée économique64 - elles ne sont que des exemples de la tendance générale menant à voir en des problèmes courants des changements sans précédent dans le fonctionnement du monde
Keynes et l'histoire La reconnaissance de l'originalité de Keynes et du rôle qu'il a joué dans l'ouverture d'une ère nouvelle dans l'histoire de la pensée économique n'implique pas que l'on se rallie à la conception selon laquelle il a réfuté une théorie fallacieuse et orthodoxe et l'a remplacée par une théorie radicalement neuve. Le concept fondamental de Keynes - celui de revenu d'équilibre, doit être séparé des formes particulières et des transformations de rôle qu'il a subi 61. J. A. Schumpeter, History of Economie Analysis, p. 1172 ; J.A. Schumpeter, "Science and Ideology", American Economic Review, mars 1949,355. 62. A. H. Hansen, op. cit., p. 370. 63. Engels dans Marx, Le Capital, III, 574n. 64. J. A. Schumpeter, op. cit., pp. 570, 571, 740, 964n, 1172. LA LOI DE SAY
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au sein de la "vision" keynésienne globale -qui a été caractérisée d'une manière appropriée comme "la théorie spéciale de Keynes"65 . Keynes était un original, comme chacune des grandes figures de l'économie, ce qui signifie que son travail -comme celui de Smith, Ricardo ou Marshall- rassemble beaucoup de données laissées éparses dans les écrits de ses prédécesseurs, connus ou inconnus. Keynes reconnaissait ouvertement ce qu'il devait à R. F. Kahn pour ce qui concerne le multiplicateur66 et à Malthus pour l'approche que celui-ci avait mise en place du principe de la demande effective67. Mais d'autres éléments du système keynésien trouvent leurs racines dans les textes de divers autres économistes de la période classique. La première conception du revenu d'équilibre s'est trouvée énoncée chez Sismondi. L'idée d'un équilibre dans le chômage (accompagné de rigidités salariales orientées à la baisse) est apparue chez Malthus encore. L'idée qu'une offre excessive de marchandises impliquait logiquement une demande excessive de monnaie est apparue d'abord chez G. P. Scrope. L'argument selon lequel des encaisses oisives pouvaient être activées par des moyens fiscaux et monétaires avait été développée par William Blake dans les années 1820. La Théorie générale de Keynes n'en était pas moins, c'est évident, beaucoup plus qu'une compilation, ou même qu'une juxtaposition habile d'éléments préexistants. Elle était l'élaboration d'une vision tout à fait nouvelle du processus économique. Si le système keynésien contenait de nombreux éléments provenant de systèmes économiques plus anciens, il n'était le descendant direct d'aucun d'entre eux. Il s'opposait aux analyses de Malthus et de Sismondi d'une manière fondamentale: 1) l'indépendance des décisions d'épargne et des décisions d'investissement qui caractérisait la Théorie générale ne faisait pas partie du modèle de la surabondance générale dans lequel l'épargne était réalisée par les investisseurs (même si c'était parfois d'une manière inappropriée, vu les gains résultant) ,2) l'analyse monétaire, qui était centrale dans la Théorie générale était absente dans le modèle de la surabondance générale qui s'était mis en place sur la base d'exemples de troc fort proches de ceux que l'on rencontre chez les défenseurs classiques de la loi de Say dénoncés par Keynes, 3) le modèle de la surabondance était un modèle diachronique différant radicalement du modèle de statique formelle employé par Keynes, 4) les politiques monétaires antidéflationnistes telles que celles proposées par Keynes avaient fait l'objet de remarques négatives chez Sismondi et le recours aux commandes publiques avait, lui, fait l'objet de remarques négatives chez Malthus, dont les conceptions concernant "l'euthanasie du rentier" étaient aussi éloignées qu'il est possible de celles de Keynes 68 . 65. J. R. Hicks, "Mr. Keynes and the Classics", op. cit., p. 152. 66. John Maynard Keynes, The General Theory, p.113. 67. Ibid., p. 32; J. M. Keynes, Essays in Biography, pp. 120-121. 68. Sismondi, Nouveaux principes, II, 84; T. R. Malthus dans P. Srafa "Malthus on Public Works", Economie Journal, septembre 1955,543-44 ;T. R. Malthus, Principles of Political Economy, p. 431 ; J. M. Keynes, The General Theory , p. 376.
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La tentative autrefois à la mode de faire de Karl Marx un prédécesseur de Keynes était encore plus infondée. Le système keynésien et le système marxien sont si profondément différents l'un de l'autre qu'il est difficile d'y trouver des arguments à mettre en parallèle, même à des fins de contraste. L'approche "dialectique" de Marx était porteuse de traits dynamiques et tendanciels et Marx ne cessa, de ses écrits de jeunesse jusqu'au Capital, de critiquer vivement l'approche statique - "métaphysique" dans la terminologie marxiste6 9. Marx recherchait une explication séquentielle des crises et des cycles, non une explication statique de l'équilibre général. Il acceptait en outre la proposition fondamentale de la loi de Say, que Keynes (comme Sismondi, Malthus, etc.) rejetait: il ne peut y avoir initialement qu'une production déséquilibrée sur le plan de ses proportions internes, non une production réelle excessive, même si la contraction monétaire résultant peut conduire à une déficience de la demande monétaire. Marx enfin n'a cessé de dénoncer les sous-consommationnistes. Les similitudes permettant de rapprocher Marx et Keynes se situaient à un niveau plus général. L'un et l'autre, quand bien même ils parvenaient à cette conclusion sur le fond d'analyses complètement différentes, considéraient qu'il serait difficile de maintenir l'équilibre et le plein emploi dans le capitalisme de laissez-faire. L'un et l'autre voyaient dans l'émergence d'une demande excessive de monnaie l'un des traits fondamentaux des phénomènes cycliques -mais cette idée était devenue une sorte de lieu commun de la tradition classique dans les décennies qui précédèrent la parution du Capital de Marx. L'idée de "trappe à liquidités" keynésienne pourrait être considéré comme similaire à la théorie marxienne sous-consommationniste de la "dépression", si Marx avait jamais formulé une telle théorie. La Grande Dépression de 1930 a enfin pu être analysée comme une confirmation des conceptions de l'un et de l'autre, tout spécialement par ceux qui n'ont pas examiné les faits de trop près. Malgré cette absence presque totale de preuves à l'appui, Marx a souvent été dépeint, nous le disions, comme un prédécesseur de Keynes 70 . Comme par un hasard étrange, ce qui est peut-être le principal point de convergence entre Marx et Keynes a été négligé : leur mesure de la production globale en unités de travail utilisé. L'habitude qui mène à voir dans ce point de convergence une théorie de la "valeur-travail"71 qui aurait existé chez Marx persiste, en dépit des affirmations répétées de Marx selon lesquelles ce qu'il avait établi était une définition de la valeur en termes de travail. La notion de valeur chez Marx est en son essence identique à la notion
69. Karl Marx, Writings of the Young Marx, éd. L. D. Easton et K.H. Guddat; pp. 265-66; Marx et Engels, Selected Writings, l, 87, Marx and Engels, Basic Writings, éd. L. S. Feuer, pp. 84 87; Marx ,Theories of Surplus Value, pp. 368, 399, 408. 70. L.R. Klein, The Keynesian Revolution, pp.130-34 ; Joan Robinson, An Essay on Mm'xian Economies, London MacMillan Co. Ltd., 1957, pp. 66, 67, 71, 72. 71. Voir J. M. Keynes, The General Theory, pp. 41-42.
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d"'unité de travail" chez Keynes, et a le même rôle: celui de pierre angulaire facilitant la construction du système. Le rôle de Keynes en tant qu'inspirateur des modèles de croissance, de l'analyse économétrique et de diverses variations touchant aux uns et à l'autre a été fort clair. Mais peut-être que le rôle qui a le mieux correspondu à ses préoccupations a été celui de concepteur d'une politique. Sur ce plan, les données sont sans équivoque. Malgré les tentatives de peindre Keynes sous les traits d'un parrain intellectuel des politiques de déficit financier du New Deal, il est difficile de voir en celles-ci une inspiration keynésienne, et plus facile d'y discerner des traces d'improvisation hâtive. La conception sousjacente au National Industry Recovery Act était que les prix pouvaient être conduits à la baisse par la force et non par une politique financière de croissance - or ni Keynes ni les économistes traditionnels n'ont jamais énoncé d'idée de ce genre. Les politiques monétaires effectivement suivies ont inclu -en période de dépression- le doublement des réserves obligatoires, ce qui là encore ne s'accordait ni avec l'analyse "keynésienne", ni avec l'analyse "classique". L'administration Roosevelt a géré le pays sur fond de déficit, mais l'administration Hoover avait procédé de manière identique, et le seul budget en équilibre de l'ère Roosevelt fut celui présenté en 1937 -un an après la publication de la Théorie générale. Dans la période de l'après-guerre, en dépit d'avertissements nombreux parlant de dépression imminente, l'administration Truman gouverna sur la base d'un important surplus budgétaire, sans effets catastrophiques. Au cours des récentes années, la logique keynésienne est devenue commune et s'est répandue de plus en plus largement au sein des cercles officiels. Différentes politiques (ou justifications d'inaction) se sont trouvées énoncées sur la base de formulations keynésiennes. Mais la dissémination des raisonnements et des formulations keynésiennes ne signifie pas que les politiques menées sont infiniment plus keynésiennes que les politiques passées. Il est extrêmement difficile de discerner d'une manière précise ce que sont les contours exacts de l'influence de Keynes aujourd'hui. La longue prospérité sans heurts qui a suivi la guerre pourrait être citée comme une évidence de l'efficacité des politiques keynésiennes. Néanmoins les énormes dépenses occasionnées par la guerre et le financement inflationniste de celleci sont plus à même d'apparaître comme ce qui a permis le plein emploi dans le passé proche. L'aspect surprenant est que les caractéristiques de temps de guerre aient pu durer aussi longtemps. Peut-être qu'une période où l'on en reviendra à des dépenses normales de temps de paix verra identiquement se poursuivre le plein-emploi et que l'on pourra parler là de résultat d'une politique keynésienne, mais au stade où nous sommes, cela ne peut être qu'une hypothèse.
Chapitre
9 Implications générales
L
a loi de Say et la théorie du revenu d'équilibre - son complément intellectuel et sa rivale historique - peuvent l'une et l'autre se trouver reconduites à une origine commune - situable chez les physiocrates, et se sont trouvés réunies à nouveau, après une longue séparation, dans la macro économie post-keynésienne. La conception fondamentale selon laquelle il existe un flux circulatoire de produits et un flux circulatoire de pouvoir d'achat qui sont de quantité égale, mais se meuvent dans des directions opposées, est apparue dans L'ordre naturel de Mercier de la Rivière en 1767, corollairement à des analyses concernant l'effet des changements dans les habitudels de dépense sur les expansions et les contractions à court terme de ces flux . Les quelque deux cents années qui se sont écoulées avant que cette conception et ces analyses se trouvent à nouveau réunies n'ont pas été gaspillées, car les différentes notions impliquées se sont, dans cet intervalle, développées -et dotées de contenus plus riches et d'applications plus élaborées. Des questions subsistent pourtant : pourquoi une aussi longue période s'est-elle écoulée avant que la réunion ne s'opère? Pourquoi est-ce que deux des plus graves controverses qu'ait connues l'économie ont opposé ceux qui soutenaient une moitié de la vérité fondamentale constituée par les composants de cette réunion et ceux qui soutenaient l'autre moitié de cette même vérité fondamentale? Pourquoi l'une des deux factions a-t-elle remporté une victoire aussi massive au cours du dix-neuvième siècle, alors que c'est l'autre qui a remporté une victoire presque aussi massive pendant le vingtième siècle? D'autres questions importantes sont en outre susceptibles d'être posées, qui concernent l'histoire intellectuelle dans son ensemble: 1. Mercier de la Rivière, L'ordre naturel, Il, 138-40,250.
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1. Quelles sont les sources des conceptions nouvelles ? Et celles-ci naissent-elles chez les représentants prééminents d'un domaine de recherche ou chez des hérétiques rejetés vers la périphérie? Qu'est-ce qui fait qu'un défi jeté à une orthodoxie régnant réussit ou échoue: pourquoi y a-t-il eu une révolution keynésienne, mais pas de révolution sismondienne ? Pourquoi les ricardiens ont-ils "gagné" et Sismondi et Malthus "perdu" ? 2. Quel est l'effet de l'idéologie sur l'analyse? Est-ce que des conclusions politiques données, telles celles concernant par exemple la nécessité d'abolir le fonctionnement économique et social existant, peuvent être considérées comme découlant logiquement du résultat d'analyses données? A l'inverse, est ce qu'une suite de raisonnements économiques donnée -ou l'adhésion à un ensemble de propositions analytiques ou empiriques donnépeut être considérée comme susceptible de conduire, logiquement ou historiquement, à une position politique donnée? 3. Quels sont les liens entre les méthodes employées et l'idéologie et lou l'analyse? quel est le poids exact d'un modèle à l'intérieur d'une école économique donnée au cours d'une période donnée? ce poids varie-t-il au fil du temps? Des choix intellectuels tels que celui d'une méthode peuvent-ils n'être que l'expression de préférences pour des conclusions analytiques ou politiques données?
Sout:ces et succès des conceptions nouvelles L'une des similitudes frappantes rapprochant les principaux cntlques pré-keynésiens de la loi de Say est que la quasi-totalité d'entre eux n'étaient pas des économistes. Sismondi a atteint la renommée en tant qu 'historien, Lauderdale était un homme politique, Malthus un théoricien de la population, Chalmers un philosophe moral et social, et Marx un révolutionnaire et un théoricien de 1'histoire. Hobson pourrait être décrit comme un original dont les écrits prolifiques ont souvent concerné l'économie, plutôt que comme un économiste énonçant des conception hétérodoxes. Par contraste, Say, Ricardo et McCulloch, comme d'ailleurs toutes les figures majeures de la tradition néo-classique, étaient fondamentalement - et presque exclusivement - des économistes. L'on peut même dire d'une façon plus générale que ceux qui critiquèrent la loi de Say pendant le cours du dix-neuvième siècle n'ont été que des semimarginaux s'attaquant à l'un des piliers les plus solidement établis de l'économie classique. Dès l'abord, il est on ne peut plus apparent que Sismondi, Lauderdale et Malthus n'étaient pas du calibre intellectuel de Ricardo, et leurs œuvres portent de nombreux signes de désorganisation, et même d'amateurisme, si on les compare aux écrits plus systématiques et plus soigneusement raisonnés de James Mill, McCulloch ou John Stuart Mill. Ce serait, cela dit, pourtant une erreur de dire que la théorie du revenu d'équilibre a perdu
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seulement parce que les défenseurs de la loi de Say étaient les hommes les plus intellectuellement compétents. La supériorité analytique des ricardiens ne fut pas, en elle-même, responsable de leur victoire dans la controverse concernant la surabondance générale dans la mesure où ils se sont rarement confrontés aux arguments réels de leurs opposants. L'on doit plutôt dire comme nous l'avons montré plus haut qu'ils ont eu régulièrement tendance à replacer les mots de ces opposants dans un cadre ricardien et à ne réfuter que les conceptions qu'ils avaient eux-mêmes ainsi créées. La supériorité analytique dont ils disposaient était importante cependant en ce que: 1) elle les a convaincus que Sismondi, Malthus, etc. pouvaient être rejetés comme des penseurs de pacotille2 et 2) elle leur a permis de se doter d'une réputation suffisamment solide pour que le public éduqué se trouve incité à accepter leurs jugements. Qui plus est, les théoriciens du revenu d'équilibre n'étaient pas suffisammment au clair avec leurs propres idées pour présenter une alternative tranchée face aux interprétations ricardiennes de ce qu'ils avaient écrit. Tous les éléments d'un système cohérent -définitions, arguments, exemples, etc., se trouvaient dans leurs travaux, mais de manière dispersée et sans l'organisation suffisante pour qu'une logique d'ensemble puisse se faire véritablement jour. Pour partie, l'imprécision des théoriciens du revenu d'équilibre peut être attribuée à une volonté de réagir contre les excès des ricardiens dont les syllogismes artificiels dégénérèrent si rapidement en tautologie. Sismondi et Malthus au fil du temps devinrent non seulement moins systématiques que les ricardiens, mais moins systématiques qu'ils ne l'avaient eux-mêmes été avant leur controverse avec les ricardiens. Sismondi, par exemple, était beaucoup plus rigoureux pour ce qui concerne l'usage des mots dans Richesse commerciale, ouvrage qu'il écrivit en 1803 (avant sa polémique avec l'école ricardienne), et dans lequel il définissait nombre de ses concepts -tout à la fois par un recours aux mathématiques et grâce à un glossaire soigneusement établi 3, que dans ses écrits plus tardifs dans lesquels il souligna explicitement qu'il ne suivrait pas ses opposants dans la direction de la prétention scientifique et de la complexité technique4 . Malthus identiquement passa d'une position de défenseur de la théorie dans son Essay on Population à une critique "institutionnaliste" de celle-ci dans ses Principles of Political Economy plus tardifs 5 . Marx était un penseur beaucoup plus systématique que les premiers théoriciens du revenu d'équilibre, pourtant, à cause de sa présentation étrange 2. Mc Culloch rejeta Sismondi en écrivant qu'il était "trop sentimental pour faire un bon économiste politique" (Ricardo, Works, VIII, p. 25), et Ricardo vit dans le traité de Sismondi "un accomplissement très indigent"(ibid., p. 57). Malthus était considéré par Mc Culloch comme étant un économiste "très surévalué"(ibid., p. 139) et comme mettant dans son travail "plus d'an que d'ingéniosité" (ibid., p.189). Ricardo écrivit que Malthus non seulement n'avait pas réussi à le comprendre lui, mais n'avait pas réussi à se comprendre lui-même(ibid., IX, 13). 3 Sismondi, Richesse commerciale, l, 105n-1 06n, 342-48. 4 Sismondi, Etudes, II, 143,227,228, l ,115. 5. T. R.Malthus, An Essay on the Principle of Population, Everyman ed., II, 245,Cf. T. R. Malthus, Principes d'économie politique, pp. 1-19; Ricardo, Works, VIII, 286.
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et difficile, son Capital ne fut pas beaucoup plus éclairant. Hobson, pour ce qui concerne la désorganisation, se situait dans la stricte continuité de Sismondi, Lauderdale et Malthus. Le contraste est grand entre les critiques de la loi de Say au dix-neuvième siècle et John Maynard Keynes au vingtième siècle. Keynes, dès avant même la parution de sa Théorie générale, avait déjà établi sa propre réputation et se trouvait considéré comme l'un des économistes prééminents de son époque. Il était aussi solidement installé au centre de la scène professionnelle que nombre de ses prédécesseurs avaient, eux, été relégués dans l'ombre. Il n'était pas possible de l'ignorer. Sa maîtrise des outils techniques et son habileté à construire un système aux apparences cohérentes lui assurèrent une audience, et la force avec laquelle il affinna ses théories et leurs conclusions lui pennit d'avoir des disciples et de se trouver au centre des débats. Les lamentations récurrentes de Sismondi concernant l'inutilité des tentatives visant à réfonner une orthodoxie dominante n'ont jamais effectivement pris en compte. Ce qui est sur ce plan la question centrale : il faut bâtir un système si l'on veut supplanter un système antécédent. Il est tentant pour quiconque note l'opposition entre le succès massif de Keynes et la faillite tout aussi massive de ses prédécesseurs de ne voir dans le premier qu'un effet de marketing ou le résultat d'une conjugaison plus favorable d'événements. Un autre aspect doit être néanmoins pris en compte. Pour faire triompher une nouvelle conception, un innovateur doit non seulement être capable d'établir un système solide, il doit d'abord s'être lui-même converti aux nouvelles idées. Il peut parfois être tout aussi difficile pour un professionnel hautement qualifié de comprendre le nouveau concept qui vient faire irruption dans un système qu'il connaît, qu'il peut lui être facile de transmettre de manière convaincante ce nouveau concept à ses collègues une fois qu'il s'est effectivement donné les moyens de le comprendre. Keynes décrivit la grande lutte qu'g dut mener pour "échapper aux modes habituels de pensée et d'expression" . Bien que Sismondi et Malthus aient été tous les deux des convertis et soient passés tous les deux d'U1f position d'adhésion antécédente à la loi de Say à une position d'opposants , l'on ne peut trouver trace de l'existence d'une telle lutte chez eux. Si Keynes a dû lutter pour discerner l'émergence d'une nouvelle conception dans un vieux cadre de pensée, il eut néanmoins le grand avantage d"'avoir eu des prédécesseurs qui avaient ouvert la voie, même si c'était d'une manière imparfaite". De ce point de vue, il ne serait sans doute pas très judicieux de le comparer à ses prédécesseurs et de raisonner simplement 6. J. M. Keynes, The General Theory, p. VIII; voir aussi J. M. Keynes, Essays in Biography, pp. 120-121. 7. Sismondi, Richesse commerciale, II, 446-47 ; T. R. Malthus, An Essay on the Principle of Population,l" éd., chapitre XV, réimprimé dans T. R. Malthus, On Population, éd. Gertrude Himmelfarb, New York, Random House, 1960, pp. 102-03.
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comme si un Keynes pouvait avoir réussi dans les années 1820 là où eux avaient échoué. L'on devrait plutôt dire que l'existence de ceux qui ont échoué dans les années 1820 peut avoir été par elle-même essentielle pour l'émergence de nouvelles idées que reprendra un successeur chez qui les connaissances accumulées constituaient un obstacle à la capacité de comprendre ce qui avait commencé à émerger longtemps avant lui. Des originaux et des marginaux sont souvent nécessaires pour mener ces premières attaques suicidaires contre l'orthodoxie qui permettent à ceux qui viennent ultérieurement d'établir une position plus ferme et de remporter la victoire. L'affirmation d'Alfred Marshall selon laquelle la nature ne procède pas par bonds pourrait être reprise et transformée là, et nous permettre de dire que, dans le domaine du développement intellectuel, 1'homme ne peut procéder par bonds. Un Cournot put concevoir une façon complètement nouvelle d'analyser la valeur et mettre en place une nouvelle théorie de la production, mais à peu près un siècle dut s'écouler avant que la profession n'inclue tout cela -par fragments, à l'intérieur de ses cadres de pensée. L'on peut pour le moins considérer que quelque chose de semblable s'est produit avec la théorie de l'équilibre. Quand bien même les phénomènes d'innovation finissent en général toujours par se trouver appréhendés, il est clair que la résistance et l' aveuglement sont des traits importants -et en fin de compte coûteux, pour une discipline intellectuelle. Sismondi et Malthus pouvaient être compris malgré leurs défauts d'écriture et d'exposition. Des points-clés de ce qu'ils avaient énoncé furent pris en compte rapidement : ainsi la prévision de la demande -par Samuel Bailey, ainsi le revenu d'équilibre - par Jean-Baptiste Say. Les disciples de Ricardo furent d'une certaine façon les seuls à ne pas comprendre et à ne pas prendre en compte, mais ce fut assez pour que les innovations incarnées par Sismondi et Malthus disparaissent pendant un demi-siècle. Ce fut ce qui ne manque pas de sel - John Stuart Mill qui écrivit dans un autre contexte qu'il existe "une tendance presque irrésistible de l'esprit humain à devenir l'esclave de ses propres hypothèses", "à raisonner, à ressentir et concevoir dans des conditions arbitraires, en commettant l'erreur de prendre ces conditions pour des lois de la nature". Il ajoutait: " ... la plus grande capacité de raisonnement, lorsqu'elle est reliée à une imagination paresseuse, ne constitue pas un garde-fou contre le plus pauvre des esclavages intellectuels celui que constitue la sujétion à des habitudes de pensée purement accidentelles"8. Une discipline intellectuelle établie et/ou ses conclusions majeures n'ont pas à être abandonnées dès les premières remises en cause, mais les remises en cause elles-mêmes n'ont pas à être abordées par les tenants de l'orthodoxie comme provenant d'ennemis dont les inconsistances et les faiblesses doivent être exploitées de façon à permettre d'aboutir à une "victoire" à tout 8. [John Stuart Milll, "On Miss Martineau's Summary of Political Economy", Monthly Repository, VII, mai 1834, 319-20.
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prix. Si la recherche doit conduire à la vérité plutôt qu'à la victoire, il est incontestablement important qu'''aucune particule éparse de vérité ne se trouve ensevelie et perdue dans les ruines d'une erreur mise au jour"9. Bien qu'il ait été formulé par John Stuart Mill qui le viola fréquemment dans son approche des théories du revenu d'équilibre et de la surabondance générale, ce précepte n'en est pas moins vrai. Et important.
Idéologie et analyse Il est on ne peut plus clair que les premiers théoriciens de l'équilibre et de la surabondance avaient aussi en commun d'autres caractéristiques: ils refusaient tous nettement le systématisme, étaient clairement critiques visà-vis de ce qui était abstrait ou syllogistique, et avaient une pensée très orientée vers la politique. L'on peut ajouter que l'école Lauderdale-Malthus-Chalmers était presque monolithique dans ses convictions politiques et socio-économiques : ses préjugés en faveur de l'aristocratie terrienne, des pensionnés de l'Etat et des rentiers, de la religion établie et des financiers ayant prêté au gouvernement, son insistance sur la nécessité de maintenir les pauvres à leur place, de s'opposer sans compromis aux forces issues de la Révolution française et du courant napoléonien, de faire de la religion une force d'influence plus massive dans la société, de freiner le courant menant à l'industrialisation et aux réformes sociales constituent autant de caractéristiques communes fort évidentes. L'existence de caractéristiques très différentes chez les ricardiens qui (comme les disciples de Bentham) constituaient un courant philosophique et politique tout autant qu'un courant économique est elle-même évidente. Les questions subsistant depuis là pourraient être celles-ci : dans quelles limites ces caractéristiques diverses sont-elles logiquement déductibles, ou logiquement liées à des conceptions politiques ou philosophiques ? dans quelle mesure les regroupements auxquels elles ont donné lieu sont-ils dus au hasard ? quelle est la signification globale de ces caractéristiques et de ces regroupements ? L'opposition à la loi de Say en tant que telle n'a pas eu de liens logiques -ou historiques- avec une orientation politique ou philosophique donnée. Le spectre qu'elle couvre s'étend de Lauderdale et Malthus pour une extrémité, à Marx pour l'autre extrêmité, et tout un ensemble de nuances existent entre les deux extrémités. Les opposants qui ont centré leurs analyses sur la notion de revenu d'équilibre avaient des liens étroits avec la Weltanschauung existant à un moment donné en un emplacement donné (l'Angleterre de Lauderdale, Malthus, et Chalmers), mais le fait que l'on rencontrait à l'époque une Weltanschauung radicalement différente chez Sismondi et que c'est l'approche de la notion de revenu d'équilibre menée par lui qui se retrouvera chez Keynes détruit toute possibilité de parler de liaison nécessaire entre notion et 9. John Stuart Mill, Essays on Sorne Unsettled Questions of Political Econorny, p. 50.
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conception du monde. En fait, les systèmes les plus proches sur un plan théorique, ceux de Sismondi et de Malthus, ont été utilisés pour soutenir des conclusions politiques très nettement différentes : Sismondi affirmait la nécessité d'une aide gouvernementale envers les pauvres, Malthus la nécessité d'une aide gouvernementale envers les riches. Ecrire ce que nous venons d'écrire ne revient pas à nier que des analyses données aient pu se trouver énoncées ou embrassées par quelqu'un en raison de l'utilisation idéologique qui pouvait en être faite, mais revient à nier qu'une idéologie quelle qu'elle soit se trouve liée d'une façon étroite (par une sorte de relation de cause à effet) à des analyses données - cela dans la mesure où les mêmes analyses peuvent s'accorder avec (ou paraîre conduire à) des conclusions opposées et dans la mesure où des conclusions identiques peuvent être défendues sur la base d'analyses profondément différentes. Si l'on ne peut montrer au fil du temps l'existence d'aucune corrélation entre une idéologie donnée et des analyses données, l'on ne peut nier pour autant qu'il semble exister en certaines périodes entre idéologies et analyses bien plus qu'une relation de hasard. Et l'on peut considérer que ceux qui sont les plus susceptibles de critiquer les analyses prévalentes à un moment donné (quel que soit le contenu spécifique de celles-ci, ou les aspects de ce contenu sur lesquels la critique s'appuie) sont ceux qui sont le plus éloignés des conclusions idéelles et pratiques qui se sont trouvées associées avec ces analyses prévalentes, qu'il y ait ou non un lien logique entre les unes et les autres. Sur ces bases, les thèses institutionnalistes selon lesquelles les positions théoriques tendent à refléter les positions idéologiques peuvent se trouver acceptées, même s'il faut rejeter l'idée selon laquelle une analyse donnée tend par sa nature propre à conduire à une idéologie donnée. La validité intellectuelle d'une idée ne peut se trouver évacuée sur la base d'une simple accusation de liaison entre cette idée et des présupposés idéologiques, car des présuppposés idéologiques ne peuvent suffire ni à impliquer une position théorique ni à déterminer sa validité. La défense de l'idée de dette nationale à partir de l'argument selon lequel "nous nous devons cette dette à nousmêmes" fut ainsi fortement identifiée avec le conservatisme lorsque Lauderdale l'utilisa, mais se trouva identifiée avec les conceptions de la gauche social-démocrate dans l'ère post-keynésienne. Similairement, l'idée d'une "monnaie forte" connectée aussi étroitement que possible à l'or, était caractéristique de la gauche lorsque Sismondi, Cobbett et quelques autre la défendirent: elle est devenue une idée "conservatrice" ultérieurement. Dire que les présupposés idéologiques ne sont pas utilisables en tant que critères intellectuels et ne peuvent qu'égarer si on les prend pour base dans l'édification d'une théorie n'équivaut pas à dire que les économistes (ou les autres chercheurs) ont toujours (ou d'une manière générale) été des scientifiques désintéressés travaillant dans une sorte de pureté idéale. Cela peut signifier au contraire qu'il y a tant de combinaisons mutuellement incompatibles d'idéologies et de théories qu'aucun présupposé donné dans un domaine n'implique une position définie dans l'autre.
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Méthode Les liens existant entre les opposants à la loi de Say sur le plan de la méthode sont peut-être plus frappants encore que tous leurs autres liens. Les critiques des abstractions et de l'irréalisme de l'orthodoxie économique sont énoncées en des termes très similaires chez Sismondi et Malthus au cours du premier dix-neuvième siècle, et chez Hobson et Keynes ultérieurement. La nécessité de prendre en compte le cadre institutionnnel à l'intérieur duquel les forces économiques opèrent s'est trouvée soulignée par les premiers tout autant que par les seconds. La question à poser sur ce plan serait néanmoins celle permettant de savoir dans quelle mesure critiques et soulignement ont été simplement des remarques polémiques faites face à une faiblesse avérée de l'opposant (de nombreux analystes qui n'étaient pas intéressés par la loi de Say ont procédé à des remarques du même ordre) et dans quelle mesure ils ont été l'expression d'une réelle divergence touchant à l'essentiel de la différence séparant les deux factions. Une autre question, qui découle, étant de savoir si critiques et soulignement s'en prenaient tous à l'abstraction en tant que telle ou seulement à certaines abstractions spécifiques propres à l'école classique. Rien en effet n'indique a priori que derrière l'unité apparente, il n'existe pas de différences plus profondes. Sismondi s'en est souvent pris aux tentatives de construire un "monde hypothétique, complètement différent du monde réel"JO et à ces idées qui, tout en étant "abstraitement vraies", n'en étaient pas moins "inapplicables" 11. Les critiques de Sismondi n'étaient pour autant pas des critiques contre l'abstraction en tant que telle. Il reconnaissait la nécessité de l'abstraction, et ne s'en prenait qu'aux recours abusifs à celle-ci: "C'est une habitude naturelle de l'esprit humain de chercher à réduire toutes ses opérations à la formule la plus simple, de généraliser toutes ses règles et de recourir à une procédure uniforme chaque fois qu'il est possible d'éviter des procédures plus compliquées. Cette habitude qui incite à simplifier tout, à classifier tout, à généraliser tout est sans aucun doute à la base des progrès accomplis dans les diverses sciences. Il ne faut cependant pas s'abandonner à elle d'une manière irréfléchie"12. Les conceptions méthodologiques de Sismondi ont, tout comme ses analyses, trouvé rapidement un écho dans les Princip/es de Malthus où elles ont été développées dans la direction de l'institutionnalisme moderne. Malthus, JO. Sismondi, Nouveaux principes, II, IS6. Il. Ibid., p.18!. 12. Ibid., p.IIS.
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soutenant ?ue l'économie n'avait pas la fiabilité inhérente aux sciences plus "strictes"l ,affirmait que celle-ci avait "plus de rapports avec la morale et la politique qu'avec les mathématiques". Il ajoutait que la finalité de la philosophie à ses yeux devait être de permettre de " prendre les choses telles qu'elles sont"14 et de parvenir à des conclusions "pratiques" et "applicables" dans les aspects quotidiens de l'existence humaine l5 . Le "réalisme descriptif' lui paraissait être sur ces bases l'une des finalités majeures du discours théorique. Son insistance sur l'importance de la monnaie 16 et ses arguments contre l'existence de terres cultivables inutilisées 17 reposaient sur des considérations provenant de ce réalisme, et non sur la volonté de montrer comment l'on pouvait parvenir à des résultats aberrants ou empiriquement faux dès lors que l'on s'éloignait de présuppositions historiques correctes. Marx occupait sur le plan de la méthode la position la plus opposée à celle de Malthus puisqu'il considérait que les abstractions constituaient l'essence de la science. Il n'avait que du mépris pour ceux que "l'absence de rigueur théorique" conduisait à "s'accrocher maladroitement aux matériaux empiriques situés devant eux"18. Dans ses écrits, le terme "sens commun" était un terme d'opprobre I9 , et l'expression "les conditions telles qu'elles sont" se trouvait utilisée d'une manière péjorative20 . Si, écrivait-il, l'on peut penser dans un premier mouvement qu'il est valable de commencer par prendre en compte l'un ou les autres, dès que l'on y regarde de plus près, "cela se révèle être erroné"21. Et les "sytèmes d'économie politique qui partent de conceptions" et de thèses ont suivi manifestement "la méthode scientifique correcte"22. La théorie marxienne de l'histoire ne prétendait pas elle-même expliquer les choses telles qu'elles sont, mais seulement mettre au jour les éléments dynamiques qui conduisent au changement23 . Ainsi, pouvait-on dans d'autres cadres considérer que la cellule familiale existe pour des raisons biologiques, psychologiques ou sociales extrêmement diverses, la question qui préoccupait Marx était néanmoins celle de savoir ce qui avait causé les changements de la cellule familiale au fil du temps. Et c'étaient ces changements que - à tort ou à raison, ce n'est pas le problème ici - Marx considérait comme les 13. T. R. Malthus, Principes d'économie politique, p. 434. 14. Ibid., pp. 8, 329n; Ricardo, Works, VII, 122. 15. T. R. Malthus, Principes d'économie politique, p. 9. 16. Ibid., p. 324n ; T. R. Malthus, Definitions in Political Economy, pp. 54, 600. 17. T. R. Malthus, Principes d'économie politique, pp.181-182. 18. Marx, Theories of Surplus Value, p.133. 19. Marx et Engels, Basic Writings, p. 84. 20. Marx, Critique de l'économie politique, p. 292. 21. Ibid. 22. Ibid., p. 293.
23. Voir Thomas Sowell, "Karl Marx and the Freedom of the Individual", Ethics, janvier 1963, 121 ; Thomas Sowell, "The 'Evolutionary' Economies of Thorstein Veblen", Oxford Economic Papers, juillet 1967, pp. 193n-194n.
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changements économiques. Cela ne voulait pas dire, comme de nombreux interprètes l'ont affirmé, que Marx considérait que le facteur économique était d'une certaine manière plus important que les facteurs biologiques, psychologiques ou sociaux : ceux-ci pouvaient au contraire avoir à ses yeux une importance considérable dans le domaine des choses "telles qu'elles sont" en permettant par exemple de comprendre pourquoi en pratique les familles existent - et avoir même en soi une importance beaucoup plus grande que le facteur économique, sans que ses thèses lui semblent le moins du monde ébranlées. L'approche selon le sens commun et l'approche des choses telles qu'elles sont ont de facto souvent débouché sur une acceptation naïve des données issues de la perception des agents économiques eux-mêmes et sur une tendance à substituer ces données à l'analyse systématique. Et l'objection selon laquelle "les hommes d'affaires ne pensent pas de cette façon" telle qu'elle a été opposée à diverses théories économiques peut être considérée comme étant leur sous-produit. Aux yeux de Marx, se pencher trop fortement sur le modus operandi de chaque individu n'était pas simplement sans objet, mais dangereux et égarant: "Car ce que veut chaque individu se trouve freiné par ce que veulent tous les autres individus, et le résultat est quelque chose que personne n'a voulu"24. Si, poursuivait-il, l'on considère que la théorie constitue essentiellement un moyen de prédire ce qui va "émerger", l'on ne peut l'utiliser pour rassembler simplement des données ou pour faire la moyenne des perceptions ou des comportements des individus impliqués : l'on doit chercher à discerner grâce à elle ce que sont les relations contraignantes sur le fond desquelles les mouvements en apparence désordonnés qui traversent la réalité débouchent sur un résultat plutôt qu'un autre. Le meilleur terme qui permette de qualifier Hobson et Keynes sur ce plan est celui d'éclectisme. Les fluctuations menant Keynes à passer d'hypothèses statiques à des conclusions dynamiques sont un trait caractéristique de la Théorie générale. Quand bien même il n'y a pas de caractéristique méthodologique commune clairement discernable chez les dissidents qui s'opposèrent à la loi de Say, ceux-ci ne s'en sont pas moins démarqués des orthodoxes par l'intérêt beaucoup plus prononcé qu'ils ont accordé aux problèmes de méthode. Ricardo, lui, n'écrivit rien sur ce point, sinon qu'il utilisait pour ce qui le concerne une approche statique comparative et que son but était "de mettre au jour des principes", et non d'être aussi "pratique" que Malthus 25. John Stuart Mill offrit la seule approche digne de ce nom des questions de méthode au sein de la tradition classique26 , mais cette approche ne se vit 24. 25. 26.
Marx et Engels, Seleeted Correspondenee, p. 476. Ricardo, Works, VIII,184; voir aussi p.130. John Stuart Mill, Essays on Sorne Unsettled Questions of Po/itieal Economies, pp. A System of Logie. Londres, Longmans Green and Co. Ltd 1959, pp. 571-606.
120-64 ;
IMPLICATIONS GÉNÉRALES
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accorder une attention soutenue que dans la période néo-classique, principalement chez Alfred Marshall et John Neville Keynes 27 . Les ricardiens ont été critiqués, au sein de controverses qui n'avaient rien à voir avec la loi de Say, pour leur façon de glisser directement d'un modèle abstrait à des conclusions politiques touchant au monde réel 28 . Schumpeter devait plus tard qualifier cette façon de faire de "vice ricardien"2g . Toute la question pour ce qui nous concerne ici cependant serait de savoir si ce vice entretrenait une relation - que ce soit au titre de cause ou à celui d'effet - avec l'idéologie ou les analyses de l'économie classique. La réponse la plus rapide que nous pourrions faire consisterait peut-être à souligner que l'économiste moderne qui a subi le plus grand nombre de fois des critiques du même ordre a été John Maynard Keynes 30 . Pour tout ce qui concerne la méthode, comme pour tout ce qui concerne l'analyse à proprement parler, ceux qui se situaient en des factions opposées dans les débats concernant la loi de Say sont en fait souvent tombés d'accord, et ont montré qu'ils pouvaient se rejoindre sur nombre de points spécifiques. La possibilité d'appliquer les conclusions générales que l'on peut tirer ainsi de l'explicitation de ces débats à la globalité de l'histoire de la pensée économique est un problème différent et plus vaste. L'on doit noter cependant que ceux qui y ont participé sont les acteurs essentiels de cette histoire.
27. Alfred Marshall, Memorials of Alfred Marshall, éd. A.C. Pigou, New York, Kelley and MilIman Inc., 1956, pp. 152-74,295-311 ; John Neville Keynes, Scope and Method of Po/itieal Eeonomy. 28. Par exemple, William Whewell, "Prefatory Notice", Richard Jones, Literary Remains, Londres, John Murray, 1859, p. xiii. 29. J.A. Schumpeter, History of Economie Analysis, pp. 472-73. 30. Ibid., p. 473n ; A.F. Burns, The Frontiers of Economie Knowledge, pp. 7-8.
Bibliographie annotée Textes originaux [Samuel Bailey], An Inquiry into those Principles Respecting the Nature of Demand and the Necessity ofConsumption lately advocated by Mr. Malthus (Londres, R. Hunter, 1821). L'une des analyses les plus rigoureuses et les mieux argumentées des faiblesses inhérentes aux thèses des deux factions s'affrontant dans la controverse concernant la question de la surabondance générale qui ait été publiée pendant la période classique. Thomas Chalmers, On Political Economy (Glasgow, William Collins, 1832), chapitres l, II, III, IV, V. L'on peut trouver là la présentation la plus claire et la plus précise de la théorie malthusienne de la surabondance à avoir été publiée par un disciple de Malthus. James Maitland, huitième comte de Lauderdale, An Inquiry Into the Nature and Origin of Public Wealth (New York, Augustus M. Kelley, 1962 [publié originellement en 1804]), chapitre IV. Cet ouvrage constitue la meilleure défense de la théorie lauderdalienne concernant l'existence d'une limite d'équilibre à l'investissement durable. -, Three Letters to the Duke of Wellington (Londres, John Murray, 1829), Lettres II et III. Textes plus simples expliquant les thèses de Lauderdale et leurs applications pratiques. Thomas Robert Malthus, Definitions in Political Economy (Londres, John Murray, 1827), chapitre VI. La critique la plus détaillée et la plus systématique de la loi de Say qu'ait publiée Malthus. Quelques définitions-clés (qui s'appliquent aussi à d'autres écrits de Malthus) se trouvent dans le glossaire figurant aux pages 24447. -, Principles of Political Economy ( New York, Augustus M. Kelley Inc., 1951 [publié originellement en 1832]), Livre II, chapitre 1. Cet ouvrage, s'il n'est pas le meilleur et le plus précis (voir Thomas Chalmers) à avoir été écrit sur le sujet, est néanmoins un classique, et constitue l'exposé le plus détaillé qu'ait écrit Malthus de sa théorie de la surabondance. La première édition renferme un appendice analytique incluant des résumés des arguments développés dans le texte qui est un outil important pour comprendre ce dont il est question. L'on peut trouver d'autres outils permettant cette compréhension dans les lettres échangées entre Malthus et Ricardo (dans Ricardo, Works and Correspondence, cité plus bas). Karl Marx, Capital, Volume III (Chicago, Charles H. Kerr, 1909), chapitre XV. Un chapitre qui, quand bien même il n'est pas aussi révélateur que les Théories de la plus-value citées ci-dessous, n'en est pas moins important et souvent cité lorsque l'on aborde la théorie des crises élaborée par Marx. Le chapitre XV du volume III
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du Capital est situé dans la troisième partie du volume, qui porte sur la baisse tendancielle du taux de profit, et peut être lu d'une manière erronée lorsque l'on ne garde pas cette donnée en tête. Les crises y sont traitées en effet comme des phénomènes faisant irruption à court terme à l'intérieur de la tendance générale. -, Theories of Surplus Value (New York, International Publishers, 1952), pp. 368-414. L'on peut trouver ici la plus longue approche de la théorie des crises et la plus longue critique de la loi de Say qu'ait écrites Marx. J. R. Mc Culloch, The Principles of Political Economy, cinquième édition (Edinburgh, Adam and Charles Black, 1854), chapitre VII. Une analyse claire et typiquement ricardienne de la loi de Say qui reprend l'essentiel des analyses développées par Mc Culloch dans son article anonyme de la Edinburgh Review en mars 1821. [Pierre François Joachim Henri Le Mercier de la Rivière], L'ordre naturel et essentiel des sociétés politiques (Londres, Jean Nourse, 1767), volume II, chapitres XXXII, XXXIV, XXXVII. La version physiocratique des idées qui seront plus tard développées sous le nom de loi de Say et de théorie du revenu d'équilibre: James Mill, Commerce Defended (Londres, C. et R. Baldwin, 1808), chapitre VI. L'exposé classique de la version Mill de la loi de Say. -, Elements of Political Economy, troisième édition (Londres, Henry G. Bohn, 1844), chapitre IV, sections II, III, IV. Une approche plus systématique et plus fouillée de la version Mill de la loi de Say. John Stuart Mill, Essays on Sorne Unsettled Questions of Po/itical Economy (Londres, John W. Parker, 1844), Essai II. La plus élaborée des versions classiques de la loi de Say. -, Principles of Political Economy, éd. W. J. Ashley (Londres, Longmans, Green and Co, 1909), livre l, chapitre V, section 3, livre III, chapitre XIV. Une autre défense de la loi de Say qui est en même temps une réfutation des théories de la surabondance générale. David Ricardo, The Works and Correspondence of David Ricardo (Cambridge, Cambridge University Press, 1951-55), volume II, pp. 302-452 ; volume IX, pp. 9-27. Le volume II contient la critique minutieuse et implacable des Principles of Po/itical Economy de Malthus par Ricardo, les pages indiquées renvoient spécifiquement à l'analyse menée par ce dernier de la théorie malthusienne de la surabondance. Les lettres échangées entre Ricardo et Malthus telles qu'elles figurent dans le volume IX se rapportent aux débats entre eux concernant la surabondance et la loi de Say, et c'est en ces lettres que leurs esprits semblent être parvenus à un rapprochement dont on ne trouve pas trace ailleurs. Jean-Baptiste Say, Traité d'économie politique, cinquième édition (Paris, Chez Rapilly, 1826), volume l, chapitre XV. Ce chapitre est le chapitre classique concernant la loi de Say -tel que modifié en 1826 par l'ajout de plusieurs paragraphes finaux exposant une théorie du revenu d'équilibre qui rappelle fortement Sismondi. -, A Treatise on Po/itical Economy (Philadelphie, Grigg R. Elliott, 1834), chapitre XV. La traduction anglaise classique du chapitre concernant la loi de Say telle qu'elle a été faite à partir de la quatrième édition française de 1821. J. C. L. Simonde de Sismondi, Nouveaux principes d'économie politique, seconde édition (Paris, Delaunay, 1827), volume l, Livres un et quatre, volume II, appendice. Les textes regroupés dans le volume 1 formulent la théorie sismondienne du
BlliLIOGRAPHIE ANNOTÉE
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revenu d'équilibre, et l'appendice du volume II renfenne les réponses que Sismondi a apportées à ses critiques.
Commentaires Gary S. Becker et William J. Baumol, "The Classical Monetary Theory: The Outcome of the Discussion", Essays in Economic Thought, ed. Joseph J. Spengler et William R. Allen (Chicago, Rand Mc Nally and Co, 1960), pp. 753-71. Une analyse minutieuse des significations classiques et modernes données à la loi de Say. Harry S. Johnson, "The Keynesian Revolution and the Monetarist Counterrevolution", American Economic Review (mai 1971), 1-12. Une approche historique et analytique, mais non technique, de l'économie keynésienne et de ses résultats. Axel Leijonhufvud, Keynes and the Classics (Londres, The Institute of Economic Affairs, 1969). Un essai classique où l'auteur cherche à mettre au jour ce qu'a été la substance de la contribution de Keynes à la théorie économique moderne. Thomas Sowell, "The General Glut Controversy Reconsidered", Oxford Economic Papers, novembre 1963, pp. 193-203. Malgré son titre ambitieux, cet article ne renfenne qu'une analyse du dialogue Ricardo-Malthus concernant la surabondance générale. Joseph S. Spengler, "The Physiocrats and Say's Law of Markets", Essays in Economic Thought, ed. J. 1. Spengler et W. R. Allen, pp. 161-214. Un solide survol du rôle des physiocrates dans les premiers développements de la macro-économie, et une bibliographie de grande valeur sur le sujet. Oswald St. Clair, A Key to Ricardo (New York, Augustus M. Kelley, 1965), chapitres ID et IV. Une analyse sérieuse, scrupuleuse et utile de la controverse entre Ricardo et Malthus concernant la surabondance générale -l'une des rares analyses, en fait, dans la littérature économique, à pouvoir être décrite en ces tennes, malgré le grand nombre d'ouvrages plus théoriques et plus détaillés qui ont été publiés sur le sujet. Jacob Viner, Studies in the Theory of International Trade (New York, Augustus M. Kelley, 1965). Une analyse de l'histoire monétaire et de la pensée macro-économique au cours des deux premières décennies du dix-neuvième siècle.
Index alphabétique abstraction, 38, 104, 172 agriculture, 4n, 29,61,63,82,91 analyse par périodes, 17, 18, 19,33,58,59,73,93 anonymes (écrits anonymes identifiés), 4n-5n, 6n, 7n, 67n, 68n, 97 Attwood , Thomas, 110 Bailey, Samuel, 38, 97-99,103,113,169,177 Baird, Charles W., 144 Baumol, William 1.,179 Becker, Gary, 179 Berliner, Joseph S., IX Black R.D.C., 73n, 74n, 95n Blake, William, 99-102,103, 162 Blaug,~ark,3n, 78n, 93n,94n Biihm-Bawerk, Eugen von, 139n Bronfenbrenner, ~artin, 130n Brougham, Henry, 85n Burns, Arthur F., 7n ,175n Cannan, Edwin, 78n capital, 14,21,33,58,64,72,75,79-81,90,109,113-115, 160-161, efficacité marginale du, 98, 113-114 exportations de, 61, 63, 71,114 fixe, 29, 45, 88, humain, 29, oisif, 33, 92-94,100-101, 103,156 Capita/(Le) de Karl ~arx,128, 134, 135, 136,140,141, 162, 167, 177 Carlyle, Thomas, 123 causation séquentielle, 71, 82,102,103,110,137,138,162, simultanée 154 Chalmers, Thomas, 4, 5, 8, 23, 42, 44, 54, 59, 63, 69, 79, 83, 91,107-108, 113-114, 166, 170, 177 changements d'état d'esprit, 12,55,98-99,103-104,107-110,112,139,156,168-169 changements techniques, 48, 54, 60, 66, 114 Chipman, John S., 7n chômage 2, 19,48,77,93-94,99,154-155 "chrématistique",47 Clower, Robert W., 159 Coleridge, Samuel Taylor, 123 commande de travail, 44-45, 68, 69, 70, 88, 103 commerce international, 86,95,120 Comte, Auguste, 123 concepts de fonction, 65, 66, 67 consommation, 73, 86, 87, 156, la consommation est égale à la production, 73, la consommation régit la reproduction, 16 ; productive, voir investissement, improductive voir consommation improductive
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consommation (courbe de la), 152, 153, 157 consommation improductive, 28, 32, 74-75, 79, 86 controverse, 1,3,9, 10, 12,25,35,36,55-56, 57n, 58, 85-105, 143, 152-153, 165 Corry, B.A., 62n, 64n, 96n court terme, 21, 43-44 coûts, 90, 96 crédit, 105, III Cournot, Antoine, Augustin, 169 croissance, 11, 17-18,21,30,31-32,46,53,58,60,68-76,77,97-98, 163, illimitée, 8, investissement forcé, 35-36,59 cycles économiques, 133-136, 143,153, 161 déphasages, 21,28,36,40,42,52, 76,98-99,114 déficience correspondante, 13, 15,39, 102, 138 demande, globale 22, 42, 43, 53, 74, 86, 87, 96, 99,100,109-110,131,161, effective, 54, 66, 68, 96,119, 154, quantité prévue, 54, 60, 66, 117, 118, fonction de, 54, 65, 66,116, voir aussi demande de produits contre demande de travail, pouvoir d'achat, sous-consommation, utilité dépressions, 19,20,36,55,99,108-110, 133, 154, 163 désirs insatiables, 65n, 86-87, 130 dette nationale, 58, 62, 63, 170-171 dialectique, 131, 140, 141, 162 disproportionnalité, 13, 14, 15, 17, 18,20,22,24,37,38,39,69,88,96,110,127-134,137,162 dynamique, 21, 38, 42, 66, 99, 101, 127, 144,157 voir aussi analyse périodique égalité de Say, 23-24, 25, 26,102,137, 148 Engels, 129-130, 131, 133, 134, 135, 138, 140, 141, 142, 143, 161 épargne, Il,13,14,30-31,39,42,43,54,59,61,66,72,73,86,88,98, 101, 108, 114, 148-149, 154-156 équilibre, 14, 23,24,27,29,94,99, 138, 139, 153-154, 157 équilibrer le marché, 16,32,39,51,60,65,73,87,88,92,102,114 erreurs de calculs, 98, 101, 102, 108-109, 109-110 estimation, 68, 71 état stationnaire, 8,19,76, 113-114, 133 exante et ex post , 21, 39,40,42,53,54,63,73,81,82,89,91,109, 1I1, 113, 137, 148, 160 Fetter, Frank Albert, 59n Fetter, Frank Whitson, 9n Fisher, Irving, 147, 159 flexibilité des prix, 21, 133, 154, 155, 156 fonds de soutien, 58, 59, 63 Friedman, Milton, IX, 2, 145n, 153n Galiani, Ferdinando, 116n Gordon, B.1., 57n, 73n, 85n ,92n, 95n Gordon, Donald F., 140n gouvernement, 35, 46, 47, 48, 49,100-102, 164 guerre (dépenses de temps de), 99, 100, 164 Hansen, Alvin H., 61,159-161 hasard ou nécessité, 130, 131-132, 138 Hawthrey, Ralph, 159 Hegel, G.W.F., 135-136
INDEX ALPHABÉTIQUE
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Hicks, John R., 162n Hobson, John A., 3, 5,147-150,166,167,172,174 Hume, David, 21 Hutchison, T.W., 143n identité de Say, 23-24,25, 144 identités, 14, 15-16, 17,23,88-89,137 idéologie, 166, 170-171 impérialisme, 2, 148-150 interprétations, par des auteurs modernes, 61, 64n, 130, 134, 156, 162-163, par les ricardiens, 92, 93,94,97,98, 107, 108, 116, 119, 167, 169, par Samuel Bailey 97, 98, 99 inventaire, 30, 52, 112, 115, 157 investissement, 11, 14,20,22,30,31,32,38,41,42,44,45,46,58,59,62, 64n, 75, 86, 87,112116, 153 voir aussi multiplicateur; forcés, 59, 92,114-115, 157, 159, 160, limite aux, 58, 60, 91,98,100,112-113,114-115,116 Jevons, William Stanley, 123, 143 Jilek ,T.S., 73n Johnson, Harry G., 115n, 179 Juglar, Clement, 9, 143 Kahn, R.F., 162 Keynes, John Maynard, 107, 151-157, 167-170, 171, 172, 174, 175 ; économie classique,151, 152, 159, emploi,154-155, fonction de consommation, 152-153, multiplicateur, 152, 157-158, politique, 152, 156, 161, 163-164, prédécesseurs,3, 5n , 9, 25, 56, 64, 69, 152, 161-163, préférence pour la liquidité, 152, 155-156, 157, revenu d'équilibre, 151, 153-159, 162, salaires, 154, 155,156, stagnation tendancielle, 159-161, 153, taux de l'intérêt, 154, 155-156. Keynes, John Neville, 175 keynesisme, 1,2,4,10,18,20,60,61,85,100,141,149,151-164,166,171,179 Klein, Lawrence R., 156n, 157n, 163n laissez-faire, 48, 49, 163 Lambert,Paul, 3n, 4n, 7n, 12n, 64n, 69n, 73n Lauderdale, Comte de, 22, 58-63,86,99,124, 128, 166, 167,168, 177; agriculture, 61-62, 91, conservatisme,50, 55, 169-170, controverses, 9, 85n, demande, 60, 61, épargne, 60, 62, idée de reproduction, 43, 59, investissement, 12,59,60,62, 112, 114, monnaie, 23, 62, 69, 70, multiplicateur, 62, orientation vers la politique, 58, 81, pouvoir d'achat, 59, 60, politique fiscale, 45-46, 58-59, production globale, 59-60, 61-61, 63, profit, 60, 61-62,112, rôle de pionnier, 57, 62, 90, 115, technique, 60, théorie de la valeur, 62, 115. Leijonhufvud, Axel 179 loi de Say, significations, 82, 89, 92-93, version agricole, 61-62, 81-82, 91, voir aussi égalité de Say, identité de Say, loi de Walras loisirs, 8, 19n, 24, 34-35, 86, 95 Lénine, Vladimir Illitch, 150 Lerner, Abba P., IX long terme, 5,10, 11,24,28,38,53,67,75,76,80 McCulloch, John Ramsey, 6n, 16n, 19n, 37, 74n, 88, 90, 92,122,166,167,178 Malthus, Thomas Robert 4, 6n-7n, 49, 55, 56, 57, 63-78,96, 104, 112, 124, 128, 133, 166, 167, 168,169,172,173,174,177; agriculture, 44-45, 61-62, 90, capital fixe, 44, chômage, 76, 91-92, 93-94, commande de travail, 43-44, 68-69, 71,88, concept de "reproduction", 43, concepts !k fonction, 65-66, 91-92, 99, conservatisme, 50, consommation, 45, 46-47, 72, 73, 86, 92, con som-
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LA LOI DE SAY
mateurs improductifs, 74, 86-87, court terme, 21, croissance économique illimitée, 3, 8, 45, 46, 72, 112, demande, 43, 44, 64, 65-66, 68, 87, 90, 116, 162, équilibrage du marché, 59, 73, 97, dynamique, 38, 41-42, 46, 66, 70, 73, 76-77, 90, 93, 99-100,103,152,162, épargne, 41, 42, 44, 72,73,99, équilibre, 25, 75, "estimation", 66, 67, 71, 96,116, investissement, 41, 42, 43, 45-46, 64,72,92, lettrelLde Jean-Baptiste Say, 55, loisirs ("indolence"), 25, 73, 86,95, marché, 45, monnaie, 4,21,69-71, offre de travail, 21, 61, originalité, 27, 50, 64-65,69, 173, politique, 38,46, 81,90-91, 162, 170, 171, politique fiscale,46, population, 72-73, 75-78, 120-122, 160, pouvoir d'achat, 4, 6, profit, 41, 42, 43, prix d'offre, 43, 44, 67, 75, revenu d'équilibre, 59, 97, 103, 111, rigidité salariale, 76, 93-94, salaires, 76-77, 93-94, surabondance générale, 43, 44, 71, surabondance partielle, 43, 44, 71, théorie de la croissance, 71-75, 75-76, 98, 99, thésaurisation, 5, 69, technique, 65-66, utilité, 66, 67, 74,87, 88, 95, valeur 44,67-69,71,94-95, 107, 116-117, 120 Mandeville, Bernard, 152 Marshall, Alfred, 143, 145,169, 175 Martineau, Harriet, 37n, 170n Marx, Karl, 2, 7, 9, 85,110,124,127-142,150,166,167,170,177; causation, 129, 132, 152, cycles économiques, 127, 133, "dépressions" du capitalisme, 3, 4, 133-136, disproportionna1ité, 130-133,163, égalité de Say, 24, 25, éléments keynésiens, 3,163, hasard et nécessité, 130, 131132,137-138,138-139, méthode, 173-174, monnaie, 23,132-133,163, originalité, 97,132-133, sous-consommation, 6, 127-130, 131, 163, valeur, 127, 130, 131-132, 136, 138-142, 163, voir aussi Le Capital, dialectique, Engels mathématiques, 28, 34, 50, 167 mercantilistes, 10, 23n, 61, 70 Mercier de la Rivière, Pierre Francois Joachim Henri Le, 16-17,33,165,177 méthode, 53, 69,166,167,169,172-175 Mill, James, 4,5,6,14-17,63,64, 85n, 96,100, 167, 177 ; disproportionnalité, 14-15,37, 39n, égalité ex ante de l'offre et de la demande, 15, 16,22,89, 90n, épargne, 14, équilibre stable, 19, 37, identité ex post de l'offre et de la demande, 15-16,22,74,88,89, investissement, 14, pouvoir d'achat, 15, 21-22 Mill, John Stuart, 87,100, 103, 107, 111, 136, 137, 138, 152, 167, 169-170, 174, 178; défense de l'économie classique, 112-113, 119, la demande de marchandises n'est pas la demande de travait, 115-116, disproportionnalité, 108-110, économie ricardienne, 120, l'égalité de l'offre et la demande,90n, 111, 136, 147-148, épargne, 108, l'identité de l'offre et la demande, 88-89, 111, investissement,108, 113-115, mésinterprétation des autres, 102, 107-108, 169-170, monnaie, 23, 90-91,97, 109-110, Ill, 132, 149-150, l'offre et la demande comme déterminants de la valeur, 116,119,125, originalité, 97,100,103, population, 120-123, pouvoir d'achat, 108, Principles, 8, 107,118,119,121,123,124-125,126,151, troc, 111, utilité, 116, 125 Mineka, Francis E., 124n monnaie, 4, 6, 10,21-22,53,62,69,70,71,72,80,96, 103, 109, 111, 115, 132-133, 136, 144147,149-150,154,163,173, demande de, 10, 13,81-82,111, demande excessive de, 10,23,97, 103, 104, 111, 133, 144-145, 162, 163, neutralité, 10, 14,"voile", 83, voir aussi mercantilistes, taux de l'intérêt, théorie quantitative de la monnaie, thésaurisation, troc multiplicateur, 62, 152, 157-158, 162 Mummery, A.F., 147 Newcomb, Simon, 147 O'Leary, James J., 3, 64 originalité, 27, 64-65, 67, 78 79, 96-97,102,113-114, 118n, 119, 132, 161-162, 166-170 Owen, Robert, 5, 128 Pag1in, Morton, 60n, 64n paradoxe de l'épargne, 149 Patinkin, Don, 3n, 64n physiocrates, 3, 4, 16,29,33,44,49,64,65, 165, voir aussi Mercier de la Rivière
INDEX ALPHABÉTIQUE
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Pigou, A.C., 107 n politique, 46-50, 58, 64, 81, 91, 94, 121-122, 124, 152, 154, 156, 162-164, 166, 168-171, 174,voir aussi politique fiscale, politique monétaire, politique fiscale, 91-92,100-101,113-114, voir aussi dépenses de temps de guerre, dette nationale, politique monétaire, 154, 156, 157, 162, 164 population, 41, 75-78, 79-81, 82,173,120-122,123,159-161 préférence pour la liquidité, 152, 155-156 prix couvrant les coûts, 21, 133, 155-157 production, à perte, 89, 104, défmie comme production courante, 17,28, 33, voir aussi reproduction propension à dépenser, 3, 4 pouvoir d'achat, 12-13, 128, 133, 134 égal à la production, 5, 15,21-22,24,38-39,59, 108, qui doit être égal à la production, 6 rationalité, 17 reproduction, 16, 17, 18,31,33, 39,43,51,59 revenu d'équilibre, 8, 9, 13-14, 16, 17, 18,21-22,24,33,34-46,50,51,55,62, 103, 110-111, 112, 125, 133, 151, 153-159, 165, 167 Ricardo, David, 5, 7, 8,19-22,54-55,58,65,87,91,100,103-104,122,178; chômage, 19, 93-94 coûts, 90, demande, 21 dépressions,19,20 disproportionnalité,19-20, 37, équilibrage du marché,93, erreurs d'interprétations concernant les autres, 94-95, 101-102, 167,91, 174-175, état stationnaire, 8, 19, excès simultané de capital et de travail, 19, 93-94, investissement, 20, laissez-faire, 20, monnaie, 21, offre et demande globales, 19-20,24,37, politique, 91, 174-175, ricardisme, 36, 38-39,49,87,90,113,124,142,166,167, 169, 170, 175, salaires,122, statique comparative, 21, 93 valeur,94-95, 139 richesse, 47 Robertson, D.H., 167 Robinson, Joan, 163 Rodbertus, Karl, 5, 128 St Clair, Oswald, 179 Say, Jean-Baptiste, 4, 5, 16, 17,49,87,92,95,98, 119, 128, 135-136, 146, 166, 169; agriculture, 62, 91 croissance économique illimitée, 8, disproportionnalité, 17, 37n, équilibre stable, 19, 37, monnaie, 70-71, 97, originalité, 7, 11-12, 13, 15,22,67, revenu d'équilibre, 19, 104-105, tautologies, 89,104, transformations de la loi de Say 12, 13,55,104,178. Schlesinger, James R.,159n Schumpeter, Joseph A.,33n, 123, 144, 175 Scrope, George Pouleu, 23, 102-103, 162 stagnation tendancielle, 3,16,45,51,80,107,153,159-161 statique comparative, 21, 25, 32, 38, 54,102, 137, 174 Senior, Nassau W.,78, 112, 115, 116n, 117n, 118-119, 120, 121, 122 services, 29, 114-115 Simonde de Sismondi, Jean Charles Léonard, 3, 27-55, 57, 63, 67, 74, 75, 92, 96, 99, 102, 107, 113,123,133,151,166,167,169; agriculture, 28-29, 44-45, analyse par périodes, 28-29, 31, 40-41,43, chômage, 49, "chrématistique", 47, concepts de fonction, 65, concept de "reproduction", 32, 33, 39, 51, court terme, 21,44, controverses, 12,35-38,54-55,168,178, coûts,43, critique de l'analyse statique, 38, croissance, 30, 31, croissance économique illimitée, 3, 8, 46, 51, déphasages, 35, définitions, 34, demande, 42-43, 54, dynamique, 25, 27, 28-29, 39-40, 42, 50, 90, égalité de Say, 24, empirisme, 55, épargne, 29, 30, 31,42,49, équilibre des marchés, 32-33, 39,51,59, équilibre, 27, 29, gouvernement, 35, 47-48, 49, inventaire, 30, investissement, 3031,32,35,42,45,53, laissez-faire, 48-49, loisirs,18-19, 34-35, marché, 35-36, 45, mathématiques, 28, 34, méthode, 167, 172-173, monnaie, 23, 53, 69, 171, politique, 46-49, 81, 162,170, 171, population, 35, 40, 51, 78, pouvoir d'achat, 5, 6, 51, 52, profit, 43, "revenu", 29, 33, 52-53, revenu d'équilibre (produit), 5,19,32,34,37-38,49-50,51,97,178, Richesse commerciale, 27,
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LA LOI DE SAY
28,34,49, surabondance, 43, 51, III, technique, 49,54, travail, 44, utilité, 35, 47, 50, 88,111. Sjaastad, Larry A., IX Smith, Adam, 7, 9-1 1,14,21,22,28,33,48,54,58,60,69,75,78,97,119,122 Smith, Kenneth, 78n sous-consommation, 127 Sowell, Thomas, 73n-74n, 97n, 127n, 173n, 179 Spence, William, 4, 5, 9, 63-64 Spengler, Joseph J., 4, 179 Spiethoff, 143 Sraffa, Piero, 7 Stigler, George J., 93, 94, 118 courbe d'offre, 74, 75, 96, 118, concept de, 66-67, de travail, 20-21,40-41,75-76,79-80 suédoise (école), 152 surabondance générale, 2, 5, 8, 11,43-44,49-50,51,71-77,83,85-105, Ill, 112, 113, 124, 133134 surabondance partielle, 8, II, 39 ;voir aussi disproportionnalité Sweezy, Paul M., 130n taux de l'intérêt, 70,114,143-144,156-157 théorie quantitative de la monnaie, 21, 23, 143-144, 152, 158-159 théorie de la valeur en tennes de coût du travail, 115, 127, 132, 138, 141, 163 thésaurisation, 4-5, 63,69,70,82,147-148 Thomton, Henry, 9,158 Torrens, Robert, 6,17,19,37,44,71,89,95-97,102,112,132 trappe à liquidités, 155 travail productif, 29, 33, 34 troc, 5, 9, III, 163 utilité, 15,95, 125, 140, 142, 154, théorie de la demande, 66, 67-68, 115-116, utilité de l'offre contre la désutilité de la production, 16,34-35,47,67,74,86,88, 89n, 104 valeur, 61, 116-120, 127, absolue, 67, 68, 144, globale, 24, 68, 70, 107, théorie malthusienne de la, 44, 66, 68, 94, 95, 107, théorie marxienne de la, 130, 132, 138-142 relative, 67, théorie ricardienne de la, 66, 94-95, 116-120, théorie de l'offre et de la demande, 116-117, 118, 119, voir aussi commande de travail, théorie de la valeur en tennes de coût du travail, utilité variables réelles, 12, 70 Veblen, Thorstein, 132, 133 vélocité, 20, 69, 70 Wakefield, Edward Gibbon, 124 Walras (loi de), 23, 24, 25 Whately, Richard, 78 Whewel, William, 175 Wicksell, Knut, 146
5711 - Imprimerie LUSSAUD 85200 Fontenay-le-Comte
Dépôt légat juillet 1991 nO 2317