Introduction
Collection « Recherches »
La collection « Recherches » à La Découverte Un nouvel espace pour les scie...
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Introduction
Collection « Recherches »
La collection « Recherches » à La Découverte Un nouvel espace pour les sciences humaines et sociales Depuis le début des années 1980, on a assisté à un redéploiement considérable de la recherche en sciences humaines et sociales : la remise en cause des grands systèmes théoriques qui dominaient jusqu’alors a conduit à un éclatement des recherches en de multiples champs disciplinaires indépendants, mais elle a aussi permis d’ouvrir de nouveaux chantiers théoriques. Aujourd’hui, ces travaux commencent à porter leurs fruits : des paradigmes novateurs s’élaborent, des liens inédits sont établis entre les disciplines, des débats passionnants se font jour. Mais ce renouvellement en profondeur reste encore dans une large mesure peu visible, car il emprunte des voies dont la production éditoriale traditionnelle rend difficilement compte. L’ambition de la collection « Recherches » est précisément d’accueillir les résultats de cette « recherche de pointe » en sciences humaines et sociales : grâce à une sélection éditoriale rigoureuse (qui s’appuie notamment sur l’expérience acquise par les directeurs de collection de La Découverte), elle publie des ouvrages de toutes disciplines, en privilégiant les travaux trans et multidisciplinaires. Il s’agit principalement de livres collectifs résultant de programmes à long terme, car cette approche est incontestablement la mieux à même de rendre compte de la recherche vivante. Mais on y trouve aussi des ouvrages d’auteurs (thèses remaniées, essais théoriques, traductions), pour se faire l’écho de certains travaux singuliers. L’éditeur
sous la direction de
Wladimir Andreff
La transition vers le marché et la démocratie Europe de l’Est, Europe centrale et Afrique du Sud
LA DÉCOUVERTE 2006
ISBN10 : 2-7071-4854-7 ISBN13 : 978-2-7071-4854-4 Le logo qui figure sur la couverture de ce livre mérite une explication. Son objet est d’alerter le lecteur sur la menace que représente pour l’avenir de l’écrit, tout particulièrement dans le domaine des sciences humaines et sociales, le développement massif du photocopillage. Le Code de la propriété intellectuelle interdit en effet expressément, sous peine des sanctions pénales réprimant la contrefaçon, la photocopie à usage collectif sans autorisation des ayants droit. Or, cette pratique est généralisée dans les établissements d’enseignement et à l’université, provoquant une baisse brutale des achats de livres, au point que la possibilité même pour les auteurs de créer des œuvres nouvelles et de les faire éditer correctement est aujourd’hui menacée. Nous rappelons donc qu’aux termes des articles L. 122-10 à L. 122-12 du Code de la propriété intellectuelle toute photocopie à usage collectif, intégrale ou partielle, est interdite sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intégrale ou partielle, est également interdite sans l’autorisation de l’éditeur. Si vous désirez être tenu régulièrement informé de nos parutions, il vous suffit d’envoyer vos nom et adresse aux Éditions La Découverte, 9 bis, rue Abel-Hovelacque, 75013 Paris. Vous recevrez gratuitement notre bulletin trimestriel À la Découverte. Vous pouvez également retrouver l’ensemble de notre catalogue et nous contacter sur notre site www.editionsladecouverte.fr © Éditions La Découverte, Paris, 2006.
Sommaire
Introduction par Wladimir Andreff
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I. Quelles institutions pour l’économie de marché ? 1. L’analyse des institutions dans la « nouvelle économie comparative » par Wladimir Andreff
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2. Acheter des électeurs avec des fonds empruntés à l’étranger : l’expérience des nouvelles démocraties d’Europe centrale par Karoly Attila Soos 49 3. Analyse économique des élections sud-africaines : la participation électorale par Christine Fauvelle-Aymar 71 4. L’interaction entre l’activité des groupes d’intérêt et l’évolution des institutions en Pologne au cours de la transition vers l’économie de marché par Maria Lissowka 92 5. Développement économique et démocratie : quel rôle pour l’éducation publique ? Un modèle avec secteur public endogène appliqué aux pays en transition d’Europe de l’Est par Arnaud Bilek 103
II. Élites et pouvoirs dans les démocraties en formation 6. La circulation des élites en Europe centrale : forces et faiblesses des paradigmes « élitistes » par Georges Mink 127 7. Les économistes au pouvoir De l’usage d’une expertise professionnelle dans la construction des nouvelles démocraties centre-européennes par Magdaléna Hadjiisky 146
8. L’adhésion à l’économie de marché des nouveaux sociaux-démocrates de l’Est. Le cas roumain par Sorina Soare 173 9. Les petits entrepreneurs privés au carrefour de la transition politique et économique : les cas hongrois et tchèque par Caroline Vincensini 191 10. Un point aveugle de la transition yougoslave : le « programme Marković » par Geoffroy Géraud
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11. L’administration, enjeu de la transition en Afrique du Sud par Françoise Dreyfus
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Conclusion
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Les auteurs
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Introduction
Wladimir Andreff
L’enjeu de la transition est le passage des anciens pays communistes et de pays en développement à régimes autoritaires vers une société plus démocratique et vers une économie où le marché joue un rôle prépondérant. L’analyse standard de la transition repose en général sur le postulat suivant. La démocratie politique facilite le développement de la démocratie économique à base contractuelle que représente l’économie de marché. En retour, les relations marchandes, décentralisées et interindividuelles, sont favorables au développement de comportements électoraux et d’idéaux politiques démocratiques dans la population. Dans une optique libérale, à l’égalité d’un vote pour chacun correspond la liberté du choix économique de chacun sur le marché. Les institutions requises pour le bon fonctionnement de l’économie de marché sont, par conséquent, supposées congruentes aux règles et aux lois exigées par un régime démocratique. Le présent ouvrage questionne cette relation synchronique et harmonieuse entre les progrès de la démocratie et l’avènement de l’économie de marché et tente de préciser les facteurs qui, dans l’expérience concrète des pays en transition postcommuniste et d’un pays ayant rompu avec un régime d’apartheid, provoquent des écarts entre le passage à la démocratie et le cheminement vers le marché. Ou du moins qui engendrent des comportements et des institutions informelles altérant la pureté concurrentielle supposée de l’économie de marché et maintenant les mêmes élites, anciennes ou nouvelles, au pouvoir, malgré les apparences formelles d’une parfaite alternance démocratique. Il réunit des contributions d’économistes, d’historiens et de politistes, chacun étant ouvert au dialogue avec les deux autres disciplines. Il conduit des économistes à expliquer l’effet des institutions politiques, des . À l’exception du chapitre 3, toutes les contributions à ce volume constituent les versions remaniées et peaufinées de recherches présentées au colloque terminal du programme Pluri-Formation « La transition » de l’université de Paris-I (30-31 mai 2005).
La transition vers le marché et la démocratie
comportements électoraux, des règles formelles et informelles sur le fonctionnement de l’économie de marché naissante, cependant que des politistes et des historiens montrent l’impact de l’économie de marché, de la science économique et des économistes sur les nouvelles élites – ou le maintien des anciennes – et sur l’attitude de celles-ci vis-à-vis des élections, des décisions économiques et de l’administration. Le modèle économique standard de transition a beaucoup insisté sur la stabilisation, la libéralisation, la privatisation (consensus de Washington) et l’ouverture extérieure des économies anciennement planifiées et administrées. Mené tambour battant, ce programme a mis les pays en transition sur la voie de l’économie de marché. Toutefois, le déroulement de la transition à marche forcée a fait apparaître des surprises (i.e. des évolutions non conformes au modèle libéral de départ), notamment par rapport au postulat susmentionné. En matière économique, les surprises les plus notoires pendant la première décennie de la transition furent : l’inflation inertielle [Coricelli et Revenga, 1992 ; Andreff, 1994], la récession transformationnelle [Kornaï, 1994], les conséquences commerciales de la désintégration du Comecon [Andreff, 1993 ; Cheikbossian et Maurel, 1996], le chômage de transition durable [Boeri, 1994] et, résultant des insuffisances de la réforme institutionnelle, l’enracinement des anciens managers à la direction des entreprises [Labaronne, 1998], la démonétisation de l’économie [Seabright, 2000], l’expansion de l’économie informelle, le développement des entreprises d’exercice privé de la violence [Volkov, 1999], la corruption, le blanchiment des capitaux et l’essor du crime économique. Il a donc fallu passer d’une phase de transition économique libérale à une phase de transition instituée [Andreff, 2004], y compris suite aux nouvelles recommandations de la Banque mondiale [World Bank, 2002]. Depuis lors, l’accent est mis sur le renforcement des institutions formelles requises pour la consolidation de l’économie de marché et, plus encore, sur la maîtrise des institutions informelles [North, 1990] qui se sont formées au début de la transition et sur l’éradication de celles qui sont indésirables pour un bon fonctionnement du marché. Les priorités économiques de la transition sont devenues plus politiques, institutionnelles et réglementaires [Andreff, 2007] et concernent surtout : la dynamique des formes de propriété et les structures de gouvernement des firmes privatisées [Mickiewicz, 2006], la propriété résiduelle de l’État, le rôle des fonds d’investissement et des groupes industriels-financiers, la croissance des petites entreprises privées nouvellement créées [Duchêne et Rusin, 2003], l’amélioration de la qualité des institutions formelles (lois, règles), l’autorité de la loi et le respect de la justice en matière commerciale, l’assainissement et la réforme du système bancaire, la régulation des marchés financiers émergents dans les pays d’Europe centrale et orientale (PECO), un rôle plus important de l’État basé sur une fiscalité plus efficace
Introduction
[Schaffer et Turley, 2002], y compris dans la lutte contre la corruption et pour la décriminalisation de l’économie, ainsi que dans la prise en charge des coûts sociaux de la transition – pauvreté, inégalités, retraites, santé, éducation [Braithwaite et al., 2000]. Dans la première partie de cet ouvrage, des économistes prennent au sérieux cette bifurcation de la transition, d’abord en s’intéressant aux efforts des économistes libéraux pour mieux prendre en compte les institutions et le politique dans leurs analyses, et en en mesurant la portée et les limites. Puis en étudiant de près quelques institutions formelles et informelles. Quoi de plus formel qu’un système électoral ? Et pourtant, dans les PECO, des pratiques informelles, pour la plupart de nature extrabudgétaire, cherchent à influencer le vote des électeurs en faveur des gouvernements en place ; ce qui n’est pas sans conséquence négative (déficits, inflation) sur l’économie. Ou encore, le cours de la transition politique peut être soumis à des comportements électoraux qui obéissent, de manière formelle ou non, à des déterminants économiques, démographiques et sociaux. Les groupes d’intérêt et leur lobbying ont pris une place démesurée pendant la transition et méritent d’être étudiés. À chaque étape, le cheminement de la transition est largement influencé par des groupes d’intérêt qui se sont formés à l’étape précédente. Enfin, une politique de réduction des coûts sociaux de la transition doit assurément comporter un investissement public dans l’éducation. Réduit-il les inégalités et combien affecte-t-il la dépense publique ? Est-il susceptible d’être soutenu démocratiquement par une majorité de la population à n’importe quelle condition ? Tel est le dernier thème de réflexion abordé dans la première partie de ce livre, mais il jette un pont entre la transition économique et le passage à une société démocratique, objet de la seconde partie. La transition vers des institutions et un régime politique démocratiques est supposée soutenir le passage à l’économie de marché dont les bénéfices matériels et financiers contribueraient, en retour, à consolider la démocratie. Cette corrélation entre développement économique et démocratie politique [Dahl, 1973] n’apparaît pas aussi systématique qu’on aurait pu l’espérer lorsque la transition a surgi dans les sociétés postcommunistes et dans certains pays en développement au cours des deux dernières décennies. La question des élites et de leur rapport au pouvoir est centrale pour comprendre les parcours plus ou moins sinueux vers la démocratie réelle, et pas seulement électorale, pendant la période de transition. Deux hypothèses un peu naïves ont été formulées à ce sujet, que quinze années de transition politique dans les pays postcommunistes ne valident pas. La première est l’hypothèse « révolutionnaire », très répandue en 1989-1990, selon laquelle les anciennes élites communistes seraient immédiatement chassées du pouvoir et toutes les mesures seraient prises (abolition du parti
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La transition vers le marché et la démocratie
communiste unique, libéralisation, privatisation gratuite de masse) pour empêcher leur retour au gouvernement par la voie électorale ou par tout autre moyen. La seconde est celle de l’inertie, ou de l’absence de circulation des élites, le cours de la transition étant supposé contrôlé par ceux qui détiennent le meilleur capital humain, le plus vaste capital relationnel (réseaux), social et culturel, i.e. les anciennes élites communistes, plus ou moins converties aux idées de la réforme économique et les plus adaptées à tirer parti des formes naissantes du capitalisme. La seconde partie de l’ouvrage propose des analyses moins tranchées, plus proches de la réalité d’une décomposition-recomposition et d’une combinaison entre les anciennes élites bureaucratiques et les nouvelles élites technocratiques et économiques [Mink et Szurek, 1999]. Quinze ans plus tard, il est souvent difficile d’affecter clairement un individu à l’élite économique (celle du milieu des affaires) ou à l’élite politique ; la transition a souvent brouillé les lignes entre pouvoir économique et pouvoir politique. Il apparaît d’ailleurs que l’expertise économique et les économistes esteuropéens eux-mêmes ont eu un rôle important dans ce renouvellement des élites, autant que les nouveaux partis politiques (ou d’anciens partis rénovés), les nouveaux propriétaires du capital physique et financier et les petits entrepreneurs privés. Ceci traduit d’ailleurs une évolution très nette dans les critères de recrutement des élites (professionnelle, politique, administrative, entrepreneuriale) : les critères politisés de l’ancien régime ont perdu du terrain, les critères de compétence et d’expertise en ont beaucoup gagné, dans une période de transition où la société a été largement désorganisée ou n’a pas compensé le sous-développement des organisations sociales et privées [Grzymala-Busse et Jones Luong, 2002], hérité de l’ancien régime. L’appareil administratif de ce dernier n’était pas en mesure d’assurer les tâches de transformation de l’économie et de la société. Ses fonctionnaires et les anciennes élites politiques ne semblaient pas capables d’introduire les réformes requises de la fonction publique. La transition passait donc bien d’abord par la circulation et la transformation des élites elles-mêmes : conversion des anciennes élites à la démocratie et à l’économie de marché, apparition de nouvelles élites tirant parti des opportunités offertes par le marché naissant, par l’affaiblissement de l’État et par les vides institutionnels pouvant être comblés à l’aide d’institutions informelles avantageuses pour ceux qui agissent les premiers pour les créer. Ainsi l’ordre institutionnel des pays postcommunistes ne se développe pas dans un vacuum mais résulte de stratégies qui ont été formulées dans un environnement institutionnel évolutif dans lequel les décisions prises par les élites politiques et économiques ont été porteuses de transformations et d’innovations institutionnelles [King, 2001], formelles et plus encore informelles.
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Le contenu de cet ouvrage s’organise comme suit. La première partie est consacrée à l’analyse d’institutions qui accompagnent la formation d’une économie de marché pendant la période de transition. Certaines sont formelles, telles l’ordre juridique, la régulation étatique, les règles électorales et celles qui organisent le système éducatif. D’autres le sont moins comme le rôle des groupes d’intérêt ou certaines manières d’utiliser les instruments de politique économique pour mener campagne électorale. Les résultats mitigés des privatisations accélérées pendant la transition postcommuniste ont suscité une nouvelle réflexion parmi les économistes qui en étaient les plus chauds partisans il y a quinze ans. Telle est l’origine de la « nouvelle économie comparative » qui cherche aujourd’hui à donner un rôle plus important aux institutions et à renouveler l’analyse économique standard appliquée à la transition vers l’économie de marché. Wladimir Andreff expose les principaux éléments d’une analyse encore peu répandue en France et non disponible en langue française (chapitre 1), alors qu’elle tend à devenir une référence obligée dans les publications d’économie institutionnelle outre-Atlantique. À côté d’une nouveauté réelle, cette approche des institutions par les experts en privatisation qui ont œuvré en Russie dans les années 1990 ne parvient pas à rompre avec les hypothèses fondatrices de l’analyse économique standard. Bien que de façon originale, l’individualisme méthodologique, la référence à un monde de droits de propriété parfaits sans coûts de transaction et une conception étroite de l’efficacité institutionnelle sont convoqués tour à tour dans une construction théorique ad hoc aboutissant toujours aux mêmes prescriptions qu’avant : privatiser sans condition et sans délai. À l’approche des élections, les partis au pouvoir ont tendance à utiliser les dépenses budgétaires pour distribuer des avantages aux électeurs. Nommée « campagnes électorales économiques », cette utilisation de moyens économiques à des fins électorales est étudiée par Karoly Attila Soos dans le chapitre 2, dans le cas des PECO. Elle y est à l’origine d’une augmentation des déficits jumeaux, budgétaires et commerciaux (solde des transactions courantes). L’utilisation du budget n’est pas toujours statistiquement décelable en raison de fréquentes manipulations comptables. K. A. Soos cherche donc la preuve de l’existence de ces campagnes électorales économiques dans l’apparition d’indices complémentaires, notamment la détérioration du solde du compte courant. Celle-ci apparaît très significative dans les PECO (tout comme dans les petits pays, anciens membres de l’UE), bien plus que l’évolution des soldes budgétaires. Cette évidence empirique est très nette dans huit PECO, en particulier en Hongrie, pays où les élections législatives et locales se déroulent la même année. Dans ce pays, en période électorale, le déficit budgétaire croît plus vite et l’inflation moins vite que dans les autres périodes. Seul le cas tchèque
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est un peu moins net en raison d’un déficit budgétaire croissant tous les ans : les banques d’État prenaient en charge les déficits des grandes entreprises et se refinançaient ensuite auprès du Trésor public. En revanche, on ne peut pas repérer statistiquement des campagnes électorales économiques en Bulgarie, après 1994, et en Lettonie. Dans l’ensemble, les campagnes électorales économiques contribuent à augmenter les dettes publique et extérieure des PECO. Tout se passe comme si les partis au pouvoir empruntaient à l’étranger pour acheter les votes des électeurs. L’Afrique du Sud est aussi entrée en transition, sinon vers l’économie de marché, présente depuis longtemps, en tout cas vers un régime démocratique succédant à la fin de l’apartheid. Depuis 1994, l’Afrique du Sud a connu cinq élections. Christine Fauvelle-Aymar (chapitre 3) propose une analyse économétrique des élections municipales de 2000 en ce qui concerne les déterminants des taux de participation électorale. En effet, les victoires répétées de l’ANC se sont accompagnées d’une baisse des inscriptions sur les listes électorales et du taux de participation, avec d’importantes disparités territoriales. La transition politique favorable à une très large majorité de la population aurait-elle en même temps éloigné de la vie politique des électeurs potentiels, préférant s’abstenir en l’absence d’enjeu électoral ? Partant d’une étude des taux de participation désagrégés à un niveau territorial fin, la réponse de C. Fauvelle-Aymar s’articule autour de l’observation de deux catégories de facteurs, sociodémographiques et socioéconomiques. Le facteur racial est significatif : les Noirs participent globalement moins que les autres citoyens (sauf les indiens) et les Blancs plus que les autres (sauf les coloured). L’hypothèse selon laquelle la partie de la population votant contre l’ANC serait peu incitée à participer à cause du faible enjeu électoral ne tient pas. La transition politique n’a pas écarté des élections ceux qui détenaient autrefois presque tous les pouvoirs de décision. La participation augmente aussi de façon significative avec l’âge médian de la population noire. La langue est un autre facteur crucial (11 langues sont parlées en Afrique du Sud). Des différences significatives de taux de participation électorale existent entre les différents groupes ethno-linguistiques composant la population noire, liées à l’histoire de l’apartheid. Par ailleurs, la densité de population influence les taux de participation, de même que le niveau d’éducation de la population noire mais avec une relation inverse à ce qui est attendu : le taux de participation est inversement proportionnel au niveau du diplôme. L’Afrique du Sud se distingue aussi par une participation qui diminue avec l’insertion sociale des individus par un emploi. La participation est plus forte dans les catégories socioprofessionnelles du bas de l’échelle et là où les Noirs sont en moyenne plus pauvres. L’auteur interprète ces résultats comme un indicateur d’avancement de la transition politique vers la démocratie : les comportements électoraux se rapprochent
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de ceux des démocraties plus anciennes (où les taux de participation sont plus faibles) d’abord parmi les électeurs les mieux placés dans l’échelle sociale. Les économies en transition postcommuniste offrent un contexte très favorable à la prolifération d’institutions informelles. L’une des plus répandues, à l’étude de laquelle s’attache Maria Lissowska dans le chapitre 4, est la formation de groupes d’intérêt, à la fois en réaction aux changements institutionnels formels et en vue de susciter les changements les plus profitables pour ces groupes. Le cadre analytique est la théorie de la recherche de rente et la distinction, due à North, entre institutions formelles et institutions informelles. Des groupes d’intérêt organisés peuvent bloquer les changements qui leur sont défavorables et faire pression pour obtenir les évolutions institutionnelles dont ils peuvent tirer profit. La recherche de rente vise un accès privilégié aux ressources dû à des décisions politiques. La formation d’un « marché » politique, où les politiciens « vendent » leurs décisions, est d’autant plus probable que la régulation étatique est étendue. Un cercle vicieux de décisions, favorisant toujours les mêmes, peut alors être entretenu, par des alliances et des coalitions, par la collusion et la corruption, auxquelles participent aussi bien les anciens groupes d’intérêt de la nomenklatura que de nouveaux groupes de gagnants de la transition, les propriétaires des actifs privatisés et les nouveaux hommes d’affaires. Maria Lissowska illustre ces processus, en Pologne, dans le cas de la création des zones économiques spéciales mettant en jeu trois groupes d’intérêt : les investisseurs étrangers en recherche d’allégements fiscaux, les élus locaux en vue d’avantages pour le développement local et l’administration centrale concernée par la concurrence des autres PECO visant à attirer des investissements étrangers. Le maintien de droits de douane sur l’importation de véhicules jusqu’en 2002 a aussi été négocié par les grandes firmes étrangères avec le gouvernement polonais. Dans le jeu des intérêts des employeurs, des syndicats et de l’État, autour du code du travail polonais, un groupe d’intérêts représentant les PME a largement utilisé le lobbying. L’action des groupes d’intérêt est aussi très visible dans la restructuration des secteurs en déclin ou dans l’application de la législation commerciale et, en particulier, de la loi sur la passation des marchés publics, ainsi que de la législation fiscale ou de la nouvelle loi sur la libéralisation de l’activité économique. Arnaud Bilek (chapitre 5) propose une analyse d’économie politique discernant dans l’histoire des systèmes éducatifs l’influence de variables telles que la répartition des revenus, le niveau de développement économique et les institutions favorisant les subventions publiques à l’éducation. Elle est ciblée sur les pays en transition postcommuniste depuis les années 1990, dont les trajectoires diverses conduisent à revoir les théories politico-économiques expliquant le développement des systèmes éducatifs.
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Le modèle utilisé pour rendre compte de ces trajectoires contrastées des politiques d’investissement dans l’éducation établit une relation entre la dispersion des revenus et le niveau des dépenses publiques d’éducation. La relation est négative quand le niveau des inégalités est relativement faible et positive pour des niveaux plus élevés d’inégalités de revenus. La forme particulière de cette relation est expliquée par un effet politique et un effet économique. Selon le premier, le taux d’imposition d’équilibre et la quantité offerte d’enseignement public dépendent du niveau de démocratisation des décisions publiques. Selon le second, le taux d’imposition d’équilibre dépend de la productivité marginale des intrants dans la fonction de production du capital humain. Les dépenses publiques d’éducation ne seront soutenues par la majorité de la population que si elles sont perçues comme un facteur de croissance. La deuxième partie de l’ouvrage traite du rôle des élites au pouvoir, de leurs comportements et de leur représentation, y compris dans l’administration, pendant la période de transition vers l’économie de marché et la démocratie. Dans le chapitre 6, Georges Mink évalue l’apport des paradigmes élitistes pour comprendre les différentes phases de la transition en Europe centrale et orientale, la construction de l’ordre démocratique et sa consolidation, et la libéralisation conduite par d’anciennes élites communistes reconverties et des élites oppositionnelles. Tout d’abord, le concept d’élites n’était pas absent de la sociologie officielle pendant la période soviétique dès lors qu’il ne remettait pas en cause les pouvoirs établis. À partir des années 1970, les recherches occidentales se sont concentrées sur la nomenklatura, occupant une place bien plus centrale dans le système que les élites dans les sociétés démocratiques à économie de marché. Mais peu de travaux abordaient la question de la circulation des élites, sauf à envisager une éventuelle mutation du système soviétique. Une rapide conversion des élites politiques et économiques à la démocratie et à l’économie de marché en 1989 a été observée, les communistes utilisant leur capital politique pour agir comme force motrice du capitalisme naissant. Même en Tchécoslovaquie, où les anciens cadres politiques figuraient clairement parmi les victimes notoires du changement, ils ont pu se maintenir grâce à leurs facultés d’adaptation. Bien souvent les vieux bureaucrates ont subi une mobilité descendante alors que leurs suppléants, jeunes technocrates, ont bénéficié d’une mobilité ascendante. Une partie de l’ancienne élite a donc été arrêtée dans son ascension par la transition. Une autre, en particulier la nomenklatura économique, s’est engouffrée dans la création d’entreprises privées. G. Mink explique cette évolution par l’irruption, à la veille de la transition, du critère de compétence, la soumission de fait à l’économie de marché, l’autoappropriation légale de biens publics et la reconversion des
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nomenklaturistes du statut de directeurs du communisme à celui d’entrepreneurs du capitalisme. Une typologie dynamique des élites (élite de transition, élite de transformation, élite de consolidation) montre cependant que le paradigme élitiste est peu productif dans le contexte de la transition, d’autant plus qu’opèrent une internationalisation des élites nationales – une « européanisation » des élites des PECO – et leur fragmentation en réseaux de connivence. Les partisans des études « élitistes » en Europe centrale ont été trop fascinés par la dichotomie entre vieilles et nouvelles élites. Les vieilles élites n’ont pas saboté les changements, notamment parce quelles sont parmi les gagnants, plutôt que les perdants, des transformations. La contribution de Magdalena Hadjiisky (chapitre 7) à l’analyse des élites s’appuie sur l’analyse du parcours professionnel et politique de deux promoteurs emblématiques de la transition vers l’économie de marché, Leszek Balcerowicz et Vaclav Klaus. Elle étudie la légitimation des compétences économiques pour l’exercice du métier d’homme politique dans une période historique où les fondements mêmes du nouvel ordre politique sont l’enjeu de la compétition politique. On a là une lecture originale de la relation qui s’est établie, dans les années 1990, entre économie de marché et démocratie politique dans les PECO. L’économie ayant été le lieu de la rupture avec l’ancien système, les économistes libéraux est-européens sont apparus comme porteurs de la seule radicalité « révolutionnaire » légitime : thérapie de choc, urgence, irréversibilité. Les options libérales de Balcerowicz et Klaus étaient à l’unisson des recommandations du FMI. La nouvelle élite se présentait comme les « hommes de la situation » pour la mise en place de l’économie de marché. Mais la lecture économiste de la transition, qui place le marché au cœur du processus de transformation politique et sociale, s’est accompagnée d’un grand conservatisme politique, surtout comparé aux idéaux de Solidarité ou de la « révolution de velours ». L’utopie était ailleurs, dans la croyance libérale que le marché est la base la plus sûre de la démocratie. Par-delà des similitudes initiales, les itinéraires de Balcerowicz et de Klaus ont cependant fini par diverger. Tous deux professaient déjà des thèses libérales dans l’ancien contexte soviétique, tous deux se sont opposés à l’analyse de l’ancien système par Kornaï (économie de pénurie), tous deux ont su s’entourer d’équipes d’économistes libéraux de confiance. Mais après 1989, Bacerowicz, proche de Solidarité, et Klaus, très indépendant de la dissidence et de l’opposition, ont eu des parcours et un usage politique différents de leur discours et de leur expertise économiques. Balcerowicz a toujours mis dans la balance le sacrifice de sa popularité politique pour servir ce qu’il considérait comme la bonne stratégie de réforme économique. Au contraire, Klaus a organisé des meetings dans tout le pays et pris l’initiative, puis la direction d’un nouveau
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parti politique. Le premier a conservé son image d’économiste, comme expert auprès de la Banque mondiale, ministre des Finances ou gouverneur de la Banque centrale de Pologne. Le second est devenu un professionnel de la politique… et président de la République. Sorina Soare (chapitre 8) observe que les partis issus des anciennes structures communistes, reconvertis à la social-démocratie, réussissent à se maintenir en gagnant en crédibilité nationale et internationale, par leur attachement à la démocratie, en reconfigurant leur identité politique et en acceptant de gérer une politique libérale de réforme économique. La crainte qu’inspirait leur participation au gouvernement s’est diluée au gré des alternances politiques. Plus que banalisés, ces partis sont devenus crédibles grâce à leur appui apporté aux réformes, à leur adhésion au projet européen et à une réorganisation réussie s’appuyant sur les anciens réseaux de compétences hérités du passé. Bien que la gauche soit divisée et plurielle en Roumanie, cette quête de crédibilité y remporte des succès. Néanmoins, l’alternance politique en 1996 a porté un coup d’arrêt à la politique de contrôle étatique de l’économie et a étendu les privatisations, sous le signe d’une réforme radicale rapide. Le parti socialdémocrate roumain a alors procédé à un changement programmatique, puis politique, matérialisé par sa collaboration avec d’autres partis. Dans le chapitre 9, Caroline Vincensini analyse l’émergence des petits entrepreneurs privés en Hongrie et en République tchèque, ceux-ci étant susceptibles de composer une partie des classes moyennes de nature à consolider l’économie de marché et à stabiliser la démocratie. Ces deux pays ont conduit des réformes, formant deux variantes du consensus de Washington, avec des privatisations hongroises plus favorables à la création de petites entreprises privées. Les petits entrepreneurs privés qui sont apparus avec la transition forment un groupe social hétérogène et leur appartenance supposée à l’ancienne classe moyenne – ainsi que leur sentiment d’y appartenir – doivent être testés. L’ancienne classe moyenne est attachée au règne du droit des contrats et à la séparation de l’économie et de l’État. Mais dans les pays postcommunistes de nouvelles classes moyennes, favorables à la démocratie, se développent davantage encore que l’ancienne. L’observation statistique montre que, dans les deux pays, les petits entrepreneurs privés tchèques n’ont pas été le seul groupe social à bénéficier de la redistribution de la propriété lors des réformes, souvent moins que les investisseurs étrangers et de gros propriétaires locaux. Par ailleurs, les nouvelles classes moyennes (managers, professionnels, employés) croissent davantage que l’ancienne. Pour stabiliser le capitalisme et consolider la démocratie, les nouvelles petites entreprises privées doivent maximiser le profit et rechercher la croissance plutôt que se comporter en entreprises de survie, permettant simplement à leurs promoteurs d’échapper au chômage. Or un grand nombre de petites entreprises hongroises et tchèques entrent dans cette dernière catégorie.
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Le sentiment de leurs promoteurs d’appartenir aux classes moyennes décline à mesure que l’on s’éloigne du début de la transition. Une attitude politique conforme – favorable à la droite modérée et au libéralisme économique – se confirme chez les petits entrepreneurs hongrois et tchèques et se vérifie dans leurs choix électoraux. Ils votent d’autant plus pour des partis de droite qu’ils ont le sentiment d’appartenir à la classe moyenne et ne votent pas pour les partis extrémistes. Ce comportement électoral tend à consolider la démocratie. Ante Marković a, lui aussi, des compétences économiques, d’ancien directeur d’entreprise et, devenu Premier ministre, il s’est entouré de collaborateurs à forte expertise économique. Mais il a dû élaborer son programme de privatisation de la propriété sociale dans le contexte beaucoup plus difficile de la Yougoslavie au bord de l’éclatement, comme le retrace Geoffroy Géraud (chapitre 10). Son analyse montre que ce n’est pas la critique d’un recours accru au marché ou des interventions du FMI, qui sous-tend les antagonismes entre les élites des différentes républiques yougoslaves. C’est la concurrence entre elles pour la maîtrise du processus de transformation de la propriété aggravée par les orientations autonomistes des dirigeants slovènes, puis par les stratégies du groupe Milošević. Après avoir replacé le programme Marković dans la perspective historique de réformes répétées du système d’autogestion, G. Géraud indique que celles-ci sont l’occasion de changements dans les critères de recrutement des élites, les critères politiques et pluriethniques cédant le pas au choix d’experts technocrates. La mort de Tito et la crise économique permettent l’accès au pouvoir d’un groupe de directeurs d’entreprises et d’universitaires, au fort capital culturel, ne croyant d’ailleurs pas tous aux vertus du marché. Mais leurs allégeances locales restent fortes tout comme le séparatisme et le loyalisme requis par leurs projets de carrière. La réforme Marković est l’aboutissement ici encore d’une conversion de l’expertise technocratique en capital politique. En fait, les enjeux de la privatisation de la propriété sociale ont été « nationalisés » au niveau des républiques, par-delà le consensus entourant les réformes libérales à engager. Le discours national et les énoncés révolutionnaires de Milošević, réduits à la seule Serbie, sont exemplaires à cet égard, tout comme la convergence en Slovénie entre les dirigeants et la dissidence. Avec le programme Marković, et en l’absence de consultation démocratique, intervient un changement radical de paradigme politique : aux droits autogestionnaires des travailleurs se substituent un droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, revendiqué par les porte-parole de l’ethnicité. Françoise Dreyfus analyse le rôle crucial de l’administration dans la transition en Afrique du Sud (chapitre 11). L’efficacité du système politique dépend largement de celle des institutions administratives. Pourtant, la réforme de l’administration est rarement au premier rang des priorités d’un nouveau
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La transition vers le marché et la démocratie
régime politique. En Afrique du Sud, sans remettre complètement en cause les structures administratives héritées de l’Empire britannique, deux nouveaux principes en ont entraîné la profonde mutation : celui selon lequel la fonction publique doit être représentative de l’ensemble de la nation et celui de discrimination positive en faveur des fractions de la population antérieurement désavantagées et non plus au profit des Afrikaners et des membres du Parti national. Inspirée des règles de bonne gouvernance de la Banque mondiale et des théories de la nouvelle gestion publique, la transformation du service public l’ouvre à la compétition, à la contractualisation et à plus de flexibilité du travail. Les critères de sélection et de recrutement ont été adaptés en conséquence, de même l’avancement qui ne se fait plus à l’ancienneté. La recomposition des personnels fut cependant plus lente qu’espéré. L’adoption d’une stratégie économique recommandée par la Banque mondiale et le FMI, visant à rassurer les milieux d’affaires, a réduit les dépenses consacrées à la fonction publique sous l’hypothèse que la réduction de sa taille est le gage d’une amélioration de ses prestations. L’intégration de nouveaux personnels accompagne la décentralisation administrative en vue de transférer la responsabilité et la gestion de la qualité aux agents publics tout en les rendant comptables des performances accomplies. Ainsi ont été jetées les bases d’une nouvelle culture administrative en Afrique du Sud beaucoup plus rapidement que, au même moment, en Europe de l’Est.
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L’analyse des institutions dans la « nouvelle économie comparative » Wladimir Andreff L’analyse comparative des systèmes économiques, née de l’opposition historique entre le socialisme et le capitalisme, s’est développée pendant des décennies en comparant les institutions et l’organisation économiques [Wiles, 1977], ainsi que les modalités de l’allocation des ressources et de l’accumulation du capital conduisant à des déséquilibres différents [Kornaï, 1980] en économie centralement planifiée (ECP) et en économie de marché. Le début de la transition dans les ECP semblait avoir définitivement sonné le glas de ce type d’analyse comparative en économie. Il est apparu assez rapidement que les différentes économies en transition (EET) postcommunistes ne parcouraient pas toutes la même trajectoire entre l’ECP et des formes variées d’économie de marché. Les EET n’ont pas toutes appliqué avec la même détermination politique, ni la même intensité, ni la même cohérence les politiques économiques recommandées par le consensus de Washington. S’agissant de la démocratie politique, le contraste est encore plus saisissant entre des pays où l’alternance démocratique est à présent bien rodée (Pologne, Hongrie, Tchéquie) et nombre de pays de la Communauté des États indépendants (CEI) et de l’ex-Yougoslavie où la consolidation de la démocratie demeure un projet plus ou moins lointain. La différenciation des trajectoires et les résultats mitigés en terme d’efficacité économique de la libéralisation et des privatisations reviennent de plus en plus dans la littérature économique relative aux EET ces dernières années [Stiglitz, 1999, 2002 ; Kornaï, 2003 ; Andreff, 2003a]. Même la Banque mondiale, inspiratrice des politiques économiques initiales des EET, affiche un bilan réservé et réévalue ses recommandations au sujet de la privatisation de masse accélérée [World Bank, 2002]. C’est dans ce contexte que naît la « new comparative economics » – nouvelle économie comparative (NEC dans la suite), dont une synthèse est publiée dans Djankov et al. [2003]. Ses auteurs ont naguère soutenu les politiques économiques du consensus de Washington. Aujourd’hui, ils s’engouffrent dans
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une analyse économique des institutions. Ces dernières avaient été quelque peu négligées par ce consensus. S’agit-il d’un simple revirement ? Ou plutôt, étant donné l’audience grandissante de cette nouvelle analyse, s’agit-il du versant institutionnel qui manquait cruellement jusqu’ici à l’analyse microéconomique standard ? On tente dans ce chapitre de cerner la nouveauté de la NEC, puis de rappeler qu’à ses origines se trouvent des problèmes économiques non résolus de la transition pour, enfin, diagnostiquer que cette nouveauté est un habillage (ou une cosmétique) institutionnel qui laisse inchangée l’analyse économique standard et ses recommandations de politique économique aux EET.
La NEC ou comment introduire les institutions dans l’analyse économique standard La NEC part de l’idée que, même si le capitalisme est aujourd’hui triomphant, l’analyse économique comparative n’est pas morte. Son champ s’est déplacé de la comparaison entre systèmes économiques opposés vers la comparaison entre des modèles alternatifs de capitalisme. Elle partage avec l’ancienne analyse comparative des systèmes la conviction que de cette comparaison on retire une meilleure compréhension du fonctionnement de chacun des systèmes (autrefois) puis, aujourd’hui, de chacune des variantes de capitalisme prévalant dans différents pays [Djankov et al., 2003]. La NEC accepte que deux siècles d’économie politique sont parvenus à démontrer que les institutions ont approfondi et systématisé les différences entre pays, en particulier les institutions qui assurent la sélection des leaders politiques, garantissent le respect des droits de propriété, redistribuent la richesse, résolvent les conflits, allouent le crédit et structurent la gouvernance des entreprises. En adoptant un tel point de départ, la NEC se positionne dans une problématique fréquentée jusque-là, au sujet des EET, par l’évolutionnisme [Murrell 1992b ; Stark, 1996], l’institutionnalisme [Koszul-Wright et Rayment, 1997 ; Smyth, 1998], l’école de la régulation [Boyer, 1993] ou par leur combinaison [Chavance et Magnin, 1995]. Selon la NEC, le problème fondamental que doit gérer l’architecture institutionnelle de toute société est le conflit entre deux objectifs jumeaux, celui de contrôler le désordre et celui d’éviter la dictature. Les expériences divergentes des pays d’Europe centrale et orientale (PECO), de la Russie et des pays de la CEI et, enfin, de la Chine posent la question de savoir comment endiguer le désordre et quelle dose de propriété étatique est souhaitable. Le débat n’est pas nouveau quant à savoir si la démocratie ou la dictature est le meilleur système politique pour stimuler les performances économiques en période de changement radical.
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Le succès économique de la Chine sous un régime politique toujours communiste contraste avec le marasme économique accompagnant la démocratie sous Eltsine en Russie, marasme qui contraste à son tour avec la forte croissance économique sous le régime plus autoritaire de Poutine – ce que Djankov et al. [2003] n’évoquent pas en revanche. D’un autre côté, l’alternance démocratique n’a pas empêché le retour à une croissance soutenue dans les PECO. Le fédéralisme ne fait pas davantage l’unanimité chez les économistes, tantôt considéré comme facteur de succès des réformes et de stimulation de la concurrence en Chine [Roland, 2000], tantôt incriminé comme l’origine des conflits entre les régions et le centre fédéral et comme principal obstacle à la stabilité en Russie [Blanchard et Shleifer, 2001 ; Shleifer et Treisman, 2000]. La NEC estime que derrière ces expériences diverses on trouve toujours le même arbitrage entre désordre et dictature. Le désordre est défini par les coûts sociaux dus à l’expropriation des propriétaires privés individuels d’actifs par d’autres acteurs privés (escrocs, voleurs, initiés). La dictature est définie par les coûts sociaux de l’expropriation des propriétaires privés par l’État. Face à cet arbitrage, la NEC propose une analyse mettant en évidence quatre régimes institutionnels : l’ordre privé (l’ordre du marché), l’ordre juridique (où des actions légales permettent de régler les litiges privés devant un tribunal), la régulation (des règles définies par les pouvoirs publics) et la propriété d’État, d’ailleurs assimilée à l’économie socialiste par la NEC. Certaines variantes de la NEC ne veulent même pas envisager la propriété d’État. Le quatrième régime présenté est alors une combinaison d’ordre juridique et de régulation étatique (voir Glaeser et Shleifer [2003]). Ces régimes ne sont pas mutuellement exclusifs, la concurrence et la régulation opèrent souvent ensemble sur un même marché, de même l’ordre juridique et la régulation étatique coexistent souvent. Il peut exister des régimes intermédiaires où l’ordre juridique privé fait appliquer des règles publiques. Dans l’ordre où on les a mentionnés, ces régimes sont associés à des coûts sociaux du désordre progressivement décroissants et à des coûts sociaux de la dictature progressivement croissants. Le critère d’évaluation des économies est leur efficacité institutionnelle, i.e. la minimisation des coûts sociaux résultant de l’arbitrage entre désordre et dictature. Une source institutionnelle fondamentale d’inefficacité est la transplantation dans un pays d’institutions étrangères qui ne respectent pas le délicat arbitrage entre désordre et dictature qui lui est spécifique. Tout lecteur averti de la littérature économique sur la transition interprète immédiatement ce propos comme une critique explicite du modèle standard de transition visant initialement à implanter les mêmes institutions dans toutes les EET, celles de l’économie de marché anglo-saxonne (pour faire bref). Des institutions transplantées ne respectent pas non plus la capacité propre d’une économie à
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sécuriser les droits de propriété dans un environnement où chacun est mû par la recherche, légale ou non, du gain individuel maximal. L’insécurité apparaît dès que tout individu peut être exproprié de sa propriété privée par des bandits, des voleurs, des assassins ou par voie de violation des accords contractuels, d’actes délictuels ou de prix de monopole. Le désordre se reflète aussi dans la subversion privée d’institutions publiques telles les cours de justice au moyen de menaces ou de pots de vin permettant à ceux qui violent la loi d’échapper aux sanctions. À l’inverse, la dictature comporte le risque que des individus soient expropriés de leur propriété privée par l’État et ses fonctionnaires sous la forme de violation de la propriété, de taxation excessive ou de meurtres commandités. La dictature se reflète aussi dans une expropriation non par l’État lui-même, mais par le biais de l’État, ainsi lorsque des régulations étatiques aident des firmes à restreindre l’entrée de concurrents sur le marché. Certains phénomènes telle la corruption expriment à la fois le désordre et la dictature. Le contrôle des individus dans l’ordre privé est la discipline imposée par le marché ; nulle implication publique n’est requise. Dans l’ordre juridique, les tribunaux emploient des juges impartiaux faisant appliquer les règles de bon comportement, que celles-ci découlent de la loi, de la jurisprudence, de l’usage ou de jugements rendus au nom d’un droit coutumier (common law). Dans ce cas, la NEC considère le juge comme un agent doté d’une autorité publique de décision. Dans le régime de la régulation, l’État définit des règles écrites, procède à des inspections et inflige des pénalités aux délinquants. Ce régime est donc plus étatique et plus centralisé que l’ordre juridique. Dans le régime de la propriété d’État, l’État prend un total contrôle de l’activité économique et sociale et des décisions la concernant. La principale force de la discipline du marché est, selon la NEC, l’absence d’agents publics chargés de faire appliquer la loi et les règles. Si les conflits au sujet de la propriété se résolvent entre voisins, sans intervention de l’État, si des associations de consommateurs assurent la qualité des produits en pénalisant les tricheurs, si les familles, les villes et les groupes ethniques se forgent une bonne réputation sur le marché et répriment la mauvaise conduite de leurs membres (portant atteinte à leur réputation), alors la discipline de marché peut contrôler le désordre. La régulation et les tribunaux sont inutiles [Djankov et al., 2003]. Le problème est que la discipline de marché ne fonctionne pas toujours correctement, reconnaît la NEC, qu’elle n’élimine pas toujours les monopoles et ne prémunit pas toujours contre les émissions frauduleuses de titres sur les marchés financiers visant à spolier les investisseurs, n’empêche pas toujours qu’un employeur qui n’investit pas dans la sécurité du travail ne reporte la responsabilité des accidents du travail sur une soi-disant négligence des travailleurs, et ainsi de suite. L’ordre privé tant admiré par l’analyse standard
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de la transition peut se transformer en ordre maintenu par la mafia à coup d’assassinats. Dans de telles circonstances, la société doit accepter un niveau plus élevé d’intervention de l’État pour limiter le désordre. Une réponse traditionnelle à ces problèmes consiste à se déplacer du désordre vers plus de dictature en adoptant l’ordre juridique basé sur le respect des contrats et la sanction des délits. La pensée libérale considère qu’on a là une garantie suffisante pour sécuriser la propriété. Selon la NEC, la réalité de l’ordre juridique n’est malheureusement pas parfaite non plus, à la fois parce que le désordre peut y rester assez élevé et parce que la dictature a augmenté comparativement à l’ordre privé. De même que dans ce dernier, dans l’ordre juridique ce sont souvent les puissants et non les justes qui l’emportent devant les tribunaux. Certains mécanismes utilisés pour influencer les décisions de justice tels l’embauche de bons avocats, le ralentissement des procédures et les appuis politiques sont pleinement légaux. Mais des juges sont aussi achetés par des promesses de promotion ou d’avantages divers, ou bien menacés de violence s’ils ne favorisent pas les plus forts. Quand les riches et les connivences politiques pèsent sur les balances de la justice, l’ordre juridique ne réduit pas efficacement le désordre [Glaeser et al., 2003]. Une solution pour protéger les juges de telles influences est de formaliser des lois et des procédures dans des codes de façon à minimiser l’arbitraire des juges et le potentiel de subversion des décisions judiciaires. Pour tenter de contrôler la subversion des tribunaux par des intérêts privés, un mécanisme possible est de transformer les juges en employés de l’État de sorte que leurs projets de carrière les empêchent de succomber à des influences extérieures à la justice. Mais plus les juges deviennent dépendants de l’État et plus s’accroissent à la fois le risque d’une politisation de leurs décisions et les coûts sociaux de la dictature. D’après la NEC, il n’y a pas à faire une distinction trop profonde entre l’ordre juridique et la régulation car, entre l’un et l’autre, l’augmentation du niveau de dictature est marginale. En effet, l’État peut créer des règles gouvernant la conduite privée et en laisser l’application à l’ordre juridique privé. Ceci est souvent moins coûteux que la multiplication des contrats et des poursuites pour délit, car la surcharge des tribunaux et le nombre des plaignants diminuent. Cependant, selon la NEC, la création de règles publiques, même si elles sont appliquées par les tribunaux, augmente les risques de dictature. De telles règles peuvent être utilisées pour exproprier les groupes politiquement faibles et favoriser les groupes politiquement forts. . On peut évoquer ici la Russie sous Eltsine, les pays de la CEI et des Balkans. Il y a là une sorte de critique implicite par la NEC des résultats concrets des recommandations initiales faites aux EET.
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Par rapport à la discipline de marché et à l’ordre juridique, la régulation publique présente un certain nombre d’avantages pour contrôler le désordre. Contrairement aux juges, les régulateurs publics peuvent être des experts motivés à poursuivre des objectifs sociaux dans leur domaine d’intervention [Glaeser et al., 2001]. Les régulateurs peuvent agir de manière préventive. Enfin, parce que les régulateurs sont incités à mettre en œuvre une politique à dimension sociale, il peut être plus difficile de les subvertir, par la persuasion ou par des pots de vin, que des juges supposés désintéressés [Glaeser et Shleifer, 2003]. Dans certains cas, ceci rend la mise en œuvre publique des règles plus efficace que leur mise en œuvre par des tribunaux par ailleurs chargés de régler des litiges privés. Il n’en reste pas moins que la régulation étatique souffre d’un problème évident, selon la NEC : les agents publics peuvent abuser de ceux qui opèrent sur le marché régulé en poursuivant leurs propres intérêts privés ou en passant sous la coupe d’un groupe d’individus particulier, y compris d’industriels en activité dans la branche régulée [Stigler, 1971]. Avec la régulation, les risques de dictature augmentent et les risques de désordre déclinent. La NEC conclut qu’il n’y a vraiment besoin de régulation que si le désordre atteint un niveau tel qu’il ne peut plus être contenu avec succès par l’ordre privé ou par les tribunaux (qui sont les deux régimes a priori préférables pour la NEC, malgré leurs limites). Dans des situations de désordre extrême, seule la propriété d’État peut remettre de l’ordre. Si les situations de monopole ne peuvent être éradiquées par la concurrence ou la régulation, si la qualité (des services, des produits) est essentielle mais ne peut être assurée par la régulation ou si la sécurité publique est en danger, la NEC admet qu’alors la propriété d’État doit intervenir. Des économistes de la NEC [Hart et al., 1997] ont soutenu que les prisons doivent être en propriété publique parce que le risque que des geôliers privés maltraitent les détenus est beaucoup trop élevé. De même, l’armée et la police tendent à être étatisées parce que le coût du désordre qui découlerait de leur contrôle par des intérêts privés est trop élevé. Le problème est que les établissements publics et les entreprises d’État sont économiquement peu performants, ce que la NEC souligne à l’envi [La Porta et al., 1999 ; Shleifer, 1998]. Par conséquent, l’analyse de la NEC aboutit, contrairement à l’analyse standard, à la conclusion qu’il n’y a pas un seul régime économique et institutionnel optimal, préférable à tous les autres dans l’absolu. Chaque pays, chaque société doit choisir le régime le plus efficace en fonction de la frontière de ses possibilités institutionnelles et de ses caractéristiques spécifiques. Pour représenter le choix entre les quatre régimes institutionnels, la NEC introduit le concept de frontière des possibilités institutionnelles – FPI (figure 1). En abscisses figurent les coûts sociaux engendrés par la dictature et en ordonnées les coûts sociaux dus au désordre, mesurés dans une même
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unité relativement à un état idéal de droits de propriété parfaits. La FPI montre de combien on peut réduire le désordre grâce à un accroissement marginal du pouvoir de l’État dans l’économie (dictature). Symétriquement, elle indique quel est l’accroissement marginal du désordre qui résulterait d’une réduction marginale du pouvoir de l’État. Le critère déterminant de l’efficacité institutionnelle, adopté par la NEC, est l’efficacité marginale de la dictature à réduire le désordre. La FPI est supposée convexe de façon à satisfaire l’hypothèse néoclassique que des accroissements marginaux successifs de la dictature produisent progressivement des réductions de plus en plus petites de désordre. Chaque point sur la FPI est un régime institutionnel tel que le désordre, dans une économie donnée, ne peut être réduit sans augmenter la dictature ; et vice versa. Lorsqu’ils analysent les institutions, les économistes distinguent habituellement les règles écrites de leur mise en œuvre. Dans la NEC, cette séparation disparaît parce que chaque loi ou régulation comporte ses propres propriétés de mise en œuvre, lesquelles se reflètent dans le niveau précis d’équilibre entre la dictature et le désordre qui découle de leur utilisation [Hay et Shleifer, 1998 ; Glaeser et Shleifer, 2001 et 2002]. Par exemple, si la Russie régule ses monopoles au moyen d’un office antitrust, un niveau de désordre d’équilibre s’ensuivra en raison du gaspillage résultant de ce que certains monopoleurs échappent effectivement à la loi en jouant de leur pouvoir de marché et en versant des pots de vin aux régulateurs pour qu’ils les laissent agir ainsi. Un niveau de dictature d’équilibre subsistera également en raison de l’utilisation par les monopoleurs du régulateur pour restreindre l’entrée de concurrents sur le marché et du fait que les fonctionnaires de l’office antitrust feront payer des pots de vin aux non monopoleurs en leur promettant en échange de ne pas les harceler de tracasseries administratives. Se référant alors à Coase [1960], la NEC soutient qu’aucune règle n’est jamais intégralement mise en œuvre et qu’aucune institution n’élimine totalement les coûts de transaction de la dictature et du désordre. Le choix institutionnel le plus efficace pour une société donnée est déterminé, sur la figure 1, par le point de tangence entre la droite descendant à 45 degrés (d’isocoût social de la dictature et du désordre) et la FPI. Les économistes de la NEC ne disent pas un choix institutionnel optimal. À juste titre, puisqu’il s’agirait ici d’un optimum conditionnel, conditionné par des caractéristiques spécifiques à chaque société. En effet, la localisation exacte de la FPI sur le graphique varie énormément d’une société à l’autre. Elle est spécifique à chaque société. Les possibilités institutionnelles sont bien plus grandes en Suède qu’au Congo, voire même en Chine qu’en Albanie. La NEC se réfère à la localisation de la FPI comme étant le capital civique spécifique d’une société donnée. Une société qui dispose davantage de capital civique a une FPI plus proche de l’origine sur la figure 1 et est plus capable
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de faire coopérer tous ses membres dans des négociations, notamment politiques, et en particulier pour décider de la production des biens publics. Le concept de capital civique est en relation avec celui de capital social, tout en étant plus large que ce dernier. Il est l’héritage de l’histoire de la coopération dans une communauté sur la longue période. Il est déterminé par sa culture, sa géographie, le niveau des technologies de production, car ils affectent la position par rapport à l’origine et la pente de la FPI. Figure 1. – Les possibilités institutionnelles Coûts sociaux du désordre
A
Frontière des possibilités institutionnelles
B C Minimisation du coût total
D
Coûts sociaux de la dictature
A = ordre privé ; B = ordre juridique ; C = régulation ; D = propriété d’État
La qualité de son capital humain détermine la localisation de la FPI dans la figure 1 parce qu’une population mieux éduquée et mieux informée est plus à même de résoudre ses problèmes sans violence. Ces différents déterminants du capital civique peuvent être mesurés, soutient la NEC. Bien qu’elle puisse être influencée par des politiques publiques, la localisation de la FPI est considérée comme fixée dans une société donnée. Le capital civique est donc plutôt une contrainte qu’un choix. Le meilleur choix institutionnel d’un pays est déterminé par la forme de sa FPI. En première approximation, la NEC estime que dans un pays où l’État est efficace, la transparence est élevée et la liberté de la presse est très grande, la pente de la FPI est plus forte : une intervention de l’État pour contrôler le désordre comportera peu de coûts sociaux et sera un choix institutionnel efficace. Dans un pays (société, secteur) où la discipline de marché est efficace, où les inégalités de répartition des ressources sont faibles et où il y a une faible tendance au monopole, la pente de la FPI est faible : la solution institutionnelle efficace comportera moins d’intervention étatique.
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L’analyse des institutions dans la « nouvelle économie comparative »
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Les origines du système judiciaire sont traitées, dans la NEC, comme une variable exogène qui rend compte des différences entre les sociétés quant au contrôle social qui s’exerce sur la marche des affaires et donc aussi des différences entre les régimes institutionnels. Ces origines du système judiciaire étant une imperfection de marché (héritée du passé), elles déterminent la position effective d’un pays sur sa FPI. Celle-ci peut ne pas coïncider avec le meilleur choix institutionnel pour ce pays (situation appelant des réformes). Un système judiciaire peut être représenté sur la figure 1 par une droite partant de l’origine et s’élevant vers le haut et la droite du graphique. Cette droite définit les proportions actuelles de désordre et de dictature dans le pays, en fonction du système judiciaire en place. Les proportions d’équilibre entre désordre et dictature sont identifiées par le point d’intersection de cette droite avec la FPI spécifique à ce pays. À partir des études empiriques et historiques qu’ils ont réalisées, les tenants de la NEC soutiennent que le droit coutumier anglo-saxon correspond à une droite désignant un ratio désordre/dictature plus élevé que celui du droit civil français. Plus généralement, les travaux empiriques de la NEC cherchent à prouver que le droit coutumier anglo-saxon est supérieur au droit civil de tradition française dans la protection de la propriété et dans la résolution des litiges. Une étude récente, sur un échantillon de 109 pays, établit que dans les pays à plus grand formalisme procédurier (caractérisant le droit civil), la durée des procédures judiciaires est en moyenne plus longue que dans les pays de droit coutumier, mais surtout que les décisions de justice y sont moins cohérentes, moins honnêtes, moins équitables et sont davantage entachées de corruption [Djankov et al., 2003]. Cette défense du droit coutumier anglosaxon est tellement systématique dans les travaux de la NEC que d’aucuns la perçoivent comme un véritable biais analytique [Nivet, 2005]. Dans les pays en développement, où le système judiciaire est particulièrement inefficace et corrompu, la quantité marginale de dictature requise pour réduire le désordre est bien plus élevée. La productivité marginale de la dictature décroît avec le niveau de développement. La NEC en déduit que les pays en développement (et en transition) ont besoin de moins de dictature à l’équilibre que les pays développés. L’argument est que dans les pays en développement, à système judiciaire faible ou transplanté par les anciennes puissances coloniales, la loi et l’ordre sont peu respectés. Ces pays doivent en premier lieu instituer moins de régulations de l’activité économique, parce que les fonctionnaires ne peuvent prendre en charge plus de tâches administratives sans être subvertis [Glaeser et Shleifer, 2003]. La NEC recommande encore plus fortement la dérégulation dans les pays en développement que dans les pays développés. La NEC applique l’analyse précédente à trois domaines. Le premier concerne l’origine des systèmes judiciaires modernes. Le modèle de Glaeser
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et Shleifer [2002] illustre le fait que le choix des règles juridiques dépend de manière décisive de l’environnement, selon que celui-ci est capable ou non de les mettre en œuvre (et oppose sur cette base le droit coutumier anglais au droit civil français). Le second domaine porte sur l’apparition de l’État régulateur [Glaeser et Shleifer, 2003], notamment aux États-Unis, pour faire pièce aux « requins de l’industrie et de la finance » (robber barons) capables de confondre les consommateurs, les travailleurs et les concurrents devant les tribunaux, soit légalement en embauchant les meilleurs avocats, soit illégalement en achetant les juges et les législateurs. Le troisième domaine est relatif aux institutions dans les EET. La NEC prétend pouvoir fournir une interprétation de la transition du socialisme au capitalisme pour la Russie, les PECO et les pays de la CEI peu réformateurs.
La transition aux origines de la NEC Simeon Djankov fut conseiller pour le compte des organisations de Washington dans plusieurs EET. Andreï Shleifer et Robert Vishny sont les deux experts occidentaux qui ont conseillé Anatoly Tchoubaïs, le ministre des Privatisations de la Fédération de Russie, et sont les coauteurs de l’ouvrage justifiant la privatisation de masse malgré l’absence de nouvelles institutions dans ce pays [Boycko et al., 1995]. Ils ont activement contribué à l’élaboration de la stratégie standard de privatisation dans les EET. Il est intéressant que d’anciens orfèvres en matière de privatisation de masse rapide participent aujourd’hui à l’élaboration d’une analyse économique de l’efficacité des institutions dix ans après avoir élaboré le programme de la Russie, sans aucun changement institutionnel préalable, et qui fait aujourd’hui l’unanimité (contre son efficacité douteuse). Ceci peut surprendre à première vue. La NEC propose l’évaluation suivante de la transition. La Russie a connu un déclin spectaculaire de la dictature (avant l’administration Poutine) et un accroissement du désordre beaucoup plus important que dans des pays tels que la Biélorussie et l’Ouzbékistan. Elle est allée plus loin que le changement institutionnel permis par l’état de son système judiciaire en 1992. Cela se traduit par un mouvement de la Russie vers le haut et la gauche de sa courbe de FPI. D’autre part, la FPI de la Russie était, et est restée, plus éloignée de l’origine (moins de capital civique) que celle des PECO. Ces derniers se sont aussi déplacés au cours des années 1990 sur leur courbe de FPI vers le haut et la gauche, donc vers plus de désordre, mais moins loin que la Russie. La NEC soutient enfin que, pendant les années 1990, la Russie s’est déplacée vers plus de désordre tout en restant sur la même FPI, celle sur laquelle se situent par ailleurs la Biélorussie et les autres pays de la CEI, ceux-ci étant
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demeurés vers la droite de cette courbe, marquant le maintien de régimes plus dictatoriaux et un moindre désordre. Le contrôle étatique, politique et policier a été supprimé en Russie par Gorbatchev et Eltsine et, par là même, les mécanismes de maintien de l’ordre typiques des ECP ont disparu. Les gains immédiats tels que la liberté de la presse, la liberté d’entreprendre, l’ouverture au reste du monde se sont accompagnés d’énormes coûts dus à la désorganisation de l’économie, comme l’ont montré Murrell [1992a] et, ultérieurement, Blanchard et Kremer [1997], argument qu’accepte la NEC. Le désordre règne sur les marchés naissants et l’économie informelle a atteint environ 40 % de toute l’activité économique en Russie [Johnson et al., 1997]. Les institutions publiques émergentes ont été immédiatement subverties par les puissants grâce au crime, à la corruption et à l’influence politique [Shleifer, 1997 ; Hellman et al., 2003]. Plus grave, la désintégration de l’URSS, et les tensions antifédérales en Russie même, ont créé des problèmes d’émancipation excessive des pouvoirs locaux, avec des autorités régionales sapant la loi fédérale, l’ordre et les finances de la fédération [Shleifer et Treisman, 2000]. En revanche, en Biélorussie, où la dictature du parti communiste a été remplacée par un dictateur individuel, la liberté n’est toujours pas au rendezvous, mais il n’y a pas eu, comme en Russie, une exacerbation du désordre, un effondrement de la production et une rapide croissance de l’économie informelle. Cependant, en conservant les avantages d’un ordre autoritaire, la Biélorussie n’a obtenu ni les avantages de la transition économique et politique postcommuniste, ni une croissance rapide (sauf dans les dernières années). Pour justifier que la FPI des PECO est plus proche de l’origine que celle des pays de l’ex-URSS, la NEC considère que du temps du communisme, les organisations indépendantes des autorités centrales étaient plus nombreuses et plus dynamiques dans les PECO qu’en URSS (ex. l’église catholique en Pologne), que les PECO avaient passé moins de temps sous régime communiste et que des rébellions contre l’ordre soviétique y avaient vu le jour. Les PECO étaient plus réformés et plus décentralisés que l’URSS d’avant Gorbatchev. De plus, la volonté des PECO d’adhérer à l’UE les a obligés à adopter un certain nombre de règles restreignant les possibilités de dictature et de désordre. Ceci leur a évité de se déplacer autant que la Russie vers le haut et la gauche de leur FPI. La désorganisation de l’économie y fut moindre et la récession moins longue qu’en Russie. La NEC conclut que le changement économique et social dans chaque EET doit être considéré à la lumière de ses propres possibilités institutionnelles plutôt qu’à partir de la vision idéalisée d’une riche démocratie capitaliste. De ce qui précède, la NEC déduit qu’il ne faut pas transplanter les institutions étrangères dans des pays (en développement et en transition) qui n’ont pas les mêmes possibilités institutionnelles que les pays d’origine (occidentaux) de
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ces institutions. Les institutions importées peuvent ne pas correspondre à un point sur la FPI du pays importateur. Ainsi, avec des institutions transplantées en Russie, les oligarques ont préféré le désordre institutionnel comme stratégie de maximisation de leurs rentes [Sonin, 2003]. Une bonne politique institutionnelle est donc autre chose que le transfert vers les EET des institutions actuellement les plus performantes dans les économies de marché développées. Le principe d’un tel transfert a pourtant inspiré les conseils donnés aux pays en transition dans les premières années. On a donc, en filigrane de la NEC, un constat d’échec (ou une autocritique implicite) relatif aux résultats de la politique économique recommandée par Shleifer, Vishny, etc., aux premiers gouvernements postcommunistes en Russie, même si en élaborant la NEC ces économistes n’en prononcent évidemment pas une critique explicite. Le contraste entre les recommandations initiales (lorsque la NEC n’existait pas encore) et l’évaluation actuelle de la transition par les mêmes économistes fait problème. Djankov, Shleifer et Vishny ont-ils été interloqués par les résultats des privatisations russes qu’ils avaient conseillées au point de bouleverser leur schéma d’analyse ? Ou bien veulent-ils faire oublier, à l’aide d’un nouveau cadre analytique, les limites de celui auquel ils souscrivaient dans les années 1990 ? Dans la mesure où ils semblent persister dans l’approbation des mêmes mesures de privatisation [Djankov et al., 2003], deux autres interprétations de la naissance de la NEC sont envisageables : – il s’agit de renforcer la justification d’une politique économique erronée ou excessive, au vu de ses résultats, par des arguments analytiques nouveaux, en partie inspirés par les obstacles et les défaillances auxquels s’est heurté le programme de privatisation recommandé ; – il s’agit de développer un cadre d’analyse plus complet que le modèle standard de transition en matière d’institutions pour mettre au jour les conditions qui rendent une même politique de dérégulation et de privatisation tantôt adaptée, tantôt vouée à l’échec, selon les circonstances locales – la FPI, le capital civique et le système judiciaire. Ceci permet à la NEC de répondre habilement à une critique souvent adressée au modèle standard (prônant un même programme de transition dans des EET très différentes entre elles) et d’engranger dans le mainstream un certain nombre d’apports des analyses institutionnalistes qui se sont développées pendant la transition. Une réponse partielle à ces interrogations sur les origines de la NEC se trouve dans l’évolution même des analyses de Shleifer et Vishny entre 1992 et 2004. Leur analyse du programme de privatisation de masse, qu’ils ont conseillé à la Russie en 1992, se fondait sur la théorie des droits de propriété [Boycko et al., 1995]. Cette dernière demeure présente au cœur de la NEC puisqu’il s’agit de protéger la propriété privée individuelle de l’expropriation
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par le désordre et de l’expropriation par la dictature. L’accent était alors mis sur la séparation entre le droit de contrôler les actifs et le droit au revenu tiré de ces actifs (cash flow rights) qu’il ne fallait pas laisser aux mains des dirigeants (politiques et d’entreprise) qui les avaient exercés inefficacement dans l’ECP. On aurait donc pu s’attendre à ce que ces concepteurs des privatisations russes prêtent une attention particulière à la question de savoir qui exactement serait en pouvoir d’exercer ces droits après la privatisation des entreprises. Cette question d’un gouvernement d’entreprise efficace, de nature à déclencher les restructurations requises, a été largement négligée et reste toujours sans solution dans nombre d’entreprises russes [Andreff, 2006]. Le deuxième argument théorique mobilisé en faveur de la privatisation de masse avec cession quasi gratuite des actifs était le théorème de Coase : la répartition initiale des actifs n’importait pas puisque le marché les réallouerait sans coût (hypothèse de coûts de transaction nuls) aux propriétaires privés les plus entreprenants et les plus efficaces au cours d’une seconde phase de privatisation par ventes d’actifs contre monnaie, postérieure à la privatisation de masse. Le troisième argument était politique : il fallait privatiser le plus vite possible pendant les quelques mois de conjoncture politique exceptionnelle (window of opportunity). Pour atteindre ce dernier objectif, il convenait [Boycko et al., 1995] : – que les citoyens russes acceptent ou soutiennent le programme de privatisation ; d’où la distribution gratuite de coupons de privatisation à toute la population et leur échange contre des titres de propriété à des prix très avantageux ; – que les employés, les dirigeants et les managers de l’entreprise ne fassent pas obstruction à sa privatisation ; il fallait donc acheter (bribe, au sens de corrompre) le personnel de chaque entreprise pour qu’il accepte la privatisation, c’est-à-dire se livrer à une pratique que, aujourd’hui, les mêmes économistes veulent empêcher par un choix de régime institutionnel approprié. De cette deuxième exigence a résulté une offre de privatisation au personnel des entreprises (insiders) selon trois options leur permettant de garder la majorité ou une minorité de contrôle sur la propriété du capital de l’entreprise. Leur objectif à l’époque était de conserver leur emploi et leur position dans l’entreprise plutôt que de maximiser le profit. Les dirigeants et les managers en place dans les entreprises à privatiser ont tiré parti de l’asymétrie d’information dont ils bénéficiaient pour élever les coûts de transaction pour les outsiders (condition d’échec d’une redistribution coasienne des actifs) éventuellement intéressés à acheter des actions et ont racheté, parfois sous menace de licenciement, les actions détenues par le personnel de l’entreprise.
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Résultat : la privatisation de masse en Russie a transféré, à très bas prix, les droits de propriété (le droit d’usage et en partie le droit au revenu) des anciens managers des entreprises d’État, qui les contrôlaient de fait avant la privatisation… aux mêmes managers. Ces derniers ont soit tenté de bloquer, avec succès, la redistribution coasienne des actifs prévue par privatisation monétaire, soit, une fois rapidement enrichis, ils se sont porté acquéreurs, en tant qu’outsiders, d’actions dans des entreprises dont ils n’étaient pas les employés (formation des oligarques). Les économistes de la future NEC ne se sont pas opposés à, ou ont même cautionné, l’ultime phase de la privatisation en Russie en 1995-1996 de remise d’actions contre des prêts bancaires (loans for shares) au cours de laquelle les oligarques se sont emparés de manière illicite ou délictueuse des meilleures entreprises russes (pétrolières, minières) aux prix les plus bas possible [Nellis, 2002]. Depuis lors, les privatisations en Russie ont la triple réputation d’avoir été truquées, impopulaires et, surtout, politiquement inefficaces à éliminer l’ancienne nomenklatura (qui a converti son pouvoir politique en contrôle sur les actifs physiques et financiers) et économiquement inefficaces à déclencher une profonde restructuration des entreprises. De réforme institutionnelle, point. Voici la justification proposée à l’époque : « Il n’est pas possible que les institutions économiques précèdent la réallocation de la propriété par l’État, parce que les gens ne tiennent pas compte de ces institutions jusqu’au moment où, en tant que propriétaires privés, ils y ont un intérêt économique » [Boycko et al., 1995, p. 126]. On peut lire cette justification, à la limite, comme une incitation implicite à piller sans foi ni loi tous les actifs possibles avant la mise en place des institutions de protection de la propriété. C’est en tout cas une erreur d’analyse qui s’est avérée grossière sur le plan pratique en Russie. Des études économétriques récentes [Hellman et al., 2003] ont montré que ce sont surtout les firmes privées et privatisées qui se livrent à la capture de l’État dans les EET, les entreprises encore publiques continuant comme avant à jouer de leur influence traditionnelle auprès de l’administration. Cela donne du corps à l’idée de subversion des institutions par des intérêts privés, chère à la NEC, mais cela hypothèque fortement les arguments en faveur d’une privatisation non précédée par une profonde réforme institutionnelle. La privatisation en Russie a déclenché des mécanismes d’expropriation, de détournement et d’appropriation des actifs absolument incontrôlés, corrompus, délictueux ou illégaux et a ouvert une période d’insécurité radicale, pas encore achevée, pour les titulaires de droits de propriété, même pour les plus puissants (affaire Khodorkovski). Cette privatisation dans le désordre n’a pas vraiment réduit le risque de dictature par excès de propriété d’État et de régulation, celle-ci s’étant accrue sous l’administration Poutine. Elle n’a pas non plus introduit un régime d’ordre juridique privé : fort peu de personnes
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spoliées de leurs droits de propriété pendant ou après la privatisation ont pu obtenir gain de cause devant des tribunaux inefficaces et corrompus, laissant à la violence privée, organisée et rémunérée, quand ce n’est pas à la mafia, le soin de régler les litiges privés [Volkov, 1999]. Le bilan est désastreux pour les économistes qui ont imaginé les schémas de privatisation en Russie, aujourd’hui promoteurs de la NEC. À l’évidence, il manque à l’analyse de la NEC une mise en cohérence avec la politique de privatisation naguère recommandée et encore cautionnée par ses promoteurs ainsi qu’avec ses résultats en Russie. L’introduction d’un cinquième régime institutionnel dans l’analyse, permettant de qualifier la Russie postprivatisation autrement que comme un hybride ou une combinaison des quatre régimes analysés précédemment, paraît nécessaire pour crédibiliser la NEC. Ayant sans doute pris conscience de l’ampleur des difficultés apparues en Russie entre 1992 et 1996, Shleifer s’est lancé dans une analyse comparant la main invisible du marché et les mains « accapareuses » en Russie [Frye et Shleifer, 1997]. Dans le modèle de la main invisible, l’État est bien organisé, non corrompu et relativement bienveillant. Il se cantonne à fournir les biens publics fondamentaux tels que la mise en œuvre des contrats, la loi, l’ordre et quelques régulations, laissant les décisions d’allocation des ressources au secteur privé. Cet idéal du modèle standard de transition fut l’objectif des réformes dans les PECO. Un modèle d’entraide (helping hand) fonde la transition en Chine : les bureaucrates s’impliquent dans la promotion de l’activité économique privée, poursuivent une politique industrielle, ont des relations étroites ou familiales avec les entrepreneurs, la corruption des bureaucrates est limitée et organisée. Dans le modèle de la main « accapareuse » (grabbing hand), correspondant à la Russie, l’État est tout aussi interventionniste mais beaucoup moins organisé que dans le modèle précédent ; il se compose d’un grand nombre de bureaucrates agissant en fait de façon indépendante en fonction de leurs intérêts personnels, y compris l’obtention de pots de vin. Une vérification économétrique montre que l’efficacité des tribunaux à résoudre les litiges privés est plus faible à Moscou qu’à Varsovie, bien que même ce dernier cas incite les auteurs au pessimisme [Frye et Shleifer, 1997]. En revanche, le recours à des agences privées de sécurité pour se protéger des criminels et pour résoudre les conflits joue un plus grand rôle à Moscou qu’à Varsovie. Dans cette étude, la corruption est uniquement imputée à l’existence de régulations et de bureaucrates, alors que ses sources apparaîtront plus diversifiées, plus tard, dans la NEC. L’article de Frye et Shleifer se termine par la question : pourquoi différents États suivent-ils des modèles aussi différents dans les EET ? La réponse sera fournie par le programme de recherche aboutissant à la NEC. Il manque toutefois une explication : pourquoi le modèle de la main « accapareuse » est-il
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apparu précisément dans le pays dont Shleifer fut le conseiller en privatisation ? La question est écartée comme suit dans d’article de 1997 : le choix politique des gouvernements nationaux et locaux vis-à-vis de la régulation peut expliquer, au moins autant que les réformes adoptées, pourquoi l’un des trois modèles apparaît. Les experts économiques seraient neutres et disculpés ! Ces conditions de naissance de la NEC ne retirent rien à une certaine nouveauté de son analyse, mais elles ressemblent beaucoup à une esquive par rapport au besoin d’expliquer l’échec des programmes de privatisation accélérée dans les EET, surtout en Russie.
La cosmétique institutionnelle du mainstream économique et ses incohérences
Toute une génération de soviétologues et d’économistes structuralistes, y compris aux États-Unis, a passé plusieurs décennies à développer une analyse économique des systèmes basée sur la distinction entre les structures économiques (répartition sectorielle du PIB, intensités factorielles et productivités des secteurs, concentration industrielle, technologies de production, système scientifique et technique, systèmes d’éducation et de santé) et les formes institutionnelles (organisation de l’économie et de son réseau d’information, contrôle des entreprises, pouvoir de monopole, rôle de l’État). Elle l’a appliquée aux ECP comme aux économies de marché. Par comparaison, la NEC s’attache bien plus à une analyse systématique des régimes institutionnels du capitalisme, délaissant l’étude de ses structures économiques (passée de mode avec le développement de la microéconomie industrielle). Au mieux intègret-elle indirectement les technologies et le système éducatif (via la qualité du capital humain) parmi les déterminants du capital civique. Poser le choix entre les quatre régimes institutionnels ouverts aux EET est une avancée dont l’ancienne analyse des systèmes économiques n’a pas, vers 1990, défini les termes aussi nettement que l’a fait la NEC depuis lors. En revanche, la NEC aurait gagné, dans son analyse des EET, à prendre davantage en compte l’étude des structures économiques, comme l’ont d’ailleurs fait des économistes néo-institutionnalistes [Joskow et al., 1994 ; Joskow et Schmalensee, 1997 ; Nestor, 2002]. En effet, le succès de la restructuration des EET et de leurs entreprises d’État ne pouvait se limiter à leur privatisation. Il se posait un problème de redéfinition des frontières de chaque entreprise, et même de chaque secteur d’activité, dans la mesure où une unité de production soviétique était à la fois un ensemble technique intégré et une subdivision administrative supervisée par un ministère sectoriel plutôt qu’une véritable firme autonome. La restructuration ne pouvait être efficace en changeant seulement la distribution
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des droits de propriété et la nature de leurs titulaires. Elle impliquait aussi des opérations de chirurgie ou de mécano industriel, de dégraissage des sureffectifs employés, de démantèlement des entreprises d’État en position de monopole. Ces opérations ne sont pas prises en compte dans l’analyse des régimes institutionnels par la NEC. N’ayant pas procédé à ces restructurations avant de privatiser, la Russie et les autres EET ont vu perdurer les mêmes relations verticales (clientsfournisseurs) entre les entreprises, privatisées ou non, que dans l’ECP. Ces relations verticales sont à l’origine des situations de hold up et de la désorganisation de l’économie analysées par Blanchard et Kremer [1997]. On a aussi constaté que des entreprises sont restées trop grandes pour être mises en faillite (too big to fail), que l’offre industrielle ne s’est guère déconcentrée, que les monopoles publics se sont transformés en monopoles privés, que les coûts de transaction ont plutôt augmenté que baissé [Andreff, 2005], que les nouveaux propriétaires privés ont peu investi dans de nouveaux produits, de nouveaux procédés de production et de nouvelles technologies, sauf lorsqu’ils étaient des investisseurs étrangers. Le paradoxe est que la NEC introduit une analyse microéconomique d’un choix en fin de compte macroéconomique et social entre régimes institutionnels – c’est l’une de ses innovations – mais ne prolonge pas cette analyse jusqu’aux problèmes microéconomiques de la firme, qu’ils soient institutionnels – ainsi le gouvernement d’entreprise résultant des privatisations, Andreff [2003b] – ou stratégiques et structurels (ceux étudiés par l’ancienne analyse comparative). Il manque aussi dans la NEC une analyse du comportement des agents économiques et en particulier de celui des entreprises sous différents régimes institutionnels ou systèmes économiques. Or, l’analyse de la contrainte budgétaire dure (capitalisme) ou « lâche » (socialisme) est devenue, depuis Kornaï [1980], la microéconomie de l’ancienne analyse comparative des systèmes économiques. Le durcissement de cette contrainte dans les entreprises d’État et dans les firmes privatisées a été retenu comme l’un des objectifs du changement de système, comme une condition absolue de restructuration de l’entreprise et comme critère de succès de la transition dans les EET. Depuis lors, une analyse plus approfondie de la contrainte budgétaire « lâche » montre qu’elle correspond aussi à une foule de phénomènes dans les économies capitalistes développées et en développement [Kornaï et al., 2003]. L’utilisation de ce concept est donc parfaitement adaptée à une analyse . L’hypothèse du modèle standard de transition était que les nouveaux propriétaires privés, ayant les meilleures incitations en tant qu’ayants droit au profit, réaliseraient immédiatement les restructurations les plus efficaces. . Au sens suivant : les dépenses d’une entreprise ne peuvent en principe dépasser le montant de ses revenus. Quand le principe est d’application stricte (économie de marché), la contrainte est dure ; quand il ne l’est pas (ancienne ECP), elle est « lâche ».
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comparative des différentes variantes de capitalisme. Il est étonnant qu’on n’en trouve pas trace dans la NEC. Peut-être est-ce parce que les nouveaux titulaires des droits de propriété ne s’adaptent pas immédiatement (comportements inertiels) aux nouvelles institutions supposées durcir la contrainte budgétaire de leurs firmes. Ce que démontrent les premières études économétriques sur le sujet [Murrell, 2003]. La notion de délai de réaction ou d’ajustement, voire une quelconque conception du temps économique, est totalement absente de la NEC, ce qui peut rendre difficile l’analyse de la transformation d’un régime institutionnel en un autre, i.e. l’analyse de la transition. L’adjectif « new » qui autoproclame la nouveauté de la NEC a été mis en question [Dallago, 2004]. L’expression « New Comparative Economics » fait problème car elle fut déjà utilisée en 1989 [Collier, 1989] pour désigner un changement significatif qui s’était produit dans l’ancienne analyse comparative. Dans les années 1970, celle-ci était devenue de plus en plus analytique et commençait à recourir aux mêmes outils de modélisation que l’analyse économique standard, et aux techniques quantitatives de vérification empirique les plus sophistiquées, ce dont la revue phare, le Journal of Comparative Economics, est le témoin. Où se situe la ligne de partage entre l’ancienne analyse des systèmes économiques et la NEC des années 1970 et suivantes, selon Collier ? Ce dernier définit à l’époque la NEC comme le jumelage entre l’analyse économique des systèmes et l’analyse économique comparative, ce couple formant désormais « une branche du mainstream analytique en économie ». Collier n’incluait pas dans la NEC ainsi définie la plupart des économistes de l’ancienne analyse comparative, ni même Janos Kornaï (ce à quoi peu d’économistes européens souscriraient). Cette première NEC, intégrée au mainstream, restait cependant distincte du reste de l’analyse néoclassique standard en ce qu’elle étudiait les effets sur les comportements et les performances économiques de contraintes institutionnelles originales, de fonctions objectifs non standard et de mécanismes de coordination de l’activité économique non capitalistes. Elle ne se distinguait donc pas par le paradigme néoclassique de référence, mais par des objets d’étude particuliers, des situations non conventionnelles par rapport à l’économie de marché capitaliste, éventuellement observés dans une perspective historique longue, ce qui est, au fond, un point commun avec la NEC, version Djankov-Shleifer. La contestation terminologique de Dallago ne va cependant pas jusqu’à dénier un élément de réelle nouveauté dans la NEC de 2003 – point de vue que je partage –, à savoir que, depuis les travaux référencés et labellisés par Collier, un basculement fondamental a surgi et a provoqué un changement radical dans l’analyse comparative, en l’occurrence la transition et l’ouverture à la mondialisation des anciennes ECP.
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La NEC renouvelée par Djankov et ses coauteurs appelle pourtant des critiques théoriques et méthodologiques qui atténuent sa réelle nouveauté autrement que comme cosmétique institutionnelle de l’analyse économique standard. Mathilde Mesnard [2001, p. 522] écrit au sujet de la NEC qu’elle « illustre parfaitement le cheminement plus global de la pensée économique standard confrontée à la transition dans les pays de l’Est. Afin de pouvoir rendre compte un minimum, si ce n’est de la réalité, tout au moins de l’échec des réformes engagées sur la base de ses prescriptions, elle a été obligée d’intégrer des concepts de plus en plus éloignés de son paradigme initial dans un mouvement s’apparentant à celui d’un accordéon ». On n’insistera pas sur le risque de simplification analytique visant à produire une interprétation rationalisante des données observées et justificatrice des politiques économiques recommandées [Dallago, 2004]. En revanche, la critique du concept de capital civique [Nivet, 2005] comme étant ad hoc et « attrape-tout », dans la mesure où ses déterminants comprennent des facteurs culturels, géographiques, technologiques et de capital humain, mérite que l’on s’y arrête. Le point de départ de la NEC, commun avec l’analyse standard de la transition, est l’individualisme méthodologique. Le comportement individuel mis au centre de l’analyse est l’inclination de tout individu à subvertir les institutions sociales pour en tirer un gain personnel [Glaeser et Shleifer, 2003]. Que ce comportement soit plus répandu qu’il n’est souhaitable dans toute économie, voilà qui est certain. La NEC est bienvenue à le souligner, particulièrement pour une période d’instabilité institutionnelle radicale telle que la transition postcommuniste. Toutefois, dans les EET, plusieurs comportements individuels opportunistes très différents ont cherché à maximiser les gains individuels sous forme de profit, de rente de monopole, de rente de situation, de revenus tirés de la sécurité privée offerte (ou imposée) à autrui ou d’une pure position de pouvoir politique. Certains de ces comportements opportunistes font jouer l’inclination à subvertir les règles, mais d’autres font appel à l’intérêt d’empêcher l’apparition de nouvelles institutions plutôt que de les subvertir – comportements inertiels hérités de l’ECP, Andreff [2003c] –, d’autres se fondent sur une inclination à voir les règles s’appliquer (maximisation légale du profit), d’autres encore cherchent à éviter la formation de toute règle (notamment les entreprises de violence organisée dont les revenus augmentent en proportion inverse de l’application des règles formelles). L’analyse de la NEC est simplificatrice non pas tant par son adhésion à l’individualisme méthodologique que par son incapacité à articuler plusieurs types de comportement opportunistes, ne pouvant tous être ramenés à la subversion des règles, chacun ayant pour objectif la maximisation du gain personnel.
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Au fond, la NEC cache mal une hypothèse sous-jacente implicite, à savoir qu’un monde qui fonctionnerait sans avoir besoin d’institutions ne serait pas exposé à ces comportements subversifs et ne subirait donc pas de coûts sociaux du désordre et de la dictature. C’est la référence à un monde de droits de propriété parfaits où aucune discipline ne doit être exercée sur les comportements pour qu’ils ne versent pas dans la subversion des règles. On doit admettre, avec Nivet [2005] que les caractéristiques de ce monde de référence ne sont ni explicitées, ni discutées par la NEC. Tout ce que l’on peut en dire est qu’il se situe sur la FPI la plus proche de l’origine et, puisque les coûts sociaux y sont nuls, très exactement à l’origine sur la figure 1. En ce point du graphique, on retombe dans l’utopie fondatrice de la théorie néoclassique initiale d’une économie de laisser-faire fonctionnant parfaitement sans aucune institution. Le deuxième choix (second best) est le régime d’ordre privé où les comportements sont directement disciplinés par le marché, sans médiation institutionnelle, sous réserve que le coût social du désordre reste supportable. L’unité de mesure des coûts sociaux du désordre et de la dictature utilisée pour les comparer n’est pas précisée dans la NEC. On peut se douter que réaliser une telle mesure va être plus ardu que la mise au point d’une métrique des coûts de transaction ou des coûts de gouvernance [Andreff, 1982, 2005]. À défaut de préciser comment on le mesure, le concept de coûts sociaux du désordre et de la dictature risque d’apparaître, pour ce qu’il est pour l’heure, un concept ad hoc. Les coûts sociaux du désordre et de la dictature sont estimés relativement à une situation idéale de droits de propriété parfaits, en concurrence parfaite à coûts de transaction nuls, où il n’en coûte rien pour faire respecter les droits de propriété. Il s’agit évidemment d’une utopie de référence puisque l’existence, même théorique, de cette situation idéale reviendrait à dire qu’aucun des quatre régimes institutionnels ne lui est préférable. On serait ainsi renvoyé à la version la plus vulgaire de la théorie néoclassique d’un monde sans aucune institution susceptible de perturber l’obtention de l’optimum économique. L’intérêt de la NEC ne serait plus que de second ordre tout comme les quatre régimes institutionnels qu’elle définit ne seraient plus que différentes solutions de second rang. À trop s’y référer, la notion d’un régime de propriété parfaite, sans coût de mise en œuvre peut devenir autodestructrice de l’analyse de la NEC. En tout cas, elle annihile l’intérêt de cette approche. On en vient au concept de dictature dans les travaux de la NEC. Il est polysémique. Tantôt il renvoie au sens politique de régime de gouvernement autoritaire non élu. Tantôt la dictature est l’une des modalités possibles pour exercer un contrôle social sur la marche des affaires et l’activité économique, efficace dans certaines circonstances locales. Tantôt elle a un sens économique d’effet résultant de toute intervention publique dans l’activité économique qui
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est beaucoup plus discutable hors de la science économique et même parmi les économistes, y compris néoclassiques. Cette polysémie provient de ce que l’analyse de la NEC pose la question du choix entre régimes institutionnels d’un point de vue extrêmement particulier – certains diront partial –, celui exclusif de la protection des droits de propriété sur les actifs. Pour qu’un tel choix soit démocratique, il faut supposer que tous les citoyens, ou au moins une grande majorité d’entre eux est propriétaire. On retrouve là l’une des hypothèses fondatrices de la théorie des droits de propriété, dont on ne reprendra pas ici l’évaluation critique [Andreff, 1982], mais dont la cohérence conduit à supposer que tout individu est propriétaire d’au moins un actif, son capital humain (lorsqu’il est dépourvu par ailleurs de capital physique ou financier). On note néanmoins une incohérence dans l’analyse de l’intervention étatique par la NEC. Pour assurer la sécurité des droits de propriété contre l’expropriation privée, l’État doit intervenir avec efficacité. Mais un État suffisamment puissant pour sécuriser les droits de propriété est aussi assez fort pour menacer d’exproprier lui-même les propriétaires privés individuels. Il s’ensuit que le concept d’efficacité institutionnelle de la NEC apparaît étroit et se trouve réduit à l’efficacité des institutions à défendre les droits des seuls propriétaires. Ainsi conçue, l’efficacité institutionnelle est certainement l’une des conditions de la maximisation du profit, c’est-à-dire de l’efficacité économique dans l’analyse standard. Vu à partir d’autres disciplines que la science économique ou d’autres courants (institutionnaliste, évolutionniste, régulationniste) de celle-ci, une institution efficace repose habituellement sur un compromis social beaucoup plus large que la seule maximisation du profit des propriétaires d’actifs. Dallago [2004] redoute que la NEC ne devienne en fin de compte rien d’autre qu’un chapitre, certes important, de la théorie des droits de propriété. Une sorte de cosmétique institutionnelle de l’analyse économique standard. Ceci est d’autant plus dommageable pour la NEC que la réalité de la transition chinoise a démontré que des droits de propriété mal définis et faiblement mis en œuvre pouvaient fournir de puissantes incitations à l’activité économique [Weitzman, 1993 ; Weitzman et Xu, 1994 ; Li, 1996] et expliquaient probablement les succès du modèle d’entraide mentionné mais pas vraiment étudié par Frye et Shleifer [1997]. D’autre part, la NEC considère seulement des institutions formelles et ne fait aucune mention du rôle des institutions informelles ce qui, depuis l’analyse de North [1990], apparaît comme une sérieuse limite. Dans le cas des EET, les institutions informelles ont certainement eu plus d’importance que . La théorie néoclassique standard (avant Coase) recommandait l’intervention de l’État (au moins la taxation, au plus la nationalisation) dans trois situations précises : l’existence d’externalités, le monopole naturel et les biens collectifs purs (indivisibles dans leur consommation).
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les institutions formelles (inexistantes ou en formation), ce qui constitue un handicap de la NEC pour étudier des situations de transition entre les régimes institutionnels. En particulier, les interactions entre institutions formelles et informelles ne sont pas analysées comme force dynamique d’évolution des régimes institutionnels. Le principal élément de dynamique de ces régimes, dans la NEC, réside dans les stratégies légales et illégales de subversion des institutions, bien que d’autres éléments soient mentionnés : les pressions démocratiques, l’influence des groupes d’intérêt recherchant la croissance que sont les marchands, les marchandages coasiens entre les membres de l’élite ou un processus évolutionnaire à la Hayek [Djankov et al., 2003]. Mais aucun de ces éléments n’est mobilisé pour expliquer pourquoi, sous quelles conditions, et comment évoluent les institutions efficaces, ni comment un régime institutionnel plus efficace en remplace un autre (la transition). Ceci est une lacune importante puisque des processus évolutionnaires peuvent aussi bien engendrer des institutions inefficaces [Nelson, 1995] ou s’enfermer (lock in) durablement dans des situations indésirables. Au total, la NEC souffre d’un manque d’analyse dynamique : très ennuyeux quand on prétend traiter de changements institutionnels. Dallago [2004] fait enfin remarquer à juste titre que le concept de socialisme (ou d’ECP) est très vague dans la NEC, alors qu’il s’agit du système à éradiquer à l’aide de profondes réformes. Assimilé au régime de propriété d’État, il est présenté sur la FPI comme le plus haut niveau de dictature et le plus faible niveau de désordre. Comment se distingue-t-il des régimes de capitalisme d’État, de l’Allemagne nazie, des dictatures politiques en économie de marché libérale (Chili) en passant par les diverses expériences de capitalisme national dans les pays en développement après la décolonisation ? Par endroits [Djankov et al., 2003], le socialisme est défini comme un système économique alternatif au capitalisme dans lequel tout le pouvoir politique et toutes les décisions économiques sont concentrés entre les mains d’une élite peu nombreuse. Ce qui convient parfaitement aux capitalismes d’État. Au total un concept ambigu de socialisme. Surtout, la NEC ne fait aucune différenciation entre les différentes expériences de socialisme (ou d’ECP) qu’il s’agit de transformer en économie de marché : socialisme soviétique non réformé, socialisme de marché (Hongrie, Pologne), socialisme autogestionnaire yougoslave et socialisme communal asiatique (chinois, vietnamien). Il y a donc un flou analytique quant au point de départ de la transition qui peut se transmettre dans les politiques institutionnelles recommandées, soit par leur inadéquation à la situation locale d’un pays donné, soit par application d’un assortiment uniforme de mesures institutionnelles (exemple : privatisation de masse accélérée) à différentes situations initiales locales.
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Il n’est pas exclu que, pour la NEC, la bonne réforme institutionnelle relève du choix d’experts, d’un planificateur institutionnel, plutôt que du contrôle des experts par un vote démocratique. Le fait que Djankov et al. [2003] continuent à justifier les modalités du programme de privatisation « par en haut » de la Russie, conçu et géré par des experts conseillant un décideur central (un ministre des Privatisations), confirme que la NEC affiche une inclination pour des choix institutionnels réalisés par un dictateur parfait et éclairé, ou habilement conseillé.
Conclusion La NEC renouvelle l’approche comparative au sein du mainstream en tentant d’y intégrer davantage les institutions, ce qui est nouveau. Mais c’est plutôt une rénovation cosmétique qu’en profondeur, tentant de justifier les recommandations standard de politique économique faites aux économies en transition. On ne peut donc dénier à la NEC le statut de nouvelle analyse, tout en constatant qu’elle est un maquillage institutionnel dont l’analyse économique standard avait cruellement besoin comme l’ont révélé certains de ses déboires, officiellement admis désormais [World Bank, 2002], dans le guidage de la transition économique postcommuniste. La défaillance de la NEC à concevoir une analyse dynamique du passage d’un régime institutionnel limite cependant son aptitude à rendre compte des problèmes de transition.
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L’interaction entre l’activité des groupes d’intérêt et l’évolution des institutions en Pologne au cours de la transition vers l’économie de marché Maria Lissowska Les pays en transition présentent un environnement très propice au développement des relations entre la dynamique des groupes d’intérêt et le changement des institutions, notamment en raison de leur tradition corporatiste, des conflits d’intérêt entre les groupes des nouveaux hommes d’affaires, un appareil administratif encore assez fort et le reste de la société. En Pologne, avec la réapparition de la régulation étatique au milieu des années 1990, un bouclage s’est opéré entre la recherche de rente des groupes d’intérêt et l’extension du domaine d’intervention de l’État dans l’économie. En s’appuyant sur la théorie de la recherche de rente et l’analyse institutionnelle de North, ce chapitre propose plusieurs exemples, tirés de l’expérience polonaise, de l’influence des groupes d’intérêt sur les institutions politiques comme mode rationnel d’acquisition d’avantages économiques
Les motivations théoriques L’analyse de la manière dont interagissent les groupes d’intérêt et les institutions s’appuie sur deux courants théoriques, l’économie institutionnelle et la théorie de la recherche de rente (rent seeking). Le premier, dont le volet dynamique est représenté par les travaux de Douglas North [1990, 1993], considère l’évolution des institutions informelles (coutumes, codes de comportement) comme la source de changement des institutions (règles) formelles. Les facteurs qui conditionnent le déroulement de ces deux évolutions sont des évolutions exogènes affectant les prix, les proportions entre l’abondance et la rareté des moyens, et les préférences. La description plus approfondie de ce processus de changement institutionnel, selon Aoki [2001], met l’accent sur le rôle du mécontentement dû aux facteurs externes ou internes qui remet en question les modèles cognitifs
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partagés par les membres de la société et conditionnant leurs comportements. Cette mise en cause se déroule d’abord au niveau individuel puis, à partir du moment où une « masse critique » est dépassée, elle provoque une période turbulente de remise en question et de changement qui aboutit finalement à une stabilisation autour d’un nouveau modèle. Ce ne sont pourtant pas uniquement des individus dispersés qui participent à ce processus. Des groupes organisés partageant les mêmes intérêts y jouent un rôle non négligeable. D’un côté, ils peuvent bloquer les changements une fois qu’ils les trouvent nuisibles pour leurs avantages acquis. D’un autre côté, la forme des institutions existantes peut favoriser leurs comportements visant à tirer profit de l’évolution institutionnelle. Selon North [1990, p. 87], « en fonction des avantages que peut donner l’influence sur les règles et leur exécution, il se révélera profitable de créer des organisations intermédiaires (organisations professionnelles, groupes de lobbying, comités d’action politique) entre les organisations économiques et les organismes politiques pour récolter les gains potentiels des changements politiques ». La lutte d’influence pour façonner consciemment les institutions de manière favorable pour certains agents et/ou groupes fait l’objet de la théorie de la recherche de rente [Tollison, 1982]. Les avantages qu’on vise à obtenir découlent de l’accès privilégié aux ressources acquis grâce aux décisions politiques et créant donc une situation de monopole. La condition nécessaire est l’existence d’un certain « marché » politique où les politiciens « vendent » leurs décisions contre des avantages pour eux-mêmes ou pour le parti qu’ils représentent. La classe politique doit donc être avide de ce type d’avantages, avoir du pouvoir et, en même temps, être sûre que le contrôle démocratique sur ses démarches est laxiste. L’étendue de la régulation étatique élargit l’éventail des avantages à vendre et donc les opportunités de « marchandage politique ». C’est donc l’efficacité des institutions politiques (par exemple celle du contrôle démocratique) qui influence la probabilité de collusion entre les politiciens et les groupes d’intérêt. Néanmoins, un cercle vicieux entre l’activité des groupes d’intérêt et des institutions politiques peut se produire. Selon Aoki [2001, chap. 6], la forme de ces institutions résulte du jeu d’influence entre l’État et les agents privés (un groupe d’intérêts étant l’un de leurs représentants). Les effets de ce jeu dépendent de conditions indiquées par la théorie de la recherche de rente (nombre de groupes d’intérêt et de relations entre eux, coûts et risques de la coopération, asymétrie d’information), ainsi que des stratégies adoptées par les agents (propension à la corruption de la part du gouvernement, inclination à créer des alliances de la part des agents privés). Une des structures politiques en découlant peut être un état collusif où le gouvernement s’appuie délibérément sur les groupes d’intérêt et leur accorde des rentes au détriment du reste de la société.
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Des exemples de relations entre les politiciens et les groupes d’intérêt et de l’impact de ces derniers sur l’évolution des institutions ont été analysés dans la littérature aussi bien pour le cas de l’économie de marché [Shleifer et Vishny, 1994 ; Irvin et Kroszner, 1999 ; Wei Li et Lixin Colin Xu, 2002] que pour celui de l’économie russe [Williamson, 2000 ; Aoki, 2001]. L’étude de Henisz et Zelner [2005] se révèle particulièrement intéressante à appliquer à la recherche sur les pays en transition, car elle porte sur l’articulation entre l’activité des groupes d’intérêt et la viabilité de nouvelles institutions, fragiles et manquant de légitimité cognitive. Les auteurs soulignent le rôle des groupes qui ont gagné ou perdu à l’introduction de ces nouvelles institutions et l’importance du soutien de la société en général que, en s’opposant, les gagnants et les perdants essayent de convaincre.
Les conditions spécifiques de l’activité des groupes d’intérêt au cours de la transition La tradition du pouvoir redistributif des coalitions formées autour de la nomenklatura du système socialiste [Shleifer et Vishny, 1992 ; Raczyński, 1998], la « culture corporatiste » de coopération avec l’administration et la permissivité vis-à-vis de la corruption comme seul moyen de faire respecter les besoins particuliers [Hausner et Wojtyna, 1993 ; Cawson, 1985] sont de lourds héritages au début de la transition. Les anciens groupes d’intérêt qui, quoique affaiblis (tels les syndicats) ou transformés (par la « privatisation par la nomenklatura », par exemple), ont largement survécu, interfèrent avec de nouveaux groupes, créés par la transformation systémique : acquéreurs des actifs privatisés et nouveaux hommes d’affaires. En tant que « gagnants » grâce aux nouvelles règles, ces derniers étaient intéressés à les préserver et à les façonner d’une manière qui leur soit favorable. L’opposition vis-à-vis de ces nouvelles règles, d’abord peu connues et de légitimité cognitive faible, s’est renforcée avec la conscience croissante des groupes « perdants » de la transition : ouvriers des grandes usines de l’industrie lourde et agriculteurs [Hausner et Marody, 1999]. Le conflit émergeant entre les « gagnants » et les « perdants » a renforcé la position de l’administration auprès de laquelle les premiers cherchaient des privilèges et les seconds une protection par extension de la régulation. La faiblesse de la société civile et de partis politiques nombreux et instables s’est ajoutée aux conditions favorables de la collusion entre les groupes d’intérêt et l’administration. La montée de la corruption en Pologne au cours de la seconde moitié des années 1990 en est la preuve. La différence par rapport à la situation des groupes d’intérêt dans l’ancien régime est que le nouveau système politique en Pologne en a rendu les
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conditions de fonctionnement plus civilisées. Les groupes d’intérêt ont été admis en tant que manifestation du pluralisme dans le cadre de la démocratie, du fonctionnement du Parlement et de médias libres. Le rôle grandissant de la société civile a pourtant ouvert la voie aux techniques du lobbying et aux manipulations. Le degré de formalisation et de transparence de l’activité des groupes d’intérêt est néanmoins à leur discrétion, avec la possibilité de rester secrets et de dissimuler leur action. Le cadre réel et institutionnel propice à l’activité des groupes d’intérêt est constitué par un système où les partis politiques sont nombreux et financièrement avides. La première loi sur les partis politiques (de 1990) s’est avérée trop lâche et a été remplacée en 1997 par une nouvelle loi selon laquelle les partis importants (obtenant plus de 3 % des votes aux élections législatives) bénéficient de subventions budgétaires. Les donations privées, surtout celles provenant de personnes morales, sont interdites, ce qui fait penser qu’elles peuvent contenir un élément de corruption. La loi sur le lobbying n’a été votée qu’en 2005, après un long débat témoignant de l’importance du problème et de la difficulté à le maîtriser.
Exemples de stratégies des groupes d’intérêt en Pologne Le jeu des intérêts entre les investisseurs étrangers, leurs partenaires locaux et le gouvernement a déjà fait l’objet d’études datant de la fin des années 1980 [Sulejewicz, 1990]. Au cours des années 1990, la position des investisseurs étrangers s’est renforcée en raison de l’insuffisance des capitaux internes et du chômage, appelant la création d’emplois à tout prix. C’est ainsi que les pouvoirs locaux se sont concurrencés pour attirer les firmes étrangères en leur proposant des privilèges que ces dernières exigeaient comme condition indispensable à leur implantation. Le problème était néanmoins celui de l’incompatibilité de ces privilèges avec les principes d’une concurrence loyale sur le marché de l’Union européenne (UE). Cette possibilité n’a donc pu être exploitée qu’avant l’adhésion à l’UE et elle l’a été de manière intense. La preuve en est la localisation territoriale des zones économiques spéciales (où la taxation est allégée) qui, contrairement à la loi de 1994 les envisageant comme moyen de promotion des régions en retard, étaient situées dans des régions développées, visiblement pour y attirer les implantations étrangères [Cieślik, 2001]. La rente recherchée dans ce cas est l’attribution du statut de zone économique spéciale par l’administration centrale. Les jeux d’intérêts mettaient en présence trois partenaires à deux niveaux différents. Au niveau inférieur, les investisseurs étrangers cherchaient des allégements fiscaux et l’administration locale pouvait en tirer des avantages pour le développement local (susceptibles
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d’influencer les possibilités de réélection des élus locaux, de procurer des situations professionnelles à leurs protégés et éventuellement des avantages personnels). Au niveau supérieur, les représentants locaux se chargeaient de négocier avec l’administration centrale pour obtenir le statut de zone spéciale. Les arguments de développement local n’étaient pas sans importance pour le gouvernement central dans les conditions de concurrence souvent féroce entre les différents pays d’Europe centrale pour attirer les investissements directs étrangers. Comme l’attribution de la rente était à la limite de la légalité (peu conforme aux objectifs de la loi, quoique conforme à sa lettre) et le soutien public n’était pas nécessaire, la stratégie des joueurs était plutôt d’éviter les institutions à débat démocratique et de s’adresser uniquement aux médias pour neutraliser les opposants éventuels (tels les petits commerçants effrayés par l’implantation des supermarchés). La stratégie de négociation dans le calme des cabinets ministériels, sans impliquer un débat public, était typique de la stratégie des investisseurs étrangers et très efficace. Le fait de maintenir des droits de douane sur l’importation de véhicules jusqu’en 2002, contrairement à la formation graduelle de la zone de libre-échange avec l’UE, coïncidait avec un investissement étranger très fort dans ce secteur (26,6 % du flux en direction de l’industrie manufacturière, selon [Sztautynger, 2002]). Même s’ils ne se sont pas formellement organisés en groupes d’intérêt, ces puissants agents (Fiat, Daewoo, General Motors, Alston, Isuzu, Volkswagen, Delphi) ont réussi à protéger la rentabilisation de leurs investissements en exigeant la protection du marché interne. Le fait qu’ils ont mené des négociations avec le gouvernement polonais a été officiellement révélé [Wysokińska et Witkowska, 2001, p. 341]. Une stratégie toute différente a été appliquée par les groupes d’intérêt s’affrontant au sujet des changements du code du travail. Une régulation protectionniste a été conservée au cours des années 1990, contrairement aux exigences de l’économie du marché, à cause du rôle de Solidarité dans le déclenchement de la transition. Le chômage grandissant a affaibli la position des employés et les dispositions du code du travail sont devenues de plus en plus lettre morte : les entreprises craignant les restrictions liées aux contrats de travail imposaient le travail au noir ou des contrats civils aux employés. La régulation trop protectionniste s’est ainsi retournée contre les intérêts des employés. Les organisations d’employeurs ont donc lancé une campagne pour restreindre les privilèges des employés. Comme les syndicats, et indirectement la société toute entière, ont été impliqués dans ce jeu, les stratégies devaient être beaucoup plus spectaculaires et utiliser le cadre institutionnel démocratique . Ainsi, les employés déclaraient fictivement une activité professionnelle à leur propre compte et, par ailleurs, signaient avec l’entreprise des contrats (civils) masquant leur statut d’employé. Ceci leur faisait perdre toute protection (dont l’application du code du travail).
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créé grâce à la transition : le Parlement, les commissions consultatives et les médias. Un des forums de débat était la Commission tripartite où se confrontaient les représentants du gouvernement, des employeurs et des syndicats. Un exemple de l’activité d’un groupe d’intérêt organisé participant à cette campagne est le Business Centre Club – BBC [Jasiecki et al., 2000], une organisation rassemblant des PME. Ce Club déclarait comme l’un de ses objectifs l’action en faveur de changements législatifs favorables pour ses membres (source : www.bcc.org.pl). Le Club entretient un Institut de lobbying dont les experts travaillent pour des commissions parlementaires et pour des organismes consultatifs auprès de l’administration. L’institut développe aussi une activité d’information et de relations publiques. Les représentants des employeurs ont proposé un projet de code du travail par le biais de la commission parlementaire pour les PME et ont mené une campagne mettant en avant des formules d’emplois flexibles (moins de protection, donc moins de coûts) en tant que moyen d’ajustement aux exigences du marché et d’augmentation du nombre d’emplois [Żurek, 2003]. La campagne portait fortement la marque de la sociotechnique : elle s’appuyait sur des arguments positifs et sa critique visait le fardeau bureaucratique résultant de la régulation et non les privilèges des employés. L’objectif de la campagne menée par les employeurs était de « neutraliser » les schémas cognitifs obsolètes de la société, ce qui conforte les hypothèses de Henisz et Zelner, dans l’ouvrage cité. Par contre, les syndicats, agissant chacun de son côté, s’efforçaient d’amplifier les émotions négatives des employés : la précarité de l’emploi et l’insatisfaction. Le bilan des modifications contenues dans le code du travail de 2002 s’est avéré plutôt favorable aux employeurs. Les changements nécessaires à l’économie du marché ont été introduits, mais un certain décalage et une certaine atténuation étaient dus à la position des syndicats. Certaines de ces nouvelles régulations ont néanmoins été amendées grâce à des dispositifs protégeant davantage les employés qui figurent dans l’acquis communautaire, ceci juste après l’adhésion de la Pologne à l’UE. La pugnacité d’employeurs à faire voter auparavant de tels dispositifs est très surprenante. Un autre exemple de l’activité des groupes d’intérêt est leur implication dans la manière dont ont été restructurés les secteurs en déclin (chemins de fer, charbon, acier). Le secteur sidérurgique était surdéveloppé, inadapté aux besoins de l’industrie moderne, et en suremploi, donc difficile à privatiser. Le groupe intéressé à perpétuer le statu quo était formé par les employés (fortement syndicalisés) et les managers. Mais l’acier est aussi un secteur sensible dans plusieurs pays de l’Union européenne ; donc cette dernière, ainsi que les lobbies . Les observations mentionnées concernent la période analysée (jusqu’en 2002) et ne prennent pas en compte la conjoncture mondiale postérieure.
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des pays producteurs (Allemagne, Autriche, Italie, Grande-Bretagne), étaient vivement intéressés par l’évolution de la situation en Pologne. La Commission européenne recommandait la restructuration de l’acier polonais pour le rendre plus compétitif et finalement le privatiser. Elle souhaitait également, mais ni officiellement, ni en priorité, la réduction de l’offre et des effectifs employés. Les lobbies de producteurs européens ont lancé plusieurs procédures antidumping contre l’acier polonais qui ont évidemment détérioré la situation financière de ce secteur, la Commission européenne restant passive à cet égard. La pression des groupes d’intérêt internes au secteur sidérurgique polonais et ses perspectives positives au milieu des années 1990 ont provoqué le détournement de l’aide publique du soutien des programmes de modernisation vers une aide excessive aux besoins courants [Karpińska-Mizielińska et Smuga, 2002]. L’investissement s’est concentré sur les chantiers de production de base au détriment des départements de produits transformés. L’emploi a été considérablement réduit (de 147 000 en 1990 à 38 700 en 2000), mais l’investissement a été trop dispersé et la consolidation n’a pas réussi. La demande interne d’acier a surtout profité à l’importation de produits sidérurgiques plus sophistiqués. Finalement à la veille de l’adhésion à l’UE, avec le durcissement des conditions d’attribution de l’aide publique, les possibilités d’investissement se sont trouvées réduites. On peut donc constater que l’activité des groupes d’intérêt endogènes a retardé le processus de restructuration déjà trop faiblement soutenu par les pouvoirs publics et a détérioré les perspectives de compétitivité. Les concurrents des autres pays européens en sont sortis mieux protégés et on ne peut nier le rôle qu’a joué la passivité de la Commission européenne en la matière. Une autre preuve de l’influence des groupes d’intérêt sur l’évolution institutionnelle est la complexité de la législation commerciale polonaise. À travers le nombre d’exceptions et la fréquence des amendements, on peut détecter à la fois le nombre de groupes d’intérêt différents en tirant profit et l’intensité de la lutte qu’ils se livrent. Un exemple flagrant de la déficience est la loi sur la passation des marchés publics. Cette loi était critiquée, notamment par le BCC cité précédemment, en raison de l’opacité des procédures de choix et de l’exigence de cautions excessives (initialement 80 % de la commande publique, 10 % à partir de 1997), ce qui favorisait les grandes sociétés. Cette loi a été modifiée deux fois au cours de l’année 2001, dans un délai d’un mois, chacun des amendements modifiant 15 % du contenu de la loi. Pourtant, même après une dizaine de modifications, cette loi est toujours critiquée parce qu’elle permet de formuler les appels d’offres de telle manière qu’un candidat prédéterminé l’emporte [Wikarak, 2004]. . Du moins tant que cette aide était acceptée en vertu d’une clause dérogatoire de l’Accord européen, en fait utilisée de manière insuffisante par l’administration polonaise.
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La loi sur les impôts sur les bénéfices commerciaux était, et est toujours, pleine d’exceptions et de privilèges. Certains sont horizontaux (comme les allégements fiscaux sur les investissements), mais la majorité concerne des secteurs en particulier, par exemple ceux touchés par la restructuration (acier, charbon, soufre, chemins de fer). Il est souvent facile d’identifier des groupes d’intérêt derrière les taux différenciés de la TVA, comme par exemple le secteur de la construction. La lutte d’influence dans ce domaine a été très intense à l’occasion de l’ajustement aux régulations européennes et l’opinion publique a souvent été sollicitée (par exemple dans le cas du bâtiment ou d’Internet). L’abondance des privilèges et la difficulté de classifier certaines situations ont élargi le champ des décisions discrétionnaires de l’administration. La loi sur la libéralisation de l’activité économique, votée en 2004, avait pour but de limiter ce pouvoir discrétionnaire et de réduire le nombre des concessions, de faciliter l’enregistrement des nouvelles entreprises et de limiter les contrôles. La complexité et l’opacité de la législation sont fortement critiquées, surtout par les PME, parce qu’elles affaiblissent la position des agents face à l’administration. D’abord, les agents dépendent de nombreuses décisions administratives, souvent discrétionnaires. La critique porte aussi sur les contradictions entre les différentes lois, créant autant de pièges possibles pour les agents économiques. Il suffira de dire que c’est seulement en 2004 que les contribuables ont obtenu le droit de demander une interprétation officielle des régulations fiscales s’appliquant à leur cas particulier. Le BCC a opéré comme un « chien de garde » des privilèges, non seulement à cause de son libéralisme déclaré, mais aussi à cause de la faiblesse relative des PME comme groupe d’intérêt face aux intérêts des grandes firmes profitant de ces privilèges. L’activité des groupes d’intérêt est donc en partie responsable des lourds coûts du processus législatif. L’opacité de la régulation amplifie aussi le coût des transactions commerciales et celui des relations avec l’administration (telle la préparation des déclarations fiscales ou des demandes de concessions). Ces coûts consistent en services rémunérés de juristes, en provisions constituées pour couvrir les pertes éventuelles dues aux erreurs fiscales, en une probabilité accrue d’opportunisme et en procès engagés devant des tribunaux. Encore plus inquiétant, une partie de ces coûts constitue une gratification directe ou indirecte pour certains groupes professionnels qui, de ce fait, deviennent intéressés à perpétuer l’opacité de la régulation. En premier lieu, les juristes devenus les auxiliaires obligés des relations commerciales. Mais indirectement l’administration toute entière est intéressée parce qu’elle peut justifier son existence et sa taille par le nombre de problèmes à résoudre, même si elle est elle-même la source de la plupart d’entre eux. Il suffit de mentionner l’irritation provoquée par la loi sur la liberté de l’activité économique restreignant les pouvoirs discrétionnaires de l’administration. Les grandes firmes,
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capables de tirer profit des décisions discrétionnaires, n’ont cependant protesté que dans les cas où la libéralisation de l’activité économique leur nuisait directement. Seules les PME supportant des coûts administratifs, sans espoir de gratification en retour, réclamaient vraiment la dérégulation.
Conclusion Il existe une forte interaction entre la dynamique et l’activité des groupes d’intérêt d’une part et, d’autre part, l’évolution des institutions en Pologne. L’introduction initiale du système de marché a conduit à la formation d’une partie des groupes d’intérêt. Ils ont été intéressés à soutenir les institutions qui leur sont favorables et, se rendant compte de la fragilité institutionnelle d’un pays en transition, ils ont façonné les règles pour en tirer profit. En parallèle, avec la stabilisation de ces groupes organisés, des changements institutionnels ont été retardés ou atténués pour des raisons politiques (comme la modification du code du travail). On peut détecter des stratégies fort différenciées parmi les groupes d’intérêt. Les plus efficaces semblent être les négociations directes avec l’administration, ce qui est possible dans le cas des agents industriels puissants et dans les situations n’impliquant pas un large public. Les joueurs plus faibles ou impliqués dans des enjeux ayant une portée publique ont été obligés de s’organiser d’une façon plus visible ; ce sont eux qui utilisent les institutions démocratiques pour organiser le débat public. Très clairement, la faible légitimité cognitive des institutions du marché a provoqué le débat et souvent la manipulation des règles. La recherche de rente a été favorisée par la réapparition de la régulation et du pouvoir de l’administration résultant, paradoxalement, des demandes des groupes « perdants » de la transition. Ceci a provoqué l’inflation d’une législation incohérente et opaque et l’érosion de l’objectif initial de libéralisation. L’hypertrophie de la législation et les coûts de transaction grandissants sont néanmoins favorables pour certains groupes professionnels et ont fait émerger de nouveaux groupes d’intérêt : les juristes, les lobbyistes professionnels et, finalement, l’administration tout entière. La régulation a été tacitement approuvée par les grands agents industriels espérant en profiter. Elle a été critiquée principalement par les PME qui en sont souvent victimes et ne sont pas capables d’en tirer des gratifications. Un cercle vicieux fort dangereux, entre une régulation prolifique et des groupes d’intérêt qui en tirent profit, semble se renforcer.
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Développement économique et démocratie : quel rôle pour l’éducation publique ? Un modèle avec secteur public endogène appliqué aux pays en transition d’Europe de l’Est Arnaud Bilek La naissance et le développement de l’enseignement public est le produit d’une longue histoire impliquant des phénomènes complexes qu’il est bien difficile d’isoler : « Lorsqu’on étudie historiquement la manière dont se sont formés et développés les systèmes d’éducation, on s’aperçoit qu’ils dépendent de la religion, de l’organisation politique, du degré de développement des sciences, de l’état de l’industrie, etc. Si on les détache de toutes ces causes historiques, ils deviennent incompréhensibles » [Durkheim, 1934]. Toutefois, un nombre croissant de contributions en économie politique tente de discerner dans cette « histoire des systèmes éducatifs » l’influence de variables pertinentes pour l’économiste telles que la distribution des revenus, le niveau de développement, ou encore les caractéristiques institutionnelles potentiellement à l’origine du subventionnement massif de l’éducation par l’État. À cet égard, la transition amorcée par les pays d’Europe de l’Est depuis les années 1990 constitue un cas particulièrement intéressant. Les politiques éducatives mises en œuvre, ainsi que la diversité des trajectoires suivies par ces pays à conditions initiales données, obligent en effet à reconsidérer les théories politico-économiques généralement avancées pour expliquer la naissance et le développement des systèmes éducatifs. Nous tentons de dépasser le paradoxe que représente l’évolution du financement public de l’éducation dans les pays en transition d’Europe de l’Est. Pour cela nous proposons d’adopter un modèle inspiré de la théorie de la nouvelle économie politique. Nous exposons ensuite le cadre analytique du modèle et nous proposons une solution numérique qui nous permet de déduire la relation entre le degré des inégalités et le niveau de financement public de l’enseignement. Enfin, les principales propositions du modèle font l’objet d’une analyse empirique qui confirme la pertinence de notre approche pour comprendre l’évolution contrastée des dépenses publiques d’éducation à travers le monde, et en Europe de l’Est en particulier.
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Évolution récente du financement public de l’éducation dans les pays en transition d’Europe de l’Est Les pays d’Europe de l’Est engagés dans un processus de transition économique depuis le début des années 1990 ont été marqués par une évolution inattendue de leur niveau de vie compte tenu du niveau de capital humain hérité de l’ère socialiste. Le niveau de revenu de ces pays était en effet beaucoup plus faible que ce que laissait présager le nombre moyen d’années de scolarité ou encore le niveau des dépenses éducatives [Gros et Suhrcke, 2000]. Cette inadéquation entre le niveau de formation de la population et son niveau de vie a d’abord laissé penser qu’un rattrapage allait s’opérer par le biais d’une croissance soutenue de la productivité. Pourtant, si certains pays ont bien connu une croissance soutenue de la productivité qui a permis au niveau de vie de converger vers sa valeur « attendue », beaucoup d’autres ont été marqués par un phénomène de « détérioration » du niveau moyen de capital humain. Ce phénomène s’est, par exemple, traduit par une diminution des dépenses publiques d’éducation, par une baisse du nombre moyen d’années d’étude, ou encore du taux de scolarité dans l’enseignement secondaire [UNICEF, 2001)]. En outre, les inégalités de revenu se sont accrues sensiblement dans un grand nombre de ces pays durant les années de transition vers l’économie de marché (figure 1). Evolution récente des inégalités de revenu en Europe de l'Est
Figure 1. — Les inégalités de revenus dans les pays en transition 0,55 0,5
Coefficient de Gini
0,45 0,4 0,35 0,3 0,25 0,2 0,15
R
R
ép
.t
ch è ou que m Bi a él ni or e u Sl ssie ov é H nie on Po grie lo g U ne kr ai Bu ne lg a Le rie tto Li nie tu a Es nie to n R ie Ki us rg si hi e zs Ar tan m M éni o e Ta lda dj vie ik is G ta n éo rg ie
0,1
1989
1999
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L’évolution conjointe de l’offre publique d’éducation et de la distribution des revenus est a priori doublement contradictoire avec les théories traditionnellement avancées pour expliquer la demande sociale d’éducation. Dans le cadre de la théorie du capital humain, la baisse du niveau de formation peut d’abord être considérée comme une conséquence directe de la baisse du taux de rendement de l’éducation dans ces pays. Une première analyse avance que l’ouverture économique a rendu un certain nombre de formations très spécialisées obsolètes dans le nouveau contexte économique. Pourtant, le gain marginal privé de l’éducation qui est l’une des principales variables qui influencent directement la demande sociale d’éducation des ménages n’a cessé de croître. En autorisant une plus grande dispersion des revenus, le passage d’une économie centralisée et relativement égalitariste à une économie de marché a en effet eu des conséquences plutôt positives sur le taux de rendement de l’éducation. De nombreux travaux montrent ainsi que le taux de rendement de l’éducation a généralement augmenté dans ces pays à la suite de leur ouverture économique [Campos et Jolliffe, 2003]. En Hongrie par exemple le taux de rendement de l’éducation a augmenté de 75 % entre 1968 et 1998, passant de 6,4 % à 11,2 %. D’autres analyses soutiennent que ce phénomène de détérioration du capital humain ne serait que le reflet de politiques éducatives trop restrictives. Dans un cadre d’analyse dynamique, Spagat [2002] montre que si le capital humain se construit de manière lente et progressive, sa détérioration peut être beaucoup plus rapide et même irréversible si un investissement minimum n’est pas réalisé. Les bouleversements structurels que ces pays ont connus ont donc pu avoir comme conséquence une diminution des moyens destinés à la formation et à l’éducation, la politique éducative n’étant pas une priorité. Certains suggèrent en effet que l’éducation n’a pas été considérée comme un domaine prioritaire dans la mesure où la population était déjà « sur-éduquée » par rapport à son niveau de vie. Pourtant une importante littérature soutient clairement que l’accroissement des inégalités de revenu est générateur d’une demande de politiques redistributives dès lors que le revenu médian s’éloigne du revenu moyen. Si l’on en croit la théorie de l’électeur médian, l’augmentation des inégalités aurait donc dû se traduire par un accroissement des ressources publiques consacrées à l’éducation. Comme le montre la figure 2 (page suivante), cela n’a pourtant pas toujours été le cas, bien au contraire.
. Le taux de rendement de l’éducation est généralement de l’ordre de 6 % à 7 % dans les pays riches et de 11 % à 12 % dans les pays à faible revenu.
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Evolution des inégalités et de la dépense publique d'éducation en Europe de l'Est
Figure 2. — Ressources publiques consacrées à l’éducation dans les pays en transition
100 80 60
Lettonie Lituanie Biélorussie
40
Roumanie Rép. tchèque Pologne
20 0
Russie Bulgarie Bulgarie Hongrie Hongrie
-20
Moldavie Moldavie Ukraine Ukraine
-40 -60
Kirghizstan
Géorgie -80 Arménie Arménie -100
Taux de variation des dépenses d'éducation par rapport au PIB entre le début et la fin des années 1990 Taux de variation de l'indice de Gini entre le début et la fin des années 1990
L’Arménie qui a connu une augmentation de plus de 67 % de son indice de Gini durant les années 1990 a également vu baisser la part des dépenses publiques d’enseignement dans le PIB de plus de 74 %. En revanche, des pays comme la Roumanie ou la République tchèque ont accru la part de la richesse nationale consacrée à l’éducation publique alors même que les inégalités ont été relativement contenues sur la période. Enfin, la Lettonie et la Lituanie ont connu une augmentation simultanée des inégalités et de la part des richesses consacrée aux dépenses publiques d’éducation.
L’économie politique de l’offre d’éducation Les théories contemporaines de l’économie politique des dépenses publiques d’enseignement renvoient à deux lectures différentes de l’essor des systèmes éducatifs. Une première thèse soutient que ce dernier résulte principalement du développement économique, perçu ici comme la condition première de la mise en place d’institutions démocratiques. L’Hoir [2002] par exemple considère, à la manière de Bourguignon et Verdier [2000], qu’un revenu minimum est nécessaire pour que les agents prennent part aux décisions publiques. Le niveau de revenu requis étant fixé de manière exogène, tout accroissement du revenu implique alors qu’une partie croissante de la
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population devienne politiquement active, ce qui « tire » l’électeur décisif vers le bas de la distribution des revenus, entraînant mécaniquement une augmentation de la demande sociale d’éducation. Par ailleurs, même en l’absence de développement économique, une élite peut avoir intérêt à accepter ou à favoriser une transition vers un système démocratique afin de limiter progressivement l’ampleur des politiques de redistribution pour les générations à venir [Acemoglu et Robinson, 2000 ; Gradstein et Justman, 1999]. Ce faisant, elle s’expose à une demande sociale d’éducation qui correspond de son point de vue à un moindre mal compte tenu des coûts avérés ou potentiels qui découleraient de l’exclusion de la sphère politique d’une partie relativement importante de la population. Ce premier type de travaux appelle plusieurs remarques. Notons d’abord que l’éducation n’est pas considérée en tant que telle puisqu’il s’agit simplement d’un moyen d’organiser la redistribution. Ainsi les origines du développement économique ne sont pas clairement établies et, en particulier, le rôle de l’éducation dans le développement n’est pas explicitement pris en compte. Ainsi, ces modèles se fondent essentiellement sur une interprétation appropriée de l’histoire des systèmes éducatifs qui souligne le rôle politique croissant joué par la classe moyenne dans l’adoption des grandes réformes de l’éducation publique dans les pays développés. Il s’agit donc d’expliquer par l’apparition et l’essor de la classe moyenne le développement des systèmes publics d’enseignement. Le lien entre l’élévation du niveau moyen de formation de la main-d’œuvre et le développement économique est bien souvent absent, si bien que cette littérature ne permet pas de rendre compte de l’apparition même des systèmes éducatifs. De plus, les raisons pour lesquelles une élite peut trouver un intérêt à ce que l’éducation soit généralisée et financée par l’État ne sont pas spécifiques à l’éducation puisqu’il s’agit d’éviter ou de limiter une redistribution future plus importante ! L’essor de l’école publique n’est ainsi qu’un produit dérivé des mutations sociales opérées durant le xixe siècle. Le lien entre le niveau de qualification de la main-d’œuvre, ou encore l’impact des externalités de l’enseignement public sur la croissance et le développement demeurent absents de l’analyse. Enfin, notons avec Gradstein et al. [2004] qu’aucune analyse empirique n’a permis de corroborer de façon convaincante ce type de modèle pour le moment. Une seconde lecture de la genèse des systèmes éducatifs invite à reconsidérer le sens de la causalité entre développement économique et démocratie partant de l’hypothèse selon laquelle l’éducation est une condition du développement, lui-même facteur de démocratisation. Galor et Moav [2003] montrent par exemple comment l’accumulation du capital physique dans les premiers temps de la révolution industrielle a accru le rendement du facteur travail et l’importance du capital humain dans le système productif, générant de for-
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tes incitations pour les classes dirigeantes à favoriser la mise en place d’un système public d’enseignement au prix, il est vrai, d’une perte plus ou moins importante de leur pouvoir politique à long terme. Cette logique est celle qui a également été retenue entre autres par Bourguignon et Verdier [2000]. Cependant, compte tenu de la structure de ces deux modèles, il n’est pas possible de rendre compte des conflits politiques qui ont bien souvent marqué la mise en œuvre des premières réformes de l’enseignement public [Bilek, 2004a]. D’un côté, Galor et Moav [2003] proposent un modèle avec deux facteurs de production, soit deux dimensions, ce qui ne leur permet pas de rendre compte de l’hétérogénéité des préférences des agents au sujet des dépenses publiques. Ainsi le taux de taxation est identique pour tous les agents qui ne se distinguent finalement que par leur décision de consommation et d’épargne. D’un autre côté, Bourguignon et Verdier [2000] proposent un modèle simplifié de théorie des jeux avec simplement deux classes d’agents. Ils analysent les incitations de la classe dirigeante à initier un processus de démocratisation de type censitaire de façon à maximiser une fonction d’utilité intertemporelle. Ce type d’analyse est en partie repris dans Bilek [2004a]. La section suivante propose d’adopter un cadre analytique qui permet de rendre compte de ce conflit dans le cas spécifique du financement public de l’éducation. Il s’inscrit donc clairement dans la lignée des contributions de Galor et Moav et de Bourguignon et Verdier à la différence près que nous adoptons une fonction production du capital humain à la manière de Lee et Romer [1999]. Suivant cette formulation, le niveau de capital humain d’un individu dépend des dépenses publique et privée d’éducation. Notre modèle se distingue néanmoins de celui de Lee et Romer car, si ces deux types de dépenses restent substituables, elles diffèrent quant à leur productivité marginale respective. De plus, nous intégrons explicitement le contexte institutionnel dans la détermination de l’équilibre politique. Par rapport aux modèles précédents, des interactions apparaissent alors entre le niveau de développement, la dispersion des revenus, le degré de démocratisation et le montant des ressources consacrées à la fourniture publique d’éducation.
Vers un modèle pour les pays en transition Nous nous plaçons dans le cadre volontairement stylisé d’une économie peuplée par un continuum d’individus dont l’existence compte deux périodes notées t = 1,2. Chaque agent vit au sein d’un ménage dont la capacité productive est donnée par y, tel que y ∈ R +. Cette variable correspond au niveau de revenu de première période de l’individu si tout son temps de travail est consacré à des activités productives. Le revenu potentiel de première période y est distribué selon une fonction de
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répartition cumulée croissante notée F (y, Ω) avec Ω un vecteur composé d’indicateurs quelconques de tendance centrale (comme par exemple la moyenne notée µ) et de dispersion (tel que l’écart type de la distribution noté σ). Ainsi F (y) correspond à la part des ménages ayant un revenu égal ou inférieur à y. Nous préciserons par la suite la nature de cette fonction. On suppose que les agents consomment l’intégralité de leur revenu disponible à chaque période. En première période, les agents ont un revenu qui dépend d’une part du ménage dont ils font partie, mais aussi du niveau d’investissement en éducation : Cette formulation permet d’adopter une définition volontairement large de la notion de dépenses privées d’éducation, P. En effet, au-delà des dépenses directement liées à l’éducation, elle permet d’intégrer également le coût d’opportunité que représente le fait de consacrer du temps à faire des études. Quel que soit le niveau de développement, la décision d’investir dans son propre enseignement ou celui de ses enfants implique en effet le renoncement partiel ou total à une source de revenu pour le ménage. Le temps passé à s’instruire est autant de temps perdu pour des activités productives marchandes ou nonmarchandes (en raisonnant en termes de revenu complet). Si cette notion est clairement pertinente dans les pays en développement, elle ne l’est pas moins dans les pays développés à la différence près que l’arbitrage intervient à un stade plus lointain du cursus. Enfin, nous considérons que ce détour de production est un facteur qui entre dans la fonction de production du capital humain des agents au même titre que les dépenses publiques. Nous revenons sur ce point plus en détail ci-après. En suivant une longue tradition en économie politique, nous notons τ la taxe proportionnelle au revenu de première période qui permet de financer l’éducation publique dont chaque agent bénéficie de manière égale. La consommation de seconde période équivaut au revenu obtenu par l’agent, lui-même déterminé sur la base de son revenu potentiel et de son capital humain tel que : Le capital humain obtenu par un agent dépend de son investissement privé P, mais aussi du niveau des dépenses publiques d’éducation, la dotation forfaitaire étant notée G. La fonction de production du capital humain est donnée par la relation :
. Cette hypothèse signifie implicitement qu’il n’existe pas de marché du capital dans notre économie, ce qui est très courant dans la littérature. Cela permet de simplifier les modèles sans en altérer les conclusions.
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Quelles institutions pour l’économie de marché ?
Les taux de rendement privés des deux types d’éducation sont respectivement notés α et β tels que α + β = 1. Si la notion de taux de rendement privé des dépenses privées d’éducation renvoie clairement à la théorie du capital humain, la notion de rendement privé de l’éducation publique doit être clarifiée. Nous entendons par le terme de rendement privé de l’éducation publique l’accroissement du revenu d’un agent qui résulte directement ou indirectement du niveau moyen de qualification dans l’économie. De plus l’enseignement public produit un grand nombre d’externalités qui permettent d’accroître la productivité globale des facteurs de production et nous considérons ici qu’une partie au moins de ces externalités est prise en compte par les agents lorsqu’ils déterminent leur niveau optimal de dépenses publique et privée d’éducation. Ainsi, la fonction d’utilité intertemporelle des agents est donnée par la somme des consommations de chaque période pondérée par un facteur d’actualisation δ :
Considérons d’abord τ et G donnés, le problème de chaque agent se résume à déterminer le niveau d’investissement privé P qui lui permet de maximiser sa consommation sur les deux périodes, ce qui formellement revient à résoudre :
Sachant que par définition P ne peut pas être négatif, la condition du premier ordre nous permet d’obtenir facilement l’expression de P en fonction de G (τ) :
(1)
En annulant cette dernière expression de P, nous déduisons facilement le revenu seuil à partir duquel les agents commencent à investir de manière privée dans leur éducation et en deçà duquel les agents se contentent de l’enseignement public :
. Une vaste littérature documente et quantifie les externalités de l’éducation. Pour une revue de la littérature : Bilek [2004b].
Développement économique et démocratie…
111
Ainsi les agents tels que y ≤ y (G) ne réalisent pas de dépense pour améliorer le niveau de leur éducation et se contentent de la quantité minimale fournie par l’État, P = 0. Au contraire, les agents qui ont un revenu tel que y > y (G) allouent une part croissante de leur revenu potentiel pour l’éducation étant donné le niveau minimal d’enseignement que procure l’école publique. Cet investissement supplémentaire est noté P (G). Notons que l’élasticité revenu des dépenses privées d’éducation est comprise entre 0 et 1 ce qui correspond aux résultats de la littérature empirique sur le sujet [Bilek, 2005]. Aussi, lorsque la qualité standard de l’enseignement public décroît, la disponibilité des agents à payer pour un complément privé s’accroît également. Notons que la sensibilité des ménages à l’évolution de la qualité de l’enseignement public dépend du rapport des productivités marginales des différentes formes de provision d’éducation. Pour plus de réalisme nous considérerons que l’impact marginal de la dépense publique sur l’effort privé des agents est inférieur à 1, ce qui revient à considérer que δ < β/α (H1). Le budget de l’État est supposé à l’équilibre, ce qui, compte tenu du fait qu’une partie des agents investissent de manière privée dans l’éducation en renonçant à une partie du revenu qu’ils auraient potentiellement pu obtenir, s’écrit formellement :
(2)
La première partie de l’expression (2) correspond à la taxe levée sur les agents qui ont un revenu trop faible pour investir en éducation, alors que la seconde partie correspond au prélèvement réalisé sur les ménages qui consacrent une partie variable de leur revenu potentiel à l’amélioration de la qualité de l’éducation reçue par leur enfant. À partir de l’observation de cette équation budgétaire, il est possible de montrer que le montant de la dotation publique en éducation G est une fonction décroissante de la part de la population dont le revenu est inférieur à y. Autrement dit, pour un taux de taxation donné, le niveau des dépenses publiques dépend de la part relative des agents dont le revenu est inférieur au revenu minimum requis pour investir de manière privée en éducation. Toute chose égale par ailleurs, le niveau des dépenses publiques d’éducation est donc plus important lorsque l’ensemble de la population a accès à l’éducation privée, ce qui ne signifie pas pour autant que les agents, dès lors qu’ils investissent en éducation privée, ne sont pas favorables à l’enseignement public comme c’est le cas par exemple chez L’Hoir [2002]. Comme nous le . Nous assimilons la qualité de l’enseignement public à la quantité de ressources qui lui est consacrée en accord avec de récents travaux parmi lesquels Orivel [2001] et Piketty [2004].
112
Quelles institutions pour l’économie de marché ?
verrons, ce résultat est lié à la technologie de production du capital humain qui admet des facteurs de production aux productivités marginales différentes. Toutefois, il est bien évident que le taux de taxation est lui-même fonction de la distribution du revenu. En effet, une augmentation du taux de taxation permet d’accroître la dotation publique, et donc d’améliorer la qualité de l’enseignement public. Ainsi une partie plus importante de la population se contente de l’éducation de base fournie par l’État ce qui accroît de fait la base imposable des revenus compte tenu de la spécification de la première partie de la fonction d’utilité des ménages. Ainsi une augmentation du taux de taxation accroît l’assiette de l’impôt et donc les recettes fiscales. D’autre part, une augmentation du taux de taxation diminue la disponibilité à payer des ménages pour des suppléments éducatifs privés. L’augmentation de la fiscalité, en permettant d’accroître la qualité de l’éducation offerte par l’État, diminue la part des ménages qui souhaitent investir de manière privée. D’autre part, même pour les ménages qui demeurent insatisfaits par le niveau de l’enseignement public, l’augmentation de G implique une baisse du supplément d’éducation privée nécessaire pour atteindre la qualité qu’ils jugent optimale. Notons que l’élasticité de la demande d’éducation privée par rapport au taux de taxation dépend du rapport des productivités marginales entre ces deux formes d’éducation.
Répartition des revenus et offre publique d’éducation : l’effet économique À présent, nous analysons l’évolution des différentes formes d’éducation lorsque la dispersion des revenus s’accroît en dehors de tout système politique de détermination du taux de taxation d’équilibre. Pour le moment nous ne nous intéressons qu’aux mécanismes économiques qui lient la dispersion des revenus à l’offre publique d’éducation. Dans cette perspective nous admettrons par la suite que la distribution des revenus suit une loi Log-normale telle que ln y ~ N (m, θ 2) avec m la moyenne de cette distribution et θ 2 la variance. Ainsi, F est une fonction de répartition Log-normale telle que y ~ F (µ,σ). Cette classe de fonctions est couramment utilisée pour caractériser la répartition des revenus. Elle est en effet très proche de la distribution observée dans la plupart des pays, c’est-à-dire une distribution unimodale étalée à droite. De plus, ses propriétés mathématiques permettent de déduire une relation simple entre le niveau des inégalités et le rang de l’électeur décisif. L’utilisation de ce type de fonctions pour caractériser la distribution des richesses dans l’économie permet de montrer qu’une augmentation de la dispersion des revenus affecte négativement la dépense publique d’éducation, alors même que les dépenses privées des ménages augmentent. En effet, un accrois-
Développement économique et démocratie…
113
sement des inégalités se traduit par une augmentation de la population dont le revenu est relativement faible (en dessous de y). Pour y fixé, cette augmentation de la part des agents qui se contentent de l’éducation publique provoque mécaniquement une baisse de la dotation G du fait de la baisse du produit de la taxe. À cet effet direct s’ajoutent les conséquences d’une baisse de G sur y. En effet, une baisse de G provoque une baisse de y. Ainsi un nombre croissant de ménages va être incité à investir de manière privée dans l’éducation. Il en découle une baisse de la part du revenu imposable des agents relativement riches, ce qui renchérit en fin de compte le coût relatif de l’enseignement public.
Répartition des revenus et offre publique d’éducation : l’effet politique Pour déterminer l’équilibre politique, il nous faut définir le taux de taxation idéal des agents en fonction de leur situation relative dans la distribution des revenus. Comme nous l’avons vu, il existe deux types de ménages dans l’économie : ceux qui investissent en éducation privée d’une part (dans ce cas y ∈Y2 = [y,∞]), et ceux qui se contentent de la qualité de l’enseignement public d’autre part (dans ce cas y ∈Y1 = [0,y]). Compte tenu des définitions précédentes, nous pouvons alors déduire les fonctions d’utilité de ces deux catégories d’agents. En dérivant ces deux fonctions d’utilité, nous obtenons l’expression du taux de taxation idéal pour chaque type d’agents. Il est alors possible de montrer que les agents qui se contentent de l’éducation publique, i.e. y ∈Y1, ont un taux de taxation idéal qui ne dépend pas de leur revenu et qui est supérieur ou égal au taux idéal de n’importe quel autre agent ayant un revenu tel que y ∈Y2. Pour cette dernière catégorie de ménages, le taux de taxation idéal est une fonction monotone décroissante du revenu tant que l’hypothèse H1 est vérifiée. La figure 3 permet de visualiser cette relation. Notons le rôle joué par la productivité relative des facteurs dans la fonction de production du capital humain : lorsque la productivité relative de l’éducation publique s’accroît, le taux de taxation idéal augmente quel que soit le revenu de l’agent. De plus, les agents sont incités à investir davantage en éducation que ce soit de manière privée ou à travers leur taux de taxation optimal. Une modification des paramètres de la fonction de production modifie donc totalement l’allure de la courbe. En effet, lorsque α augmente, la courbe se décale vers le nordest du repère, ce qui déporte y vers la droite. Notons cependant que ce dernier dépend également du niveau de la dotation publique G qui est endogène dans notre modèle. Ainsi, l’allure de la relation entre le revenu et le taux de taxation idéal dépendra également des paramètres de la fonction de répartition des revenus comme nous le verrons par la suite.
Quelles institutions pour l’économie de marché ?
114
Figure 3. — La relation entre le taux de taxation et le revenu τ′
∆α > 0
y ∈Y1
Yi
y ∈Y2
Les caractéristiques de notre modèle permettent d’appliquer le théorème de l’électeur médian. D’une part, le conflit ne portant que sur le taux de taxation, les préférences des agents sont par définition unidimensionnelles. D’autre part, les fonctions d’utilité conditionnelle étant concaves, il est clair que les agents préféreront toujours le taux qui se rapproche le plus de leur taux de taxation idéal, ce dernier étant unique (bliss point). Les préférences des ménages concernant le taux de taxation sont donc unimodales. Enfin, il est possible d’ordonner les bliss points des agents par ordre décroissant. En conséquence, en notant yd le revenu potentiel de l’agent décisif, nous pouvons affirmer que :
(4)
Ainsi l’équilibre politique est ici constitué par un couple {τe, Ge}. Si l’ensemble de la population prend part au vote, l’électeur décisif est l’électeur médian. L’impact d’une hausse des inégalités, c’est-à-dire d’une baisse du rang de l’électeur décisif, sur le niveau de taxation est alors ambigu. D’une part, le fait que la position de l’électeur décisif se dégrade accroît son taux de taxation idéal : c’est l’effet purement politique. D’autre part, une plus grande dispersion des revenus modifie le coût relatif de l’enseignement public à cause d’une modification de l’assiette fiscale : c’est l’effet économique énoncé précédemment. De l’importance relative de ces deux effets dépend la nature de la relation entre les inégalités et le niveau de l’offre publique d’éducation. Pour plus de réalisme, nous considérons maintenant qu’une partie de la population est exclue du vote et que seuls les agents dont le revenu est supérieur à un montant exogène noté ŷ peuvent y prendre part. Par la suite nous utiliserons le terme de franchise électorale pour désigner le niveau de revenu à partir duquel les agents sont politiquement actifs. Il existe plusieurs manières
Développement économique et démocratie…
115
de justifier l’existence d’une telle franchise [Bourguignon et Verdier, 2000]. L’intuition dont nous cherchons à rendre compte est que, dans bien des cas, et en particulier dans les économies relativement inégalitaires, l’électeur décisif n’est pas l’électeur médian, mais plutôt un agent au revenu supérieur. Par définition, yd vérifie que :
(5)
Cette dernière équation nous est indispensable pour pouvoir déterminer la position de l’électeur décisif, et donc son revenu, dans les simulations numériques ci-après.
Résolution numérique du modèle Déterminer le niveau optimal du taux de taxation de manière explicite n’est pas possible compte tenu de la complexité analytique du modèle. Nous procédons donc par approximation dans une résolution numérique. Dans un premier temps nous nous intéressons uniquement à la relation entre le taux de taxation et la dispersion des revenus. L’ensemble des autres paramètres est fixé comme suit : ŷ = 30, α = 40 et δ = 0,6. La figure 4 représente les résultats trouvés pour deux valeurs du paramètre α. Précisons que l’ensemble retenu des valeurs de a étédechoisi de sorte les distributions Estimation théorique duσtaux taxation idéal que en fonction des inégalités de probabilités simulées soient conformes aux distributions généralement observées dans la réalité. 0,35
Figure 4. — La relation entre taux de taxation et inégalités
Taux de taxation
0,3 0,25 0,2 0,15 0,1 0,05 0 0,3
0,4
0,5
0,6
0,7
0,8
0,9
1
1,1
Inégalités (Sigma)
Alfa = 0,1
Alfa = 0,25
. Voir à ce sujet la revue de la littérature empirique récente sur la théorie de l’électeur médian dans Bilek [2002].
116
Quelles institutions pour l’économie de marché ?
Avant de comparer les deux courbes entre elles, notons qu’elles ont un aspect assez comparable de courbe en U du même type que celle trouvée par Bénabou [2000]. De plus, ce modèle montre qu’il existe une relation croissante entre le niveau de taxation et la productivité marginale de l’éducation publique. Lorsque la productivité marginale des dépenses publiques d’éducation augmente, la courbe est déportée vers le nord du repère dans la figure 4. Deux phases peuvent être mises en évidence. Dans chaque cas, l’augmentation des inégalités se traduit par l’exclusion d’une partie croissante de la population de la sphère politique. Autrement dit, une fraction plus élevée de la population se retrouve exclue du vote à mesure qu’augmente la dispersion des revenus. Toutefois, les effets produits par la hausse des inégalités ne s’arrêtent pas à ce stade : tout changement dans la distribution des revenus implique une modification de la condition d’équilibre budgétaire pour l’État, et donc une modification du taux de taxation idéal pour chaque agent. Pour le comprendre il suffit de revenir à l’équation (2). Lorsque la dispersion des revenus s’accroît, toutes choses égales par ailleurs, la première intégrale de G augmente alors que la seconde diminue. Néanmoins le niveau de revenu seuil à partir duquel les agents investissent de manière privée étant lui-même endogène, l’évolution précédente concernant le poids relatif de chaque intégrale dans l’équation d’équilibre budgétaire est accentuée, modérée, voire contrebalancée selon la valeur des autres paramètres, et en particulier celle de α. Le schéma suivant décrit graphiquement les deux effets précédents dans la phase ascendante de la figure 4. Un accroissement des inégalités déforme la fonction de préférence des agents vers le nord-est du repère et le revenu de l’électeur décisif passe de 1 en 2. Pour visualiser l’effet politique qui résulte de l’augmentation des inégalités, il suffit de mesurer l’écart de taux selon la position de l’électeur décisif à fonction de préférence donnée. Comme le montre le graphique, cet effet politique est ici négatif (C-D) : lorsque le revenu de l’agent décisif augmente sa demande d’éducation publique diminue. Ce résultat est classique et résulte simplement d’un effet de substitution dans la fonction de production des agents. À ce premier effet s’ajoute un effet économique. Ce dernier se matérialise par l’évolution du taux qui résulte de la modification de la fonction de préférence des agents. Si l’on raisonne à revenu donné, le passage de la première à la seconde fonction de préférence engendre une forte augmentation du taux de taxation idéal (A-C). Comme le montre la figure 5, ce dernier effet, qualifié plus haut d’effet économique, l’emporte ici sur l’effet politique de sorte que l’augmentation des inégalités de revenus se solde finalement par une augmentation du taux de taxation d’équilibre (C-B). Réciproquement, la partie décroissante de la figure 4 résulte en revanche d’un effet politique qui est supérieur à l’effet économique.
Développement économique et démocratie…
117
Figure 5. — Taux de taxation et revenus : effets politique et économique τe
Intéressons-nous à présent à la relation entre le niveau de démocratisation et la demande sociale d’éducation. Dans l’équation 5, une hausse des inégalités à franchise donnée entraîne une baisse du numérateur et donc une augmentation du rang de l’électeur décisif dans la population politiquement active. Or nous savons depuis la proposition (4) qu’une augmentation du revenu de l’agent décisif induit une baisse du taux de taxation d’équilibre, toutes choses égales par ailleurs (sans effet économique). Réciproquement, si le taux de taxation d’équilibre sur la minorité des agents politiquement actifs est différent de 0 (ce qui est le cas dès que α devient significatif), le revenu de l’ensemble de la collectivité s’accroît. Bien que le modèle présenté soit statique, les mécanismes qui y sont décrits suggèrent l’existence d’une dynamique autoentretenue entre le niveau de développement et le taux de taxation idéal. En effet, une augmentation de l’ensemble des revenus à une période donnée permet à une partie plus importante de la population d’être politiquement active à la période suivante. Compte tenu de la proposition (4) et de la définition de l’équilibre politique, les nouveaux entrants préfèrent un taux de taxation plus élevé, ce qui accroît alors l’offre publique d’éducation. De même, à la période suivante, le développement économique permet à une nouvelle frange de la population de participer au vote et ainsi de suite. Finalement, si le revenu de l’agent décisif est inférieur à y, le taux de taxation d’équilibre ne dépend plus du revenu de l’agent décisif. L’effet politique de la dispersion des revenus disparaît alors pour laisser la place uniquement à l’effet économique mis en évidence précédemment.
. Ce paragraphe décrit l’intuition laissée par les développements du modèle. En toute rigueur, seule une version dynamique du modèle pourra permettre d’établir un tel résultat.
118
Quelles institutions pour l’économie de marché ?
Les résultats de la simulation montrent en effet que si la productivité marginale de l’éducation publique est assez élevée, le niveau de la franchise importe peu car les agents sont unanimement favorables à un taux de taxation élevé. En revanche pour un niveau plus modeste de α, le taux de taxation d’équilibre décroît lorsque s’élève le niveau de la franchise. Cela signifie que le taux de taxation d’équilibre est une fonction croissante du niveau de démocratisation des décisions publiques. Toutes choses égales par ailleurs, l’offre publique d’éducation augmente lorsque le niveau de la franchise électorale diminue. Ainsi la démocratisation des mœurs politiques est un élément déterminant de la dynamique autoentretenue qui explique l’existence et l’augmentation de l’offre publique d’éducation. Toutefois, il ne s’agit que d’une condition nécessaire au développement d’une offre publique d’éducation. En effet, le développement des dépenses publiques d’éducation ne sera soutenu par la majorité de la population politiquement active que si celles-ci sont perçues comme un facteur de croissance par cette partie de la population. Nous montrons en effet que pour un niveau de franchise donné, le niveau de taxation est une fonction croissante du niveau de développement économique. Dans tous les cas, le taux de taxation d’équilibre dépend de la productivité marginale relative des facteurs dans la fonction de production du capital humain. En outre, les simulations réalisées montrent que le taux de taxation choisi par un électeur décisif appartenant à une petite élite peut être substantiel dès que la productivité relative des dépenses publiques d’éducation devient significative. Dès lors qu’émerge une offre publique d’éducation, apparaît un cercle vertueux dans lequel le développement, l’éducation publique et la démocratie interagissent. Réciproquement, une baisse de la productivité relative de l’enseignement public est susceptible de provoquer une baisse de la demande sociale d’éducation, même si tous les agents votent, et si, par conséquent, l’électeur décisif est celui qui occupe le rang médian de la distribution des revenus. De même qu’il existe une dynamique d’émergence de l’offre publique d’éducation, il existe donc une dynamique inverse. Le modèle suggère ainsi qu’un cercle vicieux de destruction de capital humain à la Spagat [2002] peut se substituer à la dynamique vertueuse précédemment évoquée si un changement structurel important modifie les productivités marginales des facteurs dans la fonction de production du capital humain.
Éléments factuels Le modèle présenté débouche sur des propositions facilement testables. En effet, si l’on s’en tient aux conclusions du modèle, on peut s’attendre à ce que le niveau des dépenses publiques d’éducation dans une économie dépende :
Développement économique et démocratie…
119
— négativement (respectivement positivement) du niveau de dispersion des revenus pour les économies relativement égalitaires (respectivement inégalitaires) ; — positivement du niveau de démocratisation des pratiques politiques ; — positivement du niveau de développement économique. Un certain nombre de tests économétriques ont été réalisés à partir d’un échantillon de 93 pays. La qualité des données, leur compatibilité, ainsi que leur disponibilité ont guidé notre choix en ce qui concerne les pays qui constituent l’échantillon. Notons que les données ne sont pas toujours disponibles pour une même année. L’année la plus complète étant 2000, nous l’avons retenue comme année de référence et nous avons utilisé l’année disponible la plus proche lorsque cela était nécessaire. Cette approximation est sans conséquence ici puisque nous procédons à une analyse en coupe transversale. Le tableau 1 (page suivante) récapitule les principales caractéristiques des variables utilisées, ainsi que les sources dont elles proviennent. La variable que nous souhaitons expliquer ici est la part des dépenses publiques d’éducation en pourcentage de la richesse nationale que nous mesurons par le produit intérieur brut (PIB). D’une moyenne de 4,35 %, edu est très variable, allant de 1,3 % pour le Sri Lanka à 8,3 % pour le Danemark. Rendre compte de la productivité marginale relative des dépenses publiques d’éducation n’est pas simple. Or, comme nous l’avons vu, il s’agit d’une variable importante pour déterminer la position relative de la relation entre les inégalités et la dépense publique d’éducation. En l’absence de données, nous utilisons comme variables proxy le niveau de développement et le dynamisme de l’économique. Nous intégrons donc le PIB par tête et son taux de croissance annuel moyen sur la période 1999-2002.
. Notre échantillon comprend les pays suivants : Afrique du Sud, Albanie, Allemagne, Argentine, Arménie, Australie, Autriche, Bangladesh, Belgique, Bolivie, Botswana, Brésil, Bulgarie, Cambodge, Canada, Chili, Chine, Colombie, Costa Rica, Croatie, Danemark, Rép. Dominicaine, Equateur, Estonie, États-Unis, Ethiopie, Finlande, France, Géorgie, Ghana, Grèce, Guatemala, Guinée-Bissau, Guyane, Honduras, Hong Kong, Hongrie, Inde, Indonésie, Iran, Irlande, Israël, Italie, Jamaïque, Japon, Corée du Sud, Lettonie, Lesotho, Lituanie, Luxembourg, Macédoine, Madagascar, Malawi, Malaisie, Mali, Mexique, Moldavie, Mongolie, Mozambique, Namibie, Népal, Pays-Bas, Nouvelle Zélande, Nicaragua, Niger, Norvège, Pakistan, Panama, Papouasie Nouvelle Guinée, Paraguay, Pérou, Philippines, Pologne, Portugal, Roumanie, Royaume-Uni, Russie, Sénégal, Slovaquie, Slovénie, Espagne, Salvador, Sri Lanka, Suède, Suisse, Tanzanie, Thaïlande, Rép. Tchèque, Trinidad et Tobago, Turquie, Ukraine, Uruguay, Venezuela, Zambie.
Indice de Gini en % en 2000 ou année la plus proche. Source 1
Gini
=1 si le pays est un pays d’Europe du Sud-Est. Source 4
=1 si le pays est un pays de la Communauté des États indépendants. Source 4
= 1 si le pays est de la région Asie de l’Est ou Pacifique. Source 5 : Banque mondiale, http://www.worldbank.org/research/growth/gdndata.htm
= 1 si le pays est de la région Europe de l’Est et Asie centrale Source 5.
See
Cei
Eap
Eca
= 1 si le pays est de la région Europe de l’Ouest. Source 5.
= 1 si le pays est de la région Amérique du Nord. Source 5.
= 1 si le pays est de la région Afrique subsaharienne. Source 5.
= 1 si le pays est de la région Amérique latine Caraïbe. Source 5
We
Na
Ssa
Lac
Nombre d’observations : 93
= 1 si le pays est de la région Asie du Sud. Source 5.
Sa
= 1 si le pays est de la région Afrique du Nord ou Moyen-Orient. Source 5.
=1, si le pays est un pays d’Europe de l’Est baltique. Source 4 : EBRD (2000), "Transition Report 2000", European Bank for Reconstruction and Development (Table A.3.1, p. 65.), ou http://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/2003/12/pdf/country.pdf
Ceb
Mena
Dépense publique/PIB en 1999 ou année la plus proche. Source 3 : FMI et Regional Monitoring Report No. 8, Florence : UNICEF Innocenti Research Centre, 2001. Données complétées et croisées avec les données Penn World Tables.
Pub
Indice moyen de démocratie (0-10), i.e. Moyenne de la variable Polity2 de 1995 à 2003. Source 2 : Polity IV Project (2003), http://www.cidcm.umd.edu/inscr/polity/
Taux de croissance annuel moyen du PIB entre 1999 et 2002 en %. Source 1
Democ
PIB per capita en PPP US$ 2002 en 2000 ou année la plus proche. Source 1
Gdp2
Dépense publique d’éducation en % du PIB en 2000 (ou année la plus proche). Source 1 : Human Development Report (2004), http://hdr.undp.org/statistics/
Définition
Gdp1
Edu
Variables
Tableau 1. — Définition des variables utilisées
0,23
0,16
0,02
0,16
0,05
0,04
0,20
0,13
0,05
0,06
0,07
26,72
7,26
40,06
1,46
11607,2
4,35
Moyenne
0,42
0,37
0,15
0,37
0,23
0,20
0,40
0,34
0,23
0,25
0,26
10,37
2,92
10,65
2,18
11537,11
1,55
Écart-type
0
0
0
0
0
0
0
0
0
0
0
5,82
0,22
24,4
-6,9
580
1,3
Min.
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
47,2
10
70,7
6,8
61190
8,3
Max.
120 Quelles institutions pour l’économie de marché ?
Inégalités et dépense publique d'éducation en 2000
Développement économique et démocratie…
121
Le niveau des inégalités est mesuré par l’indice de Gini le plus proche de 2000. La figure 6 semble confirmer la forme en U de la relation entre le niveau des dépenses d’éducation et les inégalités telle qu’elle est suggérée par le modèle théorique. Dans les estimations, nous avons donc élevé cette variable au carré et testé la significativité d’une spécification polynomiale. Figure 6. — La relation entre dépense publique d’éducation et inégalités 9
Dépense publique d'éducation (en % du PIB)
8 7 6 5 4 3 2 1 0 20
30
40
50
60
70
Coefficient de Gini (%)
Enfin, le niveau de démocratisation des pratiques politiques est mesuré sur une échelle de 0 à 10 provenant de la base de données Polity IV. Cet indice, construit à partir d’enquêtes, a été lissé sur les quatre dernières estimations, soit 8 ans (une estimation tous les deux ans). Malgré la grande diversité des situations, la figure 7 (page suivante) montre qu’a priori une relation positive entre le degré de démocratisation et le niveau des dépenses publiques d’éducation est envisageable. Deux types de variables indicatrices ont également été intégrés pour prendre en compte les spécificités régionales : la localisation géographique d’une part, et l’appartenance et la classification des pays en transition d’Europe de l’Est d’autre part. Nous distinguons trois groupes : les pays d’Europe du SudEst (SEE) : Albanie, Bulgarie, Croatie, Macédoine, Moldavie, Roumanie ; les pays d’Europe centrale et baltique (CEB) : République tchèque, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Slovaquie, Slovénie ; et les pays faisant partie de la Communauté des États Indépendants (CEI) : Arménie, Géorgie, Fédération de Russie, Ukraine. La prise en compte de ces indicatrices doit nous permettre de vérifier si ces pays forment un ensemble homogène ou si certains s’écartent de la tendance centrale, et, si tel est le cas, dans quelle mesure.
Démocratie et dépense publique d'éducation Quelles institutions pour l’économie de marché ?
122
Figure 7. — La relation entre dépense publique d’éducation et le degré de démocratisation
9
Dépense publique d'éducation en % du PIB (2000)
8 7 6 5 4 3 2 1 0 0
2
4
6
8
10
Indice moyen de démocratie 1995-2000
Le tableau ci-dessous indique les résultats significatifs de notre estimation en coupe transversale.
Edu
Cste
Gini
Gini2
7,815** (2,500)
-0,31*** (-2,567)
0,004*** (2,983)
Democ 0,109* (1,697)
Pub
Cei
0,05** (2,476)
-0,513* (-1,671)
MCO avec correction de l’hétéroscédascticité par la méthode de White, Statistique de Student entre parenthèses spécification testée par la méthode de Ramsey, coefficient significatif à *10 %, **5 %, ***1 %.
Ces résultats sont conformes aux enseignements de l’analyse théorique en ce qui concerne la relation entre la répartition des revenus et le niveau de financement de l’enseignement public : le coefficient de la variable Gini est significativement positif alors que celui de Gini2 (l’indice de Gini au carré) est significativement négatif. Par ailleurs, l’existence d’une relation positive entre le niveau de l’indice de démocratie et la part du PIB consacrée à l’enseignement public est confirmée. Ainsi, une augmentation d’un écart-type de l’indice de démocratie accroît la part des dépenses publiques d’éducation dans le PIB de 4 % .
. Calculs effectués à partir de la valeur moyenne d’EDU sur l’échantillon.
Développement économique et démocratie…
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Ces résultats confirment aussi que les pays qui dépensent le plus pour l’éducation publique sont ceux qui ont un niveau de dépense publique globalement plus élevé. Enfin, la distinction faite entre les différents pays d’Europe de l’Est révèle que les pays de la CEI s’écartent de la tendance générale : toutes choses égales par ailleurs, ces États dépensent relativement moins que les autres dans l’enseignement public. Ce résultat confirme que les pays en transition d’Europe de l’Est ne forment pas un ensemble homogène du point de vue de leur politique d’éducation. Alors que les pays des groupes CEB et SEE se positionnent dans la tendance générale, les pays de la CEI entretiennent une spécificité qui les situe en retrait en termes d’investissement public en éducation.
Conclusion L’analyse présentée dans ce chapitre propose d’utiliser un modèle d’économie politique pour rendre compte des trajectoires contrastées des pays en transition d’Europe de l’Est en ce qui concerne leur politique d’investissement en éducation. Ce modèle établit l’existence d’une relation entre la dispersion des revenus et le niveau des dépenses publiques d’éducation. Cette relation est négative tant que le niveau des inégalités est relativement faible. Pour un niveau plus élevé d’inégalités des revenus, la relation devient positive. Ainsi notre analyse théorique conclut à l’existence d’une courbe en U entre le niveau des inégalités et la part de la richesse nationale consacrée au financement de l’enseignement public. Deux effets, l’un économique, l’autre politique, sont mis en évidence pour expliquer la forme particulière de cette relation. Nous montrons aussi que le taux de taxation d’équilibre, et donc la quantité offerte d’enseignement public, dépendent positivement du niveau de démocratisation des décisions publiques. Enfin, et surtout, le taux de taxation d’équilibre dépend de la valeur relative de la productivité marginale des intrants dans la fonction de production du capital humain : le développement des dépenses publiques d’éducation ne sera soutenu par la majorité de la population politiquement active que si elles sont perçues comme un facteur de croissance par cette partie de la population. Les résultats économétriques qui découlent de notre analyse sont globalement conformes à nos attentes et montrent, en particulier, que la part des dépenses publiques d’éducation dans le PIB est significativement plus faible dans les pays de la communauté des États indépendants (CEI), alors que les autres pays en transition ne se démarquent pas de la tendance générale.
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Quelles institutions pour l’économie de marché ?
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La circulation des élites en Europe centrale : forces et faiblesses des paradigmes « élitistes » Georges Mink Le concept d’élites et les paradigmes « élitistes » sont liés à l’âge d’or de la sociologie des structures et des systèmes lorsque dominaient les théories de la stratification (emplacement et attributs) et l’approche fonctionnaliste (pouvoir décisionnel). Avec le développement des études de la transformation des structures (mobilité), ils ont encore pris de l’importance (reproduction et/ou circulation). Cependant, ces usages savants ont toujours été parasités par une approche axiologique qui va de la sociologie spontanée aux sociologues académiques (élitisme-élitarisme). En France, le paradigme « élitiste » trouve quelques partisans, mais sa pertinence n’a pas été pérennisée. D’autres paradigmes ont eu plus de succès. Sa deuxième jeunesse tient à l’essor de la transitologie pour laquelle l’approche élitiste constitua une sorte de « compagnon de route » (approche institutionnaliste de M. G. Burton, J. Higley, J. Pakulski). Qu’en reste-t-il aujourd’hui notamment depuis son application extensive aux études du postcommunisme (I. Szelenyi, D. Treiman, E. Wnuk Lipinski, P. Mateju, G. Mink, J. Ch. Szurek, J. Wasilewski, W. Wesolowski pour n’en citer que quelques-unes), avec des hypothèses liées à la reproduction/circulation ou à la conversion des anciennes élites, au mimétisme et au transfert des élites ? Le temps de la critique et du renouvellement est peut-être venu. En quoi le concept d’élites et les paradigmes « élitistes » ont-ils failli durant les deux dernières décennies, et en quoi peuvent-ils nous être utiles pour rendre intelligibles certaines évolutions sociétales actuelles ? Obsédés par l’hypothèse de la manipulation du changement par les anciennes élites communistes, les sociologues n’ont-ils pas négligé de nouvelles pistes quant aux structurations « élitistes » dans le contexte de la globalisation, et pour l’Europe centrale, dans celui de l’« européanisation » ? La vie et les usages du mot « élite » relèvent d’un paradoxe. Il s’agit d’un destin extraordinaire pour un concept en sciences sociales. Innombrables sont
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les références profanes à ce concept, le registre de ses usages normatifs est très large qui va de l’accusation de l’élitisme à l’autoaffirmation explicite ou implicite « oui, j’appartiens à l’élite ». Sa popularité ne cesse de croître dans les médias tandis que les politiciens en usent et en abusent. Ce phénomène de surconsommation n’est guère proportionnel à la vulnérabilité que présente ce concept une fois appliqué à la science politique et à la sociologie. On s’intéresse ici à certaines applications théoriques des paradigmes élitistes aux sociétés de l’Europe centrale à partir de 1945. Aucun autre segment de la structure sociale communiste et postcommuniste, aussi rapporté au processus de l’intégration européenne, n’a bénéficié d’autant d’attention de la part des sociologues que les élites, et parmi celles-ci les élites politiques. Les spécialistes de ce questionnement, qui relève surtout de la sociologie politique, ont d’abord été séparés par le destin géopolitique de deux blocs idéologiques, puis après 1989, ont poursuivi leurs travaux, parfois ensemble, parfois séparément.
La sociologie des élites jusqu’en 1989 en Europe soviétisée Une « torsion sociologisante » En premier lieu, il faudrait corriger une idée partiellement fausse qui circule ici ou là dans les milieux des sciences sociales. Elle consiste à dire que le concept et les études des élites étaient totalement absents dans la période de soviétisation. Le pouvoir communiste n’aurait pas pu s’accommoder du fait que les approches élitistes étaient à l’exact opposé du marxisme car elles inversaient la logique déterministe, chère à l’idéologie dominante, à savoir la primauté de l’économique sur le politique. C’est ignorer un fait majeur, celui de la compétition entre les sociologues et le Parti autour du monopole du diagnostic social, notamment autour du dogme de la distribution égalitaire des statuts sociaux dans le régime socialiste. La théorie de la stratification et le fonctionnalisme proposés par les sociologues ont été acceptés plus facilement par les pouvoirs que la sociologie des conflits ou la sociologie de l’action et du changement, parce qu’ils ne bouleversaient pas les fondements de la légitimité. Avec les études de la . Une des revues les plus complètes des travaux « élitistes » est contenue dans [Best et Becker, 1997]. Pour les pays baltes voir [Berglund et Duvold, 2003]. . Tout au long de la soviétisation des pays de l’Europe centrale et orientale on a assisté à un processus d’oscillation de la sociologie entre sa relative désobéissance et sa stricte soumission au pouvoir autoritaire, avec une diversité de cas selon les pays et les périodes. Ce processus était moins affirmé en science politique, mais pas totalement inexistant. L’expérience de l’équipe tchécoslovaque de Robert Machonin, en 1965-1969, a montré combien l’intersection entre la sociologie fonctionnaliste
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stratification est apparu le concept d’élites. Le livre de C. Wright Mills [1956] a été traduit en polonais en 1961, cinq ans après sa publication aux ÉtatsUnis. De cette période il faut surtout retenir trois constats. 1. Dans les analyses de mobilité y compris aussi sophistiquées que la « path analysis », les membres de l’élite politique n’étaient pas étudiés car leur faible proportion dans la société faisait qu’ils n’étaient pas tirés au sort pour figurer dans les échantillons et, si c’était le cas, on les en retirait. Échappaient parfois à cette logique d’occultation des catégories inférieures de la bureaucratie d’État et de l’économie comme les directeurs des entreprises et des départements ministériels [Pohoski, 1983]. Ces études sporadiques, plutôt contemporaines du régime communiste en déclin, mais toujours actif dans la recherche de nouvelles ressources pour sa survie et son maintien, notamment dans le domaine de la légitimité, ont d’emblée mis l’accent sur la cristallisation d’une tendance à l’autoreproduction des élites communistes au moyen de la transmission du capital politique, social et culturel [Wasilewski, 1981]. On peut cependant noter que cette réflexion s’impose pendant la dernière décennie du régime. 2. Le pouvoir communiste acceptait plus facilement l’introduction du paradigme de C.W. Mills [1956] de l’élite intégrée en ce qu’il dépeignait le caractère fermé de la société américaine plutôt que le paradigme de la polyarchie de Robert Dahl [1961] qui montrait la petite ville de New Haven comme un exemple de l’ouverture au niveau local de la société américaine. Cela jurait avec la propagande communiste pour laquelle la démocratie américaine ne pouvait qu’être factice. Mais cela se retournait contre ce même pouvoir lorsque le paradigme de Mills, greffé sur l’analyse de la société soviétisée et de son système politique, illustrait un degré rarement atteint d’intégration au sens de fermeture des élites (le Parti comme producteur monopolistique des élites, l’autoreproduction de ces mêmes élites), laissant dans l’implicite la conclusion logique (que l’on ne pouvait s’empêcher d’en tirer), de la coupure entre le pouvoir soviétique et la société. 3. Les élites étaient abordées plutôt comme un objet d’observation sociologique (composition sociale, statuts et leur distribution, mobilité, attributs du statut) que politique, ce qui a fait dire à Jacek Wasilewski, un des chefs de fil de l’école polonaise de l’« élitisme », que cette période peut être caractérisée par une « torsion sociologique ».
et l’approche politologique, qui pointait comme variable centrale pour la construction de la société soviétisée le fait d’appartenir au parti communiste, était encore impossible à accepter à la fin des années 1970 par les politiques du régime. Voir à ce sujet [Mink, 1982 et 1984]. . De même des fragments des textes de Vilfredo Pareto et de Max Weber ont été publiés dans un choix de textes fait en Pologne en 1975. Voir Elementy teorii socjologicznych (Éléments des théories sociologiques), Varsovie, PWN, 1975.
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Études exogènes de la nomenklatura À partir des années 1970, les recherches menées par les Occidentaux ont dévoilé les « mystères » de ce qui n’a pas été qualifié du concept d’élite, mais qui en était l’équivalent, à savoir la nomenklatura. Sous le communisme, les élites (la nomenklatura) occupèrent une place bien plus centrale dans le système que leurs homologues dans les sociétés occidentales, dotées de système démocratique et d’économie de marché, soumis à des compétitions de cursus honorum et exposés aux effets redistributifs des alternances. Mais elles se sont imposées à elles-mêmes l’obligation du secret. Le pouvoir communiste ne souhaitait guère être décrit dans ses mécanismes de fonctionnement ni dans sa situation privilégiée vis-à-vis du reste de la société tant ces données objectives étaient en contradiction avec les principes de sa légitimité, qui postulaient d’une part l’égalitarisme et, d’autre part, une origine ouvrière des détenteurs du pouvoir. Un certain nombre de travaux descriptifs dus aux sociologues étrangers ou réfugiés à l’Ouest [Harasymiw, 1969 ; Ionescu, 1967 ; Lowit, 1979], dont certains ont eu accès aux listes des nomenklaturas, permirent d’en comprendre le fonctionnement institutionnel sans qu’une véritable sociologie ait pu être développée. D’un autre côté sont parus des textes à vocation mixte, analytique et militante, centrés plus sur le concept de classe dirigeante comme celui de Milovan Djilas (sur la mutation du groupe dirigeant communiste en nouvelle classe dominante), de J. Kuron et K. Modzelewski dans leur lettre au Parti ouvrier unifié polonais (sur la bureaucratie centrale et politique). En fait, l’institution clé du système étatique de type soviétique, c’està-dire le parti, recouvrait, tout en la masquant, la réalité d’une domination socio-économique. Ce mot (nomenklatura) signifiait en amont une liste nominative de postes névralgiques de l’administration d’État auxquels ne pouvaient prétendre que les militants ou sympathisants du parti communiste accrédités par des organes de sélection, tandis qu’en aval, il s’agissait d’une classe dominante, produite par cette sélection. Grâce à ce système, les instances dirigeantes verrouillaient non seulement tous les appareils d’État, mais aussi des organisations sociales en apparence indépendantes, façonnant ainsi le profil des élites supérieures (ce que recouvre le concept du Parti polymorphe de T. Lowitt). Cela a permis de comprendre deux dimensions du fonctionnement de ce groupe qui confortaient deux approches « élitistes » : son caractère intégré (cumul de privilèges en héritage, de génération en génération, que Mills et les tenants du courant de la stratification désignaient sous le concept d’attributs) et son caractère fonctionnel et institutionnaliste (idéocratie, élite unifiée, encadrement politique de la société) ; soit une polymorphie selon le vocabulaire de T. Lowitt. La description montrait les privilèges acquis du
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fait de la position politique, le caractère fermé du groupe dans son ensemble, mais n’abordait pas la question délicate de la circulation. Ce sont plutôt les travaux de type essayiste [Konrad et Szelenyi, 1978] qui ont abordé cette question en énonçant l’hypothèse d’une tendance à la mutation du système de type soviétique. La complexité des mécanismes de distribution et l’effet générationnel (déjà signalé par [Bauman, 1973]) contribuent à la mutation des critères de recrutement et par là même à la composition sociologique des élites puisque recule la méritocratie révolutionnaire au profit de la méritocratie des compétences et du rendement qualitatif. Est ainsi formulée la thèse de la « marche des intellectuels au pouvoir », c’est-à-dire la cooptation des « non-croyants » au pouvoir. Les ex-dirigeants reconvertis au capitalisme et à la démocratie que nous avons interviewés se retrouvaient sous une affirmation identitaire commune : « Nous étions comme des radis, rouges à l’extérieur blancs à l’intérieur » [Mink, 1993, p. 428].
1989 : la thèse de l’anticipation et de la préméditation du changement du régime par la vieille élite
Cette centralité des élites est apparue de façon encore plus accentuée dans la période de mobilisation anticommuniste qui finira par avoir gain de cause sur le régime. Cela a fait dire aux uns que les manifestations de masse de 1989 n’avaient qu’une importance secondaire et une fonction d’accompagnement des efforts des élites ; d’autres ont affirmé qu’il ne s’agissait, en gros, que d’un processus d’entente entre élites autour de « tables rondes », en toute autonomie par rapport aux populations concernées. La conversion des élites politiques et économiques a été observée très tôt par certains sociologues est-européens [Hankiss, 1990 ; Staniszkis, 1991]. L’instrument de cette conversion aurait été le « capital politique ». Plus trivialement, avec la volonté d’implication normative non dissimulée, les sociologues énoncèrent une sorte d’injustice paradoxale de l’Histoire : les communistes auraient anticipé sur la révolution anticommuniste et procapitaliste pour devenir la force motrice du capitalisme naissant. Ces hypothèses furent formulées à une époque où l’on ne pouvait encore prévoir les effets sociaux de 1989, notamment la possibilité d’accéder à la classe entrepreneuriale pour d’autres groupes sociaux et l’ampleur de la demande en « nouveaux capitalistes ». Les hypothèses d’une entente entre les élites (ce que le sociologue hongrois Elémer Hankiss a appelé la « Grande Coalition ») ou de la préméditation (manipulation juridique en faveur de la nomenklatura d’après J. Staniszkis), qui auraient facilité la naissance du capitalisme « sauvage »
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ou « spontané » (version hongroise) ou du capitalisme « politique » (version polonaise), formulées dans le climat révolutionnaire de l’après-1989, ont été très en vogue et largement instrumentalisées par les acteurs politiques. La thèse de la préméditation (« complot de la nomenklatura ») ne résiste pas à l’épreuve des faits. En Tchécoslovaquie, où la surprise de l’effondrement du communisme fut quasi intégrale, il n’était pas question de choisir librement une sortie confortable de la carrière d’apparatchik pour épouser le destin d’entrepreneur, mais bien plutôt de survivre, dans la conjoncture répressive (les lois de « lustration ») consécutive à la « révolution de velours » [Mink et Szurek, 1994]. Parmi les catégories victimes du changement, se trouvaient aussi les anciens cadres politiques. Pourtant, ils ont été capables de maintenir, grâce à leurs facultés d’adaptation au néocapitalisme, leur statut matériel, davantage que les ouvriers ou les paysans en difficulté. Selon les calculs de mobilité effectués par P. Mateju, les individus les plus mobiles sont ceux qui combinent le statut de cadre supérieur avec l’appartenance au Parti communiste tchécoslovaque (PCT) en 1989. Certes, la spécificité historique de ce pays fait que cette même combinaison (cadre supérieur/membre du PCT) a donné autant de chances à ce groupe de régresser sur l’échelle sociale (sanction politique) que de faire une ascension plus rapide que d’autres groupes vers la position d’entrepreneur : selon les calculs de P. Mateju, 57 % des professionnels qualifiés non membres du parti n’ont pas bougé de leur position dans la hiérarchie socioprofessionnelle après 1989, mais ils étaient encore 43 % à demeurer dans la même position dans le cas où ils cumulaient la qualité de professionnel qualifié et de membre du parti [Mateju et Rehakova, 1993]. Le tableau par trop homogène de la conversion de la nomenklatura a été nuancé par les hypothèses dérivées de l’essai de Szeleny et Konrad. La sociologue hongroise Erzsebet Szalai [1994] a proposé de distinguer à l’intérieur du groupe de la nomenklatura deux sous-groupes : celui des vieux bureaucrates, recrutés suivant le critère du conformisme politique des années 1950 et 1960, et celui des jeunes technocrates, recrutés suivant le critère de compétence. Selon elle, ce sont les jeunes technocrates qui quittaient l’appareil pour la couche entrepreneuriale tandis que les vieux bureaucrates cherchaient à conserver leur statut en se maintenant dans les hiérarchies bureaucratiques de l’économie et de l’État. Une des thèses dominantes qui s’imposera alors limite le phénomène à la « révolution des directeurs adjoints ». Les dirigeants ont subi une mobilité descendante alors que leurs suppléants ont profité d’une mobilité ascendante.
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La thèse de la domination de l’espace politique par les anciennes élites. Vérification empirique quantitative et qualitative Notre connaissance des élites du postcommunisme s’appuie essentiellement sur trois types de travaux. Certains sociologues scrutent les logiques d’institutionnalisation des élites et leur nouvelle situation institutionnelle (J. Higley, et ses collaborateurs, l’équipe de J. Wasilewski en Pologne, on y reviendra plus loin). D’autres (I. Szeleny, D. Treiman) s’interrogent d’abord sur la nature des bouleversements sociaux à travers l’observation de la mobilité des élites. Choisissant entre deux hypothèses concurrentes, celle de la reproduction des élites (ce qui revient à prouver l’absence de rupture entre le système communiste et postcommuniste, soit la continuité du système), ou celle de la circulation (c’est-à-dire le remplacement des vieilles élites par de nouvelles élites, signe du caractère radical du changement), ils nous donnent à voir comment les hiérarchies sociales, surtout à leur sommet, furent affectées par 1989. D’autres encore se demandent quels sont les rapports des anciennes élites au nouveau régime, en dévoilant les mécanismes et les logiques de la conversion des communistes au postcommunisme (G. Mink et J.-Ch. Szurek). Confirmant l’hypothèse de la reproduction des élites de l’ancien régime, cette approche permet de comprendre les motivations, les trajectoires, les logiques de comportement mises en œuvre dans la reproduction de la nomenklatura. Les deux derniers questionnements sont complémentaires. Les travaux quantitatifs trouvent, grâce à la sociologie qualitative, l’explication de phénomènes qu’ils ne peuvent qu’enregistrer. C’est la raison pour laquelle nous les décrirons ici ensemble. Le débat a d’abord progressé grâce au travail empirique conduit par I. Szelenyi, D. Treiman et E. Wnuk-Lipinski [1995] et à celui de P. Mateju et J. Hanley : les enquêtes de mobilité sociale menées par les sociologues esteuropéens en 1992-1993 dans quatre pays centre et est-européens (en Pologne, en Hongrie et en Russie par une équipe américano-hongaro-polono-russe et en République tchèque par une équipe de ce pays) ont permis de cerner le poids et la place des anciennes élites depuis le changement de 1989. Elles indiquent en particulier, pour notre propos, les capacités et le degré de reproduction de l’ancienne nomenklatura économique. Dans les quatre pays étudiés, plusieurs tendances sont manifestes. Tout d’abord, l’idée que l’ensemble de la nomenklatura aurait gagné au changement de régime est sérieusement malmenée. Il y a bien eu un « effet révolutionnaire » puisqu’une partie non négligeable de l’ancienne élite a été arrêtée . J. Hanley, P. Mateju, K. Vlachova, J. Krejci (dir.), The Making of Postcommunist Elites in Czech Republic, Hungary and Poland, working paper.
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dans son ascension. Ainsi en Pologne et en Hongrie, c’est près de 20 % de la nomenklatura qui a pris sa retraite anticipée ou qui s’est retrouvée déchue de ses avantages. On retrouve les mêmes proportions pour la haute nomenklatura en République tchèque. C’est en Russie que cette « descente » a été la moins dure puisqu’elle ne concerne qu’un dixième de l’ancienne élite. Il est certain que le large rajeunissement de la nomenklatura sous Gorbatchev y est pour quelque chose [Szelenyi, 1995]. L’autre tendance notable, c’est l’afflux de la nomenklatura vers la création d’entreprises privées. En Hongrie et en Pologne, respectivement 28,2 % et 25 % des ex-nomenklaturistes deviennent entrepreneurs pour leur propre compte. Pour la République tchèque, la proportion avoisine 20 %, et pour la Russie elle est de 16,3 %. Tableau 1. – Répartition des ressortissants des élites communistes (état en 1988) selon leur emploi en 1993. Enquête sur des échantillons représentatifs de la nomenklatura hongroise, polonaise et russe Hongrie (n = 812)
Pologne (n = 888)
Russie (n = 418)
Entrepreneur individuel
27,0
24,4
14,1
Politicien
6,8
6,1
20,1
Affaires et politique
1,2
0,6
2,2
Manager secteur public
7,1
17,1
19,6
Autre emploi
28,0
24,4
33,0
Retraite anticipée, chômage ou travail manuel
19,2
20,7
6,5
Retraite
10,7
6,6
4,3
Domaine de l’emploi
Source : Elity w Polsce, na Wegrzech i w Rosji, Wymiana czy reprodukcja, (Les élites en Pologne, en Hongrie et en Russie, reproduction ou échange), Académie des sciences de Pologne, Varsovie, 1995, p. 127.
Mais ces chiffres sont encore plus parlants lorsqu’on analyse la nomenklatura économique seule. En Hongrie, c’est près de la moitié de la nomenklatura économique qui déploie ses activités dans l’entreprise privée (43 %), en Pologne 30,8 %, en Russie 16,7 %. En Pologne, c’est dans le secteur économique que les phénomènes de reproduction sont les plus patents : dans le secteur privé comme dans le secteur public, la proportion d’anciens responsables de la nomenklatura avoisine les 50 %, le taux d’ex-membres du parti y dépasse 40 % [Szelenyi et al., 1995]. La Russie occupe dans le processus de transformation une place à part : les changements y sont moins perceptibles et la reproduction de l’ex-nomenklatura, en particulier dans l’appareil économique, est plus assurée. La chute de l’État soviétique n’a pas signifié l’élimination des directeurs d’entreprises : en 1993, c’étaient les mêmes qu’en 1991. En fait, c’est plus de 57 % de
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l’ancienne nomenklatura de 1988 qui a réussi à se maintenir dans l’élite de 1993 [Szelenyi et al., 1995]. Les enquêtes sur la mobilité effectuées par les sociologues est-européens ont apporté au débat sur la nomenklatura une donnée nouvelle, bien saisie par Ivan Szelenyi : si la nomenklatura se reproduisait de façon si notable, si massive, ce ne pouvait être uniquement en raison de son positionnement politique, mais en raison des différents capitaux dont elle était dotée. Surtout, dit Szelenyi, s’appuyant sur les travaux de Pierre Bourdieu, parce que la nomenklatura bénéficiait d’un capital culturel historiquement enraciné qui n’excluait pas, bien sûr, cet attribut essentiel que constituait le capital politique dû à l’appartenance au parti. Les interrogations sur le rôle de la nomenklatura dans la formation de la société postcommuniste peuvent donc être résumées par deux options fortes. La première explique la genèse du capitalisme postcommuniste par un calcul anticipateur (J. Staniszkis) ou par le pragmatisme politique (E. Hankiss). La seconde débouche, via les enquêtes de mobilité, sur le constat du poids réel, mais non prépondérant, de ce groupe dans la nouvelle élite (I. Szelenyi, P. Mateju, etc.). Les deux thèses s’accordent sur l’existence corrélée d’une « rente de situation » de la nomenklatura (variable « capital politique ») avec une capacité d’adaptation et de conversion (variable « capital culturel »). La principale faiblesse de ce travail est qu’il est une photographie de l’année 1993 et ne nous permet pas de raisonner sur des séries longues. Or, l’exemple le plus parlant des limites de l’analyse est constitué par le cas de la Russie où les années ultérieures, semble-t-il, ont encore plus bouleversé les structures sociales. Enregistrer le phénomène n’avait de sens que si on répondait à la question de fond : comment un groupe éduqué dans le moule idéologique communiste, qui a fait de la propriété collective un dogme, a-t-il pu sauter le pas vers le capitalisme ? Par quelles stratégies et comportements cela fut-il rendu possible ? Quelles ont été les trajectoires généralisables ? Seule une enquête qualitative (entretiens non standardisés avec les exnomenklaturistes) pouvait éclairer de l’intérieur la mutation du parti communiste en parti social-démocrate et des anciens responsables communistes en capitalistes [Mink et Szurek, 1999]. On a pu ainsi reconstruire la chaîne par laquelle a transité le modèle du capitalisme postcommuniste et comprendre la diversité des motivations et des trajectoires des acteurs individuels et collectifs. Est ainsi apparue une explication distincte des précédentes sous la forme de trois cercles de conversion, allant du centre du système vers sa périphérie. 1. Le centre du système. En Pologne et en Hongrie, les deux pays les plus traditionnellement ouverts, c’est au cœur même du pouvoir communiste qu’émerge une transformation radicale : celle-ci concerne le régime de propriété et les mécanismes de transformation du capital. Le Parti-État procéda
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alors à un ensemble de changements institutionnels dont les symptômes les plus manifestes furent : – l’irruption du critère de compétence aux postes de direction au détriment du critère politique. Cette modification ne concernait pas seulement les entreprises publiques où, à partir de 1988, les personnels choisissaient leurs directeurs, en Pologne et en Hongrie, mais aussi la nomenklatura elle-même qui se libérait de ses propres critères d’admission ; – une soumission de fait à l’économie de marché. Pour accroître ses liquidités, les prélèvements habituels sur le budget de l’État n’y suffisant plus ou étant de plus en plus répréhensibles, le parti lui-même a invité ses organisations à transformer les biens du parti en biens gérés par des sociétés anonymes. Ainsi, en Pologne, durant toute l’année 1988, le parti, faisant réactiver une loi de 1934 sur les sociétés anonymes, a juridiquement transformé son patrimoine : les comités locaux, régionaux, et même le Comité central ont créé des sociétés privées qui se sont adonnées à des activités économiques pour le compte du parti. Il serait toutefois abusif d’affirmer qu’il a sciemment procédé à cette transformation, c’est-à-dire en perspective d’une compétition démocratique pour le pouvoir. En fait, il mettait en place des mécanismes d’adaptation à l’économie de marché avec une double conviction : celle de rester aux commandes et celle de devoir passer des compromis. 2. La nomenklatura « initiée » dans le cadre de lois d’autoappropriation. En Hongrie et en Pologne, le parti a fait voter des lois en 1988 et 1989 qui permettaient à une partie du personnel d’encadrement des entreprises, à la nomenklatura économique, d’entrer en possession des actifs des entreprises. Ces lois ont été dénoncées comme un instrument par lequel la nomenklatura entrait en possession légale de biens publics. Là aussi, la réalité fut plus complexe car ces lois, dans l’esprit du législateur, étaient censées à l’époque dynamiser l’économie par la mise en place de secteurs concurrentiels. Du fait que ces lois autorisèrent des cumuls (on pouvait diriger une entreprise publique et une entreprise privée en même temps, la première passant des commandes à la seconde), une certaine accumulation du capital a pu s’opérer entre 1989 et 1990, date à laquelle les cumuls furent interdits. Au bout du compte, peu de ces nomenklaturistes furent ultérieurement condamnés, faute de preuves, d’instruments juridiques appropriés et de charges réelles. 3. La masse de la nomenklatura, en tant que couche sociale apte à la reconversion : pour le dire brièvement les nomenklaturistes sont passés du statut de directeurs sous le communisme à celui d’entrepreneurs sous le capitalisme. Indépendamment des lois et des actions du parti en faveur du marché, c’est au sein de la nomenklatura elle-même, en tant que groupe social historiquement formé sous le communisme, que se recrutent une bonne part des entrepreneurs du capitalisme postcommuniste. Ils le sont authentiquement,
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formés dans le sérail communiste, attendant sans impatience leur heure. Image idyllique ? Nullement : pour ces ingénieurs diplômés, massivement créés par le communisme, issus du monde ouvrier, et qui formeront l’ossature de la nomenklatura – c’est ce que montrent aussi les enquêtes de mobilité sociale de l’équipe réunie autour de Szelenyi et Treiman –, l’appartenance au parti constituait un « passeport nécessaire » de réussite sociale. Leur capital culturel et social joua bien davantage que le capital physique acquis grâce aux lois d’autoappropriation de la dernière période du communisme. Ils sont, pour beaucoup d’entre eux, prédisposés pour ces raisons à devenir de futurs capitalistes. Dans ce processus de mutation d’un système à l’autre, la nomenklatura occupe une place d’autant plus centrale qu’elle aura réussi une conversion particulièrement agile, caractéristique – rare – d’une convertibilité d’une formation à l’autre. Transférer un type d’action à un autre, dominer la mobilité des schèmes, acquérir un savoir-faire pour l’affecter ailleurs – autant de traits classiques des conversions dans les systèmes stables. Tableau 2. – Modes de reconversion de l’ex-nomenklatura (1988-1992) Temporalités de la mobilisation « 3 cercles »
Ressources et mécanismes
Différenciation des cas
Type d’entrepreneuriat
1. Privatisation du parti
1. Privatisation politique
Pologne
Volontaire
2. Lois
2. Privatisation par transformation juridique
Pologne, Hongrie
Volontaire et contraint
3. Réseaux
3. Mise en valeur des capitaux : culturel, social, financier, ressources familiales
Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie
Volontaire et contraint
Source : [Mink et Szurek, 1999].
Que reste-t-il au demeurant de ce capital social ? L’ex-nomenklatura ne bénéficiait pas seulement, grâce à la mobilité sociale engendrée par la « révolution communiste » (la soviétisation si l’on préfère), de ce capital humain ou capital culturel propre aux élites techniciennes des sociétés de type soviétique (diplôme technique de haut niveau) ; elle disposait aussi d’un vaste capital social et politique (réseaux sociaux découlant notamment de l’appartenance au parti). Mais si l’ancien capital social était amplement mobilisé à des fins de reconversion, il ne se reproduisait pas à l’identique : en peu de temps ce capital social s’est recomposé en fonction des nouveaux intérêts, enjeux, déplacements de ces anciennes-nouvelles élites.
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Le courant « élitiste » appliqué à la transition La transitologie au sens de l’étude de la démocratisation à la sortie des régimes autoritaires a accueilli un grand nombre de recherches s’inspirant directement de la théorie des élites (Vilfredo Pareto, Gaetano Mosca, Max Weber, Robert Michels). Pour le début de ce courant, on cite souvent l’ouvrage Élitisme de Field et Higley en 1980. D’autres ouvrages, dont John Higley est le coauteur avec M. Burton, ont ensuite balisé l’approche élitiste apparentée aux études sur la transition. Cette parenté est contenue dans la thèse centrale du courant : les élites sont le principal (mais pas le seul) indicateur de l’ordre politique. Les deux ouvrages sont Burton et Higley [1987] et The Elite Variables in Democratic Transitions and Breakdowns en 1989. Ces ouvrages attirent notre attention sur le lien qu’il y a entre les configurations des élites et le type de régime politique. Ainsi la formation d’une élite consensuelle est une condition nécessaire (mais pas suffisante) de la stabilité du système démocratique et l’entente des élites lors du changement d’un régime non démocratique en un régime démocratique est une bonne garantie pour sa consolidation. Ce dernier point peut évidemment être contesté au regard de la Pologne, pays emblématique s’il en est, de l’entente des élites et pays de la déstabilisation différée pour fait de mésentente des élites qui contestent les conditions du pacte (table ronde). Pour aller vite, deux typologies croisent les approches des « élitologues » comme Higley avec les transitologues comme Schmitter : – type d’élite comme indicateur du type de régime, – type d’élite comme stade de démocratisation. Higley et ses collaborateurs proposent une typologie des élites : élite idéocratique, élite consensuelle, élite fragmentée et élite divisée. Une version simplifiée de cette typologie consiste à distinguer trois types d’élites : unifiée, divisée, consensuellement intégrée. Cette typologie nous enseigne qu’à un régime politique de domination quasi homogène, d’où toute élite de compétition a été éradiquée (élite unifiée = régime quasi totalitaire), se substitue dans les années 1970 un régime politique autoritaire ou l’élite au pouvoir a à affronter une contre-élite d’autant plus puissante qu’elle cherche à l’associer à sa gouvernance sans perdre le pouvoir (élite divisée). Les élites opposées coorganisent la sortie du régime politique autoritaire où les élites au pouvoir sont consensuellement liées par un pacte d’alternance à des élites concurrentes. Ce dernier type de configuration des élites caractérise un régime démocratique. La répétition des alternances entre les élites signifie, selon Adam Przeworski, un régime démocratique consolidé.
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À cette typologie statique correspond une typologie dynamique qui caractérise les études sur la transition [Wasilewski, 2001, p. 137] :
Élites de transition (dite aussi élite de basculement) Elles gèrent par une entente (ou par un pacte) la sortie pacifique du système autoritaire. Pour l’essentiel elles se caractérisent par une grande autonomie, par une politique des symboles, elles sont soutenues par des mouvements sociaux unifiés (frontistes), qui portent un objectif de destruction de l’ancien régime. Ces mouvements sont pourtant diversifiés intérieurement même si cela reste provisoirement en sourdine. Certains ont parlé d’une délégation populaire ou de la carte blanche, de l’état de grâce, de la fusion entre les élites et les masses, comme il sied au paradigme « élitiste ». Ce sont ces élites qui optent pour les voies de l’affirmation nationale identitaire et qui ensuite pèsent sur les trajectoires. Ce sont elles aussi qui ont à concilier la défense des nouvelles identités nationales face à l’intervention exogène des institutions supranationales. Cette liberté des choix identitaires montre bien le degré d’autonomie de ces élites. En 1991, Karl et Schmitter [1991] observent que le contrôle des élites par les sociétés était comme suspendu. La légitimité des élites de transition selon les auteurs transitologues ne dépendait pas de leur politique concrète mais plutôt de leur vision générale, de leur volonté de changer et de revenir aux valeurs balayées par le régime précédent. C’est pourquoi elles ont été vite remplacées par un autre type d’élites.
Élite de transformation Les visionnaires et les missionnaires de l’élite de transition doivent céder la place à l’élite de transformation, c’est-à-dire à des ingénieurs et des technologues, les tribuns et les dirigeants charismatiques doivent céder la place aux constructeurs des nouvelles structures politiques et économiques. La politique des symboles s’efface au profit de la politique des réformes. L’unité des masses et des élites dans la négation de l’ordre passé se fragmente. L’intensification et la sectorisation des réformes réveillent les intérêts particuliers. Progressivement disparaît l’autonomie des élites et progresse la professionnalisation du rôle partisan. En même temps, les effets sociaux des réformes produisent des mobilisations collectives. L’articulation des intérêts débouche sur la constitution des arènes partisanes. Avec la fragmentation des élites s’affaiblit le caractère opératoire du paradigme élitiste. La ressource de la légitimité se déplace très vite vers l’efficacité économique et la capacité de protection sociale. Deux personnes symbolisent les élites de transformation : Vaclav Klaus et Leszek Balcerowicz.
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Élite de consolidation On sait que la démocratie consolidée existe lorsqu’elle est « the only game in town ». La fonction des élites de consolidation est de routiniser la démocratie afin que ses mécanismes deviennent des réflexes inconditionnels pour résoudre les conflits publics. L’élite de consolidation existe dans le contexte de la fin des réformes et de l’omniprésence de la politique de distribution et redistribution. Ces élites sont plus faibles que les précédentes, davantage tournées vers la carrière, plus pragmatiques. Elles sont exposées à une pression pénétrante des jeunes générations qui ne considèrent pas la politique comme une mission mais comme un canal d’accès au statut. La marge d’influence de ces élites diminue avec la montée et l’autonomisation du secteur privé, des mouvements sociaux, de la gouvernance locale et régionale. Ainsi les études des élites de consolidation ne peuvent donner qu’une intelligence partielle des processus sociopolitiques en cours. Le paradigme élitiste devient de l’avis même de ses partisans peu productif. Il en va ainsi du concept d’élite.
Le paradigme élitiste, vu de l’Europe centrale,
à l’épreuve de l’« européanisation » et de la globalisation
Ce sont des auteurs comme Gaetano Mosca, Vilfredo Pareto, Robert Michels et Max Weber qui ont permis la propagation du paradigme élitiste dans des conditions historiques particulières pour les sciences sociales, alors que la fin du xixe siècle était marquée par le marxisme. Celui-ci a imposé une vision « optimiste » de l’évolution des sociétés dont le sort dépend de la volonté des sujets sociaux (classes), tandis que le début du xxe siècle est stigmatisé par son cortège de révolutions et de totalitarismes en cours de constitution [Higley et Pakulski, 2000, p. 40-41]. Ainsi le paradigme élitiste a permis d’inverser le paradigme marxiste qui, partant de l’économie et des rapports de production, organisait les ordres social et politique. En attribuant aux élites politiques un rôle central dans l’organisation de l’ordre politique et social, ce paradigme atténuait le poids de l’analyse déterministe des classes en mettant l’accent sur la domination, la circulation et la compétition des structures du pouvoir par les élites. Conçues dans l’acception la plus neutre comme détentrices du pouvoir décisionnel, elles étaient souvent décrites par leur position, comme couches supérieures des sociétés, surtout dans les visions de stratification et donc verticales. Deuxièmement, elles étaient cantonnées aux structures du pouvoir national qu’elles coordonnaient. L’évolution plus générale des sociétés à l’échelle mondiale, et a fortiori le cas des sociétés postcommunistes, apportent une double rectification d’une telle vision. D’une part, la rigidité des frontières et
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des compétences d’une telle structure de pouvoir est contestable, eu égard à la multiplication des réseaux informels, des cercles, des clans qui récupèrent des parcelles de pouvoir. D’autre part, l’autonomie nationale des élites, notamment dans le cas des sociétés postcommunistes, est relativisée par les pressions croissantes du contexte international et des instances supranationales comme l’Union européenne, l’OTAN, la Banque mondiale et toute une série d’autres organismes ayant compétence pour s’immiscer dans le cadre national. Cette internationalisation des élites nationales s’opère doublement : d’une part les élites nationales épousent des modes de gouvernance moins étanches à cette influence, d’autre part elles participent à la circulation, voire interpénètrent les élites internationales. Le cas d’école est bien sûr celui de ce que l’on appelle péjorativement l’« eurocratie », dans la mesure où l’Union européenne se donne volontairement pour objectif de faire surgir une élite de gouvernement et de gestion supranationale, en remontant du niveau national vers le niveau européen. Mais aussi, en sens inverse, l’UE vise à socialiser les administrations des États, futurs membres, à une culture de la gouvernance européenne. Il s’agit de processus qui signifient pour le sociologue des changements radicaux des structures « par en haut ». Cette tendance découle de l’européanisation du marché de travail. Au contact de l’administration supranationale européenne depuis maintenant plus de 15 ans, les pays candidats ont dû former, voire faire naître une véritable strate d’eurospécialistes dont la principale spécificité est, et sera de plus en plus, la connaissance de l’univers administratif européen et de son processus décisionnel. Un des éléments clés qui distingue les membres de l’élite européenne, est la connaissance du droit communautaire et des techniques de négociation, puisque la vie de l’UE consiste à légiférer, à négocier l’assimilation des lois : on n’en finit jamais avec l’acquis communautaire qui est en perpétuelle évolution. À la veille de l’élargissement, quelques données chiffrées permettent d’imaginer l’importance numérique de ce phénomène pour les pays en voie d’adhésion. Les dix nouveaux membres vont fournir aux différentes instances européennes d’ici 2010 quelque 6 000 fonctionnaires (les services de la Commission, du Conseil, du Parlement européen, de la Cour de justice). Or, il ne s’agit là que du « noyau dur » bruxellois auquel s’ajoutent d’autres métiers européens dans les lobbies, les représentations nationales, les associations. D’ailleurs, les pays candidats ont parfois du mal à fournir des spécialistes requis comme des auditeurs, des contrôleurs financiers, ou des évaluateurs, dans la mesure où il s’agit de métiers pour lesquels les pays postcommunistes disposent de filières de formation trop récentes. . Le sommet de la hiérarchie européenne va également s’ouvrir à un nombre conséquent de très hauts fonctionnaires : plusieurs directeurs (DG du Centre commun de recherche et de la nouvelle direction générale, mais aussi des adjoints du DG de la recherche, du DG technologies de l’information
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De même, l’élargissement de l’espace européen de la recherche et de l’enseignement supérieur aux nouveaux pays membres par le biais de programmes de mobilité, de jumelages de laboratoires, de projets de recherche intégrés et de réseaux d’excellence pourrait se traduire par une évolution des élites qui auront un effet d’« européanisation » pour les pays entrants. Ce groupe n’est pas homogène, et n’a, pour l’instant, ni d’existence « en soi » évidente, ni d’existence « pour soi », pour paraphraser le jargon marxiste. Toutefois l’expérience éducative de l’Europe, l’accès aux rétributions européennes (qui peuvent modifier sensiblement les écarts dans les échelles nationales de revenus), la participation à la vie sociale bruxelloise, la fréquentation des « salons » institutionnels ou para-institutionnels européens, représentent des attributs qui peuvent contribuer à la naissance d’une protoélite européenne. Ou, en tout cas, d’une sous-composante de la « upper middle class » dans son versant national, en raison de la convergence de certains indicateurs statistiques. Le contraste de la différenciation des situations, qui en serait la conséquence visible, peut agir aussi bien dans le sens de la stabilisation sociale que dans celui de l’augmentation des frustrations sociales. Les multiples programmes universitaires (Tempus, Erasmus, Comenius, Socrates, Lingua), lieux de formation (Institut européen de Florence, collèges de l’Europe à Bruges et à Natolin, chaires Jean Monnet d’excellence, euromasters, stages ministériels dans tous les pays membres qui rivalisent dans l’encadrement des futurs fonctionnaires de l’Europe postcommuniste), le PCRD et la croissance du nombre d’ONG et de fondations, de lobbies catégoriels, d’équipes ministérielles en charge des négociations ou du suivi des dossiers européens : tous ces nouveaux cadres offrent des lieux et des conditions favorisant le développement d’une jeune élite qui, très vite, devrait prendre une place de choix dans les structures sociales européennes. Une étude encore trop rare et déjà ancienne du processus de négociation en vue de l’absorption de l’acquis communautaire nous permet d’évaluer le poids numérique des hauts fonctionnaires, leur profil, et l’ampleur de leur formation dans deux pays, la Hongrie et la Pologne. La plupart, mais pas tous, ont passé des concours de fonctionnaires. La Hongrie par exemple a mis sur pied entre les différents ministères concernés et la Mission diplomatique auprès de l’UE un groupe de 300 à 350 fonctionnaires assistés de 600 à 650 experts. L’Institut hongrois d’administration publique a donné comme consigne de désigner dans chaque ministère un groupe impliqué dans les négociations équivalent à 5 % des effectifs, et pour des ministères particulièrement concernés par les négociations jusqu’à 10 %. Jugeant, au moment où l’étude citée était rédigée, que le nombre de fonctionnaires coopérant avec l’UE était suffisant, le ministère des Affaires et des télécommunications, du DG emploi, à la direction de l’Eurostat, du DG commerce, du DG relations extérieures et transport-énergie).
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étrangères hongrois estimait qu’après l’adhésion et une fois instaurée la délocalisation d’un grand nombre de fonctionnaires à Bruxelles ou dans d’autres pays disposant d’agences européennes, que les agents restant en Hongrie et chargés des relations avec l’UE devraient être plus de 4 000. Ce chiffre a été corroboré par une étude pour la Banque mondiale [Pyszna et Vida, 2002]. Un exemple parmi d’autres illustre le taux de retour qualitatif d’un des programmes européens, Tempus. Dans une étude sur l’impact de ce programme, on rapporte le cas de la Lettonie. On y apprend que parmi les bénéficiaires de ce programme se trouvent le secrétaire général du Conseil des recteurs lettons, le chef du Haut Conseil de l’éducation, ainsi que les chefs de l’Inspection des enseignements, du département des Enseignements supérieurs du ministère de l’Éducation, du Conseil du centre d’évaluation des enseignements supérieurs, ainsi que les chanceliers de deux des plus grandes universités lettonnes, enfin le chef de la conférence des recteurs. Exemple, certes, anecdotique, mais qui cesse de l’être lorsqu’on analyse le capital humain généré par ces programmes européens, à l’échelle de tous les pays auxquels l’UE s’élargit.
Conclusion Les études partant des paradigmes élitistes ont été utiles pour mieux comprendre les différentes phases de la transformation, de la conversion des anciennes élites, de la libéralisation des systèmes communistes par les élites communistes et les élites oppositionnelles, à la construction de l’ordre démocratique et à sa consolidation. Il est vrai que l’approche élitiste n’a plus la même portée dans une phase de démocratie consolidée où les études du système partisan, des trajectoires militantes, de l’engagement militant, des corps intermédiaires sont plus heuristiques que la réflexion sur la « consensualisation » des élites qui est un processus complexe et différent selon le pays. Les partisans des études « élitistes » en Europe centrale ont été peut-être trop fascinés par la dichotomie entre « vieille » et « nouvelle » élites. En fantasmant sur le risque qui découlait pour la démocratie du fait de la reproduction des « vieilles » élites, ces recherches ont sous-estimé la capacité de ces élites de changer en s’adaptant pour accepter la démocratie. Par simplification, nombreux étaient les chercheurs qui se sont convaincus que ces « vieilles » élites allaient saboter les changements pour obtenir la Restauration. Rien de tel ne s’est produit. Et notamment parce que les « vieilles » élites ont été les vainqueurs de ces transformations plutôt que des perdants.
. Tempus Impact Study, 2001, p. 30.
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On a ainsi globalement sacrifié l’étude des élites naissantes, des nouveaux réseaux et des nouveaux lieux de formation des élites. On a très peu travaillé sur les lieux et les effets transnationaux d’interpénétration des élites – que ce soit à Davos ou à Porto Alegre, dans les « salons aéroportés » comme les réseaux de l’ancien président de la Commission européenne Romano Prodi (commissions comme celle qui a été dirigée par Dominique Strauss-Kahn ou celle dirigée par le philosophe Krzysztof Michalski, par exemple) ou les rencontres plus ou moins mondaines comme le Forum 2000 sous l’égide de Vaclav Havel – et sur les acteurs de maillage et de formatage comme les divers clubs, associations et fondations qui d’un côté internationalisent les élites et de l’autre côté les fragmentent en réseaux de connivence. Ainsi apparaît une nouvelle question très peu traitée encore dans les recherches empiriques qui concerne l’élite européenne supranationale, comment elle se structure, quels sont ses attributs, sa formation par convergence ou par cooptation. Quels sont les risques de l’apparition d’élites comprador qui se soumettraient aux intérêts extérieurs ? Par exemple, à d’autres puissances, partiellement intra ou entièrement extraeuropéennes. Mais faut-il pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain ? Est-ce la fin des paradigmes élitistes au sens classique de ce concept ou plus simplement un besoin d’inflexion dans les hypothèses et les objets observés ? On aura toujours besoin d’une vision macrosociologique des systèmes sociaux.
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Les économistes au pouvoir De l’usage d’une expertise professionnelle dans la construction des nouvelles démocraties centre-européennes
Magdaléna Hadjiisky La vigueur du libéralisme centre-est européen n’a de cesse de provoquer le questionnement des observateurs et des analystes occidentaux. L’ancrage du libéralisme en Europe centrale et orientale est-il le résultat de la pression exercée depuis 1989, voire auparavant, par les organisations internationales ? Est-il en outre le produit de l’attrait exercé par les États-Unis après la fin du communisme, s’exprimant dans l’attente d’un soutien, dans un « appel d’empire », pour reprendre l’expression de Zaki Laïdi ? Ces deux types d’explication ont certainement leur part dans ce phénomène. À y regarder de plus près, cependant, ces facteurs ne doivent pas être considérés comme purement exogènes et masquer les processus internes qui sont également à l’œuvre. Plus précisément, le recours au facteur international peut conduire à avoir une lecture abstraite et, finalement, mécaniste, dans laquelle le facteur exogène influencerait le choix des États, sans que le canal par lequel cette influence s’exerce, soit réellement interrogé. Certes, il n’est pas aisé de faire une sociologie de la diffusion des idées, c’est-à-dire d’ancrer les idées dans les groupes sociaux réels qui s’en réclament ou s’en défient, car seule une observation de l’intérieur permet d’identifier et de connaître ces groupes. Pourtant, la sociologie des processus d’appropriation ou de rejet est incontournable pour qui veut comprendre la diffusion transnationale des idées, des idéologies et des recettes de politiques publiques. Ce travail est nécessaire pour comprendre les traductions à l’œuvre et pour saisir les origines d’un attrait dont on a tôt fait de dénoncer le caractère hégémonique. Dans les pays d’Europe centrale, nous posons l’hypothèse qu’il s’agit moins d’une domination de type impérial que de l’appropriation d’un référent légitimant par les élites politiques de l’après 1989. Les forces politiques qui, en Europe centrale et orientale, se réclament du libéralisme insistent fréquemment sur sa dimension économique. Ceci les conduit à reformuler le libéralisme politique traditionnel dans une optique
Les économistes au pouvoir
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où l’autosuffisance du marché est, plus que la participation du citoyen, l’élément fonctionnel et de légitimation central du nouvel ordre politique. Notre contribution propose une mise en perspective des origines de ce phénomène, à travers l’étude de la légitimation des compétences économiques pour l’exercice du métier politique dans une période historique où les fondements mêmes du nouvel ordre politique sont l’enjeu de la compétition politique. Ce faisant, elle tente une lecture sociologique de la relation qui s’est établie, dans le courant des années 1990, entre économie de marché et démocratie politique dans les anciens États soviétiques à économie dirigée par le centre. Pour le montrer, nous allons nous centrer sur le parcours de deux des principaux réformateurs centre-européens ayant mis en œuvre le passage à l’économie de marché en se réclamant du libéralisme économique : Leszek Balcerowicz, considéré comme le père de la thérapie de choc en Pologne et Václav Klaus, ministre des Finances puis Premier ministre tchèque de 1989 à 1997 (et Président de la République depuis 2003). Ces deux cas sont intéressants non seulement pour leur rôle historique, mais aussi parce que, à titre d’hypothèse de recherche, nous considérons qu’il s’agit d’itinéraires typiques permettant d’éclairer le rôle acquis par les élites issues des milieux économiques (et par leurs normes de référence) dans les nouvelles démocraties centre-est européennes.
Des économistes libéraux dans le contexte soviétique À la suite des accords dits de « table ronde » en 1989, le premier gouvernement polonais non communiste est formé sous la direction de T. Mazowiecki. Leszek Balcerowicz est alors nommé ministre des Finances et vice-Premier ministre. En tant que tel, il a la charge de la transformation économique et la haute main sur l’ensemble des portefeuilles économiques. Deux mois plus tard, en novembre 1989, Václav Klaus fait partie de ce qu’on a appelé, à la création du Forum civique, le « groupe des économistes du Forum civique ». Il s’agit des chercheurs de l’Institut d’économie et de l’Institut de prévision économique, qui avaient été invités à se joindre au mouvement par les fondateurs du Forum civique. Ces derniers (au premier rang desquels Václav Havel) s’étaient aperçu qu’ils comptaient dans leurs rangs très peu d’économistes. Mené par Váltr Komarek qui était alors directeur de l’Institut, ce groupe avait apporté au Forum civique une caution professionnelle, une image . Ils prendront des positions de premier plan dans la nouvelle démocratie : il s’agit notamment de Tomáš Ježek, ministre des Privatisations en 1991-1992, Vladimír Dlouhý, ministre de l’Économie et de l’Industrie des gouvernements Klaus, Roman Česka, ministre des Privatisations à la suite de Ježek, Josef Zieleniec, ministre des Affaires étrangères des gouvernements Klaus, Ivan Kočárník, ministre des Finances des gouvernements Klaus.
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de mouvement responsable, fort utile en novembre-décembre 1989, quand le Forum civique engageait, pendant la Révolution de velours, une course à la reconnaissance populaire contre le pouvoir communiste. Dès décembre 1989, Václav Klaus est nommé à la tête du ministère fédéral des Finances dans le Gouvernement d’entente nationale formé lors des tables rondes entre l’OF (Forum civique) et le KSČ (Parti communiste). Quels types d’économistes étaient Balcerowicz et Klaus au moment du changement de régime ? En 1990, Leszek Balcerowicz avait déjà beaucoup publié et fréquenté les colloques scientifiques internationaux. Václav Klaus avait publié quelques articles où transparaissait son adhésion au monétarisme de Milton Friedman [Klaus, 1983, 1989 et 1991]. Pourtant, ni la Pologne, ni la Tchécoslovaquie n’étaient engagées dans la voie d’une libéralisation économique à la hongroise. La Tchécoslovaquie, en particulier, se distinguait, depuis la fin des années 1960, par la force des éléments conservateurs au sein du Parti communiste. Comment devient-on un économiste libéral dans la Pologne et la Tchécoslovaquie des années 1970 et 1980 ? Balcerowicz et Klaus étaient-il isolés, des parias parmi leurs collègues ?
Les niches de l’économisme libéral en terres socialistes Né en 1947 à Lipno, Leszek Balcerowicz a fait ses études à la Faculté du commerce extérieur de l’École centrale de planification et de statistique de Varsovie (l’actuelle École d’économie de Varsovie). Il a complété sa formation aux États-Unis, à l’occasion d’un MBA à l’Université St. John de New York (terminé en janvier 1974). À son retour à Varsovie, il a achevé son doctorat d’économie sur les « coûts sociaux de l’accélération des innovations sur les produits » (1975). Remaniée et étendue, sa thèse a fait, en 1979, l’objet d’une publication sous la forme d’un ouvrage. De quelques années plus âgé que son collègue polonais, Václav Klaus est né à Prague en 1941. Son père était employé de bureau, ancien étudiant de l’Académie de commerce. Václav Klaus termine ses études à la faculté du commerce extérieur de l’École supérieure d’économie (VŠE) de Prague en 1964, au début d’une période de libéralisation politique relative. En 1965, Václav Klaus entre à l’Académie des sciences et devient chercheur à l’Institut d’économie. L’institut est à l’époque dirigé par Ota Šik, un économiste réformateur qui rédigera le programme économique du KSČ pendant le printemps de Prague. Václav Klaus consacre sa thèse de doctorat au problème de l’inflation dans le capitalisme contemporain. Tous les membres de l’Institut d’économie de cette génération profitèrent de la libéralisation des années 1960 en Tchécoslovaquie pour parfaire leur formation par une ou deux années de spécialisation dans les universités occidentales. Václav Klaus alla à Naples, en 1966, suivre un cours
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semestriel sur le développement économique, puis il se rendit à l’université américaine de Cornell en 1969. Devenus chercheurs en économie, Balcerowicz et Klaus ont tous deux été affectés, au sein de leurs instituts respectifs, dans les départements de recherche spécialisés dans l’étude des problèmes des économies de marché. Cela signifie que Balcerowicz et Klaus ont pu, officiellement dans le cadre de leur institut de recherche ou au sein de groupes plus informels, étudier en détail la littérature occidentale, y compris d’orientation libérale. Dans un livre d’entretiens croisés paru en anglais au milieu des années 1990, tous deux insistent sur l’importance de cette littérature dans leur formation personnelle comme dans leurs options politiques après 1989. Balcerowicz cite à la fois l’école américaine libérale classique et l’école allemande de l’ordolibéralisme ; Klaus évoque avant tout l’école américaine néolibérale, le monétarisme friedmanien de l’École de Chicago. L’économiste polonais s’est consacré à l’étude de Schumpeter, Schmookler, Rosenberg, Mansfield, Lange, Mises, Hayek, ainsi que des ouvrages plus récents (Alchian, Williamson, Pejovich, Ward). Il s’est particulièrement intéressé aux problèmes posés par l’inflation, la récession et les solutions en termes de stabilisation dans les économies de marché. Il a traduit en polonais certains travaux comme ceux de J. Hicks, N. Kaldor, H. Johnson, S. Weintraub, publiés dans une collection sur les problèmes du capitalisme contemporain en 1976. Après un séjour d’études dans le Sussex, L. Balcerowicz garde des contacts étroits avec les économistes britanniques Raphael Kaplinsky ou Gordon White. Grâce à la fondation Friedrich Ebert, L. Balcerowicz a passé trois mois en Allemagne de l’Ouest, à l’automne 1988, pour étudier les réformes menées par le ministre de l’économie (1951) puis Chancelier (1963) de la RFA, Ludwig Erhard. Cet ancien élève de Walter Eucken est connu pour avoir mis en œuvre l’« ordolibéralisme » professé par celui-ci, pour remettre en mouvement l’économie allemande de l’après-guerre. Václav Klaus, de son côté, a commencé sa carrière, dans la seconde moitié des années 1960, dans le cinquième département de l’Institut d’économie, consacré à l’étude des sciences économiques occidentales. Il fit alors la lecture d’auteurs tels que Samuelson ou Schumpeter. Dans son travail de thèse, Klaus se rappelle avoir pris la mesure de « la dissension grandissante, au sein de la macroéconomie d’alors, entre le keynésianisme et sa défense d’une importante intervention étatique, et la théorie financière quantitative de Friedman, discutée plus tard plutôt sous le nom de monétarisme ». Il se sent dès lors adhérer « clairement au monétarisme, qui met en garde contre la prolifération de l’intervention de l’État et qui défend la liberté maximale du jeu des forces du marché » [Klaus, 1998, p. 128]. Il commence à publier des articles dans les années 1960, dans Literárni Noviny, Tvář, Kulurní Tvorba, Politická
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ekonomie. Au début des années 1970, Václav Klaus découvre l’œuvre de l’économiste viennois Ludwig von Mises, Human Action, qui est l’un de ses livres de chevet, ce qui le conduit à s’intéresser de plus en plus aux écoles de Vienne et de Chicago [Klaus, 1998, p. 133]. Sous l’ancien régime, Balcerowicz et Klaus faisaient partie de ces chercheurs qui bénéficiaient d’une relative liberté dans le cadre académique, à condition de livrer de temps à autre des rapports sur commande politique. Leurs responsables hiérarchiques se chargeaient des relations avec le pouvoir politique. Eux-mêmes devaient parfois fournir une note de synthèse ou une analyse commanditée par le Comité central, mais il leur restait suffisamment de disponibilité et de marge de manœuvre pour conduire leurs recherches dans les directions qui les intéressaient. Rappelons que, pendant l’ancien régime, la recherche en économie était conduite au sein de trois institutions de type différent. Il s’agissait d’une part des départements universitaires, relativement éloignés des centres de décision politique, dans lesquels les enseignants-chercheurs recevaient des salaires relativement bas. En second lieu, il s’agissait des instituts de recherche de l’Académie des sciences, où les chercheurs bénéficiaient de meilleures conditions salariales et de contact avec l’étranger. Le troisième type d’institutions était les instituts de recherche opérant sous le contrôle direct des ministères et des agences d’État – de loin ceux où les chercheurs avaient les contacts les plus étroits avec les décideurs politiques (bonne information, commandes directes en plus de leurs recherches personnelles). La profession communiquait avec les décideurs également par le canal des associations professionnelles, comme la Société polonaise d’économie, dont Balcerowicz fut vice-président en 1981-1982. De 1978 à 1980, il fut directement employé comme chercheur à l’Institut d’économie du Parti ouvrier unifié. Que ce soit au sein de l’Institut d’économie sous la direction de Ota Šik, ou plus tard, à l’Institut de prévision économique sous la direction de Váltr Komárek, Václav Klaus et ses collègues Tomáš Ježek ou Vladimír Dlouhý appartenaient également à des instituts étroitement liés aux institutions de planification. Les uns et les autres appartenaient à ces niches de l’économisme libéral qui s’étaient progressivement formées au sein du secteur officiel de l’ancien système soviétique. Autrement dit, l’adhésion au libéralisme économique a son histoire propre en Europe centrale, qui ne se résume pas à une série de conversions opportunistes après 1989. Les itinéraires des deux économistes sont marqués par une certaine similitude dans leur position académique, qui les amène à prendre position contre . Dans certains de ces journaux, il publie sous le pseudonyme de Danimil (il est l’un des nombreux Danimil de Literární Listy) ou de Kosmas (dans Zít– ek).
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de prestigieux prédécesseurs centre-est européens. Ce phénomène est particulièrement prononcé dans le cas de Václav Klaus, qui a construit sa vision de la science économique dans une adhésion aux thèses libérales occidentales en se démarquant des tentatives de réformes de l’économie socialiste entamées par l’équipe de Ota Šik en Tchécoslovaquie. Dans la seconde moitié des années 1960, Václav Klaus fonde un groupe de réflexion intitulé le « Club des jeunes économistes ». En 1968, ce groupe défend des positions assez radicales prônant un tournant significatif vers le marché. Václav Klaus évoque dans sa courte autobiographie ce KMEN (Klub mladých ekonomů, Club des jeunes économistes) qui avait selon lui plus d’une centaine de membres, et qu’il présente, surestimant son importance historique, comme un « anti-pôle par rapport au courant dominant de la réforme économique de Šik » [Klaus, 1998, p. 129], à travers la lecture notamment de Milton Friedman. L’un des proches collègues et compagnons de Klaus, Tomáš Ježek, présente l’équipe qu’ils constituèrent avec Klaus et d’autres collègues, comme celle des « jeunes » critiquant les tentatives de leurs professeurs pour réformer l’économie socialiste [Husák, 1997, p. 31 et 34]. Il est évidemment difficile de faire la part de la recomposition a posteriori et de la réalité dans ces affirmations. Il est vrai néanmoins que Ježek et Klaus publièrent à l’époque un article critique vis-à-vis du contrôle administratif des prix, aspect central de l’économie dirigée par le Centre, dans l’hebdomadaire culturel Kulturní tvorba [Ježek et Klaus, 1966]. Le groupe formé alors par Ježek, Klaus et Zieleniec, était un groupe de théoriciens qui considéraient avec dédain le côté « entrepreneur socialiste » d’un Komárek (leur supérieur hiérarchique) et l’attachement de beaucoup de leurs collaborateurs à connaître dans le moindre détail le fonctionnement des entreprises socialistes, que le projet de Ota Šik avait placées au centre du processus de réforme. Dans le même ordre d’idées, Klaus comme Balcerowicz ont pris position dans les années 1980 contre l’économiste hongrois de renom, Janos Kornaï, à propos de l’explication de la pénurie par une analyse du fonctionnement de l’entreprise socialiste. Dans son ouvrage séminal, Socialisme et économie de la pénurie, Janos Kornaï a montré que les entreprises socialistes évoluaient dans un contexte économique où, contrairement à ce qui est d’usage en système à économie de marché monétarisée, la contrainte budgétaire qui pesait sur les entreprises était « lâche » – autrement dit, les entreprises ne risquaient pas une mise en faillite si les recettes ne couvraient pas les dépenses – et où la contrainte principale qui pesait sur la production et sur les performances de . Né en 1940, T. Ježek a fait ses études à l’École supérieure d’économie de Prague, comme V. Klaus, et achevé sa thèse de doctorat en 1969. Sa thèse portait sur « Quelques problèmes de la détermination des salaires du point de vue de l’évolution de la théorie des salaires ». Il y critiquait la réforme en cours dans les années 1960, qui faisait des salaires l’un des moyens principaux de l’intéressement des salariés aux résultats de l’entreprise.
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l’entreprise était non pas celle des débouchés, mais celle des ressources (en matières premières, pièces détachées, travail qualifié). Pour Balcerowicz, « les déterminants les plus importants étaient au contraire le contrôle administratif des prix et l’inflexibilité de l’offre, elle-même due au contrôle centralisé et à la rigidité du système de commerce extérieur » (Balcerowicz dans [Blejer et Coricelli, 1995, p. 15]).
Une ressource décisive en période de changement : la préexistence d’équipes de confiance Au moment du changement de régime, en 1989-1990, leur préparation intellectuelle ainsi que la présence, à leurs côtés, de collègues prêts à les suivre et avec lesquels ils avaient l’habitude de collaborer constituèrent des ressources sociale et politique décisives. Klaus et Balcerowicz avaient tous deux dirigé des séminaires d’économie informels pendant l’ancien régime. L. Balcerowicz avait fondé en 1978 un groupe hebdomadaire de jeunes économistes. Ce groupe avait préparé un programme de réformes économiques susceptible d’améliorer l’efficacité et la compétitivité de l’économie nationale tout en tenant compte des contraintes géopolitiques et idéologiques existantes (Balcerowicz dans [Blejer et Coricelli, 1995, p. 34]). Le programme fut présenté publiquement en novembre 1980 sous la forme de deux rapports : l’un sur le système économique proposé, « sorte d’économie de marché incomplète et non privée », et le second sur la période de transition vers ce système. En août 1980, avec le lancement de Solidarité et la forte demande sociale en faveur de propositions alternatives concernant l’économie, le groupe Balcerowicz fut reconnu comme le plus radical et le plus accompli. Balcerowicz s’engagea alors aux côtés de Solidarité dans le groupe des consultants du syndicat. En 1981, le gouvernement le consulta comme leader du groupe des jeunes économistes. Après l’introduction de la loi martiale, cette collaboration fut interrompue et le groupe se transforma en simple séminaire scientifique. . Ces deux caractéristiques forment le socle de ce que Janos Kornaï a appelé l’économie de pénurie pour spécifier le fonctionnement microéconomique des systèmes socialistes [Kornaï, 1984]. Cette notion a connu un succès important avant d’être discutée et amendée par ses successeurs, qui reprochaient parfois à ce dernier de se concentrer sur le niveau microéconomique (en clair, le comportement des entreprises considérées en situation) et d’insister insuffisamment sur les fondements macro-économiques des dysfonctionnements du système de planification centralisé et, partant, du comportement des entreprises (voir le cas de K. A. Soos et de G. Roland cités par [Andreff, 1993, 264]). Faisant la synthèse entre ces auteurs, W. Andreff juge que « la pénurie est la forme de déséquilibre fondamental du système soviétique en ce qu’elle découle de la façon dont les produits y sont “valorisés”, par la valeur-indice (figurant dans le plan) », qui correspond à une quantité donnée, mais pas aux besoins individuels ou sociaux. Aussi, pour le consommateur final ou pour les consommations intermédiaires de l’entreprise, il s’ensuit « une inadéquation de la valeur d’usage produite par rapport à la valeur d’usage demandée ou attendue » [Andreff, 1993, 264-265].
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Balcerowicz continua néanmoins ses recherches. Considérant que le problème principal allait être, un jour, de stabiliser l’économie malgré une forte pression inflationniste, Balcerowicz s’était intéressé aux programmes de stabilisation des économies sud-américaines ainsi qu’aux changements économiques radicaux menant à ce qui est appelé, après les événements, des « miracles économiques ». Il a étudié en détail le cas de la Corée du Sud, comme chercheur invité à l’Université du Sussex (Institute of Development Studies), en 1985. À l’en croire, c’est à partir de l’étude de la littérature sur ces programmes qu’il s’est convaincu de la nécessité d’une thérapie de choc : « L’hyperinflation ne peut se réduire de façon graduelle », elle a besoin d’une stratégie rapide et aussi précoce que possible (Balcerowicz dans [Blejer et Coricelli, 1995, p. 25]). Il rédige un article au printemps 1989 qui lui servira, dit-il, de guide pour son action au gouvernement : « Libéralisation rapide des prix, solide politique macroéconomique, convertibilité du zloty, libéralisation du régime de commerce extérieur, privatisation la plus rapide possible, etc. » [ibid., p. 16]. Le « club Balcerowicz » constitua une double ressource précieuse pour son fondateur en 1989-1990. Il fut d’une part une ressource en capital intellectuel : en accédant au ministère des Finances, Balcerowicz avait déjà dans ses tiroirs des projets de réforme tout prêts, il était en quelque sorte préparé à cette fonction nouvelle, malgré la rapidité de la chute du système de type soviétique. La première version du programme de réformes économiques est négociée et rédigée en seulement deux semaines, grâce à la base existante des travaux du groupe Balcerowicz. Il constitua d’autre part une ressource en personnel de confiance avec lequel le nouveau ministre avait l’habitude de travailler : certains membres de son groupe suivirent Balcerowicz lorsqu’il accéda au gouvernement, comme Marek Dabrowski (qui devint vice-ministre des Finances) et son ancien étudiant Jerzy Kozminski (qui devint son conseiller politique chargé des relations avec le parlement, et fut ensuite nommé ambassadeur auprès de l’OTAN). Les chercheurs britanniques d’origine polonaise avec lesquels il avait été professionnellement en contact dans les années 1980 (Jacek Rostowski et Stanislaw Gomulka) devinrent ses conseillers, de même que Wladyslaw Brzeski, émigré à Stockholm, qu’il avait rencontré lors d’une intervention devant l’Institut de recherches sociales et économiques. De son côté, Václav Klaus avait, en 1980, initié un second groupe de discussions et de lectures. Ce séminaire mensuel réunissait chercheurs et étudiants en économie autour de lectures et de publications commentant les travaux occidentaux d’économie. Il s’agissait « d’une discussion très libre et critique de notre économie et de notre politique économique » [Klaus, 1998, p. 137]. C’est à cette période que les œuvres de Friedrich Hayek ou Ludwig von Mises sont débattues et lues en commun. Ainsi, T. Ježek travaille à la traduction tchèque de La Route de la servitude de Hayek.
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Tomáš Ježek présente ces années 1970 et 1980 comme une période indispensable de maturation d’une pensée différente de celle, dominante, de l’économie socialiste, pour être prêts à réagir rapidement lorsque le changement politique s’annoncerait. « Nous avions besoin d’acquérir la certitude intérieure, que nos idées sont justes. […] Il faut bien se représenter que nous avons été formés par l’École supérieure d’économie [de Prague], avec toutes les déformations de la période. Nous avons réalisé que notre formation était insuffisante et nous avons dû la compléter tout en polissant les tentatives de réforme, qui nous ont progressivement menés à une connaissance approfondie du caractère non réformable du système. Cela aurait été impossible sans cette période. C’était le prix à payer pour que, après la révolution de 1989 en République tchèque, se trouve immédiatement une équipe d’économistes qui savaient exactement ce qu’ils voulaient. » (Ježek dans [Husák, 1997, p. 37]). On trouve chez Václav Klaus la même idée de préparation par l’étude des textes économiques, pour se tenir prêts le jour où… [Klaus, 1998, p. 137]. En 1989-1990, le réseau constitué pendant les années précédentes au sein des instituts de recherche et séminaires, s’avéra, comme dans le cas de Balcerowicz, un atout incontestable. Les séminaires organisés par Klaus dans les années 1980 ont eu un rôle certain pour la formation rapide de l’équipe qui l’entoure au printemps 1990, ainsi que dans la place d’organisateur et de leader qu’il revendique en son sein. Dans le premier cercle issu de ce séminaire des années 1980, il y avait ses collègues de la Banque d’État, Vladimír Rudlovčák et Jan Stráský, ainsi que Josef Tošovský, économiste travaillant à la Banque d’État. Les chercheurs des Institut d’économie et de prévision économique, Dušan Tříška, Karel Dyba, Tomáš Ježek, Josef Kreuter, Vladimír Dlouhý, Kamil Janáček et Josef Zieleniec ou Luboš Mlčoch y participaient très régulièrement. S’y rendaient également les banquiers de la Banque d’État, Richard Salzmann et Ivan Kočárník. La présence de ce groupe déjà constitué et de ces idées et conceptions déjà écrites et débattues en commun, ont été un atout considérable pour les chercheurs de l’Institut de prévision économique par rapport aux autres économistes potentiellement mobilisés à partir de 1989 – rentrant d’exil, issus de la dissidence ou provenant d’autres lieux académiques –, puis une ressource pour Klaus et ses proches collaborateurs vis-à-vis de leur ancien directeur . Josef Tošovský avait travaillé quelques années dans la filiale londonienne de la Živnobanka (en 1984-1985 puis à nouveau en 1989). Il devint président de la Banque d’État tchécoslovaque en 1989. Né en 1950, il avait fait ses études à la VŠE dans le même département que Klaus (commerce extérieur). Il était l’un des proches de V. Klaus pendant la révolution. Leurs relations devinrent plus conflictuelles à mesure que le Premier ministre Klaus tenta de brider l’indépendance de la Banque centrale. Il accepta la proposition du Président Havel de devenir Premier ministre par intérim lorsque V. Klaus dut quitter son poste à l’automne 1997, suite aux scandales financiers qui touchèrent son parti et désagrégèrent la coalition gouvernementale. J. Tošovský reprit ensuite la tête de la Banque nationale tchèque, qu’il dirigea jusqu’à l’an 2000.
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de l’Institut de prévision, Komárek. Ježek se souvient que ce dernier avait tenté de l’attirer à lui au gouvernement fédéral et il prit son refus comme un affront. En effet, la réforme de l’économie entrait dans les attributions de Váltr Komárek. « Il a commencé à comprendre que la majorité d’entre nous se concentre autour de Klaus, que personne ne veut venir avec lui » (Ježek dans [Husák, 1997, p. 105]). Au sortir de la période communiste, on note une forte similitude dans le type de critique du soviétisme que Klaus et Balcerowicz, ainsi que nombre de leurs collègues économistes de la même génération, développèrent, en rapport avec leur formation et profession initiales d’économistes. Ils apparaissent comme les représentants d’une génération d’économistes repérables dans les autres pays d’Europe centrale et orientale, qui ont marqué de leur empreinte les démocratisations du début des années 1990. Ivan Kostov en Bulgarie, P. Brod ou L. Bekesi en Hongrie, Tomáš Ježek, Vladimír Dlouhý, Josef Zieleniec en République tchèque, mais aussi le socialiste Aleksander Kwasniewski en Pologne, sont des économistes qui, avant 1989, sont restés dans le système. S’ils ont collaboré avec la dissidence, comme Balcerowicz, ce fut tardivement. Ils ont expérimenté les défauts du système de l’intérieur, sans développer la position d’extériorité que certains groupes dissidents ont été contraints d’adopter du fait de l’isolement dans lequel les confinait la répression policière. Par ailleurs, ces économistes peuvent avoir hérité des régimes marxistes l’habitude d’être proches du pouvoir politique. Les économistes avaient en effet un statut privilégié dans les régimes socialistes, qui en faisaient les principaux conseillers du Prince… et également parfois ses premières victimes. Dans ces milieux, l’ancien régime était critiqué moins pour la privation des libertés civiques et davantage pour son incompétence et son inadéquation avec l’économie mondiale. Dans ces contextes politiques fermés, après les échecs répétés de réformer l’économie socialiste, l’attachement à l’économie libérale a pu acquérir une dimension affective qu’on aurait tort de sous-estimer dans l’analyse. L’un des collègues économistes de Klaus qui s’engagera également dans la carrière politique après 1989, Josef Zieleniec, évoque dans des termes suggestifs la constitution d’un sentiment collectif spécifique au sein du groupe des économistes d’orientation libérale : « Ce qui nous liait, c’est que, sous le manteau . Né en 1949, Ivan Kostov est diplômé de la faculté d’économie de l’université de Sofia. Il a fait sa thèse sur les modélisations mathématiques des processus économiques. Il a été ministre des Finances du gouvernement de Filip Dimitrov (Union des forces démocratiques, 1991-1992), avant de devenir le leader de l’Union des forces démocratiques, puis Premier ministre de la Bulgarie entre 1997 et 2001. . L. Bekesi, auteur du programme du Parti socialiste hongrois de 1994 dans les matières économique et financière, fut ministre des Finances de 1993 à mars 1995.
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de la recherche économique officielle, nous avions trouvé un petit champ, où nous cultivions l’économie standard occidentale. Pour nous, c’était un îlot de liberté, un petit îlot, mais, à nos yeux, très important » [Zieleniec et Koubská, 1998, p. 29]. De façon comparable, l’homme politique tchèque, philosophe de formation, Daniel Kroupa, évoque la vigueur de sa déception de jeune étudiant par ce qu’il nomme la « trahison des clercs » en 1968, voulant désigner par là l’abandon du programme et des idéaux du Printemps de Prague par ceux-là même qui les avaient incarnés. Au moment où Klaus se plongeait dans la littérature économique, Kroupa a puisé dans l’étude de la philosophie libérale, des raisons d’espérer en l’avenir. La vigueur de l’adhésion au conservatisme libéral n’a d’égal, chez Kroupa comme chez beaucoup d’intellectuels de sa génération, que l’ampleur de la déception des espoirs placés un temps dans le socialisme réformé. Kroupa rappelle l’importance des séminaires illégaux où, pendant les années 1980, sont intervenus des philosophes occidentaux d’orientation libérale, comme le Britannique Roger Scruton. Daniel Kroupa a ensuite cette phrase symptomatique : « Un paradoxe enchanteur apparaît donc, puisque le conservatisme devient [dans ce contexte] une force de type révolutionnaire » [Kroupa, 1996, p. 18]. La même chose pourrait bien sûr être dite à propos du libéralisme économique dans le postcommunisme est-européen.
Quels leaders politiques après 1989 ? Au-delà de ces fortes similarités autorisant à parler d’un effet générationnel, des disparités apparaissent dans les itinéraires de Klaus et Balcerowicz. Le contraste principal entre les deux leaders n’est pas à chercher dans leur formation ou dans leur vision initiale de la stratégie de réforme vers l’économie de marché. La différence entre eux est bien davantage dans leurs position et stratégie politique, avant comme après 1989.
L’importance du contexte politique avant 1989 Balcerowicz adhère au PZPR (Parti ouvrier polonais unifié) dans sa jeunesse, en 1969. En 1976-1978, il est employé à temps partiel par le Comité pour le changement technique dans la Commission de planification – donc une institution officielle directement contrôlée par le Parti. En 1980, il s’engage activement dans Solidarité, au sein du groupe d’experts consultants du syndicat indépendant. Il quitte le Parti en décembre 1981, lors de la mise en place de « l’état de guerre » par le général Jaruzelski. Klaus apparaît davantage en retrait, plus extérieur au système politique, ni membre du KSČ (Parti communiste tchécoslovaque), ni participant à la
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dissidence. Il subit les conséquences de cette extériorité dans son parcours professionnel. En 1969-1970, la mise en place de la « normalisation » après l’invasion de la Tchécoslovaque par les troupes du Pacte de Varsovie a occasionné une réorganisation totale de l’Institut d’économie. Ota Šik quitte définitivement la Tchécoslovaquie ; ses collaborateurs s’exilent ou perdent toute possibilité de travailler dans leur domaine. La génération des jeunes économistes est moins touchée : les membres du KSČ sont exclus du Parti pour avoir défendu des positions trop proches des réformateurs (comme Tomáš Ježek), mais ils ne sont pas limogés de l’Académie des sciences. Non-membre du Parti et connu pour ses positions libérales, Václav Klaus, lui, doit quitter l’Institut d’économie et l’Académie des sciences et chercher à s’employer ailleurs. Les contextes politiques, polonais et tchécoslovaque, des années 1980 sont relativement contrastés. Malgré la loi martiale, la politique polonaise est plus ouverte à la critique interne que la politique tchécoslovaque, qui reste profondément traumatisée par l’écrasement du printemps de Prague et la mise en place de la « normalisation » de G. Husák grâce au soutien des chars soviétiques. Dans le domaine de la recherche en économie, la bibliothèque de l’École d’économie de Varsovie laissait les revues spécialisées occidentales en accès libre, et on peut supposer que le groupe de jeunes économistes de Balcerowicz n’avait rien d’illégal. Le contexte tchécoslovaque n’offrait ni les mêmes facilités, ni les mêmes libertés. Le séminaire mensuel fondé à partir de 1980 par Klaus subsiste dans une semi-légalité avant d’être interdit puis dissous par le ministère de l’Intérieur en janvier 1986. Contrairement à Balcerowicz, qui peut continuer à voyager après avoir rendu sa carte au PZPR, Klaus ne peut se rendre à l’Ouest parce qu’il n’est pas membre du KSČ. Ce n’est qu’en octobre 1988 qu’il est à nouveau autorisé à se rendre en Occident pour une conférence scientifique. La différence de contextes et l’exceptionnelle fermeture du KSČ sur lui-même après 1968, permettent de comprendre le rejet radical de toute tentative de réforme du socialisme dans le cas tchèque. Le séminaire de Klaus dans les années 1980 est un groupe de formation et de lecture de la littérature occidentale ; il ne cherche absolument pas, comme celui de Balcerowicz, à établir un programme de réformes de l’économie socialiste. Ce groupe reste volontairement en marge, pour se consacrer à l’étude des concepts et auteurs interdits dans le cursus officiel : monétarisme et non Keynésianisme, propriété privée des moyens de production, marché libre, des auteurs comme Milton Friedman, George Stigler, ou encore la critique de l’école du public choice contre l’intervention étatique. Certes ne faut-il pas surestimer l’extériorité de Klaus par rapport à l’ancien régime. Lorsqu’il est obligé de quitter l’Académie des sciences en 1970, V. Klaus trouve à s’employer à la Banque d’État. Après avoir occupé des postes subalternes, il monte rapidement dans la hiérarchie et finit par obtenir un
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poste relativement élevé de conseiller. Comme il le souligne lui-même : « La Banque d’État, dans une économie planifiée et centralisée, est une institution comparable à n’importe quel ministère, et j’ai donc eu, de ce fait, de nombreuses occasions de discuter des problèmes économiques avec les officiels du gouvernement du régime précédent. » (Klaus dans [Blejer et Coricelli, 1995, p. 24]) Néanmoins, par rapport à un Balcerowicz qui, en 1989, brigue immédiatement le leadership de la réforme vers l’économie de marché grâce à sa double légitimité d’expert économiste d’une part et de membre de Solidarité d’autre part, Klaus connaît un environnement très concurrentiel, face à des collègues plus dotés que lui, qui n’ont pas connu la période de déclassement qu’il a subie au début des années 1970.
Des options différentes après 1989 Le contraste le plus important entre les deux itinéraires, et le plus intéressant pour notre objet, est sans doute l’usage politique fait après 1989 de leur profession antérieure. De quelle façon les deux économistes libéraux ont-ils mis en valeur leur expertise et leurs acquis professionnels ? À l’étude de leur discours comme des stratégies qui furent les leurs, la différence est patente dans le rapport au politique. Balcerowicz use du discours du sacrifice de sa popularité politique au service du maintien de la « bonne » direction dans les réformes : « Le pire scénario à mes yeux aurait été de diriger un programme économique qui aurait été politiquement acceptable mais qui aurait échoué pour n’avoir pas été suffisamment radical et cohérent » (Balcerowicz dans [Blejer et Coricelli, 1995, p. 96]). Klaus adopte très tôt dans sa carrière un discours politique assumé : « La réforme n’est pas un problème académique, c’est une question politique et il est vital de gagner le soutien politique pour le programme de réformes » (Klaus dans [Blejer et Coricelli, 1995, p. 105]), passant par la construction d’un clivage politique fort autour de l’économie : « Je ne pense pas qu’il est nécessaire ou possible de parvenir à un consensus général sur les réformes et de maintenir un tel consensus à tout prix » (ibid., p. 123). Aussi les deux leaders n’ont-ils pas adopté les mêmes répertoires d’action après 1989. Balcerowicz privilégie les canaux de la démocratie parlementaire et recherche le soutien des clubs parlementaires ; il communique avec le public par voie télévisuelle, notamment pendant les séances parlementaires de questions au gouvernement qui sont retransmises à la télévision. En revanche, le . L’un des conseillers du tout nouveau Premier ministre Mazowiecki avait pensé à L. Balcerowicz parce qu’il était connu comme quelqu’un de « déterminé » et aussi parce que d’autres personnalités approchées avaient refusé le poste difficile de ministre des Finances chargé de la réforme vers l’économie de marché. Voir le documentaire de G. Mink et V. Linhart, L’Énigme polonaise, France, Arte, 2005.
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nouveau ministre a considéré que, dans la mesure où existaient déjà l’Union démocratique de Tadeusz Mazowiecki et le Congrès libéral démocratique de Jan Krzysztof, « il n’était pas nécessaire d’organiser un autre parti politique » (Balcerowicz dans [Blejer et Coricelli, 1995, p. 119-120]). À l’inverse, Klaus s’exprime non seulement dans les médias, mais il organise de nombreux meetings à travers le pays. Dès 1990-1991, il prend l’initiative puis la direction d’un nouveau parti politique dont l’une des caractéristiques est d’être fortement implanté au niveau local : « Les réformateurs [économiques] ne peuvent pas rester assis dans leurs bureaux et orchestrer l’ordre idéal des mesures économiques. Ils doivent devenir des politiciens, créer une base politique de masse puissante pour leur politique, organiser des campagnes électorales vigoureuses défendant les réformes et attaquant leurs adversaires » (Klaus dans [Blejer et Coricelli, 1995, p. 127]). Klaus est devenu un leader partisan, Balcerowicz est resté un économiste en politique. Peut-être cette différence est-elle en partie à l’origine de la variété des politiques menées au nom du libéralisme économique dans les deux pays. L’importance de la préparation intellectuelle, sur laquelle nous insistons, ne signifie pas que nous proposions une lecture idéaliste de l’influence des idées. Le lien entre les idées, les cadres intellectuels, les valeurs, d’une part, et l’action publique, de l’autre, n’est ni automatique, ni simple. Ainsi, il faut souligner l’apparent paradoxe qui conduit le plus « libéral-libertarien » des deux du point de vue des idées, Klaus, à avoir une politique finalement gradualiste dans de nombreux pans de la politique gouvernementale (libéralisation tardive des loyers et des prix de l’énergie, privatisation incomplète des grandes entreprises industrielles, adoption tardive de la loi sur les faillites, maintien d’un régime matrimonial très avantageux), alors que Balcerowicz, qui avait, dans son parcours académique, insisté sur l’importance des institutions en économie, a mis en place le programme de libéralisation et de stabilisation macroéconomique le plus radical en Europe centrale.
L’émergence de Václav Klaus en leader politique Pour comprendre cette différence entre Balcerowicz et Klaus, il faut s’attarder sur les raisons qui ont poussé Klaus à opérer le passage de l’économiste en politique au leader partisan. Pourquoi ne pas s’être contenté de rentabiliser une formation d’économiste, fort prisée en ces temps de réforme vers l’économie de marché ? Pourquoi ne pas avoir, à l’image de Balcerowicz, choyé sa notoriété naissante d’expert macroéconomique ? Pourquoi avoir préféré devenir aussi un homme de parti, un leader partisan ? . Sur le rapport entre le néolibéralisme rhétorique et le gradualisme des politiques menées par le Premier ministre Klaus dans une comparaison avec L. Balcerowicz, voir les travaux du politiste allemand Andreas Pickel, en particulier [Pickel, 1997].
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Cette option n’était, en effet, pas celle que Klaus choisit spontanément lors de son accession au gouvernement fédéral. Nommé en décembre 1989 avant d’avoir été élu, Klaus était en ceci semblable aux autres ministres de l’OF. Ses relations avec le mouvement civique étaient distendues. À ses yeux, comme aux yeux des membres de l’OF qui l’avaient nommé à ce poste, sa légitimité à occuper le ministère des Finances découlait de sa formation initiale et de son expérience professionnelle. En février 1990, un journaliste proche du Forum civique demandait à Václav Klaus à quel moment il envisageait l’ouverture d’un débat public concernant la réforme économique. Klaus répondit que la réforme était une « question professionnelle » qui n’était pas sujette à un débat citoyen : « La recherche de la bonne avancée des changements économiques, des réformes radicales indispensables, n’est pas une question de discussion publique, ce n’est pas l’affaire du vote populaire » [Klaus, 1990]. Le savant, chez Klaus, l’emportait alors sur le démagogue, pour reprendre les notions dégagées par Max Weber [1959, p. 129-135 et p. 166-185], rendant son discours presque antinomique avec l’idée de la transparence, comme fondement du contrôle démocratique des gouvernants par les électeurs. Néanmoins, la situation de concurrence dans laquelle Václav Klaus se retrouve en 1990 explique qu’il n’en soit pas resté à cette vision professionnelle de son rôle d’expert dans le changement de régime. Alors que Lezsek Balcerowicz peut imposer son programme de réforme en l’espace de seulement deux semaines, Václav Klaus est dans une situation plus fragile et compliquée, qui va l’obliger à changer de stratégie. Loin de la réserver au seul cercle des économistes patentés, Klaus va progressivement devenir le pédagogue de la réforme vers l’économie de marché.
La compétition pour le leadership de la réforme vers l’économie de marché en Tchécoslovaquie Le 10 décembre 1989, les économistes de l’Institut de prévision économique étaient, avec le soutien et à la demande de l’OF, inclus dans le gouvernement d’entente nationale constitué pendant les premières tables rondes avec le pouvoir communiste. Váltr Komárek était alors nommé premier vice-Premier ministre fédéral chargé de l’économie, Vladimír Dlouhý devenait vice-Premier ministre fédéral chargé de l’Industrie. Václav Klaus, quant à lui, était nommé ministre fédéral des Finances. Hiérarchiquement, ce dernier était donc censé se conformer aux conceptions émises par les services de son ancien directeur au sein de l’Institut de prévision économique, Komárek. Or, dans ses discours publics et ses interventions médiatiques, Váltr Komárek se prononçait en faveur d’une réforme graduelle de l’économie dirigée, dans laquelle les différentes étapes transitoires duraient plusieurs
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années, voire dizaines d’années [Suk, 2003, p. 403]. Aussi, lorsque Václav Klaus rendit public ce qu’il présenta comme son scénario de réforme radicale à l’économie de marché, prenant en cela exemple sur Balcerowicz, les médias présentèrent-ils le conflit au gouvernement comme étant celui de Klaus contre Komárek. En réalité, la configuration était moins tranchée que cela, mais la stratégie de l’équipe de Klaus fut de l’accuser10. Pour l’emporter face à ses concurrents, l’équipe de Klaus proposa des solutions censées accélérer la réforme vers le capitalisme : la libéralisation immédiate de la couronne, sans période probatoire, et la méthode de la privatisation par coupons. Concernant la privatisation, l’argument reposait sur l’affirmation du rôle décisif de la propriété privée pour la conduite des sujets économiques dans l’économie de marché. Selon le rapport Stratégie pour une réforme économique radicale (12 avril 1990), la privatisation par coupons devait permettre une transformation rapide des entreprises étatiques en entreprises privées. Il s’agissait en effet de vendre ou distribuer des coupons ayant vocation à être échangés contre des actions de futures sociétés privatisées, et créer ainsi un groupe, aussi nombreux que possible, de nouveaux propriétaires privés individuels11. La personnalité des membres de l’équipe concurrente de Váltr Komárek donna à Václav Klaus l’un de ses axes d’attaque dans ce qu’il contribua à transformer en une bataille politique par le biais de ses discours publics. Dans les années 1960, František Vlasák faisait partie de l’équipe de Ota Šik et avait dirigé la commission gouvernementale pour la réforme économique. Valeš présidait le Conseil économique en 1968-1969. Pour Klaus, il fallait éviter à tout prix que d’anciens communistes réformateurs, représentants de la génération de 1968, dominent la décision publique concernant la réforme économique. Pour le groupe rassemblé autour de Klaus et Dlouhý, il s’agissait des « old boys » que Klaus considérait comme « ses ennemis jurés » (Ježek dans [Husák, 1997, p. 110]). Klaus développa à cette période l’argumentaire qui a fait de lui le leader tchèque de la réforme radicale vers l’économie de marché. Dans ses nombreuses interventions télévisées et ses contributions régulières aux quotidiens nationaux, Klaus insistait sur la nécessité d’éviter toute nouvelle expérimentation gigantesque du type de celle qu’avait tenté le communisme et, pour cela, faire confiance non pas aux bureaucrates ou aux ministres, mais « aux forces impersonnelles du marché » (Klaus, 26 avril 1990). Dans une formule 10. Le prétendu conflit entre les deux anciens collègues de l’Institut de prévision économique a permis de médiatiser Václav Klaus comme le représentant puis comme l’artisan de la réforme radicale vers l’économie de marché. Il n’était pas le seul tenant d’un passage rapide à l’économie de marché, tant s’en faut. On trouvera davantage de précisions sur l’épisode du conflit entre Komárek et Klaus au sein du gouvernement tchécoslovaque dans [Hadjiisky, 2004, chap. 8]. 11. Stratégie pour une réforme économique radicale, document cité par [Suk, 2003, p. 403].
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restée célèbre, Klaus se faisait le chantre de « l’économie de marché sans adjectif », signifiant par là l’unicité du modèle capitaliste : « Après quarante années d’expérimentations vaines avec le système économique (et social), qui privilégiait la distribution des richesses à leur production, nous voulons revenir à un ordre normal, dans lequel il existe un lien inséparable entre la création et la distribution. Ce système est l’économie de marché, l’économie de marché sans aucun adjectif devant le mot clef de marché […]. Le communisme réformateur doit, pour utiliser en sens inverse l’expression que ses promoteurs aimaient tant employer par le passé, se retrouver dans les “poubelles de l’histoire” et ne doit pas recevoir la moindre chance, sous un nouveau étendard (mais avec les mêmes idéaux), d’empêcher ou de freiner les réformes et les changements dans notre pays » (Klaus, 29 mai 1990). Malgré ses victoires dans le domaine de la politique économique, Václav Klaus pouvait se sentir menacé dans son ambition d’apparaître comme l’unique leader de la réforme vers l’économie de marché. L’entreprise, jusque-là, était collective. Néanmoins, les membres de l’équipe klausienne ne devaient pas tous leur carrière politique à Klaus, tant s’en faut. Le Premier ministre tchèque pour le Forum civique, Petr Pithart, qui le connaissait depuis les séminaires en appartement qu’il organisait dans les années 1970 et 1980, avait promu Tomáš Ježek à la tête du ministère de la Privatisation. En 1991, c’est encore Pithart qui pensa à Jan Stráský pour le poste de vice-Premier ministre tchèque. Enfin, Dlouhý était allé à l’OF en décembre 1989 comme un concurrent de Klaus plus que comme son aide de camp. Tomáš Ježek, Vladimír Dlouhý et Roman Češka préférèrent d’ailleurs s’engager finalement dans l’Alliance civique démocratique (ODA) que de le suivre à l’ODS. Certes, la connivence de pensée et l’habitude de travailler et débattre ensemble qui existaient entre ces hommes, a facilité la conception puis la mise sur agenda de la réforme vers l’économie de marché en Tchécoslovaquie. Néanmoins, ce groupe fonctionnait comme un réseau entre égaux, où, certes, Klaus avait un rôle moteur, mais où il pouvait également être concurrencé. Ce qui n’était plus possible à l’ODS où la figure klausienne fut d’emblée construite comme centrale et omniprésente. Un événement supplémentaire avait certainement convaincu Klaus de la fragilité de sa position et de l’atout que constituerait l’appui d’un parti politique. Alors qu’il venait d’être élu au Parlement fédéral pour l’OF lors des élections de juin 1990, Václav Klaus avait évité de peu d’être écarté du gouvernement fédéral. L’attitude de Klaus, « son comportement personnel avec les collègues du gouvernement », avaient été critiqués pendant les négociations préalables à la formation du nouveau gouvernement12. Certains des membres 12. Petr Kučera rend compte de ce conflit dans son discours devant l’assemblée du Forum civique, le 30 juin 1990. Archives internes du KCOF.
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du gouvernement fédéral s’étaient fermement opposés à la reconduction de Václav Klaus dans ses fonctions de ministre des Finances. À la demande de ses opposants, le président Havel proposa à Klaus le poste non politique de gouverneur de la Banque d’État, qu’il refusa (Pithart, entretien, 1995). Le KCOF vint à l’aide de Klaus et obtint des opposants au ministre des Finances la reconduction de ce dernier, « à condition qu’il modifie son comportement vis-à-vis des collègues », qu’il soit coopératif et qu’il se conforme aux décisions collectives du gouvernement. Notons que, pendant l’assemblée post-électorale du 30 juin, les trois délégués de la Moravie du Nord, Tomáš Hradílek, Miroslav Macek et Petr Havlík, avaient pris la parole pour soutenir la candidature de leur député au gouvernement (Archives ; Havlík, entretien, 1997). Klaus pouvait sentir que le soutien, à ce moment décisif, était venu davantage de sa circonscription que de ses collègues économistes praguois.
Václav Klaus : du professionnalisme économique à la professionnalisation politique Dans ce contexte de forte compétition au sein même des forces « démocrates », Václav Klaus va s’appuyer sur le discours du libéralisme économique pour se singulariser face aux anciens dissidents qui avaient alors la haute main sur le Forum civique et, le domaine économique excepté, sur le gouvernement fédéral. Pour un nouveau personnel politique issu des milieux économiques de l’ancien régime, le rattachement au libéralisme économique a été une façon de contrer un autre libéralisme, représenté par les mouvements dits « civiques » en 1989-1990. Par leurs références et leurs discours, les anciens dissidents fondateurs du Forum civique étaient plus proches de la philosophie libérale classique. Ils insistaient sur l’autonomie du citoyen et sur l’importance des contre-pouvoirs constitutionnels, plus que sur le libre marché et la propriété privée. Autrement dit, le libéralisme tel qu’on l’entend aujourd’hui en Europe centrale et orientale est également le produit d’une compétition entre des conceptions concurrentes du passage à la démocratie libérale [Hadjiisky, 2001]. En 1990, Václav Klaus s’investit là où les dissidents semblaient peu désireux de le faire : dans la construction d’une organisation politique pérenne. Élu à la tête de l’OF par les échelons de la base en octobre 1990, il se consacre à la transformation du mouvement en parti politique. Cette option constitue une rupture considérable avec la philosophie du mouvement décentralisé et participatif que voulait être l’OF. Klaus est néanmoins suivi dans ce projet de « partisanisation » par toute une génération de militants intermédiaires du mouvement, qui ne disposent pas d’une légitimité autre que celle de leur appartenance à l’OF pour justifier leur accession à des postes de responsa-
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bilité politique. Avec l’aide de son collègue Josef Zieleniec ainsi que de son équipe de campagne morave13, Klaus construit une machine politique efficace autour de son leadership. Grâce à la captation des OF locaux créés pendant les mobilisations de 1989, l’ODS émerge alors comme le seul parti libéral capable de s’organiser rapidement sur l’ensemble du territoire comme un parti politique unifié, et non pas comme un parti de notables essentiellement installé dans la capitale. Václav Klaus et ses conseillers usent alors de la profession initiale du leader pour construire une symbolique politique qui met en parallèle le parti et l’entreprise. Les permanents rémunérés se dénomment managers (manažer) et sont placés au centre du travail politique au détriment des élus. Václav Klaus bâtit un discours politique qui restera longtemps le sien, faisant le lien entre les idées économiques du théoricien Klaus et la nécessité que lui et ses supporters ressentent, de construire un outil politique adéquat pour mettre en œuvre leurs idées et ambitions politiques. À la réunion de travail qui réunit Václav Klaus nouvellement élu à la tête de l’OF14 et les managers locaux et régionaux de l’OF, le leader prononce un important discours programmatique où il affirme : « En vue de nos activités futures, nous avons besoin d’un parti politique. Nous avons besoin d’un vrai parti politique, nous avons besoin d’un parti politique avec un programme clair, dont le cœur doit être la réforme vers une économie de marché fondée sur la propriété privée15. » Le discours klausien assimile « standards économiques » et « normalité politique » dans une même vérité objectivée, scientifique, avérée par l’expérience. Le cœur de son argumentation consiste à prévenir ses concitoyens contre toute nouvelle expérimentation. Klaus fait fréquemment le parallèle entre les « troisièmes voies » en économie et en politique, qui sont, à ses yeux, illusoires, dangereuses, voire criminelles. L’usage fait de la profession du leader Klaus permettait au parti de développer une communication électorale consistant à rassurer les électeurs potentiels, à leur proposer des certitudes là où les anciens dissidents évoquaient plutôt l’inconnu et la spécificité de la période de transition. Václav Klaus s’est essayé à « expliquer » la réforme économique aux Tchécoslovaques à longueur de meetings et de discours écrits ou oraux. Le registre professoral est abondamment employé, jusqu’à l’usage de formules ou graphiques mathématiques dans ses articles de ministre des Finances. Pendant les réunions ministérielles ou les 13. Aux premières élections libres de juin 1990, V. Klaus était tête de liste sur la liste du Forum civique en Moravie du Nord. 14. Le 13 octobre 1990, l’assemblée républicaine de l’OF élit en effet Václav Klaus à la tête du mouvement, avec plus de 70 % des suffrages. Face à lui se présentait Martin Palouš, un ancien dissident philosophe de formation soutenu par le Président Havel. 15. Retranscription de la réunion de travail du Forum civique, Olomouc, 8 et 9 décembre 1990 (Inforum, 1990).
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débats télévisés, Klaus faisait également fréquemment usage de ce registre, qui en impose aux auditeurs comme à ses adversaires16. À titre d’illustration, citons la réponse faite par Klaus en octobre 1991 à un journaliste l’interviewant sur l’un des sujets alors sensibles de la privatisation des grandes entreprises, l’éventualité – rejetée par Klaus et Ježek – de privilégier la participation des employés, en leur proposant d’abord l’achat des coupons de l’entreprise dans laquelle ils travaillent. Václav Klaus répond comme suit : « La théorie économique a réellement plusieurs fois montré clairement qu’une firme, dont les employés sont les propriétaires, ne se comporte pas de façon rationnelle. Je dois dire de façon un peu autoritaire que, en science économique, il s’agit d’une question résolue » (Klaus, 21 octobre 1991). L’ODS de Václav Klaus apparaît en ce sens comme l’exemple poussé à son extrême d’une tendance de fond de la politique est-européenne de l’après 1989 : la valorisation de la compétence et de l’image économico-managériale en politique, fondée sur une lecture économiste de la transition politique, qui fonde la sortie du soviétisme sur les « forces naturelles du marché ». Dans sa communication électorale, le parti tente de créer un lien d’identification avec un groupe de référence défini même s’il est sociologiquement large. Il se pose comme le parti de ceux qui veulent « aller de l’avant » et entreprendre. Véritable animal politique, Klaus dramatise les oppositions et se pose personnellement (seul contre tous) en pourfendeur des immobilismes de la société tchèque postcommuniste. L’ODS a effectivement pu s’appuyer sur la classe moyenne citadine, moderniste ou technicienne, tous niveaux d’étude confondus. Dans les années 1990, il a bénéficié d’un électorat exceptionnellement stable pour l’Europe centrale et orientale, avec un score autour de 30 %, à tous types d’élections.
La grande privatisation : un moment politique fondateur des nouveaux régimes ? L’exemple des privatisations de l’ancienne propriété d’État est particulièrement révélateur de l’approche différente adoptée en Tchécoslovaquie et en Pologne dans la politisation des réformes visant à la transformation de l’économie socialiste en économie de marché. Alors qu’en Pologne, les premiers gouvernements ont abordé en experts ce moment crucial de la réforme, l’équipe de Klaus en a eu rapidement une approche politique. D’après l’analyse du sociologue polonais W. Wiesolowski, la scission au sein de Solidarité répond à une logique qui oppose les intellectuels anciens conseillers de Solidarité et les leaders et militants syndicaux, avec à leur tête 16. Concernant le passage de l’OF à l’ODS, le rôle des régions dans la fondation de ce nouveau parti et l’émergence du leader Klaus, voir [Hadjiisky, 2004].
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Walesa [Wesolowski, 1993, p. 20-25]. Le gouvernement Mazowiecki compte essentiellement des représentants du premier groupe : Tadeusz Mazowiecki lui-même est un ancien éditorialiste de journaux catholiques indépendants, Leszek Balcerowicz est l’un des consultants de Solidarité, Jacek Kuron est historien de formation et dissident depuis les années 1960 quand il fut exclu du PZPR et emprisonné. Le gouvernement Mazowiecki était représentatif de la vision qu’avaient les dissidents de leur engagement politique en 1989. Ils voyaient dans la politique la mise en pratique de certaines valeurs et non la compétition pour le pouvoir. Vis-à-vis du corps social, ils entendaient dire la vérité à la population sur les conséquences négatives du programme de réformes et justifier leurs choix par des arguments théoriques. L’image d’une société unie dans un effort commun pour sortir du soviétisme a assez bien fonctionné pendant les six premiers mois de ce gouvernement. Néanmoins, pendant cette période, aucune politique de compensation sociale n’est venue remédier aux difficultés importantes provoquées par la restructuration des industries. La privatisation a donné lieu à de longues délibérations, qui ont eu lieu en cercle fermé, sans élargir le débat au reste de la société. Les nouveaux dirigeants n’ont pas, à cette occasion, construit de soutien tangible aux réformes économiques. Au contraire, ils ont adopté le modèle de la « réforme par décret », tel que le définit Adam Przeworski17, fondé sur la conviction que seule compte la qualité des politiques publiques engagées. Autre indice d’une certaine négligence vis-à-vis du facteur politique dans l’exercice du gouvernement : les premiers dirigeants de l’après communisme ont rapidement perdu le contact avec les organisations de base de Solidarité et des mouvements politiques locaux issus de Solidarité – les comités civiques [Gabowski, 1996]. C’est sur ces organisations que Lech Walesa a pu s’appuyer pour mener dès la fin de l’année 1990 une campagne contre ses anciens amis et demander de « changer d’air à Varsovie ». Avec Lech Walesa, élu président de la République contre Mazowiecki en 1991, une élite politique différente parvient au pouvoir. Moins connue et moins populaire que les membres du gouvernement Mazowiecki, elle est composée par les proches conseillers de Walesa au sein du syndicat, par des leaders régionaux et locaux, rapidement rejoints par de nouveaux hommes d’affaires. Ce nouveau personnel politique se distingue par le fait que sa légitimité n’est pas personnelle (comme dans le cas des intellectuels dissidents) mais dépend de Solidarité en tant qu’organisation.
17. Dans Democracy and the Market, Adam Przeworski oppose deux modèles de réformes : les réformes « par décret » lors desquelles les réformateurs passent « en force » la stratégie qui leur paraît la meilleure d’un point de vue économique et financier, et les réformes « par pacte », pendant lesquelles les gouvernants négocient en amont le soutien de l’opposition et des syndicats [Przeworski, 1991].
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À l’inverse, la longévité politique de Václav Klaus s’explique par la conjonction entre l’image du professionnel, très valorisée dans une période où les idéologies semblent obsolètes, et le souci constant d’alimenter un lien direct avec la population. Le leader a tenté de faire du libéralisme économique un véritable projet de société. Lors de la mise en place de la privatisation de masse en deux vagues, en 1992 et 1993, les deux facettes constituant l’image de leader de Václav Klaus à l’époque, sont réunies. Le « professionnel » : Klaus est reçu par universités américaines pour exposer son plan de privatisation par coupons, qui l’a fait connaître à l’étranger et a assis pour longtemps sa notoriété et son image de « meilleur élève de l’Europe de l’Est ». Le « démagogue » : le leader de l’ODS recherche la constitution d’un soutien populaire aux réformes. La modalité de privatisation choisie assurait la mise en place rapide de la privatisation, maîtrisant le facteur temps, à propos duquel Klaus avait critiqué les projets de réforme concurrents. Mille six cent entreprises d’État ont été concernées pour la seule République tchèque. La rapidité était présentée comme un gage d’efficacité. Le choix de la privatisation par coupons au détriment de la vente aux enchères a été un coup politique réussi pour une seconde raison, sans doute la plus décisive. Six millions de personnes sont devenues actionnaires et ont constitué le socle d’un soutien électoral solide pour le tout nouveau parti de Václav Klaus. Une enquête sociologique effectuée en 1996 montre une corrélation claire entre la participation à la privatisation par coupons et le vote ODS, ainsi que, plus généralement, avec le soutien au libéralisme économique18. Ce n’est pas un hasard si le lancement de la première tranche de la privatisation par coupons a eu lieu à la veille des élections de juin 1992, qui amenèrent l’ODS (créé une année auparavant) au pouvoir. Instrumentalisée politiquement de façon positive en République tchèque, la privatisation a pu provoquer une grande inquiétude sociale en Pologne. Dans la transition tchèque, l’économie a bénéficié d’une construction identitaire de ce qu’on pourrait appeler l’entre-soi. Le lancement de la privatisation par coupons en 1992 a été le point d’orgue de ce capitalisme populaire particulier qui a fait l’originalité de la politique gouvernementale de l’ODS. Alors que le gouvernement Mazowiecki avait échoué à faire participer la population à une des entreprises les plus vastes et les plus symboliques du postcommunisme, Václav Klaus, encore ministre des Finances, lançait « sa » privatisation par coupons à la veille des élections législatives de 1992. Le marché a paru « accessible à 18. Selon cette enquête menée auprès de 1 459 Tchèques en janvier 1996, la participation aux deux vagues de la privatisation de masse augmentait d’un quart la propension à soutenir le « système à marché libre », augmentait de 12 % la probabilité de voter pour la coalition gouvernementale menée alors par l’ODS, et abaissait de 62 % la probabilité de voter pour le Parti communiste de Bohême et Moravie. [Earle, Gehlbach, Saková et Večerník, 1997].
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tous », non en termes simplement consuméristes, mais actifs, pour « faire sien » (et se sentir partie prenante à) ce que la plupart des réformateurs est-européens présentaient comme un apprentissage difficile et coûteux. Cet exemple montre à quel point le « professionnalisme » a été, dans le cas tchèque, un mode de légitimation plus encore qu’un mode de gouvernement. Le critère déterminant dans le choix de la modalité de privatisation a été le critère politique, autant si ce n’est davantage que la rationalité économique. De façon prévisible, c’est bien ceci qui est aujourd’hui (a posteriori) reproché aux gouvernements de Václav Klaus.
Conclusion La valorisation de la compétence économique en politique n’est pas une spécificité est-européenne, tant s’en faut : c’est une tendance générale des démocratisations (voire des démocraties) contemporaines. Néanmoins, pour comprendre la portée de l’insistance sur l’efficience économique en Europe centrale et orientale, il faut se reporter au contexte spécifique de sortie du soviétisme. L’économie a été le lieu d’une rupture avec l’ancien système. Là où les économistes chiliens par exemple, insistaient sur les vertus de la continuité par rapport aux dangers des ruptures trop brutales19, les économistes libéraux est-européens sont apparus au contraire comme les fers de lance de la seule radicalité légitime à l’heure où les idéologies étaient tombées en désuétude : le marché, qui est accompagné de tous les signes extérieurs de la rupture proprement révolutionnaire, thérapie de choc, sentiment d’urgence, volonté d’œuvrer pour qu’aucun « retour en arrière ne soit plus possible ». Nous rejoignons donc Andreas Pickel lorsqu’il évoque, à propos des pays de l’Europe postcommuniste, « la force de la position néolibérale lorsqu’elle est vue comme une idéologie de transformation » [Pickel, 1995]. Certes, les options libérales professées par Balcerowicz en Pologne et par Klaus en Tchécoslovaquie rencontraient les attentes des organismes internationaux. Les compétences comme le style politique valorisés étaient à l’unisson des recommandations du FMI. La nouvelle élite responsable de la politique économique et financière était composée de réformateurs libéraux qui se présentaient comme les « hommes de la situation » pour la mise en place de l’économie de marché. Plus prosaïquement, il était décisif pour ces systèmes en voie de libéralisation monétaire, d’obtenir le soutien des 19. Par contraste avec le discours des économistes tchèques, il est intéressant de noter le jugement d’un économiste chilien d’obédience socialiste cité par Veronica Montecinos et John Markoff : « Les économistes sont précieux en période de transition politique parce qu’ils favorisent la continuité ; ils ne pensent pas les choses en termes de changements radicaux » [Montecinos et Markoff, 1993, p. 18].
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organismes financiers internationaux. La plus grande incertitude accompagnait la mise en place de la convertibilité du zloty en 1990 et de la couronne tchèque en 1991, d’autant que le contexte était celui d’une faible réserve de devises étrangères. L’obtention, par la Pologne, du prêt d’un milliard de dollars pour créer un Fonds de stabilisation a été dans ce contexte, un atout incontestable pour le nouveau gouvernement polonais. L’économiste de renommée internationale Jeffrey Sachs, ainsi que son collègue David Lipton (futur membre de l’administration Clinton), vinrent en Pologne en 1989-1990 et eurent un rôle non négligeable dans la réduction de la dette extérieure polonaise. Néanmoins, on comprend mal l’engouement provoqué par le libéralisme économique en Europe centrale si, comme ses détracteurs, on s’arrête à la banalité d’une pensée économico-politique d’imitation et à la dénonciation du « goût pour le pouvoir » ou de l’opportunisme des nouvelles élites politiques et économiques est-européennes. Pour saisir l’ancrage durable du libéralisme économique dans le discours politique en Europe centrale et orientale, il faut en comprendre la portée symbolique, voire utopique. La lecture économiste de la transition, qui place le marché au cœur du processus de transformation politique et sociale, s’accompagne, de fait, d’un grand conservatisme politique, surtout comparé aux idéaux de Solidarité ou de la « révolution de velours ». Aux yeux des fondateurs de l’ODS, notamment, le caractère conventionnel et standard du parti signifiait simplement que l’originalité des structures politiques importait peu et qu’il s’agissait de mettre en place au plus vite le seul moteur réel des transformations sociales de l’après-communisme, c’est-à-dire le marché. L’utopie politique était à proscrire, de même que toute « troisième voie ». L’utopie était ailleurs, précisément dans cette foi en la transformation sociale et politique par la seule vertu des « forces naturelles du marché ». Pour Václav Klaus, « la base de la liberté civique est la liberté économique20 ». On est ici au cœur de la question de la « démocratie de marché » qui, au sens de l’administration Clinton, peut se résumer à l’adage selon lequel on commerce mieux entre démocraties ; dans un autre sens, le marché est censé représenter la base la plus sûre de la démocratie selon le modèle libéral de création d’un espace public. On peut considérer à l’inverse que le marché ne peut s’abstraire des relations sociales qui le constituent et du substrat sociologique qui va lui donner corps (le contexte social et relationnel dans lequel vont être mises en place les réformes). Ceci se vérifie également dans le cas tchèque : les transformations de la propriété initiées par les vagues de privatisations sont tout sauf le passage simple du public au privé. Elles produisent autre chose, 20. Citation tirée d’une interview accordée par Václav Klaus à la revue Forum le 19 novembre 1990, au lendemain de son élection à la tête du Forum civique.
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Élites et pouvoirs dans les démocraties en formation
où on retrouve des aspects de continuité dans la rupture21. Reste que, d’un point de vue politique, le néolibéralisme constitue une idéologie de combat et d’autolégitimation pour toute une génération d’économistes devenus hommes politiques.
Liste des sigles utilisés KCOF : Koordinační Centrum Občanského Fóra : Centre de coordination du Forum civique, Prague. KSČ : Komunistická strana Československá : Parti communiste tchécoslovaque. OF : Občanské Fórum : Forum civique. PZPR : Polska Zjednoczona Partia Robotnicza : Parti ouvrier unifié polonais. VPN : Verejnost proti násiliu : Public contre la violence, Bratislava. VŠE : Vysoká ekonomická škola : École supérieure d’économie, Prague.
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21. Pour une analyse économico-institutionnelle du phénomène, on se reportera à l’étude que font David Stark et Laszlo Bruzst des privatisations tchèques, hongroises et polonaises. Les auteurs montrent la complexité de la structure de propriété qui est issue de la privatisation tchèque. Pour eux, « en aucun cas la transformation de la propriété n’est une simple transition du public au privé » [Stark et Bruszt, 1998, p. 164-165].
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L’adhésion à l’économie de marché des nouveaux sociaux-démocrates de l’Est. Le cas roumain
Sorina Soare Malgré les scénarios pessimistes du début des années 1990, le démantèlement des régimes communistes rime avec le maintien de leurs organisations les plus visibles : les partis communistes. Dans presque tous les pays de la région, le paysage politique comporte des partis issus des anciennes structures communistes dont la reconversion plus ou moins rapide à la social-démocratie devient synonyme de stratégie réussie de pénétration politique, une véritable success story [Grzymala-Busse, 2002], et cela malgré des reculs symboliques, comme ce fut le cas de la cuisante défaite de l’Alliance de la gauche démocrate (SLD) aux élections de 2005. Néanmoins, le bilan général est plutôt positif pour ces partis. Débarrassés d’une élite de premier niveau, encombrante parce que trop connue, et « délégitimante » car associée au passé, les partis ex-communistes entament un processus de reconversion basé sur un gain progressif de crédibilité nationale et internationale, un attachement à la démocratie mais, également, un remodelage de leur identité politique. De ce point de vue, l’enjeu économique est fondamental. Une fois revenus au pouvoir, ces partis doivent prouver la consistance de leur reconversion en devenant les gestionnaires d’une politique libérale de réforme économique. Leur examen de crédibilité est aussi, voire surtout, un examen d’économie. C’est ce dernier aspect que nous allons analyser dans le cas roumain. Une précision nous semble essentielle concernant la distinction entre les différents parcours génétiques de la social-démocratie dans la région. Plus précisément, trois chemins idéal-typiques peuvent être identifiés. Premièrement, il s’agit du dégel des traditions social-démocrates que ces pays avaient connues avant la deuxième guerre mondiale. L’exemple le plus connu dans la région est celui du Parti social-démocrate tchèque (CSSD). En Roumanie, cet espace est occupé par le Parti social-démocrate roumain (PSDR).
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Deuxièmement, il s’agit d’une véritable trajectoire de reconversion ou d’adaptation des anciens partis communistes. Cette stratégie de respectabilité [Neumayer, 1998, p. 97] ne suit pas la même trajectoire d’un pays à l’autre. Si, par exemple en Hongrie, le Parti communiste affirme ouvertement sa reconversion et se transforme en Parti social-démocrate magyar (MSzDP), en Roumanie une telle transparence est absente. Le Front du salut national (FSN) apparaît comme le continuateur indirect du Parti communiste roumain (PCR). Il n’a jamais accepté publiquement cette descendance, en clamant au contraire une identité révolutionnaire issue des évènements de décembre 1989. Une troisième trajectoire possible est la construction d’identités nouvelles. Dans cette catégorie figure le parti issu des structures de Solidarnosc : l’Union du travail (UP) en Pologne. Dans le cas roumain, il est difficile de situer le Parti démocrate (PD), créé comme branche du FSN, dans le bloc des partis reconvertis. Dès la scission de 1992, le PD a essayé de coloniser une partie du champ électoral roumain qui n’était pas accessible au FSN à l’origine. Sa trajectoire politique s’apparente davantage à une stratégie de construction d’une identité négative par blanchiment (se distinguer par rapport au FSN d’Iliescu) qu’à un projet politique novateur. Dans ce schéma, un cas à part concerne la continuité presque ininterrompue du Parti communiste de la Bohême et de la Moravie (KSCM). Pourquoi analyser le cas roumain ? La Roumanie est le seul pays de la région qui ait connu, depuis 1990, un gouvernement où des représentants de cette famille politique ont détenu le poste de Premier ministre avec P. Roman, N. Vacaroiu et A. Nastase. La visibilité de cette famille politique est d’autant plus forte qu’elle a obtenu la majorité des portefeuilles ministériels et, également, la présidence de la République de 1990 à 1996 et de 2000 à 2004, puis de décembre 2004 à 2005, lors du réalignement identitaire du PD. D’ailleurs, même là où l’alternance semble limiter cette visibilité politique, l’USD (Union social-démocrate) prend la deuxième place dans le gouvernement de coalition de 1996 à 2000, tandis que le PD gère en collaboration avec les libéraux la politique roumaine entre 2004 et 2005. À présent, suite au réalignement du PD de juin 2005, la Roumanie connaît son premier gouvernement depuis décembre 1989 sans aucune présence social-démocrate.
. Suite à l’adoption d’une identité populaire en juin 2005 et à la collaboration annoncée avec le Parti populaire européen (PPE), le PD induit une simplification du champ social-démocrate roumain. Actuellement, le PSD est le seul collaborateur du PSE en Roumanie. Bien que le PD ait plaidé au début pour le statu quo identitaire et ait cité l’exemple des sociaux-démocrates portugais collaborateurs du PPE, la doctrine officielle du parti est, depuis juin 2005, celle des partis populaires. En parallèle, P. Roman fait son retour en politique en proposant la création d’un pôle de réflexion sur la social-démocratie roumaine.
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On procède à une analyse des parcours de reconversion des anciens partis communistes en adoptant, dans un premier temps, une vision générale de la région. Puis dans ce contexte, on mène une analyse plus spécifique du cas roumain.
L’initiation accélérée des anciens partis communistes à la démocratie Quelque soit le comportement des partis communistes avant, pendant ou après la défaite du régime communiste, la fin de celui-ci ne fut guère synonyme d’une remise en question de ces partis, sauf aux plus hauts niveaux de la hiérarchie [Mink et Szurek, 1999, p. 176 ; Baylis, 1998, p. 278-279]. Une fois passé le seuil critique de 1989, la principale tâche des partis communistes concernait surtout l’acquisition d’une légitimé démocratique et, en second lieu seulement, une définition identitaire précise. En effet, si les partis historiques bénéficiaient automatiquement d’un label démocrate conféré par l’héritage des « victimes du communisme » et par une idéalisation du caractère démocrate des régimes précommunistes, les partis « reconvertis » devaient quant à eux acquérir progressivement une triple légitimité. Plus précisément, il s’agissait d’obtenir trois sources de légitimité : l’attachement à la démocratie, un statut de parti fréquentable à l’échelle internationale et nationale et une appellation contrôlée (à savoir social-démocrate ou socialiste). Le défi qui se pose alors ne se limite ni à l’observation du retour de ces partis au pouvoir, en 1993 en Pologne et, en 1994 en Hongrie, ni à leur maintien au pouvoir comme dans les cas bulgare et roumain. La « peur du rouge » qui a accompagné ces retours ne se retrouve plus au moment des alternances qui se succèdent, en 1997 et en 1998, pour la Pologne et la Hongrie, et, en 1991 et en 1996, pour la Bulgarie et la Roumanie. Par conséquent, après 1989, l’on passe de « la mauvaise surprise » de la première percée des partis sociauxdémocrates à « sa banalité » [Hermet, 1998, p. 11]. Comment expliquer la réussite d’une famille politique qui était censée disparaître dans la région ? L’argument de la tradition historique est difficilement défendable. Il peut être appliqué au cas tchèque mais pour les autres pays la pertinence des lignages précommunistes est limitée. L’expérience roumaine est d’autant plus problématique que la culture social-démocrate y est parmi les moins développées de la région. Partant de racines historiques faibles et d’une allergie aux idéaux traditionnels de la gauche [De Waele, 1993, p. 178], il était plutôt tentant de prédire, en 1989, un scénario catastrophe pour ces partis. Autrement dit, la gauche semblait être condamnée à disparaître. D’ailleurs, ce rejet paraissait devoir être d’autant plus important que, pendant la même période, l’Europe occidentale connaissait plus largement une crise idéologique et identitaire de ses modèles sociaux-démocrates.
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Les anciens partis communistes doivent faire face à une véritable crise de crédibilité et, à ce propos, Orenstein [1998, p. 473] conclut que le succès des partis successeurs dépend principalement de l’acquisition d’une crédibilité fondée sur une attitude favorable aux réformes et à l’Europe. La gestion de cette stratégie valorise le bénéfice indirect des liens institutionnels antérieurs avec les syndicats, l’élite économique de la nomenklatura et d’autres groupes économiques.
Une crédibilité tirée de l’appui aux réformes La crédibilité par rapport aux réformes peut résulter de la démonstration d’un attachement à la démocratie. En même temps, la nouvelle social-démocratie de l’Est naît en étant quasiment obligée de se repositionner rapidement sur le versant maximaliste de la politique économique – du côté de la thérapie de choc. Ainsi, dans ces anciennes démocraties populaires, Seiler observe que l’attitude vis-à-vis de la transition économique a alimenté la construction d’une opposition transitoire entre les maximalistes, « partisans de la transition la plus brève possible vers l’économie de marché libérale », et les minimalistes, « tenants d’une transition sensible aux coûts sociaux qu’elle peut entraîner » [Seiler, 1993, p. 345]. Ce conflit fonctionnel coïncide avec un clivage politique opposant les postcommunistes aux héritiers de la résistance démocratique. Dès lors, partout dans la région, les anticommunistes sont mécaniquement associés à une vision maximaliste de la réforme tandis que les partis ayant leurs racines dans le passé communiste sont associés à une vision minimaliste, synonyme d’entrave à la démocratisation. Il y avait une sorte d’association obligée entre le credo politique en faveur de la démocratie et son corollaire économique libéral tout comme entre une attitude considérée antisystème, issue de l’enracinement dans l’ancien régime, et une vision économique moins réformatrice. Au niveau de toute la région, la survie de la social-démocratie passe ainsi par le reniement d’une vision « étatiste » stricte de l’économie et un basculement obligé dans le camp des partisans d’une réforme poussée de l’économie, accompagnée de coûts sociaux majeurs. Le cas roumain illustre parfaitement cette tendance. Au début de l’année 1990, la conservation des acquis sociaux offre une puissante justification pour l’immobilisme politique, mais cette prise de position entre en contradiction avec la volonté de reconversion extérieure des partis sociaux-démocrates qui doivent prouver leur changement. Le FSNPD, dans un premier temps, le FDSN-PDSR ensuite, entament un glissement de positions favorables à la protection des acquis sociaux vers des positions plus libérales, suivant les critères exigés par les créditeurs internationaux ou par l’Union européenne. Un modèle identitaire bien particulier en découle : nulle part à l’Est, la social-démocratie ne réussit à devenir une « culture »,
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partout elle apparaît comme un « label politique », à savoir une appellation légitimante octroyée de l’extérieur.
Une crédibilité tirée de l’adhésion au projet européen L’attachement au projet d’intégration européenne joue le rôle de preuve implicite d’attachement à la démocratie, de reconversion accomplie. En tant que parti de gouvernement, l’attachement à ce projet fut prouvé par la gestion effective des étapes du processus de négociation et d’adhésion par les sociaux-démocrates. On le voit bien dans le cas du SLD polonais ou dans celui du PDSR roumain où les réticences initiales par rapport à l’intégration européenne sont rapidement abandonnées une fois que la participation au gouvernement oblige à un double pragmatisme. D’une part, la position de parti de gouvernement limite l’espace de la stratégie politique, d’autre part les partis issus des structures communistes saisissent rapidement cette occasion pour se transformer. Ajouté au test réussi de la politique économique, le test européen renforce la crédibilité internationale des ex-communistes. Le bémol qui reste toujours d’actualité concerne la crédibilité moindre dont jouissent ces partis dans leur pays. Au niveau national, malgré l’effondrement de certains tabous, la capacité de ces partis à participer à des coalitions reste limitée, ce qui explique la collaboration tardive du SLD avec l’UP en Pologne. À part ce volet institutionnel européen, les partis sociaux-démocrates de la région bénéficient d’une onction « identitaire » importante et d’une preuve de crédibilité renforcée en ayant accepté de collaborer avec l’Internationale socialiste (IS) et le Parti socialiste européen (PSE). Pour eux, l’adhésion à l’IS apparaissait comme une « consécration » [Mink et Szurek, 1999, p. 75] de leur caractère démocratique et de leur caractère politiquement fréquentable en tant qu’acteurs sociaux-démocrates. Pour l’IS et, surtout pour le PSE, il s’agit d’élargir leur réseau de collaborations stables, en vue d’une collaboration future au Parlement de Strasbourg.
Nouvelle organisation ou héritage du passé Du point de vue des réseaux de collaboration, la reconversion, transparente ou opaque, des partis communistes de la région bénéficie des liens précédemment établis avec certaines structures territoriales, à savoir des réseaux de diffusion préférentielle de l’information ou d’une structuration organisationnelle, facilitant par ailleurs leur représentation au niveau national. En matière économique, ces partis bénéficient indirectement de l’efficacité de la transformation capitaliste et de la privatisation des capitaux ayant appartenu à l’État. Cette reconversion économique est très intéressante au niveau de l’accumulation de capital et de l’appui ultérieur accordé à la reconversion
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politique. Au niveau des ressources humaines, ces partis conservent, par le biais de leurs réseaux, un contact avec une pépinière de compétences professionnelles et techniques plus riche que celle des autres partis, souvent regroupés autour d’une dissidence formée d’« idéalistes », et non pas de « spécialistes », de la politique. Les partis sociaux-démocrates semblent triplement profiter du passé : ils utilisent partiellement les réseaux organisationnels, les réseaux des professionnels de la politique ou de l’administration et leurs réseaux économiques pour s’adapter aux nouvelles conditions et accumuler des capitaux de montants significatifs. Pour tirer parti de tous ces avantages – même s’ils ne sont pas visibles partout avec la même intensité –, il est impossible d’éviter des trajets politiques particulièrement sinueux. Tout en bénéficiant d’avantages évidents, la reconstruction des partis concernés coïncide avec une triple invention. Il ne s’agit pas d’une récupération automatique des réseaux organisationnels, des ressources humaines ou professionnelles et des capitaux économiques. Les partis reconvertis feront, partout dans la région, valoir ce triple capital réadapté qui, non seulement garantit leur survie, mais également leur prééminence politique.
Le profil des sociaux-démocrates roumains Avant d’analyser la construction de la légitimité démocratique des partis sociaux-démocrates roumains, il convient de rappeler la constance de leurs résultats électoraux (tableau 1). Gagnant avec deux tiers des mandats parlementaires en 1990, le FSN s’impose comme un acteur hégémonique de la vie parlementaire roumaine. Deux années plus tard, il conserve sa première place mais avec seulement 27 % des voix et des possibilités limitées de créer une coalition. De plus, des formules alternatives social-démocrates s’imposent, dont notamment la scission autour de P. Roman (PD) qui cumule 10 % des choix électoraux. Dans ce contexte, les élections de 1996 sont interprétées comme le seuil du passage effectif de la Roumanie à la transition démocratique. Malgré un résultat électoral similaire, le nouveau PDSR est isolé face à une large coalition regroupant la CDR, les démocrates de P. Roman et l’Alliance des Magyars (RDMDSZ). Trois partis sociaux-démocrates sont représentés au Parlement, mais leurs réseaux de collaboration sont peu développés. Les alliances horizontales, basées sur une identité politique partagée, sont inconcevables dans un Parlement dominé par des oppositions ayant des racines historiques. Quatre années plus tard, le PSD fait son retour dans le gouvernement et assure sa stabilité parlementaire en collaborant avec le PSDR historique et les humanistes. Les dernières élections donnent la victoire électorale au PSD qui,
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faute de trouver une possibilité de coalition, se retrouve dans l’opposition suite à la collaboration de dernière minute de la RMDSZ, des humanistes et de l’Alliance Justice et Vérité (DA). On notera l’existence d’une gauche plurielle en Roumanie scindée par une opposition généalogique entre les anciens et les nouveaux. Bien que les deux piliers de cette structuration spécifique puisent leurs origines dans la même proto-organisation, le FSN, leur capital politique est profondément marqué par leur évolution divergente. Le PSD et le PD se refusent réciproquement Tableau 1. – Le vote pour les partis sociaux-démocrates Année électorale
Partis
1990
1. FSN
1992
% de votes Chambre des députés 66,31 %
2. PSDR
0,53 %
1. FDSN
27,7 %
2. CDR
20,0 %
Répartition des mandats à l’intérieur de la CDR — PNTCD
15,85 %
— PNL-AT
13,41 %
— PSDR
12,19 %
— PER
4,88 %
— PNLCD
3,66 %
3. FSN 1996
50 %
— PAC
10,2 %
1. PDSR
21,52 %
2. USD
12,93 %
Répartition des mandats à l’intérieur de l’USD
2000
— PD
81,13 %
— PSDR
18,86 %
1. PSD
36,61 %
Répartition des mandats à l’intérieur du PSD — PDSR
92 %
— PSDR
4%
— PUR 2004
4%
2. PD
8,99 %
1. UN
36,63 %
Répartition des mandats à l’intérieur de l’UN — PSD — PUR 2. DA
86 % 14 % 31,33 %
Répartition des mandats à l’intérieur de l’USD — PNL
57 %
— PD
43 %
Source : Bureau électoral central et Stoica [2004].
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la qualification de social-démocrate et construisent des stratégies électorales en évitant systématiquement toute alliance horizontale qui permette une réunification de la « gauche ». L’acteur incontournable de la social-démocratie roumaine est le FSN. Issu des événements de décembre 1989, le FSN sera vite associé à une tentative de réforme de l’ancien régime et non à une rupture crédible avec celui-ci. En Roumanie, par rapport au reste de la région, c’est le FSN qui était censé jouer le rôle d’organisation coordonnant la gestion postcommuniste dans un univers politique désormais fractionné. En même temps, le FSN incarne le mouvement le plus proche d’un héritier du PCR, et cela malgré l’existence d’un autre parti qui a officiellement revendiqué cet héritage, le Parti socialiste du travail (PSM). La disparition du PCR dès décembre 1989 a rendu la vie politique roumaine très ambiguë. Parce que les ennemis politiques disparaissent (l’exécution du couple Ceausescu, les procès des hauts dignitaires retransmis en direct sur la chaîne de télévision nationale, la disparition du PCR), le questionnement du passé perd des points de repère clairs. La Roumanie est ainsi le pays où la rupture avec le passé s’avère la moins nette, où 1989 n’est pas l’amorce d’un nouveau lien social en vue de (re) construire la démocratie, mais un facteur de division. Un clivage social majeur prend forme. Il distingue, d’un côté, ceux pour qui cette date représente la source d’une manifestation populaire et, donc, une légitimité incontournable pour le nouveau régime et pour son gestionnaire principal, le FSN. De l’autre côté du clivage social, les contestataires de cette légitimité étendent leur critique à la volonté même du FSN de rompre avec le passé. Dès lors, le FSN n’est un mouvement dissident qu’en apparence car, au moment même de l’annonce de sa candidature aux élections de 1990, la plupart des dissidents qui y avaient adhéré quittent ses structures. Il reste essentiellement la matérialisation d’un essai de reconversion indirecte et partielle des leaders politiques et des structures de l’ancien régime. Les limites de cette reconversion tiennent à sa concentration sur un groupe de l’élite de l’ancien régime et non à une transformation organisationnelle fondamentale du PCR. Malgré l’idée de cohésion mise au centre de son image identitaire, en 1992 le FSN se scinde en deux mouvements qui vont devenir les piliers de la social-démocratie roumaine. Tout d’abord le FSN, autour de P. Roman, va rapidement adopter l’appellation de PD en construisant son identité à la fois comme social-démocrate et anticommuniste, voire anti-FDSN. En parallèle, le Front Démocrate du Salut National (FDSN) poursuivra, autour de I. Iliescu, un changement plus lent, adoptant en 1993 l’appellation de Parti de la social-démocratie de Roumanie (PDSR). Mais c’est surtout après la défaite électorale de 1996 que le PDSR abandonne son identité révolutionnaire en
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mettant l’accent principalement sur une identité social-démocrate. De ce point de vue, sa nouvelle dénomination, adoptée en 2001, de Parti social-démocrate (PSD) est d’autant plus importante qu’elle confirme sa fusion avec le représentant de la social-démocratie historique. Depuis lors, le PSD tend à se présenter comme incarnant plus d’un siècle de tradition social-démocrate. En parallèle, le PD intègre le pôle anticommuniste et participe au gouvernement entre 1996 et 2000 en alliance avec la CDR pour revenir au pouvoir en décembre 2004 en alliance avec les libéraux.
L’environnement économique En Roumanie, encore plus que dans le reste de la région, la nouvelle socialdémocratie est marquée dès ses origines par un manque de crédibilité quant à son attachement à la démocratie. Les dérives de l’année 1990, à savoir les violences interethniques de Târgu Mures et la répression des manifestants anticommunistes de la place de l’Université, vont faire apparaître le FSN comme un mouvement antisystème. Plusieurs autres éléments appuient cette perception, notamment les réticences du président Iliescu à reconnaître le capitalisme comme étant le but du changement de 1989. Sa vision d’une troisième voie hybride traduit les hésitations du leader du FSN quant à une rupture complète avec l’ancien régime. Ces hésitations se retrouvent également dans la gestion de la politique économique du début de la dernière décennie du siècle passé. Au sortir du régime communiste une constatation amère s’impose. La politique de « croissance appauvrissante » [Daianu, 2000] menée par le régime Ceausescu a fragilisé la rentabilité de l’économie roumaine, fondée sur des excédents commerciaux réalisés grâce à la réduction massive des importations. On en a conclu que « la réduction forcée de la dette externe des années 1980 (en réalité, une thérapie de choc sui generis) a amplifié le déclin de la compétitivité de l’économie, a exacerbé les déséquilibres sectoriels, a augmenté les manques en réduisant la consommation de la population » [Daianu, 2000, p. 203]. L’économie hypercentralisée qui caractérisait la fin du régime communiste n’avait pas la souplesse nécessaire pour résister au test de la libre concurrence. Les partenariats commerciaux privilégiés avec des pays moins développés, prêts à accepter des produits d’une moindre qualité à des prix accessibles et avec des prêts intéressants, ont rendu la reconversion économique encore plus difficile [Ben-Ner et Montias, 1991, p. 164]. En évitant une thérapie de choc, les réformes économiques du début des années 1990 ont parcellisé l’économie sans déclencher la dynamique nécessaire à sa restructuration. De plus, cette première période de la transition économique se caractérise en Roumanie par une « incohérence systématique des politiques » [Daianu, 2000, p. 203] qui se reflète dans une baisse constante du
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PIB réel au cours des trois premières années. Par la suite, entre 1995 et 1996, la Roumanie enregistre une croissance économique fragile. La hausse du PIB, la baisse de l’inflation et la tendance à la hausse des exportations annoncent une période de détente. Mais, en parallèle, le déficit de la balance commerciale s’alourdit et, dès 1996, la situation économique se détériore, l’inflation recommence à croître, les réserves monétaires de la Banque nationale diminuent, la dette externe flambe, les accords avec le FMI sont en crise. L’année 1996 s’achève cependant dans l’enthousiasme dû au changement et aux espoirs liés à l’alternance politique. Sous la gestion du PDSR, la Roumanie peinait à se détacher d’une politique de contrôle économique, les privatisations restaient partielles, les subventions étaient maintenues, le lourd héritage et la baisse de la productivité ne faisaient qu’accentuer les effets pervers d’une réforme économique conduite au ralenti. En 1996, l’alternance politique est placée sous le signe d’une réforme radicale rapide. Le nouveau gouvernement présente un programme de réforme visant à redresser l’économie. La première décision du gouvernement est la libéralisation des prix de l’énergie, des produits agricoles et des services publics. Des mesures de réduction des impôts et des taxes et d’élimination des subventions furent également mises en œuvre ainsi que la libéralisation du marché des changes, ce qui aura pour conséquence la dépréciation de la monnaie nationale dont le taux de change avec le dollar passera de 4 000 lei/1 dollar en décembre 1996 à 9 000 lei/1 dollar, en février 1997 [Daianu, 2000, p. 212]. Une nette dégradation de la qualité de vie accompagne la détérioration économique, le chômage passe de 8,8 % en 1997 à 10,3 % en 1998 et 11,8 % en 1999, pour baisser en 2000 à 10,5 % [Goruppi, 1999 et 2001]. Compte tenu de la difficulté de mener une réforme accélérée, en 1999, la Roumanie fait défaut sur le paiement de sa dette extérieure et connaît une baisse significative des réserves de la Banque nationale. La situation de crise est évitée de peu. En 2000, la reprise économique se fait jour après trois années de récession. Depuis lors, l’économie roumaine se situe sur une tendance de croissance soutenue, tirée au début par les exportations, puis par une hausse cumulée de la consommation et des investissements. Dans cet environnement économique, et d’évolution des réformes en Roumanie de 1989 à nos jours, deux périodes peuvent être identifiées. Une première période est marquée par les politiques confuses de 1989 à 1996 et une seconde période est celle de la généralisation d’une volonté de rupture économique, de 1996 à nos jours. Le mandat législatif du PSD de 2000 à 2004 s’inscrit donc dans une logique de continuité par rapport à l’alternance de 1996, tant dans son volet politique (intégration européenne) que dans son aspect économique (critères économiques d’adhésion à l’Union européenne). Ceci illustre la convergence avec le paysage social-démocrate de la région. Les deux partis représentant la social-démocratie roumaine embrassent le
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même credo économique et basculent rapidement vers le versant maximaliste au sens de Seiler. Le seuil économique de l’initiation à la démocratie est définitivement franchi. Comment s’explique alors la bifurcation entre les deux acteurs sociauxdémocrates roumains ? Pour répondre à cette question, il faut examiner ce que nous avons nommé les labels de qualité obligés des partis roumains s’agissant d’abord du PD puis du PSD.
La transformation du Parti démocrate En guise de confirmation de la rupture et de la volonté de se démarquer de ses propres origines, le FSN de Roman, dès mars 1993, change de nom pour devenir le PD. Bien que son origine révolutionnaire ne soit pas complètement abandonnée, le PD procède rapidement, en 1992, à un changement politique et, en 1993, programmatique. Le premier consiste à se détacher de l’image du FSN. Le PD peut ainsi commencer à développer sa visibilité internationale et affirmer sa volonté d’intégration aux structures social-démocrates européennes et internationales. Cette volonté se confirme en 1992 lorsque P. Roman est invité à participer au congrès de l’IS de Berlin. Deux ans plus tard, l’IS entame officiellement son rapprochement avec le parti roumain, excluant ouvertement le PDSR. Cette position influence la collaboration du PD avec le PSDR historique et garantit indirectement leur intégration dans une coalition de gouvernement de 1996 à 2000. La transformation politique du PD est ainsi parachevée. Par rapport à ses origines, le changement programmatique du PD concerne notamment l’adoption de la social-démocratie comme identité déclarée. Plus encore, le PD se déclare être un parti de la page blanche qui « à la différence des autres partis de notre espace politique […] s’est directement formé comme un parti moderne, basé sur les fondements sociaux-démocrates européens. C’est pour cela que le PD est jeune, non pas parce qu’il a une courte histoire, mais parce qu’il a une vision nouvelle, actuelle du modèle de société qui devrait être construit » [Documentar 1990-2000, p. 5]. Le programme du FSN, « Le Futur-Aujourd’hui », décrit le parti comme étant « un parti démocratique de la réforme et pour la réforme et contre les restaurations de la droite anarchique et de la gauche communiste » (Motiune pentru Conventia Nationala, p. 3). Le FSN de Roman se présente animé par des idées de « retour au service de l’intérêt public » [ibid., p. 4]. Le modèle de social-démocratie que le PD soutient est directement lié à l’adoption de la réforme. D’ailleurs, la modernisation, la stabilité macroéconomique, les politiques de réformes institutionnelles, une nouvelle cohésion sociale et l’appui aux communautés locales sont les objectifs principaux du « chemin social-démocrate » proposé par le PD (O buna guvernare, p. 68).
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Depuis son double changement politique et programmatique du milieu des années 1990, le PD se construit une légitimité par rapport au versant maximaliste de son discours politique. En Roumanie, comme dans tout l’est de l’Europe, la reconnaissance de l’existence d’une appellation social-démocrate d’origine contrôlée, preuve de son ancrage dans la modernité, passe principalement par un attachement convaincant à la réforme et aux exigences de stabilité macroéconomique, tout en utilisant en second lieu un discours de protection, de politique sociale ou de dialogue syndical. Ainsi, même si la social-démocratie promue par le PD fait référence à la liberté et à la dignité individuelle, à la justice sociale et à la solidarité, la composante économique de son discours reste fondamentale pour sa visibilité, à la fois nationale et internationale. Cette modification programmatique imposée de l’extérieur et ses fréquentations nationales facilitent le réalignement du PD vers une position de centre-droit. La réflexion social-démocrate du parti et une reprise des standards de qualité de l’IS sont significatives du poids du facteur extérieur dans la définition de l’identité partisane du PD. Dans ce cas, il s’agit des principes adoptés par l’IS au congrès de Paris de 1999. Sur la base de cette référence, le PD propose de créer en Roumanie une société qui assure le développement économique durable et la cohésion socioéconomique par l’adoption des principes de subsidiarité et des équilibres macroéconomiques, le bon fonctionnement des marchés, l’encouragement de l’esprit d’entreprise, la croissance du niveau de vie et la création de nouveaux emplois, le combat contre les inégalités, l’élimination de la pauvreté, la lutte contre le chômage, la protection sociale active, la suprématie de la loi, la liberté de droit, la diversité culturelle et la sécurité du citoyen, le droit à l’éducation et à la créativité, la lutte contre la pollution et l’aspiration du citoyen roumain à être citoyen européen (Incredere in fiecare, p. 13-14). Sur la base de ces observations, une question surgit : Comment alors situer le PD ? Bien qu’il ait milité pour une image « de parti de la page blanche », il nous semble être plutôt un parti blanchi par ses mutations politiques et programmatiques. Grâce à son onction précoce par l’IS et le PSE et à son intégration dans le camp anticommuniste, le PD réussit non seulement à acquérir une onction démocratique, social-démocrate et à apparaître fréquentable au plan national et international, mais il s’impose également comme une alternative au PSD. Dans ce contexte, la décision de juin 2005 doit être interprétée plus comme l’institutionnalisation du réalignement politique du PD entamé en 1992 que comme un véritable réalignement programmatique. L’ancrage du côté libéral de la réforme économique imposé par son onction social-démocrate des années 1990 garantit au PD une continuité avec son discours identifié aujourd’hui comme étant de « centre-droit ». Le test de la
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crédibilité économique ouvre ainsi la voie à une mutation génétique des partis sociaux-démocrates, facilitant indirectement leur réalignement.
L’échec électoral de 1996 et l’affinement identitaire du PDSR Suite à sa défaite électorale de 1996, le PDSR entame à son tour son affinement identitaire. Cette défaite coïncide avec la victoire de E. Constantinescu devant I. Iliescu, au deuxième tour des élections présidentielles. L’échec de 1996 est donc double, car il ne s’agit pas seulement de la défaite du parti mais également de son leader. Les années qui suivent apparaissent comme les fondements de ce qui apparaît comme un affinement identitaire du PDSR. Dès 1996, le PDSR procède ainsi à un changement programmatique poursuivi, depuis les élections de 2000, par un changement politique, par le biais de sa fusion avec le PSDR et de sa collaboration avec la RMDSZ. C’est après 1996 que le PDSR procède à un remodelage identitaire et à une réorientation au niveau de ses partenaires. Ainsi, dans les cahiers publiés par le parti sous le titre La démocratie sociale, le PDSR entame une réflexion sur les valeurs social-démocrates. Dans le numéro 1/1999, l’introduction se présente sous la forme d’une interrogation : « Pourquoi la “démocratie sociale” ? » L’article pose en première ligne la démocratie sociale comme étant une tradition, une « réapparition sous une forme nouvelle », dans un contexte de convulsions sociales. La social-démocratie est définie par rapport « à la perspective de l’actualité interne et internationale, de la réévaluation des traditions, des racines et des jalons de l’histoire nationale et internationale ». Dans le prolongement direct de cet essai de redéfinition des principes identitaires du PDSR, Frigioiu [1999] signe, dans le même numéro, un essai concernant le « décalogue de la social-démocratie moderne » définie comme « le pôle de référence idéologique de la gauche à l’Est de l’Europe, l’axe d’identité face aux nouveaux défis de l’histoire ». En reprenant symboliquement les dix objectifs de la déclaration de l’IS du 5 novembre 1996, il mentionne ainsi « la consolidation de la démocratie, la création d’emplois et l’amélioration du niveau de vie, la coordination des politiques nationales, la promotion d’un commerce libre et égal, l’intensification de l’assistance financière, la révision des fonctions des institutions de Bretton Woods, la coopération globale et régionale, le renforcement des droits sociaux, la réalisation de l’égalité et la garantie de droits supplémentaires aux femmes, le développement et la protection de l’environnement » [ibid.]. En outre, ce portrait identitaire souligne la nécessité d’une formule adaptée aux conditions nationales. À ce propos, les messages du PDSR sont davantage focalisés sur . Dans la littérature sur les partis politiques, l’échec électoral est souvent une cause majeure engendrant un changement du parti [Harmel et Janda, 1994].
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la question rurale, ce qui correspond à la surreprésentation de ce milieu dans l’économie roumaine et dans la structure sociale qui en résulte. Comme pour d’autres partis du sud de l’Europe, l’identité paysanne remplace l’identité ouvrière, en tant qu’adaptation au milieu socioéconomique du pays. En même temps, le PDSR se présente en tant qu’interlocuteur privilégié des syndicats, insistant ainsi sur une légitimité social-démocrate classique. Le secrétaire exécutif du PDSR, réfléchissant sur le lien entre les syndicats et la social-démocratie, le définit par rapport à une cohésion sociale élargie [Musatescu, 1999]. Le lien « naturel » entre les syndicats et les partis sociauxdémocrates est davantage valorisé par le PDSR après 1996. Ainsi, en 2003, le PSD a signé un accord à long terme avec le CNSRL-Fratia, l’un des plus grands syndicats roumains, afin que ce dernier puisse participer en tant que représentant permanent aux réunions de la délégation permanente du PSD. Des accords similaires ont été signés avec d’autres syndicats. En 2000, la victoire électorale du PSD est doublement symbolique. D’un côté, il s’agit du retour au pouvoir d’un parti qui avait été déclaré mort après l’échec de 1996. De l’autre, le PSD réussit à s’imposer au niveau international comme une formule partisane social-démocrate d’origine contrôlée. Les repères identitaires, axés sur des références classiques, hérités par le biais de l’alliance puis de la fusion avec le PSDR, et la dynamique de l’adoption d’une vision moderne inspirée de l’IS remodèlent le discours du PSD. Mais si, au niveau international, cette modification est perçue comme une avancée, en Roumanie, le paysage politique reste relativement opaque à ces transformations. Le PDSR continue à être isolé et à faire figure de paria politique pour la coalition gouvernementale entre 1996-2000. Les seules exceptions sont le vote de 2000, accordé à I. Iliescu au deuxième tour de scrutin, puis la collaboration avec la RMDSZ. Le PSD reste relativement isolé du PD et du PNL au niveau national. Néanmoins, cet isolement n’est plus aussi strict qu’avant 1996, grâce à l’installation d’un cordon sanitaire anti-PRM et à la collaboration avec la RMDSZ. Après la fusion avec le PSDR et la création du PSD, ce dernier se définit explicitement comme un parti ouvert à toutes les catégories sociales et professionnelles, tout en insistant sur la tradition et la cohérence de ses repères issus d’une vision social-démocrate classique. Sur un nombre total de 608 161 membres en 2004, les ouvriers forment la catégorie socioprofessionnelle la plus représentée avec 162 625 membres, suivis des retraités avec 102 302 et de la catégorie « femmes au foyer et autres » avec 120 222 membres (Raport de activitate 2001-2004). Par ailleurs, le PSD est le parti roumain qui met le plus l’accent sur l’élargissement de la base militante et sur l’encouragement de la participation de celle-ci à la délégation des représentants nationaux. À la veille des élections législatives de 2004, il a fait désigner ses listes de candidats par voie d’élection
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par les militants (Hotarâre privind norme metodologice). De la même manière, le parti insiste sur la représentation équilibrée des femmes et des jeunes dans les structures de direction. Néanmoins, on doit mentionner que le promoteur de la parité homme/femme au niveau politique reste le PD. Le changement d’identité du PDSR intervient donc après 1996 et coïncide avec un déclin des références au passé révolutionnaire et surtout avec la mise en valeur, de plus en plus forte, d’une l’identité social-démocrate affirmée. Les statuts du PSD, adoptés suite à la fusion avec le PSDR, accordent une place importante à cette dimension identitaire. Les articles 3 et 4 du statut présentent les éléments-clés de l’identité social-démocrate qui se constitue, tout comme le parti, par « la fusion entre le PDSR, parti de centre gauche, issu de la révolution roumaine de 1989, dont il s’est engagé à réaliser les idéaux et le PSDR, continuateur historique depuis plus de 100 ans de la social-démocratie roumaine » [Statutul Partidului Social Democrat, 2001]. Le nouveau PSD est présenté comme un parti « moderne, de centre gauche, un parti national, avec une vocation européenne, qui milite pour l’édification en Roumanie d’un État de droit, social et démocrate. Le PSD promeut la doctrine social-démocrate contemporaine, basée sur les principes de liberté, de justice sociale, d’égalité des chances et de solidarité » [ibid.]. Inscrit dans une dynamique de continuité avec le PSDR, le nouveau PSD se caractérise par une « social-démocratie moderne » et exprime sa vocation européenne en même temps que celle d’être un parti national. Cette association d’une vocation européenne et nationale dans la même phrase peut sembler incohérente, mais elle traduit le fait qu’au sein de tous les partis roumains une place importante est accordée à cette dimension nationale. Le PSD a donc connu une évolution à trois niveaux. À partir de 1996, il entame une transformation programmatique qui lui facilite une double réorientation politique. Premièrement, au niveau international, le PSD réussit à intégrer l’IS et le PSE. Deuxièmement, au niveau national, le parti abandonne ses collaborations avec des partenaires dérangeants comme le Parti populaire de la grande Roumanie et met sur pied des relations avec des partis jouissant d’un incontestable label démocratique, le PSDR historique et la RMDSZ. Le troisième niveau de changement, entamé en 2000, concerne l’intérêt constant pour le développement organisationnel du parti en poursuivant un idéal type de parti de masse, assimilé aux partis de gauche.
. À cela s’ajoute l’échec de I. Iliescu lors des élections internes pour la présidence du parti en 2005, perdant devant un jeune nouveau venu, M. Geoana.
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Conclusion À partir du début des années 1990, la première préoccupation des partis sociaux-démocrates en Europe de l’Est concernait, presque exclusivement, l’acquisition d’une légitimité et d’un statut de parti fréquentable au niveau international et national. L’identité social-démocrate apparaît comme le label politique préféré même si, souvent, dépourvu de réflexion intellectuelle et d’ethos social-démocrate. Dans le cas roumain, quatorze ans après décembre 1989, on observe l’absence d’une « culture de gauche » car « être de gauche ne résulte pas seulement d’un choix politique, rationnel, passant par le bulletin de vote ou l’adhésion, plus ou moins intense à un parti ; cela signifie aussi, et peut-être davantage encore, une façon de se reconnaître dans une histoire, l’acquisition et l’entretien d’une mémoire, le partage de valeurs, la croyance dans des mythes, voire un mode d’être ou de se comporter » [Lazar, 1996, p. 10-11]. Cette incohérence identitaire alimente des lignes de fracture qui ont scindé pour longtemps la famille social-démocrate roumaine. Le microcosme de la social-démocratie roumaine reproduit parfaitement les tensions du champ partisan roumain dans son ensemble. Sa polarisation traduit plus une guerre de position, de primauté politique qu’une véritable opposition idéologique. Depuis 1990, la social-démocratie roumaine est passée par trois étapes. De 1990 à 1992, on a affaire à une social-démocratie historique intégrée dans le pôle hétérogène des anticommunistes. Avec la transformation du FSN et l’apparition de l’USD, deux social-démocraties et demie semblent caractériser le champ observé. De 2001 à 2005, la fusion PSDR-PDSR simplifie l’espace social-démocrate, étape que nous nommons celle des deux social-démocraties à tendances antithétiques. La simplification du champ social-démocrate roumain rend encore plus visible sa polarisation constante. L’utilisation, selon une logique bipolaire, de différents labels provenant de l’extérieur entretient l’absence de contacts entre les différents partis sociaux-démocrates roumains. Finalement, cette construction par labellisation entraîne une maturation identitaire hybride mais accentue une structuration politique par le biais d’automatismes. En 2004, la collaboration avec les libéraux apparaît plus « naturelle » au PD qu’une alliance avec le PSD. Par ailleurs, en juin 2005, le réalignement est complet, le PD adhère au PPE et, surtout, adopte une doctrine populaire. De plus, le PD est, de nos jours, le promoteur de la création d’un parti chrétiendémocrate populaire rassemblant toutes les petites formations partisanes déjà existantes. On peut conclure que, pour l’heure, le chantier de la gauche n’est pas achevé. En même temps, il semble important de resituer les observations concernant le glissement, dès l’origine, des sociaux-démocrates de l’Est vers une position
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maximaliste. L’analyse comparée portant sur les quinze anciens pays membres de l’Union européenne indique, au niveau paneuropéen, un mouvement cyclique concernant la distance idéologique entre ce qu’on appelle couramment la gauche et la droite. Plus précisément, Volkens et Klingemann [2002, p. 165-166] observent que la distance idéologique entre les deux pôles tend à diminuer entre 1940 et 1960 pour s’agrandir de nouveau entre 1960 et 1980 et se rétrécir pour la période suivante. Au cours de ces cycles, on peut identifier un glissement vers la gauche pendant l’après-guerre pour retourner dans les années 1970 vers une mise en valeur des politiques d’inspiration libérale ou, de manière schématique, un glissement vers la droite. Par rapport à notre sujet, il faut marquer que les tendances maximalistes de la social-démocratie sont certes plus fortes à l’Est qu’à l’Ouest, mais qu’il est possible que l’on assiste à un glissement progressif vers une politique de gauche plus traditionnelle. N’est-ce d’ailleurs pas le signal qu’envoie le PSD par son intérêt accru envers l’aspect organisationnel ? Les clivages à l’intérieur du PS français au sujet de la constitution européenne n’annoncent-ils pas un scénario de même type ? D’autant plus que l’intégration européenne accomplie pourrait appuyer davantage ces tendances à l’Est aussi.
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Les petits entrepreneurs privés au carrefour de la transition…
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Les petits entrepreneurs privés au carrefour de la transition politique et économique : les cas hongrois et tchèque Caroline Vincensini La « transition » en Europe centrale se singularise par la simultanéité de la transition politique vers la démocratie et de la transition économique vers une forme de capitalisme. L’interdépendance entre les processus politiques et économiques de transition y prend donc une forme particulière et complexe. Nous proposons de l’illustrer à travers l’étude de l’émergence de petits entrepreneurs privés en Hongrie et en République tchèque et de son interaction avec les transitions politique et économique. Dès le début de la transition s’est imposé un postulat reliant classes moyennes, capitalisme et démocratie : on considérait d’une part que l’émergence d’une démocratie stable dépendait de l’existence de la classe moyenne, et d’autre part que le meilleur moyen de susciter l’émergence de cette dernière était de mettre en œuvre des réformes de marché, à teneur libérale implicite. De plus, si l’on reprend la distinction traditionnelle entre anciennes et nouvelles classes moyennes, il apparaît que ces processus dépendent surtout des premières, essentiellement composées d’entrepreneurs privés, très peu nombreux sous le communisme. Ainsi Kornaï [1990] souligne-t-il tout particulièrement le rôle des petits entrepreneurs privés comme groupe social « petit-bourgeois » dans la transition économique et démocratique. Nous proposons d’évaluer la pertinence théorique et empirique de ce postulat initial à partir des expériences hongroise et tchèque. Il s’agit de deux pays où la transition a grandement progressé, quoique dans des cadres historiques et institutionnels assez différents pour rendre la comparaison intéressante. Bien que de nombreuses questions théoriques soient encore en débat et les données empiriques incomplètes, nous discuterons ce postulat en abordant les questions suivantes. Nous explorons d’abord les arguments théoriques sous-tendant le lien entre réformes économiques, classes moyennes, entrepreneurs privés et consolidation démocratique. Ensuite, nous tentons d’évaluer dans quelle
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Élites et pouvoirs dans les démocraties en formation
mesure les réformes de marché ont conduit à l’émergence d’une classe d’entrepreneurs privés. Enfin, nous observons le comportement politique des petits entrepreneurs afin d’apprécier leur contribution à la consolidation démocratique. Ces développements nous permettront de montrer que le postulat initial est loin d’aller de soi car il repose sur des processus beaucoup plus complexes que prévu.
Réformes de marché, classes moyennes et entrepreneurs Sur quels arguments théoriques s’appuie la thèse selon laquelle les réformes de marché favorisent l’émergence des classes moyennes, contribuant à la consolidation démocratique ? Nous évoquons les effets des réformes de marché, puis il nous faudra préciser les contours des classes moyennes et du groupe des petits entrepreneurs avant d’évoquer leur rôle dans la consolidation de la démocratie.
Comment les réformes de marché favorisent-elles l’émergence d’entrepreneurs privés ? Les réformes de marché préconisées au début de la transition par les institutions financières internationales, résumées par le consensus de Washington, devaient encourager le développement des entrepreneurs et des classes moyennes. D’abord, la libéralisation de l’activité privée devait susciter la création de nombreuses nouvelles entreprises privées en permettant aux individus de mettre en œuvre leur potentiel à entreprendre et à innover. Ensuite, la privatisation des entreprises d’État, et notamment la privatisation des petits commerces, devait favoriser l’entrepreneuriat en libérant des actifs maintenant disponibles pour l’activité privée [Earle et al., 1994]. Plus généralement, la constitution progressive des institutions nécessaires au bon fonctionnement du capitalisme (marchés des capitaux et du travail, règles de la concurrence, réforme de l’intervention de l’État) devait favoriser l’entreprise privée. Selon l’esprit général de ces réformes, le développement des nouvelles entreprises privées devait résulter spontanément de la libéralisation de l’activité privée et du libre jeu des forces du marché. Au-delà de cette libéralisation, de l’inscription dans les constitutions nationales du droit à la propriété privée et de la création de cours de justice pour faire respecter le droit des contrats, les politiques économiques de transformation ne développaient aucune mesure spécifique en faveur de ces nouvelles entreprises.
. Il s’agit de la trilogie libéralisation-stabilisation-privatisation, voir Williamson [1990].
Les petits entrepreneurs privés au carrefour de la transition…
193
La Hongrie et la République tchèque ont mis en œuvre des réformes de marché s’inspirant de ces principes généraux avec des modalités concrètes différentes, notamment dans le cas des politiques de privatisation [Vincensini, 2003], ce qui peut avoir une incidence sur l’émergence de nouvelles entreprises privées. Dans la mesure où la Hongrie a privilégié la vente des entreprises d’État à de nouveaux propriétaires privés, tandis que la République tchèque jusqu’en 1998 a privatisé la majorité de ses entreprises par coupons, il semble que la politique de privatisation hongroise ait davantage favorisé l’émergence de nouveaux entrepreneurs privés, futur noyau des classes moyennes, que les politiques tchèques.
Les petits entrepreneurs privés appartiennent-ils aux classes moyennes ? La définition des classes moyennes ne va pas de soi et varie dans ses contours précis d’une société à l’autre. On peut toutefois mettre en avant leurs caractéristiques traditionnelles : entreprenariat, éducation de niveau avancé, niveau relativement élevé des revenus [Mateju, 1999]. Elles sont dites moyennes car elles occupent dans l’espace social et dans le champ des valeurs et des modes de vie une position intermédiaire entre classes populaires et classes dominantes. Mills [1956] précise cette définition dans le cas des sociétés occidentales en distinguant les anciennes et les nouvelles classes moyennes. Il identifie les premières aux classes résultant de l’émergence initiale du capitalisme : petits marchands et entrepreneurs, artisans, fermiers indépendants. Les secondes apparaissent après la seconde guerre mondiale à la faveur du passage à une société postindustrielle (au sens de D. Bell) et sont composées des dirigeants d’entreprises (managers), des fonctionnaires, des professionnels de l’éducation, de la science et des services sociaux. Le statut social des entrepreneurs privés apparus depuis 1990 en Europe centrale est difficile à cerner du fait de leur hétérogénéité. Certains petits entrepreneurs ont accumulé du capital, emploient quelques salariés et constituent le noyau d’une « petite bourgeoisie » en formation. D’autres, beaucoup plus modestes, ont un capital très limité et n’ont pas d’employés ; leur survie reste précaire et ils sont plus proches des classes populaires en termes de niveau de vie et de comportement. Enfin, un groupe d’entrepreneurs, minoritaire en nombre mais dont l’influence économique est dominante, dirige des entreprises moyennes ou grandes, réalisant des profits élevés ; il s’apparente plutôt aux élites économiques qu’aux classes moyennes. . Leur propriété a été redistribuée gratuitement à la population à travers des fonds de privatisation. . Même si cette distinction est ancienne, elle conserve aujourd’hui une réelle portée heuristique.
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Élites et pouvoirs dans les démocraties en formation
Par ailleurs, du fait des évolutions du capitalisme contemporain, où la diffusion de l’actionnariat populaire brouille les distinctions entre propriétaires des moyens de production et propriétaires de leur force de travail, les entrepreneurs ne sont peut-être plus le noyau de la classe moyenne. L’ensemble des entrepreneurs émergeant après 1989 ne peut donc pas être considéré comme appartenant aux classes moyennes, ce qui complique l’analyse empirique. Nous mettons plus particulièrement l’accent sur les petits entrepreneurs privés, suivant en cela Mateju [1999], selon qui les membres des anciennes classes moyennes exploitent traditionnellement leurs moyens de production eux-mêmes, tandis que les grands propriétaires et hommes d’affaires qui les font exploiter par d’autres (managers) appartiennent à une couche sociale plus élevée. Enfin, ces difficultés de délimitation des groupes se doublent des ambiguïtés de la perception de leur position par les individus. En effet, des individus dont les caractéristiques objectives (propriété, éducation, revenus) les désignent comme membres des classes moyennes peuvent se percevoir comme membres d’autres groupes, ou inversement. Ce problème est en général peu prégnant dans les sociétés occidentales, mais semble répandu en Europe centrale où les positions sociales individuelles et la structure de stratification sociale sont moins stabilisées [Mateju, 1999]. Ceci influe sur le lien entre classes moyennes et consolidation démocratique : il est possible que le sentiment subjectif d’appartenance à une classe influence davantage le comportement politique que l’appartenance objective à cette classe. Les petits entrepreneurs hongrois et tchèques, propriétaires de PME, seront considérés dans la suite comme appartenant aux anciennes classes moyennes de leur pays. Il faudra donc préciser si le postulat initial renvoie à l’ensemble des classes moyennes, seulement aux entrepreneurs ou à d’autres sous-groupes.
En quoi les classes moyennes peuvent-elles consolider la démocratie ? Selon quels arguments théoriques l’existence des classes moyennes favorise-t-elle la consolidation de la démocratie, selon la relation postulée ? D’après Glassman [1995], cette idée remonte à Aristote. Postulant qu’il existe une relation entre l’équilibre de la structure de classe et la forme de gouvernement, ce dernier affirmait que si l’équilibre des classes est déformé en direction des riches ou des pauvres, la démocratie sera tirée du côté de l’oligarchie ou de la tyrannie, tandis que la démocratie sera stable si la classe moyenne est majoritaire. On trouve deux arguments justifiant ce postulat pour les sociétés modernes. Tout d’abord, Lipset [1981] observe que dans les sociétés occidentales, les . Nous définissons la démocratie par la participation des citoyens à la prise de décision et au choix des dirigeants, l’existence de limitations au pouvoir des dirigeants et le règne de l’État de droit [Glassman, 1995].
Les petits entrepreneurs privés au carrefour de la transition…
195
membres des classes moyennes tendent à adopter une attitude politique de droite modérée, à refuser les prises de position politiques extrêmes, qu’elles soient de droite ou de gauche, et à préférer le compromis au conflit. Dans le cas de la transition postcommuniste, où les inégalités s’accroissent et où la vie politique risque d’être volatile, l’existence de classes moyennes importantes pourrait jouer un rôle privilégié dans la stabilisation de la démocratie en évitant la polarisation autour de groupes à l’opinion extrême [Mateju 1999]. À l’inverse, une croissance trop forte des inégalités et un développement trop limité de la classe moyenne risqueraient de susciter des réactions de défiance vis-à-vis du régime politique. Toutefois, les classes moyennes ne peuvent jouer ce rôle stabilisant que si les individus concernés ont pris conscience de leurs intérêts, se considèrent subjectivement comme membres de ces classes, et ne considèrent pas que leurs intérêts seraient mieux défendus par un autre régime politique, ce qui peut ne pas être le cas immédiatement dans ces sociétés connaissant des changements profonds et rapides. Ensuite, les classes moyennes portent des valeurs qui soutiennent le capitalisme et la démocratie. D’une part, elles sont attachées à la séparation des sphères économique et étatique, pour la protection de leurs intérêts privés. Or cette séparation soutient la consolidation de la démocratie car elle limite le pouvoir de l’État et parce qu’elle dissocie le pouvoir économique et politique d’un même individu. D’autre part, les classes moyennes, en particulier les entrepreneurs privés, ont intérêt à la préservation du règne du droit des contrats et de l’État de droit, qui sous-tendent la démocratie [Glassman, 1995]. Cela signifie qu’elles n’acceptent aucun détournement de pouvoir au profit d’intérêts privés : elles sont indépendantes politiquement des autres groupes sociaux, en particulier des élites [Mills, 1956]. Toutefois, ces relations positives entre classes moyennes et démocratie ne se vérifient peut-être que pour certaines composantes des classes moyennes. Mills croit au rôle stabilisant des anciennes classes moyennes, et en particulier des entrepreneurs, et reste plus pessimiste sur le rôle des nouvelles. Comme ces dernières dépendent de grandes bureaucraties (ce sont majoritairement des salariés du secteur public ou de grandes entreprises privées), Mills craint qu’elles n’en deviennent dépendantes et ne puissent résister si les individus au sommet de la hiérarchie tentaient de s’approprier le pouvoir de façon despotique. . Les classes moyennes sont alors perçues comme une classe modérant les conflits entre riches et pauvres, entre capital et travail. . C. Offe [1991] craignait que la simultanéité des transitions économique et politique n’engendre des votes pour des partis radicaux remettant en cause le régime démocratique. De la même façon, les économistes parlent ici d’un risque de « backlash » (choc en retour) de la part des perdants de la transition lors des élections [Roland, 1993].
196
Élites et pouvoirs dans les démocraties en formation
Selon Mills, seule l’ancienne classe moyenne est intrinsèquement attachée au règne du droit des contrats. Ainsi, si dans les pays postcommunistes les nouvelles classes moyennes se développent davantage que les anciennes, le lien entre classes moyennes et démocratie pourrait être remis en cause. Cependant, des auteurs comme Glassman [1995] se montrent plus optimistes que Mills dans le cas des pays postcommunistes : selon lui, les nouvelles classes moyennes, qui s’y sont développées avant les anciennes, dès l’époque communiste, ont fait la preuve de leur engagement en faveur de la démocratie en 1989-1990 en s’alliant aux autres groupes sociaux pour exiger le renversement du communisme et l’avènement d’un régime démocratique. Le lien entre classes moyennes et démocratie renvoie donc à « l’équilibre de classes », aux préférences politiques et aux valeurs défendues par les classes moyennes. Il est cependant possible que ces processus agissent différemment dans le cas des anciennes et des nouvelles classes moyennes. Il faudra donc observer l’importance relative de chaque composante pour pouvoir apprécier le postulat de départ.
Les réformes de marché favorisent-elles l’émergence de petits entrepreneurs privés ? Nous tentons à présent d’apprécier le sens et l’ampleur du changement social en Hongrie et en République tchèque du fait des réformes économiques, en nous intéressant plus particulièrement à l’émergence des entrepreneurs privés. Nous tentons d’évaluer dans quelle mesure les réformes de marché ont stimulé le développement des entrepreneurs privés, puis nous nous interrogeons sur la nature véritablement entrepreneuriale de ces entrepreneurs, et enfin nous nous demanderons s’ils se perçoivent comme membres des classes moyennes.
Les effets des réformes de marché sur les entrepreneurs et sur les classes moyennes Bien que les changements de stratification sociale soient plus lents que ceux des structures économiques, car les valeurs et perceptions des individus changent plus lentement [Mateju, 1999], les réformes économiques menées . C’est probable car leur développement avait déjà commencé sous le système communiste, ce qui a permis l’émergence de groupes de médecins, d’ingénieurs, de professeurs, de managers et de hauts fonctionnaires [Glassman, 1995]. . Szalai [1991] illustre ce phénomène dans le cas des membres des nouvelles classes moyennes ayant adhéré au Parti communiste et impulsé la démocratisation par en haut, et [Eyal et al., 1998] dans le cas de l’implication des nouvelles classes moyennes dans la démocratisation par le bas.
Les petits entrepreneurs privés au carrefour de la transition…
197
depuis 1990 ont eu des effets significatifs sur les structures sociales hongroise et tchèque. Nous proposons ici une évaluation de l’émergence des nouveaux entrepreneurs privés et du développement de la classe moyenne, en termes aussi bien objectifs que subjectifs. Nous soulignons que les réformes ont également conduit à l’émergence d’autres groupes sociaux. La croissance du groupe des entrepreneurs privés en Hongrie et en République tchèque se mesure par le nombre d’entreprises individuelles et d’entrepreneurs. Dans les deux cas et dans les deux pays, elle a surtout été forte au début des années 1990 et s’est stabilisée à partir de 1992-1993. En Hongrie, le nombre d’entreprises individuelles, initialement non négligeable, double entre 1990 et 1994, date à laquelle il atteint environ 780 000, et se stabilise autour de 650 000 à 680 000 depuis lors. Ce développement se traduit par la croissance du nombre d’entrepreneurs privés qui se stabilise autour de 370 000 à 400 000 dans la seconde moitié des années 1990, ce qui représente environ 9 % de la population active (données KSH, 1991-2000). En République tchèque, le nombre d’entreprises individuelles, initialement beaucoup plus faible, connaît une croissance beaucoup plus forte et elle atteint 1 million dès 1993 ; il augmente de nouveau depuis 1997 et s’élève à plus de 1,4 million en 2000. Le nombre d’entrepreneurs privés tchèques est également plus élevé : il dépasse 540 000 dès 1994 et croît lentement pour atteindre 680 000 en 2000, soit environ 13 % de la population active (données CZSO 2001). Cependant, malgré la forte croissance du nombre des entrepreneurs privés, en majorité de petits entrepreneurs, ils ne sont pas le seul groupe social à accéder à la propriété des actifs productifs grâce aux réformes de marché. Le tableau 1 montre que la réduction de la part de la propriété d’État dans le capital des entreprises établies en Hongrie a profité de façon croissante aux investisseurs étrangers, dont la part rattrape celle des investisseurs hongrois dès 1996. Les investissements directs étrangers (IDE) cumulés depuis 1990 dépassent les 10 milliards de dollars en 1995 et atteignent 21 milliards en 2001 [BERD, 2002]. Parmi les investisseurs hongrois, la part des entreprises dépasse celle des individus dès 1993, ce qui témoigne de l’importance dans la structure de propriété hongroise des grands entrepreneurs, membres de l’élite économique, et des petits actionnaires des grandes entreprises, évolution cohérente avec celle du capitalisme contemporain. La croissance du secteur privé n’est donc pas seulement le fait des entrepreneurs individuels nationaux.
. Concernant les données et les difficultés méthodologiques de mesure des PME et des entrepreneurs en Europe centrale, voir [Koleva et Vincensini, 2004].
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Tableau 1. – Structure du capital social des sociétés établies en Hongrie Propriétaire
1992
1993
1994
1995
1996
1997
1998
1999
2000
9,8
11,9
12,3
12,4
11,9
11,8
11,6
10,3
12,0
12,4
14,2
17,1
19,9
20,5
24,3
26,1
22,4
23,6
Coopératives
2,8
2,6
2,6
2,0
1,9
1,8
1,7
1,3
1,1
ESOP
Individus hongrois Entreprises hongroises
0,1
0,3
0,9
0,9
0,8
0,7
0,7
0,4
0,3
Total prop. privés hongrois
25,1
29,0
32,9
35,2
35,1
38,6
40,1
34,4
37,0
Étrangers
10,1
16,1
18,9
28,4
31,5
35,3
36,9
48,2
46,7
Total prop. privée
35,2
45,1
51,8
63,6
66,6
73,9
77,0
82,6
83,7
Gouvernement central
58,9
48,4
40,4
29,5
22,3
16,1
13,3
9,5
9,6
Municipalités
5,1
5,8
6,6
5,9
10,1
8,9
7,6
6,4
5,6
Autres
0,8
0,7
1,2
1,0
1,0
1,1
2,1
1,5
1,1
Total État et autres
64,8
54,9
48,2
36,4
33,4
26,1
23,0
17,4
16,3
Total
100,0
100,0
100,0
100,0
100,0
100,0
100,0
100,0
100,0
Source : Données de l’administration fiscale sur les entreprises à comptabilité en partie double (exclut les entreprises sans personnalité juridique) traitées par Pitti [1998] ; mises à jour en 2001. En % du capital social.
Dans une optique différente, Eyal et al. [1998] s’interrogent sur l’identité des nouvelles classes dominantes, en termes de pouvoir économique et de prestige social, examinés en 199310. Dans le cas hongrois, ils estiment que ces classes sont composées d’anciens technocrates de l’ex-nomenklatura de niveau intermédiaire et de membres de l’ancienne intelligentsia dissidente. Curieusement, ils observent que malgré leur important pouvoir politique et social, ces groupes ne constituent pas pour autant une bourgeoisie propriétaire car ils ne détiennent qu’une part très minoritaire du capital des entreprises. Selon Eyal et al., une telle classe émerge lentement entre 1993 et 1996, mais elle est surtout composée d’investisseurs étrangers. En ne tenant pas compte des petits entrepreneurs individuels, cette analyse sous-estime la constitution d’une classe bourgeoise de propriétaires hongrois. Mais elle avance l’idée intéressante que les institutions du capitalisme semblent s’être développées plus vite que la classe des capitalistes eux-mêmes, sans effet 10. Ils s’appuient sur les données de l’enquête sur la stratification sociale (SSEE) de Treiman et Szelenyi, réalisée en 1993, et sur des données de l’institut de recherche hongrois TARKI.
Les petits entrepreneurs privés au carrefour de la transition…
199
négatif apparent sur l’économie, ce qui suggère que l’effet des réformes économiques sur l’émergence des entrepreneurs et des classes moyennes est long et indirect. En République tchèque, la répartition de la production industrielle et des exportations en fonction de la taille des entreprises montre clairement que les grandes entreprises dominent économiquement les petits entrepreneurs privés. Les PME (moins de 500 salariés) ne représentent que 28 % de la production industrielle en 1992 et 43 % en 1994 [Zemplinerova et Benacek, 1997] et ne fournissent que 36 % des exportations en 2002 [ministère de l’Industrie et du Commerce, 2003]. Par ailleurs, les investissements étrangers y ont également été importants, surtout depuis 1998 : le montant cumulé des Tableau 2. – Répartition professionnelle de la population active hongroise, %
Managers Professionnels
1992
1996
2000
2003
13,9
11,6
11,1
11,6
8,5
10,7
9,8
11,4
Employés
15,8
14,4
15,2
13,2
Total nouvelles classes moyennes
38,2
36,7
36,1
36,2
Entrepreneurs
8,1
12,9
11,1
11
Ouvriers qualifiés
24,8
22,8
29,1
30,1
Ouvriers non qualifiés
23,3
23,6
21,1
21,3
5,6
4
2,6
1,4
100,0
100,0
100,0
100,0
Ouvriers agricoles Total
Source : Kolosi et Robert [2004]. Données du Hungarian Household Panel Survey.
Tableau 3. – Répartition professionnelle de la population active tchèque, % 1988
1993
1996
1997
Professionnels
24,9
25,9
29,2
33,7
Employés
14,0
14,1
17,3
14,8
0,8
6,2
4,5
6,8
Ouvriers qualifiés et contremaîtres
24,4
21,8
21,2
23,4
Ouvriers non qualifiés
29,3
27,1
23,8
20,0
6,7
4,9
4,1
1,3
100,0
100,0
100,0
100,0
Entrepreneurs y compris fermiers
Ouvriers agricoles Total
Source : Mateju [1999]. Données des enquêtes SSEE [1993] et ISSP [1996, 1997]. Les professionnels à leur compte (ex. avocats, médecins) sont comptés comme professionnels et non comme entrepreneurs, ce qui réduit mécaniquement la part de ces derniers.
200
Élites et pouvoirs dans les démocraties en formation
IDE depuis 1990 dépasse 10 milliards de dollars en 1998 et atteint 26 milliards en 2001 [BERD, 2002]. Les petits entrepreneurs privés tchèques n’ont donc pas non plus été le seul groupe social à bénéficier de la redistribution de la propriété du fait des réformes de marché. Enfin, dans les deux pays, les nouvelles classes moyennes se développent effectivement davantage que les anciennes, comme le montrent les tableaux 2 et 3. Cette observation tend à relativiser la capacité postulée de l’ancienne classe moyenne à consolider la démocratie du simple fait de sa faible importance numérique. En revanche, la consolidation démocratique constatée tendrait à accréditer l’idée que les nouvelles classes moyennes y contribuent aussi. Ainsi, les réformes économiques ont bien permis l’émergence d’entrepreneurs privés en Hongrie et en République tchèque, mais d’autres groupes sociaux en ont aussi bénéficié. De plus, comme dans les pays occidentaux, la propriété individuelle des actifs productifs tend à reculer au profit de grandes entreprises ou d’un actionnariat dispersé, ce qui relativise la nécessité de l’existence d’une classe de petits entrepreneurs pour le bon fonctionnement du capitalisme et de la démocratie. Il semble bien que nous observions l’émergence d’une classe d’entrepreneurs à la suite des réformes de marché mises en œuvre depuis 1990, entrepreneurs qui viendraient en partie grossir les rangs de la classe moyenne soutenant la démocratie, et ce finalement indépendamment des politiques de privatisation. Toutefois, ces entrepreneurs ne deviennent pas le groupe de propriétaires dominant. De plus, ce groupe ne peut être économiquement et politiquement important que si les petites entreprises concernées sont véritablement entrepreneuriales et productives, ce que nous explorons maintenant.
Les nouveaux propriétaires privés sont-ils vraiment des entrepreneurs ? Ces nouvelles petites entreprises privées sont-elles réellement productives, prenant des risques et maximisant le profit (entreprises « de croissance »), ou plutôt des entreprises « de survie », n’assurant que la consommation du ménage et servant surtout de refuge contre le chômage ? L’enjeu est important car si les entreprises de survie sont dominantes, les nouveaux entrepreneurs privés ne contribueront que peu à stabiliser le capitalisme, et on peut se demander s’ils sauront consolider la démocratie : si leur comportement n’est pas celui de véritables entrepreneurs (recherche du profit, attachement au droit des contrats), les processus par lesquels ils sont censés consolider la démocratie seront-ils toujours opérants ? Si les observateurs des PME en Europe centrale s’accordent sur la nature dualiste du secteur des petites entreprises, il reste très difficile de mesurer la part
Les petits entrepreneurs privés au carrefour de la transition…
201
respective des entreprises de survie et de croissance11. Une façon d’approcher la question consiste à observer le statut d’emploi des entrepreneurs : mènent-ils leur activité à temps plein et à titre principal, ou seulement à temps partiel et à titre secondaire ? La part des entrepreneurs privés hongrois dont l’entrepreneuriat est l’activité principale, oscille entre 55 % et 60 % entre 1995 et 2001, ce qui n’est pas une proportion très élevée [ISBD, 1997-2002]. Cette même proportion pour les entrepreneurs tchèques n’est que de 29 % en 1992 et 37 % en 1997 [Vecernik, 1999]. Ces données relativisent la part des entreprises de croissance dans les deux pays, surtout en République tchèque. Une part non négligeable des entreprises privées hongroises et tchèques apparues après 1990 ne semble donc pas véritablement capitaliste, à la recherche du profit et de la croissance. L’émergence d’entrepreneurs privés grâce aux réformes de marché n’a donc pas été aussi importante que prévu. Combinée au ralentissement de la croissance du nombre d’entrepreneurs dès 19931994 dans les deux pays, cette observation suggère que soit le niveau « naturel » d’entrepreneuriat a été atteint rapidement, soit les populations des deux pays n’ont pas fait preuve d’un esprit d’entreprise suffisant, soit les conditions économiques, administratives et juridiques n’étaient pas assez favorables pour entretenir l’expansion initiale. La part encore élevée d’entrepreneurs à titre secondaire en République tchèque laisse penser qu’il s’agit peut-être du dernier cas, les individus préférant conserver un statut dual pour profiter à la fois de la stabilité d’un emploi salarié principal et des gains supplémentaires de l’activité entrepreneuriale [Mateju, 1999]. Ces résultats nuancent la capacité des réformes de marché à favoriser l’émergence d’entrepreneurs privés et suggèrent que des mesures de politiques publiques de soutien aux nouvelles entreprises seraient sans doute nécessaires [McIntyre et Dallago, 2003 ; UNECE, 2003]. Par ailleurs, la possibilité que les nouvelles entreprises ne soient pas véritablement entrepreneuriales soulève la question de la perception subjective par les nouveaux entrepreneurs de leur place dans la stratification sociale.
Les entrepreneurs se sentent-ils membres des classes moyennes ? On peut penser que les nouveaux entrepreneurs ne développent des comportements contribuant à la consolidation démocratique en Hongrie et en République tchèque que s’ils se considèrent subjectivement comme membres des classes moyennes. Est-ce le cas ? En Hongrie, Kovach [1998] observe l’émergence dans la seconde moitié des années 1990 d’un groupe de nouveaux capitalistes, mais constate que cette 11. Koleva et Vincensini [2004] pour une revue de la littérature et une approche détaillée de cette question.
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Élites et pouvoirs dans les démocraties en formation
strate est très hétérogène, allant du petit entrepreneur modeste au « grand capitaliste ». Il observe que malgré la prolifération des nouvelles petites entreprises, la proportion des individus se déclarant spontanément membres de la classe moyenne, après s’être accrue entre 1992 et 1994, se stabilise depuis lors. Cela laisse entendre que l’ajustement subjectif des individus à leur nouveau statut social est plus lent que son évolution objective, ou alors que de nombreuses nouvelles entreprises privées ne sont pas réellement entrepreneuriales. En République tchèque, Mateju [1999] observe que les entrepreneurs se déclarent membres des classes moyennes12 à hauteur de 67 %, 76 % et 59 % respectivement en 1992, 1995 et 1997. Ceux qui reviennent sur ce jugement dans le temps tendent à se reclasser plutôt dans la « lower middle class ». Mateju estime que la part assez élevée d’entrepreneurs se sentant membres de la classe moyenne au début de la transition s’explique par le flou entourant la définition de ces classes (note 12) ; lorsqu’il se dissipe au fil des années, cela contribue à faire reculer le sentiment d’appartenance. Par ailleurs, Mateju explique le recul de la perception subjective d’appartenance aux classes moyennes chez les entrepreneurs par la détérioration de la cohérence entre leurs caractéristiques structurelles. En effet, alors que le statut d’entrepreneur, un diplôme d’enseignement supérieur ou un revenu élevé suffisaient pour se sentir membre des classes moyennes au début de la transition, le niveau d’éducation ou le statut d’entrepreneur d’une part et le revenu d’autre part doivent maintenant être relativement cohérents pour susciter cette appréciation. Or les transformations sociales en cours ne se déroulent sans doute pas à la même vitesse pour ces trois échelles de stratification, engendrant un sentiment d’incohérence. Donc, si les revenus d’un entrepreneur sont faibles, il ne se sentira pas membre des classes moyennes [Mateju et Kreidl, 2001], et tous les entrepreneurs tchèques ne se sentent pas membres de cette classe, loin s’en faut. Ainsi, les nouveaux entrepreneurs ne se sentent pas toujours subjectivement membres de la classe moyenne, ce qui vient nuancer une fois encore la relation postulée entre réformes de marché et classes moyennes.
Les petits entrepreneurs privés consolident-ils la démocratie ? Après avoir constaté que le développement des petits entrepreneurs privés est réel, quoique leur importance économique et leur identification subjective aux classes moyennes restent plus incertaines, nous interrogeons enfin leur 12. « Middle class » et « upper middle class ». Les personnes interrogées ont le choix de se déclarer membre de six catégories (lower class, working class, lower middle class, middle class, upper middle class, upper class), qui ne font l’objet d’aucune définition préalable en fonction des critères habituels. Cela introduit un biais car les perceptions des classes par les individus sont hétérogènes.
Les petits entrepreneurs privés au carrefour de la transition…
203
rôle dans la consolidation démocratique en Europe centrale à travers deux aspects de leur comportement politique, les attitudes politiques et les choix électoraux.
Les attitudes politiques des petits entrepreneurs privés Dans le cas tchèque, Mateju [1999] observe les attitudes politiques des classes moyennes mesurées à la fois en fonction du statut social objectif et subjectif13. Dans le spectre politique tchèque, structuré par deux grands axes opposant gauche et droite d’une part et attitudes autoritaires et libérales d’autre part, il constate que les petits entrepreneurs objectifs sont à la fois plus à droite et plus favorables au libéralisme économique que les autres groupes sociaux. De même, ceux qui se considèrent membres des nouvelles classes moyennes épousent des positions de droite modérée, tandis que ceux qui se considèrent membres des anciennes classes moyennes ont une position un peu plus marquée à droite et dans le sens du libéralisme. Donc les nouveaux entrepreneurs – et plus largement l’ensemble des classes moyennes – semblent bien adhérer à des valeurs contribuant à la consolidation démocratique, car modérées. Mateju montre cependant que l’incohérence entre statut objectif et subjectif influence l’attitude politique : plus les entrepreneurs s’identifient à la classe moyenne, plus ils manifestent une orientation à droite et inversement. Par ailleurs, plus leurs statuts sont congruents, plus ils rejettent les idées égalitaires et socialistes et plus ils sont attachés au principe d’égalité des chances14. Ce lien entre statut subjectif et attitude politique suggère que les petits entrepreneurs qui se perçoivent bien comme membres des classes moyennes peuvent consolider la démocratie par des préférences politiques relativement stables et des valeurs porteuses de capitalisme et de démocratie. Toutefois, il ne faut pas s’attendre à ce que ces effets soient immédiats, car l’identification subjective à la classe moyenne est beaucoup plus lente que l’émergence des nouvelles entreprises privées, or c’est surtout cette identification qui influence le comportement politique. Dans le cas hongrois, Gijsberts et Niewbeerta [2000] observent la relation entre classe sociale et attitudes envers la justice économique15. Ils montrent que les préférences en faveur de la redistribution par le gouvernement et de la réduction des écarts de revenu varient selon les classes, et que les préférences 13. Ses résultats s’appuient sur des données du Centre pour la recherche empirique (STEM), recueillies en 1998. 14. Lorsque les statuts sont congruents, l’écart entre les attitudes politiques en fonction de la position de classe objective ou subjective est faible ; lorsqu’ils ne le sont pas, la position subjective semble être un déterminant plus important des attitudes que la position objective. 15. Données d’enquêtes (1991, 1992, 1996) provenant du International Social Justice Project (ISJP) et du International Social Survey Programme (ISSP).
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des entrepreneurs sont de nature attendue. Même si ces derniers estiment, comme les membres des autres classes, que les écarts de revenu sont excessifs, ils tendent à penser dans une moindre mesure qu’ils devraient être réduits. De même, ils font partie des groupes les moins favorables à une intervention de l’État dans le domaine de la sécurité sociale. Cependant, il semble que le clivage politique principal en Hongrie soit structuré davantage par des questions sociales et des questions de minorités ethniques que par les questions économiques, contrairement au cas tchèque [Evans et Whitefield, 1995].
Les choix électoraux des petits entrepreneurs privés Les petits entrepreneurs ont-ils fait preuve de choix électoraux cohérents avec ces attitudes et confortant la démocratie, notamment en s’abstenant de voter pour des partis radicaux susceptibles de remettre en cause le régime16? Dans le cas tchèque, Mateju [1999] observe que les choix électoraux confirment les attitudes politiques : les entrepreneurs tendent à voter pour des partis de droite, et ce d’autant plus qu’ils ont le sentiment d’appartenir à la classe moyenne. Ensuite, il observe que la tendance à voter pour les partis extrémistes est beaucoup plus faible parmi les entrepreneurs que dans la moyenne de la population, sauf chez les entrepreneurs qui ne s’identifient pas aux classes moyennes (tableau 4). Ceci confirme l’idée que les classes moyennes constituent une barrière contre l’extrémisme politique. Tableau 4. – Soutien aux partis extrémistes en fonction du statut social objectif et subjectif en République tchèque en 1998, en % de la population active Classe objective Classe subjective Entrepreneur
Professionnel
Employé
Ouvrier qualifié
Ouvrier non qualifié
Total
Lower, working class
28,6
36,0
26,3
33,3
36,6
32,8
Lower middle class
17,5
17,1
14,5
18,4
16,7
16,6
Middle, Upper middle class
6,4
12,0
11,4
19,5
21,1
12,4
Total
13,3
17,1
19,7
33,0
31,6
20,4
Source : Mateju [1999]. Partis extrémistes : Parti communiste de République tchèque et Parti républicain.
16. Il s’agit des votes en faveur des partis communistes non réformés et de partis d’extrême droite, bien qu’aucun d’entre eux n’ait jamais véritablement remis en cause la démocratie dans les deux pays.
32,9
100
Total
100
23,1
10,8
4,0
17,4
22,2
12,1
100
33,8
—
—
12,2
—
20,3
24,3
100
13,0
13,0
—
27,8
18,5
20,4
—
1994
100
22,6
—
—
11,3
22,6
22,6
33,9
100
—
—
—
—
41,5
22,0
12,2
1990 1994
Managers
100
16,9
—
—
16,0
10,4
23,3
25,8
1990
100
6,3
—
5,6
23,0
25,4
22,0
15,9
1994
Intelligentsia
100
45,9
23,0
—
—
—
—
18,0
1990
Sans classe
100
41,4
25,9
—
—
8,6
—
10,3
100
41,6
4,0
4,0
7,2
6,4
14,4
22,4
100
27,9
—
7,0
17,4
15,1
11,6
16,3
1994 1990 1994
Paysans
100
32,1
8,0
3,5
10,5
6,7
15,6
23,5
1990
100
20,8
9,6
4,7
17,8
21,7
31,7
11,7
1994
% de chaque parti
Source : Evans et Whitefield [1995]. – : moins de 5 réponses. Données : enquête TARKI menée en 1994. La classe sociale est mesurée subjectivement, d’où la possibilité de la colonne « sans classe ». HDF : Forum démocratique hongrois (droite libérale), SzDSz : Alliance des démocrates libres (gauche libérale), HSP : Parti socialiste hongrois (gauche antilibérale), FIDESZ : Jeunes démocrates (gauche libérale), CDPP : Parti chrétien-démocrate (droite antilibérale), ISP : Parti des petits propriétaires indépendants (droite antilibérale). Abst : abstention.
10,1
Abst.
4,4
ISP
10,4
CDPP
6,2
HSP
FIDESZ
13,6
Szdsz
10,4
1994
1990
22,5
1990
HDF
Entrepreneurs
Travailleurs manuels
Tableau 5. – Soutien aux partis en Hongrie en fonction de la classe sociale, 1990-1994
Les petits entrepreneurs privés au carrefour de la transition… 205
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Dans le cas hongrois, nous ne disposons que de données relatives aux élections législatives de 1990 et 1994, et qui ne renseignent pas sur le vote en faveur des partis extrémistes (tableau 5). Il en ressort que les personnes s’identifiant comme entrepreneurs tendent effectivement à voter pour des partis libéraux, plus souvent de droite en 1990, et plus souvent de gauche en 1994, lors de la victoire de la coalition entre socialistes et libéraux de gauche. Le comportement électoral en Europe centrale est donc partiellement influencé par l’appartenance à une classe sociale17, ce qui n’allait pas de soi dans des sociétés confrontées à de tels changements à partir d’une situation officiellement sans classe. Par ailleurs, les attitudes et comportements politiques des entrepreneurs privés semblent avoir contribué à la consolidation démocratique par plusieurs biais. D’une part, en suivant un comportement électoral généralement cohérent avec leurs attitudes politiques, les entrepreneurs ont participé à la cristallisation des attitudes politiques, ce qui renforce la stabilité du système politique. Cette stabilisation sera d’autant plus efficace que les processus de changement social alignent les attitudes en fonction des perceptions objectives et subjectives de la classe sociale : on peut en effet s’attendre à ce qu’un écart excessif entre les deux engendre un mécontentement vis-à-vis du système politique [Mateju, 1999]. D’autre part, leur tendance à voter pour des partis de la droite modérée, ou en tout cas pour des partis modérés à tendance libérale, constitue un rempart contre des votes extrémistes (quoique le vote des entrepreneurs à eux seuls ne soit pas suffisant pour assurer cette fonction).
Conclusion Le postulat de départ selon lequel la stabilité de la démocratie dépend de l’existence d’une classe moyenne dont l’émergence est favorisée par des réformes de marché à teneur libérale implicite se vérifie au moins partiellement dans les cas de la Hongrie et de la République tchèque. Mais nous avons également mis en évidence un certain nombre de nuances à ce postulat. Premièrement, il s’avère que les réformes de marché ont bien suscité l’émergence de nombreux petits entrepreneurs privés, noyau de la composante émergente des anciennes classes moyennes en Hongrie et en République tchèque. D’ailleurs, l’ampleur de ce processus ne dépend pas directement de la teneur précise des réformes menées, puisqu’elle est similaire dans les deux 17. Voir les débats dans Slomczynski et Shabad [1997] et dans Evans [1999]. Il semble finalement qu’il soit pertinent d’analyser le vote en fonction de l’appartenance à une classe sociale, bien qu’elle ne soit pas toujours le déterminant principal du vote. Les liens entre classe et vote se transforment mais subsistent [Evans et Mills, 1999].
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pays malgré des réformes différentes ; toutefois, les nouvelles entreprises privées paraissent plus souvent véritablement entrepreneuriales en Hongrie. Cependant, il faut noter que les réformes ont également favorisé l’émergence d’autres groupes sociaux propriétaires des actifs productifs, comme les investisseurs étrangers et les petits actionnaires. Par ailleurs, plusieurs signes laissent penser que la libéralisation de l’activité économique n’a pas suffi à elle seule pour stimuler la croissance de nouvelles entreprises privées, et que des politiques plus actives ciblant les petites entreprises auraient pu avoir des effets bénéfiques. Une proportion non négligeable des nouvelles entreprises privées n’est d’ailleurs pas véritablement entrepreneuriale mais plutôt orientée vers la survie. Enfin, le processus apparaît plus lent que prévu, conduisant même certains observateurs à remarquer que le capitalisme émerge plus rapidement en Europe centrale que la classe des capitalistes. La consolidation du capitalisme d’une part et de la démocratie d’autre part est-elle alors possible en l’absence d’une classe importante de petits propriétaires privés ? Si oui, cela signifierait que les pays en transition développent leur(s) capitalisme(s) par une autre voie que celle déjà empruntée par les pays occidentaux : l’étape du capitalisme reposant sur des petits entrepreneurs ne serait pas un passage obligé dans le développement, contrairement à ce que suggérait Kornaï [1990]. Ensuite, le développement d’une classe de petits propriétaires privés, avec toutes les nuances exprimées ci-dessus, semble bien contribuer à la consolidation de la démocratie en Europe centrale. En effet, les petits entrepreneurs adoptent des attitudes politiques cohérentes avec leur statut social, soutenant des valeurs favorables au capitalisme et à la démocratie, et ne votent que très marginalement pour des partis extrémistes susceptibles de déstabiliser le régime démocratique. Toutefois, la force de cette relation reste incertaine. D’une part, le comportement politique apparaît dépendre davantage de la perception subjective par les individus de leur position de classe que de leur position objective, or les perceptions subjectives changent plus lentement. La relation postulée ne manifestera donc sans doute toute sa force que dans plusieurs années. Ensuite, cette relation accorde un rôle prépondérant aux anciennes classes moyennes (les entrepreneurs), alors que les nouvelles classes moyennes semblent se développer plus rapidement. Il faudrait donc mieux comprendre en quoi le comportement politique des nouvelles classes moyennes peut stabiliser la démocratie, et voir si cela se vérifie. Enfin, la composition interne de la classe moyenne pourrait s’avérer la variable déterminante en termes de « structure de classe » : si les inégalités s’accroissent de façon exacerbée au sein des classes moyennes, notamment entre les anciennes et les nouvelles, cette classe risque de devenir plutôt une source de conflit social et de déstabilisation politique que de consolidation démocratique [Lengyel et Robert, 2003].
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La simultanéité des transitions économique et politique en Europe centrale a ainsi engendré des processus inédits de développement du capitalisme et de la démocratie. Ces pays semblent suivre des trajectoires originales, où l’émergence du capitalisme et de la démocratie ne s’appuie pas principalement sur le groupe des petits entrepreneurs privés. L’esprit général du postulat de départ semble confirmé par les expériences de transition hongroise et tchèque, mais de façon plus nuancée et plus complexe qu’on ne le pensait au début de la transition. Et il reste à voir si ce résultat s’applique aussi dans d’autres pays de la région ayant eu des expériences différentes de transition.
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Un point aveugle de la transition yougoslave : le « programme Marković » Geoffroy Géraud Alors qu’elle constitue l’un des objets privilégiés des recherches consacrées au postcommunisme, l’étude des privatisations n’apparaît guère au premier plan des productions consacrées à l’éclatement de la Yougoslavie, dont les interprétations se retrouvent, par-delà leur diversité, pour rechercher les origines d’une tragédie dans l’inéluctable résurgence des nationalismes, et/ou dans les agissements, la « personnalité », voire la pathologie d’un nombre réduit d’acteurs. Ces mises en récit n’accordent qu’une position périphérique aux politiques économiques et aux jeux institutionnels, perçus a posteriori comme de vaines tentatives d’échapper au fatum des divorces ethniques. La réforme radicale de la propriété autogérée engagée en 1989 par Ante Marković est ainsi communément relatée comme l’occasion manquée, par des réformateurs éclairés, d’engager l’État yougoslave dans la voie « normale » de la transition. Accédant en janvier 1989 au poste de Premier ministre de la République socialiste fédérative de Yougoslavie (RSFY), Ante Marković inaugura un programme qui avait pour vocation de transformer substantiellement les structures juridiques et économiques. S’il évitait l’écueil d’une remise en cause formelle de l’autogestion, ce dispositif en atteignait en réalité la prépondérance. C’est ainsi un véritable processus de privatisation des biens « en propriété sociale » qui était engagé, en l’absence de consultation populaire, sans que soit remis en cause le monopole politique de la Ligue des communistes de Yougoslavie (LCY). Comment appréhender rétrospectivement les effets de cette tentative politique sur les dynamiques de dissociation, d’emprise croissante des groupes nationalistes et de reconfiguration des positions de pouvoir, qui . Les travaux de Catherine Samary, qui seront fréquemment invoqués au cours de cet article, constituent l’alternative la plus remarquable à cette polarisation du débat.
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forment la trame de l’éclatement yougoslave ? Une démarche généalogique peut tout d’abord fournir quelques éléments de réponse, pour ce qu’elle permet d’historiciser la constitution d’un système d’enjeux lié à la pratique politique des réformes. L’étude de la production d’un consensus relatif à l’impératif réformateur et, en contrepoint, de la formation de clivages quant à leur mise en œuvre peut ensuite aider à replacer l’intervention des mobilisations nationalistes au sein d’une analyse dynamique de l’éclatement yougoslave. Les conditions temporelles de possibilité du plan Marković peuvent être recherchées dans les usages antérieurs de la réforme en Yougoslavie socialiste. De l’introduction de l’autogestion en 1950 à la Constitution de 1974 et à la « loi relative au travail associé » de 1976, la pratique réformatrice apparaît intimement liée à l’économie des relations de pouvoir. Les introductions répétées de réformes économico-institutionnelles, entre marché et autogestion, correspondent à une recherche de régulation des luttes entre groupes d’élites rivaux, ainsi qu’à des pratiques de réinvestissement politique de l’énoncé autogestionnaire. La disparition de Tito et l’aggravation des conditions économiques rendent possibles les stratégies œuvrant à la spécialisation de la politique économique. La publicisation progressive des débats relatifs à la réforme permet ainsi l’accès aux positions dominantes à de nouveaux entrants, investis d’un savoir d’expertise économique. Nous porterons un regard sur les trajectoires de quelques-uns des représentants de ces groupes réformateurs, engagés dès 1981 (formation de la commission Kraigher) au sein de structures gouvernementales vouées à la résolution de la crise par la « réforme. » La question de la réforme n’oppose pas un camp « libéral » à des factions « nationalistes » ou « conservatrices » : les doctrines libérales recueillent une adhésion fort large dans l’espace politique. Ce n’est pas la critique d’un recours accru au marché, ni du poids croissant des interventions du FMI qui sous-tend les antagonismes entre les élites des différentes républiques yougoslaves ; c’est au-dedans d’un consensus sur la nécessité des réformes que s’intensifie la concurrence entre élites républicaines qui s’affrontent pour la maîtrise du processus de transformation de la propriété. Les tendances à la « nationalisation » des luttes de définition sont renforcées par les orientations « localistes » des dirigeants politiques slovènes, puis, à partir de 1987, par les stratégies du groupe agrégé à Slobodan Milošević. Le consensus relatif à la réforme de l’autogestion incorpore un autre paradoxe : dans une configuration circonscrite par le monopole du parti unique, les groupes rivaux issus des bureaucraties locales ou fédérales ont un intérêt, au moins conjoncturel, à maintenir le statu quo quant à la définition « socialiste » et autogestionnaire de l’État. Dans un contexte ou l’intensification des affrontements restreint les marges de manœuvre, les chances, pour
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Élites et pouvoirs dans les démocraties en formation
ces groupes, de redéfinir à leur profit la propriété sociale, puis de consolider cette captation par l’instauration de vrais droits de propriété, sont soumises à la possibilité de mobiliser des ressources extra-institutionnelles.
L’arrière-plan de la réforme de 1989 Au-delà des interprétations « totalitariennes » qui ne voient dans l’autogestion qu’« un modèle qui combine la gesticulation institutionnelle des directeurs et des conseils ouvriers » [Krulić, 1993, p. 95], l’examen des conditions historiques de la « propriété sociale » met en lumière un système complexe de rapports sociaux et politiques. Les réformes de l’autogestion et les conflits politiques dont elles découlent façonnent la structure de l’élite politique yougoslave. La disparition de Tito et les modifications de l’environnement économique international permettent l’ascension de groupes composites d’experts et d’agents insérés dans les réseaux d’expertise mondialisée.
L’autogestion : énoncés et pratiques Dans sa première forme (1950-1965), l’autogestion est d’abord subordonnée au plan, bien qu’elle connaisse une inflexion en direction du « socialisme de marché » en 1957. La même année est tenu le premier congrès des autogestionnaires, lequel affirme l’universalité de la construction du socialisme par l’autogestion, avec pour arrière-plan les évènements de 1956 en Hongrie et en Pologne. Le statut des autogestionnaires est transformé, « en vue d’affirmer qu’ils ne sont plus les salariés de l’État mais des gestionnaires de leur entreprise. » [Samary, 1988a, p. 144] Parallèlement à cette valorisation « statutaire », intervient une augmentation des critères marchands dans les choix d’investissement et la formation des revenus, avec une diminution des aspects de rétribution au plan régional. Après cette introduction d’éléments d’économie de marché, les quatre dernières années de la « version planifiée » de l’autogestion sont caractérisées par des hésitations, l’échec d’une « mini-réforme libérale » en 1961, et plus généralement, par une intensification des « divergences et tensions à l’égard de la politique redistributive. » [Samary, 1988a, p. 144] Sur le plan économique, la Yougoslavie connut au cours de cette période le taux de croissance le plus élevé du monde, sans que disparaissent les inégalités génératrices de tensions : en 1957 éclate la première grève ouvrière parmi les mineurs de Trbovlje – Slovénie – lésés par la politique des prix. La seconde réforme intervient en 1965 et consacre l’introduction du « socialisme de marché ». Le discours réformateur oppose « l’économie,
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prise comme un tout, en quelque sorte au-dessus des catégories sociales » à l’État ; le « non-État était supposé gérer l’économie selon des critères enfin objectifs : les critères du marché mondial. Il s’agissait […] de dépolitiser l’économie » [Samary, 1988a, p. 165]. Comme l’a relevé Catherine Samary, les principaux moyens de la réforme sont alors : l’abolition des fonds d’investissement (dont les ressources sont transférées aux banques) ; l’allégement de la fiscalité des entreprises, la transformation du système bancaire, la loi de 1965 permettant « à une entreprise de percevoir un revenu provenant d’un investissement dans une autre entreprise, autrement dit provenant du travail d’autrui » [Samary, 1988b, p. 30] ; l’alignement des prix sur le marché mondial ; l’ouverture aux capitaux étrangers. Alors que se multiplient les grèves et que se profile un rapport de travail quasi salarial, les dispositions juridiques qui autorisaient le conseil ouvrier à se doter d’exécutifs responsables et devaient accroître l’autogestion, ont pour effet de faciliter l’ascension des technocrates aux dépens des nominations politiques. Le développement des structures bureaucratiques, dont témoigne la production pléthorique de documents administratifs, aggrave encore les difficultés d’exercice des droits autogestionnaires. Dans la sphère économique, la réforme se solde notamment par une fragilité croissante de la monnaie, le retour de l’inflation et une multiplication par quatre du déficit extérieur au cours de la seule période 1965-1971. En dehors des « arrêts de travail » dont la fréquence augmente, d’importants mouvements sociaux ont lieu, d’abord à Belgrade, théâtre en 1968 de mobilisations étudiantes. Les revendications s’articulent autour de la double dénonciation, portée par la gauche marxiste – en particulier les arguments développés par les intellectuels groupés dans la revue Praxis –, de l’« étatisme », c’est-à-dire du contrôle exercé sur l’expression politique et les réformes marchandes. En 1971, en Croatie, les mobilisations des intellectuels de la Matica Hrvatska (littéralement « matrice croate »), empruntent le répertoire nationaliste et s’agrègent aux intérêts d’une faction de la Ligue des communistes de Croatie, dominée par Miko Tripalo et Savka Dabcevic-Kucar. Ces intellectuels réactivaient le label d’une ancienne « académie » littéraire, après avoir déjà usé du répertoire nationaliste en 1967, en rejoignant un groupe de linguistes et d’intellectuels qui critiquaient, au nom de la langue croate, le congrès de Novi Sad (1954), lequel avait réaffirmé l’unité linguistique du serbo-croate. À ces groupes se joignent de nombreux managers, de petits commerçants et d’artisans dénonçant « l’exploitation » économique de la Croatie. Les réformes marchandes et l’ouverture de la Croatie au tourisme ont apporté un afflux de devises étrangères. La république de Croatie concentrait le tiers de celles-ci, mais n’en retenait qu’un cinquième du fait de la redistribution fédérale. Ces gains étaient permis par un des échanges intra-yougoslaves avantageux : produits et matières premières des industries hôtelières
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provenant de différentes régions. L’ouverture au commerce extérieur portée par la réforme de 1965 stimula, au niveau de la république, les stratégies de capitalisation aux dépens des institutions et des sociabilités « yougoslaves », alors que le discours de « l’exploitation » légitima les affinités électives extralégales. Après la répression du « mouvement de masse » (Masovny pokret ou Maspok) croate et des étudiants belgradois, une troisième réforme est adoptée ; elle procède à une extension massive de la décentralisation et des droits autogestionnaires. Cette réforme illustre la recherche d’une « troisième voie », d’un régime d’autogestion qui « contrôlerait à la fois le plan et le marché. » [Samary, 1988a, p. 235-236] Elle fait l’objet d’une description minutieuse de la part des rédacteurs de la Constitution de 1974, complétée encore en 1976 par la « loi sur le travail associé ». Les dispositions nouvelles excluent expressément toute propriété de groupe. Les entreprises sont restructurées en OBTA (Organisation de base du travail associé, pour OOUR : Osnova Organizacija Udruzenog Rada) qui constituent désormais les organes de droit commun de l’autogestion et de distribution des revenus. Des mesures visent à « resserrer les liens entre les travailleurs et leurs représentants » [Samary, 1988a, p. 240]. Jamais les droits autogestionnaires n’ont été si étendus qu’alors ; la distance entre les droits formels et leur pratique n’en est que plus visible. Le juridisme de la réforme recouvre une profonde contradiction, celle d’avoir « cherché du nouveau avec des mécanismes anciens » par un dispositif qui est « à la fois pour un marché yougoslave […] et contre ; pour une planification autogestionnaire […] mais sans chambre de l’autogestion au plan fédéral et sans système politique donnant à l’autogestion sa substance » [Samary, 1988a, p. 245]. Le volet décentralisateur de la réforme, d’aspect confédéraliste au plan constitutionnel, valide la dissociation des arènes politiques, des enjeux économiques locaux et des objectifs nationaux. Hors les cadres institutionnels, les relations collusoires entre directeurs et responsables politiques se routinisent en une trame de services rendus, de cooptations réciproques, d’échanges pécuniaires illégaux. Protégés par l’inexistence de mécanismes de contrôle autonomes, les agents insérés dans ces réseaux locaux de sociabilité peuvent accroître leur domination sur les travailleurs aux dépens des prérogatives autogestionnaires. Scindée en six représentations républicaines, la LCY conserve le monopole de l’expression politique, euphémisé par la revendication d’un simple « rôle dirigeant », et exerce un contrôle déterminant sur les différents secteurs de l’activité sociale.
. Textes disponibles en français : Constitution de la RSFY, Éditions Borba, Belgrade 1974 ; Loi sur le travail associé, Éditions DDU-Univerzum, Ljubljana et Belgrade 1978.
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Crise politique et montée des réformateurs La définition des critères d’accès aux fonctions politiques, économiques, administratives et judiciaires constitue l’un des enjeux décisifs des réformes qui alternent en Yougoslavie socialiste. L’industrialisation et l’introduction de l’autogestion ont transformé radicalement – quoique fort inégalement – la structure des populations yougoslaves. La part des agriculteurs dans la population active passe de 67 % en 1948 à 31 % en 1977. Le secteur autogéré concentre les créations d’emplois, les effectifs passent de 29 % de la population active en 1948 à 54 % en 1977 [Singleton et Carter, 1982, p. 183]. L’amélioration du niveau de vie et l’intensification de la scolarisation [Rusinow, 1977, p. 141] agissent sur les représentations collectives des devenirs sociaux. La transformation du système éducatif entraîne une croissance sans précédent de la population diplômée et modifie profondément la distribution des titres scolaires. Le nombre des détenteurs de diplômes croît de 120 % entre 1953 et 1961. Les disciplines juridiques et les humanités, filières de reproduction de la bourgeoisie, de l’intelligentsia et de la bureaucratie d’avant-guerre perdent leur prépondérance [Cohen, 1989] au profit de l’enseignement universitaire de l’économie, des sciences sociales, ou de formations techniques, que dispensent des instituts spécialisés. L’accès des enfants d’origine populaire à la scolarité s’accompagne d’une perte croissante d’intérêt pour les professions ouvrières, malgré les politiques successives visant à rapprocher l’école de l’industrie [Singleton et Carter, 1982]. Parallèlement, le développement des moyens de production et de l’autogestion oriente les stratégies de carrière des nouvelles générations diplômées vers les positions technocratiques. Les chances pour les groupes engagés dans la lutte politique de tisser et d’entretenir un réseau d’allégeances et de loyautés sont largement déterminées par l’influence qu’ils sont à même d’exercer sur les conditions de placement et de classement des cadres. Le recrutement des élites yougoslaves varie ainsi en fonction des tensions entre les groupes de pouvoir, d’une imbrication des processus d’autonomisation des bureaucraties régionales vis-à-vis du pouvoir central, de professionnalisation des personnels politiques, de montée conjointe des pouvoirs des experts et des directeurs d’entreprises. Recrutée parmi les anciens combattants, la première génération du personnel politique de l’État socialiste constitue un groupe fortement politisé, pluriethnique, composé d’une majorité d’hommes jeunes, recrutés en fonction de critères politiques [Cohen, 1989]. Le développement des infrastructures et l’introduction des réformes autogestionnaires offrent aux groupes d’experts . Les développements relatifs aux élites doivent beaucoup à l’ouvrage de Lenard. J Cohen [1989].
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technocrates l’opportunité d’accéder à des positions de pouvoir, malgré les mesures visant à « déprofessionnaliser » la participation politique. À la suite de la « crise croate », Tito rappelle une partie des cadres politiques de la « génération des partisans ». Le comité central élu au Xe congrès de la LCY (1974) comprend ainsi 19 % d’ouvriers. La proportion des experts ne décroît pas, mais leur recrutement répond à des conditions de « moralité politique ». Si la mort de Tito, en 1980, ne constitue pas un bouleversement immédiat, elle n’en est pas moins au principe d’une amplification de la crise des représentations et des rapports politiques. L’absence du principal agent charismatique modifie les règles du jeu politique, en rendant plus hasardeuse la possibilité d’une médiation – ou d’une coercition – supra-institutionnelle. Alors que s’aggravent les difficultés économiques, la renommée de Tito ne peut plus faire écran aux rivalités politiques. La perception du monde politique est désenchantée, malgré et par les tentatives de prolonger la magie sociale par le slogan « après Tito, Tito ». Des « révélations » économiques portent dans l’espace public les contraintes qui pèsent sur le pays : le taux d’inflation est de 40 %, la balance commerciale est déficitaire d’un milliard de dollars, il y a un million de chômeurs et, surtout, la dette s’élève à 20 milliards de dollars. Très dépendante des importations énergétiques, la Yougoslavie subit de plein fouet les chocs pétroliers. Les difficultés économiques s’intensifient au fur et à mesure que se dégradent les conditions globales du marché. La crise est amplifiée, au plan interne, par le cloisonnement croissant des échanges entre les républiques, l’essor de la corruption, les gaspillages que permettent l’absence de démocratie dans l’autogestion et l’investissement des capitaux dans des stratégies locales de prestige. L’accès à l’emprunt est restreint par l’abandon du recyclage des pétrodollars [Woodward, 1995]. Les possibilités de recourir à l’emprunt international fluctuent de plus au gré des tensions liées à la guerre froide ; dans le contexte de rivalité bipolaire, on conserve à l’Ouest un intérêt à l’existence d’une Yougoslavie relativement stable et dégagée de l’influence soviétique. Au début de la période qui nous occupe, les regains de tension est-ouest permettent à la Yougoslavie, malgré des difficultés croissantes, d’obtenir de nouveaux crédits auprès du FMI. Ceux-ci sont toutefois conditionnés par l’acceptation, de la part des souscripteurs, des mesures monétaristes prônées par les bailleurs de fonds. Ces prescriptions imposent le gel des salaires et la libéralisation des prix à un environnement incapable de soutenir la concurrence internationale, caractérisé de plus par de fortes disparités régionales. Les mesures du FMI altèrent les conditions de vie de la majeure partie de la population, en même temps qu’elles creusent les inégalités régionales, stimulant les stratégies que développent les fractions séparatistes des bureaucraties des républiques « riches ». La nécessité de servir la dette est certes une contrainte qui réduit les marges d’action des gouvernants, mais le maniement des « impératifs »
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économiques et de la contrainte extérieure tient aussi lieu de ressource dans la lutte politique, en particulier pour les groupes insérés simultanément dans les structures politiques yougoslaves et la négociation internationale. La conjoncture issue de l’aggravation des conditions économiques permet l’accession à des postes de pouvoir d’un groupe composite où les techniciens directeurs de grandes entreprises côtoient les universitaires. Il ne faut pourtant pas voir dans cette agrégation d’individus jeunes et au fort capital culturel, un rassemblement qu’unirait, par « intérêt au désintéressement », la croyance proclamée en un « salut par le marché ». Le poids considérable qu’exercent les allégeances locales sur les stratégies de carrière porte de nombreux agents à investir simultanément séparatisme et loyalisme. Ante Marković est titulaire d’un diplôme d’ingénieur, il a exercé des fonctions directoriales dans l’une des plus grandes entreprises yougoslaves, la firme Rade Končar. Il s’entoure de collaborateurs dont les trajectoires ont été accomplies dans les structures d’expertise économique : diplômé de la faculté d’économie de Ljubljana, le vice-Premier ministre Živko Pregl a suivi une formation d’économiste. D’abord directeur de l’Institut pour la planification sociale de Slovénie, il débute sa carrière au sein des institutions fédérales en tant que secrétaire du conseil fédéral, puis il est chargé de la direction de l’Office fédéral des prix. Vice-président du conseil fédéral en charge des questions économiques, il est nommé à quarante-deux ans vice-Premier ministre par Ante Marković, dont il devient le plus proche collaborateur. Les réformateurs ont un allié circonstanciel en la personne du président yougoslave Janez Drnovšek. Agé de trente-neuf ans lors de sa nomination le 15 mai 1989, il est le plus jeune président de l’histoire yougoslave [Cohen, 1993]. Économiste, diplômé de l’Université de Ljubljana, il est titulaire d’un doctorat ayant pour thème les relations entre la Yougoslavie et le FMI. La plupart des conseillers sont économistes, partenaires d’instituts de recherche ; ils sont nombreux à mener des carrières universitaires. Ljubišav Marković, conseiller du président, est titulaire d’un doctorat en sciences économiques obtenu à l’université de Belgrade. Sa trajectoire se déroule au sein du Parlement fédéral, du gouvernement fédéral, le mène à la direction de la commission de l’Assemblée chargée de la planification et des politiques de développement. Il occupe divers postes au sein de l’Alliance socialiste, enseigne à la Faculté de Belgrade. Aux réformateurs qui occupent les postes de direction politique s’agrège un réseau d’agents hautement qualifiés et insérés dans les mécanismes de circulation des idées économiques. L’une des têtes de pont de cette mobilité internationale est l’économiste américain, d’origine yougoslave, George Macesić. Monétariste, diplômé de l’université de Chicago, il enseigne à l’université d’État de Floride, ou il fonde en 1976 le Centre d’études économique américano-yougoslave. Plusieurs intellectuels libéraux yougoslaves assurent
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des conférences dans ce Centre. Ainsi, Dimitri Dimitrijević, diplômé en droit de la Faculté de Belgrade et détenteur d’un doctorat en économie de la Faculté de Zagreb, est professeur associé à Chicago, à Skoplje et assure des missions régulières à l’institut fondé par Macesić. L’économiste Dragomir Vojnić, économiste de la Faculté de Zagreb, cofondateur de l’Ekonomski institut de Zagreb et directeur de la publication statistique de référence Ekonomski Pregled est membre du conseil scientifique du Centre d’études américano-yougoslave. En 1992, il fondera au sein de la prestigieuse London School of Economics l’International Centre for Transition Research. Il est membre de plusieurs centres de recherche en économie à Vienne et à Moscou, et d’un think-tank lié à la fondation Soros. L’ère des réformateurs est aussi celle des experts internationaux. Parmi les plus impliqués, on trouve l’économiste diplômé de Harvard Jeffrey Sachs et l’ancien conseiller de Ronald Reagan, Steven Hanke. Celui-ci quittera la Yougoslavie lors de son éclatement et exportera les politiques du FMI dans le monde entier, de la Bolivie à l’Indonésie, avant de devenir également, en 1999, le conseiller du président monténégrin, Milo Ðukanović. La désagrégation des structures fédérales n’est pas sans effet sur les stratégies des experts internationaux. Jeffrey Sachs quitte les services fédéraux pour ceux de la Slovénie dès 1989 [Woodward, 1995]. La réforme du gouvernement Marković est l’aboutissement d’un processus de conversion de l’expertise technocratique en capital politique internationalement garanti. Ses conditions de possibilité résident à la fois dans les transformations du champ politique et dans celles de l’environnement international.
Les paradoxes d’un consensus La dynamique par laquelle la « réforme » s’impose à la société yougoslave comme nécessité indiscutable et indiscutée prend naissance dans l’espace institutionnel, peu après la disparition de Tito. La formation d’un consensus relatif à l’application des prescriptions du FMI et de la libéralisation – entendue au sens économique et non politique – n’a pas pour origine les seules réalités objectives de la crise économique et du regain des antagonismes bipolaires. Ce sont les coups des acteurs politiques, la montée de l’expertise dans le champ du pouvoir et les luttes entre factions régionales qui produisent les conditions de possibilité des réformes de 1989.
Le désenclavement de l’enjeu institutionnel La notion de consensus retenue ici ne renvoie pas à un accord des bons sens partagés, mais à une conjoncture stratégique au cours de laquelle « les acteurs
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prennent leur parti de l’ambiguïté des consensus auxquels ils sont confrontés […] en jouent, invoquent au besoin l’existence d’un consensus, dénoncent, à l’occasion, les manquements de leurs adversaires, mais les transgressent aussi, en déplacent les frontières, en façonnent le contenu, en modifient la signification » [Dobry, 1986, p. 47]. La formation de la commission Kraigher, placée au mois d’octobre 1981 sous l’autorité du président fédéral Sergej Kraigher, est un élément décisif dans la production d’un consensus politique relatif à la nécessité de réformes libérales. Lors de sa constitution, la commission pouvait apparaître comme l’une des nombreuses structures « mouroirs » destinées à diluer les antagonismes bureaucratiques. Comme l’indiquent les comptes rendus, c’est d’abord dans l’indifférence, sur fond de débats houleux et de blocages institutionnels que fut réuni ce groupe, qui devint une institution d’expertise et d’influence politique considérable au cours la première moitié de la décennie 1980. La commission recevait un mandat aussi vaste que flou : elle avait pour tâche de rechercher les causes de la crise et de proposer des solutions. Initialement formée de 49 individus, pour la plupart économistes, la structure finît par employer 350 individus hautement qualifiés au seul niveau fédéral [Kraigher, 1987], ainsi que de nombreux référents dans les républiques et les provinces. Les premières conclusions de l’enquête aboutirent à un rapport préliminaire, adopté en juin 1982 au cours du XIIe Congrès de la LCY. Elles n’envisageaient explicitement ni privatisations, ni atteintes formelles à la position privilégiée de la propriété sociale. Dès cette période, les membres de la commission Kraigher interviennent dans le débat politique, en attribuant aux facteurs internes l’amplification de la crise, aggravée toutefois par la conjoncture internationale. Le groupe d’experts prônait l’adoption de mesures proches des prescriptions du FMI : augmentation de la part des mécanismes de marché au détriment du plan, introduction des prix du marché mondial dans le but d’établir la convertibilité du dinar. Les recommandations prenaient parti pour un libéralisme « centraliste » : la commission dénonçait, dans les entités fédérées, les interventions politiques en faveur d’investissements irréalistes et l’influence ascendante des « groupes informels », des cadres politiques et des banquiers. En conséquence, les enquêteurs recommandaient un renforcement des mécanismes d’intégration interrégionaux et la mise en place d’une limitation stricte du recours aux emprunts bancaires. Ces conclusions favorables à une « rationalisation » de la décentralisation s’accordent à celles qu’élaborent alors les experts du FMI qui attribuent à la décentralisation l’ensemble des échecs en matière de discipline financière. . NIN, 11 novembre 1981. . Dokumenti Komisije (extraits), vol I, p. 58.
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En 1982, la Yougoslavie obtient du FMI un crédit stand-by de trois ans, les autorités s’engageant, en contrepartie, à appliquer une politique anti-inflationniste radicale, à libérer les prix, ainsi qu’à imposer aux banques et aux autorités décentralisées une discipline monétaire accrue [Woodward, 1995]. La réalisation de ces mesures incombe à la croate Milka Planinc, portée la même année à la tête du gouvernement fédéral. Milka Planinc adjoint au slogan classique, « intégrer la division internationale du travail », celui de « restaurer la confiance des créanciers internationaux ». L’ajustement des politiques économiques aux prescriptions du FMI étend le champ d’intervention des experts. Les conclusions définitives de la commission Kraigher sont rendues au cours de l’été 1983 et sont intégrées, au mois de juillet, au programme de stabilisation à long terme adopté par le comité central de la LCY. Une commission d’application est formée en août, sous le contrôle du Premier ministre. Les décisions inspirées par les réformateurs s’intègrent au complexe « marché politique » inter-républicain qui régit la définition des politiques publiques. Dès octobre 1983, un comité central de la LCY est réuni pour examiner les raisons des manquements à l’application des mesures du programme. La réduction des marges de manœuvre dans la quête des financements internationaux constitue une ressource politique pour les groupes technocratiques qui investissent un capital d’expertise dans la définition des orientations imposées par l’« ajustement », mais aussi, au pôle politique, pour la fraction dominante de la bureaucratie fédérale. Celle-ci dispose du monopole des fonctions de représentation internationale, maîtrisant ainsi l’accès aux fonds, et peut, par l’usage de l’impératif économique, légitimer des tentatives de redéploiement du contrôle politique aux dépens des entités fédérées. Ces intérêts rivaux s’affrontent néanmoins dans le cadre d’un consensus quant à la nécessité de réformer économiquement le pays dans le sens d’un recours accru à l’économie de marché, sans qu’il soit envisagé d’attenter au(x) monopole(s) politique(s) de la – ou des – Ligues communistes. C’est la définition des moyens de la réforme qui émerge comme enjeu de lutte déterminant. L’espace du débat paraît au premier abord structuré autour de deux pôles, l’un « confédéraliste », où se rassemblent les partisans d’une extension des compétences des républiques pour combattre la crise, et l’autre, « centraliste », où est prôné le renforcement des compétences fédérales et l’unification du marché interne. C’est entre les délégués des républiques pauvres, fréquemment appuyés par les représentants centralistes du gouvernement et de la JNA (l’armée populaire yougoslave), et ceux des républiques riches, que s’expriment les tensions les plus vives. Néanmoins, au-delà de cette ligne de . Sur la pratique institutionnelle du consensus, voir [Burg, 1986, p. 176].
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clivage apparente, c’est au coup par coup des transactions entre des agents impliqués de manière croissante dans des réseaux d’intérêts contradictoires que sont conduites les négociations relatives à la réforme et à l’application du programme de stabilisation à long terme. La « réforme » s’impose parallèlement comme enjeu au sein de divers secteurs sociaux moins directement politisés. Dans le domaine des sciences sociales, surveillé d’assez près depuis les mouvements étudiants de 1968, de nombreux travaux abordent la question du déclin économique et envisagent des moyens d’y remédier. Des productions comparables apparaissent en science politique, traditionnellement maintenue sous forte dépendance. Les journalistes, qui consacrent un nombre croissant d’articles et d’enquêtes aux programmes économiques, publicisent les discussions et polémiques qui entourent les débats économiques. L’enjeu économique acquiert ainsi une certaine visibilité. Non sans prudence, plusieurs intellectuels intègrent la critique sociale aux débats relatifs au processus de réforme, la circonscription au domaine économique de ces « remontrances » permettant un relatif contournement de la censure. Il n’est pas sans intérêt de comparer ce processus avec celui d’ouverture d’une « brèche » dans l’absolutisme français par l’expression publique de remontrances économiques [Habermas, 1978]. Les marges de manœuvre des intellectuels critiques demeurent néanmoins très réduites. Cette publicisation sous surveillance produit surtout des conditions favorables aux stratégies de subversion nationaliste de l’enjeu de la réforme : les représentants politiques dénoncent de manière systématique « l’exploitation » de « leur » république par les autres ou les « diktats » des autorités fédérales. La formulation croissante du débat en termes nationalistes exacerbe les tensions institutionnelles ; dans le cadre du Parti, les tentatives « d’harmonisation des différences » se dissolvent en commissions et sous-commissions.
La propriété, enjeu central Les marchandages institutionnels permettent l’adoption, le 29 novembre 1988, des amendements à 135 articles de la Constitution de 1974 et enclenchent le processus de ratification au niveau des républiques. Les autorités républicaines ont renoncé à leur veto en échange de concessions : la Slovénie ne s’est pas opposée à la réduction des autonomies provinciales, entérinées par le Plenum de la LCY, alors que les partisans de Milošević suscitent, au Kosovo et en Vojvodine, des manifestations de masse et la démission des gouvernements locaux. Ante Marković succède à Branko Mikulić, démissionnaire, au début de l’année 1989. Les premières lois permettant la privatisation de la propriété sociale sont adoptées le 19 janvier 1989.
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La définition juridique de l’autogestion issue de la Constitution de 1974 et de la loi sur le travail associé de 1976, organisait une forme de « nonpropriété » : la propriété sociale, « à tous et à personne ». Cet énoncé en forme d’identification négative recouvrait l’organisation d’une propriété « sociétale », caractérisée par un ensemble de rapports de production et de répartition des protections et des biens sociaux distincts des modèles sociaux fondés sur le salariat et les rapports marchands [Samary, 2004]. L’autogestion organisait au profit des travailleurs un ensemble de protections sociales dans les domaines du logement, des soins, de la scolarisation. Le caractère performant de l’énoncé autogestionnaire agit, au-delà de la stipulation du droit et de l’organisation économique stricto sensu, comme point d’ancrage d’un réseau de pratiques, de représentations du monde social, et travaille à la construction d’identités sociales. Le répertoire d’action utilisé par les employés du secteur socialisé au cours des mobilisations de la décennie 1980 atteste de la perception par les travailleurs d’un statut lié à l’énoncé autogestionnaire. Les rassemblements autogestionnaires donnent lieu à l’emploi d’un ensemble homogène de symboles politiques : portraits de Tito, drapeaux yougoslaves, slogans favorables au parti. Nombreux au cours de la période de croissance – 2 500 grèves eurent lieu au cours de la seule période comprise entre 1958 et 1967 –, ces mouvements gagnent en intensité après 1980. Ils touchent l’ensemble du pays et des secteurs économiques. Les mobilisations les plus radicales interviennent dans les régions pauvres, le secteur minier et l’industrie lourde. La dynamique de ces mouvements sociaux modifie une économie de la contestation plus ou moins routinisée au cours des décennies précédentes : les grèves sont plus longues [Lee, 1988] et relativement médiatisées. Le mouvement des mineurs de Labin (Croatie) en 1987 dure deux mois et est couvert par la presse. La quasi-totalité des revendications portent l’exigence d’une application du droit autogestionnaire, d’une autonomie et d’un pouvoir de décision réel [Denitch, 1990] ; elles prennent la forme de l’interpellation directe des dirigeants locaux de l’entreprise et du Parti. Cet investissement des signifiants autogestionnaires par les protagonistes des mouvements sociaux est une constante des nombreuses mobilisations de la période communiste. Il est pourtant bien souvent réduit par les observateurs à une stratégie de dissimulation de leurs buts « véritables » (nationalistes). Ainsi, selon Natacha Rajaković [1992], les mouvements de grève ou les manifestations ne sont, au cours de l’histoire yougoslave, que « l’expression de revendications nationales, sinon nationalistes, malgré l’utilisation, par les initiateurs, de revendications économiques ou politiques ‘classiques’comme prétextes pour déclencher ces mouvements. » Pourtant, l’examen de la crise croate du début des années 1970 fait apparaître la dissociation des travailleurs,
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qui réclament des augmentations de salaires, des mouvements nationalistes majoritairement composés d’étudiants et de petits propriétaires. Il faut de plus noter que la pluriethnicité constitue l’une des caractéristiques les plus remarquables des mobilisations du secteur autogestionnaire, dont témoigne la grève des ouvriers de Vukovar en 1989 [Samary, 1994]. L’instrumentalisation des distinctions ethniques est souvent imputable aux tentatives des autorités de briser les grèves. Lors de la grève de Labin, les collectes de soutien « transnationales » furent frappées d’interdiction, la Ligue des communistes de Croatie enjoignît à ses membres de reprendre le travail, sans que ces ordres ne parviennent à désolidariser les grévistes [Lee, 1988]. Bien que la majorité du personnel politique et des directeurs d’entreprise soient ralliés à la cause d’une réduction drastique des droits de l’autogestion [Milanović, 1991], l’expansion de ces mobilisations autogestionnaires – 1 000 mouvements de grève eurent lieu en 1987 et impliquèrent près de 200 000 travailleurs – qui combinent voice and loyalty [Hirschman, 1972], fait obstacle à une remise en cause frontale et publique de la propriété sociale. L’autre limite est inscrite dans la configuration des rapports de force politiques. L’accès aux positions institutionnelles et l’autonomie des républiques et des provinces sont organiquement liés à l’énoncé autogestionnaire. La suppression pure et simple de la propriété sociale tarirait la source des légitimités politiques, laissant le champ libre à l’autorité la moins affectée par les divisions territoriales : l’armée. La suppression de l’autogestion est ainsi constituée en interdit politique que vont s’efforcer de contourner les réformateurs. Le dispositif de 1989 procède au déclassement de la propriété sociale, mise à égalité avec les autres formes de propriété ; elle en atteint le caractère « sociétal » en transférant aux entreprises du secteur social les attributs de la propriété, leur ouvrant ainsi la possibilité de privatiser [Samary, 2004]. Vis-à-vis des travailleurs, l’entreprise de réforme joue des représentations collectives, mettant en forme autogestionnaire la régression des prérogatives sociales par la conversion des biens sociaux non monétaires en actions. L’illusion de la participation que recouvre l’octroi d’un titre laisse croire aux employés qu’ils conservent, par l’actionnariat, la maîtrise de leur destin au sein des entreprises, voilant ainsi la montée du pouvoir des directeurs d’entreprise. 7. Voir [Burg, 1983, p. 150], selon qui Tito n’intervient directement contre les étudiants et la direction croate de la LCY qu’après s’être assuré de l’échec des tentatives étudiantes visant à entraîner les travailleurs sur leur terrain contestataire. . Sur le rôle de l’armée dans la période post-Tito, voir [Masson, 2002, p. 60-62]. La JNA constitue la seule structure véritablement trans-républicaine. La seule langue en vigueur y est le serbo-croate et un représentant de l’armée siège à la LCY à l’instar des délégués des républiques.
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La nationalisation de l’enjeu La décentralisation du débat relatif aux moyens de la réforme va travailler à la « nationalisation » de l’enjeu par la dissociation en « projets » élaborés au niveau des républiques. Là encore, le consensus entoure la nature libérale des réformes à engager, les oppositions portant sur les modalités de mise en œuvre. Mais la conversion des enjeux de la réforme en problématiques nationales procède aussi de la recherche, par les principaux antagonistes, de ressources extra-institutionnelles. Celles-ci pourront être obtenues par l’investissement des mouvements sociaux.
Vers le nationalisme constitutionnel Les projets de révision constitutionnelle sont élaborés dans les républiques de Slovénie, de Serbie, ainsi qu’au niveau fédéral, sans consultation des populations. Trois projets concurrents de réforme sont élaborés en 1988. La variante slovène prône un « fédéralisme asymétrique » qui reconnaîtrait aux républiques une complète autonomie de compétences en matière d’éducation et de politiques économiques, culturelles, linguistiques. La défense nationale et la politique étrangère resteraient dévolues à l’État fédéral, mais seraient toutefois soumises à l’accord de l’ensemble des républiques. Selon Susan Woodward [1995, p. 115], l’échec du projet asymétrique a conduit les autorités slovènes à la sécession. Le deuxième projet est l’œuvre de juristes et d’économistes réunis par Milošević au sein de la Commission pour la réforme économique de la présidence de la République de Serbie, bientôt renommée Commission pour la réforme sociale, et rapidement désignée « commission Milošević ». Significativement, la répartition des labels institutionnels n’avait pas été dévolue à une commission. La réflexion relative à la réforme des institutions politiques fut confiée à un « groupe associé », plus discret (le « groupe de la présidence de la République de Serbie pour la réforme du système politique »), composé d’experts en économie, droit et sciences sociales. La commission rendit ses premières conclusions en mai 1988. Proclamant leur intention de faire évoluer la Yougoslavie vers une « société socialiste d’abondance », les experts menés par Milošević proposent des réformes résolument libérales « directement extraites du livre de recettes du FMI » [Woodward, 1995, p. 107]. Les réformateurs vantent les mérites du marché mondial et de la concurrence globalisée, prônent la « modernisation » par l’accroissement des investissements étrangers [Cohen, 1993]. . Sur la dynamique fédérale de révision constitutionnelle au sein de l’espace juridique, au cours des années 1980, voir Susan Woodward [1995, p. 255].
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À l’instar des représentants du FMI, la commission s’exprimait en faveur d’un marché « unifié ». Milošević dénonça publiquement les tendances autarciques des économies républicaines et condamna à plusieurs reprises le principe consensualiste dominant la prise de décision au niveau fédéral. En juillet 1989, la commission émit des propositions visant à transformer le système de manière à ce que la prise de décision majoritaire devint le principe, l’unanimité n’étant plus requise que dans le cadre de décisions constitutionnelles limitativement énoncées [Cohen, 1993]. Le projet qui aboutît aux « lois Marković » fut élaboré au niveau fédéral et accepté par l’ensemble des délégués des autorités provinciales et républicaines au parlement yougoslave. Acquis par de complexes marchandages institutionnels, ce ralliement avait pour arrière-plan l’amplification de la crise politique due à la réduction des marges de manœuvre du Premier ministre fédéral Branko Mikulić. Mikulić proposait une réforme économique plus progressive, privilégiant l’option d’une relance par la consommation. Le Premier ministre disposait du soutien des cadres dirigeants de la JNA et des républiques pauvres, mais se heurtait simultanément au blocage des délégués des républiques riches et à l’activisme du FMI, hostile aux inflexions « modérées » du gouvernement.
La recherche de ressources extra-institutionnelles : la subversion des mouvements sociaux La Slovénie est depuis la fin de la décennie 1970 le théâtre d’activités contestataires hétérogènes, avec lesquelles les autorités politiques entretiennent une relation ambiguë [Mastnak, 1993]. Apparu dans les fractions aisées de la jeunesse, le répertoire de ces mobilisations passe en quelques années de l’adoption de codes vestimentaires et musicaux de la bohème de l’Ouest à des revendications plus explicitement politiques en faveur de la liberté d’expression. La répression des scènes punk et underground crée les conditions de regroupement d’intellectuels contre le « chauvinisme antijeune » au sein de multiples réseaux alternatifs. De ces groupes qui rassemblent nombre de jeunes intellectuels écartés de l’université pour leur « impéritie morale et politique » sourd une critique « contre-culturelle » du régime ; celle-ci agrège les revendications féministes, pacifistes et écologistes, sous le label de « l’Alternative ». L’échec de la répression porte les autorités à modifier leurs stratégies et à accepter les jeunes contestataires au sein de la ZSMS, l’organisation de jeunesse officielle. Ceuxci prennent le contrôle de l’hebdomadaire de la ZSMS, Mladina (Jeunesse) qui est ainsi converti, au milieu des années 1980, en un magazine d’opposition largement diffusé dans la République. Au cours de la même période, la mobilisation entraîne des intellectuels relativement plus âgés et établis qui fondent la Nova Revija.
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Devant faire face à ce processus déstabilisateur de « démocratisation informelle » [Denitch, 1990] et, d’autre part, au durcissement des conflits relatifs à la réforme dans l’arène institutionnelle, les pouvoirs slovènes glissent vers une reconnaissance de l’« Alternative » sous le label – neutralisant – de « société civile ». En contrepoint de cette légitimation, les stratégies d’opposition sont redéployées en fonction des enjeux propres aux autorités slovènes, et empruntent le biais de la dénonciation de la Serbie et de l’armée. La Nova Revija publie en janvier 1987 les « Contributions à un programme national slovène » par lesquelles les auteurs énoncent les thèmes10 nationalistes qui vont être à leur tour développées par les agents politiques slovènes. La presse des organisations de jeunesse mène une campagne agressive envers la JNA ; celle-ci connaît un moment critique lorsque trois reporters de Mladina sont arrêtés et jugés pour avoir rendu publics des dossiers militaires. Leur procès comporte de multiples entorses aux règles légales. La décision – illégale – des militaires d’instruire la procédure en serbo-croate, langue officielle de l’armée, dans une cour située en Slovénie atteste de l’intensité des rapports de force. L’opposition à la Serbie est extériorisée par de vastes rassemblements soutenus par les autorités slovènes. La co-organisation à Ljubljana d’une manifestation de soutien aux Albanais du Kosovo11, au cours de laquelle les porte-parole de l’opposition occupent conjointement l’espace public, constitue l’un des moments de reconduction du consensus sur la base de la dénonciation du nationalisme serbe et du « yougoslavisme » de l’armée – celle-ci est d’ailleurs suspectée d’être inféodée au pouvoir serbe. Ces engagements contrastent avec les pratiques de l’espace institutionnel : les représentants slovènes n’y usent pas de leur veto contre la Serbie lors de la suppression de l’autonomie du Kosovo et approuvent l’envoi d’un contingent slovène dans cette province. Le ralliement des dirigeants et des oppositions au consensus nationaliste concourt à universaliser la défiance envers le caractère « oriental » des autres nations yougoslaves qui domine le champ intellectuel slovène12. En Serbie, la Constitution de 1974 énonce un statut d’autonomie élargie du Kosovo et de la Vojvodine. Les représentants de ces entités disposent, à l’instar de leurs homologues des républiques, d’un droit de veto. Sur le plan juridique, les deux provinces restent rattachées à la République socialiste de Serbie. Les tensions institutionnelles entre les délégués de Serbie et des provinces gagnent vite en intensité. La province du Kosovo est la plus pauvre 10. Pour une étude comparée des « contributions » slovènes et du « mémorandum » de l’Académie serbe des sciences et des arts, voir [Milosavljević, 1998, p. 64-93]. 11. Au début de l’année 1989, 1 300 mineurs kosovars de Stari Trg entament une grève de la faim pour protester contre le plan serbe de suppression de l’autonomie de la province. 12. Sur cet état d’esprit de l’intelligentsia slovène, voir Robert et Milica Hayden [1992, p. 1-16].
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de Yougoslavie ; de fortes inégalités existent entre la population albanaise, majoritaire, et la population d’origine serbe et monténégrine. À la suite des émeutes de 1981, « la question du Kosovo devint le principal sujet de débat, voire de fixation » [Woodward, 1995, p. 65] au sein du Parlement serbe. C’est en marge de l’espace politique que des mobilisations constituent la question du Kosovo en enjeu. Si en 1982 les pétitions des Serbes du Kosovo réunissent à peine une cinquantaine de signataires, ce sont des dizaines de milliers de personnes qui suivent à Belgrade, l’année suivante, les funérailles d’Aleksandar Ranković. Celles-ci prennent la forme d’une manifestation de solidarité envers les Serbes du Kosovo et de critique de la dégradation des conditions de vie. Ce répertoire sera réinvesti par Milošević13 lors des « rassemblements pour la vérité » de 1988 et 1989 [Thomas, 1998]. La question du soutien aux manifestants serbes du Kosovo divise l’intelligentsia critique14. La participation de prêtres aux campagnes de pétition coïncide avec la réactivation, au plus haut niveau du clergé orthodoxe serbe, de la doctrine saint-savaïste, d’unité de la question nationale et de la foi. De nombreuses analyses [Lukić, 2003, p. 97 ; Garde, 1992, p. 254 ; Kubli, 1998, p. 186 ; Masson, 2002, p. 33] de l’ascension de Milošević s’accordent à reconnaître un rôle initiateur et/ou programmatique au fameux « mémorandum » de l’Académie serbe des sciences et des arts de Serbie (SANU), qui apparût les 24 et 25 septembre 1986 dans les colonnes du journal vespéral Večernje Novosti. Ce document « scientifique » fut certes revendiqué a posteriori par les nationalistes serbes ; pourtant, le débat relatif à son impact véritable reste ouvert. L’examen des conditions de diffusion et de réception du mémorandum porte à relativiser l’influence qui lui est généralement reconnue. Parus dans des circonstances troubles, ces extraits dont les académiciens n’admirent pas immédiatement la paternité furent publiés par intermittences et dans le désordre. Le mémorandum fut la cible des condamnations officielles de la part des plus hautes autorités communistes de Serbie, ainsi que d’une campagne de presse ; Milošević resta silencieux. On peut de même s’interroger quant à l’autorité scientifique de la SANU et à sa capacité d’imposer des représentations légitimes15.
13. Pour une théorie, peu satisfaisante selon nous, d’une « manipulation » de Milošević par un groupe de nationalistes de la LCS, voir John B. Allcock [2000, p. 429]. 14. Le clivage autour de la question nationale apparaît au sein de ce secteur intellectuel lorsque des membres du groupe Praxis signent une pétition de soutien aux manifestants serbes du Kosovo. Sur cette question, voir [Magaš, 1993, p. 48-73]. 15. Voir le portrait que dresse Vidosav Stevanović [2000, p. 66] de la SANU : « L’Académie serbe des sciences et des arts est une vielle institution publique et un bastion de recrutement. Communistes déçus et nationalistes durs, habitués au complot, constituent la majorité de ses membres. L’État leur verse une pension, ils ne paient aucun impôt, ils font des voyages d’études à l’étranger, usent gratuitement des transports publics et se considèrent néanmoins comme une menace pour le régime. »
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L’intervention de Milošević16, lors d’une réunion de la LCS dans la ville hautement symbolique de Kosovo Polje, agit comme point de ralliement des mobilisations dispersées. C’est en invoquant l’urgence de la question nationale que Milošević investit la renommée acquise à Kosovo Polje pour renforcer sa position au sein de la LCS. Il peut alors organiser l’éviction du leader belgradois Dragiša Pavlović, puis celle de son ancien protecteur, le président serbe Ivan Stambolić. Entre 1987 et 1988, plusieurs groupes de partisans de Milošević, militants confirmés, organisent des manifestations destinées à démettre les dirigeants des provinces et du Monténégro. Le gouvernement de Vojvodine et du Monténégro résilient tous deux leurs fonctions en octobre 1988. La position unique de Milošević lui assure le monopole de la duplicité des répertoires. D’une part, le discours autogestionnaire, socialiste, de la « révolution antibureaucratique », lui est accessible en tant qu’homme de parti. D’autre part, sa renommée est recréée lors du « moment » héroïque de Kosovo Polje, lui-même réactivé par les immenses rassemblements de « l’avènement du peuple ». Thomas [1998, p. 45] estime à 5 millions le nombre d’individus qui assistèrent aux 100 « rassemblements pour la vérité » au cours de « l’avènement du peuple ». C’est selon nous à cette conjoncture extraordinaire, exploitable du fait du brouillage des repères politiques qui résulte des crises successives, qu’est imputable le « charisme » de Milošević, et non à un mouvement naturel de « l’âme serbe » en direction de sa « personnalité autoritaire ». La combinaison du discours national et des énoncés révolutionnaires réduit le terrain d’investissement de Milošević à la seule Serbie. Parallèlement, la stratégie de destruction des alternatives par le maniement combiné des thèmes de la réforme et de la démocratie structure l’espace politique serbe émergent autour du nationalisme. La Constitution de 1974 excluait expressément toute propriété de groupe ; la propriété sociale était nettement distinguée des autres formes de propriété (privée, publique, mixte et coopérative). Le programme Marković ne suscita pas d’opposition des nationalistes au libéralisme. En revanche, le processus de privatisation ainsi engagé généra, au gré des échanges de coups, à la fois la nécessité et les conditions de possibilité, pour les groupes issus des bureaucraties dominantes, d’une extension de l’emprise sur la propriété sociale ; celle-ci ne fut possible qu’au prix de l’éclatement de la fédération. La dynamique de réforme engagée par le programme Marković a participé 16. Assistant à des affrontements d’échauffourées (provoqués ?) opposant manifestants serbes et policiers albanais, Milošević s’exclama « personne n’a le droit de frapper ce peuple » (sous-entendu : serbe). Constituée en événement épique par Milošević lui-même (voir son ouvrage Godine raspleta – Les années décisives) cette intervention l’est aussi, pour ainsi dire de manière renversée, par de nombreux ouvrages relatifs à l’histoire yougoslave.
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à la « nationalisation » d’un système d’enjeux politiques et économiques, dont la réalisation par le discours, le droit et la guerre aboutît à la définition « ethnique » de la propriété. En l’absence de consultation démocratique intervenait un changement radical des paradigmes politiques : aux « droits autogestionnaires des travailleurs » était substitué le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » revendiqué par les porte-parole de l’ethnicité.
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Conclusion
Outre l’intérêt de soumettre la transition vers l’économie de marché et la démocratie au feu croisé de l’analyse des économistes, des historiens et des politistes, les travaux rassemblés dans cet ouvrage débouchent sur quelques conclusions fortes remettant en cause certaines idées reçues depuis le début de la transition dans les pays postcommunistes et en Afrique du Sud. La transition n’a pas simplement été cette « insurrection révolutionnaire » (thérapie de choc, big bang), soutenue par la pensée néolibérale, assurant une mutation quasi instantanée des régimes antérieurs en un capitalisme de marché à système électoral démocratique. Elle n’a pas été non plus un « long fleuve tranquille » au fil duquel se seraient succédé, sans heurts et sans compromis, des évolutions et des réformes graduelles contrôlées par les anciennes élites communistes (ou leur fraction la plus éclairée) et leurs réseaux. La réalité est dans l’entre-deux et appelle des analyses plus nuancées et plus sophistiquées, auxquelles ce livre a cherché à contribuer. Dans cet entre-deux, la progression vers la démocratie n’est pas forcément synchrone du progrès vers l’économie de marché, l’une et l’autre ne se renforçant pas nécessairement. Malgré des efforts entrepris récemment, l’analyse économique standard n’a pas réussi, pour l’heure, à intégrer les principales causes de cet entre-deux parmi lesquelles figurent en bonne place les institutions formelles et informelles, le politique, des comportements non-marchands et déviants, lucratifs en période d’instabilité transitoire. L’usage électoral partisan des fonds publics ou l’influence décisive des groupes d’intérêt sur l’adoption des règles et des lois sont là pour en convaincre. Par-delà la démocratie électorale, attestée par les alternances politiques pendant la transition, d’importants choix publics ne semblent pas être soumis à l’expression récurrente des préférences collectives (ce que serait une réelle démocratie participative). Là où existaient des éléments de démocratie directe (ex-Yougoslavie), ils ont disparu avec la transition.
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Les élites, anciennes et nouvelles, souvent en combinaison ou en collusion, ont le plus souvent gardé le contrôle du cours de la transition, et en sont apparues comme les principaux gagnants, avant comme après les premières élections démocratiques. La conversion des anciennes élites aux valeurs économiques et technocratiques du capitalisme a été beaucoup plus « instantanée » que la stabilisation, la libéralisation ou la privatisation de l’économie. Le rôle politique et professionnel des économistes et des technocrates a été considérable dans le succès de la transition et les critères de compétence et d’expertise, présidant habituellement à leur recrutement, ont supplanté les critères politiques ou ethniques de sélection des élites dans l’ancien régime. Peut-être est-ce l’une des ruptures les plus nettes provoquées par la période de transition, sachant que les élites de l’ancien régime étaient souvent, avant sa chute, prêtes à se soumettre à l’économie de marché et à s’approprier privativement les anciens actifs publics. Elles n’ont donc pas fait obstacle aux changements institutionnels, mais, en coopération avec les nouvelles élites émergentes, elles les ont orientés dans la direction la plus favorable à leur enrichissement personnel et au maintien de leur pouvoir économique et politique.
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L’administration, enjeu de la transition en Afrique du Sud Françoise Dreyfus
L’efficacité des systèmes politiques dépendant dans une large mesure de celle des institutions administratives, la forme et le contrôle des structures bureaucratiques est une préoccupation centrale pour tout régime [March et Olsen, 1989, p. 69]. Elle l’est encore davantage lorsque l’organisation, le fonctionnement et les buts de l’administration en place, au moment où s’installe un régime démocratique, ont été modelés en fonction d’une idéologie et de valeurs radicalement opposées à celles qui fondent désormais l’action des dirigeants. On pourrait donc penser que la transformation de l’administration, en raison de l’importance qu’elle revêt pour mettre en œuvre de nouvelles politiques publiques, constitue un enjeu essentiel pour le pouvoir que les citoyens ne jugeront pas sur ses intentions mais sur leur concrétisation. On constate pourtant que la plupart des gouvernements qui ont remplacé des régimes totalitaires après la Seconde Guerre mondiale ont été essentiellement attentifs à la mise en place de nouvelles institutions politiques démocratiques, mais n’ont guère réformé l’administration. La nécessaire continuité de l’État et de son fonctionnement, couplée avec l’impossibilité matérielle de remplacer l’ensemble des agents publics, les a conduits à ne prendre que les mesures – l’épuration en particulier – de nature à satisfaire les citoyens victimes du régime et à attester la volonté de rupture avec le passé [Baruch, 2000 ; Dormagen, 2004 ; Pinto, 1988]. On a d’ailleurs pu observer une attitude analogue après la révolution de velours en Tchécoslovaquie [Hadjiisky, 2004]. Finalement, la structure de l’administration, son organisation et la gestion de son personnel n’ont guère figuré sur l’agenda politique des gouvernements et rares sont les constitutions élaborées pour fonder le nouveau régime établissant des normes relatives à l’administration. De leur côté, les auteurs qui ont procédé aux analyses des processus de transition vers la démocratie [O’Donnell et Schmitter, 1986] – avant la
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chute du communisme – ont construit des « modèles » et essayé de dégager les « lois » de la transition dont la validité « universelle » est contestable [Santiso, 1996]. Ils n’ont cependant jamais intégré les caractéristiques de l’administration et leur lien éventuel avec celles du système politique et/ou économique dans les critères utilisés pour expliquer le passage d’un type de régime à un autre. Dans les pays sous influence soviétique, les changements ont affecté à partir de 1989 conjointement les régimes politiques et le système économique, la transition démocratique soutenant le passage à l’économie de marché dont les bénéfices – en termes de progrès – contribueraient, en retour, à consolider la démocratie. Cette corrélation entre développement économique et développement politique, posée de longue date [Dahl, 1973] est toutefois considérée avec scepticisme par Hirschman [1995] pour lequel une liaison systématique entre croissance économique et démocratie est loin d’être avérée. Cette situation – celle de la double transition, voire de la triple transition si l’on considère les transformations intervenues au niveau territorial [Offe, 1992] – constitue un phénomène inédit. Son ampleur, mais aussi ses conséquences en termes stratégiques pour l’ensemble des acteurs de la planète ont ouvert aux analystes des transitions un champ d’étude d’autant plus riche qu’antérieurement ils n’avaient pu nourrir leurs réflexions et construire leurs théories qu’à partir de cas concernant seulement le changement politique. Alors que la nouvelle donne en Europe de l’Est focalise l’attention des chercheurs, les bouleversements qui surviennent en Afrique du Sud à la même période, bien qu’unanimement tenus pour majeurs, mobilisent davantage l’intérêt des sphères politiques. La coïncidence temporelle est loin d’être fortuite : la possibilité d’une transition d’un régime autoritaire vers la démocratie en Afrique du Sud est directement liée à la fin de la guerre froide, symbolisée par la chute du mur de Berlin, et à l’effondrement de l’URSS. Ces événements font disparaître la menace d’une prise du pouvoir par des organisations bénéficiant du soutien des États communistes. Du coup, les « justifications » sur lesquelles s’appuyait le gouvernement de Prétoria pour interdire certains partis politiques, l’ANC au premier chef, et refuser le droit de vote à 85 % de la population perdent de leur pertinence. La « stratégie de survie » qui s’était appuyée sur l’élaboration « d’une théorie de la subversion » [Darbon, 1989] avait désormais vécu. La construction d’un régime démocratique en Afrique du Sud s’est opérée institutionnellement en deux temps, dont la Constitution intérimaire du 22 décembre 1993 et la Constitution de 1996 constituent les pierres angulaires. L’une des particularités de ces textes fondateurs tient notamment à ce qu’ils . La Constitution intérimaire de 1993 avait prévu qu’une nouvelle constitution devrait être adoptée dans un délai de deux ans à compter des élections du 27 avril 1994, date à laquelle la Constitution intérimaire prenait effet.
L’administration, enjeu de la transition en Afrique du Sud
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consacrent, chacun, un titre à l’administration, donnant ainsi à voir l’enjeu que représente celle-ci pour la « nouvelle Afrique du Sud ». Cet enjeu est toutefois loin d’être le même en décembre 1993, moment de la transition résultant du compromis politique entre le Parti national et l’African National Congress, et en octobre 1996 lorsque est adoptée la Constitution qui procède de la vision de l’ANC – le parti majoritaire dans le pays – et marque la consolidation du régime post-apartheid. L’ANC a pour ambition de mettre en place une administration qui soit non seulement représentative de la population mais aussi apte à mettre en œuvre des politiques publiques de « reconstruction » du pays. Autrement dit, la démocratie ne se limite pas à la participation des citoyens aux élections et à la représentation politique par les élus. L’administration doit être à l’image de la nation, de ses expériences diverses, et être porteuse des valeurs fondatrices de la démocratie. Ce n’est qu’à cette condition qu’elle pourra jouer son rôle d’acteur essentiel dans la mise en place des politiques économiques et sociales qu’exige la situation du pays. Nous examinerons, dans un premier temps, les enjeux contradictoires dont l’administration a été l’objet pendant la période de transition, dans un deuxième temps, la méthode utilisée pour que l’administration soit à l’image de la nation et enfin les instruments choisis pour gérer économiquement l’administration.
Des enjeux contradictoires Alors même que la réflexion sur la congruence entre la forme de l’organisation administrative et les buts qui lui sont assignés avait conduit les nouveaux gouvernants sud-africains à inscrire la réforme de l’administration dans l’agenda politique, cet objectif prioritaire ne pouvait toutefois pas être réalisé en un jour dans la mesure où des obstacles de diverse nature devaient avoir été surmontés. La Constitution intérimaire de 1993 avait posé les principes qui, dans un régime démocratique, doivent, d’une part, régir l’action de l’administration et de ses personnels et, d’autre part, garantir les droits de ces derniers, ce qui permettait, en particulier, de protéger la stabilité de l’emploi de ceux qui . Le processus de transition, amorcé à partir de 1991, trouve son premier aboutissement dans la Constitution de 1993 qui dispose qu’à l’issue des élections de 1994 sera constitué un gouvernement d’unité nationale comprenant tous les partis ayant obtenu au moins 5 % des suffrages. Cette situation transitoire, qui assure notamment au Parti national – le perdant de l’Histoire – une participation aux affaires gouvernementales désormais conduites par l’ANC et N. Mandela, élu chef de l’État, doit durer le temps de la législature, c’est-à-dire jusqu’en 1999. Mais impuissant à influencer les décisions de l’ANC, le PN a quitté le gouvernement en juin 1996 après avoir voté la nouvelle constitution !
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étaient en fonction et d’empêcher des mesures d’éviction « politiques ». Ces dispositions ne remettaient pas en cause la structure administrative, héritée de l’Empire britannique, et s’apparentant, au moins formellement, à une bureaucratie de type wébérien. L’administration sud-africaine se caractérisait, en effet, par « l’importance accordée aux règles et au respect des procédures déterminées au niveau central, la classification rigide des tâches et le manque de mobilité des agents, un sens aigu de la hiérarchie et la répugnance à mettre en question les autorités supérieures, le formalisme dans les relations de travail interpersonnelles, et la valorisation des qualifications formelles et de l’ancienneté au détriment des autres compétences et de l’expérience » [Department of Public Service and Administration, 1997 a, p. 9]. Mais la Constitution intérimaire posait également deux principes dont l’application entraînerait une profonde mutation du système antérieur [Cloete, 1998]. D’une part, la fonction publique devait être représentative de l’ensemble de la nation sud-africaine et, d’autre part, l’affirmative action en faveur des personnes ayant été antérieurement désavantagées devait être mise en œuvre dans tous les secteurs d’activité. Ces principes prennent tout leur sens dès lors que sont rappelées les caractéristiques sociologiques du personnel administratif recruté pendant la longue période de domination du Parti national. Ce parti, vainqueur des élections de 1948, avait très rapidement mis en place un système d’apartheid rigoureux, justifié « théoriquement » par la supériorité naturelle de la race blanche et, en son sein, des Afrikaners. La majorité des emplois publics était donc occupée par des membres de ce groupe qui, bien que démographiquement très minoritaire, dominait l’État. Dans la mesure où le profil permettant d’être recruté dans l’administration impliquait aussi d’appartenir au Parti national – des fonctionnaires ayant pu être révoqués faute d’en être membres –, les agents publics représentaient une communauté dont les valeurs et la vision du monde trouvaient leur traduction politique dans l’application systématique des mesures d’apartheid confortées par la répression. Si, par ailleurs, les niveaux de diplômes faisaient officiellement partie des critères de recrutement, les pratiques étaient moins contraintes et la réalité des compétences de nombreux fonctionnaires était discutable.
. En particulier l’alinéa 7 (b) de l’article 212 dispose « l’âge de la retraite légalement applicable à un fonctionnaire au 1er octobre 1993 ne pourra être modifié sans son consentement ». Par ailleurs, l’article XXX de l’annexe 4 de la Constitution intérimaire posait les principes que devrait respecter la future constitution et précisait que les structures et le fonctionnement du service public, tout comme les termes et conditions du service de ses membres, seraient fixés par la loi. . Alors que la population blanche représentait environ 13 % de la population d’Afrique du Sud, les emplois publics étaient occupés par des Blancs à hauteur de 96,6 % au niveau supérieur et de 88,1 % aux niveaux intermédiaire et inférieur, voir Hansard, 14 mars 1990. Toutefois, les catholiques, les juifs, les anglophones et les femmes faisant partie de la population blanche sont pratiquement exclus de la fonction publique, voir B. Paddock, Business Day, 16 novembre 1991.
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En fait, le gouvernement avait institué une véritable politique d’affirmative action au profit de son électorat afin de lui éviter le chômage, ce qui l’avait conduit à donner des emplois sans référence à la qualification de leurs bénéficiaires, sur la base de leur seule appartenance communautaire ; ainsi, en 1992, 40 % des Afrikaners ayant un emploi travaillaient pour le gouvernement [Ross, 1999, p. 190]. Il a été mis en évidence que, de manière plus générale, pour résoudre les conflits entre les Anglais et les Afrikaners, l’État de l’apartheid avait organisé un programme massif d’affirmative action au profit des Afrikaners : ils peuplaient l’administration, recevaient des fonds spéciaux pour l’éducation, et bénéficiaient d’un traitement préférentiel dans l’attribution des contrats commerciaux [Vestergaard, 2001, p. 21]. Dans ces conditions, on comprend que l’administration ait été un enjeu majeur pour chacun des principaux partenaires du compromis politique. Pour les dirigeants du Parti national, qui savaient fort bien que les premières élections auxquelles tous les Africains du Sud, désormais titulaires du droit de vote, pourraient participer en avril 1994, donneraient le pouvoir à l’ANC, il s’agissait de protéger dans la mesure du possible l’emploi des fonctionnaires afrikaners. L’ANC, au contraire, entendait transformer la composition de la fonction publique de telle sorte qu’étant représentative de l’ensemble de la nation, elle serait apte à mettre en œuvre les politiques publiques que le nouveau gouvernement se serait engagé à conduire. Ce second aspect revêtait une importance cruciale. Alors que le système capitaliste n’était pas remis en cause par la transition, l’inégalité de droits, qui avait été la règle, avait provoqué des écarts considérables de développement et de conditions de vie entre les groupes sociaux, qui devaient être corrigés par des mesures énergiques. La mise en œuvre d’une politique de reconstruction et de développement au profit des populations les plus défavorisées constituait donc une priorité pour les gouvernants élus en 1994 qui ne devaient pas décevoir les attentes de tous ceux qui, en votant pour la première fois, avaient accompli un acte de foi démocratique. Or, depuis le début des années 1990, de nombreux rapports avaient mis en évidence l’inadéquation de la culture et des compétences des fonctionnaires ayant servi la politique d’apartheid avec les buts – le développement économique et social, notamment – qu’un gouvernement démocratique aurait à promouvoir. En outre, les règles et les méthodes de travail auxquelles l’administration avait l’habitude de se conformer n’étaient guère compatibles avec . La Constitution intérimaire de 1993 contenait des dispositions protégeant les fonctionnaires de toute éviction « discrétionnaire ». . Alors que l’idéologie de l’ANC, pendant les très longues années de son activité clandestine, était d’inspiration socialiste, le parti de Nelson Mandela a adopté une position pragmatique en matière économique et a encouragé le Black Economic Empowerment, c’est-à-dire le développement d’un milieu des affaires contrôlé par les Africains.
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un mode d’action orienté vers le service du public et respectueux du principe best value for money. Fort du soutien de la population, largement majoritaire au sein de l’Assemblée constituante, l’ANC était en position de définir dans la Constitution de 1996 les principes auxquels l’administration devrait désormais être soumise ; mais il était aussi tenu par le principe constitutionnel, adopté en 1993, qui imposait un système de fonction publique de carrière, non partisan et l’impartialité du gouvernement à l’égard des agents.
Une fonction publique à l’image de la nation L’application du principe de l’affirmative action, posé par la Constitution de 1993, constitue le moyen de transformer l’administration en procédant au recrutement de nouveaux agents et de réaliser l’objectif d’une fonction publique représentative de la nation. Contrairement à la politique des quotas instituée aux États-Unis au profit des minorités raciales, il s’agit à compétence équivalente de recruter en priorité des personnes appartenant à trois groupes cibles antérieurement désavantagés, les Noirs, les femmes et les handicapés [Government Gazette, 1995]. La Constitution de 1996, qui marque la fin de la transition politique, se fonde sur les règles de la « bonne gouvernance » élaborées par la Banque mondiale en 1992 pour définir les principes sur lesquels doivent désormais s’appuyer l’action publique et le fonctionnement de l’administration. D’autre part, dès 1995, le livre blanc sur la transformation du service public [Government Gazette, 1995], largement inspiré par les théories du New Public Management [Dreyfus, 1998], avait formulé l’ensemble des règles devant présider à la reconfiguration de la fonction publique. « La vieille idée d’une fonction publique, comme un lieu clos offrant un emploi à vie disparaîtra. La compétition ouverte et des pratiques de recrutement plus innovantes ouvriront le service public à un beaucoup plus large éventail de talents et permettra l’inclusion de toutes les parties de la société. De nouvelles compétences seront plus facilement absorbées et les exigences opérationnelles seront mieux remplies grâce à l’usage de contrats à durée déterminée, au recours aux emplois à temps partiel et à une plus grande flexibilité du travail » [Government Gazette, 1995, p. 10]. . Les Noirs : cette catégorie de population « antérieurement désavantagée » comprend aussi bien les coloured, les Indiens que les Noirs à proprement parler, alors que dans le passé ils constituaient chacun une catégorie distincte. . L’article 195 de la Constitution précise que doit être promue une utilisation efficace, économique et rentable des ressources, l’administration publique doit être orientée vers le développement, et être responsable, les besoins de la population doivent être satisfaits et le public encouragé à participer à l’élaboration des politiques publiques, enfin la transparence doit être favorisée et le public accéder à des informations exactes et opportunes.
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Les amendements, apportés en 1997 à la loi de 1994 relative au service public, reprennent les propositions du livre blanc et posent les nouvelles règles applicables au personnel des administrations et notamment à leur recrutement. L’ouverture pour tous les citoyens d’un égal accès aux emplois et la mise en œuvre par toutes les administrations des mesures d’application de la politique d’affirmative action [Government Gazette, 1998], pour ne pas rester théoriques et produire des effets, impliquent toutefois qu’un considérable effort de formation soit consenti au bénéfice de ceux qui en ont été privés ou qui, en raison de leur couleur, n’ont eu accès qu’à une « sous-éducation » négligeant les mathématiques et les sciences et s’appuyant sur une anthropologie raciste [Asmal et James, 2001, p. 186]. La capacité du système éducatif à rattraper ce formidable retard, legs de l’apartheid, est une condition nécessaire pour que le renouvellement du personnel administratif puisse être effectif. D’autant que la compétence constitue toujours un critère de recrutement dans le cadre d’une administration se référant désormais au modèle managérial. Le législateur ayant redéfini la notion de compétences, elle s’entend désormais des « personnes les plus aptes à réussir dans un emploi spécifique ». Autrement dit, le recrutement s’effectue pour pourvoir un emploi précis et les capacités des candidats ne s’évaluent pas de manière prédéterminée par rapport aux diplômes, mais au vu de qualités telles, notamment, l’aptitude multiculturelle, la compréhension des politiques en cours, la connaissance des communautés, des citoyens et des clients, l’engagement à l’égard du développement et de la reconstruction, la qualité éthique, l’ampleur et la diversité des expériences avant l’entrée dans le service public [Fitzgerald, 1996]. Bien que la majorité des fonctionnaires soient censés accomplir leur carrière au sein de l’administration, l’avancement dans un emploi plus élevé est, à l’instar du recrutement, ouvert et effectué par voie d’entretiens pour tous les candidats. La même procédure est applicable à ceux qui postulent à des emplois à durée déterminée ou temporaire. Tous les agents de l’État, des provinces et des municipalités sont désormais régis par le droit commun du travail et sont liés par contrat à l’employeur public. Au système « bureaucratique » et clos qui prévalait dans le passé a été substitué un système d’emplois ouvert, donnant la possibilité de recruter ceux dont le profil correspond le mieux à la nouvelle définition des compétences qui, en particulier, prend en compte l’expérience que les individus ont pu acquérir dans d’autres activités. D’autre part, en mettant un terme à l’avancement à l’ancienneté, la loi ouvre la possibilité à des candidats extérieurs à l’administration d’entrer en compétition avec d’anciens fonctionnaires et d’être recrutés. . Les statistiques de 1995 indiquaient que 19 % de la population n’avaient reçu aucune éducation formelle, ce groupe étant constitué pour 92 % de Noirs issus des zones rurales. Par ailleurs, 61 % de ces 19 % étaient des femmes. Central Statistical Services, October Household Survey, Prétoria, Central Statistical Services, 1995.
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Il n’est pas douteux que, couplée avec la politique d’affirmative action, cette transformation des critères et des procédures de sélection pour accéder à des emplois du secteur public a pour objectif de faciliter la reconfiguration sociale de l’administration pour qu’elle soit représentative de la nation. Et en effet, les statistiques figurant dans le livre blanc sur la gestion des ressources humaines dans le service public, de décembre 1997, montraient que 79 % des agents publics étaient des Noirs et 49 % des femmes, l’africanisation des échelons supérieurs n’excédant toutefois pas 33 %. En revanche, 56 % des postes de directeurs généraux qui relèvent du pouvoir de nomination du chef de l’État étaient occupés par des Noirs [Department of Public Service and Administration, 1997b]. Mais, au-delà de l’apparence d’une évolution assez rapide de la composition du personnel administratif, l’analyse plus fine de la réalité indiquait que les échelons supérieurs et intermédiaires étaient encore très largement occupés par des fonctionnaires de l’ancien régime. Le livre blanc sur une nouvelle politique du personnel dans le service public d’octobre 1997 avait, de son côté, critiqué la manière dont les ressources humaines continuaient d’être gérées : hypercentralisée, excessivement bureaucratique et centrée sur la procédure aux dépens du résultat. Entre autres défauts recensés, les critères de recrutement et d’avancement donnaient encore trop d’importance aux qualifications académiques et à l’ancienneté et trop peu aux qualités requises pour le poste. Si les barrières formelles à la promotion des groupes antérieurement désavantagés étaient levées, il n’en demeurait pas moins que beaucoup de niveaux de la fonction publique étaient encore fermés à des candidats extérieurs ; et l’on était loin du but quant à la constitution d’une véritable culture de la diversité. En bref, la capacité de prévoir et d’atteindre les exigences requises ainsi que celle de gérer efficacement et effectivement les ressources humaines étaient totalement inadéquates. La fonction publique devait faire face au défi de se transformer avec des outils élaborés dans un autre temps et pour d’autres desseins. La transformation de ces outils était considérée par le livre blanc comme la condition essentielle qui permettrait au service public d’accomplir la transformation de son rôle, au service de l’ensemble de la nation [Department of Public Service and Administration, 1997a]. Ce constat mettait en évidence la difficulté, loin d’être propre à une situation de transition, de modifier dans un court laps de temps les comportements et les représentations des fonctionnaires en dépit du volontarisme dont les gouvernants font preuve. Mrs. Thatcher avait, elle aussi, fait une expérience similaire : le sens de l’innovation, de la performance et de la responsabilité que la Financial Management Initiative devait susciter dans l’administration britannique ne s’était guère développé après cinq années de réformes [Dreyfus, 2000, p. 246-247].
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Une gestion économique de l’administration L’adoption par le gouvernement sud-africain, en 1994, du Reconstruction and Development Program (RDP) visant à réduire les inégalités et à améliorer les conditions de vie de la majorité de la population [Africa, dans Conac, Dreyfus et Maziau, 1999] impliquait que, dans un contexte économique difficile où de fortes contraintes budgétaires pèsent sur l’État, les ressources disponibles soient prioritairement affectées à cette politique. Le RDP a d’ailleurs drainé une importante partie des aides internationales et le gouvernement a, d’autre part, contracté des emprunts sur le marché pour la réalisation d’opérations en faisant partie [Bond, 2001, p. 84-86]. Tout en poursuivant la mise en œuvre de cet ambitieux programme, le gouvernement élabore en juin 1996 une nouvelle stratégie afin de contribuer à la stimulation de l’économie nécessaire à la réalisation des finalités du RDP. Cette stratégie – Growth, Employement and Reconstruction (GEAR) – est largement inspirée par les conseillers de la Banque mondiale dont le soutien, comme celui du Fonds monétaire international, est aux yeux de l’ANC un atout pour s’assurer la confiance du monde des affaires10 [Bond, 2001, p. 68-69]. Les dispositions de la Constitution de 1996, relatives à l’administration, et la nouvelle orientation économique visant à stimuler la croissance pour, officiellement, soutenir le RDP, peuvent aussi être interprétées comme le ralliement – pour des raisons pragmatiques – de l’ANC à la doctrine prônée par les institutions financières internationales. C’est bien dans cette perspective que le livre blanc sur la transformation de la fonction publique de décembre 1997 propose que soient réduites les dépenses consacrées à cette dernière, afin de dégager les moyens nécessaires à la mise en œuvre du RDP et ce d’autant plus que « le gouvernement croit fermement que la réduction de la taille de la fonction publique est parfaitement compatible avec l’amélioration du niveau de ses prestations » [Department of Public Service and Administration, 1997 b, p. 45]. Cette idée, si elle s’appuie sur une analyse concrète de la réalité à laquelle doit faire face le gouvernement sud-africain, correspond également à un principe dégagé par les institutions financières internationales. En effet, la « bonne gouvernance » définie par la Banque mondiale « comme la manière dont sont gérées les ressources économiques et sociales d’un pays à l’appui de son développement » [World Bank, 1992, p. 1] est au cœur de la problématique développée par le livre blanc de décembre 1997. Dans son chapitre 4, relatif au contexte international, il se réfère explicitement à la réévaluation du rôle 10. Il faut noter que l’Afrique du Sud n’a sollicité de prêts ni du FMI, ni de la Banque mondiale sauf en 1997 auprès de cette dernière pour un projet Industrial Competitiveness and Job Creation en direction des PME.
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de l’État et de l’administration, entreprise dans nombre de pays développés ou en développement, en tant que réponse – entre autres facteurs – à la mondialisation de l’économie et aux programmes d’ajustements structurels du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale. Finalement le but affiché est d’instituer, conformément au nouveau modèle préconisé par la Banque mondiale, « un État aux dimensions réduites, doté d’une administration responsable et professionnelle qui puisse fournir le cadre favorable à la croissance du secteur privé, et remplisse effectivement les fonctions essentielles comme la gestion économique et la poursuite de la réduction durable de la pauvreté » [World Bank, 1994, p. XVI]. Désormais l’accent est mis sur l’organisation, les méthodes de travail d’une administration résolument organisée conformément aux prescriptions du New Public Management. Dans son chapitre 9, consacré à la construction institutionnelle et à la gestion, le livre blanc explicite la conception générale qui doit présider à la réforme à réaliser : « Pour que la fonction publique remplisse effectivement sa nouvelle mission, il sera nécessaire de s’assurer que la création d’une administration rationalisée et amaigrie s’accompagne de changements dans la philosophie et la pratique managériales, tout comme dans la structure organisationnelle et la culture, afin d’augmenter la capacité réactive et la responsabilité des institutions de l’État en sorte qu’elles puissent se construire une réputation d’excellence parmi les clients et les communautés qu’elles servent » [Department of Public Service and Administration, 1997b, p. 48]. Sans entrer dans le détail de toutes les mesures stratégiques que le gouvernement se propose de mettre en œuvre à cette fin, certaines retiennent particulièrement l’attention. Au premier chef, le principe de la décentralisation et du transfert de la responsabilité managériale – celle-ci signifiant que les fonctionnaires bénéficieront d’un pouvoir décisionnel accru. Les fonctionnaires seront également comptables des performances accomplies au regard des objectifs préalablement fixés. Les directeurs généraux bénéficieront d’une grande autonomie tant en ce qui concerne le contrôle des ressources que le recrutement de leur personnel afin de mener les actions leur permettant d’atteindre les objectifs et les performances fixés dans leur contrat. Par ailleurs, afin d’accroître la capacité de réponse de l’organisation aux demandes des clients – qu’il s’agisse d’usagers extérieurs ou d’autres services administratifs –, il est proposé d’appliquer les principes de la gestion de la qualité totale, étant entendu qu’ils devront faire, le cas échéant, l’objet d’adaptations pour convenir à la situation particulière de la fonction publique sud-africaine. De manière générale, il est préconisé de développer une nouvelle culture organisationnelle, faisant place à la flexibilité, à l’innovation et à la participation des agents au détriment du principe de centralisation hiérarchique traditionnel. Ce changement de perspective, mettant principalement l’accent
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sur la capacité à résoudre les problèmes – qui constituait pour Mrs. Thatcher, lorsqu’elle était Premier ministre du Royaume-Uni, le critère à retenir pour la nomination des hauts fonctionnaires [Wilson, 1991, p. 380] – et à répondre aux besoins, implique que le personnel soit formé à cette nouvelle approche de ses missions. On comprend que le livre blanc désigne implicitement l’inaptitude des anciens fonctionnaires, rompus aux pratiques bureaucratiques en vigueur à l’époque de l’apartheid, à se conformer à ces nouvelles exigences. Dans ces conditions, la représentativité de la fonction publique et la réparation des injustices du passé ne sont pas les seuls objectifs de la politique d’affirmative action ; elle constitue le moyen privilégié de transformation de l’administration, dans la mesure où l’inculcation des valeurs managériales s’opérera dès l’intégration des nouveaux agents au sein de la fonction publique. L’Afrique du Sud offre un cas particulièrement intéressant du fait qu’aux deux étapes, celles de la transition et de la consolidation du régime politique, des mesures ont été prises qui visaient à transformer institutionnellement l’administration publique. Si, dans un premier temps, la configuration politique contraignait l’ANC à la seule mise en application du principe d’affirmative action, dans un second temps, le gouvernement avait les mains libres pour réaliser la réforme « managériale » qui a théoriquement l’avantage de dégager les ressources nécessaires à la politique de reconstruction économique. Ce faisant, les gouvernants se sont donné les moyens de transformer la composition de la fonction publique, ainsi que l’organisation, les modes d’action et de gestion de l’administration. L’adoption nécessaire d’une nouvelle « culture » administrative et de nouvelles valeurs pour le service public constitue un leitmotiv des très nombreux rapports émanant du Department of Public Service and Administration, que relaye la politique du gouvernement11. Celle-ci se traduit, en particulier, dans les prescriptions réglementaires relatives à la « formation continuée » que doivent organiser tous les niveaux administratifs au profit de leurs agents. Toutefois, bien que l’organisation de la fonction publique et les principes qui guident son mode de gestion relèvent désormais d’une philosophie managériale, largement appuyée sur des considérations économiques, l’implantation d’une nouvelle culture ne peut s’opérer que dans la durée, soit parce que les habitudes anciennes perdurent en raison de l’impossibilité de renouveler rapidement le personnel, soit parce que l’apprentissage des agents fraîchement recrutés demande, lui aussi, du temps. L’une des originalités de la transition en Afrique du Sud, comparée à celles qui se sont déroulées au même moment en Europe de l’Est, tient à l’anticipation [Federowicz, 2000] à laquelle s’est livrée l’ANC dès 1993 : pour le 11. De nombreux règlements ont été adoptés en 1999 et en 2001, Public Service Regulations 2001, 5 janvier 2001, amendé, pour finaliser l’ensemble des propositions du livre blanc de décembre 1997 et de ceux qui ont suivi.
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parti de N. Mandela, la nécessité de réformer en profondeur l’administration a été considérée comme une condition nécessaire, si ce n’est suffisante, à la réalisation des objectifs gouvernementaux et à la mise en œuvre des politiques publiques visant à améliorer les conditions de vie d’une large partie de la population et, de manière générale, à favoriser le développement du pays.
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Analyse de la mondialisation : les limites des approches…
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Les auteurs
Wladimir Andreff, professeur à l’université de Paris-I, Centre d’économie de la Sorbonne (UMR 8174 CNRS), vice-président de l’Association française de science économique.
Arnaud Bilek, doctorant au LAEP, université de Paris-I et à l’ESSEC Paris.
Françoise Dreyfus, professeure à l’université de Paris-I, Centre de recherches politiques de la Sorbonne (UMR 8057 CNRS). Christine Fauvelle-Aymar, maître de conférences à l’université de Tours, directrice adjointe Laboratoire d’économie publique (EA 1466 université de Paris-I).
Geoffroy Geraud, doctorant à l’université de Paris-IX-Dauphine.
Magdaléna Hadjiisky, maître de conférences à l’Institut d’études politiques, université Robert Schuman de Strasbourg.
Maria Lissowska, professeure à l’École centrale de commerce de Varsovie.
Georges Mink, directeur de recherche au LASP (CNRS), ancien directeur du CEFRES, Prague (2001-03).
Sorina Soare, chercheuse au CEVIPOL, Université libre de Bruxelles.
Karoly Attila Soos, directeur de recherche à l’Institut des sciences économiques de l’Académie hongroise des sciences, ancien secrétaire d’État à l’Industrie et au Commerce et ancien député du Parlement de Hongrie. Caroline Vincensini, professeure à l’ENS Cachan, chercheuse à l’IDHE, ENS Cachan.
Dans la même collection
Norbert Alter (dir.), Les logiques de l’innovation. Approche pluridisciplinaire, 2002. Wladimir Andreff (dir.), Analyses économiques de la transition postsocialiste, 2002. Dominique Andolfatto et Dominique Labbé, La CGT. Organisation et audience depuis 1945, 1997. L’Année de la régulation. Économie, institutions, pouvoirs, vol. 3, 1999. Lionel Arnaud, Les minorités ethniques dans l’Union européenne. Politiques, mobilisations, identités, 2005. Peter Auer, Geneviève Besse et Dominique Méda, Délocalisations, normes du travail et politique d’emploi. Vers une mondialisation plus juste ? 2005. Marie-Hélène Bacqué, Henri Rey et Yves Sintomer (dir.), Gestion de proximité et démocratie participative. Une perspective comparative, 2005. Arnaldo Bagnasco et Charles F. Sabel (dir.), PME et développement économique en Europe, 1994. Bernard Barraqué (dir.), Les politiques de l’eau en Europe, 1995. Guylaine Beaudry et Gérard Boismenu, Le nouveau monde numérique. Le cas des revues universitaires, 2002. Rachel Beaujolin-Bellet (dir.), Flexibilités et performances. Stratégies d’entreprises, régulations, transformations du travail, 2004. Vincent Berdoulay et Olivier Soubeyran, L’écologie urbaine et l’urbanisme. Aux fondements des enjeux actuels, 2002. Pierre Berthaud et Gérard Kébabdjian (dir.), La question politique en économie internationale, 2006. Philippe Bezes, Michel Chauvière, Jacques Chevallier, Nicole de Montricher et Frédéric Ocqueteau (dir.), L’État à l’épreuve des sciences sociales. La fonction recherche dans les administrations sous la Ve République, 2005. Bernard Boëne et Christopher Dandeker (dir.), Les armées en Europe, 1998. Maria Bonnafous-Boucher et Yvon Pesqueux (dir.), Décider avec les parties prenantes. Approche d’une nouvelle théorie de la société civile, 2006. Daniel Borrillo (dir.), Lutter contre les discriminations, 2003. Gérard Bouchard et Martine Segalen (dir.), Une langue, deux cultures. Rites symboles en France et au Québec, 1997.
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Composition :
Achevé d’imprimer sur les presses de l’imprimerie France-Quercy à Mercuès en juillet 2006. Dépôt légal août 2006.
Imprimé en France