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Collection dirigée par Bjarne Melkevik La collection Inter-Sophia se veut un carrefour de réflexions et d’interrogations, ouvert et pluraliste. Interdisciplinaire et internationale, cette collection se présente comme un lieu d’interprétation et d’argumentation qui agit, par la pensée, dans et sur notre contemporanéité. En recherchant une revalorisation légitime des aspirations de l’individu moderne et de l’importance primordiale du dialogue, elle s’inscrit au sein de l’espace public moderne accueillant aussi bien des analyses issues de la tradition qu’une interrogation concernée par des questions contemporaines et en cours d’élaboration. Au confluent de la philosophie, des sciences humaines, des sciences politiques et des lettres, Inter-Sophia cherche à promouvoir des idées novatrices, à ouvrir et à stimuler les débats publics appelant des choix démocratiques et à enrichir les repères intellectuels modernes. Déjà parus Protopapas-Marneli, Maria. Montaigne. La vigueur du discours. Sur une influence de rhétorique stoïcienne dans les Essais, 2009. Desroches, Dominic. Expressions éthiques de l’intériorité. Éthique et distance dans la pensée de Kierkegaard, 2008. Guibet Lafaye, Caroline. Justice sociale et éthique individuelle, 2006. Tzitzis, Stamatios. La mémoire, entre silence et oubli, 2006. Guibet Lafaye, Caroline. La justice comme composante de la vie bonne, 2006. Daigle, Christine. Le nihilisme est-il un humanisme ? Étude sur Nietzsche et Sartre, 2005. Pour l’achat en ligne : www.pulaval.ca
La République en perspectives
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La République en perspectives
Sous la direction de
Brigitte Krulic
Les Presses de l’Université Laval
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition. Cet ouvrage est publié avec le soutien du Centre de Recherches Pluridisciplinaires Multilingues, EA 4418 (CRPM) de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense.
Couverture : Hélène Saillant Mise en pages :
ISBN 978-2-7637-8683-4 © Les Presses de l’Université Laval 2009 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 2e trimestre 2009 Les Presses de l’Université Laval 2305, rue de l’Université Pavillon Pollack, bureau 3103 Québec (Québec) Canada G1V 0A6 www.pulaval.com
Table des matières Table des matières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . VII Introduction générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . XIII Brigitte Krulic Chapitre 1 Variations lexicographiques et sémantiques du terme « République » / « Republik » dans un corpus de dictionnaires et d'encyclopédies français et allemands, 18e-20e siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 Jean-Jacques Briu 1. Les dictionnaires et les encyclopédies du 18e siècle . . . 3 2. Les dictionnaires et les encyclopédies du 19e siècle . . . 7 3. Les dictionnaires et les encyclopédies du 20e siècle . . 10 4. Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14 Chapitre 2 Rousseau à la lumière de l'héritage grec . . . . . . . . . . . . 17 Stamatios Tzitzis 1. L'idéal dorien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19 2. La vertu et l'obéissance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22 3. La modernité de Rousseau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29
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Chapitre 3 Citoyen / Staatsbürger : les fondements anthropologiques de la république . . . . . . . . . . . . . . . . . 31 Ingeburg Lachaussée I. La naissance de la citoyenneté moderne : l'universel et le particulier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33 II. Citoyen / Staatsbürger . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50 Chapitre 4 Définir la République dans le contexte français . . . . . 53 Francis Démier Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 64 Chapitre 5 La fondation républicaine et l'exercice de la souveraineté absolue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65 Brigitte Krulic Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79 Chapitre 6 L'idée républicaine en Allemagne : considérations historiques, contexte actuel . . . . . . . . . 81 Eckart Klein 1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81 2. La réception allemande du concept de République . . 83 3. La Constitution de Weimar et la Loi fondamentale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85 4. La communauté internationale des États et l'Europe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 94 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96 Chapitre 7 Le concept de République dans le droit public français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99 Pierre Brunet
Table des matières
1. La forme républicaine du gouvernement . . . . . . . . . 101 2. Les principes républicains . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111 3. Le « discours » républicain comme discours de justification . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131 Chapitre 8 Le régime républicain en Allemagne : un fait consensuel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133 Matthias Rossi 1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133 2. La signification juridique du principe républicain dans la Loi fondamentale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135 3. Les raisons de l'absence de signification . . . . . . . . . . 138 4. Les tentatives de revitalisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . 140 5. L'évaluation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 142 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145 Chapitre 9 Weber et Durkheim : deux théories des rapports entre systèmes socioéconomiques et formes d'organisation politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147 Bernd Zielinski 1. Division du travail, formes de solidarité et ordre républicain chez Durkheim . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149 2. Analyse structurelle de l'État, de la République et de la démocratie chez Durkheim . . . . . . . . . . . . . . 151 3. Capitalisme moderne, bureaucratie, action rationnelle en finalité et régimes politiques chez Weber . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 156 4. L'analyse wébérienne de l'État, de la Monarchie constitutionnelle et de la République . . . . . . . . . . . . 157 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 162 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 164
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Chapitre 10 Un républicanisme mondialisé est-il possible ? L'utopie du « constitutionnalisme désétatisé » Gérard Raulet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 181
Cet ouvrage est publié avec le soutien du Centre de recherches pluridisciplinaires multilingues (CRPM) de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense. Jean-Jacques Briu a assuré, avec la collaboration de Guillaume Dondainas, la traduction des articles rédigés en allemand d’Eckart Klein et de Matthias Rossi : je les remercie très vivement.
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Introduction générale Brigitte Krulic
Professeur à l'Université de Paris Ouest Nanterre La Défense Directrice du CRPM
L
'idée de république est loin d'occuper une place symétrique dans l'imaginaire, la pensée et la vie politiques en France et en Allemagne. Tandis qu'en France, la République s'est imposée comme « le déploiement de la démocratie libérale et représentative à l'intérieur et par le moyen de l'autorité de l'État1 », elle paraît singulièrement dépourvue de portée mobilisatrice et symbolique en Allemagne. Il est significatif qu'un parti d'extrême droite fondé dans les années 1980 ait adopté le nom de Republikaner sans susciter de vives protestations, ce qui contraste avec la référence, prégnante outre-Rhin, au « modèle républicain » ou encore au « vote républicain » qui fut invoqué avant le deuxième tour de l'élection présidentielle en avril-mai 2002. Le point de départ qui a inspiré cet ouvrage collectif, c'est précisément le caractère d'« intraductibilité », de l'allemand au français et vice-versa, de ce concept majeur de « République » chargé, voire surchargé, de références historiques unissant mythes et politique. La polysémie de « République » a, évidemment, fait l'objet de très nombreux travaux ; en outre, l'analyse des différentes traditions républicaines ainsi que des expériences actuelles du « républicanisme2 » a bénéficié d'un
1. 2.
M. Gauchet, La Religion dans la démocratie, p. 60. Citons pour mémoire les travaux, essentiels pour la compréhension de ces débats, de J. Habermas (L'Intégration républicaine), J.G.A. Pocock (Le Moment machiavélien), Q. Skinner et M. van Gelderen, (Republicanism. A Shared European
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remarquable renouveau critique au cours des dernières décennies, sans oublier les débats récurrents en France sur les limites, impasses et échecs réels ou supposés du fameux « modèle républicain ». Les auteurs de cet ouvrage ont, quant à eux, voulu soumettre « République » et « Republik » à un éclairage propre à leurs disciplines respectives (linguistique, théorie du droit, philosophie, histoire contemporaine, économie) afin de mettre en évidence les correspondances problématiques d'un concept ancré dans des cultures politiques particulières. En effet, la place stratégique dévolue à la République s'est arrimée, en France, sur les fondements de la culture politique française prise sur la longue durée historique : un État centralisé corsetant l'hétérogénéité linguistique et anthropologique d'un territoire constitué en entité « indivisible », un modèle de souveraineté absolue, de la monarchie aux Jacobins et aux actuels « souverainistes3 ». La République, dotée d'une force d'attraction interne, exprime l'aspiration à l'unité dans une transfiguration du lien social4 : la prééminence de la sphère publique sur les groupes et intérêts particuliers se situe au cœur d'une tradition politique qui s'est trouvée « revitalisée » et légitimée par les principes démocratiques et la référence à la nation. À une exception notable près : le régime de Vichy qui s'est référé à « l'État français » a marqué, de ce point de vue aussi, une volonté de rupture avec les principes tant démocratiques que républicains. En Allemagne, la « neutralisation5 » du concept, même si elle fait débat chez les spécialistes du sujet (voir à ce propos les contributions d'Eckart Klein et de Matthias Rossi), s'inscrit dans une évolution historique particulière dont nous citerons, sans prétention d'exhaustivité, certaines étapes ou éléments clés : la constitution de la République rhénane de Mayence, perçue comme « produit d'importation » français, la prégnance de la référence, chez les libéraux du Vormärz, à une monarchie constitutionnelle mieux préparée à réformer l'État qu'une république assimilée au triomphe de la violence et de la terreur6, l'importance, aux yeux des « démocrates », puis des rares républicains actifs
3. 4. 5. 6.
Heritage), P. Pettit (Republicanism. A Theory of Freedom and Government), J.-F. Spitz (Le Moment républicain en France). Voir L. Jaume, Le Discours jacobin et la démocratie. Voir à ce sujet P. Rosanvallon, La Démocratie inachevée et Le Sacre du citoyen. En allemand : Bedeutungsentleerung, cf. D. Langewiesche, Republik und Republikaner, repris par G. Krumeich, dans l'article « Allemagne », in Dictionnaire critique de la République, p. 457-541. Cf. l’influence du despotisme éclairé et du « libéralisme bureaucratique » (D. Langewiesche, Liberalismus in Deutschland).
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avant et pendant la révolution de 1848, de la question sociale7. L'influence de Kant, ou plus exactement des interprétations de Kant ne doit pas être sous-estimée : le philosophe de Königsberg, dont les écrits des années 17908 ont été élaborés en référence à Rousseau et à la République française, définit la République comme « constitution reposant sur la séparation des pouvoirs et le principe représentatif », en opérant une distinction entre la res publica noumenon (norme, idéal d'inspiration platonicienne) et la res publica phenomenon, exemple ancré dans la réalité historique. Il en découle que selon Kant, c'est la monarchie constitutionnelle qui est le régime le mieux apte à réaliser la « vraie république » telle que précédemment définie. Après 1871, l'exemple d'une IIIe République périodiquement secouée de scandales financiers suscita la méfiance des sociaux-démocrates, qui se plaisaient à souligner que le régime républicain français se montrait incapable d'assurer la démocratie sociale9. Ajoutons la « républicanisation » larvée des structures de l'Empire wilhelmien10, l'absence de consensus autour de la République de Weimar, puis la coexistence de deux « Républiques » après 1945, et on comprendra pour quelles raisons, selon Gert Krumeich, « le terme “République” ou “républicain” semble avoir été vidé de tout contenu spécifique avant d'avoir pu souffrir cet accaparement par la droite antidémocratique11 ». Voilà, brièvement esquissée, la toile de fond qui a inspiré ce projet pluridisciplinaire et comparatiste de « regards croisés » FranceAllemagne ; il s'insère dans les recherches menées par le Centre de Recherches Pluridisciplinaires Multilingues de Paris X sur les concepts de l'État et de la société civile, recherches centrées sur l'origine, les enjeux et applications contemporaines dans l'espace européen des problèmes linguistiques, politiques et culturels relevant des relations entre faits de langue, faits de pensée et pratiques. L'étude historique des sens de ce concept, menée à travers un corpus de dictionnaires et d'encyclopédies français et allemand, du XVIIIe au XXe siècle, constitue le point de départ de cette étude : les termes « République » et « Republik » ont-ils des contenus équivalents et constants ou bien présentent-ils seulement 7.
Voir le rôle des mouvements de Frühsozialisten, souvent exilés, qui représentaient des foyers particulièrement actifs de contestation des conditions politiques et sociales du Vormärz. 8. En particulier Projet de paix perpétuelle et La Métaphysique des mœurs. 9. Voir la controverse entre Jaurès et Bebel au Congrès d’Amsterdam en 1904. 10. D. Langewiesche, Republik und Republikaner, p. 28 sq. 11. G. Krumeich, op. cit., p. 457, qui prolonge, sur ce point, les travaux de D. Langewiesche (voir supra, note 5).
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un apparentement ponctuel dans l'histoire ? La contribution de JeanJacques Briu procède à une indispensable clarification lexicale et sémantique qui permet d'établir, documents à l'appui, des corrélations mettant en lumière les conditions d'émergence des institutions et cultures politiques française et allemande : c'est ainsi que les dictionnaires français qui associent très fréquemment la « souveraineté » à la « République » témoignent, à leur manière, d'une « exception », ou du moins d'une spécificité de la culture étatique française. « Souveraineté », « démocratie », mais aussi « citoyen », « vertu civique » : Athènes, Sparte, Rome ont fourni les modèles culturels (le fondateur démiurge Lycurgue, Cincinnatus, Caton, etc.) ainsi que les outils intellectuels qui ont nourri la réflexion sur la « république » dans l'Europe des Temps modernes12, réflexion articulée autour de la référence à la « cité idéale » et au modèle du « citoyen », politès ou civis opposé à l'esclave. Sans prétendre épuiser la polysémie de « République » dont les enjeux philosophiques sont considérables, on rappellera que dans les acceptions les plus fréquemment retenues, la « République » désigne – les règles de fonctionnement de l'État ou l'art du gouvernement (politeia) – le choix normatif déterminant la nature non monarchique de l'État (res publica) – l'existence d'un domaine public indépendant des formes de pouvoir (res publica) – l'assimilation plus ou moins aboutie de « République » à « démocratie », qui correspond à un usage plus récent et plus communément répandu du terme13. Stamatios Tzitzis analyse comment l'héritage grec a influencé la philosophie politique de Rousseau, en particulier sa conception de l'organisation sociopolitique et juridique de la cité (politeia) ; la participation du citoyen aux affaires publiques, qui vise à la meilleure législation possible, relève d'un devoir moral. La République rousseauiste se définit ainsi : « tout État régi par les lois, sous quelque forme d'administration que ce puisse être14 ». Mais lorsqu'il fait de la « vertu » une exigence de la morale sociale, qui veut maîtriser les passions naturelles 12. Voir à ce sujet Republicanism. A Shared European Heritage, Q. Skinner et M. van Gelderen (dir.). 13. Cf. B. Blanchet, « La Cité idéale », in Dictionnaire critique de la République, p. 107115, et S. Audier, Les Théories de la République. 14. Du Contrat social, II, 6.
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au profit de la communauté politique, c'est à la république spartiate instituée par Lycurgue que Rousseau se réfère. Le citoyen est celui dont la valeur se constitue selon les exigences de la communauté, du corps social auquel il appartient. Cette tension entre les deux concepts d'« homme » et de « citoyen » constitue un problème classique de la philosophie politique depuis les Grecs, comme le rappelle Ingeburg Lachaussée dans ses réflexions sur les fondements anthropologiques de la citoyenneté. Ce problème se voit réactualisé par le débat théorique entre le libéralisme politique, qui affirme les droits de l'individu ainsi que la liberté « négative », et le républicanisme, qui affirme la primauté de la communauté politique et l'engagement civique du citoyen. Face aux politiques des « droits de l'homme » et aux conséquences de la « juridiciarisation » croissante des rapports sociaux, il apparaît que la citoyenneté française et le Staatsbürgertum allemand proposent deux réponses différentes quant aux conditions de possibilité d'une société pluraliste. Si l'on retrace les étapes clés qui jalonnent l'établissement et la légitimation d'un régime républicain en France et en Allemagne, on constate que chaque État a élaboré sa propre image du concept de République, image ancrée dans leurs cultures politiques et juridiques respectives. En ce qui concerne la France, Francis Démier s'attache à définir les conditions d'émergence, au fil des révolutions, d'un « esprit républicain », référence toujours actuelle dans le débat politique français, qui ne s'identifie pas nécessairement à un régime ou un épisode spécifiques de l'histoire de la République, mais qui relève plutôt du culturel. Derrière cette image de synthèse qui a rassemblé les Français le danger venu, la République, régime « feuilleté » construit sur un alliage complexe, s'est imposée comme un régime de « compromis » : elle a réussi en longue durée à créer un équilibre qui a façonné l'identité française. Si l'imaginaire de la République est particulièrement fort en France, c'est, entre autres facteurs, parce que la République a des attaches solides avec la temporalité longue. En effet, le « modèle républicain » a élaboré, en transférant les attributs de la Nation et les prérogatives de l'État sur la « République », forme institutionnelle de l'État-nation porteur des principes démocratiques, la forme politique qui seule permettait d'opérer, entre tradition et innovation, une synthèse ancrée sur la longue durée historique. Brigitte Krulic montre que l'association indissoluble entre « Peuple », « Nation », « État », « République » s'est constituée par dérivations successives qui témoignent de la prégnance et de la permanence du principe de souveraineté absolue.
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Dans son étude consacrée à la place et la signification de « République » dans les constitutions en Allemagne, Eckart Klein retrace les étapes et les enjeux qui caractérisent l'élaboration de critères de contenu pour « République ». Ce faisant, il met en évidence l'influence des histoires constitutionnelles particulières, de leurs fondements intellectuels ainsi que des interprétations et applications qui en ont été faites, en particulier dans la constitution de Weimar et la Loi fondamentale. « République » se démarque des concepts de « démocratie » et d'« État de droit », dotés de contours plus précis, ce qui permet à Eckart Klein de relativiser l'idée que le concept de « République » aurait été soumis, dans la tradition constitutionnelle allemande, à une « neutralisation », voire une « perte de sens ». En conclusion, l'auteur se demande si l'héritage républicain se reflète dans le contexte international d'une communauté d'États dont les liens ne cessent de s'intensifier. Pierre Brunet soumet la « République » à une analyse critique qui montre que ce concept permet d'accompagner toutes les évolutions institutionnelles possibles, à l'exception du rétablissement de la forme monarchique de gouvernement. Il convient de distinguer deux éléments : la République comme forme de gouvernement, la République comme idéologie juridique ; mais aucun de ces deux éléments propres au concept de République en droit français ne peut être défini avec une parfaite clarté. Le « discours » républicain ne contient guère de normes univoques et l'on aurait même bien du mal à le saisir par son contenu : sa fonction essentielle est la justification d'un ensemble de normes qui peuvent être fort différentes selon les époques et les auteurs. Pierre Brunet en conclut qu'en définitive, le concept de République est cet idéal que l'on construit et sur le fondement duquel on croit pouvoir à la fois décrire ce qui est et prescrire ce qui doit être. Il est non une morale mais une théorie de la morale (cf. N. Bobbio). Prenant position dans le débat autour de la « neutralisation » du concept de République en Allemagne, Matthias Rossi arrive aux conclusions suivantes : le concept de République en Allemagne est largement dénué de signification en tant que concept constitutionnel ; le choix, ancré dans la constitution, d'une structure étatique républicaine, s'il est doté d'une signification normative et théorique, ne comporte aucune signification pratique. La République ne détermine pas la pratique politique et n'influence pas non plus les débats politiques. Toutefois, le concept de République reste une idée déterminante qui sous-tend l'ordre constitutionnel allemand et permet de le vitaliser (cf. les perspectives tracées par K. A. Schachtschneider – la République comme principe constitutionnel central –, R. Gröschner – la République comme principe de légitimation et d'organisation –, enfin, M. Anderheiden – la République et la réalisation du bien commun).
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L'analyse des rapports entre capitalisme, république démocratique et monarchie constitutionnelle qu'élaborent Weber et Durkheim fait apparaître des approches divergentes qui, selon Bernd Zielinski, témoignent des différences entre les voies nationales de modernisation en France et en Allemagne. Durkheim décèle dans l'économie moderne la justification de la République, mais son analyse manifeste une tendance conservatrice et potentiellement anti-démocratique qui découle de sa méthode d'analyse de la société et du rôle qu'il confère aux groupements professionnels. Weber souhaite la démocratisation de l'Empire pour éliminer l'influence de la bureaucratie prussienne traditionnelle et pour contrôler celle de la bureaucratie moderne. Il développe en parallèle une vision de la politique et de l'ordre républicain marquée par un nationalisme viscéral et une fixation sur les notions de pouvoir et de lutte : pour lui, la démocratisation n'est qu'un moyen permettant à l'Allemagne de développer une politique de puissance efficace. Citoyenneté européenne, recompositions des États-nations, transferts de souveraineté, patriotisme constitutionnel, démocratie délibérative : les théories du républicanisme ne peuvent contourner l'œuvre considérable de Jürgen Habermas qui, au début des années 1990, en appelait, face à l'extrémisme de droite en RFA, à une « conscience républicaine » qu'il serait important de revivifier. Cette référence à l'idée républicaine s'appuie sur la supposition que l'espace public (res publica) se fonde idéalement sur la possibilité d'une communication rationnelle entre les hommes15. Analysant les textes de Habermas et de Brunkhorst, Gérard Raulet s'interroge sur les enjeux et limites de l'utopie du « constitutionalisme désétatisé », qui établit une légitimité fonctionnelle dangereuse pour la survie d'un espace public politique. Il se demande si la démarche de Habermas, visant à dépasser la distinction classique entre des constitutions qui régulent la domination (de type anglosaxon), et des constitutions qui la fondent (modèle à la française), ne constitue pas une concession trop grande à la tendance générale à liquider les fondements constitutionnels républicains, et plus généralement, les fondements constitutionnels. Gérard Raulet souligne l'absence de contrepartie démocratique qui, selon lui, caractérise les constructions constitutionnelles du type de la « Constitution européenne » : elles ne viseraient qu'à « constitutionaliser » les pratiques économiques libérales.
15. L. Ferry et A. Renaut, Philosophie politique 3, p. 178.
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En conclusion, cet ouvrage trace quelques pistes dans l'analyse des correspondances problématiques de concepts et de pratiques hétéro gènes de par leur origine historique, juridique et institutionnelle ; « peuple » et « Volk » en constituent un autre exemple significatif. Cette analyse peut contribuer à élucider les difficultés et malentendus à surmonter dans la perspective de la construction d'un espace européen unifié et d'une identité partagée. Par ailleurs, l'idée de république a été depuis quelques années « revisitée » par des auteurs soucieux d'explorer les alternatives au libéralisme, sur fond d'effondrement du communisme, de mondialisation et de crise, réelle ou supposée, du « lien social » et de la « participation » : le républicanisme « présente le visage rassurant d'une doctrine qui, dans le respect des libertés publiques, permet d'assu rer une meilleure implication du citoyen dans les affaires de la cité16.
16. M. Sadoun, « L’idée de République. République et démocratie », in Les Cahiers français, no 336, p. 24.
Introduction générale
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Bibliographie Audier, Serge, Les Théories de la République, Paris, La Découverte, 2004. Blanchet, Béatrice, « La Cité idéale », in Duclert, V. et Prochasson, Ch. (dir.), Dictionnaire critique de la République, Flammarion, 2002, p. 107-115. Ferry, Luc et Renaut, Alain, Philosophie politique 3. Des droits de l'homme à l'idée républicaine, Paris, PUF, 1985. Gauchet, Marcel, La Religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris, Gallimard Folio, 1998. Habermas, Jürgen, L'Intégration républicaine. Essais de théorie politique, Paris, Gallimard, 1992. Jaume, Lucien, Le Discours jacobin et la démocratie, Paris, Fayard, 1989. Krumeich, Gert, Article « Allemagne », in Duclert, V. et Prochasson, Ch. (dir.), Dictionnaire critique de la République, Flammarion, 2002. Langewiesche, Dieter, Republik und Republikaner. Von der historischen Entwertung eines politischen Begriffs, Klartext Verlag, Essen, 1993. Langewiesche, Dieter, Liberalismus in Deutschland, Frankfurt a. M., Suhrkamp Verlag, 1988. Pettit, Philipp, Republicanism. A Theory of Freedom and Government, Oxford, Oxford University Press, 1997. Pocock, J.G.A., Le Moment machiavélien, Paris, PUF, 1997. Rosanvallon, Pierre, La Démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France, Paris, Gallimard, 2000 et Le Sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris Gallimard, 1992. Sadoun, Marc, « L'idée de République. République et démocratie », in Les Cahiers français, n o 336, Les valeurs de la République, Paris, La Documentation française, janvier-février 2007. Skinner, Quentin et van Gelderen, Martin (dir.), Republicanism. A Shared European Heritage, Volumes 1 et 2, Cambridge University Press, 2002. Spitz, Jean-Fabien, Le Moment républicain en France, Paris, Gallimard, 2005.
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Chapitre 1
Variations lexicographiques et sémantiques du terme « République » / « Republik » dans un corpus de dictionnaires et d'encyclopédies français et allemands, 18e-20e siècle Jean-Jacques Briu
Professeur à l'Université de Paris Ouest Nanterre La Défense (CPRM)
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es termes « République » et « Republik » ont-ils des contenus équivalents et constants ou bien présentent-ils seulement un apparentement ponctuel dans l'histoire ? Nous chercherons des réponses à travers le témoignage des lexicographes français et allemands entre 1700 et 1990. En prolongeant le regard un peu au-delà, on peut relever qu'à la Renaissance, « républicain » a le sens de « mutin », de rebelle à l'autorité royale ; et qu'au 17e siècle, la République est considérée comme un lieu de « civisme patriotique » ou bien de « sédition potentielle ». Les penseurs du 18e siècle privilégient encore la mémoire de trois Républiques : Rome, Sparte, Athènes ; ce sont, dans cet ordre, des modèles culturels de la tradition érudite. Nous vérifierons ce que
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deviennent les références antiques dans la lexicographie des trois derniers siècles. Le grec « politeia » est généralement traduit par le fr. « République », mais avec le double sens d'art du gouvernement et d'ensemble de règles de fonctionnement de l'État. À l'issue de fluctuations diverses, c'est précisément le sens qui se fixe dans la seconde moitié du 20e siècle. Mais les variations de sens et de valeurs à travers trois siècles déboucheraient finalement d'un côté sur un enrichissement du concept de « République » et de l'autre sur un appauvrissement du concept de « Republik » que Paul 19082 caractérise comme un concept désormais « vidé de son sens » (all. « sinnentleert »). Le corpus d'étude français et allemand que nous avons retenu est constitué de dictionnaires généraux de la langue, de dictionnaires politiques et d'encyclopédies universelles. Il comprend pour le 18e siècle 14 ouvrages (7 fr. et 7 all.), pour le 19e siècle 19 ouvrages (7 fr. et 12 all.) et pour le 20e siècle 13 ouvrages (7 fr. et 6 all.). Soit un corpus total de 46 ouvrages. Chaque ouvrage peut fournir pour une entrée une ou plusieurs définitions (p. ex., étymologique, générale, historique, particulière à un auteur, rhétorique, etc.), ce qui expliquera un nombre de références statistiques parfois supérieur à 46. Dans notre analyse sémantique, nous avons cherché à identifier les éléments constitutifs du sens de « République » / « Republik ». Nous verrons qu'on a toujours un élément principal, central, désignant une espèce et ayant, par conséquent, une intension et une extension larges, essentiellement celle de gr. politeia ou de lat. res publica ; il arrive qu'une définition lexicographique se limite à celui-ci. Plus souvent, les définitions contiennent au moins un autre élément qui détermine l'élément principal, le spécifie, en restreint la validité, p. ex., « le peuple ». Enfin, il arrive qu'on distingue encore des éléments de sens associés, tels que « lois » ou « élection », qui s'ajoutent à ceux que nous venons d'évoquer. Nous avons prêté une attention particulière aux antonymes de « République » et de « Republik » qui éclairent leur sens par polarité diamétrale. Le plus fréquent est le terme monarchie (14 / 46) et quatre autres termes, Despotie ; dictature, tyrannie et Empire (5 / 46). Le sens de « République » et de « Republik » ne se définit donc par rapport à un contraire négatif que dans 40 % des cas. Pour chaque siècle, nous avons successivement procédé à l'analyse séparée des ouvrages français et allemands, puis observé les résultats de manière contrastive. Enfin, nous avons comparé les caractéristiques globales franco-allemandes opposant un siècle à un autre.
Chapitre 1 − Variations lexicographiques et sémantiques
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1. Les dictionnaires et les encyclopédies du 18e siècle (7 fr. + 7 all.) 1.1 Sept ouvrages français : Furetière 1690-1734, Académie française 1695, 2e édition (désormais notée 16952), Trévoux 1704, Diderot & d'Alembert 1765, Schwan 1784, Féraud 1787, Académie française 1787. Le sens dénotatif – stable, distinct – de « République » y est exprimé de façon constante (7 / 7) par les termes « état » ou « gouvernement » ; seuls deux ouvrages (Académie française 16952, Académie française 17985) ne leur attribuent aucune spécificité ; le sens de « République » se ramène alors à : « toute sorte de » gouvernement. Majoritairement, deux idées spécifient, au contraire, cet « état » ou « gouvernement » : la « pluralité » dans les sept ouvrages et la « souveraineté » dans deux (Trévoux 1704, Diderot & d'Alembert 1765). La « pluralité » est exprimée par les termes « plusieurs » et « populaire » ou « peuple » dans six ouvrages sur sept (1694, 1704, 1765, 1784, 1787, 1798). On entendra la « pluralité » comme ce qui, quantitativement et qualitativement, est différent de l'unité, comme le non-unique. Partant, sont associées à « gouvernement » les idées-termes de non monarchique, non héréditaire et – en un sens logiquement dérivé – de élu, mais aussi de démocratique avec l'acception de « nombreux », par opposition à aristocratique et oligarchique (Trévoux 1704). L'idée de « souveraineté » peut être comprise, au sens que lui donne Bodin dès 1576 (Les six livres de la République), comme « la puissance absolue et perpétuelle d'une République, que les Latins appellent maiestatem1 » ; peuple en est alors un sens associé, voire dérivé dans la mesure où il est admis en théorie que toute souveraineté réside dans le peuple. Ainsi dans le Dictionnaire de Trévoux 1704, la République est-elle : Une forme de gouvernement dans lequel la souveraine autorité est entre les mains du peuple en corps, ou seulement d'une partie du peuple. Si dans une République le peuple en corps a l'autorité souveraine, c'est une démocratie. Si c'est une partie du peuple, c'est une aristocratie2.
1. 2.
Bodin, éd. 1961, p. 122. Quarante-quatre ans plus tard, Montesquieu (1748) reprend la même idée presque dans les mêmes termes : « Lorsque, dans la république, le peuple en corps a la souveraine puissance, c’est une démocratie. Lorsque la souveraine puissance est entre les mains d’une partie du peuple, cela s’appelle une aristocratie » (De l'Esprit des lois, chap. II, p. 2).
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De même dans Diderot & d'Alembert 1765, « République » correspond, en écho à Trévoux et à Montesquieu, à une « forme de gouver nement dans lequel le peuple en corps ou seulement une partie du peuple a la souveraine puissance » (t. 14 : 150). 1.2 Sept ouvrages allemands : Stieler 1695 ; Hübner 1717 ; Walch 1740 2 ; Zedler 1742 ; Nouveau dictionnaire 1762 ; Adelung 1777 ; Loebel 1800, l'entrée « Republik » présente pour sa définition des termes plus divers que les correspondants français. Stieler 1695 réduit le sens de « Republik » au terme équivalent d'État (es ist « bekannt / daß es einen Stat bedeute ») ; de même Adelung 1777 qui décrit « Republik » au sens large, comme « der bürgerliche Stand » (« la bourgeoisie ») ou encore « ein Staat » (« un État »). Cependant, le terme de « Gesellschaft » (« société ») apparaît en lieu et place du français « État ou gouvernement » dans quatre ouvrages : 1717, 1740, 1742, 1777 ; de quoi s'agit-il au juste ? Hübner 1717 estime qu'avant d'être un « art de gouverner » (« eine Regierungs-Art »), la République est, au sens général, une « société faite d'autorités et de sujets » (« eine Gesellschaft, darinnen Obrigkeiten und Untertanen seind ») ; ce sens est repris par Walch 17402 : « une société bourgeoise réunissant des gouvernants et des sujets » ; Zedler 1742 reproduit cette définition et Adelung 1777 la donne comme l'équivalent de « la bourgeoisie, toute société bourgeoise, qu'on appelle aussi un État » (« der bürgerliche Stand, eine jede bürgerliche [...] Gesellschaft, welche auch ein Staat genannt wird ») ; mais en un sens plus étroit et commun, le sens de « République » est « cette société où le pouvoir suprême est confié à plusieurs » (« eine solche Gesellschaft, in welcher die höchste Gewalt mehrern anvertrauet ») (Adelung 1777). Dans trois dictionnaires (Nouveau dictionnaire 1762, Adelung 1777, Loebel 1800), le sens de « République » est saisi comme le « pouvoir » (« Gewalt ») + la « pluralité » sous les termes : « einige wenige, mehrere, Volk, demokratisch » ; fr. peuple, plusieurs, quelques-uns, démocratique). C'est bien sur la valeur de « pluralité » que Loebel 1800 peut distinguer trois formes de République : elle est « soit aristocratique, soit démocratique [...] soit mixte » ; il précise les pouvoirs du peuple tout entier en ces termes : « il prend part à l'élaboration des lois, aux décisions sur la guerre et la paix, au choix des autorités » (« Republiken [sind] entweder aristokratisch, [...] oder demokratisch, wo das ganze Volk an der Bildung der Gesetze, an den Beratschlagungen über Krieg und Frieden, an der Wahl der Obrigkeiten Anteil nimmt ; oder aus beiden Formen gemischt » (p. 185).
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Loebel 1800 prévoit avec justesse les trois formes politiques que prendra la République aux 19e et 20e siècles, au point d'utiliser désormais « République » sous un pluriel : « Große Republiken müssen entweder erblich-aristokratisch, oder repräsentativ, oder föderativ sein » (p. 185), fr. « les grandes Républiques sont forcément soit aristocratiques et héréditaires soit représentatives soit fédératives ». 1.3 Synthétiquement, quels éléments de sens peut-on retenir des ouvrages français et allemands du 18e siècle ? Notre analyse montre que les éléments de sens attachés à « République » ne sont pas nombreux. Ils peuvent, en résumé, se réduire au double schéma général suivant : – soit un seul élément central, de sens général, non spécifié, ayant valeur d'équivalent au terme « République » ; cet élément apparaît alors sous les variantes suivantes : « État / gouvernement » / « Gesellschaft / Staat / Freistaat / Regierung » ; – soit un seul élément central, « gouvernement », spécifié par « peuple / populaire » dans onze dictionnaires sur quatorze, auquel s'ajoute « souveraineté » dans deux ouvrages (1704, 1765). Les termes « République » et « Republik » sont aussi définis par opposition à des antonymes – termes de polarité négative, termes associés avec le sens le plus éloigné. Au 18e siècle, le seul terme antonyme de « République » est « monarchie » ; il se rencontre dans trois ouvrages : Adelung 1777, Académie française 17952 (« Républicain : qqf. : mutin, séditieux, qui a des sentiments opposez à l'Estat monarchique dans lequel il vit »), Loebel 1800 (« Republik als Nichtmonarchie »). Trévoux 1704 précise que les termes « démocratie » ou « aristocratie » voire « oligarchie » – selon le détenteur de la souveraine autorité – peuvent être associés à « République » et n'en sont aucunement des antonymes. Les termes « République » et « Republik » n'ont pas un lien direct et exclusif. Leur équivalence lexicale n'est pas restreinte et parfaite puisqu'on trouve en allemand une forte fréquence des termes « Staat », « Freistaat » ou « freier Staat ». Ainsi dans Stieler 1695 « Stat » et Adelung 1777 « Staat », « Freystaat » ; Choffin 1770 « Republic, la république, res publica, Freystatt » ; Schwan 1784 « Republik. Der freie Stât » ; Nouveau dictionnaire 1762 « ein freyer Staat » ; Schwan 17932 « Republik oder Stât » (p. 588) ; Loebel 1800 « Freistaat ». Seul Adelung 1777 donne
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une explicitation de « frei » : « Freystaat, ein freyer niemandem u nterworfener Staat » (fr. litt. « état libre, un état qui n'est assujetti à personne ») ; en ce sens, « libre » est équivalent à « indépendant », « souverain ». À la fin du 17e siècle déjà, dans Richelet 1680 et 1693 (II, 266) « République » signifie « état libre qui est gouvernement par les principaux du peuple pour le bien commun de l'état » ; et Furetière 1690 décrit le Républicain comme un « [...] amoureux de la liberté de son pays ». Duclerc & Pagnerre (éd.) 1842 sous l'entrée Souveraineté interpréteront, eux aussi, « frei » comme « souverain » en faisant référence à Lamennais dans l'introduction à ses Questions politiques et philosophiques : La Souveraineté n'est aucunement le droit de commander, mais la pleine liberté, l'indépendance complète, et, en Dieu même, elle n'est que cela. Il est souverain parce qu'il ne dépend que de lui-même.
« Frei » peut donc être considéré comme un élément de sens explicite du terme « République ». Quelles sont les références antiques de la « République » ? Si Rome, Sparte et Athènes sont les modèles culturels de la tradition érudite du 18e siècle, les lexicographes sont rares à donner des exemples historiques de République ; c'est le cas pour quatre sur quatorze, dont aucun Allemand. Athènes, Lacédémone et Rome sont les seules références antiques, Venise, la Hollande et la Suisse, les exemples plus récents. Ainsi Académie française 16952 (p. 398) cite « La R(épublique) romaine, La R d'Athènes, La R de Venise » ; Diderot & d'Alembert 1765 (t. 14, p. 150) indique « les R anciennes les plus célèbres [...] la R d'Athènes, celle de Lacédémone & la R romaine » ; Schwan 1784 (t. 2, p. 8) cite « Die Republik Holland, la R de Hollande. Die Republik der Schweizer, le corps Helvétique » ; Féraud 1787 (t. 3, p. 445 b) fait référence à « La R Romaine. La R d'Athènes, de Venise, de Grèce, de Hollande, etc. ». Aucun ouvrage ne fait mention de Sparte. Similitudes entre « République » et « Démocratie » : Nous avons observé une assez forte proximité sémantique entre les deux termes. Six ouvrages français3 donnent de « Démocratie » une 3.
Trévoux 1704, Diderot & d’Alembert 1751-1780, Académie française 1776, Schwan 1784, Féraud 1787, Académie française 1798. Voir Briu 2007, « Variation du sémantisme des termes “démocratie / Demokratie” du 18e au 20e siècle dans des corpus de dictionnaires et de textes », in Actes du colloque, La démocratie européenne à l'épreuve des changements économiques et sociaux, XIXe-XXe siècle, Université Paris X-Nanterre, à paraître.
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définition toute similaire à celle de « République » ; le terme « Démocratie » y est en effet caractérisé par « gouvernement » et « peuple / populaire », auxquels s'ajoute (4 / 6) « souveraineté » comme troisième terme. 2. Les dictionnaires et les encyclopédies du 19e siècle (7 fr. + 12 all.) Le corpus comprend un tiers d'ouvrages de plus qu'au 18e siècle. Les définitions de « République » deviennent généralement plus longues et plus complexes. De nouveaux éléments de sens associés y apparaissent différemment côté français et côté allemand, entre autres l'opposition ou la combinaison de « République » avec l'idée de « monarchie » y prend davantage d'importance. 2.1 Sept ouvrages français : Boiste & Bastien 1801 ; Mozin 1811 ; Académie française 18326 ; Duclerc & Pagnerre (éd.) 1842 ; Littré 1863-1869 ; Larousse 18661879 ; Berthelot et alii 1885-1901. Le sens de « République » connaît encore une réduction généralisante à « toute sorte de », « toute espèce de » gouvernement, mais aussi une réduction à l'étymologie avec « chose publique » (Académie française 1832, Littré 1863) ou à une dimension sociale : « ensemble, fédération, communauté » (Littré 1863). Par ailleurs, le sens principal de « République » est saisi à travers les termes d'« état » ou de « gouvernement », lesquels sont spécifiés de façon unanime par l'idée de « pluralité » (7 / 7) ; l'idée de « souveraineté » s'y ajoute seulement dans l'ouvrage de Mozin 1811 (où la précision « État libre » pourrait n'être qu'une traduction littérale de l'allemand « Freistaat »). On trouve encore d'autres éléments de sens associés. Ils expriment l'idée de « liberté » dans Mozin 1811 et d'« égalité » dans Boiste & Bastien 1801 qui évoque « [...] des concitoyens, des personnes de même espèce, droits, qualité, état ») ; mais on trouve surtout l'idée d'« élection » : dans Duclerc & Pagnerre 1842, « République » exprime « le gouvernement électif, le gouvernement de tous » ; Larousse 1866 parle de « chefs élus pour un temps et responsables » et Berthelot et alii 1885 précise que « le chef suprême, s'il y en a un, est élu ». On ne trouve plus aucune mention d'antonymes de « République » dans les sept ouvrages du 19e siècle. Les références historiques de République se trouvent dans quatre ouvrages sur sept ; Rome y est citée
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trois fois (Académie française 1832, Duclerc & Pagnerre 1842, Littré 1863) et Athènes deux fois (Mozin 1811, Académie française 1832). 2.2 Quelles caractéristiques sémantiques présentent les 12 ouvrages allemands ? Brockhaus 1806 et 18205 ; Zachariä, 1820 ; Pölitz 1823 ; Aretin 1824 ; Rotteck 18402 ; Brockhaus 18408 et 18479 ; Heyse 1849 ; Bluntschli 1872 ; Brockhaus 188213 ; Heyne 1890. On trouve parmi ces ouvrages plusieurs équivalents de « Republik » : « Gesellschaft », « Gemeinwesen » (Rotteck 1840), « Gemeinwesen des Bürgertums » (Brockhaus 18205), « konstitutionelle Monarchie », « republikanische Monarchie » (Brockhaus 1820, Aretin 1824), « republikanische Einherrschaft » (Zachariä 1820). Ces termes, signifiant les uns la « société » au sens large, les autres une « forme d'organisation politique », ne sont déterminés par le sens de « pluralité » que dans six ouvrages sur douze (Brockhaus 1806, 1820, 1847 et 1882 ; Zachariä 1820 ; Pölitz 1823) ; l'idée de « souveraineté » s'est nettement affaiblie : « Volkssouveränität » seulement dans Aretin 1824 et – en interprétant « frei » comme « souverain » – « freier Staat », « Freistaat » dans Bluntschli 1872 et Brockhaus 188213. On note un renforcement et une diversification d'autres idées associées qui sont très réduites du côté français. Nous en avons relevé cinq : 1) l'idée d'« égalité » dans Brockhaus 18205 : « den reichlich freien Bürger anerkennt, und das Ganze unter das Gesetz stellt, jeden einzelnen aber gleich gesetzmäßig behandelt » ; ou encore dans Heyne 1890 : « freyes volk, kein oberhaupt4 » ; 2) l'idée de « légalité » (6 occurrences) traduite par les termes de droit, de loi, de constitution et de contrat : « Gesetz » (Brockhaus 1820, 18479), « Verfassung » (Brockhaus 1820), « Staatsverfassung » (Zachariä 1820), « Vereinigungsvertrag » (Rotteck 1840 2), « Gerechtigkeit » (Brockhaus 1840), « das Recht » (Brockhaus 18205), « öffentliches Recht » (Bluntschli 1872), « oberste Gewalt als Recht » (Bluntschli 1872), « mit anerkannten Volksrechten » (Brockhaus 188213) ;
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Brockhaus 18205 : fr. « reconnaît le bourgeois largement libre, et place le tout sous la loi, mais accorde à tout individu l'égalité devant la loi » ; ou encore dans Heyne 1890 : « peuple souverain sans chef ».
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3) l'idée d'« élection » (3 occurrences) sous la forme de droit de vote et de représentants élus : « allgemeines Stimmrecht » (Brockhaus 18408), « gewählte Beamte » (Heyse 1849), « Beauftragte » (Brockhaus 188213) ; 4) l'idée de « nation » avec les termes de protection, de grande patrie, de petite patrie : « Schutz », « Vaterland », « Heimat » dans Brockhaus 18205 et avec les termes d'unification et de volonté générale « Vereinigung, Gesamtwille » dans Rotteck 18402 ; 5) l'idée d'une forte opposition entre d'une part le terme « Republik » étroitement lié à « Monarchie » et d'autre part « Republik » comme l'antonyme de « Monarchie ». L'association de « Republik » et de « Monarchie » s'exprime dans les formules telles que : « konstitutionelle Monarchie », « uneingeschränkte Monarchie [mit] wenigstens einer republikanischen Verwaltung » (Brockhaus 18205), « republikanische Monarchie [...] republikanische Einherrschaft » (Zachariä 1820). « Monarchie » est à l'opposé de « Republik » dans Brockhaus 1806, Pölitz 1823, Brockhaus 188213 tandis que Bluntschli 1872 reprend l'opposition kantienne « Republik vs Despotieen ». Seul Brockhaus 188213 donne une référence historique de « Republik » ; elle n'est plus empruntée à l'Antiquité, mais au Moyen Âge : « Venedig, Genua, die Niederlande, das poln. Reich in den letzten Jh, im gewissen Sinne selbst das Deutsche Reich als Aristokratie der Fürsten5 ». 2.3 Synthèse des ouvrages français et allemands du 19e siècle Notre analyse du contenu sémantique de « République / Republik » peut se réduire au triple schéma suivant : 1) un seul élément central, de sens général, non spécifié, ayant la valeur d'équivalent du terme « République » ; cet élément apparaît alors, des deux côtés, français et allemand, sous les variantes : « État / gouvernement / Gesellschaft / Staat / Regierung ». Cependant, on trouve aussi du seul côté allemand d'autres termes équivalents de « Republik » : « Gesellschaft », « Gemeinwesen » (1840), « Gemeinwesen des Bürgertums » (18205), « konstitutionelle Monarchie », « republikanische Monarchie » (1820, 1824), « republikanische Einherrschaft » 5.
Fr. « Venise, Gênes, les Pays-Bas, l’Empire polonais au cours des derniers siècles et même en un certain sens le Reich allemand comme aristocratie des princes » (t. 13, p. 780).
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(1820). L'opposition entre Republik et Monarchie s'efface explicitement au profit de la combinaison idéale de la forme monarchique et de la forme républicaine ; 2) un seul élément central : « gouvernement » spécifié par « peuple / populaire » est recensé dans une faible minorité d'ouvrages : quatre sur dix-neuf (1801, 1806, 1832, 1863) ; à cet élément s'ajoute « souveraineté » dans trois ouvrages (1811, 1823, 1824). 3) très majoritairement, on rencontre un élément central, « gouvernement », spécifié éventuellement par « peuple / populaire », mais aussi par au moins un autre élément de sens associé dans quatorze dictionnaires sur dix-neuf. Du côté français, cet élément est l'idée d'« élection » alors que du côté allemand, les ouvrages indiquent plusieurs caractères de l'organisation politique : la communauté est garantie par un contrat, une volonté générale, des lois, par une constitution, par des élections. Les références historiques de « République » restent très réduites et limitées à l'Antiquité dans quatre ouvrages français sur sept. Dans les douze ouvrages allemands, la seule référence (Brockhaus 188213) concerne le Moyen Âge ; on peut en déduire que la conception allemande de la République, très monarchique, est détachée du modèle antique, mais aussi bien du modèle français. 3. Les dictionnaires et les encyclopédies du 20e siècle (7 fr. + 6 all.) 3.1 Sept ouvrages français : Librairie Nationale 1912 ; Académie française 19328 ; Robert 1970 ; Larousse 1985 ; Larousse 1986 ; Robert 1986 ; Trésor de la langue française 1988. L'élément exprimant le sens central de « République » est, traditionnellement, « État » dans dix définitions6 ou « toute sorte d'États » (Librairie Nationale 1912), « État quelle que soit la forme de gouvernement » (TLF 1988). Toutefois, on rencontre avec une forte fréquence l'idée plus générale d'« ensemble ayant une caractéristique associative » ; elle s'exprime par les termes suivants : « association » (Larousse 1985), « ensemble d'États », « groupe social », « société humaine », « association de gens », « colonie d'animaux », « tribu » (Robert 1986).
6.
La plupart des ouvrages présentant plusieurs définitions, les chiffres que nous donnons peuvent excéder celui des ouvrages du corpus.
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Le sens central est déterminé par l'idée de « pluralité » dans six ouvrages à travers les expressions « pas par un seul » (Robert 1970 et 1986), « corps social » (Larousse 1985), « peuple / représentants / citoyens » (Larousse 1986) et encore par « population » (TLF 1988). L'idée de « souveraineté » n'apparaît plus que dans deux ouvrages (Académie française 1932 et Larousse 1986). Par ailleurs, on peut identifier trois autres idées associées : 1) l'idée d'« élection » à travers les termes : « élection » (Librairie Nationale 1912), « suffrage » (Académie française 1932), « mandat conféré », « chef d'État élu », « président et représentants élus » (Larousse 1986) ; 2) l'idée de « légalité », qui devient connexe à celle d'« élection » ; Larousse 1985 est le seul à utiliser le terme explicite de « lois », sinon la « légalité » est implicite au sens des termes « suffrage, élection, mandat, vote direct ou indirect » ; 3) l'idée de « refus du pouvoir héréditaire », de toute dynastie, est, elle aussi, une idée connexe à celle d'« élection » ; elle est exprimée dans Librairie Nationale 1912 par « chef non héréditaire », dans Robert 1970 et 1986 par « chef d'État non héréditaire » et dans TLF 1988 par « pouvoir non héréditaire » (4 / 7). Ce qui constitue clairement une tendance du siècle, c'est l'affirmation d'une organisation politique dont la forme est représentative, parlementaire, avec un contrôle législatif sur le chef de l'État, chef non héréditaire. Des antonymes de « République » – tous disparus au 19e siècle – réapparaissent dans quatre ouvrages du 20e siècle ; ainsi « dictature » et « tyrannie » dans Robert 1970 et 1986, « monarchie » dans Larousse 1985 et « monarchie et empire » dans TLF 1988. 3.2 Six ouvrages allemands : Paul 19082 ; Wahrig 1968 ; Klappenbach & Steinitz 1974 ; Duden 19942 ; Meyers 1994 ; Brockhaus 199820. L'« État » reste le noyau sémantique de « Republik », mais tout autant sous l'expression nouvelle de « Staatsform » (fr. forme d'État) dans Paul 19082, Wahrig 1968, Duden 19942 et Meyers 1994 que sous les expressions de « Staat » ou « Freistaat » (fr. État souverain) voire « freier Volksstaat » (fr. État souverain et populaire) dans Meyers 1994 et Brockhaus 199820. Le sens principal, « État », est caractérisé par l'idée de « pluralité » dans six ouvrages sur six, sous une variété de termes assez importante :
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« das gesamte Volk » (fr. tout le peuple) dans Paul 19082 et Klappenbach & Steinitz 1974 ; « Nichtmonarchie », « demokratisch-parlamentarisch » dans Paul 19082 ; « Volk », « Repräsentanten » dans Meyers 1994 ; « Staatsvolk » (fr. le peuple-état) dans Brockhaus 199820. L'idée de « souveraineté », en revanche, est peu présente ; elle est explicite sous la forme « Volkssouveränität » dans Brockhaus 199820 et sous l'élément « Frei- » dans la composition « Freistaat » (Meyers 1994 et Brockhaus 199820). À cette première signification « État + pluralité + (souveraineté) » sont associées plusieurs idées, dans le fil de celles déjà rencontrées au 19e siècle. Il s'agit de l'« élection », de la « légalité » et de la « représentativité » : – l'« élection » à travers les expressions : « die Regierung wird auf bestimmte Zeit gewählt » Wahrig 1968, « die Regierenden werden für eine bestimmte Zeit gewählt » Duden 19942 ; – l'idée de « légalité » est assise sur les « élections » et sur une organisation politique de « forme représentative, parlementaire ». Paul 1908 2 utilise les caractères explicites de « contrat social » (Gesellschaftsvertrag), de « constitution démocratique parlementaire » et [de] « séparation réelle des pouvoirs » (demokratisch-parlamentarische Verfassung und verwirklichte Gewaltenteilung) ; Meyers 1994 retient le contrôle qu'exercent sur le gouvernement « le parlement ou le président » (die Regierung ist abhängig vom Parlament [oder] vom Präsidenten). Le seul antonyme de « Republik » est « Monarchie » dans quatre ouvrages sur six : Paul 19082 (« Nichtmonarchie »), Klappenbach & Steinitz 1974, Meyers 1994 et Brockhaus 199820. Il y a, par rapport aux ouvrages allemands du 19e siècle, abandon des formes « monarchie constitutionnelle » et « monarchie républicaine ». 3.3 L'ensemble des ouvrages français et allemands du 20e siècle Le sémantisme de « République / « Republik » est donné dans tous les ouvrages comme un État dont le caractère pluriel et populaire est essentiel ; le caractère de souveraineté n'est pas très fortement affirmé (4 / 13 : 1932, 1986 Larousse, 1994, 199820). Un autre élément nouveau au 20e siècle est sans doute que dans les ouvrages allemands s'efface explicitement la primauté de l'association « Republik » et « Monarchie » qui entre 1820 et 1847 a abouti aux
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d énominations : « konstitutionelle Monarchie », « republikanische Monarchie » (1820, 1824), « republikanische Einherrschaft » (1820) et même « uneingeschränkte Monarchie als Promotor von Republik » dans Brockhaus 18479 (fr. « la monarchie absolue comme initiatrice de la république ») ; cette association fait place à la désignation brève et neutre de « Republik » comme une « forme d'État » (« Staatsform »). On en trouve la confirmation avec les antonymes de « République » et de « Republik » ; ils sont mentionnés dans quatre ouvrages fr. et 4 ouvrages all. (8 / 13), avec la dominance de monarchie (1905, 1985, 1990, 1994, 1998) sur dictature, tyrannie et empire (respectivement 1970, 1986, 1988). « République » et « Republik » sont au 20e siècle fondamentalement des « non-monarchies ». De toutes les idées associées au 19e siècle à l'interprétation de République / Republik comme État ou communauté, celles d'égalité, de légalité, d'élection et de nation se trouvent réduites au 20e siècle, côté allemand, à celles d'élections, de limitation de pouvoir et de mandat ; côté français, aux élections des représentants et d'un chef d'État, au contrôle d'un pouvoir « non héréditaire ». 4. Conclusion Nous retiendrons pour conclure trois questions problématiques ouvertes. Fr. « souverain » et all. « frei- » sont-ils synonymes ? Faut-il considérer aujourd'hui que l'expression « entleerte Republik » (Paul 1908) garde toute sa validité, notamment pour l'Allemagne, car en associant « République / Republik » à un autre élément qui en définit la forme effective, on a restreint l'idée de « République » à celle d'un État avec un pouvoir plus ou moins pluriel, plus ou moins partagé, plus ou moins contrôlé jusqu'à en faire une approximation compatible ou fatale ? C'est sans doute le « citoyen » qui fait la République, mais il se produit aussi un effet en retour de la République sur le citoyen ; or le sens de « citoyen » ne se recouvre certainement pas totalement avec celui de « Bürger » (Bourgeois, Staatbürger, Staatsbürger, Weltbürger) et les dictionnaires n'en parlent pour ainsi dire jamais.
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Chapitre 1 − Variations lexicographiques et sémantiques
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Chapitre 2
Rousseau à la lumière de l'héritage grec Stamatios Tzitzis
Directeur de recherches au CNRS, UMR 7184 Directeur adjoint de l'Institut de criminologie Université Panthéon-Assas (Paris II)
P
our les Hellènes, l'esprit de la république (politeia1) désigne, bien plus qu'un régime spécifique comme dans le cas de la démocratie moderne, les affaires de la cité, c'est-à-dire l'organisation publique et l'administration institutionnelle (res publica2) dans un régime démocratique ou oligarchique. En effet, la politeia renvoie à l'organisation sociopolitique et juridique de la cité ; elle évoque la participation aux affaires publiques. Sa vie est, foncièrement, une vie publique à laquelle le citoyen, motivé avant tout par l'amour de l'intérêt commun – ce qui suppose la culture des bonnes lois –, a le devoir moral de participer. La vie publique, la vie de la polis, est fondée sur la recherche de la meilleure législation, car les lois sont considérées comme l'âme de la cité. Rousseau est imprégné du même esprit : « J'appelle donc République tout État régi par des lois, sous quelque forme d'administration que ce puisse être : car alors seulement l'intérêt public gouverne, et la chose publique est quelque chose. Tout Gouvernement légitime est 1. 2.
Cf. Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, 6, § 104. Cf. Aristote, Politique, 3, 7, 3.
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r épublicain3. » Cette définition est essentielle pour comprendre la philosophie politique de Rousseau, son influence et ses rapports avec les Anciens, car la pensée grecque est au cœur de ses réflexions politiques. Voici l'exégèse de l'idée de République que le philosophe propose, afin de déterminer et d'expliquer sa position politique tant vis-à-vis des Anciens que des Modernes. « Je n'entends pas seulement par ce mot (république) une Aristocratie ou une Démocratie, mais en général, tout gouvernement guidé par la volonté générale qui est la loi4. » Par certains côtés, Rousseau est classique. Entendons par cet adjectif celui qui est attaché aux valeurs des Anciens. Par d'autres, en revanche, il est moderne ; ce qui pourrait apparaître assez contradictoire. Car Rousseau, par ses thèses sur la souveraineté et la volonté générale, représente une figure de proue de la démocratie moderne. Toutefois, sa prédilection, loin d'aller du côté d'Athènes, la ville qui a inventé la démocratie, se porte vers Sparte, cité conservatrice où affleure une forme de totalitarisme5, au sens ancien du mot6. Si Rousseau situe au sommet des valeurs étatiques7 la souveraineté du peuple et la légitimation de la volonté par le peuple seul8, il établit une morale de rigueur, qui, par plus d'un côté, fait écho à celle des Stoïciens. Il s'oppose par là à toute sophistication tant matérielle qu'intellectuelle. Hostile au luxe, il fait l'éloge d'une vertu patriotique9 qu'il découvre à Sparte et qui est incorporée dans les lois de Lycurgue. Nous pourrons comprendre par là pourquoi il exprime une attitude très réservée face au cosmopolitisme, ce qui corrobore notre thèse que Rousseau est, sur ce chapitre, en opposition totale avec ce que nous
3. 4. 5. 6.
7.
8. 9.
Du Contrat Social, p. 216-217. Ibid., p. 217, note 1. Cf. Plutarque, La Vie de Lycurgue, 14, § 1 sq. Cf. E. Levy, Sparte. Histoire Politique et Sociale, p. 134 sq. Toutefois, P. Petit et A. Laronde remarquent, à juste titre, dans Précis d'Histoire Ancienne, p. 105 : « Par un paradoxe apparent, la libre et démocratique Athènes représentait l'impérialisme brutal et conséquent, tandis que Sparte prétendait défendre l'autonomie et la liberté des cités. » C’est là un principe caractéristique de la modernité de Rousseau. Ainsi que l’a fort bien remarqué G. Mairet, in Les Doctrines du Pouvoir, p. 63 : « Chez Rousseau la nature ne peut jamais être invoquée pour fonder l'autorité : “nature” et “domination” sont des termes contradictoires. Récusant le fondement naturel de l'autorité chez Aristote par exemple, il récuse tout autant son fondement en Dieu (comme chez Paul). » Ibid., p. 303. Cf. Xénophon, Le Gouvernement des Lacédémoniens, 9, 1-6.
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a ppelons « postmoderne » : son idéal n'est pas la réalisation d'une grande patrie mondiale dépourvue de frontières, mais une petite cité, telle Sparte, qui seule peut remplir les exigences d'une véritable république. Or la république rousseauiste incline vers l'idéal dorien qu'incarne la cité lacédémonienne10. Mais en même temps, Rousseau soutient : « Le peuple ne peut être représenté ; mais il peut et doit l'être dans la puissance exécutive, qui n'est que la force appliquée à la loi11. » « Les députés du peuple ne sont que ses commissaires12. » « Toute loi que le peuple en personne n'a ratifiée est nulle13. » Nous constatons alors que l'organisation de cette cité à l'ancienne est d'inspiration moderne. C'est dans cette sorte d'organisation que les racines de la démocratie moderne puisent leur vigueur. 1. L'idéal dorien Cet idéal dorien, si cher à Sparte, n'est guère centré sur l'individu : il ne lui promet pas de droits subjectifs14. Il vise en revanche les citoyens dans leur totalité, composant le corps social de la cité en faveur de laquelle de multiples restrictions sont envisagées, mais aussi des libertés, économiques, spirituelles et administratives. L'intérêt individuel préoccupe peu la polis qui s'attache à la recherche du bien commun, celui de la patrie, exprimé par les lois de la cité. Ainsi la propriété individuelle, en tant que confirmation de l'égoïsme, est-elle proscrite par les lois de Lycurgue15. Sparte oligarchique s'oppose à Athènes démocratique. Les chants de Tyrtée16 sont loin de s'accorder avec l'esprit de Sophocle. Les premiers font les louanges du corps, alors que le dramaturge honore l'esprit qui incline vers l'élévation et la transcendance. Le kouros, modèle de l'art dorique, le plus dépouillé des trois ordres, incarne la vertu virile, l'andreia, objet de culte pour les Lacédémoniens. Les rhètrai17 ne laissent aucun doute à cet égard. 10. L’idéal dorien exalte la force et le courage, en particulier dans le combat pour la patrie. L’idéal dorien est incarné dans la rômèn, la virilité du corps d'homme qui manifeste la bravoure. Cf. Xénophon, Agésilas, 1, 28. 11. Du Contrat Social, op. cit., p. 304. 12. Ibid., p. 303. 13. Ibidem. 14. L’idée de droits subjectifs est d’ailleurs inconnue en Grèce. 15. Le Gouvernement des Lacédémoniens, 6, 1-5. 16. Dans son élégie « aux Héraclides » (pros Hèraclidas), Tyrtée fait l'éloge du courage (tharseite) qu'un bon Spartiate doit déployer pour défendre sa patrie ; voir Poésie Lyrique, v. 1, p. 67. 17. Les lois établies par Lycurgue. Antigone, en revanche, avoue : « Je suis faite pour aider l’amour et non la haine », Antigone, v. 523, trad. de la Pléiade.
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Or Rousseau est convaincu que ce modèle d'organisation de la république contribue grandement à sa conservation et à son salut. Une éthique politico-juridique, dépouillée de luxe18 et de culture, est indispensable pour l'épanouissement de la république. La sophistication de l'esprit, par les arts et les sciences, mène à la décadence : « Les hommes sont pervers ; ils seraient pires encore s'ils avaient eu le malheur de naître savants19. » Certes, Athènes créa des œuvres surprenantes qui servirent de modèle à la postérité. La ville de Palade a acquis l'immortalité grâce à son bon goût, à la rhétorique et la philosophie20. Mais Rousseau est plutôt partisan d'une morale ascétique pratiquée en tout domaine. On fait volontiers l'éloge d'Athènes, pour sa fortune et sa grandeur intellectuelle et artistique ; Rousseau, lui, se propose de nous mettre en garde contre les dangers qui guettent fortunes et grandeurs21. Le philosophe est persuadé que la culture des sciences est nuisible aux qualités guerrières qui assurent l'intégrité de la république ; plus encore, elle est nocive aux qualités morales de ses citoyens22. Et à Lacédémone, les hommes naissent vertueux : « l'air même du Païs semble inspirer la vertu23 ». L'influence de Lycurgue joue à cet égard un rôle important. D'après Xénophon, ce nomothète a légiféré en prenant soin que la vertu soit pratiquée jusqu'à la vieillesse24. L'idée de vertu possède alors un caractère public ; elle désigne l'andreia, le courage qui consiste avant tout à défendre la patrie. L'homme courageux est alors le kalos kagathos politès, le citoyen honnête qui travaille sans cesse pour le bien et la grandeur de sa cité. Chaque acte de lâcheté est considéré comme un acte de trahison envers la polis tout entière25. Lorsqu'il fait de la vertu une exigence de la morale sociale, Rousseau pense tout particulièrement à la république spartiate. Cela veut dire qu'il faut dépasser l'amour de soi, les penchants égoïstes qui l'individualisent. En revanche, il faut maîtriser les passions naturelles de telle sorte qu'elles travaillent pour le bien de la république. Rousseau rêve d'une communauté politique consacrée à la pratique 18. 19. 20. 21. 22. 23. 24. 25.
Cf. Xénophon, Le Gouvernement des Lacédémoniens, 7, 1-6. Discours sur les Sciences et les Arts, Œuvres Complètes, v. II, p. 15. Ibid., p. 12. Voir « Dernière réponse de J.-J. Rousseau, de Genève », Œuvres Complètes, p. 71-96. Discours sur les Sciences et les Arts, p. 17 et 24. Ibid., p. 13. Le Gouvernement des Lacédémoniens, 10, 1. Le Gouvernement des Lacédémoniens, 10, 6.
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de la vertu, comme Lycurgue s'est évertué à le faire pour les Spartiates. Platon s'en est inspiré dans la conception de sa République. Ce qui explique que nous trouvons des résonances platoniciennes dans la philosophie politique de Rousseau, en particulier dans l'organisation de sa politeia. En effet, Rousseau, à la manière de Lycurgue, opte pour une éducation, paideia, fondée sur la pudeur (aidô) et la discipline26 du citoyen, de celui dont la valeur se constitue selon les exigences de la communauté, du corps social auquel il appartient. Lycurgue s'adresse avant tout au citoyen et non pas à l'homme abstrait27. Car le politès (le citoyen grec) est l'homme civil dont la valeur s'apprécie en fonction de la place qu'il possède dans le corps social. Il en va de même chez Rousseau. Pour lui, la vertu publique demande la dénaturation de l'homme, de l'homme naturel qui est autoréférent, c'est-à-dire conçu dans son absoluité d'homme, être pensant privilégié de la création. Le bon citoyen se définit par rapport aux autres, transportant son moi dans la communauté politique, donc dans sa république28. D'une existence absolue, il faut faire surgir une existence particulière qui est, toutefois, toujours considérée comme une partie indissociable de l'unité, c'est-à-dire de la communauté politique avec laquelle l'individu partage un destin commun29. Ici, Rousseau se révèle, sans aucune ambiguïté, classique. La vie prend un sens à partir du moment où l'on est d'abord membre de sa cité (donc de sa république) ; la qualité d'« homme » vient en second. Nous pouvons alors situer la philosophie politique rousseauiste à l'opposé des valeurs postmodernes qui promeuvent au sommet de l'échelle mondiale le moi entendu comme personne pourvue des droits fondamentaux universels. Le philosophe souligne l'importance de la valeur historique de la cité. En d'autres termes, l'éducation du citoyen doit être moins centrée sur une morale personnaliste que sur une culture visant le bien de la cité, comme celle des Spartiates (répein epi to agathon tè polei30).
26. 27. 28. 29.
Ibid., 2, 3. Cf. Émile, ou de l'Éducation, p. 607 sq. Ibid., p. 39. Rousseau remarque à ce sujet : « L’institution publique n’existe plus, et ne peut plus exister, parce que où il n’y a plus de patrie, il ne peut plus y avoir de citoyens. Ces deux mots patrie et citoyen doivent être effacés des langues modernes. J'en sais bien la raison, mais je ne veux pas la dire ; elle ne fait rien à mon sujet », ibid., p. 86. 30. Le Gouvernement des Lacédémoniens, 4, 2.
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2. La vertu et l'obéissance On ne peut dès lors comprendre la politique de Rousseau, comme celle des Grecs, qu'à partir d'une morale des devoirs. En effet, la justice hellénique, la dikè, énonce d'abord ce que les citoyens doivent accomplir comme obligation morale et convenable envers la cité et, ensuite, comme un droit, un dû31, une solution juste32, ce qui revient à chacun comme fruit de son mérite. Ce droit contraste avec les droits de l'homme attachés à la condition existentielle de l'individu pris comme personne. Ce type de philosophie annonce la couleur sociale de la vertu dans la République rousseauiste. Il s'agit en effet de l'obligation morale de maîtriser ses penchants qui incombe au citoyen33. Il importe de noter que cette vertu préconisée par Rousseau, propre aux Spartiates, est plutôt le fruit d'une agogè (l'agogè n'est pas incompatible avec la direction de l'esprit vers des idéaux politiques) : elle repose avant tout sur un encadrement rigoureux des comportements et un régime dur d'exercices physiques qui diffèrent de l'esprit de la paideia athénienne centrée prioritairement sur l'élévation de l'esprit. L'agogè représente plus une discipline militaire sévère34 qu'une éducation culturelle35 ; elle peut parfois constituer un véritable dressage. Les lois de Sparte ne sont pas incompatibles avec ce genre de discipline. Il s'agit là des exercices disciplinaires ascétiques des citoyens prescrits par les rhétrai, les lois de Lycurgue, qui représentent la première version écrite des règles et coutumes déjà en vigueur à Lacédémone. En effet, la législation spartiate, comme d'ailleurs celles des autres cités helléniques, est fondée sur les traditions. Un culte est voué aux palaioi nomoi, les lois ancestrales communes à tous les Grecs, qui contiennent la sagesse des temps et ont 31. Voir le 5e livre de Éthique à Nicomaque d'Aristote. 32. L’article de M. Villey, « Droit naturel classique », est consacré au droit comme solution juste chez Aristote (Archives de Philosophie du Droit, 1961). 33. Pour Rousseau, les penchants peuvent être maîtrisés par la vertu. Ici, le philosophe se situe, une fois de plus, du côté des Anciens : « Les anciens Politiques parloient sans cesse de mœurs et de vertu ; les nôtres ne parlent que de commerce et d’argent. L’un vous dira qu’un homme vaut en telle contrée la somme qu’on vendroit à Alger... Ainsi un sybarite auroit bien valu trente Lacédémoniens. Qu’on devine donc laquelle de ces deux Républiques, de Sparte ou de Sybaris, fut subjuguée par une poignée de paysans, et laquelle fit trembler l’Asie », Discours sur les Sciences et les Arts, p. 19-20. 34. Pour habituer à l’obéissance et à la discipline, Lycurgue n’hésitait pas à demander aux paidonomous de fouetter les jeunes ; voir Le Gouvernement des Lacédémoniens, 2, 1-2. 35. Ibidem, 12, 1-7.
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contribué à l'élévation du prestige hellénique. Cette conception juridique « nationaliste » est bien présente dans la conception de la république rousseauiste. Par ailleurs, pour l'auteur du Contrat social, les bonnes mœurs vont de pair avec les sages coutumes qui expriment le kalon (le beau), le dikaion (le juste) et l'agathon (le bon), trois piliers de la morale hellé nique, sous-entendus dans les formules apophtegmatiques que contiennent les lois ancestrales. C'est une exigence de la morale politique des Anciens que la quête de la meilleure législation pour la cité ; obéir à la cité représente la qualité fondamentale du kalos kagathos politès, du bon citoyen36. De même, Rousseau réclame l'obéissance aux lois comme condition indispensable à la pratique de la morale, même si elles ne sont pas parfaites ; sa république est une république de vertu. Car « les peuples véritablement corrompus sont moins ceux qui ont de mauvaises Lois, que ceux qui méprisent les Lois37 ». C'est au nom du règne de la loi, comme le faisaient les cités helléniques, que Rousseau revendique la prospérité de la république et non pas au nom de la démocratie. Moralité, légalité et politique, en heureuse symbiose, constituent le triptyque idéal, tant pour les Grecs que pour Rousseau, en vue de la bonne administration des affaires de la cité. L'adhésion de Rousseau aux valeurs classiques, en matière de morale politique, apparaît, par ailleurs, dans son opposition à la conception hobbesienne du contrat social. Contrairement à la représentation du philosophe anglais, l'homme de l'état naturel rousseauiste est le sauvage innocent que la civilisation a corrompu38 ; d'où la nécessité d'instaurer un souverain en tant qu'autorité suprême pour organiser l'État. Toutefois, ce dernier ne pourra pas faire prévaloir sa volonté en guise de loi ; les lois ne sauraient incarner sa volonté personnelle, comme s'il était constamment au-delà des lois étatiques et comme si leur abrogation était assujettie aux revirements de son bon vouloir. Le souverain ne pourra être que le ministre des lois dont l'auteur est le peuple39. Rousseau s'oppose à l'expérience romaine qui a voulu réunir l'autorité
36. Le Gouvernement des Lacédémoniens, 2, 12-14. 37. « Lettre à Grimm », Œuvres Complètes, p. 61. 38. Cf. Rousseau, Sur l'Origine et les Fondements de l'Inégalité parmi les Hommes, Œuvres Complètes, v. II, p. 153 : « N'allons pas surtout conclure avec Hobbes que pour n'avoir aucune idée de la bonté, l'homme soit naturellement méchant. » 39. Du Contrat Social, p. 217, note 1.
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législative et le pouvoir souverain40 ; il est très proche de la culture juridique grecque. À ce sujet, rapportons-nous à la réponse célèbre d'Antigone dans la tragédie éponyme de Sophocle. Lorsque le roi Créon lui demande : « Ainsi tu as osé passer outre à mes lois41 ? », Antigone réplique : « Oui, car ce n'est pas Zeus qui les a proclamées ni la justice qui habite avec les dieux d'en bas ; ni lui ni elle ne les ont établies chez les hommes42. » La fille d'Œdipe évoque par là l'idéal grec de l'obéissance aux lois de la cité qui sont supérieures à la volonté du roi lorsque les lois ancestrales sont violées. Force est de constater, une fois de plus, à quel point Rousseau est proche de l'éthique juridique grecque en ce qui concerne la souveraineté de la loi (nomos basileus), et pour cause. Grâce aux lois, et surtout celles d'une petite république qui fait l'objet de la prédilection rousseauiste, telle Sparte, où l'organisation militaire assure la primauté de l'intérêt étatique, le respect de la loi évite les staseis, c'est-à-dire les bouleversements et les révoltes43. Rousseau tire de bonnes leçons des institutions de Lycurgue, ce qui explique son hostilité au cosmopolitisme (il est sans doute influencé par l'institution de la xenilasia44), au luxe, au développement des sciences et des arts et aux prospérités engendrées par le commerce. Une brève étude des ces institutions le prouve sans ambiguïté. En effet, Lycurgue, pour maintenir la stabilité de l'ordre de la cité et assurer l'obéissance des citoyens à ses lois, a institué la xenilasia, l'interdiction faite aux étrangers de séjourner à Sparte, de crainte qu'ils ne corrompent les mœurs du peuple. Pour cette raison, il défend aux Spartiates de voyager hors des murs de la cité45. Cet isolement a pour objectif la permanence de la constitution lacédémonienne : Lycurgue ne veut pas que les citoyens, par la connaissance de nouveaux modes de politique, contestent la vigueur et la validité de leur régime. Il y également une autre raison dont l'écho résonne dans la République rousseauiste. Lycurgue se montre hostile au gain commercial et aux affaires, c'est pourquoi il crée, de surcroît, une monnaie lourde dont le transport est problématique46. De cette manière, il devient impossible aux Spartiates de 40. 41. 42. 43. 44.
Du Contrat Social, p. 221. Sophocle, Antigone, v. 449, trad. de la Pléiade. Ibid., v. 450-452. Du Contrat Social, p. 226. Bannissement des étrangers, mesure de Lycurgue pour éviter aux Spartiates les mauvaises fréquentations qui pourraient les détourner de la pratique de leurs lois ; voir Le Gouvernement des Lacédémoniens, 14, 4 et Platon, Les Lois, 950 b. 45. Le Gouvernement des Lacédémoniens, 14, 5. 46. Ibid., 7, 5.
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commercer avec les autres cités. Ce sage a la profonde conviction que le développement du caractère patriotique et la pratique de la vertu sont incompatibles avec les métiers mercantiles. La corruption qui règne à Athènes à l'époque de Périclès lui sert de leçon. C'est une idée que partagent aussi Platon dans sa République et Aristote dans sa Politique47. La morale ascétique de Rousseau fait en particulier écho à l'hostilité que Lycurgue voue à l'enrichissement individuel. En effet, pour ce législateur, l'enrichissement est l'indice de l'amour de soi, et non celui de la patrie, de ses lois et de la liberté politique. De son côté, Rousseau remarque à ce propos : « Le luxe corrompt tout, et le riche qui en jouit, et le misérable qui le convoite48. » Il compare l'homme de bien, l'homme vertueux à un « athlète qui se plaît à combattre nu et qui méprise tous les vils ornements qui gêneraient l'usage de ses forces49 ». La vertu à laquelle pense Rousseau est très proche de l'andreia50, la vertu virile si chère aux Spartiates. Pour sa survie, Sparte ne peut compter que sur la bravoure de ses citoyens. Le noyau de sa morale consiste dès lors en l'exaltation des sentiments patriotiques qui prônent l'abnégation et le sacrifice de soi en vue de la sauvegarde de la polis51. Or la législation de Lycurgue est établie en fonction des impératifs inspirés par ces objectifs. L'éducation lacédémonienne, qui tient un des rôles les plus importants dans la cité, nous paraît aujourd'hui dure, utilitaire, voire immorale (notamment dans le cas où le meurtre des ilotes est justifié par des expédients politiques). Mais dans une patrie ruinée, l'homme n'est rien. Or, aucune autre morale et aucune autre liberté ne pourrait lui donner un sens sinon l'amour patriotique (ou « nationaliste », si nous voulons employer un terme plus moderne). Le projet éducatif de Rousseau, prévu pour les citoyens de sa République, suit des perspectives analogues : C'est l'éducation qui doit donner aux âmes la forme nationale et diriger tellement leurs opinions et leurs goûts qu'elles soient patriotes par inclination, par passion, par nécessité [...] Tout vrai républicain suça avec le lait de sa mère l'amour de la patrie et jusqu'à la mort ne doit plus voir
47. République, 495 ; Aristote, Politique, Z, n ; H, b. 48. Rousseau, « Sur la Réponse qui a été faite à son Discours », Œuvres Complètes, p. 1. 49. Discours sur les Sciences et les Arts, p. 8. 50. Ibidem, « C'est sous l'habit rustique d'un Laboureur, et non sous la dorure d'un Courtisan, qu'on trouvera la force et la vigueur du corps. La parure n'est pas moins étrangère à la vertu qui est la force et la vigueur de l'âme. » 51. Voir la critique d’Aristote sur la politeia de Sparte dans sa Politique, 3, 9.
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La République en perspectives qu'elle. Tout vrai républicain suça avec le lait de sa mère l'amour de la patrie, c'est-à-dire des lois et de la liberté52.
Rousseau comme Lycurgue subordonne sans condition l'homme à sa république : « Car n'étant rien que par elle, ils (les citoyens) ne seront rien pour elle53. » Cette éthique se situe aux antipodes de l'éthique personnaliste qui embrasse l'universel et en tire des valeurs absolues. Rousseau suit donc les grandes lignes de la morale spartiate qui accorde plus de valeur aux intérêts de la cité qu'à ceux de l'humanité. S'il se rapproche du stoïcisme par sa morale ascétique54, c'est surtout en vertu de la prédilection qu'il montre pour l'austérité lacédémonienne ; mais il s'en écarte en choisissant le citoyen plutôt que l'individu. Soyons plus clair. Rousseau préfère la petite république (micropolis) à la cité du monde (cosmo-polis). La caractéristique fondamentale de son classicisme réside dans la conception de l'individu comme un être historique, marqué par les racines de sa république propre qui lui assigne le sens et les couleurs spécifiques de son existence : « Un citoyen de Rome n'était ni Laïus ni Lucius : c'était un Romain, même, il aimait la patrie exclusivement à lui55. » « Rendez les hommes conséquents à eux-mêmes [...] hommes civils, par leur nature et citoyens par leurs inclinations. Ils seront uns, ils seront bons, ils seront heureux et leur félicité sera celle de la République. Car n'étant rien que par elle, ils ne seront rien que pour elle56. » 3. La modernité de Rousseau La modernité et la postmodernité s'inscrivent sur des registres assez différents par rapport aux idées précédentes, en matière d'éthique juridique. L'une s'impose avec la reconnaissance des droits subjectifs personnels qui annoncent l'universalité de l'homme en tant que source de droit. L'autre propose un cosmopolitisme fondé sur le règne de la dignité personnelle considérée comme norme à ne pas violer ni abroger par tout autre droit naturel ou droit positif. Rousseau ne rejette pas les droits fondamentaux ; toutefois, son éthique républicaine puise sa 52. Rousseau, Sur le Gouvernement de Pologne, Œuvres Complètes, p. 966. 53. Du bonheur public, Manuscrit de Neuchâtel 7843, éd. Vaughan, cité par B. de Jouvenel, Du Contrat Social, p. 90. 54. Et surtout celle de Sénèque. 55. Émile, p. 39. 56. Du bonheur Public, p. 90.
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vigueur et sa rigueur dans l'idée de devoir analogue au chrein (l'idée d'obligation objective qui ne relève guère du volontarisme individuel) des Anciens. Malgré tout, il est très difficile de traiter la philosophie moderne sans considérer la contribution précieuse de Rousseau, avec sa variante de contrat social. Mais à l'optimisme du XVIIIe siècle, tiré du bonheur des sentiments, Rousseau oppose la rigueur esthétique de l'homme qui, comme un bon Spartiate, s'efforce de s'affranchir des besoins matériels57. La modernité de Rousseau (en particulier la conception de l'individu dans l'état de nature qui représente la démarche inaugurale de sa pensée politique) va, dès lors, de pair avec l'éthique des Anciens qui accorde le culte des lois de la patrie et l'obéissance aux supérieurs. Le philosophe s'évertue à faire cohabiter le collectivisme des Anciens avec l'individualisme des Modernes. Il ne s'oppose pas ainsi à l'exercice du droit de propriété, mais il se montre hostile au calcul utilitaire de ce dernier. Sa tendance moderniste réside dans sa conception de la volonté générale et de la souveraineté du peuple, c'est-à-dire dans son adhésion aux fondements de la démocratie moderne. Ici, il faut toutefois apporter des nuances. En effet, à propos de la souveraineté du peuple, Rousseau souligne l'impossibilité que ce dernier puisse être représenté ; le peuple pourrait sinon se voir privé de ses privilèges au profit du parlement58 ; ce qui révèle le moralisme profond de sa nature, car la volonté générale (idée foncièrement moderne) n'équivaut pas à la volonté de tous. La volonté générale a comme objet le bien général, volonté qui est celle de la patrie et non pas la composante du nombre des sujets59. Notamment, la volonté générale n'est pas celle qui dicte des actes, mais celle qui établit les règles générales, à savoir les lois de la République60. Or la volonté populaire, pour Rousseau, n'indique pas la volonté populaire incarnée par un homme, tel le Léviathan hobbesien61. Elle est donc plus morale que politique. Rousseau inverse là les termes du contrat social de Hobbes ; il récuse l'esprit de domination du gouvernant qui 57. Cf. Discours sur les Sciences et les Arts, p. 19. 58. G. Mairet, in Le Principe de Souveraineté, p. 94, observe à juste titre : « Dans ce contexte, l'affirmation de la souveraineté du peuple, directe et sans représentation, est révolutionnaire : elle annule toute perspective d'un aménagement, par de nouveaux privilèges parlementaires en somme, de la monarchie et, bien entendu, elle est en rupture absolue avec la souveraineté du roi. » 59. Du Contrat Social, l. II, chap. III, p. 202. 60. Ibid., l. II, chap. IV, p. 206. 61. Voir Le Citoyen ou Les Fondements de la Politique de Thomas Hobbes et, notamment, chap. XII, § IV.
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l'exerce par le mandat du peuple62. Par ce biais, Rousseau conjugue classicisme et modernité, car la volonté générale, idée absente de la philosophie politique des Anciens, devient le point de référence de la morale patriotique. C'est la volonté morale que le citoyen doit consulter pour régler son comportement selon les normes de la cité. C'est elle qui délimite les devoirs. Cette consultation, pour Sparte, se fait auprès des lois qui comprennent les palaioi nomoi, les lois communes à l'Hellade tout entière. Et ce sont ces lois qui portent le flambeau de la souveraineté dans la cité grecque. Bref, Rousseau a recours aux idées anciennes pour les actualiser dans un moule moderne. Rousseau se révèle, en l'occurrence, très réaliste. Il sait bien que la logique politique des Anciens est dépassée et que la modernité est construite sur d'autres bases que celles de la morale hellénique. Il l'avoue sans ambiguïté lorsqu'il conseille les Genevois en ces termes : Les anciens peuples ne sont plus un modèle pour les modernes ; ils leur sont trop étrangers à tous égards. Vous surtout, Genevois, gardez votre place, et n'allez point aux objets élevés qu'on vous présente pour vous cacher l'abyme que l'on creuse au devant de vous. Vous n'êtes ni Romains ni Spartiates ; vous n'êtes pas même Athéniens. Laissez-là ces grands noms qui ne vous vont point. Vous êtes des Marchands, des Artisans, des Bourgeois, toujours occupés de leurs intérêts privés, de leur travail, de leur trafic, de leur gain ; des gens pour qui la liberté même n'est qu'un moyen d'acquérir sans obstacle et de posséder en sûreté63.
62. Cf. Du Contrat Social, l. III, chap. XV, p. 303. 63. Rousseau, « Neuvième Lettre », Lettres Écrites de la Montagne, Œuvres Complètes, v. III, p. 869-897 et, notamment, p. 881.
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Bibliographie Levy, Edmons, Sparte. Histoire Politique et Sociale jusqu'à la Conquête Romaine, Paris, Le Seuil, 2003. Mairet, Gérard, Les Doctrines du Pouvoir. La Formation de la Pensée Politique, Paris Idées/Gallimard, 1978. Mairet, Gérard, Le Principe de Souveraineté, Paris, Folio/Essais, 1997. Petit, Paul et Laronde, André, Précis d'Histoire Ancienne, Paris, PUF, 1962. Rousseau, Jean-Jacques, Discours sur les Sciences et les Arts, in Œuvres Complètes de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Gallimard, éd. de La Pléiade, v. II, 1964. Rousseau, Jean-Jacques, Du Contrat social. Précédé d'un Essai sur la Politique de Rousseau par Bertrand de Jouvenel, Paris, Pluriel, 1978. Rousseau, Jean-Jacques, Émile, ou de l'Éducation, Paris, GF/Flammarion, 1984. Tyrtée, Poésie Lyrique, Athènes, Zètros, 2000. Villey, Michel, « Droit naturel classique », in Archives de Philosophie du Droit, 1961.
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Chapitre 3
Citoyen / Staatsbürger : les fondements anthropologiques de la république Ingeburg Lachaussée
Maître de conférences à l'Institut d'études politiques de Paris CRPM
D
epuis la Cité grecque et la théorisation de la vie politique, nous avons coutume de relier la citoyenneté à l'humanité. Bien que l'exposition des régimes politiques par Aristote distingue clairement le bon citoyen de l'homme bon, les deux notions font appel l'une à l'autre. Avec Léo Strauss, nous pouvons dire que la philosophie politique traite essentiellement des besoins de l'homme et de leur articulation dans des formes politiques qui changent au cours de l'histoire. Elle est questionnement fondamental sur l'homme et ne se conçoit guère en dehors de la question de son essence1. Ainsi le zoon politicon devient-il la figure civilisée et policée de l'homme. Les membres de la communauté politique, les citoyens, incarnent l'accomplissement, à la fois du vivre ensemble et de l'être-libre. Or le clivage entre l'ordre politique et l'ordre moral apparaît sitôt que les lois de la Cité sont énoncées. Antigone s'élève contre elles en défendant une autre humanité plus symbolique et menaçante qui met en 1.
Léo Strauss, Qu'est-ce que la philosophie politique ?
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péril la cohésion et l'ordre politique établi. Dans la modernité politique des XVIIe et XVIIIe siècles, la référence à l'homme, comme idée normative et inaliénable, est ancrée dans le droit naturel qui fait de l'homme un individu ayant des droits, un « singulier universel2 ». On peut, comme le fait Pierre Manent, identifier l'ordre politique à l'ordre humain 3. Néanmoins, la référence à l'homme est loin d'être une évidence. Outre le fait que la démocratie actuelle repose sur la question de l'identité et qu'au cours de son histoire, notamment par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, elle ait pacifié le rapport entre l'homme et le citoyen, il existe une tension salubre entre les deux concepts. Parler de l'homme en dehors du strict domaine juridique présuppose une science de l'homme. Or les sciences de l'homme ne constituent pas un corpus de disciplines arrêtées une fois pour toutes et un savoir clos. Seuls les régimes totalitaires prétendent savoir avec certitude qui est l'homme. La réflexion sur le rapport entre les droits de l'homme et le citoyen que Claude Lefort a engagée en 1980 nous guidera dans nos propos4. En effet, en s'appuyant sur les thèses de Léo Strauss, l'auteur revient sur la notion de « droits de l'homme » devenus le refuge idéologique après l'effondrement du communisme. C'est au nom des droits de l'homme, et donc d'une certaine image de l'homme, que le champ des revendications particulières s'est élargi jusqu'à nos jours. Le conflit entre la défense de l'universel et la tendance au particularisme apparaît alors clairement comme une menace pour le politique même. Quelle efficacité symbolique du droit, quel lien social et quelle perspective politique pourraient encore affirmer la cohésion de la communauté politique ? Dans la tradition rousseauiste, le citoyen représente la volonté générale contre la volonté de tous. Cette détermination du politique est confrontée à l'empire du droit dont la tendance est de mettre en avant les situations individuelles. Le citoyen devient-il une espèce en voie de disparition qui voit surgir l'homme moderne dont l'accomplissement se réalise à travers la reconnaissance juridique ? L'homme moderne se veut libre, libéré d'attaches qui l'entraîneraient dans une dépendance5. À suivre Bernhard Schlink (Der Preis der Gerechtigkeit6), la conséquence de la judiciarisation des rapports sociaux débouche sur une inflation du droit et la victimisation généralisée, donc sur l'impossibilité de s'inscrire dans l'universalité. 2. 3. 4. 5. 6.
Grotius, Hobbes, Locke, Pufendorf, Wolff et Rousseau sont les représentants du droit naturel. Pierre Manent, Cours familiers de philosophie politique. Claude Lefort, L'invention démocratique. Voir à ce propos Pierre Manent, La cité de l'homme. Bernhard Schlink, Der Preis der Gerechtigkeit.
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Deux aspects de notre question méritent une attention particulière. Le débat théorique entre le libéralisme et le républicanisme actualise la question du fondement anthropologique du concept de citoyen. Alors que le libéralisme politique affirme des droits de l'individu et la liberté négative7, le républicanisme met en avant la primauté de la communauté politique et l'engagement civique du citoyen. Dans cette problématique, deux cas de figure, la citoyenneté française et le Staatsbürgertum allemand, nous intéressent tout particulièrement parce qu'ils donnent deux réponses différentes quant aux conditions de possibilité d'existence d'une société pluraliste. Dans les deux cas, nous constatons que la référence à l'homme est devenue une évidence. En revanche, le fondement anthropologique de la citoyenneté n'a pas été interrogé en raison de l'avènement de la figure prédominante de l'homme, à savoir l'individu moderne. Notre questionnement tentera de retracer le rapport de l'homme et du citoyen, mais nous ne nous confinerons pas seulement dans la philosophie politique. À notre sens, il s'agit de raviver le lien entre le politique et les sciences humaines, rapport qui fut longtemps négligé au profit des idéologies et de la hiérarchisation des savoirs. Les critères retenus de notre comparaison sont autant d'ordre politique que d'ordre culturel, c'est-à-dire qu'ils prennent en compte le fonctionnement des institutions démocratiques et le récit politique qui se « raconte » au quotidien à travers les médias, les commentaires et les publications scientifiques qui traitent du phénomène politique8. I. La naissance de la citoyenneté moderne : l'universel et le particulier Avant de nous engager dans la comparaison du citoyen et du Staatsbürger, rappelons quelques principes simples. Dans l'histoire conceptuelle, on ne peut pas isoler le concept de citoyen de son contexte politico-culturel. Plusieurs lignes de partage traversent le champ politique de sorte que depuis la naissance de la pensée politique, malgré le rapprochement, il y a une tension permanente entre l'homme et le citoyen. De l'adéquation du citoyen et de l'homme dans la Cité grecque à l'opposition entre les droits culturels des minorités d'aujourd'hui, la définition du citoyen passe par des mises à jour successives qui, chaque fois, redéfinissent l'équilibre entre une certaine idée de l'homme et les exigences politiques qui s'adressent au citoyen. 7. 8.
Cf. Isaiah Berlin, Four Essays on Liberty. À ce sujet, Kurt Sontheimer a forgé la notion de « culture politique », in Grundzüge des politischen Systems der Bundesrepublik Deutschland.
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L'empire du droit dans lequel vit actuellement le citoyen produit l'impression d'une humanité « au repos », assagie, mais il ne peut pas faire oublier la nécessité de considérer la condition politique comme articulation de la condition humaine. Dans la pensée politique, d'Aristote à Marx en passant par Rousseau, l'homme a été considéré par rapport à son origine et son lien social premier, la famille. Qu'il s'agisse de subordination ou de partage, d'obéissance ou de révolte, la première matrice familiale a été déterminante pour la conception de la citoyenneté. Ainsi, le modèle familial forme la matrice du rapport politique qui le transforme et le dépasse9. L'histoire conceptuelle de la citoyenneté montre la lente libération de ce modèle, toutefois, il n'est jamais totalement absent de la réflexion politique. Du point de vue de la sociologie politique, il serait erroné de vouloir opérer une coupure nette entre l'espace privé structuré par les exigences affectives et l'espace public qui serait le domaine de la saine raison publique. L'image de la famille, même moderne et transformée, reste présente dans l'imaginaire politique. Une autre ligne de partage qui traverse la modernité politique est l'opposition entre le domaine religieux et le domaine politique, entre le pouvoir spirituel et le pouvoir séculier qui place le citoyen dans une nouvelle configuration politique, dans laquelle la civitas ou la res publica et l'idée d'imperium et d'universalité sont opposées. Le christianisme (catholicos = universel) représente un contre-pouvoir menaçant l'ordre politique. Mais, pour l'homme du Moyen Âge, les deux Cités, celle de Dieu et celle de l'homme, forment le cadre de pensée où l'antagonisme est absorbé par l'idée de cosmos. À ce propos, la théorie des deux corps du roi développée par le médiéviste allemand Ernst Kantorowicz montre le lien étroit entre le corps mystique de l'Église et le corps mystique de la res publica dont la tête est le prince10. De fait, l'humanisme de la Renaissance est à l'origine d'une transformation du concept de citoyenneté qui entame sa lente sortie du théologico-politique. Alors que, dans l'Antiquité, le citoyen se définit pour Aristote par « la faculté de participer au pouvoir délibératif ou judiciaire11 », la nouvelle liberté des Modernes se caractérise par l'absence de contraintes et devient « liberté négative », c'est-à-dire limitée par le rapport réciproque que les citoyens entretiennent entre eux.
9. Aristote, Politique, I, 1 ; J.-J. Rousseau, Du Contrat social, I, 2. 10. Ernst Kantorowicz, Œuvres. 11. Aristote, Politique, III, 1, 1274b.
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À partir de la Renaissance, nous assistons à un changement de paradigme dans la mesure où l'individu apparaît dans le domaine de la religion, de la philosophie et des arts12. Qu'il s'agisse de la liberté de conscience de Luther, du fondement du sujet connaissant de Descartes ou de l'art du portrait de Dürer, l'homme y figure comme individu autonome. En même temps, la création des États-nations opère un glissement de la théorie politique vers les considérations plus techniques du pouvoir. Dans Le Prince, Machiavel affirme la technique de l'art de gouverner les hommes. Savoir conduire la foule remplace ainsi l'autorégulation antique du citoyen par la vertu. La foule et la multitude deviennent de nouvelles catégories politiques qui vont de pair avec l'instauration de l'autorité exercée par la loi. Auctoritas non veritas facit legem (Hobbes) fut la clé de voûte de l'édifice politique qui, en même temps que l'ordre, instaure la méfiance de l'être humain versatile, incapable de dompter ses désirs. Les lois et les normes deviennent les garants de l'ordre politique et l'ordre politique est préférable à tout désordre engendrant instabilité et précarité. L'État, le Léviathan, devient le garant de la durée et de la paix. Mais la libération de l'individu ayant acquis son autonomie intellectuelle crée un clivage et une tension entre la sphère privée de la réalisation de soi et la sphère publique réservée au bien commun. La question des philosophes de l'Antiquité qui portait sur la corrélation entre le régime politique et l'homme-citoyen se transforme en affirmation de deux ordres, d'un côté, l'État et ses exigences et, de l'autre côté, l'individu qui est à la recherche de sa singularité. L'émancipation politique, le passage de « sujet du roi » (der Untertan) au citoyen, fonde la citoyenneté sur le principe kantien de la dignité de l'être humain défini comme un absolu. La distinction du sujet (du roi) et de l'homme libre qui, selon les principes de la raison, accepte les lois de la cité, fonde la citoyenneté moderne. Être membre de la société politique signifie avant tout la reconnaissance de la non-instrumentalisation de l'homme. Ce n'est pas la peur, mais la volonté d'être libre qui marque le passage vers la modernité démocratique. Or ce statut de citoyen libre s'avère être un leurre, car les conditions économiques de l'exercice de cette liberté sont vite démasquées. La critique la plus virulente du clivage entre l'homme (idealiter) et le citoyen a été formulée par Karl Marx dans un célèbre texte sur les droits de l'homme et les droits du citoyen, dans lequel il considère que le citoyen est au service de l'homme égoïste, le bourgeois13. En effet, c'est au nom de l'humanisme 12. Voir à ce propos Tzvetan Todorov, Éloge de l'individu. 13. Karl Marx, À propos de la question juive, I, p. 103.
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politique que Marx revendique l'abolition de l'État au service des intérêts de la bourgeoisie qui se veut représentative du genre humain, car le politique a pour vocation de représenter l'universel et ce n'est que dans la sphère de l'universel que les hommes, égaux et libres à la fois, peuvent s'émanciper. Plus d'un siècle après Marx, dans les années 1990, le retour de la philosophie morale et la montée des revendications culturelles ont suivi le désengagement progressif de l'État. D'une part, le citoyen semble être réduit à sa pure fonction d'électeur, la démocratie représentative, la « démocratie médiatique » (Mediendemokratie) et le déclin du politique sont les facteurs qui ont affaibli son rôle et d'autre part, les institutions, catalyseurs indispensables du politique, tendent à tourner à vide14. « Le lieu vide du pouvoir » (C. Lefort) devient le symbole de la contradiction inhérente à la démocratie moderne. Tout est possible, mais cette indétermination produit crispation et attentisme15. En conclusion de ces réflexions générales, nous pouvons constater que le rapport homme-citoyen n'est jamais stabilisé, qu'il est ouvert et que par conséquent, le fondement anthropologique-politique est un équilibre fragile entre une humanité aux multiples facettes et un cadre politique changeant. L'humanisme contribue à réviser les systèmes politiques usés par l'exercice du pouvoir. Quand, aujourd'hui, nous parlons de l'homme, nous le considérons dans la dimension culturelle qui tient lieu d'identité. De plus, dans nos sociétés politiques actuelles, le citoyen a moins bonne presse que l'homme. Le concept d'homme est une référence qui, à l'époque de la crise des États-nations, inspire davantage de confiance. L'humanitaire semble s'être substitué au politique. Or ce glissement n'est pas sans équivoque16. Il est d'autant plus nécessaire de s'intéresser à l'histoire du concept de citoyen et à la tension permanente entre le versant proprement politique de cette notion et les revendications identitaires. En cela le couple conceptuel citoyen-homme prend tout son sens quant à la compréhension du fait politique17. Depuis 14. On peut penser à l’école qui n’arrive plus à jouer son rôle de formation des citoyens et des êtres humains capables de trouver une place dans la société. Pour la France, l’« échec scolaire » et pour l’Allemagne, la situation catastrophique de la Hauptschule sont des indicateurs de l'absence de réflexion dans ce domaine. 15. Claude Lefort, L'invention démocratique, p. 147. 16. Cf. Marcel Gauchet, « Les droits de l’homme ne sont pas une politique », in Le Débat, mars-avril 1980 et Pierre Manent, Cours familiers de philosophie politique. 17. Rainer Koselleck insiste sur la nécessité de faire de l’histoire des concepts un moyen indispensable de la compréhension de l’histoire sociale. Il définit la Begriffsgeschichte, (l'histoire des concepts) ainsi : « D'abord, l'histoire des concepts
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les Lumières, l'universalisme a pacifié les tendances de la démocratie libérale à faire éclater le cadre du politique en un assemblage contractuel des volontés particulières. Aujourd'hui, il est affaibli et en crise. D'aucuns lui reprochent d'être aveugle. Il est indéniable que les conditions sociales nécessaires à l'exercice de la citoyenneté posent problème. La confrontation du politique et du social, de l'État et de la société et les représentations qui les relient font défaut. C'est la question sociale qui semble dicter sa loi et faire appel à une humanité autre que celle que le politique a pu concevoir. Cette perspective est doublée par un changement de paradigme dû aux technologies modernes de l'information qui ont entraîné une privatisation de l'espace public. Dans ce vaste champ de questions, en comparant la France et l'Alle magne, nous mettrons en regard deux cultures politiques différentes qui engagent des valeurs et des représentations particulières. Mais partout en Europe, le développement du communautarisme (France) ou des Parallelgesellschaften (Allemagne) pose le problème des discours identitaires face à la société politique qui doit garantir la cohésion sociale. Un aspect déterminant de cette question est l'immigration, l'intégration des étrangers et le conflit entre religion et politique. De fait, le pluralisme culturel a ébranlé les bases de l'universalisme républicain entré dans une phase historique nouvelle et les métamorphoses du politique dues à la globalisation ont également mondialisé l'espace public national. II. Citoyen / Staatsbürger Le modèle républicain français : l'homme et le citoyen Dans le modèle républicain français, la citoyenneté, plus particulièrement la place du citoyen dans la politique, a été fortement valorisée par la pensée politique de Jean-Jacques Rousseau. Clé de voûte de la res publica, le citoyen est l'incarnation et la garantie de l'ordre républicain. Le corps politique se constitue des membres engagés, quitte à les « forcer à être libres ». Jusqu'à ce jour, ce fond rousseauiste caractérise la pensée politique française, du moins dans sa conception générale. Le recours au vocabulaire politique de l'Antiquité (la Cité, la vertu citoyenne, la polis) et la connotation affective qualifiant l'engagement (« les familles politiques ») donnent au débat politique un caractère solennel, voire est une méthode spécialisée de la critique des sources qui tient compte de l'emploi de la terminologie socialement et politiquement significative et qui analyse des expressions particulièrement importantes qui ont un contenu social et politique » (traduit par nous), in Vergangene Zukunft, p. 114.
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parfois lyrique et désuet. Tout particulièrement depuis la chute du Mur et le déclin de l'État-nation, un certain nombre d'études ont été consacrées à la défense et à la sauvegarde, mais aussi à la modernisation de cette tradition18. La gamme des tonalités théoriques sous lesquelles apparaît le citoyen est large19. Est-ce le signe d'une revalorisation volontaire ou alors le signe d'un déclin d'un modèle républicain instauré par la Révolution française ? Tous les commentateurs s'accordent pour dire que la crise de la représentation touche les démocraties occidentales et rend difficile l'exercice du « métier de citoyen ». Le spectre de l'individualisme hante la conception de la citoyenneté française. Les statistiques confirment le recul de la participation aux élections et donc le fait que la notion essentielle de devoir des citoyens n'est plus à l'ordre du jour. De plus, la perception de la politique a profondément changé. Désormais, les affaires publiques sont assimilées aux grandes affaires et aux grands scandales du monde économique et le mot de Condorcet « l'esprit public » ne semble plus avoir d'équivalent dans la réalité de la vie politique. On peut alors se demander si, compte tenu des transformations sociopolitiques, le concept de citoyen à la française n'est pas un reliquat d'une époque révolue. Plusieurs grands axes caractérisent le débat autour de la citoyenneté en France. La crise du modèle politique français est plus spectaculaire que la transformation de l'État en Allemagne. Les institutions françaises, et la politique en général, sont chargées d'un passé et se définissent surtout comme appartenant à ce passé. La raison en est l'étroit lien entre la citoyenneté et la nation20. Quand, en 1882, dans son célèbre discours à la Sorbonne, Ernest Renan rappelle les principes de la nation française, il le fait dans l'optique de l'affirmation de l'identité historique des Français et de leur héritage culturel qui doivent être préservés21. Depuis la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, la citoyenneté française, de manière exemplaire, s'articule autour de l'idée d'un lien intrinsèque entre l'universalisme, le citoyen et l'homme. Le citoyen français se définit
18. Pierre Rosanvallon, Le Sacre du citoyen ; Dominique Schnapper, La Communauté des citoyens et Qu'est-ce que la citoyenneté ? ; Gérard Raulet, L'Apologie du citoyen. 19. Voir Sylvie Furois, Dictionnaire du citoyen. 20. Voir Brigitte Krulic, La Nation, une idée moderne. 21. Ernest Renan, Qu'est-ce qu'une nation ?, p. 54 : « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir “l'héritage” qu'on a reçu indivis. L'homme, Messieurs, ne s'improvise pas. »
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par l'appartenance au souverain chargé d'être représentatif du genre humain22. La double représentation l'inclut comme particulier dans l'universel, mais elle fait aussi du particulier un universel. C'est la leçon donnée par Jean-Jacques Rousseau dans Du Contrat social qui exclut la représentation dans la cité. Elle serait un principe pernicieux qui corromprait le citoyen et rendrait impossible l'exercice de la volonté générale. Humanité et citoyenneté sont ainsi reliées par un principe d'exclusivité ne tolérant pas l'existence de corps intermédiaires qui pourraient dénaturer ce rapport. Le citoyen décline et interprète l'humain, lui confère des contenus particuliers et assure sa pérennité. De cette identification résultent un certain nombre de problèmes. On pourrait penser qu'il est difficile de concevoir l'homme dans une réalité particulière et que, par conséquent, l'homme reste une menace pour le citoyen. Au début des années 1980, Claude Lefort a formulé des objections au sujet du recours aux droits de l'homme en politique. Selon lui, l'utilisation des droits de l'homme comme référence engendre un déclin du caractère proprement politique des affaires publiques et crée un espace de droits individuels de plus en plus grand qui renforcerait l'atomisation de la société politique. L'homme, écrit également Pierre Manent23, ne peut être connu, nous n'avons connaissance que de l'homme dans la politique et dans le monde. Il cite, pour preuve, les tourments langagiers des philosophes du 20e siècle24. En effet, la prudence avec laquelle les philosophes ont essayé de nommer l'homme est le signe d'une crise de l'humanisme moderne, non pas au sens d'une mise en question de la valeur absolue que l'homme représente, mais au sens de la mise en œuvre de l'humanité de l'homme. En France, comme le fait remarquer Sophie Duchesne dans une étude récente25, les analyses de la citoyenneté sont centrées sur le clivage entre l'espace public et la sphère privée, entre la société civile et l'État. Les médias qui s'intéressent davantage à l'actualité immédiate et au divertissement des spectateurs ont une grande part de responsabilité dans la commercialisation de la politique ; le fait qu'elle soit considérée comme un marché ne fait que renforcer cette idée. Les vertus républicaines, participation et engagement, sont touchées par la crise générale des valeurs au sens du partage des mêmes valeurs par un groupe. En 22. Cf. la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui se présente comme « un code universel des droits déclarés pour tous les temps et tous les lieux ». 23. Pierre Manent, La cité de l'homme. 24. On peut notamment penser à Heidegger et au Dasein (être-là). 25. Sophie Duchesne, Citoyenneté à la française, p. 9-60.
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1983, Jean Leca définit la citoyenneté par la référence à des valeurs communes : « La citoyenneté est un ensemble de qualités morales considérées comme nécessaires à l'existence du bon citoyen, ce que le langage français, commun ou savant désigne sous le nom de civisme26. » La notion de vertu citoyenne implique que le citoyen sache distinguer ce qui relève de la sphère privée et de la sphère publique, ou encore qu'il soit convaincu de la nécessité de l'existence de la sphère publique. Or le brouillage médiatique de ces deux sphères et le langage politique tendent à faire disparaître le sentiment du privé et du public. Déjà pour Rousseau, l'opinion publique et la volonté générale sont en opposition, car, comme dit aussi Hegel, l'opinion publique (öffentlich) est toujours l'opinion publiée (veröffentlicht), donc l'opinion au service des moyens de publicité et de publication. À la différence de la conception anglosaxonne et libérale de la citoyenneté, chez Locke par exemple, où le citoyen est considéré comme membre actif de la société civile et comme « propriétaire », la citoyenneté française conçoit l'espace public comme indivisible en écartant l'espace privé27. Le malaise politique se traduit également par les transformations qui affectent les partis politiques, signe non seulement de la crise idéologique mais aussi du comportement des citoyens eux-mêmes. La gauche et la droite ne sont plus que des références relatives à un ancien schéma politique. De toute évidence, la France n'est plus un pays culturellement homogène qui permet au citoyen de s'identifier à des contenus symboliques forts. La crise de la représentation – mot clé et repoussoir dans la pensée politique française – ne renvoie pas seulement à l'épineuse question des élites républicaines censées représenter le citoyen, mais aussi à la représentabilité du citoyen même. À ce sujet, le mot d'ordre de « démocratie participative » est significatif, car il exprime en quelque sorte l'impensé de la République. Représenter et participer devraient être le « plébiscite de tous les jours » (E. Renan). Or les institutions, notamment le parlement, sont un déni de ce principe. La Ve République a renforcé le rôle du président et a fait du parlement une chambre d'enregistrement. Mais la citoyenneté ne peut pas se penser en dehors du bon fonctionnement des institutions. Seule, la libération du législatif de l'emprise de l'exécutif valorisera le rôle du citoyen français. Réapprendre la représentation de cette manière sera aussi profitable au dialogue social et au développement des corps intermédiaires, ce qui donnera lieu à une
26. Jean Leca, Questions sur la citoyenneté. 27. Voir l’article de Lucien Jaume, « Citoyenneté », in Dictionnaire de philosophie politique, p. 80-84.
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réinterprétation de la démocratie en France. Comme le souligne Pierre Rosanvallon, un « certain intégrisme républicain » est toujours à l'œuvre28. Il fait aussi remarquer qu'il serait erroné de croire que le « poids de la vision jacobine du monde s'est complètement effacé29 ». Le combat entre l'universel et le particulier, entre le public et le privé, n'est pas terminé. C'est l'avènement du citoyen dans sa singularité, non pas dans sa particularité, qui permettra de poser la question du sens du politique. De cette manière, le citoyen s'inscrira dans une humanité nouvelle. Son sort ne sera pas dicté par la seule mise en valeur des droits mais par la construction de la légitimité de la décision politique. Le modèle allemand : l'homme dans la politique Contrairement à l'universalisme français, le concept de Bürger appartient à un champ sémantique plus large. Il désigne l'appartenance à un lieu, la ville, à un style de vie (citadin), à une classe sociale (bourgeois) et à un État (citoyen). Le Bürger se définit par une triple appartenance qui relie la société civile et l'État. C'est le modèle anglo-saxon du libéralisme politique qui caractérise la citoyenneté allemande. D'une part, la communauté politique ne représente qu'une des possibilités de réalisation de l'humanité et d'autre part, la conception de l'homme que l'on trouve en filigrane dans le courant de la philosophie politique allemande de Luther à Schmitt relève d'une autre dimension de l'homme, plus proche de Sophocle que de Platon. Qu'il s'agisse de la liberté de conscience (Luther) ou de la théorie de la décision (Schmitt30) en passant par Nietzsche31, la liberté de l'homme est essentiellement le fait de la transcendance. C'est ce que Fichte affirme dans les Considérations sur la Révolution française32. L'homme n'appartient qu'à lui-même, aucun État et aucune autre autorité ne saurait l'obliger à renoncer. Kant avait formulé la même idée en qualifiant l'homme de « fin en soi » (Zweck an sich33). Logiquement et ontologiquement, la citoyenneté s'ajoute à l'humanité de l'homme. En d'autres termes, dans le langage de Kant, il faut d'abord fonder la métaphysique des mœurs avant de rechercher les principes du bon gouvernement républicain. C'est donc pourquoi il ne peut y avoir d'adéquation entre la morale et la politique. La vertu
28. 29. 30. 31. 32. 33.
Pierre Rosanvallon, Le Modèle politique français, p. 432. Ibid., p. 433. Carl Schmitt, Théologie politique. Friedrich Nietzsche, L'État grec. Johann Fichte, Considérations sur la Révolution française. Emmanuel Kant, Fondement de la métaphysique des mœurs.
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r épublicaine n'occupe qu'une place secondaire, après les vertus cardinales. Du point de vue purement politique, cette conception rend la citoyenneté plus fragile. Dans les Considérations d'un apolitique, Thomas Mann qualifie le citoyen allemand d'individualiste romantique en le jugeant incapable de créer un ordre politique raisonnable ; il lui reproche donc de ne pas être français. Le citoyen allemand serait avant tout le Bildungsbürger jouissant de l'autonomie de sa condition dans une société atomisée34. Mais, déjà pour Hegel, l'homme ne se réalise pas seulement dans le politique. Il est aussi « bourgeois » (Bürger), donc membre de la société civile35. Cette distinction va dans le sens de l'acceptation générale de l'idée de Bürger. Le système politique allemand permet en effet d'intégrer la polyvalence du concept. D'un point de vue linguistique, il est frappant qu'aujourd'hui, en Allemagne, dans les débats politiques, la plupart du temps, il est question des « hommes » (die Menschen) et non des « citoyens » ou des « Allemands ». Pour les Allemands d'aujourd'hui, la démocratie est acquise. La reconstruction de l'Allemagne après 1945 comme État de droit et l'exemplarité de la Loi fondamentale ont solidement ancré la place du citoyen allemand dans la démocratie parlementaire mais aussi dans le fédéralisme qui garantit une citoyenneté à plusieurs niveaux (fédéral et régional). Par conséquent, l'accent est mis sur l'homme, les différences culturelles et les situations particulières de l'existence humaine. Les injustices sociales sont perçues comme une atteinte à la dignité de l'homme avant d'être mises sur le compte d'une politique sociale. La pensée politique allemande accorde donc plus d'importance au lien entre l'homme et le citoyen, c'est-à-dire entre un être aux multiples déterminations sociologiques et le membre de la communauté politique. En ce sens, la réponse habermasienne au substantialisme républicain est significative, car le concept de patriotisme constitutionnel (Verfassungspatriotismus) vise l'institution et la constitution du citoyen moyennant une action commune, une entente politico-linguistique. Ce constitutionnalisme existentiel et politique souligne la dimension de la citoyenneté à l'allemande. Outre la référence à l'État de droit, cette citoyenneté est marquée par l'inadéquation fondamentale entre l'homme et le citoyen, l'homme étant toujours en devenir et évoluant dans des contextes socioculturels changeants36. La langage, le débat politique, le cœur de la conception de la Kulturnation réapparaissent sous un autre 34. Thomas Mann, Considérations d'un apolitique. 35. Friedrich Hegel, Principes de la philosophie du droit. 36. D’autres facteurs seraient également à développer (l’influence du protestantisme, les origines du fédéralisme, la nation ethnique).
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jour comme médiation essentielle du dialogue dans le républicanisme habermasien. Comme le débat autour du multiculturalisme l'a clairement montré, dans la démocratie allemande, l'homme a une valeur supérieure à celle du citoyen. Le modèle allemand de la citoyenneté, souvent appelée « citoyenneté sociale », met en avant le pluralisme culturel. Le débat autour de la Leitkultur (culture de référence), idée promue par les conservateurs allemands, a montré à quel point en Allemagne, l'opinion publique est réfractaire à l'idée de définir la culture dominante. Refus de l'homogénéité culturelle, subordination du débat à la seule norme de la « Loi fondamentale » et l'acceptation de l'espace socioéconomique sont les garants de la citoyenneté à l'allemande. Le récent ouvrage de Höffe, Wirtschaftsbürger, Staatsbürger, Weltbürger37, insiste sur l'extension du concept de Bürger sans qu'il s'agisse d'une métaphorisation comme dans l'expression entreprise-citoyenne qui désigne une forme de responsabilité. Déjà pour Kant, le concept de Weltbürger (citoyen du monde) est l'adéquation et le prolongement nécessaire de la citoyenneté dans l'État particulier en vue d'un projet de communauté républicaine transnationale et mondiale38. La conception de la citoyenneté allemande permet la mise en œuvre d'un lien fort entre l'homme et le citoyen, en privilégiant l'humanité considérée comme première. D'une part, le Bürgersinn, le sens civique, ne se limite pas à la première des vertus civiques, à savoir la participation. Il comporte le sens de l'initiative qui dépasse les affaires de l'État pour investir le réel. Les Bürgerinitiativen (initiatives de citoyens) que l'Allemagne connaît depuis les années 1970 en témoignent39. Dans le domaine économique, le modèle de l'économie sociale de marché a notamment été conçu selon l'idée qu'il doit y avoir des structures similaires à celles de la démocratie (cogestion, Betriebsverfassung, charte de l'entreprise). La vraie citoyenneté d'entreprise est en effet la cogestion. D'autre part, le renforcement de l'État de droit a développé des garanties des droits des citoyens, au point que tout citoyen a le droit de saisine auprès du tribunal constitutionnel s'il pense qu'il y a violation de ses droits. Ce lien direct du citoyen allemand à la plus haute instance gardienne de ses droits fait de lui un membre actif de la société politique. En 1993, dans son discours
37. Ottfried Höffe, Wirtschaftbürger, Staatsbürger, Weltbürger. 38. Emmanuel Kant, Ideen zu einer allgemeinen Geschichte in weltbürgerlicher Absicht (Idées d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique). 39. L’équivalent français serait la vie associative qui, depuis 1968, s’est considérablement développée.
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inaugural à l'Université Humboldt de Berlin, Herfried Münkler40 se demande s'il est encore nécessaire de parler de vertus citoyennes, donc de morale républicaine, dans un État de droit. Est-ce à dire que le droit permet au citoyen d'être pleinement homme ou que le droit appelle une autre humanité qui n'est pas synonyme de politique ? Citoyen, homme, étranger : quelle res publica ? La philosophie politique d'aujourd'hui évolue dans un contexte national. Au terme de la comparaison de la citoyenneté allemande et française, des différences sont apparues comme résultats de l'histoire nationale. Nul ne doute que la sensibilité nationale, l'histoire politique et les concepts opératoires qui s'y rattachent conditionnent l'analyse et la perception du monde. Bien au contraire, face à la globalisation, le local, le retour au territoire se présente comme ultime échappatoire à un monde qui, de plus en plus, se dérobe. La res publica s'est définie en se délimitant par rapport à un monde extérieur. Or cette idée est désormais devenue obsolète et avec elle aussi, les critères d'évaluation conceptuelle de la nouvelle réalité. Les critères opératoires de la science politique ne captent plus la réalité de ce monde en transformation. Citoyen, homme et étranger forment la triade, l'unité et le sens du politique dans un monde où les frontières s'effacent. La nouvelle cartographie de la citoyenneté s'enrichit d'une vision postnationale et postethnique. Ses lignes de partage surgissent à l'intérieur de nos sociétés avancées, entre le réel et le virtuel, entre la légitimité et le sens. Le débat des vingt dernières années autour de la citoyenneté est marqué par l'utilisation de concepts classiques. Or la mondialisation oblige les États à penser la condition politique autrement. À ce titre les thèses d'Ottfried Höffe doivent nous intéresser41. L'auteur constate que le fait de se concentrer sur le citoyen (Staatsbürger) fait oublier les autres possibilités d'engagement, en tant que « citoyen économique » (Wirtschaftsbürger) et « citoyen du monde » (Weltbürger). Il cherche à élaborer une position intermédiaire entre le républicanisme et le libéralisme en reliant les sphères de l'existence humaine que le politique sépare. Son reproche principal s'adresse au prétendu maintien d'une sphère politique séparée du reste de l'activité humaine. Le politique se résume à une sorte d'absolu dans un monde où l'évaluation et la valorisation sont devenues la règle générale. Certes, l'anthropologie politique 40. Herfried Münkler, Zivilgesellschaft und Bürgertugend, Bedürfen demokratisch verfasste Gemeinwesen einer sozio-moralischen Fundierung ? 41. Ottfried Höffe, op. cit.
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de Platon et d'Aristote reconnaît la sphère économique, mais elle ne fait pas partie intégrante de la « vie bonne ». Il apparaît clairement que la sphère du politique n'est pas séparable d'autres sphères de la vie. Ce n'est pas la reprise de la thèse du « tout politique » qui politisera le citoyen de nouveau, mais la reconnaissance des sphères de sa vie. D'autres clivages politiques doivent également être examinés. La focalisation des concepts sur des oppositions telles que raison-passion, intérieur-extérieur, propre-étranger figure dans l'histoire des concepts comme les produits d'une certaine conception de l'homme. En philosophie politique, le paradigme de l'animal politique a déterminé l'essence de l'homme par sa place dans la communauté politique. Aujourd'hui, nous n'assistons pas seulement à la crise du politique, mais aussi à de nouvelles interrogations sur l'homme. L'adéquation de l'essence du politique et de la qualité d'être humain ne va plus de soi. Deux choses sont à souligner. D'une part, les droits de l'homme sont reconnus et promus au titre d'une référence universelle protégeant contre les abus des gouvernements autoritaires, chose dont personne ne conteste le bien-fondé et l'utilité. Mais, d'autre part, sur le plan de la transformation de la citoyenneté, il est aussi légitime de se demander qui est cet homme, ce sujet politique ? Dans la tradition du républicanisme, le citoyen est la figure clé de la mise en œuvre de la politique. Mais si le républicanisme ne répond pas aux exigences des mutations anthropologiques de notre époque, il risque de se discréditer lui-même. Sylvie Mesure et Alain Renaut défendent l'idée d'une « citoyenneté différenciée42 » qui tient compte des différences réelles entre les individus d'une communauté politique. Selon les auteurs, pour préserver la cohésion de l'espace public, les droits ne doivent pas être accordés à des groupes, mais aux individus. Ainsi, le renforcement et l'extension des droits de l'homme et du citoyen ne porteront pas préjudice à la communauté. Le bien commun et la reconnaissance de la différence ne sont pas un antagonisme irréductible dans la mesure où l'affirmation de la différence est soumise aux principes fondamentaux de la loi. Ainsi, en Allemagne, malgré les protestations de la SPA, les musulmans ont obtenu le droit de saigner les bêtes avant la consommation de la viande, en raison de la liberté de pratiquer leur religion sur le sol allemand. Concrètement, et c'est aussi révélateur, la France et l'Allemagne ont inventé, pour pallier le relâchement du lien entre l'État et le citoyen, des rapprochements entre le citoyen et les institutions. Ainsi, la création du 42. Sylvie Mesure et Alain Renaut, Alter Ego. Les paradoxes de l'identité démocratique.
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juge de proximité ou encore de la police de proximité est censée raviver le rapport entre citoyen et État. En Allemagne, la Bürgernähe (proximité avec le citoyen) caractérise également le rapprochement entre politiques, administrations et citoyens-usagers. De tels arrangements font ressortir l'inadéquation entre des catégories politiques traditionnelles mais, d'un point de vue purement politique et non fonctionnel, ce ne sont que des correctifs. Les êtres humains demandent une autre écoute. Ce n'est pas la critique d'un Joseph de Maistre – qui ne reconnaît pas l'homme dans l'abstraction des droits de l'homme, mais seulement des Français, des Allemands ou des Italiens – qui pèse dans cette discussion, car il ne s'agit pas d'aller à l'encontre de l'universalisme. À notre sens, il faut plutôt nourrir l'humanité de l'homme par la constitution du sujet si l'on veut sauvegarder un espace politique dans lequel les citoyens investissent. Alors le mythe du citoyen vertueux se muera en voix du citoyen. Dans son ouvrage Pour une nouvelle philosophie politique43, Nicolas Tenzer cherche à dépasser les critiques formulées au sujet du désengagement et du désintérêt du citoyen d'aujourd'hui. Selon lui, c'est la déficience symbolique qui est à l'origine de la désertion du citoyen parce que la question de la constitution du sujet politique n'a jamais été posée en des termes qui rendent compte de la réalité nouvelle. Ce n'est plus la vertu citoyenne qui est au premier plan, mais la prise de parole du citoyen. C'est l'espace de parole que la démocratie médiatique a du mal à concevoir. L'argumentation et la rhétorique politique ne sont pas les garants de cette prise de parole. En revanche, à côté de la reconnaissance par le droit, il est indispensable d'imaginer des relais de reconnaissance autres que le droit et de renforcer ainsi la fonction symbolique dans les rapports humains dont la politique doit se faire l'écho. La conséquence la plus immédiate en serait l'accalmie des revendications culturelles de toutes sortes. Dans un autre ordre d'idées, mais pour les mêmes raisons, la crise de la représentation pourrait être envisagée du point de vue des sciences humaines, et pas seulement par le prisme de la science politique. Se représenter comme sujet agissant a été le but de la connaissance de l'homme44. Or comment l'homme se connaît-il ? Quelle est la légitimité de cette connaissance dans le champ politique ? L'individu qui arbore une certaine « fatigue de soi45 » souffre de la non-connaissance de luimême et, en même temps, ne peut pas s'inventer tous les jours. Les 43. Nicolas Tenzer, Pour une nouvelle philosophie politique. 44. Dans le dernier chapitre de son livre, Ottfried Höffe fait référence aux Geisteswissenschaften et au rôle essentiel qu'elles ont à jouer dans le débat politique. 45. Titre du livre d’Alain Ehrenberg, La fatigue d'être soi, Odile Jacob, 2000.
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critiques formulées par Alexis de Tocqueville restent valables : « Les hommes des sociétés démocratiques ne doivent rien à personne, ils n'attendent, pour ainsi dire, rien de personne ; ils s'habituent à se considérer toujours isolément, ils se figurent volontiers que leur destinée tout entière est entre leurs mains46. » L'abîme de l'homme moderne et, par conséquent, du citoyen (le responsable politique est aussi un citoyen, ne l'oublions pas) s'ouvre sur l'absence de cadres permettant la connaissance de soi et du citoyen que nous sommes. À ce point de vue, on peut se demander si l'idée de République, de politique tout court, peut encore avoir un avenir en Europe ? La citoyenneté européenne n'est-elle pas un concept politique dénué de sens dans l'imaginaire des Européens ? La construction européenne se présente comme un laboratoire. L'individualisme qui a entraîné une fragmentation de la société, qui est la source de la juridiciarisation à outrance de la démocratie libérale, rencontre une autre dimension de l'état du monde qu'est la mondialisation. On doit admettre que, grâce à la collusion de ces deux phénomènes, de nouveau, se pose dans une forme accrue le problème du genre humain. Les politiques nationales tombent en désuétude, il est urgent de penser, comme le suggère, entre autres, le philosophe Jürgen Habermas, de passer à une étape postnationale47. Les formes de légitimation autres que les institutions s'établissent à partir du concept de « publicité mondiale » (Weltöffentlichkeit). Selon Habermas, elle contribuerait à faire face aux inégalités sociales les plus flagrantes dans « la société globale déchaînée » qui sont un frein à l'exercice de la citoyenneté du monde. La global governance pourrait ainsi remplacer définitivement le concept de relations internationales. La citoyenneté élargie par la conscience du monde globalisé retrouverait un horizon nouveau au-delà des tentatives d'affirmations identitaires qui, de fait, ne sont que des raisons de division du genre humain. Mais la condition de réalisation de la démocratie dépendra de la réconciliation du particulier et de l'universel. Avec Kant, nous pouvons dire que c'est probablement une tâche qui ne s'accomplira qu'en ce qui concerne l'histoire de l'humanité. La difficulté de cette tâche se mesure à l'aune des revendications de reconnaissance, comme le rappelle Pierre Manent48. Aujourd'hui, la mise en perspective de la citoyenneté est d'autant plus nécessaire que l'Europe devient une entité politique. Il ne suffit pas de croire que la transposition de la problématique au niveau 46. Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, II, 2. 47. Jürgen Habermas, Die postnationale Konstellation (trad. de Après l'État-nation). 48. Pierre Manent, Cours familiers de philosophie politique.
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s upranational suffise pour résoudre les problèmes liés à l'énonciation d'une citoyenneté nouvelle. Le politique dans son ensemble est en jeu, de même que sa détermination fondamentale : agir en commun. Dès lors que la citoyenneté ne signifie plus la simple appartenance à un pays, elle désigne la conscience de la situation politique dans laquelle le groupe vit, la lucidité et la liberté que seule cette conscience peut développer dans l'être humain. Le dépassement des droits de l'homme comme simple cadre juridique est nécessaire pour fonder anthropologiquement la citoyenneté. En ce sens, le déficit politique actuel tient surtout au fait de ne pas intégrer politiquement les citoyens de la communauté politique dans le processus de construction européenne. C'est un vieux reproche. En revanche, la difficulté de fixer la portée symbolique de la citoyenneté requiert de nouvelles formes d'adhésion. Les thèmes (engagement écologique, défense d'une spécificité culturelle, définition du bien commun) créeront l'union politique nécessaire. C'est dans l'ouverture à l'étranger que le citoyen français ou allemand apprendra à mieux se connaître et à mieux apprécier la portée politique de son existence. Le citoyen-homme a toujours été un idéal du républicanisme, plus proche de la cause commune, mais lié, corps et âme, à l'idée selon laquelle il conçoit« autrui comme soi-même ». Pour le libéralisme, le citoyen et l'homme sont des données plus complexes qui nécessitent des médiations. Aujourd'hui, les cartes sont brouillées. Les formes du néo- républicanisme se rapprochent de celles du libéralisme. Dans le nouveau modus vivendi de la république, le citoyen découvre des champs d'action et de reconnaissance multiples. En d'autres termes, le politique, signe d'un comportement collectif et exemplaire est nourri et doublé par une forme d'humanité qui procède d'un autre regard sur l'homme. Alors que le politique a toujours été fondé sur le partage entre « l'ami » et « l'ennemi49 », l'intérieur et l'extérieur, le monde multipolaire dans lequel nous vivons fait de nous à la fois des autochtones et des étrangers. La perception de l'étranger est le point d'ancrage fondamental de la politique. C'est Jürgen Habermas qui nous invite à repenser le républicanisme dans la perspective d'un projet politique post-national. Il déplore l'absence de référence à la communauté de citoyens du monde dans les politiques nationales50. Selon lui, le modèle normatif d'une communauté qui existe sans exclusion d'autres communautés est l'univers de la morale tel que Kant l'a défini, c'est-à-dire l'unité du genre humain. Quoique « l'insociable sociabilité » sépare les hommes, ils ont 49. Carl Schmitt, La notion de politique. 50. Ibid., p. 162.
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également une tendance à s'unir et à faire des progrès à l'échelle de l'espèce. Pour les réaliser, la société doit être pluraliste. Kant réconcilie, et c'est là l'importance de son propos pour notre développement, le pluralisme et l'universalisme en faisant de la liberté la condition de l'universalisme. Or le consensus fondé sur les droits de l'homme est une base nécessaire, mais non suffisante pour instaurer une solidarité universelle. La part de l'étranger pris en son sens politique et existentielle, le rapport à ce qui nous est étranger, exige des citoyens qu'ils sortent d'eux-mêmes, qu'ils se pensent eux-mêmes en laissant derrière eux la platitude du monde de la consommation des choses. C'est par l'enseignement des sciences humaines que sera revigoré le politique. Goethe appréciait l'influence bénéfique du geistiger Handelsverkehr (commerce des idées51). Et c'est à ce titre que la célèbre phrase de Montesquieu, « le commerce adoucit les mœurs » trouve tout son sens52.
51. Johann Wolfgang Goethe, Le Divan occidental-oriental. 52. Charles Montesquieu, De l'esprit des lois, l. 20, chap. 1.
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Définir la République dans le contexte français Francis Démier
Professeur à l’Université de Paris Ouest Nanterre La Défense
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éfinir l'identité de la République, en France, fait partie du détour obligé de tous les régimes politiques. L a IVe République après le second conflit mondial, comme la e V après l'arrivée du général De Gaulle au pouvoir, a trouvé sa légitimité en fixant son projet dans un cadre historique construit depuis la Révolution française. L'exercice prend toutefois une dimension particulière depuis les cérémonies du bicentenaire de la Révolution française, car ce qui fut en débat, c'est ce que François Furet a appelé la fin de « l'exception française », c'est-à-dire, dans son esprit, la nécessité désormais, à l'entrée dans l'ère de la mondialisation, de redéfinir une identité de la République qui soit compatible avec les régimes politiques des grandes démocraties occidentales1. Le consensus ne fut guère trouvé à l'occasion de ce débat et nombre d'historiens lui opposèrent, comme Clemenceau naguère, la nécessité de définir la République en restant fidèle à tout l'héritage de la Révolution française sans en exclure la république jacobine qui, selon Furet, 1.
Cf. F. Furet, La Gauche et la Révolution au milieu du XIXe siècle et F. Furet et M. Ozouf, Le Siècle de l'avènement républicain.
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n'était qu'une dérive d'un projet politique, fixée dans les grandes valeurs libérales avancées en 1789 et une anticipation des totalitarismes du XXe siècle. Ce débat d'historiens ne fut pas sans écho dans le monde politique, mais il ne traduit pas ce qui en règle générale correspond, à l'heure actuelle, à l'image de la République2. Celle-ci existe d'abord dans tout un ensemble de symboles dont Maurice Agulhon a montré la force et parmi lesquels s'impose la figure de Marianne, figure qui de la IIIe à la Ve République est devenue apaisée, sage et consensuelle, installée dans les mairies et les palais, assez loin des Marianne furieuses ou militantes qui ont jalonné le XIXe siècle3. En fait, s'est progressivement imposée une image de la République qui est celle « du régime qui nous divise le moins » comme l'avançaient déjà ses refondateurs de la fin des années 1870. L'image, elle, s'est affaiblie au point de faire oublier ce que sont les valeurs républicaines à une époque où la personnalisation du pouvoir, sa présidentialisation, a substitué souvent la figure des dirigeants aux références politiques et morales un peu abstraites qui abondaient encore dans les discours des républicains radicaux du début du XXe siècle4. L'idée est toutefois à nuancer. Avoir un comportement qu'on appelle « républicain » a toujours un sens dans le débat politique. Mettre en place des mesures répressives à l'égard des libertés individuelles, redéfinir l'identité française en mettant en avant des critères ethniques, remettre en cause le périmètre de la laïcité établi lors de la séparation de l'Église et de l'État, défendre un modèle de société ouvertement inégalitaire, tout cela constitue aussi des occasions de voir resurgir dans l'opinion une critique et une résistance qui relèvent de ce qu'on appelle alors « esprit républicain » ou un « comportement républicain ». Cet « esprit républicain » est un acquis qui ne s'identifie pas nécessairement à une forme de régime ou à un épisode spécifique de l'histoire de la République. Il relève plutôt du domaine du culturel et trouve ses racines dans l'école qui, en France, a tant d'importance pour définir le sens même de la République. Les historiens qui ont analysé les raisons, en France, de l'échec du fascisme dans les années 1930 ont bien montré comment se manifestait cette culture de la République5. La France 2. 3. 4. 5.
M. Vovelle (dir.), Révolution et République. L'exception française. Cf. M. Agulhon, Marianne au combat : l'imagerie et la symbolique républicaines ; cf. aussi Histoire vagabonde. Cf. S. Berstein, Histoire du Parti radical. Cf. S. Berstein et O. Rudelle, Le Modèle républicain et S. Berstein, Les Cultures politiques en France.
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connaît alors une crise qui n'a certes pas l'ampleur de celles que connaissent des pays comme l'Allemagne, mais il n'en reste pas moins vrai que la République est confrontée à la montée de ligues d'extrême droite qui menacent les institutions. Il existe bien alors une minorité activiste tentée par l'imitation du modèle fasciste, mais à la différence de ce qui se passe en Italie et en Allemagne, le gros des classes moyennes, la principale cible des ligues, résiste à la fascination des idées et des valeurs véhiculées par le fascisme. La revendication qui l'emporte parmi les classes moyennes en colère, c'est celle d'une inflexion de la République dans un sens autoritaire, à l'opposé de ce qu'elles considèrent comme une dérive parlementaire responsable de leurs difficultés. On peut voir dans ce comportement les raisons de l'échec des manifestations menaçantes du 6 février 1934 qui entraînent la chute du gouvernement radical mais non pas celle de la République6. Effet inverse, cette culture républicaine, héritage de l'école primaire, permet la rencontre du Parti communiste et du reste de la gauche dans la dynamique du Front populaire7. Au-delà d'une « culture républicaine » qui définit un attachement particulier aux libertés fondamentales et aux exigences de la démocratie, il existe dans le vocabulaire politique toute une gamme de déclinaisons de l'identité républicaine8. On peut évoquer une « philosophie républicaine » qui s'est construite dans le sillage de la pensée néo-kantienne, du solidarisme à Alain. On a une histoire républicaine dont Lavisse représente le chef de file. On évoque même une « économie républicaine » faite d'un équilibre préservé entre la France rurale et celle des villes, entre la petite entreprise et le capital. Dans les années 1890 s'est forgée une conception républicaine de l'État providence très différente de celle qui s'est organisée sous Bismarck en Allemagne. Alors que la protection allemande repose sur les cotisations des salariés de l'industrie, le système français qui relève du principe de solidarité entend protéger les citoyens les plus faibles par le biais de l'État9. La force de ce cadre politique a été telle que, face au catholicisme, on parle de « religion républicaine » indice de la ferveur de tous ces militants, ces combattants de la République qui ont lutté contre tout retour en arrière face aux monarchistes et à la fraction des catholiques qui les soutenaient.
6. 7. 8. 9.
S. Berstein, Le 6 février 1934. Cf. O. Rudelle, La République absolue. S. Berstein, La République sur le fil. Cf. V. Viet, Les Voltigeurs de la République. L'inspection du travail en France jusqu'en 1914.
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Ces valeurs républicaines se sont cristallisées dans des lieux de mémoire qui ont entretenu le souvenir de la République et suscité d'innombrables commémorations. D'étape en étape, la République a investi le paysage, non seulement sur les places de villages où la statue de Marianne s'est posée à côté de l'église, mais dans les grandes villes où les symboles de la République sont devenus le point de ralliement des grands mouvements populaires. Sur la place de la Bastille, on construisit, après 1830, une colonne en hommage aux morts des Trois Glorieuses. Thiers, alors ministre de l'Intérieur, eut le souci de faire installer au sommet de la colonne un génie ailé pour éviter une statue de femme. Une femme aurait rappelé la République et la place serait vite devenue un lieu d'opposition au régime orléaniste. Peine perdue, la place de la Bastille échappa aux notables de la monarchie de Juillet et devint, dès son inauguration, le cadre favori des rassemblements populaires et des républicains. Le XIXe siècle a donc construit par étape une synthèse républicaine dans laquelle se sont retrouvés les Français au tournant du XXe siècle, à l'exception de deux oppositions très minoritaires, le syndicalisme révolutionnaire et l'Action française. En dépit de cette opposition, les Français acceptèrent pourtant d'entrer dans un conflit qu'ils redoutaient et dont ils ne voulaient pas, car les conditions de l'engagement dans les hostilités faisaient de l'Allemagne une menace sur la République et les acquis qu'elle avait apportés aux Français. L'union sacrée n'est en fait qu'une des formes de la « défense républicaine10 ». On ne doit pourtant pas oublier que derrière cette image de synthèse qui a rassemblé les Français le danger venu, la République s'est construite sur un alliage très complexe. La République en France est en fait un régime « feuilleté » qui s'est incarné dans des formules politiques très différentes. À deux reprises au moins, en 1848 et en 1871, la République est le cadre d'une guerre civile qui oppose deux conceptions de ce régime complètement différentes. En juin 1848, le général Cavaignac, un vrai républicain, investi du reste par une assemblée élue au suffrage universel, écrase dans le sang une insurrection ouvrière qui se réclame d'une république sociale attendue par les ouvriers de l'atelier national de la capitale. La fracture se prolonge de 1848 à 1851 dans l'opposition entre une République de notables dominée par le Parti de l'ordre et une République rouge revendiquée par les démocrates
10. Cf. J.-J. Becker, Comment les Français sont entrés en guerre en 1914.
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s ocialistes11. En 1871, la République proclamée le 4 septembre, celle qui va finalement désigner Thiers comme chef de l'État, mais aussi celle de Gambetta et de bons républicains, écrase la Commune qui se veut porteuse des vraies valeurs de la République démocratique contre le danger de restauration. Dans chacune des deux crises, deux légitimités républicaines s'affrontent. L'une se réclame d'un suffrage universel national, d'une majorité et donc d'une légitimité démocratique, l'autre se réclame du combat social des travailleurs, du droit au travail, du droit à l'existence12. La République elle-même est donc traversée par la lutte des classes et cela tient à la nature complexe de son origine même13. La République en France naît d'une révolution et cela l'oppose radicalement aux exemples étrangers auxquels on pourrait la comparer. Aux États-Unis, elle s'impose dans une lutte d'émancipation coloniale sans l'enjeu d'une lutte anti-aristocratique. En Suisse, elle est l'expression d'une structure politique cantonale morcelée. Rien à voir avec les bouleversements fondamentaux que subit un grand État comme celui de la France à la fin du XVIIIe siècle. Tous ceux qui désiraient la disparition de la monarchie, de Rousseau à Mably, n'imaginaient pas que l'apparition d'une République soit possible à l'échelle d'un pays comme la France et limitaient leur horizon politique à des sociétés agraires de dimensions réduites. La République ne naît pas non plus de la Révolution de 1789 et de la disparition des privilèges aristocratiques. La rupture, du moins celle qui aboutit à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen face au passé monarchique, s'accommode de la mise en place d'une monarchie constitutionnelle, cadre dans lequel la société française pouvait envisager de se stabiliser autour d'un régime modéré. La République naît au contraire d'une impasse dans laquelle se trouve le compromis de 1789 imaginé dans la nuit du 4 août sous la direction de l'aristocratie éclairée prête à mettre un terme à l'absolutisme et aux inégalités les plus voyantes. Un faisceau d'événements est à la racine de cette République. On peut d'abord mettre en avant le refus du roi et d'une large partie de l'aristocratie d'accepter le compromis de 1789, ce qu'illustrent, dès cette date, le phénomène de l'émigration et l'appel à l'aide étrangère. Ensuite, 11. Cf. M. Agulhon, Les Quarante-huitards et P. Vigier, 1848, les Français et la République. 12. Cf. P. Barral, Les Fondateurs de la République. 13. Cf. R. Aminzade, Ballots and Barricades : Class Formation and Republican Politics in France, 1830-1871.
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la guerre radicalise ces oppositions et la menace de la défaite, d'un côté, fait naître l'espoir d'un retour à l'avant-1789 et, de l'autre, provoque un puissant mouvement de masse patriotique qui va faire de la République la seule issue possible pour sauver les acquis de 1789. Plus profondément, la monarchie constitutionnelle n'a pas réglé un problème essentiel, celui de la question agraire, de la disparition du prélèvement féodal qui n'a été déclaré que rachetable en 1789. Le bond décisif en avant s'opère donc avec la chute de la monarchie, la révolution du 10 août et la mise en place de la République, le jour même de la bataille de Valmy qui annonce la possibilité de sauver le territoire national et les acquis de la révolution. La République jacobine est aussi le régime politique qui tranche enfin dans la question agraire en décidant la suppression sans indemnité des prélèvements féodaux et ouvre avec les ventes de biens nationaux « à partie brisée » l'accès d'une partie de la paysannerie à la petite propriété. La République qui naît donc en 1792 a une dimension qui n'a pas d'équivalent dans son époque. La substitution de la souveraineté de la nation à celle du monarque s'est faite dans la violence et l'exécution du roi a signifié du reste une rupture sans appel et sans retour possible vers le passé. La pérennité de la République est liée à l'exercice de la terreur révolutionnaire dans une société profondément divisée en particulier parce que la République doit rompre avec l'Église catholique. La République, à défaut de respecter les libertés individuelles promises au début de la Révolution, s'attache à étendre l'idée d'égalité sociale au-delà de l'égalité juridique acquise dès l789. La Constitution de 1793 qui ne pourra être appliquée constitue pour tout le XIXe siècle une référence fondamentale parce que non seulement elle repose sur le suffrage universel, mais aussi parce que la République prend en compte la protection des plus démunis. Enfin, les conditions dans lesquelles s'impose la République, l'importance de la guerre étrangère, associent la défense du régime, la République, à celle du sol français et fait du patriotisme une valeur essentielle de l'esprit républicain. Être républicain, et c'est particulièrement vrai pour le peuple de Paris, fer de lance de la Révolution, c'est être patriote parce que le roi a trahi en recherchant l'appui de l'étranger. La Commune de 1871, dernière révolution du XIXe siècle d'une certaine façon, sera une insurrection républicaine patriotique opposée à la capitulation devant la Prusse14. Au-delà, la République élabore un modèle politique d'émancipation des peuples qui a pour vocation d'être repris 14. Cf. J. Rougerie, Paris libre, 1871.
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par l'ensemble des nations européennes. L'universalisme du modèle républicain français oppose dans la longue durée la France républicaine et les aristocraties européennes. À la richesse et à la complexité du modèle républicain français, on peut toutefois opposer la faiblesse de son enracinement institutionnel. La République s'est révélée incapable de stabiliser ses acquis. La dictature révolutionnaire jacobine, une fois l'ennemi extérieur et intérieur vaincu, n'est pas parvenue à se transformer en république pacifiée15. La République Thermidorienne et le Directoire ont été minés par l'opposition renaissante des monarchistes et du jacobinisme d'extrême gauche, minés aussi par l'incapacité de faire du retour de la liberté autre chose qu'un cadre favorable à la consécration d'une bourgeoisie enrichie par la spéculation. Le coup d'État du 18 brumaire illustre les contradictions de cet itinéraire de la forme républicaine. La préservation des acquis essentiels de la République, de la société nouvelle qu'elle a contribué à faire naître, n'a pu être assurée que par la mise en place d'un pouvoir personnel qui au fil du temps est devenu despotique. Dans la mesure où l'Empire, régime de notables très éloigné des promesses démocratiques de la constitution de 1793, a su quand même ancrer l'héritage en déshérence de la Révolution dans le code civil, le code de commerce, les institutions nouvelles, Napoléon a pu apparaître encore comme « le sabre de la Révolution », le prolongement d'une République qui n'avait pu « rentrer au port16 ». C'est ce qui explique la confusion qui s'est opérée pendant longtemps entre les tenants de l'Empire et le courant républicain. En 1830, il est difficile de les distinguer sur les barricades des Trois Glorieuses. Au moment où la République aurait pu renaître, le Parti républicain n'est pas assez fort pour s'imposer face à la manœuvre orléaniste. Cette faiblesse, à la fois idéologique et numérique, explique que celui qu'on considérait comme le dépositaire de l'idée républicaine, Lafayette, ait pu appeler à repousser la République en mettant en avant l'idée qu'elle déchirerait le camp des vainqueurs, provoquerait une guerre avec l'Europe et qu'une nouvelle guerre serait le retour de la terreur ou du despotisme. L'idéologie républicaine le projet politique républicain n'ont donc pas encore, dans ce début du XIXe siècle, gagné des positions et une identité suffisamment solides pour apparaître incontournables. Pour Lafayette, donc, « la meilleure des républiques », c'est la monarchie orléaniste qui a su se draper de tricolore, évoquer le passage de Louis-Philippe à Valmy, tout en s'entourant dans ses gouvernements successifs de maréchaux de l'Empire. 15. Cf. M. Vovelle, Les Jacobins de Robespierre à Chevènement. 16. Cf. F. Furet, Histoire de France. La Révolution, 1770-1880.
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La République, pour trouver son ancrage institutionnel, a dû passer au filtre de trois épreuves : celle de la Révolution de 1848, celle du Second Empire et, enfin, celle de la lutte victorieuse qu'elle a menée contre la dernière tentative de retour de la monarchie, à la fin des années 1870. La Révolution de 1848 a bien consacré en France la renaissance du projet républicain redéfini par Ledru-Rollin dans ce qu'on appelait alors le Parti radical. La forme républicaine s'impose comme solution aux problèmes posés par une monarchie de notables qui repose sur le suffrage censitaire donnant au plus riche le droit de vote. La République, c'est alors avant tout le suffrage universel contre ce suffrage censitaire et le suffrage universel prend une force particulière dans le projet républicain, car d'une part, c'est le suffrage du pauvre et d'autre part, les républicains élaborent un programme dans lequel ils entendent montrer que c'est par le suffrage universel que l'on pourra transformer la société et résoudre ce qu'on appelle alors la question sociale. Contrairement à 1830, le projet républicain se révèle en 1848 capable de faire une large synthèse politique. Il rallie les intellectuels, attire les socialistes utopiques et Louis Blanc ne conçoit pas l'avènement d'une société socialiste autrement que dans le cadre de la République démocratique issue du suffrage universel. Cette République qui s'impose assez aisément dans la Révolution de février 1848, ne parvient pas pour autant à installer en France un régime républicain. Affaiblie par la crise, traversée en juin 1848 par ce que Tocqueville et Marx appellent désormais la lutte de classes, la République est vulnérable et coupée de sa base ouvrière qu'elle a réprimée dans les journées de Juin ; elle ne résiste pas au coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte. C'est le bonapartisme et non la République qui du reste adapte le capitalisme à la société issue de la Révolution française. L'empereur a su également reconquérir la base paysanne qui, un moment, avait penché en faveur d'une République démocratique. La République, elle, ne renaît dans les années 1860 que sur une assise urbaine et sur un projet politique qui se cantonne à la défense des libertés opposée à l'État autoritaire. Elle se démarque par contre de la générosité sociale qui avait caractérisé la République de 1848, considérée alors comme celle des « vieilles barbes ». C'est la raison pour laquelle, si la République s'impose presque naturellement en septembre 1870, c'est non pas parce qu'elle est portée par un puissant mouvement de masse, une révolution, mais parce qu'elle occupe à Paris le vide laissé par l'effondrement militaire du Second Empire. Mais les positions de la République sont alors très précaires et son avenir est loin d'être assuré. Sa stabilisation est d'abord compromise par la défaite, alors qu'elle symbolise la lutte patriotique contre l'enva-
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hisseur. Les républicains, quant à eux, sont divisés et très rapidement s'opposent la république rouge et celle des républicains bourgeois ; enfin, le suffrage universel lui apporte une majorité monarchiste qui rêve d'un retour rapide à la monarchie. Même si cette majorité s'est faite élire auprès des paysans plus parce qu'elle était pacifiste que parce qu'elle était monarchiste, le destin de la République dotée d'un chef d'État orléaniste, Thiers, n'est guère assuré. Un choix essentiel a été fait cependant face à la Commune. En l'écrasant, en négociant avec les radicaux de province pour éviter qu'elle ne fasse des émules au-delà de Paris, Thiers a avancé l'idée que « la République serait conservatrice ou qu'elle ne serait pas ». Il est vrai que désormais, en France, la République se coupe définitivement de la « république rouge », d'une version révolutionnaire qui était toujours apparue jusque-là comme un objectif pour le peuple de Paris, mais qui avait toujours effrayé la paysannerie acquise à une société respectant la propriété. En fait, la République a dû se reconstruire en une dizaine d'années pour s'enraciner dans l'opinion et les institutions. Cette République qui puise dans les valeurs de la Révolution française n'est ni la « république conservatrice » de Thiers ni la république rouge socialisante de 1848. Cette reconstruction, qui est l'œuvre de Gambetta et des républicains opportunistes17, est fondée sur la prise en compte dans un régime de suffrage universel de l'existence d'une large majorité paysanne dans la société française. La République ancrée sous le Second Empire dans l'opposition des grandes villes trouve désormais son point d'appui essentiel dans les campagnes, des campagnes qu'il a fallu du reste reconquérir, car elles étaient restées acquises à « l'Empereur des paysans ». De 1871 à 1879 s'impose alors dans les élections aux chambres et jusqu'à la conquête de la présidence de la République un Parti républicain qui trouve enfin le socle solide et stable qui rend désormais impossible tout retour en arrière vers la monarchie. Le nouveau programme qui a permis à la République de l'emporter et qui a clarifié ses traits en France met en avant les grandes libertés définies en 1789. Écartant l'approche socialiste d'une société de classes, il défend l'idée d'une société de citoyens dans laquelle la fluidité sociale est garantie par l'éducation qui prend dans l'idéologie républicaine une importance fondamentale, car elle a pour vocation de se substituer à un bouleversement révolutionnaire. Cette République retrouve le socle fondamental qui a été celui de sa première version, c'est-à-dire une alliance entre la bourgeoisie et la petite paysannerie établie dans la période du jacobinisme, ce qui la 17. J. Grévy, La République des Opportunistes.
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contraint à préserver pendant une longue période une France rurale enracinée dans la petite propriété. Mais cette alliance sociale fondatrice qui était offensive en 1793 prend désormais face à la menace de la droite et du socialisme une teinte défensive. L'assise ouvrière de la République, toujours importante, ne constitue pas, cependant, l'axe de sa politique, ce qui la fragilise sur sa gauche dans les foyers de la classe ouvrière. Si l'on prend en compte la longue période qui est celle de la IIIe République, son profil ne se stabilise en réalité que progressivement, au fil d'une succession d'épreuves qui en clarifient les contours. Rapidement identifiée comme une République bourgeoise et enlisée dans la crise économique des années 1880, la République des Opportunistes est menacée par une opposition composite qui à travers le boulangisme associe les laissés-pour-compte de la République, de la droite aux classes populaires urbaines18. Accusée d'avoir perdu ses racines, la République est sauvée par le vote paysan qui, dans les années 1890, laisse la place à une formule plus conservatrice préoccupée avant tout de préserver l'ordre et le vaste camp de la propriété. Mais cette dérive conservatrice vole en éclats avec l'affaire Dreyfus qui révèle qu'au cœur de l'État républicain existent des courants hostiles aux droits de l'homme et aux valeurs fondamentales sur lesquelles la République a été fondée19. L'affaire fait éclater le Parti républicain qui se recompose alors dans une majorité qui associe les républicains socialement conservateurs mais attachés aux droits de l'homme et la gauche jusqu'aux socialistes et à Jaurès20. Cette majorité est fondatrice d'une République radicale dont l'assise ne s'érodera qu'avec le régime de Vichy. Liée à la France rurale, elle entend assurer désormais par une politique sociale l'intégration d'un monde ouvrier tenté par le syndicalisme révolutionnaire et réalise un consensus assez large pour donner du crédit à l'idée que la République est un bien commun de tous les Français qu'il faut défendre jusqu'à la mort face à un envahisseur. Pourtant, la Grande Guerre altère le contenu du message républicain qui semble incapable au moment de la victoire de faire oublier l'énorme sacrifice humain du conflit. Déchirée entre pacifisme et nationalisme antidémocratique, la République s'affaiblit face à la menace de la crise et du fascisme. La vision de la société selon les républicains, démocratie de petits propriétaires assurant une place essentielle aux classes moyennes, est désormais à l'épreuve face aux changements de société. 18. Cf. J. Garrigues, Le général Boulanger. 19. Cf. P. Birnbaum, La France de l'affaire Dreyfus. 20. M. Leymarie (dir.), La Postérité de l'affaire Dreyfus.
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On peut ainsi mesurer la portée du modèle républicain dans l'histoire. Les républiques, traditionnellement, n'avaient été que d'étroites oligarchies politiques et, aux États-Unis, la République avait été celle de l'individu et des droits naturels. C'est seulement en France que le régime républicain non seulement a pris une large dimension démocratique, mais a provoqué une rupture sans retour avec le passé monarchique et la société de privilège. La dimension du changement explique peut-être la faiblesse institutionnelle de la République dans le cours du XIXe siècle. La République n'a pas non plus le monopole de la modernité. La monarchie constitutionnelle comme le Second Empire ont provoqué des bonds en avant du progrès et la IIIe République semble même moins audacieuse quant à l'adoption de changements novateurs dans la société française. Mais la République a réussi en longue durée à créer un équilibre qui a façonné l'identité française et qui reste une référence dans une société inquiète et déchirée à l'heure de la mondialisation. La société française de la IIIe République, en réalité, est pourtant restée presque aussi inégalitaire que dans les autres pays d'Europe21. Mais la République en France est parvenue, dans le cadre d'un système politique donnant la prépondérance au Parlement sur le pouvoir exécutif, à établir un certain équilibre, voire une solidarité, entre des composantes très différentes de la société née de la Révolution française. C'est au tournant du XIXe et du XXe siècle que la réussite a été la plus évidente parce que la République a répondu alors aux attentes d'une société dans laquelle les classes moyennes indépendantes issues des milieux populaires pouvaient entamer à pas comptés une lente mais certaine ascension sociale.
21. A. Gueslin, Gens pauvres et pauvres gens.
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Bibliographie Agulhon, Maurice, Les Quarante-huitards, Paris, Gallimard, 1975. Agulhon, Maurice, Marianne au combat : l'imagerie et la symbolique républicaines, Volume 1, 1789-1880, Volume 2, 1880-1914, Paris, Flammarion, 1989. Agulhon, Maurice, Histoire vagabonde, 3 volumes, Paris, Gallimard, 1996. Aminzade, Ronald, Ballots and Barricades : Class Formation and Republican Politics in France, 1830-1871, Princeton, PUP, 1993. Barral, Pierre, Les Fondateurs de la République, Paris, A. Colin, 1968. Becker, Jean-Jacques, Comment les Français sont entrés en guerre en 1914, Paris, FNSP, 1977. Berstein, Serge, Histoire du Parti radical, 2 volumes, Paris, FNSP, 1982. Berstein, Serge, Le 6 février 1934, Paris, Découverte Gallimard, 1996. Berstein, Serge, Les Cultures politiques en France, Paris, Le Seuil, 1999. Berstein, Serge, La République sur le fil, Paris, Textuel-Seuil, 2005. Berstein, Serge et Rudelle, Odile, Le Modèle républicain, Paris, PUF, 1992. Birnbaum, Pierre, La France de l'affaire Dreyfus, Paris, Gallimard, 1994. Furet, François, La Gauche et la Révolution au milieu du XIXe siècle, Paris, Hachette, 1986. Furet, François, Histoire de France. La Révolution, 1770-1880, Paris, Hachette, 1988. Furet, François et Ozouf, Mona, Le Siècle de l'avènement républicain, Paris, Gallimard, 1993. Garrigues, Jean, Le général Boulanger, Paris, Orban, 1991. Grévy, Jérôme, La République des Opportunistes, Paris, Perrin, 1997. Gueslin, André, Gens pauvres et pauvres gens, Paris, Aubier, 1998. Leymarie, Michel (dir.), La Postérité de l'affaire Dreyfus, Lille, Septentrion, 1998. Rougerie, Jacques, Paris libre, 1871, Paris, Le Seuil, 1971. Rudelle, Odile, La République absolue, Paris, Publications de la Sorbonne, 1982. Viet, Vincent, Les Voltigeurs de la République. L'inspection du travail en France jusqu'en 1914, 2 volumes, Paris, CNRS, 1994. Vigier, Philippe, 1848, les Français et la République, Paris, Hachette, réédition 1998. Vovelle, Michel (dir.), Révolution et République. L'exception française, Paris, Kimé, 1994. Vovelle, Michel, Les Jacobins de Robespierre à Chevènement, Paris, La Découverte, 1999.
Chapitre 5
La fondation républicaine et l'exercice de la souveraineté absolue Brigitte Krulic
Professeur à l'Université de Paris Ouest Nanterre La Défense CRPM
A
vant donc le mot de “République”, c'est le mot de “Nation” qui marque la France moderne1. » C'est en effet la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 (Article 3) qui signe la naissance de la nation au sens moderne, c'est-à-dire du corps politique titulaire de la souveraineté politique. Ce transfert de souveraineté, inséparable du principe d'égalité juridique et ontologique des individus (Article 1), substitue au corps du roi (souveraineté « verticale ») le corps de la nation (souveraineté « horizontale ») et consacre l'avènement du peuple comme principe légitimant et agissant de l'histoire.
Nation, peuple, mais aussi, inévitablement État : le projet révolutionnaire de « régénération » de l'homme en citoyen qui se réclamait d'une radicalité novatrice a été, bon gré mal gré, conduit à inscrire son action dans la continuité de l'administration de l'Ancien Régime et d'une culture étatique constituée autour de l'émergence précoce d'un État central politiquement et culturellement unifié. La nation révolutionnaire œuvre de la raison s'arrimait ainsi sur l'État et les structures 1.
C. Nicolet, L'idée républicaine en France, p. 400-401.
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léguées par l'histoire, esquissant les contours de cette forme privilégiée d'organisation politique et sociale de la modernité qu'est l'Étatnation. Après septembre 1792, la « Nation se constitue en République2 », ce qui signifie tout à la fois « chose publique » (res publica, ce qui intéresse tous les membres d'une société constituée en État) et aussi forme de gouvernement opposée à la « monarchie » qui permet à tous les membres de la société d'exercer la souveraineté. « La “République” ne fait donc qu'accomplir jusqu'à sa conclusion logique la révolution opérée deux ans plus tôt, c'est-à-dire l'établissement d'un gouvernement national3. » Peuple, nation, État et république sont des concepts et des termes dont l'association indissoluble s'opère par « glissements de sens » (Nicolet) ou plutôt par dérivations successives que je me propose de reconsidérer sous l'angle de la prégnance et de la permanence du principe de souveraineté absolue, transmis de la monarchie aux Jacobins et aux actuels souverainistes de droite et de gauche. Je m'attacherai à montrer qu'en transférant les attributs de la nation et les prérogatives de l'État sur cette entité qu'est la « République », forme institutionnelle de l'Étatnation porteur des principes démocratiques, le modèle républicain », souvent assimilé à l'« exception française », a élaboré la forme politique qui seule permettait d'opérer, entre tradition et innovation, une synthèse cohérente ancrée sur la longue durée historique. L'influence de Rousseau s'est exercée fortement sur les constituants et les auteurs de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Le peuple n'existe pas comme fait donné, il n'est qu'un agrégat d'individus tant qu'il ne s'est pas constitué en tant que tel grâce au contrat social. Le peuple en corps édicte la volonté générale, « inaliénable, indivisible et infaillible » dont l'expression est la loi4. La volonté générale, instinct de la collectivité en tant que corps, tend vers le bien commun : elle n'est pas la volonté de tous, c'est-à-dire l'addition des volontés particulières des membres de la communauté, qui ne peuvent tendre qu'à des fins privées. La volonté générale n'est rien d'autre que la pensée du peuple quand celui-ci pense l'être et le bien communs, elle est l'idée de la chose publique pensée selon la catégorie de l'universel. Elle est une, car conforme aux principes de la raison dont les principes sont valables pour tous. Elle est infaillible, car la raison est infaillible. Elle permet à la volonté de chacun d'être tout à la fois particulière et générale. La 2. 3. 4.
Projet élaboré par les Girondins en 1793, cité in C. Nicolet, op. cit., p. 408. C. Nicolet, op. cit., p. 400. J.-J. Rousseau, Du Contrat social, II, 1-3.
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volonté de chacun peut être générale : je ne puis que vouloir la loi et le principe de la raison si je fais taire les passions et que je me fie à la conscience, cet « instinct divin ». Ainsi, lorsque j'obéis à la loi, je n'obéis qu'à moi-même, à la part raisonnable en moi. Il revient à l'abbé Sieyès d'avoir opéré, au début de 1789, un génial « contournement » des difficultés et apories du Contrat social dans sa brochure Qu'est-ce que le Tiers État ? en substituant le terme de nation à celui de peuple5. Il donne une définition additive et quantitative de la nation (l'individu constitue une unité numérique). Ce critère numérique fait disparaître la différence qualitative que suppose la notion de privilège, il opère une homogénéisation, une réduction à l'identique. À la place de l'opération complexe du contrat de chacun avec tous qui dans le Contrat social fonde la souveraineté, on trouve chez Sieyès l'utilisation de l'évidence empirique : il suffit de recenser numériquement la population pour voir apparaître la volonté souveraine. La nation se substitue au peuple comme dépositaire de la souveraineté, laquelle est « une, indivisible, inaliénable et imprescriptible », comme le rappelle la Constitution de 1791. De fait, c'est la nation qui, par dérivation, se voit doter de ces attributs, ce qui dispense de la définir plus précisément. Le terme est « donné comme allant de soi6 » : la nation, c'est le corps social « détenteur et support de la souveraineté » auquel font référence toutes les constitutions à l'exception de la Charte. Le peuple-nation est caractérisé en théorie par le fait qu'il représente le « Tout » (Sieyès), c'est-à-dire l'intérêt général opposé aux « privilèges », au sens historique de « statuts particuliers » accusés de détruire l'égalité. Mais très vite, cette construction de la raison dut se confronter à l'exercice de la souveraineté dans la réalité d'une population nombreuse (le peuple comme réalité sociologique et non plus seulement comme postulat politico-juridique), réalité incompatible avec la démocratie directe. Cela imposait la nécessité de l'État, cet édifice structurant la collectivité qui est chargé de traduire en actes administratifs les principes fondateurs. Le peuple-nation est le titulaire de la souveraineté et l'État exerce le pouvoir en son nom ou, pour paraphraser Hobsbawm, la nation, c'est l'ensemble des citoyens dont la souveraineté collective constitue un État qui est leur expression politique7. Or cet arrimage de la nation sur l'État lie indissolublement la nation au territoire puisque tout État se définit 5. 6. 7.
« [...] une Nation ne peut ni aliéner, ni s’interdire le droit de vouloir [...] sa volonté est toujours la loi suprême » (E.J. Sieyès, Qu'est-ce que le Tiers État ?, p. 132). C. Nicolet, op. cit., p. 400. E. Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780, p. 30.
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par un territoire dont les habitants sont soumis à la même tutelle, impliquant donc l'existence de frontières délimitant les espaces non soumis à cette tutelle. Le transfert sur le territoire de l'État des attributs qui sont à l'origine ceux de la souveraineté s'opère par dérivations successives, ce qu'exprime bien la Constitution de 1791 : « La Souveraineté est une, indivisible, inaliénable et imprescriptible. Elle appartient à la Nation » (Titre III, Article 1), tandis que le Titre II, Article 1 énonce : « Le Royaume est un et indivisible : son territoire est distribué en quatre-vingt-trois départements. » Lorsqu'en septembre 1792, la République devient la forme institutionnelle de l'État-nation, la monarchie ayant failli à s'adapter aux principes nouveaux, elle se voit aussitôt doter des attributs de la souveraineté : la Convention déclare le 25 septembre 1792 que « la République est une et indivisible ». Peu à peu, au fil d'une histoire conflictuelle, la République s'impose comme la forme qui condense les notions de « France », de « patrie » et de « République », « seul être en trois personnes », car la République est « l'accomplissement ultime de la France8 », idée inlassablement développée par Lavisse, « l'instituteur national ». « L'histoire de France est celle de la Nation, enfantée par les rois, accouchée en 1789, définitivement République depuis 18799. » On pourrait ajouter que la République, communauté de citoyens constitutivement homogénéisante et assimilationniste, est la forme que revêt dans la culture politique française la démocratie, qu'elle englobe, significativement, sur le mode de l'implicite. En d'autres termes : dire « démocratie », c'est dire « République », donc « État républicain » fondé sur le suffrage universel ou plus précisément, dire « République », qui implique « État républicain », c'est dire « démocratie ». Il en résulte plusieurs conséquences : l'indivisibilité du territoire et le principe d'unicité du « peuple français » excluant, par exemple, la qualification de « peuple corse composante du peuple français10 » ; le 8.
S. Citron, Le Mythe national, p. 38. Voir les travaux de Jacques et Mona Ozouf sur l'École de la République et l'enseignement de l'histoire de France. 9. S. Citron, op. cit., p. 24. 10. Dans sa décision du 9 mai 1991, le Conseil constitutionnel a refusé d’admettre la constitutionnalité de la qualification de « peuple corse, composante du peuple français », au motif qu’elle est contraire à la Constitution et à la tradition constitutionnelle française, qui ne connaît que « le peuple français, composé de tous les citoyens français, sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Le Conseil constitutionnel (Décision du 15 juin 1999 relative à la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires) a déclaré que certaines dispositions de ce texte sont contraires à la Constitution française en ce qu’elles confèrent des droits
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refus de la division et de la représentation, car les intérêts privés apparaissent comme une corruption de la volonté générale, laquelle est inaliénable11 ; la sacralisation de la loi, expression de la volonté nationale, ce qui explique que le contrôle de constitutionnalité, l'un des critères de l'État de droit, ne se soit imposé qu'avec la Ve République ; le principe d'égalité des contractants qui récuse tout traitement différencié des minorités définies par une détermination sociologique, quelle qu'elle soit, ainsi que l'existence de corps intermédiaires, entraves à la cohésion de l'État qui représente l'intérêt général. Le principe d'égalité et la reconnaissance de la diversité linguistique, ethnique, sexuelle et religieuse dans l'espace public sont antinomiques12. La nation est composée d'individus juridiquement égaux, placés en relation directe avec l'État centralisé et dégagés de toutes juridictions intermédiaires : c'est le fondement de la notion de « service public » à la française. Ainsi la tension entre la mission universelle de la nation et son assise territoriale est-elle inhérente au projet même de l'État-nation révolutionnaire. En d'autres termes : la notion de territoire pose la question de l'articulation entre l'homogénéité (l'unité et l'indivisibilité), c'est-à-dire le fait que l'État administre directement un peuple uni à lui par le lien juridique de la nationalité-citoyenneté (les deux étant nécessairement confondus) et l'hétérogénéité des réalités sociologiques, sans oublier celle des populations « libérées » par les guerres de la Révolution, nécessairement tiraillées entre deux loyautés, l'adhésion citoyenne et l'appartenance à une communauté produite par l'histoire. Le problème concerne tant la politique intérieure qu'extérieure ainsi que les modalités de la colonisation.
spécifiques à des « groupes » de locuteurs de langues régionales ou minoritaires à l’intérieur de « territoires » dans lesquels ces langues sont pratiquées, en contradiction avec les principes constitutionnels d’indivisibilité, d’égalité et d’unicité du peuple français. Enfin, depuis le 30 juin 1992, une réforme constitutionnelle, imposée par la ratification du traité de Maastricht, a inscrit dans l’article 2 que la langue de la République était le français. 11. Voir la Constitution de 1791, Titre III, Article I : « La souveraineté est une, indivisible, inaliénable et imprescriptible. Elle appartient à la nation ; aucune section du Peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice. » 12. Une place stratégique est dévolue à la laïcité (Art. 2 de la Constitution de 1958), qui ne remet nullement en cause le droit de croire ou non, puisqu’il s’agit, sur le principe, d’une neutralité qui repose sur la délimitation des domaines de compétence. Elle définit une démarche mentale et politique qui rend inadéquates les questions métaphysiques, car elles relèvent de « l’inconnaissable » (cf. B. Krulic : « Aux sources du concept de laïcité : les néokantiens français », in La Laïcité en France et en Allemagne, collectif, Septentrion, 2008).
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On comprend donc l'impérieuse nécessité de se référer à l'unité et l'homogénéité constitutives du « peuple français » : l'État, édifice puissamment architecturé, qui, corsetant les diversités, assure la survie d'un système anthropologique décentralisé, s'appuie donc sur le postulat d'un homme universel, le « citoyen » abstrait d'une France « inventée13 ». L'idéal universaliste est d'autant plus fort qu'il repose sur la conscience refoulée et surmontée d'une hétérogénéité qu'ont soulignée Renan, Fustel de Coulanges, mais aussi Barrès. Inséparablement émancipatrices et conquérantes, les guerres de la Révolution, en mettant au jour la tension déjà évoquée entre l'assise territoriale et la mission universelle, montrent bien comment s'est opéré le recours à une tradition étatique venue en renfort et appui de la jeune République. On connaît la formule fameuse de Danton, prononcée le 31 janvier 1793 : « Les limites de la France sont marquées par la Nature. » La théorie des frontières naturelles, fondée sur l'idée que le territoire de la nation constitue une réalité donnée et prédestinée par l'ordre de la nature qu'il importe de faire coïncider avec les frontières de l'État14, ainsi que la redécouverte opportune du testament de Richelieu vinrent alors apporter une précieuse caution à la politique extérieure de la Convention, par exemple lors du rattachement de la Savoie à la France. L'abbé Grégoire, chargé par la Convention d'élaborer un rapport, invoqua, en préfiguration de Lavisse, l'histoire et la géographie, les origines « gauloises » des Savoyards et les frontières naturelles dessinées par les Alpes pour tout bonnement légitimer l'incorporation de la Savoie à la République15. La référence à Richelieu est très significative, à plus d'un titre : elle exprime à la fois la volonté de proclamer la légitimité de l'État révolutionnaire présenté comme l'héritier et le continuateur d'une France immémoriale et l'allégeance de fait à une culture étatique revitalisée et relégitimée par les principes de la Déclaration des droits de l'homme et la référence à la nation. Le mythe national – la nation précédant l'histoire – conférait ainsi la force d'attraction interne nécessaire au modèle en voie de constitution, dans lequel la suprématie de l'État conjuguée à la légitimité de la nation 13. Cf. H. Le Bras et E. Todd, L'Invention de la France. 14. La politique des frontières naturelles a été associée à Richelieu, mais le sujet fait débat chez les historiens. Même si le terme « frontière naturelle » n’apparaît pas avant les guerres de la Révolution (au plus tôt), les collèges de Jésuites, au XVIIe siècle, diffusaient déjà l'idée d'une France « antique et vénérable, mais aussi géométrique et idéale » ; cf. D. Nordman, « Des limites d'État aux frontières naturelles », in Les Lieux de mémoire. La Nation 2, p. 38. 15. S. Citron, op. cit., p. 154.
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constitue la synthèse de l'ancien et du nouveau et où l'État identifié au peuple, c'est-à-dire au corps des citoyens constituant la nation, possède la majesté dévolue au titulaire de la souveraineté absolue. La structure autoritaire des modes d'exercice du pouvoir en France, cette « terre de commandement » (Crozier), se situe au cœur même du modèle républicain, structure autoritaire et homogénéisante que la configuration politique et la nature des institutions n'affectent que partiellement. On a dit et répété que l'État-nation avait trouvé son modèle et sa réalisation la plus pure en France, on a pu aussi parler, pour la France contemporaine, de « monarchie républicaine », ce qui signifie que l'État républicain a repris tous les attributs de l'État de l'Ancien Régime. L'État tire sa légitimité, des guerres de religion à la IIIe République jusqu'au gaullisme, du fait qu'il affirme se situer au-dessus des partis ou factions, selon la terminologie propre à chaque époque, pour incarner l'intérêt général. La conception absolue de la souveraineté qui constitue le noyau dur de la tradition étatique française s'appuie sur deux théorisations majeures, celle de Rousseau et celle de Bodin, significativement élaborée pendant les guerres de religion, période où les partis se déchirent face à un pouvoir monarchique impuissant à rétablir la paix. Rappelons que le concept de « souveraineté », abstraction formée sur la dissolution des liens de féodalité et de la hiérarchie médiévale16, émerge au début des Temps Modernes (Machiavel puis Bodin dans les six Livres de La République, 1576) comme attribut par excellence de l'État moderne, de ce que Bodin appelle « République bien ordonnée ». La souveraineté désigne une puissance et possession abstraite imposée à autrui, elle consacre une prééminence, une excellence par nature qu'un continuateur de Bodin, Loyseau (Traité des Seigneuries, 1608), assimile à la « plénitude de puissance » attribuée au pape par les Canonistes. Loyseau, qui a exercé une influence considérable dans la théorisation de la monarchie absolue, définit la souveraineté par une série de négations : « sans degré de supériorité », « sans limitation de temps », « sans limitation de personnes ou choses aucunes qui soient de l'État », « sans limitation de pouvoir et autorité ». On constate la convergence entre Loyseau et Bodin dont on connaît la célèbre formule : « La souveraineté est la puissance absolue et perpétuelle d'une République. » Elle est « absolue », ce qui implique l'impossibilité d'opposer entraves et obstacles à l'exercice du pouvoir, la souveraineté est donc la puissance indéfinie de faire et de défaire les lois ; elle est « perpétuelle » : elle fonde la continuité de l'État. Chez Bodin, la loi est l'expression de la 16. G. Mairet, Le Principe de souveraineté.
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souveraineté qui est la source de tout droit17 ; sa toute puissance ne désigne pas un ordre objectif, une « nature des choses », mais le discours impérieux d'une pensée et d'une volonté (ce qui constitue une différence majeure avec la perspective de Rousseau, mais pourrait se rapprocher du modèle décisionniste de Schmitt). Déliée de toute condition ou restriction, la souveraineté est nécessairement, de par sa nature même, absolue. Son illimitation la rapproche de la puissance de Dieu qui juge sans pouvoir être jugé, elle fonde la représentation du monarque en image de la majesté divine qui inspire la justification théologique de la monarchie absolue, telle qu'exposée par Bossuet dans La Politique tirée des propres paroles de l'Écriture sainte (1709). La notion de souveraineté puise aussi à la source du droit romain, de la notion de « puissance publique » dont le « sommet » est la « souveraineté » ; le sommet absolu, celui où l'on s'arrête, est l'État, jeu de mot étymologique très éclairant18. Mais « absolu », qui signifie « délié de toute autre autorité juridique qui limiterait la souveraineté, à l'extérieur ni à l'intérieur », n'est certainement pas synonyme d'« arbitraire », dans la mesure où prévaut l'idée de la soumission à la morale chrétienne (Bossuet), aux Lois fondamentales du royaume (loi salique), et plus largement, à l'intérêt collectif supérieur légitimant la raison d'État, qui, en invoquant l'utilité publique et la « raison », a accéléré le processus de laïcisation de la politique19. Ainsi se constitue la conception française de la souveraineté (« Une foi, une loi, un roi »), qui contraste avec le modèle prévalant en GrandeBretagne, où le roi et le parlement, lui-même expression diversifiée des corps présents dans la société, sont titulaires de la souveraineté. Si la souveraineté nationale se coule si aisément dans une conception forgée au service de l'absolutisme royal, conception que le personnel révolutionnaire « transplante20 » sur le nouveau contexte, c'est parce que la souveraineté n'est qu'un outil, en théorie et en pratique le plus efficace, pour conforter un État qui n'a pu se forger qu'au prix d'une centralisation mise en œuvre en un effort pluriséculaire pour dépasser les particularismes. Ce n'est pas la souveraineté qui modèle l'État, mais l'État qui se dote, sur la longue durée historique, des attributs nécessaires pour affirmer sa prééminence sur la société, prééminence autour de
17. Dans la conception prévalant au Moyen Âge, le législateur ne crée pas, mais découvre le droit antérieur et l’ordre naturel voulus par Dieu. 18. C. Nicolet, op. cit., p. 390 sq. 19. E. Thuau, Raison d'État et pensée politique à l'époque de Richelieu. 20. L. Jaume, Le Discours jacobin et la démocratie, p. 277.
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laquelle s'élabore une culture politique où la loi est tenue pour « l'acte d'une volonté souveraine, d'un Sujet historique qu'il s'appelle Roi, Empereur ou peuple21 ». Pour reprendre la formule de Guéry, l'État est « l'outil du bien commun » ou, plus précisément, l'idée d'État s'est constituée au fil des siècles autour de trois principes fondateurs, l'« utilité publique », concept juridique repris du droit romain, le « commun profit », qui désigne le pouvoir politique de faire les lois, et le « bien commun », substrat religieux et moral22. Il n'est pas étonnant que le contrôle de constitutionnalité ait tardé à s'imposer ni que la centralisation administrative (l'État instance « impartiale », incarnant au-dessus des partis et tendances « fédéralistes » l'intérêt général et l'égalité de tous) ait fait, sans trop de contestation, partie intégrante du modèle républicain jusque dans la deuxième moitié du XXe siècle. On peut pousser un peu plus loin le raisonnement et formuler l'hypothèse que c'est parce qu'il existe une relation de corrélation entre le caractère absolu de la souveraineté nationale et l'impossibilité de maintenir, totalement ou partiellement, des instances ou corps politiques intermédiaires que la forme républicaine, excluant tout partage de souveraineté avec une monarchie incarnant une légitimité dynastique, s'est imposée non seulement comme le régime alternatif à la monarchie ou l'empire, mais comme l'instance privilégiée de la construction de l'ordre et de l'imaginaire politico-social en France. En effet, une monarchie constitutionnelle, souvent liée à des instances territorialisées (local government britannique23), cadre mal dans ce schéma qui peine à admettre les corps intermédiaires susceptibles de contrecarrer l'« obsession d'unité » marquant la souveraineté à la française24. L'idée que la Révolution puis l'Empire « accomplissent » l'œuvre de l'Ancien Régime se situe à l'entrecroisement de diverses théories, élaborées depuis le début du XIXe siècle, qui alimentent l'incessant débat sur les origines, enjeux et prolongements d'une Révolution qu'il s'agit de situer et d'interpréter par rapport à la tradition et l'histoire de France. Le postulat d'une continuité dans la volonté centralisatrice de l'État constitue, selon Tocqueville (L'Ancien Régime et la Révolution), un fait 21. L. Jaume, op. cit., p. 272. 22. A. Guéry, « L’État, l’outil du bien commun », in Les Lieux de mémoire, Les France 3, p. 825 sq. 23. J.-Y. Guiomar, La Nation entre l'histoire et la raison, p. 140-141. 24. L. Jaume, Article « Souveraineté », in Dictionnaire critique de la République, p. 262.
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essentiel qui montre que la césure de la Révolution n'est, de ce point de vue, qu'apparente. De l'administration d'Ancien Régime aux Jacobins et Napoléon, la France a vu se succéder les gouvernements précepteurs, tuteurs et au besoin oppresseurs, usant de la centralisation comme d'un outil efficace pour tenir les hommes « divisés et obéissants25 ». « Ce qui explique que l'on voie la passion de la liberté s'éteindre, puis renaître, puis s'éteindre encore, et puis encore renaître, [...] superficielle et passagère26. » Admirateur de la Grande-Bretagne, car les changements politiques et sociaux s'y effectuent dans la continuité de la tradition et le respect des corps intermédiaires, qui sont les expressions de la diversité sociale, Taine accorde une importance plus grande que ne le fait Tocqueville à l'analyse de la structure du pouvoir politique en soulignant le poids conjugué de l'héritage romain et du droit canonique dans ce qu'il appelle la prérogative démesurée du pouvoir central. Dès le XIIIe siècle, la découverte et l'étude assidue des codes de Justinien avaient montré en lui le successeur des Césars de Rome et des empereurs de Constantinople. Selon ces codes, le peuple en corps avait transféré ses droits au prince ; or dans les cités antiques, la communauté avait tous les droits, et l'individu n'en avait aucun, ainsi, par ce transfert, tous les droits, publics ou privés, passaient aux mains du prince ; désormais il en disposait à son gré, sans restriction ni contrôle. Il était au-dessus de la loi, puisqu'il la faisait, ses pouvoirs étaient illimités et son arbitraire absolu27.
Avec Quinet qui, républicain de toujours à la différence de tant de « ralliés » tardifs comme Renan, s'est imposé dans l'iconographie de la IIIe République comme l'un des pères fondateurs de la laïcité, Taine le conservateur partage la conviction que la France, de part la prédominance de son héritage romain, est vouée à une pratique autoritaire du pouvoir que tous deux qualifient de « despotique », terme un peu rapidement confondu avec « absolu ». Comme la plupart des historiens et philosophes de son siècle, Quinet s'est interrogé sur le rapport à la tradition, sur ce qu'il appelle le « génie de la France ». Comme la plupart, il a tenté de cerner les causes de l'échec de la Révolution et de l'impossibilité, pour la France, de se doter d'institutions stables et durablement démocratiques. Voix originale, c'est-à-dire discordante dans son propre camp, Quinet, dans son interprétation de l'échec révolutionnaire, dont Furet a renouvelé la lecture28, est allé à l'encontre de l'historiographie dominante chez les libéraux et républicains. Il prend place parmi les 25. 26. 27. 28.
A. de Tocqueville, L'Ancien Régime et la Révolution, p. 308. Ibidem, p. 309. H. Taine, Les Origines de la France contemporaine, Tome 2, p. 457. F. Furet, La Gauche et la Révolution au milieu du XIXe siècle.
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protagonistes de la crise allemande de la pensée française : mais à la différence de Taine ou de Renan, il ne s'est jamais bercé d'illusions sur l'évolution politique de l'Allemagne. Si la République, régime mal assuré et légitimé en ces années consécutives à la défaite de 1870, veut s'imposer en France, elle doit, selon lui, le faire en prenant le contre-pied de l'État ennemi, cet Empire auquel il faut opposer les valeurs d'un régime que Quinet conçoit comme la forme institutionnelle de l'idée démocratique. Il est donc, selon lui, impératif de remonter aux sources de la funeste tradition autoritaire pour assurer la stabilisation de l'idée républicaine en France. Parmi ses grands contemporains, dont Tocqueville, Quinet se distingue par l'importance qu'il accorde aux systèmes de représentation du pouvoir et aux formes symboliques de la domination politique. Dans une lecture « théologico-politique » du concept de souveraineté, selon lui critère déterminant de différenciation des systèmes politiques, il montre que le fait religieux représente le principe essentiel d'intelligibilité des sociétés, le fait générateur qui détermine l'évolution historique sur la longue durée29. Il en résulte que les institutions politiques ne sont que la réalisation du principe religieux dont elles dérivent : « La religion est la loi des lois, c'est-à-dire celle sur laquelle toutes les autres s'ordonnent30. » Corrélativement, ce sont les révolutions religieuses qui déterminent les révolutions politiques et non l'inverse : l'État, en France, faute d'avoir adopté la réforme protestante et substitué aux principes d'autorité et de hiérarchie constitutifs du catholicisme, le libre examen et les droits de la conscience individuelle, a maintenu intact le principe de la souveraineté absolue. Les Jacobins, faute d'avoir su inventer une forme nouvelle du politique ancrée sur une révolution théologico-politique, ont réinstitué le pouvoir absolu au service de la Révolution. Seul le but est nouveau, les moyens employés, la contrainte et l'autorité sont ceux de l'absolutisme séculaire31, idée à laquelle fait écho Taine : « La France que Richelieu et Louis XIV auraient souhaitée, celle que Mirabeau, dès 1790, avait prévue, voilà l'œuvre que les pratiques et les théories de la monarchie et de la Révolution avait préparée, et vers laquelle le concours final des 29. E. Quinet, L'Enseignement du peuple, p. 184 ; voir passim : Le Christianisme et la Révolution française ; La République. Conditions de la régénération de la France ; L'Esprit nouveau. 30. E. Quinet, L'enseignement du peuple, p. 36 et 179. Cf. B. Krulic : « Une lecture théologico-politique des avatars de l'idée démocratique en Europe : Edgar Quinet », in La démocratie européenne à l'épreuve des changements économiques et sociaux, XIXe-XXe siècle, sous la dir. de F. Démier, à paraître. 31. E. Quinet, La Révolution.
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événements [...] conduisait les mains souveraines du Premier Consul32 », le « Dioclétien d'Ajaccio, le Constantin du Concordat, le Justinien du Code civil, le Théodose des Tuileries et de Saint-Cloud33 ». Taine comme Quinet s'érigent contre la prévalence d'une tradition romaine, puis « byzantine », de l'autorité publique dont la terreur n'est que l'aboutissement. C'est l'empire de Dioclétien et celui de Napoléon que Taine superpose et confond lorsqu'il décrit le despotisme « latin » comme une hiérarchie d'autorités imposées d'en haut, qui contraste avec la conception « moderne, germanique et chrétienne », de l'association humaine comme un concert d'initiatives émanées d'en bas : « à la base, la souveraineté du peuple ; tous les pouvoirs du peuple délégués sans conditions à un seul homme ; [...] ; nul abri contre un édit arbitraire du prince, [...] ; tous les sujets qualifiés du beau titre de citoyens ; tous les citoyens réduits à l'humble condition de contribuables et d'administrés34 ». Sur un point essentiel, Quinet se démarque des grands représentants de l'historiographie libérale, Guizot et Thierry, historiographie assez largement reprise par les manuels républicains plus ou moins inspirés par Lavisse : il récuse l'idée que l'absolutisme royal ait préparé l'avènement du Tiers État en nivelant les rangs et conditions. Loin de l'imagerie des « grands rois qui ont fait la France » diffusée dans les manuels de la IIIe République, il accable de son ironie ceux qui, abîmés en « révérence profonde » devant Louis XI et « ventre à terre » devant Richelieu35, s'obstinent à vouloir ancrer la République sur une tradition étatique qui subordonne le droit à la force, à cette « raison d'État » dont il dénonce les origines césaro-byzantines. J'ai esquissé les contours d'un modèle « républicain » de culture politique qui, depuis au moins un demi-siècle, a été remis en question de plusieurs manières. Non qu'il n'ait fait, dès la fin du XVIIIe siècle, l'objet de critiques d'ordre théorique, mais qui n'ont pu en remettre en cause ni les principes ni les modalités d'application. C'est au XXe siècle que s'est manifestée l'inadaptation structurelle du modèle à certaines évolutions sociales, économiques et internationales (revendications nationalitaires opposées au jacobinisme d'État, voire au principe d'unicité du peuple français, décolonisation, construction européenne, enfin, effets réels ou supposés de la mondialisation).
32. 33. 34. 35.
H. Taine, op. cit., p. 461. Ibidem, p. 470. H. Taine, op. cit., p. 464 et 468. E. Quinet, Correspondance avec Henri Martin, cité in C. Lefort, Préface à La Révolution d'Edgar Quinet, op. cit., p. 11.
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Citons pour exemple quelques évolutions récentes qui marquent un tournant considérable. Depuis la révision constitutionnelle du 28 mars 2003, la référence au principe constitutionnel de l'organisation décentralisée permet de concilier sur le plan constitutionnel l'indivisibilité de la République et la reconnaissance des particularismes locaux à travers le principe de libre administration des collectivités territoriales, à quoi s'ajoute la possibilité d'accorder aux collectivités un droit à l'expérimentation36. De même, la Nouvelle-Calédonie a obtenu un statut particulier, soit l'attribution d'une citoyenneté octroyant des droits spécifiques à ses titulaires, comme l'adoption des lois de « pays » par une assemblée locale, lois soumises au seul contrôle du juge constitutionnel, ainsi que les dispositions sur l'accession à la pleine souveraineté37. Les transferts de souveraineté liés à la construction européenne, qui, pour certains, ont exigé une révision partielle de la Constitution et signé la fin d'un droit régalien par excellence, le droit de battre monnaie38, la mise en conformité du droit interne avec les engagements européens, la ratification de la convention européenne des droits de l'homme (l'article 9 relatif à la « liberté de conscience » posait un problème aux défenseurs de la laïcité), l'arrêt Nicolo du Conseil d'État (octobre 1989) qui affirme la primauté des traités européens sur les lois postérieures, consacrent ce que les souverainistes appellent un « abandon » : « État, République, démocratie, ne sont plus que des coquilles vides qui n'ont plus d'autre fonction qu'incantatoire. [...] Le souverainisme n'est que la formulation contemporaine de la révolte d'un peuple qui ne s'appartient plus, s'en rend compte peu à peu, et ne l'accepte pas39. » Enfin, la critique vient de l'intérieur et vise l'incapacité, réelle ou supposée, du modèle à intégrer les populations issues de l'immigration, à assurer l'égalité des chances à l'école, la parité hommes / femmes, la reconnaissance des minorités visibles. À l'heure actuelle, les discrimi-
36. Cf. le nouvel article 37-1 de la Constitution (« la loi et le règlement peuvent comporter pour un objet et une durée limités, des dispositions à caractère expérimental ») et le nouvel article 72, alinéa 4, qui prévoit la possibilité pour les collectivités de déroger, à titre expérimental et pour un objet et une durée limitée, aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent leurs compétences. 37. Cf. les articles 76 et 77 du titre XIII de la Constitution, « Dispositions transitoires relatives à la Nouvelle-Calédonie ». 38. Cf. la décision du Conseil constitutionnel du 9 avril 1992 qui déclare le traité de Maastricht non conforme pour certaines dispositions, comme la monnaie unique et le vote des étrangers aux élections municipales. 39. W. Abitbol et P.M. Coûteaux, « Souverainisme, j’écris ton nom », in Le Monde, 30 septembre 1999.
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nations positives, pudiquement appelées « à la française », existent bel et bien dans une République qui s'efforce de trouver des modes de conciliation entre les nouvelles exigences sociétales d'équité et ses principes fondateurs : la prééminence du politique et la conviction que la démocratie libérale et représentative ne saurait exister autrement qu'à l'intérieur et par le moyen de l'autorité de l'État.
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Chapitre 6
L'idée républicaine en Allemagne : considérations historiques, contexte actuel Eckart Klein
Professeur de Droit public à l’Université de Potsdam (traduction de Jean-Jacques Briu)
1. Introduction
L
'origine du terme de « République » est complexe et les nombreuses tentatives allemandes d'appropriation du concept1 remontent, pour la plupart, loin dans l'histoire européenne, à la politeia d'Aristote ou à la res publica de Cicéron2. Presque toutes les interprétations qui ont été élaborées se trouvent dans l'histoire des idées : la « République » conçue comme Gemeinwesen (« État », littéralement : « communauté ») ou comme forme particulière de gouvernement de
1. 2.
On se référera prioritairement à W. Mager, « Republik », in : Geschichtliche Grundbegriffe, p. 549-651. Pour plus de détails : W. Henke, § 11, « Die Republik », in : Handbuch des Staatsrechts der Bundesrepublik Deutschland, Bd. I, p. 363 sq. ; R. Gröschner, § 23 « Die Republik », in : Handbuch des Staatsrechts der Bundesrepublik Deutschland, Bd. II, p. 369 sq. (p. 380 sq.).
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l'État qui se réduit, en fin de compte, au rejet de la monarchie ou, bien encore, comme une forme de pouvoir qui, même si des éléments monarchiques sont présents, désigne un État qui fonde sa légitimité en garantissant la liberté de ses citoyens. Étant donné que « République » peut être compris de différentes manières et qu'il n'existe pas de définition universellement valide, le terme n'est pas à l'abri d'utilisations diverses et variées dans la pratique politique des États. Des États aussi différents que la République française et la République fédérale d'Allemagne d'un côté et l'ex-Union des républiques socialistes soviétiques, la République démocratique allemande (RDA) et la République populaire de Chine de l'autre ont adopté cette dénomination3. Le plus petit dénominateur commun entre les diverses acceptions de « République » – malgré toutes les différences qui existent en matière de structures étatiques –, c'est le fait que la fonction de chef de l'État n'est pas héréditaire4. Mais ce point de convergence signifie-t-il que la définition de République s'est, en règle générale, réduite à une spécificité de la fonction du chef de l'État ? La réponse est non. Ce qui est en jeu, c'est le fait que chaque État est en mesure d'élaborer sa propre image du concept de République, sa propre représentation de l'idée républicaine5. C'est la raison pour laquelle le concept de « République » constitue un cas bien différent des concepts de « démocratie » et d'« État de droit » qui montrent en général des contours plus précis, ne serait-ce que sur le plan de la signification première de ces termes. Dans un État où un seul individu (un chef ) ou un seul parti (une partie de l'ensemble) se trouve au pouvoir, ou bien dans un État où l'on proclame expressément la dictature du prolétariat, il ne peut exister de vraie souveraineté du peuple ; un État qui ne garantit pas la protection de ses citoyens par des tribunaux indépendants ne saurait être un État de droit. Dans ces deux cas, nous pouvons clairement constater les appropriations fallacieuses ou les détournements de sens. Comme l'histoire l'a montré, la « République » est en revanche un concept défini d'une manière beaucoup plus diffuse ; l'appréhension de ce terme dépend par conséquent des histoires constitutionnelles particulières, de leurs fondements intellectuels ainsi que des interprétations et applications qui en ont été faites. Dans le texte qui suit, nous allons retracer brièvement l'évolution 3. 4. 5.
Voir à ce sujet J. Isensee, Republik – Sinnpotential eines Begriffs. Begriffsgeschichtliche Stichproben, Juristenzeitung ( JZ), 1981, p. 1 sq. (2). Voir M. P. Singh, Constitution of India, p. 2. Le Préambule de la Constitution indienne de 1949-1950 précise : « It is Republic because the head of the State is not a hereditary monarch. » K. Doehring, Allgemeine Staatslehre, p. 133.
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de cette histoire constitutionnelle pour en analyser ensuite les conséquences sur la République fédérale d'Allemagne et sa Loi fondamentale. Nous nous demanderons en conclusion si l'héritage républicain se reflète dans le contexte international d'une communauté d'États dont les liens ne cessent de s'intensifier. 2. La réception allemande du concept de République 2.1 L'élaboration de critères de contenu « Le résultat de l'histoire constitutionnelle allemande, c'est la République allemande6. » D'un point de vue actuel – si l'on se réfère à la République fédérale d'Allemagne ! – cette affirmation est tout à fait exacte, mais elle ne permet pas de définir précisément la République. Toutefois, Wilhelm Henke la considère également comme un « héritage romain7 », ce qui lui permet d'aborder des éléments de contenu. « Res publica res populi » – Cette célèbre formule de Cicéron8 définit la République comme « l'incarnation par excellence des intérêts du corps social ». Pour cette raison, Cicéron n'envisage pas « n'importe quel intérêt du peuple », mais souligne au contraire « la bonne organisation intérieure et extérieure du corps social9 ». Ainsi, il se réfère également à un débat issu de la tradition grecque qui porte sur la « meilleure constitution possible du corps social10 ». C'est dans cette mesure – et seulement dans cette mesure – que res publica est en même temps patria11. Il est décisif, pour le concept romain de res publica, que la mise en œuvre nécessaire du bien public (salus publica) soit confiée, sur le plan institutionnel, à des personnes qui exerçant des fonctions publiques ont renoncé à poursuivre leurs intérêts privés12. Il est vrai, comme nous l'avons déjà dit, que cette interprétation du concept de République n'a pas toujours été transmise sans rupture au cours des siècles. C'est principalement Machiavel qui, le premier, a développé aussi nettement une interprétation antimonarchique du concept de République ; il est parti de l'image d'une monarchie, prévalant à son époque, au sein de laquelle un chef d'État unique concentrait
6. 7. 8. 9. 10. 11. 12.
Henke (N 2), p. 871. Henke, Zum Verfassungsprinzip der Republik, JZ 1981, p. 249 sq. (250). Cicéron, De re publica 1, p. 25 (39). Mager (N 1), p. 553 sq. Voir K. Stern, Das Staatsrecht der Bundesrepublik Deutschland, Bd. I, p. 429. Mager (N 1), p. 552 et 554. Henke (N 7), p. 250.
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tous les pouvoirs13. La question de la liberté, qui ne joue dans cette interprétation qu'un rôle très secondaire, a été ensuite dissociée de l'opposition à « monarchie » pour redevenir le critère fondateur de la République. C'est ainsi qu'il faut aussi comprendre Rousseau, en particulier si l'on fait abstraction des malentendus inhérents à son concept de « volonté générale ». Ce qui est important pour Rousseau, c'est la légitimation du système de gouvernement – garantissant la liberté comme principe objectif14 –, légitimation qui existe une fois que la volonté des citoyens exprimée dans la législation assigne des limites au pouvoir exécutif15. Une fois ces conditions réunies, il s'avère que : « Tout gouvernement légitime est républicain16. » Kant est le principal philosophe à avoir poursuivi dans cette voie et il a défini les contenus de la République en l'opposant de manière stricte au despotisme, quelle qu'en soit la forme17. La République est la seule à garantir la même liberté pour tous. Étant donné que le principe de raison est déterminant, la possibilité d'une légitimation suffit de ce point de vue pour fonder la légitimité. Selon Kant, des monarchies sont elles aussi en mesure de donner corps à ce principe18, et même, elles y sont particulièrement aptes. Cette position du philosophe qui vivait en Prusse orientale s'explique par plusieurs facteurs : les despotes éclairés concevaient leur rôle comme celui de « serviteurs de l'État » ; corrélativement, le monarque se sentait lié par une éthique de la fonction ; l'État éclairé et absolutiste reprenait délibérément à son compte la formule cicéronienne Salus publica suprema lex esto. 2.2 Le renoncement à la monarchie Incontestablement, la perspective de ce « raisonnement » républicain a connu une rupture au XIXe siècle. Cette rupture est liée à la réception en Allemagne du concept de République tel que la Révolution française l'avait radicalisé à partir de 1793-1794 ; ce concept affirmait l'impossibilité d'être libre dans un État monarchique19. Cette tendance 13. E. W. Böckenförde, § 24, « Demokratie als Verfassungsprinzip », in : Handbuch des Staatsrechts der Bundesrepublik Deutschland, p. 429 sq. (491). 14. J.-J. Rousseau, De Contrat social ou Principes du droit politique (1762), I, 1. 15. Mager (N 1), p. 592 ; Gröschner (N 2), p. 393 sq. 16. Rousseau (N 14), II, 6. 17. I. Kant, Zum ewigen Frieden (1795), Premier article de la définition. 18. Voir à ce sujet H. Dreier, Kants Republik, p. 745 sq. (751). 19. Voir Mager (N 1), p. 597 sq. Dans cette tradition s’inscrit aussi la conception de la République développée dans Caligula, ouvrage de L. Quidde dirigé contre l'empereur Guillaume II (1926).
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antimonarchique et anticléricale apparaît sous une forme frappante dans le « Heckerlied » révolutionnaire (1848-1849) : An den Darm des Pfaffen/ hängt den Edelmann./ Laßt ihn dran erschlaffen,/ bis er nicht mehr kann. (Pendez l'aristocrate aux tripes du cureton. Laissez-le pendu comme un sac jusqu'à trépas20). Pour la bourgeoisie, l'effet dissuasif fut de taille et explique même, au moins partiellement, l'échec du mouvement constitutionnel bourgeois. Quoi qu'il en soit, depuis cette période, un consensus existe parmi les penseurs constitutionnels allemands qui considèrent que la République serait incompatible avec la monarchie (tout du moins au sens d'un chef d'État héréditaire). Cela est valable indépendamment de deux faits : on a soutenu par la suite l'idée que l'Empire allemand de 1870-1871 avait un caractère républicain21 et on s'est plu à faire référence à la formule de John Adams : The Constitution of England is in truth a republic22. Pour les Allemands, cependant, la monarchie constitutionnelle parlementaire telle qu'elle existe au Royaume-Uni, en Suède ou en Espagne ne peut être qualifiée de République23. Quant à savoir si le concept de République se réduit à cette dimension et s'il a entièrement relégué à l'arrière-plan l'interprétation présentée ci-dessus, c'est une toute autre question. La réponse doit nécessairement passer par un commentaire sur la Constitution de Weimar (Reichsverfassung) et la Loi fondamentale. 3. La Constitution de Weimar et la Loi fondamentale 3.1 La Constitution de Weimar On ne comprend pas vraiment les raisons pour lesquelles Wolfgang Mager, dans son analyse historique du concept de République menée sur la longue durée, estime que les deux proclamations de la République qui se sont succédé le 9 novembre 1918 – l'une par Philipp Scheidemann, l'autre par Karl Liebknecht – montreraient que le concept de « République » s'est « appauvri » pour ne plus signifier que « nonmonarchie » et aurait ainsi perdu toute actualité 24. Ces deux 20. Auteur inconnu. Sur F. Hecker, voir V. Valentin, Geschichte der deutschen Revolution 1848-1849, Bd. 1, p. 482 sq. 21. G. Jellinek, Allgemeine Staatslehre, p. 712 sq. et M. Imboden, Politische Systeme. Staatsformen, p. 152. 22. Cité d’après Mager (N 1), p. 592. On ne comprend l’affirmation d’Adams que si l’on différencie les systèmes politiques selon le critère du pouvoir unitaire (autocratie) et du pouvoir divisé (constitutionalisme) et qu’on rattache la République au constitutionalisme ; voir K. Löwenstein, Verfassungslehre, p. 50 sq. 23. Gröschner (N 2), p. 399. 24. Mager (N 1), p. 645.
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p roclamations, « Vive la République allemande » et « En cet instant, nous proclamons la République socialiste libre d'Allemagne », montrent clairement que les conflits à propos du contenu du terme « République » étaient pleinement engagés25. Affirmer en revanche que « République » ne fait sens que grâce à l'ajout d'adjectifs est exagéré et méconnaît le fait que la « démocratie », par exemple, a également besoin d'une caractérisation plus fine (directe / représentative26). Bien entendu, la Constitution de Weimar (Reichsverfassung) a confirmé l'abolition de la monarchie, ce qui constituait une mesure révolutionnaire, en faisant évidemment figurer en bonne place (art. 1, phrase 1) la disposition : « Le Reich allemand est une République » (Das Deutsche Reich ist eine Republik). Ce qui est décisif, c'est que le changement de la base de légitimation constitutionnelle ne s'est concrétisé qu'en récusant en même temps certaines formes de « République » dangereuses pour la liberté, comme la République des conseils, ainsi qu'on l'a généralement déduit de la phrase 2 de ce même article 1 (« Toute souveraineté émane du peuple »). Le Reich allemand devait être une République démocratique27. Il est vrai que les commentateurs de la Constitution de Weimar ont interprété ce changement plutôt sous l'angle de la démocratie que sous celui de la République, mais Richard Thoma, en se référant au sens positif originel de res publica, a interprété ce choix en faveur de la République comme « approbation et construction ». Il a également fait référence à la « fierté d'être libre » et à « l'humilité de la responsabilité28 » que cela comporte. Cette dimension de liberté et de responsabilité présente dans la pensée républicaine, si souvent soulignée, ici réaffirmée, se trouve aussi à l'article 17 de la Constitution de Weimar qui stipule que chaque Land du Reich doit avoir une « constitution républicaine » (freistaatlich). Le terme Freistaat, traduction allemande unanimement admise de « République », met en lumière le principe fondateur de l'idée républicaine29.
25. À ce sujet, voir Gröschner (N 2), p. 375 sq. 26. De ce point de vue, la perspective de D. Langewiesche, Republik und Republikaner (p. 15 sq.), nous paraît trop restrictive. 27. G. Anschütz, Die Verfassung des Deutschen Reichs vom 11. August 1919, Kommentar, Art. 1, Ziff. 1 ; de même E. R. Huber, Deutsche Verfassungsgeschichte seit 1789, Bd VI, p. 29. 28. R. Thoma, « Das Reich als Demokratie », in : Handbuch des Deutschen Staatsrechts, p. 186 sq. 29. Voir à ce sujet H. Dreier, Grundgesetz, Kommentar, Bd. II, Art. 20 (Republik), Rn. 6 et 15.
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3.2 La Loi fondamentale 3.2.1 En Allemagne, après la Seconde Guerre mondiale, le concept de République n'a pas fait l'objet d'une réflexion approfondie, ni lors de la rédaction de la Loi fondamentale ni lors de l'élaboration de la Constitution de la RDA. Pour la RDA, la connotation antiféodale du concept suffisait, ce qui se conçoit aisément. Il était bien plus important pour elle de se désigner comme « État socialiste », tout d'abord de la « nation allemande » (en 1949), puis plus tard, des « ouvriers et des paysans » (1968-197430). Les propositions faites lors des débats de 1968 autour d'un changement de nom n'ont pas abouti ; elles ne concernaient finalement pas tant la « République » elle-même que sa spécificité politique qu'elles souhaitaient souligner (Deutsche Sozialistische Republik ; Sozialistische Republik Deutschland, République socialiste allemande, République socialiste d'Allemagne31). L'idée de liberté liée à celle de république ne s'est imposée qu'après 198932. 3.2.2 Lors des délibérations relatives à la rédaction de la Loi fondamentale, ni le concept de République ni son application à l'État ouest-allemand33 n'ont soulevé de questions. Le fait que la République fédérale d'Allemagne se considère comme une République apparaît clairement dans le choix du nom mais aussi dans l'article 20, alinéa 1 – surtout si l'on considère le contexte de son élaboration – et également dans l'article 28, alinéa 1, 1re phrase, qui prescrit aux Länder une organisation constitutionnelle conforme aux « principes de l'État de droit républicain, démocratique et social au sens de cette Loi fondamentale ». L'ordre libéral qui doit être instauré et garanti par la Loi fondamentale est explicitement repris dans d'autres dispositions34. Il est difficile de comprendre le point de vue selon lequel l'idée républicaine aurait, dans la Loi fondamentale, perdu de sa substance par rapport à la Constitution de Weimar35. Il est certain que le concept de République n'est plus mentionné dès les premières lignes de la Constitution (si l'on fait abstraction du nom choisi), mais contrairement à la Constitution de 30. Voir respectivement Art. 1, Al. 1, Constitution de 1949 et 1968-1974. 31. Voir à ce sujet S. Mampel, Die sozialistische Verfassung der Deutschen Demokratischen Republik, Kommentar, Art. 1, Rn. 1. 32. Au slogan lancé à Dresde, Leipzig et Berlin-Est « Le peuple, c’est nous ! », fait écho la formule de Friedrich Naumann « L’État, c’est nous » ; citation de Naumann d’après Thoma (N 28), p. 187. 33. Henke (N 2), p. 867 ; Stern (N 10), p. 433. 34. Sur les « Textes fondateurs de la République », voir R. Gröschner, Freiheit und Ordnung in der Republik des Grundgesetzes, p. 637 sq. (644 sq.). 35. C’est pourtant l’avis d’Isensee (N 3), p. 1.
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Weimar – et sur ce point la Loi fondamentale est comparable à la Constitution française de 1958 (art. 89) –, la Loi fondamentale retire au législateur toute possibilité de modifier la Constitution républicaine par un vote (art. 79, al. 3). Il faut bien entendu montrer quelle est la signification du terme République dans la Loi fondamentale. Si l'on s'intéresse de plus près à la jurisprudence, aux manuels et aux commentaires relatifs à la République, le résultat est relativement modeste tant sur le plan qualitatif que sur le plan quantitatif36. Ce qui peut s'expliquer par le fait que le caractère républicain pose peu de problèmes dans la pratique37. Et, effectivement, il n'existe à notre connaissance qu'une seule décision de la Cour constitutionnelle fédérale se référant aux principes républicains – et cela dans le cadre d'un contentieux de succession au sein de la maison Hohenzollern38. Le seul point qu'abordent plus en détail les différents ouvrages concerne la question de savoir si l'article 79, alinéa 3 de la Loi fondamentale exclut une réintroduction de la monarchie au sein du Land ; sur le principe, la réponse est oui, mais elle n'a guère de portée pratique39. Par ailleurs, on constate que dans les monographies ou les manuels spécialisés, un nombre croissant d'auteurs autorisés cherchent, en revenant sur la réception allemande du concept de République, à en extraire d'autres éléments de contenu que le simple refus de la monarchie, refus que l'on peut qualifier de formel ; ces auteurs lui confèrent une signification dont le contenu a une plus grande portée. Cependant, leurs efforts ne permettent pas toujours de séparer l'affirmation juridico-normative et ce qui en qualité d'« idée régulatrice » au sens kantien du terme doit fournir des repères pour la mise en place d'une organisation rationnelle. 3.2.3 Sans conteste, on peut retenir sur le plan normatif – sans être « obsolète » pour autant40 –, le refus de la monarchie, y compris de la « monarchie parlementaire41 ». Il est plus important que la République soit opposée à toute forme de despotisme ou de tyrannie, par définition 36. Dans le célèbre manuel de R. Zippelius / T. Würtenberger, Deutsches Staatsrecht, une demi-page est consacrée à la République, 50 pages à la Démocratie et à l'État de droit, 6 pages à l'État providence et 15 pages à l'État fédéral. 37. Voir, par exemple, C. Degenhart, Staatsrecht I. Staatsorganisationsrecht, p. 5. 38. Cour constitutionnelle de Karlsruhe (Chambre), Décision du 22.03.2004 – 1 BvR 2248/01, Neue Juristische Wochenschrift (NJW), 2004, p. 2008. 39. Voir, par exemple, Dreier (N 29), Art. 20 (Republik), Rn. 16. 40. C’est l’opinion, à vrai dire bien particulière, de Gröschner (N 2), p. 370. 41. Avis différent chez K. Löw, « Was bedeutet “Republik” in der Bezeichnung “Bundesrepublik Deutschland” ? », Die Öffentliche Verwaltung, p. 819 sq. (822).
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contraires à la liberté, quels qu'en soient le fondement et la légitimation42. L'expérience de 1933 a montré que les principes démocratiques peuvent ne pas suffire à faire barrage à ces évolutions. Les mécanismes de protection qu'érige l'État de droit contre les décisions démocratiques prises à la majorité sont importants, mais dans une situation lourde de dangers, il est prévisible qu'ils entreront en jeu trop tard ; il vaut donc mieux ériger d'emblée la liberté en proprium de la République. Un président fédéral n'aurait pas aujourd'hui le pouvoir de nommer chancelier fédéral un Hitler qui aurait obtenu la majorité des voix. Lorsque se produit un conflit entre les pouvoirs, le contrôle de ce droit de refus présidentiel incombe d'ailleurs, dans l'État de droit républicain appuyé sur la Loi fondamentale, à la Cour constitutionnelle fédérale, laquelle, aussi bien que le président fédéral, est liée par le caractère républicain de la Constitution43. Une République qui repose sur l'égalité des citoyens exclut un État fondé sur des ordres (Stände) ou des conseils (Räte). Elle inclut le rejet normatif du pouvoir personnel et de toute justification religieuse, métaphysique ou idéologique du pouvoir44. La légitimation de l'exercice du pouvoir en République ne peut être que démocratique en raison de l'égalité des citoyens, mais au nom de la liberté des citoyens, elle ne saurait invoquer la démocratie à tout va. La République impose des limites à la tyrannie de la majorité tout comme la démocratie impose des limites à la tyrannie de la minorité. Un point central de la définition républicaine dans la Loi fondamentale, c'est que le souci du bien commun est donné comme norme prescrite à l'État – salus publica ou bonum commune. Cependant, affirmer que la définition du bien commun peut se déduire de l'adhésion à la République relèverait du malentendu. Cette définition du bien commun s'ancre davantage dans le processus législatif démocratique contrôlé par l'État de droit, processus qui ne saurait être défini que dans l'arbitrage entre intérêt général et intérêts particuliers, lesquels sont susceptibles – c'est même un cas très probable dans une société pluraliste45 – d'entrer 42. Selon la remarque pertinente de Gröschner (N 2), p. 378 sq. 43. Dans le cadre d’un contentieux entre les différents organes (par exemple, entre le Parlement fédéral qui élit le chancelier fédéral et le président fédéral qui nomme le chancelier), la Cour constitutionnelle fédérale se borne à constater une éventuelle inconstitutionnalité de l’action de l’organe incriminé, mais elle ne supprime pas l’acte juridique ; pour plus de détails : E. Benda / E. Klein, Verfassungsprozeßrecht, p. 482 sq. 44. Gröschner (N 2), p. 402 sq. ; Henke (N 2), p. 873. 45. Voir R. Uerpmann, Das öffentliche Interesse.
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en conflit entre eux. Dans ce cadre, les députés qui, au titre de leur mandat, représentent le peuple dans son ensemble ne sont, précisément, pas tributaires des intérêts privés46. En ce sens, ils exercent une fonction au service de l'intérêt public ; de même, l'organisation du service public (Ämterverfassung) doit être considérée à juste titre comme une authentique conquête républicaine qui ne saurait être remise en question, de par son attachement fondamental au bien commun47. Dans cette optique, les mesures modernes, dotées d'une large portée, de désétatisation qu'on observe à l'heure actuelle peuvent être sujettes à caution, dans la mesure où les privatisations n'affectent pas l'institution de la fonction directement, mais elles peuvent lui ôter toute emprise dans sa relation à l'intérêt général. On ne peut en revanche déduire de l'affirmation républicaine de la Loi fondamentale, qu'il faut entendre comme norme, et de la liberté des citoyens dans la République conçue comme communauté d'égaux aucun concept d'absence de domination ou de démocratie identitaire48. On peut affirmer plus justement que la séparation entre l'État et la société, la sphère publique et la sphère privée, demeure non négociable si l'on veut préserver la liberté en dépit de tous les processus d'osmose que l'on a pu constater49. La suppression de cette séparation et les dangers potentiels qu'elle comporte compromettrait l'essentiel de la définition de la République. Même un rattachement « républicain » des partis politiques qu'il convient de classer dans le domaine social est, du point de vue normatif, nuisible à la liberté et donc antirépublicain, au-delà d'éventuelles mesures d'interdiction prévues par l'article 21, alinéa 2 de la Loi fondamentale. 3.2.4 Cela ne signifie pas qu'il n'existe pas d'exigences et d'attentes républicaines s'adressant tant aux individus qu'aux groupes sociaux, par exemple, mais non exclusivement, les partis politiques. Mais ces atten-
46. Art. 38, Al. 1, Phrase 2 de la Loi fondamentale ; voir à ce sujet H.H. Klein, in : Maunz / Dürig, Grundgesetz, Kommentar, Art. 38, Rn. 192 (version modifiée 2007). 47. Henke (N 2), p. 877 sq. ; « Republikanische Verfassungsgeschichte mit Einschluß der Antike », in : Der Staat, p. 75 sq. (84 sq.). 48. Gröschner (N 2), p. 412 ; pour cette raison, la caractérisation de la République comme ordre fondé sur l’absence de domination, telle que la propose K.A. Schachtschneider, est très problématique, in Res publica res populi, p. 71 sq. 49. H.H. Rupp, § 31, « Die Unterscheidung von Staat und Gesellschaft », in : J. Isensee / P. Kirchhof (Hrsg.), Handbuch des Staatsrechts der Bundesrepublik Deutschland, Bd. II, p. 879 sq. (921 sq.) ; à rebours, Schachtschneider (N 48), p. 159 sq., qui pense que cette différenciation est « contraire à la République ».
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tes ne sont pas conçues de manière normative ; elles peuvent et doivent toutefois servir d'« idée régulatrice » permettant de s'orienter dans un processus continu de développement50. À cela se rattache, par exemple, le fait que les citoyens prennent conscience de leur responsabilité envers l'État en tant que totalité, c'està-dire qu'ils prennent conscience du fait que l'État nous concerne tous ; on présuppose ainsi une éthique du citoyen qui se manifeste par son engagement pour la communauté ; on évoquera, notamment, le bénévolat dans l'administration et la société. L'adhésion à la République n'implique aucune obligation juridique directe pour le citoyen : ni le service militaire obligatoire51 – si profondément ancré qu'il soit dans l'idée de la République démocratique –, ni le vote obligatoire, ni le devoir de s'engager activement sous une forme ou l'autre dans la « société civile ». En effet, tout cela, et même une contrainte dans les faits, serait par ailleurs antirépublicain, car la République repose sur le libre consentement de ses citoyens52. Cette affirmation est également valable pour ceux qui sacrifient leur vie au nom du bien commun ; le bien commun ne peut être imposé à un individu comme un devoir civique d'ordre général, sauf dans le cadre d'obligations qui sont plus spécialement en accord avec la Constitution53. Il faut également faire preuve de prudence lorsque au nom d'une « République ouverte » proclamée dans le contexte de l'internationalisation et de la mondialisation, on revendique une immigration non contrôlée accompagnée de la possibilité d'acquérir sur demande la nationalité du pays d'accueil54. Selon d'autres positions également problématiques, l'idée de République exige la plus grande homogénéité possible de la population vivant sur le territoire de l'État55. La seule 50. 51. 52. 53.
Sur « l’idée régulatrice » au sens kantien, voir Gröschner (N 2), p. 396 sq. BVerfGE 48, p. 127 (161 sq.). Voir Gröschner (N 2), p. 409 sq. Le service militaire autorisé par la Constitution en est un exemple, Art. 12 a, Loi fondamentale. – Sur d’autres problèmes, voir E. Klein, « Die vorsätzliche Tötung unbeteiligter Personen durch den Staat », in : K. Grupp / U. Hufeld (Hrsg.), Recht-Kultur-Finanzen, Festschrift für Reinhard Mußgnug, p. 71 sq. ; sur d'autres aspects de la problématique, voir O. Depenheuer, Selbstbehauptung des Rechtsstaates, p. 87 sq. 54. J. Delbrück, « Das Staatsvolk und die « Offene Republik », in : U. Beyerlin et al., Recht zwischen Umbruch und Bewahrung, p. 777 sq. (789, 795) ; en s'appuyant sur le principe, G. Frankenberg, Die Verfassung der Republik, p. 213, souhaite, de la même manière, que la RFA se conçoive comme un pays d'immigration. Dreier exprime un avis à juste titre critique (N 29), Art. 20 (Republik), Rn. 24. 55. Schachtschneider (N 49), p. 1181.
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chose juste dans la position évoquée plus haut, c'est le fait que tous ceux qui veulent acquérir la nationalité allemande doivent s'engager à respecter l'ordre libéral de la Loi fondamentale et à s'y conformer. La République n'exige pas un degré plus élevé d'homogénéité. Il résulte de l'égalité entre nationaux, inhérente au principe fondamental de la République, qu'il est interdit de les exclure de l'ordre politico-social56. Cette interdiction d'exclure s'étend également aux personnes qui n'ont pas la nationalité allemande (les étrangers, Fremde), et ce, pour des raisons qui touchent à l'État de droit et aux droits fondamentaux. Il existe une exception qui entre parfaitement dans la logique de l'idée républicaine : il s'agit de la déchéance des droits fondamentaux prévue à l'article 18 de la Loi fondamentale qu'il appartient exclusivement à la Cour constitutionnelle fédérale de prononcer, à l'instar de l'interdiction de certains partis politiques (art. 21, Loi fondamentale). Celui qui « abuse de certains droits fondamentaux pour agir contre l'ordre libéral et démocratique » perd certains droits fondamentaux. L'article 18 comporte une conséquence logiquement compatible avec le principe de la République, mais il ne s'agit pas d'une déduction immédiate57. 3.2.5 À l'issue de ces considérations, on peut se demander s'il est légitime de parler, sur le plan du droit public58, d'une « neutralisation » ou d'un « appauvrissement » du terme République ; on peut fortement en douter. Il est exact, certes, que sur la scène politique allemande, ce sont plutôt les tendances d'extrême droite ou d'extrême gauche qui se réclament de ce concept, mais la démocratie subit le même sort, parfois réduite sous divers avatars à la tautologie de la « démocratie populaire » et qui du coup se démasque par ce double visage. De plus, il est vrai que même dans les débats les plus sérieux du droit constitutionnel en Allemagne, la République constitue rarement un thème central alors que la démocratie, l'État de droit ou l'État providence sont évoqués sans cesse. Cependant, une analyse plus fine montre que la République est 56. L’introduction de G. Jakob n’est, pour cette raison, pas acceptable, Bürgerstrafrecht und Feindstrafrecht, (HRRS), 2004, p. 91 sq. ; Depenheuer (N 53), p. 55 sq. l'a suivi dans cette voie. 57. L’article 5 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966) aussi n’autorise pas l’utilisation abusive des droits à la liberté s’il s’agit de lutter contre la liberté (pas de liberté illimitée pour les ennemis de la liberté) ; à ce sujet : E. Klein, « Reflections on Article 5 of the International Covenant on Civil and Political Rights », in : N. Ando (ed.), Towards Implementing Universal Human Rights, p. 127 sq. 58. C’est toutefois l’avis de Langewiesche (N 26), p. 10 sq.
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un argument qui a su conserver sa signification spécifique. La République, c'est l'élément régulateur qui sous-tend les autres concepts sus-cités, dans la mesure où c'est lui qui en détermine l'agencement. La démocratie décrit la manière dont le peuple s'administre, c'est-à-dire qu'elle décrit comment le pouvoir peut être légitimé à partir de la liberté ; la démocratie nomme les procédés nécessaires à cette fin (élections, référendums) ; cependant, en raison du principe de majorité, la démocratie ouvre la voie à toutes sortes de décisions de fond59. Qu'il s'agisse du bien commun comme repère d'orientation, des règles de son organisation et de sa mise en œuvre – responsabilité dont les dirigeants sont investis face au peuple (Amtsprinzip) –, rien de tout cela n'est inhérent au principe démocratique60. La responsabilité et l'ordre font partie de l'héritage républicain. Ou bien, pour utiliser une formule parlante : la démocratie et la république entretiennent le même rapport que la liberté et l'ordre libéral61. L'idée républicaine entretient aussi un lien étroit avec le concept d'État de droit dans le droit constitutionnel allemand, sans pour autant lui être identique. Là aussi, les deux concepts se renforcent et se limitent mutuellement. Dans le cadre de l'État de droit, le pouvoir de l'État est soumis à la loi et au droit ainsi qu'au contrôle de constitutionnalité, ce qui laisse ouverte la référence au bien commun de ces mêmes lois, référence exigée par la République62 ; cependant, ces lois ne sont pas à l'abri d'une forme légale de totalitarisme des valeurs tel qu'il peut se développer rapidement dans les sociétés démocratiques à la suite du « politiquement correct ». Il est alors possible de considérer les atteintes à la liberté qui en résultent comme une violation des droits fondamentaux individuels et d'y trouver une remédiation par l'État de droit. L'idée sous-jacente, c'est celle de la République. Aussi, cette idée-là est en mesure de préserver l'État providence dans les limites d'une organisation libérale63.
59. C.C. Thach, Jr., The Creation of the Presidency, 1775-1789. A Study in Constitutional History, montre comment la Constitution présidentielle américaine a été opposée aux possibles excès de la démocratie. 60. Doehring (N 5), p. 135 ; voir aussi J. Isensee, « Das antiquierte Amt. Erinnerung an eine Voraussetzung der Freiheit », in : Staat/Amt/Verantwortung, p. 41 sq., 48 sq. 61. Henke (N 2), p. 879 sq. Voir Gröschner (N 2), p. 411 sq. ; A. Uhle, Freiheitlicher Verfassungsstaat und kulturelle Identität, p. 183 sq. 62. Gröschner (N 2), p. 426. 63. Henke (N 2), p. 883 sq.
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Il est donc difficile d'admettre que la République soit absente des questions de droit public ; cela paraît même contreproductif. Mais une survalorisation effectuée sous diverses formes serait tout aussi peu acceptable64, car elle conduirait à un dogmatisme républicain qui prend des traits totalitaires et se trouve donc diamétralement opposé à la pensée républicaine65. Sans prescrire expressément la République comme forme de gouvernement pour la Suisse, la nouvelle Constitution confédérale contient cette formule républicainement exemplaire : « L'activité de l'État doit répondre à un intérêt public et être proportionnée au but visé66. » C'est la coloration républicaine du principe démocratique et de l'État de droit qui donne leur forme actuelle à ces principes constitutionnels et qui a fait passer à l'arrière-plan le principe républicain luimême. Cependant, sa seule existence lui permet déjà d'agir. On pourrait résumer cette pensée sur le mode poétique en citant l'écrivain allemand Ulla Hahn qui évoque le Eigensinn der Dinge, einfach da zu sein (l'entêtement des choses à être tout simplement là67). 4. La communauté internationale des États et l'Europe Une caractéristique particulière de la philosophie kantienne de la République est d'élargir la perspective de la « Raison apte à la liberté » au-delà du cercle des individus, pour l'étendre au sujet de droit du droit international, c'est-à-dire avant tout aux États68. Il en résulte des repères pour l'organisation des relations internationales et pour la construction d'une communauté internationale des États sans que l'on puisse en tirer des conséquences normatives directes. On ne peut affirmer en aucun cas que la négation de la monarchie – du moins sous sa forme actuelle modifiée dans un sens parlementaire – ait été intégrée au droit international. La création d'une république mondiale ou d'une république européenne au sens d'un grand État qui engloberait les États existants n'est pas non plus à l'ordre du jour. Si l'article 23, alinéa 1 de la Loi fondamentale prévoit la participation 64. Cette survalorisation est perceptible avant tout chez Schachtschneider (N 48), passim. On trouve une critique de fond chez S. Huster, « Republikanismus als Verfassungsprinzip ? », in : Der Staat 34 (1995), p. 606 sq. ; Gröschner (N 34), p. 637 sq. 65. Sur la tendance anti-totalitaire de l’idée républicaine, voir ci-dessus II. 1. 66. Article 5 Alinéa 2 de la Constitution fédérale suisse de 1998. 67. U. Hahn, Unscharfe Bilder, p. 101. 68. Dreier (N 18), p. 752.
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de la République fédérale d'Allemagne à la construction européenne sans pour autant citer le principe républicain à côté des principes fondamentaux démocratiques, sociaux, fédéraux et relatifs à l'État de droit, cela s'explique par la présence de monarchies parmi les États membres de l'Union européenne. Mais la liberté comme principe et l'obligation faite aux gouvernants de tenir compte du bien commun constituent des exigences du droit international actuel, comme le montre l'importance normative croissante des droits de l'homme et de la responsabilité internationale des gouvernants dans le cas d'abus commis envers leur propre peuple69. Il va finalement de soi que l'idée républicaine sous sa forme fondamentale de « produit de l'Occident70 » revêt une importance toute particulière pour la forme de l'Union européenne.
69. E. Klein, Menschenrechte. Stille Revolution des Völkerrechts und Auswirkungen auf die innerstaatliche Rechtsordnung. 70. Uhle (N 61), S. 221 ; Isensee (N 3), p. 8 : « Republik ist das Schlüsselwort für eine Tradition, hinter die das Staatsdenken Europas nicht zurückfallen kann, ohne sein Bestes preiszugeben ». « La République est le mot clé d’une tradition étatique en deçà de laquelle l’Europe ne peut revenir sans abandonner le meilleur d’elle-même. »
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Chapitre 7
Le concept de République dans le droit public français Pierre Brunet
Professeur à l’Université de Paris Ouest Nanterre La Défense Centre de théorie et d’analyse du droit CNRS, UMR 7074
A
u risque d'ennuyer ou, pire, de décevoir, il convient de fixer quelques bornes à un sujet aussi vaste, quand bien même on aurait préalablement pris la précaution d'avertir qu'on le traitera du point de vue du juriste. Encore faut-il en effet préciser quelle idée on se fait ici de ce que l'on entend par « droit », tant ce terme peut prêter à confusion. Système de règles tendant à l'organisation sociale et inspirées de la raison humaine (ou du bon sens) pour les uns, ensemble de normes émanant d'un pouvoir souverain et produit de sa seule volonté pour les autres, le droit dont on entend parler ici sera ce système dynamique de normes dont parlait Hans Kelsen1, et qu'il opposait habilement à ce qu'il appelait un système statique : tandis que ce dernier consiste en un ensemble de normes déduites les unes des autres au moyen d'inférences logiques et présupposant une norme elle-même donnée comme auto-évidente, comme fondement ultime de la Raison,
1.
Hans Kelsen, Théorie pure du droit (1960), p. 314 sq. ; voir aussi N. Bobbio, Teoria generale del diritto (1960), p. 197-198.
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le système dynamique est un ensemble de normes produites les unes par les autres et donc toutes dépourvues d'un fondement rationnel ultime, mais liées les unes aux autres par un processus d'imputation à une autorité habilitée à imposer une volonté. La représentation du système juridique comme un système dynamique a pour elle plusieurs mérites : elle permet de se débarrasser du présupposé cognitiviste qui voudrait qu'il existât une norme rationnelle ultime ; elle conduit à mettre en évidence le rôle essentiel de l'interprétation entendue comme pratique tendant à décider de la signification normative de certains énoncés ; enfin, elle oblige à s'intéresser aux justifications que produisent les autorités habilitées à poser des normes et dont on peut alors considérer qu'elles sont propres au système juridique. Ces justifications empruntent ou contribuent à l'élaboration d'une idéologie dont tout système juridique a besoin pour donner l'illusion d'une unité que cette norme ultime constituerait. Il n'est guère difficile de comprendre que le concept de République joue précisément ce rôle en droit public français. Il suffit pour ce faire de s'intéresser aux discours que les autorités normatives tiennent sur leur propre activité pour mesurer que le mode de légitimation choisi tend à présenter les normes produites comme la conséquence de principes axiologiques auto-évidents – qu'elles qualifient parfois de « fondamentaux » pour signifier qu'ils n'ont pas à être justifiés par d'autres principes, mais qui s'imposent par eux-mêmes, ou encore, d'une « tradition » qui, si elle demeure obscure ou du moins indéterminée dans son contenu, sert aisément là aussi de fondement ultime indiscutable. Le paradoxe intéressant est que ce concept de République permet d'accompagner toutes les évolutions institutionnelles possibles – à l'exception toutefois du rétablissement de la forme monarchique de gouvernement dont les constitutions françaises postérieures à 1871 n'ont cessé d'empêcher qu'elle fût rétablie en proclamant que la forme républicaine ne pouvait faire l'objet d'une révision. Dès lors, il convient bien de distinguer deux éléments : la République comme forme de gouvernement d'une part, la République comme idéologie juridique de l'autre. Mais, pour autant, aucun de ces deux éléments propres au concept de République en droit français ne peut être défini avec une parfaite clarté.
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1. La forme républicaine du gouvernement A priori, tout paraît simple. Notre Constitution dispose, en son article 1er, que : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » et, en son article 89, « la forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision ». Mais les mots ne sont pas des entités mises à la place des choses, des décalques verbaux du réel et quiconque scruterait en vain la référence de chaque terme composant cet énoncé. On concèdera certes qu'il n'est pas bien difficile de comprendre la signification du dernier alinéa de l'article 89 : cette « forme républicaine du Gouvernement » s'oppose très probablement à la forme monarchique, en sorte que la République se définit aisément comme une forme de gouvernement contraire à la monarchie. Soit. Mais en quoi est-elle son contraire ? Parce qu'il n'y a pas de monarque ? Parce que les pouvoirs sont séparés ? Parce qu'il existe un parlement élu ? Qui saurait dire avec précision à partir de quand un gouvernement cesse d'être monarchique pour devenir « vraiment » républicain (ou l'inverse) ? Les choses sont d'autant moins aisées à identifier que certaines des « règles » susceptibles de conduire à ce que l'on croit pouvoir identifier comme la « République » sont elles-mêmes envisageables en des sens très différents. 1.1. La séparation des pouvoirs Ainsi, la règle de la séparation des pouvoirs peut s'entendre – et a été entendue – soit comme une règle purement négative (les pouvoirs ne doivent pas être détenus par une seule et même autorité ou organe2), soit comme une règle positive (les pouvoirs doivent être séparés), mais dont la mise en œuvre peut encore donner lieu à deux formes d'organisation fort différentes. À cela, il convient d'ajouter que le terme « pouvoir » s'entend lui-même en deux sens et désigne, selon le contexte, soit des fonctions (législative et exécutive), soit des autorités (un roi, une assemblée, un individu ou un groupe d'individus nommé(s) par d'autres, etc.). Dès lors, chacun des « pouvoirs » peut être divisé entre plusieurs organes, en sorte qu'aucun d'eux ne les détient tous à lui seul, 2.
Voir Ch. Eisenmann, « L’Esprit des lois et la séparation des pouvoirs », Mélanges Carré de Malberg (3-34) et M. Troper, La Séparation des pouvoirs et l'histoire constitutionnelle française, passim.
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mais participe à plusieurs fonctions (exécutives ou législatives) ; ou bien, chaque fonction est confiée séparément à des autorités distinctes (ce que l'on appelle une séparation verticale ou rigide). Est-ce que la forme républicaine du Gouvernement serait atteinte si un monarque revenait au pouvoir, mais se voyait confier le seul pouvoir d'exécution d'une loi à la création de laquelle il ne participerait pas ? On peut en douter. Est-ce à dire que la République a commencé avec la Constitution de 1791 ? On peut examiner cette question à la lumière de deux autres éléments d'ordre institutionnel et qui, selon une opinion fort répandue, sont intimement liés à l'avènement de la République : le principe électif – plutôt que l'hérédité – et le principe représentatif3. 1.2. L'élection et la représentation En effet, nombreux sont les commentateurs à considérer que, sans s'y réduire, la République est d'abord et avant tout une forme de gouvernement qui se distingue par l'élection – plutôt que l'hérédité –, la délégation du pouvoir souverain à une assemblée de représentants précisément élus et la subordination de l'exécutif. De ce point de vue, la première constitution républicaine semble bien avoir été celle Montagnarde de 1793. Mais si l'on veut bien se donner la peine d'entrer dans certains détails, la Constitution de 1791 pose un intéressant et double problème de qualification. D'une part, elle substitue largement l'élection à l'hérédité ou à toute autre forme de règle en matière de nominations aux emplois publics : non seulement on met en place des assemblées locales élues, mais on prévoit de faire élire les juges afin de les soustraire à l'autorité du roi, chef de l'exécutif, car quoi qu'on en ait, les juges relèvent du pouvoir exécutif pour la bonne raison que juger, c'est, dans l'idéologie de l'époque, appliquer la loi et non la faire. D'autre part, elle fait coexister le principe représentatif avec l'institution monarchique. Comme l'exprime fort bien l'article 2 du titre III : « La Constitution française est représentative : les représentants sont le Corps législatif et le roi. » Un roi représentant au même titre que les députés du Corps législatif, qu'est-ce à dire ?
3.
Cf., par ex., M. Sadoun, « République et démocratie », Pouvoirs, « La République », p. 5 et R. Hadas-Lebel, « L'État de la République », ibid., p. 95.
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Cela nous dit que le préjugé selon lequel représentation et élection vont toujours de pair est très contestable. Certes, aujourd'hui les représentants sont élus, bien que tous les élus ne soient pas nécessairement des « représentants » au seul titre de cette élection. Or, en 1791, certains représentants ne sont pas élus, de même que certains élus ne sont pas des représentants. Pour le comprendre, il faut admettre que la représentation a fini par désigner une fonction après avoir d'abord servi de justification à une fonction, celle de faire la loi, c'est-à-dire de « vouloir pour la Nation4 ». Les hommes de 1791 ne distinguaient en effet pas la fonction de représentation de celle d'exécution, par exemple, mais ils opposaient la fonction législative qui consiste à faire la loi et celle exécutive qui consiste, comme on peut l'imaginer, à l'exécuter. Par ailleurs, ils se préoccupaient d'identifier une autorité suprême au nom de laquelle agissaient les autorités investies d'une fonction. La fonction exécutive, subordonnée à la loi, ne posait de ce point de vue guère de difficultés : les membres du pouvoir exécutif agissaient au nom de la loi. Mais au nom de qui, ou de quoi, agissaient les membres de la fonction législative ? Au nom de la Nation. Or, s'ils agissaient en son nom, comment expliquer qu'elle n'agisse pas elle-même, comme le voulait une certaine forme de républicanisme à la Rousseau qu'horrifiait toute forme de représentation tant politique que théâtrale. Inversement, si des élus agissent au nom de la Nation, comment s'assurer qu'ils ne substitueront pas leur volonté à la sienne ? Le biais trouvé a consisté à les qualifier de représentants et à affirmer que toutes les autorités participant à la création de la loi ne le faisaient pas en leur nom propre mais au titre de représentants de la Nation. C'est pourquoi, même élus, les juges, pas plus que les membres des assemblées locales, ne pouvaient être qualifiés de représentants, car ils ne participaient pas à la création de la loi. Le roi, auquel la Constitution attribuait, d'une part, la fonction d'exécution de la loi et, d'autre part, un pouvoir de sanction des décrets du corps législatif susceptible de donner lieu le cas échéant à un veto, ne pouvait, dans cette dernière fonction, être réputé agir en son nom, ni non plus au nom de l'exécutif. D'où la nécessité, au regard de la cohérence des justifications utilisées, de le qualifier de représentant et de le voir ainsi comme un colégislateur5.
4. 5.
Barnave, Séance du 10 août 1791, Archives parlementaires, t. 29, p. 331 ; qu'il nous soit permis de renvoyer à P. Brunet, Vouloir pour la Nation. Le concept de représentation dans la théorie de l'État. Barnave, Eod loc. ; M. Troper, op. cit., p. 33 et 141 ; P. Brunet, op. cit., p. 248-249.
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Par la suite, la disparition du roi a permis d'en finir avec cette bizarrerie institutionnelle propre à 1791. La République a donc permis de faire coïncider représentation et élection. En apparence seulement. Car pas plus en 1793 qu'en 1791, les administrateurs, bien qu'élus, ne pouvaient recevoir le titre de représentants du Peuple dans la mesure où l'on cherchait à les lier intimement à la stricte fonction d'exécution de la loi, en vue de hiérarchiser des fonctions. Mieux encore, un examen scrupuleux de la Constitution de 1793 permet de tordre le cou à cette idée fort répandue et ô combien mise en avant par les Montagnards de 1793, selon laquelle cette « première » constitution républicaine – après le projet girondin – aurait su en finir avec la représentation bourgeoise et hypocrite de 1791 que la présence monarchique était supposée avoir imposée. Et de là l'idée parfois défendue qu'à la souveraineté de la nation, encore monarchique et ultrareprésentative, aurait succédé la souveraineté du peuple, proprement républicaine et permettant enfin que ce dernier s'exprimât directement. La lumière après l'obscurité. Et pourtant ! Il n'est guère difficile de montrer que les Montagnards n'ont pas aboli la représentation6. Certes, ils donnèrent l'illusion de le faire en créant les premières formes de référendum. Il ne faut cependant pas perdre de vue que les domaines d'intervention de ces procédures populaires étaient fort limités et que les membres du corps législatif demeuraient « représentants » pour établir des décrets soustraits, eux, au contrôle populaire et portant sur l'essentiel des matières gouvernementales en sorte que, dans ces domaines, la volonté générale était décrétée ; autrement dit, non seulement la représentation demeurait, mais les représentants n'étaient pas moins libres que ceux de 1791. Par la suite, tant que la République vécut, elle n'empêcha nullement la représentation. Mieux, la grande et belle République que chacun a fini par identifier à la seule digne de ce nom – la IIIe République – ne consista en rien d'autre qu'un gouvernement ultra-représentatif dominé par un Parlement élu, certes, mais habilité et disposé à tout faire, y compris déléguer sa propre compétence au pouvoir exécutif le temps de quelques décrets-lois. Et si la question de la représentation proportionnelle occupa effectivement longtemps les débats, ce ne fut pas dans le seul et unique but de favoriser la pluralité des opinions afin de rapprocher le Parlement de la nation réelle7. Un républicain comme Carré de Malberg ne s'y trompa guère qui, avant que cette République ne se 6. 7.
P. Brunet, op. cit., p. 263-270. Sur ce point, voir M.-J. Redor, De l'État légal à l'État de droit, p. 87 sq.
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saborde elle-même, plaidait pour l'introduction du référendum afin de faire sortir les députés de leur tour d'ivoire, quand bien même la loi était censée être « l'expression de la volonté générale ». 1.3. La loi expression de la volonté générale Voilà encore un mythe typiquement républicain et profondément ambigu tant la locution même de « expression de la volonté générale » est équivoque. Ainsi, une explication d'ordre génétique prenant appui sur les Mémoires de Talleyrand publiés par Albert de Broglie permet de penser qu'une telle « définition » de la loi ne consistait pas, comme on tend souvent à le penser, en une anticipation de la République, mais en une possibilité de recours au profit des citoyens, autrement dit un « appel au peuple » permettant de corriger les excès ou les dérives des représentants élus8. À dire vrai, quel qu'ait été le sens de cette expression dans l'esprit de l'évêque d'Autun, reconnaissons que ce sens-là ne s'est guère imposé. Et d'abord parce que l'expression d'appel au peuple, sous ses airs fort simples, cache des solutions institutionnelles fort diverses en même temps qu'elle est fortement connotée. C'est ainsi que le veto du roi adopté en 1791 était lui aussi parfois présenté comme un appel au peuple. Si, en revanche, la définition de la loi comme l'expression de la volonté générale a remporté un tel succès, cela est probablement dû à la grande ambiguïté qu'elle permettait de conserver ou d'établir. Encore une fois, il s'agissait de faire du droit et non de décrire des essences. En adoptant cette définition de la loi, les hommes de 1789 érigeaient une construction juridique vouée à durer. Ils ne faisaient guère de philosophie, quand bien même ils en imprégnaient leurs discours et se réclamaient d'éminents auteurs. Or, dans la conception légicentriste de 1789, la loi est l'expression de la volonté générale en trois sens : parce qu'elle est l'expression d'une volonté, elle sera réputée être produite – et non déduite – par ceux-là mêmes qui y seront soumis ou leurs représentants au terme d'une délibération, « mélange des volontés individuelles » que Sieyès aimait comparer à une « espèce de fermentation9 » ; parce que cette volonté est générale, nul ne pourra se dire le jouet du caprice d'un seul ou de quelques-uns ni ne pourra voir dans cette volonté le moyen de satisfaire une revendication particulière ou individuelle ; enfin, parce 8. 9.
Cf. O. Rudelle, « La tradition républicaine champ de bataille de la concitoyenneté », Pouvoirs, no 100, p. 111. E. J. Sieyès, Archives parlementaires, 7 septembre 1789, t. VIII, p. 545.
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que la loi exprime la volonté générale, alors tout le droit sera compris dans la loi et tout acte émanant d'un autre organe sera réputé en être l'application. Ainsi, quelle que soit la part que prendrait la volonté dans les actes des administrateurs et des juges, ils ne pourraient revendiquer cette expression d'une volonté générale, car seule la loi possède un caractère initial. Bien évidemment, cette définition a permis de justifier d'autres systèmes et c'est ce qui explique qu'elle ait traversé les âges. L'un des meilleurs scrutateurs de cette expression, sous la IIIe République, fut incontestablement Raymond Carré de Malberg qui a parfaitement su décrire en quoi une telle justification n'avait d'autre épaisseur que formelle et permettait de rendre compte du pouvoir souverain du Parlement. Pour autant, ce formalisme comportait certaines limites. En témoigne ainsi la conclusion de son ouvrage La loi, expression de la volonté générale dans laquelle il adopte une position très critique à l'égard de l'évolution du régime représentatif que fonde le principe de la loi expression de la volonté générale. Récusant l'idée de représentation au sens d'identité entre la volonté du peuple et celle du Parlement et qu'il qualifie de « fiction10 », voyant dans les membres du Parlement une « oligarchie11 », il n'hésite pas à se faire visionnaire en expliquant que le système constitutionnel français se trouve désormais devant une alternative aussi simple qu'inévitable : ou bien on entend continuer à concevoir la loi comme l'expression de la volonté générale, mais alors il faut qu'elle puisse l'être réellement et ainsi conférer au peuple un certain rôle dans la législation, ou bien la loi continue d'être le fait des députés, et on doit alors abandonner le dogme de la loi expression de la volonté générale. Le choix de la première branche de l'alternative devra s'accompagner de quatre mesures distinctes : que soit reconnu aux citoyens, d'une part, un droit de réclamation contre la loi qui puisse donner lieu à un référendum abrogatif, d'autre part, un pouvoir d'initiative législative ; mais aussi, un droit d'élire le chef de l'exécutif au suffrage universel ainsi que la possibilité pour le Parlement comme pour le Gouvernement de saisir le peuple par référendum. La seconde branche de l'alternative correspond à un système dans lequel le pouvoir législatif du Parlement s'affranchit du « dogme de la représentation par le Parlement de la volonté générale ». Dès lors, il n'exerce qu'une puissance dérivée de la Constitution. Il ne saurait donc 10. R. Carré de Malberg, La Loi, expression de la volonté générale, p. 216. 11. Ibid.
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réunir en lui le pouvoir de faire les lois et celui de réviser la Constitution. Mais Carré de Malberg propose encore deux autres mesures tendant à limiter la puissance du Parlement : une délimitation matérielle du domaine de la loi qui permette ainsi au pouvoir réglementaire de retrouver quelque indépendance d'action d'une part, l'introduction d'un contrôle de constitutionnalité des lois qui serait confié à « une instance unique qui statuerait erga omnes12 » d'autre part. De même, dans ses « Considérations théoriques sur la question de la combinaison du référendum avec le parlementarisme13 », Carré de Malberg complète sa critique envers la domination absolue du Parlement en proposant d'introduire la procédure référendaire, seule susceptible à ses yeux de rendre au peuple sa souveraineté et lui permettant d'exprimer réellement la volonté générale. Cet article retient l'attention à un second titre, car outre la proposition principale, on y trouve nombre de critiques à l'égard de ce que De Gaulle appellera par la suite le « régime des partis » ainsi qu'un appel à une « rationalisation du parlementarisme » dont on sait quel succès il remporta ensuite. Sans doute cet article exerça-t-il quelque influence sur ceux qui, plus tard, eurent la responsabilité d'élaborer une nouvelle constitution dont le but avoué était précisément d'en finir avec le régime des partis. Nombre des mesures proposées se retrouvent certes dans la Constitution de 1958, mais de là à faire de Carré de Malberg un inspirateur de cette dernière, il y a un pas qu'on ne saurait franchir : si influence il y eut, on ne peut nier que les rédacteurs se sont contentés de piocher dans la pile des idées sans néanmoins retenir la cohérence propre à l'alternative que Carré de Malberg proposait. Enfin, que reste-t-il aujourd'hui de cette idée que la loi serait l'expression de la volonté générale14 ? Pour le dire clairement, pas grandchose. Le Parlement rationalisé n'a plus guère d'ambition ni d'illusion sur ses propres compétences, et les réformes constitutionnelles récentes ne changeront guère sa situation, quoi qu'on en pense. Par ailleurs, à la rationalisation du débat parlementaire, il convient d'ajouter, désormais, un contrôle de la loi tant a priori par le juge constitutionnel qu'a posteriori par les juges ordinaires.
12. Ibid., p. 222. 13. Revue du droit public, 1931, p. 225 sq. 14. On se permet de renvoyer à P. Brunet, « Que reste-t-il de la volonté générale ? Sur les nouvelles fictions du droit constitutionnel français », Pouvoirs, no 114, 2005, p. 5-19.
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Certes, le Conseil constitutionnel n'a, jusqu'à aujourd'hui, que le nom de commun avec les autres juges constitutionnels : ces pouvoirs sont limités de par les modalités de sa saisine, laquelle n'est pas encore ouverte aux justiciables. Il n'en demeure pas moins que, par les vertus d'un obiter dictum aux termes duquel il affirmait que : « la loi votée [...] n'exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution15 », il scellait la fin de la souveraineté de la loi et, avec elle, celle de son auteur avant – ultime avatar d'une rationalisation du parlementarisme devenue rationalisation de la loi – de lui reprocher d'être trop bavarde ou pas (assez) normative16. Par ailleurs, le contrôle de constitutionnalité a posteriori que confère au Conseil constitutionnel la réforme récente des institutions – autorisant que soit soulevée, selon certaines conditions encore à déterminer, l'exception d'inconstitutionnalité de la loi applicable – lui donnera les moyens d'une compétence plus vaste et lui permettra, si ses membres le veulent bien, de hisser ses décisions à un niveau d'efficacité politique plus élevé. À cette soumission à la Constitution, il convient d'ajouter également la subordination de la loi aux conventions internationales même antérieures à elle. L'affaire est loin de ne concerner que les légistes et leur ratio juris. De quoi s'agit-il ? L'article 55 de la Constitution de 1958 dispose que : « Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l'autre partie. » Longtemps, cette disposition ne fut pas interprétée dans son sens apparemment littéral : les juges administratif et judiciaire estimaient qu'en cas de désaccord entre une loi et un traité, l'acte postérieur devait primer. Ils se fondaient sur la maxime lex posterior derogat priori qui fournit une raison de faire prévaloir une fois cette dernière identifiée (mais ne contient en elle-même aucun critère d'identification d'une loi postérieure à une autre). Pourquoi avoir fait primer cette dernière maxime sur celle, implicitement contenue à l'article 55, selon laquelle la loi supérieure (les traités) prime la loi inférieure (la loi parlementaire) ? Pour des raisons essentiellement politiques tenant au prestige dont était encore revêtu le Parlement au commencement de la Ve République et qui paraissait pouvoir justifier qu'il dérogeât, selon son bon vouloir, à ses engagements internationaux. Mais la doctrine et la pratique « présidentialistes », comme 15. Décision no 85-197 DC du 23 août 1985, Loi sur l'évolution de la Nouvelle-Calédonie, Recueil, p. 70 ; RJC, p. I-238 ; Journal officiel du 24 août 1985, p. 9814. 16. Décision no 2005-512 DC du 21 avril 2005, Loi d'orientation et de programme pour l'avenir de l'école, Recueil, p. 72, Journal officiel du 24 avril 2005, p. 7173.
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l'évolution du contexte institutionnel, ont eu raison de ce prestige. Qui plus est, en 1975, pour se sortir d'un mauvais piège en forme de dilemme éthique que lui avaient tendu certains parlementaires habiles17, le Conseil constitutionnel fut contraint de déclarer qu'il ne lui revenait pas de contrôler la conformité de la loi aux conventions internationales et que cette tâche incombait aux juges ordinaires18. Dès lors, ces derniers – à un rythme très différent puisque la Cour de cassation le fit dès 1975 et que le Conseil d'État attendit 1989 – modifièrent leur lecture de l'article 55 et se considérèrent comme habilités à faire prévaloir un traité sur une loi quand bien même cette dernière lui était postérieure. Depuis, le droit supranational (international et européen, qu'il soit celui de l'Union européenne ou de la Convention européenne des droits de l'homme), prime sur le droit national. Dix ans plus tard, le Conseil d'État acceptait de contrôler la légalité des actes pris par les services des assemblées parlementaires, contrôle auquel il s'était toujours refusé depuis 1872 au nom de la séparation des pouvoirs, de la souveraineté du Parlement, de la généralité de la loi, bref, de la République19 ! Dans cette dernière affaire, c'est moins le sens de la décision qui compte – contrôler la légalité des actes unilatéraux liés aux contrats passés par les assemblées ne semble pas mettre en danger les fondements de la République – que sa portée : ce faisant, on cesse de voir les assemblées comme des sanctuaires où s'exerce le pouvoir législatif, mais on les soumet, partiellement mais sûrement, au même régime que les autorités administratives. Les garanties de la légalité – sinon de l'État de droit – marquent les bornes de la République. Et
17. Ils utilisaient, pour la première fois, la procédure introduite par la révision de 1974 ouvrant la saisine du Conseil constitutionnel à soixante députés ou soixante sénateurs (Loi constitutionnelle no 74-904 du 29 octobre 1974). Ils mettaient en cause la conformité de la loi « Veil » autorisant l'interruption volontaire de grossesse au regard de l'article 2 de la Convention européenne des droits de l'homme garantissant à chacun un « droit à la vie » (« Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi »). Selon qu'ils jugeaient que la loi était ou non conforme, ils apparaissaient comme partie prenante dans un débat éthique. L'incompétence était une issue bien plus favorable. Mais une tout autre interprétation de cette décision reste évidemment possible. 18. Décision no 74-54 DC du 15 janvier 1975, Loi relative à l'interruption volontaire de la grossesse, Recueil, p. 19 ; RJC, p. I-30 ; Journal officiel du 16 janvier 1975, p. 671. 19. CE, Ass., 5 mars 1999, Président de l'Assemblée Nationale, Recueil, p. 41, RFDA 1999, p. 333, concl. Bergeal revenant sur CE, 15 novembre 1872, Carrey de Bellemare, Recueil CE, p. 591 ; S. 1873.2.189, concl. Perret.
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l'on pourrait ajouter une pierre à cet édifice : en jugeant que la responsabilité de l'État du fait des lois est susceptible d'être engagée non plus seulement pour assurer la réparation de préjudices nés de l'adoption d'une loi qui créerait une rupture d'égalité entre les citoyens au regard des charges publiques mais aussi « en raison des obligations qui sont les siennes pour assurer le respect des conventions internationales par les autorités publiques, pour réparer l'ensemble des préjudices qui résultent de l'intervention d'une loi adoptée en méconnaissance des engagements internationaux de la France20 », le Conseil d'État ne fonde pas encore cette responsabilité de l'État sur la faute que ce dernier commettrait en adoptant une loi contraire à ses engagements internationaux, mais on n'en est plus très loin. Par ailleurs, au risque de paraître brutal, reconnaissons que la politique ne se fait tout simplement plus – ou, du moins, plus seulement – dans les parlements des États mais au sein des organisations internationales telles que l'Union européenne ou encore l'Organisation mondiale du commerce. Certes, on peut se rassurer en faisant un inventaire des sujets ou objets politiques qui demeurent de la compétence des États. Mais on se rend vite compte que l'économie d'aujourd'hui n'étant plus celle d'hier, un État comme la France, à la fois développé et non hégémonique, ne peut élaborer une politique économique qui ne tiendrait pas compte de celle de ses voisins immédiats ou de ses « partenaires », fussent-ils mauvais camarades. Enfin, il ne fait pas de doute que la multiplication des autorités administratives indépendantes (ou autres conseils consultatifs, voire agences de régulation), quel que soit le nom qu'on leur donne, contribue largement à émietter cette volonté générale qu'un seul organe est censé exprimer selon le « modèle » républicain. Il faut encore une fois entourer ce terme de « modèle » de guillemets, car nul ne peut affirmer avec certitude qu'il a été autre chose qu'un idéal jamais atteint. De ce point de vue, une relecture des rapports de pouvoir sous la IIIe République permettrait de montrer combien l'importance des décrets-lois ou le rôle du Conseil d'État ont très sérieusement tempéré la souveraineté que se reconnaissait formellement le Parlement après 1875 et mieux encore après l'épisode de 1877. Mais, dira-t-on, il reste les principes républicains.
20. CE, Ass., 8 février 2007, Gardedieu, RFDA 2007, p. 361, concl. Derepas.
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2. Les principes républicains Là encore, l'expression est des plus floues : nul ne sait très bien ce que sont les principes républicains quoique leur existence même ne semble échapper à personne. On ne peut prétendre ici en proposer une analyse exhaustive. À s'en tenir à l'essentiel, deux aspects méritent d'être examinés : l'utilisation de l'article 1er de la Constitution et celle des principes fondamentaux. 2.1. Les principes posés par le texte de la Constitution Il faut ici encore faire des choix parfaitement discutables. On s'en tiendra, pour des raisons d'économie, à l'indivisibilité, la laïcité et l'égalité. 2.1.1. L'indivisibilité de la République Constitutionnellement, la République se définit sinon se réduit à ce leitmotiv de l'indivisibilité. On a ainsi pu faire remarquer à cet égard que la République proclamée en 1792 comme indivisible ne fait rien d'autre que continuer l'indivisibilité du royaume affirmée en 179121. Mais que cherche-t-on à dire lorsqu'on met en avant cette indivisibilité dite républicaine ? Que la République fut unitaire quand la monarchie ne le fut pas ? Ce n'est pas défendable très longtemps : quand bien même la monarchie a régné en multipliant les pouvoirs locaux et les entités administratives, il n'empêche qu'elle fit de la France un État unitaire et centralisé bien avant que la République ne s'en mêle. La Révolution et les vues de Sieyès mises en forme par Thouret ont sans nul doute permis d'en finir avec cette superposition anarchique que Turgot et d'autres avaient dénoncée en leur temps. Il demeure que la République n'a nullement innové en reprenant à son compte ce dogme de l'indivisibilité. Ce dogme ou du moins ce principe d'indivisibilité est aujourd'hui largement sollicité. On dit même qu'il est « en crise » ou que l'indivisibilité du territoire « décline22 » tant les réformes récentes ont, à la fois, multiplié les spécificités en reconnaissant certains territoires des pouvoirs souverains et cherché à fonder et favoriser d'éventuelles évolutions territoriales. 21. Constitution de 1791, art. 1, titre II : « le royaume est indivisible », cf. Cl. Nicolet, L'Idée républicaine en France, p. 399. 22. T. Grundler, « La République française, une et indivisible ? », Revue du droit public, 2007, no 2, p. 445 sq.
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Il reste que l'indivisibilité n'est pas l'uniformité et qu'elle s'entend de multiples façons23. L'approche classique qui suppose qu'un État consiste en un territoire, une population et un gouvernement conduit à penser trois formes d'indivisibilité. De là deux conclusions semblent pouvoir être tirées du droit positif : pour les uns, l'indivisibilité tend essentiellement à garantir le caractère unitaire de l'État. Certes, mais si l'on veut être logique, cette unité s'entendrait elle aussi tant du territoire que de la population et du gouvernement. Pour les autres, si l'indivisibilité du territoire et de la souveraineté décline du fait de l'évolution de certains territoires (Nouvelle-Calédonie), l'unité demeure grâce à l'unicité du peuple français rappelée par le Conseil constitutionnel à propos de la Corse. Quoique classique, cette analyse n'est pas la seule possible. Par ailleurs, plutôt que de penser l'État comme la réunion d'un territoire, d'un gouvernement et d'un peuple, on peut, avec Kelsen24, se fonder sur l'idée que cette population et ce gouvernement comme ce territoire n'ont d'autre consistance que juridique : ce ne sont que les limites de validité des normes du système juridique. Dès lors, parler de l'indivisibilité de la République, ce n'est rien d'autre que dire qu'il n'existe qu'un seul système juridique, celui produit par et imputable à l'État. On ne peut donc pas dissocier les formes ou les objets de l'indivisibilité : le morcellement géographique d'un territoire n'a rien à voir avec l'unité juridique du système de normes applicables à ce territoire. Dans ces conditions, la République française n'est ni plus ni moins indivisible aujourd'hui qu'hier, car aussi importants que soient les pouvoirs confiés aux territoires, ils ne remettent pas en cause l'unité du système juridique. Mieux, la reconnaissance de pouvoirs à la NouvelleCalédonie participe d'un processus d'indépendance de cette dernière. On ne voit pas bien comment il pourrait dès lors en aller autrement, sauf à refuser à ceux dont on souhaite l'émancipation qu'ils disposent du pouvoir de la mettre en œuvre. Enfin, pour finir sur ce point, la décision du Conseil constitutionnel relative à la Corse25 par laquelle il refusait à la loi la reconnaissance d'un « peuple corse, composante du peuple français » a-t-elle, comme on le lit parfois, renforcé le principe d'indivisibilité grâce à un principe d'unicité du peuple français ? 23. G. Carcassonne, La Constitution, p. 40. 24. H. Kelsen, Théorie générale du droit et de l'État (1945), p. 260 sq. 25. Décision no 91-290 DC du 9 mai 1991, Loi portant statut de la collectivité territoriale de Corse, Recueil, p. 50 ; RJC, p. I-438 ; Journal officiel du 14 mai 1991, p. 6350. L'avalanche de commentaires que cette décision a suscitée nous empêche de tous les citer ici. On se permet de renvoyer à la liste que propose le Conseil constitutionnel lui-même (http://www.conseil-constitutionnel.fr/ doctrine/91290dc.htm).
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Commençons par rappeler un léger détail : contrairement à ce qu'une lecture un peu rapide de la décision laisse croire, le Conseil constitutionnel lui-même ne consacre pas explicitement la thèse selon laquelle la Constitution reconnaîtrait « l'unicité » du peuple français : lorsqu'il est employé par le Conseil constitutionnel, le terme est emprunté aux auteurs de la saisine qui alléguaient, eux, que la reconnaissance d'un « peuple corse » violait le « principe d'unicité du peuple français26 ». L'innovation du Conseil constitutionnel intervient ensuite. Examinant le bien-fondé du grief invoqué, le Conseil constitutionnel commence par citer les textes applicables (premier alinéa du préambule de la Constitution de 1958 ; la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ; préambule de la Constitution de 1946) et, parce que tous ces textes emploient l'expression de « peuple français », le Conseil constitutionnel conclut que : « Le concept juridique de “peuple français” a valeur constitutionnelle. » Puis, le Conseil constitutionnel continue : « Considérant que la France est, ainsi que le proclame l'article 2 de la Constitution de 1958, une République indivisible, laïque, démocratique et sociale qui assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens quelle que soit leur origine ; que dès lors la mention faite par le législateur du “peuple corse, composante du peuple français” est contraire à la Constitution, laquelle ne connaît que le peuple français, composé de tous les citoyens français sans distinction d'origine, de race ou de religion. » Le propos est quelque peu déconcertant. Commençons par rappeler le texte de l'article 2 de la Constitution (devenu, depuis la révision du 4 août 1995, l'article 1er) : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. » Il est donc manifeste que le Conseil constitutionnel ne s'est pas contenté de cet article et qu'il a cherché à formuler une norme spécifiquement applicable au cas qui l'occupait, afin de pouvoir lire dans le texte de la Constitution quelque chose qui ne s'y trouvait pas explicitement. Cela étant, on ne mesure spontanément pas très bien le sens que le Conseil constitutionnel donne au mot « concept » : à supposer que ce mot soit pris au sens logico-philosophique de « contenu de signification » ou même au sens plus ordinaire de « représentation mentale d'un objet », on 26. Cela dit, le Conseil constitutionnel reprendra lui-même ce principe dans sa décision no 99-412 DC du 15 juin 1999, Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, dans laquelle il juge que : « Le principe d'unicité du peuple français, dont aucune section ne peut s'attribuer l'exercice de la souveraineté nationale, a également valeur constitutionnelle. »
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ne voit pas comment ce concept de « peuple français » pourrait « avoir une valeur constitutionnelle ». En effet, en droit, ce sont les normes qui se voient affecter une « valeur » (qu'elle soit constitutionnelle, conventionnelle, législative ou encore réglementaire, peu importe) et non les concepts. Mieux encore, lorsqu'on dit qu'une norme a telle valeur, on se représente l'ordre juridique comme un ensemble de normes hiérarchisées dont certaines sont juridiquement supérieures à d'autres, de sorte qu'en cas de conflit, la norme supérieure s'imposera à la norme inférieure. Mais cette représentation est elle-même d'une grande complexité, car la valeur d'une norme ne dépend pas, comme on le croit parfois – et comme le croit d'ailleurs le Conseil constitutionnel dans cette décision –, des textes dans lesquels elle figure. Il faut ici introduire une distinction importante entre texte (ou énoncé) et norme27 : un texte législatif (ou autre) demeure une suite d'énoncés linguistiques susceptibles eux-mêmes d'être interprétés afin de leur faire produire plusieurs normes28. Il suffit pour s'en convaincre de remarquer qu'aucun texte juridique – ou quasiment aucun – n'est rédigé au mode impératif. Et l'on pourrait ajouter que quand bien même un texte le serait, son sens « littéral » ne s'imposerait pas de lui-même, mais plutôt parce que l'interprète de cet énoncé affirmerait que le sens littéral doit l'emporter sur tout autre. Dans ces conditions, on doit se résoudre à admettre qu'une norme ne possède pas une valeur juridique par elle-même, mais qu'elle se voit affecter une valeur, c'est-à-dire un rang dans une hiérarchie de normes, par celui qui se fait l'interprète de l'énoncé duquel elle est tirée. Et si l'on pousse la conclusion à son terme, on comprend qu'une norme n'est pas supérieure à une autre par elle-même, mais qu'elle est dite supérieure à une autre par l'autorité qui, au terme de l'in27. Voir, notamment, E. Bulygin, « Enunciados jurídicos y positivismo. Respuesta a Raz », in Análisis Filosófico, 2, 1981 réimpr. in C.E. Alchourrón et E. Bulygin, Análisis lógico y Derecho, Madrid, Centro de estudios Constitucionales, 1991 (p. 427-438) et E. Bulygin, « Norms, Normative Propositions, and Legal Statements », in G. Floistad (dir.), Contemporary Philosophy. A New Survey, vol. 3, La Haye, Boston, Londres, 1982, p. 127-152 ; trad. esp. E. Bulygin, in C.E. Alchourrón et E. Bulygin, Análisis lógico y Derecho, Madrid, Centro de estudios Constitucionales, 1991, p. 169-193 et R. Guastini, « Due esercizi di non-cognitivismo », Analisi e Diritto, 1999, p. 277-280. Cette revue est désormais disponible en ligne à l'adresse Internet suivante : http://www.giuri.unige.it/intro/ dipist/digita/filo/testi. 28. Et l’opération que l’on appelle « interprétation » ne consiste donc pas en une découverte de la signification générale et absolue des énoncés linguistiques, mais en l’attribution d’une signification spécifique et relative au contexte dans lequel se situe cette opération. C’est ce que défend la théorie dite « réaliste » de l’interprétation dont le meilleur représentant en France est désormais Michel Troper, voir M. Troper, Pour une théorie juridique de l'État, p. 86 sq.
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terprétation et de la combinaison de plusieurs énoncés, construit une hiérarchie entre la signification de ces énoncés et, donc, entre les normes tirées de ces énoncés29. On comprend mieux ainsi tout ce que le propos du Conseil constitutionnel a, sous son apparence descriptive, de force prescriptive : le Conseil constitutionnel ne décrit en effet nullement une quelconque réalité, fut-elle mentale ou purement linguistique. Et d'ailleurs, quand bien même eut-il voulu dire que les constituants ont toujours pensé que le peuple français était une entité une et indivisible dont on ne pouvait par définition détacher une portion, ce propos purement descriptif ne justifierait aucune norme particulière : encore aurait-il fallu ajouter que la représentation mentale du « peuple français » des constituants d'hier s'imposait au législateur d'aujourd'hui. Mais cet ajout, nécessaire, eut précisément fourni la norme dont on avait besoin et que la seule description de l'usage ne fournissait pas. Il reste une question : pourquoi les membres du Conseil constitutionnel ne se sont-ils pas contentés de l'article 2 de la Constitution qui proclame que la République est une et indivisible pour censurer la loi ? Qu'ont-ils eu besoin d'aller chercher cette idée bizarre que « le concept juridique de “peuple français” a valeur constitutionnelle » ? Incontestablement, le seul énoncé de l'article 2 ne leur a-t-il pas paru assez explicite ou assez péremptoire pour justifier que le législateur ne puisse introduire la mention de « peuple corse » dans un texte de loi. Il leur a semblé nécessaire de poser que l'expression « tous les citoyens » telle qu'elle figure dans l'article de la Constitution devait être entendue comme le synonyme de « peuple français ». Le paradoxe de cette justification c'est qu'en voulant inscrire une catégorie juridique dans la Constitution, le Conseil constitutionnel témoigne, à la fois, de ce que le texte même de la Constitution – l'article 2 – est insuffisant et de ce que la Constitution a, en tant que valeur et donc d'un point de vue non plus juridique mais axiologique, de fondamentale. 2.1.2. La laïcité Il semble à peine utile de gloser longtemps sur un tel principe tant il a suscité d'ouvrages et de commentaires et le flot ne cesse depuis que « l'affaire du foulard » a fait croire (ou fait craindre) à certains que les 29. Voir R. Guastini, Teoria e dogmatica delle fonti, p. 124 ; M. Troper, La Philosophie du droit, p. 77-78 ; P. Brunet, « Les principes généraux du droit et la hiérarchie des normes », in L'architecture du droit, p. 207-221.
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guerres de religion se réveillaient. Gageons que ce flot se nourrira à l'avenir des tentatives de clarification de la nouvelle doctrine dite de la « laïcité positive ». D'un point de vue juridique, il convient de remarquer que la laïcité s'entend principalement d'une doctrine de la neutralité. Certes, une fois cela dit, deux conceptions de la neutralité demeurent possibles : l'une selon laquelle pour être neutre l'État aide et subventionne tous les cultes ; l'autre, selon laquelle, parce qu'il est neutre, l'État n'en aide aucun. En France, la neutralité choisie relève de cette seconde conception : l'État entend séparer un espace public rationnel et un espace privé confessionnel. Bien évidemment, le choix entre ces deux conceptions de la neutralité est lui-même constitutif d'un choix de valeurs « pour le croyant30 », certes, mais pas seulement : on peut être soi-même dépourvu de tout sentiment religieux et pour autant accepter que l'État aide financièrement tous les cultes sans discrimination comme – risquons cette analogie – on peut être soi-même non fumeur et accepter que l'État participe à la production ou la vente de tabac, en retire, au moyen de taxes elles-mêmes justifiées par des arguments de santé publique, des bénéfices importants et soigne sans discrimination ceux qui en sont les victimes directes. Bref, tous les athées ne sont pas nécessairement prosélytes ni fondamentalistes. Quoi qu'il en soit, ces deux conceptions de la neutralité sont elles-mêmes des idéaux. La réalité laisse place à des situations plus ambivalentes. D'abord parce que le régime applicable aux cultes connaît en France certains particularismes hérités de l'histoire. Le plus connu est celui du régime juridique de l'Alsace-Moselle31. Allemands en 1905 au moment du vote de la loi de séparation, ces trois départements redeviennent français en 1919. La République aurait certes pu décider de les soumettre à la loi républicaine et faire prévaloir la loi postérieure sur la loi antérieure. Elle a pourtant fait un autre choix de valeurs et décidé d'appliquer le concordat de 1801 signé par Napoléon Bonaparte, concordat qui n'avait été abrogé ni par l'annexion allemande en 1870 30. M. Sadoun, art. cité. 31. On pourrait aussi citer, parmi d’autres, le cas de la mosquée de Paris dont la construction, décidée après la Bataille de Verdun de 1916, eut pour fondement juridique une loi de 1920 qui prévoyait qu’elle serait financée par des fonds publics, la République rendant ainsi hommage à près de 70 000 soldats musulmans morts pour la France durant la Première Guerre mondiale (dont 28 000 à Verdun). Mais le projet de construire une mosquée à Paris remonte à 1895 lorsqu’un « Comité de l’Afrique française » animé par Théophile Delcassé, Jules Cambon, le prince Bonaparte et le prince d’Arenberg se constitue à cette fin.
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ni par le retour des trois départements au sein de la République française en 191932. Ensuite, les cultes eux-mêmes ne sont pas figés dans le marbre : la loi de 1905 sur la séparation de l'Église et de l'État tenait compte des cultes « en vigueur » à l'époque, mais non de ceux qui sont aujourd'hui réellement pratiqués sur le territoire français. Or, aux quatre grands cultes d'alors (le culte catholique, le culte de l'église de la confession d'Augsbourg d'Alsace-Moselle, le culte de l'église réformée d'AlsaceMoselle et le culte juif ) s'ajoute désormais le culte musulman. Mais parce qu'il n'est pas formellement visé par la loi de 1905, il ne bénéficie pas du statut reconnu aux autres33. Le résultat est que, d'un côté, le régime applicable à l'Alsace-Moselle viole, prima facie (car aucune autorité ne l'a encore affirmé), le principe d'indivisibilité du territoire en même temps que celui de la neutralité de l'État et, de l'autre, le culte musulman souffre, au sein de l'AlsaceMoselle, d'une discrimination dont la seule justification est le maintien d'un régime historique au double sens du terme : s'il n'existe plus, son existence fut, à l'époque, une victoire de la volonté politique sur la tradition religieuse. Mais l'ambivalence de la République à l'égard du culte s'exprime au travers d'autres éléments dont la dimension est certes juridiquement plus douteuse. Ainsi, c'est par une messe célébrée en la cathédrale Notre-Dame de Paris que la République a rendu hommage à l'un de ses présidents décédés. Anecdote ? Peut-être. Elle exprime toutefois clairement le manque d'imagination de cette République quand il s'agit de célébrer la mémoire de ses serviteurs. C'est également la conclusion qu'inspire à première vue la nouvelle doctrine de la « laïcité positive » 32. Cet élément du droit local est donc bel et bien issu du droit français anciennement applicable aux trois départements et non, comme on le croit parfois, du droit allemand. C’est d’ailleurs un avis du Conseil d’État du 24 janvier 1925 qui déclare que la loi du 18 germinal an X appliquant le concordat de 1801 est toujours en vigueur. Le droit local des associations comme le régime local de la sécurité sociale sont, eux, issus du droit allemand. Voir Th. Rambaud, Le Principe de séparation des cultes et de l'État en droit public comparé : analyse comparative des régimes français et allemand. 33. Selon ce statut, l’État rémunère les prêtres et laïcs en mission, les pasteurs et les rabbins ; le chef de l’État nomme les évêques de Strasbourg et Metz. En réalité, il se conforme au souhait du Saint-Siège. C’est encore l’État qui nomme le président de l’Église protestante de la Confession d’Augsbourg d’Alsace et de Lorraine (EPCAAL), dont le nom est proposé par un vote du consistoire supérieur de cette Église. Enfin, les membres laïcs élus des consistoires israélites des trois départements doivent avoir l’agrément du premier ministre.
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en voie d'élaboration. Il est encore difficile de s'en faire une idée claire. On croit pouvoir en identifier les thèses principales qui sont au nombre de trois : il existe des racines chrétiennes à la France (et peut-être à l'Europe ?) et elles doivent être rappelées ; les religions, et notamment celle catholique, doivent pouvoir éclairer de leurs enseignements des questions fondamentales auxquelles la politique ne fournit pas de réponse ; la laïcité doit être défendue en tant qu'elle garantit la liberté individuelle34. Ainsi, cette doctrine ne consiste pas, contrairement à ce que pourrait laisser entendre l'adjectif « positive », en un appel à une stricte séparation du spirituel et du temporel. En réalité, il sert surtout à justifier la nécessité de rapprocher les deux sphères. Or, ce faisant, on en vient à reconnaître implicitement mais nécessairement que le temporel échoue à « donner du sens » : il n'est qu'un moyen mais non une fin ; il ne doit donc fournir que les moyens de satisfaire les fins que dictent ou indiquent le spirituel. Le paradoxe est que ce discours est en lui-même une nouvelle formulation de la doctrine chrétienne la plus ancienne qui, comme ont su le montrer les meilleurs historiens, n'a jamais cherché à séparer César et Dieu, mais a toujours tenté de peser sur César35. Dès lors, dire que la France, ou l'Europe, aurait des « racines 34. Voir le discours de Nicolas Sarkozy à Saint-Jean de Latran, le 20 décembre 2007 : http://www.elysee.fr/documents/index.php?mode=cview&cat_id=7&press_ id=819. 35. On nous pardonnera cette longue citation, mais elle dit mieux que quiconque ce que l’on peut honnêtement penser de ce lieu commun selon lequel le christianisme aurait permis de distinguer Dieu et César : « Le christianisme [...] était la religion la plus éloignée qui fût d’une distinction entre Dieu et César, contrairement à ce qu’on entend répéter : tout le monde devait être chrétien, César en tête, lequel avait des devoirs envers cette religion qui formait un tout. Elle avait des dogmes, une orthodoxie pour laquelle on a pu se battre, tandis que le paganisme, dépourvu de dogme et d’orthodoxie, était émietté en une foule confuse de divinités et de cultes qui méritaient à peine le nom de religion [...], qui ne pouvait manœuvrer ni être manœuvrée comme un tout et qui n’offrait aucune doctrine dont on pût faire une idéologie politique. Il faut donc en finir avec le lieu commun selon lequel l’Europe devrait au christianisme d’avoir séparé politique et religion, le Christ ayant dit qu’il fallait rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Belle découverte, mais due au césarisme et non au christianisme. Car la vérité est le contraire de ce lieu commun. Le chrétien Constantin n’a pas eu à séparer Dieu et César : ils étaient nés séparément dès la naissance. Constantin était un César et non un chef spirituel et temporel à la fois, un Mahomet, un calife, et l’Église était déjà une organisation achevée, puissante et indépendante lorsqu’un des Césars est entré en relation avec elle. Et elle a traité avec les successeurs de ce César Constantin comme de puissance à puissance. [...] On n’a pas attendu le Christ pour savoir que Dieu et César font deux. N’ayons pas une idée trop simple des époques primitives, ne croyons pas que pouvoir et religion s’y confondaient et
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chrétiennes », ce n'est, si on peut se permettre, rien d'autre que la cerise sur un gâteau déjà peu digeste. Enfin, l'ambivalence des situations vient également de ce que le choix de la neutralité de l'État doit être concilié avec d'autres valeurs. L'affaire du foulard en a apporté la preuve éclatante. Rappelons brièvement les faits : des jeunes filles se présentent au collège la tête couverte d'un foulard et refusent de le retirer, y compris lors de certaines activités sportives (et ajoutons également que certaines jeunes filles demandent à bénéficier de dérogation afin de se soustraire à certaines activités au motif qu'elles seraient incompatibles avec leur culte). Deux thèses s'opposent. L'une selon laquelle la neutralité impose que l'école publique, donc l'État, exclue les jeunes filles puisque leur foulard constitue un instrument de propagande religieuse et, qui plus est, au service d'une conception de la religion intolérante et oppressive pour les femmes ; en outre, admettre le port de ce foulard reviendrait à favoriser une expression religieuse sur d'autres ; enfin, la liberté d'expression de ses croyances religieuses ne saurait s'exercer au sein de l'école publique selon les mêmes modalités qu'ailleurs : l'école républicaine a pour vocation de former les élèves à devenir des citoyens eux-mêmes républicains et donc neutres à l'égard des religions. Selon l'autre thèse, au contraire, quand bien même ce foulard dénoterait une conception intolérante et oppressive de la religion, il reste que le principe de neutralité interdit à l'État de discriminer une religion plutôt qu'une autre. Or, interdire le foulard reviendrait à établir des différences entre les religions. De plus, le principe de laïcité s'impose à la République et non aux citoyens eux-mêmes, lesquels doivent pouvoir jouir de la liberté d'exprimer leurs croyances religieuses où ils veulent et quand ils veulent. Les deux thèses sont pour le moins difficilement conciliables. qu’une mentalité aussi ancienne était encore confuse. Les païens n’ont pas eu à apprendre à séparer leurs dieux et César : ils ne les confondaient pas. Chez eux, la religion était partout, saupoudrait toutes choses, mais elle était simple et légère, elle revêtait de solennité toutes choses, sans obliger à grand-chose. La race des hommes et la puissante race des dieux avaient les relations de deux nations inégales et échangeaient de l’adoration contre des services. [...] Au contraire, c’est avec le triomphe du christianisme qu’entre religion et pouvoir les relations ont cessé d’être du saupoudrage et se sont théorisées, systématisées. Dieu et César ont cessé d’agir chacun de leur côté, Dieu s’est mis à peser sur César, il fallait que César rendît à Dieu ce qui était dû à Dieu. Le christianisme demandera aux rois ce que le paganisme n’avait jamais demandé au pouvoir : “Étendre le plus possible le culte de Dieu et se mettre au service de la majesté divine” » (Saint Augustin, Cité de Dieu, V, 24) (P. Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), Albin Michel, 2007, p. 246-248).
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On se souvient que, dans un premier temps, le ministre de l'Éducation crut bon de porter l'affaire devant le Conseil d'État, se servant de lui pour ce qu'il est censé être, à savoir un conseiller de l'État. Ce dernier aurait certes pu s'ériger en un organe politique et faire prévaloir l'une des conceptions de la neutralité sur l'autre. C'est cependant mal connaître les membres du Conseil d'État que d'imaginer qu'ils acceptent volontiers de jouer un tel rôle. Au contraire : comme la plupart des juges, ils préfèrent dissimuler leur pouvoir politique derrière des arguments juridiques qui permettent de concilier les contraires ou d'en donner l'illusion. Pour correspondre à l'idéologie selon laquelle la justice doit réaliser un équilibre, les juges se doivent ou pensent devoir trancher les conflits de valeurs en tendant vers un équilibre parfait. Et le Conseil d'État se sortit assez bien de cette périlleuse affaire en conciliant le principe de laïcité et de neutralité des enseignements – qui s'impose donc aux pouvoirs publics et donc aux membres du corps enseignant relevant de la fonction publique – avec le principe de la libre expression de ses croyances religieuses et la liberté de conscience reconnue par la loi aux élèves. De sorte que, pour le Conseil d'État : le port par les élèves de signes par lesquels il entendent manifester leur appartenance à une religion n'est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il constitue l'exercice de la liberté d'expression et de manifestation de croyances religieuses, mais que cette liberté ne saurait permettre aux élèves d'arborer des signes d'appartenance religieuse qui, par leur nature, par les conditions dans lesquelles ils seraient portés individuellement ou collectivement, ou par leur caractère ostentatoire ou revendicatif, constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande, porteraient atteinte à la dignité ou à la liberté de l'élève ou d'autres membres de la communauté éducative, compromettraient leur santé ou leur sécurité, perturberaient le déroulement des activités d'enseignement et le rôle éducatif des enseignants, enfin troubleraient l'ordre dans l'établissement ou le fonctionnement normal du service public36.
On aurait pu en rester là. Mais, d'un côté comme de l'autre, les tensions ont persisté. Et il a fallu passer par la loi afin d'interdire aux élèves de manifester « ostensiblement » leur appartenance religieuse en usant de certains signes37. Cette loi n'a pas elle-même mis fin à certaines 36. CE, Assemblée générale, Section de l’intérieur, Avis no 346.893 du 27 novembre 1989, suivi quelques années plus tard, au contentieux, de Conseil d'État, 2 novembre 1992, Kherouaa, Recueil, p. 389. Voir aussi Conseil d'État, Un siècle de laïcité, La Documentation française, 2004. 37. Cf. loi du 15 mars 2004, devenue L. 141-5-1 du Code de l’éducation : « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les
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revendications, mais elle a permis aux directeurs d'établissement de recouvrer quelque autorité. Encore a-t-il fallu s'entendre sur ce que « manifester ostensiblement » son appartenance religieuse veut dire. En effet, à trop s'attacher à l'idée que des signes seraient religieux par nature, on s'empêcherait de comprendre que le désir de manifester son appartenance religieuse peut parfaitement s'exprimer à l'aide d'autres signes que ceux auxquels les cultes dominants nous ont accoutumés. De fait, il n'existe en réalité aucun signe religieux « par nature » : ceux que l'on qualifie ainsi sont tout simplement ceux auxquels nous sommes le plus habitués et à l'égard desquels nous n'avons plus l'étonnement qui saisirait l'homme naturel. Et puisque, comme l'a si bien dit David Hume, nous avons une « tendance universelle à transférer à tous les objets les qualités auxquelles nous sommes habitués et familiarisés38 », il n'y a aucune raison de limiter l'interdiction aux signes les plus conventionnellement admis comme « religieux ». Bref, l'imagination étant fille de la jeunesse, si l'on souhaite empêcher un élève de manifester ostensiblement son appartenance religieuse, il faut partir de l'usage qu'il peut faire d'un signe et non de la signification que les cultes connus confèrent à certains objets. C'est là que réside l'intérêt majeur tant de la circulaire d'application qui a suivi la loi39 que de la jurisprudence qu'elle a pu inspirer40. élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. / Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève. » 38. D. Hume, L'Histoire naturelle de la religion, et autres essais sur la religion, p. 48. 39. Voir O. Dord, « Laïcité à l’école : l’obscure clarté de la circulaire “Fillon” du 18 mai 2004 », AJDA 2004, p. 1523, qui rend compte de la distinction que la circulaire opère entre les deux formes de manifestation ostensible d’appartenance religieuse en parlant des « signes ostensibles par nature » et des « signes ostensibles par destination » et souligne que cette distinction, fort subjective, serait source de litiges. Il demeure que, sauf à s’en tenir à des signes religieux « par nature » dont on vient de dire ce que l’on peut en penser et donc imaginer que l’appartenance religieuse puisse ne s’exprimer que par le biais de signes en quelque sorte formellement reconnus et reconnaissables, on ne peut guère faire l’économie de cette distinction. Elle est donc non seulement habile mais aussi réaliste, car on peut douter qu’il n’y ait dans l’usage de ces signes que le seul désir de manifester son appartenance religieuse ou, pour le dire autrement, que la manifestation de l’appartenance ne soit que religieuse. Elle est tout autant culturelle avec le complexe d’émotions et de revendications que ce terme contient. 40. Le Conseil d’État a donc posé la règle que : « Si les élèves des écoles, collèges et lycées publics peuvent porter des signes religieux discrets, sont en revanche interdits, d’une part, les signes ou tenues, tels notamment un voile ou un foulard islamique, une kippa ou une grande croix, dont le port, par lui-même, manifeste ostensiblement une appartenance religieuse, d’autre part, ceux dont le port ne
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À ce principe s'ajoute bien évidemment celui d'égalité. 2.1.3. L'égalité Et, en effet, comment ne pas parler de ce principe d'égalité qui semble à lui seul contenir l'essence même de la République ? Or, ce principe fait partie de ceux dont le juriste ne peut que se méfier, car il est purement formel et peut ainsi servir à justifier des situations fort différentes. Il faut, de fait, comprendre que d'un point de vue juridique, le principe d'égalité impose deux obligations au pouvoir normatif. La première est de soumettre au même traitement juridique des situations identiques. La seconde est de ne pas fonder des différences de traitements sur certains critères. Ainsi, dans la mesure où, comme le veut l'article 1er de la Constitution, « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » et qu'elle « assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion » et « respecte toutes les croyances », le législateur ne peut sans doute pas, sans méconnaître ce texte, se fonder sur ces trois éléments pour établir des discriminations. Hormis ces deux obligations, le législateur comme le pouvoir réglementaire sont libres d'établir des règles différentes pour régler des situations différentes, à la condition toutefois que les critères choisis soient « objectifs ». Par ce terme, les juges exigent que les critères susceptibles de fonder la différence de situation soient en rapport avec l'objet de la norme qui établit cette différence41. manifeste ostensiblement une appartenance religieuse qu’en raison du comportement de l’élève. » Sur le fondement de cette règle, il a ainsi interdit le port du « keshi sikh » (sous-turban sikh) lequel, bien que d’une dimension plus modeste que le turban traditionnel et de couleur sombre, « ne pouvait être qualifié de signe discret et que l’intéressé, par le seul port de ce signe, a manifesté ostensiblement son appartenance à la religion sikhe », CE, 5 décembre 2007, Ghazal et Singh (2 esp. req. 295671 et req. 285394), AJDA 2007 p. 2343 qui confirme l'arrêt CAA de Paris, 19 juillet 2005, AJDA 2005, Singh, p. 2009, concl. B. Bachini. 41. Par ex. : CE, Sect., 18 décembre 2002, Mme Duvignères, RFDA 2003, p. 274, concl. Fombeur : « Le principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que l'autorité investie du pouvoir réglementaire règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'elle déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que la différence de traitement qui en résulte soit, dans l'un comme l'autre cas, en rapport avec l'objet de la norme qui l'établit et ne soit pas manifestement disproportionnée au regard des différences de situation susceptibles de la justifier » ; Conseil constitutionnel, Décision no 84-184 DC du 29 décembre 1984, Loi de finances pour 1985 : « Considérant que le principe d'égalité ne fait pas obstacle à ce que le
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Ce principe ne date ni de la Constitution de 1958 ni de l'intervention du Conseil constitutionnel42. Il a pu produire ses effets sans que les juges n'éprouvent le besoin de faire référence à un texte. Le Conseil d'État n'eut, par exemple, aucun mal à affirmer l'existence d'un « principe d'égalité [régissant] le fonctionnement des services publics » et de s'en prévaloir pour annuler une décision de l'administration43. De même, quelques années plus tard, il ne trouva pas utile de mentionner expressément la Déclaration de 1789 dont on trouvait cependant un écho lointain dans sa décision d'annuler l'acte par lequel un secrétaire d'État zélé qui, au moment d'arrêter la liste des candidats admis à concourir à l'entrée à l'ENA, cru bon d'écarter ceux qu'il soupçonnait de sympathie pour le Parti communiste. Le Conseil d'État jugea qu'il avait, ce faisant, méconnu « le principe de l'égalité de l'accès de tous les Français aux emplois et fonctions publics44 ». On pourrait encore ajouter que, si elle autorise les personnes publiques à pratiquer des discriminations fondées sur des critères que les juges considèrent comme adaptés aux finalités poursuivies, cette égalité formelle interdit, voire préserve de toute forme de « discrimination positive », puisque les juges eux-mêmes ont très clairement affirmé que ce même principe d'égalité n'imposait nullement que des situations différentes soient traitées différemment45. On pourrait donc multiplier les exemples afin de montrer que ce principe d'égalité se rattache à une « tradition républicaine46 » profondément enracinée : tel qu'il est conçu, il tend à l'émancipation de
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législateur édicte, par l'octroi d'avantages fiscaux, des mesures d'incitation à la création et au développement d'un secteur d'activité concourant à l'intérêt général, notamment, comme cela est prévu par l'article 79, des fondations et associations d'intérêt général à caractère culturel. » Ainsi, l’article 1er du Préambule de la Constitution de 1946 proclamait : « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. Il réaffirme solennellement les droits et libertés de l'homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. » CE, Sect., 9 mars 1951, Société des concerts du conservatoire, Recueil, p. 151. CE, Ass., 28 mai 1954, Barel, Recueil, p. 308. CE, Ass., 28 mars 1997, Société Baxter et autres, RFDA 1997, p. 450, concl. Bonichot et CE, Ass., 28 juin 2002, Villemain, RFDA 2002, p. 723, concl. Boissard. Cf. B. Stirn, « La tradition républicaine dans la jurisprudence du Conseil d’État », p. 213 sq.
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l 'individu, seul détenteur de droits, lesquels lui sont reconnus indépendamment de ses origines, de sa race ou de sa religion, indépendamment donc de la « communauté » à laquelle il pourrait prétendre appartenir. Il n'empêche que la République n'est ici nullement originale ni parfaitement rigoureuse quand elle ne cède pas à une forme d'intégrisme. D'une part, on s'accorde à reconnaître que cette conception de l'égalité est très largement répandue dans les juridictions européennes, supranationales et internationales qui toutes tendent à subordonner une différence de traitement juridique à une exigence tenant au but poursuivi par l'autorité à l'origine de ce traitement différent. Et si le Conseil constitutionnel se refuse à exercer un contrôle de proportionnalité au terme duquel il évaluerait l'adéquation de la différence de traitement au regard du but poursuivi, il s'autorise à sanctionner une « erreur manifeste d'appréciation » lorsqu'il lui apparaît « à l'évidence que les effets mis en avant pour justifier la différence de traitement ne se produiront pas47 ». D'autre part, la République ne préserve pas d'une certaine incohérence. Si la France n'a certes pas (ou pas encore) adopté une politique en faveur de ce que l'on appelle la « discrimination positive », certaines pratiques s'en rapprochent (et, si l'on en croit leurs critiques, cette proximité mettrait en cause les fondements de la République). On pense à la question de la parité. En bon républicain, le Conseil constitutionnel avait interdit au législateur d'établir des « quotas de femmes » sur les listes municipales48. Ils furent donc introduits à la faveur d'une révision de la Constitution49. Doit-on considérer que, puisqu'elle procède du pouvoir constituant, cette discrimination est parfaitement conforme à la République, au risque de réduire celle-ci à un dispositif juridique, ou bien doit-on considérer qu'en dépit de l'intervention du pouvoir constituant, l'adoption d'une telle disposition a introduit le ver de la discrimination positive dans le fruit républicain ? La même question peut se poser à propos de la loi qui a autorisé l'adoption, par un prestigieux
47. Voir la présentation que le Conseil constitutionnel fait lui-même de sa jurisprudence : http://www.conseil-constitutionnel.fr/dossier/quarante/notes/ princeg2.htm. 48. Décision no 82-146 DC du 18 novembre 1982, Loi modifiant le code électoral et le code des communes et relative à l'élection des conseillers municipaux et aux conditions d'inscription des Français établis hors de France sur les listes électorales, Recueil, p. 66 ; RJC, p. I-134 ; Journal officiel du 19 novembre 1982, p. 3475, rectificatif Journal officiel du 20 novembre 1982. 49. Loi constitutionnelle no 99-569 du 8 juillet 1999, article 1er : « La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu'aux responsabilités professionnelles et sociales. »
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institut de formation, de « procédures d'admission comportant notamment des modalités particulières destinées à assurer un recrutement diversifié parmi l'ensemble des élèves de l'enseignement du second degré » sans que le Conseil constitutionnel ne juge cette disposition contraire au principe d'égalité50. Inversement, certaines pratiques typiquement françaises qui violent ouvertement le principe d'égalité ne font l'objet d'aucune « réforme » et, pire, ne sont guère susceptibles de disparaître. En effet, quand bien même le principe d'égalité serait intimement lié à l'idéal républicain d'une émancipation de l'individu supposé libre de se mouvoir dans la société sans devoir justifier de ses origines sociales, culturelles, religieuses ou autres, il n'empêche que le pouvoir de nomination dont dispose le président de la République est exercé dans la plus absolue discrétion et lui permet de nommer certaines personnes en récompense de leur fidélité politique. Or, ce pouvoir n'est ni méritocratique ni démocratique et, de plus, quasiment impossible à changer, car ceux qui en profitent s'opposent systématiquement à sa disparition. En effet, ceux qui en bénéficient justifient leur nomination par leur propre compétence, sans s'apercevoir que leurs critères d'excellence correspondent à ce qu'ils ont en commun sans jamais faire l'objet d'aucune discussion publique. Comme l'a très bien analysé Ezra Suleiman : « Les mêmes personnes, privilégiées par ce système, dénoncent sans cesse les inégalités de la société tout en étant les premières à s'opposer à toute tentative de réforme. Elles proclament que ces réformes violeraient le modèle républicain. C'est une autre manière de dire que l'égalité est une magnifique idée... si elle ne met pas fin à mes privilèges51. » Enfin, la République n'est pas sans verser dans une forme d'absolutisme. Le cas le plus flagrant est évidemment le rapport que la France entretient avec sa langue nationale. Ce n'est pas ici le lieu de faire une
50. Conseil constitutionnel, Décision no 2001-450 DC, 11 juillet 2001, Loi portant diverses dispositions d'ordre social, éducatif et culturel : « S'il est loisible au législateur de déroger aux dispositions du troisième alinéa de l'article L. 612-3 du code de l'éducation en vue de permettre la diversification de l'accès des élèves du second degré aux formations dispensées par l'Institut d'études politiques de Paris, c'est à la condition que les modalités particulières que fixera à cette fin, sous le contrôle du juge de la légalité, le conseil de direction de l'Institut, reposent sur des critères objectifs de nature à garantir le respect de l'exigence constitutionnelle d'égal accès à l'instruction ; que, sous cette réserve, l'article 14 est conforme à la Constitution. » 51. E. N. Suleiman, Le Point, 24 juillet 2008 ; aussi E.N. Suleiman, « Self-Image, Legitimacy and the Stability of Elites : The Case of France » et Elites in French Society : The Politics of Survival.
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présentation exhaustive du problème. Que la langue ait servi de facteur d'unification de l'État français, nul ne peut le nier. Mais on peut aussitôt faire remarquer que rares sont les États qui n'ont pas cherché à fonder leur unité sur la langue (ce qui explique sans doute les difficultés de la construction européenne). En 1992, au moment de la ratification du traité de Maastricht qui donna lieu à un débat national passionné, la peur de voir cette unité disparaître, sous l'influence de l'anglais en passe de devenir la langue majoritairement pratiquée au sein des organes de l'Union européenne, a conduit le pouvoir constituant à introduire, à l'article 2 de la Constitution, une disposition pour le moins singulière : « La langue de la République est le français52. » Les partisans de cette disposition se réclamèrent de la tradition républicaine, de la Déclaration des droits de 1789, de cette philosophie révolutionnaire qui n'aspire qu'à libérer l'individu de toute appartenance identitaire. Ce sont les mêmes arguments que l'on mobilise aujourd'hui contre la Charte européenne des langues régionales et minoritaires53 afin de prévenir sinon de conjurer une « ethnicisation » de la fonction publique54. Une telle disposition constitutionnelle ne laisse toutefois pas d'étonner. Elle a d'abord un caractère pléonastique incontestable : dès lors que la Constitution est l'expression de la république et qu'elle est rédigée dans la seule langue française, la langue utilisée est, par définition, la langue de la République et l'alinéa en question énonce donc indirectement, entre autres : « le texte que vous lisez est écrit en français », énoncé de valeur informative rigoureusement nulle – que le lecteur comprenne le français ou ne le comprenne pas55.
Cette disposition n'a ensuite que peu de rapport avec la Révolution : que ce soit en 1789 ou mieux encore en 1793, le français n'a jamais été 52. Loi constitutionnelle no 92-554 du 25 juin 1992, article 1er. 53. Adoptée par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe le 25 juin 1992, le jour même de la promulgation de la Loi constitutionnelle française. 54. A.-M. Le Pourhiet, « Les symboles identitaires dans la Constitution de 1958 », in 50e anniversaire de la Constitution de 1958, Dalloz, à paraître, pour qui : « Les prolongements inévitables de certaines stipulations de la Charte sont aussi clairement prévisibles même si ses promoteurs feignent de les ignorer en tentant d'en minimiser la portée. La pratique d'un idiome local dans la vie administrative ou judiciaire d'une région suppose des fonctionnaires et des magistrats qu'ils maîtrisent parfaitement cet idiome et donc que soit établie à terme une préférence locale dans les recrutements susceptible de remettre en cause les concours et statuts nationaux de la fonction publique. Ces revendications d'“ethnicisation” de la fonction publique s'expriment déjà clairement en Corse et outre-mer et ont même été satisfaites dans la Constitution pour certaines collectivités ultramarines. » 55. P. Encrevé, « La langue de la République », p. 123 sq., ici p. 126.
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désigné comme la langue « de la république », mais comme « la langue de la liberté56 ». Enfin, cette disposition renoue moins avec la République et son idéal d'émancipation de l'homme qu'avec son idéologie de l'unicité comme prix à payer pour l'unité de l'État à défaut d'unicité religieuse ou monarchique. Or, cette idéologie ne s'est pas forgée sous la Révolution ou la République mais sous la Terreur, ce dont témoigne le rapport de l'abbé Grégoire du 16 prairial an II (6 juin 1794) au titre pour le moins explicite : « Sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser la langue française57. » Car, il faut bien comprendre que si l'idée d'unifier l'État par la langue est un projet ancien et dont la république peut se réclamer elle aussi – au même titre que la monarchie d'ailleurs –, le projet de détruire les langues dites « régionales » ou « minoritaires » au profit exclusif de la langue du pouvoir central est propre à la Terreur jacobine qui n'eut de cesse de confondre unité et unicité. On pourrait encore ironiser sur les présupposés que cette disposition semble nourrir à l'égard du droit, comme s'il suffisait d'une disposition constitutionnelle pour modifier la réalité. Or, elle est dérisoire face à la diffusion de l'anglais – ou de ce qui en tient lieu – tant dans les milieux politiques que scientifiques ou culturels. Et s'il s'agit d'empêcher que d'autres langues que le français ne soient utilisées dans les administrations publiques, cette disposition est inutile, car pour imposer un certain usage, la loi suffit amplement, il n'est donc nul besoin de la Constitution ; elle est également superfétatoire sinon redondante puisque l'on peut arriver aux mêmes fins sur le fondement de l'unité ou de l'indivisibilité de la République. Dans ces conditions, on ne peut se défaire de l'idée que cette disposition n'est guère imputable à une doctrine républicaine clairement établie, mais qu'elle répond plutôt à des préoccupations conjoncturelles mal définies. Par ailleurs, en dehors du texte formel de la Constitution, il faut tenir compte des principes tirés, par le juge constitutionnel, des lois de la République. 56. P. Encrevé, eod. loc. 57. Qui expliquait : « Le peuple français [...] doit être jaloux de consacrer au plu tôt, dans une république une et indivisible, l’usage unique et invariable de la langue de la liberté. » Dix jours plus tard, le Comité de Salut Public affirmait : « Dans une république une et indivisible, la langue doit être une. C’est un fédéralisme que la variété des dialectes [...], il faut le briser entièrement. » Le 2 thermidor, la Convention adoptait un décret qui interdisait l’emploi d’idiomes ou langues autres que la française. Le 2 septembre, la Convention suspendait l’exécution du décret qui ne fut jamais appliqué, mais sur lequel ne manquèrent pourtant pas de s’appuyer les parlementaires favorables à l’amendement sur la langue de la République en 1992. Sur tout cela, voir P. Encrevé, ibid., p. 129-130.
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2.2. Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République : des principes identifiés par les juges C'est une catégorie imprévue, improbable et indéterminable. Imprévue : parce qu'elle est d'abord utilisée lors du débat constituant de la IVe République pour défendre le statut de la liberté d'enseignement58. Elle finit par être intégrée au Préambule de la Constitution de 1946 (2e projet). Improbable : elle sera réutilisée, contre toute attente, en 1971 par le Conseil constitutionnel dans sa décision sur la liberté d'association et donnera ensuite lieu à une jurisprudence nourrie. On compte aujourd'hui une douzaine de principes fondamentaux reconnus par des lois de la République59. Indéterminable : on ne sait ni de quels principes il s'agit, ni de quelles lois, ni de quelle République ; on ne sait pas non plus ce que « fondamental » veut dire ni quelle forme prend leur reconnaissance. Bref, c'est une catégorie fort utile parce que nul n'étant en mesure de dire avec certitude ce qu'elle contient, l'autorité qui souhaite s'en servir jouit d'une liberté totale. C'est d'ailleurs pour tenter de déjouer cette « objection » que les membres du Conseil constitutionnel ont fait connaître, par divers canaux, qu'ils adoptaient une politique d'autolimitation en matière de « reconnaissance » de ces principes eux-mêmes reconnus par les lois de la République60. Bien sûr, aussi louable soit cette politique au regard de l'idée républicaine selon laquelle la loi – et seule la loi – est l'expression de la volonté générale, nul n'est dupe de ce qu'elle signifie : celui qui déclare s'autolimiter avoue, dans un même temps, disposer d'un pouvoir et mieux encore, d'un pouvoir qu'il juge lui-même considérable au point de devoir s'autolimiter. Dès lors, on peut se demander si le dogme républicain de la loi a encore une quelconque portée ! Enfin, ajoutons que si cette catégorie de « principes » a d'abord été utilisée par le Conseil constitutionnel, il n'est plus seul à s'en servir. Le Conseil d'État lui-même 58. V. Champeil-Desplats, Les Principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, p. 62. 59. Et qui vont de la liberté d’association à l’indépendance des professeurs de l’enseignement supérieur (qui suppose leur représentation distincte dans les instances universitaires) ou à la compétence exclusive du juge administratif pour connaître des actes administratifs unilatéraux mettant en œuvre une prérogative de puissance publique. On mesure combien les lois de la République sont généreuses ! 60. Voir M. Ameller, « Principes d’interprétation constitutionnelle et autolimitation du juge constitutionnel » (OCDE, Istanbul, mai 1998, disponible à l’adresse Internet : http://www.conseil-constitutionnel.fr/dossier/quarante/notes/ princint.htm).
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y a eu recours, pour l'instant une seule fois, dans une affaire mettant en cause un traité d'extradition61. Quoi qu'il en soit, l'usage qui est fait de cette catégorie de principes nous enseigne que, loin d'être un ensemble de vérités évidentes et incontestables que la tradition républicaine aurait léguées à ses petitsenfants, ils ne sont rien d'autre que des arguments ad hoc dont se servent les juges quand ils sont dépourvus de textes suffisamment péremptoires en apparence pour s'imposer d'eux-mêmes en vertu d'un quelconque sens « littéral » ou prima facie. 3. Le « discours » républicain comme discours de justification On est ainsi en mesure de conclure que le « discours » républicain ne contient guère de normes univoques et que l'on aurait même bien du mal à le saisir par son contenu : il a d'abord et avant tout pour fonction de justifier un ensemble de normes qui peuvent être fort différentes selon les époques et les auteurs. En définitive, le concept de République est cet idéal que l'on construit et sur le fondement duquel on croit pouvoir à la fois décrire ce qui est et prescrire ce qui doit être. Il est, pour reprendre une distinction que Norberto Bobbio a su exploiter, non une morale mais une théorie de la morale62 : s'il ne permet pas à lui seul de dire ce que doit contenir le droit, il permet en revanche de justifier que le droit soit soumis à des valeurs. Sans doute est-ce cela qu'entendent exprimer ceux qui présentent la République comme un « ensemble de valeurs63 », parmi lesquelles figureraient, par exemple : la nation comme condition de l'indépendance ; la religion civile de la laïcité ; l'école ; le service militaire et la promotion 61. CE, Ass., 3 juillet 1996, Koné, Recueil, p. 255. Le but recherché était de hisser au-dessus d'un traité une norme tirée d'une disposition législative restreignant les cas d'exécution des conventions d'extradition. Puisque, en vertu de l'article 55 de la Constitution, tel que l'interprète le juge administratif depuis l'arrêt Nicolo du 20 octobre 1989, les traités ont une autorité supérieure à celle des lois et, donc, s'imposent à elle (fut-elle postérieure), le Conseil d'État n'avait d'autre choix que de prétendre que la loi contenait elle-même un principe fondamental qu'elle « reconnaissait ». Et dès lors, réglant par prétérition le rapport hiérarchique entre les PFRLR et les traités, le Conseil d'État a pu envisager, dans l'abstrait, la possibilité d'écarter l'application d'une convention d'extradition au profit d'un PFRLR. Mais en l'espèce il ne le fit pas, estimant que le requérant ne relevait pas du cas prévu. 62. À propos des doctrines du droit naturel, voir N. Bobbio, Giusnaturalismo e positivismo giuridico, Ed. di Comunità, 1972, p. 179 sq. 63. A. S. Slama, « L’État sans citoyens », Pouvoirs, no 84, 1998, p. 89-98.
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sociale ; le jus soli ; la soumission de la justice à la loi issue de la volonté générale ; la reconnaissance des droits aux individus et non aux communautés ; la préférence à la sanction ; la redistribution ; etc. Il demeure que sauf à s'engager dans un cognitivisme éthique et admettre une existence objective de ces valeurs, on doit reconnaître que ces valeurs échappent à la connaissance et peuvent être comprises en des sens très différents. De plus, toutes ces valeurs sont elles-mêmes susceptibles d'entrer en conflit les unes avec les autres, de sorte qu'on ne peut en tirer une morale déterminée. Or, précisément, parce que la notion de République demeure très générale et sémantiquement indéterminée, elle permet de « concilier l'accord sur des formules avec le désaccord sur leur interprétation64 ». On comprend mieux pourquoi ceux qui l'invoquent ou s'en réclament parlent de la République soit comme d'un idéal disparu qu'il faudrait retrouver, soit comme d'une réalité en crise qu'il faudrait préserver. Bref, ou bien on l'a connue, mais on ne sait plus ce qu'elle est, ou bien on la connaît, mais on sait qu'elle disparaît, car elle est menacée par la crise identitaire. En sorte que la République est aussi insaisissable que le temps présent : au moment même où on l'identifie, elle a déjà changé.
64. Ch. Perelman, « L’usage et l’abus des notions confuses », Le Raisonnable et le déraisonnable en droit. Au-delà du positivisme juridique, p. 156.
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Le régime républicain en Allemagne : un fait consensuel Matthias Rossi
Professeur à l'Université d'Augsbourg1
(traduction de Jean-Jacques Briu)
1. Introduction
A
ujourd'hui, la République nous apparaît presque comme un fait consensuel. » Cette phrase, prononcée au moment de la naissance de la République de Weimar, est valable aujourd'hui, 90 ans après, sans restriction aucune. « Aujourd'hui, la République nous apparaît comme un fait consensuel », voilà l'affirmation qui résume la situation actuelle en Allemagne, sans que des preuves empiriques soient nécessaires. En tout cas, les étudiants qui commencent leurs études de droit sont le plus souvent incapables de répondre lorsqu'on leur demande de définir une République ; ce qui ne signifie nullement qu'ils n'en ont aucune idée, au contraire, ils débordent d'idées. En fait, du seul concept 1.
L’auteur est professeur titulaire de la Chaire de droit constitutionnel et droit administratif, droit européen et science de la législation à l’Université d’Augsbourg.
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de République, on ne peut déduire un contenu, ainsi que le montrent les utilisations diverses et variées de ce concept. La République fédérale d'Allemagne, la République démocratique allemande, la République populaire de Chine, l'Union des républiques soviétiques, ces quelques exemples montrent vite aux étudiants qu'une République peut apparaître sous les formes les plus diverses. En ce qui concerne de nombreux autres États, nous, Allemands, n'avons pas toujours conscience que ces États se désignent officiellement comme des Républiques. En allemand, personne ne parle de la République française, on parle toujours de la France. Personne n'utilise la dénomination « République arabe de Libye » –, cela pour montrer un exemple supplémentaire qui s'applique à un grand nombre d'États : le fait que seule leur dénomination officielle mentionne le terme République. Que la République fédérale d'Allemagne soit elle aussi dénommée à l'étranger « Allemagne », « Germany » ou « Germania » correspond à la manière dont les Allemands continuent à se désigner eux-mêmes. Tout au plus, la dénomination complète « République fédérale d'Allemagne » est-elle encore courante dans les Länder « ouest-allemands », par opposition à la RDA, alors que dans les cinq nouveaux Länder et en partie dans les cercles d'extrême gauche, on continue à utiliser l'abréviation non officielle « BRD » (RFA) ; il s'agit là d'un emploi linguistique qui renvoie à l'utilisation de cette abréviation dans l'ex-RDA afin de contester l'exigence de représentation unique (Alleinvertretungsanspruch) de la République fédérale d'Allemagne pour toute l'Allemagne et d'exprimer l'égalité de droits entre les deux États. Dans de nombreux États, la République a donc disparu non seulement du nom mais également – tout du moins en Allemagne – des consciences. La signification de la République pour la forme de l'État allemand ne redevient claire que si l'on se rappelle la double proclamation de la République par Philipp Scheidemann et Karl Liebknecht le 9 novembre 1918. Le concept de République ne peut donc pas se libérer de son histoire, ni de l'évolution des idées ni de l'histoire constitutionnelle. Cependant, en ma qualité de représentant de l'Allemagne ainsi que des sciences juridiques, je limiterai, avant de revenir sur ces aspects, mes réflexions de constitutionnaliste au concept de République tel qu'employé dans la Grundgesetz (la Loi fondamentale allemande). Après une brève présentation de la signification du principe républicain dans la Loi fondamentale, je chercherai les raisons pour lesquelles il a largement perdu de sa signification avant de poursuivre par la description de plusieurs essais de revitalisation juridique du concept de République ; j'en donnerai en conclusion une évaluation.
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2. La signification juridique du principe républicain dans la Loi fondamentale Comme le montrent clairement les textes de cet ouvrage, le concept de République est assez diffus. Voici ce qu'en disait Christoph Martin Wieland : « La Convention a certes déclaré que la France était une République. Mais, pour commencer, la simple volonté ne suffit pas pour être une République, il y faut quelque chose de plus ; et ensuite, le terme République est, lui aussi, un terme très vague et polysémique. » La signification constitutionnelle du principe républicain doit partir de la manière dont ce dernier est présenté dans la Loi fondamentale. 2.1. L'ancrage normatif En premier lieu, il convient de souligner qu'aucune disposition de la Loi fondamentale n'est explicitement consacrée à la République. C'est uniquement en tant que composante de la dénomination officielle de l'Allemagne – République fédérale d'Allemagne – que le concept de République apparaît de manière récurrente, tout particulièrement dans l'importante disposition de l'article 20, alinéa 1. Selon cette disposition, la République fédérale est un État fédéral démocratique et social. La dénomination officielle de l'Allemagne est également présente dans d'autres articles, par exemple, l'article 21, alinéa 2 qui mentionne « l'existence de la République fédérale d'Allemagne », l'article 22, alinéa 1 qui précise que Berlin est la capitale de l'Allemagne, ou encore, l'article 23, alinéa 1 qui mentionne l'implication de la République fédérale dans le processus de construction de l'Union européenne. On pourrait multiplier les exemples de normes. Le fait que la République ne soit pas uniquement une composante du nom, mais dans un sens plus large un principe déterminant la structure de l'État, découle très clairement de l'article 28, alinéa 1. Selon cette disposition, « l'ordre constitutionnel dans les Länder doit absolument correspondre aux principes fondamentaux de l'État de droit républicain, démocratique et social au sens de la Loi fondamentale ». Pour saisir le sens de cette disposition, tout particulièrement en France, il faut avoir clairement conscience de la structure fédérale de l'Allemagne qui s'exprime dans le nom « Bundesrepublik Deutschland », République fédérale d'Allemagne – le français emploie la forme adjectivale. La souveraineté des Länder et l'autonomie constitutionnelle qui en découle sont la caractéristique essentielle de cette structure fédérale. Les Länder sont, en principe, libres de déterminer eux-mêmes leur ordre constitutionnel. Cependant, afin d'éviter que les ordres constitutionnels des Länder ne
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divergent trop et, surtout, ne s'écartent trop de l'ordre constitutionnel de la Fédération, l'article 28, alinéa 1 de la Loi fondamentale contraint les Länder à respecter les principes fondamentaux de l'État de droit républicain, démocratique et social. Cette obligation se voit, certes, doublement relativisée : d'un côté, seuls les principes fondamentaux doivent être respectés ; de l'autre, l'ordre constitutionnel des Länder ne peut que correspondre à ces principes. Cela signifie donc que l'article 28, alinéa 1 n'exige pas que les ordres constitutionnels des Länder et celui de la Fédération soient identiques ; il exige seulement qu'ils présentent un caractère d'homogénéité ; voilà pourquoi on appelle cet article la clause d'homogénéité. La fonction de cet article 28, alinéa 1 autorise à opérer une déduction importante pour le thème que nous traitons ici : si par son utilisation sous la forme adjectivale du concept de République, l'article 28, alinéa 1 indique clairement que les Länder sont tenus de respecter les « principes fondamentaux de l'État de droit républicain », il suggère de plus que ces principes fondamentaux existent nécessairement pour la Fédération. Étant donné que les autres principes fondamentaux cités dans l'article 28, alinéa 1 se trouvent dans l'article 20 déjà cité, le principe d'une structure étatique républicaine est aussi contenu dans cette disposition, bien que le terme République apparaisse comme simple composante du nom. L'intégration du principe républicain à l'article 20 de la Loi fondamentale a pour conséquence importante que ce principe contribue à garantir la clause d'éternité (Ewigkeitsklausel). Selon l'article 79, alinéa 3, les principes fondamentaux énoncés aux articles 1 (la garantie de la dignité humaine) et 20 ne peuvent être modifiés, même par un vote à majorité qualifiée du Bundestag (le Parlement fédéral) et du Bundesrat (le Conseil fédéral). Même si en droit constitutionnel, la République semble, à première vue, être une simple composante du nom, une interprétation systématique de la Loi fondamentale montre (déjà) que ce principe de structure étatique est si essentiel qu'il ne pourrait pas être supprimé par un législateur qui voudrait modifier la Constitution. La conséquence logique est qu'il n'existe aucun moyen – du moins pas sur le plan constitutionnel – de transformer la République fédérale ou l'un des Länder en monarchie2.
2.
Voir à ce sujet la Loi fondamentale (BVerfG, NJW 2004, 2008 Rn. 46) : « Depuis l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale, l’article 20, alinéa 1 et l’article 28, alinéa 1, phrase 1 s’opposent à la réintroduction de la monarchie. »
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2.2. La teneur normative Si l'idée que le principe républicain s'oppose à la monarchie fait consensus, c'est avant tout en raison du contexte historique. Afin que cette signification ne dépende pas d'une interprétation du concept de monarchie3, cette définition négative de la République se réduit souvent à la question de savoir quel organe dirige l'État et pour combien de temps4. Cela exclut donc la désignation dynastique du chef de l'État ainsi que la désignation à vie ; le principe républicain de la Loi fondamentale exige au contraire que le chef de l'État soit nommé, d'une part, à la suite d'élections et, d'autre part, pour un mandat d'une durée déterminée. Plus largement, la République en tant que principe constitutionnel doit aussi comporter une composante positive. Dans la littérature spécialisée, on pourra aisément trouver un consensus sur l'idée que la République se caractérise par un ordre politique libéral visant le bien commun, ordre qui symbolise une communauté à laquelle participent tous les citoyens. Cependant, les sens particuliers d'une telle caractérisation matérielle du concept de République sous son aspect constitutionnel prêtent autant à controverses que la signification juridique de cette caractérisation. Je reviendrai sur ce contentieux permanent chez les juristes. 2.3. L'absence de signification dans la pratique En ce qui concerne la pratique de la République fédérale, force est tout d'abord de constater que le choix, ancré dans la Constitution, d'une structure étatique républicaine, s'il est doté d'une signification normative et théorique, ne comporte aucune signification pratique. La République ne détermine pas la pratique politique et n'influence pas non plus les débats politiques. Ce n'est pas la référence à cette structure républicaine qui peut fournir les limites précises à une éventuelle prolongation jusqu'à sept ans du mandat du président fédéral ou inspirer, par exemple, un verdict contre le maintien des titres de noblesse. L'absence de signification du terme République se reflète également dans les décisions de la Cour constitutionnelle fédérale : dans une seule
3. 4.
Voir à ce sujet K. Löw, Die öffentliche Verwaltung, p. 819 (820). En illustration de cette conception, voir G. Dürig, in : T. Maunz / G. Dürig / R. Herzog (Hrsg.), GG, Art. 20 Rn. 2 : « La décision d'instaurer la République n'est donc, sur le plan constitutionnel, que la décision de pouvoir élire et démettre le chef de l'État, elle n'est que le refus du principe dynastique. »
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décision, la Cour a pris le principe républicain comme critère de jugement quand elle a considéré (non pas de manière explicite, mais en passant) que la clause de l'égalité de naissance (Ebenbürtigkeitsklausel) contenue dans la Constitution propre à la Maison de PrusseBrandebourg était incompatible avec la liberté du mariage garantie par l'article 6, alinéa 1 de la Loi fondamentale5. 3. Les raisons de l'absence de signification De multiples raisons expliquent l'absence de signification du principe républicain en droit constitutionnel. Nous envisagerons ici deux aspects. 3.1. La République en tant que dénomination Le concept de République est aujourd'hui perçu avant tout comme la composante d'un nom, voire un synonyme de l'État en tant que tel. Son caractère de principe de structure étatique ne se dévoile qu'après une interprétation minutieuse de la Loi fondamentale, comme celle que nous venons de faire. Dans la Constitution de Weimar (WRV), l'article 1, phrase 1 déterminait encore clairement : « L'empire allemand est une République. » Et à l'instar de la clause d'homogénéité actuelle, l'article 17 de la WRV stipulait à l'époque : « Tous les Länder doivent impérativement avoir des Constitutions républicaines (freistaatlich). » Le concept de République (Freistaat, État libre, c.-à-d. « libre de monarque »), au sens d'État sans monarque – que l'on trouve de nos jours dans la dénomination officielle des Länder de Bavière, Saxe et Thuringe –, a été utilisé au XIXe siècle comme synonyme de République et il contribue certainement à ce qu'aujourd'hui, le terme République soit compris avant tout de manière négative. À la différence de la Constitution de Weimar, la Loi fondamentale place en tête la garantie de la dignité humaine, suivie des droits fondamentaux, bien avant d'énoncer les principes de structure étatique à l'article 20. Comme je l'ai déjà mentionné, la République n'est pas particulièrement mise en valeur à l'article 20, elle apparaît comme composante du nom dans la formulation : « La République fédérale d'Allemagne est un État fédéral, social et démocratique. » Le principe 5.
BVerfG, Neue Juristische Wochenschrift, 2004, p. 2008 sq. Cette décision est commentée par J. Isensee, Deutsche NotarZeitschrift, 2004, p. 754 sq. ; T. Gutmann, Neue Juristische Wochenschrift, 2004, p. 234 sq. ; sur ce sujet, voir aussi M. Kadgien, Das Habsburgergesetz, 2005.
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républicain n'a pas fait l'objet de controverses lors de la rédaction du projet de constitution de Herrenchiemsee ni au Conseil parlementaire ; trente ans après sa proclamation, la République était devenue un fait si consensuel que seule la formulation exacte prêtait à discussion. Le fait que Carlo Schmid ne soit pas parvenu à faire accepter sa formulation « l'Allemagne est une république démocratique et sociale de structure fédérale », directement inspirée de l'article 1 de la Constitution de Weimar, ne tient pas tant à des motifs de contenu qu'à l'utilisation du terme « Allemagne » dans le contexte de la division qui se profilait. 3.2. La concrétisation dans d'autres dispositions constitutionnelles Le principe républicain est si bien précisé dans des dispositions constitutionnelles particulières qu'il n'est pas nécessaire d'avoir recours au principe général. Cela est valable en premier lieu pour la définition de la fonction du Président fédéral. L'article 54, alinéa 1 de la Loi fondamentale stipule que le président fédéral est élu par le Bundesvesammlung ; tout Allemand âgé de plus de 40 ans est éligible. Selon l'article 54, alinéa 2, le mandat du président fédéral est de cinq ans ; il n'est renouvelable qu'une fois. Par ailleurs, le président peut être destitué de ses fonctions, même en plein exercice, sous certaines conditions très restrictives (art. 61). Plus largement, cela s'applique à toutes les dispositions démocratiques, libérales ou relatives à l'État de droit, que l'on pourrait inférer du principe républicain. L'article 20, alinéa 2, phrase 1 de la Loi fondamentale stipule que « toute souveraineté émane du peuple », ce qu'explicitent un grand nombre d'autres normes. L'ancrage constitutionnel du pouvoir législatif, l'ancrage dans la loi des pouvoirs exécutif et judiciaire, éléments qui sont au cœur de l'État de droit, sont explicitement inscrits dans l'article 20, alinéa 3 qui formule en même temps le principe de séparation des pouvoirs. De plus, ces normes garantissent la liberté et l'égalité des hommes et des citoyens d'une manière précise qui va au-delà de tout fondement républicain. Ces éléments centraux de l'ordre constitutionnel allemand trouvent leur expression suprême dans le concept d'ordre constitutionnel libéral et démocratique (freiheitliche demokratische Grundordnung), tel qu'il se trouve aux articles 18 et 21, sans que le principe républicain ne soit nécessaire à leur justification ou à leur confirmation. Enfin, le principe d'État providence que l'on trouve à l'article 20, alinéa 1 de la Loi fondamentale exige que l'action étatique vise à assurer la sécurité et la justice sociales sans contraindre le législateur à un modèle particulier de mise en œuvre de ces objectifs.
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4. Les tentatives de revitalisation Nonobstant, on trouve de façon récurrente dans les ouvrages spécialisés des tentatives de revitalisation du concept de République, y compris dans sa dimension juridique et constitutionnelle. Pour ce faire, on s'efforce de revitaliser le concept en se référant à la philosophie politique ; plus largement, on envisage le concept de République comme la garantie, fondée dans les normes juridiques, que l'action publique tend au bien commun. J'aimerais présenter brièvement trois interprétations qui vont en ce sens. 4.1. La République comme principe constitutionnel central ? C'est notamment Schachtschneider qui a tenté de valoriser le principe républicain comme principe constitutionnel central et, en particulier, de le différencier de la démocratie. Alors que la démocratie en tant que forme d'État et de gouvernement se fonde sur la souveraineté directe du peuple et sur le principe majoritaire représentant la diversité des intérêts, la République se réalise, selon lui, dans une répartition des fonctions et des mandats respectant les périmètres de compétences ainsi que dans sa dimension de représentation ; son objectif est que l'État prenne des décisions pertinentes en vue d'assurer à chacun une « bonne vie » dans la liberté de tous. Le concept de liberté républicain est déterminé par la « loi morale » de l'article 2, alinéa 1 de la Loi fondamentale, qui est identifiée à l'impératif catégorique kantien. Sur le plan du droit public, la conséquence est qu'il n'existe qu'une seule liberté – le droit, ancré dans l'article 2, alinéa 1, de participer à la législation générale détachée des visées subjectives. À ce point de notre exposé, tout le monde aura compris que le principe républicain doit être ici entendu comme une réponse au libéralisme et qu'il apparaît de ce fait comme une variante du communautarisme. L'État et la société ne sont pas envisagés sur le mode dualiste. Partant, les droits du citoyen en tant que « droits bourgeois » ne sont pas non plus placés au premier plan, place qui revient au devoir civique qui leur incombe : participer aux affaires publiques et ainsi, se conformer aux règles sociales en vigueur6.
6.
K.-A. Schachtschneider, Res publica res populi. Voir les commentaires à ce sujet de S. Huster, Der Staat, p. 607 sq.
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4.2. La République comme principe de légitimation et d'organisation ? C'est notamment Gröschner qui envisage le concept de République, en droit constitutionnel, comme principe de légitimation et d'organisation. Il se réfère à l'histoire de l'idée de République pour la définir, tout d'abord, comme le refus ancré dans le droit constitutionnel de conférer à l'État toute légitimation « supérieure » – ce qui va tout à fait dans le sens de la signification « négative » du principe constitutionnel républicain. Cette fonction ne permet cependant pas, selon lui, d'épuiser le concept de République. En effet, ce dernier ne se borne pas à désigner la « souveraineté du peuple » telle que la revendique le principe de démocratie, mais s'étend également à l'idée de la « souveraineté pour le peuple ». Cicéron, déjà, envisageait la République comme un devoir d'optimisation au sens de la dogmatique constitutionnelle contemporaine ; ainsi, selon Gröschner, la République en tant que principe constitutionnel doit être aujourd'hui considérée comme un principe d'organisation qui vise la réalisation du bien commun. À son avis, le principe républicain n'est nullement superflu, car il permet de concrétiser et de préciser les principes de démocratie et d'État de droit ainsi que les droits fondamentaux qui assurent les libertés publiques. En effet, alors que les droits fondamentaux et le principe d'État de droit ont avant tout une fonction limitative et protectrice, et que le principe de démocratie vise fondamentalement à la participation, le principe républicain fournit une composante juridique objective afin de réaliser le bien commun7. Gröschner a manifestement en tête un contre-modèle au libéralisme lorsqu'il souligne que le « terme de liberté utilisable en une telle variété de sens » ne peut plus être employé dans un sens libéral et permissif et qu'au contraire, il ne peut plus signifier que « liberté républicaine ». Et il poursuit ainsi : Dans une République à ce point orientée sur la complémentarité de la liberté et de l'ordre, le bien commun est déterminé par l'idée (régulatrice) qu'une bonne Constitution pour la communauté est une condition rendant possible la « bonne vie » pour tous8.
Pour terminer, il résume sa pensée ainsi : De nos jours, la République est un État dans lequel les citoyens ne sont pas gouvernés par des individus qui en raison de vues supérieures, d'un savoir plus profond, d'une juste conscience, d'une vocation, d'une révélation ou d'une mission bénéficient d'une position particulière, sans contrôle, 7. 8.
Voir, notamment, R. Gröschner, in : J. Isensee / P. Kirchhof (Hrsg.), Handbuch des Staatsrechts, 3e éd., § 23, Rn. 34 sq. Ibidem, Rn. 52.
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qui leur est conférée par cette mission supérieure ; en République, les citoyens sont gouvernés par leurs semblables9.
4.3. La République est-elle chargée par la Constitution d'assurer le bien commun ? Anderheiden va dans le sens de Gröschner lorsqu'il affirme qu'il aimerait que l'on comprenne le principe républicain comme une disposition de la Loi fondamentale garantissant le bien commun10. À son avis, il est nécessaire de donner une place au bien commun dans le droit constitutionnel afin de pouvoir expliquer pour quelles raisons les droits fondamentaux pourraient être restreints par référence au bien commun. Une analyse historique montre, selon lui, que cette fonction incombe au principe républicain. 5. L'évaluation Les tentatives de revitalisation des « potentialités du principe républicain en droit constitutionnel11 » sont certes séduisantes, mais elles ne s'avèrent finalement pas nécessaires ; elles recèlent avant tout le danger de bouleverser l'équilibre constitutionnel qui s'est établi depuis 60 ans qu'existe la Loi fondamentale. Ne serait-ce que sur un plan abstrait, il est permis de douter de la revitalisation d'un concept « libéré », revitalisation opérée en référence à son histoire intellectuelle à la fois multiforme, inconsistante et en partie contradictoire ; on peut également douter de l'intérêt d'utiliser la position formelle du concept dans la Loi fondamentale pour en restructurer dans un sens impératif la compréhension nouvelle et ancienne. En tout cas, cela pose la question de savoir qui est habilité à définir un concept constitutionnel doté d'une telle importance. Par ailleurs, l'hypothèse n'est pas fondée selon laquelle la recherche du bien commun n'est pas inhérente au principe démocratique. En effet, cette hypothèse présuppose qu'au-delà de la volonté générale, il existe un bien commun à l'aune duquel il est possible d'évaluer les décisions prises démocratiquement. Or ce n'est justement pas le cas : le bien commun ne se définit qu'au cours du processus démocratique, c'est-àdire du processus politique. Élever le bien commun au rang de concept constitutionnel et l'ancrer dans le principe républicain aurait pour 9. Ibidem, Rn. 61. 10. M. Anderheiden, Berliner Debatte Initial, p. 45 (50 sq.). 11. C’est le titre d’un essai de M. Anderheiden, op. cit., p. 45.
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conséquence que la prise de décision politique serait soumise à une limitation supplémentaire, celle du droit constitutionnel. Deux conséquences pourraient en découler : – d'une part, la Cour constitutionnelle fédérale (Bundes verfassungsgericht) – garante de ces limitations – verrait s'accroître ses possibilités d'influence matérielle, lesquelles sont inopportunes dans le cadre de la séparation des pouvoirs propre à la démocratie et l'État de droit. Dès à présent, on ne cesse de critiquer le fait que la Cour constitutionnelle fédérale décide en lieu et place du Parlement fédéral, que Karlsruhe décide à la place de Berlin. Indépendamment de la question de savoir s'il s'agit d'une attitude délibérée de la part la Cour constitutionnelle ou s'il s'agit là uniquement d'une réponse contraignante à l'inertie du législateur, il y aurait en tout cas un risque accru de voir la Cour constitutionnelle décider non seulement des limites constitutionnelles, mais également du contenu d'un concept du bien commun prétendument normé par la constitution ; – d'autre part, ancrer dans le principe républicain la recherche du bien commun recèle un danger particulier. Étant donné, en effet, que le principe républicain est particulièrement protégé par la clause d'éternité de l'article 79, alinéa 3 de la Loi fondamentale, une importance particulière se verrait ainsi accordée au bien commun dès qu'il s'agirait de procéder à des arbitrages. Cela signifierait également que pour justifier des atteintes contre les droits fondamentaux, l'ensemble de ces droits se verrait finalement placé audessous d'une simple restriction législative. Toute l'architecture de limitations constituée par les droits fondamentaux, qui constitue à la fois un état de fait et un principe dynamique, serait ainsi abandonnée contra constitutionem. C'est donc à juste titre que l'on reproche à cette interprétation du principe républicain son caractère trop extensif, qui amoindrit considérablement son pouvoir sélectif. Ce qui a trait à la liberté, la démocratie et l'État de droit trouve un ancrage plus précis et maniable dans les droits fondamentaux ainsi que dans les principes de la démocratie et de l'État de droit. L'adoption de cette réinterprétation du principe républicain aurait pour conséquence un brouillage des concepts, des doublons superflus et des chevauchements évitables12.
12. Cf. la critique à ce sujet de H. Dreier, in : Grundgesetz-Kommentar, Bd. 2, Art. 20 (Republik), Rn. 21.
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Par ailleurs, la méfiance envers la concrétisation du bien commun trouvée au cours du processus démocratique et politique peine à convaincre. Dans la mesure où cette méfiance s'approprie la critique libérale du communautarisme ou bien elle s'efforce de trouver un accommodement entre ces deux démarches, il faut au préalable souligner que dans ce cas, il ne s'agit pas d'une analyse de droit constitutionnel mais, tout au mieux, de sociologie ou de théorie politique. En revanche, toutes les objections tombent si l'on déduit que « République » désigne uniquement un concept moral destiné à mobiliser tout autant le sens civique que l'éthique des fonctionnaires. Mais s'il s'agit de mettre cette interprétation à profit pour des décisions juridiques contraignantes, il faut souligner le danger de faire un mauvais usage du droit constitutionnel afin d'imposer certaines convictions politiques. Le droit constitutionnel ne fournit qu'un cadre au sein duquel certaines décisions politiques sont prises au terme d'un débat public libre. Exiger de ces décisions qu'elles soient toujours axées sur un bien commun absolu quelle qu'en soit la définition méconnaît l'essence de la démocratie. Bien évidemment, il est possible et légitime que les décisions prises soient guidées par des intérêts. Le correctif que l'idée démocratique, et avant tout sa concrétisation constitutionnelle, détient de façon à empêcher que certains intérêts ne s'imposent durablement contre d'autres réside dans la limitation de la durée des décisions et dans la possibilité de les réviser. La démocratie est un pouvoir limité dans le temps. Par conséquent, si certains groupes se sont imposés pendant une législature, les décisions qu'ils auront prises pourront être modifiées, voire annulées, par d'autres groupes durant la législature suivante. Il n'existe pas de bien commun unique que devraient sans relâche poursuivre les acteurs publics et privés. Il s'agit plutôt de toujours proposer de nouvelles définitions du bien commun ; cette tâche et cette responsabilité démocratiques ne doivent pas être sacrifiées au nom d'un bien commun républicain. Tel est donc le bilan : le concept de République en Allemagne est largement dénué de signification en tant que concept constitutionnel. Il reste certes une idée déterminante qui sous-tend l'ordre constitutionnel allemand et permet de le vitaliser ; mais en soi, il n'est pas justiciable. Et je terminerai sur les propos de Gottfried Keller, bien entendu dans un sens différent : « En tant que membre de la République des lettres, j'ai réfléchi au peu de cas que mon peuple fait de la République13. » J'en arrive à la conclusion que la République est devenue un fait consensuel en Allemagne. 13. G. Keller, Der grüne Heinrich, 1. Bd, 3. Kap.
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Bibliographie Anderheiden, M., Verlassungstechtliche Potentiale des Republikprinaips, Berliner Debatte Initial, 14 (2003), p. 45. Dreier, H. (Hrsg.), Grundgesetz-Kommentar, Bd. 2, 2. Aufl. 2004. Huster, S., Der Staat, 1995, p. 606-613. Isensee, J. / Kirchhof, P. (Hrsg.), Handbuch des Staatsrechts, Bd. 2, 3. Aufl. 2004. Kadgien, M., Das Habsburgergesetz, 2005. Löw, K., Die öffentliche Verwaltung, 1979, p. 819-822. Schachtschneider, K.-A., Res publica res populi. Grundlegung einer Allgemeinen Republiklehre, 1994.
Page laissée blanche intentionnellement
Chapitre 9
Weber et Durkheim : deux théories des rapports entre systèmes socioéconomiques et formes d'organisation politique Bernd Zielinski
Professeur à l'Université de Paris Ouest Nanterre La Défense CRPM
L
'analyse croisée des théories de Weber et de Durkheim concernant le rapport entre systèmes socioéconomiques et formes d'organisation politique renvoie à des questions essentielles qui touchent aux fondements et aux modes de fonctionnement de l'ordre républicain et démocratique. Les approches analytiques divergentes des deux fondateurs de la sociologie peuvent être interprétées comme l'expression des différences entre les voies nationales de modernisation en France et en Allemagne, marquées par des contradictions, des blocages et des instabilités spécifiques. Les deux théoriciens convergent sur un point : ils interprètent leur époque comme une période de crise et de transition dans laquelle une réflexion profonde sur les fondements du pouvoir politique s'avère nécessaire. Après le traumatisme de la défaite de la France en 1870-1871, la démarche intellectuelle de Durkheim est marquée par la crainte d'une décomposition de la cohésion nationale dans le contexte d'instabilité et
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de violentes confrontations politiques que connaît la IIIe République, sur fond de crises économiques et de frustrations sociales. Sans restructuration du mode de fonctionnement de la République, celle-ci lui semble fondamentalement menacée1. Par contraste, dans le contexte de la monarchie de l'Empire allemand caractérisée par son « constitutionalisme de façade », Weber défend des positions nationalistes et impérialistes en réclamant les réformes politiques intérieures qui permettraient à l'Allemagne de jouer un rôle dominant en Europe et dans le monde. Il critique avec virulence le décalage entre la dynamique modernisatrice capitaliste qu'il observe dans le champ économique et le poids des élites, des institutions et des mentalités traditionnelles qui empêchent, selon lui, une Machtpolitik efficace2. Son analyse de la bureaucratie et de la prédominance de la « rationalité en finalité » (Zweckrationalität) est fortement marquée par ces positionnements politiques. Au-delà de leurs différences fondamentales, les analyses que les deux sociologues consacrent au rapport entre système économique et système politique reflètent la crise de la pensée néoclassique, fondée sur la construction théorique de l'homo œconomicus, ainsi que la remise en cause de l'approche rousseauiste du « contrat social » basée sur la philosophie du « droit naturel ». La sociologie s'attribue la tâche de rectifier ce qu'elle considère comme les abstractions erronées des traditions néoclassique et rousseauiste en se fondant, dans le cas de Durkheim, sur une approche positiviste et globalisante et, dans celui de Weber, sur une théorie de l'action et une approche herméneutique historico- culturelle. En outre, les œuvres de Durkheim et de Weber témoignent de la crise de l'utopie libérale, qui véhicule la promesse d'une intégration sociale et politique optimale grâce à la généralisation de rapports contractualisés, à l'instar du modèle de fonctionnement du marché3. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, époque de l'impérialisme sur fond de bouleversements économiques (deuxième révolution industrielle) et de confrontations sociales radicales, cette utopie pouvait apparaître comme une illusion et ses prémices théoriques comme une pure fiction.
1. 2. 3.
M.-C. Blais, La solidarité. Histoire d'une idée, p. 204 sq. ; B. Lacroix, Durkheim et le politique, p. 69. W. Schluchter, Rationalismus der Weltbeherrschung, p. 134 sq. P. Rosanvallon, Le capitalisme utopique. Histoire de l'idée de marché.
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Nous allons examiner successivement quelles sont, pour les deux sociologues, les tendances dominantes du capitalisme industriel de leur époque et leurs conséquences sur l'organisation sociale. Nous allons ensuite retracer les principaux éléments de leur analyse structurelle de l'État pour identifier, en particulier, le rapport qu'ils établissent entre Capitalisme, République démocratique et Monarchie constitutionnelle. 1. Division du travail, formes de solidarité et ordre républicain chez Durkheim Pour Durkheim, la tendance dominante de la société moderne est l'expansion rapide et « extrême » de la division du travail, et de la spécialisation des individus qui en résulte4. La division du travail n'est pas un simple phénomène économique, mais un processus social global qui concerne aussi bien l'organisation de la production que celle des champs politiques, juridiques ou scientifiques. Selon lui, elle possède un caractère ambivalent et contradictoire qui en fait tout à la fois un fondement et un danger pour l'ordre républicain. En ce qui concerne son rôle positif, elle favorise le progrès économique en augmentant la productivité grâce au développement de la différenciation fonctionnelle. Dans les champs politique et culturel, elle brise pensées et représentations traditionnelles à travers le processus d'individualisation qu'elle engendre5. Mais dans un même temps, la division du travail menace la cohésion sociale en entraînant une désintégration, en particulier lorsqu'elle prend des formes que Durkheim qualifie de « pathologiques » ou « anomiques » : les crises industrielles, l'antagonisme entre capital et travail et la division du travail contrainte6. Pour analyser les conséquences de la division du travail sur l'organisation sociale et politique, Durkheim s'appuie sur deux thèses fondamentales. La première consiste à supposer l'existence d'une « conscience collective » qui ne serait pas la simple somme des consciences individuelles, mais posséderait une qualité propre : l'ensemble des croyances et des sentiments communs à la moyenne des membres d'une même société forme un système déterminé qui a sa vie propre ; on peut l'appeler conscience collective et commune. Elle est donc
4. 5. 6.
Pour É. Durkheim, nous nous référons principalement à De la division sociale du travail et aux Leçons de sociologie. Durkheim, De la division sociale du travail, p. 146. Ibid., p. 342.
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tout autre chose que les consciences particulières quoiqu'elle ne soit réalisée que chez les individus. Elle est le type psychique de la société7.
La conscience collective façonnerait ainsi en partie les consciences des individus et ces derniers seraient constitués à la fois par la conscience collective internalisée et la conscience proprement individuelle8. La deuxième thèse de Durkheim consiste à supposer la succession de deux grands types de solidarité au cours du développement historique des sociétés humaines : la solidarité traditionnelle qu'il qualifie de « mécanique » cède la place à la solidarité « organique » des sociétés modernes, basée sur la division du travail. Dans les sociétés traditionnelles typiques de la solidarité mécanique, composées selon Durkheim de segments similaires qui renferment des éléments homogènes, la conscience proprement individuelle serait absente ou développée seulement de façon rudimentaire. La cohésion sociale se réalise sur la base de la conscience collective, c'est-à-dire à travers les croyances, les valeurs et les représentations partagées par l'ensemble des membres de la société et où la religion joue un rôle primordial. Cette constellation serait complétée par la prédominance du droit répressif, pénalisant les infractions contre les valeurs morales dominantes et établies9. La solidarité mécanique est, au cours du processus historique, soumise à un processus d'érosion impulsé notamment par l'évolution de la division du travail. L'avènement de celle-ci s'explique, pour Durkheim, par une augmentation de la taille et de la densité des sociétés humaines, qui intensifie ce qu'il appelle la « lutte pour la vie » et rend la spécialisation nécessaire10. Par cette argumentation, Durkheim se démarque explicitement des économistes libéraux qui tentent d'expliquer l'émergence de la division du travail par la volonté de la société d'augmenter son bien-être et le bonheur de ses membres11. Il est fondamental de se rappeler ici que Durkheim se représente la société par analogie à un organisme biologique dont les individus remplissent, en tant qu'organes, certaines fonctions12.
7. 8.
Ibid., p. 46. Sur le statut épistémologique de cette approche de la société comme totalité, voir J.-M. Berthelot, 1895, Durkheim. L'avènement de la sociologie scientifique, p. 67. 9. Durkheim, De la division sociale du travail, p. 81. 10. Ibid., p. 252. 11. Ibid., p. 231. 12. Berthelot, op. cit.
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Dans les sociétés modernes marquées par la solidarité organique basée sur la division du travail, l'action individuelle est de moins en moins soumise à des règles strictes. Les représentations traditionnelles de la conscience collective, en particulier la religion, perdent leur influence et on assiste à un processus d'individualisation. Le droit de restitution prend la place du droit répressif traditionnel. Mais face à la perte des repères collectifs, la solidarité organique fondée sur la dépendance mutuelle des individus n'est pas suffisante pour garantir l'intégration sociale, qui devient le problème central de la modernité. Pendant une phase de transition et de crise, le développement économique du capitalisme et la division du travail ont ainsi détruit en grande partie les bases de la solidarité mécanique sans que soient déjà ancrées dans la société les valeurs unificatrices qui doivent compléter le dispositif de la solidarité organique. 2. Analyse structurelle de l'État, de la République et de la démocratie chez Durkheim En ce qui concerne les fondements théoriques du concept de République, Durkheim réfute en tant que sociologue positiviste l'approche rousseauiste du « contrat social » : il estime, tout d'abord, que ce dernier est empiriquement introuvable. En outre, il serait logiquement impossible dans un contexte de forte division du travail, dans la mesure où il suppose que les individus, enfermés dans leur sphère sociale respective, s'entendent à l'unanimité sur les bases communes de l'organisation de la société et que chaque citoyen « se pose le problème politique dans sa généralité13 ». Durkheim écarte également le postulat de la pensée économique libérale énonçant qu'il existe un accord spontané des intérêts individuels qui se traduirait par des relations contractuelles généralisées. Conformément à l'approche organiciste, l'État est en premier lieu, pour Durkheim, « l'organe de la pensée sociale » au service de la « société politique14 ». Au cœur de sa théorie se trouve la distinction entre la « conscience diffuse » qui marquerait la société et la « conscience claire » attribuée à l'organe gouvernemental. Ainsi, l'État joue, en tant que « cerveau social », le rôle de l'instance qui crée littéralement la rationalité collective. Le rapport entre État et société ne se réduit pas à une constellation dans laquelle le premier représenterait la seconde.
13. Durkheim, De la division sociale du travail, p. 177. 14. Durkheim, Leçons de sociologie, p. 87.
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Durkheim constate une relation plus complexe dans la mesure où l'État structurerait partiellement les groupes sociaux qu'il représente par la suite15. La mission principale de l'État consiste à « élaborer certaines représentations qui valent pour la collectivité ». En accomplissant cette fonction, « il n'exprime pas simplement la pensée sociale mais pense et agit au lieu et place de la société16 », ce qui lui confère une certaine autonomie. L'État est donc l'instance où « s'élaborent des représentations et des volitions qui engagent la collectivité, quoiqu'elles ne soient pas l'œuvre de la collectivité17 ». Durkheim tend par ailleurs vers une définition restrictive de l'État, au sens où il exclut l'administration. Sur la base de ces définitions, il analyse les différentes formes de l'organisation étatique et leur rapport avec le développement de la division du travail. Il se démarque de la tradition aristotélicienne en considérant que les deux critères essentiels de détermination du caractère des régimes politiques sont l'étendue de l'influence de l'État sur la société et la nature de leur communication réciproque. Dans les sociétés prédémocratiques, à l'instar de la monarchie, l'impact de l'État est très restreint, son action est strictement localisée dans des sphères spéciales et porte sur un petit nombre d'objets18. La conscience collective reste donc diffuse, car non rationalisée par l'État. En même temps, la population n'a que peu de possibilités pour influencer l'action de ce dernier. L'action gouvernementale n'est pas transparente ; elle est en grande partie soustraite aux regards de la société qui ne connaît pas les motifs et justifications des décisions de l'État19. Durkheim postule que l'avènement et l'expansion de la division du travail exigent une autre forme d'organisation politique qui résume les caractéristiques de l'ordre républicain et démocratique. Premièrement, face à l'augmentation de la complexité de la société, les activités de l'État et ses champs d'intervention doivent s'élargir. Cette argumentation se dirige explicitement contre le postulat libéral d'une nécessaire réduction de l'intervention étatique. Deuxièmement, les relations entre État et individus doivent se démocratiser dans la mesure où, dans un contexte de dépendance mutuelle généralisée, les événements sociaux prennent plus facilement un intérêt général.
15. 16. 17. 18. 19.
Ibid., p. 86. Ibid. Ibid. Ibid., p. 117. Ibid., p. 114.
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L'État est donc soumis à un processus de démystification et son action devient plus transparente dans la mesure où son contact avec les citoyens devient quasiment permanent. Ces derniers ont désormais la possibilité de critiquer, de discuter et de mettre en cause ses décisions. Le système éducatif, les journaux, les assemblées publiques jouent un rôle central dans le développement de ces nouvelles formes de délibération critique généralisée. On se trouve ici face à une utopie républicaine misant sur un rapport productif entre individus émancipés et un État démocratique dans le cadre d'une économie modernisée par le principe de la division du travail. À cette philosophie sociale soulignant les effets positifs et modernisateurs de la division du travail sur le régime politique, Durkheim ajoute une analyse beaucoup plus critique de l'ordre économique et politique moderne qui, visiblement, est inspirée par sa perception des problèmes de la IIIe République. Il voit essentiellement deux dangers pour la stabilité des systèmes démocratiques et républicains : le premier serait l'avènement d'une « démocratie inorganisée » résultant de l'éclatement de la conscience collective traditionnelle et la prédominance des intérêts personnels et égoïstes dans le contexte d'une économie capitaliste. Dans cette situation, l'État, confronté à un ensemble d'intérêts divergents constituant une sorte de « particularisme collectif20 », ne serait pas en mesure d'en extraire la « volonté générale ». Face à ce chaos confus, il se trouverait contraint à intervenir pour rappeler « sans cesse » aux individus leurs devoirs collectifs, « la pensée de l'ensemble et le sentiment de la solidarité commune21 ». Mais de cette constellation résulte le deuxième danger pour la Démocratie et la République : l'avènement d'un État despotique exigeant la soumission totale de la société. La seule issue à ce dilemme est, selon Durkheim, le renforcement de corps intermédiaires exerçant leur fonction d'instances régulatrices entre État et individus. Les associations professionnelles ou corporations sont, à ses yeux, prédestinées à jouer ce rôle dans la mesure où la division du travail et la vie professionnelle sont les principes structurants de la société moderne et les facteurs déterminants du lien social. Les associations professionnelles présentent également l'avantage d'être des groupes constitués, cohérents et permanents ; elles seraient ainsi en mesure de jeter les nouvelles bases de la vie économique et sociale, en accord avec les exigences d'une société complexe et fonctionnellement 20. Ibid., p. 96. 21. Durkheim, De la division sociale du travail, p. 349.
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différenciée. Pour accomplir cette mission et écarter le spectre de la désintégration de la société moderne, les associations professionnelles doivent être, avant tout, les agents d'une nécessaire « moralisation » de la vie sociale et économique. D'une manière générale, Durkheim considère que l'intégration fonctionnelle des individus dans la société ne peut être stabilisée sans discipline morale. Le « caractère amoral de l'économie » constitue selon lui un « danger public » dans la mesure où il n'est pas possible qu'une fonction sociale existe sans discipline morale22. C'est donc aux associations professionnelles de former le milieu qui entretient la moralité des agents économiques, propageant ainsi le « désintéressement, l'oubli de soi, et le sacrifice23 ». Ainsi, en « communiant les esprits », elles déchargeraient l'État de la tâche de coordonner extérieurement et mécaniquement la vie sociale. Il faut « chercher par la science quels sont les freins moraux qui peuvent réglementer la vie économique et par cette réglementation contenir les égoïsmes et par conséquent permettre de satisfaire les besoins24 ». Ce recours aux corporations expose Durkheim au reproche de vouloir réhabiliter des institutions de l'Ancien Régime. Dans l'histoire des idées politiques en France depuis la Révolution, les corps intermédiaires ont fréquemment été accusés de favoriser la prédominance des intérêts particuliers sur l'intérêt général et d'interférer de façon illégitime dans le contact direct entre peuple et État25. Durkheim se défend contre ces critiques en affirmant qu'il ne s'agit pas de restaurer les corporations telles qu'elles existaient sous l'Ancien Régime, mais de les réactualiser sous une forme moderne et compatible avec l'ordre démocratique et républicain26. Dans une vision globale, il esquisse par ailleurs une sorte de constellation où se lient interdépendance et équilibre du pouvoir entre les trois pôles État, individus et groupements professionnels. – Tout d'abord, il affirme que le mérite de l'État moderne a été d'avoir libéré l'individu de la domination des corporations du type de l'Ancien Régime. Pour lui, l'individu, dans le sens moderne du terme, est donc littéralement le produit de l'action de l'État et il a besoin de lui pour être protégé.
22. 23. 24. 25. 26.
Leçons de sociologie, p. 46. Ibid., p. 49 et 51. É. Durkheim, Le socialisme, p. 267. P. Rosanvallon, Le modèle politique français, p. 70 sq. Durkheim, Leçons de sociologie, p. 586.
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– Parallèlement, les individus ont besoin des corps intermédiaires pour se protéger contre le danger du despotisme étatique évoqué plus haut. – Enfin, l'État a besoin des corporations pour combattre les tendances centrifuges et les égoïsmes des membres isolés de la société moderne. Les corporations doivent, en quelque sorte, structurer la société civile et lui procurer les principes moraux nécessaires à la sauvegarde de l'intérêt général. En ce qui concerne les conséquences, pour l'ordre républicain, de cette approche, Durkheim poussera parfois son utopie de la solidarité retrouvée et modernisée jusqu'à remettre en cause le principe du suffrage universel et à envisager son remplacement par un système de représentation politique basée sur les corporations : « Il est bien possible qu'il y aura un moment où les désignations nécessaires pour contrôler les organes politiques se fassent comme d'elles-mêmes sous la pression de l'opinion, sans qu'il y ait à proprement parler de consultations définies27. » Durkheim espère qu'une telle réforme du système politique puisse apporter une solution au problème socioéconomique des formes anormales ou pathologiques de la division du travail : la division du travail anomique se traduisant par des crises industrielles, l'antagonisme entre capital et travail ainsi que la division du travail contrainte28. Elles placent l'État devant la nécessité de pratiquer un pilotage économique et une politique d'intégration sociale par l'atténuation des conflits entre groupes sociaux. Les crises économiques doivent être combattues par une action régulatrice de l'État ; l'antagonisme capital / travail doit surmonté par un rapprochement entre patronat et salariés dans les groupements professionnels. Durkheim esquisse ainsi les contours de ce qu'on pourrait appeler en termes modernes un système de régulation économique et politique global, visant à la fois l'intégration sociale et le pilotage conjoncturel. En ce qui concerne la division du travail contrainte, la solution découle de la conception durkheimienne de l'égalité, qu'il définit essentiellement comme « égalité des chances dans la lutte économique29 ». Contrairement aux économistes d'obédience libérale, Durkheim réfute le postulat selon lequel l'équilibre économique et social est la résultante 27. Ibid., p. 140. 28. Durkheim, De la division sociale du travail, p. 342. 29. Ibid., p. 371.
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du libre jeu des forces du marché. Il affirme que de ce libre jeu du marché résulte une situation dans laquelle la distribution des fonctions sociales est imparfaite. Des inégalités économiques injustifiées d'un point de vue fonctionnaliste, liées par exemple au droit d'héritage, créent des frustrations et empêchent le développement de ce qu'il appelle la division du travail spontanée, dans laquelle la distribution des fonctions dans la société dépendrait idéalement uniquement des talents naturels et des mérites. Les mêmes inégalités injustifiées vident de sa substance le principe du contrat libre. Des partenaires contractuels en position économiquement dominante peuvent forcer les plus faibles à vendre leurs marchandises à un prix inférieur à sa valeur. L'objectif à atteindre est donc « l'absolue égalité dans les conditions de la lutte » et l'État joue un rôle central dans ce processus30. 3. Capitalisme moderne, bureaucratie, action rationnelle en finalité et régimes politiques chez Weber Contrairement à l'approche globalisante et à la démarche explicative positiviste et naturaliste de Durkheim, Weber défend une approche individualiste du social et une méthode fondée sur la compréhension et l'herméneutique qui s'appuie sur l'outil analytique de l'idéal-type31. Il développe sa théorie avec la conviction que seuls les motifs de l'action des individus sont accessibles à l'analyse du chercheur et non à une présupposée conscience collective dotée d'une existence propre. Au centre de l'analyse du capitalisme élaborée par Weber se situent la bureaucratisation généralisée et la prédominance de la « rationalité en finalité » (Zweckrationalität). Cela l'amène à une analyse des régimes politiques très différente de celle de Durkheim. Sa vision de la Monarchie constitutionnelle sous le Kaiserreich et ses prises de position sur les concepts de Démocratie et de République en sont fortement influencées. Résumons sommairement la définition du capitalisme proposée par Weber. Il fait tout d'abord une distinction entre capitalisme prémoderne et moderne, le premier ayant pu exister à plusieurs époques de l'histoire. En tant que capitalisme politique ou aventurier il est essentiellement basé sur la guerre et le principe de butin32.
30. Durkheim, De la division sociale du travail, p. 371. 31. Pour M. Weber, nous nous référons aux articles publiés dans Politik und Gesellschaft. 32. Schluchter, op. cit., p. 142.
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Par contraste, le capitalisme moderne de type occidental se caractérise surtout par la séparation entre ménages et entreprises, par le fait que les facteurs de production tout comme les produits existent sous la forme de marchandises, par l'avènement d'un marché libre du travail et des biens, par l'existence d'un capital fixe sous la forme de machines et, enfin, par les principes d'organisation du travail et de gestion rationnelle des entreprises tournées vers la réalisation de bénéfices. Ce type de capitalisme exige, pour son fonctionnement, des institutions politiques et juridiques spécifiques comme le droit positif et une bureaucratie étatique efficace. Il engendre une société de classes fondée sur le positionnement respectif des acteurs sociaux dans le processus de production, par contraste avec une société du type Ancien Régime, basée sur les ordres. Il repose en outre sur une éthique et une discipline du travail historiquement véhiculées par le protestantisme, mais qui, avec le temps, se détachent de leur arrière-fond religieux. À l'intérieur du capitalisme moderne, Weber établit une distinction supplémentaire entre capitalisme entrepreneurial, capitalisme de rentier et capitalisme d'État en élevant le premier au rang d'idéal tout en condamnant les deux derniers. Il faut rappeler qu'en tant que sociologue attiré par le libéralisme politique de son époque et soutenant en même temps des thèses nationalistes et impérialistes, Weber aborde les sciences économiques comme un instrument au service d'une politique de puissance nationale33. Il conçoit la « lutte économique entre les nations » comme un substitut à la guerre et les notions de « pouvoir » et de « lutte » (Macht und Kampf), influence nietzschéenne oblige, sont constitutives de ses analyses économiques et politiques. Une politique d'exportation de grande envergure et une stratégie permettant de devenir une puissance mondiale devaient selon lui constituer les éléments essentiels de la politique allemande34. 4. L'analyse wébérienne de l'État, de la Monarchie constitutionnelle et de la République Weber définit l'État sur la base d'une caractéristique formelle : il possède le monopole de la violence physique légitime35. Selon lui, la politique se caractérise en premier lieu par la distribution, la sauvegarde et la redistribution du pouvoir. La structure de l'État correspondant au capitalisme moderne est avant tout marquée par ses structures 33. M. Weber, « Der Nationalstaat und die Volkswirtschaftspolitik » (1895), in : Politik und Gesellschaft, p. 42. 34. W.J. Mommsen, Max Weber und die deutsche Politik. 35. M. Weber, « Politik als Beruf », in : Politik und Gesellschaft, p. 565-611, p. 565.
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b ureaucratiques et le droit rationnel. Les entreprises privées agissant sur les marchés ont besoin d'une administration publique efficace et de la prévisibilité et régularité émanant du droit moderne36. Le pouvoir bureaucratique dans le cadre de l'État moderne est caractérisé par le fait que les fonctionnaires ne possèdent pas les moyens matériels requis pour réaliser les tâches administratives, ceux-ci étant la propriété exclusive de l'État. La démocratisation de la formation permettant la sélection des fonctionnaires, selon le seul critère de leur qualification, ainsi que l'existence d'une hiérarchie et des règles de procédure claires forment l'ossature de ce type de bureaucratie. En étudiant les caractéristiques de régimes politiques comme la Monarchie constitutionnelle ou la République démocratique, Weber développe aussi bien des analyses qui se réfèrent explicitement à la situation de l'Empire allemand que des théories qui visent à une validité universelle. En ce qui concerne l'Empire bismarckien, il constate un décalage dramatique entre le changement socioéconomique rapide lié au développement du capitalisme industriel d'un côté et le système politique et les valeurs culturelles dominantes de l'autre. Le Kaiserreich se présente à lui comme un État administratif et militaire autoritaire marqué par un déficit démocratique fondamental, lequel est lié à l'influence des élites préindustrielles, en particulier les grands propriétaires terriens prussiens37. Cette situation complexe d'un système bloqué s'explique, selon Weber, par le fait que la bourgeoisie libérale allemande a échoué à prendre le pouvoir politique et à conquérir l'hégémonie culturelle, mission qui lui revenait, étant donné son ascension économique. Si elle a échoué dans cette mission, c'est avant tout à cause de son identification avec les valeurs « féodales » des anciennes élites et son manque de culture politique. À l'instar de Marx, Weber attribue ainsi des missions historiques à des classes sociales spécifiques. Mais pour lui, l'objectif final de ce processus est le renforcement économique et politique de la nation allemande et des moyens lui permettant de mener une politique de grande puissance. Dans ce contexte, c'est la Grande-Bretagne qui lui fournit le grand exemple d'un système politique liant impérialisme efficace et structures démocratiques dans le cadre d'une monarchie parlementaire38. 36. M. Weber, « Parlament und Regierung im neugeordneten Deutschland », in : Politik und Gesellschaft, p. 349-431, p. 362. 37. Weber, « Der Nationalstaat und die Volkswirtschaftspolitik », op. cit., p. 58. 38. Mommsen, op. cit., p. 423.
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Dans le vide laissé par l'incapacité de la bourgeoisie libérale allemande à réformer le système politique s'est installée, selon Weber, la bureaucratie prussienne traditionnelle, véhiculant l'esprit et les méthodes d'un État autoritaire. Elle bloque ainsi le développement d'un capitalisme plus dynamique et d'un libéralisme démocratique et impérialiste. Weber souhaite une alliance entre la bourgeoisie libérale et une social-démocratie politiquement émancipée, mais en même temps réformatrice et nationaliste, afin de briser les traditionalismes du Kaiserreich. Ainsi, il ne partage pas les craintes des forces conservatrices allemandes pour lesquelles l'émancipation politique de la social-démocratie était synonyme de danger révolutionnaire. Pour lui, le parti social-démocrate est marqué par de fortes tendances à la bureaucratisation et son radicalisme rhétorique ne correspond pas aux véritables convictions de ses fonctionnaires et membres. Le fait d'écarter la social-démocratie du pouvoir l'enferme dans une « immaturité politique » qui l'empêche de participer à une alliance avec la bourgeoisie libérale et nationaliste39. Weber est un critique virulent de la monarchie des Hohenzollern, qui lui semble incapable de contrôler et de contrebalancer efficacement la bureaucratie prussienne. Afin de briser le pouvoir de cette dernière ainsi que celui des anciennes élites et de dépasser le « constitutionnalisme de façade » de l'Empire, il plaide pour le renforcement du rôle du parlement et des partis politiques. Il souligne les vertus de la concurrence, entre partis dans le champ politique, entre entreprises dans le champ économique, qui constitue le seul remède efficace contre les tendances à la stagnation et la bureaucratisation. En même temps, le parlement doit pouvoir jouer son rôle d'instance de sélection de véritables leaders politiques, ce qui est impossible tant que son pouvoir réel reste faible. Mais aux yeux de Weber, la réalisation de ces objectifs n'est pas une solution efficace pour traiter les problèmes de l'organisation politique dans un monde capitaliste moderne et rationalisé. Car même si on réussit à briser le pouvoir de la bureaucratie traditionnelle prussienne, le pouvoir hégémonique de la bureaucratie moderne va inévitablement se renforcer. C'est à travers cette thèse que Weber développe une sorte de théorie générale sur le rapport entre capitalisme industriel et démocratie qui se distingue nettement de l'approche durkheimienne. Ainsi, il constate que la principale menace qui pèse sur les sociétés modernes 39. M. Weber, « Wahlrecht und Demokratie in Deutschland », in : Politik und Gesellschaft, p. 297-336, p. 302.
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n'est pas la désintégration sociale mais, au contraire, une forme spécifique et omniprésente d'intégration enfermant les individus dans le carcan de la bureaucratie et de l'action rationnelle en finalité (Zweckra tionalität). Le pouvoir hégémonique de la bureaucratie moderne émane de son efficacité et du fait qu'elle monopolise des savoirs spécifiques nécessaires à l'exécution du pouvoir. Cette constellation a de lourdes conséquences pour les formes d'organisation politique dans le contexte de la démocratie de masse. Car, selon Weber, les partis politiques modernes prennent quasi inexorablement la forme de « partis machines » organisés de manière professionnelle et bureaucratique. Leur personnel est essentiellement constitué par des « fonctionnaires du parti » restreints au rôle d'exécuteurs obéissant à des règles établies et efficaces. Mais pour conquérir le pouvoir politique, ces partis ont néanmoins besoin de véritables leaders politiques charismatiques, les seuls capables d'assumer la responsabilité des choix effectués et d'imposer leurs projets politiques de façon démagogique auprès de la masse des électeurs. Le dilemme vient du fait que c'est justement la structure bureaucratique des partis qui empêche le recrutement des leaders40. Le parlementarisme moderne ne peut pas combler cette lacune dans la mesure où il est de plus en plus influencé par des intérêts organisés et il cesse d'être le champ où se confrontent projets et personnalités politiques indépendants. Par conséquent, dans le contexte des débats sur la nouvelle constitution républicaine de l'Allemagne après la Première Guerre mondiale et la chute de la monarchie, Weber plaide en faveur d'une Führerdemokratie basée sur la place importante, de type « césariste », qui est accordée à un président de la République plébiscité grâce à l'élection directe par le peuple et capable de s'imposer par ses qualités de démagogue efficace et charismatique. Dans cette constellation, l'ensemble des citoyens se voit en quelque sorte réduit au rôle d'organe d'acclamation du chef : c'est par ses qualités personnelles que ce dernier exerce sa force de séduction. Il est évident que cette perspective signifie une emprise grandissante de l'irrationnel et des techniques de manipulation sur les débats et la culture politique, emprise qui porte en germe tous les dangers de dérive que l'Allemagne a connus par la suite. Weber, conscient de ces dangers, souhaite conférer au parlement le rôle d'instance de contrôle sur le leader charismatique, en lui imposant notamment le respect de la Constitution et l'obligation de démissionner en cas de perte du soutien populaire. 40. Weber, « Politik als Beruf », op. cit., p. 587.
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Néanmoins, le courant antidémocratique et irrationnel qui traverse la pensée de Weber apparaît clairement dans sa conception de la république et de la démocratie comme simples mécanismes de recrutement des dirigeants charismatiques. Il se montre ainsi profondément méfiant envers le principe de la souveraineté du peuple et celui d'une hiérarchie objective des valeurs qui forment pourtant l'une des bases de l'État de droit contemporain dans le cadre de la République41. S'y ajoutent son nationalisme viscéral et sa conviction que la vie économique et politique se réduit essentiellement à une inévitable lutte pour le pouvoir. Ici, le contraste est saisissant avec l'approche durkheimienne, laquelle comporte un rapport entre l'État et les citoyens marqué par la transparence et la délibération critique permanente. En revanche, en ce qui concerne le rôle possible des groupements professionnels pour l'architecture d'un hypothétique futur système politique, Weber se montre en quelque sorte plus réaliste et plus inspiré par des considérations démocratiques que Durkheim. Avec véhémence, il critique la vision de l'organisation de la vie politique sur une base corporatiste en soulignant que la dynamique de la concurrence capitaliste transforme et restructure en permanence les « professions » et leur poids respectif42. À ses yeux, cet argument suffit à exclure que les groupements professionnels puissent constituer une base stable de la représentation en République. En outre, l'idée d'organiser la vie politique sur la base des corporations introduites ou contrôlées par l'État est, selon lui, une conception issue de la tradition autoritaire allemande caractéristique de la culture politique dominante sous l'Empire. L'introduction du corporatisme politique aurait ainsi comme effet de bloquer la modernisation politique et économique. Weber craint que l'introduction du corporatisme favorise le développement d'une sorte de « capitalisme étatique » et renforce encore les tendances à la bureaucratisation. Il entraverait la compétition politique entre les partis et la compétition économique entre les entreprises et la remplacerait par un dispositif d'ententes et de lobbying exercé par les associations professionnelles intégrées dans les structures étatiques43Il favoriserait en outre le développement d'une sorte d'« État providence saturé », condamné par Weber au motif qu'il empêcherait la dynamique et la mobilisation des individus nécessaires à une politique nationaliste efficace. 41. Mommsen, op. cit., p. 421. 42. Weber, « Wahlrecht und Demokratie in Deutschland », op. cit., p. 298. 43. Weber, « Parlament und Regierung im neugeordneten Deutschland », op. cit., p. 349-463.
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C'est dans le contexte de cette prise de position par rapport au corporatisme que Weber défend le suffrage universel républicain qui, à travers la notion de citoyen (Staatsbürger), correspond selon lui au caractère de l'État moderne44. C'est par ce droit de vote que l'individu, exceptionnellement, n'est pas considéré en fonction de sa position économique et sociale, laquelle est marquée par des inégalités que des différences naturelles ne justifient aucunement. En outre, contrairement à la conception consensuelle durkheimienne, Weber estime qu'il est souhaitable que la réalité de l'existence de classes sociales trouve une expression politique au moyen des élections. Ces prises de position doivent comme toujours être interprétées avec l'idée que la Nation et sa grandeur reste pour Weber le point de référence normative absolue. C'est d'ailleurs ce type de positionnement nationaliste que critique Durkheim lorsqu'il attaque, pendant la Première Guerre mondiale, les dérives d'une certaine tradition de la pensée allemande qu'incarne d'après lui Treitschke45. Il fustige l'idolâtrie de l'État et la position de Treitschke selon lequel la Nation allemande ne peut accepter aucune force placée audessus d'elle, encore moins l'idée de normes internationales, impersonnelles et impératives qui s'imposent aux États-nations. Durkheim défend ainsi l'universalisme républicain contre les dérives nationalistes de son époque. Conclusion Durkheim place la division du travail, avec ses effets à la fois modernisateurs et désintégrateurs, au cœur même de son analyse de l'économie ; il est de la sorte amené à une analyse spécifique des questions politiques. Il veut trouver dans les tendances de l'économie moderne la justification fondamentale de la République. Il défend les principes de la délibération critique, d'un rapport démocratique entre citoyens émancipés et État désacralisé et de l'égalité des chances pour les citoyens dans la vie économique. Ces principes sont pour lui inhérents aux sociétés complexes marquées par la division du travail. Au moyen de cette argumentation, il manifeste ses convictions laïques et républicaines46. Il esquisse également la perspective d'un État régulateur modernisé qui préfigure l'État providence du XXe siècle47. 44. Weber, « Wahlrecht und Demokratie in Deutschland », op. cit., p. 314. 45. É. Durkheim, « L’Allemagne au-dessus de tout » (première publication : 1915). 46. Cet aspect de la pensée durkheimienne est notamment souligné par J. Habermas, Théorie des kommunikativen Handelns, Bd 2, p. 125. 47. Le mouvement solidariste inspiré par Léon Bourgeois joue un rôle central pour ces réformes sociales.
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Mais dans la mesure où il se méfie de la capacité des citoyens à respecter les impératifs de l'intérêt général dans le seul cadre du suffrage universel et propose le groupement professionnel comme institution de l'intégration morale, politique et sociale, il ajoute à son analyse une tendance conservatrice et, malgré son engagement républicain, potentiellement antidémocratique. Elle découle de sa méthode d'étude de la société qui s'appuie sur l'analogie avec des organismes biologiques. Cela lui a valu le reproche d'être l'un des précurseurs du corporatisme autoritaire qui nie la nécessité d'une libre expression des contradictions entre groupes sociaux. Comme celles de Durkheim, les théories politiques de Weber et son positionnement par rapport à la démocratie et à la république sont profondément marqués par son analyse des structures économiques. En constatant l'hégémonie de l'action rationnelle en finalité et de la bureaucratisation qui constituent des tendances dominantes du capitalisme moderne, il souhaite la démocratisation de l'Empire grâce au renforcement du pouvoir du parlement et des partis politiques. C'est, à ses yeux, la seule voie pour éliminer l'influence de la bureaucratie prussienne traditionnelle et pour contrôler celle de la bureaucratie moderne. Il montre ainsi ses convictions libérales dans la mesure où il critique avec verve les autoritarismes et les traditionalismes de l'Empire. Mais parallèlement à cette tendance démocratique, Weber développe une vision douteuse et dangereuse de la politique et de l'ordre républicain, qui est marquée par un nationalisme viscéral et une fixation sur des notions comme pouvoir et lutte. Car pour lui, la démocratisation n'est pas une valeur en soi, mais un moyen permettant à l'Allemagne de développer une politique de puissance efficace. La figure du leader démagogique, s'imposant auprès des masses et s'appuyant sur des « partis machines » pour réaliser ses objectifs, porte en germe une forme modernisée et d'autant plus désastreuse de l'autoritarisme.
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Bibliographie Berthelot, Jean-Michel, 1895, Durkheim. L'avènement de la sociologie scientifique, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1995. Blais, Marie-Claude, La solidarité, Histoire d'une idée, Paris, Gallimard, 2007. Durkheim, Émile, De la division sociale du travail, Paris, PUF, 1986. Durkheim, Émile, Leçons de sociologie, Paris, PUF, 1997. Durkheim, Émile, Le socialisme, Paris, PUF, 1992. Lacroix, Bernard, Durkheim et le politique, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1981. Mommsen, Wolfgang J., Max Weber und die deutsche Politik, 1890-1920, Tübingen, Mohr Siebeck, 2004. Rosanvallon, Pierre, Le capitalisme utopique. Histoire de l'idée de marché, Paris, Le Seuil, 1999. Rosanvallon, Pierre, Le modèle politique français, Paris, Le Seuil, 2004. Schluchter, Wolfgang, Rationalismus der Weltbeherrschung, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1980. Weber, Max, Politik und Gesellschaft, Frankfurt am Main, 2006.
Chapitre 10
Un républicanisme mondialisé est-il possible ? L'utopie du « constitutionnalisme désétatisé » Gérard Raulet
Professeur à l'université de Paris IV-Sorbonne
À
la fin d'un essai intitulé « La démocratie dans la communauté de droit globale », Hauke Brunkhorst formule l'espoir qu'en dépit des déficits de l'ordre européen tel qu'il existe aujourd'hui, la tendance finisse par s'inverser1. Cet espoir repose sur le postulat que la nature supranationale de l'Union européenne préfigure un modèle nouveau de constitutionnalisme qui tend à « s'affranchir des limites des constitutions nationales » pour fonder un pouvoir politique ne tirant plus sa légitimité des constitutions des États membres mais de lui-même. Selon Brunkhorst, cette tendance représente « l'évolution vers un type nouveau de régime constitutionnel [...] [dont] l'innovation essentielle réside dans une nouvelle répartition des pouvoirs entre un ordre de droit désétatisé et le monopole de la violence légitime qui est l'apanage des États ». Si ce « constitutionnalisme désétatisé » (entstaatlichter Konstitutionalismus) 1.
H. Brunkhorst, « Demokratie in der globalen Rechtsgenossenschaft. [...] », in : Zeitschrift für Soziologie, 2005, p. 26.
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finissait par s'imposer comme ordre de droit supranational à la place du cadre hérité des États de droit nationaux, il couperait court, de facto, aux débats sur la forme, fédérale ou non, que doit prendre l'organisation politique européenne et sur la compatibilité d'une Constitution européenne avec la légitimité et les compétence des États nationaux2. L'envers de la médaille est toutefois que cette évolution correspond aussi au fait que « la part qui revient aux citoyens d'un pays dans l'établissement des règles de droit se réduit de plus en plus3 ». Il est du même coup difficile de faire le partage, dans ce raisonnement, entre ce qui relève d'une nécessité à laquelle on se résigne, et à laquelle on appelle les peuples à se résigner, et l'utopie d'un nouvel ordre de droit. Brunkhorst ne manque du reste pas de dresser une liste des « déficits » auxquels il s'agirait de mettre fin : certes, l'Union européenne, à la différence d'autres organisations supranationales, possède un parlement élu au suffrage direct, mais c'est la Commission qui détient le pouvoir d'initiative en matière de législation ; « le Conseil des Ministres décide et le Parlement appuie sa décision, pour autant qu'il soit consulté ». Certes, le Conseil et la Commission ont une composition intergouvernementale, mais ils agissent comme des « organes indépendants » dans l'intérêt de la communauté et non plus au nom des intérêts nationaux, ce qui a pour conséquence que les ministres sont déchargés de toute responsabilité devant le Parlement (et il faut bien entendre : le Parlement européen, pas les parlements nationaux) ; du même coup, « il en résulte une déparlementarisation dramatique des décisions les plus importantes4 ». On est donc en droit de se demander si ces « déficits » peuvent être levés par l'« évolution » sur laquelle Brunkhorst, parmi d'autres, appuie son raisonnement ou si, au contraire, ils lui sont inhérents. C'est la question que je voudrais tenter de préciser ici. 1. Parmi les autres, il y a Habermas, qui est allé chercher ses arguments en la matière chez son ancien élève Brunkhorst pour tenter de préciser, dans ses derniers textes, les perspectives sur lesquelles débouche sa reprise de la problématique kantienne du Traité de paix perpétuelle5. Kant, comme on le sait, oppose à l'utopie d'une République universelle ce qu'on pourrait appeler la modestie méthodologique de la téléologie critique, c'est-à-dire le respect des rythmes d'évolution et la 2. 3. 4. 5.
Cf. C. Schönberger, « Die Europäische Union als Bund. [...] », Manuskript, 2003 ; cité in Brunkhorst, « Demokratie in der globalen Rechtsgenossenschaft », op. cit., p. 11. Brunkhorst, ibid., p. 2 et 11. Ibid., p. 8 sq. Cf. G. Raulet, « Cosmopolitisme et mondialisation. [...] », in : Kant : Modernité esthétique et modernité politique, p. 37-56.
Chapitre 10 : Un républicanisme mondialisé est-il possible ?
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prise en considération des tendances effectives de l'histoire mondiale « conçue du point de vue cosmopolitique6 ». Il est piquant de constater que c'est à la reprise de ce schéma de pensée qu'on assiste chez Habermas et chez Brunkhorst. Mais face à la question de savoir ce qui relève de l'acceptation résignée de la nécessité (de l'« évolution ») et de l'accomplissement de la liberté (la prise en mains par les peuples de leur souveraineté dans l'établissement des règles de droit), on doit du même coup se demander ce qu'il reste de « critique » dans le programme du « constitutionnalisme désétatisé ». Poursuivant, dans un texte de 2004 sur les perspectives d'institutionnalisation d'un droit des peuples qui irait au-delà du droit international7, la discussion de l'actualité du Traité de paix perpétuelle qu'il avait engagée en 19968, Habermas situe l'hypothèse d'un « constitutionnalisme faible » très exactement là où Kant substituait à l'utopie impraticable, et même dangereuse, d'une République mondiale l'« ersatz négatif » d'une fédération d'États libres et à celle d'un droit cosmopolitique le simple droit à la libre circulation et à l'hospitalité. Mais il entend aller au-delà et notamment dépasser l'alternative exclusive République / fédération. Il propose « un système à plusieurs niveaux » faisant la part de ce qui peut relever de compétences supranationales et insiste sur l'importance d'institutions ayant une compétence transnationale, par exemple en ce qui concerne les problèmes de l'économie mondiale et l'écologie9. À ce niveau, qu'il qualifie d'« intermédiaire » (entre le droit national des États de droit et un droit supranational), il s'agit de promouvoir une « politique intérieure mondiale sans gouvernement mondial10 ». Ce niveau ne correspond évidemment plus au modèle constitutionnel républicain. Le modèle est plutôt celui des organisations comme l'OMC, c'est-à-dire d'institutions « désétatisées » (entstaatlicht) qui établissent un ordre de droit sans référence à ni légitimation par une souveraineté de type républicain11. 6.
Cf. G. Raulet, « Kant était-il européen ? », in : M. Madonna-Desbazeille (dir.), L'Europe, naissance d'une utopie ?. 7. J. Habermas, « Hat die Konstitutionalisierung des Völkerrechts noch eine Chance ? » (La constitutionnalisation du droit des peuples a-t-elle encore une chance ?), in : Der gespaltene Westen, p. 113-193 (cité par la suite en abrégé : « Konstitutionalisierung »). 8. J. Habermas, Kants Idee des Ewigen Friedens [...]. 9. Habermas, « Konstitutionalisierung », op. cit., p. 134. 10. Ibid., p. 135. 11. H. Brunkhorst, « Globale Solidarität : Inklusionsprobleme moderner Gesellschaften », in : L. Wingert / K. Günther (dir.), Die Öffentlichkeit der Vernunft und die Vernunft der Öffentlichkeit.
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Habermas ne manque pas de souligner les limites de ces deux modèles. D'une part, en ce qui concerne les organisations du type de l'OMC, il n'y a aucune analogie structurelle entre la constitution d'un État souverain, qui peut déterminer lui-même quelles missions il s'assigne (et qui a donc une compétence en matière de compétence) et une organisation mondiale certes inclusive mais limitée à un petit nombre de fonction précisément circonscrites12.
Il remarque aussi lucidement que de telles institutions rappellent « des modèles d'une tradition prémoderne du droit13 ». En clair : elles fonctionnent sur le modèle des institutions d'Ancien Régime et servent à « la limitation mutuelle et l'équilibre des puissances dominantes14 ». D'autre part, sous sa forme actuelle, l'ONU est condamnée à tenir la corde entre une Assemblée générale qui est le forum de toutes les divisions et un Conseil de sécurité qui, là encore beaucoup plus dans une logique d'Ancien Régime que dans une logique cosmopolitique, maintient un équilibre concerté entre les puissances15. Pour échapper à cette logique, il faudrait que le Conseil de sécurité soit l'émanation de l'Assemblée, mais alors que l'Assemblée soit majoritairement républicaine. Il faudrait encore et aussi que l'ONU ait les moyens d'intervenir sur les déséquilibres économiques ; or, cette tâche est dévolue à des organisations comme le FMI, qui n'envisagent cette question que dans l'esprit d'une mondialisation néolibérale privilégiant les flux de capitaux et leur rentabilité sans se soucier des conséquences pour l'emploi et la sécurité sociale des populations. D'une certaine façon, les deux modèles invoqués ont surtout pour vertu de révéler les déficits que devrait combler le « constitutionnalisme faible » ou « désétatisé ». C'est là où intervient l'Europe qui, à la condition qu'on en fasse une Europe des citoyens, constitue un espace d'expérimentation privilégié pour la résolution du conflit entre mondialisation et souveraineté nationale16. Mais c'est là aussi qu'on touche aux limites du raisonnement. Car l'Union européenne, justement, revendique une compétence juridique supranationale qu'aucun des deux modèles, l'ONU et l'OMC, ne possède. Habermas en est parfaitement conscient :
12. 13. 14. 15. 16.
Habermas, « Konstitutionalisierung », op. cit., p. 132 sq. Ibid., p. 136. Ibid., p. 136 sq. Ibid., p. 161-164. Ibid., p. 137 sq., 140, 177 et 221.
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Wenn sich Nationalstaaten zu kontinentalen Regimes zusammenschließen, [müssen diese], sobald sie sich zu international handlungsfähigen Aktoren entwickeln, selber staatlichen Charakter annehmen. [...] Um so wichtiger ist das Gelingen der politischen Einigung Europas17.
Ce n'est donc pas en raison de son constitutionnalisme faible mais bien au contraire du fait de sa prétention à une véritable légitimité constitutionnelle que l'UE représente la clef de voûte de l'utopie du « constitutionnalisme désétatisé ». Et c'est là-dessus qu'achoppe le projet de « Constitution européenne » que Nicolas Sarkozy – faisant fi du verdict de la souveraineté populaire, qui l'avait rejeté – a néanmoins fait adopter par un parlement à sa botte sous une forme prétendument « simplifiée » au prétexte qu'il ne s'agit (plus) que d'un traité ne requérant pas, en tant que tel, de procédure référendaire. C'est, avec une désinvolture antidémocratique dont on avait oublié qu'elle pût encore exister dans les États de droit, ne faire aucun cas des implications que le projet de Constitution européenne a révélées en matière constitutionnelle en voulant aller au-delà de la logique des traités qui a prévalu jusqu'à maintenant. Ou bien Nicolas Sarkozy l'ignore – ce qui est grave – ou bien il s'en moque – ce qui est plus grave encore, car démocratiquement condamnable. Le titre même, « Traité établissant une Constitution pour l'Europe », résume ce nœud d'implications et toute l'ambiguïté du pas décisif qu'il avait été demandé aux peuples souverains d'approuver ou de rejeter. D'une part, l'article I-6 exprime sans équivoque que la Constitution va plus loin que tous les traités antérieurs, puisque le droit de l'Union doit prévaloir au droit des États membres. Mais d'autre part, l'article I-10 concède que la Constitution n'en est toutefois pas vraiment une, puisque « la citoyenneté de l'Union s'ajoute à la citoyenneté nationale et ne la remplace pas ». On peut approuver ou au contraire regretter ce double langage ; le fait est, en tout cas, que nous avons affaire à une construction « constitutionnelle » qui s'affranchit, en tant que telle, de la souveraineté populaire et qui – c'est le moins qu'on puisse dire – ne respecte pas ses propres principes tels qu'ils sont exprimés dans la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne du 7 décembre 2000 (Préambule), reprise dans la Partie II du traité constitutionnel : « [L'Union] repose sur le principe de la démocratie et le principe de l'État de droit. » On peut bien sûr objecter que ce principe est déjà garanti par les Constitutions des États membres et que cette garantie s'étend en quelque sorte automatiquement à la Constitution européenne. En réalité, ce n'est nullement le cas. 17. Ibid., p. 176 sq. ; c'est moi qui souligne.
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En effet, la prétendue citoyenneté européenne se révèle une abstraction, puisque le « Traité établissant une Constitution pour l'Europe » ne va pas au-delà de la décision du Conseil constitutionnel français en date du 20 mai 1998 : la citoyenneté européenne est en quelque sorte « autorisée » mais nullement fondée par la Constitution française, et elle ne l'est pas non plus par la « Constitution européenne18 ». En clair : l'Union n'a pas la compétence d'accorder la citoyenneté européenne ; l'attribution de la citoyenneté continue de relever de la compétence des États nationaux, ainsi que la Convention de La Haye l'avait stipulé le 12 avril 1930 – bien avant que l'Europe institutionnelle ne prenne corps ; la convention européenne sur la nationalité du 6 novembre 1997 (art. 3, al. 1) n'a fait que la confirmer. Certains politologues estiment que la notion de « citoyenneté européenne » est « novatrice [...] par ses dispositions électorales qui ouvrent des perspectives inédites par l'association / dissociation de la nationalité et de la citoyenneté19 ». De fait, on ne saurait nier les progrès accomplis depuis le traité de Maastricht dans les trois domaines du droit international, du droit public et du droit privé : droit de séjour et de circulation sur le territoire de l'Union (art. 18), droit de vote et d'éligibilité aux élections locales et européennes dans l'État membre de résidence pour les ressortissants européens (art. 19), droit à la protection par les autorités diplomatiques et consulaires des pays tiers (art. 20), droit de pétition devant le parlement européen (art. 21), droit de saisie du médiateur européen (art. 22). Le traité établissant la Constitution européenne confirme ces droits dans son article 10 sur « La citoyenneté de l'Union », mais il ne va pas au-delà et ne remet notamment pas en question l'article 88-1 de la Constitution française, lequel restreint l'éligibilité accordée aux ressortissants communautaires : « Ces citoyens ne peuvent exercer les fonctions de maire ou d'adjoint ni participer à la désignation des électeurs sénatoriaux et à l'élection des sénateurs. » L'article 28 de la Loi fondamentale allemande est un peu plus généreux : il permet aux ressortissants communautaires d'être électeurs et éligibles au sein des collectivités territoriales, par quoi il faut entendre tant la commune que le Kreis. Il reste qu'au regard des droits civils et politiques, la citoyenneté reste attachée à la nationalité et qu'elle demeure l'affaire des Constitutions nationales. En France comme en Allemagne, l'origine nationale des étrangers demeure un critère de 18. « La Constitution [française] admet seulement sa possibilité d'existence » (A. Haquet, Le concept de souveraineté en droit constitutionnel français, p. 170). 19. S. Strudel, « Citoyenneté européenne », in : Pascal Perrineau / Dominique Reynié, Dictionnaire du vote, p. 194.
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différenciation régi par des conventions et des accords bilatéraux (entre la France et l'Algérie, la Tunisie, la Turquie, la Suisse, etc.). Les ressortissants de l'Union sont à cet égard seulement des étrangers un peu moins étrangers que d'autres ; concrètement, ils jouissent de la liberté de circulation et d'établissement mais au-delà de trois mois, la demande en préfecture d'un droit de séjour reste nécessaire. En dépit des Conventions de Dublin du 15 juin 1990 et de Schengen du 19 juin 1990, qui définissent l'« étranger » comme « toute personne autre qu'un ressortissant d'un État membre » et comme « toute personne autre que les ressortissants des États membres des Communautés européennes », l'effet du droit communautaire sur le droit interne des États membres ne va pas fondamentalement au-delà des conventions bilatérales. Il se traduit au bout du compte pour les citoyens des États membres par la mise en place d'un statut en quelque sorte « amphibie », dont l'avantage indéniable est d'interdire les discriminations, au sein des États membres, entre nationaux et non-nationaux, mais ces derniers, s'ils ne sont plus totalement des « étrangers », ne sont pas pour autant des nationaux. Bref, il n'y a pas, pour le dire clairement, la moindre amorce d'une véritable « citoyenneté européenne » au plein sens constitutionnel du terme. Les ressortissants de l'Union forment une catégorie de citoyens d'un type particulier, bénéficiant d'un « statut spécial » – selon la formulation même du protocole sur le droit d'asile annexé au traité d'Amsterdam du 2 octobre 1997. Mais en France comme en Allemagne, les étrangers restent exclus de la jouissance des droits politiques. Ils peuvent dans le meilleur des cas « participer », mais non intervenir effectivement dans les actes représentatifs de la souveraineté nationale. Dans la formulation d'Olivier Beaud, ils ne sont pas « habilités à “légitimer” la puissance publique, le pouvoir de l'État20 ». Toutes les décisions, en France comme en Allemagne, des tribunaux constitutionnels confirment la stricte distinction entre les suffrages « politiques » et les « élections corporatives21 ». Les prémices d'une redéfinition radicale du triptyque nationalité-citoyenneté-souveraineté sont, pour l'instant et avec beaucoup de constance, démenties par les décisions des juges constitutionnels et la relation nationalité-citoyenneté semble inébran20. O. Beaud, « Le droit de vote des étrangers : l’apport de la jurisprudence constitutionnelle allemande à une théorie du droit de suffrage », in : Revue française de droit administratif, 1992, p. 413. 21. On relèvera toutefois la décision de la Cour constitutionnelle fédérale allemande du 12 octobre 1993, dite « Maastricht-Urteil », qui évolue vers une définition du « peuple » (Staatsvolk) comme communauté d'existence (existentielle Gemeinsamkeit) caractérisée par une relative homogénéité (relative Homogenität).
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lable, même si les juges constitutionnels sont amenés à la réaffirmer expressément – un aspect dont on aurait néanmoins tort de sousestimer l'impact à long terme. Contrairement à son ambition de disposer d'une double légitimation – celle des traités intergouvernementaux et celle des droits des citoyens à la participation et à la représentation22 – l'Union européenne souffre, ainsi que le constate Brunkhorst, d'une « contradiction interne à sa constitution entre un texte juridique et une organisation déjà partiellement démocratiques d'une part, une forme de domination dont la norme juridique est encore largement non démocratique de l'autre23 ». Elle en souffre encore plus après la décision du gouvernement Sarkozy de soustraire l'approbation de la Constitution au vote des citoyens. L'ambiguïté de sa citoyenneté, qui relève à l'examen plus des droits de l'homme que du droit constitutionnel, se révèle du même coup incapable de compenser la perte d'identité et de légitimité résultant de la mise en œuvre d'un programme économique ultra-libéral. 2. Tant que cette contradiction n'est pas surmontée, le discours sur la fin de l'État-nation est condamné à n'être que le supplétif d'une mondialisation libérale réalisée aux dépens de la souveraineté des citoyens. Le diagnostic se transforme en soumission à une sorte de nécessité historique inéluctable et alimente par conséquent une forme de totalitarisme, puisque le déclin annoncé de la souveraineté des États recouvre la mise au rancart de la souveraineté du peuple. Sous le couvert d'un « libéralisme » politique qui se présente comme l'héritier de la tradition démocratique, mais n'en maintient – au mieux – l'inspiration que du point de vue des droits de l'homme, sont promulguées des directives qui réglementent la déréglementation et privent les sociétés civiles de leurs compétences législatrices. Seule l'existence d'un espace public démocratique pourrait maintenir cette donnée constitutive de la démocratie et du républicanisme modernes qu'est la souveraineté du peuple. Or, il n'y a pas, pour l'instant, d'espace public politique à l'échelle européenne. Il n'y a que des peuples tiraillés entre l'adhésion à un libéralisme universel, qu'on leur présente comme un progrès auquel ils ne sauraient se soustraire alors qu'il ne les concerne que par ses effets économiques et sociaux négatifs, et la 22. M. Heintzen, « Die ‘Herrschaft’ über die europäischen Gemeinschaftsverträge », in : Archiv des öffentlichen Rechts, 119, p. 570 ; A. Augustin, Das Volk der Europäischen Union, cité par Brunkhorst, « Demokratie in der globalen Rechtsgenossenschaft », op. cit., p. 21. 23. Brunkhorst, ibid., p. 22.
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t entation du repli sur les identités du sol et du sang. La conception actuelle de l'Europe ne donne le « choix » qu'entre le totalitarisme de la pensée unique libérale, qui se présente comme la loi de l'histoire, et le populisme du retour aux identités locales glorifié sous l'appellation d'« Europe des régions ». Peut-on, comme le « constitutionnalisme désétatisé » en fait le pari, dépasser cette alternative funeste sans que la citoyenneté européenne ne procède d'une Constitution républicaine, c'est-à-dire d'une Constitution qui fonde la domination ? Un tel modèle ne présuppose pas seulement la souveraineté du peuple, mais il conçoit cette dernière de façon radicalement démocratique. Non seulement l'Assemblée nationale instaurée par Sieyès comportait pour la première fois une séparation entre État et société, mais à la différence des États généraux avec lesquels on la confond souvent, elle ne comprenait à l'origine que des représentants du Tiers-État. L'argument de Brunkhorst selon lequel, au XVIIIe siècle, la Constitution était toujours « la Constitution d'une société donnée » qui se concevait comme la Nation et dont la notion de citoyenneté était synonyme24 assimile, me semble-t-il, la conception républicaine française au modèle anglo-saxon et passe du même coup complètement à côté de l'originalité de la pensée et de l'œuvre de Sieyès. Elle méconnaît que dans le modèle français, l'émergence de la société civile résulte de l'affirmation de la souveraineté de la Nation et que la Nation comme la citoyenneté procèdent de la Constitution. Seul un tel contresens peut conduire à saluer le fait que le « constitutionnalisme du XXIe siècle » « prenne ses distances non seulement par rapport à l'État, mais également par rapport à la Nation, au peuple et à la citoyenneté » et à occulter le risque pourtant signalé au départ, à savoir que le constitutionnalisme « désétatisé » ne soit aussi privé du fondement démocratique de sa légitimité. L'affirmation de Brunkhorst ne serait justifiée que s'il entendait par là que le fondement de la domination légitime a effectivement procédé, chez Sieyès, de la revendication de ses droits par une partie de la société civile et que c'est cette revendication qui a permis à cette dernière de prendre conscience d'elle-même. C'est là l'enchaînement de l'Assemblée générale et des États généraux, et la raison de leur fréquente assimilation. C'est là aussi le sens de la formule souvent citée dont seul Marx a pris vraiment la mesure : « Qu'est-ce que le TiersÉtat ? Tout. Qu'a-t-il été jusqu'à présent dans l'ordre politique ? Rien. Que demande-t-il ? À être quelque chose. » Par ce syllogisme, Sieyès fait du Tiers-État le représentant de la totalité d'une société civile dont 24. Ibid., p. 6.
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il crée l'idée. Une idée dont elle avait certes besoin pour prendre conscience de soi et pour exister, mais qui n'est d'abord que ce qu'on pourrait appeler une universalité ex negativo : car c'est après avoir fait table rase de tous les privilèges et de tous les signes distinctifs du statut social, en les ramenant à rien, que peut être entreprise l'œuvre constructive, littéralement constitutive, d'un ordre politique nouveau. C'est cette logique qui a guidé l'action de Sieyès et qui a conduit à la réunion de l'Assemblée nationale le 17 juin 1789. Il l'a résumée par la provocation suivante : « Le Tiers seul, dira-t-on, ne peut pas former les États généraux. Eh ! Tant mieux ! Il composera une Assemblée nationale25. » Et il a proposé aux États de se rallier à l'Assemblée nationale « en se purgeant de leurs injustes privilèges ». Si, ce faisant, il ne parle lui-même pas de société mais de Nation, il est évidemment complètement faux d'en inférer qu'il entendrait sous ce terme une quelconque conscience « nationale » – au sens, ce qui serait complètement aberrant, du XIXe siècle. La « Nation » désigne seulement l'ensemble de ceux qui sont nés dans un territoire et, sous quelle que forme que ce soit, y sont actifs ; elle désigne, dans le vocabulaire chrétien dont Sieyès était encore tributaire, l'ensemble des laborantes. Mais elle se révèle le chiffre de quelque chose de complètement nouveau qui ne prend corps qu'en se donnant une Constitution. C'est en ce sens que pour Sieyès, la Nation est le fondement absolu. Avant elle et au-dessus d'elle, il n'y a que le droit naturel. Mais Sieyès refuse de se contenter du seul droit naturel et des seuls droits de l'homme. C'est du reste ce qui distingue radicalement son œuvre constituante de la Constitution européenne. Pour mettre fin réellement à l'injustice de l'Ancien Régime, il fallait que la Nation se donne une Constitution grâce à laquelle les seules véritables lois, celles qui protègent réellement les citoyens, soient celles par lesquelles ces derniers décident de l'intérêt général. Brunkhorst résume très justement le principe établi par Sieyès : « Dans une démocratie, il n'y a pas plus d'État que n'en crée sa Constitution26 ». Après s'être affirmée comme société civile et avoir établi cette dernière comme source de la souveraineté dans l'acte même de son affirmation, la Nation une fois constituée – au sens propre et fort du terme – peut s'identifier à l'État. Parce que ce n'est plus le même, parce que ce n'est plus l'État de l'Ancien Régime. Se demander si et pourquoi chez Sieyès et chez les révolutionnaires 25. E. Sieyès, Qu'est-ce que le Tiers-État ?, p. 155. 26. A. Arndt, « Umwelt und Recht », in : Neue Juristische Wochenschrift, 1/2, 1963, p. 24 sq. ; cité in Brunkhorst, op. cit., p. 4.
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français le terme État l'emporte sur celui de société, ou l'inverse, reflète la méconnaissance de cette mutation radicale. Mais ce qui m'importe, c'est ce que cette méconnaissance induit : le fait que l'État, dans la tradition républicaine, n'est pas un principe transcendant comme il l'était sous l'Ancien Régime, mais la simple réalité politique de la nation constituée. Si l'on comprend cela, on comprend aussi ce qu'a de délétère la campagne du « libéralisme » contre le « trop d'État ». Non seulement elle se met au service des lobbies privés et s'attaque au service public, mais elle met fondamentalement en question le principe même de l'État républicain. À quoi il faut ajouter que la conception radicalement démocratique de la légitimité de la domination qui est indissociable de la naissance du modèle républicain chez Sieyès comportait une tout autre notion de « société civile » que la civil society anglo-saxonne : non seulement des droits civiques, mais également des droits sociaux. C'est là très précisément la dimension sur laquelle achoppe le projet d'une Constitution européenne censée établir une « citoyenneté » compatible avec le libéralisme économique. C'est là-dessus aussi qu'achoppe le projet de « constitutionnalisme désétatisé ». Car ce sur quoi il repose, ce sont des institutions internationales qui dans le meilleur des cas ne peuvent que mettre en œuvre des palliatifs de la destruction radicale du lien intrinsèque entre droits civils et droits sociaux propre au modèle républicain. En soulignant que la citoyenneté ne recouvre pas seulement des droits-libertés, mais également des droits-créances, c'est-à-dire l'accès à des prestations27, les tenants de la démocratie participative placent la « république démocratique et sociale », ainsi que la définit la Constitution française de 1958, devant ses responsabilités. Et ils ont d'autant plus raison de le faire que tant dans le cadre européen qu'en raison du phénomène croissant des migrations à l'échelle mondiale, la vocation sociale de la République est confrontée à des défis qui font éclater la conception de la citoyenneté héritée de la tradition de l'État-nation. La résidence dans un pays, en l'occurrence sur le sol français, recouvre une contribution, officielle ou occulte (sans-papiers, ateliers clandestins), à la production de la richesse nationale. Ne pas reconnaître la citoyenneté et les droits sociaux y afférant à ceux qui participent à la création de la richesse équivaut à rien de moins qu'à instaurer un colonialisme intérieur. Cette inégalité commence par le fait que les étrangers possédant un droit de séjour sont soumis à des obligations fiscales alors 27. Cf. D. Schnapper, « Qu’est-ce que la citoyenneté ? », in : Guide républicain, p. 295.
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qu'ils ne disposent pas d'un droit de vote actif. Comme le rappelle Eric Peuchot, c'est « le vieux principe de base de la démocratie représentative : no taxation without representation28 » qui est ainsi mis à mal. La citoyenneté de résidence reste une citoyenneté de second ordre par rapport à la citoyenneté d'appartenance. Elle reconnaît certes la participation à la production de la richesse nationale, mais elle n'entraîne aucune participation au pouvoir. Cette iniquité est encore plus criante lorsqu'on considère la protection juridique. C'est en effet la nationalité, donc la « citoyenneté d'appartenance », qui garantit une protection aux ressortissants d'un État. C'est pour cette raison que le protocole sur le droit d'asile annexé au traité d'Amsterdam du 2 octobre 1997 prévoit que « tout ressortissant d'un État membre jouit, en tant que citoyen de l'Union, d'un statut spécial et d'une protection spéciale qui sont garantis par les États membres conformément aux dispositions de la deuxième partie du traité instituant la Communauté européenne ». Le « citoyen européen » bénéficie donc d'un « statut spécial » à la condition qu'il soit citoyen français, allemand, grec, etc. En revanche, le ressortissant d'un État non membre de l'Union européenne qui réside durablement dans un pays de l'Union et contribue à son économie n'a aucun droit à cette « protection spéciale ». La prise de conscience de ce problème n'est pas récente. Dès 1955, la résolution Nottebohm avait insisté sur la nécessité d'associer toutes les personnes vivant sur le territoire d'un État non seulement aux droits civils, mais également aux prestations sociales29. Mais dans la mesure où mettre fin à ces discriminations suppose la remise en question du lien entre nationalité et citoyenneté, des mesures prises séparément par les États n'apportent qu'une partie de la solution. Cette dernière requiert une citoyenneté européenne qui prenne le relais des citoyennetés nationales et qui satisfasse aux exigences à la fois politiques et sociales de tout ordre de droit républicain – herrschaftsbegründend dans la terminologie de Brunkhorst. Or, ce dernier constate qu'au lieu de cela, les instances du « constitutionnalisme supranational » ne peuvent se passer des compétences des États nationaux et les utilisent plutôt pour mettre en œuvre leurs politiques économiques libérales30. Non seulement le « constitutionnalisme désétatisé » ne parvient pas à se doter de la 28. Eric Peuchot, « Droit de vote et condition de nationalité », in : Revue du droit public, 1991, p. 505. 29. P. Lagarde, « Nationalité », in : Denis Alland / Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, p. 1053. 30. Brunkhorst, « Demokratie in der globalen Rechtsgenossenschaft », op. cit., p. 13 sq.
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légitimité purement fonctionnelle à laquelle il aspire, mais en sapant la dimension sociale qui est inséparable de la domination républicaine légitime, il érode toute légitimité démocratique. 3. C'est bien ce qu'entend Habermas lui-même lorsqu'il estime que la limitation de la domination (Herrschaftsbegrenzung) à laquelle se réduit le rôle des institutions supranationales rapproche ces dernières d'institutions prémodernes 31. Cette provocation n'est pas seulement pertinente en ce qui concerne le droit des peuples, au regard duquel leur fonction se limite à « la limitation réciproque et à l'équilibre des puissances dominantes32 », elle est tout aussi juste en ce qui concerne le droit des citoyens, puisque ces instances supranationales, y compris l'Union européenne, ne sont ni en mesure de ni de nature à relayer les Constitutions des États-nations, que – dans tous les sens du terme – elles parasitent en puisant en elles la légitimité qui leur fait défaut33. C'est la raison pour laquelle, dès 1998, Habermas a esquissé une réponse offensive qui consiste, pour la résumer en une formule, à pousser autant que faire se peut les organisations supranationales à passer d'une fonction de limitation de la domination à son fondement. Cette conception offensive du « constitutionnalisme désétatisé » requiert selon lui la création d'une société civile à l'échelle mondiale et une transformation de la politique intérieure des États. Dans la mesure même où les champs d'action de l'État-nation se réduisent, il faut mettre en œuvre une politique transnationale s'efforçant de se porter à la hauteur des réseaux mondiaux et de les endiguer. [...] Un tel projet exige paradoxalement des acteurs que sont les États nationaux de s'engager dès aujourd'hui, dans les limites de leurs capacités d'action actuelles, dans un programme qu'ils ne pourront réaliser qu'en dépassant ces limites34.
À supposer que le modèle historique de l'État de droit national soit effectivement dépassé, ou du moins qu'il ne dispose plus d'une marge de manœuvre suffisante pour être efficace contre les réseaux mondiaux, il ne fait guère de doute que tout combat politique et social n'a aujourd'hui de sens que s'il est dirigé, à travers les instances nationales, contre la pensée unique du mondialisme néolibéral.
31. 32. 33. 34.
Habermas, « Konstitutionalisierung », op. cit., p. 136. Ibid., p. 136 sq. Cf. Raulet, « Cosmopolitisme et mondialisation [...] », op. cit. Habermas, « Konstitutionalisierung », op. cit., p. 140. Habermas, Die postnationale Konstellation, p. 124 sq.
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Die lähmende Aussicht, daß sich die nationale Politik in Zukunft auf das mehr oder weniger intelligente Management einer erzwungenen Anpassung an Imperative der ‘Standortsicherung’ reduziert, entzieht den politischen Auseinandersetzungen den letzten Rest an Substanz35.
La campagne qui a été menée en France à l'occasion du référendum sur la Constitution européenne a confirmé la justesse de ce diagnostic. Le débat politique national porte désormais moins sur le « programme » de tel ou tel parti de l'échiquier politique national, mais plutôt sur ce par quoi ce prétendu programme s'articule avec les présupposés soigneusement passés sous silence de l'adaptation forcée à la logique mondiale36. La tâche de la philosophie politique consiste à promouvoir un débat public sur le non-dit du mondialisme et, par là-même, la création d'une publicité politique potentiellement mondiale. Ce n'est certes pas parce que « l'idée qu'une société puisse agir démocratiquement sur elle-même n'a connu, jusqu'ici, de mise en œuvre crédible que dans un cadre national37 » qu'il faut exclure a priori l'utopie d'un espace mondial de débat recréant ce qui est dangereusement en train de dépérir : une opinion publique politique. C'est donc à juste titre que Habermas, sans trop se faire d'illusion quant à la « pression de légitimité » qu'elle peut exercer, en appelle à une opinion publique internationale38. Il convient toutefois d'accentuer différemment cette proposition afin qu'elle ne mise pas abstraitement sur une solidarité planétaire « fantastique » – comme dit Habermas lui-même –, mais s'appuie sur la formation d'une volonté politique républicaine à l'intérieur de chaque État. Habermas a tendance à s'en remettre à la solidarité d'un mythique peuple mondial39. Le modèle de droit des peuples que suggère l'« ersatz » du deuxième article définitif de Kant ne repose en revanche pas seulement sur la confiance, mais sur 35. Ibid., p. 95. 36. « La perspective paralysante de voir, à l’avenir, la politique nationale se réduire à une gestion plus ou moins intelligente, forcée de s’adapter aux impératifs qui nous ordonnent de consolider nos positions acquises, retire aux confrontations politiques ce qui leur reste de substance » (Habermas, ibid., p. 47). La campagne qui a préludé au référendum français sur le traité constitutionnel confirme en tous points la justesse de ce diagnostic : le clivage entre partisans du oui et partisans du non ne sépare plus la droite de la gauche, mais traverse les partis de droite comme de gauche. Raison suffisante et même contraignante, évidemment, pour ne pas s'en tenir à une ratification parlementaire ; mais il ne semble pas que ce respect de la souveraineté populaire soit très répandu. 37. Ibid. 38. Habermas, « Konstitutionalisierung », op. cit., p. 141. 39. Ibid.
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une constitutionnalisation ; aussi faible soit-elle sur le plan du droit des peuples, elle s'appuie sur une conception des relations entre États (même s'ils ne sont pas encore tous républicains). Promouvoir un espace de débat cosmopolitique et sauver le débat politique républicain à l'échelle des États-nations sont deux impératifs indissociables. À condition de voir les choses ainsi, il est tout à fait justifié de réclamer, comme le fait Habermas, « une participation institutionnalisée d'organisations non gouvernementales aux délibérations des systèmes internationaux de négociation » ainsi que le droit, pour l'ONU, « de demander aux États membres d'organiser à tout moment des référendums sur des sujets importants », car « on réussirait par là-même à faire en sorte que les processus de décision transnationaux [...] soient transparents aux espaces publics nationaux40 ». Dans ces conditions, évidemment, il se peut fort bien que le verdict de la souveraineté populaire contredise les options des réseaux supranationaux ; c'est ce qu'a démontré le référendum français de 2005 – et c'est ce que Nicolas Sarkozy a décidé d'ignorer. Pourtant, seule cette option peut contrecarrer la tendance à multiplier les négociations entre États, c'est-à-dire un renforcement jurisprudentiel du « droit des peuples » auquel les peuples n'ont aucune part. Elle peut seule aussi relativiser les diktats – en termes politiquement corrects : les « recommandations », toujours agrémentées de conditions draconiennes – d'organisations comme le FMI, dont l'Argentine se souvient encore, parmi bien d'autres pays d'Amérique latine ou d'Afrique. On peut en espérer la formation d'une volonté « transnationale ». Mais alors, est-il, en bonne logique, judicieux de prendre pour modèle, comme le fait l'utopie du « constitutionnalisme désétatisé », des organisations internationales qui non seulement sont soustraites à la légitimité républicaine, mais qui aggravent les déficits démocratiques de la mondialisation, ainsi que l'a montré Joseph Stiglitz ? Même créditée d'une vertu offensive, la démarche de Habermas (et de Brunkhorst) ne constitue-t-elle pas une concession trop grande à la tendance générale à liquider non seulement les fondements constitutionnels républicains, mais les fondements constitutionnels en général ? La distinction classique entre des Constitutions régulant et limitant la domination d'une part des Constitutions qui la fondent de l'autre n'estelle pas finalement une opposition trop grossière ? C'est ce que la démarche de Habermas suggère en appelant à la dépasser. Les Constitutions limitant et régulant la domination, de type anglo-saxon, présupposaient une société civile et une publicité politique et quand 40. Habermas, Après l'État-nation, p. 122.
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bien même elles visaient à codifier les pratiques économiques existantes, elles avaient bel et bien aussi pour fonction d'en contrôler les conséquences sociales. Le problème qui se pose aujourd'hui est bien plutôt que les constructions prétendument constitutionnelles du type de la « Constitution européenne » visent seulement à constitutionnaliser les pratiques économiques libérales, et sans contrepartie démocratique, comme j'ai essayé de le montrer ici. Ce n'est pas seulement le modèle « fondateur » à la française qui est remis en question, mais bel et bien également la civil society qui, tout en codifiant sa réalité économique, se dotait aussi d'une existence politique. Cet espace public politique est lui aussi menacé de disparaître dans la légitimité purement fonctionnelle du « constitutionnalisme désétatisé ». Il est clair qu'on n'endiguera nullement cette tendance en fantasmant une société civile à l'échelle mondiale qui, lorsqu'elle ne se limite pas à l'espace informel d'Internet, ne peut s'incarner que dans des organisations – ONG, ATTAC – qui ne sont pas seulement « désétatisées » mais « déconstitutionnalisées ». Ces organisations peuvent exercer une certaine pression sur le plan de la légitimité, mais constitutionnellement, elles ne se distinguent pas des lobbies contre lesquels elles se dressent. Il s'agit en somme d'une « publicité faible » qui représente le complément du « constitutionnalisme faible ». On est en droit de se demander jusqu'où peuvent aller toutes ces faiblesses.
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