DU MÊME AUTEUR
L'ordre monétaire mondial, Paris, PUF, 1982. Currency Competition and Monetary Union, La Haye, Martinus...
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DU MÊME AUTEUR
L'ordre monétaire mondial, Paris, PUF, 1982. Currency Competition and Monetary Union, La Haye, Martinus Nijhoff, 1984. L'arbitraire fiscal, Paris, Robert Laffont, 1985. Macro-économie, Paris, PUF, 1990.
PASCAL SALIN
LA VÉRITÉ SUR LA MONNAIE
Publié sous la direction de Jean AUDOUZE ISBl\ 2-7381-0098-8
© ÉDITIOl\S ODILE JACOB, OCTOBRE 1990 La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit., sans le consentement de l"auteur ou de ses ayants cause., est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
Pour Ambroise
Sommaire
Introduction Chapitre 1. 2. 3. 4. 5.
1-
9 Une économie sans monnaie
Robinson épargne et investit L'épargne se déplace Investisseurs et épargnants: le marché de l'épargne Fonds propres et emprunts Le rationnement de l'épargne
Chapitre
II -
Pourquoi la monnaie?
1. Apparition de la monnaie 2. Le prix de la monnaie Chapitre 1. 2. 3. 4.
Les leçons de l'histoire
Une monnaie-marchandise L'émission de certificats d'or Un système fractionnaire de certificats d'or Création monétaire et intermédiation financière
Chapitre 1. 2. 3. 4. 5.
III -
La La La La La
IV -
L'imagination au service de la monnaie
monnaie trouve un nom convertibilité des certificats d"or régulation d'un système monétaire compensation interbancaire entre créances monétaires circulation monétaire
13 15 18 22 26 30 37 37 46 51 51 56 66 71 77 77 79 100 104 III
LA VÉRITÉ SUR LA MONNAIE
8 Chapitre v - La monnaie confisquée
1. 2. 3. 4.
L"apparition des privilèges L"étatisation des banques centrales L"abandon de la convertibilité à taux fixe Étatisation et nationalisation du système bancaire
Chapitre 1. 2. 3. 4. 5.
L'inflation
La demande de monnaie La grande illusion: la politique monétaire Systèmes monétaires et inflation La création monétaire dans les systèmes à banques multiples Quand la régulation monétaire s"estompe
Chapitre 1. 2. 3. 4. 5. 6.
VI -
VII -
L'instabilité monétaire
Qu"est-ce que la stabilisation économique? Épargne volontaire et épargne involontaire Le cycle du crédit et de la monnaie Les transferts internationaux d"épargne Quelques illustrations La véritable signification des politiques de stabilisation macroéconomiques
Chapitre
VIII -
La régulation monétaire
1. Les instruments de la politique monétaire 2. Règles ou décisions discrétionnaires? 3. Quelle règle monétaire? Chapitre
IX -
Principes pour un ordre monétaire mondial
1. Il est normal que les taux de change soient flexibles 2. Les limitations au principe de flexibilité 3. Les systèmes monétaires existants: le rôle du nationalisme monétaire 4. Peut-on définir un ordre monétaire réalisable aujourd'hui? Chapitre x - Monopole monétaire européen ou liberté monétaire?
1. L"intégration: deux concepts opposés 2. Un cartel flou: le système monétaire européen 3. Pour un processus spontané et graduel Conclusion - Le retour à la liberté bancaire
115 116 126 131 132 135 135 139 147 156 160 171 173 186 190 204 206
210 213
214 222 228 237
238 245 254 266 279
280 287 295 303
Introduction
Pour comprendre la monnaie il faut adopter une démarche scientifique. Le présent livre s"attache à le montrer. Une démarche scientifique c"est d"abord une démarche logique qui" partant d"une hypothèse" en tire successivement des conséquences de plus en plus précises. Le lecteur trouvera donc dans ce livre une reconstruction complète des connaissances sur la monnaie. Les phénomènes économiques" en particulier monétaires" sont innombrables et complexes. Porter sur eux un regard scientifique ne consiste pas à singer leur complexité et c"est à tort que" bien souvent" on admire la science d"un homme lorsqu"il écrit un livre obscur et foisonnant de faits ou d"opinions. Dans les sciences humaines" encore plus que dans les sciences physiques., la réalité que nous percevons est faite d"une infinité d"événements. L"effort scientifique ne doit pas tendre à transmettre toute cette diversité., mais au contraire à trouver des principes d"explication suffisamment simples et généraux pour ordonner la complexité et la rendre compréhensible 1. Ce n"est pas en multipliant les descriptions de 1. On peut appliquer aux cc sciences humaines » ce que Herbert Simon dit à propos des sciences naturelles ») : cc La tâche centrale d'une science naturelle consiste à rendre évident ce qui est merveilleux; à montrer que la complexité, si elle est considérée de manière correcte, est seulement un masque pour la simplicité; à trouver des structures cachées dans le chaos ) (The Sciences ofthe Artificial, Cambridge, The MIT Press, 1969; 2t~ édition, 1982, p. 3). Pourraiton ajouter que, de ce point de vue, la différence essentielle entre les cc sciences naturelles ») et cc
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LA VÉRITÉ SUR LA MONNAIE
faits qu'on aboutit à cette simplicité, mais par un effort d'abstraction. Toute démarche scientifique est de type intellectuel, alors que le pragmatisme, si souvent vanté, n'est qu'un refus de penser et de comprendre. C'est ce pragmatisme que nous refusons, c'est l'effort de réflexion que nous proposons. Le début de l'ouvrage se présente alors comme une « histoire naturelle de la monnaie », c'est-à-dire comme le récit logique de l'évolution des systèmes monétaires. Les connaissances étant ordonnées rationnellement, on aboutit tout naturellement à une vision totalement renouvelée des problèmes appliqués, plus proch.es de l'actualité. Nous proposons donc une approche radicalement différente de questions si souvent débattues de manière superficielle, telles que la réforme du système monétaire international ou l'intégration monétaire européenne. Si c'est la rigueur d'un raisonnement qui lui donne son caractère scientifique, et non l'abondance des faits, ce n'est pas non plus l'utilisation de certains instruments, par exemple le recours à un appareil mathématique sophistiqué ou l'appui d'un imposant travail informatique. D'ailleurs, et contrairement à ce que l'on pense trop souvent, une notion ne devient pas un concept scientifique à partir du moment où elle est mesurable. En fait ce qui est le plus important pour comprendre le fonctionnement d'une société et les comportements « économiques» de ses membres est peut-être ce que l'on ne peut pas mesurer: la science économique, en effet, n'est pas concernée par les objets, comme le sont les « sciences physiques »; elle est une science humaine ou, mieux, une science morale, c'està-dire qu'elle s'intéresse aux comportements des hommes vivant en société et aux jugements de valeur qui guident leurs choix. Ce livre a évidemment pour but spécifique de faire comprendre les phénomènes monétaires, c'est-à-dire le rôle de la monnaie et la manière dont différents systèmes permettent de la créer et de la faire circuler. Nous n~avons pas voulu décrire les systèmes monétaires et financiers existants, mais aider à comprendre le fonctionnement et la cohérence des systèmes, du point de vue le plus général possible, ce qui permet d'évaluer les systèmes que nous connaissons ou de réfléchir aux réformes souhaitables. Le présent livre défend une conception précise des systèmes monétaires, très éloignée des conceptions habituelles, exagérément soucieuses - à notre avis - de les (c sciences humaines» tiendrait à ce que les phénomènes étudiés par les secondes sont souvent apparemment plus complexes?
INTRODUCTION
Il
justifier les institutions existantes. Il montre, par exemple, pourquoi et comment des systèmes monétaires libres de toute interférence étatique et dépourvus de banques centrales fonctionneraient beaucoup mieux que les systèmes monétaires actuels qui sont publics, nationaux et hiérarchiques. Trop souvent l'analyse monétaire apparaît comme un chapitre totalement séparé de l'analyse économique, comme si la monnaie était un bien tellement différent des autres qu'il faille lui appliquer des concepts et une méthodologie propres. Or, même si la monnaie présente des caractéristiques spécifiques - que nous soulignons dans le présent livre - il n'en reste pas moins que la théorie monétaire n'est qu'une application particulière de la théorie économique générale et que cette dernière n'est elle-même qu'une explicitation de l'hypothèse de base selon laquelle l'homme est un être doté de raison. L'hypothèse de rationalité humaine correspond à l'observation de la réalité et à l'expérience propre de chacun d"entre nous. Elle inspire des règles d"une grande simplicité et d"une grande généralité à partir desquelles toute la science économique peut être déduite de manière logique. Nous avons donc voulu privilégier la cohérence intellectuelle, celle-là même qui nous paraît caractéristique de 1'« école autrichienne », illustrée - au XIXe et au xxe siècle par de grands noms, comme ceux de Carl Menger., Eugen von BôhmBawerk, Ludwig von Mises ou Friedrich Hayek. Nous avons recherché la simplicité., mais les différents chapitres ou passages de ce livre n'en sont pas moins inégalement faciles d'accès. Les deux premiers chapitres précisent les concepts de base - au sujet de r'épargne et de la monnaie - à partir desquels toute la construction ultérieure sera élaborée. Les trois chapitres suivants proposent ce que l'on pourrait appeler une « histoire naturelle des systèmes monétaires ». Ils montrent comment les systèmes se développent « naturellement » pour répondre à des besoins de plus en plus précis ou à l'apparition de techniques nouvelles, mais aussi comment l'éternelle confrontation entre l'exercice des volontés libres et la contrainte peut progressivement biaiser cette évolution et la détourner de la satisfaction des vrais besoins monétaires. Certains passages du chapitre IV, en particulier, paraîtront sans doute un peu austères. Ils sont certes nécessaires à la lecture des chapitres « appliqués » de la fin du livre. Cependant, les lecteurs qui ne porteraient pas un intérêt particulier à la compréhension précise des divers modes d'organisation des systèmes monétaires pourraient se
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LA VÉRITÉ SUR LA MONNAIE
contenter de « survoler» les passages de ce chapitre qui leur paraîtraient trop difficiles ou trop détaillés, afin d'en tirer le message essentiel, quitte à y revenir ultérieurement si le besoin s'en faisait sentir. Les chapitres suivants - chapitres VI et VII - montrent quel est l'impact du fonctionnement de divers systèmes monétaires sur les systèmes économiques globaux: c'est, en quelque sorte, le passage du « micro-économique» au « macro-économique». Ainsi, le chapitre VI étudie l'inflation et le chapitre VII fournit une explication des « crises monétaires», dont l'actuelle crise de l'endettement est un aspect particulier. Enfin, les trois derniers chapitres sont de nature plus appliquée. Ils portent sur les instruments de la politique monétaire, la réforme du « système monétaire international» et l'intégration monétaire européenne. Je ne peux pas terminer cette présentation de mon ouvrage sans souligner ma reconnaissance à l'égard de Jean Andouze, qui m'a demandé de l'écrire et qui en a suivi l'élaboration avec son acuité intellectuelle et son ouverture d'esprit habituelles. Quant à François Guillaumat, il a relu tout le manuscrit et m'a fait un grand nombre de suggestions que lui ont inspirées ses exceptionnelles qualités de culture, de rigueur et de précision.
CHAPITRE 1
Une économie sans monnaie
Épargne~ financement~ capital~ ces termes sont utilisés quotimais leur sens précis n~est pas toujours bien perçu. De ces incertitudes résultent des erreurs de raisonnement dont les conséquences peuvent être graves. Dans le présent chapitre nous nous intéressons uniquement à l~épargne parce que la compréhension de sa signification exacte et de son rôle aide à élucider un grand nombre de faits de l~économie. Ultérieurement nous introduirons la monnaie et les titres (à savoir les obligations~ actions ou créances diverses)~ mais il est précisément essentiel de ne pas confondre les phénomènes relatifs à l~épargne~ ceux qui sont relatifs aux titres (qu~on qualifiera de « financiers ») et ceux qui sont relatifs à la monnaie (qu~on qualifiera de « monétaires »). Il existe une définition de l~épargne traditionnelle et utile. Mais avant de la rappeler~ nous voudrions en proposer une autre~ plus générale: tout choix fait en faveur d~un bien futur de préférence à un bien actuel est un choix d~épargne. L~épargne implique donc qu~un sacrifre soit accepté dans le présent par un individu dans l~espoir d~obtenir un rendement futur. Si l~on adopte cette conception extensive de l~épargne - ce qui nous paraît indispensable - on s~aperçoit alors que~ parmi nos activités quotidiennes~ beaucoup sont des activités d'épargne: l~étudiant qui renonce à aller au cinéma ou à se promener pour assister à un cours ou préparer un devoir a un comportement d~épargnant; le paysan qui met de côté une diennement~
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LA VÉRITÉ SUR LA MONNAIE
partie de sa récolte de blé pour ensemencer un nouveau champ est également un épargnant, de même que les parents qui font des efforts pour bien éduquer leurs enfants et les doter par conséquent de ce qu'on peut appeler un « capital humain ». On remarquera qu'il est difficile, pour un observateur extérieur, de connaître la plupart de ces actes d'épargne et pratiquement impossible de les mesurer. Ainsi, ils n'entrent pas dans les statistiques des comptables nationaux chargés de calculer « l'épargne nationale» 1. Ils n'en sont pas moins bien réels. L'épargne apparaît alors comme l'acte même qui caractérise l'activité humaine, puisque l'homme se définit comme un être rationnel, c'est-à-dire capable d'imaginer les conséquences futures de ses actes. Mais nous savons aussi qu'il n'a pas une connaissance parfaite de l'avenir, de telle sorte que la valeur future d'une épargne - au sens large auquel nous l'entendons - est nécessairement incertaine. La définition traditionnelle de l'épargne permet, pour sa part, de retrouver les concepts rassurants du discours économique conventionnel: « L'épargne est la partie du revenu qui n'est pas consommée. » Autrement dit, il existe un « circuit» des richesses, depuis le moment où elles sont créées, grâce à l'activité humaine, jusqu'à leur destruction par la consommation. La création de richesses donne nécessairement lieu à une distribution exactement équivalente de revenus, en ce sens que toute production est appropriée: définir un revenu c'est définir le droit de chacun sur la production à laquelle il a coopéré. Ces richesses sont ensuite échangées, transformées, combinées à d'autres pour aboutir enfin à ce qui donne un sens à tous ces efforts productifs: la consommation, dont on pourrait dire qu'elle constitue le résultat de l'activité humaine et donc la source de satisfaction ultime pour les individus. L'épargne représente donc cette partie des richesses créées au cours d'une période qui n'est pas détruite, mais qui est réinjectée dans le circuit des richesses, probablement pour produire de nouvelles 1. On peut remarquer au passage à quel point un tel concept est contestable: l'épargne résulte normalement de l'effort conscient d'un individu, elle est le fruit de son activité et elle est, en ~e sens, i~séparable de sa personnalité. Parler d'épargne nationale laisse entendre que la « natIon )) seraIt un agent moral qui produit et épargne et que cette épargne appartiendrait à l~ natio~. Si l'on pense que la définition d'une telle grandeur est utile - ce qui est hien mOIns vraI qu'on ne le pense en général - il faudrait parler de « l'épargne des personnes qui se trouvent sur le territoire de telle ou telle nation )). Hélas, le souci d'utiliser des expressions courtes conduit subrepticement à des glissements de sens.
UNE ÉCONOMIE SANS MONNAIE
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richesses. Bien évidemment, l'épargne ainsi conçue conformément au concept traditionnel - que nous utiliserons d'ailleurs fréquemment - représente une partie de l'épargne au sens plus large que nous avons d'abord évoqué.
1. Robinson épargne et investit Oc a tendance à considérer que l'épargne est un concept monétaire ou financier. Il n'en est rien et il est fondamental de se souvenir que l"'épargne est un concept défini par référence aux produits et non par rapport à ces autres objets de l'action humaine que nous étudierons ultérieurement, les titres (biens financiers) et les monnaies (biens monétaires). L'épargne existe nécessairement, car elle est inhérente à la nature humaine, alors qu"'on peut imaginer une société sans titres ni monnaie. Pour nous en persuader observons un moment l"'activité de Robinson 2, tout seul dans son île, avant que Vendredi ne vienne le rejoindre. Admettons que l"'activité de Robinson se limite à la satisfaction de deux besoins essentiels: se nourrir et se reposer. En arrivant sur son île il a constaté qu'il pouvait facilement se procurer un certain nombre de fruits, de légumes et de céréales. Il a même trouvé une source d"'eau pure", mais dans une partie inhospitalière de l"'île où il ne souhaite pas habiter. Plusieurs fois par jour, il doit pourtant s"'y rendre pour étancher sa soif ou laver ses légumes. Il pourrait ainsi continuer sa vie de manière indéfinie, en répétant chaque jour à peu près les mêmes gestes et en en retirant à peu près les mêmes satisfactions. On peut appeler « économie stationnaire» cette situation où il n'arrive jamais rien de nouveau. Nous l'évoquerons à plusieurs reprises par la suite, parce qu'elle constitue un point de référence utile. Mais l'homme est un innovateur, il met continuellement son intelligence à contribution pour essayer de modifier son environnement et de l'adapter à ses besoins. Et c'est ainsi que Robinson 2. La description du comportement imaginaire de Rohinson constitue une hypothèse commode qui a été utilisée à plusieurs reprises par les économistes. Dans le domaine monétaire et financier on la rencontre, en particulier, dans le texte de Florin Aftalion, « Robinson hanquier)) (Perspectives, mars 1985), dont plusieurs aspects se rapprochent de notre propre description.
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LA VÉRITÉ SUR LA MONNAIE
imagine un procédé astucieux pour améliorer ses conditions de vie: il coupe de larges bambous et fabrique une canalisation. Désormais Peau sera disponible au lieu même de son installation, sans qu'il ait à faire de perpétuels déplacements. Mais pour en arriver là, il lui aura fallu accepter des sacrifices, renoncer à une consommation présente, c'est-à-dire « dégager une épargne» en utilisant différemment la ressource rare ultime, à savoir le temps: il aura dû raccourcir son repos ou renoncer à aller cueillir certains fruits agréables, mais situés loin de sa « maison ». Ce sacrifice de temps, il espère qu'il se traduira par des gains dans le futur et c'est bien pour cela qu'il l'accepte, alors que, en homme libre, il n'y est pas obligé. Le sacrifice décidé par Robinson représente son épargne. L'affectation de son temps représente l'investissement, en Poccurrence la construction d'une canalisation. Et les gains futurs de temps constituent les services à venir dont la valeur est telle dans son esprit qu'elle l'a emporté sur celle des autres utilisations possibles de son temps. On peut donner le nom de rendement anticipé à ces gains futurs de temps, qui sont nécessairement incertains. Dans le cas de Robinson, vivant seul sur son île, la décision d'épargne et la décision d'investissement sont simultanées. Elles n'en peuvent pas moins être logiquement séparées. L'investissement est ici la contrepartie de l'acte d'épargne, mais nous verrons que les titres et la monnaie peuvent également jouer ce rôle. Dans ce cas très simple, tout ce qui est épargné est investi, c'est-à-dire que l'épargne est nécessairement égale à l'investissement. Bien entendu, on ne peut parler d'égalité entre ces deux grandeurs qu'en les mesurant, ce qui suppose de choisir un étalon de mesure, c'est-à-dire un numéraire. Dans le cas présent, il serait naturel de les mesurer en termes d'heures d'activité: Robinson a retiré un certain nombre d'heures aux activités de loisir ou de cueillette et il les a utilisées pour la construction de sa canalisation. En fait, le problème de mesure ne se pose pas pour Robinson; il ne se poserait que pour un éventuel observateur extérieur. Robinson, pour sa part, attribue une certaine valeur, qui relève de sa propre perception et qui est donc uniquement subJ·ective, au temps qu'il a sacrifié du fait de son épargne et une certaine valeur subjective au temps qu'il économisera dans le futur grâce à son investissement. Il se peut") certes") que ses prévisions soient imparfaitement réalisées") par exemple parce qu")il aura mal calculé le tracé de sa canalisation ou parce que l")étanchéité n'en sera pas parfaite.
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Le rendement de son investissement sera donc inférieur à ce qu"il espérait., c'est-à-dire que la valeur effective de son investissement sera inférieure à la valeur qu'il anticipait. Bien entendu., l"épargne et l'investissement ont été réalisés à partir d'une valeur espérée et dans l'ignorance de ce qu'elle serait en réalité. Une décision humaine est touJ·ours soumise à incertitude et l"hypothèse d"information parfaite et de prévision parfaite., fréquemment retenue par les économistes, est en fait dénuée de signification pratique. Si l'investissement effectué par Robinson est satisfaisant et lui fournit des services - sous forme d'économie de temps - conformes à ses espoirs, il n'en reste pas moins que des réparations périodiques seront probablement nécessaires, c'est-à-dire que Robinson devra faire des sacrifices de temps pour maintenir la capacité productive de son installation: c'est l'amortissement du capital. Le rendement net par période de son investissement sera donc égal à l"économie de temps obtenue à chaque période, diminuée du temps nécessaire pour entretenir le capital. Or., il ne suffit pas que ce rendement net par période soit positif pour que Robinson se lance dans l"investissement en question. Il peut estimer que le rendement net futur est trop faible (et/ou trop risqué) pour justifier le sacrifice de temps qu'implique dans le présent la construction de la canalisation. Autrement dit, Robinson compare - sans pour autant avoir besoin d"expliciter ses choix en essayant d'en mesurer précisément les termes - les satisfactions qu"il pourrait retirer dans le présent de l'usage de son temps et la valeur des satisfactions qu"il estime pouvoir tirer dans le futur d'une plus grande disponibilité de temps. Plus il a tendance à surévaluer le présent par rapport au futur, c"est-à-dire à préférer le présent., plus l"économie de temps à venir que lui procure son investissement devra être importante pour qu"il soit incité à épargner et à investir. La « préférence pour le présent» est un phénomène universel qui fait que, pour tout individu., le même service a moins de valeur dans l"avenir qu'il n"en a maintenant. S'il n"en était pas ainsi., personne n"agirait jamais., puisque personne ne se soucierait de se procurer des services au moment d'agir plutôt qu'à un autre moment. Compte tenu de cette préférence pour le présent, l'individu n'épargne qu"à condition d"être suffisamment récompensé de renoncer à une satisfaction présente. Ainsi, le gain futur de temps que l'on désire obtenir au minimum pour une unité de temps présent sacrifiée est d'autant plus grand que la
préférence pour le présent est plus grande.
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LA VÉRITÉ SUR LA MONNAIE
On peut dire que Robinson attend de son investissement un gain en temps dont les avantages compensent sa préférence pour le présent. La valeur de ce gain supplémentaire est le revenu d'intérêt. Il ne se lancera dans r'investissement en question que si cette rémunération lui semble « en valoir la peine». Mais il faut bien voir que les bases de la décision sont purement subjectives et qu'aucun observateur extérieur ne peut les apprécier à sa place. En réalité., Robinson a probablement en tête., d'une manière plus ou moins précise, non pas seulement son projet de canalisation., mais d'autres projets d'aménagement. Il aura évidemment tendance à épargner pour réaliser d'abord les projets les plus rentables., mais plus il épargnera et investira, plus le sacrifice présent de temps lui paraîtra lourd à supporter par rapport au gain futur qu'il peut espérer de ses investissements. Sa préférence pour le présent augmente avec la part de ses ressources qu'il consacre à l'avenir, alors que la rentabilité anticipée de ses projets d'investissement diminue constamment (puisqu'il commence par les projets les plus rentables). Il existe nécessairement un moment à partir duquel Robinson ne souhaite plus épargner et investir. Son épargne et son investissement auront alors atteint leur niveau optimal ». L'optimalité, elle aussi., est un concept subjectif; elle ne peut être appréciée que par les personnes qui agissent et il n'y a aucun moyen pour un observateur extérieur de définir ce qui est optimal. «(
2. L'épargne se déplace Un grand événement s'est produit dans la vie de Robinson. Mettant en œuvre son imagination, développant son épargne et ses investissements, il a construit un bateau qui lui permet de partir en mer et de pêcher. Mais voilà qu'un jour il s"aperçoit qu'il existe d'autres îles, à une distance raisonnable de la sienne., et qu'elles sont habitées. Il trouve alors avantageux d'effectuer des échanges de toutes sortes. Robinson prend l'habitude de produire ce qu'il lui est relativement plus facile de cultiver ou de fabriquer sur son île et de vendre une partie de sa production pour obtenir en échange d'autres biens qu'il désire relativement plus. Laissant produire par autrui ce qu'il est relativement moins apte à produire, il améliore ses conditions d'existence, accroît son niveau de vie, dispose d'un
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supplément de temps libre. Bien sûr, étant donné que Robinson se trouve pour le moment en économie de troc - c'est-à-dire qu'il n'existe pas de monnaie - l'échange n'est pas toujours facile: s'il désire, par exemple, vendre un ·kilo de blé en échange de deux kilos d'oranges, il lui faut trouver un voisin qui désire faire exactement la transaction symétrique. La transaction n'en a pas moins lieu si le prix relatif des deux biens - c'est-à-dire la quantité de l'un des biens échangée contre une unité de l'autre bien, pris comme numéraire - satisfait les deux échangistes. L'échange a lieu parce qu'il profite aux deux partenaires et uniquement pour cette raison. Mais un type d'échange particulier peut alors prendre place: l'échange de produits actuels contre des produits à venir. Ainsi, un voisin de Robinson, Samedi, souhaite développer sa production de blé, mais il a besoin pour cela de semences. Il hésite, cependant, à prélever sur le stock de blé qu'il comptait utiliser pour sa propre consommation, c'est-à-dire qu'il hésite à épargner pour investir. Samedi passe donc un accord avec Robinson: celui-ci lui transmet 100 kg de blé contre la promesse d'obtenir en échange 120 kg l'an prochain. Les 100 kg de blé vendus par Robinson constituent une épargne, puisque Robinson renonce à les consommer 3. Soulignons-le au passage, à notre époque et pour une raison étrange, on donnerait le nom particulier d'exportations à ces transferts de produits si les îles étaient des « pays » différents. Toujours est-il que, pour Robinson, la contrepartie de cette épargne n'est plus une accumulation de capital, c"est-à-dire de ressources réelles plus ou moins durables et destinées à produire d"autres biens, comme cela était le cas avec sa canalisation d'eau. En contrepartie de son épargne., il reçoit une promesse de biens futurs. Son épargne finira par être utilisée à des fins d'investissement, c"est-à-dire pour produire des biens futurs., mais l"affectation n "en est plus assurée par lui., c'est-à-dire par celui qui l'a réalisée. Avant que Robinson ait découvert l'existence de ses voisins., celui qui investissait était celui qui épargnait. Désormais il n"y a plus nécessairement identité entre l'acte d"épargne et l"acte d., investissement. Robinson vend du blé (par exemple 100 kg de blé) et en contre-
3. Il est important de rappeler que l'épargne représente toujours une certaine quantité de produits, elle constitue un concept relatif au marché des marchandises et non au marché de la monnaie ou au marché des titres que nous considérerons par la suite.
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partie il achète un titre de créance valant au moins 100 kg de blé~ si l~on choisit le blé actuel comme numéraire~ c~est-à-dire comme étalon de mesure des prix relatifs (en l~occurrence le prix relatif entre le prix du blé actuel et le titre de créance). Cette créance n~est pas matérialisée~ puisqu~elle constitue une simple promesse verbale. Mais le support matériel d~une créance n~a évidemment aucune importance. Ce qui compte c~est que Robinson est devenu propriétaire d~une quantité de biens futurs~ égale à 120 kg de blé. Or~ la valeur (subjective) de 120 kg de blé futur est nécessairement inférieure à la valeur (subjective) de 120 kg de blé actuel. Si Robinson accepte d~échanger jusqu~à 100 kg de blé actuel contrè 120 kg de blé futur~ c~est parce qu~il considère que 100 kg de blé maintenant valent un petit peu moins que 120 kg de blé demain. Dans les conditions de cet échange~ 1~2 est le prix relatif entre le blé actuel et le blé futur que Robinson est prêt à accepter. Le prix actuel - en termes de numéraire « blé actuel» - de 120 kg de blé disponibles l~an prochain est égal~ dans cette transaction~ à 100 kg de blé actuel: un calcul d~actualisation~ ainsi utilisé implicitement par Robinson~ consiste à passer d~une valeur future à une valeur actuelle - ou inversement - en utilisant le prix relatif entre les biens futurs et les biens présents. Si les échanges se font sur un marché étendu~ la confrontation des offres et des demandes de biens futurs contre des biens présents aboutira à ce que les prix relatifs tendront vers une même valeur. Si le prix relatif entre un bien actuel et un bien futur est égal à 1~2~ c~est-à-dire~ par exemple~ qu"on échange 1 kg de blé actuel contre 1.,2 kg de blé futur~ la différence entre ces deux quantités représente le revenu d~intérêt. Le taux d~intérêt se définit comme l'écart~ en pourcentage~ entre le prix actuel et le prix futur, c~est à-dire 20 % dans cet exemple. Bien entendu, le droit de propriété de Robinson sur 120 kg de blé futur est soumis à des incertitudes, puisqu'il peut toujours craindre que son voisin n~honore pas sa promesse ou qu~il disparaisse. Si Robinson a accepté la transaction, c'est bien parce qu'il l~a désirée. En homme rationnel, il en a soupesé tous les éléments: le sacrifice actuel et les gains futurs., le risque de défaut de remboursement de son débiteur et le coût de la transaction. Compte tenu de sa préférence pour le temps et de son appréciation du risque., il a désiré faire la transaction en question., c~est-à-dire vendre du blé présent contre du blé futur ou., en d"autres termes., vendre
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de l"épargne contre un titre de créance. Le supplément de biens qu"il compte tirer de cette transaction dans le futur - à savoir 20 kg de blé - constitue le revenu d"intérêt. Il représente pour Robinson le prix de la renonciation à une satisfaction présente et pour Samedi le prix qu"il paie pour échapper à la contrainte de l"attente, c"està-dire pour posséder du blé aujourd"hui et non pas dans un an. Bien sûr., si Samedi ne rembourse pas son emprunt, Robinson regrettera son transfert d'épargne et il pourra épiloguer sur le fait que toute décision humaine est nécessairement soumise à des aléas. Il n "en aura pas moins agi en homme rationnel., compte tenu des éléments d"information dont il disposait. De son côté, Samedi essaie également de prévoir l'avenir. S"il emprunte 100 kg de blé à Robinson et lui en promet 120 pour l"année prochaine, c"est bien parce qu'il espère tirer de ses nouvelles productions au moins 120 kg de blé l'an prochain. Il compare donc la rentabilité en blé de son investissement et le taux d'intérêt qu'il a promis. Si, par exemple, il obtient 200 kg de blé l'an prochain., il peut rembourser son emprunt et payer l'intérêt convenu. Il lui reste par ailleurs un surplus, qui correspond évidemment au produit de son travail et à la rente de la terre qu'il a utilisée. Samedi n'emprunte que s'il ne peut pas obtenir une rentabilité supérieure en utilisant ces mêmes quantités de travail et de terre pour d"autres productions. Bien entendu, la rentabilité de son investissement est incertaine., comme l"est celle de l"épargne de Robinson. Ainsi, dans une économie d"échange, la décision d"épargne et la décision d'investissement peuvent être séparées, contrairement à ce qui se passait lorsque Robinson était seul dans son île. L"épargne de Robinson n'a plus pour contrepartie directe une accumulation de capital réalisée par lui-même, mais un achat de titres. Pour l'ensemble de la société., composée de Robinson et de son voisin, Samedi, l"épargne est évidemment juste égale à l"investissement. Mais le transfert d'épargne a permis de la placer entre les mains de celui qui pense pouvoir en tirer le meilleur parti. Les titres de propriété sur les biens futurs - les titres financiers - permettent de transférer des ressources d"une personne à une autre et d"une période à une autre. Ils jouent donc un rôle fondamental. Les deux partenaires - qui échangent des ressources réelles contre des titres., c'est-à-dire des ressources réelles futures - gagnent à ce transfert d"épargne; sinon, ils n'auraient pas procédé à cet échange. Cette conclusion paraît évidente. Et pourtant., ne raisonne-
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t-on pas tous les jours d"une manière qui est en fait totalement incompatible avec cette simple conclusion? En voici un exemple: ce que l"on appelle des mouvements internationaux de capitaux constituent en fait des transferts de titres de créance entre des individus situés sur des territoires nationaux différents. Vouloir limiter, contrôler., interdire les mouvements de capitaux, comme le font., malheureusement, la plupart des hommes de l"État à travers le monde., c"est interdire aux citoyens d"effectuer des transactions qui leur seraient nécessairement bénéfiques à tous puisque, grâce à elles., il est possible de modifier la répartition des ressources entre le présent et le futur: l"échange de biens actuels contre des biens à venir ne se produit que dans la mesure où il est profitable aux deux parties concernées. Pourquoi un transfert de créances désiré par deux individus deviendrait-il subitement nuisible s"il est effectué par des personnes qui résident sur des territoires nationaux différents? Il n y a en fait aucune J·ustifration aux contrôles des mouvements de capitaux. Ils nuisent nécessairement aux citoyens. Comment peut-on alors expliquer l"existence de mesures dont les seuls effets sont négatifs? Il faut nécessairement pour cela que leurs auteurs soient mus par l"ignorance ou l"intérêt: les hommes de l"État qui décident ces mesures et qui utilisent à cet effet leur pouvoir de contrainte monopolistique sont effectivement et nécessairement ignorants et/ou intéressés. Les contrôles imposés aux mouvements internationaux de capitaux résultent en fait toujours des efforts faits par les hommes de l'État pour cacher les conséquences fâcheuses de décisions qu"ils ont prises par ailleurs, par exemple dans le domaine de la politique monétaire (voir chapitre IX), sans se préoccuper des pertes qu'ils font subir à leurs administrés.
3. Investisseurs et épargnants: le marché de l'épargne
Faisons maintenant un saut dans le temps. Les lointains héritiers de Robinson et de ses voisins se sont multipliés. Ils forment une société développée et complexe. Mais supposons cependant, de manière totalement irréaliste, qu"ils n'ont pas encore découvert la monnaie (pour notre part nous la découvrirons au chapitre II). Ils continuent à échanger de l'épargne en contrepartie de titres et ceuxci, bien évidemment, sont libellés en termes d'un étalon-marchan-
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dises., par exemple des kilos de blé., actuels ou futurs. Cette expansion du marché de l"épargne (c"est-à-dire du marché sur lequel s"échangent les biens présents contre les biens futurs) n"a en rien changé la nature des problèmes qui se posaient déjà à Robinson. taux d'intérêt (r) taux de rendement (k)
demande d'épargne
épargne, investissement
Figure 1
Considérons en effet la figure 1., ci-dessus., qui représente le marché de l"épargne., dans une société où il existe un grand nombre d"échangistes. La courbe de demande d"épargne représente le montant d"épargne demandée pour divers taux d"intérêt (r désignant le taux d"intérêt). Comme il est logique., les membres de cette société choisissent d"effectuer les projets d"investissement dont la rentabilité anticipée (k) est la plus élevée., puis., s"ils trouvent les moyens de financement correspondants., ils sélectionneront d"autres projets par ordre décroissant de rentabilité. Ainsi., au point A., un montant io d"investissement est réalisé. Pour chacun des projets concernés., chacun des investisseurs anticipe une rentabilité du capital au moins égale à k o • Ils sont prêts., par conséquent., à emprunter si le taux d"intérêt n"est pas supérieur à r o • Bien entendu., si un taux d"intérêt
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plus bas leur est proposé, ils descendront sur leur courbe de demande, c'est-à-dire qu'ils envisageront des projets d'investissement dont la rentabilité attendue sera plus faible. Ainsi que nous l'avons vu, les choix des investisseurs s'expliquent par toute une série de raisons: les informations dont ils disposent, par exemple en ce qui concerne les techniques de production disponibles, la manière dont ils forment leurs prévisions, leur appréciation du risque, leur goût ou leur aversion pour le risque, etc. Un observateur extérieur ne connaît évidemment pas ces raisons de manière exacte et il lui est impossible d'évaluer correctement dans quelle mesure les demandeurs d'épargne se trompent dans leurs évaluations. L'investissement relève - ou devrait relever - de leur propre responsabilité. La courbe d'offre d'épargne représente pour sa part ce que les épargnants désirent dans leur ensemble, compte tenu de leurs préférences personnelles t1. Ils seront d'autant plus incités à épargner que la rémunération, r, obtenue pour prix de la renonciation au présent sera plus élevée. La courbe d'offre d'épargne est donc croissante, comme toute courbe d'offre. Il existe un taux d'intérêt, rI' pour lequel l'offre et la demande d'épargne sont égales: l'épargne vendue, Si' est égale à l'épargne achetée, il. Les deux parties de la transaction consistant à échanger des ressources présentes contre des ressources futures sont désirées par les échangistes, pour des raisons qui nous sont évidemment imparfaitement connues. Nous avons donc vu que l'épargne de Robinson comporte pour le moment deux contreparties possibles, l'investissement réalisé par lui-même ou l'achat de titres, qui permet un transfert d'épargne. En ce qui concerne le transfert d'épargne, nous avons jusqu'à présent fait deux hypothèses implicites: - Ceux qui utilisent une épargne autre que la leur sont emprunteurs d'épargne, autrement dit, le prêt constitue la seule forme sous laquelle l'épargne est transférée d'un individu à un autre. Nous modifierons cette hypothèse dans la section suivante. - C'est pour investir, avons-nous supposé, que les emprunteurs4. Il n ~y a évidemment pas une catégorie de gens qui sont épargnants « par nature )) et d'autres qui sont utilisateurs d~épargne par nature. Le même individu peut fort bien être l~un ou l'autre selon les circonstances et~ en particulier, en fonction du prix relatif des ressources actuelles par rapport aux ressources futures, c ~est-à-dire du prix du temps qu'exprime le taux d~intérêt. Payer 5 010 de taux d~intérêt annuel c'est accepter de céder 105 kg de blé l~an prochain pour pouvoir disposer de 100 kg de blé immédiatement. Le taux d'intérêt est le moyen de lever la contrainte du temps.
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demandeurs d~épargne achètent des ressources réelles présentes contre vente de titres de créance sur eux-mêmes. Mais il se peut aussi fort bien que l~épargne transférée par des épargnants ne serve pas aux emprunteurs à accumuler du capital~ c-'est-à-dire à investir~ mais leur serve à satisfaire des besoins immédiats de consommation. C"est à tort que l~on considérerait une telle utilisation comme regrettable: dans une économie libre~ chacun est responsable de ses propres choix et nous ne devons pas substituer nos propres évaluations à celles des personnes directement concernées. Ainsi~ pour reprendre l"exemple d"une économie simple., si le voisin de Robinson., Samedi., est victime d"une mauvaise récolte parce qu"un typhon est venu balayer son île., il souhaitera probablement emprunter du blé à Robinson pour survivre., bien qu"il ait à rembourser son emprunt dans le futur. Il étale ses pertes dans le temps d"une manière optimale., c"est-à-dire de la manière qu"il désire 5., pour des motifs qui lui appartiennent et qui ne peuvent appartenir qu"à lui. Dans une société où les transferts ne résultent pas uniquement de la libre décision des individus., mais où., du fait des interventions étatiques., des transferts forcés ont lieu., la situation peut être très différente. Ainsi., dans beaucoup de pays économiquement peu développés., les hommes de I~État prélèvent de l~épargne par différents moyens et au lieu de l"affecter à l~investissement, ils l"utilisent pour des dépenses courantes Ce qui est critiquable dans leur décision n"est pas qu"ils choisissent d~utiliser l"épargne à autre chose que l"investissement (comme le faisait le voisin de Robinson), mais le fait qu"il n"existe plus aucun moyen de savoir si le résultat est bon ou mauvais. L'échange de ressources d~épargne et leur utilisation (l.
5. Des termes comme « optimum » ou « optimal » ne peuvent pas avoir d~autre sens~ dans les sciences sociales~ que celui-ci~ c~est-à-dire que l'optimum ne peut se définir que par rapport à des objectifs et des choix individuels. C~est par une déviation conceptuelle grave que la grande majorité des spécialistes de sciences sociales se permettent de décrire des systèmes dits optimaux dont l'optimalité ne correspond à rien d'autre qu~à leurs préjugés et à leurs choix personnels, qu'ils voudraient imposer à autrui. Autrement dit, l'approche d~une grande partie des théories sociales est en réalité une approche de type totalitaire. 6. A titre d'exemple, nous avons constaté au cours d'une étude effectuée dans un pays du Sahel que le budget public utilisait pour des dépenses courantes des ressources d'épargne telles que l'épargne globale dans le pays aurait été négative s'il n~y avait pas eu un apport d'épargne étrangère. Ainsi, en l'absence de celle-ci, les habitants du pays auraient « mangé» leur capital, c'est-à-dire qu'ils n'auraient même pas mis suffisamment de ressources de côté pour assurer le maintien de la valeur productive du capital, c'est-à-dire son amortissement: il y aurait eu un processus de sous-développement croissant. Le fait qu'un certain nombre d'institutions et de projets n ~assurent pas l'amortissement comptable de leurs investissements en est la manifestation concrète, mais pas toujours enregistrée dans les statistiques globales. Contrairement à ce qu'on a tendance à croire, ces pays ne sont pas victimes de la fatalité, de la sécheresse ou des multinationales, mais simplement de leurs hommes politiques.
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ne correspondent en effet plus aux désirs des gens responsables de leurs choix, c'est-à-dire de ceux qui en supportent les conséquences, mais il s'y introduit une part de contrainte arbitraire. Par ailleurs, même si les ressources d'épargne étaient utilisées pour l'investissement, il y a plus de risques que la rentabilité future de l'investissement soit inférieure au taux d'intérêt, lorsque la décision est une décision publique. Nous retrouverons cette situation avec la crise de l'endettement au chapitre VII. Répétons-le enfin: il est essentiel de se souvenir que l'épargne représente une quantité de ressources réelles, c'est-à-dire de produits et de services. Lorsqu'on introduit la monnaie dans le raisonnement, comme nous le ferons ultérieurement, on est tenté d'utiliser la monnaie comme numéraire et donc d'évaluer l'épargne en termes monétaires. On risque alors d'oublier le fait qu'elle constitue un ensemble de ressources réelles, c'est-à-dire un ensemble de produits. Or, les titres, la monnaie, ne sont pas de l'épargne, ils sont éventuellement la contrepartie d'une épargne lors de son transfert. Il est par ailleurs important de se souvenir que l'épargne représente toujours le résultat d'un choix entre le présent et le futur. Les conditions du choix peuvent être rendues plus floues et incertaines du fait de la manipulation arbitraire de certaines variables essentielles - par exemple le taux d'intérêt - mais il n'en reste pas moins que l'épargne résulte toujours de ces choix individuels. Nous en verrons également des implications au chapitre VII.
4. Fonds propres et emprunts
Nous avons supposé pour le moment que le transfert d'épargne avait pour contrepartie un transfert de titres de créance, c")est-àdire qu")il constituait un prêt. Or, on le sait bien, il existe d")autres types de titres, en particulier les titres de propriété. Certes") on peut dire que nous les avons déjà implicitement rencontrés dans la mesure") par exemple., où l")on peut considérer que Robinson est détenteur de titres de propriété sur le capital qu")il a accumulé par ses efforts d'épargne et d")investissement 7. Ces droits de propriété 7. De même que l'épargne - définie en termes de produits - ne doit pas être confondue avec les titres, qui peuvent en constituer une contrepartie dans l'échange, le capital - concept lui aussi relatif au marché des produits - ne doit pas être confondu avec les titres de propriété
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donnent à Robinson un droit d'usage exclusif sur les biens concernés, c'est-à-dire qu'il a la possibilité d'interdire aux autres toute utilisation de ces biens. Dans l'économie « primitive» qui est la sienne, ces titres ne sont pas forcément matérialisés. A partir du moment où les droits de propriété sont précisés, reconnus et respectés, ils peuvent être échangés. Et c'est d'ailleurs ce qui se produisait déjà lorsque Robinson échangeait du blé actuel contre des titres: il échangeait un droit reconnu sur le blé qu'il avait produit contre un droit sur du blé produit par autrui dans le futur. Le caractère très abstrait des échanges de droits de propriété permet de perfectionner indéfiniment les actions humaines et les relations d'échange entre les hommes. Cette évolution est loin d'avoir trouvé son achèvement à notre époque et les innovations financières des années récentes en sont un exemple. Lorsque Robinson prête du blé à Samedi, la rémunération qu'il en attend est fixée par contrat de manière précise. Mais le risque de défaut de l'emprunteur existe toujours. Robinson peut donc être tenté de surveiller l'utilisation de ses fonds et de proposer à Samedi une sorte de partenariat: chacun apporte du capital, sous forme de semences, de travail ou de terre et le produit obtenu sera partagé entre les deux partenaires selon une règle de répartition convenue à l'avance. La distinction entre un titre de propriété sur un capital et une créance sur une personne (ou un ensemble de personnes) est importante. En effet, le choix des moyens utilisés pour accroître un capital détermine les responsabilités respectives des épargnants et des investisseurs. Le propriétaire d'une créance n'a aucun pouvoir de décision sur l'usage du capital que le transfert de son épargne a permis d'accroître, contrairement au propriétaire d'un titre de propriété sur le capital. La rémunération du premier est prédéterminée, celle du second est résiduelle, c'est-à-dire qu'elle est constituée par ce qui reste après avoir payé ce qui avait été promis par contrat, par exemple aux prêteurs. La rémunération du propriétaire d'un capital est donc incertaine par nature puisqu'elle ne résulte pas d'une promesse contractuelle. On le sait bien, c'est cette distinction qui sur le capital qui peuvent prendre différentes formes. C'est pourquoi il est prudent d'éviter des expressions usuelles telles que c( capital financier» ou cc capital monétaire )), cc mouvements de capitaux., etc. Il est plus simple, dans tous ces cas, de spécifier la nature des biens dont on parle, par exemple les titres, les créances monétaires, les mouvements internationaux de titres...
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existe, par exemple, entre les détenteurs d'actions et les détenteurs d'obligations. Nous en étudierons ultérieurement certaines conséquences fondamentales. Dans l'hypothèse d'un prêt pur - celle que nous avions rencontrée jusqu'à présent -la règle de répartition définissait à l'avance de manière précise la rémunération de Robinson (ce qui ne supprimait pas tout risque, du fait des défaillances possibles de l'emprunteur), alors que la rémunération de Samedi était résiduelle: seul propriétaire du capital - c'est-à-dire de l'ensemble des moyens de production - il en gardait le produit net, après paiement de l'intérêt promis. La rentabilité nette est évidemment plus ou moins proche de ce que Samedi pouvait espérer et l'on ne peut même pas exclure qu'elle soit négative, auquel cas Samedi doit prélever sur les ressources qu'il possédait par ailleurs pour rembourser Robinson. Si Robinson et Samedi se mettent d'accord pour une situation de partenariat, leur rémunération à tous deux devient purement résiduelle. Désormais la règle de répartition du profit entre les deux partenaires est prédéterminée, mais pas le montant de la rémunération reçue par Robinson pour prix de son épargne. Le choix entre ces différents modes de financement de l'accumulation de capital dépend évidemment de toute une série d'évaluations personnelles de la part de l'épargnant et de la part de l'investisseur. L'un et l'autre comparent les avantages et les inconvénients de différents facteurs: la participation aux décisions et le partage du pouvoir de décision, le caractère plus ou moins incertain de la rémunération, etc. Ces éléments sont évidemment essentiels dans les choix d'épargne et d'investissement. C'est à tort qu'on a tendance à les oublier dans les analyses « macro-économiques» où l'on se contente bien souvent d'étudier et d'observer le montant total de l'épargne ou de l'investissement. Il faut donc considérer l'offre totale d'épargne de manière différenciée: l'offre d'épargne contre droits de propriété (fonds propres) augmente avec la rentabilité attendue du capital, l'offre d'épargne contre titres de créance (fonds prêtés) augmente avec le taux d'intérêt proposé par les emprunteurs-propriétaires de capital. Dans une économie beaucoup plus diversifiée et plus complexe que celle de Robinson, où il existe un très grand nombre d'épargnants et d'investisseurs potentiels, certains se spécialisent dans la recherche des investisseurs et des épargnants et ils favorisent donc
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la mise en contact des uns et des autres: ce sont les intermédiaires financiers B. Ainsi, un épargnant peut éviter les coûts d'information considérables qu'il devrait supporter s'il devait rechercher par luimême toutes les occasions de placements, apprécier le risque de chacun, la confiance que l'on peut mettre dans chaque investisseur. Symétriquement, les investisseurs devraient supporter des coûts d'information importants dans la recherche du financement le plus intéressant, si les intermédiaires financiers n'existaient pas. Ceuxci permettent de passer d'un individu à un autre, d'une échéance à une autre, d'un type de placement (prêt ou droit de propriété) à un autre. Les modalités de l'intermédiation sont donc très variées. La plus simple consiste évidemment à vendre de l'information: c'est le rôle rempli, par exemple, par les journaux financiers ou les activités de conseil d'une banque. Mais l'intermédiaire financier peut aussi emprunter pour prêter, il peut prêter ses fonds propres, c'est-à-dire les droits de propriété sur son capital, il peut acheter des droits de propriété. Les motifs de ses choix sont semblables à ceux que nous avons rappelés ci-dessus: l'évaluation des risques, le désir de participer à un processus de décision, l'inclination à faire partager ses propres processus de décision. Les résultats de ces choix s'inscrivent sur le bilan comptable de l'intermédiaire financier: avoIrs
engagements
titres de créance titres de propriété
titres de créance titres de propriété
Le total des avoirs est égal au total des engagements. Mais l'intermédiaire financier peut modifier la composition de son actif (avoirs) ou celle de son passif (engagements). Ainsi, il peut faire crédit à partir des ressources dont il dispose au titre de son capital social (titres de propriété possédés par les propriétaires de la banque) ou acheter des titres de propriété à partir des emprunts qu'il réalise. B. Il est important de donner un sens précis aux termes que l'on utilise: comme nous l'avons déjà indiqué, il convient de réserver l'adjectif « financier» pour désigner non pas des activités qui concernent la monnaie - auquel cas on utilisera l'adjectif « monétaire » - mais des activités concernant les titres de propriété sur un capital (réel) et sur des titres de créance non monétaires. Ainsi, nous verrons ultérieurement que les institutions appelées hanques effectuent à la fois des opérations monétaires et des opérations financières, ce qui est la source de confusions dans la compréhension des phénomènes, mais aussi de pratiques dangereuses.
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Même si les choses ne se passent évidemment pas ainsi dans les économies monétarisées que nous connaissons, il est analytiquement intéressant de supposer que toute la comptabilité de ces opérations d'intermédiation financière se fait en numéraire réel, c'est-à-dire, par exemple, en kg de blé ou en grammes d'or: la fonction de numéraire est séparée des fonctions monétaires dont nous n'avons d'ailleurs pas encore envisagé l'existence.
5. Le rationnement de l'épargne Si nous franchissons le temps depuis l'époque de Robinson, nous voyons nécessairement l'État apparaître subrepticement. Alors, pourquoi ne pas évoquer ses interventions éventuelles sur le marché de l'épargne? Il apparaissait sur la figure 1 que l'échange libre d'épargne détermine un taux d'intérêt ri sur le marché, taux qu'il n'appartient à personne de changer à volonté, puisqu'il résulte de libres échanges entre un grand nombre de personnes. Ce taux est le meilleur possible pour les emprunteurs, puisqu'il leur permet de satisfaire tous leurs projets d'investissement dont le taux de rentabilité attendue est au moins égal à ri' compte tenu du fait qu'ils ne peuvent pas manipuler la préférence pour le temps des épargnants dans une société libre. De la même manière, les épargnants sont dans une situation optimale, compte tenu du fait qu'ils n'ont aucun moyen de manipuler le taux de rentabilité des investissements réalisés par leurs partenaires. Mais les hommes de l'État, pour leur part, ne sont pas tenus de respecter les procédures de l'échange libre. Leur mode d'action normal est la contrainte. Et le fait que celle-ci soit plus ou moins légitime ne change absolument rien à la nature profonde de leurs décisions. Or, supposons que les hommes de l'État se soient donné les moyens d'imposer la valeur des taux d'intérêt, de manière directe ou indirecte 9. Pour des raisons qui leur appartiennent, par exemple parce qu'ils estiment qu'un taux d'intérêt bas est favorable à l'investissement et que l'investissement doit être stimulé à tout prix, 9. Nous étudierons les conséquences de cette intervention dans le chapitre VII et les instruments utilisés pour cela dans le chapitre VIII.
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ils imposent un taux d'intérêt r 2 (figure 2), alors que l'équilibre de l'épargne et de l'investissement impliquait un taux plus élevé, à savoir rI H). A ce taux d'intérêt imposé., r 2, correspondent une épargne désirée S:] et un investissement désiré i 2 • Par rapport à la situation où l'échange libre d'épargne prévalait (figure 1)., l"épargne a diminué - elle est passée de SI à S2 - car le sacrifice de consommation est moins rémunéré - et le niveau désiré de l'investissement a augmenté - il est passé de il à i 2 - car son financement est moins r ou k
demande d'épargne pour investissement
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épargne, investissement
Figure 2
cher. Bien entendu, à ce taux, tous les demandeurs d'épargne destinée à l'investissement ne pourront pas être satisfaits. Il y a ce qu'on appelle une situation de « répression financière ». Nous verrons au chapitre VII comment les hommes de l"État arrivent à cacher momentanément ces conséquences fâcheuses de leur interventionnisme., d'une manière qui ne peut qu"être fallacieuse et nuisible. Mais laissons de côté., pour le moment., cet aspect du problème. Que va-t-il se passer? Puisqu"il faut nécessairement rendre le montant d'investissement compatible avec le montant des ressources d'épargne 10. Nous verrons au chapitre VII qu'il s'agit là d'une illusion nuisible, et qui - comme toutes les illusions - ne peut pas durer indéfiniment.
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transférables., un système de rationnement de l'investissement doit être mis en place. Il peut se faire de multiples manières, dont voici deux exemples.
a) Prenons d'abord le cas d"une société où les hommes de l"État se contentent de fixer le taux d"intérêt par décret, mais où ils n "interviennent pas directement dans le système de transfert d'épargne. En d"autres termes., les citoyens sont libres d"échanger de l"épargne., mais ils sont obligés d"utiliser le prix imposé par les hommes de l"État. Puisque la rémunération qu"ils obtiennent pour leur épargne est plus faible., les épargnants., très sollicités par les investisseurs., vont être amenés à veiller d"autant plus au degré de risque attaché à leurs prêts. Ils devront donc consacrer plus de temps et de ressources pour obtenir une information supplémentaire sur les différents placements possibles. Il y a donc gaspillage de moyens. Mais il faut aussi voir qu"il y a un transfert de responsabilité: dans la situation où il n"y a pas répression financière (cas de la figure 1)., tous les investisseurs qui désirent emprunter trouvent des ressources d"épargne., aux conditions du marché. Nous le savons., ils se trompent peut-être dans leurs prévisions., mais la décision d"emprunter leur appartient, de manière légitime. Et il leur reviendra de trouver les moyens de rembourser., ce qui sera évidemment d"autant plus facile que leurs prévisions de rendement auront été mieux vérifiées. Dans l"hypothèse de répression financière., c'est en partie la décision des prêteurs qui se substitue à celle de l"emprunteur. Or., elle ne peut évidemment pas être d"aussi bonne qualité., car seul l"investisseur sait exactement ce qu'il compte faire des ressources empruntées. Ainsi., il se peut fort bien qu"un investisseur dont le projet est en fait plus rentable que celui d"un autre ne trouve pas de re~sources de financement pour son investissement., contrairement à l"'autre., parce qu"il n'aura pas pu présenter de manière aussi convaincante un dossier plus technique., plus subtil et plus innovateur. Ce projet d"investissement aurait été., en fait., plus créateur de richesses et il aurait permis aux consommateurs d"obtenir de meilleurs produits., aux salariés d"obtenir de meilleurs salaires. Mais il n"a pas pu être réalisé. Par ailleurs., l"investissement étant., de toute manière., limité par le montant d"épargne disponible., le rythme d"accumulation du capital est réduit et., par conséquent., la croissance., contrairement
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à ce qu'affirment les hommes de l'État pour qui une politique de bas taux d'intérêt stimule l'investissement et donc la croissance. Les individus, contraints par le décret arbitraire de leurs autorités, peuvent également réagir en se plaçant dans l'illégalité, c'est-à-dire en se réfugiant dans l'économie souterraine. Ils essaient de garder secret leur contrat d'échange d'épargne ou bien ils appliquent officiellement le taux rI' tout en ajoutant une prime versée de la main à la main ou en assortissant le contrat de clauses qui accroissent la rentabilité effective de l'épargne. Dans ce cas l'objectif poursuivi par les hommes de l'État n'est pas atteint, fort heureusement puisque cet objectif est absurde! Mais le coût et le risque des transactions concernant l'épargne en sont accrus. Des ressources sont donc, ici encore, gaspillées.
b) Considérons maintenant le cas - plus proche des situations effectives que nous connaissons à notre époque - où les hommes de l'État contrôlent directement le système de transfert d'épargne, par exemple parce qu'ils ont nationalisé les intermédiaires financiers ou parce qu'ils déterminent des catégories d'emprunteurs qui bénéficient de privilèges pour recourir au crédit de manière préférentielle. Autrement dit, ce sont les hommes de l'État qui choisissent explicitement ceux des investisseurs qui seront autorisés à obtenir des ressources d'épargne. Le rationnement de l'épargne se fait alors dans des conditions encore plus arbitraires et nuisibles que dans le cas précédent. A la décision de l'investisseur et, éventuellement, de l'intermédiaire financier, on substitue en effet la décision de personnes qui sont nécessairement moins bien informées et qui sont, en tout état de cause, irresponsables, puisqu'elles décident de l'affectation de ressources qui ne leur appartiennent pas: elles ne sont ni les emprunteurs ni les prêteurs et les erreurs de décision et de gestion n'affectent pas leur position personnelle. Or, les emprunteurs sont intéressés à bien utiliser les ressources dont ils deviennent propriétaires (contre des ressources futures dont ils devront abandonner la propriété). De la même manière, nous l'avons vu, les prêteurs, même s'ils sont moins bien informés que les investisseurs, n'en sont pas moins intéressés au bon usage des ressources dont ils abandonnent la propriété pour acquérir la propriété de biens futurs. Le bureaucrate, pour sa part, n'a pas d'intérêt personnel à
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rechercher la meilleure utilisation des ressources Il. Il sera donc tenté d"utiliser d"autres critères de choix: appliquer la loi du moindre effort en finançant les dossiers les plus simples ou les dossiers situés sur le dessus d"une pile., favoriser ses amis ou ceux qui lui donnent le plus gros pot-de-vin., politiser les décisions au nom d"objectifs imaginaires (1"« équilibre de la balance des paiements »., la « création d"emplois»., les « technologies nouvellçs»., 1"« indépendance nationale »., tous ces critères de la politique industrielle que les hommes politiques nous assènent avec constance et que l"opinion gobe avec facilité). C"est ainsi que., bien souvent., sont prises les décisions à l"époque « moderne ))., en particulier dans les pays sous-développés où les hommes de l"État empêchent donc., avec une étonnante persévérance., toute possibilité de développement. Ainsi que nous le verrons ultérieurement., l"époque actuelle se caractérise par la rareté des fonds propres. Faute de pouvoir faire appel à une épargne volontaire et personnelle (de lui-même ou d"autres partenaires) un petit entrepreneur est alors obligé de demander du crédit à une banque pour financer sa croissance. Dans certains cas il obtient satisfaction., mais pour peu qu"il y ait répression financière., il ne pourra pas obtenir les moyens financiers de réaliser ses projets. On dira alors que les banques ont un comportement trop prudent., qu"elles ne prêtent que sur garantie réelle., etc.; tout ceci est vrai., mais c"est aussi leur métier que de ne pas prendre n'importe quel risque. Ce qui manque en réalité ce sont de vrais prêteurs d'épargne personnelle et les institutions correspondantes. S'il y avait épargne abondante et liberté institutionnelle, on aurait probablement des organismes locaux de capital-risque ou même des Bourses locales: l'investissement de proximité y serait facilité par le fait que l"information sur les entreprises (petites) de la région y serait obtenue relativement facilement. Ainsi., les épargnants locaux pourraient investir dans des sociétés financières dont l"activité consisterait à prendre des participations dans le capital d'entreprises de la région. L'État empêche tout cela à un point que l'on ne soupçonne pas., en réduisant les incitations à épargner - du fait de la politique Il. Pour justifier cette assertion nous renvoyons - faute de pouvoir le faire ici - à la théorie de la bureaucratie développée au cours des années récentes. On peut se référer, par exemple, au petit livre de William Niskanen, Bureaucracy: Servant or Master?, Londres, Institute of Economie Aifairs, Hobart Paperback, 1973 (inspiré d'un livre plus important du même auteur, Bureaucracy and Representative Government, Aldine-Atherton, 1971).
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de taux
d~intérêt
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ou de la fiscalité 12 - et en ne permettant pas sur le plan institutionnel: personne n ~a le droit de créer une Bourse locale (pour une ville ou un canton). La justification en est toujours la même: garantir la sécurité des épargnants. Mais le résultat essentiel en est la raréfaction et la moins bonne utilisation de l~épargne. d~innover
12. Voir chapitre VII.
CHAPITRE II
Pourquoi la monnaie?
Au cours du chapitre précédent, nous avions effectué un saut dans le temps pour montrer comment les descendants de Robinson étaient confrontés aux mêmes types de problèmes que leurs ancêtres, même s'ils leur donnaient des solutions techniquement différentes. Pour décomposer les difficultés, nous avions maintenu la fiction d'une économie non monétaire, c'est-à-dire d'une économie où les produits s'échangent directement entre eux. Abandonnons maintenant cette fiction et introduisons la monnaie dans nos raisonnements.
1. Apparition de la monnaie Nous avons déjà vu que l'échange libre est par définition profitable aux deux parties et c'est bien pour cela qu'il existe. Grâce à l'échange, chacun peut se spécialiser dans les productions pour lesquelles il est relativement plus apte. Il obtient ainsi ce qu'il désire et que les autres peuvent produire relativement mieux 1. De 1. Toute personne a intérêt à se spécialiser dans les activités pour lesquelles elle est plus apte que les autres en termes relatifs, et non en termes absolus, même si les autres sont meilleures qu'elle dans tous les domaines. Ceci est un principe explicatif fondamental du
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même, nous avons vu que, dans cette économie non monétaire, on peut échanger des biens présents contre des biens futurs. Or, Robinson ne dispose certainement pas d'une information « parfaite )) sur les désirs d'échange de tous ses voisins. Et dans les sociétés complexes et changeantes que nous connaissons, obtenir une information parfaite impliquerait que l'on engage des coûts infinis, c'est-à-dire que toute l"activité humaine soit consacrée sans y parvenir - à recueillir de r'information. Mais voyons déjà ce qui se passe dans le cas de Robinson. Dans l'archipel où il habite, chacun produit tous les biens dont il a besoin, avant l'ouverture des échanges. Lorsque les échanges deviennent possibles., un processus de spécialisation prend progressivement place. Robinson finit par savoir que tel voisin peut lui échanger du blé contre des tomates à des conditions intéressantes et tel autre des bananes contre des pommes de terre à des conditions également intéressantes. Et chacun des habitants de l'archipel accumule., peu à peu., des connaissances de ce type. Dans un monde parfaitement stationnaire - c"est-à-dire où les conditions de production et les désirs des consommateurs sont immuables - on peut imaginer qu'au bout d'un certain temps chacun saurait exactement ce qui est désiré par ses voisins., à quel moment et à quelles conditions. Robinson saurait., par exemple., que l'un de ses voisins est prêt à lui acheter du blé contre des tomates au début de l'année., au prix d"un kilo de tomates contre un kilo de blé; que tel autre est prêt à échanger., quinze jours plus tard, un kilo de bananes contre deux kilos de blé., etc. Cette hypothèse d'économie stationnaire., dans laquelle les flux de production., de consommation et d'échange se reproduisent de fonctionnement de toute société. Ainsi, le chercheur qui serait en même temps meilleur dactylographe que n'importe qui d'autre a intérêt à se spécialiser non pas dans la fourniture de services de dactylographie, mais dans des activités de recherche pour lesquelles il est relativement plus doué. Quant aux autres personnes elles sont, pour leur part, moins douées que lui pour la dactylographie, mais encore moins douées pour la recherche et elles ont donc intérêt à se spécialiser dans la première activité. Ce principe - que l'on peut appeler principe d'avantage comparatif - est surtout enseigné à propos des échanges internationaux et il constitue alors la théorie de la spécialisation internationale. En fait, c'est à tort que l'on parle des échanges entre les nations (c'est-à-dire des échanges inter-nationaux). En effet les nations ne pensent, n'agissent, ni n'échangent. Seules les personnes pensent, agissent et échangent. Ce que l'on appelle les échanges internationaux concerne des échanges inter-individuels entre des personnes et organisations qui se trouvent situés sur des espaces nationaux différents. Mais le recours à des abstractions macroéconomiques - par exemple « le commerce extérieur de la France )), comme si cela existait - conduit à des interprétations et à des politiques totalement dénuées de sens. C'est le cas de toutes les politiques qui prétendent s'occuper de 1'« équilibre extérieur )). Ces erreurs sont aggravées par le fait que le principe de la spécialisation est généralement ignoré ou que ses implications ne sont pas comprises.
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période en période de manière parfaitement identique, est certes utile pour le raisonnement, à titre de situation de référence, précisément pour trouver ce qui se passe lorsqu'une nouveauté est introduite. Mais elle ne correspond évidemment pas à une description correcte de la réalité, que nous souhaitons justement mieux comprendre. Nous avons d'ailleurs supposé que Robinson et ses voisins investissaient, c'est-à-dire qu'ils modifiaient leurs conditions de production et, probablement, la perception de leurs besoins. Il en résulte évidemment que les conditions de l'échange doivent changer à chaque période. Tous les habitants des îles doivent donc découvrir sans cesse les conditions auxquelles les autres sont prêts à échanger, c'est-à-dire les quantités qu'ils souhaitent acheter et vendre et les prix relatifs qu'ils sont disposés à accepter. Dans de telles circonstances, Robinson risque de passer beaucoup de temps dans son bateau à la recherche de ceux qui désirent faire les transactions exactement symétriques de celles qu'il désire. Il se passera alors probablement ceci: Robinson finira par accepter dans l'échange un bien dont il n'a pas directement besoin, parce qu'il supposera qu'un autre partenaire éventuel sera prêt à l'accepter en échange de ce qu'il désire. Il vendra, par exemple, du blé contre un coquillage qu'un habitant d'une autre île, désireux d'en faire une parure, lui achètera contre des tomates. Ainsi naît, de manière sponta~ée, l'échange indirect. Robinson ne sera probablement pas le seul à pratiquer l'échange indirect et, peu à peu, différents biens seront sélectionnés sur le marché des biens comme aptes à jouer ce rôle d'intermédiaire dans les échanges. Certes, ces biens sont désirés pour eux-mêmes par certains des habitants de l'archipel et ils ont une valeur objective d'échange d'abord parce que leurs acheteurs en attendent directement certains services. Mais ce qui est remarquable c'est que ces biens sont maintenant achetés même par des hommes qui ne s'en serviront éventuellement jamais directement, mais qui savent ou croient savoir que d'autres leur attribuent de la valeur. Les biens ainsi sélectionnés comme intermédiaires dans l'échange seront probablement des biens susceptibles d'être conservés longtemps (métaux, coquillages, pierres précieuses, etc.) et dont les caractéristiques physiques peuvent être facilement définies et constatées. L'histoire nous apporte d'ailleurs bien des preuves de cette évolution. Ainsi, peu à peu, les gens se mettent à utiliser certains biens
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comme intermédiaires dans l'échange et ces différents biens peuvent même coexister, en tant que tels, sur le même espace. Dans la mesure où la production et l'échange sont libres, la concurrence existe entre eux. Or, il y a toutes les raisons de penser que le marché - c'est-à-dire les hommes qui échangent - sélectionnera un petit nombre de ces biens comme relativement plus aptes à jouer un rôle d'intermédiaire dans les échanges. Il se peut même qu'un seul de ces biens l'emporte sur les autres. Nous rencontrons donc, dans cette économie primitive hypothétique, une caractéristique des systèmes monétaires que nous retrouverons ultérieurement, à savoir la sélection d'un petit nombre de monnaies lorsque joue la concurrence. Nous en explorerons les raisons un peu plus tard (chapitres IV et IX). De même que, grâce à l'échange, chacun se spécialise dans les productions pour lesquelles il est relativement plus apte que les autres (compte tenu de ses capacités, de ses goûts, de ses informations ou de la nature des biens de production qu'il pOSSède), certaines personnes se spécialiseront sans doute dans la production de ces biens dont le rôle essentiel est de faciliter l'échange et que nous appelons, évidemment, des monnaies. Robinson achète donc la monnaie qui lui paraît la plus utile, lorsqu'il vend un bien qu'il a produit et dont il souhaite se débarrasser, parce qu'il pense possible d'obtenir d'autres biens susceptibles de lui apporter relativement plus de satisfactions. Deux facteurs semblent prédominants pour expliquer l'utilité d'une monnaie: - Tout d'abord qu'elle soit acceptée par les autres. Une monnaie est utile pour moi si elle est utile pour les autres. Et elle est utile pour les autres si elle est utile pour moi. Ainsi, plus une monnaie est acceptée, plus elle rend service. Elle joue alors mieux son rôle de monnaie, on dira qu'elle est dotée d'un plus grand degré de liquidité. Mais, par ailleurs, plus elle est liquide, plus elle est demandée et plus, par conséquent, elle circule. Il y a donc un phénomène cumulatif dans l'usage de la monnaie et dans l'étendue de son domaine de circulation. Nous verrons ultérieurement que cette caractéristique de la monnaie a des implications importantes. - En deuxième lieu une monnaie est d'autant plus utile à son détenteur qu'elle est plus apte à lui permettre d'obtenir les biens qu'il désire., à quelque moment que ce soit. Si Robinson compte acheter dans le futur des tomates et des pommes de terre, avec la
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monnaie qu'il détient, il choisira de détenir, à liquidité égale, la monnaie dont il pense que, pour un prix d'achat en blé donné, elle lui permettra d'acheter la plus grande quantité possible de tomates et de pommes de terre, c'est-à-dire celle dont le pouvoir d'achat exprimé en termes des marchandises sur lesquelles il effectue des transactions - se conservera le mieux. Bien entendu, cette évaluation est purement personnelle, mais nous verrons ultérieurement quels types d'institutions peuvent aider à la détermination précise de cette caractéristique. Il est probable que les différents habitants de l'archipel où se trouve Robinson n'auront pas exactement la même définition du pouvoir d'achat de la monnaie, puisqu'ils achètent et vendent des choses différentes dont les prix en monnaie varient de façon très diverse. Celui qui ne mange que des bananes sera attentif au prix de la monnaie en termes de bananes. Celui qui se soucie d'abord de sa parure s'inquiétera de ce que vaudra la monnaie en termes de plumes et de coquillages. C'est la raison pour laquelle l'indice des prix que l'on utilise à notre époque pour évaluer l'évolution de la valeur de la monnaie en termes d'un « panier de marchandises », c'est-à-dire la variation de sa « valeur réelle », est nécessairement choisi de manière arbitraire: il ne correspond pas à l'instrument de mesure « idéal » de chacun, mais à une approximation reflétant une évolution « moyenne», tenant compte de la structure des échanges dans une société donnée. Imaginons donc que, dans l'archipel de Robinson, une certaine monnaie se soit imposée comme la meilleure des monnaies possibles. Il s'agit, par exemple, de petits disques d'argent, des pièces d'argent, produites par l'un des habitants de l'archipel et dont le poids et le titre sont garantis soit par lui, soit par une entreprise dont la tâche consiste à veiller, de manière impartiale, à la bonne exécution des contrats. Robinson découvre alors que la monnaie lui permet non seulement de pratiquer l'échange indirect, mais aussi l'échange dans le temps. La monnaie est une « réserve de pouvoir d'achat» disponible à tout moment. Elle peut se définir comme un pouvoir d'achat généralisé, c'est-à-dire un pouvoir d'achat échangeable à tout moment, contre n'importe quoi et auprès de n'importe qui. La monnaie joue, en ce sens, un rôle comparable à celui d'une police d'assurance: détenir de la monnaie c'est avoir la certitude que l'on ne risque pas de se trouver en « défaut de paiement» si l'on ne peut pas procurer à son fournisseur potentiel le bien qu'il
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désire ou si I"'on doit faire face à une dépense imprévue. Mais cette assurance est évidemment limitée par le niveau des encaisses que l'on détient. Robinson, en effet, comme chacun d'entre nous, vit nécessairement dans un environnement incertain. Dans une économie de troc pur, il ne pouvait se procurer un bien que dans la mesure où il pouvait en fournir tout de suite la contrepartie sous la forme d'autres biens. S'il doit faire face à une dépense imprévue, parce qu'un de ses outils s'est cassé, ou parce qu'une partie de sa récolte a été détruite, il lui sera peut-être difficile de trouver ce dont il a besoin, s'il n'a pas de monnaie, car il lui faudra trouver un prêteur. En revanche, s'il a eu la sagesse d'accumuler de la monnaie dans le passé, il pourra acheter ce dont il a besoin, dans la limite de ce qu'il aura accumulé 2. Tout détenteur de monnaie compare l'utilité - pour lui - de la monnaie qu'il accumule et l'utilité de ce à quoi il renonce pour effectuer cet achat. Cette aptitude d'un bien à transporter du pouvoir d'achat dans le temps, nous l'avons déjà rencontrée avec les titres, par exemple une créance qui représente un droit de propriété sur des biens futurs. Les monnaies partagent cette caractéristique avec eux, mais il existe tout de même deux différences entre les monnaies et les titres: - La liquidité d'une monnaie - on serait tenté de dire sa « monétarité», si le mot existait:~ -, est, en principe, plus grande que celle d'un titre, en ce sens que son échangeabilité est plus grande. En effet, tout d'abord, elle peut être échangée contre d'autres biens à n'importe quel moment, au gré de son détenteur, et non pas à une échéance déterminée. En deuxième lieu, elle est échangeable contre n'importe quel bien (à condition que le détenteur de ce bien accepte l'échange) et pas seulement contre le bien qui a été spécifié sur le titre. Enfin, elle est, en principe, acceptée par un plus grand nombre d'échangistes. Certes, il est possible d'échanger un 2. c'est pourquoi il est absurde de traiter les encaisses comme une cc épargne oisive» (ou une épargne cc thésaurisée »). Tout d'abord la monnaie n'est pas de l'épar~ne, mais une affectation particulière et éventuelle de l'épargne. Par ailleurs, supposer qu une épargne ou un placement est cc oisif», c'est-à-dire inutile, c'est supposer qu'un individu pourrait agir sans raison aucune, ce qui est absurde. La détention de monnaie est désirée parce qu'elle fournit des services, à savoir des services de liquidité, comparables, nous l'avons dit, aux services d'une assurance. Acheter une assurance ne consiste pas à faire un placement cc oisif ». Si l'on s'aperçoit, a posteriori, qu'on n'a pas eu besoin de l'assurance parce qu'on n'a pas eu de sinistre, il n'en reste pas moins qu'on a eu raison d'acheter des services de sécurité dans un univers qui est nécessairement incertain. 3. Moneyness en anglais.
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titre que l'on possède contre un bien que l'on désire, mais l'acheteur potentiel de ce titre doit engager des coûts d'information plus ou moins élevés afin d'évaluer le risque qu'il court. En effet, il ne connaît peut-être pas l'émetteur du titre, sa solvabilité et son honnêteté. Par définition, un bien qui est considéré comme une monnaie est au contraire un bien dont l'échangeabilité est généralement reconnue. Cette différence du point de vue de l'information constitue la distinction essentielle entre la monnaie et les titres. Une pièce d'argent ou d'or fournit un bon niveau d'information au sujet de l'acceptabilité et de la capacité à maintenir le pouvoir d'achat de la monnaie. Il pourra en être de même avec la monnaie-papier et la monnaie abstraite que nous introduirons ultérieurement. - En deuxième lieu, un titre rapporte un intérêt, ce qui n'est pas le cas de la monnaie, tout au moins sous la forme où nous l'avons rencontrée pour le moment. Nous verrons ultérieurement que la monnaie peut porter intérêt - notamment lorsqu'elle prend la forme de dépôts - mais que celui-ci n'en reste pas moins normalement inférieur à celui d'un titre. Autrement dit, les titres et les monnaies apportent à leurs détenteurs les mêmes types de service - des services de rendement et des services de liquidité - mais dans des proportions différentes. Compte tenu des besoins variés à satisfaire, chacun recherche la combinaison qui lui convient le mieux de titres et de monnaies. Ce qui précède montre qu'il serait excessif d'établir une frontière étanche entre les titres et les monnaies, surtout dans une situation où il existe une extrême diversification des biens monétaires et financiers. Il n'est alors pas tout à fait correct de définir « la » monnaie comme un pouvoir d'achat généralisé et il serait préférable d'admettre que différents biens bénéficient d'un degré de liquidité différent. Mais il n'en reste pas moins utile de maintenir cette distinction entre la monnaie et les titres, ou entre le marché de la monnaie t1 et le marché financier. Permettre l'échange indirect, former une réserve générale de pouvoir d'achat, telles sont les caractéristiques de la monnaie. Il est pourtant une fonction de la monnaie dont nous n'avons pas encore parlé, la fonction de numéraire ou d'étalon de valeur. Les
4. Une précision de langage est peut-être nécessaire ici. On utilise en France l'expression de cc marché monétaire» non pas pour désigner - ce qui serait normal - ce que nous appelons le marché de la monnaie, mais un marché des titres à court terme.
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monnaies jouent généralement ce rôle et on serait même tenté de définir une monnaie d"abord comme un numéraire. En réalité, cette fonction n'est pas la plus importante et une monnaie peut même très bien ne pas jouer ce rôle. Lorsque le troc prévaut., les échangistes doivent prendre en considération un grand nombre de prix relatifs entre tous les biens pris deux à deux. Même en l'absence d'une monnaie - c'est-à-dire d'un bien apte à constituer un pouvoir d'achat généralisé - on peut imaginer qu'un numéraire apparaisse: l'un des biens existants est pris comme étalon de mesure de la valeur de tous les autres biens. Pour connaître le prix relatif de deux biens, il suffit alors de connaître le prix de chacun en termes du numéraire. L'existence d'un numéraire permet de faire des économies d'information et le gain est évidemment d'autant plus grand qu'il existe un plus grand nombre de biens 5. L'adoption d'un numéraire représente donc l'équivalent d"un progrès technique dans le domaine des transactions. Et puisqu"il s'agit là d'une invention qui rapporte à tous ses utilisateurs., cette invention se produira effectivement et elle sera adoptée. Il y a évidemment toutes les raisons de penser que les mêmes biens finiront par jouer en même temps le rôle de monnaie et le rôle de numéraire, même si cela n"est pas logiquement nécessaire. Ainsi" on peut imaginer qu'un bien étant utilisé comme numéraire., il paraisse progressivement commode de l'utiliser comme moyen d'échange indirect" le pouvoir d"achat qu"il représente, c'est-à-dire son prix en termes des autres biens, étant bien connu de tous les échangistes. Mais on peut aussi imaginer la séquence inverse. De toute façon., il est impossible de dater historiquement l'apparition d'un numéraire et l'apparition d'une monnaie, car ces grandes inventions de l'esprit humain ne résultent pas des décisions d"une quelconque autorité, mais sont le produit d"un processus spontané 6, né de la pratique de l'échange et des efforts de réflexion des hommes. 5. Au lieu d'avoir à connaître tous les prix relatifs, pris deux à deux, entre. tous les biens (soit n(n-l)/2 prix relatifs lorsqu'il existe n biens), il suffit de connaître le prix relatif de chaque bien par rapport à l'un d'entre eux (soit n-l prix). 6. C'est en particulier Friedrich Hayek qui a insisté sur l'importance de l'ordre spontané pour expliquer le fonctionnement et l'évolution des sociétés. Voir, par exemple, The Constitution of Liberty, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1960; Law Legislation and Liberty, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1973, 1976 et 1979 (trad. fr., Droit, législation et liberté, Paris, Presses Universitaires de France, collection « Libre échange», 1980, 1981 et 1983). Le premier économiste à avoir décrit l'apparition des monnaies dans une économie de troc est Carl Menger en 1871 dans ses Grundsatze der Volkswirtschaftslehre (traduction anglaise, Principles ofEconomies, New York, New York University Press, cc The Institute for Humane Studies Series in Economie Theory», 1976).
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D'un point de vue purement logique, en tout cas, on peut fort bien imaginer et décrire une société où un bien sert de pouvoir d'achat généralisé, par exemple l'argent, et où un autre sert de numéraire, par exemple le blé. Les prix utilisés dans les transactions sont « libellés» en kilos de blé, mais pour assurer l'échange indirect dans le temps, on détient des pièces d'argent. Il suffit alors de connaître le prix relatif d'une pièce d'argent - d'un poids et d'un titre déterminés - en termes de blé. Dans cette hypothèse, le blé sert de numéraire, mais il n'est pas une monnaie parce qu'il n'est pas utilisé comme pouvoir d'achat généralisé (moyen d'échange indirect et réserve de valeur). Quant à l'argent il est bien une monnaie, mais il ne sert pas de numéraire 7. Il est cependant probablement plus commode d'utiliser le même bien à la fois comme numéraire et comme monnaie. C'est d'ailleurs la situation à laquelle nous sommes habitués. Mais il est essentiel de comprendre que la monnaie ne se définit pas par son éventuelle fonction de numéraire et qu'elle ne joue pas toujours ce rôle: c'est le cas, par exemple, lorsqu'on parle du taux de change, puisque celui-ci se définit comme le prix d'une monnaie en termes d'une autre, prise comme numéraire. Par ailleurs, et étant donné qu"'une monnaie se définit par son pouvoir d"'achat, il peut être utile dans l'analyse économique", ainsi que nous le verrons", d"'exprimer la valeur d'une monnaie en termes d"'un numéraire dit « réel », c'està-dire d"'une quantité de marchandises. Parler de monnaie c'est aussi parler de droits de propriété dans l'échange. C'est l'échange qui fait naître la nécessité de la monnaie, dont le rôle est de faciliter la connaissance et la circulation des droits. La monnaie facilite les transferts de droits de propriété dans le temps et entre des échangeurs qui peuvent être très nombreux. La monnaie est inséparable de l'échange, donc de la spécification des droits de propriété: il y a échange parce qu"'on reconnaît le droit de propriété de chaque échangiste sur ce qu"'il transmet à autrui. En l"'absence de cette définition et de cette reconnaissance 7. Peut-on imaginer que le numéraire soit parfaitement abstrait, c'est-à-dire qu'on puisse exprimer tous les prix en termes de « trucs )), même si on ne peut jamais détenir un « truc))? C'est apparemment ce qui se passe lorsqu'on définit un prix en termes de guinées en GrandeBretagne, alors qu'aucun bien réel ne correspond à cette dénomination. Mais il est vrai que la guinée est elle-même définie en termes de livres ou de schillings, c'est-à-dire d'unités monétaires échangeables et possédant par conséquent un prix de marché. Ainsi, le numéraire u abstrait )) doit lui-même être défini en termes d'un numéraire échangeable et il ne constitue gu'un numéraire fictif. C'est précisément, comme nous le verrons au chapitre x, le cas de l'ÉCU (et du DTS).
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des droits de propriété, les transferts de richesses seraient arbitraires, ils résulteraient probablement du seul usage de la contrainte. C'est pourquoi l'utopie d'une société sans monnaie est absurde. Il existe en fait toujours des droits de propriété, mais ils sont définis et protégés d'une manière plus ou moins juste et plus ou moins précise. La monnaie aide à spécifier les droits.
2. Le prix de la monnaie Dans quelle mesure peut-on dire qu'une monnaie, l'or par exemple, est représentative d'un « pouvoir d'achat»? Comme pour beaucoup d'autres concepts économiques, on a trop facilement tendance à y voir une notion objective et facilement mesurable, alors qu'il s'agit essentiellement d'une notion subjective, c'est-à-dire de la perception qu'en ont ceux qui agissent. On a également tendance à parler du « prix» d'un bien, comme s'il s'agissait là d'un concept absolu, alors qu'un prix est nécessairement quelque chose de relatif. Il n'existe pas un prix de l'or, un prix du blé, un prix des tomates, sans autre qualification, mais un prix de l'or, du blé ou des tomates en termes d'un autre bien, pris comme numéraire. Ainsi, on peut choisir le numéraire parmi ces trois biens ou exprimer le prix de chacun d'entre eux en termes d'un quatrième, par exemple une certaine quantité de riz ou une certaine durée de travail. Si, à un moment donné du temps, un gramme d'or s'échange couramment contre deux kilos de blé, on utilise le blé comme numéraire et le prix d'un gramme d'or représente le nombre d'unités de numéraire que l'on peut échanger contre ce gramme d'or. Mais on peut facilement passer d'un numéraire à un autre: si un gramme d'or s'échange contre deux kilos de blé, cela veut dire qu'un kilo de blé s'échange contre 1/2 gramme d'or, l'or étant pris comme numéraire. Le prix est ainsi l'expression de l'équivalence sur le marché de deux biens échangés. Or, tout échange présente nécessairement deux faces indissociables: la vente d'un produit et l'achat d'un autre produit. Chacun des deux échangistes est à la fois offreur et demandeur et l'échange a lieu parce que leurs désirs d'échange sont l'image inversée l'un de l'autre: toute offre est en même temps
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une demande et toute demande est en même temps une offre 8. Le prix qui s'établit sur le marché et qui satisfait les deux échangistes est ainsi la résultante observable de l'appréciation subjective de la valeur des deux biens., telle que chacun des échangistes la perçoit., en tenant compte de ses propres objectifs et contraintes. Bien entendu., le prix relatif entre deux produits évolue dans le temps parce que la rareté relative des biens varie., aussi bien du fait des variations dans les quantités disponibles que des changements d"opinion des gens à leur égard. Si., toutes choses égales par ailleurs., l'un des échangistes se met à désirer un bien plus fortement., son prix relatif dans l'échange augmentera par rapport à tous les autres biens: l'échangiste en question est prêt à sacrifier une plus grande quantité de n'importe quel autre bien pour obtenir plus du bien qu"il désire davantage. L'augmentation du prix relatif du bien reflète le changement d"évaluation personnelle. De même., si quelqu'un trouve un procédé plus efficace pour produire un bien, c"est-à-dire que chaque unité lui coûte moins cher à produire en termes des biens et services qui entrent dans sa fabrication., il sera disposé à en céder une plus grande quantité contre n'importe quel bien (y compris ceux qui entrent dans le processus de fabrication, par exemple les services de travail., c'est-à-dire que le prix du bien en question diminuera en termes d'heures de travail ou que le prix d"une heure de travail augmentera en termes de ce bien). Nous avons vu précédemment que la fonction de numéraire de la monnaie n'était pas sa fonction la plus importante et que la monnaie pouvait fort bien ne pas jouer ce rôle. D'ailleurs., dans beaucoup de raisonnements., il est préférable de ne pas lui faire jouer ce rôle., précisément pour faire apparaître sa valeur en termes de « pouvoir d'achat» grâce à l'utilisation d"un numéraire-marchandises. Il n'en reste pas moins que la monnaie est, très naturellement, utilisée comme numéraire et., dans nos sociétés monétarisées., lorsqu"on parle du prix d'un bien., on sous-entend en réalité le prix de ce bien en termes d'un numéraire-monnaie. Dans un monde imaginaire où il n'existerait que deux biens., à savoir une marchandise (le « blé ») et une monnaie (1'« or »)., il serait facile d'évaluer l'évolution du « pouvoir d'achat» de la mon-
8. C'est pourquoi une expression telle que la « relance par la demande» est incorrecte, de même d'ailleurs que le label cc économie de l'offre», même si on peut identifier ce que ces expressions désignent.
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naie. Si l'on passe, par exemple, du prix « 1 gramme d"or = 2 kilos de blé» à un prix d'un gramme d'or contre quatre kilos de blé (c"est-à-dire que l'on passe d'un kilo de blé = 1/2 gramme d'or à un kilo de blé = 1/4 de gramme d'or), il y a appréciation relative de l'or par rapport au blé ou encore dépréciation relative du blé par rapport à l'or. Cette situation correspond donc à un gain de pouvoir d'achat de la monnaie. Puisque la monnaie a pour rôle essentiel de constituer une réserve de pouvoir d'achat, on peut dire que, dans ce cas, elle joue bien son rôle. C'est ce que l'on appelle la déflation (augmentation du prix de la monnaie en termes de marchandises - le blé - ou diminution du prix des marchandises en termes de monnaie). Contrairement à ce que l'on pense en général, rien ne permet de dire que cette situation n'est pas souhaitable. La situation inverse est celle où le pouvoir d'achat de la monnaie diminue constamment., c'est-à-dire que le prix en monnaie des biens réels augmente: c'est l'inflation. Cette situation n'est évidemment pas souhaitable., puisque l'utilité de la monnaie dépend de sa capacité à maintenir le pouvoir d'achat et que l"inflation représente la dégradation de cette qualité. Nous verrons ultérieurement qu'elle résulte de politiques délibérées visant à augmenter la quantité de monnaie. N'est-il pas fréquent, pourtant, d'entendre dire., par exemple, qu"une certaine dose d'inflation est nécessaire pour financer le développement et, par conséquent., accélérer la croissance 9? En réalité, tolérer ou provoquer l'inflation est aussi absurde qu'il le serait d'utiliser des roues de forme carrée: le rôle d'une roue est de rouler; elle joue d'autant moins bien son rôle qu'elle est moins ronde. De même., le rôle d'une monnaie est de conserver une réserve de pouvoir d'achat. Elle joue d'autant moins bien son rôle qu'elle maintient moins bien le pouvoir d'achat. Il y a là une idée toute simple et l'on s'étonne qu"elle ne soit pas plus généra9. On peut évidemment s'interroger sur les raisons pour lesquelles de telles croyances sont si largement partagées. Il se peut, tout d'abord, qu'une confusion soit établie entre la monnaie, d'une part, et le crédit et l'épargne, d'autre part, de telle sorte qu'on a le sentiment que la création monétaire permet de « financer)) le développement. Ou bien on partage l'impression vague qu'une « insuffisance )) de monnaie empêcherait le développement des transactions et donc la croissance. Ou encore, on confond des effets (illusoires) d'expansion à court terme par la création monétaire et les effets à long terme, suivant en cela ce qui a été popularisé par la « courbe de Phillips ), c'est-à-dire l'existence d'une relation inverse entre le taux de chômage et le taux d'inflation. Ces « théories » sont erronées, mais elles constituent peut-être surtout des «.. théories-alibis», ce qui expliquerait leur popularité, tout d'abord auprès des hommes de l'Etat qui justifient ainsi leur mauvaise gestion monétaire, puis auprès d'une opinion qui est bien souvent manipulée par eux, en particulier dans les pays du tiers monde.
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lement acceptée. Nous disposons en tout cas maintenant - au moins à titre provisoire - d'un critère très utile pour évaluer le fonctionnement des systèmes monétaires: un système est d'autant meilleur qu'il aboutit à moins d'inflation (ou même à de la déflation). Comme il existe non pas un seul, mais un très grand nombre de produits, il est difficile de mesurer l'évolution du pouvoir d'achat de la monnaie. Ainsi que nous Pavons déjà vu, chacun évalue implicitement le pouvoir d'achat de la monnaie en termes d'un certain « panier de marchandises», c'est-à-dire de l'ensemble des produits dont il se sert, ce qui le conduit à un indice des prix qui lui est personnel et qui dépend en outre des circonstances propres des actions qu'il a prévues pour l'avenir. Les indices « objectifs » construits par les statisticiens ne peuvent évidemment être que des approximations arbitraires de ces différents indices personnels. Prétendre mesurer un taux d'inflation, c'est-à-dire estimer la variation du prix de la monnaie par rapport aux autres produits, ou prétendre avoir un « meilleur» indice des prix que les autres est donc a priori suspect, et personne n 'est obligé de croire que les indices publiés par les instituts de statistique décrivent l'évolution de son propre pouvoir d'achat. Nous verrons ultérieurement (en particulier dans le chapitre v) ce que peut être l'inflation dans différents systèmes monétaires.
CHAPITRE III
Les leçons de l'histoire
Au début était la banque libre... Telle est peut-être la leçon de l"'histoire. Certes", celle que nous présentons est quelque peu « romancée ». Elle correspond en tout cas au développement logique du système bancaire. Nous essayons d'imaginer certains des scénarios correspondant à ce qu'a pu être le développement spontané des systèmes monétaires et ce qu"'il aurait pu être si les hommes de I"'État n"'étaient pas venus interférer avec cette « histoire naturelie». On y retrouvera bien des points communs avec l'histoire réelle, mais aussi des points de divergence dus, très probablement, à cette intervention constante des hommes de l'État. C'est celle-ci que nous introduirons plus explicitement dans le chapitre v. Pour le moment nous présenterons les phases de l'évolution naturelle des systèmes monétaires depuis 1'« invention» de la monnaie.
1. Une monnaie-marchandise
Comme nous l'avons vu au chapitre précédent, la monnaie est un pouvoir d"achat. Quoi de plus naturel que de lui donner la forme d'un bien concret, utile en lui-même et représentant donc un pouvoir d'achat bien réel? Les hommes ont donc d'abord choisi des objets concrets pour représenter ce pouvoir d"achat. Des coquillages
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- les cauris - les bœufs même, les métaux - or, argent, bronze et bien d'autres produits ont servi de monnaie dans l'histoire. Parce que l'or a eu un rôle particulier, nous conviendrons d'appeler « or » cette monnaie initiale, mais il doit être clair que n'importe quel bien peut jouer ce rôle. Celui qui « crée» de la monnaie est un producteur, comme n'importe quel autre producteur. Il produit, par exemple, de l'or dans la mesure où cette production est rentable, ce qui dépend des conditions d'offre et de demande relatives dans l~s différentes activités productrices. La création et la circulation de l'épargne sont, pour leur part, indépendantes du système de production et de circulation de la monnaie. Ainsi., il peut exister des intermédiaires financiers - dont le rôle a été décrit au chapitre 1 - qui n'ont aucun lien avec les producteurs d'or ou ceux qui interviennent à un titre quelconque dans les circuits de transfert de monnaie. On peut d'ailleurs donner à ces intermédiaires financiers le nom de « banques », ce qui souligne bien que la caractéristique première des banques n'est pas de créer et de faire circuler la monnaie, mais de transférer l'épargne, c'est-à-dire des biens réels, que la monnaie serve ou non à exprimer leur valeur marchande 1. Nous verrons par la suite que les fonctions d'intermédiation financière et les fonctions monétaires se retrouvent éventuellement dans les mêmes institutions - auxquelles on donne précisément le nom de « banques» à notre époque - mais cette évolution n'est pas sans présenter des dangers dans certains cas spécifiques. Pour le moment, en tout cas., nous continuerons à supposer que des institutions différentes s'occupent de ces deux activités, l'intermédiation financière et la production de monnaie. Dans l'univers où nous nous situons pour l'instant., la monnaie est désignée par son poids, ce qui est le meilleur moyen de repérer son pouvoir d'achat. Ainsi, on peut parler d'une pièce de dix grammes d'or ou d'un lingot d'un kilo d'or, sans qu'il soit nécessaire - ni même sans doute souhaitable - de donner un nom particulier à cette pièce ou à ce lingot. Le prix relatif de la monnaie résulte de la confrontation des évaluations de valeur faites par les différents détenteurs d'or entre la monnaie et les autres marchandises.
1. Mais on peut tout aussi bien supposer que le prix des titres - créés en contrepartie d'un transfert .d'épargne - soit lib~llé en termes d'un autre bien que celui dont on se sert comme monnaIe, par exemple en kIlos de blé.
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Nous avons vu dans le chapitre précédent que la capacité de l'or à maintenir le pouvoir d'achat devait s'entendre en un sens limité. En effet, tout d'abord, la rareté relative de l'or par rapport aux autres biens varie nécessairement et il en est donc de même de son pouvoir d'achat et de son prix. Par ailleurs, la perception du pouvoir d'achat de la monnaie est propre à chaque individu et les indices de variation du pouvoir d'achat de la monnaie qu'on utilise généralement ne sont rien d'autre qu'une approximation des variations de pouvoir d'achat ressenties par les différents utilisateurs de monnaie. Il serait donc plus correct de dire qu'une certaine quantité d'or - un lingot, une pièce - représente d'abord son propre pouvoir d'achat. Mais on constate historiquement que les variations de prix relatif entre l'or et les autres marchandises sont généralement lentes, car il n'y a pas de raison pour qu'il existe des variations très subites de l'offre ou de la demande d'or. Même la découverte d'une nouvelle mine d'or à forte productivité ne bouleverse pas le marché de l'or, à condition qu'elle ne se traduise pas par une démultiplication extrêmement rapide de la quantité d'or disponible, ce qui a généralement été le cas dans le passé. Le pillage des richesses du Nouveau Monde a sans doute constitué une exception à cet égard: l'arrivée en Europe de quantités considérables d'or et d'argent s'est traduite par une forte augmentation des prix des marchandises (ou, en d'autres termes, une détérioration du pouvoir d'achat des métaux précieux, devenus plus abondants). En période normale, chacun des utilisateurs potentiels d'or finit par considérer que la détention d'or permet d'obtenir une garantie de pouvoir d'achat, même s'il existe toujours un certain risque. Il est d'ailleurs intéressant de rappeler que l'utilisation de l'or - ou d'autres monnaies-marchandises - n'a pas résulté historiquement d'une décision volontariste de quelque autorité. Elle a été le résultat d'un processus spontané de sélection par les utilisateurs de monnaie, même si, périodiquement, les hommes de l'Êtat sont venus s'ingérer dans ces choix. Par ailleurs, l'or n'a pas été le seul métal sélectionné par les utilisateurs de monnaie. On doit rappeler, en particulier, le rôle joué par l'argent, qui a même souvent été davantage utilisé que l'or. En fait, compte tenu de leur rareté relative, le prix de l'or en termes d'argent a fluctué autour d'un rapport d'échange qui s'est situé, par exemple, entre 1/15 et 1/16 aux XVIIIe et XIX(O siècles, c'est-à-dire qu'un certain poids d'or s'échangeait contre
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quinze à seize fois son poids d")argent. Cette différence implique que l")or et l")argent ne répondaient pas exactement aux mêmes besoins. L")argent était préférable pour régler des transactions de faible montant") alors que l")usage de l")or convenait mieux au règlement de sommes importantes, puisqu")on évitait ainsi le transport et l")échange de grandes quantités d'argent. C")est pourquoi le bimétallisme c")est-à-dire l'utilisation simultanée de deux monnaies-marchandises - a caractérisé la plus grande partie de l'histoire monétaire. Mais le fonctionnement du bimétallisme, c")est-à-dire la circulation parallèle de deux monnaies différentes, n'a cependant pas été sans poser d'éternels problèmes, comme on pouvait s'y attendre. En effet, il est normal que les raretés relatives de l")or et de l'argent varient et, par conséquent, leur prix relatif. Mais, on peut considérer par ailleurs qu'il pourrait être pratique que le prix relatif entre l")or et l'argent reste constant, ce qui permettrait d'utiliser une seule monnaie (définie., par exemple., en termes de grammes d'or), les pièces en argent constituant seulement des dénominations de plus faible valeur que celles des pièces d'or. Pour essayer de répondre à cette dernière exigence, il aurait été possible de libeller, par exemple, les prix des biens en termes de poids d'or et d")accorder aux pièces d'argent un « nom» défini par leur équivalence en poids d'or, par exemple un dixième ou un centième de gramme d")or. Si l")argent devenait relativement plus abondant par rapport à l"or., son prix relatif devrait baisser: il faudrait alors augmenter le poids d'argent d'une pièce de dénomination donnée et inversement dans le cas d'une rareté relative croissante de l")argent. Si les variations de prix étaient suffisamment fortes pour que cela en vaille la peine., on serait alors amené, par exemple lorsque le poids des pièces d'argent diminuerait, à fondre les anciennes pièces, dont le poids était plus grand et que l'on pourrait en principe obtenir contre une quantité d"or constante") pour fabriquer de nouvelles pièces d'argent. En réalité, la solution qui a été apportée à ce problème a été généralement loin d"être satisfaisante. En effet les hommes de l"État., rois et princes., ont été tentés d")imposer un taux de change officiel entre l")or et l")argent. Il en résultait donc une double détermination de la valeur d'une pièce, d'argent par exemple: par son poids en métal (dont le prix par rapport à l'or variait sur le marché en fonction des raretés relatives des deux métaux) et par le prix officiel de la monnaie d")argent en termes d"or. Il était inéluctable que ces
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deux définitions d"un même prix deviennent incompatibles entre elles. C"est alors qu"on voyait apparaître un phénomène fameux., connu sous le nom de « loi de Gresham )) - ainsi dénommée d'après le ministre d"Elizabeth Ire d"Angleterre - selon laquelle « la mauvaise monnaie chasse la bonne )). Cette loi de Gresham est présente tout au long de l"histoire monétaire et nous aurons, bien sûr., l"occasion de la rencontrer à nouveau. Mais il faut bien voir qu"elle ne constitue pas une loi générale du fonctionnement des systèmes monétaires. Elle ne joue que dans les cas où il existe un prix « officiel )) entre deux monnaies, différent du prix qui équilibrerait les offres et demandes. Les détenteurs de monnaies, conscients du fait que le prix imposé ne permet pas les ajustements sur le marché., essaient de se débarrasser de la « mauvaise )) monnaie et de garder la « bonne )) monnaie. Ils pensent d"ailleurs très probablement que le prix de la « bonne monnaie )) va augmenter dans le futur pour refléter les raretés relatives véritables 2. Mais l"intervention étatique - et contrairement à notre histoire hypothétique - s"est manifestée en réalité d"une manière autrement grave par des interventions affectant la définition et la valeur réelle des signes monétaires. En effet., ce qui compte n"est pas seulement le contenu réel - en or ou en argent - des pièces, mais ce qu"en savent leurs détenteurs. C"est pourquoi la production de monnaie inclut aussi la production de confiance: le client potentiel doit obtenir des informations sur la teneur réelle de la pièce qu"il obtient dans l"échange, c"est-à-dire sur son poids et son titre effectifs. Faire vérifier ces caractéristiques à chaque transaction coûte évidemment cher et il est normal qu'apparaissent des intermédiaires spécialisés dans la production de pièces qui apposent une marque garantissant . en principe le poids et le titre de la monnaie. Pour que r'information soit apportée aux utilisateurs de pièces de la manière la moins coûteuse possible., il convient évidemment que la parole du producteur de pièces soit la plus crédible possible: la confiance dans une pièce particulière est remplacée par la confiance dans un producteur particulier. S"il apparaît qu"un producteur n"ajamais trompé sa clientèle depuis une très longue période., les pièces portant son sceau seront plus facilement acceptées. Si plusieurs producteurs sont
2. Au-delà même des phénomènes monétaires, la loi de Gresham pourrait être interprétée comme la loi générale de l'interventionnisme: lorsque les hommes de l'État imposent un prix inférieur au prix d'équilibre, ils provoquent des pénuries sur le marché.
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en concurrence, il se produira probablement un phénomène de sélection par le marché: comme nous l'avons vu précédemment, l'information sera d'autant moins coûteuse à obtenir qu'il y aura un moins grand nombre de producteurs de pièces. Les producteurs seront en tout cas enclins à éviter la fraude s'ils sont toujours soumis à la concurrence potentielle, c'est-à-dire à l'entrée de nouveaux producteurs: c'est la liberté d'entrée sur le marché et elle seule qui détermine le caractère concurrentiel d'un système productif. Or, c'est cette concurrence potentielle qui risque d'être mise à mal par les hommes de l'État et qui l'a en fait été constamment dans l'histoire. Sous prétexte de bien garantir la monnaie, ils s'arrogent le pouvoir de fixer et de garantir le poids et le titre des pièces. Mais disposant du monopole de la contrainte, ils peuvent facilement s'attribuer à eux-mêmes le monopole de la production de garanties monétaires, ce qui revient à dire que la frappe des monnaies n'est plus libre. Disposant de ce monopole, les hommes de l'État sont alors tentés d'en tirer profit en réduisant le titre et/ou le poids des pièces. Celles-ci sont toujours censées représenter un poids et un titre constants, mais ces caractéristiques deviennent une fiction par rapport à la réalité. Les producteurs de monnaie monopolistiques vendent des monnaies dont la teneur réelle en métal est inférieure à ce qui est affirmé, sans que la différence puisse être expliquée par le coût de la frappe. L'histoire en apporte de multiples exemples.
2. L'émission de certificats d'or
Après cette courte digression sur r'intervention étatique, revenons à notre histoire « naturelle» en supposant un développement spontané des systèmes monétaires. L'échangeabilité, nous l'avons vu, caractérise la monnaie: on demande à un bien de fournir des services monétaires parce qu'il est échangeable contre d'autres biens. L'or tient sa liquidité - son échangeabilité - du fait qu'il a un pouvoir d'achat bien spécifié, stable dans le temps et vérifiable (contrairement, par exemple, au blé, qui ne constitue pas un bien homogène - c'est-à-dire que des kilos de blé de type différent ne sont pas parfaitement substituables
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- et qui perd de sa valeur dans le temps). Mais ce pouvoir d"achat disparaît si on le vole ou si on le perd. Par ailleurs., l"or est lourd à transporter et donc d"autant plus difficilement échangeable que l"on veut faire des transactions avec des partenaires plus éloignés. De là naît naturellement l"idée d"échanger les titres de propriété sur l"or., plutôt que l"or lui-même. Ce sont les titres de propriété sur l"or que nous appellerons « certificats d"or ». Mais qui va stocker l"or et qui va émettre et garantir les certificats d"or? Un grand nombre de solutions sont concevables., plus ou moins centralisées., plus ou moins sûres. Mais on peut imaginer qu"un négociant ajoute cette activité de stockage d"or., d"émission et de gestion des certificats d'or à son activité habituelle. C'est ce qui s'est effectivement passé historiquement avec les orfèvres (goldsmiths). Un détenteur d'or., A, remet alors son or à un négociant B, qui lui remet en contrepartie un certificat d'or, c'est-à-dire un titre de propriété sur une quantité d'or bien spécifiée, en poids et en titre. Il est indiqué sur le certificat d'or que celui-ci est échangeable à tout moment contre la quantité d'or stipulée. Le détenteur d'or peut désirer que le titre ne soit accepté à l'échange que s'il est présenté par lui. Mais cela implique évidemment que, s'il a une transaction à financer., il soit d"abord obligé de se rendre chez le négociant B pour faire l"échange entre le certificat d'or et la quantité d'or correspondante., avant de pouvoir utiliser l'or ainsi obtenu dans la transaction désirée. Le négociant rend alors essentiellement un service de sécurité., sans faciliter les échanges., bien au contraire. Mais le certificat d"or peut aussi être échangeable au porteur. Il présente alors un plus grand degré de risque, puisque, en cas de perte ou de vol, n'importe qui peut en obtenir la contre-valeur en or. Mais, d'un autre côté, il peut alors circuler et servir d'intermédiaire dans les échanges. Le certificat d'or joue bien un rôle monétaire, c'est-à-dire qu'il représente un pouvoir d'achat généralisé. Parce qu'il représente un certain pouvoir d'achat en or, que n'importe qui peut réaliser, il est pourvu d'une « liquidité» potentielle que l'on pourrait croire sans limites. Mais sa capacité à jouer un rôle de réserve de pouvoir d"achat est en fait limitée. Elle dépend en effet de la crédibilité de la promesse d'échange aux yeux des détenteurs successifs du certificat d'or, de la confiance qu'ils ont dans la capacité de l'émetteur du certificat à honorer sa promesse. Or., différents individus peuvent attribuer un degré de risque plus
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ou moins grand à la détention d'un certificat émis par un émetteur donné. Il se peut fort bien, par exemple, que A, le déposant initial, connaissant bien le négociant-émetteur B et ses méthodes de gestion, lui accorde une grande confiance, mais que le certificat d'or passe entre les mains de personnes éloignées qui n'ont initialement aucune information sur l'émetteur, la valeur de ses promesses et la qualité de sa gestion, en un mot sa solvabilité. La nature du certificat d'or peut évoluer de deux manières: - Le négociant-émetteur B garantit qu'il détient l'or de A et qu'il le remettra sur demande soit à A, soit au porteur du titre de propriété correspondant au dépôt. Il vend un service de sécurité et d'entreposage pur. L'or reste la propriété de A et il peut même être marqué à son nom. - Il peut y avoir échange de droits de propriété: B devient propriétaire de l'or et A propriétaire du certificat d'or qui garantit non pas la possibilité de retrait de l'objet précis en or (pièce, lingot ou autre) que le déposant a remis, mais d'une quantité d'or équivalente. Cela suppose que l'or soit fongible et, plus généralement, que la monnaie-marchandise soit constituée par un bien indifférencié. . Très probablement, si la circulation des certificats d'or s'accroît, ils représenteront un droit sur une certaine quantité d'or plutôt que sur un objet spécifique. L'évolution monétaire conduit à substituer un lien anonyme - d'ailleurs conforme à la nature de pouvoir d'achat « généralisé» de la monnaie - à une relation spécifique entre deux individus. Si le laisser-faire prévaut dans le domaine monétaire, il se peut fort bien que coexistent au même moment - et même pour une longue durée - divers types de certificats d'or, les uns étant échangeables par le déposant initial et les autres par n'importe qui. Autrement dit, un certificat d'or, comme n'importe quel bien, ne fournit pas seulement un service bien déterminé, mais un ensemble de services. Ceux-ci peuvent être combinés de multiples manières et à chaque combinaison de services (ou de « caractéristiques» 3) 3. L'idée selon laquelle le consommateur ne demande pas des biens spécifiques, mais des caractéristiques», que différents biens combinent de manière différente, a été proposée et dév~l?ppée par Kelvin. T. Lancaster (u A New Approach to Consumer Theory», Journal of Polttlcal Economy, avrIl 1966; Consumer Demand: A New Approach, New York, Columbia University Press). Voir aussi à ce sujet, Henri Lepage, Vive le commerce, Paris, Dunod, 1982. Cette théorie, qui est maintenant relativement ancienne, a été connue sous le nom de « nouvelle théorie de la consommation ». «
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correspond au fond un bien monétaire différent. L'un offre plus de sécurité, mais moins d'échangeabilité. L'autre, à l'inverse, offre moins de sécurité et plus d'échangeabilité. C'est aux offreurs et aux demandeurs de certificats d'or de choisir ce qu'ils souhaitent émettre et détenir en fonction de leurs objectifs propres. Compte tenu de la multiplicité des besoins à satisfaire, la libre production et le libre choix des biens conduisent normalement à la diversification des produits. Il en est ainsi pour tous les biens dans une situation de concurrence. A chaque étape de nos raisonnements nous verrons ainsi apparaître des possibilités de diversification des produits monétaires et de leurs processus de production. Cette immense diversité potentielle contraste avec l'uniformisation des produits monétaires à notre époque. Est-ce le résultat d'une sélection naturelle par le marché - c'est-à-dire par les hommes responsables - certains biens monétaires étant supérieurs aux autres à peu près à tous les points de vue? Ou est-ce le résultat d'interdictions et d'obligations décidées par les hommes de l'État? Nous essaierons de répondre à cette question, qui n'a probablement pas de réponse parfaitement satisfaisante, compte tenu du petit nombre d'expériences disponibles, puisque la création monétaire a été monopolisée par les « autorités monétaires» étatiques. Dans le cas où le certificat d'or est échangeable par celui qui le détient, quel qu'il soit, ses détenteurs doivent apprécier la solvabilité de l'émetteur, donc la liquidité de la monnaie (des certificats d'or) qu'il a émise. Il faut pour cela supporter des coûts d'information, par exemple essayer d'obtenir des renseignements sur sa personnalité et son passé dans les affaires, prendre connaissance de son bilan pour voir s'il n'a pas d'engagement~ trop audacieux, etc. Si chaque détenteur potentiel de certificats d'or devait personnellement supporter de tels coûts d'information, la liquidité de ces certificats serait probablement faible et il y aurait peu de chances que la circulation de certificats d'or se substitue à la circulation effective d'or, en dépit de leur plus grande commodité. Mais, dans une économie de libre initiative, les hommes inventent évidemment des moyens d'apporter l'information désirée au moindre coût. Plus précisément encore, le problème est exactement le même que pour toute autre activité économique: il s'agit de savoir comment économiser de l'information et en produire une quantité « optimale )), c'est-à-dire qui corresponde à l'ensemble des besoins variés de chaque individu. L'information diminue le risque, mais elle est coûteuse,
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c"est-à-dire qu"elle implique de renoncer à d"autres biens et services. Chaque détenteur de monnaie arbitre donc entre la diminution du risque, due à une meilleure information, et son coût. Les législations de type prudentiel, dont nous parlerons ultérieurement, sont censées « protéger » les détenteurs de monnaie contre le risque. Or, la protection contre le risque ne peut jamais être parfaite, si ce n'est à un coût infini que personne n'est prêt à accepter. C'est pourquoi il est probable que ces législations ne permettent pas de produire une quantité d'information « optimale» et un degré de protection contre le risque « optimal ». Il serait préférable qu'une plus grande liberté de diversifier ses instruments monétaires permette à chacun de se composer un « portefeuille monétaire» combinant de la manière qu"il désire les différentes caractéristiques de risque et de coût. Nous avons vu précédemment qu"une monnaie était d'autant plus liquide que son espace de circulation était plus grand. On pourrait alors craindre qu'il soit difficile d'augmenter la liquidité d'une monnaie au-delà d'un certain espace, dans la mesure où cela impliquerait l'usage de cette monnaie par des individus de plus en plus éloignés et, donc, confrontés à des coûts d'information d'autant plus importants. Il deviendrait alors difficile pour les certificats d'or de concurrencer l'or lui-même, bien que - nous l'avons déjà dit les risques et coûts afférents à l'utilisation de l'or soient également d'autant plus importants que les règlements à réaliser sont plus éloignés. Si, historiquement, la circulation de certificats d'or a pu supplanter la circulation de l'or, c'est probablement parce qu'il est devenu de moins en moins coûteux de produire de l'information. Un composant essentiel de l"évolution des systèmes monétaires est précisément constitué par ce type de progrès. Au stade où nous en sommes dans notre évolution imaginaire, il faut remplacer la recherche d'informations par chacun des détenteurs potentiels de certificats d'or par une méthode permettant de mettre de manière synthétique un certain nombre d'informations à la disposition d'un grand nombre. La méthode généralement utilisée à cet égard, pour la plupart des activités, consiste à créer ce que l'on peut appeler un « label» ou une image de marque. Une organisation élabore une sorte de cahier des charges, c'est-à-dire une liste de conditions à remplir pour pouvoir se prévaloir d'un label. Il suffit alors, pour le détenteur potentiel d'un certificat d'or, de savoir que le certificat
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qu"il s"apprête à acheter porte tel ou tel label" pour aVOIr une certaine évaluation du degré de risque qu"il supporte. Bien entendu" la production d"un « label» est coûteuse car il faut en assurer la promotion et la défense. Au stade où nous en sommes., le financement de ces coûts ne peut être probablement supporté que par ceux qui utilisent les certificats d"or. Cela implique, par exemple., que le déposant d"or initial rémunère le négociantémetteur pour couvrir" en plus des frais de garde" une partie des frais de fonctionnement d"un système de label. Nous verrons ultérieurement comment l"évolution des systèmes monétaires - en particulier l"apparition d"accords entre émetteurs de « certificats» facilite la création et le développement des « labels»., c"est-à-dire des « marques» de monnaie. Si les progrès dans la production d"informations sur la solvabilité de l"émetteur sont importants" il y a alors toutes les chances que le certificat d"or au porteur" échangeable par n"importe qui" supplante le certificat d"or échangeable par le seul déposant d"or initial. Ne pouvant" de toute façon., imaginer tous les produits monétaires possibles et toutes leurs évolutions" il nous faut bien faire des choix. Et nous supposerons donc dorénavant qu"il existe des certificats d"or échangeables par n"importe qui auprès de l"émetteur et donc très aptes à circuler. En ce qui concerne la structure de production" on peut imaginer qu"à l"origine il existe un grand nombre d"émetteurs de certificats d"or" chacun étant doté d"une faible liquidité. Mais si l"on veut que la monnaie joue un rôle de pouvoir d"achat généralisé dans l"espace" cela suppose l"émergence d"un petit nombre de types de certificats et même" éventuellement., d"un petit nombre de « donneurs de garantie de convertibilité», c'est-à-dire d'émetteurs de certificats garantissant que les certificats peuvent à tout moment être convertis en un certain poids d"or. En effet, si chaque individu dans le monde produisait ses propres certificats d'or" les coûts d"information" pour évaluer la valeur à attribuer à chaque garantie et choisir celle qui apparaît la meilleure, seraient pratiquement infinis. La limitation du nombre d'émetteurs et/ou du nombre de types de certificats permet d"exploiter des économies d"échelle dans la production d'information: au lieu d'avoir à obtenir des informations sur la capacité d"un très grand nombre d"émetteurs à garantir la convertibilité en or des certificats d"or" il suffit pour les détenteurs potentiels de s"informer sur un petit
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nombre de types de certificats. Nous verrons ultérieurement que cela n"implique pas nécessairement que seul un très petit nombre d"émetteurs puisse subsister. En effet., des accords entre émetteurs de certificats permettent de répondre aux exigences de bon fonctionnement des systèmes monétaires. Mais nous préférons laisser ce problème de côté pour le moment. Soulignons seulement au passage que les types de problèmes posés par le fonctionnement de tout système monétaire se ressemblent beaucoup., quel que soit le système de production de monnaie concerné. Ainsi., nous retrouverons les problèmes de production de confiance et d"économies d"échelle au cours des étapes ultérieures de l"évolution monétaire. Nous verrons aussi., dans les chapitres suivants., que la concentration des organisations productrices de monnaie est probablement d"autant plus grande que les hommes de l"État s"attribuent un monopole dans l"exercice de certaines fonctions indispensables au processus productif., ce qui était déjà le cas avec la frappe ou la garantie du poids et du titre., sans parler d"autres fonctions que nous verrons apparaître ultérieurement. L"émetteur des certificats rend donc des services d"assurance et de transport au détenteur initial du certificat - qui risque moins de perdre ou de se faire voler son or - et aux acheteurs successifs du certificat., aussi longtemps qu"ils croient à l"échangeabilité du titre de propriété qu"ils possèdent. Mais l"émetteur doit engager des frais pour stocker et protéger l"or en dépôt. S"il a promis de convertir les certificats en or., quoi qu"il arrive., c"est lui qui doit supporter les risques liés à la détention d"or. Il fait donc payer un droit de garde. Il peut s"agir d"un droit unique prélevé., par exemple., lors du dépôt de l"or., ou d"une prime périodique. La deuxième solution paraît plus logique., puisque les frais de garde sont proportionnels à la durée du stockage. Pour faire payer des droits proportionnels à la durée du stockage., il faudrait cependant que l"émetteur de certificats rembourse au détenteur d"un certificat un poids d"or d"autant plus faible que le certificat a été émis depuis plus longtemps. Des certificats initialement émis contre une même quantité d"or ne seraient donc pas parfaitement substituables entre eux. La variabilité de leur prix et leur hétérogénéité diminueraient leur liquidité et., par conséquent., la demande de certificats. Il est donc dans l"intérêt de tous que l"émetteur demande un droit fixe (à
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l'émission ou au remboursement) en fonction de la durée moyenne de détention des certificats 4. Le système monétaire que nous venons de décrire appartient à une catégorie particulière, généralement désignée sous le nom de « système de réserves à 100 0/0». L'or détenu par les émetteurs constitue les « réserves» sur lesquelles les certificats sont « gagés» : il constitue un gage qui garantit la convertibilité en or des certificats. Cette phase d'évolution fournit un exemple particulièrement clair de ce que nous appellerons ultérieurement (chapitre VII) le « modèle de référence». Ce modèle se caractérise essentiellement par deux traits: il existe une épargne personnelle abondante, dont l'affectation est en partie assurée par des intermédiaires financiers; il existe une monnaie dont le pouvoir d'achat est facilement connu et peu variable. Certaines structures institutionnelles sont plus propres que d'autres à assurer un tel résultat. Dans la phase d'évolution où nous nous trouvons, il y a séparation entre la fonction d'intermédiation financière et la fonction de création monétaire ou de circulation monétaire. Les émetteurs de certificats d'or ne sont même pas des créateurs de monnaie, ils se contentent d'émettre - c'est-à-dire de vendre - des titres de reconnaissance de droits de propriété sur des quantités d'or. Le système étant un système de « réserves à 100 % » - c'est-à-dire que la valeur des réserves d'or détenues par les émetteurs de certificats est égale à la valeur de ces certificats - leur activité ne conduit à aucune création de monnaie, mais elle se borne à modifier la forme de la monnaie. Parallèlement il existe des intermédiaires financiers, tels que nous les avons évoqués au chapitre I. Ils transportent l'épargne de ceux qui épargnent (volontairement) vers ceux qui utilisent l'épargne, par exemple pour des besoins d'investissement. Étant donné que nous nous trouvons dans une économie d'échanges monétaires, il se peut fort bien que l'épargne soit évaluée en termes monétaires. Mais le choix d'un étalon de mesure ne modifie en rien la nature des biens: l'épargne est une quantité de produits qui n'a 4. On peut être tenté de défendre l'idée que le bon fonctionnement d'un système moné~aire est un cc bien public )) qui devrait par conséquent être subventionné ou monopolisé par l'Etat. Cela impliquerait par exemple, dans le cas présent, que les dt:0its de garde soient nuls, de manière à inciter les déposants à utiliser les certificats d'or. L'Etat devrait donc soit subventionner les émetteurs de certificats, soit assurer lui-même la garde de l'or et l'émission de certificats. Or la production de monnaie ne peut en aucun cas être considérée comme une production de cc biens puhlics )). Nous reviendrons ultérieurement sur ce problème.
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pas été détruite par la consommation, ce mot désigne des biens « réels» et non de la monnaie. Si nous supposons donc que les émetteurs de certificats et les intermédiaires financiers sont distincts, rien n'empêche, évidemment, un intermédiaire financier d'émettre des certificats d'or, si on lui remet de l'or en dépôt. Il n'y a pas de raison, en effet, que cette activité soit réservée, par exemple, aux orfèvres dans une société non corporatiste. On verrait alors apparaître, avec la juxtaposition de ces deux activités différentes (intermédiation financière et émission de certificats d'or) dans la même entreprise, le modèle traditionnel que nous connaissons bien, celui de la banque. Mais pour le moment il n'y a pas de raison particulière d'utiliser ce terme, puisqu'il n'y a peut-être pas de raison de l'attribuer davantage à l'intermédiaire financier qu'à l'émetteur de certificats. Faudrait-il même aller jusqu'à exclure le terme de « banque» du langage de manière à éviter des confusions dans l'appréciation des activités? Nous avons donc rencontré pour le moment deux activités séparées, l'intermédiation financière et la production de monnaie (or et certificats d'or). Ces deux activités peuvent être exercées par des organisations ou des individus différents. Mais on peut dès maintenant ajouter un troisième type d'activité, à savoir les prestations de services. Dans le domaine financier il peut s'agir, par exemple, de fournir des informations sur les placements, de gérer des portefeuilles, etc. Ces services peuvent être vendus par des organisations totalement séparées des intermédiaires financiers, par exemple des journaux (pour les informations financières) ou des offices de gérance (pour la gestion des portefeuilles). Mais certains intermédiaires financiers peuvent penser que ces activités sont complémentaires des leurs et se lancer dans la vente de ces services qui constituent donc des « produits joints» par rapport aux activités principales de la profession. De la même manière, il existe des services de type monétaire, concernant, par exemple, la circulation monétaire. Ainsi, si les certificats d'or servent de moyens de paiement anonymes, on peut imaginer que des organisations particulières assurent les opérations de conversion entre des certificats émis par des organisations différentes. Mais cette activité peut aussi être prise en charge par tout ou partie de l'ensemble des émetteurs de monnaie concernés, auquel cas il y a aussi « production jointe ». Un certificat d'or porte donc l'indication du poids d'or qu'il représente (livre romaine, once, livre tournois, marc tournois ou
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marc parisis au moyen âge, livre sterling, etc.). Il porte par ailleurs le nom de celui qui l'émet et, éventuellement, le nom de celui qui l'a acheté initialement. A partir de là le marché va se développer et comme toujours lorsqu'il y a marché libre, les produits se diversifient en fonction des objectifs et des besoins des uns et des autres. Le demandeur de certificats d'or achète un pouvoir d'achat affecté d'un certain degré de risque et qui dépend, en dehors du pouvoir d'achat propre initial de l'or et de son évolution, de la confiance que l'on peut avoir dans la capacité de l'émetteur à honorer sa promesse. L'offreur de certificats d'or, pour sa part, va essayer de maximiser son gain. S'il y a concurrence - c'est-à-dire libre entrée sur le marché - il ne peut pas bénéficier d'une rente de monopole. Seule l'intervention de la puissance publique pourrait créer des privilèges de monopole, sous prétexte, par exemple, de garantir la sécurité des déposants. Ainsi, supposons qu'un cambriolage a eu lieu un jour dans un entrepôt, empêchant son propriétaire d'honorer les engagements qu'il avait pris en émettant des certificats d'or. Les hommes de l'État, toujours prompts à utiliser l'alibi de leur mission de protection des citoyens à l'égard des risques, vont en profiter pour s'ingérer dans la gestion de l'entreposeur. En fait, il y a bien des solutions pour assurer la sécurité des dépôts, par exemple les suivantes: - On fait confiance à un système privé de couverture du risque (assurance, mesures de protection), en supposant qu'il est de l'intérêt des entreposeurs privés de prendre les garanties nécessaires. Ceci constitue probablement, de manière générale, le meilleur moyen, même s'il arrive nécessairement qu'il y ait des incendies et des cambriolages (on verra ultérieurement que les problèmes modernes de sécurité financière ne sont au fond pas tellement différents, si ce n'est que les risques sont plus sophistiqués). - L'État impose une réglementation concernant la sécurité (nature des serrures, surveillance continue, etc.). Or, la sécurité ne peut jamais être parfaite si l'on se refuse à y consacrer toutes les ressources disponibles. Il faut donc choisir d'employer ses ressources à améliorer la sécurité ou à se procurer d'autres biens et services. Les hommes de l'État ne peuvent pas savoir quels choix seraient spontanément faits par les personnes concernées et ils substituent donc leurs propres choix à ceux des autres. Il en résulte que le degré de sécurité ne peut pas être optimal, c'est-à-dire correspondre
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LA VÉRITÉ SUR LA MONNAIE
au niveau désiré: si le coût en est trop élevé, il est répercuté sur le montant des frais de garde et il peut freiner l'émission de certificats d'or, qui rendent pourtant service aux utilisateurs de monnaie; si les protections sont insuffisantes, la réglementation est inutile et il se peut même que, n'étant pas adaptée, elle soit une cause de sur-coût car l'entreposeur doit de toute façon mettre en œuvre les mesures qui lui paraissent nécessaires, en plus de celles qui lui sont imposées. - Les hommes de l'État assurent les services de sécurité (rondes de nuit, etc.), parce qu'ils prétendent qu'il s'agit là d'un bien public. - Les hommes de l'État décident de nationaliser les entrepôts sous prétexte qu'on ne peut pas laisser la gestion de tels risques à l'initiative privée ou qu'il n'est pas normal que les entreposeurs profitent des services de sécurité publics gratuits... On peut alors avoir des systèmes différents selon les régions, avec des modalités d'intervention étatique différentes et chacun de ces systèmes évolue d'une manière qui lui est propre. On pourrait alors suivre à la trace ce qui se passe dans les différents cas et on rencontrerait probablement une sorte « d'arbre de la nationalisation », c'est-à-dire qu'à chaque stade d'évolution du système monétaire, on peut accepter l'intervention étatique sous prétexte de résoudre un problème spécifique. Bien entendu, si l'on s'engage dans la voie de la nationalisation à un moment quelconque, pour un aspect particulier de l'activité des producteurs de monnaie, les autres aspects de leur activité seront plus probablement nationalisés à leur tour par la suite.
3. Un système fractionnaire de certificats d'or Même s'il est probable que la puissance publique exerce en permanence une pression pour monopoliser une partie de l'activité monétaire, conservons pour le moment l'hypothèse de l'extrême liberté. On peut alors imaginer que certains entreposeurs vont continuer à faire payer des frais de garde, tandis que d'autres vont inventer une nouvelle technique. Ils remarquent, en effet, que les déposants ne demandent pas tous le remboursement en or de leurs certificats au même moment. Ils vont donc prêter une partie de l'or dont ils sont dépositaires et en échange ils paieront un intérêt
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à leurs déposants. Plus l'entrepôt est important., plus il y a de chances que joue la loi des grands nombres., c'est-à-dire que tous les déposants ne viennent pas en même temps demander la conversion de leurs certificats en or. Les demandes de conversion sont compensées - dans certaines limites - par de nouveaux dépôts., c"est-à-dire des dépôts d"or contre remise de certificats. Si un entreposeur a un seul client., il existe un risque important que ce client vienne demander un jour la conversion de la totalité de ses certificats en termes d"or. Cet entreposeur doit donc maintenir des réserves (en or) égales à 100 %., c'est-à-dire qu'il reste dans la situation que nous avons examinée précédemment. Au fur et à mesure que le nombre de déposants augmente., le risque de retraits simultanés diminue et l'entreposeur peut prêter une partie d'autant plus grande de ses réserves d'or., c'est-à-dire des dépôts d'or faits par autrui. L'activité de production de certificats d'or - c'est-à-dire de monnaie - est donc caractérisée par l'existence d' « économies d'échelle », c'est-à-dire que la rentabilité de l'activité augmente avec l'échelle de production. Il se peut cependant que le gain marginal dû à l'accroissement de l"échelle de production devienne négligeable à partir d'une dimension relativement réduite., que tous les entreposeurs atteignent assez rapidement. L'existence d'économies d'échelle - dans les systèmes où nous nous trouvons à ce stade, comme dans les systèmes que nous étudierons ultérieurement - ne peut, en tout cas., pas être niée. Nous en verrons plus tard les implications. Nous le savons aussi., la possibilité de compenser les retraits par des entrées de dépôts en or ne constitue pas la seule raison pour laquelle il existe des économies d'échelle. Produire de la confiance dans les instruments monétaires est également r)occasion de faire des économies d"échelle: si chaque individu émettait ses propres signes monétaires, la monnaie ne jouerait pas pleinement son rôle car, avant d"utiliser une monnaie quelconque., nous devrions nous informer sur la valeur réelle de cet instrument. Lorsque les pièces métalliques sont seules à circuler (première phase de l'évolution décrite ci-dessus)., nous avons besoin de connaître le poids et le titre des pièces. Le moyen le plus pratique consiste à apposer le sceau d'une personne ou d'une organisation que l"on connaît et dans la parole de laquelle on a confiance. Un nombre limité de personnes ou d'organisations sont susceptibles, à un moment donné., de susciter cette confiance et de donner, par conséquent, plus de
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liquidité à la monnaie. De la même manière., dans le cas où il existe des certificats d"or (garantis par des réserves d"or à 100 % ou fractionnaires)., la valeur d"un signe monétaire ne dépendra pas seulement du poids d"or qu"est censé représenter le certificat., mais de la croyance que nous avons dans la capacité et dans la volonté de l"émetteur à honorer son contrat de garantie en termes d"or. Pour qu"un certificat d"or soit accepté en tant que tel il est donc nécessaire que l"organisation émettrice atteigne un certain seuil minimal de dimension., de manière à être suffisamment connue. Bien entendu., ce seuil est un seuil relatif. Il dépend., par exemple., de l"importance de la population de la zone dans laquelle le signe monétaire est appelé à circuler. Il peut suffire qu"un entreposeur ait dix clients pour que ses certificats d"or circulent dans un village de cent habitants., alors qu"il en faut un nombre bien supérieur dans une ville d"un million d"habitants. Bien entendu la possibilité de prêter l"or dépend de la plus ou moins grande banalisation de l"or. Si l"or est marqué au nom de son déposant., un système fractionnaire n "est pas possible., puisque l'entreposeur ne peut pas prêter ni vendre ce qui appartient clairement à autrui. Mais nous avons vu que les besoins de création de la confiance impliquent très probablement que les lingots d"or ou les pièces d"or soient frappés au moyen d"un nombre relativement limité de sceaux. Par ailleurs., la monopolisation du sceau par la puissance publique peut contribuer à limiter le nombre de sceaux 5. Un système fractionnaire peut se développer d"autant plus facilement qu"il y a un plus petit nombre de « sceaux )). Remarquons d"ailleurs au passage que le système monétaire repose alors sur un double système de production de confiance: confiance des détenteurs de monnaie dans la garantie offerte par les entreposeurs et confiance des entreposeurs dans la garantie (de poids et de titre) offerte par les propriétaires de sceaux. 5. Il peut en être ainsi, tout au moins, au cours des premières étapes de développement des systèmes monétaires. En effet, on peut supposer qu'au début de la circulation monétaire et alors que les échanges sont encore très localisés, l'espace de circulation des monnaies reste l}mité. La monopolisation du sceau sur un territoire relevant de la souveraineté unique d'un Etat, mais où plusieurs monnaies circulaient auparavant, peut réduire le nombre de monnaies en circulation dans l'immédiat. Mais le développement concomitant des échanges et des zones de circulation des monnaies peut donner à certaines d'entre elles un espace de circulation mondial. On sait qu'un très petit nombre de monnaies subsiste normalement dans cette hypothèse. La monopolisation d'un système monétaire (par exemple par la confiscation d'un cc sceau )) et par d'autres mesures qui seront évoquées ultérieurement) peut alors, au contraire, aboutir à ce qu'un trop grand nombre d'espaces monétaires subsiste. C'est probablement la situation actuelle.
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Le bilan de l"entrepôt se présente alors" par exemple" de la manière suivante 6 : aVOIrs or (réserves) créances
engagements certificats d"or
Il se peut aussi que l"entreposeur ne se contente pas de faire crédit" c"est-à-dire de prêter de l"or contre une rémunération certaine (à laquelle s"attache cependant toujours le risque de défaut du débiteur)" mais qu"il se lance dans des opérations de type différent" par exemple des prises de participation. Son bilan se présente alors de la manière suivante: aVOIrs
engagements
or (réserves) créances participations
certificats d"or
On dira" dans ce cas" qu"il fait des opérations de « transformation », puisqu"il transforme des créances (sur lui-même) en droits de propriété" par exemple en actions émises par des entreprises. L"entreposeur associe donc une activité de création monétaire à une activité de transformation d'actifs financiers qui relève normalement du domaine de l"intermédiaire financier. Nous verrons ultérieurement que cette juxtaposition d"activités logiquement différentes est courante pour les institutions monétaires et financières. A partir du moment où un certificat d'or est créé il peut circuler. Il circulera d"autant plus facilement que la garantie de convertibilité en or sera accordée au porteur, quel qu'il soit, et non au déposant initial. En un sens on peut dire que l'entreposeur produit essentiellement de la confinnce: l'engagement de convertibilité en or garantit que le déposant a des droits de propriété sur un certain pouvoir d'achat exprimé en termes de quantité d"or. L"entreposeur assure que le détenteur du certificat d'or est bien propriétaire de ce pouvoir d"achat" soit parce qu"il est propriétaire 6. Nous n'avons pas fait figurer les fonds propres sur ce bilan, de manière à simplifier le raisonnement et à nous focaliser uniquement sur le mécanisme de création des certificats
d'or. Mais nous les prendrons en considération ultérieurement.
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LA VÉRITÉ SUR LA MONNAIE
d'une quantité d'or bien spécifiée et déposée chez lui., soit parce qu'il est propriétaire d'une créance sur l'entreposeur et que ce dernier dispose d"une quantité d"or qui permet le remboursement en or du certificat. La confiance est plus facile à produire., vis-à-vis du dépositaire et des titulaires successifs du certificat d'or., lorsque l"entreposeur individualise les dépôts d'or et/ou garde une réserve à 100 % (en même temps., bien sûr., qu"il offre des garanties contre le vol et l"incendie). La production de confiance est plus difficile lorsqu"il y a un système fractionnaire. Le dépositaire - et ceux qui acquièrent ultérieurement des certificats d"or - peut en ignorer l"existence., mais avec le passage du temps l"information lui parvient - et les craintes correspondantes. Et il suffit qu"un jour une faillite intervienne pour que les détenteurs de monnaie prennent conscience de l"existence d'un système à réserves fractionnaires et s'en méfient. Toujours est-il qu"en accordant des prêts portant intérêt., l"entreposeur fait des profits qui lui permettent d"être concurrentiel parce qu"il peut diminuer ou annuler les frais de garde. On a donc un système concurrentiel avec diversification des produits et où peuvent coexister., par exemple: - des certificats d'or sur des institutions où le risque est faible (réserves à 100 %)., c"est-à-dire que la confiance dans la capacité du certificat d'or à garantir le pouvoir d"achat en or est forte., mais où le rendement du certificat est diminué par les frais de garde. Chaque individu met en balance l'avantage du certificat par rapport à l"or proprement dit" le risque et le coût qui lui sont attachés; - des certificats sur des institutions où le risque est plus fort (réserves fractionnaires)., mais où le coût est plus faible et où il peut même exister une rémunération positive pour le déposant. On pourrait d"ailleurs imaginer une diversification encore plus grande des modalités de création des certificats d"or. Quoi qu"il en soit., il est probable que tous les certificats seront libellés dans la même unité - par exemple des grammes d"or - mais ils ne seront pas pour autant des biens parfaitement substituables., car ils représentent des créances sur des institutions différentes. Il existe par exemple un « IOU 1 g d"or » 7 de l"institution A., un « IOU 1 g d"or» .. 7. Le ~erme « lOti )), qui signifie « 1 owe you )) - « je vous dois )) - est traditionnellement utilisé aux Etats-Unis pour désigner une créance monétaire. Cette expression souligne bien que cette créance est une promesse d'échange.
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de l"'institution B, etc. Les prix des marchandises sont probablement libellés aussi en grammes d'or et les différents lODS servent de moyen d'échange. Les utilisateurs les considèrent comme plus ou moins substituables. La substituabilité parfaite existe entre deux lODS émis par la même institution. Entre deux lODS émis par deux institutions différentes elle dépend de la confiance que l'on met dans la capacité de chacune de ces institutions à honorer leur promesse de convertibilité en or. Si l'on a peu d'informations sur une institution, on a moins confiance dans les créances monétaires qu'elle émet. Si l'on sait que l'une d'elles a fait des placements aventureux ou qu'elle a beaucoup prêté (faible coefficient « réserves d'or/total des actifs »), la confiance en est également émoussée. Dans de tels cas les droits de propriété sur l'or que représentent les certificats d'or ne s'échangent pas au taux d'un contre un, mais ils sont escomptés à un moindre prix quand ils sont plus risqués. Nous avons donc distingué deux types de produits monétaires différents, ceux qui sont émis dans un système de réserves à 100 % et avec paiement de frais de garde, d'une part, et ceux qui sont émis dans un système de réserves fractionnaires sans paiement de frais de garde, voire avec un revenu d'intérêt pour le déposant, d'autre part. Et l'on peut même imaginer une infinité de combinaisons de ces deux systèmes, impliquant par exemple des réserves importantes, mais inférieures à 100 %, avec paiement de faibles droits de garde. La concurrence conduit normalement à la diversification et c'est aux utilisateurs de certificats d'or de manifester par leurs achats ce qu'ils préfèrent du point de vue du coût et du risque de leurs certificats.
4. Création monétaire et intermédiation financière
Du fait de la diversification due à la concurrence, certaines entreprises se spécialisent dans la production de certificats d'or, d'autres dans la fonction d'intermédiation financière déjà examinée. Mais on peut aussi imaginer une concentration horizontale, c'est-à-dire qu'une entreprise se lance à la fois dans les deux activités. Cette organisation - est-ce à elle qu'il faut réserver le nom de « banque »? - a alors un bilan correspondant à la simple
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LA VÉRITÉ SUR LA MONNAIE
addition des bilans des entreprises en question. Le bilan, qui combine les caractéristiques des activités de production monétaire et d'intermédiation financière, se présente donc de la manière suivante: avoIrs
engagements
or (réserves) créances participations
fonds propres et empruntés certificats d'or
On ne peut plus alors distinguer ce qui relève de l'activité pure d'intermédiation financière (utilisation des fonds propres et empruntés dans l'attribution de crédits et dans des prises de participation) et ce qui relève de la création monétaire (émission de certificats d'or contre réserves, prêts et prises de participation). Et on comprend par ailleurs facilement que ces deux activités - bien que logiquement distinctes - puissent être exercées par les mêmes entreprises, puisqu'il s'agit dans les deux cas d'une activité de transformation: les engagements sont de nature très différente (fonds propres ou empruntés d'une part, certificats d'or d'autre part), mais les avoirs sont très semblables puisqu'ils sont constitués - en dehors des réserves, propres à l'activité de création monétaire - de créances et de prises de participation. A titre d'exemple, on peut supposer qu'il existait initialement deux entreprises, l'entreprise A qui produisait des certificats d'or et l'entreprise B qui pratiquait l'intermédiation financière. Le bilan de r'entreprise A (entreprise monétaire) se présentait de la manière suivante 8 : engagements
aVOIrs or (réserves) créances participations
50 25 25
certificats d'or
100
8. Nous supposons ici, pour simplifier, que le producteur de certificats d'or n'a pas de fonds propres, ce qui est évidemment excessif. Nous verrons ultérieurement que les variations de fonds propres peuvent d'ailleurs jouer un rôle régulateur dans l'activité de création monétaire.
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LES LEÇONS DE L'HISTOIRE
Le bilan de r)entreprise B (intermédiaire financier) se présentait de la manière suivante: engagements
aVOIrs créances participations
50 50
fonds propres et empruntés
100
Si les deux entreprises sont, par exemple, rachetées par un holding, leur bilan consolidé sera le suivant: aVOIrs réserves d'or créances participations
engagements
50 75 75
fonds propres et empruntés certificats d'or
100 100
Dans un système de liberté institutionnelle on peut avoir au même moment coexistence de plusieurs systèmes pour produire la confiance et produire de la monnaie. Comme nous l'avons vu, on peut, d'une part, combiner de différentes manières pourcentage de réserves et frais de garde pour produire de la monnaie et, d'autre part, combiner de différentes manières l'activité de création de monnaie et l'activité d'intermédiation financière. Dans ce dernier cas, la fourniture de ressources d'épargne par l'entreprise - la « banque » - provient de deux sources différentes: d'une part, comme pour tout intermédiaire financier, de ses ressources propres ou de ses ressources empruntées et, d'autre part, des ressources d'épargne qui lui sont remises en contrepartie de la création monétaire (création de certificats d'or). En effet, ainsi que nous l'avons vu dans le chapitre II, toute création de monnaie donne lieu à un transfert d"épargne de l'acheteur de monnaie vers le producteur de monnaie. Ce dernier peut consacrer une partie des ressources ainsi transférées (par exemple sous forme d'or) à des investissements - immobilisations ou capital circulant - ou à des prêts qui lui rapportent un intérêt. Le bilan de la banque se présente alors de la manière suivante:
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LA VÉRITÉ SUR LA MONNAIE
aVOIrs
engagements
or (réserves) immobilisations capital circulant créances
fonds propres et empruntés monnaie (certificats d'or)
La confusion entre les fonctions de production de monnaie et d'intermédiation peut d'ailleurs être moins prononcée si, par exemple, les fonds propres servent aux immobilisations et à la constitution du capital circulant, s'il n'y a pas de fonds empruntés et que la production de monnaie a pour contrepartie dans le bilan l'or et 'les créances. Le bilan de cette banque se présenterait, par exemple, de la manière suivante: avoIrs immobilisations et capital circulant 50 or et créances 100
engagements fonds propres
50
certificats d'or
100
Il n 'est pas facile de décider a priori s'il est préférable que les certificats d'or soient émis par une entreprise qui se contente d'entreposer l'or et de faire payer les frais de garde et d'assurance, par une entreprise fonctionnant selon le système des réserves fractionnaires, ou encore par une entreprise qui joue à la fois un rôle de producteur de monnaie (avec des réserves à 100 % ou fractionnaires) et d'intermédiaire financier. C'est normalement aux détenteurs de monnaie d'en décider, si la concurrence existe. On peut, cependant, chercher à analyser les structures productives. Ainsi, la fusion des activités dans le cadre d'une même entreprise semble compréhensible, parce que le métier consistant à faire des crédits ou à prendre des participations (c'est-à-dire à déterminer les postes de l'actif du bilan) est exactement le même, qu'on soit producteur de monnaie ou intermédiaire financier. Nous avons vu au chapitre 1 que le rôle de l'intermédiaire financier s'expliquait par le fait qu'il se spécialisait dans la recherche des occasions de placement (en même temps que dans la recherche de l'épargne disponible). Ce savoir peut évidemment servir pour placer les ressources tirées de la création monétaire. Nous rencontrons ici un cas de ce que l'on appelle dans la littérature économique des « pro-
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ductions jointes ». Le fait que les deux activités - création monétaire et intermédiation financière pure - soient réunies dans la même entreprise permet de mieux utiliser r'information: la rentabilité d'une entreprise unique est supérieure à celle des deux entreprises séparées. Bien entendu la forme institutionnelle correspondant à la mise en commun des activités des deux entreprises peut être très variée. Il peut y avoir, par exemple, fusion pure et simple des deux entreprises; ou - comme nous l'avons imaginé ci-dessus - constitution d'un holding, auquel cas les deux entreprises restent en grande partie autonomes, mais soumises à un même centre de décision ultime; ou encore transformation de l'une des entreprises en filiale de l'autre, etc. Bien sûr, si l'activité de production de monnaie ne reposait pas sur un système de réserves fractionnaires, il y aurait simple juxtaposition, au sein d'un holding ou d'une même entreprise, de deux activités totalement séparées: les certificats d'or auraient pour contrepartie les réserves d'or, toutes les créances et participations seraient financées par des fonds propres et empruntés. Seuls certains services communs très généraux pourraient être exercés à l'échelon central. Mais on voit mal alors pourquoi l'activité de production monétaire serait liée, au sein d'une même structure industrielle, à une activité d'intermédiation financière plutôt que - pourquoi pas? - à la production de carottes, ou, tout au moins, d'entreposage et de transport, ce qui représenterait un retour aux origines de l'activité de production monétaire. Et de la même manière on pourrait aussi considérer comme possible ou logique que l'activité d'intermédiation financière soit plutôt liée à des activités d'assurance qu'à des activités de production monétaire. Or, l'histoire nous révèle qu'à toutes époques et en tous pays, on a eu plutôt tendance à réunir les activités de production monétaire et d'intermédiation financière. On peut évidemment y voir la preuve qu'une telle liaison apporte des gains spécifiques, dus aux caractéristiques des processus de production (gains de productions jointes). Mais l'évolution historique des systèmes monétaires et financiers n'a pas été parfaitement spontanée et les hommes de l'État en ont constamment infléchi le cours. Ainsi, les législations bancaires qui existent partout dans le monde ont pratiquement empêché et empêchent encore l'apparition d'autres types de liaisons que celle des activités d'intermédiation avec les activités monétaires. D'autres types de synergies auraient pu se développer et ont d'ail-
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leurs tendance à se développer lorsque la déréglementation - qui se généralise actuellement - donne une plus grande liberté aux agents économiques. Il semble en tout cas que les autorités étatiques trouvent intérêt dans le mélange des types d"activités., même si on peut penser qu"au cours de l"histoire le deuxième système (confusion des fonctions de production de monnaie et d"intermédiation financière) a été sélectionné par le marché. Cette confusion des fonctions - aussi compréhensible soit-elle - a des conséquences macro-économiques regrettables., comme nous le verrons dans les chapitres VI et VII. Mais nous verrons aussi que ces conséquences sont essentiellement dues., en réalité., au fait que les systèmes monétaires et financiers ont été progressivement étatisés.
CHAPITRE IV
L'imagination au service de la monnaie
Le chapitre précédent nous a laissé le tableau d"une production monétaire déjà très diversifiée" pour ce qui concerne aussi bien les entreprises productrices de monnaie que les caractéristiques des monnaies. Pourtant l"évolution n"est pas terminée. D"autres types de monnaies doivent apparaître" en particulier les dépôts (alors que les certificats d"or sont plutôt des « billets de banque »). Mais c"est peut-être dans les structures productives que les changements les plus importants et les plus sophistiquéS doivent encore se produire. Le présent chapitre nous en apportera le témoignage.
1. La monnaie trouve un nom
Les certificats d'or sont jusqu'à présent libellés en grammes d'or, tout comme le sont les prix des marchandises. On dira, par exemple, qu'un kilo de blé vaut un gramme d'or et" pour acheter un kilo de blé, on pourra soit remettre un gramme d'or soit remettre un certificat d'un gramme d'or. Certes" il n"y a pas équivalence parfaite entre ces différents moyens de paiement, si l'un des échangistes conçoit un doute quelconque sur la capacité d'un émetteur de certificats d'or à assurer l'échange de ses certificats contre la quantité d'or promise. Dans ce cas le prix relatif entre l'or et un
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LA VÉRITÉ SUR LA MONNAIE
certificat d'or, par exemple celui qui est vendu par l'entreprise Truc, n'est plus égal à un: on échangera un gramme d'or contre, par exemple, deux « certificats d'un gramme d'or de l'entreprise Truc». On peut dire que le « gramme d'or de l'entreprise Truc» est une sorte d'unité de mesure abstraite qui n'a plus beaucoup de rapport avec la mesure physique d'un gramme d'or. Il devient facile de faire un pas supplémentaire dans la dématérialisation de l'unité monétaire et cette évolution viendra même peut-être de manière naturelle. Dans la mesure, en effet, où un « gramme d'or de l'entreprise Truc» ne pourra pas être considéré comme équivalant à un « gramme d'or de l'entreprise Machin », le besoin ressenti par les échangistes d'avoir une information aussi précise que possible les amènera peut-être à parler non plus en termes de grammes d'or, mais en termes de « machin » et de « truc ». Chacune de ces monnaies sera censée être échangeable contre de l'or au prix, par exemple, d'un « machin» contre un gramme d'or et d'un « truc» contre un gramme d'or. Mais le risque attaché à la possession de l'un des types de certificats, par exemple le « truc », conduira à estimer qu'un kilo de blé, valant un gramme d'or, vaudra un « machin », mais deux « trucs ». Ainsi naissent, tout naturellement, les noms abstraits des monnaies, tels que ceux que nous connaissons (franc, dollar, piastre, etc.). Cette apparition de noms spécifiques pour les signes monétaires est légitime, mais elle est lourne de dangers pour le futur, puisqu'on risque un jour de détacher complètement le nom de la monnaie de son équivalent métallique, c'est-à-dire de son équivalent en pouvoir d'achat. Ce danger est probablement absent aussi longtemps que le système reste concurrentiel. En effet, si l'entreprise Truc, par exemple, se mettait à émettre des certificats portant simplement la mention d'un certain nombre de « trucs» - comme nous en avons l'habitude avec un billet de 50 F ou de 100 F - sans garantir d'aucune façon la convertibilité en or de ces « trucs», il est fort probable que les clients se détourneraient de cette entreprise pour utiliser, de préférence, les certificats de l'entreprise Machin. Les certificats peuvent évidemment prendre de multiples formes. On peut imaginer, par exemple, que le certificat porte toujours la mention d'un certain nombre de grammes d'or et le nom de l'entreprise qui se porte garant de la convertibilité en or du certificat.
L'IMAGINATION AU SERVICE DE LA MONNAIE
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Seul l'usage conduirait à appeler ces certificats des « machins» ou des « trucs ». Mais on peut aussi imaginer que l'entreprise Machin, par exemple, émette des certificats appelés des « machins» et portant la mention suivante: « Nous garantissons que le porteur de ce titre peut l'échanger auprès de nous contre un gramme d'or.» Peu importe, évidemment, l'aspect matériel du contrat entre l'entreprise émettrice de certificats et ses clients. Seules importent les clauses, explicites ou implicites, et la crédibilité de ce contrat. Si la naissance de ces « noms» donnés à différentes « monnaies» est légitime, c'est précisément parce qu'elle repose sur le contrat. Mais il existe aussi des naissances illégitimes. C'est ce qui se produirait, par exemple, si les hommes de l'État, intervenant à nouveau dans cette histoire monétaire, émettaient un édit obligeant les différentes entreprises émettrices de certificats à utiliser un même nom, par exemple le franc. La diversification apportée par la concurrence et l'information due à la variété des noms de monnaies disparaîtraient par là même. Nous reviendrons ultérieurement sur cette situation. Reprenons pour le moment le cours de notre histoire de libre développement des institutions bancaires, mais sans oublier que l'évolution n'est pas forcément linéaire et, en particulier, qu'à tout moment l'intervention étatique peut venir la bouleverser.
2. La convertibilité des certificats d'or
Nous nous trouvons donc en un point de notre histoire théorique où il existe un certain nombre d'entreprises produisant des certificats d'or selon des procédures variées. Toutes recherchent les moyens de produire de la confiance, à savoir la confiance dans la capacité de l'entreprise à convertir ses certificats en or. Nous savons par ailleurs qu'une monnaie est d'autant plus utile que son aire de circulation est plus vaste, c'est-à-dire que son caractère d'échangeabilité généralisée est plus prononcé. Dans le monde où nous nous trouvons pour le moment, la concurrence a joué son rôle de diversification des produits. L'existence d'un grand nombre de certificats d'or émis par des entreprises différentes a donc deux conséquences importantes qui peuvent paraître antinomiques:
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- D"un côté elle permet aux clients d"exprimer leur liberté de choix parmi les différentes entreprises productrices de certificats d"or. Le marché fait ainsi son office de sélection des produits les meilleurs (pour les utilisateurs) parmi ceux qui existent. - Mais d"un autre côté elle diminue l"utilité de la monnaie puisque l"aire de circulation de chacune de ces monnaies est nécessairement plus réduite que s"il existait un petit nombre de monnaies ou., a fortiori., une seule monnaie. En d"autres termes., le détenteur d"un certificat d"or doit supporter des coûts d"information pour évaluer dans quelle mesure l'entreprise émettrice est susceptible d'honorer ses engagements de convertibilité. L'existence d'un grand nombre de certificats d'or qui, même s'ils sont libellés de la même manière (par exemple en termes de grammes d'or), sont en fait évalués différemment par les utilisateurs, est contraire à la caractéristique essentielle de la monnaie., à savoir d'être un pouvoir d"achat généralisé. Très probablement., le marché est capable de concilier ces deux exigences., apparemment opposées 1. Son rôle consiste en effet à répondre le mieux possible aux besoins des demandeurs de biens. Si une monnaie à grande aire de circulation paraît plus « liquide» aux détenteurs de monnaie, donc plus utilisable, le marché sélectionnera nécessairement la ou les monnaies dont la zone de circulation sera la plus importante. L'attitude « constructiviste» 2 consisterait au contraire à décider a priori que telle ou telle monnaie doit bénéficier d'un privilège de circulation dans telle ou telle zone, de manière à éviter une multiplicité de monnaies. Et c"est malheureusement ce qui se passe à l"époque moderne. Ceux qui ont le pouvoir de décider qu'il en soit ainsi n'hésitent éventuellement pas à utiliser l"argument selon lequel une monnaie, pour être utile, doit circuler sur une zone importante. Mais leur raisonnement tourne 1. Nous reviendrons ultérieurement (chapitres IX et X), sur la notion de « zone monétaire optimale ». Soulignons cependant dès maintenant que le marché est probablement le plus apte à déterminer la dimension optimale des zones monétaires, faute d'une information suffisante sur l'existence même et l'importance des économies d'échelle. 2. Selon la terminologie utilisée par Friedrich Hayek le constructivisme est cette conception générale qui conduit à décider a priori d'une organisation sociale, comme si l'on possédait toutes les informations nécessaires. Le constructiviste pense que l'on peut « construire» une société de la même manière qu'un ingénieur construit une machine ou un bâtiment, sans tenir compte des besoins spécifiques des hommes concernés, de leur histoire, de leurs traditions. Par contre, l'ordre spontané résulte de la sélection lente par les membres d'une société des processus et des institutions qui paraissent correspondre le mieux à leurs besoins. Possédant relativement plus d'informations sur leurs propres objectifs et les moyens de les atteindre ils sont mieux à même d'expérimenter et de choisir.
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court lorsqu'ils en concluent à tort qu'il faut imposer cette position. Car personne ne peut savoir quelle monnaie est désirée par tel ou tel utilisateur et quelle est la dimension optimale de l'aire de circulation d'une monnaie. Le marché, pour sa part, est capable de fournir la réponse, de préserver la concurrence entre une multiplicité de producteurs de monnaies, tout en donnant à celles-ci un large espace de circulation, donc une forte liquidité. Bien sûr, on ne peut pas exclure qu'une monnaie, émise par un producteur donné, paraisse tellement supérieure aux autres qu'elle emporte la totalité du marché. Il n'en restera pas moins que ce producteur sera toujours menacé par l'entrée de concurrents potentiels et qu'il sera donc constanlment incité à produire une monnaie aussi utile que possible pour ses clients. Mais on peut surtout imaginer qu'un très grand nombre d'émetteurs de monnaie subsistent et qu'ils négocient des arrangements entre eux pour garantir une vaste aire de circulation à leurs monnaies respectives, en les rendant parfaitement substituables les unes aux autres et même peut-être en leur trouvant un « label» commun, permettant aux utilisateurs de monnaie de faire des économies d'information. L'information sur la fiabilité du système dans son ensemble se substitue en partie à l'information sur la fiabilité de chacun des émetteurs. Les arrangements entre les banques peuvent être de type symétrique ou asymétrique. Nous allons les examiner successivement.
- Un système symétrique Dans ce cas toutes les banques 3 participant au système sont situées sur un pied d'égalité, elles ont les mêmes droits et les mêmes responsabilités. Chaque banque du système donne, en ce qui la concerne, une garantie de convertibilité en or de sa monnaie: ainsi la banque Machin annonce que sa monnaie, le « machin », vaut un gramme d'or et la banque Truc que sa monnaie, le « truc », vaut, elle aussi, un gramme d'or. Mais, par ailleurs, chaque banque 3. Comme nous l'avons déjà souli~né, le terme de « banque )) ne devrait peut-être pas être utilisé pour désigner l'organisation qUI produit de la monnaie, mais seulement pour désigner un intermédiaire financier. Nous l'utilisons cependant, dorénavant, pour des commodités de langa~e et parce que la création de monnaie constitue, malgré tout, à notre époque une activité bancaire.
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participant au système 4 promet d"accepter sans limites la monnaie de l"autre de manière à accroître la liquidité de sa propre monnaie. Ainsi., il résulte des prix en or du « truc» et du « machin» qu"on échange un « truc» contre un « machin » et chacune des deux banques émettrices de ces monnaies promet d"acheter la monnaie de l"autre à ce prix. L"utilité de chaque monnaie en est ainsi accrue: en effet, si une personne reçoit un « truc» et qu"elle désire détenir un « machin» - par exemple parce que ses fournisseurs habituels utilisent de préférence des « machins» - elle peut directement échanger un « truc» contre un « machin». En l"absence de ces accords de convertibilité entre banques, elle serait obligée d"échanger le « truc» contre un gramme d"or auprès de la banque Truc., puis de se rendre à la banque Machin pour acheter un « machin» contre un gramme d"or. Un système monétaire peut se définir comme l'arrangement par lequel deux ou plusieurs banques rendent leurs monnaies substituables. Il se peut évidemment fort bien qu'il existe d'autres systèmes dans le monde que celui dont nous étudions le fonctionnement. Il y a alors concurrence entre les systèmes qui produisent des monnaies différentes. Mais, à l'intérieur de chaque système, les banques s'entendent au contraire pour supprimer la concurrence entre elles (du point de vue tout au moins de la production de monnaie, mais pas nécessairement de leurs autres activités éventuelles). Cela contribue à rendre leurs monnaies respectives parfaitement identiques. La situation que nous rencontrons ici est typiquement celle à laquelle on donne habituellement le nom de « cartel ». Tout système monétaire peut donc être défini comme un cartel de banques. Comme le laisse penser l'existence de législations « anti-cartels» dans de nombreux pays, les cartels sont généralement mal considérés. Nous verrons, au fil des pages qui suivent, qu'il convient de distinguer différents types de cartels. Certains ceux que nous examinons pour le moment - constituent une réponse efficace à un besoin du marché. Mais nous verrons ultérieurement, par exemple à propos du débat sur les régimes de change (chapitre IX), que les cartels obligatoires des changes fixes n'ont rien à voir avec les cartels spontanés que nous étudions ici. Il n'est pas inutile de faire, en ce point, un petit détour par 4. Nous verrons ultérieurement que ce système de banques peut être en même temps un système de « compensation », mais qu'il n'en est pas nécessairement ainsi.
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la théorie des marchés. La concurrence est définie, par exemple dans les manuels de micro-économie traditionnels, à partir d'un certain nombre de caractéristiques, en particulier l'existence d'un grand nombre de producteurs produisant le même bien. Or, une telle situation peut être le résultat éventuel d'une situation de vraie concurrence, c'est-à-dire d'une situation institutionnelle qui se définit uniquement par la liberté d'entrée des producteurs sur un marché. Mais le rôle de la concurrence tient plutôt au fait qu'elle incite chaque producteur à faire mieux que ses concurrents, de manière à emporter une plus grande part de marché. Ainsi, la concurrence permet la diversifration des productions et on pourrait même dire qu'elle pousse chaque producteur à obtenir une situation « monopolistique» - c'est-à-dire, en fait, unique - en ce sens qu'il est seul à proposer un bien meilleur ou moins cher que les biens plus ou moins substituables. Mais ces positions « monopolistiques », essentielles pour le progrès économique, sont nécessairement provisoires et menacées si elles ne bénéficient pas d'un privilège accordé grâce à l'usage de la contrainte, en particulier de la contrainte publique (puisque, dans les sociétés modernes, ce sont les hommes de l'État qui exercent le monopole de l'usage de la contrainte). Par rapport à cette situation de rivalité dans un cadre concurrentiel, la constitution de cartels, c'est-à-dire d'accords de coopération entre entreprises, correspond aux efforts des producteurs pour homogénéiser leurs produits. Dans le cas d'un cartel obligatoire comme nous en rencontrerons bien des exemples par la suite - elle aboutit à empêcher ou freiner l'innovation. Mais les cartels volontaires représentent pour leur part le moyen de s"adapter à des circonstances particulières. Nous en voyons un cas avec la monnaie, puisque la cartellisation permet de concilier l'existence de plusieurs producteurs - donc les incitations dues à la rivalité potentielle entre producteurs - tout en améliorant la qualité des monnaies, parce qu"elle élargit leur zone de circulation 5. Tout système bancaire repose sur des garanties de convertibilité. La convertibilité de la monnaie produite par une banque est garantie par une monnaie de réserve. A la limite., seule cette monnaie de réserve mérite véritablement le nom de monnaie., les cer5. On peut souligner au passage le caractère aberrant de la législation anti-cartel qui interdit certains cartels volontaires à partir de critères de résultat a priori (par exemple les parts de marché), alors même que les cartels publics ne constituent en général pas des réponses satisfaisantes aux besoins du marché.
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tificats émis par les banques étant plutôt des « substituts monétaires »: ce que désire l"utilisateur., de manière ultime., c"est la monnaie de réserve. Cette monnaie de réserve est 1"or dans les hypothèses précédentes. Nous verrons ultérieurement que d"autres actifs peuvent jouer le rôle d"actifs de réserve (par exemple des créances sur la « banque centrale»., détenues par les banques commerciales., ou des créances sur l"extérieur., détenues par les banques centrales dans un système de changes fixes). D"une manière générale., on peut appeler coefficient de réserves - nous le désignerons par le symbole v - le rapport entre les actifs qui servent d"actifs de réserve pour une banque et le total de ses actifs., c"està-dire le total de son bilan 6. Plus le coefficient de réserves est important., plus la confiance des clients est grande - car la convertibilité de la monnaie en actifs de réserve paraît mieux garantie mais moins la rentabilité de l"activité bancaire est grande., puisque les actifs de réserve rapportent en général une rémunération moindre que d"autres placements possibles: c"est le cas des réserves en or., dont la rémunération est évidemment nulle. Dans les hypothèses précédentes., où la garantie de convertibilité en or était individuellement donnée par chaque banque., sans qu"il existe des accords de convertibilité entre banques., chacune d"elles était alors freinée dans sa tentation de diminuer le pourcentage d"or dans son bilan., c"est-à-dire le coefficient de réserves., par la nécessité de créer et de maintenir la confiance dans sa propre monnaie. Chaque banque évaluait donc le montant optimal de son stock d"or., c"est-à-dire la valeur optimale du coefficient v. Mais supposons maintenant qu"il existe un système de garantie mutuelle., chaque banque acceptant., sans limitation et à prix fixe., la monnaie émise par les autres banques contre sa propre monnaie. On peut considérer que les signes monétaires - les certificats d"or - deviennent parfaitement substituables., puisqu"ils bénéficient tous des mêmes garanties de convertibilité (en or)., non plus seulement celle qui est offerte par chacune des banques isolément., mais celle qui est offerte par l'ensemble du système de banques. Il est alors parfaitement indifférent., pour un utilisateur de monnaie., de détenir 6. Nous verrons ultérieurement que ce coefficient est parfois défini comme le rapport entre les actifs de réserve, d'une part, et une partie seulement du bilan - évalué à partir de ses actifs ou de ses engagements - d'autre part: ainsi, ce que l'on appelle le coefficient de réserves dans les systèmes monétaires modernes représente en général le rapport entre certains actifs de réserve et les dépôts bancaires, c'est-à-dire une partie - souvent dominante - des engagements.
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un « truc» ou un « machin» : chacune de ces monnaies est convertible en un gramme d"or et la garantie de convertibilité en or est donnée par les mêmes entreprises., puisqu"elle est donnée indistinctement par chaque banque pour sa propre monnaie et., indirectement., pour la monnaie des autres banques. De ce point de vue., la différence de nom entre les « monnaies» importe peu., elles ne forment en réalité qu"une seule et même monnaie., dont les différentes unités sont., pour les utilisateurs., parfaitement substituables entre elles. Pourquoi les banques en question ont-elles décidé de « mutualiser» les garanties de convertibilité et de constituer., par conséquent., un système bancaire? La raison en est., bien évidemment, que les monnaies émises par les différentes banques devenant parfaitement substituables., la liquidité de chaque monnaie en est accrue, chacune bénéficiant de l"espace de circulation des autres. On a, au fond, substitution d'un espace monétaire unique à une multitude d"espaces monétaires (où les monnaies étaient certes proches les unes des autres, puisqu"elles étaient toutes convertibles en or à taux fixe, mais avec des degrés de crédibilité éventuellement différents). Certes, on aurait pu imaginer qu'une banque émette une monnaie tellement désirable par rapport aux autres que sa monnaie aurait peu à peu pris la place de toutes les autres. Il en serait ainsi, par exemple, si la confiance dans les garanties de convertibilité en or offertes par cette banque était plus grande. Or, ainsi que nous l"avons déjà vu, l'extension de l'aire de circulation d"une monnaie a un caractère cumulatif, dans la mesure où une monnaie qui bénéficie d"un espace de circulation déjà relativement important est relativement préférée à d'autres monnaies dont l'espace de circulation est plus restreint. N'oublions pas, cependant, que les banques sont généralement productrices de services multiples, constituant des « produits joints » : ce sont, par exemple, les services d'intermédiation financière, de circulation monétaire, de distribution de crédit, etc. Or, il n'est pas sûr que l'extension indéfinie de toutes ces activités apporte des gains croissants. Prenons un exemple: si la monnaie est émise contre attribution d'un crédit, celui-ci correspond à un contrat entre la banque et son client dont chacun retire des avantages, tout en acceptant des contraintes et des risques éventuels. De ce point de vue, les relations de proximité peuvent être importantes: le client rencontre un banquier mieux informé de son activité, plus désireux
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d'assurer la confidentialité des affaires, le banquier est mieux informé sur l'activité de son client et les risques qu'elle comporte. Il est d'ailleurs frappant qu'on ait longtemps pensé que l'activité bancaire comportait des économies d'échelle importantes, mais que les travaux récents aient plus ou moins prouvé le contraire 7. Ainsi, la dimension optimale d'une banque, compte tenu de la variété de ses activités complémentaires, n'est pas infinie et il se peut même qu'un système bancaire optimal comporte un certain nombre de banques de dimension faible ou moyenne. Nous pouvons donc laisser de côté l'hypothèse selon laquelle l'évolution normale conduirait à laisser subsister une seule banque sur le marché et revenir à la situation, plus proche de la réalité historique, où plusieurs banques produisent une même monnaie en constituant un système monétaire. D"un point de vue global., les banques du système ont intérêt à ne pas diminuer indéfiniment le ratio d'or dans leurs bilans consolidés., car il existe un point correspondant au bénéfice maximal de l"ensemble., au-delà duquel le bénéfice total diminuerait. En effet, tout au moins si la concurrence d'autres systèmes monétaires., produisant d"autres monnaies., est possible., la perte de confiance provoquerait la fuite des clients: à partir d"un certain moment., les pertes qui en résulteraient deviendraient supérieures aux économies réalisées sur les réserves d'or. Mais un problème nouveau apparaît du fait que ces banques ont constitué - pour des raisons parfaitement compréhensibles - un cartel. Nous retrouverons d"ailleurs régulièrement ce même problème dans tout système où les unités monétaires sont rendues parfaitement substituables., par exemple dans ce qu"on a coutume d"appeler des systèmes de taux de change fixes (voir les chapitres IX et X). On sait bien en effet que., dans un cartel., chaque participant a intérêt à obtenir la part la plus grande possible du marché de l"ensemble. Ainsi., chaque banque a intérêt., d"une part., à ce que les autres banques du système émettent le moins possible de certificats d"or (et maintiennent., par conséquent, un coefficient v aussi élevé que possible) et., d"autre part., à émettre., pour ce qui la concerne., la plus grande quantité possible de monnaie (donc., à réduire son coefficient v). En effet., la confiance que l"on 7. Cf., par exemple, George J. Benston, Gerald A. Hanweck et Daniel B. Humphreys, « Operating Cost in Banking )), Federal Reserve Bank of Atlanta, Economie Review, novembre 1982 et « Economies of Scale and Scope in Bankin~ )), Proceedings of a Conference on Bank Structure and Competition, Federal Reserve Bank of ChIcago, 1983; Donald R. Fraser et James W. Kolari, The Future of Small Banks in a Deregulated Environment, Ballinger, 1985.
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accorde aux certificats d"or émis par une banque ne dépend plus de son seul coefficient de réserves., mais du coefficient moyen de l"ensemble du système. La mise en commun de la garantie de convertibilité fait naître un phénomène que l"on rencontre par exemple dans le domaine de l"assurance., et plus généralement dans toute activité où les risques sont « collectivisés »., chacun acceptant de couvrir les risques courus par tous. C"est ce que l"on appelle le « risque moral». Dans le cas du système bancaire., c"est le risque de défaut de paiement (non-exécution de la garantie de convertibilité) qui est collectivisé. Il faut donc trouver des méthodes pour concilier les avantages de la cartellisation monétaire (accroissement de la liquidité des monnaies) et ses risques. Pour bien comprendre le fonctionnement d"un système monétaire., il convient de préciser le processus concret par lequel on met en œuvre la garantie de convertibilité entre les monnaies. Supposons., à titre d"exemple., un système réduit à deux banques., la banque Machin et la banque Truc qui ont., toutes deux., donné une double garantie de convertibilité: convertibilité de leurs monnaies respectives en or et convertibilité réciproque de leurs monnaies entre elles. Supposons par ailleurs que la banque Truc a procédé à une émission de monnaie « excessive ». Les unités monétaires portant le label « truc» devenant relativement plus abondantes (par rapport aux « machins »)., la banque Machin va enregistrer une augmentation des demandes de conversion de « trucs» en « machins» (éventuellement suivies de demandes de conversion de « machins» en or). Elle achète donc des « trucs» et elle vend des « machins» (il y a., dans son bilan., accroissement des « trucs» en avoirs et des « machins» en engagements). Ses réserves en or n"ayant pas augmenté pour autant., il y a une diminution du coefficient v de la banque Machin. Comme., par ailleurs., les « trucs» qu"elle détient ne rapportent pas intérêt ou., tout au moins., rapportent moins que des créances., elle n"est point incitée à les garder. La banque Machin va donc demander à la banque Truc d"échanger les « trucs» contre de l"or., c"est-à-dire ce que l"on peut appeler des « actifs de réserve» ou des « monnaies de premier rang». Un système de convertibilité implique donc nécessairement que les banques échangent des actifs de réserve contre ce que l"on pourrait appeler des « monnaies de second rang »., c"est-à-dire les actifs monétaires qui possèdent une valeur dérivée., du fait de leur convertibilité de principe en « monnaies de premier rang» ou « actifs de réserve ».
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Ainsi, l'engagement de convertibilité pris par la banque Machin en ce qui concerne les billets s'accompagne probablement d'un engagement pris par la banque Truc d'échanger sans limites sa propre monnaie, détenue par la banque Machin, contre de l'or, au prix qu'elle garantit par ailleurs à ses clients. De manière symétrique, l'engagement de convert~bilité pris par la banque Truc en ce qui concerne les deux monnaies est probablement lié à un engagement de convertibilité de la banque Machin pour garantir la convertibilité en or de sa monnaie détenue par la 'banque Truc. On pourrait donc penser que l'existence de ce double engagement de convertibilité suffise à assurer la régulation monétaire dans le système. Certes, si la banque Truc émet « trop » de monnaie, elle sait qu"une partie seulement de cette production fera l"objet de demandes de conversion en or par sa propre clientèle et elle est incitée à produire de la monnaie parce qu"une autre partie de cette nouvelle masse monétaire fera l'objet d'une demande de conversion en or auprès de la banque Machin. C'est ce que nous avons appelé la collectivisation ou la mise en commun des risques. Mais nous venons de voir qu"il convient d'ajouter un élément au tableau: la banque Truc doit normalement prévoir que l"excès de création monétaire lui reviendra de toute façon et fera l"objet de demandes de conversion en or dans la mesure où, normalement, elle a aussi donné une garantie de conversion en or pour les unités de sa monnaie accumulées par la banque Machin. Il n'est pas sûr, cependant, que cette autorégulation fonctionne avec suffisamment de précision et de vitesse pour rendre inutile tout système de contrôle mutuel et de coordination dans le système monétaire. En effet., si la banque Truc émet de la monnaie à un rythme très rapide, celle-ci circule pendant un certain temps avant de faire graduellement l"objet de demandes de conversion, soit en or auprès de la banque Truc, soit en « machins» auprès de la banque Machin. On peut alors arriver à une situation où la banque Truc a émis tellement d"unités monétaires qu'elle se trouve soudain dans l"impossibilité de convertir en or, au prix promis, les unités monétaires qui lui sont présentées, soit par ses clients., soit par la banque Machin. Deux issues sont alors possibles: 1) La banque Truc, qui a émis trop de billets, en change la définition en or. Une telle issue est peu probable dans un système libre, car la confiance dans la banque correspondante en est for-
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tement ébranlée et, par ailleurs, une décision de ce genre signifie une rupture de contrat qui peut être sanctionnée par les tribunaux. Elle peut, cependant, être considérée comme la seule solution possible à court terme pour éviter une faillite et, à ce titre, être acceptée par les créanciers. Mais si la banque Machin avait promis d'échanger un « machin » contre un gramme d'or et un « machin » contre un « truc » et si la banque Truc décide un jour qu'un « truc » ne vaut plus un gramme d'or, mais seulement un demi-gramme d'or, la banque Machin doit modifier l'une des deux garanties de convertibilité qu'elle avait accordées, sinon elle s'exposerait au risque de voir disparaître rapidement toutes ses réserves d'or: il serait en effet facile d'acheter un « truc» avec un demi-gramme d'or, de l'échanger contre un « machin » et d'obtenir ainsi un gramme d'or. On pourrait imaginer que la banque Machin décide de changer la définition du « machin» en or, ce qui provoquerait une perte de confiance à l'égard de l'ensemble du système monétaire auquel elle appartient. Il est donc plus probable qu'elle modifiera plutôt le taux auquel elle garantit la convertibilité entre le « machin » et le « truc ». Il est d'ailleurs possible que, conscients de ces risques potentiels, les participants au système aient antérieurement donné leurs garanties de convertibilité sous la forme suivante: « Je promets d'échanger sans limites ma propre monnaie contre les monnaies de mes partenaires dans le système à un prix correspondant aux prix respectifs de nos monnaies en termes d'or. » 2) Il peut arriver que la banque Truc soit mise en faillite. Les créanciers récupèrent éventuellement une partie de leurs créances, mais une perte totale ne peut pas être exclue. Qu'il y ait changement du taux de convertibilité (ce que rJon appellera ultérieurement une dévaluation) ou faillite, les créanciers sont perdants. Dans les deux cas la banque Machin supporte un coût, d"une part parce que ces événements détériorent la confiance des clients dans l"ensemble du système - dont les procédures de contrôle internes ne paraissent pas suffisantes pour empêcher ces risques - et d"autre part parce qu'une partie de ses créances perdent de la valeur, dans la mesure où elle détient presque nécessairement des « trucs » qui lui ont été apportés par ses clients pour les échanger contre des « machins». Des règles du jeu ou des mécanismes de contrôle peuvent permettre d"éviter ou d"atténuer ces risques et., en
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protégeant chaque banque du système contre les excès des autres, de protéger simultanément tous les clients du système. La mise en œuvre d'un système de surveillance mutuelle est d'autant plus délicate, évidemment, que le nombre de partenaires dans le système est plus important. Mais il n'en reste pas moins qu'un système de garantie de convertibilité mutuelle suppose probablement une « coordination» des politiques de production des différents participants. Tout cartel nous en donne l'exemple et nous apporte aussi la preuve que la tâche est difficile, parfois insurmontable. Des producteurs différents - c'est-à-dire des organisations dont les propriétaires sont différents et indépendants - prétendent en effet produire des biens identiques et parfaitement substituables entre eux. Ils poursuivent un objectif commun, de manière à maximiser le profit joint et à le répartir entre eux. Quelles peuvent être ces règles du jeu? En fait, plusieurs systèmes de règles - que nous retrouverons, par exemple en étudiant ce qu'on appelle les régimes de change - sont concevables:
- Des systèmes discrétionnaires Dans ce cas, le fonctionnement du cartel ne repose pas sur l'existence de règles générales déterminées à l'avance, mais sur des décisions plus ou moins coordonnées entre les membres du système et adoptées en fonction des besoins. On peut imaginer une infinité de cas de ce genre. Il se peut, par exemple, que les propriétaires des banques du système se rencontrent, soit en fonction des besoins, soit régulièrement, et décident - selon des procédures de décision variées - de la politique monétaire à suivre dans la période suivante, c'est-à-dire de la valeur des coefficients de réserves, ainsi que des sanctions éventuelles contre ceux qui ne suivraient pas ces propositions. Mais on peut également imaginer des procédures beaucoup plus décentralisées où, par exemple, la régulation du système reposerait essentiellement sur des menaces potentielles: une banque tentée de pratiquer une création monétaire excessive (diminution de v) s'exposerait au risque d'une suspension de la garantie de convertibilité dont sa propre monnaie bénéficie auprès des autres banques, chacune en décidant indépendamment. Le taux de croissance de la masse monétaire du cartel serait alors plus ou moins imprévisible. Ce taux dépend de la croissance
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du stock d'or dans le bilan consolidé du cartel, donc de l'incitation des clients à apporter de l'or contre remise de certificats d'or, et de la variation des coefficients de réserves des banques, c'est-à-dire de la politique de crédit. On peut alors imaginer toutes sortes de situations, comme on en connaît bien dans la vie courante, où chacun évalue les chances de réaction de l'autre, essaie de faire pression sur lui pour l'empêcher d'augmenter sa part de marché ou essaie de se différencier - contrairement à ce qu'implique normalement le fonctionnement d'un cartel - en proposant des avantages spécifiques à ses clients. Dans ce cas il y a des chances qu'un climat d'incertitude apparaisse, ce qui ne favorise pas l'acceptabilité de la monnaie commune. Si ce système de production monétaire est en concurrence avec d'autres systèmes, ses membres seront probablement incités à trouver un moyen de faire disparaître cette incertitude. L'adoption de règles - comme ci-dessous - sera probablement la réponse. Mais on ne peut pas exclure non plus que cette concurrence interne au système conduise à son éclatement, si les partenaires ne trouvent aucun moyen d'assurer la coordination de leurs « politiques» (ce que l'on appellera dans un autre contexte, que nous examinerons ultérieurement, la « coopération »). Chacun essayant d'obtenir une part aussi grande que possible du marché commun, il en résulte un excès de production de monnaie. La garantie de cette monnaie en termes de pouvoir d'achat (d'or) devient alors de moins en moins crédible. Si les détenteurs de monnaie s'en rendent compte, ils fuient cette monnaie (la valeur optimale du coefficient v a été dépassée). S'ils ne s'en rendent pas compte, le coefficient v continue à diminuer, mais le risque de « krach)) bancaire devient de plus en plus grand: il arrivera un jour où l'une des banques au moins ne pourra plus assurer la convertibilité en or des certificats qui lui seront présentés 8. Le seul moyen pour le système de poursuivre son activité consistera à rechercher et à obtenir des privilèges légaux. Nous le verrons, c'est effectivement ce qui s'est souvent passé.
8. C'est ce qui est arrivé au système de Law, mais en l'occurrence, le système ne comportait qu'une seule banque.
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Des systèmes de règles Comme l'a superbement démontré Friedrich Hayek 9, les systèmes reposant sur des règles générales sont supérieurs aux systèmes discrétionnaires, à condition, bien sûr, que les règles soient correctement définies. Elles présentent l'avantage de constituer un processus de coordination simple entre les membres d'un système et, par ailleurs, d'apporter une information plus fiable à ses utilisateurs, par exemple en ce qui concerne la crédibilité que l'on peut accorder à des garanties de convertibilité. Quelles peuvent être ces règles dans le domaine qui nous intéresse actuellement? On peut en imaginer un grand nombre. Il est évident que la plus simple et la plus efficace consiste à obliger les participants à maintenir un coefficient v minimum, déterminé d'un commun accord, précisément pour maximiser les bénéfices. Le coefficient doit être suffisamment faible pour assurer la rentabilité et suffisamment fort pour inspirer la confiance. Certes, il ne peut pas être question d'imposer la stabilité de ce coefficient au jour le jour et des fluctuations doivent être admises dans certaines limites. Le problème consiste à savoir à partir de quel moment on peut considérer qu'une banque pratique une politique dangereuse, son coefficient ayant atteint pendant une certaine période une valeur inférieure d'un certain pourcentage à l'objectif commun. Au-delà de l"'élaboration des normes communes de gestion monétaire", il convient de sanctionner les manquements éventuels à ces règles. Toute une graduation de solutions existe évidemment: on peut commencer par « réprimander» le fautif, puis lui faire payer une amende qui est perçue par les autres partenaires, la sanction ultime consistant à suspendre la convertibilité de la monnaie émise par la banque qui a refusé de jouer les règles du jeu précédemment définies d'un commun accord. Il est d'ailleurs intéressant de s'interroger sur la nature de l"'engagement de convertibilité. L'engagement pris par une banque à l'égard de ses clients de convertir sa monnaie en or peut s'analyser comme un contrat. Le fait de ne pas respecter le contrat entraîne 9. Friedrich Hayek, Droit, législation et liberté, op. cit. (en particulier le volume l, Règles et ordre); The Confusion of Language in Political Thought, Londres, Institute of Economie Aifairs, Occasional Paper 20, 1968.
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les conséquences normales qu'on peut en attendre de manière généraie: le client peut en appeler aux tribunaux pour sanctionner les manquements passés et, dans le futur, il retire sa confiance à celui qui l'a trompé. Mais, dans le cas où il existe un cartel, les banques prennent un autre engagement, celui d'échanger leurs monnaies respectives à taux fixe. Il s'agit là aussi d'un contrat à l'égard des clients. Mais nous avons vu que, très probablement, une banque, par exemple la banque Machin, prenait un tel engagement dans la mesure seulement où elle estimait pouvoir compter sur l'engagement de la banque Truc (ou des autres banques) de racheter sa propre monnaie contre remise d'or, que la demande provienne de ses propres clients ou d'elle-même. On peut évidemment considérer que cela ne présente aucune difficulté particulière, la banque Machin étant considérée, de ce point de vue, comme un client quelconque de la banque Truc. Si la banque Truc a failli à ses engagements, la banque Machin peut recourir aux tribunaux et, en tout cas, elle peut expulser la banque Truc du cartel monétaire. Il n'en reste pas moins que la banque Machin aura subi des pertes. C'est pourquoi, lors de la constitution du cartel, on peut essayer de se prémunir contre ces risques. Les procédures de coordination que nous avons évoquées répondent effectivement à cette préoccupation. Mais on peut imaginer d'autres solutions, complémentaires ou substituables. Ainsi, les banques pourraient prendre des engagements de convertibilité conditionnels: une banque promettrait d'échanger les monnaies émises par les autres banques contre la sienne propre à condition que les banques émettrices soient capables d'assurer la conversion en or de leurs monnaies à taux fixe H). Cette convertibilité conditionnelle réintroduirait évidemment une certaine différenciation entre les unités monétaires et réduirait, par conséquent, la liquidité de toutes les monnaies du cartel. Mais on peut aussi envisager des techniques d'assurance et de réassurance pour couvrir les risques dus à l'incapacité de certains membres du cartel à tenir leurs engagements de convertibilité. On constate par conséquent que différentes procédures sont substituables les unes aux autres pour prendre en compte, dimi10. En d'autres termes, l'achat de « trucs)) par la banque Machin contre remise de machins ) serait considéré comme définitif uniquement lorsque la banque Machin aurait pu obtenir la conversion en or des (( trucs ») ainsi obtenus. En pratique, cela pourrait signifier que la banque Machin remettrait des ( machins ») quelques jours seulement après avoir obtenu les c( trucs» correspondants de ses clients. Il est évident qu'une telle pratique diminuerait la liquidité - c'est-à-dire l'échangeabilité - des créances monétaires. cc
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nuer ou compenser les risques de l'activité bancaire: la détermination a priori de règles du jeu précises et strictes (concernant par exemple le coefficient de réserves), des engagements de convertibilité conditionnels, des systèmes d'assurance, etc. C'est en tout cas aux banques membres d'un cartel d'évaluer les avantages et les coûts de différentes solutions. Si la liberté bancaire prévalait dans le monde, on rencontrerait très probablement des méthodes comme celles que nous avons évoquées ou d'autres que nous ne sommes même pas capables d'inventer pour le moment. Il semble en tout cas probable que des procédures de coordination doivent exister pour que le cartel puisse fonctionner efficacement. Il est évident par ailleurs qu'un système est d'autant plus difficile à gérer qu'il existe un plus grand nombre de participants. Pour surmonter cette difficulté., un esprit constructiviste aurait tendance à dire que le meilleur moyen d'éviter les risques d'excès de production et d'instabilité du système consiste à empêcher l'apparition d'un système composé de plusieurs producteurs: si la production de monnaie était assurée par un seul producteur, on réaliserait nécessairement les « économies d'échelle» inhérentes à la production de monnaie et on supprimerait la concurrence interne au système et ses dangers. On prétend obtenir ainsi une production de monnaie aussi efficace qu'en situation de concurrence., tout en évitant les risques prétendus de la concurrence: ou bien, pense-t-on en effet, la concurrence conduirait à un nombre trop important de monnaies ou bien elle serait endiguée par l'organisation de cartels., mais alors on rencontrerait les difficultés inhérentes au fonctionnement d"un cartel. La solution monopoliste est en fait très dangereuse, ainsi que nous le verrons., en supprimant ce qui constitue l'essentiel de la concurrence., à savoir la liberté d'entrée sur le marché et l'incitation à l'innovation. Par ailleurs., nous avons vu qu'il existe différentes méthodes pour réduire les risques de la cartellisation et les membres du cartel seront d"autant plus incités à les adopter que le cartel sera luimême concurrencé par d'autres cartels monétaires. Cette « concurrence externe» incite à renforcer les procédures de régulation monétaire interne. Par contraste, ce qui est dangereux dans l"organisation monétaire de l"époque moderne c'est qu'elle est fondée sur l"existence de cartels imposés et protégés par des privilèges de monopole, la concurrence extérieure étant limitée ou supprimée de manière forcée.
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La solution consistant à avoir une seule grande banque pour produire une monnaie n"est pas forcément la meilleure car il est bon qu"il y ait concurrence à l"intérieur du système et pas seulement entre systèmes. Chaque banque d"un même système peut d"ailleurs avoir., par ailleurs., des activités diversifiées et plus ou moins complémentaires. Comme nous l"avons déjà souligné., une structure bancaire optimale ne repose pas nécessairement sur l"existence de grandes banques., celles-ci risquant d"avoir un caractère bureaucratique Il et pouvant être moins proches des clients. La meilleure solution est peut-être un cartel de petites banques., mais lui-même en concurrence avec d"autres cartels. Dans un cartel monétaire., chaque banque doit observer le comportement de chacune des autres et obtenir l"information nécessaire à ce sujet., aussi bien lorsque le fonctionnement du cartel monétaire repose sur des procédures discrétionnaires que dans le cas où il existe des règles communes de gestion. Ce processus est donc extrêmement coûteux. Si., par exemple., l"une des banques s"aperçoit., dans un système discrétionnaire., qu"un ou plusieurs autres partenaires s"embarquent dans une politique qu"elle estime dangereuse pour l'ensemble du système., elle doit en persuader d"autres banques pour constituer des coalitions susceptibles d"avoir une influence auprès des éléments perturbateurs. On réunira alors une table ronde., on rédigera des rapports., on exercera des menaces., etc. Un progrès peut être réalisé si les membres du système se mettent d"accord pour confier à un organisme spécifique une tâche de surveillance mutuelle., de « gendarme )) des partenaires. Il peut s"agir d"un organisme « indépendant)) extérieur., rémunéré par les partenaires afin d"accomplir cette fonction., ou d"une filiale commune créée par eux dans ce but. Mais., dans un système discrétionnaire, un tel organisme ne peut avoir qu"un rôle d"information et non, par exemple., un rôle de sanction: chaque partenaire doit se déterminer indépendamment quant à r'attitude à suivre vis-à-vis de ceux qui menacent le bon fonctionnement du système. S"il existe un système de règles., consistant., par exemple., à respecter une norme commune pour la valeur moyenne du coeffiIl. Certains facteurs particuliers peuvent expliquer la dimension actuelle des banques. Ainsi, la garantie du « prêteur en dernier ressort», donnée par la banque centrale et dont nous parlerons ultérieurement (chapitre v), bénéficie sans doute relativement plus à une grande banque qu'à une petite puisqu'on laisse plus facilement une petite banque faire faillite qu'une grande. Elle renforce donc la concentration bancaire, au-delà de ce qui serait optimum.
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cient v, c'est-à-dire la part des actifs de réserve dans l'ensemble du . bilan, il n'en reste pas moins difficile de laisser à chaque participant le soin de contrôler l'application effective des règles par ses partenaires et de sanctionner les manquements éventuels. La meilleure solution consiste évidemment à charger un organisme spécifique de ces tâches de surveillance et de sanction. On peut d'ailleurs imaginer que ces deux fonctions soient exercées par deux organismes différents: la fonction de surveillance doit être remplie par une organisation de type technique, appartenant aux membres du système ou extérieure; la fonction de sanction appartient plus normalement à une organisation de nature décisionnelle, très probablement interne au système, par exemple une assemblée générale des membres du système. Mais on peut aussi imaginer qu'une organisation judiciaire externe au système soit chargée de sanctionner la violation de l'accord du cartel. On voit ainsi apparaître une structure différenciée à l'intérieur du système, des organismes différents remplissant les fonctions de production de monnaie, de surveillance mutuelle et de sanction. Mais ce système reste dans une grande mesure non hiérarchisé: il peut se faire, tout au plus, que certaines fonctions par exemple de surveillance, de contrôle ou, comme nous le verrons ci-dessous, de compensation - soient assurées par des filiales communes des banques du système ou par un organisme qui les représente (assemblée générale ou conseil d'administration). Si les filiales communes sont certes dépendantes de leurs propriétaires, le système n'en reste pas moins très largement non hiérarchisé: ainsi, les politiques de production et de gestion des partenaires ne sont pas imposées par l'une des organisations communes évoquées (organismes techniques ou assemblée générale). Bien au contraire, ces organisations ont été créées pour permettre l'expression des volontés de partenaires indépendants.
- Un système asymétrique C'est un système où les différents producteurs de monnaie ne jouent pas exactement les mêmes rôles. Il se peut même que r'une des banques du système puisse donner des ordres aux autres banques. Le système est alors non seulement asymétrique, mais hiérarchique. Considérons en effet un système composé de n banques. Chacune d'elles accorde une garantie de convertibilité à taux fixe en
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termes d'or. Mais, pour des raisons que nous avons vues, l'existence de garanties de convertibilité entre monnaies permet d'accroître la liquidité de chacune d'elles. Or il faut bien voir que les garanties de convertibilité à taux fixe entre monnaies ne sont pas rendues nécessaires par la recherche de taux de change fixes entre ces monnaies, puisque les garanties de convertibilité en or sont suffisantes de ce point de vue: si un « machin» et un « truc» sont tous deux échangeables contre un gramme d'or, il en résulte qu'un « machin » s'échange contre un « truc ». Mais en l'absence de garanties de convertibilité entre monnaies, le détenteur d'un « machin» qui souhaite détenir un « truc » devra vendre un « machin» contre un gramme d'or auprès de la banque Machin, puis se rendre à la banque Truc pour obtenir un « truc» contre un gramme d'or. Les garanties de convertibilité entre monnaies permettent d'obtenir directement un « truc » contre remise d'un « machin » auprès de la banque Truc (et même, éventuellement, auprès de la banque Machin si elle a donné l'assurance que non seulement elle achetait les autres monnaies du système, mais aussi qu'elle les vendait). On peut alors se demander ce qui peut justifier l'apparition d'un système asymétrique, c'est-à-dire d'un système où une banque a une position particulière, par exemple un système où elle est la seule à ne pas accorder de garanties de convertibilité entre monnaies ou, au contraire, un système où elle fournit à elle seule toutes les garanties de convertibilité. Nous verrons ultérieurement que, dans des systèmes où la garantie de convertibilité en termes d'un actif extérieur (l'or) n'existe plus, les garanties de convertibilité entre monnaies constituent alors le moyen de fixer les prix relatifs (les taux de change) entre les monnaies. Dans un système à n monnaies, il existe seulement n-l prix relatifs, par rapport à l'une des monnaies prise comme numéraire, et il suffit que n-l garanties de convertibilité à taux fixe soient accordées pour que les prix relatifs soient fixes. Mais le problème que nous avons à résoudre pour le moment n'est pas celui de la fixité des prix relatifs entre les monnaies, déjà assurée par la convertibilité en or à taux fixe. C'est seulement un problème de commodité dans les échanges entre monnaies - et, par conséquent, d'accroissement de la liquidité de ces monnaies - ainsi que de confiance. Or, imaginons un système monétaire composé de trois banques - les banques Machin, Truc et Chose - et de trois monnaies, le « machin », le « truc» et le « chose ». Cela n'aurait pas beaucoup de
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sens que les banques Truc et Chose acceptent toutes les monnaies du système, mais que la banque Machin ne prenne pas d'engagement à l'égard des autres monnaies (auquel cas le système serait asymétrique). On voit mal, en effet, pourquoi les banques Truc et Chose accepteraient de prendre des engagements à l'égard du « machin» sans contrepartie pour leurs propres monnaies. Une telle structure aurait donc peu de chances d'émerger dans les hypothèses où nous nous trouvons pour le moment et nous verrons ultérieurement dans quelles conditions son apparition est la plus probable. Mais on peut cependant imaginer une structure où il existerait une banque importante - que nous appellerons la banque Big - capable à elle seule de produire une monnaie désirée dans une aire de grande dimension et entourée d'un certain nombre de petites banques. Aucune de celles-ci n'est assez grande pour produire une monnaie suffisamment attirante. Leur intérêt à toutes est donc d'accepter un arrangement avec la banque Big pour produire une monnaie équivalente à la sienne, et même, probablement, pour utiliser le label dont elle est propriétaire, c'est-à-dire donner le nom de la monnaie de Big à leurs propres monnaies. La banque Small et la banque Little ne donneront alors probablement aucune garantie de convertibilité à la monnaie de Big: cela aurait peu de sens qu'elles promettent d'échanger sans limites la monnaie de la banque Big contre la leur, puisque, précisément, leurs monnaies ne sont pas très « crédibles )) et la garantie de convertibilité ne le serait pas plus. C'est sans doute la banque Big qui promettra d'acheter et de vendre sans limites les monnaies des banques Small et Little. Bien entendu, elle fera payer d'une manière ou d'une autre l'avantage de liquidité qu'elle procure ainsi à ces banques de petite dimension. Et elle obtiendra un pouvoir de décision sur les politiques d'émission de ces banques. Il est par ailleurs probable que les banques Small et Little s'engageront à fournir la monnaie de Big à leurs clients contre remise de leurs propres monnaies (alors que, dans le système symétrique que nous avions étudié ci-dessus, l'essentiel était que les banques s'engagent à accepter les autres monnaies, et non pas qu'elles s'engagent à les fournir). Dans ce cas, il leur faudra non seulement maintenir un certain coefficient de réserves ventre leurs engagements monétaires et leur stock d'or, mais également un certain coefficient, s, entre leurs engagements monétaires (potentiellement échangeables contre la monnaie de Big) et des réserves en monnaie de Big.
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Ici encore la régulation monétaire - c'est-à-dire la détermination de la politique de production de l'ensemble du système pourra se faire par des procédures discrétionnaires (recommandations de la banque Big, pressions diverses, menaces, suspension de la convertibilité, etc.) ou au moyen de règles précises, par exemple l'obligation annoncée par chaque banque ou même imposée par la banque Big de respecter un certain niveau minimal du coefficient de réserves s. Celui-ci fonde la confiance des clients dans l'échangeabilité des monnaies contre la monnaie de Big. Il apporte un profit à la banque Big, qui l'incite précisément à accepter l'arrangement hiérarchique de convertibilité entre monnaies. Une différenciation des bilans résulte de cette situation hiérarchique. En effet, dans le bilan de la « banque de premier rang », celle qui est située au-dessus des autres, figurent à l'actif, comme précédemment, des créances et de l'or. Les autres banques, ou « banques de second rang », possèdent à l'actif des créances, de l'or et des dépôts (ou « réserves ») auprès de la banque de premier rang (la banque Big). On peut supposer par ailleurs que le système évolue et qu'on arrive à un stade où les banques de second rang n'assurent plus directement la convertibilité en or de leurs créances monétaires. La convertibilité entre leurs monnaies et celle de la banque de premier rang garantit alors la convertibilité, indirecte, en or de ces monnaies. Le coefficient de réserves s devient le seul coefficient à surveiller par les banques de second rang. Il est probable, dans ce cas, que la convertibilité de leurs monnaies est garantie par ellesmêmes et non par la banque de premier rang: elles prennent l'engagement d'échanger, sans limites et à prix fixe, leurs monnaies contre la monnaie de premier rang. Une telle évolution est sans doute peu probable dans un système de banques libres., alors qu'elle est généralisée dans les systèmes réglementés que nous connaissons et que nous décrirons par la suite: comme on le sait bien., il existe ce que l'on appelle une banque centrale, au demeurant dotée de bien d'autres responsabilités. Cette situation implique en effet que les banques de second rang ne produisent plus de monnaie contre or (puisque tout l'or « monétaire» est détenu par la banque de premier rang). Elle implique aussi, pour les clients de ces banques, une garantie seulement indirecte de leurs avoirs monétaires: leur convertibilité en or dépend de la confiance qu'ils peuvent avoir non seulement dans la banque qui a émis la monnaie qu'ils détiennent., mais encore
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dans la banque de premier rang, c'est-à-dire la confiance dans chaque banque en particulier et dans le système monétaire dans son ensemble. Par ailleurs, la régulation du système risque d'être amoindrie: personne ne contrôle la politique de création monétaire de la banque de premier rang à l'intérieur du système. Seul subsiste - ce qui n'est évidemment pas négligeable - leç contrôle externe, c'est-à-dire celui qui résulte de la concurrence des autres systèmes monétaires éventuels. On peut souligner au passage qu'il n'est pas nécessaire que la hiérarchie bancaire existe pour toutes les activités du système. On peut en effet avoir l'équivalent d'un système de franchise, où un magasin garde un certain nombre de libertés - disposition du magasin, soldes, etc. - en fonction des accords contractuels initiaux et des circonstances. Mais dans le domaine monétaire on est frappé par l'extraordinaire absence d'imagination qui caractérise notre époque. Elle est due au fait que les systèmes monétaires sont non seulement hiérarchiques, mais publics. Dans un système hiérarchique la signification de la convertibilité est quelque peu différente de ce qu'elle est dans un système non hiérarchique. Dans ce dernier, nous l'avons vu, la convertibilité implique un transfert de monnaie de réserve - c'est-à-dire de monnaie non produite par les banques du système, par exemple de l'orentre la banque qui a donné une garantie de convertibilité avec une autre monnaie et la banque qui a émis cette monnaie. Or., supposons que la banque Machin soit la banque de premier rang dans un système hiérarchique. La banque Truc doit tout de même transférer des « machins» contre les « trucs» acquis par la banque Machin: l'actif de réserve est pour elle le « machin » et il y a bien une garantie de convertibilité donnée par la banque Truc pour sa propre monnaie en termes de « machins». S"il n'en était pas ainsi et si la banque Machin prenait en charge toutes les garanties de convertibilité (du « truc» en « machin» et du « machin» en or)., elle serait alors nécessairement amenée à contrôler totalement l'activité de la banque Truc.
3. La régulation d'un système monétaire
Dans le système de banques libres il existe, en résumé., trois mécanismes de régulation du cartel:
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- La régulation externe : la convertibilité en or - ou en tout autre actif dont la production ne dépend pas de manière discrétionnaire des membres du cartel - détermine les taux de change (fixes). Les garanties sont données de manière décentralisée par les n participants au système. C'est une règle générale et simple que chacun a intérêt à respecter pour ne pas perdre ses clients (ni être chassé du cartel). Ce mécanisme de régulation externe - fondamental - fonctionne d'autant mieux que le cartel est soumis à une concurrence externe, c'est-à-dire qu'il y a liberté d'entrée sur le marché et que d'autres systèmes monétaires existants ou potentiels sont susceptibles de recueillir ses clients si la qualité de sa monnaie devient relativement moins désirable. - La régulation interne : la convertibilité entre les monnaies du cartel est le mécanisme essentiel par lequel la régulation interne du système est assurée. Elle constitue aussi une règle générale et décentralisée. Les garanties de convertibilité données par les n banques ne déterminent pas les taux de change - déjà déterminés par la convertibilité en or - mais elles facilitent l'usage commun des monnaies et accroissent donc leur liquidité. Dans les systèmes de changes fixes symétriques « modernes» que nous étudierons ultérieurement, où il n'existe pas de garantie de convertibilité en termes d'un actif externe, ces garanties de convertibilité internes ont également pour rôle de déterminer les taux de change. - La coordination des décisions permet éventuellement de renforcer le mécanisme de régulation interne, mais elle n'est pas nécessaire du point de vue logique. Si elle existe, la politique monétaire existe (système de détermination des coefficients v par exemple), ce qui n'est pas le cas lorsqu'on se contente des deux premiers mécanismes: il y a alors des politiques d'entreprise, mais pas de politique de production du système dans son ensemble. Dans les systèmes monétaires « modernes» de changes fixes que nous étudierons ultérieurement - par exemple, le système monétaire européen - il faut suppléer à l'absence de mécanisme de régulation externe. La coordination des décisions peut alors jouer un rôle essentiel - mais délicat à faire fonctionner - à la fois pour déterminer les taux de change et pour assurer la régulation interne. Dans un système de banques libres où il existe un mécanisme de régulation externe, on peut imaginer par ailleurs que la combi-
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naison des deux premiers mécanismes conduise à un système hiérarchique si certaines des garanties sont données plus particulièrement par l")une des banques du système. Celle-ci garantit la convertibilité en or de sa monnaie et/ou la convertibilité des monnaies entre elles~ c~est-à-dire que la hiérarchisation peut consister en deux choses : - transférer à une banque la responsabilité des n-l garanties de convertibilité en or des n-l monnaies émises par les autres banques. En pratique~ il suffit - sans que cela soit nécessaire -~ pour que ces garanties soient formellement accordées~ que la banque située en haut de la hiérarchie (<< banque centrale ») garantisse la convertibilité en or de sa propre monnaie et que~ par ailleurs~ il existe des garanties de convertibilité entre cette monnaie et les n-l autres monnaies; - transférer à cette même banque la responsabilité des garanties de convertibilité entre monnaies. Il n~est alors pas nécessaire qu~il existe n(n-l) garanties de convertibilité (c~est-à-dire que chacune des n banques donne n-l garanties)~ mais il suffit de n-l garanties (données par la banque de premier rang pour les n-l autres monnaies). Ainsi~ la hiérarchisation du système peut aller plus ou moins loin dans la centralisation de la fourniture de garanties de convertibilité. On peut donc imaginer que la « banque centrale» assure seulement une garantie de convertibilité en or - directement ou indirectement - pour toutes les monnaies du système; ou bien qu'elle se contente d'assurer la convertibilité des monnaies du système entre elles; ou encore qu'elle fournisse à la fois les garanties de convertibilité en or et les garanties de convertibilité entre monnaies. L~éventuelle hiérarchisation du système renforce le rôle du troisième mécanisme (coordination et politique monétaire) par rapport à l'application de règles générales: en effet~ par hypothèse~ la décentralisation est atténuée~ mais comme il existe des centres de décision autonomes~ il convient de les contrôler centralement. La nécessité de la coordination des politiques d'émission de monnaie des banques peut apparaître lorsqu'une banque promet d'acheter les créances monétaires émises par une ou plusieurs autres banques. Il faut en effet éviter que ces banques soient incitées à accroître leur part de marché dans le cartel bancaire p~isqu'il y a mutualisation des risques. Nous avons vu que cette situation se produisait en particulier:
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- dans un cartel symétrique, où la surveillance mutuelle des politiques monétaires est probablement nécessaire et cela d'autant plus que le mécanisme de régulation externe est affaibli (par exemple si la concurrence des autres systèmes monétaires est réduite, probablement par des mesures réglementaires., ou parce qu'il n'existe pas de garantie de convertibilité externe., comme dans certains des systèmes que nous étudierons ultérieurement) ; - dans un cartel hiérarchique centralisé, c"est-à-dire lorsque la garantie de convertibilité entre monnaies est donnée par la « banque centrale» ou « banque de premier rang» (en particulier lorsque les « banques de second rang» ne donnent plus de garantie de convertibilité en or). En revanche, dans un cartel hiérarchique décentralisé, où chaque banque de second rang prend un engagement de convertibilité en monnaie de la banque de premier rang et maintient, à cet effet, des réserves auprès de cette dernière., chaque banque est responsable de ses propres actes et il n'y a pas mutualisation des risques. Nous l'avons vu, la nécessité de la coordination est d'autant plus faible que la garantie de convertibilité en or joue un rôle plus contraignant et que, par ailleurs., la concurrence des autres systèmes monétaires est plus susceptible de jouer. Parmi les systèmes que nous avons rencontrés pour le moment., la nécessité de la coordination - et ses difficultés - s'impose donc particulièrement dans un système hiérarchique centralisé., où seule la banque de premier rang donne une garantie en or et garantit., par ailleurs, la convertibilité entre les monnaies. Nous savons qu'un tel système a peu de chances d'apparaître dans une situation de liberté bancaire. Il est généralisé à notre époque où la liberté bancaire n"existe pas et où, au demeurant., l'actif de réserve de la banque de premier rang - lorsqu"il existe - n'est plus constitué par l'or 12. 12. L'organisation de cartels monétaires, hiérarchiques ou non, aurait pu apparaître beaucoup plus tôt que cela n'a été le cas dans notre histoire imaginaire, et elle est probablement apparue plus tôt en fait. Ainsi, dès la première phase de l'évolution monétaire (circulation de pièces d'or), l'utilisation d'un grand nombre de métaux ou de marques de monnaies fait supporter des coûts d'information élevés. Un système de labels - et donc de cartels - permet de faire des économies dans la production d'information et de confiance. Il en est ainsi avec les pièces d'or comme avec les certificats d'or, que le système soit un système de réserves à 100 % ou de réserves fractionnaires. Mais, dans notre souci d'introduire la sophistication du système monétaire de manière progressive, nous avons été conduit à passer sous silence cet aspect de l'évolution des systèmes monétaires jusqu'au présent chapitre. S'il existe deux systèmes qui produisent des pièces d'or, appelées « trucs » pour l'un et « machins » pour l'autre, toutes convertibles en principe contre un gramme d'or, la convertibilité à taux fixe est renforcée par des mécanismes de garanties croisées. Si le système « machin» paraissait moins fiable, par
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4. La compensation interbancaire entre créances monétaires
Ainsi que nous l'avons vu, lorsqu'une banque promet d'accepter sans limites les autres monnaies du système contre sa propre monnaie, elle va accumuler ces monnaies et, périodiquement, elle demandera à les échanger contre 1'« actif de réserve » (l'or). Chacune des n banques doit donc établir périodiquement l'état de ses créances et de ses dettes envers les Tl-l autres banques. Les soldes débiteurs doivent être réglés en actifs de réserve. La compensation représente l'application au cas particulier des systèmes monétaires d'une caractéristique que l'on rencontre dans tout réseau d'échanges, à savoir qu'en centralisant certaines opérations, on peut réaliser des économies, c'est-à-dire obtenir un système plus efficace (c'est l'équivalent d'un progrès technologique). En effet, lorsqu'il existe n participants à un réseau d'échanges, il vaut mieux avoir une « plaque-tournante» que des relations bilatérales entre les n participants, ainsi que le rappelle le graphique ci-dessous (où nous n'avons fait figurer que trois participants, mais les économies réalisées sont évidemment d'autant plus grandes que le nombre de participants est plus important) : A
A
A
B
B
B
c
c
c
«plaque --------3. tournante»
Figure 3
Ainsi, dans les réseaux de distribution les détaillants, au lieu d'acheter directement aux producteurs, peuvent trouver intérêt à recourir à des intermédiaires, les grossistes. Cette structure des réseaux ne résulte évidemment pas des décisions « constructivistes» exemple parce qu'on soupçonnerait ses producteurs de ne pas bien respecter le titre et le poids des pièces, il y aurait une décote du « machin » en l'absence de garanties de convertibilité et il finirait par disparaître du marché: c'est la « loi de Gresham inversée » (le fonctionnement de la loi de Gresham a été vu au chapitre III). Si des garanties de convertibilité existent, elles peuvent subsister seulement à condition que tous les producteurs respectent les mêmes règles.
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d"un planificateur central qui calculerait a priori les coûts possibles de différentes organisations de circulation des biens. Elle résulte de l"ordre spontané du marché et elle évolue dans le temps en fonction des besoins. Par ailleurs" elle n "est évidemment pas identique dans tous les secteurs de production et de distribution. Un autre exemple de ces structures est évidemment fourni par les télécommunications ou les voies de transport. Ainsi., un central téléphonique reçoit tous les appels d"une région et les répartit vers les destinataires finaux" ce qui est beaucoup plus économique que d"établir des lignes téléphoniques directes entre tous les utilisateurs. Il en est évidemment de même pour un système monétaire où il existe plusieurs participants" en particulier dans le cas que nous avons examiné où il existe plusieurs producteurs de monnaie appartenant à un même système monétaire" c"est-à-dire un système de garanties de convertibilité mutuelles. Chaque entreprise du système accepte les créances monétaires (certificats d"or) émises par les autres" mais elle ne souhaite pas les conserver indéfiniment. Elle en demandera donc l"échange contre l"actif de réserve" en l"occurrence l"or. Cet échange peut évidemment se faire à différentes périodes" soit de manière discrétionnaire lorsqu"une banque le désire., soit à intervalles réguliers" par exemple chaque jour ou chaque semaine. Par ailleurs il peut se pratiquer bilatéralement., c"est-dire que deux banques comparent le montant des créances monétaires émises par l"autre et détenues par chacune" le solde étant payé en or. L"opération se répète pour chaque paire de banques. Pour pouvoir payer d"éventuels soldes débiteurs" chaque banque doit évidemment détenir des réserves en or. Certes" nous savons que" de toute façon" elle souhaite en détenir pour produire la confiance à l"égard de ses clients. Mais si la variabilité des soldes de compensation entre une banque et ses partenaires du système est grande" la variabilité de ses réserves d"or peut être inquiétante pour ses clients. Le niveau moyen de ses réserves - c"est-à-dire des actifs qui ne lui rapportent rien - doit donc être d"autant plus élevé que la variabilité des soldes à régler est plus grande. La compensation" c"est-à-dire le règlement par une organisation multilatérale" des dettes et des créances à l"intérieur d"un système monétaire" permet d"économiser des ressources 13 tout sim13. L'idée selon laquelle il convient de faire des économies de réserves est souvent exprimée dans un autre contexte où elle devient contestable: voir les chapitres IX et x.
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plement du fait du jeu de la loi des grands nombres. Si la compensation est effectuée non pas bilatéralement, mais de manière centralisée, comme dans la plupart des réseaux d'échange et de communication, la « plaque-tournante» du système assure le règlement du solde global - débiteur ou créditeur - de chaque banque à l'égard des autres. Elle détient éventuellement des réserves (en or) calculées de manière à lui permettre de jouer son rôle, sans dépasser un certain coefficient de risque d'être en situation de défaut de paiement, c'est-à-dire de ne pas posséder les réserves nécessaires pour payer les créanciers. Un organisme de compensation permet de « substituer» des créances et dettes globales aux créances et dettes bilatérales. Bien entendu, il n'y a aucune raison pour que chaque banque ait, à chaque fois, exactement autant de créances que de dettes vis-à-vis de l'ensemble des autres banques du système. Les soldes doivent donc être réglés, ce qui pose deux problèmes : - Celui de l'actif de réserve servant au règlement des soldes. Dans un système de convertibilité comme ceux que nous avons examinés jusqu'à présent, il semble naturel que l'actif de réserve choisi soit précisément celui qui permet de fonder la confiance dans la capacité des banques à convertir leurs dettes. Ainsi, dans un système où les créances monétaires sont définies par leur échangeabilité en termes d'or, l'or peut servir d'actif de réserve pour le règlement des soldes. Mais il est probablement plus commode d'effectuer le règlement du solde en termes de certificats d'or, ce qui pose à nouveau un problème de garantie de convertibilité et de confiance: s'agira-t-il de certificats d'or émis par l'organisme de compensation ou par l'une des banques du système? - Les modalités juridiques du règlement des soldes. On peut tout d'abord concevoir que l'organisme de compensation soit un simple organisme technique qui permette de simplifier les règlements bilatéraux entre banques du système et qui soit rémunéré pour ses services. Dans ce cas, si une banque était tout d'un coup dans l'impossibilité de régler son solde débiteur, ses créanciers ne seraient pas l'organisme de compensation ni « l'ensemble des banques du système» de manière solidaire, mais bien les banques à l'égard desquelles elle aurait un solde bilatéral débiteur. Ceci implique évidemment que chacune des banques cherche à faire assurer une fonction de surveillance à l'égard des autres banques. Elles peuvent le faire de manière isolée, chacune cherchant à obtenir ses propres
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informations et à évaluer les risques que lui font courir les autres banques du système ou bien de manière plus centralisée. Quoi qu'il en soit, le système de surveillance est logiquement séparé du système de compensation. Mais la qualité de la surveillance est évidemment améliorée par les informations qui peuvent provenir de l'organisme de compensation (dans les systèmes modernes la banque centrale assure simultanément les fonctions de compensation et de surveillance). Dans un système beaucoup plus centralisé, les créances et les dettes des banques du système deviennent des créances et des dettes à l'égard de l'organisme de compensation. Il y a donc, dans ce cas, transfert de droits de propriété, c'est-à-dire échange. Les risques attachés à la détention des créances sont alors transférés à l'organisme de compensation qui peut, évidemment, être totalement indépendant des banques du système, être un service de l'une des banques, ou être une filiale commune des différentes banques. Les fonctions de surveillance - et même de contrôle de l'activité des banques du système - sont alors elles aussi probablement transférées à l'organisme de compensation dans la mesure où il a besoin de connaître les risques qu'il encourt. Ici encore la fonction consistant à fournir des garanties de convertibilité est logiquement séparée de ces fonctions de compensation et de surveillance, bien que - nous l'avons vu ci-dessus - cette fonction puisse impliquer aussi l'exercice d'une surveillance mutuelle. Il serait évidemment inutilement coûteux que la fonction de surveillance soit exercée de manière indépendante par des organismes différents destinés respectivement à faciliter la fonction de compensation et la fonction de convertibilité. Lorsqu'il existe une possibilité de profit et qu'elle est effectivement perçue, des hommes se lancent dans l'activité correspondante. Il en va très probablement ainsi avec l'activité de compensation. Différentes solutions sont évidemment concevables pour économiser des ressources et elles apparaîtraient probablement dans un système monétaire libre : - Un organisme spécialisé dans l'information et la surveillance vend ses services à l'organisme de compensation et aux banques qui assurent le service de convertibilité. - L'organisme de compensation se charge des opérations d'information et de surveillance; il vend ses services aux banques du système et, éventuellement, aux membres d'autres cartels monétaires. Il se peut qu'il s'agisse là de l'une des activités d'une entre-
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prise multi-produits, fournissant par ailleurs d'autres services, par exemple d'assurance ou d'intermédiation financière. - L'organisation qui assure la convertibilité au sein d'un cartel monétaire de type hiérarchique, fournit ses services d'information et de surveillance à l'organisme de compensation. - Il Ya fusion entre tout ou partie de ces différents organismes. Le cartel bancaire ou certains de ses membres exercent alors plusieurs fonctions simultanément. Nous avons indiqué ci-dessus que l'organisme de compensation pouvait avoir un rôle purement technique de prestataire de services ou qu'il pouvait devenir acquéreur des créances à compenser. Dans un système de banques libres, il n'y a pas de raison décisive de penser que l'un de ces deux systèmes d'organisation de la compensation soit supérieur à l'autre. On peut d'ailleurs imaginer à cet égard des situations très différentes. Ainsi, à l'intérieur d'un même système on pourrait évidemment imaginer qu'il existe plusieurs systèmes de compensation en concurrence, éventuellement organisés sur des modèles différents. Mais cela ferait évidemment perdre à la compensation - système de centralisation - une partie de son intérêt, sauf, peut-être, pour des systèmes monétaires de très grande dimension où les gains dus aux coûts décroissants deviendraient négligeables. Mais supposons qu'il existe plusieurs systèmes monétaires sur un territoire donné, par exemple le monde. Un système monétaire se définit par le fait qu'il existe des garanties de convertibilité entre les créances monétaires émises par les banques appartenant au système, alors que ces garanties n'existent pas entre créances monétaires émises par des banques appartenant à des systèmes différents. Dans les relations entre systèmes monétaires différents, les opérations de compensation sont rendues plus risquées du fait des risques de change, c'est-à-dire du risque de changement des prix entre monnaies, puisque - par définition - il n'y a pas de garantie de convertibilité entre elles. Les opérations de compensation sont donc affectées d'un risque plus important et, même si les principes d'organisation restent les mêmes que ceux de toute opération de compensation, on peut maintenant introduire une nouvelle fonction, à savoir la fonction de prise de risque de change. Ici encore on peut dire que la fonction de prise de risque de change est logiquement différente de la fonction de compensation, de la fonction de surveillance et de la fonction de garantie. Certes, il existe
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des complémentarités entre ces différentes fonctions - par exemple parce que l'exercice de la compensation entre des créances à prix variables implique que quelqu'un prenne le risque en charge - mais cela n'implique pas qu'elles soient remplies par une même institution. Ces différentes fonctions peuvent être remplies par des organismes aux statuts variés, plus ou moins dépendants des banques constituant les différents systèmes monétaires. Ainsi, la fonction de compensation entre banques d'un même système peut être assurée par une filiale commune des différentes banques ou par une entreprise totalement indépendante d'elles et qui se contente de vendre ses services de compensation. Il peut en être ainsi lorsque la compensation se traduit seulement par la tenue d'une comptabilité ou, aussi bien, lorsqu'elle implique des transferts de droits de propriété. On peut d'ailleurs imaginer qu'une même entreprise de compensation - appartenant ou non aux banques d'un système monétaire - vende ses services à plusieurs systèmes monétaires. Elle peut alors être tentée d'ajouter à son activité la vente de services de compensation entre systèmes monétaires, c'est-à-dire des services de change, voire la prise en charge du risque de change, mais il n'en va pas nécessairement ainsi. Nous retrouvons une fois de plus, dans un système de banques libres, une pluralité de modes d'organisation, à l'image de ce qui se passe dans le monde des entreprises industrielles ou de services, caractérisé par la spécialisation, mais aussi la diversification des activités et des procédures. L'utilité de la compensation apparaît évidemment aussi bien dans un système hiérarchique que dans un système non hiérarchique. Dans un système hiérarchique, elle est très probablement assurée par la « banque centrale» et non par les banques « périphériques ». Parce qu'il faut bien introduire les arguments les uns après les autres, nous venons seulement d'analyser la compensation, mais elle a pu intervenir dans une phase antérieure du développement du système monétaire et être même un facteur de l'organisation des banques en cartel. Bien entendu, les bénéfices dus à la compensation ne justifient pas pour autant le caractère hiérarchique d'un système monétaire: ainsi que nous l'avons vu, dans un cartel non hiérarchique, un organisme commun ou extérieur peut être chargé de cette tâche. Un système de compensation présente certaines caractéristiques très semblables à celles d'un système monétaire proprement
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dit (c'est-à-dire un système de garanties mutuelles de convertibilité), mais il en est logiquement distinct. Nous avons vu en effet qu'en mettant en place un système de garanties de convertibilité mutuelles, les banques augmentaient leur efficacité. Il en est de même dans le domaine de la compensation. L'existence d'un système de compensation se justifie précisément par le fait qu'on gagne à centraliser les règlements de manière multilatérale plutôt qu'à effectuer des règlements bilatéraux entre banques. On peut penser que le gain est d'autant plus grand que l'organisme de compensation effectue un plus grand nombre d'opérations avec un plus grand nombre de banques. Il peut aussi y avoir des activités jointes, c'est-à-dire qu'il est plus rentable qu'un organisme assure à la fois la compensation entre créances bancaires et certaines opérations de conversion de ces créances en or. Ainsi, même si l"entrée sur le marché de la compensation était libre., il existerait probablement un petit nombre d"entreprises de compensation (indépendantes ou liées aux systèmes monétaires). Du fait des avantages dus à la grande dimension., il pourrait n'exister qu"une entreprise de ce type., mais le gain marginal que l"on peut obtenir par l'augmentation de la taille de l'entreprise de compensation peut facilement devenir négligeable à partir d'une dimension relativement modeste (que nous ne connaissons évidemment pas), auquel cas plusieurs entreprises de compensation peuvent coexister au même moment. Par ailleurs., si la liberté d'entrée sur le marché de la compensation était assurée., on aurait peut-être une situation très semblable à celle que nous connaissons de nos jours dans le domaine de l'assurance., à savoir une structure de marché comprenant un certain nombre d'entreprises de tailles variées et des entreprises de ré-assurance. Les entreprises d'assurance ont besoin d"une taille minimale pour ne pas courir trop de risques et assurer la compensation des risques. Dans certains cas elles doivent recourir à la centralisation des risques: tel est le rôle des sociétés de ré-assurance. Dans le cas où il existerait plusieurs systèmes monétaires de banques libres - c'est-à-dire plusieurs cartels de production de monnaies., caractérisés par la fixité des prix relatifs des créances monétaires à l"intérieur de chaque cartel et par la variabilité des prix relatifs des monnaies entre systèmes - on pourrait avoir une structure complexe. Ainsi, certains systèmes monétaires créeraient leur propre entreprise ou département de compensation, tandis que
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des entreprises de compensation (à mono-produit ou à multi-produits) vendraient leurs services à un ou plusieurs systèmes monétaires. Il n'y a en effet pas de raison pour qu'une entreprise de compensation existe pour chaque système monétaire. Cette structure ne serait pas plus complexe que certaines structures qui existent dans le monde industriel et qui fonctionnent parfaitement bien.
5. La circulation monétaire L'activité consistant à gérer la monnaie et à la faire circuler est logiquement distincte de l'activité consistant à la créer. Ainsi, on pourrait imaginer que la monnaie soit créée - contre crédit par une banque A, mais que le bénéficiaire du crédit transfère immédiatement ses créances monétaires de la banque A vers une entreprise B 111, plus apte à gérer les comptes monétaires. L'entreprise B deviendrait alors titulaire de créances sur la banque A. Le bilan de l'entreprise B, uniquement productrice de services de gestion et de circulation monétaire, comprendrait à l'actif uniquement des créances monétaires sur des banques (et pas des créances sur des agents non bancaires) et, au passif, des dépôts monétaires convertibles en monnaie de la banque A 15. Elle ne peut donc tirer aucun profit d'une activité de transformation entre créances monétaires et créances non monétaires. Son profit vient simplement de la rémunération des services qu'elle rend. Ainsi, elle fait payer la tenue des comptes, les transferts monétaires par chèque ou par virement, etc. J(). Jusqu'à présent, en effet, nous avons supposé que le billet (le certificat) était le moyen de matérialiser la créance d'un 14. Nous rencontrons une fois de plus l'ambiguïté du terme « banque ». Faut-il réserver ce terme à l'entreprise qui assure l'intermédiation financière, à celle qui crée de la monnaie, à celle qui rend des services monétaires, ou à chacune d'entre elles? 15. La proposition de Maurice Allais consistant à « couvrir» la circulation monétaire des hanques commerciales par des réserves à 100 % de la monnaie-banque centrale représente une situation de ce genre (cf. son ouvrage, L'impôt sur le capital et la réforme monétaire, Paris, Éditions Hermann, nouvelle édition, 1988). Mais Maurice Allais ne met pas en cause le monopole de la banque centrale publique et son pouvoir discrétionnaire. Il veut, au contraire, qu'elle puisse récupérer tous les profits dus à la création monétaire (tout en jugeant possible de limiter celle-ci pour éviter les excès inflationnistes). 16. On peut souligner au passage que la réglementation bancaire en vigueur actuellement dans un pays comme la France est particulièrement critiquable: les banques, qui jouent à la fois un rôle de création monétaire et un rôle de prestation de services monétaires, ne rémunèrent pas les dépôts et font, de ce fait, des profits importants, mais elles ne font pas payer une grande partie de leurs services. Cela ne permet pas une organisation optimale des activités bancaires.
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utilisateur de monnaie sur une banque et il en fut effectivement ainsi à l'origine. Mais la technologie monétaire peut toujours progresser. Ainsi, à notre époque, les créances monétaires sont devenues beaucoup plus abstraites (comptes de dépôt) et les chèques ou cartes de crédit sont seulement un moyen de transférer les créances. Si les services de circulation monétaire étaient assurés par des organisations disti~ctes, on pourrait d'ailleurs imaginer que ces entreprises de prestation de services monétaires puissent également être spécialisées dans les activités de compensation, celles-ci concernant la circulation monétaire et non la production de monnaie. Dans la réalité, ce sont les mêmes entreprises qui assurent la production de monnaie et la production de services monétaires. Ceci résulte peut-être en partie des réglementations bancaires qui existent dans tous les pays, mais plus probablement du fait que ces deux types d'activités constituent tout de même des activités « jointes », qu'une même entreprise peut avoir intérêt à exercer simultanément. Supposons donc que toutes les banques d'un cartel monétaire exercent effectivement ces deux types d'activités. Il n'en reste pas moins que différentes banques peuvent très bien ne pas être également efficaces pour la fourniture de services monétaires. Même si la participation au cartel monétaire supprime la différenciation des monnaies, c'est-à-dire la concurrence entre les monnaies, le fait qu'il y ait plusieurs banques dans le cartel signifie qu'il y a concurrence éventuelle entre elles pour d'autres productions. Le cartel se justifierait donc par le fait que les économies d'échelle sont plus grandes dans la définition de la monnaie et la production de la monnaie que dans la circulation et la gestion de la monnaie. Du point de vue de la production de monnaie il vaut mieux substituer une monnaie à une multiplicité de monnaies. Cette monnaie peut être produite par une banque unique ou par un grand nombre de banques coordonnées entre elles selon des procédures que nous avons étudiées. Même si ces deux solutions sont équivalentes du point de vue de la production de monnaie, la solution de cartel est préférable à la solution de producteur unique du point de vue de la fourniture de services monétaires, car elle favorise la concurrence et donc l'efficacité dans les activités de service. En outre, il y a la menace constante du « franc tireur». Si une banque, participant à un cartel monétaire, est plus efficace que les autres pour la production de services monétaires (et, éventuellement, d'autres services), elle peut rejoindre un autre cartel bancaire où elle pourra
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être encore plus efficace en termes relatifs et obtenir une plus grande part de marché, ce qui lui permettra d'accroître son profit. Tout cartel est ainsi soumis à la pression d'une concurrence potentielle interne au système. On peut enfin souligner que la fonction de production de monnaie, généralement exercée par les banques, n'est pas utile, ainsi que nous le montrons au chapitre VI, alors que la fonction de circulation monétaire est essentielle au fonctionnement d'un système monétaire. Il est étrange qu'on considère généralement les banques comme étant essentiellement des producteurs de monnaie et non comme des prestataires de services, en particulier de services de circulation monétaire. Il est grave, par ailleurs, que les réglementations bancaires soient conçues en général de manière telle que les banques fassent des profits en créant de la monnaie et des pertes en offrant des services de circulation monétaire: les réglementations pénalisent les activités utiles des banques et favorisent celles qui ne le sont pas.
CHAPITRE V
La monnaie confisquée
Un tournant décisif dans l'évolution d'un système monétaire se produit lorsque la puissance publique intervient. Nous avons déjà eu l'occasion d'évoquer ces interventions dans les chapitres précédents, mais nous nous sommes efforcé d'en parler le moins possible, afin de mieux mettre en relief les caractéristiques « naturelles» des systèmes bancaires. Et si nous avons retardé jusqu'au présent chapitre l'introduction explicite de l'État, cela ne signifie évidemment pas que son intrusion ait été tardive dans l'histoire monétaire réelle. En fait, c'est presque constamment que le pouvoir politique a cherché à imposer sa présence, dans tous les systèmes monétaires et financiers et à toute époque. L'intervention des hommes de l'État dans le système monétaire peut évidemment prendre des formes très variées. Il arrive ainsi que le système soit tout simplement étatisé, mais l'intervention commence généralement par l'attribution d"un privilège particulier à l'une des institutions du système - ce qui revient à interdire certaines activités aux autres entreprises - ou par la réglementation de l'ensemble du système, que les hommes de l'État contrôlent donc., mais qu'ils peuvent aussi protéger contre la concurrence d'autres cartels monétaires et d'autres entreprises. L"existence de privilèges et de réglementations, résultant du fait que les hommes de l'État bénéficient de l'exercice monopolistique de la contrainte organisée., a des conséquences considérables pour le fonctionnement
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des systèmes bancaires, quel que soit le caractère, public ou privé, des propriétaires des établissements bancaires. C'est par ces contraintes imposées à l'évolution spontanée des systèmes monétaires et financiers que sont apparues les caractéristiques des systèmes monétaires modernes. Comme nous avons eu l'occasion de le souligner par ailleurs 1, ces systèmes sont hiérarchiques - du fait des privilèges donnés à une banque particulière située au-dessus des autres -, publics - du fait de l'intervention étatique qui crée des privilèges et instaure des réglementations et nationaux - par suite de la protection étatique destinée à défendre le privilège particulier d'une banque et l'ensemble du cartel monétaire contre toute concurrence, en particulier étrangère. Dans le présent chapitre nous étudierons essentiellement l'apparition des privilèges, remettant à un chapitre ultérieur (chapitre VIII) l'étude de la réglementation bancaire.
1. L'apparition des privilèges En accordant un privilège, les hommes de l'État, détenteurs du monopole légal de la contrainte publique, donnent à une entreprise bancaire le droit exclusif de remplir au moins l'une des fonctions inhérentes à la production et à la circulation de la monnaie. En d'autres termes, les autres banques sont dépouillées de leur droit naturel d'agir librement, donc de jouir intégralement de leurs droits de propriété sur leurs activités. Ce privilège peut affecter des fonctions fondamentales du système de production et de circulation de la monnaie (par exemple la fourniture de la garantie de convertibilité) ou des fonctions accessoires (par exemple le droit d'émettre une forme particulière de monnaie, le droit de saisir ses débiteurs et créanciers ou le droit de déterminer les conditions proposées aux clients). En voici deux exemples, au demeurant proches de ceux que l'histoire nous apporte:
1) Dans tous les systèmes monétaires modernes - sauf, dans une certaine mesure, celui de Hong-kong - une institution, la 1. En particulier dans notre ouvrage, L'unité monétaire européenne: au profit de qui?, Bruxelles, Institutum Europaeum, Paris, Economica, 1980; ou dans l'ouvrage sous notre direction, Currency Competition and Monetary Union, La Haye, Martinus Nijhoff, 1984.
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banque centrale, bénéficie du privilège d'émettre des billets dans un espace national donné. Cette situation est devenue tellement habituelle qu"on pense rarement à la mettre en cause. Et pourtant! Quelle peut bien être la justification profonde de l'interdiction faite à toutes les banques, sauf une, d'émettre des billets? Certes, dans tout système monétaire des instruments de régulation monétaire sont nécessaires pour éviter un excès de création monétaire. Or, ainsi que nous le verrons (au chapitre VIII), cette spécialisation des tâches, c'est-à-dire l'émission de billets par la seule banque centrale, permet d'instaurer certains mécanismes de régulation monétaire. Mais cela ne justifie pas pour autant le monopole en question, puisque d'autres- procédures de régulation peuvent facilement être mises en place. En réalité, c'est parce que les banques centrales ont partout monopolisé l'émission de billets qu'elles peuvent utiliser cette fonction pour conduire la politique monétaire. Mais les besoins de régulation n'imposaient en rien l'apparition de ce privilège. En fait, la forme concrète prise par les créances monétaires billets ou dépôts, par exemple - est de peu d'importance par rapport au problème essentiel de la nature de la monnaie. Dans un système de monnaie abstraite (c'est-à-dire de monnaie non matérialisée sous la forme d'une marchandise, telle que l'or ou l'argent), ce qui constitue la monnaie c'est le fait qu'il existe une créance d'un agent non bancaire sur une banque 2. Mais la forme précise par laquelle cette créance ou le transfert de cette créance se matérialise importe peu. Le chèque ou le billet ne sont pas la monnaie, ils sont des moyens de constater et de transférer l'existence de créances sur une banque. Il est donc incompréhensible que l'on puisse interdire à une banque de matérialiser une créance monétaire sous une forme plutôt que sous une autre ou à son client de choisir la forme de la monnaie qu'il préfère. Pourtant cette interdiction existe et elle n'est pas sans conséquences importantes (voir chapitres VI et VIII). Il ne faut d'ailleurs pas oublier qu'à l'origine le billet était le moyen le plus commode que l'on ait trouvé, à une certaine étape de l'évolution de la technologie bancaire, pour constater l'existence d'une créance monétaire et pour la faire circuler. Et jusqu'à une époque relativement récente, on a rencontré des cas nombreux de
2. La masse monétaire se définit d'ailleurs comme l'ensemble des créances monétaires détenues par les agents non bancaires sur les agents bancaires, ce à quoi il faut ajouter le montant des pièces de monnaie qui ne constituent pas des créances.
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production de billets par des banques autres que la banque centrale (celles qu'on a coutume d'appeler des « banques commerciales »). Mais à peu près partout les banques centrales ont obtenu le privilège d'émission des billets par suite d'une décision discrétionnaire de l'autorité publique. C'est ainsi que, jusqu'en 1803., la Banque de France était une banque comme les autres. Elle a alors obtenu le privilège de l'émission des billets, qui lui a été accordé par Napoléon Bonaparte. Or, il n'est peut-être pas sans intérêt de savoir que celuici était actionnaire de ladite banque 3. Il avait très probablement compris une leçon bien simple., à savoir que tout privilège est source de profit. Mais un privilège ne peut être donné que si l'on a recours à la procédure de la contrainte et non à la procédure de l'échange 4. Comme nous l"avons déjà vu, la concurrence se définit par la liberté d'entrer sur un marché. L'attribution d'un privilège représente une interdiction d'exercer une activité pour ceux qui n'en bénéficient pas, c'est-à-dire une limitation de la liberté d'entrer sur un marché. Les situations non concurrentielles naissent ainsi nécessairement d"une intervention étatique. Cette décision étatique concernant les billets n'était que le premier acte d'une longue et sinistre pièce, qui devait se dérouler tout au long du XIXe et du xxe siècle, pour aboutir aux errements et aux catastrophes que nous connaissons: des taux d'inflation considérables et même des « hyper-inflations», l'instabilité économique et la crise de l"endettement (voir chapitre VII). Dès lors., l"évolution du système monétaire - par exemple celui de la France - basculait. De l"ordre de l'échange libre on passait au désordre de la contrainte et du privilège. D"une histoire de sophistication progressive de la production de monnaie., susceptible de mieux répondre aux besoins des utilisateurs de monnaie., on passait à une évolution linéaire visant essentiellement à renforcer les pouvoirs de gestion discrétionnaires et arbitraires des hommes de l"État. C"est alors 3. Cette information est donnée par Philippe Nataf dans sa thèse, An Inquiry Into the Free Bankin.lJ Movement in Nineteenth Century France, With Particular Emphasis on Charles Coquelin's Writin.lJs, San Diego, University William Lyons, 1987. 4. Assez curieusement, d'ailleurs, il arrive que les autorités publiques découragent l'usage relatif des billets par rapport aux chèques. C"est le cas en France., en particulier., du fait de l'interdiction de principe du règlement des transactions en billets au-delà d'un certain montant ou du fait que l'usage des chèques est gratuit, alors que les services bancaires correspondant à l'utilisation de chèques plutôt que de billets devraient être rémunérés. Mais sans doute la préoccupation des administrations fiscales, désireuses de mieux connaître revenus et transactions grâce aux chèques, a-t-elle prévalu sur le souci que pouvaient avoir les hommes de la banque centrale., à savoir de vendre, en quantités aussi grandes que possible., la monnaie dont ils avaient le monopole de production.
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qu'apparaissent les trois traits caractéristiques des systèmes monétaires modernes que nous avons déjà soulignés, à savoir qu'ils sont hiérarchiques, publics et nationaux. L'espace institutionnel sur lequel les hommes de l'État ont juridiction devient un espace monétaire obligatoire dans lequel les « autorités monétaires» disposent d'un pouvoir de décision monopolistique sur la création monétaire. Le monopole donné à une banque - la banque centrale - pour la production d'une forme particulière de monnaie - les billets de banque - aboutit nécessairement à lui concéder un pouvoir de décision particulier puisqu'elle devient la seule banque susceptible d'assurer la convertibilité des autres formes de monnaie par rapport aux billets. Elle peut donc imposer des conditions particulières aux autres banques pour accéder à la convertibilité. Or, il existe une demande spécifique pour la forme de monnaie constituée par les billets, ce qui signifie que le besoin de convertibilité existe nécessairement. Du point de vue de l'utilisateur, il n'est pas totalement indifférent de détenir un franc sous forme d'un billet ou un franc sous forme d'un dépôt bancaire mobilisable par chèque. Tout utilisateur de monnaie désire détenir une certaine fraction de ses encaisses monétaires sous forme de billets, compte tenu des avantages spécifiques qu'ils offrent. Et chacun d'entre nous n'a qu'à se référer à son expérience concrète pour comprendre la juxtaposition de formes monétaires différentes. Il est donc indispensable de passer par le producteur unique de cette forme de monnaie spécifique que constituent les billets. La banque centrale dispose par conséquent d'une clientèle captive. Il en résulte évidemment qu'elle est moins incitée à limiter la création monétaire. Par ailleurs, elle est en situation d'imposer ses conditions pour délivrer ce bien monopolisé que sont les billets. Elle le fait, par exemple, en échangeant les billets contre des créances sur elle-même détenues par les banques de second rang. Les créances sur la banque centrale - appelées réserves des banques commerciales - sont obtenues contre remise de créances sur d'autres agents économiques. Mais comme les premières ne sont généralement pas rémunérées, contrairement aux secondes, la banque centrale tire un profit non négligeable de cette différence de rendement.
2) Le privilège accordé à une banque par l'État peut consister à disposer du monopole de la compensation. Nous avons vu, en
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effet, que le bon fonctionnement d'un système de convertibilité implique qu'une organisation soit chargée d'assurer la comptabilité des créances et dettes réciproques entre les banques du système et le règlement des soldes, par exemple sur une base quotidienne. Compte tenu de la complémentarité des fonctions (garantie de convertibilité, surveillance, compensation, etc.), à partir du moment où une banque a obtenu un privilège pour l'une d'entre elles, elle a naturellement tendance à monopoliser les autres. Bien plus, cette monopolisation progressive paraît « naturelle»: on ne pense plus à mettre en cause le privilège initial, mais on admet son extension. C'est ainsi que les banques centrales modernes sont apparues. L'organisation monétaire de notre époque ne correspond donc pas à la vision exposée au chapitre IV, dans laquelle des organismes variés exercent les différentes fonctions monétaires de manière simultanée ou séparée. On retrouve à peu près partout un mode unique d'organisation, dans lequel pratiquement toutes les fonctions sont monopolisées par un même organisme sur chaque espace national. Il y a donc un fantastique appauvrissement des expériences possibles et de l'efficacité du système de production et, surtout, de circulation monétaire. Ce système repose en effet sur des processus complexes et l'innovation devrait donc y jouer un rôle important. Or, dans le monde actuel, à chaque pays - ou presque - correspond un système monétaire dans lequel une même institution -la banque centrale - assume, entre autres, les fonctions de garantie de convertibilité, de compensation interne au système, de surveillance, de compensation entre systèmes monétaires différents et même souvent de prise de risque de change. Il en est évidemment ainsi parce que les systèmes monétaires modernes sont des systèmes hiérarchiques, publics et nationaux: un pays, une réglementation monétaire, une banque centrale. On peut se demander pourquoi on en est arrivé là. La monopolisation progressive des différentes fonctions d'organisation monétaire a pu évidemment résulter du fait qu'elles étaient source de profits, comme nous l'avons vu à propos du privilège d'émission des billets, et du fait que la complémentarité éventuelle des fonctions a conduit à une extension « naturelle» du monopole. Mais un autre phénomène, sur lequel il serait bon que les historiens de l'économie puissent se pencher, a probablement joué, à l'instar de ce qui s'est
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passé dans d->autres domaines 5. Ceux qui-> les premiers-> développent une activité-> qu->il s->agisse de producteurs privés ou publics-> demandent à bénéficier d->une protection absolue-> sous un prétexte ou un autre (sécurité-> coûts décroissants-> etc.). Ils font alors valoir la nécessité de leur donner progressivement le monopole des différentes fonctions à remplir dans le processus de production à cause des complémentarités qui existent entre elles. Or-> les hommes de l->État n->ontjamais compris (ou n->ontjamais eu intérêt à comprendre) que les procédures d->échange constituaient le moyen le plus efficace de faire apparaître ces complémentarités et de les utiliser au mieux: ainsi-> un organisme de surveillance bancaire pourrait très bien acheter des informations à un organisme de compensation sans qu->il y ait confusion entre les deux organismes. Une telle organisation pourrait être préférable à l->organisation actuelle, car rien ne prouve a priori que l->échelle de production optimale soit la même pour toutes les fonctions de type monétaire. Mais la mentalité naturellement « constructiviste» des hommes de l->État - renforcée par leurs instruments de pouvoir - leur a fait préférer des solutions centralisatrices et unificatrices. Un autre phénomène a dû jouer et joue effectivement souvent pour expliquer l->intervention de l->État dans de nombreux domaines. Compte tenu des incertitudes qui affectent nécessairement les activités humaines-> il arrive forcément que certaines d->entre elles ne fonctionnent pas aussi bien qu->on pouvait l->espérer: ainsi-> une entreprise ou une banque peuvent faire faillite-> ce qui nuit à leurs clients et créanciers. Ceux-ci ont alors tendance à se retourner vers les hommes de l->État pour demander leur protection. En effet-> par rapport à un système d->assurance-> le recours à l->État présente un avantage pour les bénéficiaires: ils n->ont pas de primes d->assurance à payer et les hommes de l->État les dédommagent en prenant des ressources sur les autres de manière forcée. C->est ce qui se passe, par exemple-> lorsque les hommes de l->État empêchent une banque de faire faillite en lui accordant des ressources à des conditions particulières. Il faut bien que quelqu->un en supporte le coût-> quelque part dans le circuit économique, par exemple ceux qui ne peuvent 5. Ce fut le cas, par exemple, dans le domaine des télécommunications, ainsi que l'explique Henri Lepage dans le rapport établi par Henri Lepage et Pascal Salin pour le ministère des Postes et Télécommunications, cc L'approche libérale des télécommunications )), Paris, 1987. Voir aussi Henri Lepage, La « nouvelle économie)} industrielle, Paris, Hachette, collection cc Pluriel )), 1989.
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plus avoir recours à ces ressources, même en payant plus cher, car elles ne sont plus disponibles pour d'autres usages. Le prétexte de la sécurité des clients des banques est fréquemment invoqué par les hommes de l'État pour justifier leurs interventions. C'est ainsi qu'est né le concept d'une banque centrale « prêteur en dernier ressort» qui accorde des ressources aux banques en difficulté. Certes, le bon fonctionnement d'un système monétaire repose sur la confiance. Mais celle-ci est artificielle lorsqu'elle ne dépend plus de la responsabilité de chacun des membres: en donnant à chaque banque du système une garantie presque totale qu'elle évitera la faillite, quelles que soient ses activités et quels que soient les risques pris, on l'incite évidemment à se lancer dans une création excessive de monnaie et de crédits. Si toutes les banques du système font de même, c'est alors la crédibilité et la survie du système qui risquent d'être mises en jeu. On pourrait alors revenir à la sagesse, mais, dans des systèmes publics, on préfère généra1ement pratiquer la « fuite en avant», c'est-à-dire suspendre ou modifier les garanties de convertibilité et empêcher la concurrence de systèmes mieux gérés. Ainsi, sous prétexte de protéger quelques clients de risques qui sont pourtant inhérents à toute activité, les hommes de l'État finissent par instaurer un système nuisible à tous, comme l'atteste à l'évidence le fonctionnement des systèmes monétaires au XX siècle: le siècle de l'interventionnisme dans le domaine monétaire est en même temps celui où la monnaie a été le plus mal gérée dans toute l'histoire de l'humanité! Peut-on imaginer plus grand risque pour les citoyens? Nous avons évoqué ci-dessus deux exemples possibles de privilèges accordés à une banque qui devient, par là même, une banque centrale. D'autres privilèges sont concevables et ont probablement été imposés à un moment ou à un autre de l'histoire au profit de telle ou telle banque centrale. On rencontre probablement partout la même tendance des monopoles à se renforcer, un privilège en appelant un autre. Cette concentration des pouvoirs conduit nécessairement à l'appropriation de la « marque» de la monnaie par la banque à privilèges. De même qu'il existe des Peugeot, des Volvo ou des Ford, il existe différentes « marques» de monnaie, par exemple le franc, le dollar ou le mark. Or, nous avons vu précédemment que, du fait de l'existence de coûts décroissants, un petit nombre de « marques» de monnaie seulement pouvaient coexister dans le monde. Mais cela n'implique pas pour autant qu'il existe un petit P
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nombre de banques et nous avons vu que différents types d'organisation monétaire étaient possibles. La « marque )) a une valeur habituellement reconnue sur les marchés, et c'est pourquoi elle fait l'objet d'appropriations précises. Dans le cas des monnaies, la marque peut appartenir à l'ensemble des banques du cartel qui constitue un système monétaire, lorsque celui-ci est de type symétrique. Si une nouvelle banque veut entrer dans le cartel et produire une monnaie parfaitement substituable aux autres, cela implique en particulier qu'elle puisse utiliser la même marque. Elle doit pour cela obtenir l'autorisation des autres banques d'utiliser la marque de monnaie en question" et elle a intérêt à ce qu'elles reconnaissent sa monnaie comme équivalente des leurs. Elle doit donc suivre la politique générale de production du cartel (politique de régulation, contrôle mutuel, compensation, etc.). Et l'on peut même imaginer que les banques d'un cartel produisant une monnaie particulièrement appréciée fassent payer le « droit d'entrée )) dans le cartel. On retrouverait de ce point de vue, dans un système de banques libres, ce qui peut se passer, par exemple, dans un système de franchise dans le domaine des services (où le droit d'entrée est parfois déguisé sous la forme d'obligations imposées au franchisé). Nous savons par ailleurs, qu'un système de banques libres peut être de type hiérarchique, une banque étant la seule du système à remplir certaines fonctions. Elle peut, par exemple, être formellement propriétaire de la « marque )) de monnaie dont elle a inventé les caractéristiques ou qu'elle a rachetée à une autre entreprise moins apte à bien faire fructifier son marché potentiel. Elle vend alors aux autres banques du cartel, provisoirement ou définitivement, l'autorisation d'utiliser sa marque de monnaie. Elle peut être conduite, en contrepartie, à contrôler la politique d'émission monétaire de l'ensemble du cartel pour éviter le mauvais usage de la marque. On a dans ce cas un système hiérarchique où la banque de premier rang ou banque centrale n'est pas une banque à privilèges, mais une banque à droit de propriété. Il se peut cependant que la reconnaissance de la marque - et, par conséquent, l'interdiction pour les autres de l'utiliser sans l'accord du propriétaire - ne soit pas nécessaire. Supposons en effet qu'une banque -la banque Truc - vende des certificats d'or appelés « trucs )). Existe-t-il une raison quelconque d'interdire à d'autres banques de vendre des certificats convertibles en trucs et portant
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ce même nom? Pour garantir cette convertibilité elles doivent détenir de la monnaie émise par la banque Truc (ou de l'or) et on peut donc considérer que la convertibilité est l'affaire de chaque banque en particulier. Par ailleurs, tout le monde gagne à l'extension de l'aire de circulation des « trucs». Il existe cependant un risque qu'une banque de ce système décentralisé soit mal gérée et son incapacité à honorer ses prom,esses de convertibilité peut accroître la méfiance des détenteurs de monnaie à l'égard des « trucs », quelle que soit la banque émettrice. Autrement dit, la raison pour laquelle apparaît un système monétaire, fondé sur un ensemble de garanties de convertibilité mutuelles, tient au fait que les créances monétaires émises par toutes les hanq,ues du système deviennent ainsi parfaitement substituahles. Si n'importe quelle banque peut décider de rendre sa monnaie convertible en une autre, dont elle utilise alors le nom, les utilisateurs de monnaie ne peuvent pas se contenter d"une information sur la qualité de la monnaie émise par l'ensemble du système monétaire., mais ils doivent s'infocmer sur la crédibilité de chaque banque particulière: au lieu de détenir des « trucs »., émis de manière indistincte par les banques Truc, Machin et Chose, ils ont à choisir entre le « truc» de la banque Truc, celui de la banque Machin., celui de la banque Chose. Par contre., dans un système où le droit de propriété sur la marque - celui de la banque Truc sur le « truc» - est reconnu et protégé, on sait que toutes les banques du système émettent des monnaies parfaitement substituables car les politiques d'émission sont coordonnées par le propriétaire de la marque. Dans les systèmes monétaires que nous connaissons., les choses sont inversées: ce que l'on appelle la « banque centrale» est d'abord une banque à privilèges de monopole., dont les fonctions particulières sont précisément fondées sur ces privilèges et non sur son aptitude à créer une marque de monnaie de qualité. Sa prééminence lui permet de s'approprier implicitement la marque de la monnaie., bien que., ainsi que nous le verrons ultérieurement., cette appropriation soit incomplète et ceci d'une manière tout à fait fâcheuse pour le bon fonctionnement des systèmes monétaires. Les droits de propriété, sur les choses immatérielles - une marque par exemple aussi bien que sur les choses matérielles existent toujours. Mais ils sont plus ou moins bien définis., plus ou moins bien défendus. Ce pourrait être l'un des rôles de l'État que de définir et défendre ces
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droits de propriété (). Or, on constate qu'à notre époque l'interventionnisme étatique aboutit au contraire à rendre les droits de propriété flous et donc à désorganiser le fonctionnement des sociétés. C'est le cas pour la monnaie. Ainsi, il est implicitement admis que la Banque de France émet des francs et est « propriétaire» de la marque « franc » (qu'elle n'a d'ailleurs ni inventée ni achetée). Elle autorise d'autres banques - en fait celles qui sont sur le territoire qui lui a été concédé par l'autorité publique - à utiliser cette même marque ou, plus précisément, elle leur interdit d'utiliser d'autres marques! Le prix à payer pour cette autorisation n'est pas explicite, mais c'est ainsi, cependant, qu'est fondé le rôle prééminent de la banque centrale, comme centre de décision ultime pour la politique monétaire de l'ensemble du cartel émetteur du franc. L'idée selon laquelle la Banque de France s'est approprié la marque « franc», le Fed la marque « dollar», la Banque d"Angleterre la marque « sterling» peut paraître excessive. Il faut pourtant se souvenir que toutes ces banques - et bien d'autres - bénéficient du privilège d'émission des billets. Et c'est précisément la convertibilité des dépôts auprès des banques commerciales en billets de la banque centrale qui assure l'existence de chacun des cartels monétaires produisant ces différentes marques de monnaie. Autrement dit, le billet représente le signe monétaire ultime dans lequel tous les autres signes monétaires sont échangeables: les « francs CIC » ne sont pas « directement » échangeables en « francs Société Générale», même s'il existe des mécanismes de compensation entre eux. Mais ces mécanismes eux-mêmes ne peuvent exister et les francs CIC ne peuvent être acceptés par le public comme équivalant exactement aux francs Société Générale que dans la mesure où les uns et les autres sont échangeables en « francs Banque de France».
6. Des travaux en cours, menés en particulier par Henri Lepage et Bertrand Lemennicier, tendent à montrer qu'il n'est pas nécessaire d'avoir une protection publique des droits sur la propriété intellectuelle et que le meilleur moyen de les défendre est de nature contractuelle (voir l'ouvrage d'Henri Lepage cité ci-dessus). Ceci s'applique probablement à tous les domaines, en particulier le domaine monétaire. Nous avons en tout cas indiqué ci-dessus pourquoi une définition des droits de propriété sur les marques de monnaie nous paraissait utile.
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2. L'étatisation des banques centrales
Les banques centrales des grands pays actuels ont généralement été initialement des banques privées à privilèges, c'est-à-dire des banques privées auxquelles les hommes de l'Êtat ont donné progressivement le monopole d'un nombre croissant d'activités. Un jour est alors venu où l'opinion publique - et ses représentants ont eu le sentiment que ces institutions étaient trop puissantes et qu'elles ne pouvaient donc pas rester entre des mains privées. Mais au lieu de suggérer, ce qui aurait été la seule solution normale, de les priver de leurs privilèges exorbitants pour revenir à la concur~ rence par la destruction du monopole, on a préféré renforcer le monopole en le rendant public. Dans de tels cas, la nationalisation est facile, car elle est favorablement perçue dans l'opinion. On pourra aisément trouver toutes sortes d'arguments pour justifier cette nationalisation et les économistes professionnels s'en font facilement les complices par l'émission de « pseudo-théories». Tel est le cas, en particulier, de l'argument traditionnel du « monopole naturel» : on a fabriqué un monopole, on prétend ensuite qu'il est « naturel», en évoquant à ce sujet les notions que nous avons déjà rencontrées, à savoir les « économies d'échelle» et les complémentarités entre activités. On souligne alors les dangers du monopole, que la théorie traditionnelle décrit sous la forme d'un « super-profit». Mais on oublie de se demander comment il peut se faire qu'il soit optimal d'avoir une zone monétaire de la taille de la Zambie dans un cas, ou de la taille des États-Unis dans un autre. On oublie de constater que, sous prétexte d'empêcher les banques de faire des « super-profits », les systèmes monétaires modernes publics sont la source de l'une des plus formidables spoliations de l'histoire, sous la forme d'impôts d'inflation... Nous trouvons là en fait l'illustration d'une proposition toute simple: oui, le monopole est susceptible de faire des « superprofits », c'est-à-dire des profits indépendants de son utilité pour les clients, mais il ne peut y avoir de monopole que public car le monopole est l'interdiction même d'entrer sur un marché. Seul le retour à la liberté bancaire permettrait de découvrir et d'obtenir des zones monétaires optimales tout en faisant cesser la spoliation
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dont les citoyens sont victimes dans tous les pays du monde à des titres divers. Certes, la nationalisation de la banque centrale ne prend pas toujours les mêmes formes. Le plus souvent elle constitue une entreprise publique, mais elle peut être une entreprise mixte, comme en Suisse et en Belgique, où le gouvernement garde le droit de nommer le gouverneur. Dans tous les cas, d'entreprise privée plus ou moins soumise aux lois du marché, la banque centrale devient peu à peu une institution participant au mode de fonctionnement de la sphère publique. Bien sûr, selon les pays, la banque centrale dispose d'un monopole sur un nombre plus ou moins grand de fonctions et les hommes chargés de la diriger peuvent, par ailleurs, être plus ou moins indépendants du pouvoir politique proprement dit. On attache généralement beaucoup d'importance à la question de l'indépendance de la banque centrale et nombreux sont les hommes politiques pour lesquels la seule réforme monétaire souhaitable consisterait à rendre la banque centrale plus indépendante du pouvoir polîtique. Or cette discussion sur l'indépendance de la banque centrale a quelque chose de dérisoire par rapport à l'immensité des problèmes en cause, ceux qui concernent la conception même des systèmes monétaires et l'existence de privilèges d'origine publique. Ce qui est important en effet ce n'est pas essentiellement que la banque centrale soit indépendante ou non du pouvoir politique, mais qu'il existe une banque centrale et qu'elle bénéficie de privilèges d'origine politique. Le fait qu'une entreprise soit seule productrice d'un bien à un moment donné, c'est-à-dire - pour utiliser le langage traditionnelqu'elle ait une « position monopolistique» n'est pas mauvais par lui-même, si elle ne bénéficie pas de privilèges institutionnels et si sa position résulte seulement du talent de ses propriétaires et de ses dirigeants. Dans ce cas, sa prééminence ne peut nécessairement être que précaire. Ce sont les privilèges qui sont mauvais et c'est eux qui permettent à un monopole de persister indéfiniment, quelle que soit son utilité pour les consommateurs. C'est bien le cas avec les banques centrales de notre époque. Le raisonnement traditionnel que l'on applique aux systèmes monétaires se rencontre malheureusement dans bien des domaines d'activité, par exemple celui des télécommunications ou celui des transports. Comme nous l'avons vu dans le cas des banques, les hommes de l'État donnent des privilèges à une firme, on constate alors qu'il y a un monopole et
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on déclare que ce monopole est un « monopole naturel »., comme si la production dans ce secteur ne pouvait pas être organisée sur un autre modèle. Un monopole., a-t-on appris dans la théorie traditionnelle., est nécessairement mauvais., parce qu"il exploite les consommateurs en leur imposant un prix plus élevé que le prix qui prévaudrait si la concurrence pouvait exister (ce qu"on appelle « un prix égal au coût marginal »). Il faudrait donc nationaliser le monopole pour le forcer à se comporter comme si la concurrence existait., de manière à maximiser la satisfaction des consommateurs (les utilisateurs de monnaie). Cette prétention apparaît dérisoire quand on connaît la théorie et l"histoire. En fait., c"est bel et bien grâce à ces prétextes que les consommateurs vont être exploités. Par quels moyens? Les banques vont faire payer plus cher les services rendus par la monnaie ou - ce qui revient au même - vont diminuer la qualité de la monnaie. Au cours des étapes précédentes., en effet., nous avons vu que la monnaie se définit comme un pouvoir d"achat en attente. Bien sûr il est apparu commode d"exprimer la garantie de pouvoir d'achat non pas sous forme d"un panier de marchandises - qui., au demeurant., devrait être différent pour chaque utilisateur de monnaie (voir chapitre II) - mais sous forme d"une marchandise particulière., par exemple l"or ou l"argent. Certes., les prix relatifs entre l'or ou l"argent., d"une part., et les autres marchandises que l"on peut obtenir par l"intermédiaire de la monnaie varient dans le temps. Mais ces variations sont suffisamment lentes dans des conditions normales pour que les individus puissent ajuster leurs niveaux d"encaisses sans grands risques de perte de pouvoir d'achat. Nous avons également vu dans le chapitre précédent comment., dans un système de banques libres, les banques recherchaient un montant optimum de leurs réserves en or de manière à pouvoir garantir la convertibilité effective des créances monétaires émises en termes d"or. La garantie de convertibilité à prix fixe en termes d"un pouvoir d"achat spécifique constitue le mécanisme régulateur fondamental de tout système monétaire. C"est cette discipline même qu"un système dont le centre de décision est public peut superbement ignorer., comme l'illustre à l"envi l"histoire monétaire du XX(' siècle. Nous retrouvons dans le domaine monétaire des principes fondamentaux de la théorie des marchés. La vertu de la concurrence est d'inciter les producteurs à rechercher continuellement ce qui
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est le plus utile aux consommateurs. Cette discipline disparaît dès lors que certaines entreprises bénéficient de privilèges et de marchés protégés. La nécessité de fournir une garantie de pouvoir d"achat à leurs « certificats d"or » est une formidable contrainte qui s"impose aux banques d"un système libre et qui les oblige à produire en fonction des besoins des consommateurs-utilisateurs de monnaie. Nous savons bien" en effet" qu"une banque aurait toujours intérêt à produire un montant aussi important que possible de certificats d"or, puisqu"elle perçoit en contrepartie un pouvoir d"achat réel et que le prix de revient de la monnaie est pratiquement nul. Et c'est d'ailleurs pourquoi un système monétaire libre doit être conçu de manière à empêcher l"un quelconque de ses membres de prendre une part croissante du marché en s"en remettant aux autres pour garantir la convertibilité en termes de pouvoir d"achat. Dans un système où le centre de décision est public" la contrainte de convertibilité - par exemple en termes d"or - existe aussi longtemps que les hommes de l"État n'ont pas décidé de la violer... Mais la caractéristique d"un système public est précisément qu"il peut être mis au-dessus du Droit et en particulier au-dessus du droit des contrats. Le contrat" expression de l'échange de volontés libres" est le fondement de l"ordre social 7. A partir du moment où l"on passe d"un système contractuel à un système discrétionnaire" on passe de l"ordre d"une société libre au désordre d"une société étatique. C"est ce qui se passe dans le domaine monétaire. Seul un système contrôlé par les hommes de l'État - ce qui n"implique pas" rappelons-le" que toutes les banques du système soient publiques - peut violer le droit des contrats: la promesse donnée par les banques du système de convertir à n'importe quel moment l"unité monétaire qu"elles ont émise contre une certaine quantité d"or n"est plus considérée comme une obligation absolue de leur part. Ainsi" dans les systèmes monétaires modernes" même lorsqu"on prétend qu"il s"agit d"un système d"étalon-or" les banques n"accordent plus de garantie de convertibilité en or. Seule la banque centrale 7. Il ne nous a pas paru nécessaire, dans le cadre du présent ouvrage, de discuter en détail les raisons pour lesquelles une société reposant sur l'échange libre de volontés - le contrat - permet de réaliser l'ordre social. On pourra se reporter, en particulier, aux travaux de Ludwig von Mises (Human Action, Yale University Press, 1949; traduction française par Raoul Audouin, L'action humaine, Paris, Presses Universitaires de France, 1985) ou à ceux de Friedrich Hayek, par exemple The Constitution of Liberty, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1960; ou Law Le.lJislation, and Liberty, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1973; traduction française par Raoul Audouin, Droit, législation et liberté, vol. 1, Règles et ordre, Paris, Presses Universitaires de France, 1980.
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donne éventuellement une telle garantie et les autres banques du système « bénéficient)) d'une garantie de convertibilité donnée à leurs monnaies par la banque centrale contre sa propre monnaie. Les créances monétaires des banques sont donc indirectement convertibles en or, par l'intermédiaire de la monnaie de la banque centrale (billets et « réserves ))). Mais on peut remarquer au passage à quel point un tel mécanisme atténue la responsabilité des banques: elles n'ont plus à maintenir une garantie quelconque, soit en or, soit en termes d'une monnaie elle-même convertible en or. Toute la procédure de la convertibilité est entre les mains de la banque centrale qui contrôle par ailleurs les banques. A un système bancaire décentralisé et fondé sur la responsabilité, on a substitué un système centralisé et de type autoritaire. Or, il arrive que la banque centrale, qui avait promis d'échanger sans limites chaque « certificat d'or )) - libellé par exemple en francs - contre une quantité d'or bien précise, annonce brutalement qu'elle modifie le prix auquel elle accepte la convertibilité. C'est ce qu'on appelle une dévaluation. Celui qui avait acheté un franc contre un gramme d'or, pensant qu'il pourrait toujours obtenir un gramme d'or contre un franc, apprend un jour que la banque centrale ne lui donnera qu'un demi-gramme d'or contre un franc. C'est la négation même de la loi du contrat, c'est le mépris de la parole donnée. Il n'est donc pas excessif de dire que toute dévaluation est immorale. Une telle spoliation ne pourrait évidemment pas apparaître dans un système de banques libres. Imaginons en effet qu'une banque ou l'ensemble des banques d'un cartel monétaire modifient brutalement le prix auquel la convertibilité est assurée (entre les certificats qu'elles ont émis et une ou plusieurs marchandises). Si l'on se trouve dans une société de droit, ceux qui auront ainsi manqué à leurs promesses seront évidemment traduits devant les tribunaux et condamnés. Et même s'il existe une situation de relatif vide juridique ou de faiblesse dans l'imposition des sanctions, il reste la sanction du marché: aussi longtemps que la concurrence entre hanques et systèmes monétaires existe, c'est-à-dire tant que les utilisateurs de monnaie ont la possibilité d'exercer leur liberté de choix, ils délaisseront les producteurs de monnaie qui auront failli à leurs promesses pour s'adresser à des producteurs plus honnêtes. Il n'est donc pas de l'intérêt des producteurs de monnaie de rompre unilatéralement les contrats qui les lient à leurs clients.
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Par contre., a-t-onjamais vu sanctionner le gouverneur d"une banque centrale ou le ministre des finances responsables d"une dévaluation? C"est pourquoi la critique des systèmes monétaires de notre époque peut aller beaucoup plus loin que les critiques habituellement exprimées. Celles-ci consistent en effet toujours à considérer les résultats de la gestion monétaire., par exemple en termes d"inflation., ce qui est acceptable., mais aussi en termes d"emploi ou de croissance., ce qui l"est moins. Or., ce que l"on doit d"abord déplorer dans le fonctionnement des systèmes monétaires modernes., c"est le fait qu"ils privent les citoyens - et ce pour l"usage d"un bien particulièrement important pour eux., la monnaie - de leur mode d"action normal dans une société civilisée., à savoir le contrat., le recours au juge pour le faire respecter et., a fortiori., le droit d"abandonner un fournisseur malhonnête. L"inflation., produit indéniable de la nationalisation progressive des systèmes monétaires au xx(> siècle., n"est que la conséquence de ce vice profond: quand aucun engagement n"est pris par les parties concernées., le producteur et l"utilisateur., n"importe quoi peut arriver., y compris ces taux fabuleux d"inflation., de l"ordre de 100 % ou 1 000 % par an., qui ne sont pourtant pas si rares à notre époque.
3. L'abandon de la convertibilité à taux fixe
A partir du moment où le pouvoIr monétaire appartient à la puissance publique au sein du cartel que constitue tout système monétaire., le risque existe donc que la règle de convertibilité à taux fixe ne soit plus respectée., bien qu'elle constitue le fondement même et l'origine des systèmes monétaires. Désormais., et contrairement aux engagements pris., le prix auquel les « certificats d"or» s'échangent contre l"or peut varier de manière discrétionnaire. Un pas supplémentaire peut alors être franchi de manière à mettre le droit - ou plutôt l"absence de droit - en accord avec les faits: on supprime l"engagement de convertibilité à taux fixe contre l"or (ou toute autre marchandise). Désormais., la monnaie se définit seulement comme ce qui est produit par la banque centrale et les banques soumises à sa juridiction. Aux utilisateurs de monnaie de
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constater a posteriori la qualité de la monnaie qui leur est ainsi proposée ou, plutôt, imposée. En effet, les gestionnaires du cartel public disposent de tout un arsenal de moyens de contrainte - dont aucun producteur privé ne pourrait jamais rêver - pour obliger les citoyens à utiliser leur monnaie, aussi mauvaise soit-elle. C'est l"obligation de payer l"État avec la monnaie qu"il contrôle, c"est le cours forcé qui exige l'utilisation de la monnaie nationale pour les transactions internes" c"est le contrôle des changes qui s'efforce d"empêcher les citoyens d'acheter une autre monnaie de meilleure qualité, etc. Bien sûr, parallèlement à cette extension de l"interventionnisme étatique et à la détérioration du système monétaire, on verra fleurir les pseudo-théories. Ainsi" un prétendu objectif d'« équilibre extérieur» permettra de rationaliser des contrôles des changes qui aboutiront aux pires atteintes à la liberté individuelle" alors qu"il ne peut, en fait, exister aucune justification à ces contrôles. Ils constituent uniquement un moyen de cacher temporairement les effets de politiques incohérentes.
4. Étatisation et nationalisation du système bancaire
Après l'étatisation de la banque centrale, le transfert obligatoire de la propriété des banques à l'État est devenu une pratique courante du )(X(' siècle et il n'est pas nécessaire de rappeler longuement les exemples de la France en 1945 et 1982, du Portugal de la « Révolution des œillets», du Mexique de 1982 ou de tous ces pays peu développés qui les ont imités avec enthousiasme. Cette dernière phase de l'évolution monétaire n'est certes pas inéluctable, mais elle s'inscrit logiquement comme la suite d'un processus de nationalisation progressif commencé au XIXe siècle et qui s"est accéléré au XX(~ siècle. Il est important aussi de souligner que cette phase n'est pas la plus dommageable de toutes celles que nous avons pu rencontrer au cours de notre histoire reconstituée. Il est à première vue curieux de constater qu'elle a suscité beaucoup de controverses" alors qu"elle représentait, à certains points de vue, une atteinte aux droits de propriété et à la liberté économique beaucoup moins grave que les
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événements des phases précédentes. En effet, les propriétaires des banques nationalisées ont été indemnisés, alors que les atteintes antérieures à leur liberté de gestionnaire avaient été imposées sans contrepartie et alors que les utilisateurs de monnaie n'ont jamais été indemnisés pour la perte de pouvoir d'achat qu'on leur a imposée pendant des décennies par des monnaies inflationnistes et pour la rupture des engagements que constituent les dévaluations. Cette situation s'explique en fait à partir d'une étude du « marché politique » et du fonctionnement des groupes de pression. La cartellisation du système monétaire sous l'égide des hommes de l'État, telle que nous l'avons rencontrée précédemment, a été intéressante pour les propriétaires des banques qui se sont partagé les profits de monopole n : l'étatisation du système monétaire, jointe au maintien de droits de propriété privés, constituait une situation optimale pour eux CJ. Comme l'a si bien montré Mancur OIson 10, il est de l'intérêt des hommes politiques de donner des privilèges spécifiques - par exemple au groupe des banquiers - en faisant en sorte que les coûts de l'action publique soient diffus, c'est-à-dire répartis sur un grand nombre d'individus. En effet, le coût de l'organisation collective est alors trop important pour qu'aucun d'entre eux soit incité à organiser la résistance à la spoliation, par exemple celle qui est due à l'inflation, c'est-à-dire à la mauvaise qualité de la monnaie produite par le cartel privé-public. Et l'on trouve toujours des boucs émissaires pour expliquer aux citoyens la dépréciation de la monnaie: c'est la faute des autres pays, des spéculateurs internationaux, des commerçants, des « gnomes de Zurich», du prix du pétrole, etc. En sens inverse il est parfaitement erroné de penser qu'il suffit, pour libéraliser et privatiser un système monétaire, de 8. Il se peut d'ailleurs fort bien - et c'est probablement le cas en France - que ce profit soit en fait partagé avec les salariés des banques qui bénéficient d'une situation très cartellisée, dans laquelle les banques se transforment en bureaucraties de type public. 9. « Nationaliser» la monnaie - c'est-à-dire en réserver la production à un producteur ou à un cartel de producteurs sur un espace national - « c'est facile et ça peut rapporter gros »). C'est facile, en effet, pour des raisons que nous connaissons bien: normalement les signes monétaires utilisés sont en petit nombre. Or, il est plus facile de « nationaliser » un pro~uit très spécifique et de très large circulation qu'un produit très différencié: les hommes de l'Etat auront moins de mal à nationaliser la production d'unités monétaires que, par exemple, la production de carottes. Par ailleurs, le prix de revient de la monnaie n'est pas très élevé 'par rapport à son prix de vente. Il l'est d'ailleurs d'autant moins que les hommes de l'Etat s'arrangent pour le diminuer artificiellement, par exemple en interdisant la rémunération des dépôts. 10. Cf. son livre, The Lo.qic o/Collective Action, Harvard University Press, 1966; traduction française, La lO.lJique de l'action collective, Paris, Presses Universitaires de France, 1978.
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transférer au secteur privé les droits de propriété sur les banques nationalisées. Il n"y a en fait pas de grande différence entre un système où toutes les banques appartiennent à l"État et un système où les banques sont censées être privées., alors que le pouvoir de décision ultime appartient à l"État et que., par conséquent., les éléments constitutifs de la propriété sont démembrés. Dans ce cas., les propriétaires formels des banques obtiennent le droit de se partager les fruits de l"activité d"un cartel qui reste un cartel public. La propriété n"est alors plus le fondement de la responsabilité personnelle. C"est bien dire que seul l"aspect formel de la propriété subsiste dans un tel système et que celui-ci reste un système collectivisé.
CHAPITRE VI
L ->inflation
Les chapitres précédents ont permis de comprendre la manière dont se forment les systèmes monétaires, leur rôle, l'extrême diversité potentielle des structures monétaires. Nous allons maintenant rechercher comment ces différents types de systèmes répondent aux besoins monétaires des agents économiques, à leur demande de monnaie. Ceci conduit évide!llment à s'interroger sur les raisons qui amènent certains systèmes monétaires à produire trop de monnaie et, par conséquent, à provoquer l'inflation.
1. La demande de monnaie La monnaie est utile. La meilleure preuve en est d"ailleurs qu"elle est détenue depuis des siècles par des hommes qui n"y sont pas forcés. Et pourtant., acquérir de la monnaie c"est accepter un sacrifice, c"est renoncer à d"autres usages possibles de ses ressources. Les hommes étant rationnels, ils n"accepteraient pas ce sacrifice si la monnaie ne leur rendait pas des services 1. Bien entendu nous ne savons pas pourquoi tel ou tel individu détient telle ou telle 1. C'est pourquoi l'idée d'une société sans monnaie - caressée, par exemple, par Karl Marx - est une idée absurde.
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somme d"argent. Peut-être est-il tout simplement sensible à la beauté d"un billet ou à celle d'un gros compte en banque... Quoi qu'il en soit, il est évident que la monnaie est un bien complexe qui rend un ensemble de services, certainement appréciés de manière différente par des individus différents. Or, il n"est pas nécessaire de connaître en détail les motivations des détenteurs de monnaie. La seule hypothèse de rationalité individuelle et l'étude technique des relations d'échange nous ont déjà conduit à penser que tous les hommes avaient une raison commune d"acheter de la monnaie, à savoir détenir un pouvoir d'achat généralisé. La monnaie permet l"échange indirect et, à partir du moment où il existe, chacun a intérêt à détenir ce pouvoir d'achat indifférencié qu"est la monnaie plutôt que d'autres biens moins liquides. La monnaie permet aussi de se prémunir contre les risques du futur. Or., nous vivons nécessairement dans un monde incertain et nous ne savons pas exactement quelles seront nos ressources du lendemain, ni si nous aurons .besoin ou envie d"acheter tel ou tel bien. La détention de monnaie ouvre un espace de liberté supplémentaire et, de ce point de vue, la demande de monnaie d'un individu est liée à l'ensemble des décisions qu"il prend quotidiennement. En effet, plus le pouvoir d'achat qu"un individu détient sous forme monétaire est important, plus sa liberté est grande et mieux il peut distribuer ses activités dans le temps d'une manière conforme à ses désirs - en grande partie mal connus aujourd"hui - de chaque moment à venir. Si, demain, il voit dans la vitrine d'un magasin un objet qui lui plaît à un prix intéressant, il peut l"acheter sans avoir besoin, au préalable, de travailler davantage pour obtenir des ressources supplémentaires. Il dépense une partie de ses encaisses monétaires, quitte à les reconstituer par son travail au moment qui lui plaira le plus, compte tenu des contraintes qu"il subit. La détention d"encaisses permet de dissocier dans le temps les décisions de la vie quotidienne: travailler, se reposer, consommer... La détention de monnaie peut s'analyser comme toute activité humaine, à savoir comme le résultat d'un choix par rapport à un nombre considérable de décisions possibles. Demander de la monnaie c'est renoncer à demander un autre bien qui rend d'autres types de services (dont certains peuvent être proches des services monétaires). C'est encore l'hypothèse de rationalité humaine qui nous permet d'affirmer - en dehors même de toute observation
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concrète et de toute mesure empirique - qu'un individu ne va pas accepter d'accumuler indéfiniment un bien aux dépens, évidemment, de la détention et de l'utilisation des autres biens. Il arrive nécessairement à un point où ce qu'il obtient par son travail ne lui paraît pas compenser le sacrifice de loisir ou de repos" où la liberté acquise par la détention de monnaie ne lui paraît pas compenser l'agrément d'une autre utilisation possible de ses ressources" par exemple une consommation immédiate. La demande de monnaie peut se comparer à la demande de polices d'assurance. Plus nous sommes assurés plus nous sommes satisfaits, car le futur nous paraît moins risqUé. Mais l"assurance n'est pas gratuite et s"assurer davantage signifie renoncer à d'autres services. En fonction de nos ressources" de notre aversion à l"égard du risque" de nos prévisions" nous choisissons donc de nous assurer plus ou moins. Certains assureront leur véhicule tous risques ou aux tiers seulement., certains choisiront de s'assurer contre le mauvais temps ou contre les casse-pieds... Tout est assurable, mais à quel prix, c'est-à-dire en renonçant à quelles satisfactions? Chacun d'entre nous arbitre donc continuellement entre différentes décisions possibles: travailler davantage aujourd'hui, acheter plus de monnaie, consommer davantage" etc. Compte tenu de ses goûts, des contraintes extérieures qu'il subit, de sa vision du futur, chacun souhaitera détenir en moyenne" au cours d'une période de temps donnée, un certain pouvoir d'achat, c'est-à-dire une certaine encaisse réelle. Nous ne pourrons jamais connaître exactement et à tout moment la demande de monnaie - d'ailleurs changeante dans le temps - de tous les individus. Mais un raisonnement qualitatif nous suffit pour poursuivre notre objectif, c'est-à-dire évaluer le fonctionnement des systèmes monétaires, leur cohérence" leur aptitude à répondre aux besoins des détenteurs de monnaie. Autrement dit, nous pouvons décrire les caractéristiques générales de la demande de monnaie sans avoir besoin d'en mesurer effectivement les coefficients caractéristiques. En voici les principales:
1) Il est d'abord légitime de penser que la demande de monnaie d"un individu" en termes réels" est d"autant plus grande qu'il dispose de plus de ressources (définies par le revenu" le patrimoine" etc.). Plus il est « riche» plus il détient de monnaie. Certes, il existe des biens - appelés biens inférieurs - dont la consommation
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diminue au fur et à mesure que les ressources d'un individu augmentent. C'est le cas, par exemple, du pain auquel l'enrichissement permet de trouver des substituts considérés comme préférables. Or, il ne peut pas en être ainsi, a priori, pour la monnaie car il n'existe pas de substituts proches, pour des raisons qui proviennent pratiquement de sa définition comme un pouvoir d'achat généralisé. Or, il est intéressant de constater que cette idée très générale est empiriquement vérifiable. Des travaux économétriques innombrables ont permis de vérifier que la demande d'encaisses réelles non pas seulement pour un individu, mais, par exemple, pour l'ensemble des individus composant une nation - augmentait avec les ressources. Dans la pratique celles-ci pourront trouver une approximation dans le concept de revenu et la demande d'encaisses réelles sera donc considérée comme une fonction croissante du revenu (d'un individu ou d'un ensemble d'individus). Il ne nous paraît pas nécessaire, pour l'objectif qui est le nôtre, de discuter en détail de la forme précise de cette fonction et il nous suffit de garder à l"esprit l"idée selon laquelle il existe une relation forte entre les encaisses réelles et le revenu réel.
2) Puisque la détention d"encaisses résulte d'un choix, elle sera nécessairement affectée par les conditions de ce choix., en particulier par les variations des prix relatifs entre la monnaie et les autres biens., OUI les variations de l'utilité relative de la monnaie et des autres biens. En voici deux exemples qui résultent de la pure logique: - Si la rémunération relative des titres -le taux d'intérêt réel augmente, on sera incité à détenir moins de monnaie: le sacrifice de rendement que l'on fait en achetant de la monnaie plutôt que des titres est plus important lorsque le taux d"intérêt procuré par les titres est de 10 % que lorsqu"il est de 5 0/0. On hésitera donc davantage à acheter de la monnaie: il y a arbitrage entre l'utilité de la liquidité et l"utilité du rendement des titres. La demande d"encaisses réelles est donc une fonction décroissante du taux d"intérêt réel. - Si on anticipe une augmentation des prix des produits dans le futur - c"est-à-dire une inflation - la monnaie joue moins bien son rôle de réserve de pouvoir d"achat. A la détention de monnaie on préférera substituer la détention de biens réels (ou de titres, si le taux d'intérêt nominal s'ajuste au taux d"inflation anticipé, de
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telle sorte que les titres jouent relativement mieux le rôle de maintien du pouvoir d'achat que la monnaie). La demande d'encaisses réelles est donc une fonction décroissante du taux d'inflation anticipé. C'est le phénomène bien connu de la « fuite devant la monnaie)), que l'on observe particulièrement bien dans les situations d'hyper-inflation. Ici encore, on constate que d'innombrables travaux économétriques peuvent servir à illustrer et à conforter les propositions ci-dessus 2.
2. La grande illusion : la politique monétaire
Il est important de le souligner, ce que les individus désirent n'est pas une quantité de monnaie exprimée en termes nominaux - c'est-à-dire une certaine quantité de francs, de dollars ou de livres - mais le pouvoir d'achat que représentent ces unités monétaires, c'est-à-dire des encaisses réelles. Or, nous venons de voir que la détention d'encaisses réelles était d'autant plus faible que le taux d'inflation anticipé était plus fort. Nous savons par ailleurs que le taux d'inflation est d'autant plus élevé que la création monétaire est plus rapide, tout simplement par application du principe de la rareté relative: l'abondance monétaire diminue le prix de la monnaie en termes de produits, augmente le prix des produits en termes de monnaie. Si les prévisions des individus concernant les taux d'inflation ne sont pas totalement aléatoires, il existe une certaine relation entre les taux d'inflation anticipés et les taux d'inflation effectifs résultant de la croissance monétaire. Il en résulte que la détention d'encaisses réelles (c'està-dire évaluées en termes de biens réels) est d'autant plus faible que la croissance des encaisses nominales (c'est-à-dire évaluées en termes de monnaie) est plus forte. C'est ce que l'on pourrait appeler le paradoxe (apparent) de la monnaie: il y a d'autant plus de monnaie (réelle) qu'il y a moins de monnaie (nominale). Les propositions ci-dessus peuvent être illustrées au moyen de la figure 4. Nous avons supposé, pour simplifier, que l'augmentation 2. Voir, par exemple, David E. Laidler, La demande de monnaie - Théories et vérifications empiriques, Paris, Dunod, 1974.
LA VÉRITÉ SUR LA MONNAIE
140
M
M=80
m P
M=40
P=10 M=20
1
P=8
P=5 M=10 m=10 P=1
m=10
J
L
P=2,5
ts M = encaisses nominales m = encaisses réelles P = indice des prix (1 en t 1 )
Figure 4
temps
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141
des encaisses nominales M avait lieu de manière ponctuelle (par exemple en t, et t:!) au lieu de s"étaler dans le temps., que la hausse des prix correspondante était instantanée et que les individus en prenaient immédiatement conscience. Nous supposons aussi que le revenu et le taux d"intérêt réel sont constants et que la demande de monnaie n "est donc pas modifiée par des variations éventuelles de ces variables. Initialement., l"indice des prix est égal à 1., c"està-dire que le panier de marchandises représentatif peut être obtenu contre une unité de monnaie (ou qu"une unité de monnaie vaut un panier de marchandises représentatif). Pour simplifier encore les hypothèses nous pouvons supposer que ce « panier )) se compose d"un seul produit., par exemple un kilo de blé. Les encaisses réelles désirées et détenues par un groupe d"individus en t o sont égales à 10., c"est-à-dire qu"elles représentent un pouvoir d"achat égal à dix kilos de blé. Étant donné qu"un kilo de blé vaut une unité de monnaie., par exemple 1 franc., les encaisses nominales désirées sont donc égales à 10 francs. En t:! la quantité nominale de monnaie double., passant de 10 francs à 20 francs. Les individus., prévoyant l"effet inflationniste de long terme., désirent alors moins d"encaisses réelles: celles-ci passent., par exemple., de 10 à 8 (en termes de kilos de blé). Le prix du blé en termes de francs augmente parce que l"offre de monnaie .a/augmenté et parce que la demande de monnaie a diminué (phénomène de fuite devant la monnaie). Il y a donc un excès d"encaisses nominales qui fait monter le prix du blé. Celui-ci passe de 1 à 2.,5 (de telle sorte que les encaisses nominales désirées., soit 20 francs., c"est-à-dire 8 X 2.,5., correspondent exactement aux encaisses nominales existantes). Si., par la suite., la quantité de monnaie double à chaque période., la demande d"encaisses réelles reste égale à 8 puisqu"elle correspond précisément à une prévision de doublement de la quantité de monnaie à chaque période. Le prix du blé., pour sa part, double désormais à chaque période (passant de 2,5 à 5, de 5 à 10, etc.). Si au temps t 1 , par exemple., on arrête la croissance monétaire, en maintenant dorénavant la quantité de monnaie à 80 francs, les individus., prévoyant qu"il n'y aura plus d"inflation., souhaitent à nouveau détenir des encaisses réelles égales à 10 (kilos de blé). Le prix du blé retombe au niveau de 8 francs. Il y aura donc eu., au cours de la période inflationniste., augmentation de la masse monétaire et des prix. Les encaisses réelles - diminuées par
142
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l'inflation - retrouveront leur niveau antérieur dès que l'on croira à la stabilité des prix. Ainsi, le niveau des encaisses réelles reste constant aussi longtemps que les prévisions concernant le taux d'inflation ne changent pas. C'est la variation du taux d'inflation prévu qui fait varier le niveau des encaisses réelles. Plus le taux d'inflation prévu est élevé, moins les individus détiennent de monnaie en termes réels. Étant donné que la détention d'encaisses réelles rend des services, les individus sont d'autant moins satisfaits que le taux d'inflation est plus élevé. Tel est le coût essentiel de l'inflation. Et comme ce coût existe toujours lorsqu'il y a inflation, il constitue une raison suffisante de dire que l'inflation est touJ·ours mauvaise. Nous verrons au chapitre VII qu'elle entraîne d'autres maux. S'il n'y avait pas inflation, l'individu qui détient, par exemple, une encaisse monétaire égale à 10 (kilos de blé), l'utiliserait certes de manière temporaire au cours d'une période de temps, mais il n'aurait pas besoin d'augmenter son stock moyen de monnaie à chaque période, c'est-à-dire d'en acheter à nouveau et d'accepter par conséquent un sacrifice. Il n'en va pas de même s'il y a inflation: à chaque période la valeur de ses encaisses en termes de pouvoir d'achat se détériore et il doit donc les reconstituer. Ainsi, en t l , lorsqu'il modifie ses anticipations concernant le prix du blé, il reconstitue partiellement la valeur réelle de ses encaisses, mais pas totalement, puisqu'il accepte de les faire passer de 10 à 8 (en termes de kilos de blé). Mais il doit tout de même acheter des encaisses nominales valant 10 francs, c'est-à-dire 4 kg de blé (qu'il remet à l'émetteur de monnaie). C'est l'impôt d'inflation. En t 2 , de manière à maintenir la valeur réelle de ses encaisses à un niveau égal à 8 kg de blé, il doit acheter 20 francs, c'est-à-dire remettre 4 kg de blé. Il en sera ainsi à chaque période aussi longtemps que l'inflation continuera, c'est-à-dire aussi longtemps que la création monétaire continuera. Ainsi, la création monétaire a un seul résultat, à savoir de créer de l'inflation et de diminuer, par conséquent, l'utilité de la monnaie. C'est pourquoi l'inflation est condamnable par principe. La fonction de la monnaie consiste à maintenir un pouvoir d'achat. Si le pouvoir d'achat est mal maintenu, la monnaie joue moins bien son rôle. Pour reprendre une comparaison que nous avons utilisée au chapitre II, un pays où la monnaie se déprécie fonctionne aussi mal que le ferait un pays où toutes les roues seraient carrées:
L'INFLATION
143
les échanges entre les hommes en sont rendus considérablement plus difficiles. Il ne faut donc pas s~étonner si les pays les plus inflationnistes - par exemple certains pays d~Amérique latine figurent parmi les pays qui se développent le moins ou même qui régressent. Les détenteurs de monnaie~ c~est-à-dire pratiquement tous les habitants de la terre~ subissent nécessairement des pertes lorsqu~il y a de l~inflation: ils sont obligés de reconstituer constamment la valeur réelle de leurs encaisses en remettant aux producteurs de monnaie des biens réels~ soit des biens présents~ soit des biens futurs (titres divers). Les producteurs de monnaie~ pour leur part~ gagnent à l~inflation puisqu~ils reçoivent ces biens et que la monnaie ne coûte pas cher à produire~ en particulier lorsque des réglementations interdisent la rémunération des dépôts. Mais nous avons vu que cette exploitation des consommateurs par les producteurs ne serait pas possible dans un régime de concurrence monétaire~ car les premiers abandonneraient les mauvaises monnaies - celles qui se déprécient - pour demander celles qui sont bonnes. La production de mauvaise monnaie ne peut être que le résultat de positions monopolistiques~ c~est-à-dire de privilèges accordés par les hommes de I~Êtat~ en utilisant le monopole de la contrainte organisée dont ils bénéficient. Au moyen du cours forcé et du contrôle des changes~ ils obligent leurs citoyens à détenir leur monnaie et elle seule, c'està-dire la monnaie dont ils contrôlent la production. Et ils s~affran chissent de toute discipline monétaire en supprimant les garanties de convertibilité en termes de pouvoir d'achat (par exemple en termes d~or). La théorie du monopole a montré depuis longtemps qu ~une situation monopolistique ne correspondait pas à un jeu à somme nulle~ la valeur de la perte subie par les clients étant supérieure à la valeur du gain obtenu par le producteur en situation de monopole. Mais cette théorie devrait s~appliquer au seul cas où il existe véritablement des monopoles~ c~est-à-dire où il existe des privilèges~ réglementations et contraintes étatiques. Elle trouve en tout cas une application parfaite dans le cas de la monnaie: les utilisateurs de monnaie paient l~impôt d'inflation aux producteurs~ mais~ par ailleurs~ il y a une perte globale puisque la monnaie joue moins bien son rôle et les individus détiennent donc moins d~encaisses réelles. Cette perte est le prix imposé par les bénéficiaires du mono-
144
LA VÉRITÉ SUR LA MONNAIE
pole pour effectuer un transfert forcé 3. C'est pourquoi il ne faut pas s"étonner si le xxe siècle peut être appelé le siècle de l'inflation. C"est en effet à cette époque que la mainmise des États sur les systèmes monétaires s"est généralisée, amplifiée, définitivement installée. Jamais dans l'histoire il n'y a eu autant d"inflation" jamais la monnaie n'a aussi mal joué son rôle qu'à cette époque où les hommes de l"État ont prétendu qu"ils devaient gérer la monnaie, que la monnaie était un élément essentiel de la souveraineté nationale, qu'il fallait mener des politiques monétaires actives 4. Comment peut-il se faire qu"en un siècle où l"on prétend magnifier l"intelligence et les progrès de la connaissance, on puisse avec autant de constance manipuler les esprits pour leur faire admettre les pires contrevérités? Celles-ci ont conduit aux situations les plus sinistres et les inflations nationales ont été et sont continuellement destructrices des hommes et de leurs activités. Pourtant" si l"on veut bien l'analyser" le pouvoir des hommes censés incarner les autorités monétaires est le plus dérisoire qui soit. Nous avons vu en effet que les citoyens bénéficiaient d'autant moins des services de la monnaie que l"on créait plus de monnaie. Or les autorités monétaires n"ont pas le moyen de créer des encaisses réelles, elles ne peuvent créer que des encaisses nominales. Ce sont les utilisateurs de monnaie et eux seuls qui produisent la seule chose qui compte, des encaisses réelles. Si le rythme de la croissance monétaire augmente" les individus essaient de se débarrasser des encaisses excédentaires en demandant davantage de produits" dont les prix augmentent donc. L"augmentation des prix des marchandises diminue donc la valeur réelle des encaisses nominales et ajuste le niveau des encaisses réelles. Si la croissance monétaire est néga3. Dans un petit groupe où l'autocontrôle des membres serait possible, ceux-ci auraient intérêt à négocier avec les détenteurs du monopole de la contrainte le paiement d'une taxe dont la valeur serait inférieure à l'impôt d'inflation - pour prix de la renonciation à une politique d'inflation. 4. Dans une conversation privée, Friedrich Hayek nous a dit qu'il avait entendu parler de politique monétaire pour la première fois en 1922 lors d'un séjour aux États-Unis. Jusqu'alors les hommes avaient vécu sans en éprouver le besoin, ce qui ne les avait pas empêchés - bien au contraire - de connaître la plus formidable expansion de l'histoire. Ainsi, la « Révolution ~nd~str~elle)) n'a fas ~té d'abord une révo~u~ion .technologique, mais plutôt un~ révolution InstItutIonnelle. D apres Douglas North, la leglslatIon des brevets en Angleterre a Joué un rôle majeur (voir, par exemple, Henri Lepage, Pourquoi la propriété, Paris, Hachette, Pluriel, 1985, pp. 95-99). De même, la Révolution industrielle n'a pas reposé sur le crédit et la création monétaire, mais sur une épargne individuelle et désirée, éventuellement transférée par des intermédiaires financiers efficaces. Le développement des pays moins développés serait certainement accéléré si l'on comprenait qu'il ne dépend pas de 1'0r~anisation centralisée de transferts de technologie ou de l'aide extérieure, mais de réformes instItutionnelles concernant les droits de propriété, les contrats, les modes de financement et les systèmes monétaires.
L'INFLATION
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tive (ou, tout au moins, plus faible que la croissance des ressources réelles), il y a au contraire une demande d'encaisses et une offre de produits. Les prix des produits diminuent et les encaisses réelles augmentent. Ce « mécanisme » - connu sous le nom d'« effet d'encaisse réelle» - constitue au fond la riposte des utilisateurs de monnaie aux producteurs de monnaie qui prétendent « déterminer la quantité de monnaie ». Or, répétons-le, la valeur nominale de la quantité de monnaie - la seule que les producteurs de monnaie puissent déterminer - n'a aucun intérêt. Ce qui compte est la valeur de cette masse monétaire en termes de pouvoir d'achat. Il faut donc aller plus loin et reconnaître que le pouvoir de produire de la monnaie est pire qu'une illusion, il est un pouvoir destructeur: la production de monnaie (nominale) détruit de la monnaie (en termes réels). Il résulte de ce que nous avons vu que le meilleur moyen de créer de la monnaie (en termes réels) c'est de ne pas en produire (en termes nominaux). Si, par exemple, la valeur réelle des transactions augmente de 3 % par an dans un pays et si la masse monétaire reste constante en termes nominaux, il y aura une baisse des prix d'environ 3 % par an et la valeur réelle des encaisses augmentera donc dans les mêmes proportions. Cette situation, dite de déflation par opposition à l'inflation, est en général considérée avec circonspection et on a tendance à la confondre avec une situation de dépression économique, en invoquant par exemple la crise des années trente. Il y a eu effectivement une baisse de la quantité de monnaie et une baisse des prix à cette époque. Mais la crise économique est venue non pas du fait qu'il y avait déflation, mais du fait que cette déflation n'avait pas été prévue, c'est-à-dire que la politique monétaire a été discrétionnaire. Ceux qui avaient signé des contrats à partir de certaines anticipations d'augmentation (ou de stabilité) des prix ont donc été trompés. Ainsi, un entrepreneur qui avait accepté une augmentation des salaires, pensant que ses prix de vente augmenteraient, a constaté en fait que ses prix de vente baissaient. Il a donc été « coincé» entre des coûts de production qui étaient stables ou en croissance et des prix de vente qui baissaient. Il en était de même, par exemple, pour les contrats d'emprunt. La faillite de nombreuses entreprises - et donc le chômage - était inévitable. Mais il faut voir que la crise en question a eu en réalité pour cause une atteinte au Droit des contrats: alors que les agents économiques privés s'étaient engagés dans des contrats qui avaient force exé-
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cutoire., les hommes de l"État et eux seuls se sont affranchis de toute obligation contractuelle. Lorsqu"ils ont le monopole de la création monétaire., ils manipulent la création monétaire à leur guise. Nous avons bien vu., au cours des chapitres précédents., que l"interventionnisme étatique dans le domaine monétaire se caractérisait par la substitution du désordre discrétionnaire à l"ordre contractuel. Les crises économiques - et nous le reverrons au chapitre suivant - en sont la manifestation éclatante. Le désordre monétaire - et donc économique - est le résultat du mode d'action arbitraire des hommes de l'État. Nous retrouvons donc ici une proposition que nous avons déjà rencontrée., à savoir que la fonction de création monétaire n'est pas utile, dans quelque société que ce soit. Il n"est donc pas nécessaire ni souhaitable qu"une organisation en soit chargée. Si la fonction de création monétaire paraît être l"une des fonctions primordiales du système bancaire à notre époque., aux dépens de la fonction d"intermédiaire financière., c"est probablement en grande partie à cause de la prétention des hommes de l"État à pratiquer une politique monétaire « active )) ~\ c"est-à-dire., en réalité., à faire de l"inflation. L"idée selon laquelle les individus obtiennent toujours la quantité de monnaie qu'ils désirent., du fait de r)effet d"encaisse réelle., est une idée importante, mais mal connue. Si elle était vraiment comprise par ceux qui prétendent gérer la monnaie et donc être des experts en matière monétaire, on éviterait bien des décisions inutiles ou même nuisibles. Ainsi, au cours des années soixante et soixante-dix., on a prétendu constamment qu'il y avait une « insuffisance de liquidités internationales )) et qu'il convenait donc d'en créer ex nihilo, ce qui a abouti à la création des droits de tirage spéciaux (DTS) par le Fonds monétaire international. Mais personne 5. Si les banques ne créaient pas d'encaisses nominales - la seule chose qu'elles puissent faire - le montant global des dépôts en francs, par exemple, resterait le même, mais leur valeur réelle augmenterait avec la croissance réelle du fait de la baisse des prix. Cela ne veut évidemment pas dire que les créances à l'actif du bilan des banques resteraient toujours les mêmes: lorsqu'une créance vient à échéance (c'est-à-dire que le débiteur transfère à la banque la propriété d'une créance monétaire sur une autre banque contre remboursement de sa créance non monétaire), il y a destruction de monnaie pour le système monétaire global, puisqu'une créance du secteur non bancaire sur le secteur bancaire devient une créance du secteur bancaire sur le secteur bancaire et que la masse monétaire est définie comme le total des créances du secteur non bancaire sur le secteur bancaire. Pour que la masse monétaire reste constante en valeur nominale, il faut donc qu'une nouvelle créance vienne remplacer celle qui a été supprimée. Par ailleurs et comme nous l'avons déjà vu, dire qu'il n'y a pas de création monétaire nette ne veut pas dire que les banques ne s'occupent pas de la circulation de la monnaie.
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n"'avait pensé à demander s"'il s"'agissait de liquidités en termes nominaux ou en termes réels 6. Or", il n"'existe jamais de « besoin» de liquidités ou d"'encaisses en termes nominaux", puisque c"'est d"'encaisses réelles que les gens ont besoin. Quant aux encaisses réelles", on ne peut pas en créer ex nihilo: quel que soit le niveau des encaisses nominales", les agents économiques imposent"' par le libre jeu de leurs choix", la quantité d"'encaisses réelles qu"'ils désirent. Ils sont les vrais créateurs d"'encaisses réelles et leur besoin de liquidités est toujours satisfait.
3. Systèmes monétaires et inflation Revenons un peu en arrière vers cette histoire monétaire reconstituée que nous avons développée dans les chapitres précédents. Nous avons déjà vu qu"'en régime de monnaie-marchandise il pouvait fort bien exister des variations de prix des biens en termes de monnaie - par exemple l"'or - si la rareté relative des uns et des autres se modifiait. Ainsi la découverte d"'une mine d"'or rend l"'or relativement plus abondant", l"'augmentation de la préférence pour l"'or ou la croissance rapide de la production de biens le rendent relativement plus rare. Dans le premier cas il y a hausse des prix (inflation)", dans le deuxième il y a baisse des prix (déflation). On a ainsi constaté que la découverte de l"or du Nouveau Monde a entraîné une augmentation des prix en Europe. Comme nous l"avons déjà dit"' ces phénomènes ont cependant une amplitude limitée. Il n"y a pas de variation rapide des prix et il est donc relativement facile pour les individus de s"y adapter. Or., le passage d"un système de réserves à 100 % à un système de réserves fractionnaires aboutit 6. Nous avions, pour notre part, souligné cette différence au cours d'un colloque organisé par le FMI; cf. International Reserves - Needs and Availability, Washington, International Monetary Fund, 1970, p. 44. Il est certes vrai que l'expression « besoin de liquidités internationales )) est appliquée davantage aux hanques centrales et autorités monétaires qu'aux individus. Mais de ce point de vue également la notion d'insuffisance de liquidités internationales est dénuée de sens. Nous verrons en effet - au chapitre IX - qu'en régime de changes flottants les banques centrales ne devraient pas détenir de liquidités internationales )), c'est-à-dire qu'il n'yen a pas besoin, et qu'en régime de changes fixes il n'y a pas non plus de besoin de liquidités internationales puisque celles-ci jouent un rôle de signal: on doit ajuster la création de monnaie nationale aux variations des liquidités internationales. C'est à tort que l'on considère trop souvent à notre époque qu'il faut ajuster les liquidités internationales au niveau des liquidités nationales. Créer des liquidités internationales c'est ratifier des erreurs de raisonnement et, donc, des erreurs de la pratique. (c
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exactement au même résultat que la découverte de nouvelles mines d"or. Tout se passe comme si la quantité d"or disponible s"était accrue. La masse monétaire peut se définir comme la somme des instruments monétaires détenus par le secteur non bancaire" c"està-dire les monnaies métalliques en circulation et les créances du secteur non bancaire sur le secteur bancaire. Supposons que" dans un système de réserves à 100 0/0., il existe deux banques dans le monde., chacune détenant 50 kg d"or et ayant émis des certificats d"or en contrepartie. Le secteur non bancaire détient donc des certificats d"or - c"est-à-dire une masse monétaire - dont la valeur en termes d"or est égale à 100 kg., ce qui correspond exactement à la quantité d"or monétaire dans le monde. Si l"on établit le bilan consolidé du secteur bancaire., en faisant la somme des avoirs des deux banques et la somme de leurs engagements (et en éliminant d"éventuelles créances réciproques qu"elles pourraient avoir l"une sur l"autre)" la masse monétaire., soit 100 kg d"or., est égale au montant des avoirs ou au montant des engagements du secteur bancaire. Supposons maintenant que l"on passe à un système de réserves fractionnaires., avec un coefficient égal à 50 % pour chaque banque. Le bilan de chacune s"écrit dorénavant de la manière suivante: avoIrs or (réserves) créances
engagements 50 50
certificats d"or
100
et le bilan consolidé des deux banques se traduit ainsi: aVOIrs or (réserves) créances
engagements 100 100
certificats d"or
200
La masse monétaire est donc passée de 100 à 200. Si l"on suppose., pour simplifier., que les ressources mondiales ne varient pas., le niveau des prix doit doubler: au lieu d"échanger un kilo de blé contre un gramme d"or., on éf"'hangera un kilo de blé contre des certificats d"or valant deux grammes d"or., comme si l"or était devenu plus abondant. Ainsi., le passage d"un coefficient de réserves de 100 % à un coefficient de 50 % se traduit par une augmentation une fois
L'INFLA TION
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pour loules du niveau des prix. Sur la figure 5 on suppose que le changement du coefficient a lieu en lj_ On passe alors d"un indice
des prix égal à 1., à un indice des prix égal à 2. Bien entendu., dans la réalité., le changement de valeur du coefficient de réserves et son effet sur le niveau des prix sont plus lents.
prix
fl=lOO%
P=1
t1
temps
fl = taux de croissance monétaire et taux de croissance des prix
Figure 5
Ceux qui avaient acheté des certificats d"or lorsque le coefficient de réserves était égal à 100 % peuvent toujours les échanger contre une même valeur d"or (par exemple un certificat d"or portant la valeur d"un gramme d"or peut être échangé contre un gramme
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d"or). Mais ils obtiendront de moins en moins de blé contre un certificat d"or., au fur et à mesure que le coefficient de réserves diminuera. La monnaie-or étant devenue., de manière artificielle., relativement plus abondante., son prix par rapport au blé diminue., le prix du blé en termes d"or (vrai ou factice) augmente. Cet effet est certes regrettable, mais on peut dire que c'est le prix à payer pour passer d"un système à un autre censé être plus efficace, puisqu'il évite d'avoir à résoudre le problème difficile du paiement des frais de garde de l"or. Mais ne peut-on pas dire aussi qu"il s'agit là d'un effet « pervers» résultant du libre fonctionnement du système monétaire? Et ne faudrait-il donc pas une intervention correctrice de l"État pour imposer un système de réserves à 100 % 7? Il Y a là un problème fort intéressant qu"il nous paraît possible de résoudre de la manière suivante. Dans l'exemple ci-dessus chaque banque donne une garantie de convertibilité en or à sa propre monnaie, de telle sorte que les taux de change sont fixes entre les deux monnaies. Par ailleurs, nous avons supposé que les deux banques adoptaient le même coefficient de réserves, soit 50 %. Mais supposons que la banque Machin décide d'un coefficient égal à 80 0/0 et la banque Truc d'un coefficient égal à 50 0/0. Si un machin vaut un gramme d'or et un truc vaut également un gramme d"or., le taux de change théorique entre le machin et le truc sera égal à un. Mais les détenteurs de monnaie auront sans doute plus confiance dans le machin que dans le truc et ils auront donc tendance à abandonner la banque Truc pour aller vers la banque Machin. Or, supposons qu'il existe par ailleurs une autre banque, la banque Chose, qui maintient des réserves à 100 %, mais fait payer des droits de garde. Nous savons déjà que cette solution n'est probablement pas la plus efficace, la ·preuve en étant qu"elle a disparu. Mais il se peut aussi qu'il soit trop coûteux de maintenir un coefficient de réserves égal à 80 % (sans faire payer de frais de garde)., de telle sorte que la banque Machin finit par faire faillite ou que sa rentabilité est trop faible pour inspirer confiance. Aussi, les clients, au lieu d'aller vers elle., la quittent pour aller vers la banque Truc ou même la banque Chose. Autrement dit, dans un système de banques libres, le marché sélectionne lui-même la formule de 7. Certains auteurs - tels Murray Rothbard (par exemple dans The Mystery of Bankin,q, New York, Laissez Faire Books) - qui sont de vigoureux adversaires de l'intervention étatique se rallient pourtant à cette proposition. Nous pensons qu'ils ont tort, pour les raisons que nous allons voir.
L'INFLATION
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production la plus efficace., c"est-à-dire celle qui correspond à la fois aux contraintes technologiques (coûts de fonctionnement des banques) et aux préférences des consommateurs. Dans un système de banques libres., on peut d"ailleurs imaginer que les taux de change soient flexibles., c"'est-à-dire qu"'ils dépendent non seulement de la garantie de convertibilité-or., mais des autres caractéristiques des monnaies concernées., par exemple le montant des droits à payer pour utiliser une monnaie dans un système de réserves à 100 0/0 ou le coût du risque. Ainsi., dans l"'exemple que nous avons pris., les trois banques donnent la même garantie de convertibilité en or (un machin = un truc = un chose = un gramme d"'or)., mais la détention d"un « chose» implique le paiement des coûts de fonctionnement bancaire., la détention d"'un « machin» ou d"'un « truc )) n"est pas assortie d"une garantie de convertibilité parfaite., étant donné que les banques émettrices peuvent faire faillite. Une décote relative peut donc compenser un risque relatif plus important. Or., parmi les coûts de détention de la monnaie figure justement la perte de pouvoir d"achat. Si l"une des banques fait baisser de manière constante le coefficient de réserves., il y a un effet inflationniste., dont on peut supposer qu"il est connu par les utilisateurs de monnaie. Si une banque pousse trop loin la baisse de ce coefficient., par rapport à ce que font ses concurrents., elle perd sa clientèle. Autrement dit., il existe un certain coefficient de réserves., que l"on peut appeler le coefficient de réserves « naturel »., qui dispense de faire payer des droits de garde aux utilisateurs et qui permet aux banques d"'obtenir une rémunération « normale )) pour leur activité. L"augmentation des prix qui se produit lorsqu"on s"achemine vers cette valeur naturelle constitue l"un des éléments du coût à supporter pour passer d"'un système à un autre. Mais il résulte du libre choix des utilisateurs de monnaie. Sur la figure 5 nous avons supposé., toujours pour simplifier., que les ressources mondiales étaient constantes., mais que le stock d"or monétaire augmentait à un taux constant (par exemple 2 0/0 par an)., de telle sorte que le prix du blé augmentait au même taux (en supposant que la production de blé n"'augmentait pas). Lorsqu"on passe d"un système de réserves à 100 0/0 à un système de réserves fractionnaires., il y a un effet d"augmentation des prix une fois pour toutes (on l"a supposé instantané en li). Par la suite., le taux de croissance des prix retrouvera sa valeur de long terme correspondant au taux de croissance du stock d"or (soit., par exemple., 2 °/0). Comme
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LA VÉRITÉ SUR LA MONNAIE
nous venons de le démontrer, l'accélération temporaire de la croissance des prix - aussi regrettable soit-elle - est voulue. Elle est au fond l'équivalent d'un investissement: on supporte un coût provisoire pour obtenir un rendement futur dû au passage d'un système de production à un autre, plus productif. En ce sens, il y a une différence importante entre ce processus inflationniste., que l'on peut analyser comme un investissement désiré, et les processus inflationnistes dont nous parlions antérieurement et qui se traduisent uniquement par un prélèvement sur les détenteurs de monnaie sans aucun gain compensateur. Mais il n'en reste pas moins que le coût de l'investissement est inégalement réparti. Les détenteurs de certificats d"'or qui, pour les obtenir, avaient initialement sacrifié un kilo de blé contre un certificat d'or valant un gramme d'or, ne pourront obtenir qu'une quantité de blé inférieure lorsqu'on sera passé à un système de réserves fractionnaires. Dans l'intervalle des emprunteurs auront pu bénéficier de crédits qui sont en fait financés par l'émission de certificats d'or. En d'autres termes, le passage d'un système de réserves à 100 0/0 à un système de réserves fractionnaires correspond aux vœux de chacun des partenaires. Il y a gain pour 1'« entreposeur-banquier » et gain pour le déposant. Ils se partagent le gain supplémentaire, l'entreposeur-banquier par l'intérêt qu'il reçoit et le déposant par le fait qu'il n'a plus à payer de droits de garde ou qu'il peut même gagner un intérêt. On rencontre ici le raisonnement traditionnel de la théorie de l'échange: dans le contrat, il y a un gain pour les deux parties et il existe une répartition du gain acceptable pour les deux. Ainsi., si l'entreposeur-banquier dit au déposant qu"'il ne lui demande plus de droits de garde s"'il accepte qu'on prête une certaine proportion de « ses » réserves d'or, il existe des termes acceptables pour le contrat: le déposant peut réclamer que le banquier ne passe pas au-dessous d'un certain coefficient de réserves", ou bien il peut négocier un certain mélange de paiement de droits de garde et de coefficients de réserves, ou une ristourne pour risque", etc. On peut d"ailleurs imaginer que différents entreposeurs-banquiers proposent des contrats différents (du point de vue des frais de garde, des coefficients de réserves, du paiement d'une rémunération sur les dépôts) et chaque déposant choisit son entreposeur en fonction de ses préférences propres de risque et de rendement. On a certes l"'impression que", par ce moyen", l'activité de l"'entreposeur-banquier
L'INFLATION
153
ne coûte rien. En fait, il est rémunéré par les intérêts sur les crédits. Ceux-ci ne correspondent pas à une épargne réelle préexistante. La rémunération obtenue par l'entreposeur-banquier (et partiellement ristournée par lui aux détenteurs de certificats sous forme de gratuité des frais de garde ou de paiement d'un intérêt) correspond en fait à un prélèvement sur des ressources existantes, puisque le simple changement de système monétaire ne modifie pas la quantité d'épargne disponible (si ce n'est que la meilleure rémunération des dépôts peut inciter à épargner plus pour détenir de la monnaie). Le prélèvement repose sur les détenteurs de certificats d'or puisqu'ils croient posséder un certain pouvoir d'achat en or et qu'ils s'aperçoivent finalement que le prix relatif de l'or - par rapport aux marchandises - a diminué 8. En fait, on remplace le paiement des droits de garde par un mode de paiement plus efficace, sous forme du paiement d'un transfert d'inflation, qu'on ne peut pas appeler un impôt d'inflation puisqu'il est désiré et non imposé. Ce transfert peut se mesurer soit à partir du coût de l'inflation, une fois pour toutes, soit à partir de l"intérêt sur les crédits obtenu par le système bancaire à chaque période dans le futur 9. Il faut., au fond, toujours supporter les droits de garde et les frais de la circulation monétaire. Si on ne les paie pas directement, il faut les payer indirectement. Peut-on dire pour autant que le mode de paiement par les droits de garde est meilleur que le mode de paiement par l"inflation (provisoire)? Certainement pas car, après tout, les individus peuvent choisir entre ces deux modalités, dans un système de banques libres. S'il n'existait dans le monde qu'un seul producteur de monnaie bénéficiant d'une position de monopole, on pourrait imaginer d'empêcher le paiement des frais de fonc-
8. Si le prix de l'or diminue du fait de l'émission des certificats d'or dans un système à réserves fractionnaires, il y a une moins grande rareté apparente de l'or, par exemple par rapport au blé. Il Y aura donc une moindre production d'or et les facteurs de production se déplaceront de la production d'or vers la production de blé. De ce point de vue, on peut dire que les certificats d'or ont remplacé par anticipation au moins une partie de l'or qui aurait sinon été extrait. L'effet inflationniste de très long terme du passage à un système de réserves fractionnaires en est donc réduit d'autant. 9. Si l'on crée 100 de certificats d'or, on accorde un « faux droit» - pour reprendre l'expression fameuse de Jacques Rueff - égal à 100 à quelqu'un, bénéficiaire d'un crédit. Ceci signifie que l'entreposeur-banquier va recevoir, par exemple, 5 chaque année pour l'éternité, si le taux d'intérêt est égal à 5 0/0. (Il se peut d'ailleurs qu'un nouvel emprunteur prenne le relais de l'emprunteur initial qui aura remboursé son emprunt.) Quoi qu'il en soit, la valeur actualisée de ces flux de rendement est égale à 100, le taux d'actualisation étant égal à 5 0/0. Le gain du banquier est obtenu par prélèvement sur tous les détenteurs de monnaie.
LA VÉRITÉ SUR LA MONNAIE
154
tionnement du système (droits de garde) par l'inflation, c'est-à-dire d'imposer des réserves à 100 0/0. Il n'existerait en effet pas de système de comparaison et on éviterait ainsi les excès éventuels d'un système de réserves fractionnaires. Mais l'objection à l'égard de ce système ne peut plus être justifiée lorsqu'il y a concurrence entre les banques, et d'autant plus que la liberté bancaire est garantie. Le coût de fonctionnement d'un système monétaire ne peut pas être nul. Mais il y a plusieurs manières de le faire prendre en charge, l'inflation (transitoire) étant l"un de ces moyens. Elle n'est pas nécessairement le meilleur, mais seul un libre fonctionnement des systèmes monétaires permet d"en juger. Il n'est alors pas nécessaire d"imposer un système de réserves à 100 % Le processus de démultiplication de la quantité de monnaie que nous venons d"étudier se retrouve souvent dans l"histoire monétaire. Il résultait, ci-dessus., de la variation d"un coefficient - le coefficient de réserves - que l'on peut appeler un coefficient structurel du système monétaire. Or., il peut exister d"autres coefficients structurels dans les systèmes monétaires. Il en est ainsi lorsqu' o~ passe d"un système non hiérarchique à un système hiérarchique. Prenons., à titre d"exemple., un système non hiérarchique dans lequel le bilan comptable est le suivant: aVOIrs or (réserves) 100 créances 100
engagements certificats d"or
200
Supposons maintenant que l'on passe à un système hiérarchique dans lequel tout l"or est détenu par la « banque centrale »., les autres banques (dites « banques de second rang ») détenant pour leur part 50 % de leurs avoirs sous forme de réserves auprès de la banque centrale (selon une hypothèse que nous avons vue au chapitre IV). Les bilans s"écrivent de la manière suivante (en supposant que la banque centrale émet seulement des créances détenues par les banques de second rang et pas de la monnaie proprement dite., c"est-à-dire des créances détenues par le secteur non bancaire):
L'INFLATION
155
Bilan de la banque centrale aVOIrs or (réserves) créances
engagements 100 100
réserves des hanques de second rang
200
Bilan des banques de second rang aVOIrs
engagements
réserves auprès de la hanque centrale créances
certificats d'or
400
200 200
Le bilan consolidé du secteur bancaire - dans lequel les créances entre banques s'annulent - s'écrit de la manière suivante:
Bilan consolidé du secteur bancaire aVOIrs or créances
engagements 100 300
certificats d'or
400
La masse monétaire, c~est-à-dire les créances du secteur non bancaire sur le secteur bancaire, est égale à 400. La base monétaire (réserves d~or) étant égale à 100 il Y a donc une démultiplication de la masse monétaire par un coefficient 4. Dans cet exemple le coefficient de réserves en or est resté égal à 50 % (dans le bilan de la banque centrale, désormais seule à détenir de l'or), mais un nouveau coefficient est apparu - lui aussi égal à 50 % : le coefficient de réserves auprès de la banque centrale. La masse monétaire est égale au double des réserves auprès de la banque centrale, ellesmêmes égales au double des réserves d~or. Ici encore il faudrait distinguer l~apparition spontanée d'un système hiérarchique dans un système de banques libres, qui subirait la concurrence éventuelle d'autres systèmes monétaires restés de type non hiérarchique, et son instauration forcée du fait des privilèges particuliers donnés à une banque et des réglementations imposées par les hommes de l'État.
LA VÉRITÉ SUR LA MONNAIE
156
4. La création monétaire dans les systèmes à banques multiples
Nous avons supposé ci-dessus qu'il existait plusieurs banques produisant leurs propres monnaies, qu'elles garantissaient en termes d'or. Si les garanties de convertibilité sont crédibles, les taux de change entre ces différentes monnaies sont fixes, du fait de leur convertibilité en or. Il s'agit là d'un système décentralisé dont le fonctionnement peut aboutir à la fixité des taux de change sous certaines conditions. Mais il se peut que les taux de change soient flexibles si les garanties de convertibilité sont différemment crédibles, ainsi que nous l'avons vu. Or, nous avons également vu (au chapitre IV) qu'il existait des raisons pour que diverses banques prennent des engagements de convertibilité réciproque entre leurs propres monnaies, afin de leur donner un espace de circulation plus large. Supposons qu'il en soit ainsi et que chaque banque s'engage à échanger sans limites sa propre monnaie contre la monnaie des autres banques du système. Le bilan de chaque banque comporte désormais de l'or, des créances sur le secteur non bancaire et des créances monétaires émises par les autres banques. Supposons que la banque Machin fasse une politique monétaire expansionniste, c"est-à-dire qu'elle achète beaucoup de créances sur le secteur non bancaire contre création de monnaie et qu'elle diminue, par conséquent, son coefficient de réserves en or. Elle disposait par exemple d'un stock d'or égal à 50 et elle avait émis pour 100 de certificats d'or, c'est-à-dire que son coefficient de réserves était égal à 50 0/0. Mais elle décide d"émettre des certificats d'or supplémentaires pour une valeur égale à 50. Son bilan se présentera alors de la manière suivante:
Bilan de la banque Machin avoIrs or (réserves) créances
engagements 50 100
certificats d'or
«( machins »)
150
L'INFLATION
157
Si le bilan de la banque Truc se présente de la manière suivante:
Bilan de la banque Truc aVOIrs
engagements
50 50
or (réserves) créances
certificats d'or
«( trucs »)
100
le bilan consolidé des banques Machin et Truc se présente ainsi:
Bilan consolidé des banques Machin et Truc aVOIrs or (réserves) créances
engagements certificats d'or «( trucs » et « machins »)
100
150
250
Une partie de la nouvelle monnaie créée par la banque Machin sera présentée à la banque Truc pour être transformée en « trucs ». La banque Truc devient donc créancière de la banque Machin et elle crée des « trucs» en contrepartie. Les bilans des deux banques se présenteront alors ainsi:
Bilan de la banque Machin engagements
aVOIrs or (réserves) créances
certificats d'or «( machins ») 100 engagements envers la banque Truc 50
50 100
Bilan de la banque Truc avoIrs or (réserves) créances créances sur la hanque Machin
engagements
50
certificats d'or
«( trucs »)
150
50 50
Si l'on établit le bilan consolidé des deux banques, les créances de la banque Truc sur la banque Machin disparaissent. Le bilan consolidé se présente donc ainsi:
LA VÉRITÉ SUR LA MONNAIE
158
Bilan consolidé des banques Machin et Truc aVOIrs or (réserves) créances
engagements 100 150
certificats d->or
«( trucs »)
250
La transformation des « machins» en « trucs» ne change donc pas la quantité de monnaie (c->est-à-dire le total des créances monétaires détenues par le secteur non bancaire sur le secteur bancaire). Autrement dit-> du point de vue monétaire global-> peu importe que la source de la création monétaire soit située dans l"une ou l->autre banque. La répartition entre banques des créances monétaires est déterminée par le public. Il suffit, par exemple, que la banque Machin ait décidé de créer de la monnaie pour que la masse monétaire augmente, même si, finalement, une partie de cette création monétaire apparaît dans le bilan de la banque Truc. Celle-ci ayant promis d->acheter sans limites les créances monétaires sur la banque Machin, il en résulte qu'elle peut être « forcée» par la banque Machin de créer de la monnaie et de modifier la structure de son bilan, même si elle ne souhaitait pas le faire. En effet, une règle doit s'appliquer, à partir du moment où on l"a acceptée-> même si on n"en désire pas un résultat particulier. Mais la banque Truc ne va certainement pas rester passive. Elle a subi une modification de la structure de son bilan et il n"est pas du tout certain qu"elle veuille la maintenir. Il y a à cela deux raIsons: - Tout d"abord, les créances sur la banque Machin sont probablement moins bien rémunérées que les créances sur le secteur non bancaire (puisqu"une banque gagne à la différence de rémunération qui existe entre ses créances et ses engagements). - Par ailleurs, la banque Truc subit une baisse de son coefficient de réserves en or qu"elle ne désirait sans doute pas (sinon elle aurait accumulé plus de créances sur le secteur non bancaire). Un moment arrivera donc sans doute où elle demandera à la banque Machin d"échanger tout ou partie des créances qu"elle détient sur elle contre de l"or. Nous avons vu en effet au chapitre IV
L'INFLATION
159
qu"il devait en être ainsi pour qu"un système de garanties mutuelles puisse fonctionner. La banque Truc va donc se retrouver avec une encaisse-or plus élevée qu"initialement" la banque Machin avec une encaisse-or plus faible. On aura" par: exemple" les bilans suivants:
Bilan de la banque Machin aVOIrs
engagements
or (réserves) créances
certificats d"or (<< machins ») 100 engagements envers la banque Truc 25
25 100
Bilan de la banque Truc aVOIrs or (réserves) créances créances sur la banque Machin
engagements certificats d"or (<< trucs »)
75
150
50 25
Le bilan consolidé des deux banques reste identique à ce qu"il était" c"est-à-dire :
Bilan consolidé des banques Machin et Truc aVOIrs or (réserves) créances
engagements 100 150
certificats d"or
250
Ainsi" la banque Truc a reconstitué la valeur initiale de son coefficient de réserves en or" tandis que celui de la banque Machin s"est considérablement détérioré" et c"est en cela qu"il existe un mécanisme régulateur. En effet" la confiance dans la monnaie de la banque Machin va diminuer et celle-ci va être incitée à revenir sur sa politique initiale" c"est-à-dire qu"elle va racheter - donc annuler - des « machins» (pratiquement cela signifie qu"elle ne va pas renouveler une partie des prêts venus à échéance et remboursés soit en or" soit en monnaie de la banque Truc" elle-même convertible
160
LA VÉRITÉ SUR LA MONNAIE
en or). De son côté, la banque Truc va craindre pour la liquidité de ses créances sur la banque Machin. Elle va faire pression sur elle pour qu'elle fasse une politique monétaire plus restrictive. Comme nous l'avons vu, il se peut d'ailleurs que les banques soucieuses de coordination - aient mis en place un système de règles, par exemple sous forme d'un coefficient de réserves en or minimal. Dès que cette valeur est atteinte, elle constitue un signal que la banque correspondante doit décider une politique monétaire plus restrictive. Si le cartel bancaire est bien organisé il en sera effectivement ainsi. Dans un régime de liberté bancaire, la crainte de la concurrence extérieure pousse nécessairement les banques appartenant à un même système monétaire à mettre au point des procédures de ce genre.
5. Quand la régulation monétaire s'estompe
Il n'en est plus de même si le système monétaire est figé par des privilèges de monopole, comme cela est le cas à notre époque dans beaucoup de systèmes monétaires publics. En effet, les individus étant obligés de détenir la seule monnaie qui leur est offerte, il n'est plus nécessaire pour les banques de créer et de maintenir la confiance. Comme nous l'avons vu, dans l'étalon-or, tel qu'il a généralement fonctionné aux XIXe et Xxe siècles, la garantie de convertibilité en or n'était donnée que par les banques centrales et non par les banques de second rang. C'est donc par elles et par elles seules que passait le mécanisme de régulation. Dans ce cas, et contrairement à l'hypothèse que nous venons d'évoquer, il n'existait pas de garanties de convertibilité mutuelles entre monnaies nationales et les politiques monétaires devaient répondre directement aux variations de l'encaisse-or de la banque centrale. Supposons, par exemple, que la banque centrale du pays A maintienne en moyenne un coefficient de réserves en or de 50 0/0. A un moment donné elle se lance dans une politique monétaire expansionniste, c'est-à-dire qu'elle émet de la monnaie contre des créances, de telle sorte que le coefficient de réserves diminue. Si la confiance dans la monnaie nationale diminue de ce fait, il n'y a pas nécessairement fuite devant cette monnaie par arbitrage entre la monnaie du pays A et les autres monnaies, dans la mesure où,
L'INFLATION
161
la banque centrale étant publique, les hommes de l'Êtat peuvent obliger les citoyens du pays A à utiliser la monnaie de ce pays (contrôle des changes, cours forcé). Il n'en reste pas moins qu'il y aura des exportations de monnaie vers l'extérieur. En effet, les prix des marchandises sont déterminés par le marché mondial, conformément au principe dit de parité des pouvoirs d'achat. Si, par exemple, on a deux monnaies dans le monde, le franc et le dollar, et si la définition de ces monnaies est telle que 1 $ = 1 g d'or et 1 F = 1 g d'or, il en résulte qu'un franc s'échange contre un dollar. Si un kilo de blé vaut 1 $, il vaudra donc 1 F (abstraction faite des frais de transport et des obstacles' aux échanges tels que les droits de douane). Les taux de change étant fixes entre le franc et le dollar, le prix du blé en termes de francs ne charlgera donc pas, même s'il y a une création importante de francs. Or, s'il en est ainsi, les habitants du pays-franc auront des encaisses en francs trop importantes. Ils chercheront donc à s'en débarrasser. Par hypothèse ils n'y arriveront pas à l'intérieur du pays-franc puisqu'il y a excès global de francs. Il y aura donc une offre de francs contre dollars et marchandises sur le marché mondial et l'abondance de francs tendrait à en faire baisser le prix en termes de dollars ou de marchandises si le mécanisme des taux de change fixes n'existait pas. En effet, si le prix du franc contre le dollar baisse, des arbitragistes trouvent intérêt à acheter des francs avec des dollars, à les échanger contre de l'or auprès de la banque centrale du pays-franc (qui a garanti un prix fixe du franc en or) et à racheter des dollars contre de l'or (puisque la banque centrale du pays-dollar a garanti un prix fixe du dollar contre l'or). Autrement dit, les réserves d'or de la banque centrale qui émet les francs diminuent, celles de la banque centrale du pays-dollar augmentent. Ce mécanisme est parallèle à celui que nous avons étudié cidessus dans l'hypothèse où il existait un système de banques libres. Lorsque les taux de change sont fixes et lorsqu'une banque du système se lance dans une politique monétaire expansionniste, la nouvelle création monétaire se transforme partiellement en monnaie des autres banques. Dans l'hypothèse où nous nous trouvons maintenant, la banque centrale qui émet des francs oblige l'autre banque centrale à émettre des dollars contre de l'or. Globalement la quantité d'or monétaire dans les bilans des banques centrales n'a évidemment pas changé, mais elle est répartie différemment.
162
LA VÉRITÉ SUR LA MONNAIE
La quantité de monnaie (francs et dollars) a augmenté, de même que le montant des créances détenues par l'ensemble des banques centrales, c'est-à-dire que leur coefficient de réserves en or a diminué. Le résultat auquel nous arrivons est intéressant. Il montre en effet à quel point le pouvoir des banques centrales est limité en régime de changes fixes. Nous avions déjà vu que, de toute manière, les autorités monétaires pouvaient déterminer la croissance des encaisses nominales, et donc le taux d'inflation, mais pas la croissance des encaisses réelles. Nous voyons maintenant qu'en régime de changes fixes, une banque centrale n'a qu'un contrôle très restreint de la croissance des encaisses nominales. En effet, une partie de la création de monnaie nationale (contre acquisition de créances) se transforme en fait en monnaie étrangère et le résultat essentiel de la création monétaire est la modification de la structure du bilan de la banque centrale: la croissance monétaire initiale se traduit par une diminution de l'encaisse-or. Il y a donc, en fait, simple substitution de créances sur les agents économiques intérieurs à l'encaisse-or. Que la politique monétaire, si souvent invoquée et considérée comme l'une des prérogatives essentielles de l'autorité publique, se réduise à ce simple jeu de balance entre différentes composantes du bilan de la banque centrale, n'est-ce pas là une constatation étonnante? Cela signifie aussi qu'en régime de changes fixes la politique monétaire - dont on pense en général qu'elle peut être utilisée de manière indépendante par les autorités monétaires - est en fait dépendante de l'extérieur ou, plus précisément, qu'elle est impossible. Supposons donc que la banque centrale du pays A - producteur de francs - mène une politique monétaire expansionniste. Plus elle crée de francs, plus ceux-ci sont transformés en dollars et plus la banque centrale perd de réserves d'or. Les autorités monétaires peuvent réagir de trois façons: a) Persister dans l'erreur car elles tiennent absolument à faire augmenter la quantité de monnaie, par exemple parce qu'elles s'imaginent que cela stimule le développement économique. Le résultat en est évidemment que la banque centrale perdra d'autant plus vite son or que la croissance du stock de créances intérieures dans le bilan et la création d'encaisses seront plus rapides. Lorsque le stock d'or de la banque centrale sera tombé trop bas, elle devra cependant changer de politique.
L'INFLATION
163
b) La deuxième réaction possible consiste à revenir à la sagesse, c'est-à-dire que les autorités monétaires respectent les règles du jeu. On sait en effet que la perte de réserves constitue, dans tout système monétaire fondé sur la convertibilité, le signal qu'il y a eu un excès de création monétaire. La banque centrale détruit alors l'excès de création monétaire, de manière à reconstituer son encaisse-or. Il suffit pour cela de ne pas renouveler une partie des créances qu'elle détient lorsqu'elles viennent à échéance: la diminution de l'actif du bilan s'accompagne d'une diminution du passif, c'est-à-dire de la masse monétaire 10. e) La banque centrale peut enfin décider de dévaluer. Autrement dit, le prix d'équilibre des francs en termes d'or (et donc de dollars) doit diminuer puisque les francs sont devenus relativement plus abondants. On modifie le taux de change officiel pour le rapprocher du taux voulu par le marché. Mais nous savons que cette décision est une rupture de contrat. Elle est le signe que la banque centrale a été incapable de respecter les règles d'un régime de convertibilité à taux fixe, qu'elle avait pourtant choisi et qui aurait dû l'engager vis-à-vis de ses clients. Mais prenons maintenant le cas où la garantie de convertibilité en or des monnaies nationales a disparu et où les banques centrales des pays A et B ont annoncé qu'elles maintiendraient la fixité du taux de change entre leurs monnaies. Il suffit d'ailleurs pour cela qu'une seule des deux banques prenne cet engagement. Dans ce cas l'une des banques centrales - par exemple celle de B - n'intervient pas sur le marché des changes pour défendre la parité fixe. Elle ne détient pas de créances extérieures et elle peut librement faire varier son stock de créances intérieures, faisant ainsi varier la masse monétaire nationale. L'autre banque, celle de A, au contraire, est dépendante: elle détient des réserves de monnaie du pays B et elle doit maintenir un certain coefficient de réserves dans cette monnaie. Si elle fait une politique monétaire trop expansionniste, elle « perd des devises» et elle peut réagir selon l'une des trois modalités indiquées ci-dessus. Le système en question est hiérarchique puisqu'une des banques est dépendante de l'autre. Plus généralement, dans un système à n banques et n monnaies, l'une des banques peut être indépendante et les n-l autres sont alors dépendantes. 10. Nous verrons ultérieurement - chapitre VIII - comment les variations du bilan de la banque centrale entraînent des variations de même sens de la masse monétaire.
164
LA VÉRITÉ SUR LA MONNAIE
Mais des arrangements de type symétrique peuvent aussi exister. Nous ne les détaillerons pas pour le moment., quitte à y revenir ultérieurement (chapitres IX et X) Il. Un système de ce type est plein de dangers. Supposons en effet que la banque centrale A crée trop de monnaie. Une partie de cette monnaie est transformée en monnaie du pays B., dont la banque centrale accumule donc la monnaie de A en contrepartie. Mais., étant donné qu"il n"y a plus de garantie de convertibilité en termes d"un actif extérieur aux banques du système (ce qui était le cas de l"or)., la banque centrale du pays B n"a aucun moyen de demander la conversion des créances en monnaie de A qu"elle accumule sans cesse. Certes., elle pourrait demander - soit à la suite d"une négociation., soit parce qu"une règle du jeu de ce type avait été antérieurement décidée - une annulation réciproque des créances de A sur B et de B sur A. Mais la banque A possède probablement peu de monnaie de B., puisqu"elle s"est lancée dans une politique monétaire plus expansionniste que la banque B et que., probablement., elle a déjà dû faire face à des demandes de conversion., émanant du secteur privé., de sa propre monnaie contre la monnaie de la banque B. Il Y a donc un risque de concurrence inflationniste, c'est-àdire que les banques centrales du système essaient continuellement d'accroître leur part de marché. En effet, si l'une d'entre elles, A par exemple, se lance dans une politique monétaire expansionniste et accumule des créances qui lui rapportent intérêt, les agents économiques du pays A vendent leur monnaie nationale contre des produits (ou des titres, c'est-à-dire des produits futurs). Il y a ce que l'on appelle un déficit commercial. Celui-ci, contrairement à ce qu'on soutient en général, n"est pas néfaste par lui-même. Bien au contraire, il signifie que les habitants de A reçoivent plus de biens qu"ils n'en ont produit eux-mêmes. Et ils paient ces biens avec une monnaie qui ne coûte pas cher à produire! La banque centrale du pays B., pour sa part, accumule la monnaie de A et est forcée de créer de la monnaie B, même si elle ne le désirait pas. Or, nous venons de voir qu'elle n'avait pas beaucoup de moyens de s"opposer à cette « invasion monétaire ». Elle peut alors être tentée de riposter en essayant d"accroître sa part de marché dans la zone de changes fixes., c"est-à-dire en se lançant à son tour dans une Il. Voir aussi notre ouvrage, L'ordre monétaire mondial, Paris, Presses Universitaires de France, 1982.
L'INFLATION
165
politique monétaire expansionniste. Cependant, dans certains systèmes - qu'il conviendrait de choisir de préférence - la banque centrale de A est forcée de racheter les créances monétaires qu'elle a émises de manière excessive, ce qui annule l'excès de création monétaire. Ainsi, un régime de changes fixes symétrique où il n'existe pas de garantie de convertibilité externe - par exemple en or risque de constituer le pire des systèmes monétaires. C'est celui que l'on rencontre fréquemment de nos jours, par exemple sous la forme du système monétaire européen (SME), sur lequel nous reviendrons ultérieurement (chapitre x). On peut dire que, dans ces systèmes, « le vice est récompensé et la vertu est punie». Le résultat en est un biais inflationniste. De manière à éviter une longue analyse théorique on peut avoir facilement une idée du fonctionnement de ces régimes en gardant à l'esprit l'image des vases communicants. Nous avons ainsi un vase A (le pays A) et un vase B (le pays B). Les deux vases sont remplis de « liquiditéS » et ils sont reliés par un tuyau (les mécanismes de la convertibilité entre monnaies nationales). Comme on le sait, le niveau d'eau est le même dans les deux vases communicants, quelles que soient leurs dimensions respectives (figure 6). De la même manière, les prix sont les mêmes dans les deux pays,
~ ~
liquidités
.....---------+--------------------.....-..--.. .
A
B
~
liquidités --. marchandises et titres
Figure 6
166
LA VÉRITÉ SUR LA MONNAIE
quelles que soient leurs dimensions. Supposons maintenant qu"un « robinet à liquidités» soit placé au-dessus de chacun des deux vases. Il importe peu., du point de vue du résultat final., que la source de liquidités provienne de l"un ou de l"autre robinet: de toute façon les liquidités se répartiront entre les deux vases de manière que le niveau de l"eau (le niveau des prix) soit le même dans les deux. Si., par exemple., A est grand et B petit., une faible fraction de la liquidité nouvellement distribuée ira vers B ou restera en B. Si c"est le « robinet» A qui est ouvert., les prix monteront de manière identique dans A et dans B et une partie de la nouvelle masse monétaire passera de A à B (après conversion d"une monnaie à l"autre). De la même manière., si c"est le « robinet» B qui est ouvert., la plus grande partie de la liquidité se dirigera vers A" dont la demande relative de liquidités est la plus grande. Supposons" par exemple" que la monnaie aille de A vers B. Étant donné qu"il y a toujours deux parties indissociables dans l"échange" il y aura en contrepartie un flux de biens ou de titres de B vers A. On dira que le pays A a un déficit de sa balance commerciale (balance des échanges de produits) et/ou de sa balance des capitaux (échanges de titres). Ce déficit - tout à fait désirable pour le pays A ou" tout au moins., pour ceux qui en bénéficient" c"est-à-dire., d"abord., les créateurs de monnaie - reflète donc uniquement les différences de politique monétaire dans un système censé être de changes fixes. Pour tirer une dernière conclusion de l"image des vases communicants" imaginons que la dimension du vase A augmente., c"est-à-dire qu"il y a croissance des ressources dans le pays A (figure 7). Le « besoin » de liquidités augmente donc., puisque nous avons vu que la demande de monnaie est d"autant plus grande que le revenu est plus grand. La liquidité passera donc de B en A., s"il n"ya pas de nouvelle création de liquidités. Ainsi., plus la croissance d"un pays est rapide., plus la demande de monnaie y croît rapidement et plus ses habitants importent de la monnaie., toutes choses égales par ailleurs. En contrepartie il y aura donc un excédent de la balance commerciale (et/ou de la balance des titres). Cette proposition., qui repose sur des bases irréfutables., est donc en contradiction totale avec les idées habituellement admises et qui inspirent toutes les politiques économiques., en particulier en France et sous tous les gouvernements., à savoir que l"accélération de la croissance se heurte
L'INFLATION
167
à la « contrainte extérieure la balance commerciale.
».,
c"est-à-dire à un déficit croissant de
....- croissance réelle 1 1
..
ancIen niveau
------ï---------------nouveau niveau t-----.----------Io-----------------__ -+-
A
1
B
1
liquidités ---. ....- marchandises et titres
Figure 7
En réalité on confond en général la croissance monétaire et la croissance réelle. On s'imagine qu'une croissance monétaire plus rapide entraînera une croissance réelle plus forte - ce qui est faux - et qu'une croissance réelle forte entraîne un déficit commercial - ce qui est également faux. En fait., s'il y a vraiment accélération de la croissance réelle., il y a variation de. la balance commerciale dans la direction d'un excédent, toutes choses égales par ailleurs (en particulier la croissance monétaire). Quant à la croissance monétaire., son accélération a évidemment pour conséquence une variation de la balance commerciale dans le sens du déficit. Ce déficit est plus ou moins « supportable» selon que les pratiques et les éventuelles règles du jeu conduisent la banque centrale trop expansionniste à perdre des réserves de monnaie étrangère ou., au contraire., la banque centrale la moins expansionniste à accumuler indéfiniment la monnaie en excès. Toujours est-il qu'il est absurde de parler d'un régime de changes fixes sans préciser ses caractéristiques et ses éventuelles règles du jeu. En leur absence - et en particulier s'il n'existe pas de convertibilité avec un actif extérieur - les résultats du système risquent d'être désastreux. Malheureusement, le principe de fonctionnement d'un système
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LA VÉRITÉ SUR LA MONNAIE
de changes fixes est en général fort mal compris. C"'est ainsi qu"'à notre époque,. lorsqu'une banque centrale perd des réserves extérieures, on prétend qu'elle souffre d'une « insuffisance de liquidités internationales » et qu'il convient de lui en donner - par exemple par la création de DTS (droits de tirage spéciaux) - ou de lui en prêter à des conditions avantageuses, ce qui est le cas de toutes sortes de prêts officiels dans le cadre du Fonds monétaire international ou du système monétaire européen. Pourtant, la perte de réserves de change n'est pas une fatalité, elle est la simple conséquence d'une politique monétaire qui n'était pas cohérente avec la politique de change (c'est-à-dire le maintien de parités fixes). Dans le système de banques libres que nous avons examiné ci-dessus (section 4), la source de la création monétaire était la banque Machin, mais finalement la masse monétaire se répartissait dans les deux zones de circulation du « machin» et du « truc» conformément aux souhaits des usagers. Il en est ainsi dans tout système de convertibilité à taux fixe. Mais l'incitation à créer de la monnaie varie selon les systèmes et leurs règles de fonctionnement. Un système monétaire évolué est probablement toujours composé de plusieurs banques, ce qui suppose l'existence de mécanismes propres à assurer la convertibilité à taux fixe des créances monétaires entre elles. Comme nous l'avons déjà vu, le système peut être décentralisé ou centralisé, son fonctionnement peut dépendre de règles ou être discrétionnaire. Dans un système non hiérarchique la convertibilité peut être organisée de manière totalement décentralisée (garanties et surveillances mutuelles). Il se peut d'ailleurs qu'une banque décide, de manière totalement indépendante, de garantir la convertibilité de sa propre monnaie en termes d'une autre sans réciprocité. Si plusieurs banques prennent la même décision, sans qu"'il y ait nécessairement concertation entre elles, il n'y a pas de hiérarchie dans la prise de décision, mais il y a une hiérarchie dans les créances monétaires: il existe une « monnaie clé» en termes de laquelle toutes les autres monnaies bénéficient de garanties de convertibilité à taux fixe, sans qu'il soit nécessaire pour autant que la banque émettrice de la « monnaie clé» contrôle les autres banques. C'est à elles de se contrôler de manière à rester sur le marché 12. 12. Il en était ainsi, tout au moins en ce qui concerne les banques centrales - mais pas les autres banques - dans le système de l'étalon-dollar: toutes les banques centrales, autres
L'INFLATION
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Un tel système pourrait être qualifié de « hiérarchique-décentralisé». Il a de meilleures chances de fonctionner qu"un système « non hiérarchique-décentralisé» comme l"est le système monétaire européen (voir chapitre x).
que le Fed, maintenaient la fixité (relative) de leurs monnaies par rapport au dollar. Le Fed n'avait pas besoin d'intervenir, En effet, s'il existe n monnaies émises par n banques centrales, il existe seulement n-} taux de change en termes de l'une d'entre elles prise comme numéraire. Pour que les taux de change restent fixes il suffit que n-} banques centrales interviennent sur le marché. Si n banques centrales intervenaient, il se pourrait, dans certaines circonstances, que leurs interventions soient încompatibles. C'est ce qu'on appelle dans la littérature le cc problème du n-} ». Ainsi, on a beaucoup reproché aux autorités monétaires américaines leur politique de cc benign neglect )), c'est-à-dire leur refus d'intervenir sur le marché des changes. Leur position a pourtant permis de sauvegarder la cohérence du système. Sur ces points on peut se reporter à notre ouvrage déjà cité, L'ordre monétaire mondial.
CHAPITRE VII
L'instabilité monétaire
*
Nous avons vu précédemment que la nationalisation des systèmes monétaires par les hommes de l'État risquait de conduire à des positions de monopole et donc à l'inflation. Par contre., dans un système de banques libres en concurrence., l'inflation est forcément limitée ou absente., car un producteur de monnaie ne veut pas perdre ses clients. Nous allons voir maintenant que l'interventionnisme étatique n'est pas seulement responsable du mauvais fonctionnement à long terme des systèmes monétaires - tel que nous l'avons étudié jusqu'à présent et caractérisé par l'inflation - mais qu'il est également responsable de l'instabilité conjoncturelle. Celle-ci se reflète aussi bien dans les variations du rythme de la croissance économique que dans la variabilité des taux d'intérêt ou de l'inflation. Par ailleurs, cette instabilité conjoncturelle, si elle est trop prononcée, peut se traduire par une faible croissance, comme beaucoup de pays d'Amérique latine et d'Afrique en donnent le malheureux exemple. Le fait que l'interventionnisme étatique soit la véritable cause de l'instabilité conjoncturelle est d'autant plus notable que les hommes de l'État prétendent toujours à notre époque que la stabilisation économique est une des tâches essentielles de l'État et * Le présent chapitre est inspiré de notre texte, «Macro-Stabilisation Policies and the Market Process », in K. Groenveld, J.A.H. Maks et J. Muysken, eds., Economie Policy and the Market Process, Amsterdam, North-Holland-Elsevier, 1990.
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LA VÉRITÉ SUR LA MONNAIE
que cela justifie d'ailleurs son contrôle sur le système monétaire. Et la majorité des économistes, par révérence à l'égard du pouvoir, admettent ces prétentions et fournissent aux hommes de l'Êtat des pseudo-justifications théoriques. Dans les manuels traditionnels de macro-économie et de politique économique, en effet, on suppose en général que l'Êtat a trois rôles principaux: l'allocation des ressources, la redistribution des richesses et la stabilisation macro-économique. Au cours des années récentes, la théorie économique, ainsi que d'innombrables expériences pratiques, ont montré de manière constamment plus évidente que le marché était plus apte à assurer la meilleure allocation possible des ressources. Les idées ont également changé en ce qui concerne le rôle redistributif: ainsi, le concept même de justice sociale est mis en cause] et les transferts apparaissent essentiellement comme des procédés utilisés par les politiciens sur le « marché politique» 2 pour gagner ou maintenir des positions personnelles. Mais il existe probablement moins de gens, même parmi ceux qui considèrent le marché comme la meilleure solution au problème de la « coopération sociale », pour accepter l'idée que la stabilisation macro-économique ne constitue pas une responsabilité spécifique de l'Êtat. En fait, on pense en général que la stabilisation macroéconomique partage certaines des caractéristiques que l'on attribue généralement à un « bien public », pour la production duquel l'État dispose d'un avantage relatif (voir pp. 182-186). Nous montrons ici pourquoi nous ne pouvons pas accepter cette vision. L'instabilité économique se situe au point de convergence de toute une série de pratiques interventionnistes de l'État: - Les politiques qui tuent l'épargne, qu'il s'agisse de la fixation de taux d'intérêt trop bas - hypothèse de « répression financière» étudiée au chapitre 1 - ou de politique fiscale. Il en résulte que les investisseurs sont incités à se tourner vers le crédit plutôt que vers 1. Voir, par exemple, Friedrich Hayek, Law Legislation and Liberty, vol. 2, The Mirage ofSocial Justice, London, Routledge & Kegan Paul, 1976 (trad. fr. : Droit, législation et liberté, vol. 2, Le miraHe de la justice sociale, Paris, Presses Universitaires de France, 1.?81). 2. L'expression « marché politique» a été popularisée par les membres de l'Ecole du choix public (James Buchanan et Gordon Tullock). Cependant, il faut être prudent en l'utilisant, car il existe des différences importantes entre le « marché politique » et ce que l'on appelle d'habitude un marché: sur le « marché politique» les hommes politiques échangent des biens qui ne leur appartiennent pas, par exemple des privilèges publics et ce que l'on appelle des « services publics », en contrepartie de voix aux élections. Celles-ci, de leur côté, n'ont pas été appropriées à la suite d'un processus de création de ressources. Elles sont données gratuitement aux électeurs.
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le marché financier (actions ou obligations, c~est-à-dire épargne volontaire), ce qui correspond à une création excessive de monnaie 3. - La nationalisation du système bancaire qui conduit à l~ir responsabilité des gestionnaires des banques.
1. Qu'est-ce que la stabilisation économique?
Des expressions telles que « stabilité économique », « politique de stabilisation» ou « équilibre économique» sont passées dans le langage courant. Ces termes sont cependant trop vagues pour pouvoir être acceptés tels quels et il est indispensable de faire un effort de clarification des concepts. Il faut, pour cela, commencer par le concept d\< équilibre ».
Équilibre individuel et équilibre global Le recours à la notion d"'équilibre est à la fois inévitable et dangereux. En réalité il n"'y a qu"'un moyen de la définir, à savoir d~un point de vue individualiste. En effet, on peut dire qu~un individu est en équilibre s~il est satisfait, ce qui signifie qu"'il ne voit pas de raison de modifier son activité~ compte tenu de sa perception des contraintes qui s~imposent à lui. Ces contraintes sont, en particulier~ des contraintes de ressources", d~environnement et d'information. Ainsi la notion d~équilibre renvoie à la logique des choix et préférences individuels. Il est évident que cela n~a pas de sens de prétendre qu~une « société» est satisfaite si l~on ne se réfère pas à la satisfaction de ses membres. Ainsi~ on peut dire que l'équilibre macro-économique existe lorsque tous les individus d'une société sont satisfaits au sens où nous l~avons entendu ci-dessus. Ceci implique qu'ils rencontrent 3. Nous avons expliqué dans L'arbitraire fiscal (Paris, Robert Laffont, 1985) comment les systèmes fiscaux modernes contribuent considérablement à raréfier l'épargne volontaire. Cet ouvrage doit donc être considéré comme complémentaire de l'ouvrage présent si l'on veut comprendre l'ensemble des mécanismes macro-économiques. Nous y montrons pourquoi l'impôt sur le revenu est en fait un impôt sur l'épargne et comment la cascade des impôts qui frappent l'épargne, le capital et son rendement aboutit à freiner l'accumulation de capital. On trouvera aussi dans cet ouvrage (au chapitre VII) une présentation du cycle de l'endettement et de l'instabilité conjoncturelle complémentaire de celle du présent chapitre.
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tous des contraintes, parmi lesquelles certaines proviennent de l'interdépendance qui existe entre les décisions de chacun: dans un processus d"échange, les désirs de chaque « offreur-demandeur» sont contraints par les droits et les désirs des autres. Ainsi, celui qui offre du blé contre des tomates est contraint par les souhaits de celui qui offre des tomates contre du blé. Cependant, le concept même d'équilibre est dangereux s'il n'est pas compris correctement, pour deux raisons: - Tout d'abord, il y a une confusion possible entre la signification économique du mot, telle que nous l"avons précisée ci-dessus, et la signification comptable (qui reflète le fait inévitable que n'importe quelle transaction a deux côtés d'égale valeur marchande, à savoir un achat et une vente). Prenons, à titre d"exemple, l'expression « équilibre de la balance des paiements» si couramment employée. En tant qu'identité comptable elle constitue une tautologie, dont il est cependant utile de se souvenir. D'un point de vue « économique», elle est sans signification: une balance des paiements n'est pas un agent moral et elle ne peut donc pas être satisfaite... Malheureusement, on est habitué à utiliser des expressions telles que 1"« équilibre extérieur d'un pays» au lieu de discuter des « satisfactions et des choix - sur un ou plusieurs marchés - des personnes vivant dans un pays donné». Beaucoup d'erreurs dans le domaine de l'économie proviennent de cette habitude consistant à se référer a priori à un agrégat global quelconque (le pays, le revenu national, etc.), en oubliant les êtres humains qui décident et qui agissent. Une sorte de volonté collective est alors attribuée à des sociétés et à des groupes d'hommes dont on prétend qu'ils ont des « objectifs» et qu'ils disposent d'« instruments ». - En deuxième lieu, l"équilibre individuel est souvent conçu plus ou moins conformément à la tradition mise en honneur par Léon Walras au XIX siècle, c'est-à-dire comme un concept statique. Après quelques itérations, l"information « parfaite» prévaut et les gens se trouvent dans une situation d"équilibre stable et durable. L'hypothèse d"un monde statique peut être utile dans l'analyse., en tant que point de référence. Mais elle ne peut pas donner une description de la manière dont une société humaine fonctionne en fait, pas plus qu'elle ne peut représenter, de quelque manière que ce soit, une situation idéale. En fait, l"équilibre individuel est un équilibre en changement continuel et les individus qui agissent C
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modifient continuellement les situations qu'ils préfèrent. La caractéristique distinctive des hommes c'est qu'ils vivent dans le temps. Les hommes sont des êtres de raison, ce qui veut dire qu'ils essaient d'adapter leurs actes à leurs objectifs propres, compte tenu des contraintes auxquelles ils doivent faire face.' Mais leurs objectifs changent continuellement, de même que leurs contraintes, du fait de leur propre activité ou de celle des autres individus. Comme nous le savons, parmi les contraintes figurent les contraintes d'information. Les individus sont susceptibles d'« acheter» une information meilleure, mais ils ne choisissent jamais d'obtenir une information « parfaite », qui est d'ailleurs elle-même inconcevable. Selon ses propres préférences à un moment donné, chacun choisit son « panier» préféré de biens, où l'on trouve aussi bien des services d'information que d'autres marchandises. A son tour, l'information qu'il a ainsi obtenue modifie ses plans et ses préférences. Un observateur extérieur ne peut pas connaître ces préférences et ces choix qui changent continuellement: l'équilibre individuel ne peut pas être défini a priori et indépendamment de l'homme qui pense et qui agit. Ceci est dû à l'impossibilité, pour un observateur extérieur, d'obtenir l'information correspondante. Bien sûr, une situation d'équilibre global (macro-économique), c'est-à-dire une situation où tous les membres d'une société sont en équilibre, est a fortiori strictement impossible à connaître et à mesurer.
La stabilisation individuelle Puisque l'équilibre individuel - et, donc, l'équilibre « global » - est un équilibre changeant (c'est-à-dire qu'équilibre ne veut pas dire fixité), comment peut-on définir des termes tels que « équilibre stable », « stabilisation» ou « politique de stabilisation macro-économique »? Dans la macro-économie traditionnelle, celle des manuels par exemple, la stabilisation est conçue comme la minimisation des écarts entre les valeurs présentes et désirées de certaines variables dites macro-économiques. Mais quel est le coût de ce processus de minimisation? Qui peut définir les valeurs désirées de ces variables? Qui peut même définir les variables auxquelles il convient de s'intéresser? Il est impossible de répondre à ces questions sans se référer aux décisions des individus et, avant d'attribuer un sens quelconque au concept de « stabilisation macro-économique» ou de « stabili-
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sation globale» - de même d'ailleurs qu'à des expressions telles que « les grands équilibres», chères à certains hommes politiques - nous devons d'abord préciser la signification de la stabilisation individuelle. Nous nous appuierons pour cela sur la tradition « autrichienne », en particulier celle qui a été illustrée par les travaux de Ludwig von Mises et Friedrich Hayek 4. Nous avons déjà refusé la notion d'un « équilibre stable », défini comme une situation d'équilibre statique et qu'on peut appeler « équilibre walrasien », du nom de l'économiste Léon Walras qui a, l'un des premiers, précisé les conditions mathématiques de ce type de situation. Nous voudrions maintenant suggérer la définition suivante de la stabilité: un individu est dans une situation d'« équilibre stable» quand il obtient, à n'importe quel moment et sans en être empêché par la force, l'ensemble de biens et d'informations qu'il préfère et pour lesquels il s'est engagé dans l'action. Certes, à tout moment., il rencontre des contraintes - qui étaient prévues ou non - et il doit choisir ou bien d'agir dans le cadre de ces contraintes ou bien d'essayer de les changer (en achetant de l'information, en modifiant ses processus de production, etc.). Ceci signifie qu'il peut être dans une situation de « déséquilibre », c'est-à-dire qu'il peut exister un écart entre ce qu'il obtient et ce qu'il espérait obtenir et l'on pourrait même admettre que cet écart existe toujours du fait des insuffisances d"information. Pour essayer de le combler, en tout ou partie, il va donc mettre en œuvre sa propre (( politique de stabilisation )). Or, celle-ci., d'une part, est perpétuellement changeante et., d'autre part, elle ne peut pas être analysée séparément des processus de production dans lesquels l'individu s'engage. Ceci signifie qu'au niveau macro-économique, la stabilisation ne peut pas non plus être séparée du processus par lequel les richesses sont créées et ipso facto appropriées (et non « réparties»). Admettons temporairement que l'obtention de l'information ne pose aucun problème, comme si elle pouvait être obtenue gratuitement (ce qui est - nous le savons - impossible). Dans ce cas 4. On peut citer, en particulier, les ouvrages de Friedrich Hayek, Monetary Nationalism and International Stability, Londres, Longmans, Green and Co, 1937; Prices and Production, Londres, 1931; Law Legislation, and Liberty, Londres, Routledge & Kegan Paul,1973, 1976 and 1979 (trad. fr., Droit, législation et liberté, Paris, Presses Universitaires de France, 1980, 1981 et 1983); Monetary Theory and the Trade Cycle, Londres, Jonathan Cape, 1933; et les ouvrages de Ludwig von Mises, The Theory of Money and Credit, Londres, Jonathan Cape, 1934; On the Manipulation of Money and Credit, New York, Free Market Books, 1978 (textes de 1923, 1928, 1931, 1933, présentés par Percy L. Greaves,); Human Action, Yale University Press, 1949 (trad. fr., L'action humaine, Paris, Presses Universitaires de France, 1985).
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la politique de stabilisation d~un individu pourrait être définie comme la suppression de tout écart entre sa position désirée et sa position présente. Il pourrait atteindre cet objectif sans avoir à supporter aucun coût si l~information pouvait être gratuite. Or~ l~information n'est jamais parfaite et elle est toujours coûteuse à obtenir, même si le coût ne s'exprime pas en termes monétaires, mais., par exemple., en termes de temps. Il en résulte qu~un individu peut fort bien prendre des décisions qui apparaissent erronées par la suite. Il peut être alors tenté de dire: « Si j"avais su! » Mais., précisément., il avait choisi de ne pas savoir., car le rendement potentiel et aléatoire de l'information ne lui semblait pas assez utile pour en compenser le coût. Certes., il peut toujours essayer d"améliorer la qualité de ses décisions., par exemple de diminuer le degré de risque ou la variabilité de certaines variables qu'il considère comme importantes pour lui (et non pour les hommes de I~État qui définissent arbitrairement des objectifs macro-économiques). Mais il ne peut pas désirer abolir complètement le risque et l~incertitude, et il choisit plutôt ce qui lui apparaît comme la « variabilité optimale prévisible» de certaines variables. Ainsi, la stabilisation ne peut pas être définie en termes absolus, mais seulement en termes relatifs~ comme le résultat des choix entre diverses actions. Au-delà d"un certain point~ on ne désirera plus investir dans des activités de « stabilisation »., si on estime que cela revient trop cher (en argent ou en temps). Une fois de plus, la variabilité optimale et, par conséquent, la stabilisation optimale ne peuvent pas être définies par un observateur extérieur, sauf dans le cas totalement improbable où l~observateur pourrait connaître à tout moment les préférences changeantes et les informations des individus qui décident !le Il existe différentes techniques pour modifier le degré de risque auquel l'individu est exposé. Il peut changer son activité au moyen d~un quelconque progrès technique - par exemple en substituant une production industrielle plus prévisible à une activité agricole dépendant de conditions météorologiques extrêmement variables ou acheter une police d"assurance, si celle-ci est disponible. Ces deux 5. On a parfois le sentiment que certaines décisions - de soi-même ou des autres - ne sont pas « conscientes». En réalité, nous prenons ces décisions de manière « instinctive)) ou au hasard, parce que nous estimons implicitement qu'elles ne sont pas assez importantes pour que nous cherchions à en améliorer la qualité et que nous acceptions les coûts - en argent et en temps - correspondants. Mais toute action humaine suppose tout de même un acte de la volonté.
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techniques comportent évidemment un coût, comme toute autre technique imaginable. C'est pourquoi c'est une illusion de croire que la diminution du risque peut ne rien coûter, ainsi que le supposent implicitement ceux qui défendent des « politiques de stabilisation » consistant en fait à substituer leurs propres choix à ceux des individus concernés.
Le marché comme processus de coordination L'idée selon laquelle le marché se caractérise essentiellement comme un processus de coordination est spécifique de la tradition autrichienne. Ludwig von Mises, Friedrich Hayek ou Israël Kirzner, en particulier, ont montré de manière convaincante que le mécanisme de génération et de transmission des informations par les prix était le meilleur moyen de coordonner les activités humaines. Nous venons de voir comment tout individu « stabilise » ses propres activités. Ceux qui sont peu familiers avec l'analyse d'inspiration « autrichienne» pourraient penser que les efforts de tous les individus d'une société pour conduire leurs propres politiques de stabilisation pourraient mener au désordre. En fait, nous avons vu également que ces efforts de stabilisation individuels consistaient essentiellement à choisir la meilleure information à tout moment du temps. Or, le système des prix est le moyen le moins coûteux d'apporter aux individus l'information qui leur est utile sur le comportement des autres membres de la société. En d'autres termes, l'argument consistant à mettre en cause la prétention de toute autorité publique à pratiquer une politique de stabilisation macro-économique est exactement le même que celui qu'on peut adresser à l'encontre de la planification centrale. L'intervention publique, par exemple pour ce que l'on appelle la stabilisation économique, désorganise en effet le système des prix. Il est alors plus difficile pour les individus de s'ajuster à des conditions toujours changeantes, puisque ces conditions sont rendues encore plus imprévisibles. Par leurs interventions, les hommes de l'État détruisent précisément l'information dont chacun aurait besoin pour prendre ses décisions: les individus n'ont plus le moyen de faire connaître aux autres leurs choix et leurs positions d'équilibre,
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c"est-à-dire leurs positions « stabilisées». Nous verrons ainsi ultérieurement que les crises économiques sont essentiellement dues à des distorsions dans la structure des prix provoquées par l"intervention publique qui y introduit de fausses informations 6. En termes très généraux, la politique de stabilisation macroéconomique est une expression qui désigne en fait la prétention des hommes de l"État à identifier les points du système économique où, par exemple, les acheteur~ feraient les « mauvais» choix et les offreurs potentiels seraient mal informés. Mais trois objections peuvent être faites à l"encontre de toute intervention publique: - Tout d"abord, il n'est jamais possible sur un marché libre d"identifier les endroits où les « offres-demandes » - cette expression rappelant que toute offre est en même temps une demande - seraient sous-estimées ou sur-estimées, puisque, dans le contexte de choix individuels continuellement changeants, les gens essaient à tout moment d"éviter les pertes liées aux incertitudes concernant les offres-demandes à venir. - En deuxième-lieu, même si cette identification était possible, il serait justifié de mettre en cause, d"un point de vue éthique, le droit d"un gouvernement à modifier les offres-demandes: la stabilisation macro-économique implique bien souvent une violation des droits de propriété. En effet, les politiques en question conduisent nécessairement à modifier - et ce de manière imprévisible - certains prix (variations de taux d'intérêt., de taux d'impôts, etc.), donc à modifier la valeur des choses possédées par les citoyens. A titre d"exemple, supposons que., sous prétexte de stabilisation économique, les hommes de l"Êtat augmentent de manière imprévue des impôts sur une activité que ses auteurs n "auraient jamais entreprise s"ils avaient connu à l"avance le taux de la spoliation fiscale 7. Les investissements matériels et les efforts humains - investissements non matériels - qui avaient été réalisés antérieurement perdent donc une grande partie de leur valeur. De même., l"excès de création monétaire, sous le même prétexte, fait-il perdre une partie de leur 6. Nous avons montré dans notre ouvrage, L'arbitraire fiscal (déjà cité), que la fiscalité était souvent déstabilisatrice en ce sens qu'elle était discrétionnaire, comme la plupart des ~ décisions étatiques, et par conséquent largement imprévisible. 7. On pourrait évidemment objecter qu'il n'y a pas spoliation lorsque, par exemple, l'Etat diminue le taux d'inflation ou réduit les dépenses publiques pour réduire le déficit public. Mais, ces décisions consistent à atténuer des spoliations antérieures qui sont devenues insupportables. Le fait de réduire une inflation qu'on avait trop développée ou des dépenses publiques qui étaient excessives ne signifie pas qu'on apporte des gains aux gens - c'est-à-dire le contraire d'une spoliation - mais simplement qu'on atténue la spoliation.
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valeur aux encaisses monétaires, c'est-à-dire qu'il y a, là encore, spoliation des citoyens. En même temps, bien sûr, il y a déstabilisation, puisque la qualité de l'information dont disposent les individus sur leur environnement en est diminuée. - Enfin, la démarche « stabilisatrice» est contradictoire avec elle-même: pour avoir un effet, l'action étatique doit être imprévue (sinon elle aurait déjà été intégrée dans les décisions passées). Comme elle est contraignante, les gens cherchent à lui échapper. Elle ne peut donc avoir un effet, c'est-à-dire porter atteinte aux droits de propriété, que si elle les prend par surprise. Si elle les prend par surprise, elle a un seul effet, à savoir d'ajouter à l'incertitude. Cela n'a donc rien à voir avec la stabilisation, bien au contraire 8. Le processus de décision décentralisé du marché est rendu possible par les contrats. Ceux-ci permettent la coordination sociale dans le temps en donnant aux parties contractantes des informations de meilleure qualité sur leur environnement futur. Ainsi, un producteur qui signe un contrat avec un fournisseur sait à quel prix il pourra se procurer telle ou telle quantité de matières premières ou de produits intermédiaires dont il aura besoin quelques mois plus tard. La stabilisation individuelle est d'autant mieux assurée que les contrats sont plus fiables. La stabilisation macro-économique résulte ainsi d'une infinité de décisions et de contrats au niveau micro-économique. Elle ne peut pas être déterminée par des décisions discrétionnaires des hommes de l'État, puisque le caractère discrétionnaire signifie l'imprévisibilité. Certes, lorsque l'intervention étatique existe, plus les politiques sont prévisibles plus le système économique est stable. Mais il n'en reste pas moins qu'il s'agit là d'un pis-aller par rapport à la meilleure solution, celle où il n'existe pas de politique publique et où la stabilisation est le résultat de tous les choix d'ajustement individuels. Ainsi, il vaut mieux, lorsque le contrôle de la production de monnaie a été monopolisé par les hommes de l'État, que la politique monétaire soit soumise à une « règle monétaire» (voir chapitre VIII), au lieu de varier au 8. Comme le suggère François Guillaumat, la « stahilisation )) par des politiques puhliques fait penser au chauffeur d'un camion qui viendrait d'écraser une passante et qui s'imaginerait qu'il peut la (c désécraser)) en roulant à nouveau sur elle en marche arrière: lorsque l'État a provoqué un cycle conjoncturel instable, la phase de « stabilisation» n'annule en rien les phases précédentes. C'est l'ensemble du cycle qui constitue le phénomène d'instahilité.
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gré des décisions discrétionnaires des « autorités monétaires », mais une solution de marché serait encore meilleure. C'est précisément pour « stabiliser» leur environnement que les individus signent des contrats. En fait, quand il accepte un contrat, un individu s'oblige lui-même à se comporter selon un schéma décidé à l'avance, pour une activité déterminée. Ce faisant, il accepte évidemment un certain degré de risque. Mais il achète en même temps de l'information sur le comportement de l'autre partie contractante. En d'autres termes, chaque individu a une meilleure information que n'importe qui d'autre sur ses décisions et comportements potentiels. Lorsqu'il signe un contrat il accepte un certain risque, puisqu'il contraint ses choix futurs sans avoir une connaissance parfaite de l'avenir. Mais le coût de ce degré accru de risque est plus que compensé par une meilleure connaissance du comportement futur des autres. Dans une certaine mesure un contrat est un échange de risques. Il est signé lorsque cet échange paraît avantageux aux deux parties en cause. Parmi les contrats, certains sont spécifiquement des contrats d'assurances, mais il n'est pas possible de tout assurer. Plus précisément, d'ailleurs, les gens ne choisissent pas de s'assurer contre tous les risques de la vie, car ils considèrent que le coût de l'assurance est excessif, pour un grand nombre d'activités, par rapport à l'utilité, telle qu'elle est perçue, de la couverture du risque. Il peut arriver que tous les membres d'un groupe d'hommes donné (une « société») souffrent d'un même risque, par exemple des fluctuations de récoltes dans une société agricole, ou une éruption volcanique. Leur environnement est « instable », mais cela ne signifie pas qu'il existe nécessairement un « besoin» de stabilisation : compte tenu du coût de la couverture des risques, il se trouve que les individus décident de ne pas acheter d'assurance ni de changer leur environnement. Et personne n'a la possibilité ni le droit de décider à leur place, pas plus les hommes de l'État que d'autres. Par contraste, la politique de stabilisation macro-économique implique généralement que des personnes s'emparent par la force, au nom de l'État, des ressources des autres (de manière plus ou moins directe, par exemple par l'impôt, les contrôles des prix ou les réglementations) pour développer des activités dans lesquelles, précisément, les personnes responsables avaient choisi de ne pas se lancer. En ce sens, la politique de stabilisation macro-économique
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est spoliatrice. Elle est aussi doublement déstabilisante, tout d'abord et ainsi qu'on l'a vu, parce qu'elle n'a d'effet que si elle est inattendue, ensuite parce que ceux qui la font sont mal informés, puisque leur contrainte méprise les raisons qu'ont les autres d'agir autrement. Elle les rend donc eux-mêmes irresponsables. D'un point de vue plus général, l'histoire des activités humaines peut être interprétée comme le résultat non voulu de décisions prises par les individus pour stabiliser leur environnement. Ce fait est certainement sous-estimé par des gens qui sont habitués à considérer que la stabilisation économique est nécessairement le fait de r'État. En fait, les progrès de l'humanité sont venus essentiellement des efforts faits par des innovateurs individuels pour se libérer euxmêmes ou pour libérer les autres des « caprices de la natu~e », c'està-dire pour assurer la stabilisation économique. Nous verJ.'ons ultérieurement comment les gouvernements modernes, en interférant avec le libre fonctionnement du marché, sont devenus la source principale de l'instabilité, en dépit de leurs prétentions à « stabiliser l'économie ».
Peut-on considérer la politique de stabilisation comme un (( bien public)) ? Nous avons rappelé ci-dessus qu'il était traditionnel de distinguer trois fonctions essentielles de l'État: une fonction d'allocation, une fonction de répartition et une fonction de stabilisation. Les deux premières ne constituent pas un objet essentiel du présent ouvrage, mais nous avons déjà dit combien ces fonctions étaient contestables et contestées. Quant à la fonction de stabilisation celle qui est généralement considérée comme la moins susceptible de contestation - nous venons de voir pourquoi elle doit, elle aussi, être mise en cause. Si l'on renonce à évoquer ces trois fonctions traditionnelles de l'État, il n'en reste pas moins que la justification la plus solide de l'intervention étatique est celle qui co·nsiste à invoquer la notion de « bien public». Il n'y a pas lieu de discuter ici la théorie des biens publics, mais seulement d'en rappeler les caractéristiques essentielles. Il est maintenant devenu traditionnel de dire qu'un bien., ou un service., constitue un « bien public» s'il satisfait au critère de non-exclusion et au critère de non-rivalité. Le premier
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critère est satisfait si on ne peut exclure personne de l'usage du bien en question. Si, par exemple, des services de défense nationale existent dans un pays, aucun citoyen de ce pays ne peut être exclu de la protection que lui assure la défense nationale. D'après le deuxième critère, la consommation d'un bien public par un individu ne diminue pas la consommation d'autrui: si je bénéficie de services de télévision ou de défense, cela ne réduit pas la consommation de ces mêmes services dont peut disposer mon voisin. En réalité, la notion même de « bien public» peut être critiquée et il est difficile de soutenir que certains biens puissent être des biens publics par nature 9. Laissant de côté cette discussion, nous accepterons l'idée que les biens publics puissent exister. Dans ce cas, il serait préférable qu'ils soient produits par la puissance publique car il est probable que le secteur privé n'en produirait pas suffisamment. En effet, chacun profite nécessairement de la production d'un « bien public» à partir du moment où il est produit. Par conséquent, s'il n'était pas produit par la puissance publique et donc financé de manière obligatoire par l'impôt, personne n'aurait intérêt à payer pour qu'il soit produit, car chacun compterait sur les autres pour le payer, pensant qu'il pourrait ainsi en bénéficier gratuitement: qui aurait intérêt à acheter des « services de défense nationale» 10 si les autres étaient les principaux bénéficiaires de cet achat? La question est de savoir si la stabilisation macro-économique entre dans cette catégorie. Dans l'approche individualiste précédente il n'y a pas place pour une politique de stabilisation macro-économique, puisque la stabilisation résulte du libre jeu des actes individuels. Mais on peut 9. Nous critiquons cette notion dans le chapitre 1 de notre ouvrage déjà cité, L'arbitraire fiscal. Nous avons rappelé ci-dessus les caractéristiques traditionnelles de ce qui est défini dans une partie de la littérature spécialisée comme un « bien public ». Cependant, nous savons hien que ce concept - qui fournit une justification à l'intervention étatique - peut être discuté, car il comprend toujours un aspect lié au problème des « externalités », c'est-à-dire aux circonstances où l'action d'un individu a des conséquences sur d"autres individus, sans que ceux-ci aient pu exprimer leurs souhaits. Or, on peut trouver des solutions au problème des externalités, même si cela est plus difficile dans le cas de services immatériels que l'on ne peut pas mesurer. En outre, même dans ce dernier cas, il n'y a pas de raison de penser que le secteur public est le plus apte à produire les services en question. En ce sens il serait préférable de parler de « services collectifs» (privés ou publics) ou de « décisions collectives» que de « hiens publics ». 10. Sans vouloir, une fois de plus, entrer dans la discussion sur l'existence des biens publics, on peut remarquer que, dans l'hypothèse où tous les services seraient produits par des entreprises privées dans le monde, le concept même de « défense nationale » perdrait son sens et les individus se préoccuperaient de la « défense individuelle». On pourrait donc dire que c'est l'existence de la nation qui fait apparaître un besoin apparent de bien public, alors même que la nation tirerait sa justification de l'existence de « biens publics» : en ce sens le concept de « bien public » serait une pure abstraction et il ne correspondrait à aucune réalité.
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encore se demander si cette argumentation a suffisamment tenu compte de la définition même des biens publics. Autrement dit, se pourrait-il que les conclusions précédentes, négatives à l'égard de la politique de stabilisation macro-économique, soient renversées ou atténuées par la prise en compte plus systématique de la théorie des biens publics? Il semble, en effet, que la politique de stabilisation possède les caractéristiques habituelles d"un bien public: il est en effet impossible d"exclure quelqu"un des bénéfices dus à la stabilisation macro-économique et., par ailleurs., la consommation de services de stabilisation par un individu ne diminue pas la consommation potentielle des autres. Quoi qu"il en soit., si cette vue concernant la stabilisation macro-économique était acceptable., cela n"impliquerait pas pour autant que le gouvernement soit habilité à produire la stabilisation en utilisant des moyens coercitifs. En effet., les biens publics peuvent être produits par des organisations privées. Ainsi., des individus peuvent adhérer ou contribuer volontairement à une organisation sans but lucratif pour s"obliger mutuellement à produire un « bien collectif» qu"ils désirent: ils considèrent que leur activité est plus efficace si chaque membre se sent moralement obligé de contribuer à l"objectif commun. Il y a bien production privée de « biens publics ». Mais il y a une raison plus fondamentale de refuser l"idée que la production de services de stabilisation économique constitue une production de bien public. Notre argumentation précédente., fidèle à l"enseignement de la tradition autrichienne, visait à démontrer que le libre jeu des volontés et leur interdépendance conduisaient au système le plus efficace de coordination sociale. Et comment définir la coordination sociale si ce n"est comme un bien public., puisque le bon fonctionnement d"une société est de l"intérêt de tous ses membres? Cela signifie que les biens publics « coopération sociale» ou « stabilisation macro-économique» peuvent être produits de manière plus efficace s"ils font l'objet d"une production privée. Le fait de recourir à une argumentation de type « bien public» ne change donc en rien nos démonstrations précédentes. Si l"on pouvait montrer., ce qui est discutable., que les biens publics existent., la stabilisation globale impliquerait que l"État les produise., si le secteur privé s"avérait en être incapable: la discussion de la stabilisation macro-économique nous renvoie à nouveau à la délimitation de la sphère publique et de la sphère privée. Mais le fait que la stabilisation macro-économique puisse être un bien public ne constitue pas un argument
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suffisant pour justifier une politique étatique de stabilisation macroéconomique discrétionnaire. Dans tous les domaines on peut produire efficacement de manière privée des biens et services qui répondent aux critères traditionnels des « biens publics ». En réalité nous avons déjà vu que les problèmes de stabilisation macro-économique étaient essentiellement des problèmes d'information. Or, l'information n'est pas un bien public et elle est toujours coûteuse. Elle est nécessairement mieux fournie par ceux qui ont intérêt à la fournir (pour eux-mêmes ou pour les autres par l'intermédiaire d'un processus d'échange). Un gouvernement n'est pas conçu de manière à produire la meilleure information ou, plutôt, l'information qui est désirée. Il se contente, par des moyens coercitifs, de transférer des ressources de ceux qui les ont créées et qui avaient l'intention de les utiliser (pour obtenir de l'information ou d'autres biens) au profit de bureaucrates qui recherchent seulement l'information qui les intéresse. La seule question à se poser est donc la suivante: est-il possible que les hommes de l'État soient de meilleurs spéculateurs que les capitalistes? La réponse est certainement négative car ils ne gèrent pas leurs propres ressources et, si jamais ils causent des pertes à autrui, ils ne sont pas forcément sanctionnés, contrairement à ce qui se passe en général sur un marché privé. S'il existe des incertitudes sur un marché privé, il existe des possibilités de spéculation et le spéculateur efficace tire profit de ses prévisions correctes. Il arrive aussi que d'autres profitent de l'activité de stabilisation du spéculateur, sans avoir à payer pour l'obtenir. Dans ce cas, on serait tenté de dire que la stabilisation crée des « externalités» et d'en conclure qu'il serait « socialement optimal» de nationaliser les activités de stabilisation. En d'autres termes, le « rendement social» de la stabilisation serait supérieur au « rendement individuel », de telle sorte qu'une production privée de stabilisation serait insuffisante, puisqu'elle ne tiendrait pas compte des avantages fournis à autrui. Mais il faut renoncer à cette vue traditionnelle de l'activité publique: le fait que quelqu'un bénéficie de l'activité des autres, sans avoir à payer pour cela, est une caractéristique nécessaire de tout système efficace de coopération sociale. Et le meilleur système de coopération sociale émerge du libre jeu et de l'interdépendance des volontés libres. Le fait que, dans un processus d'échange, nous profitions de l'activité libre de nos partenaires n'implique pas qu'il faille nationaliser les échanges et que le gouvernement puisse en
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détenir le monopole, sous prétexte que les échanges sont à l'origine d')« externalités ». Ceci s"applique parfaitement au cas de la production de services de stabilisation. Quand le gouvernement plaide en faveur des politiques de stabilisation., les citoyens sont victimes d')une illusion., car ils voient les effets d'une politique., mais ils ne peuvent pas évaluer la valeur des informations perdues et le coût plus élevé supporté par tout le monde pour obtenir des informations relatives au nouvel environnement, en particulier lorsque les décisions publiques ne sont pas facilement prévisibles. Comme l"avait souligné Frédéric Bastiat., les hommes de l"État ont tendance à donner des avantages visibles à un coût qui ne l.,est pas. Bien que nous n"ayons pas fourni toutes les démonstrations nécessaires dans le présent livre - dont ce n')est pas l'objet principal - nous pensons que la politique macro-économique n'a aucune Justifration. Les pages suivantes donneront en tout cas des illustrations de ce principe.
2. Épargne volontaire et épargne involontaire
Nous avons vu, dès le premier chapitre., comment se déterminait le montant de l"épargne volontaire., c"est-à-dire celle qui correspond à des choix individuels entre le présent et le futur. Nous avons également rappelé les motivations des investisseurs et étudié comment se réalisait l'équilibre du marché de l.,épargne entre épargnants et investisseurs, ainsi qu"entre fonds propres et fonds prêtés. Par ailleurs, nous avons évoqué au chapitre III (p. 63) ce que nous appelons le « modèle de référence ». Il s.,agit d'une situation où 1) L"égalité entre l.,épargne et l'investissement se réalise de manière volontaire., selon les modalités décrites au chapitre l, et où l'épargne volontaire est abondante, par exemple parce que la fiscalité n"introduit pas de discriminations contre l'épargne. 2) Il n"y a pas de création de monnaie contre crédit et donc probablement pas (ou peu) d'inflation') par exemple parce que personne ne remplit le rôle de producteur de monnaie - dont nous savons qu"il est rentable, mais inutile - ou parce qu'il existe une monnaie métallique 11.
le
cc
Il. Au chapitre III, nous avions de manière plus simple - mais approximative - caractérisé modèle de référence )) par le fait qu'il n'y avait pas d'inflation. Nous ne pouvions en effet
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Dans ce modèle de référence, les banques jouent donc un rôle d'intermédiaire financier et de prestataire de services monétaires et financiers, mais pas un rôle de producteur de monnaie. On peut supposer, par exemple, qu'un stock de monnaie métallique a été créé une fois pour toutes dans le passé et que les besoins de monnaie (d'encaisses réelles) dus au développement des échanges sont tout simplement satisfaits par une augmentation continue du pouvoir d'achat de la monnaie (c"est-à-dire de son prix en termes de marchandises). De manière générale une telle situation prévaut probablement dans une société où les droits de propriété sont respectés: les individus peuvent librement décider de l'utilisation de leurs ressources entre le présent et le futur" l"activité des banques résulte des rapports contractuels qu"elles entretiennent avec leurs clients. Malheureusement, il n "en va pas nécessairement ainsi" en particulier à notre époque. Comme nous l"avons déjà souligné, l'épargne volontaire est découragée par la fiscalité. Elle l"est aussi par la généralisation des régimes de retraite par répartition. Contrairement aux régimes de capitalisation - collectifs et, encore plus" individuels - ils n'incitent pas à épargner, puisque les futurs retraités savent bien que, de toute façon, ils pourront survivre grâce aux sommes prises de manière forcée à ceux qui travailleront lorsqu'ils seront à la retraite. Le paiement des retraites ne provient donc pas du rendement d"un capital accumulé, mais de transferts forcés 12. Par ailleurs" nous avons également vu, dans les chapitres précédents, que les conditions institutionnelles de notre époque ne permettaient généralement pas d"obtenir une situation dans laquelle il n"y a pas de création monétaire contre crédit. Le modèle de référence - indispensable à la c9mpréhension des phénomènes ne décrit donc pas ce qui se passe au xxe siècle et, par exemple, au cours des deux dernières décennies. Pour caractériser les systèmes économiques nous utilisons donc deux critères, à savoir l"importance de r'épargne volontaire et l"existence d"une création monétaire en contrepartie de crédit. Nous allons étudier, ~i-dessous, comment ces différents critères peuvent préciser l'hypothèse faite maintenant - à savoir l'absence de création monétaire nouvelle qu'aprOs avoir avancé dans nos raisonnements. Or, si aucune création monétaire n'a lieu, alors que les échanges se développent, le taux d'inflation n'est pas nul, mais négatif (baisse des prix des marchandises en termes de monnaie). 12. Et il se feut, en outre, que les retraités, bénéficiaires du transfert, consomment ces sommes, alors qu elles auraient en partie été épargnées par ceux sur qui elles sont prélevées.
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se combiner, en précisant que, pour le moment, nous nous plaçons à l'échelle d'un espace clos, c'est-à-dire ou bien le monde dans son ensemble, ou bien un pays sans relations financières avec l'extérieur, ce qui implique qu'il doive financer sa croissance uniquement par l'épargne intérieure. En fonction de ces deux critères, quatre situations sont possibles, ainsi qu'il est indiqué dans le tableau ci-dessous: marché des produits épargne volontaire - « - «
abondante» faible ou nulle»
marché monétaire pas de création création monétaire monétaire contre crédit a c
b d
Le cas d sera examiné dans la section suivante. Pour le moment portons notre attention sur le « modèle de référence» (cas a), en laissant pratiquement de côté les cas b et c, qui constituent des cas mixtes combinant certaines caractéristiques des deux situations que nous examInons. Le modèle de référence se caractérise par le fait qu'il existe une épargne volontaire abondante et qu'il n'y a pas de création monétaire. Sur le marché des biens, la demande et l'offre d'épargne s'égalisent de la manière qui a été exposée au chapitre I. Une partie de cette épargne correspond à des fonds propres (offerts et demandés), une autre partie à des fonds prêtables (offre de prêts, demande d'emprunts). C'est essentiellement à cette dernière partie que nous nous intéresserons ici. A l'équilibre entre l'offre et la demande de fonds prêtables correspond un taux d'intérêt que l'on peut appeler le taux d'intérêt naturel. En ce qui concerne le marché de la monnaie les variations de prix permettent de satisfaire le besoin d'encaisses réelles et donc d'égaliser l'offre et la demande de monnaie. Les banques jouent un rôle d'intermédiaire financier et de prestataire de services et pas de créateur de monnaIe. Dans le cas où le crédit et les prêts correspondent à une épargne volontaire, le taux d'intérêt du marché à un moment quelconque est forcément assez proche du « taux naturel», c'està-dire le taux qui permet l'équilibre entre l'épargne volontaire prêtée et la demande de fonds prêtables par les entreprises qui souhaitent investir. Le taux d'intérêt naturel est probablement
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stable. En effet, il est déterminé par l'offre et la demande d'épargne prêtable. La demande dépend de facteurs comme le progrès technique, qui détermine le montant et la nature de l'investissement. Son rythme ne peut pas changer brutalement et il ne peut donc pas constituer une cause de « chocs exogènes», sauf dans l'hypothèse assez improbable où un ensemble très important d'innovations provoquerait une variation soudaine et notable du taux de rendement du capital. Il n'y a pas non plus, par ailleurs, de raison pour que les préférences des individus entre le présent et le futur, c'est-à-dire leurs préférences entre la consommation et l'épargne, changent soudainement et soient donc à l'origine de variations brutales de l'offre d'épargne (sauf circonstances exceptionnelles, par exemple une guerre). Puisque la demande et l'offre d'épargne peuvent légitimement être considérées comme stables - en ce sens non pas qu'elles ne varient pas du tout dans le temps, mais qu'elles ne sont pas soumises à des chocs brutaux et imprévisibles - il est légitime de considérer que le taux d'intérêt naturel est stable, lui aussi. Dire que le taux d'intérêt naturel est stable ne veut évidemment pas dire qu'il est constant. Il peut en effet évoluer dans le temps, en même temps que les facteurs qui le déterminent: ainsi, des changements dans le rythme du progrès technique et donc dans la rentabilité potentielle du capital ou des changements institutionnels qui affectent les choix individuels peuvent le faire évoluer, mais cette évolution est lente et largement prévisible. Il est vrai, cependant, que cette hypothèse., si elle est largement admissible pour les changements d'origine technologique qui résultent du fonctionnement spontané des cerveaux humains, l'est moins pour les changements institutionnels (réglementations., règles de Droit, fiscalité, etc.) qui résultent malheureusement souvent des décisions discrétionnaires - donc brutales et imprévisibles - des hommes de l'État. Dans un tel système il y a donc peu de chances qu'un cycle conjoncturel apparaisse, sauf pour des raisons « réelles»., par exemple de mauvaises récoltes dues à la sécheresse dans des économies où la production agricole est prédominante. Mais il faut évidemment pour cela que la création monétaire soit contrainte par l'existence d'une monnaie-marchandise (par exemple de l'or) ou par la concurrence monétaire, dont nous avons vu qu'elle conduisait nécessairement à limiter la production de monnaie. A
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titre d'exemple, dans un système de réserves en or à 100 %, il existe certes des variations à long terme du niveau général des prix qui sont dues aux écarts de taux de croissance entre la quantité de monnaie et la quantité réelle de marchandises produites. Mais il ne peut pas y avoir de points de retournement brutaux et imprévisibles, sauf cas exceptionnel (par exemple des découvertes d'or considérables). Autant dire que l'instabilité n'existe pas dans une telle situation. Quant à la croissance, elle dépend évidemment, d'une part, du rythme du progrès technique et de l'innovation et, d'autre part, de la plus ou moins grande propension des individus à épargner 13. Mais il est probable qu'elle est à peu près régulière (sauf accidents de grande ampleur comme une guerre ou une catastrophe naturelle), ce qui n'empêche pas certaines variations sur la très longue durée en fonction d'évolutions technologiques ou institutionnelles (par exemple la diffusion des droits de propriété). Dans le cas c, où il n'y a pas de création monétaire, mais où l'épargne volontaire est faible ou nulle, il n'y a pas non plus de fluctuations conjoncturelles, mais la croissance est évidemment faible: même s'il existe un fort progrès technique, les innovateurs ne trouvent pas le moyen de financer leurs investissements car l'épargne est absente. Bien entendu, une situation-limite de ce genre est difficile à imaginer en dehors des sociétés stationnaires traditionnelles. Si la fiscalité et les réglementations sont responsables de cette faiblesse de l'épargne, il n'en existe pas moins des activités qui leur échappent plus facilement: ce peut être le cas d'un investissement en capital humain (formation).
3. Le cycle du crédit et de la monnaie
Ceux qui croient que les gouvernements sont capables de stabiliser l'économie constituent une écrasante majorité de l'opinion. Ils font en fait l'hypothèse implicite qu'une économie de marché 13. Dans la terminologie de la comptabilité nationale, qui fourmille de pseudo-concepts dangereux, on distingue l'épargne des « ménages» et l'épargne des entreprises. Cette distinction montre à quel point les classements de la comptahilité nationale sont éloignés de la réalité, puisq';l'il.est évident qu'une entreprise ne « décide» pas d'épargner. En réalité ce sont ses propriétaires qui épargnent et qui réinvestissent éventuellement leur épargne dans l'entreprise en question. Seuls, par conséquent, les individus épargnent.
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est fondamentalement instable, de telle sorte qu'il existe un besoin de stabilisation et que celui-ci ne peut être satisfait qu'au moyen d'une intervention « hors-marché», c'est-à-dire une intervention étatique. En fait il devrait être évident, à partir d'une observation toute simple, qu"une telle hypothèse est erronée. Dans les sociétés traditionnelles d'un lointain passé, en effet (de même, d'ailleurs, que dans les sociétés encore peu diversifiées de notre époque), les fluctuations de l'activité économique provenaient essentiellement de « chocs réels exogènes », c'est-à-dire d'événements difficilement prévisibles et de grande ampleur qui prenaient leur origine dans le domaine même de la production. Ainsi, les fluctuations d'ordre climatique pouvaient provoquer des famines, un incendie pouvait détruire l'activité d'une ville ou d'un quartier. Tous les membres de la société souffraient de ces « chocs» et il était difficile ou impossible de s'en protéger, par exemple au moyen de l'assurance. Dans les économies diversifiées modernes, les « chocs» de ce genre ont perdu une bonne partie de leur importance 14. Mais de nouvelles causes d'instabilité sont apparues: les fluctuations conjoncturelles et les crises, au cours des XIXe et xxe siècles, ont été de nature monétaire et financière, comme en témoignent les fluctuations des variables concernées, par exemple les taux d'intérêt, les taux de change ou les quantités de monnaie. Or, l'évolution des systèmes monétaires au cours de ces périodes a été caractérisée par leur « nationalisation» progressive et la croissance du contrôle étatique, ainsi que nous l'avons vu précédemment. Les gouvernements modernes ont le pouvoir de décision ultime sur la création de monnaie. Ils sont donc responsables de l'instabilité monétaire et ils ne peuvent même en être que les seuls responsables. D'une manière qui devrait apparaître tout à fait évidente, le fonctionnement du marché ne peut pas être considéré comme fondamentalement instable, puisque la production et la circulation de la monnaie ne sont pas assurées conformément aux principes du marché. Il semble alors totalement contradictoire de confier la responsabilité essentielle de la stabilisation économique à ceux-là mêmes - les hommes de l'Êtat - qui sont à l'origine de l'instabilité... Nous ne présenterons et nous ne discuterons pas en détail la 14. Les chocs pétroliers des années récentes sont en fait des événements relativement mineurs, dont l'importance a été con..s idérablement exagérée. Il est vrai qu'ils fournissaient un fantastique alibi aux hommes de l'Etat pour faire porter à d'autres la responsabilité d'une instabilité économique dont ils étaient en fait les vrais auteurs.
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théorie autrichienne du cycle. Rappelons cependant qu~elle apparaît essentiellement dans les livres de Ludwig von Mises et Friedrich Hayek que nous avons cités précédemment. Mais il est vrai~ par ailleurs~ qu~ils sont les héritiers d~une tradition qui remonte sans doute aussi loin que Richard Cantillon au XVIIIe siècle et qui passe ensuite par des auteurs comme Jean-Baptiste Say et Charles Coquelin au XIXe siècle en France et par la tradition des économistes de la banque libre en Grande-Bretagne. Les économistes autrichiens ont donné une explication détaillée et très convaincante de l~in fluence déstabilisante des politiques monétaires dans les systèmes monétaires modernes. Ils refusent à juste titre l~espèce de « mécanique sociale» qui caractérise trop souvent l~étude de la macroéconomie et ils s'intéressent plutôt aux processus qui permettent de comprendre le fonctionnement des sociétés. Contrairement à John Maynard Keynes - ou même aux monétaristes, représentés en particulier par Milton Friedman - ils ne prétendent pas expliquer comment se détermine le revenu national - le concept même d'un « revenu réel global» ou d~un « revenu national» étant pour eux dénué de signification - mais ils fournissent une théorie de la coordination. Ils refusent l'opposition trop souvent faite par les économistes entre la micro-économie et la macro-économie, c'està-dire entre l'étude des phénomènes à l'échelle individuelle et à l'échelle d'une société~ par exemple d'un pays: il n'y a rien dans 1'« économie globale» qui ne puisse être compris à partir de la compréhension du comportement des individus qui la composent et rien qui puisse être compris sans référence à ces choix personnels. On ne peut pas séparer le fonctionnement d'une économie globale - par exemple nationale ou mondiale - des choix et des comportements des individus et, si la connaissance que l'on peut avoir de ces derniers est limitée, la connaissance du fonctionnement des circuits macro-économiques ne peut guère être de meilleure qualité. Certes, la théorie autrichienne, tout comme la théorie monétariste, tient compte de l'influence qu'a une augmentation de l'offre de monnaie sur le « niveau général des prix »~ pour autant cependant qu'une telle expression ait un sens. Mais elle est concernée essentiellement par les variations de prix relatifs entre les biens dues à l'expansion monétaire et, en particulier, aux variations de prix relatifs entre les biens de capital et les biens de consommation ou, conformément à la terminologie autrichienne, entre les biens d'ordre
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supérieur et les biens d'ordre inférieur. Le taux d'intérêt reflète ces variations de prix relatifs puisque tous les marchés sont interdépendants, de telle sorte que le marché des « fonds prêtables» est affecté par les choix entre ces différents types de biens. En outre, la théorie autrichienne met l'accent sur les effets réels de l'expansion monétaire. C'est dire, pour se référer à un vieux et célèbre débat, que la monnaie n'est pas «neutre», sauf à très long terme. Les fluctuations de sa production sont d'ailleurs la cause même des fluctuations de l'activité économique. La théorie autrichienne s'intéresse en fait davantage aux processus par lesquels la monnaie entre dans l'économie qu'à la variation totale de la quantité de monnaie. De ce point de vue, elle trace à juste titre une distinction très nette entre les deux procédés qui permettent aux banques de faire crédit: - Le premier peut être intitulé «système de crédit réel» (<< commodity credit» dans la terminologie de Ludwig von Mises qui veut dire par là que le crédit correspond bien à un transfert de ressources réelles). C'est le cas, que nous avons évoqué à plusieurs reprises, où les banques agissent uniquement comme intermédiaires financiers et non comme producteurs de monnaie. Les crédits qu'elles accordent (ou, éventuellement, les placements qu'elles font) ont pour origine leurs fonds propres ou les fonds que leurs clients ont déposés auprès d'elles dans le but d'effectuer des placements. Dans les deux cas, les crédits sont bien représentatifs de ressources réelles à l'usage immédiat desquelles leurs propriétaires légitimes ont renoncé, afin d'en tirer un rendement. Ainsi, lorsqu'un individu achète une action émise par une banque, il met des ressources épargnées à sa disposition pour qu'elle puisse assurer ses activités, en particulier par le crédit. Les banques, qui sont donc uniquement des intermédiaires financiers dans ce cas, transfèrent l'épargne réelle dont le montant et les conditions de rémunération dépendent des préférences temporelles des individus, c'est-à-dire de leurs choix entre le présent et le futur. Le système financier repose alors sur l'existence et la transférabilité de droits de propriété individualisés sur l'épargne et le capital. - Dans un système de crédits d'origine monétaire (<< circulation crédit» dans la terminologie de Ludwig von Mises), les crédits n'ont pas nécessairement pour origine une épargne correspondante, mais une création ex nihilo de monnaie (billets ou dépôts), conformément aux processus que nous avons précédem-
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ment étudiés. C"est par l"attribution de crédits que la monnaie est introduite dans l"économie. Or., une banque a d"autant plus tendance à accroître la production de crédits et de monnaie que la rémunération de la monnaie est plus faible et que le risque attaché aux crédits est moindre. A la limite., si la banque peut ne pas rémunérer les détenteurs de monnaie et si le risque sur les crédits est totalement évacué., même un crédit à faible taux d"intérêt est profitable pour la banque et l"émission de monnaie est potentiellement infinie. Cette situation n"est pas très éloignée de celles que nous rencontrons au xxe siècle. Seul un système de contrôle externe peut mettre un frein à cette expansion indéfinie de monnaie et., par conséquent., à ce que l"on appelle 1"« hyperinflation». Les mécanismes de régulation monétaire - que nous verrons au chapitre suivant - sont parfois conçus dans ce but. Mais nous savons aussi que la concurrence est toujours le meilleur système de contrôle externe. Il en va ainsi pour la monnaie comme pour les autres productions: la crainte de perdre ses clients., fuyant vers d"autres monnaies., tempère la tendance d"une banque à accorder des crédits et à faire de la création monétaire. Lorsque la production d"une monnaie est assurée par un cartel bancaire libre - selon des schémas que nous avons précédemment étudiés - la concurrence externe et l"éventualité de défections internes limitent la création monétaire de l'ensemble du cartel et celuici doit mettre en place des procédures de régulation interne. Certains arrangements institutionnels favorisent une expansion rapide de la masse monétaire et donc une forte inflation. Ils impliquent nécessairement une intervention étatique visant à limiter la concurrence. C'est le cas, par exemple., lorsque les « autorités monétaires» imposent le monopole de la monnaie « nationale », limitent ou interdisent la rémunération des encaisses monétaires, diminuent le risque des opérations de crédit en garantissant les banques contre le risque de faillite, créent des procédures pour faire financer par le système bancaire, de manière plus ou moins automatique, le financement du déficit budgétaire. Nous retrouvons précisément ces traits à l'époque « moderne»., ce qui tendrait à prouver, s'il en était besoin., que dans le domaine social la « modernité » peut être effroyablement archaïque. Quoi qu'il en soit, cette création simultanée de crédit et de monnaie signifie que les bénéficiaires des crédits obtiennent un droit de propriété sur des ressources, sans qu'existe une épargne volontaire préalable ou simul-
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lanée. Comme l'écrit Ludwig von Mises 15, en escomptant un titre à trois mois, les banques « échangent un bien futur contre un bien présent qu'elles produisent à partir de rien ». Si des crédits d'origine monétaire sont accordés, dans des conditions non concurrentielles, il peut se produire un écart croissant entre, d'une part, le taux d'intérêt naturel - c'est-à-dire celui qui correspond à la rareté relative de l'épargne - et, d'autre part, le taux d'intérêt constaté sur le marché. Celui-ci peut être exprimé en numéraire-marchandise et on parle alors d'un taux d'intérêt réel: il s'obtient théoriquement en soustrayant le taux d'inflation anticipé du taux d'intérêt nominal 16. Il se produit un écart entre le taux d'intérêt naturel et « le » taux d'intérêt réel du marché pour les raisons suivantes. Comme nous l'avons vu, le taux naturel est stable, il ne varie pas significativement au cours d'une phase conjoncturelle. Mais s'il se produit une création « excessive» de crédits - donc de monnaie - le taux d'intérêt réel commence par diminuer (bien que le taux nominal puisse augmenter du fait de l'apparition d'anticipations inflationnistes). En effet, l'offre d'épargne est accrue puisqu'une épargne « forcée », due à l'activité bancaire, s'ajoute à l'épargne volontaire (qui, tout au moins au début du cycle, peut être considérée comme stable, même si elle risque de diminuer par la suite). L'épargne qui est transférée au moyen de crédits correspondant à une création monétaire est bien une épargne forcée pour des raisons que nous avons déjà vues. En effet, les détenteurs de monnaie sont forcés de reconstituer le pouvoir d'achat de leurs encaisses 15. On the Manipulation of Money and Credit, op. cit., p. 120. 16. Si r est le taux d'intérêt réel (c'est-à-dire exprimé en numéraire-marchandise), i le taux d'intérêt nominal (c'est-à-dire exprimé en numéraire monétaire), 1t le taux d'inflation constaté et 1t* le taux d'inflation anticipé, on a : i = r + n* En effet, le taux d'inflation anticipé représente le taux de perte de pouvoir d'achat (en marchandises) de la monnaie par période. A partir d'un taux d'intérêt i, exprimé en numérairemonnaie, on peut passer à un taux d'intérêt r, exprimé en numéraire-marchandise, en réduisant le taux i du taux auquel la monnaie perd du pouvoir d'achat. Si l'on fait l'hypothèse simplificatrice selon laquelle 1t = 1t* (c'est-à-dire que le taux d'inflation anticipé est égal au taux d'inflation du moment), on en déduit que
i=r+n Il pourrait en fait être préférable de considérer le taux d'intérêt réel comme un concept subjectif. Chaque individu a ses propres anticipations inflationnistes, de telle sorte que, pour un taux d'intérêt nominal donné, chacun a son propre taux d'intérêt réel. Ce que l'on appelle « le )) taux d'intérêt réel- par exemple dans un pays donné - n 'est qu'une construction statistique à partir d'hypothèses sur la manière dont les anticipations se forment « en moyenne ». Il n'en reste pas moins que le concept de taux d'intérêt réel est utile sur le plan théorique, donc pratique.
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monétaires., lorsqu"il y a inflation., et de supporter le sacrifice correspondant (c"est l"impôt d"inflation). Il est d"autant plus légitime de parler d'épargne forcée que l'inflation résulte des contraintes réglementaires qui sont imposées par les hommes de l'État au système bancaire et aux utilisateurs de monnaie (situation de monopole). L'abondance de crédit à bon marché incite les entreprises à décider des « sur-investissements », c'est-à-dire des investissements dont la rentabilité ne correspond pas à la rareté véritable de l'épargne et donc du capital. En d'autres termes l'activité d'un système bancaire non concurrentiel et mal « régulé» le conduit à fournir des signaux erronés sur la rareté. Normalement., les prix reflètent la rareté relative des biens. Ainsi., le taux d'intérêt reflète la rareté relative de l"épargne, c'est-à-dire la rareté relative des choix concernant le futur par rapport aux choix concernant le présent. En proposant aux investisseurs-demandeurs d'épargne un prix de l'épargne inférieur à ce qu'impliquerait sa rareté relative, les banques donnent l"impression d'une abondance accrue de ressources d'épargne. Mais celle-ci est illusoire et les illusions ne peuvent pas durer, ainsi que nous le verrons. Comme le souligne Friedrich Hayek., cette abondance apparente d'épargne - qu'exprime le bas niveau du taux d'intérêt réel conduit à un allongement du processus de production., les entreprises choisissant des techniques de production plus capitalistes puisque le prix du capital est plus faible. Tout investissement représente un « détour de production »., ainsi que nous l'avons vu au chapitre 1., c'est-à-dire qu'il allonge la durée moyenne du processus de production. Il suppose donc., pour être réalisé, que certaines personnes renoncent à utiliser immédiatement les ressources dont elles sont les légitimes propriétaires (en principe parce qu'elles les ont créées ou qu'elles les ont librement obtenues de ceux qui les avaient créées). Les investisseurs peuvent ainsi rémunérer ceux qui mettent en œuvre les investissements, ceux qui apportent les matières premières, en un mot tous ceux qui fournissent des biens et des services qui serviront à obtenir un rendement futur, mais dont le rendement à court terme est nul. La distribution de crédit par création monétaire crée l'illusion que l'on peut augmenter ces dépenses à rentabilité lointaine sans que quiconque renonce pour autant à des consommations présentes. C'est là que réside l'illusion. Accélérer l"accumulation de capital implique que l'on déplace des facteurs de
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production et des ressources du secteur des biens de consommation vers le secteur des biens de production (qu'il s'agisse d'investissements matériels ou d'investissements en capital humain, par exemple en formation, en réseaux de vente, etc.). Il est évidemment faux de penser que ceci soit possible sans une diminution simultanée de la consommation. Or, si personne ne souhaite réellement renoncer à une consommation pour financer ces investissements supplémentaires - ce que traduit la faiblesse de l'épargne volontaire - ceuxci sont nécessairement financés par une « épargne forcée », c'est-àdire par 1'« impôt d'inflation )) 17. Les autorités monétaires ont facilement tendance à pousser à la création de crédits d'origine monétaire et à pratiquer ce que l'on appelle une « politique d'argent bon marché )), expression d'ailleurs erronée puisque c'est le crédit et non la monnaie qui est bon marché (l'argent serait bon marché, bien au contraire, si sa détention n'impliquait pas le paiement d'un impôt d'inflation, c'est-à-dire qu'il n'y aurait pas de création « excessive )) de monnaie pour distribuer des crédits). On comprend facilement cette tendance des autorités car les hommes de l'État ont facilement tendance à être des « producteurs d'illusions )). Ils ont en effet intérêt à donner des avantages visibles sans que le coût effectif de ces avantages puisse être facilement repéré, mesuré et individualisé. En l'occurrence, au début de la phase d'expansion monétaire, les citoyens partagent un sentiment d'euphorie: le crédit est facile à obtenir et bon marché, les entreprises embauchent et achètent, les salaires et les cours des actions mo~tent. Tout le monde est content! Mais le coût de ce financement est momentanément caché et, lorsqu'il apparaîtra sous la forme de l'inflation et de ses conséquences, il sera difficile pour les citoyens de comprendre le lien qui existe entre ces difficultés et l'euphorie artificielle du début. Ainsi, le coût du financement supplémentaire est caché par l'intervention contraignante et indirecte des hommes de l'État, c'est-à-dire par leurs interférences forcées avec les processus financiers et monétaires. Les hommes de l'État, comme les hommes d'affaires et le reste de l'opinion, croient généralement qu'un taux d'intérêt réel faible traduit une disponibilité plus grande de ressources actuelles et, par
17. Comme nous l'avons vu, le montant d'épargne forcée transférée est inférieur à l'impôt d'inflation. Il y a là une raison supplémentaire de considérer que ce mode de transfert de l'épargne n'est pas le plus efficace.
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conséquent, stimule l'activité économique. Mais c'est confondre la cause et la conséquence, comme l'a d'ailleurs montré notre étude de la « répression financière»: une épargne abondante - c'est-àdire une épargne qui n'est pas spoliée par la fiscalité ni découragée par les décisions réglementaires, discrétionnaires et changeantes des hommes de l'État - permet d'obtenir des taux d'intérêt réels faibles. Mais il ne suffit pas d'imposer - directement 18 ou indirectement un taux d'intérêt faible pour obtenir des ressources d'épargne importantes: bien au contraire, les épargnants se dérobent lorsque la rémunération qui leur est offerte pour leur épargne est faible. Précisément, la politique d'« argent bon marché », en favorisant le développement de l'épargne forcée, diminue l'épargne volontaire, celle qui fonde la propriété et la responsabilité. C'est dire à quel point cette politique d'argent bon marché est fondée sur des illusions. Et elle se traduit en tout cas par une « collectivisation» de l'épargne, ainsi que nous le soulignerons ultérieurement. Tout le monde a le sentiment, qu'il s'agisse d'entrepreneurs ou d'hommes politiques, que l'exercice d'une activité quelconque est plus facile si les taux d'intérêt sont faibles, mais on n'en voit pas les conséquences d'ensemble (macro-économiques). Le « marché» - c'est-à-dire la liberté de choix et d'échange des individus - est le seul capable de « voir» ces conséquences en rassemblant et en rendant disponible pour tous, au moyen du système des prix, l'information utile sur la rareté relative des biens présents par rapport aux biens futurs. Et l'ironie des temps modernes tient à ce que les autorités prétendent manipuler ce système global et pratiquer une politique macro-économique, alors qu'il fonctionne naturellement d'une manière si perfectionnée que personne ne peut véritablement en connaître tous les aspects. L'intérêt des hommes de l'État, bien sûr, consiste à créer des illusions de manière à ce que les hommes d'affaires et, peut-être, l'ensemble de l'opinion croient qu'ils sont capables de stimuler l'activité économique. En outre, dans un système, contrôlé par l'État, de crédit d'origine monétaire, personne ne peut connaître le taux d'intérêt naturel, que seul le libre fonctionnement de marchés dégagés de toute intervention pourrait faire 18. Nous n'utilisons pas dans le présent chapitre l'hypothèse où le taux d"intérêt est déterminé non pas par le marché mais directement par les autorités monétaires (hypothèse de répression financière examinée au chapitre 1). Nous y reviendrons dans le chapitre suivant. Mais on peut déjà rappeler que maints pays peu développés ont cru trouver ou ont fait semblant de trouver une solution à leurs problèmes dans une politique de taux d"intérêt réglementés et artificiellement bas qui n'a., évidemment., pu être que nuisible.
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apparaître, ce qui implique notamment la liberté bancaire. Contrairement à ce qui est généralement admis, il est absolument impossible de « stabiliser» le taux d'intérêt, pas plus que tout autre prix ou variable macro-économique, quand on ne peut même pas savoir quelle valeur il faut atteindre au moyen de la politique de stabilisation. Ainsi, comment peut-on « stabiliser» le taux d'intérêt puisqu'on ne peut pas connaître le taux d'intérêt naturel, que les interventions empêchent précisément d'apparaître? Chaque jour les hommes qui incarnent les autorités monétaires et politiques prétendent stabiliser les taux d'intérêt, les taux de change ou le revenu sans même savoir à quels niveaux ils devraient les stabiliser et sans même avoir un intérêt personnel à le savoir. Les hommes politiques décident des politiques économiques à partir d'agrégats macro-économiques dénués de signification: ainsi, ils se donnent pour objectif de maximiser « le montant total d'investissements» et ils essaient de l'atteindre par des moyens coercitifs, par exemple en contrôlant le secteur bancaire, de manière à obtenir un taux d'intérêt bas, au lieu d'accepter le niveau d'investissement optimal qui prévaudrait si les marchés étaient libres. Comme l'a souligné Ludwig von Mises, la véritable cause des fluctuations conjoncturelles est de nature idéologique: les gens croient que les taux d'intérêt peuvent être abaissés non pas par une accumulation de capital provenant d'une épargne volontaire, mais par des actes de contrainte aboutissant à une création artificielle de crédit. L'une des illusions les plus étonnantes et les plus nuisibles de la politique économique à notre époque tient en ce que 1"'on croit en même temps possible, d'une part, de tuer l'épargne par les excès de la fiscalité et de la réglementation et, d'autre part, de la restaurer par la contrainte sur le marché du crédit et de la monnaie. Que de telles aberrations puissent prendre place en plein xxe siècle, à une époque où l'on glorifie tous les jours les prouesses scientifiques de l'esprit humain, montre à quel point la pensée sociale est en retard sur la pensée dite scientifique. Ceci résulte peut-être du fait que, si la réflexion sociale est en réalité tout aussi « scientifique », elle est plus difficile et mêlée à plus d'intérêts personnels. On peut évidemment se demander pourquoi les banques répondent positivement aux efforts des autorités monétaires pour diminuer le taux d"intérêt par la distribution de crédits, au cours de la première phase du cycle conjoncturel. En effet, l'expansion des crédits augmente le risque supporté par les banques, car elles
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sont nécessairement amenées à accorder des crédits à des projets de plus en plus risqués. L'illusion consistant à financer des investissements sans qu'existe une épargne volontaire correspondante ne peut pas durer indéfiniment et, par conséquent, les banques - dont c'est en principe le métier - devraient être capables de prévoir l'augmentation ultérieure du taux d'intérêt réel et les difficultés que certains emprunteurs pourraient alors éprouver pour rembourser leurs dettes. En effet, ceux-ci auront été incités à faire des investissements dont le taux de rendement est inférieur au taux d'intérêt naturel- celui qui exprime la véritable rareté de l'épargne - et donc au taux d'intérêt effectif futur, puisqu'on ne peut pas maintenir indéfiniment un taux d'intérêt effectif très différent du taux d'intérêt naturel. En fait, si les banques acceptent le financement continuel des investissements au moyen de la création de crédits et de monnaie c'est parce que nous nous trouvons dans un système monétaire et financier de plus en plus collectivisé et dans lequel la responsabilité personnelle et les droits de propriété individuels sont en voie de rétrécissement continuel. Ceci est vrai dans tous les pays du monde, même si l'on observe heureusement, depuis quelques années, un mouvement vers la déréglementation dans les domaines monétaires et financiers. La nationalisation des banques, lorsqu'elle se produit, n'est que le symbole ultime de cette collectivisation, ainsi que nous l'avons vu au chapitre IV. Mais l'aspect le plus important de cette étatisation du système monétaire réside probablement dans le rôle de la banque centrale en tant que « prêteur en dernier ressort». En effet, on admet généralement que les autorités monétaires ont la responsabilité d'éviter les faillites bancaires, ce qui - dit-on créerait des pertes « anormales» pour leurs clients et risquerait de provoquer des faillites en chaîne. L'intervention de la banque centrale pour soutenir les banques est ainsi considérée comme un moyen de « stabiliser» le système financier par des gens qui ne comprennent pas que les faillites, dans toute activité, sont un phénomène régulateur essentiel et caractéristique de tout système de marché. Elles incitent en effet les' propriétaires et gestionnaires des entreprises à prendre des décisions responsables, c'est-à-dire à répondre aux signaux du marché de manière appropriée et donc à stabiliser l'économie. Les banques sont par ailleurs plus tentées d'attribuer des crédits à partir d'une pure création monétaire quand les réglemen-
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tations leur permettent de payer un taux d'intérêt bas ou nul sur les dépôts, ce qui accroît évidemment l'écart entre les taux créditeurs et débiteurs, donc la marge bénéficiaire et la rentabilité de l'expansion de crédit. Ainsi, en France, une loi de 1967 interdit la rémunération des dépôts à vue. Cette loi, dont personne ne peut donner la justification, est typiquement une mesure de protection d'un cartel par la contrainte. Il s'est pourtant trouvé un Parlement pour la voter et, par conséquent., pour discréditer gravement le concept même de loi. Les banques hésiteraient toutefois à se lancer dans une expansion indéfinie de monnaie et de crédits si elles craignaient une augmentation insupportable du risque qu'elles supportent. Mais ce frein à l'expansion monétaire fonctionne moins efficacement si, par exemple, les dirigeants des banques ont le sentiment que le risque de faillite est très faible, à cause du rôle de « prêteur en dernier ressort» de la banque centrale. La banque centrale, en effet, peut prêter des ressources aux banques qui risquent de faire faillite du fait des risques excessifs qu'elles ont pris dans le passé. Certes, une incertitude existe, car l'aide de la banque centrale n'est pas automatique. On constate, aux États-Unis comme en France, que les banques centrales sont plus incitées à aider les grandes banques que les petites, car leur faillite est politiquement plus sensible... Bien entendu., il est d'autant plus facile pour une banque centrale de jouer ce rôle de prêteur en dernier ressort qu'elle a déjà monopolisé plusieurs fonctions, en particulier celles de compensation et de fourniture de garanties de convertibilité, ce qui lui donne des moyens d'action considérables. Mais., surtout, dans les systèmes monétaires modernes la banque centrale est devenue un centre de décision monétaire qui bénéficie d'une grande autonomie et rencontre peu de contraintes pour faire de l'inflation. Ludwig von Mises et Friedrich Hayek expliquent que la monnaie et les crédits ainsi créés au cours de la phase d'expansion monétaire sont d'abord attribués aux producteurs, ce qui les incite à « attirer le travail et le capital non spécifique des derniers stades des processus de production vers les premiers stades et à commencer à former le capital matériel spécifique qui est nécessaire pour tirer avantage de la rentabilité (apparente) de ces projets à long terme» 19. 19. Roger W. Garrison, Austrian Macroeconomies: A Diagrammatical Exposition, Menlo Park, Institute for Humane Studies, 1978, p. 32.
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Mais., au fur et à mesure que le temps passe., la monnaie nouvellement créée se répand des nouveaux investisseurs vers les autres agents économiques (par exemple les salariés). Or., les membres de la société ne sont pas prêts à accepter de dégager plus d"épargne., puisque leurs préférences pour le temps ne peuvent évidemment pas être affectées par le processus de création de monnaie et de crédits. L'épargne volontaire diminue pour plu. . SIeurs raIsons : - Les individus doivent prélever sur leurs ressources pour reconstituer la valeur réelle de leurs encaisses monétaires. - L"efficacité de l"économie est réduite du fait de l"inflation. - La propension à épargner est réduite du fait de la moindre rémunération de l"épargne (baisse du taux d"intérêt réel). - La distribution de pouvoir d'achat aux facteurs de production qui réalisent les investissements se traduit par une demande de biens de consommation qui ne peut pas être satisfaite puisque, par hypothèse, des facteurs de production ont été déplacés du secteur des biens de consommation vers le secteur des biens de production et que l')investissement n'est productif qu'à terme. Il en résulte donc une hausse des prix des biens de consommation et donc une perte de pouvoir d'achat pour les titulaires de revenus. Ainsi., plus les autorités monétaires essaient de dégager une épargne forcée., plus l"épargne volontaire diminue., ce qui incite les autorités monétaires à accélérer la création monétaire et la distribution de crédits., etc. Par ailleurs., au fur et à mesure que les salariés s"aperçoivent que leur pouvoir d'achat est amputé par l'inflation, ils demandent des rémunérations croissantes pour contribuer à la production. Le renchérissement des investissements ne permet de continuer le processus de relance des investissements qu'à condition d'accélérer la création de monnaie. On est donc lancé dans un cercle vicieux où la création monétaire s'accélère et où l"inflation augmente. C"est dans ce cercle vicieux que de nombreux gouvernements, en Amérique latine et en Afrique., ont piégé leurs propres pays au cours des années soixante-dix. La crise de l"endettement en est la manifestation la plus claire. Elle ne résulte pas d'une quelconque fatalité qui se serait abattue sur des pays pauvres., mais du choix délibéré de gouvernants irresponsables. Il ne faut d'ailleurs pas oublier qu'en cette période de prétendue crise économique mondiale certains pays et certains gouvernants ont parfaitement su éviter ces illusions., par exemple en Asie du Sud-Est. Il n"y a donc pas eu une
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crise qui se serait transmise « automatiquement» d'un pays à un autre. Il y a seulement eu la contagion des idées fausses. Or, on ne peut pas indéfiniment perpétuer les illusions. On a voulu faire croire que l'épargne était plus abondante qu'elle ne l'était en réalité et cela a conduit à une fuite en avant. Comme les illusions ont nécessairement une fin, un jour arrive où les gouvernants doivent arrêter le processus inflationniste. S'ils adoptent des politiques vraiment efficaces et non les caricatures qu'en sont, par exemple, les contrôles des prix et des revenus, ils doivent freiner ou arrêter la croissance monétaire et donc la distribution de crédits. Au bout d'un certain temps, le taux d'intérêt réel remonte vers son niveau antérieur ou même, de manière temporaire, à un niveau encore plus élevé que celui du taux d'intérêt naturel puisque l'épargne volontaire a été découragée. Une partie des nouveaux investissements ne paraît plus rentable: le taux de rendement du capital y est inférieur au taux d'intérêt réel. Les producteurs s'en aperçoivent, en particulier lorsque les taux d'intérêt sont variables ou lorsqu'ils doivent renouveler des emprunts à plus ou moins court terme réalisés dans le passé. Ils doivent alors abandonner la structure de production plus capitalistique qu'ils avaient adoptée et qui correspondait à un coût relatif du capital apparemment plus faible. Ils doivent revenir à la structure initiale correspondant à la vraie rareté relative du capital, qui dépend elle-même des préférences pour le temps des individus, c'est-à-dire de leur volonté d'abandonner une consommation présente pour une consommation future. La crise économique est là. Ainsi, d'une part, on avait tué l'épargne par les prélèvements obligatoires et, d'autre part, on avait essayé de créer une épargne imaginaire. En d'autres termes on avait substitué à une épargne volontaire et responsable une épargne forcée et créée par un système bancaire devenu en partie irresponsable, du fait de sa dépendance à l'égard d'une banque centrale publique. Au lieu de laisser financer la croissance au moyen des décisions innombrables d'individus que leurs droits de propriété rendent soucieux de la qualité de leurs placements, on a essayé - de manière d'ailleurs illusoire - de la faire financer par des procédures en grande partie collectives, en accroissant par ailleurs les incertitudes au sujet, par exemple, de l'inflation ou des taux d'intérêt.
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4. Les transferts internationaux d'épargne
La signification de la crise de l'endettement de nombreux pays africains et latino-américains au cours des années quatre-vingt est claire: la rentabilité réelle obtenue à partir des ressources empruntées précédemment est inférieure au taux d'intérêt réel d'équilibre. C'est l'illustration concrète des idées exprimées par Ludwig von Mises et Friedrich Hayek selon lesquels la politique monétaire expansionniste aboutit à de faux investissements. Cette situation a d'ailleurs été renforcée par le fait que la grande majorité des emprunts (même la totalité dans le cas de certains pays africains) a été réalisée par les États eux-mêmes pour combler des déficits budgétaires, par des entreprises publiques ou par des organisations bénéficiant d'une garantie étatique. Des ressources empruntées ont souvent été gaspillées dans des réalisations somptuaires ou des entreprises incapables de bien fonctionner. Beaucoup de pays, à notr:e époque, se trouvent dans la situation que nous venons d'analyser (cas d du tableau de la p. 188). Du fait de l'interventionnisme généralisé on a partout, ou presque, une épargne faible et partout le même type de système monétaire, c'està-dire un système public, hiérarchique et national, qui cherche à transférer une épargne forcée. Mais on aurait facilement pu analyser ce qui se passe lorsque deux pays se trouvent dans des situations différentes (par exemple le cas a et le cas d du tableau de la p. 188). D'une manière générale, l'épargne se déplace des pays où elle est abondante vers les pays où elle est plus rare, des pays où la rentabilité de l'investissement est faible vers les pays où elle est forte. Pour sa part, la monnaie - ainsi que nous l'avons vu - se déplace, en régime de changes fixes, des pays à forte croissance monétaire vers les pays à faible croissance monétaire, des pays à faible croissance réelle vers les pays à forte croissance réelle. Du point de vue de la balance des paiements, une sortie d'épargne se traduit par un excédent commercial (des ressources réelles sont transférées vers l'extérieur), une entrée d'épargne par un déficit commercial (des ressources réelles sont transférées de l'extérieur). Une exportation de monnaie a pour contrepartie un déficit commercial (et/ou un déficit de la balance
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des titres), une importation de monnaie a pour contrepartie un excédent commercial (et/ou de la balance des titres). On voit donc que la structure de la balance des paiements d'un pays et, par exemple, le solde de sa balance commerciale, résultent d'influences innombrables et impossibles à connaître, en particulier les milliards de décisions prises chaque jour dans le monde par des milliards d'individus. De ce point de vue, la prétention des gouvernements à manipuler le solde de la balance commerciale, au moyen de subventions, de droits de douane, d'interdictions et réglementations ou de décisions variées d'un ministre du Commerce extérieur est parfaitement dérisoire. Si, par exemple, le déficit commercial d'un pays provient du fait que certains de ses habitants sont spécialiSés dans la production de monnaie (qu'ils exportent) et qu'il s'y trouve une épargne relativement rare, le fait de subventionner les exportations ne modifie en rien les causes de ce déficit. Il se traduit donc par une augmentation des importations aussi bien que des exportations 20! Il faut aussi rappeler que l'abondance relative d'épargne dans un pays peut provenir d'une épargne volontaire ou d'une épargne forcée. Dans le premier cas, le transfert d'épargne peut être durable et il ne risque pas de poser des problèmes globaux de remboursement. Certes, il se peut que certains emprunteurs aient fait des prévisions erronées et obtiennent une rentabilité plus faible que prévue, ce qui leur rend le remboursement plus difficile. Mais il ne faut pas oublier non plus qu~une partie du transfert d'épargne est constituée de fonds propres (investissements directs ou placements de portefeuille). Il n'y a alors pas de remboursement à assurer, il y a seulement gain ou perte pour le propriétaire des fonds qu'il a placés à l'étranger. Dans le cas où l'épargne est abondante parce qu'il y a expansion monétaire, ce sont des problèmes globaux et non individuels qui risquent de se poser. Ainsi, les transferts d'épargne réalisés par des agents économiques des États-Unis ou des pays européens vers l'Amérique latine ou l'Afrique, dans les années soixante-dix, ont été en grande partie financés par l'inflation. Le retour, inévitable, à des politiques monétaires plus restrictives devait nécessairement se traduire par des difficultés de rembour-
20. Est-il vraiment irréaliste d'imaginer qu'un ministre du Commerce extérieur puisse comprendre un jour que son activité est parfaitement inutile et qu'elle représente donc uniquement une occasion supplémentaire de gaspiller les ressources créées par les citoyens?
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sement. Celles-ci n"auraient pas existé si les investissements de ces pays d"Amérique latine et d"Afrique avaient été financés par des fonds propres d"origine intérieure ou extérieure.
5. Quelques illustrations Au cours des années récentes., la véritable histoire monétaire a été redécouverte et on s"est aperçu - ce que l"on avait curieusement oublié - que la banque libre n"était pas une invention de théoricien ou une curiosité de salon., mais qu"elle avait effectivement existé dans la plupart des pays et qu"elle avait remarquablement fonctionné. Le contraste est frappant entre l"extraordinaire instabilité monétaire du xxe siècle et les performances - en termes de stabilité monétaire et de stabilité économique - dans les pays où il existait un système de banques libres au XVIIIe ou au XIXe siècle. Il ne peut évidemment pas être question ici de dresser la longue liste des faits et des exemples historiques correspondant aux raisonnements ci-dessus, mais seulement de choisir quelques illustrations typiques. L"un des cas les mieux connus maintenant est celui de l'Écosse entre 1716 et 1845 21. Le système écossais constituait ce que nous avons appelé un cartel non hiérarchique" dans lequel il n"existait pas de banque centrale et où chaque banque accordait une garantie en or pour sa propre monnaie et acceptait les monnaies des autres banques. Une croissance forte" la stabilité monétaire" l'absence de crises économiques" des taux d'intérêt réels raisonnables" telles furent certaines des caractéristiques de cette époque, que l"Écosse ne retrouva jamais par la suite. Passons à des exemples relatifs au XIXe siècle 22. La crise économique de 1805 en France a été correctement identifiée par Dupont de Nemours comme la conséquence d"un excès de création monétaire antérieur par la Banque de France., qui avait obtenu en 1803 de Napoléon Bonaparte., ainsi que nous l"avons déjà dit., le privilège d"émettre des billets. Cette crise était la seconde de l"histoire de France après la faillite., en 1720., de la banque de Law qui avait 21. Lawrence H. White, Free Banking in Britain: Theory, Experience and Dehate, 18001845, New York, Cambridge University Press, 1984. 22. Nous les tirons d'un texte de Philippe Nataf, (( The Business Cycle Theories of Mid19th Century France » (non publié).
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également émis trop de billets. Ceci illustre bien le fait que les crises ont une origine monétaire et qu'elles proviennent des privilèges donnés à certaines banques. Dans les périodes de liberté bancaire - 1797-1803 pour la France - le crédit est abondant et stable, il constitue une contrepartie des fonds propres et des fonds empruntés des banques. La structure de leurs bilans reste stable. Il est également important de constater que, pendant les crises monétaires de 1837 et 1857, la dépression a été forte là où les banques étaient le plus réglementées (par exemple dans l'État de New York), mais qu'elle a été faible ou inexistante dans les États et les pays où il existait un système bancaire libre (par exemple en Écosse, ou dans le Massachusetts et Rhode Island, deux États pourtant proches de l'État de New York, ce qui prouve bien que les fluctuations cycliques ne se transmettent pas automatiquement, par exemple par l'intermédiaire des échanges de produits). Le Canada, de même, a eu un système de banques libres jusqu'en 1914 et il fut l'une des dernières nations importantes dans ce cas, avec la Nouvelle-Zélande et l'Afrique du Sud. Il existait une émission concurrentielle de billets par les banques, des garanties de convertibilité en or, un réseau national de banques en concurrence. « Les pertes pour les déposants dues aux faillites - en pourcentage des dépôts - ont été plus faibles que dans le système bancaire américain très réglementé de la même époque et le Canada a été protégé des paniques financières qui ont périodiquement atteint les États-Unis entre 1873 et 1907 » 23. Au xxe siècle la crise de 1929-1931 est bien connue. Elle a été étudiée en détail par des économistes comme Milton Friedman, Benjamin Anderson, Lionel Robbins ou Murray Rothbard. Leurs recherches font apparaître que cette crise peut être expliquée, conformément à ce que nous avons vu, par un excès de création monétaire (<< circulation credit »), suivi par une diminution dramatique et imprévue de la quantité de monnaie. Étant donné qu"il est difficile de former ses prévisions dans un tel environnement, toutes sortes de conséquences ont eu lieu: ainsi, le niveau élevé du chômage peut s'expliquer par le fait que les salaires ont considérablement moins baissé que les prix, c'est-à-dire que les profits sont devenus faibles ou négatifs. Contrairement à ce que l'on dit habi23. Kurt Schuler, « The Demise of Canadian Free Banking », Market Process, printemps 1989, . vII-l, pp. 31-33.
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tuellement., le président Hoover n"a pas adopté une politique de « laisser-faire»., dont il a toujours été un adversaire acharné. Il a aggravé la crise en imposant des planchers de salaires et de prix., en adoptant des mesures protectionnistes., en diminuant la durée du temps de travail., en subventionnant les exportations., en augmentant le nombre de fonctionnaires., etc. Ces politiques ont été continuées par le président R09sevelt qui a., par ailleurs., développé une politique de grands travaux., préfigurant les recettes keynésiennes d"augmentation de la demande publique. Or., il est intéressant de noter que la crise économique a continué aux États-Unis jusqu"à la fin des années trente., alors que la reprise avait toujours été beaucoup plus rapide au cours des crises économiques antérieures., qui n"avaient pas été accompagnées par des politiques interventionnistes de ce type. Enfin., et comme nous l"avons déjà souligné., la « crise de l"endettement)) récente fournit un exemple particulièrement clair du cycle monétaire. Contrairement à ce que l"on répète constamment sans se donner le mal de procéder à une véritable analyse économique., les crises économiques ne sont pas inhérentes au fonctionnement des économies de marché. Bien au contraire., la cause en est l"affaiblissement de la discipline des droits de propriété et des contrats. Si l"on veut éviter le retour de semblables événements dans le futur., il n"y a pas d"autre solution que de revenir à un système de droits de propriété individualisés et d"instituer le « laisser-faire )). Ceci signifie que les gouvernements des pays endettés doivent accepter la privatisation de nombreuses décisions dont ils avaient pris le contrôle et implique., plus généralement., la restauration de l"épargne personnelle et la déréglementation des systèmes monétaires et financiers. En plus de ces exemples historiques on pourrait aussi citer des exemples innombrables de politiques économiques spécifiques qui sont fréquemment adoptées et qui sont déstabilisantes parce que les gouvernements interfèrent avec le système des prix (politique de contrôle des prix et des revenus., politique de taux d"intérêt., politique de change., etc.). Prenons un exemple relatif à la stabilisation des taux de change dans un système censé être de changes flottants. On admet couramment que les fluctuations des taux de change peuvent être « excessives)) et que les autorités monétaires doivent intervenir pour les stabiliser., si possible au moyen d"interventions coordonnées de plusieurs banques centrales. La question
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que nous tenons à poser est alors la suivante: qui est le plus apte » le taux de change, les spéculateurs privés ou la banque centrale? Prétendre que les fluctuations du taux de change sont excessives et qu'il existe donc un besoin de stabilisation implique nécessairement que quelqu'un a une idée du taux de change « normal » ou du taux de change « d'équilibre ». Or, il n'y a pas de raison de supposer que la banque centrale comprend, mieux que n'importe qui d'autre, le fonctionnement du système mondial hypercomplexe à partir duquel on pourrait évaluer le taux de change d'équilibre. Il n'y a pas plus de raison de croire qu'elle a une meilleure information que le marché, si ce n'est en ce qui concerne une variable spécifique: sa politique monétaire future, qui a une influence majeure sur le taux de change. Mais deux solutions différentes peuvent être données à ce problème d'information: 1) La première solution consiste à affirmer que, la banque centrale ayant une meilleure information que le marché, elle doit stabiliser le taux de change: le flottement impur (intervention de la banque centrale pour modifier le taux de change) est alors préféré au flottement pur (absence d'intervention de la banque centrale). 2) La seconde solution consiste à demander que la banque centrale donne au marché l'information spécifique dont elle dispose sur sa future politique monétaire, les participants au marché ayant pour leur part à en déterminer les conséquences pour le taux de change. Si, par exemple, la banque centrale annonce, ainsi que l'a suggéré Milton Friedman, qu'elle augmentera la masse monétaire à un taux constant (et limité) et si cette politique est crédible, les participants au marché obtiennent le type d'information nécessaire pour leurs prévisions. Les spéculateurs et la banque centrale, ayant la même compréhension du système et la même information, il serait équivalent de choisir un système de changes flottants purs ou impurs. Il existe pourtant une raison puissante de choisir à la fois la seconde solution - celle qui consiste à donner l'information au marché au lieu que la banque centrale la garde pour elle - et un régime de changes flottants purs. En effet, les spéculateurs privés sont incités à utiliser leurs connaissances et leurs informations d'une manière qui réduit les fluctuations (car c'est ainsi qu'ils peuvent gagner de l'argent), tandis que les gestionnaires de la banque centrale peuvent avoir d'autres objectifs, étant donné qu'ils n'utilisent pas leurs propres ressources pour intervenir sur le marché. à « stabiliser
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En réalité, les banques centrales peuvent même avoir toutes les raisons de produire des illusions, comme nous l'avons expliqué à propos du cycle monétaire. Dans ce domaine des taux de change on peut prendre un autre exemple: il est habituel de dire que le système monétaire européen a bien fonctionné puisque les taux de change sont souvent restés stables, en dehors de quelques variations de parités (qui n'en sont pas moins significatives). En fait, à tout moment, les taux de change dépendent de toutes les variables du système macro-économique global (parmi lesquelles les choix monétaires jouent un rôle fondamental). En empêchant, pour des périodes de temps plus ou moins longues, les taux de change de varier en réponse aux conditions du marché, les autorités augmentent probablement la variabilité d'autres grandeurs (par exemple les taux d'intérêt ou la disponibilité du crédit). Mais parce que l'information sur le fonctionnement de ce système macro-économique est insuffisante, on ne prend généralement pas conscience du lien qui existe entre la variabilité accrue de certaines grandeurs et la politique de taux de change.
6. La véritable signification des politiques de stabilisation macro-économiques
Nous avons déjà souligné que le problème de la stabilisation macro-économique nous conduisait au problème de la frontière entre la sphère privée et la sphère publique. Acceptons l'idée de Friedrich Hayek selon laquelle le bon fonctionnement d'une société implique seulement la définition de « règles générales de conduite » qui peuvent être, pour une partie d'entre elles, définies et sanctionnées par une institution appelée « l'État ». La stabilisation individuelle et, par conséquent, la stabilisation générale, pour des raisons que nous avons vues, sont rendues plus faciles si ces règles sont stables et prévisibles. Il en résulte que la meilleure contribution que les hommes de l'État puissent faire à la politique de stabilisation macro-économique consisterait à maintenir les règles qu'il leur revient éventuellement de définir. Par ailleurs, si les banques ne créaient pas de monnaie (interdiction institutionnelle ou étalon-marchandise), il ne pourrait pas y avoir d'épargne involontaire (sauf dans l'hypothèse d'un emprunt
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public forcé). Mais, dira-t-on alors, qu'arriverait-il si l'épargne volontaire était « insuffisante» pour financer la croissance? N'estil pas mieux, tout de même, de se trouver dans un système où l'on dégage une épargne forcée grâce à l'inflation? Ainsi, même s'il est réalisé de manière obligatoire, le financement de la croissance existerait tout de même. Cette manière de penser est typiquement constructiviste. Il faut en effet se demander pourquoi les individus ne désirent pas épargner volontairement. Imaginons tout d'abord qu'il n'existe aucune réglementation, aucun impôt à l'encontre de l'épargne. Si l'épargne est nulle ou faible, à un moment donné, dans une société donnée, c'est parce que ses membres estiment qu'il ne vaut pas la peine de faire un sacrifice de consommation présente, compte tenu du taux de rendement futur qu'ils peuvent espérer. On peut effectivement les obliger à épargner plus, par l'emprunt forcé ou par l'inflation (lorsqu'il y a monopole monétaire de l'Êtat), mais pourquoi leur imposer un schéma de répartition de leurs ressources dans le temps qui ne correspond pas à leurs préférences? S'il existe des occasions d'investissement suffisamment attirantes pour les amener à renoncer à une consommation présente, il n'est pas besoin que les hommes de l'Êtat viennent les y forcer. Si l'on suppose maintenant que l'épargne est nulle ou faible parce qu'elle subit une réglementation défavorable ou qu'elle est spoliée par la fiscalité, l'existence d'une épargne forcée due à l'inflation vient ajouter une spoliation à celle qui existe déjà (puisque l'impôt d'inflation est la spoliation qui résulte du monopole monétaire). Il y a effectivement quelque chose de totalement aberrant dans le monde d'aujourd'hui: les hommes de l'Êtat empêchent l'épargne de se former et, constatant qu'elle ne se forme pas, ils suscitent une épargne forcée! Par ailleurs, au lieu que cette épargne soit librement transférée entre des épargnants qui ont désiré la dégager et des investisseurs qui souhaitent la rentabiliser, les hommes de l'Êtat interposent le filtre de leurs décisions dans sa transmission. Et c'est peut-être précisément parce qu'ils obtiennent ainsi la maîtrise des flux d"épargne que les hommes de l"Êtat commencent par détruire l'épargne privée, avant de susciter la création d'une épargne au moyen de la coercition (celle qui est nécessaire pour maintenir le monopole monétaire). On en voit le résultat, en particulier dans des pays comme ceux de l"Amérique latine. Et au lieu de se lamenter sur le sort de ces pauvres pays victimes de la « crise de l"endette-
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LA VÉRITÉ SUR LA MONNAIE
ment »" il vaudrait mieux dénoncer les hommes de l"État qui" partout dans le monde" spolient les individus" les empêchent de préparer l"avenir" freinent leurs innovations" pour se réserver le contrôle des flux d"épargne et d"investissement" mais aussi" le plus souvent" l"exclusivité des gaspillages et des dépenses somptuaires. Ils jouent ainsi avec le sort des hommes" en particulier de ceux qui sont les plus démunis.
CHAPITRE VIII
La régulation monétaire
L'organisation monétaire devrait normalement avoir pour objectif de permettre à la monnaie de jouer son rôle, c'est-à-dire d'être un pouvoir d'achat en attente et, par conséquent, un pouvoir d'achat « stable ». C'est en utilisant ce critère que nous avons analysé et évalué les systèmes monétaires. Nous avons vu, par exemple, que cet objectif avait plus de chances d'être atteint en recourant soit à un système d'étalon-or, soit même et tout simplement, à un système où il n'y a pas de création monétaire - puisque celle-ci n'est pas nécessaire - soit, surtout, à un système de concurrence monétaire. Nous avons vu aussi que la concurrence monétaire peut très bien aboutir à une situation où l'étalon-or apparaît comme le meilleur moyen de produire de la confiance aux yeux des utilisateurs de monnaie ou, tout au moins, de certains d'entre eux. Par contre, l'étalon-or tel qu'on le conçoit généralement, c'est-à-dire avec une banque centrale disposant du monopole de la convertibilité en or, est dangereux, car il repose sur une institution de nature étatique: si la garantie de pouvoir d'achat en termes d'or n'est pas respectée, il n'y a pas de sanction, ce que l'Histoire prouve bien. Dans un système de concurrence monétaire où les banques libres choisissent librement d'accorder à leurs clients une garantie-or et où il n'y a pas de banque centrale, la sanction du non-respect du contrat se trouve dans la faillite ou auprès du Tribunal. Les systèmes qui garantissent le pouvoir d'achat de la monnaie
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LA VÉRITÉ SUR LA MONNAIE
peuvent être considérés comme les meilleurs. Mais le problème que nous avons à nous poser maintenant est particulier: nous ne disposons malheureusement pas à notre époque de systèmes de ce type, mais de systèmes de type hiérarchique, national et public, dont nous savons qu'ils ne sont pas les plus aptes à assurer la stabilité monétaire. Ce sont des systèmes de «monnaie fiduciaire» (<< fiat money »), c'est-à-dire que la monnaie ne représente pas un pouvoir d'achat - ce qui est le cas d'une monnaie-marchandise - mais que sa valeur dépend uniquement de la confiance qu'on peut avoir en elle: la monnaie - produite par un cartel bancaire sous le contrôle de la banque centrale - y est de type « constructiviste », c'est-à-dire qu'elle ne résulte pas d'un processus spontané au cours duquel les besoins des utilisateurs se font connaître aux producteurs, mais d'une décision centralisée a priori. Peut-on alors définir des principes de gestion monétaire, en supposant évidemment que les responsables du système aient la volonté d'aboutir à une stabilité des prix aussi grande que possible, ou que l'on puisse mettre en place des mécanismes institutionnels pour les obliger à respecter ces principes? Autrement dit, est-il possible de définir des règles de gestion pour un système qui ne possède pas toutes les caractéristiques d'un système « optimal» 1?
1. Les instruments de la politique monétaire
La politique monétaire peut se définir comme l'ensemble des moyens mis en œuvre pour déterminer la croissance de la masse monétaire. On sait qu'une politique monétaire restrictive est préférable à une politique monétaire expansionniste, puisqu'il en résulte nécessairement un taux d'inflation plus faible, c'est-à-dire une plus grande efficacité de la monnaie. En ce sens, la régulation monétaire réussit si elle évite une croissance monétaire trop rapide. Mais on se rend compte aussi, à partir de ce que nous avons vu dans les chapitres précédents, que l'idée même d'une politique monétaire est discutable. En effet, en supposant qu'elle soit efficace, 1. Les principes que nous allons développer pourraient être utiles pour la gestion d'un système bancaire situé en régime de concurrence et désireux d'assurer la stabilité de sa monnaie autrement qu'en recourant à des garanties de pouvoir d'achat (si jamais un tel système pouvait alors exister).
LA RÉGULATION MONÉTAIRE
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c"est-à-dire qu"elle parvienne à limiter la croissance monétaire., elle n"en est pas moins définie à partir d"un objectif qu"on ne peut pas considérer comme l"objectif ultime: si l"on souhaite limiter la création monétaire c"est parce qu"on sait que la qualité de la monnaie en sera d"autant plus grande. Mais l"objectif ultime que l"on devrait donner à un système monétaire est de produire une « bonne )) monnaie., autrement dit de déJuzir la monnaie de manière à ce qu"elle remplisse au mieux son rôle. On pourrait ensuite rechercher les moyens de produire cette « bonne )) monnaie. C"est ce qui se passe avec une monnaie convertible., en or ou en d"autres biens. Et on a d"ailleurs d"autant plus de chances de sélectionner la monnaie qui est considérée comme la meilleure par les utilisateurs qu"on les laisse libres de faire ces choix (hypothèse de concurrence monétaire). La définition de la monnaie étant acquise, le producteur peut alors rechercher les moyens les meilleurs de la produire. Les systèmes monétaires modernes ne reposent plus sur une définition préalable de la monnaie (ou des monnaies). Dans ce contexte, il est préférable de limiter la création monétaire de manière à éviter une trop grande perte de pouvoir d'achat de la monnaie. C"est en ce sens que l"on peut parler de politique monétaire et discuter des mérites comparés de différentes politiques monétaires. Mais il faudrait se souvenir qu"il s'agit toujours d"un pis-aller par rapport à la bonne solution qui consiste à définir le pouvoir d'achat de la monnaie ou" mieux, à permettre la concurrence entre différentes définitions de la monnaie. Pour étudier les instruments de la politique monétaire, il nous paraît utile d'expliciter d'abord cinq propositions de base (dont certaines ont déjà été évoquées précédemment) : Proposition 1 : il y a inflation si la croissance monétaire est excessive, c'est-à-dire que l"offre de monnaie croît plus vite que la demande de monnaie pour financer les transactions. Le corollaire de cette proposition est le suivant: limiter l"inflation c'est limiter la croissance de la quantité de monnaie. Tel doit être le rôle - et l'unique rôle - de la politique monétaire. Proposition 2 : la quantité de monnaie (ou la masse monétaire) se définit comme l'ensemble des créances sur le secteur bancaire détenues par le secteur non bancaire. En pratique" la quantité de monnaie se compose des dépôts et des billets (auxquels il faudrait
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LA VÉRITÉ SUR LA MONNAIE
ajouter ce qu'on appelle la « monnaie divisionnaire », généralement produite par le Trésor, c'est-à-dire les pièces de monnaie). Il existe différentes définitions possibles de la masse monétaire selon qu'on y fait entrer telle ou telle catégorie de dépôts 2.
Proposition 3 : la politique monétaire consiste à contrôler le taux de croissance des bilans bancaires, c'est-à-dire le bilan consolidé de l'ensemble du secteur bancaire. Cette proposition résulte des deux précédentes. En effet, les créances du secteur non bancaire sur le secteur bancaire (la masse monétaire) figurent au passif du bilan des banques, dont elles constituent d'ailleurs l'essentiel à notre époque. Le contrôle de la croissance des bilans bancaires peut prendre diverses formes: - Il peut porter sur l'actif ou le passif du bilan. Étant donné que l'actif est par définition égal au passif, il revient en principe au même de contrôler la croissance de l'un ou de l'autre. L'encadrement du crédit, que nous évoquons ci-dessous, consiste à contrôler l'actif (crédits) en vue de limiter le passif (masse monétaire). - Il peut être direct ou indirect. Le contrôle est direct lorsque les autorités monétaires déterminent directement la croissance du bilan, en interdisant ou en pénalisant le dépassement de normes par les banques. Le contrôle est indirect lorsqu'elles essaient d'influencer les variables qui sont censées exercer un rôle essentiel dans les décisions des banques. Ainsi, comme nous le verrons plus en détail ci-dessous, l'encadrement du crédit est une technique de contrôle direct (limitation a priori du taux de croissance des crédits accordés par les banques), les politiques dites d'open market - que nous définirons ultérieurement ou de taux d'intérêt sont des techniques de contrôle indirect. - Il peut être partiel ou total, c'est-à-dire qu'il peut porter sur la totalité des bilans des banques (limitation du total des actifs ou du total des engagements) ou seulement sur une partie des actifs ou des engagements. Dans ce dernier cas on fait l'hypothèse que les banques désirent que leur bilan ait une certaine composition, à peu près constante, de telle sorte qu'en contrôlant une partie de 2. Nous reviendrons ultérieurement sur ces différentes définitions (voir p. 233), mais on peut déjà souligner qu'il existe des discussions sans fin pour savoir si la masse monétaire doit être définie à partir de ce qu'on appelle (( M J )), (( M;J» ou « M 3 », variables qui incluent ou non différents types de dépôts, par exemple les dépôts à terme.
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leurs avoirs ou de leurs engagements - directement ou indirectement - on contrôle l'ensemble du bilan. - Enfin, il peut être global ou individualisé. Le contrôle est global s'il consiste seulement à déterminer ou à influencer le taux de croissance du bilan consolidé de l'ensemble du système bancaire. Il est individualisé si, par exemple, chaque banque doit respecter des normes de croissance de son bilan qui lui sont propres.
Proposition 4 : une politique de taux d'intérêt ou une politique de taux de change sont incompatibles avec une politique de quantité de monnaie. Selon un principe universel et irréfutable de la théorie économique, il n'est pas possible de déterminer indépendamment la quantité d'un bien et son prix en termes d'un autre bien. Par conséquent, si les autorités monétaires pratiquent une politique de limitation quantitative de la croissance des bilans bancaires, elles ne peuvent pas fixer par ailleurs et a priori le taux d'intérêt nominal et/ou le taux de change, sauf à créer des désajustements; le taux d'intérêt exprime le prix du temps en termes de monnaie, le taux de change est le prix d'une monnaie en termes d'une autre. On peut imaginer, à l'inverse, que les autorités monétaires fixent la valeur du taux d'intérêt ou du taux de change. Il est alors impossible de déterminer le taux de croissance de la masse monétaire de manière indépendante. Si les autorités monétaires avaient une parfaite connaissance du fonctionnement du système économique national, et même international, il reviendrait au même de faire une politique de quantité de monnaie, une politique de taux d'intérêt ou une politique le taux de change. Mais il n'en est rien et, étant donné que l'objectif à poursuivre est celui du taux de croissance de la masse monétaire, il est préférable d'essayer de le déterminer ou de l'influencer le plus directement possible. On peut cependant envisager que les autorités monétaires « annoncent» un certain taux d'intérêt dans l'espoir d'obtenir une certaine croissance monétaire et qu'elles modifient continuellement ce taux d'intérêt (taux d'escompte ou taux d'intervention sur le marché monétaire) en fonction des résultats constatés de la politique antérieure sur la croissance monétaire. Proposition 5 : la « politique de crédit» est indépendante de la politique monétaire; elle est par ailleurs condamnable. Par « politique de crédit» nous entendons la réglementation des conditions
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LA VÉRITÉ SUR LA MONNAIE
auxquelles les banques accordent des crédits" par exemple le montant du taux d"intérêt demandé en fonction de la nature du crédit" de sa durée ou de son bénéficiaire. La politique de crédit existe lorsque les hommes de l"État prétendent déterminer ces conditions à la place des banques. Elle est condamnable parce qu"elle implique de substituer des critères politiques et bureaucratiques aux critères normalement utilisés par les banques. Nous avons vu qu"elle peut aboutir à la répression financière (chapitre 1). On peut signaler au passage que les termes utilisés en pratique peuvent être trompeurs. Ainsi" la politique d"encadrement du crédit, qui consiste à limiter le taux de croissance des crédits accordés par les banques" est en fait une politique monétaire et non une politique de crédit: en limitant la croissance des créances qui se trouvent à l"actif du bilan des banques" on veut limiter la croissance du passif, c"est-à-dire de la masse monétaire. L"encadrement du crédit peut très bien exister sans qu"il y ait simultanément une politique de crédit proprement dite: il se peut que les banques soient totalement libres de déterminer les conditions de crédit" la nature des prêts et des bénéficiaires" en se concurrençant les unes les autres" malgré l"encadrement du crédit. La politique monétaire" par l"intermédiaire de l"encadrement du crédit" a pour rôle d"assurer que ces multiples décisions individuelles des banques ne se traduisent pas par une création de monnaie supérieure à ce qui est souhaité. Ainsi que nous l"avons indiqUé ci-dessus le contrôle monétaire peut utiliser des instruments indirects ou directs. Examinons-les rapidement.
Les instruments indirects de régulation monétaire Les systèmes monétaires modernes sont des systèmes hiérarchiques. Nous avons vu au chapitre VI que" dans ces systèmes" les banques de second rang - qu"on appelle en général les banques commerciales - détiennent des réserves auprès de la banque centrale. Celles-ci peuvent être librement déterminées par les banques ou rendues obligatoires par les autorités monétaires" constituant alors un instrument de la politique monétaire. Nous avons vu par ailleurs qu"un système pyramidal conduisait à une démultiplication de la masse monétaire. Si la monnaie de la banque centrale est convertible à taux fixe avec une monnaie exté-
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rieure (or ou autre monnaie nationale), la masse monétaire est un multiple des réserves de la banque centrale en termes de cette monnaie extérieure. Mais, dans le présent chapitre, nous étudions la situation où la banque centrale ne donne pas de garanties de convertibilité et où, par conséquent, elle ne détient pas de monnaie extérieure dans ses avoirs. Sa politique monétaire est donc indépendante: elle peut augmenter comme elle l'entend la valeur de ses actifs (créances sur les agents économiques nationaux) et, par conséquent, la valeur de ses engagements (billets et réserves des banques commerciales). Les banques commerciales, pour leur part, maintiennent un coefficient de réserves minimal (part des réserves auprès de la banque centrale dans le total de leurs actifs, donc de leur bilan). Si leurs réserves auprès de la banque centrale augmentent, elles peuvent à leur tour augmenter leur passif, c'està-dire la quantité de monnaie qu'elles émettent, tout en maintenant le coefficient de réserves minimal. A partir d'une expansion du bilan de la banque centrale - ce que l'on appelle la « base monétaire )) - il Y a donc une expansion au multiple de la masse monétaire. La structure des bilans de la banque centrale et des banques commerciales se présente, par exemple, de la manière suivante (en supposant un coefficient de réserves égal à 25 %) :
Bilan de la banque centrale avoIrs créances sur les particuliers et sur l'État
engagements billets
50
réserves des banques commerciales
50
100
Bilan des banques commerciales aVOIrs réserves des banques commerciales créa,:,-ces sur les particuliers et l'Etat
engagements dépôts
200
50 150
Dans cet exemple les dépôts auprès des banques commerciales, égaux à 200, sont un multiple des réserves, égales à 50. La masse
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LA VÉRITÉ SUR LA MONNAIE
monétaire (billets + dépôts) est égale à 250 (200 + 50), la répartition entre billets et dépôts dépendant des préférences du public. Si la banque centrale augmente le total de ses avoirs, en achetant des créances sur les particuliers et sur l'État aux banques commerciales, il en résulte une expansion au multiple de la masse monétaire. Celle-ci se répartit entre billets et dépôts. La partie constituée par les dépôts dépend de l'augmentation des réserves des banques commerciales. Les banques commerciales peuvent être tentées d'accroître indéfiniment leurs crédits et leurs dépôts, pour des raisons que nous avons vues. Mais une partie des nouveaux dépôts devra être échangée contre des billets de la banque centrale. Pour pouvoir les fournir à leur clientèle, les banques commerciales devront se les procurer auprès de la banque centrale et, pour cela, échanger des réserves. Si elles n'en possèdent pas suffisamment, elles peuvent essayer d'en constituer en vendant une partie de leurs créances à la banque centrale. Si la banque centrale refuse de les acheter, elle limite alors l'expansion des crédits et des dépôts. En achetant ou en vendant des créances la banque centrale peut faire varier les réserves des banques commerciales et donc la quantité de monnaie. C'est ce que l'on appelle la politique d'open market. Si la banque centrale impose aux banques commerciales un coefficient de réserves minimal, elle peut également agir sur la croissance monétaire en modifiant la valeur de ce coefficient. Ainsi, l'augmentation du coefficient de réserves diminue la capacité des banques à, créer de la monnaie à partir d'une base monétaire donnée. Les réserves obligatoires constituent donc un deuxième instrument de contrôle indirect de la masse monétaire. Cet instrument est souvent redondant, du fait de l'existence d'autres instruments de contrôle monétaire, et on peut alors le considérer comme un pur et simple instrument de taxation, les banques centrales refusant en général de rémunérer les réserves obligatoires. Enfin, la banque centrale peut faire varier les conditions auxquelles elle accepte certaines créances détenues par les banques commerciales. Ainsi, si elle augmente le taux d'escompte qu'elle demande aux banques pour leur racheter des créances commerciales, les banques seront moins incitées à augmenter leurs réserves et, par conséquent, leurs dépôts. On voit donc que les autorités monétaires ont toujours la possibilité de limiter la création monétaire, tout au moins si elles ont
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choisi par ailleurs un système de changes flottants, c")est-à-dire que la banque centrale n")est pas contrainte par une quelconque garantie de convertibilité externe. S'il y a de l'inflation, c'est uniquement et toujours parce que les autorités monétaires n'ont pas eu le désir ni la volonté d'utiliser les instruments dont elles disposaient. Il faut cependant ajouter que la précision de la politique monétaire menée au moyen de ces instruments indirects que sont l'open market, les réserves obligatoires ou le taux d'escompte ne peut pas être parfaite, car on ne peut pas prévoir exactement les réactions des banques commerciales au maniement de ces instruments.
Les instruments directs de la régulation monétaire Puisque le but recherché par la politique monétaire consiste à contrôler la croissance monétaire, pourquoi ne pas la contrôler directement? Il suffit pour cela que les autorités monétaires décident du rythme de croissance du bilan des banques commerciales ou, plus précisément, de leurs dépôts. Ainsi que nous l")avons dit, tel est au fond le but poursuivi par la politique d'encadrement du crédit, si l")on part de l'hypothèse que les dépôts d'une banque varient comme ses crédits :~. L'encadrement du crédit a existé en France de 1973 à 1985. Tel qu'il a fonctionné il constituait un système de contrôle de l")actif - c")est-à-dire des crédits - des banques commerciales (et non de leur passif, c")est-à-dire, en particulier, des dépôts monétaires), direct (puisqu'on déterminait directement le taux de croissance des crédits au lieu de chercher à l'influencer indirectement), partiel (puisque tous les crédits n'étaient pas encadrés 4) et individualisé (puisque chaque banque devait respecter un taux de croissance de ses crédits encadrés). 3. Cela suppose évidemment que l'activité d'intermédiation financière des banques soit peu importante par rapport à l'activité de création de monnaie ou qu"on encadre seulement les crédits qui ne correspondent pas à une augmentation des fonds propres et empruntés des hanques (c'est-à-dire à un transfert d".épargne volontaire). 4. En particulier, les crédits à l'Etat et les crédits à l'exportation n'étaient pas encadrés. Ainsi, l"État s"affranchissait-illui-même des règles qu"il imposait aux autres. Et l'on retrouvait par ailleurs le mythe absurde de l"exportation. Comme on pouvait s"y attendre, la croissance des crédits non encadrés a été beaucoup plus rapide que la croissance des crédits encadrés. Il n'est pas étonnant, dans ces conditions., que la politique monétaire n"ait pas réussi., pendant de longues années, à diminuer la croissance de la masse monétaire et donc à lutter contre l'inflation. On pourra se reporter à ce sujet à notre article, cc La politique monétaire française ou comment ne pas lutter contre l'inflation », Vie et sciences économiques, janvier 1980, pp. 33-38.
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L"un des inconvénients les plus graves de l"encadrement du crédit., tel qu"il a été appliqué en France., tient à ce qu"il supprime la concurrence entre les établissements bancaires. Cette conséquence provenait d'une caractéristique particulière du système., à savoir que le contrôle était individualisé: toutes les banques d"une même catégorie bénéficiaient exactement d"une même croissance potentielle de leurs crédits., de telle sorte que les parts de marché restaient constantes et qu"une hanque plus efficace ne pouvait pas améliorer sa part de marché. Cette conséquence de l'encadrement était légèrement atténuée par le fait que les hanques pouvaient accroître leurs crédits en fonction de r'augmentation de leurs fonds propres nets ou de r'émission d"emprunts obligataires. Nous verrons ultérieurement qu"il serait possible de supprimer cet effet néfaste de r'encadrement du crédit., levant par là même l'une des objections les plus fortes qu"on puisse lui adresser.
2. Règles ou décisions discrétionnaires?
Quelles que soient les techniques de contrôle monétaire employées, deux grands types de solutions sont possibles pour la gestion des systèmes monétaires de notre époque: un système discrétionnaire et un système de règles., suivant que l'on fait davantage confiance., respectivement., à la régulation centralisée ou décentralisée. Dans un système discrétionnaire., on fait confiance à un gouverneur de banque centrale., à son conseil d'administration ou aux « autorités monétaires»., pour faire une « bonne» politique monétaire. Or, comme Friedrich Hayek., notamment., l'a bien montré 5., un système discrétionnaire est moins bon qu'un système de règles (à condition, évidemment., que celui-ci soit correctement conçu). Dans la période de r'après-guerre., la politique de « pilotage à vue» (( fine tuning ))) a été à l'honneur. Elle reposait sur l"idée que les gouvernements connaissaient suffisamment bien le fonctionnement de l"économie pour pouvoir constamment ajuster les instruments 5, Friedrich Hayek, Droit, lé,.gislation et liberté, op, cit, (en particulier le volume l, Règles et ordre); The Confusion of Language in Political Th 0 ught, Londres, Institute of Economie Affairs, Occasional Paper 20, 196'8. ·
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de la politique économique aux objectifs poursuivis. Pour réussir, cette politique devrait être mise en œuvre par des hommes supérieurs, à la fois dotés d'un immense désir de bien faire, d'une incommensurable intelligence et d'une information sans failles. Nous avons vu au chapitre VII, à propos de la politique de stabilisation, qu'il y avait de fortes raisons de douter que cela soit possible. Il est donc probablement préférable d'adopter des règles générales dont la connaissance permet au public de former ses propres prévisions et d'y adapter ses décisions. En réalité, la distinction entre politique discrétionnaire et règles générales n'est pas toujours évidente. Ainsi, comme le fait remarquer Alan Blinder 6, il est important de distinguer, d'une part, entre les règles simples et les règles complexes et, d'autre part, entre les règles qui concernent les instruments et les règles qui concernent les résultats. Il n'y a en fait peut-être pas une grande différence entre les règles complexes et les décisions discrétionnaires. En effet, les règles complexes sont des règles qui font dépendre les décisions publiques de la réalisation de certains événements ou situations spécifiques. Supposons, par exemple., que le gouvernement annonce - suivant en cela des principes d'inspiration keynésienne discutables - qu'il augmenterait les dépenses publiques dans le cas où le chômage serait « trop élevé », la croissance « insuffisante» et l'inflation « pas trop forte », qu'il augmenterait les impôts dans certaines autres circonstances, etc. Ce faisant, il fournirait certes quelques informations aux agents économiques. Mais cela ne serait pas très différent d'une politique discrétionnaire dont les agents économiques pourraient éventuellement percevoir l'inspiration générale sans que des « règles» existent officiellement. C'est pourquoi, lorsqu'on parle de règles générales, il serait souhaitable de préciser qu'il s'agit de règles «simples», ce qui présente l'avantage de les rendre plus compréhensibles pour les agents économiques. Mais une autre distinction doit également être faite, celle qui a été proposée par Friedrich Hayek entre les «règles de juste conduite» et les règles qui exigent un résultat spécifique ou injonctions (<< commands »). Les premières s'appliquent en toutes cir-
6. Alan Blinder, cc The Rules-versus-Discretion Debate in the Light of Recent Experience )), H. Giersch, ed., Macro and Micro Policies for More Growth and Ernployment, Kiel, Institut für Weltwirtschaft an der Universitiit Kiel, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1988.
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constances, sans que l'on puisse savoir quel sera le résultat exact de leur application dans chaque circonstance précise. Ainsi, le principe selon lequel « le contrat est la loi des parties» ne nous permet pas de savoir quels contrats seront signés et avec quelles conséquences. Mais nous pouvons avoir une idée générale du type de société à laquelle peut aboutir l'application d'un principe de ce type. Une règle de résultat consiste, par exemple, à exiger un comportement particulier d'une personne ou d'un ensemble de personnes. On peut faire entrer dans cette catégorie la « règle monétaire », que nous avons déjà rencontrée et qui préconise la détermination a priori par les autorités monétaires d'un taux de croissance maximal de la masse monétaire. On peut donc classer les différentes sortes d'actions publiques de la manière suivante: 1 - Règles de juste conduite (non spécifiques d'un objet particulier) 2 - Règles de résultat 2a-règles simples - concernant les instruments de l"action - concernant le résultat de l'action 2b-règles complexes 3 - Politique discrétionnaire. Au fur et à mesure que l"on descend dans cette liste, on passe de décisions responsables à des décisions de plus en plus irresponsables. Nos préférences iraient donc évidemment aux règles situées le plus haut possible dans cette hiérarchie. En dehors des règles de juste conduite, toutes les règles concernent en fait la poursuite de résultats spécifiques qui sont considérés comme souhaitables par ceux qui ont le pouvoir de décider la politique économique. Peut-on imaginer des règles de juste conduite dans le domaine monétaire? La concurrence monétaire en est précisément un exemple. Elle implique en effet que n'importe qui a le droit d'émettre une monnaie et que n'importe qui a le droit d'utiliser la monnaie qu'il p~éfère. Dans d"autres domaines de la politique économique, des limites institutionnelles opposées au pouvoir de prélèvement fiscal des hommes de l'État ou à leur pouvoir réglementaire, de manière que personne ne puisse être arbitrairement privé de ses droits de propriété, constituent également des règles de juste conduite. Les règles de résultat, si fréquentes dans le domaine de l"action publique, reposent en fait sur l'illusion de la connaissance. Prenonsen un exemple. On justifie bien souvent la monopolisation de la
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production d'un bien par l'État par le fait qu'il existe un « monopole naturel )), c'est-à-dire un bien qui ne peut être produit que par un seul producteur. Nous ne pensons pas, pour notre part, que les monopoles naturels existent 7, mais acceptons tout de même pour l'instant l'hypothèse selon laquelle on peut en trouver, par exemple dans la production de monnaie. D'après la théorie traditionnelle, la monopolisation de la production par l'État permet d'obliger le producteur à se comporter comme si la concurrence existait. Mais comment pouvons-nous définir la concurrence, comment pouvonsnous connaître les résultats qu'on obtiendrait dans une situation dite de concurrence et de libre fonctionnement du marché? En fait, la concurrence ne peut pas être définie par les résultats qu'elle permet d'obtenir (par exemple le nombre de producteurs sur un marché ou le niveau des prix des biens concernés), mais simplement par les processus qu'elle implique (liberté d'entrer sur un marché, liberté de choix). Elle suppose en particulier la définition de droits de propriété et la possibilité de rendre les contrats exécutoires. Or, on ne peut pas admettre que le signataire d'un contrat puisse le modifier unilatéralement de manière discrétionnaire. Il y a donc une contradiction entre la notion de contrat et la notion de décision discrétionnaire et il n'est pas cohérent de vouloir imposer la concurrence par une politique discrétionnaire. Par conséquent, si l'on suppose que la monopolisation publique d'une activité - par exemple la production de monnaie ou la fourniture de services de stabilisation - permet néanmoins aux hommes de l'État de se comporter comme s'il y avait concurrence, cela devrait nécessairement impliquer que le gouvernement suive des règles précises, comme le font les hommes dans un système de concurrence (définition des droits de propriété et respect des engagements contractuels). Il est donc contradictoire d'être favorable, en même temps, à la monopolisation et à la gestion publiques de certaines activités - sous prétexte de rétablir la concurrence - et, d'autre part, à des décisions discrétionnaires pour ces mêmes activités. Les règles sont préférables aux décisions discrétionnaires. Une comparaison avec le mode d'action des individus dans une économie d'échange libre est utile. Comme nous le savons, la règle normale y est le contrat, qui permet à chaque contractant de 7. Nous discutons ce problème dans le rapport, déjà cité et rédigé par Henri Lepage et Pascal Salin, cc Voies pour une libéralisation des télécommunications ».
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connaître le comportement futur de ['autre. En se mettant d'accord sur un contrat, deux individus ne s'engagent pas à obtenir un certain résultat (par exemple un certain degré de satisfaction pour l'un ou pour l'autre), mais simplement à agir d'une certaine manière. Et il se peut que l'exécution du contrat aboutisse à un résultat qui, a posteriori, apparaît mauvais à l'un ou à l'autre. Ainsi, le vendeur d'un bien ne promet pas à son acheteur un résultat précis. Il lui promet seulement de lui livrer un bien dont les caractéristiques sont spécifiées. Il prend un engagement qui concerne son propre comportement et non les résultats de son comportement. Au contraire, les hommes politiques tendent trop souvent à promettre des résultats spécifiques (concernant, par exemple, le taux de chômage ou le taux d'inflation) et ils se lancent dans des politiques discrétionnaires, censées permettre d'atteindre ces résultats, au lieu de s"astreindre à respecter certaines règles précises - qui seraient., elles, efficaces - par exemple pour maintenir le prix de la monnaie nationale en termes d"or., pour indexer la monnaie ou pour limiter le taux de croissance de la base monétaire. La distinction entre les règles simples et complexes est utile, mais quand la règle consiste à définir un résultat spécifique de la politique économique (par exemple le taux de chômage ou le taux d'inflation), on peut se demander s'il s'agit vraiment d'une règle. C'est une promesse (plus ou moins crédible) et non une règle de juste conduite. S'il était possible d'adopter une approche contractuelle de la politique économique, le problème serait différent: les individus peuvent comprendre même des règles complexes s'ils se sentent concernés. Ainsi, ils peuvent comprertdre un système d'indexation complexe s'ils considèrent qu'il est important pour leur permettre de maintenir la valeur réelle de leur patrimoine, alors qu'une règle exigeant du gouvernement qu'il obtienne des résultats spécifiques pour la balance des paiements ou le taux de chômage, et impliquant des définitions précises et complexes de ces objectifs, ne sera probablement pas compréhensible et significative pour les citoyens. Mais les hommes politiques choisissent souvent des concepts artificiels comme objectifs de la politique économique, car leur caractère plus abstrait rend la critique plus difficile, d'autant plus qu'il est généralement possible de les atteindre sans avoir à tenir compte des coûts engagés pour cela, ces coûts étant disséminés, cachés et donc difficiles à repérer. Au contraire, sur un marché libre, le
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vendeur tend à fournir des garanties concernant les caractéristiques et les qualités des biens qu"il vend., sans avoir à indiquer les résultats et les satisfactions que l"acheteur peut obtenir: celui qui vend un marteau ne vous promet pas que vous ne serez pas blessé en l"utilisant. L"imprévisibilité des décisions monétaires ou fiscales résulte nécessairement de la nature non contractuelle des relations entre le gouvernement et les citoyens. Ceci explique pourquoi., à notre époque., l"Êtat est devenu la source principale de l"incertitude., bien qu"il prétende poursuivre des politiques de stabilisation. Et contrairement à beaucoup d"autres risques de la vie, on ne peut pas s"assurer contre les risques provenant d'une politique économique dis-
crétionnaire. Pour évaluer les institutions ou les politiques, on est souvent tenté de prendre en considération les résultats qu"elles produisent et de les adopter ou de les rejeter en fonction de l'évaluation subjective qu"on en fait. Pourtant l'évaluation devrait être faite en termes de principes. Ainsi les lois concernant les brevets ne doivent pas exister parce qu"elles sont « socialement utiles », mais dans la mesure où elles seraient cohérentes avec le principe du droit de propriété. Et si elles le sont, c"est pour cela qu"elles profitent à tous. On pourrait dire de même pour un système de règles comme celles qui constituent l"étalon-or. Il ne consiste pas, contrairement à ce que l"on dit souvent, à manipuler la politique monétaire de manière à stabiliser le niveau des prix. Il comporte plutôt une règle visant à empêcher la manipulation de la masse monétaire et la politique monétaire. Le fonctionnement de l"étalon-or est le résultat (non voulu) de contrats - donc de droits de propriété - entre l"émetteur de monnaie et le détenteur de monnaie (qui a abandonné de Por contre une créance monétaire). Grâce au contrat les gens savent ce qu"ils obtiennent en termes d"or pour les billets et dépôts qu"ils possèdent. Enfin - mais cela est moins important - il se trouve qu"historiquement l"étalon-or a permis une relative stabilité des prix. Des règles concernant les instruments de la politique économique paraissent donc préférables à des règles stipulant les résultats à obtenir, tout simplement parce que l'approche contractuelle est alors plus facilement applicable: un gouvernement peut s"engager à utiliser d"une certaine façon les instruments dont il a le contrôle,
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mais pas à obtenir des résultats qui dépendent de toute une série de phénomènes qui sont nécessairement mal connus. En fait-> les règles ne peuvent concerner que les choses et les décisions sur lesquelles un individu ou une institution possède un contrôle légitime-> c->est-à-dire des droits de propriété. Or-> le taux d->inflation n->« appartient » pas à la banque centrale et aux autorités monétaires. On ne peut donc pas leur demander de lui attribuer des valeurs précises. Ce qui leur appartient est la base monétaire - certes parce qu->elles l->ont monopolisée par la contrainte - ou-> peut-être-> la quantité de monnaie-> en ce sens qu->elles ont également accaparé la « marque de monnaie » : de même que les producteurs d->un bien sont propriétaires de leur marque et peuvent poursuivre les contrefacteurs-> les gestionnaires d->un système monétaire ont un droit de regard sur l->usage de leur marque de monnaie-> même s->ils en ont obtenu le contrôle par la contrainte. On peut donc demander aux autorités monétaires non pas d->atteindre un certain taux d->inflation-> mais de limiter la croissance de la masse monétaire ou de la base monétaire-> ou encore-> bien sûr-> de donner une garantie de prix pour leur monnaie en termes d->autres biens.
3. Quelle règle monétaire?
Si l->on admet donc l->idée que la politique monétaire doit de préférence reposer sur des règles générales concernant les instruments plutôt que les résultats-> il reste à discuter plus en détail de la règle à choisir et-> en particulier-> du problème de savoir s->il vaut mieux une règle de quantité ou une règle de prix. Nous verrons plus précisément par la suite en quoi peuvent consister une règle de quantité - par exemple la détermination de la quantité de monnaie - ou une règle de prix - par exemple la détermination du prix de la monnaie. Mais-> d->un point de vue très général-> il devrait être évident qu->on ne peut pas se donner à la fois une règle de prix et une règle de quantité. En effet-> si l->on pouvait supposer que les autorités monétaires avaient-> à tout moment-> une parfaite connaissance de l->offre et de la demande de monnaie-> donc des prix et quantités d->équilibre - ce qui est évidemment totalement illusoire - l->une des deux règles serait redondante et donc inutile. Si l->information est imparfaite - et elle est nécessairement imparfaite -
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une règle de prix et une règle de quantité qu'on se donnerait indépendamment l'une de l'autre ne peuvent pas être compatibles. La politique monétaire est alors déséquilibrante. Les déséquilibres tenant aux incohérences internes du système apparaissent nécessairement, par exemple sous forme de ce que ron appelle une « crise monétaire». Pour y porter remède, les autorités monétaires sont alors amenées le plus souvent à changer périodiquement la règle de quantité et/ou la règle de prix. C'est dire que les « règles» n'ont plus le statut de règles: le système de règles est en fait un système discrétionnaire. Les informations données aux agents économiques sont changeantes et peu fiables, ce qui est une cause d'instabilité économique. On peut noter au passage que cette pratique a été continuellement celle des autorités monétaires françaises, puisqu'elles prétendent poursuivre un objectif de quantité - limitation de la création monétaire ou politique d'objectifs monétaires - et deux politiques de prix, à savoir l'obtention d'un certain taux d'intérêt et la défense d'un certain taux de change 1 Il Y a évidemment deux règles de trop dans le système. Nous avons supposé dans le présent chapitre que la monnaie du pays considéré se trouve en situation de changes flottants avec les autres monnaies, de telle sorte qu'il y a indépendance monétaire et qu'il n'est pas question d'utiliser une règle de taux de change pour la politique monétaire. Mais nous aurons l'occasion de retrouver l'instrument du taux de change comme régulateur de la politique monétaire au chapitre IX. Reste alors possible une règle de prix (taux d'intérêt) ou une règle de quantité (croissance de la masse monétaire).
Règle de prix Dans les systèmes monétaires modernes., les banques émettent de la monnaie en contrepartie de créances qui fournissent un certain taux d'intérêt (nominal). On pourrait certes supposer qu'une banque émette de la monnaie en contrepartie de titres libellés en termes de marchandises et donnant un taux d'intérêt (réel) libellé en termes de marchandises également. La banque émettrait par exemple 100 F contre un titre d'une valeur de 100 g d'or, rapportant 5 g d'or par an. Il serait évidemment plus difficile., dans ce cas, de refuser une garantie en termes de pouvoir d'achat à la monnaie.
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Prenons, cependant, le cas actuel où les titres sont libellés en termes monétaires. Il est évident qu'il est difficile de mesurer le taux d'intérêt réel par rapport au taux d'intérêt nominal puisque l'écart entre les deux dépend des prévisions d'inflation de tous les utilisateurs de monnaie et qu'on ne peut pas les connaître avec précision. Chaque individu a ses propres idées sur l'inflation à venir et, par conséquent, sa propre appréciation du rendement réel d'une créance. Il en résulte, pour chaque individu, une offre ou une demande de créances. Dans un système où il n'existe aucune régulation publique, le marché détermine un certain taux d'intérêt nominal d'équilibre qui traduit sur le marché financier la rencontre des offres et des demandes de créances, compte tenu des anticipations inflationnistes de chacun et du taux d'intérêt réel désiré par chacun pour différents niveaux d'offre et de demande de fonds prêtables. Ce taux d'intérêt nominal d'équilibre fluctue continuellement en fonction des variations des anticipations inflationnistes individuelles et des variations de l'offre et de la demande de fonds prêtables (ce qui dépend des perspectives de rendement, de la préférence entre le présent et le futur et des autres contreparties possibles de l'épargne, en particulier le placement en actions). Or nous ne connaissons pas ce taux d'intérêt nominal qui permettrait de réaliser tous les ajustements. La règle de prix consiste à déterminer a priori un taux d'intérêt effectif (et non d'équilibre) qui soit stable dans le temps ou qui suive une loi d'évolution déterminée a priori par l'autorité monétaire 8. Mais, compte tenu de l'imperfection des informations, lorsqu'on fixe le taux d'intérêt nominal, en espérant ainsi agir sur la création de monnaie par les banques, on ne sait pas dans quelle mesure on risque d'imposer un taux d'intérêt réel différent du taux d'équilibre. Il peut alors, par exemple, y avoir « répression financière », c'est-à-dire une politique de crédit non voulue. Les banques, dans les systèmes modernes, sont à la fois des intermédiaires sur le marché des créances et des créateurs de monnaie. Appelons, comme nous l'avons suggéré, « politique de crédit» la politique qui consiste à interférer avec le processus de détermination des taux 8. Comme nous le verrons, on rencontre le même type de problème avec une règle de prix en termes de taux de change. La manipulation du taux de change (nominal) ou la fixation d'un objectif de taux de change rencontrent les mêmes difficultés que la détermination d'un objectif de taux d'intérêt (nominal) : on ne connaît pas les variations du taux de change réel qui correspondent à l'équilibre sur le marché des produits.
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d'intérêt et « politique monétaire» les actes qui consistent à imposer le taux de croissance de la masse monétaire (ce qui souligne d")ailleurs bien que le but ultime d")une politique monétaire est de déterminer la quantité de monnaie") même si l")on utilise une règle de prix). L")ambiguïté habituelle des politiques monétaires vient de ce que les autorités monétaires veulent en réalité obtenir à la fois un certain objectif de crédit et une certaine croissance monétaire avec un seul instrument") le taux d")intérêt nominal. Il n'en reste pas moins que") dans tous les cas") la première des difficultés rencontrées dans l")usage d")une règle de prix vient de ce qu~ l")on ne connaît pas le taux d")intérêt d")équilibre. Il en résulte ceCI : - Ou bien on veut faire une politique monétaire en agissant constamment sur le taux d")intérêt et") sans le savoir") on fait aussi une politique de crédit (on crée un système de déséquilibre en imposant un taux d'intérêt réel qui n'est pas le taux d")équilibre") compte tenu des anticipations inflationnistes résultant de la politique monétaire). - Ou bien on détermine la règle de prix de manière à être pratiquement sûr que l")on n'interfère pas avec le marché du crédit" c'est-à-dire qu'on laisse le plus souvent le marché déterminer le taux d"intérêt nominal., mais on risque alors de ne pas avoir la politique monétaire que l"on souhaiterait pour des raisons que nous indiquons ci-dessous. On peut comprendre en effet la position - défendue par exemple par Jacques Rueff 9 - selon laquelle le marché du crédit doit être le plus possible « hors banque »") c"est-à-dire déterminé par le marché et non par la banque centrale") mais quand doit-il être « dans la banque »? Il Y a là un élément discrétionnaire très important. Si l"on veut absolument éviter d")interférer avec le fonctionnement du marché du crédit" il faut que la banque centrale ne rachète les créances qu'en proposant touJ·ours un taux d")intervention au-dessus du taux d")intérêt du marché" ce qui signifie que les anticipations inflationnistes sont toujours ratifiées et qu"au fur et à mesure que le taux d"intérêt du marché monte" la banque centrale augmente le taux auquel elle achète les créances (c")est-à-dire abaisse le prix
9. Jacques Rueff, Œuvres complètes, Paris, Plon, 1977, 1979, 1980, 1981. On pourra aussi se reporter à l'ouvrage de François Bourricaud et Pascal Salin, Présence de Jacques Rueff, Paris, Plon, 1988 (et, par exemple, à notre texte, « La pensée économique de Jacques Rueff »).
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d~achat
des créances) : pour éviter de faire une politique du crédit (ce qui est bien)~ elle renonce à faire une politique monétaire. En résumé~ une règle de prix est presque nécessairement une fiction. On fait croire qu~on est dans un système de règles~ alors qu~on est dans un système discrétionnaire: on doit décider arbitrairement à quels moments on refuse la détermination des prix par le marché. En ce qui concerne le taux d~intérêt cela tient au fait que nous ne savons pas comment rendre compatibles le taux d~intérêt (réel) qui équilibre le marché des créances et le taux d~intérêt (nominal) qui empêche l~inflation.
Règle de quantité Cette règle a sa logique puisque l"objectif poursuivi par la politique monétaire consiste précisément à limiter la quantité de monnaie. Par ailleurs~ on ne risque pas d~interférer sans le vouloir avec le marché du crédit. Mais~ dans ce cas également, il existe un problème d'information qui se manifeste en particulier de la manière suivante: - On ne sait pas quelle est la « bonne» quantité de monnaie ou quel est le meilleur rythme de croissance monétaire. C'est pourquoi les prescriptions monétaristes, consistant à déterminer a priori un taux de croissance maximal de la quantité de monnaie, ont moins de valeur que la concurrence monétaire (qui permet une détermination par le marché des monnaies - ou de la monnaie qui répondent le mieux aux besoins des utilisateurs). - On choisit de manière arbitraire la définition de la masse monétaire que l~on souhaite contrôler. Il n'en reste pas moins que le risque d'erreur relatif est plus faible avec une règle de quantité qu'avec une règle de prix et que, par ailleurs, on ne court pas le risque qu'un système qui prétend reposer sur des règles soit en fait discrétionnaire. Pour apprécier le rôle joué par l'insuffisance d'information il faut en fait distinguer deux situations.
Première situation : il y a politique monétaire et politique du crédit (détermination par les autorités des taux d~intérêt ou de certains d~entre eux). C'était le cas aux États-Unis avant la déréglementation et c'est encore le cas en France. On a alors nécessai-
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rement un système de déséquilibre puisqu'il y a à la fois règle de prix et règle de quantité et qu'on ne connaît pas suffisamment le système pour savoir dans quelle mesure ces deux règles sont compatibles. La structure des prix relatifs dans le système financier est alors imposée de manière discrétionnaire et probablement incohérente, par la juxtaposition d'une règle de prix (taux d'intérêt) et d'une règle de quantité (contrôle de la quantité représentée par l'un des agrégats monétaires). La définition d'une règle limitant la croissance de la masse monétaire suppose évidemment de définir préalablement la masse monétaire. Or, étant donné qu'il n'existe pas à notre époque de limite claire entre ce qui peut être considéré comme de la monnaie et ce qui n'en est pas, toute définition de la masse monétaire - ce qu"on appelle parfois un « agrégat monétaire» - est arbitraire. Ainsi, on pourra décider de distinguer un certain agrégat Ml incluant les pièces, billets et dépôts à vue, d'un autre agrégat, appelé par exemple M 2 • et qui inclurait en plus les dépôts à court terme. Si alors on restreint la croissance d'un agrégat monétaire, par exemple MI, il Y a une incitation à une croissance plus forte de M 2 (ou, plus précisément, des composants de M 2 non inclus dans Ml)" si les banques souhaitent une plus forte expansion monétaire du fait de la politique de crédit poursuivie. De là naissent des discussions infinies sur les agrégats qu'il « conviendrait » de contrôler (comme si on pouvait les définir a priori 1 Comme s'il existait une définition « objective» de la monnaie 1) et des doutes croissants sur les possibilités d'une politique monétaire quantitative. Autrement dit., il se passe quelque chose de semblable à ce qui se passe dans l'économie souterraine: si on bloque la croissance d'un agrégat monétaire, c'est un autre qui augmentera. Mais il faut bien voir que le problème vient en fait non pas de ce que l'on fait une politique monétaire quantitative, mais de ce que l'on veut faire à la fois une politique monétaire quantitative et une politique de crédit. Le problème que nous rencontrons ici est au fond proche de celui que nous avons déjà rencontré avec la règle de prix. Mais il existe tout de même une grande différence entre ces deux règles de contrôle monétaire: si l'on veut faire une politique monétaire sans politique de crédit et si l'on choisit une règle de prix., il se peut que, sans le savoir, on fasse aussi une politique de crédit; alors que, si l'on choisit une politique de quantité, on est sûr de ne pas faire
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une politique de crédit lorsqu~on ne décide pas explicitement d'en faire une.
Deuxième situation: Prenons l~hypothèse où il n'y a pas de politique de crédit et où les taux d~intérêt so~t parfaitement flexibles sur le marché. Il existe alors une structure désirée des taux d'intérêt correspondant, par exemple, aux différences de liquidité et de risque de différents avoirs. Si l'on bloque la croissance d~un quelconque agrégat - par exemple les dépôts à vue - ou le bilan de la banque centrale~ c'est-à-dire la base monétaire~ on bloque la croissance des autres agrégats par un mécanisme de marché. En effet~ si la croissance des dépôts à terme est trop rapide par rapport à celle des dépôts à vue~ leur prix relatif diminue~ ce qui met en œuvre un processus d~ajustement: on retrouve la structure des avoirs et la structure des taux d~intérêt désirée par les individus. On n'est évidemment pas sûr qu'en décidant telle ou telle règle de quantité on obtienne exactement tel ou tel taux d~inflation. Mais, dans le monde d'information imparfaite où r'on se trouve nécessairement, il est peut-être suffisant de savoir 1) Qu'on ne risque pas une inflation « trop importante ». 2) Qu'on ne risque pas des déséquilibres sur le marché du crédit. Plus généralement, dans le système « non optimal» où nous nous trouvons., l'objectif de taux d'inflation est arbitraire et pratiquement impossible à atteindre avec précision, c'est-à-dire qu'on ne peut pas le garantir aux citoyens. Il est donc peut-être souhaitable, avant tout., de donner une information stable, sous forme d'une règle de croissance monétaire. Or, on peut imaginer une règle de quantité qui supprime la plupart des inconvénients des systèmes de contrôle quantitatif habituels. L'objectif est clair: il s'agit de limiter la croissance d'un certain agrégat monétaire (il est indifférent de choisir une définition ou une autre si l'on n~interfère pas avec le processus de détermination de la structure des taux d'intérêt). Cet objectif est souvent obtenu par des moyens indirects, par exemple la politique dite d'open market, dont l'efficacité est incertaine car on connaît mal la relation qui existe entre elle et la quantité de monnaie que l'on désire contrôler. Il peut donc paraître préférable d'agir directement sur l"agrégat monétaire que l'on souhaite contrôler. Telle était d'ailleurs la raison d'être de l"encadrement du crédit. Or., ce qui est contestable n'est pas tellement l'objectif de contrôle
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direct lui-même, mais la manière dont r'encadrement du crédit est conçu en pratique, par exemple en France lorsqu'il était en vigueur. Mais on obtiendrait peut-être un système de contrôle monétaire efficace par l'intermédiaire de l'encadrement du crédit, si on le débarrassait de ses aspects néfastes (absence de concurrence entre les banques et existence de crédits hors encadrement). Il conviendrait pour cela, d'une part, d'encadrer la totalité des crédits (ou des dépôts) et, d"autre part, d'instaurer un marché des « droits à faire crédit» pour éviter un partage définitif des parts de marché. Autrement dit, si une banque est plus efficace que les autres et qu"elle est capable d"augmenter sa part de marché, elle achète aux autres des « droits à faire crédit», de manière définitive ou temporaire. Le total des « droits à faire crédit» est prédéterminé chaque année par les autorités monétaires, de telle sorte qu'il ne peut pas y avoir d'expansion monétaire supérieure à celle qui a été ainsi décidée. Mais la répartition des parts à l'intérieur du bilan consolidé du secteur bancaire se modifie en fonction de l"efficacité de chaque banque 10.
10. Il est, par ailleurs, souhaitable de limiter uniquement l'expansion des crédits correspondant à une création monétaire et non à une augmentation des fonds propres et empruntés, c'est-à-dire ceux qui correspondent à l'activité d'intermêdiation financière des banques et donc au transfert d'épargne volontaire.
CHAPITRE IX
Principes pour un ordre lllonétaire lllondiai
*
Les problèmes d'organisation monétaire internationale font depuis longtemps l'objet de discussions passionnées aussi bien entre spécialistes qu'au sein de l'opinion publique. Ils sont même la source de désaccords majeurs entre des gens qui, par ailleurs, partagent en gros le même type d'analyse économique, mais qui défendent avec ardeur les uns l'étalon-or, d'autres les changes flexibles, ou d'autres encore un mécanisme de fixité des taux de change entre plusieurs zones monétaires. Or, des progrès dans la discussion de ces problèmes peuvent être faits si l'on recourt à la notion d'« ordre international », puisque le concept d'ordre est la clé qui rend possible la compréhension de la plupart des problèmes économiques et sociaux. Ceci nous permettra de proposer une nouvelle approche des problèmes monétaires « internationaux» qui devrait s'avérer fertile et aider à sortir la discussion de ses ornières traditionnelles. Dans le présent chapitre, nous n'avons nullement l'intention d'écrire un plaidoyer en faveur des taux de change flexibles. Même si nous présentons ces derniers comme une norme dans la première section, cela ne veut pas dire que nous les considérions comme la solution de tous les problèmes d'organisation monétaire. Plus fon* Le présent chapitre est inspiré d'un rapport préparé pour un colloque international à Tokyo en septembre 1988 dont la traduction française (par François Guillaumat) a été diffusée en 1989 par l'Association pour le libéralisme populaire.
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damentalement, il apparaîtra que le débat entre les changes fixes et les changes flexibles est largement dépourvu de sens. Il faudrait n'avoir aucun dogmatisme dans ce domaine: il serait sage de mettre fin à cette éternelle discussion, en se donnant pour seule tâche d'évaluer dans quelle mesure divers régimes de change peuvent contribuer à r)ordre monétaire « international ». L'organisation monétaire actuelle, pour sa part, est loin d'être satisfaisante, non pas parce qu'elle se traduirait par des fluctuations erratiques des taux de change, comme on le prétend souvent, mais pour d'autres raisons, que nous évoquerons ci-dessous. Les principes que nous avons analysés dans les chapitres précédents aideront en tout cas à définir les moyens d'améliorer le système actuel.
1. Il est normal que les taux de change soient flexihles
La plupart des gens, même parmi ceux qui s'intitulent euxmêmes des économistes, croient que les taux de change flexibles signifient le désordre, des variations erratiques des taux, voire l'instabilité au niveau mondial. Il semblerait alors paradoxal de lier r'idée de changes flexibles avec celle d'un ordre monétaire international, sauf si le fonctionnement du système de taux de change flexibles pouvait être étroitement contrôlé de manière à lui ôter son caractère désordonné. En fait, les autorités monétaires font des efforts constants pour « stabiliser» les taux de change et on peut être tenté d'en déduire que les taux de change flexibles sont synonymes de désordre monétaire. On ne peut pas nier, par ailleurs, que les taux de change flexibles impliquent des coûts bien connus: du fait de la variabilité des taux de change on doit s'informer sur les cours de change, courir des risques de change, se couvrir à terme, etc. On peut alors être amené à penser que les changes flexibles ne constituent pas le meilleur des systèmes et qu'il faudrait les gérer de manière à s'approcher d'une situation à laquelle beaucoup rêvent -les changes fixes - ou, tout au moins, travailler pour réduire leurs effets les plus nuisibles. Cependant nous pouvons faire un autre rêve, qui a un sens pour ceux qui croient à un ordre social fondé sur la liberté d'action. Ce n'est pas un rêve de changes fixes, mais le rêve d'un ordre
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international. Bien plus., c"est à un ordre mondial et non à un ordre international que nous devrions aspirer. En effet., lorsque nous utilisons le mot « inter-national »., nous supposons implicitement que cet ordre n "est pas possible si on ne reconnaît pas le rôle des « nations ». Il faut pourtant utiliser un autre langage et refuser les concepts collectivistes qui sont implicites dans le mot « international» (de même que dans des expressions telles que « le Japon a décidé... »., « La France a exporté... »., etc.). Le taux de change est un prix, le prix d"une monnaie en termes d"une autre monnaie. Ainsi., se demander si des taux de change flexibles peuvent contribuer à un ordre monétaire mondial constitue un cas particulier d"une question plus générale., celle de savoir si des prix flexibles contribuent à un ordre social. De manière générale., une grande partie des économistes donnerait une réponse positive à cette question., les prix étant des indicateurs des raretés relatives des biens et permettant par conséquent aux individus de s"adapter de manière cohérente et continue aux décisions prises par les autres. Le système des prix peut s"analyser comme un système de signaux permettant la coordination des actions menées par tous les membres d"une société., c"est-à-dire l"instauration d"un ordre social. Le prix relatif d"équilibre entre deux biens change tout le temps., à cause des modifications qui se produisent constamment dans les déterminants de l"offre et de la demande., et ceci doit bien se refléter dans le prix effectif, pour que les ajustements se fassent dans l"économie. Notre discussion des problèmes monétaires internationaux partira donc d"une critique de l"opinion habituelle sur les taux de change à partir de ces principes généraux de l"analyse économique. Étant donné qu"il constitue un prix relatif entre deux monnaies., le taux de change reflète ce qui se passe sur le marché lorsqu"on échange ces deux monnaies., et donc les offres et les demandes qui s"y expriment. Ces offres et ces demandes résultent elles-mêmes d"un très grand nombre de facteurs., par exemple l"évolution des quantités de monnaie., les prévisions concernant les taux d"intérêt ou les taux de change., etc. Le prix relatif de deux monnaies varie s"il survient un changement quelconque de ces facteurs explicatifs. Cela a-t-il donc un sens de chercher à figer ce prix., en adoptant un système de changes fixes., puisqu"il y a constamment des variations des taux d"intérêt., des politiques monétaires ou des
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anticipations? Cela a-t-il un sens de se plaindre que les variations des taux de change soient excessives., alors qu"elles dépendent d"un nombre considérable de raisons., généralement mal connues., et parmi lesquelles on doit placer., en particulier., la nature erratique de la production de monnaie par les autorités nationales? Il est donc nécessaire de changer complètement de perspective et au lieu de discuter des cas particuliers dans lesquels les taux de change flexibles pourraient être acceptables., il faut admettre que la flexibilité est la norme et qu"il faut trouver des arguments spécifiques pour défendre les taux de change fixes. C"est donc à ceux qui réclament des taux de change fixes qu"il revient d"expliquer les raisons particulières qui rendent leur position justifiable et qui permettent de s"écarter de ce que l"on peut considérer comme le principe général, la variabilité des prix. Sinon., il n'existe aucune raison de considérer qu"il soit optimal d"avoir des taux de change fixes et l'ordre monétaire international devrait alors se définir sans faire référence aux taux de change fixes. Nous savons par ailleurs que la concurrence" loin d"être cause de désordre" est essentielle pour obtenir un ordre social. Nous savons aussi que., contrairement à la conception traditionnelle de la concurrence qui la définit comme une situation où il existe un grand nombre de producteurs produisant le même bien" les mérites de la concurrence - définie comme la liberté d"entrer sur un marché proviennent de ce qu'elle contribue à la différenciation des biens. Du fait de la concurrence et de la menace potentielle qu"elle représente" chaque producteur fait des efforts pour offrir un meilleur produit que ses concurrents. La concurrence implique donc que les prix soient différenciés. Même sous un régime d"étalon-or pur" où la monnaie n"est constituée que de pièces d"or., il peut exister une différenciation entre les pièces. En fait" l"histoire témoigne d"un grand nombre de raisons pour une telle différenciation. Outre la détérioration naturelle des pièces., l"altération des monnaies a été une cause majeure du changement dans la valeur de pièces de dénominations formellement identiques., quand les autorités publiques jouaient un rôle dans la gestion des systèmes monétaires métalliques. En cherchant à maintenir la fixité des prix entre des pièces qui étaient en fait différentes" les autorités ont constamment cherché à éliminer la différenciation normale des prix. Dans de tels cas" l"absence de différenciation n"était pas le produit du fonctionnement spontané
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des processus du marché (qui pourrait impliquer qu'on utilise et choisisse des pièces de titres, de poids et de garanties identiques), mais le résultat de privilèges de monopole. Les producteurs de monnaie utilisaient la fixité pour dissimuler la nature de leurs actes, par exemple l'altération des monnaies. Ces exemples historiques devraient susciter notre méfiance vis-à-vis des taux de change fixes. Dans une certaine mesure, ce qu'on a appelé l'étalon-or, en particulier au XIX·' siècle, représente aussi une déviation par rapport à une vraie situation de fixité des taux de change et c'est pourquoi il convient de faire la distinction entre un pseudo-étalon-or et un vrai étalon-or, comme nous l'avons souligné au chapitre IV. L'étalon-or traditionnel des manuels est un système où il existe déjà une certaine différenciation entre les monnaies: elles ont toutes en principe la même garantie-or, mais la capacité effective des producteurs (les banques centrales) à la maintenir est différente. Comme la confiance que l'on a dans la capacité du producteur à tenir ses promesses est une caractéristique fondamentale des instruments monétaires, cela signifie que des monnaies nationales différentes, qui sont censées être totalement convertibles en or, sont en fait différentes. Chaque fois que la convertibilité de la monnaie en or semble imparfaite, pour des banques ou pour un système monétaire, éventuellement à cause d'une production excessive de monnaie, la fixité ne peut pas être maintenue. Les changes fixes ne peuvent être qu'une conséquence du caractère parfaitement substituable des monnaies, c'est-à-dire qu'il est totalement indifférent pour un usager de détenir un certain signe monétaire, émis par une certaine banque, ou un autre signe monétaire, émis par une autre banque. Cela peut sembler évident, mais quand on réfléchit aux implications de cette proposition, on doit en conclure que la fixité des taux de change ne peut pas être imposée. Il arrive quelque chose de semblable avec les monnaies « fiduciaires» modernes, c'est-à-dire - comme nous l'avons déjà indiqué - des monnaies qui ne représentent pas un pouvoir d'achat, mais dont la valeur dépend uniquement de la confiance qu'on peut avoir en elles. Ces monnaies sont principalement des créances sur des institutions appelées des banques. Comme elles sont produites par des institutions différentes et indépendantes les unes des autres, il est normal qu"il y ait des changements entre leurs taux de change respectifs. De ce point de vue, on pourrait même dire qu'il n'y a pas lieu de se demander si on doit choisir des taux de change
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flexibles: il est naturel que les prix fluctuent entre des biens qui sont différents. Nous redirons dans la section suivante que certaines caractéristiques particulières de la monnaie permettent d'expliquer pourquoi il est cependant préférable d'avoir des changes fixes dans certaines circonstances. Mais, afin de nous en tenir pour le moment au principe général selon lequel il est normal que les prix varient, on pourrait même se demander pourquoi les prix relatifs entre des monnaies produites par deux banques commerciales différentes (par exemple deux banques françaises) sont fixes et dans quelle mesure une telle situation est justifiée. On ne doit pas oublier en fait qu'une unité monétaire donnée est finalement une caractéristique parmi d"autres d"un bien complexe., financier et monétaire. Une unité de monnaie représente une créance sur une organisation (une banque) qui a d'autres activités: consentir des crédits., vendre des services financiers, etc. La valeur de la créance monétaire dépend de la capacité de la banque à honorer son engagement de convertibilité. Sa capacité à maintenir la convertibilité dépend, à son tour, de l'ensemble de ses activités: si, par exemple, elle est gérée de manière telle qu'elle fasse faillite, la convertibilité de ses créances monétaires ne peut évidemment pas être maintenue. C'est pourquoi on peut trouver étrange a priori que les détenteurs de monnaie puissent considérer comme parfaitement identiques diverses créances monétaires, émises par des banques différentes dont les activités sont très variées, mais qui sont situées dans une même zone nationale. Ainsi, le prix relatif d'une créance monétaire sur une banque française engagée dans des activités risquées ne devrait-il pas fluctuer par rapport à une créance monétaire émise par une autre banque française gérée avec plus de prudence? Et pourtant nous sommes habitués à penser, par exemple, qu'il est parfaitement indifférent de détenir un franc émis par la Société Générale, un franc émis par le CIC ou un franc émis par le Crédit Lyonnais. Nous considérons ces trois monnaies comme parfaitement identiques, parfaitement substituables l'une à l'autre. Comme nous l'avons vu, dans les systèmes monétaires modernes, c'est la banque centrale qui assure la parfaite identité entre les monnaies produites sur l'espace national qu'elle contrôle. La différenciation potentielle entre les monnaies ne résulte donc pas seulement de la définition des unités monétaires (par exemple en termes d'un pouvoir d'achat donné ou d'une quantité
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d'or), mais aussi du fait que ces définitions sont garanties par des organisations différentes, qui vendent des produits complexes. Deux monnaies qui auraient exactement la même dénomination ne sont pas forcément pour nous des substituts exacts si, par exemple, nous estimons la valeur des garanties de convertibilité comme différente selon les monnaies. A l'inverse, on peut aussi imaginer une situation où deux formes de monnaie auraient la même valeur marchande, alors qu'elles n'offriraient pas la même garantie de pouvoir d'achat (ou la même rentabilité), mais où les banques qui les ont produites offriraient plus ou moins de services, ce qui compenserait la différence. Chacune d'entre elles pourrait répondre à des besoins différents et il se pourrait par exemple que la lente dépréciation de l'une d'entre elles vis-à-vis de l'autre n'empêche pas un détenteur de monnaie de les considérer comme également utiles pour lui 1. En tant que créances sur des organisations bancaires, les monnaies modernes diffèrent à bien des égards, du fait des différences qui existent entre ces organisations (taux d"'intérêt payés et reçus, risques de faillite, assurance des dépôts, coût de la gestion des comptes, etc.). Il serait donc plus correct de ne pas parler de taux de change fixes ou flexibles, mais de monnaies (plus ou moins) substituables. On éviterait certaines erreurs si on se penchait sur les raisons pour lesquelles des monnaies sont substituables entre elles plutôt que de se soucier a priori de fixité ou de flexibilité. Autrement dit, on devrait se préoccuper des caractéristiques des monn(lies et non de leurs taux de change qui en sont seulement une résultante. La concurrence permet de satisfaire l'ensemble complexe des besoins du consommateur. Satisfaire les besoins n'est pas seulement un problème technique. Il s'agit de deviner quelles sont les caractéristiques des biens qui pourront le mieux s'adapter à l'ensemble des demandes de chaque personne. De ce point de vue, il en va pour la monnaie comme pour n"'importe quel autre bien. Nous pouvons définir en termes très généraux les raisons qui conduisent à demander de la monnaie et nous pouvons indiquer, par exemple, que les gens ont besoin d"'une réserve de pouvoir d"'achat qui reste raisonnablement constante dans le temps. Cependant, chacun a une
1. En (rautres termes, on pourrait appliquer à la monnaie ce qu'on a appelé la « nouvelle » théorie du consommateur qui décrit les biens comme des ensembles de caractéristiques (voir chapitre III, p. 58).
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idée personnelle du pouvoir d'achat qu'il entend conserver sous une forme ou sous une autre et celui-ci dépend du type de transactions qu'il compte faire. C'est au marché de s'adapter à cette structure complexe des demandes, qui change constamment. C'est la raison pour laquelle la concurrence, fondement essentiel de l'ordre social, conduit à la différenciation entre les biens et, par conséquent, à la flexibilité éventuelle des prix relatifs. On pourrait penser que cette approche n'a que peu de conséquences pratiques. Cependant, comme nous le verrons dans la section 4, elle aide puissamment à répondre à certaines des questions actuelles. En fait, l'histoire économique récente illustre la difficulté qu'il y a à organiser et à entretenir un système de changes fixes. Trop souvent, les émetteurs des monnaies concernées font semblant de maintenir un taux de change fixe entre leurs deux produits alors que ces biens sont différents et que leur prix relatif devrait varier. L'organisation monétaire dans le monde repose présentement sur des systèmes dont nous avons déjà souligné qu'ils sont nationaux, publics et hiérarchiques. Chacun de ces systèmes nationaux est compo~é d'un certain nombre de banques, lesquelles produisent des créances monétaires qui sont des substituts plus ou moins étroits. Comme les monnaies nationales sont normalement différentes (elles ne sont pas des substituts parfaits), leurs prix relatifs peuvent être fixés seulement si les producteurs - c'est-àdire les autorités monétaires publiques dans les systèmes actuels - garantissent qu'elles sont parfaitement substituables. Ainsi, la fixité, dans l'état actuel de l'organisation monétaire mondiale, implique une intervention des hommes de l'État. C'est pourquoi un système de taux de change fixes (avec des monnaies différentes) peut être comparé à n'importe quel système de contrôle ou de surveillance des prix, dans lequel les autorités déterminent les prix relatifs entre différents produits, sans se soucier des différences de nature entre les produits. C'est aussi pourquoi ceux qui se soucient de laisser le marché fonctionner normalement devraient se méfier des propositions de changes fixes, en tout cas au sein de l'organisation monétaire actuelle. La stabilisation des taux de change entre des monnaies qui, en fait., sont différentes (au moins potentiellement) peut être comparée avec la stabilisation des prix des matières premières (par rapport aux autres biens). Maintenir les prix des matières premières est
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dépourvu de sens et ce qu'on doit faire au contraire, c'est chercher à atteindre des prix d'ajustement. Bien plus, le marché est le mieux placé pour « stabiiiser » les prix., par exemple grâce aux marchés à te~me, ce qui fait qu'aucune « intervention» étatique n'est nécessaIre. Ainsi, il faut se demander., lorsque quelqu'un affirme que la variabilité des taux de change a été trop forte, quel est le critère implicitement utilisé. Par rapport à quelle situation peut-on dire que la variabilité est excessive? Cela implique-t-il que la stabilisation des taux de change constitue un « bien public » que le marché ne pourrait pas procurer? Pourquoi en serait-il ainsi pour la monnaie et pas pour tous les autres biens, par exemple les actions et les obligations? Y a-t-il quelque chose de spécifique dans la monnaie et la production de la monnaie? Essayons donc de donner des réponses à ces questions.
2. Les limitations au principe de flexibilité
Les bénéfices que l'on retire de la différenciation des produits - et donc de la flexibilité des prix - sont tellement évidents qu'il doit exister de sérieuses raisons pour qu'on la limite. Or, il existe des cas dans lesquels on peut obtenir un gain en remplaçant une multiplicité de producteurs par un producteur unique ou en instaurant des mécanismes de coordination entre eux. Nous parlerons à ce sujet de « gains coopératifs» pour exprimer l'idée que la structure de production la plus efficace n'est pas constituée par une multiplic~té de producteurs indépendants les uns des autres: il est préférable d'avoir soit une intégration des producteurs, soit une coopération entre eux. Une telle situation est censée exister dans des domaines tels que les télécommunications, le transport, etc. L'existence de gains coopératifs pourrait également être la seule raison d'abandonner la différenciation des monnaies - et donc les changes flottants - et d'adopter soit une monnaie unique, soit, tout au moins., des taux de change fixes., c"est-à-dire une situation où les monnaies seraient parfaitement substituables entre elles. Il semble bien qu'il existe des situations de gains coopératifs
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dans la prodution de monnaie 2, comme nous l'avons déjà indiqué à plusieurs reprises, en particulier pour les raisons suivantes. Il existerait tout d'abord des « externalités » dans l'utilisation de la monnaie, c'est-à-dire qu'une activité décidée par une personne a des conséquences - favorables ou défavorables - sur d'autres, sans qu'il soit possible de les enregistrer, par exemple dans le système des prix. Ainsi, comme nous l'avons vu, une monnaie est d'autant plus utile pour une personne qu'elle est plus largement utilisée par les autres. En deuxième lieu, il existerait des économies d'échelle, c'està-dire que le prix de revient d'une unité monétaire produite serait d'autant plus faible que l'échelle de production serait plus grande. On a donné différentes justifications de leur existence dans la production de monnaie. Par exemple, les coûts de la publicité quant aux caractéristiques de la monnaie peuvent être plus ou moins fixes, la centralisation des réserves permet d'économiser des ressources, etc. Enfin, comme nous l'avons par ailleurs souligné, les monnaies modernes sont des créances sur des banques et les clients de ces banques ne demandent pas seulement la monnaie correspondante, mais tout un ensemble de services. En d'autres termes, il y a ce que l'on peut appeler des « gains de complémentarité» dans la production de biens financiers et monétaires: il peut être rentable pour un producteur de monnaie de ne pas se contenter de cette activité, mais d'en associer un certain nombre d'autres, ce qui signifie évidemment qu'une banque ne peut pas avoir une dimension trop petite pour pouvoir efficacement produire de la monnaie. Cependant, le rôle joué par ces gains de complémentarité peut être envisagé de deux manières très différentes: On peut être tenté de dire que leur existence justifie la concentration des activités monétaires et financières entre les mains d'un même établissement. Certains vont même jusqu'à dire qu'il en résulte une situation de « monopole naturel )): les caractéristiques de la production de monnaie seraient telles que seules un petit nombre de banques - si ce n'est même une seule banque dans le 2. Voir, par exemple, Roland Vaubel, « The Government's Money Monopoly: Externalities or Natural Monopoly? )), Kyklos, 1984, Fasc. 1, 27-58; Roland Vaubel, « Currency Competition versus Governmental Money Monopolies)), The Cato Journal, Hiver 1986, vol. 5, N° 3, 927942; Kevin Dowd, The State and the Monetary System, rapport préparé pour le Fraser Institute, octobre 1987.
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monde - pourraient subsister dans le cas où la liberté bancaire existerait. Il y aurait donc un risque d")exploitation des clients par les bénéficiaires de ce « monopole naturel »") ce que I")État doit éviter par ses interventions. L")étatisation du système bancaire trouverait ainsi sa justification. Or, nous pensons au contraire que l")existence de gains coopératifs constitue en fait un argument pour la différenciation. Des banques différentes peuvent offrir des ensembles différents de services financiers et monétaires complexes. Même s")il y a des économies d"échelle et des externalités") il peut y avoir un seuil audelà duquel le gain dans l")efficacité de la production d")une monnaie par une banque ou un groupe de banques n")est pas suffisant, du point de vue des utilisateurs, pour compenser des déficiences dans d"autres domaines d")activité monétaires et financiers, et pour justifier l")accroissement constant de la dimension d")une banque ou d")un système monétaire donné, c")est-à-dire d"un système de banques liées par des taux de change fixes. Autrement dit") certaines banques ou certains systèmes monétaires pourraient compenser leur désavantage relatif., dû à une taille modeste, par une complémentarité plus efficace de leurs diverses activités. On peut, bien sûr., discuter de l")existence de ces phénomènes dans le domaine monétaire et on peut même") de manière plus générale") mettre en cause") par exemple, le concept d")économies externes, ce que certains économistes n")hésitent pas à faire. Bornons-nous cependant à admettre qu")il y a des phénomènes de gains coopératifs dans la production de la monnaie") même si nous ne pouvons pas savoir exactement dans quelle mesure il existe une dimension optimale du domaine de production. A en croire Roland Vaubel :\ les économies d")échelle seraient toujours positives") ce qui impliquerait que la taille optimale d")une zone monétaire serait le monde. Si cela était vrai") le plaidoyer en faveur des taux de change fixes s")en trouverait singulièrement renforcé. Ainsi., dans la première section., nous avons expliqué pourquoi les justifications traditionnelles des changes fixes., telles que le caractère erratique des variations des taux de change., devaient être abandonnées. L"argument des gains coopératifs., que nous retrouvons maintenant., s"il est accepté., est un argument de poids pour l"établissement d"une monnaie de dénomination commune., ce qui 3. Voir, par exemple, Roland Vaubel,
(c
The Government's Money Monopoly...
»,
op. cil.
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implique des engagements de convertibilité. On peut même dire que c"en est l"unique justification. Il nous reste pourtant à mettre plusieurs points au clair: - La structure institutionnelle qui rendrait possible l"exploitation des gains coopératifs. - La pertinence de l"argument des gains coopératifs pour les systèmes monétaires existants. - La pertinence de cet argument pour les problèmes de politique économique. Ces deux dernières questions seront débattues dans les sections 3 et 4. Pour le moment nous allons rechercher quelles sont les structures institutionnelles les plus aptes à faire apparaître et à exploiter les gains coopératifs. A l"exception du cas extrême et vraisemblablement indésirable où il n"existerait qu"une seule banque dans le monde., tous les instruments monétaires doivent être considérés comme des biens différents puisque., comme nous Pavons déjà souligné., ils sont produits par des entreprises différentes ou par des systèmes monétaires différents~ Par conséquent., la fixité des prix relatifs (des taux de change) ne peut résulter que d"un processus d"organisation par lequel les producteurs de monnaies en font des substituts plus proches. Un producteur peut décider de manière indépendante de maintenir la parité de sa monnaie avec une autre., mais la cartellisation - c"est-à-dire un accord entre deux ou plusieurs producteurs - constitue peut-être le processus normal. IJ y a en fait deux raisons différentes pour recourir à une telle entente: - Les producteurs de monnaie essaient de tirer parti des gains coopératifs et., par conséquent., d"offrir une meilleure monnaie à ses détenteurs. - Les producteurs ont obtenu des hommes de l'État un privilège monopolistique et ils forment un cartel pour en profiter pleinement. Dans un système de banques libres., c"est probablement pour produire une meilleure monnaie que des cartels « internationaux» se créeraient. Mais., dans l"organisation actuelle des systèmes mondiaux., où les systèmes monétaires sont nationalisés, ils résultent au contraire des privilèges de monopole qui leur sont accordés., sans que les gains coopératifs jouent un rôle dans leur organisation. Il semble bien que les économies d"échelle., les « externalités »., les économies de complémentarité existent dans un grand nombre
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d'activités. Traditionnellement, les économistes défendent l'opinion qu'une activité ayant des caractéristiques de ce type doit être nationalisée ou du moins réglementée. Pour les défenseurs de cette position, ou bien il y a plusieurs producteurs et il n'est pas possible d'exploiter toutes les occasions de profit qui existeraient d'un point de vue technique (la taille des unités productives est trop petite), ou alors il n"y a qu"un seul producteur et le risque existe qu"il fasse des « profits de monopole excessifs» aux dépens des consommateurs. A notre avis, l'existence de phénomènes de gains coopératifs., bien loin d"être une bonne raison pour que les hommes de l"État interviennent., est au contraire un argument fort pour laisser le marché opérer librement. C"est le cas, en particulier., de la monnaie. D"un point de vue purement technique., il serait possible de définir des zones monétaires optimales (et il se pourrait même que le monde entier constitue ladite zone) si., et seulement si., on pouvait avoir une connaissance parfaite des coûts., de leurs variations possibles., et des besoins à satisfaire. Comme nous n'avons pas et n'aurons jamais accès à cette information., le vrai problème est de trouver quelles sont les procédures institutionnelles qui permettent d"expérimenter différents types d"organisatioIls et de sélectionner ceux qui sont les meilleurs., compte tenu de ces gains coopératifs mal connus. Les erreurs conceptuelles du système monétaire international actuel et tous les artifices proposés pour le réformer sont un exemple de plus de l"erreur consistant à ne pas tenir compte du fait que l"information pertinente est nécessairement dispersée chez des gens qui ne peuvent en communiquer qu'une faible partie, et qui en plus de cela apprennent et inventent sans arrêt 4. En effet les gens s"imaginent qu"une autorité internationale ou un groupe d"experts sont capables de mettre sur pied une organisation optimale., qui prendrait en compte tous les phénomènes de gains coopératifs (<< externalités ))., économies de complémentarité., prix de revient unitaires décroissants). En réalité., à observer les structures industrielles., on s'aperçoit qu"il existe une infinie diversité de solutions pour extraire les gains potentiels dus, par exemple., à des économies d'échelle: un producteur seul., plusieurs producteurs plus ou moins d'accord entre 4. Cette erreur est caractéristique du constructivisme que nous avons déjà dénoncé à plusieurs reprises.
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eux, etc. Des solutions semblables et diversifiées apparaîtraient dans le domaine de la monnaie et de la finance si ce domaine était entièrement libéré par la privatisation et la suppression des interdictions réglementaires. Cette libéralisation permettrait en fait de mieux s'attaquer aux problèmes de gains coopératifs. En effet, l'existence de gains coopératifs signifie qu'il y a un profit à faire dans la coordination des activités entre les différents producteurs. De telles occasions de profit seraient bel et bien utilisées dans un monde de producteurs privés de monnaie. En d'autres termes, la meilleure manière de savoir s'il y a des économies d'échelle ou des externalités est de laisser des contrats libres régler ces problèmes sur le marché. On peut dire la même chose des économies de complémentarité: il y a un grand nombre de combinaisons possibles, et probablement changeantes, pour produire des services monétaires et financiers. Seule la concurrence permet de découvrir quelles sont les meilleures techniques pour produire un bien (la monnaie) en même temps que d'autres produits (les services financiers). Acceptons donc l'idée que les gains coopératifs puissent exister dans le domaine monétaire. Le problème à résoudre est alors le suivant: quelles sont les meilleures structures de marché pour réconcilier deux exigences qui semblent irréconciliables, d'une part éviter les gaspillages, ce qui arrive lorsqu'on néglige les gains coopératifs, d'autre part encourager la concurrence, c'est-à-dire la liberté d'entrer sur un marché? La réponse habituelle est que la libre concurrence conduit à un trop grand nombre de producteurs et par conséquent au gaspillage, de telle sorte que les hommes de l'État devraient réduire autoritairement le nombre de monnaies. En réalité, on ne doit pas confondre l'éventualité qu'il existe un ensemble de biens ayant exactement les mêmes caractéristiques - ce que les économistes mathématiciens appelleraient « un produit homogène», mais il s"agit là d'une abstraction pure - et le fait qu"un producteur serait seul à le fournir, à un moment donné et dans une région donnée. On peut imaginer toutes sortes de formes de coordination entre les producteurs - de l'engagement unilatéral de convertibilité jusqu"Jaux différents contrats de coopération pour maintenir les prix - et c'est le rôle des entrepreneurs sur le marché que de les imaginer lorsqu'il y a liberté des contrats. En d'autres termes" dire qu'un certain degré d'« homogénéisation» d'un produit est nécessaire ne signifie pas qu"il doit n'y avoir qu'un seul producteur et encore moins que ce producteur devrait faire partie d'une
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institution publique, comme nous l'avons vu dans les chapitres III et IV où nous avons décrit le développement spontané des systèmes monétaires. La véritable solution c'est la libre entente par les contrats entre producteurs. Elle permet de réconcilier la recherche des gains de standardisation - le contraire de ce que la rivalité est censée réaliser, à savoir la différenciation des produits - et les avantages de la concurrence, définie comme la liberté d'entrer sur le marché. Mais la concurrence n'exclut pas la coopération entre producteurs, elle implique seulement qu'elle soit non pas imposée, mais librement voulue et définie de manière contractuelle. Il en résulte que la structure de marché optimale serait probablement celle qui combinerait des accords de cartel au sein d'un système monétaire lui-même soumis à une concurrence externe. Cet ordre concurrentiel pourrait se définir ainsi:
1) Un cartel- c'est-à-dire un réseau de contrats de coopération est préférable à une production intégrée au sein d'une seule entreprise: nous devons souligner une fois de plus que la production de monnaie n'est pas un phénomène séparé, mais qu'elle est liée à celle de services complexes, monétaires et financiers. Les avantages de la coopération organisée ne sont certainement pas les mêmes dans toutes ces activités. Une structure plus intégrée ne permettrait pas de concilier aussi bien les avantages de la standardisation avec la spécificité des services financiers ou des services de gestion rendus à chaque client. Par ailleurs, une structure de cartel est plus souple, dans la mesure où elle maintient des centres de décision autonomes. Si une innovation se produit et modifie les avantages de la coopération, soit dans le sens d'une intégration plus poussée, soit dans le sens d'une plus grande différenciation, ces centres de décision autonomes auront à la fois plus de raisons de changer les formes de leur coopération et plus de liberté pour le faire. On dit souvent qu'une structure de cartel présente l'inconvénient d'être une structure instable. En réalité cette « instabilité» - due au départ possible de certains membres - constitue un mécanisme régulateur. Si les technologies et la taille optimale de production changent, certains membres du cartel peuvent être tentés de le quitter ou, tout au moins, de le réorganiser, en conservant certaines activités dans le cartel, en se concurrençant pour d'autres ou en créant de nouveaux cartels pour d'autres encore. Par exemple, il serait possible que des
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banques se mettent d'accord entre elles pour assurer des dépôts ou pour compenser leurs créances mutuelles, mais rivalisent entre elles pour la gestion de fortunes et l'octroi de crédits. Ainsi, la structure de cartel facilite-t-elle l'innovation et l'adaptation à des conditions changeantes mieux qu'un producteur unique ne pourrait le faire. Prenons un exemple: la plupart des gens pensent que l'on peut obtenir des gains coopératifs en remplaçant le grand nombre de monnaies qui existent à présent en Europe (ou dans le monde) par une monnaie unique, éventuellement contrôlée par une seule banque centrale ou même émise par une seule banque. Et pourtant, s'il arrivait que cette nouvelle monnaie soit une « mauvaise )) monnaie, du fait des nombreux privilèges de monopole que les hommes des États ne manqueraient pas d'imposer en faveur de leurs producteurs, il n'y aurait plus de solution de remplacement pour les détenteurs de la monnaie européenne (ou mondiale). Au contraire, s'il y a plusieurs producteurs dans un cartel européen (ou mondial), la libre entrée d'un producteur sur le marché, ou l'abandon du cartel par un de ses membres, lorsque le contrat de coopération initial l'autorise, permet de discipliner ce cartel. S'il existe une monnaie unique dans une région donnée (le monde, éventuellement), mais qu'elle est produite par plusieurs centres de décision différents, il existe une menace que certains membres du cartel le quittent pour lancer un produit concurrent. C'est ainsi que la possibilité de modifier les taux de change contribue à l'ordre monétaire mondial 5. C'est pourquoi les sempiternelles propositions visant à instituer une banque centrale au niveau mondial et, de façon comparable, les efforts de certains gouvernements européens pour créer une banque centrale européenne sont les pires solutions possibles aux problèmes monétaires de l'Europe et du monde. En effet: - On ne peut pas savoir quelle est la taille optimale d'une zone monétaire, notamment parce qu'on ne sait pas dans quelle mesure les coûts marginaux décroissent lorsque la production augmente, 5. Dans le cas présent, la défection - c'est-à-dire la possibilité de quitter le cartel - existe dans la mesure où un producteur (ou un groupe de producteurs) cherche à produire une meilleure monnaie. C'est une chose complètement différente du cas hahituel des cartels publics, où un cc tricheur » - c'est-à-dire celui qui ne respect~ pas les règles du jeu - cherche à profiter de l'irresponsabilité instituée par les accords entre Etats pour faire payer sa mauvaise gestion par les autres (les autres banques centrales sont ohligées d'accumuler la monnaie de la banque centrale dont la politique monétaire est trop expansionniste, et d'accroître leur propre production monétaire en contrepartie). Pour sa part, il produit une monnaie plus mauvaise. C'est généralement le cas avec les arrangements de notre époque.
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ni s'ils continuent indéfiniment à décroître. En outre, les conditions d'établissement des coûts varient probablement au cours du temps. - L'institution de monopoles, par définition publics, empêche en partie la concurrence. Quand on interdit par la contrainte d'offrir de meilleurs services que les autres, la qualité des services en est nécessairement rendue plus mauvaise. Comme par ailleurs le monopole retarde les ajustements, la monnaie soumise à ces nouveaux privilèges serait probablement à la fois plus inflationniste et plus instable. 2) La concurrence extérieure prive les membres d'un système monétaire de la possibilité d'abuser d'une position de monopole: s'il existe des possibilités de profit, de nouveaux producteurs arrivent nécessairement et les membres du cartel doivent choisir entre les risques d'une concurrence extérieure ou le partage des profits avec de nouveaux venus. Il n'est pas imaginable que le cartel accueille indéfiniment de nouveaux membres au point d'éliminer toute concurrence. Il n'y a donc aucune raison pour que les gains dus à la coopération soient confisqués par les membres d'un cartel, sauf s'il est protégé par un privilège réglementaire, pas plus qu'il n'est nécessaire d'instituer une réglementation, par essence monopolistique, pour les pousser à s'entendre, si cela peut améliorer l'efficacité productive. On dit bien souvent que le risque de monopolisation privée justifie la nationalisation pour protéger le consommateur. La vérité c'est qu'il n'y a pas de monopole autre que public 6 et que la nationalisation institue par elle-même des privilèges de monopole qui exploitent le consommateur. La seule garantie du consommateur est la concurrence extérieure et les tribunaux qui font respecter le Droit. Cela condamne donc aussi bien la législation du cours forcé que le contrôle des changes. L'ordre monétaire mondial est incompatible avec l'un comme avec l'autre et - il faut le répéter - il n'implique ni que la monnaie soit unique ni que les taux de change soient fixés, si la zone de circulation optimale de la monnaie n'est pas le monde entier. Il exige en revanche: 6. On peut facilement avoir l'impression que cette proposition est excessive et l'on sera tenté de citer en exemple tel ou tel pays où certains producteurs semblent bénéficier de positions de monopole d'origine purement prIvée. Il faudrait en général y regarder de plus près et on s'apercevrait, par exemple, qu'il existe des normes spécifiques ou diverses mesures de nature protectionniste empêchant l'entrée de concurrents étrangers.
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- que les détenteurs de monnaie soient libres de leur choix; - que la différenciation soit possible et le cas échéant réalisée, et qu'il existe des possibilités d'ajuster le système aux changements dans les conditions de production. Inutile de dire que la libre concurrence est la meilleure solution. Bien que la liberté totale des banques au niveau mondial semble pour l'instant irréalisable., il est désirable de se diriger vers plus de liberté au moins par des réformes partielles.
3. Les systèmes monétaires existants: le rôle du nationalisme monétaire
Faisons donc le point de notre discussion des régimes de change. Nous avons d'abord établi que la concurrence devait être la règle en matière monétaire, comme pour les autres biens, et que la concurrence conduit normalement à la différenciation. Nous avons ensuite accepté l'idée qu'il y avait des raisons (les gains coopératifs) pour que la différenciation soit limitée. Il en résulte que la coopération entre les différents producteurs peut apporter un gain. Ce serait pourtant une erreur de passer de cette idée à la proposition suivant laquelle les autorités publiques devraient limiter la libre concurrence pour privilégier cette coordination ou même pour imposer une monnaie unique. Ce serait aussi une erreur de conclure que la fixité des taux de change ou même une monnaie mondiale unique serait la meilleure solution. En fait., nous ne pouvons pas connaître à l'avance les occasions pratiques de coopération entre les producteurs de monnaie et on ne peut les découvrir qu'au cours du processus marchand par une succession d'essais et de découvertes des erreurs. Il apparaît pourtant clairement qu"il ne serait pas souhaitable que toutes les banques produisent des monnaies entièrement différentes, c'est-à-dire que les changes soient totalement flexibles. Une telle situation ne pourrait d'ailleurs certainement pas perdurer dans un système de banques totalement libres. Nous voudrions souligner maintenant que., si l'organisation actuelle des systèmes monétaires présente un certain degré de différenciation, cette différenciation n'est pas optimale., étant donné l'existence de monopoles institutionnels. Les structures institutionnelles actuelles ne peuvent qu'interdire aux gens de découvrir la
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meilleure forme d"organisation monétaire dans le monde, puisque à chaque pays correspond, le plus souvent., un monopole public
d"émission., sans que l"on puisse mettre en cause la couverture géographique des systèmes monétaires ou leurs modalités d'organisation., c"est-à-dire leur caractère hiérarchique et public. Si, véritablement, les autorités nationales avaient trouvé les formes d'organisation les plus efficaces" elles ne devraient pas redouter la concurrence et elles devraient donc l"autoriser. Toutes les mesures de protection des monopoles nationaux (contrôle des changes, cours forcé" autorisations et réglementations diverses) apportent donc bien la preuve que les autorités monétaires elles-mêmes se rendent compte que leurs systèmes monétaires ne sont pas les meilleurs possibles et qu'il convient donc de les protéger autoritairement. C"'est pour cela qu"il n'y a pas d"'ordre monétaire mondial - et celui-ci ne pourra jamais exister si les institutions ne subissent pas une transformation radicale. Les propositions de réforme habituelles que nous trouvons presque tous les jours dans les journaux manquent généralement l"'essentiel et sont donc dépourvues d"'intérêt"' car elles ne mettent pas en cause les caractéristiques essentielles des systèmes existants. La discussion courante des systèmes de change est quelque peu faussée par le fait que l'on s"'arrête au fonctionnement supposé des différents systèmes", au lieu de reconnaître que le problème principal est tout à fait différent: celui des caractéristiques d'une monnaie. Est-elle" doit-elle être parfaitement substituable à une autre monnaie? Il existe en fait deux sortes d"'arguments pour fixer ou stabiliser les taux de change : - Le premier considère la nature de la monnaie et analyse les possibilités de gains coopératifs. - Le second consiste à insister sur les conséquences supposées du fonctionnement d"'un système de change. On cherche, par exemple, à stabiliser certaines variables macro-économiques", ou on suppose que les variations des taux de change sont nuisibles au développement des échanges, etc. Or" nous avons vu au chapitre précédent pourquoi il fallait préférer des règles à des obligations de résultat. Ainsi", l"'avantage principal de l"'étalon-or ne tient pas au fait qu'il permettrait de donner à la monnaie un pouvoir d"'achat relativement stable (cela pourrait même ne pas être le cas en bien des circonstances), mais au fait - dans la mesure où il est le produit
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de la liberté des contrats - qu'il donne une définition universellement compréhensible de la monnaie et qu'il rend les unités monétaires plus substituables entre elles. A partir de cette distinction, on peut identifier certains des malentendus qui existent au sujet du fonctionnement des systèmes monétaires. Nous nous trouvons, en effet, dans le domaine des changes comme dans le domaine de la politique monétaire examinée au chapitre VIII, en face de la grande confusion déjà dénoncée par Friedrich Hayek entre les règles et les résultats. Nous n'avons pas à juger un système monétaire ou un système de change d'après ses conséquences (vraies ou supposées) mais d'après la valeur intrinsèque de ses règles. Le débat traditionnel qui oppose les changes fixes aux changes flottants est quelque peu trompeur, car il concerne précisément les résultats (attendus) des systèmes et non leur conception elle-même. y a-t-il plus d'inflation avec des changes fixes ou flexibles, comment faire face à l'instabilité des taux de change, comment définir une combinaison optimale de politiques économiques, comment décider d'un système de change? Voilà quelques-unes des questions habituelles que l'on pose à propos des systèmes de change, alors que le vrai problème est de connaître les caractéristiques de la monnaie et de définir les conditions dans lesquelles un système efficace de production de la monnaie pourrait apparaître. Le choix de la fixité ou de la flexibilité ne peut être résolu qu'à partir du moment où on a résolu ces problèmes. L'approche conventionnelle suppose trop souvent que nous connaissions à l'avance ce qui ne peut être connu qu'après coup. On ne peut pas s'en servir pour définir un ordre social. Pour essayer de rendre cette question plus claire, imaginons, à titre de comparaison, ce qui pourrait se passer dans une petite ville où, tout d'un coup, on découvrirait la circulation automobile et où on chercherait à éviter les accidents. La solution « constructiviste », consistant à imposer des résultats, mettrait en place une « administration de l'automobile » qui délivrerait chaque jour des autorisations de circuler précisant pour chaque bénéficiaire les moments où il aurait le droit de circuler, les trajectoires précises à suivre et la vitesse à adopter. Il s'ensuivrait évidemment un certain nombre d'accidents et des gênes considérables pour les utilisateurs. On verrait alors apparaître une série de « plans de réforme» (du même genre que ceux qui concernent la réforme du système moné-
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taire international), pour modifier le nombre de fonctionnaires dans l'administration centrale de la circulation, diminuer la vitesse de certains usagers ou engager la construction de routes et de tunnels. Il existe pourtant une solution beaucoup plus simple et plus efficace, celle qui consiste à établir des règles générales, à condition, bien sûr, que ces règles soient correctement déterminées. Il suffit, par exemple, de décider que la circulation doit se faire à droite et que les véhicules venant de la droite ont priorité. Nous ne savons évidemment pas quelles seront les conséquences précises de l'application de ces règles à tel ou tel moment et il se peut fort bien que des accidents surviennent. Mais, de manière générale, les résultats obtenus par l'utilisation de ces règles sont bien meilleurs que ceux qu'on pourrait obtenir en voulant imposer ces résultats directement à l'avance. Dans tous les domaines, un producteur fixe principalement les caractéristiques de son produit et on ne lui demande pas de décrire toutes les conséquences possibles de son utilisation. C'est la responsabilité de la personne qui s'en sert, que de tenir compte des différentes caractéristiques des différents produits et de les utiliser pour produire, par elle-même, par sa propre activité, les services qu'elle désire et qu'elle a choisis. Il en est de même pour la monnaie. Le seul problème est de donner des caractéristiques claires aux produits monétaires et de laisser les gens choisir lesquelles de ces caractéristiques ont de l'importance pour eux. Nous subissons l'influence pernicieuse des pseudo-concepts de la « macro-économie» - qui ne correspondent pas à l'expérience concrète de l'action - chaque fois que nous décidons qu'il faudrait éviter 1'« instabilité» des taux de change ou qu'on devrait atténuer 1'« instabilité économique extérieure» par un assortiment « optimal» de politiques monétaires, budgétaires et de change. Dans un certains sens, on pourrait même dire qu'on tombe dans le même panneau chaque fois qu'on se laisse entraîner dans la discussion traditionnelle sur les mérites respectifs des changes fixes et des changes flottants et qu'on utilise pour cela des concepts arbitraires, alors qu'on dispose des concepts clairs et réalistes de la microéconomie. Nous le savons en effet, il y a une règle très simple selon laquelle les prix relatifs entre deux produits ne doivent pas changer lorsque ces deux produits sont des substituts parfaits et qu'ils peuvent changer lorsqu'ils ne sont pas parfaitement substituables. Par conséquent, cela n'a pas de sens de décider a priori qu'un prix relatif
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entre deux produits doit être fixe ou flexible, qu'il s"agisse de monnaies ou de matières premières. Cela ne peut être que la conséquence de caractéristiques particulières de ces produits. Les seules questions pertinentes sont donc les suivantes: dans quelles circonstances peut-on considérer que deux monnaies sont des substituts plus ou moins parfaits? Y a-t-il des raisons pour attribuer à deux formes de monnaies des caractéristiques qui permettraient de les considérer comme telles? Il est en revanche dépourvu de sens de se déclarer pour ou contre les changes fixes ou flottants en tant que tels. Si la plupart des gens pensent à la fixité des prix en tant que norme" c'est parce qu"ils ont dans la tête" plus ou moins implicitement" le modèle de l'étalon-or international. En fait le pseudoétalon-or du XIX·' siècle ne correspondait pas non plus à une zone de circulation monétaire optimale" puisqu"il existait déjà des monnaies « nationales »" c"est-à-dire des monopoles institutionnels dans le cadre des États" avec l'incertitude et les fluctuations erratiques que cela engendre nécessairement. On ne pouvait pas considérer ces « monnaies nationales )) comme des substituts parfaits les unes des autres" et ce pour deux raisons: - L"existence de points d"or (points de sortie et points d'entrée de l'or)., c'est-à-dire d'une zone de flexihilité des taux de change, à cause des coûts de transport" de transaction et de risque 7, impliquait que les monnaies nationales n"étaient pas parfaitement substituables entre elles. - La garantie-or n'était pas donnée par toutes les banques qui faisaient partie des systèmes nationaux, mais par une seule d'entre elles, la « banque centrale ». Comme la « banque centrale )) est généralement une banque publique ou qu'à tout le moins elle jouit de privilèges de monopole - publics par essence - elle a la possibilité de renier ses engagements et donc d'altérer sa garantie-or, comme nous l'avons vu au chapitre v. 7. Si la hanque ce~trale française garantit la convertibilité en or du franc à prix fixe et la banque centrale des Etats-Unis celle du dollar, il en résulte une parité fixe entre ces deux monnaies nationales. Cependant, les taux de change peuvent varier légèrement, dans la limite des « points d'or )). Si, en effet, le taux de change du franc en dollars a tendance à se déprécier parce que les francs deviennent trop abondants, au lieu d'acheter des dollars avec des francs on peut acheter de l'or avec des francs, l'exporter aux États-Unis et y acheter des dollar8. Mais cecI n'est intéressant que dans la mesure où le franc s'est suffisamment déprécié, puisqu'il faut supporter les coûts de transport et d'assurance de l'or entre la France et les États-Unis. Le point de sortie de l'or est le taux de change à partir duquel il est plus intéressant d'exporter de l'or de France que d'acheter des dollars contre des francs.
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Il est vrai que l"étalon-or permettait une meilleure régulation qu"une politique monétaire plus laxiste. Mais ce n"est pas pour autant qu"il permettait une production optimale de monnaie" puisqu"il existait des « monnaies nationales» et qu"elles étaient produites par des systèmes présentant déjà les trois caractéristiques indésirables que nous leur connaissons aujourd"hui : le caractère national, public et hiérarchique. A notre avis" le retour à l"étalon-or ne serait que du trompel"œil si ces caractéristiques des systèmes monétaires modernes devaient demeurer inchangées. Ceux qui sont partisans de l"étalonor sans exiger en même temps la liberté et le respect des contrats pourraient bien être en réalité les défenseurs d"un idéal hautement discutable" qui est celui des changes fixes" et non" comme ils le devraient" ceux d"une production de monnaie et d"un ordre monétaire les meilleurs possibles. Une décision prise a priori par les « autorités monétaires» de fixer les taux de change" alors qu"elles ne connaissent pas les économies d"échelle - et autres gains coopératifs - pour ces monnaies particulières" n "est fondée sur rien. Elles prétendent que les zones de circulation monétaire doivent être nationales et" en même temps, elles affirment que les taux de change doivent être fixés entre ces monnaies nationales" ce qui semble quelque peu contradictoire. En réalité" dans la situation actuelle où les monnaies ne sont pas produites sur un marché libre" l"éternel débat sur la fixité ou la flexibilité ne peut pas connaître de solution rationnelle. C"est pour cela qu"il conviendrait d"y mettre fin. Les prix relatifs entre deux biens peuvent demeurer constants au cours du temps si ces deux sortes de biens sont exactement identiques. Mais" s"ils ne le sont pas., la fixité des prix est complètement illusoire. Étant une illusion" elle disparaîtra plus ou moins rapidement. Ainsi" comme cela est bien connu" on ne peut pas maintenir longtemps un taux de change fixe entre deux monnaies que leurs détenteurs ne considèrent pas comme équivalentes" ainsi que l"illustre la « Loi de Gresham ». Pour que deux monnaies soient considérées comme identiques" il faut que la manière dont leur rareté relative est perçue ne change pas. Il faut pour cela une discipline monétaire très stricte qui est., par-dessus le marché., difficile à déterminer avec précision. Nous avons déjà vu que les changements dans les accords de coopération privés sont chose normale., car il faut bien qu"ils
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s'adaptent à des conditions changeantes. Il n->en va pas de même des monopoles publics" des cartels forcés et des cartels de monopoles publics" c->est-à-dire ce que sont en réalité les systèmes monétaires actuels: les systèmes monétaires nationaux sont des cartels publics de banques" obligatoires et accompagnés d->interdictions et de privilèges monopolistiques de toutes sortes. Les taux de change fixes entre les monnaies « nationales» sont l->expression de cartels publics organisés entre les dirigeants de ces monopoles et de ces cartels forcés. Tous ces cartels bénéficient de privilèges propres (par exemple un partage forcé des marchés-> une limitation autoritaire des choix" etc.). Leur fonctionnement ne correspond donc pas à la recherche d->avantages liés à l->existence de gains coopératifs-> mais leur existence peut être expliquée au contraire-> comme celle de toute institution publique" par les modes de fonctionnement de la sphère politique (ce que r)on appelle maintenant-> d->une manière un peu contestable-> le « marché politique »). L"instabilité de ces cartels est la conséquence nécessaire" non pas de la recherche de l"efficacité productive" mais du caractère erratique de décisions qui sont nécessairement politisées. L"expérience du système monétaire européen (SME) en donne des exemples clairs: les taux de change sont censés être fixes entre les monnaies européennes" mais on accepte les changements de parité! Les créateurs du SME ont été assez malins pour définir leur système comme un système « souple »" de sorte qu"il est censé bien fonctionner lorsque les taux de change restent les mêmes-> et qu"il est aussi censé bien fonctionner lorsqu"on les modifie! La politique sans principes" comme disait Frédéric Bastiat" est pleinement à l"œuvre et rien ne l->empêche de se faire passer pour réussie. Ce qu"on appelle habituellement un système de changes « fixes» est en réalité un système dans lequel on cherche à imposer des taux fixes entre des monnaies produites par des systèmes dont les gérants prétendent en même temps être indépendants les uns des autres. L"exemple est donné" une fois de plus, par le SME: il représente un cartel du point de vue formel" mais sans posséder les caractéristiques institutionnelles d->un cartel. L->expérience montre que les « autorités» monétaires indépendantes n->acceptent pas les contraintes nécessaires pour homogénéiser leurs produits et les rendre parfaitement substituables (si jamais cela était désirable...). Dans ces conditions, les taux de change flexibles sont préférables:
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on ne peut pas forcer des monnaies à être substituables entre elles et il ne suffit pas de simuler cette situation en figeant les prix pour de brèves périodes. Nous savons que la fixité en tant que telle n'est pas a priori désirable et, si l'on veut la prôner, on doit prouver les avantages qui en résulteraient. Les systèmes de changes fixes actuels ne sont en fait que des imitations factices d'un monde de fixité. Il se peut même que la fixité devienne nuisible, comme cela se produit chaque fois que les hommes de l'Êtat imposent des prix fixés. Les taux fixes ne garantissent en rien que les monnaies existantes offrent réellement les services que les gens attendent d'une bonne monnaie. Ce qui existe aujourd'hui dans le monde, en matière de monnaie, ce sont des produits différenciés. Cela n'est pas dû à une sélection naturelle des productions par le marché, mais à des partages forcés du marché entre des monopoles locaux (nationaux). Le vrai problème, encore une fois, n'est pas celui de la fixité ou de la flexibilité, mais celui du nationalisme monétaire, comme Friedrich Hayek le faisait déjà remarquer en 1937 8. C'est pourquoi il n'y a pas beaucoup de changements possibles dans la structure actuelle des systèmes monétaires du monde. Nous avons vu qu'une intégration partielle et limitée - sous forme d'accords coopératifs - était la norme pour des systèmes monétaires, mais elle devrait se faire dans un cadre de liberté concurrentielle et inclure la possibilité de quitter l'entente. En d'autres termes, la différenciation au moins potentielle - et au moins pour certaines des caractéristiques des biens financiers et monétaires - devrait être possible, c'est-à-dire que les prix relatifs pourraient éventuellement changer. De cette manière, la flexibilité contribuerait à l'efficacité. Dans les systèmes actuels, il n'est pas possible de différencier les produits monétaires des différentes banques appartenant à un même système et par conséquent il n'y a pas de responsabilité et pas de régulation interne satisfaisante. En effet, il n'y a pas de régulation efficace sans responsabilité et l'intervention de r'Êtat impose justement l'irresponsabilité institutionnelle. Quand une banque membre d'un système monétaire national est à peu près certaine que sa monnaie restera convertible, du fait de la garantie donnée par la banque centrale, sans avoir à suivre une discipline 8. Friedrich A. Hayek, Monetary Nationalism and International Stability, Londres, Longmans, Green & Co., 1937.
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très stricte, elle n'est pas incitée à rechercher une amélioration de sa monnaie. En fait, dans la plupart des systèmes monétaires modernes, les banques sont protégées contre le risque de faillite, en particulier parce que la banque centrale s'est arrogée un rôle de « prêteur en dernier ressort». Il y a donc, au sein du système, un mécanisme déterministe qui conduit à faire la course à la « mauvaise» monnaie plutôt qu'à la « bonne». Le problème de la dette n'est qu'une conséquence de ce déterminisme, comme nous l'avons vu au chapitre VII. Autrement dit, tout le fonctionnement interne du système crée des pressions en faveur de l'expansion monétaire et de l'inflation. La seule contrainte peut venir des décisions discrétionnaires de la banque centrale, mais sa gestion est politisée, ce qui rend aléatoire l'adoption d'une politique monétaire rigoureuse. L'histoire monétaire du XJC' siècle en apporte d'innombrables illustrations. Il n'est donc pas suffisant de plaider pour un retour à l'étalonor, si on n'institue pas des procédures de régulation internes susceptibles de fonctionner efficacement. Une bonne part du désordre monétaire actuel dans le monde ne vient pas de ce que les monnaies « nationales)) sont instables, de ce que les taux de change sont flexibles, mais de ce que, dans des systèmes où la production des règles est étatisée, il n'y a pas de régulation interne satisfaisante, faute d'une liberté suffisante de concurrencer les producteurs de monnaie de l'intérieur ou de l'extérieur. Dans un système public et national, il est de l'intérêt de chaque participant d'accroître sa part de marché, ce qu'il ne pourrait obtenir dans un système vraiment libre qu'en offrant de meilleurs services à tous les points de vue. Or dans les systèmes monétaires actuels, il est en partie protégé de la concurrence et aussi des conséquences de ses actes par de prétendus « filets de sécurité ». Soulignons-le encore une fois: un ordre social viable repose sur les disciplines de la responsabilité. La responsabilité implique la liberté, c'est-à-dire la concurrence. Ainsi, les entreprises mal gérées doivent disparaître si elles ne se réforment pas. Dans l'organisation monétaire mondiale actuelle, les banques mal gérées bénéficient de privilèges, les systèmes mal gérés profitent de la coopération monétaire entre les États, sous le fallacieux prétexte qu"ils ont besoin de réserves internationales. On invente tous les ans., pour protéger les organisations qui sont mal gérées., toute une série de procédés technocratiques et nuisibles., comme le soutien
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monétaire à court ou à long terme, ou les accords de moratoire au profit des « autorités» publiques qui ont gaspillé les ressources qu'elles avaient empruntées. Les systèmes actuels souffrent donc principalement: - D'une trop grande rigidité (( interne» (pas de concurrence entre les monnaies à l'intérieur des États et donc pas de flexibilité possible). . - D'un manque de discipline concurrentielle venue de l'extérIeur. - D'une flexibilité erratique entre les monnaies « nationales» puisque, d'une part, les variations de taux de change ne sont pas laissées aux ajustements du marché, c'est-à-dire aux seules personnes responsables; et, d'autre part, les politiques monétaires sont imprévisibles., c'est-à-dire que les caractéristiques des produits monétaires ne peuvent pas être définies à l'avance et que les prix d"ajustement en sont d'autant plus difficiles à prévoir. Faisons une comparaison: on discute fréquemment dans certains pays - en tout cas en France - de la nécessité du « pluralisme» dans les média et les journaux, au point que des législations imposent des interdictions qui sont censées limiter le prétendu « pouvoir» de certains propriétaires, ainsi privés de leurs journaux. En fait la pluralité des opinions est une conséquence possible de la liberté dans les média., mais elle n'en est pas la conséquence nécessaire; chercher à l"imposer n'est donc qu'un acte de censure parmi d"autres. De la même manière., les réglementations imposent un certain nombre de monnaies., mais elles favorisent en même temps la fixité de certains taux de change pour limiter le nombre des monnaies., alors qu'elles ne sont pas substituables entre elles. Dans tous les cas., les gouvernements cherchent à imposer une chose et son contraire, et recherchent des résultats et non des règles. Ils méprisent et la logique et l'autonomie des personnes. Comme nous l"avons déjà vu, bien des gens croient que l'existence de coûts unitaires décroissants constitue une justification suffisante pour l'intervention étatique et le monopole public. Et pourtant, pourquoi faudrait-il que la taille optimale d'un cartel monétaire corresponde - comme par hasard - aux frontières de la nation? Comment pourrait-il se faire que la dimension optimale soit indifféremment celle des États-Unis, de la France ou de la Zambie? Si les économies d'échelle déterminaient effectivement la zone optimale de circulation d'une monnaie, il n'y aurait aucune justification
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à l"existence de monnaies « nationales ». En d"autres termes" on ne
peut pas défendre l"idée que des monopoles publics dans la production de la monnaie ou dans la régulation des systèmes monétaires soient nécessaires pour des raisons d"efficacité et" en même temps" justifier que les systèmes monétaires coïncident avec les frontières des États. Dans l"organisation actuelle du monde" il est certain que les zones de circulation ne correspondent en rien à l"efficacité productive et il est probable que la plupart sont trop petites. Ils ne sont pas nombreux les pays dont les gouvernements ont été assez sages pour comprendre qu"il n"est pas utile d"avoir un système monétaire « indépendant »" national et public" et où il y a soit une monnaie étrangère (Liechtenstein)" soit une monnaie prétendument nationale qui est en fait une monnaie étrangère (Hong Kong" les pays africains de la zone franc). Ainsi" les pays de la zone franc prétendent avoir des banques centrales multinationales chargées de la politique monétaire. Heureusement" elles n"ont de banque centrale que le nom et elles n"en ont pas effectivement les pouvoirs. Elles s"occupent en fait beaucoup plus de politique de crédit que de politique monétaire. Il peut être utile de rappeler ici que les taux de change entre le franc français et le franc CFA est parfaitement fixe" sans aucune marge de flexibilité" et que les deux monnaies sont parfaitement substituables. De ce fait" les pays africains de la zone franc ont échappé aux politiques d"inflation forte et aux terribles dépréciations de la monnaie qui ont ravagé un si grand nombre de pays pauvres" dans la mesure où la politique monét~ire française a été généralement plus raisonnable au cours des décennies récentes" même si elle n"a pas permis d"éviter totalement l"inflation. Quand il existe des systèmes monétaires « nationaux» et des banques centrales" les efforts pour maintenir des taux de change fixes en dépit de politiques monétaires indépendantes et très inflationnistes ont souvent conduit à la destruction de l"économie. Nous connaissons le cas de plusieurs pays pauvres" en Amérique latine ou en Afrique" où les hommes de l"État" sous le prétexte de défendre des taux de change fixes" alors qu"ils étaient incapables de se soumettre aux disciplines de politique monétaires que cela nécessite" ont imposé toutes sortes d"interdictions et de contrôles qui constituent le meilleur moyen de détruire une économie. C"est le cas., à titre d"exemple., d"un pays de l"Afrique australe" dont les potentialités de développement ne sont pas négligeables" mais où la sur-
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évaluation de la monnaie a conduit à un système de rationnement généralisé des devises nécessaires à l'importation. Celles-ci sont distribuées de manière discrétionnaire chaque semaine à une petite partie de ceux qui en avaient demandé (avec les pressions politiques et les pots-de-vin que l'on peut imaginer...). Il est donc souvent impossible de se procurer, par exemple, des pièces de rechange pour un tracteur, des insecticides ou des engrais, de telle sorte que la productivité de nombreux secteurs - en particulier agricoles - s'est effondrée. Dans ce pis-aller que sont les systèmes monétaires « nationaux », les taux de change flexibles seraient alors moins destructeurs. Il est d'ailleurs possible qu'on ait sous-estimé la capacité des gens à s'adapter aux changes flottants dans les pays sous-développés, alors même qu'ils développent des trésors d'imagination pour survivre à la monnaie fondante que leur imposent leurs gouvernements. La souplesse des marchés parallèles dans l'organisation des échanges de monnaies apporte une preuve de cette capacité. La flexibilité des taux de change, avec des marchés libres, pourrait bien rendre plus de services aux gens que des taux de change fixes entre des monnaies qui ne sont en rien des substituts parfaits. C'est pourquoi on ne peut jamais donner de réponse absolue et dogmatique au sujet du choix d'un régime de change. De toute façon, le problème essentiel, qu'il ne faudrait pas perdre de vue, est l'opposition entre la liberté des contrats et la contrainte étatique, entre la régulation par la responsabilité d'une part et l'ingérence de décideurs institutionnellement irresponsables d'autre part. Ce que nous ne savons pas, c'est dans quelle mesure les gains qu'on peut attendre des économies d'échelle et des « externalités » justifient qu'on étende la zone de circulation d'une monnaie par des accords de fixation des taux. Il est absolument certain en revanche que les interdictions .réglementaires sont par essence destructrices. Par ailleurs, la régulation qu'elles prétendent imposer est nécessairement inférieure à celle qu'assure la responsabilité personnelle à laquelle elles portent forcément atteinte du fait de leur origine publique.
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4. Peut-on définir un ordre monétaire réalisable aujourd'hui?
Nous venons de voir que les systèmes monétaires actuels ne permettent certainement pas à des zones monétaires optimales d"apparaître. Dans ces conditions., il peut paraître indifférent que les taux de change soient fixes ou flexibles entre ces monnaies qui nous sont imposées. Il faut bien cependant essayer de faire marcher les systèmes existants le moins mal possible., et les concepts que nous avons analysés peuvent nous y aider. Tout d"abord., nous avons souligné qu"il était plus important de maintenir la liberté du marché des changes que de savoir si les taux de change devaient être fixes ou flottants. Nous voudrions montrer maintenant que., quel que soit le système choisi., il vaut mieux que ce système soit un système « pur » plutôt qu"un système « mixte ». Les hommes politiques et les « autorités» monétaires croient souvent qu"en mélangeant les caractéristiques de systèmes opposés, ils auront le meilleur résultat. C"est le pire qui en résulte généralement., car on met ainsi en place des systèmes incohérents. C"est le cas lorsqu"on cherche à introduire quelques éléments de fixité dans un système de changes flexibles ou un peu de flexibilité dans un système de changes fixes. Si deux biens sont exactement substituables, leurs caractéristiques sont identiques et on ne peut pas prétendre qu'ils appartiennent à des classes différentes. Les taux de change ne peuvent pas être à la fois en partie flexibles et en partie fixes. Aussi, la proposition que nous souhaitons défendre est-elle la suivante: « Que les changes fixes soient fixes, que les changes flexibles soient flexibles. » Ce principe peut contribuer à un ordre monétaire bien davantage que ne peuvent le faire des déclarations solennelles sur la fixité ou la flexibilité, la manipulation des taux de change, les politiques macro-économiques ou la « coordination internationale ». Considérons pour commencer le cas des taux de change fixes. Nous avons affirmé plus haut que la seule justification de la fixité était liée à la définition des unités monétaires et non au fonctionnement supposé d'un système de changes fixes. Nous avons donc insisté sur la signification et sur le rôle de la substituabilité parfaite. Il est donc incohérent d'accepter la possibilité de variations dans les taux de change, par exemple en introduisant une marge de flexi-
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bilité autour de la parité ou en acceptant les changements de parités. Les taux de change fixes n'ont pas d'autre justification que la suppression des différences entre les monnaies. Il est donc contradictoire de désirer un système de taux de change fixes et, en même temps, de prévoir un certain degré de flexibilité, c'est-à-dire de différenciation! En fait, les marges de flexibilité sont généralement considérées comme un moyen de « mimer» l'étalon-or et ses points d'or. Mais nous avons déjà vu que cette flexibilité signifiait que l'étalon-or n'était pas un système où les monnaies étaient parfaitement substituables entre elles et qu'il n'était pas nécessairement optimal. Adopter des marges de flexibilité consiste donc à « singer » le fonctionnement de l'étalon-or sans être fidèle à son inspiration, qui était d'avoir une seule monnaie dans toute la zone où il était en vigueur. Si nous pouvions mesurer les gains dus à la coopération - ce qui n'est pas possible dans l'irresponsabilité institutionnelle qui caractérise nos systèmes - nous pourrions avoir des taux fixes dans certaines zones, mais sans marges de fluctuation ni possibilité de changer les parités. Nous aurions alors en fait une monnaie unique dans une zone dont l'étendue serait rationnellement déterminée. Les monnaies n'étant pas parfaitement substituables entre elles (du fait des marges de fluctuation ou des changements de parité), le système est incohérent. Par ailleurs, c'est un cartel de producteurs publics qui prétend garantir la « fixité » des taux de change. Comme tout cartel dont les règles ne peuvent pas être policées par une autorité extérieure, ce cartel est potentiellement instable. Cette instabilité ajoute de l'incertitude au système et, dans ces conditions, la flexibilité des taux de change serait préférable. On peut interpréter certains changements de parité, dans des systèmes de changes prétendument fixes, comme des stratégies par lesquelles un participant rompt provisoirement avec le cartel et refuse ses règles de fonctionnement. Nous savons qu'un membre d'un cartel privé peut également sortir du cartel s'il entrevoit des possibilités de profit. Mais, à la différence de ce qui se passe dans un cartel privé, celui qui sort d'un cartel public le fait rarement pour produire de meilleurs services au moindre prix, ce qui profiterait aux consommateurs. Il le fait le plus souvent parce que les membres du cartel n'arrivent pas à le gérer efficacement et le cartel éclate nécessairement (changements de parités dans des systèmes qui se voulaient de changes fixes). En fait, les parités changent parce que la plupart des systèmes
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de changes fixes sont affectés d'une incohérence essentielle. Si une monnaie « nationale» est substituable à une autre (y compris l'or) cela signifie qu'une institution - en général la banque centrale a promis d'échanger n'importe quelle quantité de cette monnaie contre une autre, sans limites et à un prix fixé à l'avance. Plus on produit de la monnaie « nationale», plus il est difficile de tenir cette promesse et plus il devient douteux de prétendre que les monnaies sont substituables entre elles. Il existe en effet un principe bien établi suivant lequel, dans un système de changes fixes, il ne peut pas y avoir de politique monétaire indépendante. Malheureusement, les « autorités» monétaires sont largement ignorantes de ce principe. Quand elles choisissent un système de taux de change fixes, elles s'accrochent à un symbole de stabilité, mais elles prétendent en même temps se lancer dans des politiques monétaires « actives». Les incohérences qui résultent de tels choix sont les véritables causes des nombreuses « crises monétaires ». Ceux qui sont à l'origine de cette instabilité - les hommes de l'État qui ont confisqué la responsabilité de produire la monnaie - trouvent toujours des alibis pour en accuser les autres: les spéculateurs, les producteurs de pétrole, le « système monétaire international» et, bien entendu, les États-Unis, sans lesquels rien de mal ne peut se faire sur les marchés de la monnaie. Ils ont tout autant d'imagination pour inventer les interdictions et les contrôles censés dissimuler l'origine et les conséquences des maux qu'ils ont créés, sous le prétexte qu'il faudrait restaurer 1'« équilibre extérieur ». Toutes les interdictions ainsi imposées provoquent des gaspillages massifs de ressources et portent directement atteinte à la liberté des personnes. Si les taux de change doivent être fixes, il faut que la politique monétaire soit à proprement parler impossible. La solution la plus sûre, de ce point de vue, serait que la banque centrale n'ait qu'un rôle d'intermédiaire sur le marché des changes, se bornant à détenir des réserves de changes et aucune créance sur les résidents. Cela serait conforme à la raison d'être des changes fixes Cl. A notre connaissance, le seul cas qui corresponde à cette situation est celui de Hong Kong. 9. Ce serait un cas de réserves à 100 % (la banque centrale n'émettant de la monnaie nationale qu'en contrepartie exacte de ses réserves en monnaies des autres banques centrales). Nous avons vu au chapitre IV qu'une telle situation pose le problème de la rémunération de la banque. On pourrait imaginer, par exemple, que les banques membres du cartel monétaire correspondant financent cette activité d'intermédiation qui garantit la convertibilité de leurs monnaies.
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Ainsi, pour qu'un système de taux de change fixes ait une signification quelconque, il faut que ce soit un système « pur », sans marge de fluctuation, sans changements de parité et en tout cas sans « politique monétaire ». Considérons maintenant les taux de change flexibles. On croit souvent que les fluctuations dans les taux de change sont « excessives» et « erratiques» et la plupart des gens acceptent l'idée que les interventions des banques centrales sont nécessaires pour atténuer ces variations erratiques. Or, comme nous l'avons vu, un système de taux de change flottants signifie que les monnaies ne sont pas des substituts parfaits. Par conséquent, il n"y a pas plus de raisons pour une intervention sur ce marché particulier que sur n'importe quel autre marché. Les variations de prix ne font que refléter les variations de l'offre et de la demande. En d"autres termes, le flottement « impur )) devrait être abandonné, ainsi que les « zonescibles )) et les accords internationaux destinés à limiter les fluctuations de taux de change. Si les monnaies ne sont pas substituables entre elles - ce qui est impliqué par l'existence même des taux de change flexibles - tout objectif de taux de change représente une intervention qui fausse nécessairement les signaux de prix. En fait, plusieurs raisons peuvent être données pour expliquer les variations de taux de change, et même ce qui semble constituer des variations « excessives )). L'une d'entre elles est la nature imprévisible de la production de la monnaie dans un grand nombre de pays. Comme à l'accoutumée, les gens cherchent à corriger certains effets indésirables d"une intervention publique (dans la production de monnaie) par une intervention supplémentaire (sur les taux de change). Il est exact" par ailleurs, que le « sur-ajustement )) des taux de change - c'est-à-dire le fait que les taux de change varient dans un sens donné de manière excessive, avant de revenir à une position plus « normale )) - existe et plusieurs modèles élaborés au cours des années récentes aident à comprendre ce phénomène. Ce serait pourtant" à notre avis" une erreur que d"interpréter ces modèles comme des instruments permettant de « gérer)) le taux de change" par exemple pour réduire les variations des « taux de change réels)) (c'est-à-dire les taux de change corrigés des variations d"indices de prix). En fait, on ne sait jamais quelle est la « valeur d'équilibre )) (d'ailleurs changeante) du taux de change. Les interventions faites
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sur le marché des changes pour « stabiliser» le taux de change réel pourraient donc bien avoir des effets indésirables. Pour résumer, si pour une raison ou pour une autre, on pense que la banque centrale doit maintenir des taux de change fixes, elle doit n'avoir que des réserves de change (et de l'or) dans ses actifs, et les limites de flexibilité ou les changements officiels de parité - c'est-à-dire des violations de leurs engagements par les hommes de l'État - n'ont pas de raisons d'être. Si l'on veut des taux de change flexibles, la banque centrale ne devrait avoir que des créances sur les résidents parmi ses actifs et l'intervention sur les changes ne devrait pas être possible. Seuls ceux qui prétendent « gérer la monnaie» croient qu'il ~st possible de réconcilier les contraires, qu'un système de changes flexibles nécessite un certain degré de fixité (comme la définition de « zones-cibles» - idée fort à la mode depuis quelque temps des accords internationaux de stabilisation des changes, etc.) ou que l'on devrait introduire de la flexibilité dans un système de taux de change fixes. En fait, ce qui est inadmissible, c'est la prétention des hommes de l'État, qui croient savoir quels devraient être les taux de change, et l'incohérence qui consiste à vouloir à la fois des taux de change « stables» et des politiques monétaires indépendantes. La vraie raison qui explique ces pratiques et ces idées tient à ce que beaucoup d'hommes politiques et de fonctionnaires ne comprennent pas la nature de la monnaie et veulent se donner l"'illusion de jouer un rôle important dans les affaires monétaires. Ils prétendent que la gestion monétaire est nécessaire, uniquement parce qu'ils n'auraient rien à faire si les taux de change étaient totalement flexibles - puisque seul le marché les déterminerait ni s"ils étaient totalement fixes, car la banque centrale y serait alors réduite au seul rôle d"agent de conversion. En effet., comme le montrent bien les développements tirés de la théorie dite des « anticipations rationnelles»., les hommes de l"'État n'ont de pouvoir que dans la mesure où leurs sujets ne peuvent pas prévoir les effets de leurs actions. Pour faire croire qu"ils ont la maîtrise des situations., il faut donc nécessairement qu"ils créent l'événement. Qui dit créer l'événement dit créer la surprise., et qui dit créer la surprise dit introduire un élément d'incertitude supplémentaire sur les marchés, ce qui impose nécessairement des contraintes artificielles supplémentaires aux producteurs et n'est donc, en fait, que pure destruction. La véritable raison d'être de
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ces systèmes de change bâtards, et la raison pour laquelle ils doivent être remplacés par des systèmes purs., est bien celle-là: ils servent uniquement de faire-valoir aux hommes de l"Êtat., et cela se produit nécessairement au détriment de l"efficacité productive. Nous avons vu plus haut que les taux de change fixes., aussi bien que les taux de change flexibles, sont des systèmes viables. Maintenant., nous pouvons ajouter que la discussion importante n "est pas celle - traditionnelle - entre les changes fixes et les changes flexibles., mais celle qui oppose les systèmes où les hommes de l"Êtat interviennent de façon discrétionnaire et donc imprévisible (soit par la politique monétaire., soit par la politique de change) et ceux où ils n"interviennent pas. Il faut donc refuser le débat traditionnel sur l"opposition a priori entre la flexibilité et la fixité. A tout le moins., ce débat devrait être de pure technique et., s"il concernait seulement des gestionnaires privés., il porterait sur les économies d"échelle et les externalités. Ce que nous tenons à souligner ici ce sont les incohérences des interventions publiques et leurs conséquences dangereuses. De ce que nous venons de dire., il résulte qu'il n'existe aucune raison de coordonner les politiques., qu'il s'agisse de politiques de taux de change, de politiques monétaires, de politiques commerciales., etc. Plus généralement., l"idée largement acceptée selon laquelle les objectifs extérieurs sont des éléments essentiels d"une politique économique est une idée fausse et dangereuse. Si., par exemple., il y a dans un pays un fort déficit budgétaire financé par des méthodes inflationnistes et si, par ailleurs., les taux de change sont flexibles., quel sens cela a-t-il de parler de coordonner les politiques, par exemple la politique de change et la politique budgétaire? La raison pour laquelle il faut cesser de financer le déficit par l"inflation n"a rien à voir avec la valeur extérieure de la monnaIe. Il se peut aussi que l'apparition d"un large déficit budgétaire modifie les flux de demande dans un pays de façon telle que le « taux de change réel» s'en trouve modifié., ce qui implique une variation du taux de change nominal. Cependant., on ne peut pas savoir, du moins à court terme., si un changement de parité donné est provoqué par des facteurs réels ou monétaires et on ne peut pas., par conséquent., décréter que cette variation est « excessive ». La coordination d"une politique de change et d"une politique bud-
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gétaire est donc impossible. Elle implique en fait la prétention de savoir ce que personne ne peut connaître. De la même façon., c"est un non-sens complet de se donner des objectifs de commerce extérieur ou de balance des paiements. Prenons un exemple: si les Japonais épargnent beaucoup et s"il y a de bonnes occasions d"investir aux États-Unis., il est normal que des titres américains partent vers le Japon et qu"en même temps les biens et services aillent du Japon vers les États-Unis. Ce que l"on appelle - selon une terminologie regrettable - le « déficit» commercial américain résulte de cette situation. Il est désirable pour tout le monde., puisqu"il ne fait que refléter des échanges qui ont été voulus par les habitants des deux pays et leurs choix respectifs entre produits actuels et produits futurs. Toute politique qui viserait à réduire ce soi-disant « déficit» ne peut avoir que des effets nuisibles., si jamais elle réussissait à transformer la structure de la balance des paiements. Bien des rencontres internationales., sommets de chefs d"État., articles de journaux ont pour but d"exercer des pressions sur le gouvernement japonais pour qu"il « contribue » à une économie mondiale prétendument mieux ordonnée. Les mesures qui lui sont demandées (plus d"impôts., croissance de la consommation., contrôles des échanges) ne peuvent aboutir qu"à désorganiser le système économique international. Répétons-le" un ordre monétaire international ne peut pas résulter d'un interventionnisme accru et il serait donc hautement désirable" par exemple" que les autorités japonaises s"opposent fermement à la « communauté internationale» (en fait la petite caste des interventionnistes qui sont au service d"intérêts catégoriels)., lorsqu"elle lui demande des mesures qui ne sont que le produit des illusions et la source des désordres. Il ne s"agit pas de nier qu"il existe une interdépendance générale entre tous les marchés mondiaux. Mais les interactions qui composent ces marchés sont tellement complexes que personne ne peut en avoir la compréhension à tout moment. L"information nécessaire est créée dans la tête des gens au moment où ils agissent sur les marchés et c"est ce qui leur permet de l"utiliser infiniment mieux que n"importe quelle autorité publique. Les efforts que font les hommes de l"État pour coordonner les diverses politiques ne peuvent qu"engendrer une incertitude supplémentaire" créer des raretés artificielles et fausser les indications que les prix donnent sur la rareté des produits. La coordination des politiques publiques
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ne peut donc pas apporter de contribution positive à l"ordre monétaire. C"est vrai pour la coordination entre les politiques à l"intérieur d"u~ pays donné., comme pour la coordination des politiques entre les Etats. En fait., la coordination des politiques nationales doit naturellement être interprétée comme une tentative de cartellisation. Nous savons que ces efforts ne pourraient être justifiés que si on pouvait tirer quelque parti de situations de gains coopératifs., mais ces gains., seul le marché permet de les révéler. Nous savons aussi que., pour qu"un cartel subsiste., il faut que les politiques de production de ses membres soient étroitement coordonnées. Si elles ne le sont pas., chacun des participants essaiera d"obtenir une plus grande partie du profit aux dépens des autres. Or., il existe deux formes d"organisations possibles pour un tel cartel dans le domaine monétaire: - La première solution est celle d"un système asymétrique., où une monnaie, qu"on pourrait appeler la « monnaie-clé »., est gérée indépendamment et où d"autres monnaies dépendent de cette monnaie-clé: les banques centrales qui produisent ces monnaies interviennent pour maintenir la parité de leur monnaie vis-à-vis de cette monnaie-clé. La banque centrale qui émet cette dernière peut avoir sa propre politique monétaire, mais pas les autres., du moins dans le long terme. Les banques centrales « périphériques» doivent ajuster leur production de monnaie aux changements de leurs réserves et la stérilisation continuelle des influences monétaires extérieures est absolument contraire à l"esprit du système. Un système asymétrique est simple., puisque les responsabilités de chaque autorité monétaire sont précisément délimitées et il peut bien marcher., du moins dans la mesure où la monnaie-clé est bien gérée. - Dans un système symétrique., tous les pays participant au système sont censés se trouver sur un pied d"égalité. Ce système peut fonctionner de deux manières: la première est le cas où il n'y a pas de coordination dans les politiques monétaires des différents États. Si chaque État fait une politique monétaire indépendante., le système est incohérent. Ces désajustements s"expriment périodiquement par des « crises» monétaires. Quand le déséquilibre ne peut plus être caché et réprimé., il faut changer soit la politique monétaire., soit le taux de change. La modification du taux de change
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exprime l'incapacité du cartel à maintenir la parfaite équivalence entre ses produits. La deuxième solution, c'est la « coordination monétaire » : les « autorités » des pays-membres décident, selon certains processus de décision collective, de la croissance de la masse monétaire globale de la zone pour le futur. Puis, en fonction de ses caractéristiques propres, chaque État détermine son propre taux de croissance monétaire de manière à ce qu'il soit cohérent avec les choix faits par les uns et les autres. Est-il utile de le préciser, il n'est pas facile de prédire comment ce système peut fonctionner. En effet, même si on peut supposer que les États concernés arriveraient à se mettre d'accord sur un taux de croissance monétaire commun, les choix que chacun ferait pour son propre pays s'appuieraient forcément sur une information inadéquate. Il ne suffit pas de se mettre d'accord sur un taux commun de croissance, aussi arbitraire soit-il. Il faut en plus savoir comment vont se faire les interactions des marchés au sein du système et dans quelle mesure les parties respecteront leurs engagements. Ainsi, dans ce système, la coopération est nécessaire, mais elle est difficile à mettre en place. Il n'y a donc qu'un cas où la coopération est justifiée, celui d'un système symétrique, mais ce système n'est probablement pas le meilleur, précisément à cause des difficultés de fonctionnement de la coopération. Le système monétaire européen est l'exemple typique d"une telle imperfection, comme nous le verrons dans le chapitre suivant. Les hommes politiques sont enclins à choisir des systèmes qui ne peuvent pas fonctionner sans coopération, uniquement parce que ces systèmes leur permettent de jouer un rôle., même dans le cas où ils sont incompétents et même si le système est mauvais. L'opinion publique applaudit à la « coopération internationale » sans en comprendre, naturellement, les enjeux, alors qu'on lui a appris à condamner les cartels privés. Comme nous l"avons vu, ce sont pourtant les seconds qui font le meilleur travail, alors que les premiers ne sont, au mieux, qu'un pis-aller. Pour toutes les raisons que nous avons vues., nous pensons vraiment qu'en général la coopération internationale n'est pas souhaitable, ou du moins qu'il es~ préférable de s'en tenir à des systèmes où elle n'est pas nécessaIre. Nous avons déjà vu, en outre, que la coordination des politiques nationales est principalement illusoire et perverse. Coordonner divers ensembles de politiques nationales, comme on prétend le faire sans
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arrêt sur la scène internationale, ne peut pas améliorer la situation mondiale, bien au contraire. Partout dans le monde les politiques discrétionnaires nationales ont échoué, parce que leurs promoteurs ne peuvent pas avoir l"'information nécessaire pour qu'elles soient efficaces. Il en résulte à l'évidence que la coordination entre des politiques vouées à l'échec ne peut pas plus réussir. On a tort, par exemple, de croire que « l'Allemagne» ou « le Japon» peuvent jouer un rôle de « locomotives» dans ce qu'on appelle l'économie mondiale, ou que différents pays peuvent coopérer pour définir des com~inaisons optimales de politiques économiques afin d'atteindre un ensemble d'objectifs de taux de change, d'emploi, de balance des paiements, qui sont nécessairement arbitraires. Il est certes vrai que toutes les activités monétaires sont interdépendantes dans l'ensemble du monde. Mais cela est vrai pour n'importe quel marché et il n'y a jamais de raison d'im.poser une centralisation des décisions ou une quelconque coopération (c"està-dire des cartels imposés par les hommes des États). La coopération n'est pas une fin en soi. Si nous reconnaissons que la coopération est synonyme de collusion et que la concurrence conduit à la diversité., nous devrions considérer tous les accords internationaux, tels que les accords du Louvre ou du Plaza, avec une méfiance résolue, et penser que la charge de les justifier incombe toujours à ceux qui les soutiennent. Si nous voulons que les « autorités» nationales contribuent à un meilleur ordre monétaire international, elles peuvent le ·faire en fournissant une meilleure information sur ce qu"elles entendent décider dans les domaines qu"elles contrôlent (et notamment la monnaie) et non par une coordination entre des politiques arbitraires. Et c'est aux marchés d"assurer les ajustements nécessaires. Nous avons affirmé - ou rappelé pour ceux qui le savent déjà - que la concurrence, c'est-à-dire la liberté d'offrir ses services sur le marché, était la meilleure façon d"organiser la société. On ne peut certes pas avoir trop d"illusions sur les chances que nous avons d'obtenir à court terme un véritable système de liberté bancaire dans l"ensemble du monde. En revanche, la suppression d'une interdiction, n"importe où dans le monde, contribue bien davantage à un ordre monétaire mondial qu'aucun processus de coordination ne pourrait le faire. La libéralisation du système monétaire et financier représente en fait le rétablissement de la responsabilité personnelle là où l'Êtat imposait que la décision soit sans consé-
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quence pour celui qui la prend. La coordination inter-étatique., au contraire., réduirait encore la concurrence et diluerait encore plus les responsabilités. Ainsi., au lieu de décider arbitrairement qu"il ne devrait y avoir aucune différenciation entre les monnaies européennes - ce que font les partisans d"une monnaie unique - pourquoi ne pas permettre aux dirigeants de toutes les banques d"Europe de choisir les cartels de banques - aujourd"hui imposés sur une base nationale - auxquels ils voudraient adhérer 10? Pourquoi., en somme., imposer à une banque française d"être associée., avec les autres banques françaises., à la Banque de France plutôt qu"à la Banque d"Angleterre? La libéralisation impliquerait aussi de discuter le rôle joué par les banques centrales dans la plupart des pays. Elles assument de nombreuses tâches et cela se traduit par un grand nombre de privilèges de monopole dont la nature doit être comprise pour qu"on puisse les modifier. Si par exemple l"assurance des dépôts - remplaçant le rôle du prêteur en dernier ressort de la banque centrale - pouvait être privatisée dans certains pays., la mauvaise gestion cesserait d"être subventionnée., au moins dans ces pays-là. On imagine immédiatement que des systèmes mondiaux de réassurance se mettraient en place., tant il est vrai que le cadre national n"a aucune raison d"être le meilleur pour organiser les activités monétaires et financières. On peut aussi imaginer des pays ou des domaines d"activité bancaire où la réglementation serait remplacée par les contrats et où un secteur libre pourrait donc concurrencer le secteur réglementé. La liberté de production permettrait par exemple de montrer comment les contrats résolvent les problèmes résultant d"une situation de gains coopératifs., en permettant une appropriation précise de ces gains. Il est utile d"avoir dans la tête ce modèle d"organisation monétaire mondiale optimale (le « laisser-faire bancaire »). En effet., même s"il est pour l"instant politiquement irréalisable., il décrit les procédures de résolution efficace des problèmes et la nature des solu10. Il ne s'agit pas seulement du problème mentionné par Friedrich Hayek dans DenationalizatioTl (if Money (Londres, Institute of Economie Affairs, Hobart Paper Special N° 70, 1976). Friedrich Hayek souligne qu'il faut laisser les producteurs produire et les détenteurs de monnaie choisir la monnaie qu'ils veulent. En plus de cela, il faudrait que les gens aient le choix des règles de Droit qui leur seraient applicables
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tions à adopter, il fournit une boussole à la réflexion et à l'action. On peut aller jusqu'à le présenter comme une description réaliste des systèmes actuels, dans la mesure où il se borne finalement à recenser tout ce qui marche actuellement, c'est-à-dire tous les moyens que l'inventivité et la compétence des personnes responsables ont trouvés pour ajuster le système à ses contraintes. Il doit donc servir de norme pour juger l'organisation du système actuel et les réformes éventuelles. On ne doit pas hésiter à s'en servir pour critiquer les erreurs présentes., par exemple le caractère bâtard et ambigu des systèmes de change actuels, le mythe de la coordination internationale des politiques discrétionnaires ou le développement pseudospontané de l'ECU. Et nous devons de la même manière soutenir tout effort fait dans le monde pour promouvoir la libéralisation monétaire et financière.
CHAPITRE X
Monopole monétaire européen ou liberté monétaire?
Pour la plupart des gens., l"intégration monétaire européenne implique un système de taux de change fixes., permettant de préparer la substitution d"une future monnaie unique et d"une banque centrale unique aux monnaies et aux banques centrales nationales qui existent actuellement 1. Or., cette approche est., à notre avis., erronée pour des raisons qui apparaissent sans doute claires après la lecture du chapitre IX : une monnaie européenne unique n"est pas nécessaire., ni même souhaitable., pas plus que des taux de change (imparfaitement) fixes. Et même si une monnaie unique devait exister un jour en Europe., la fixité des taux de change ne serait pas forcément le meilleur moyen d"y parvenir.
1. Le présent chapitre est une conséquence logique des idées exprimées dans les chapitres précédents. Il s'inspire par ailleurs de certaines de nos publications, en particulier, L'unité monétaire européenne: au profit de qui?, Bruxelles, Institutum Europaeum et Paris, Economica, 1980 (préface de Friedrich Hayek); cc Lessons from the European Monetary System )), in M.B. Connolly, ed., The International Monetary System: Choices for the Future, New York, Praeger, 1982, pp. 175-198; Currency Competition and Monetary Union (Pascal Salin, ed.), La Haye, Martinus Nijhoff, 1984; cc Macro-economic Policy Coordination - Comment on a Paper by Gilles Oudiz )), H. Giersch, ed., Macro and Micro Policies for More Growth and Employment, Kiel, Institut für Weltwirtschaft an der Universitat Kiel, Tübingen, l.C.B. Mohr, 1988; cc Non, l'Europe n'a pas besoin de l'ECU, mais de liberté monétaire )), Le Figaro, 4-5 mai 1985; cc European Monetary Integration: Monopoly or Competition? )) Conférence de presse internationale du groupe de Bruges, Londres, 7 juin 1989; (( Monetary Areas and Choice in Currencies )), rapport pour la Conférence sur The European Monetary System )), Instituto de Economia de Mercado, Avila, avril 1989. c(
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Le caractère inadéquat de cette approche dépend en fait d'une confusion fréquente et plus générale, à' savoir celle qui existe entre deux sens très différents du terme « intégration». Au cours de l'Histoire - relativement récente - de l'intégration européenne, on est passé peu à peu de l'idée qu'il convenait de créer un vaste marché commun concurrentiel à l'idée qu'il fallait élaborer des politiques et des réglementations communes et centralisées. C'est cette erreur de base, jointe à l'insuffisante formation théorique des décideurs et des commentateurs, qui explique les défauts des conceptions habituelles sur les problèmes européens, qu'ils concernent l'harmonisation fiscale et réglementaire 2 ou l'union monétaire.
1. L'intégration: deux concepts opposés
La CEE est généralement considérée comme l'un des fondements institutionnels des sociétés européennes, de telle sorte qu'il est rare d'entendre une voix dissidente à son égard. Toute attaque contre les institutions ou les politiques de la CEE est considérée comme une attaque contre une valeur absolue, et elle paraît donc digne de mépris ou d'oubli. La CEE n'est pas perçue comme un instrument permettant d'atteindre certaines fins, mais comme une fin en soi et quand on essaie de contester une décision des institutions européennes, on est facilement considéré comme un « traître ». La libéralisation du commerce entre les pays de la CEE a été conçue, dès le départ et à juste titre, comme l'un des objectifs les plus importants du processus d'unification européenne. C'est pour cette raison qu'on a souvent parlé de « marché commun». Le démantèlement des barrières protectionnistes a été effectué et réussi. Mais un problème fondamental subsiste: des échanges libres ne signifient pas des marchés libres. Si l'on doit se féliciter de la libéralisation des échanges entre les pays de la CEE, on doit aussi regretter qu'on s'en soit tenu à cet objectif, par rapport à d'autres 2. Nous avons critiqué l'harmonisation fiscale dans différents textes, en particulier, « Le mythe de l'harmonisation fiscale», Revue française d'économie, été 1988, 135-157; « Exposé divergent sur le Rapport d'étape de la Commissiç>n de réflexion économique pour la préparation de l'échéance de 1992», Paris, Ministère de l'Economie, des Finances et de la Privatisation, février 1988; Cf The Case Against European Tax Harmonization )), Inaugural Conference of the MeGill Economies Center, Montréal, 17-19 mai 1989 (à paraître).
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possibles", par exemple le renforcement de la concurrence en Europe", ce qui implique une seule chose: la liberté d"'entrer sur un marché. Ainsi", s"'est effectué le grand dérapage du marché commun vers les politiques communes. On pensera peut-être que le « marché unique »"' promis pour 1993", apporte la preuve du contraire. En réalité « l"'objectif 1993 » est des plus ambigus. En effet", on considère en général - à tort"' bien évidemment - que la réalisation du « marché unique )) suppose l"'harmonisation fiscale ou réglementaire, c'est-àdire un processus centralisé et des politiques communes 3. Or", l"'intégration économique entre pays est désirable dans la mesure où elle implique la possibilité pour les marchés de jouer librement leur rôle. Mais les politiques communes sont généralement des moyens d"'éviter la libre concurrence. Ainsi, le terme « intégration )) peut avoir deux significations très différentes: le développement de politiques d"'« intégration)) n"'a rien à voir et est même opposé à l"'intégration des marchés. Les autorités européennes ont été très habiles pour créer et maintenir des confusions entre les deux sens du mot. Elles ont ainsi utilisé un sentiment confus de l"'opinion publique pour laquelle tout accord", toute « harmonisation )) - ce terme évoquant une sorte d"'harmonie sociale - correspond à la paix sociale. Cette ambiguïté de l"'intégration économique et monétaire en Europe se retrouve dans la confusion qui est entretenue entre la concurrence et l 'harmonisation des conditions de la concurrence. La concurrence implique la liberté de choix", qu"il s"'agisse des producteurs ou des consommateurs. Elle n"'implique pas", bien au contraire", que tous les producteurs se trouvent dans le même environnement"' qu"'ils subissent les mêmes « conditions de concurrence ». La théorie économique - en particulier la théorie de la spécialisation internationale - nous apporte cette leçon fondamentale que les producteurs d"'un même bien placés dans des conditions différentes ont la responsabilité d"'aménager les facteurs de production, en tenant compte des contraintes particulières qu"'ils subissent"' de manière à rendre leurs produits concurrentiels. 3. Il faut cependant rappeler qu'il existe des conceptions divergentes au sein des institutions communautaires ou entre les gouvernements des pays européens. A la conception dominante, centralisatrice, interventionniste, unificatrice, s'oppose une conception décentralisatrice et concurrentielle. On peut citer en particulier le principe de la « reconnaissance mutuelle des normes (techniques) » qui a été accepté par la Commission de la CEE suivant en cela des arrêts de la Cour de Justice.
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On perçoit ainsi la déviation fondamentale de l'intégration européenne entre les années cinquante et maintenant. On est parti à juste titre du désir d'instaurer plus de concurrence entre les producteurs européens, puis on a glissé peu à peu vers une idée tout à fait différente, à savoir l'harmonisation des conditions de concurrence. Cette idée se traduit par la recherche, dans tous les domaines d'activité, de politiques communes européennes. Il faut donc apporter une attention extrême aux pièges du langage: on utilise le même mot - intégration - pour désigner des choses totalement différentes. Ainsi l'intégration commerciale a consisté à développer la concurrence sur les marchés de produits. Dans la mesure où des changements semblaient s'imposer dans certains autres domaines, on en est rapidement arrivé à des secteurs où l'intervention de l'État était importante ou même exclusive, ce qui est le cas de la monnaie. Le sens du mot « intégration» a alors changé. Il n'a plus été question de favoriser la concurrence pour la production des biens en question, mais seulement de modifier les rapports entre les monopoles locaux que les États avaient créés. L'intégration est alors conçue seulement du côté de la production et de la politique et non plus du côté des marchés. Il n'est peut-être pas inutile de comparer l'intégration européenne et l'intégration des firmes. Les formes d'intégration des entreprises sont nombreuses, de même que les formes d'intégration inter-étatique. Donnons deux exemples de ces parallèles: - La fusion d'entreprises correspond exactement à la création d'un Droit supranational ou d'une monnaie supranationale. On remplace plusieurs entreprises par une seule, on remplace les monopoles locaux étatiques par un monopole européen. - Les accords entre entreprises, la constitution de cartels correspondent aux politiques de « coopération», d'« harmonisation » des États. Assez curieusement, on considère généralement les cartels comme des moyens de limiter la concurrence, mais ce que les hommes politiques ont eu l'habileté d'appeler d'un joli mot (<< coopération») et qui recouvre en fait la même réalité, à savoir la constitution d'un cartel, est généralement considéré comme bénéfique par l'opinion. Pourtant, il existe une différence essentielle entre les deux: les cartels privés reposent sur une association libre pour répondre aux besoins du marché, ainsi que nous l'avons vu (par exemple au chapitre IV), tandis que les cartels publics reposent
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sur la contrainte. Les premiers ne suppriment donc pas la concurrence, les seconds ont pour but de la supprimer. Le mot « intégration» couvre ainsi deux réalités différentes. Dans un cas, il implique une augmentation de la concurrence c'est l'intégration des marchés - dans l'autre cas, il implique au contraire une diminution de la concurrence - c'est l'intégration des producteurs, sous le contrôle des pouvoirs publics. Ainsi, lorsque les producteurs sont des producteurs publics (par exemple dans le domaine de la monnaie ou des transports), les politiques communes sont un moyen d'éviter la liberté des marchés et même, éventuellement, la liberté des échanges. Quand les producteurs sont des producteurs privés, on ne peut pas éviter la liberté des échanges et les politiques communes sont essentiellement un moyen d'éviter le libre fonctionnement des marchés. Une monnaie européenne unique n'est pas plus nécessaire qu'une fiscalité harmonisée ou qu'un Droit européen supranational. Arrêtons-nous un court moment sur l'exemple du Droit et prenons le cas de la législation concernant les entreprises. La Commission de la CEE et de nombreux technocrates souhaiteraient l'élaboration d'un statut de l'entreprise européenne. Mais une approche plus concurrentielle et diversifiée serait préférable. La diversité juridique, en effet, rend possible l'expérimentation de différentes formes institutionnelles et, éventuellement, la sélection des meilleures. Au lieu d'harmoniser les lois, il serait préférable non seulement de permettre à chaque pays de garder ses propres lois, mais aussi de rendre possibles la libre circulation des lois et la liberté de choix des règles juridiques, au moins dans certains domaines. Ce serait le cas, par exemple, si on permettait à une firme située dans un pays européen de choisir les lois relatives à la constitution des entreprises dans l'un quelconque des pays de la CEE. Ce n'est évidemment pas ce qu"on nous promet pour 1993. L'intégration qu'on semble nous préparer est réductrice., au lieu de favoriser l'innovation et la diversité, ce que fait la concurrence. Il est, certes., un domaine où la Commission de la CEE a reconnu les mérites de cette approche concurrentielle: celui des normes, puisque la reconnaissance mutuelle a été admise, c'est-à-dire qu'un pays ne peut pas opposer d'obstacle à l'entrée sur son territoire d'un produit qui correspond aux normes d'un autre pays européen et non aux siennes propres. Mais on peut craindre que cette décision ait été prise de manière à parer au plus pressé et que la Commission
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de Bruxelles s'emploie ultérieurement à émettre des directives pour mettre en place des normes européennes... On pensera peut-être qu'il est commode d'avoir une seule norme pour un produit donné plutôt qu'une multiplicité. C'est sans doute souvent vrai. Mais s'il y a concurrence entre les normes et s'il existe vraiment des possibilités de gains en diminuant le nombre de normes, certaines finissent par s'imposer spontanément aux dépens des autres. Nous ne plaidons donc pas pour une situation de normes innombrables, mais pour un processus de convergence spontané au lieu d'un processus de décision centralisé et autoritaire. Dans le domaine monétaire, précisément, la Commission de la CEE prouve bien qu'elle n'est pas favorable à un processus de sélection spontané par le marché puisque, au lieu d'admettre le principe de la reconnaissance mutuelle des monnaies, amplement suffisant pour réaliser l'intégration monétaire, elle cherche à définir une « monnaie européenne ». En fait, l'intégration économique implique seulement que les marchés puissent jouer leur rôle, c'est-à-dire que les gens aient la possibilité de choisir librement les biens qu'ils préfèrent sans avoir à se préoccuper de la nationalité du producteur. Dans une zone qui est intégrée en ce sens, la concurrence accroît le bien-être des consommateurs et l'efficacité des producteurs. L'intégration des marchés s'oppose ainsi à l'intégration des producteurs, c'est-à-dire à la cartellisation forcée. Les politiques communes qui visent à harmoniser les impôts, les réglementations, les interventions étatiques constituent en fait généralement des politiques propres à empêcher ou à limiter la libre concurrence. Elles sont donc un obstacle fondamental à une vraie intégration des marchés. D'après le « rapport Delors », rendu public en 1989, le marché unique n'est possible que s'il existe une politique de concurrence efficace, une réglementation des OPA, des politiques communes (en particulier pour la recherche, les technologies, le développement régional) et une coordination des politiques macro-économiques. Ceci est totalement faux puisque les différences dans l'environnement des producteurs n'empêchent pas la concurrence - bien au contraire, elle en tire une partie de son utilité. Dans le domaine monétaire, l'approche habituelle consiste à constituer un cartel de banques centrales et d'autorités monétaires - ce qu'est le système monétaire européen - et, de manièrè ultime, un monopole public européen produisant un bien unique, au lieu
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d"accroître la liberté de choix des producteurs et des consommateurs de monnaie. Or., ce qui est utile aux citoyens européens ce n"est pas une monnaie unique, ce sont de bonnes monnaies., c"est-à-dire, essentiellement., des monnaies non inflationnistes. Certes., il est vrai qu"en substituant une monnaie unique à plusieurs monnaies nationales on pourrait diminuer les coûts de transaction et certains coûts de risque., bien que nous ne sachions pas exactement dans quelle mesure. Mais cela implique également une augmentation du degré de monopolisation de la production de monnaie en Europe. L"existence de monnaies plus ou moins concurrentes en Europe a déjà mis un frein à la volonté inflationniste de certaines autorités monétaires. Cette discipline serait affaiblie avec une monnaie unique., puisque les autorités monétaires auraient moins de raisons de craindre la concurrence potentielle de monnaies plus stables. Partout dans le monde des hommes qui disposent d"un monopole dans la production de monnaie sont tentés de pratiquer des politiques inflationnistes., soit pour financer des déficits publics, soit pour donner aux électeurs l"illusion d"une prospérité qui ne peut être qu"à court terme. Un système monétaire sain implique donc qu'une discipline soit imposée aux autorités monétaires. La concurrence - c'est-à-dire la liberté d'entrer sur un marché et la liberté de choix - constitue la meilleure des disciplines. Or., imaginons qu'une banque centrale unique existe en Europe et qu'elle soit gouvernée par des représentants des différents pays-membres. La politique monétaire discrétionnaire serait le résultat de négociations laborieuses entre les vues divergentes de gouvernements plus ou moins favorables à l'inflation. Et si l"on imagine que., pour concilier des intérêts divergents, la politique monétaire pourrait être souvent expansionniste., qu"est-ce que les Européens auraient gagné à avoir une monnaie unique qui soit une « mauvaise» monnaie? Il est sans intérêt - et même dangereux - de parler de l"unité monétaire., d'une monnaie unique., d"une banque centrale européenne, sans spécifier les règles de la gestion monétaire. Or., le « rapport Delors », comme tous les rapports et toutes les déclarations du même type depuis des décennies., ne dit pas un mot des arrangements institutionnels qui seraient susceptibles de mettre un frein à la création monétaire. En tant que tel il n'est pas pertinent. Il est plus important d"assurer la liberté des mouvements de monnaies et de capital que de chercher à s"acheminer vers une
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monnaie unique et l'harmonisation des réglementations bancaires. Le seul rôle à attendre des institutions européennes devrait être d'assurer cette liberté. La fixité des taux de change (ou l'existence d'une monnaie unique) n'est pas la norme par rapport à laquelle les arrangements monétaires peuvent être évalués. Le principal problème en ce qui concerne la production de monnaie n'est pas la pluralité de monnaies, mais l'existence d'un monopole public. Le fait de rendre ce monopole plus indépendant du pouvoir politique, comme il est souvent suggéré, ne lui fait pas perdre son caractère de monopole. Un gouverneut de banque centrale indépendant et favorable à l'inflation n'est pas moins nuisible qu'un ministre des Finances qui impose une politique inflationniste à la banque centrale. Par ailleurs, les dirigeants d'une éventuelle banque centrale européenne, même s'ils sont censés être indépendants du pouvoir politique dans leur action, ne peuvent pas se désintéresser, du point de vue de leur future carrière personnelle, des vœux des autorités politiques. Le problème c'est le monopole et non la dépendance: une organisation indépendante travaille mieux lorsqu'elle est soumise à la concurrence que lorsqu'elle est en situation de monopole. Dans le cas, déjà évoqué, où la monnaie européenne unique se déprécierait rapidement, les citoyens européens n'auraient plus aucune option possible, en particulier si cette monnaie devait être protégée contre la concurrence de monnaies « non européennes». On ne peut pas prévoir l'Histoire et une telle situation peut parfaitement se produire. Prenons une comparaison: les Brésiliens, soumis à un taux d'inflation considérable depuis de longues années, ne se trouveraient-ils pas dans une meilleure situation si, au lieu d'avoir une monnaie brésilienne unique, ils pouvaient choisir entre plusieurs monnaies concurrentes - par exemple une pour chacun des États de la fédération - et s'ils pouvaient utiliser celles qu'ils préfèrent? Donnons donc aux Européens la chance que n'ont pas les Brésiliens et, avec eux, tant de peuples sur la planète. Par ailleurs, ainsi que nous l'avons vu au chapitre VII, la diversification des réglementations bancaires et des monnaies pourrait aider certaines parties de l'Europe à se protéger contre l'instabilité conjoncturelle qui pourrait survenir ailleurs. Et ceux qui souffriraient alors de ces événements pourraient apprendre de ceux qui s'en seraient protégés.
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2. Un cartel flou: le système monétaire européen
Le but ultime que l'on donne à l'intégration monétaire européenne est donc fortement contestable. Il convient maintenant d'examiner les étapes intermédiaires. Nous nous apercevrons alors que le système monétaire européen, modifié ou non, ne constitue pas un système satisfaisant. Bien plus, même si on considère l'installation ultime d'une monnaie unique comme inévitable ou comme souhaitable, ce système n'est pas forcément le meilleur moyen d'y arrIver. Nous avons vu au chapitre précédent pourquoi il n'était pas possible de décider a priori si des taux de change fixes seraient ou non optimaux dans une zone donnée, par exemple l'Europe. Ceci s'applique évidemment au cas du système monétaire européen et c'est pourquoi il convient de critiquer l'idée habituelle selon laquelle l'unification monétaire européenne consiste seulement à renforcer la fixité des taux de change. Cette conception s'apparente directement à la conception habituelle de l'intégration que nous avons contestée., à savoir l'idée que l'intégration économique suppose non pas un meilleur fonctionnement des marchés - et donc un fort degré de différenciation des produits - mais une homogénéisation des productions (c'est-à-dire une intégration des producteurs et non des marchés). Or., les taux de change fixes signifient l'homogénéisation., les taux de change flexibles la différenciation. Nous savons aussi que les régimes de changes fixes peuvent être symétriques ou asymétriques, que les systèmes asymétriques supposent la coopération monétaire entre les producteurs de monnaie et que cette coopération est difficile à faire fonctionner. L'accent souvent mis en Europe sur la coopération monétaire est donc logique, étant donné qu'on a choisi un système de ce type., mais cela ne veut pas dire qu'on a eu raison de le choisir. Nous avons vu au chapitre IV qu'un système de banques libres pouvait être de type symétrique et que la coopération entre les banques pouvait aider au bon fonctionnement du système. Mais elle avait alors un rôle accessoire, la régulation monétaire se faisant essentiellement au moyen des garanties réciproques de convertibilité. Dans le système monétaire européen la coopération est au
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contraire essentielle à son fonctionnement. C'est elle, par exemple, qui détermine la parité des monnaies. Si la coopération ne fonctionne pas bien, c'est donc l'ensemble du système qui fonctionne mal, contrairement à ce qui se passait dans le cas d'un cartel de banques libres caractérisé par des règles de convertibilité externe. Le système monétaire européen est un cartel de cartels : il résulte en effet d"un accord entre banques centrales, dont chacune est elle-même le centre de décision d'un cartel national. Chaque cartel national est hiérarchique. La convertibilité entre les monnaies du cartel national - qui assure la fixité des changes entre les unités monétaires nationales - est garantie par la banque centrale., ce qui fait apparaître un « risque moral», chaque banque ayant intérêt dans ce cas à produire la quantité la plus grande possible de monnaie. La réglementation bancaire dans le cartel national a précisément pour but d'éviter le « risque moral» : la « coopération» entre les banques du cartel est nécessaire., mais elle procède de manière centralisée par injonction de la banque centrale et non par application décentralisée de règles que les différents participants au cartel ont intérêt à respecter. Quant à la convertibilité entre monnaies nationales., elle ne repose pas sur la convertibilité en termes d'une monnaie externe (l'or, par exemple)., mais sur la coopération discrétionnaire entre autorités monétaires. En l"absence de cette coordination., le système risquerait d'être indéterminé. En d'autres termes, ainsi que nous l'avions vu au chapitre IV., dans un système de banques libres non hiérarchique, chaque banque donne une garantie de change en or et des garanties de change contre les autres monnaies, ce qui suffit à déterminer les taux de change et le comportement de chaque participant au système. Dans un système comme le système monétaire européen., chaque système monétaire national est hiérarchique., ce qui rend la coordination nécessaire (c'est-à-dire la politique monétaire et ses incertitudes). Mais, par ailleurs, le cartel européen lui-même est non hiérarchique et la coordination est aussi nécessaire (ou, plutôt., la coopération)., parce qu'il n'existe pas d'actif externe et de procédure décentralisée de détermination des taux de change (le système monétaire européen est un cartel non hiérarchique de cartels hiérarchiques). La définition des taux de change se fait par un processus de coopération., c'est-à-dire par un effort de centralisation des décisions prises par des centres de décision en principe indépendants. Toutes les conditions sont réunies pour que le système fonctionne difficilement. On
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cherche alors à le simplifier en lui substituant un système hiérarchique européen unique. Mais d"autres systèmes sont possibles" en particulier un système de coordination décentralisé au moyen de règles ou la concurrence entre les monnaies. Il n"est pas nécessaire" dans le présent chapitre" d"insister sur les lacunes majeures du système monétaire européen qui découlent directement des remarques faites au chapitre précédent: - C"est un système de changes fixes" mais où la fixité est imparfaite. - C"est un système de change fixes symétrique" où la coopération est donc nécessaire. - C"est un système où la coopération se fait sur des bases discrétionnaires" au lieu de reposer sur des règles 4. Or" un système de coopération discrétionnaire est généralement le pire des systèmes possibles. Le fait que le système soit symétrique n"empêcherait pas d"introduire des règles cohérentes qui permettraient de substituer des décisions décentralisées au processus de négociation flou et centralisé qui caractérise l'actuel système monétaire européen. Il en serait ainsi" par exemple" s"il était décidé que les mesures d"ajustement devraient être prises par les. autorités monétaires dont la monnaie a tendance à se déprécier" c"est-à-dire pour lesquelles il y a présomption d"un excès de création monétaire!). Mais il faut aussi souligner à nouveau qu"un système de taux de change flottants n'empêche pas, bien au contraire, l'intégration monétaire européenne. Nous l'avons vu en effet" la flexibilité des prix est la norme sur un marché bien intégré qui fonctionne normalement. Or" le marché des monnaies ne fonctionne pas normalement en Europe: il est aberrant que l"on ait pu" depuis tant d"années" parler d"intégration monétaire" mettre en place le système monétaire européen à cet effet et" par ailleurs" maintenir des contrôles de changes qui sont la négation même de l"intégration des marchés! On a utilisé l"approche de la cartellisation au lieu de l"approche de la liberté des marchés. Le système monétaire européen constitue un « système flou »" parce que les objectifs et les règles de fonctionnement ne sont pas 4. Il serait peut-être bon, en fait, de distinguer la coopération (processus discrétionnaire en vue de centraliser les décisions) et la coordination, système de règles permettant la décentralisation et la cohérence des décisions. Le système monétaire européen repose à titre principal sur la coopération, un système de banques libres sur la coordination. s. Nous développons cette idée dans notre ouvrage, L'ordre monétaire mondial, Paris, Presses Universitaires de France, 1982.
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explicités formellement et sont variables au gré des négociations et des événements. Or, si l'on doit attendre quelque chose de la puissance publique, ce devrait être de fournir un cadre institutionnel stable. Conformément aux principes développés par Friedrich Hayek - et que nous avons déjà rappelés - l'Êtat devrait avoir pour tâche d'édicter des règles générales de fonctionnement et non de créer des systèmes discrétionnaires reposant sur les décisions imprévisibles de ceux qui ont le pouvoir de les gérer. Le système monétaire européen est typiquement un système discrétionnaire et cette caractéristique contraste d'ailleurs remarquablement avec l'extrême précision utilisée pour définir des « gadgets» comme le sont 1'« indicateur de divergence » ou l'ECU, compréhensibles seulement par les initiés, notamment les technocrates qui protègent ainsi leur savoirfaire et leur pouvoir. Faire compliqué là où l'on pourrait faire simple, s"attacher aux détails là où il faudrait s'attacher aux principes, telle semble être la devise des constructeurs du système monétaire européen. Or, quel devrait être l'objectif d'un système monétaire? Il est simple: produire une bonne monnaie et, par conséquent, empêcher l'inflation. Mais aucune règle n'est incorporée dans le système monétaire européen de manière à atteindre ce but, qui fait seulement l'objet de déclarations vagues et fréquentes. La pratique montre bien qu'en réalité, lorsqu'une crise monétaire éclate et qu'un « réajustement monétaire » paraît nécessaire, on s'efforce de partager le « fardeau de l'ajustement », comme si une telle expression avait un sens. Si le but du système monétaire européen était effectivement de minimiser l'inflation, il conviendrait évidemment d'imposer l'ajustement aux seules autorités monétaires qui ont émis un excès de monnaie. Par ailleurs, si cet ajustement devait avoir un sens, il conviendrait aussi que la réponse adéquate consiste à restreindre la création monétaire et non à effectuer des « ajustements de parité» qui consacrent simplement l'incapacité des autorités monétaires à faire fonctionner le système de changes fixes dans lequel elles prétendaient pourtant se placer. Mais pour inciter les autorités monétaires à restreindre la création monétaire suffisamment à temps, il faudrait éviter d'apporter un soutien financier, à court, moyen ou long terme, à celles d'entre elles qui sont censées, à tort, avoir des « problèmes de balance des paiements », alors qu'elles ont uniquement de mauvaises politiques monétaires.
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Mais laissons de côté ces problèmes essentiels du système monétaire européen" parce qu"ils ont déjà été étudiés de manière générale dans les chapitres précédents" et insistons maintenant sur deux questions spécifiques" à savoir le rôle de l"ECU et la mise en commun des réserves de change. L"ECU (European Currency Unit) est censé devenir la future monnaie unique européenne. Pour l"instant il se définit comme un « panier de monnaies européennes »" chaque monnaie entrant dans la définition d"une unité dans des proportions variables selon l"importance économique des pays qui l"émettent. En fait" l"ECU ne constitue en rien une « nouvelle monnaie »" mais il est" essentiellement" un moyen de libeller les créances réciproques entre institutions monétaires publiques. Nous savons qu"une monnaie est un pouvoir d"achat généralisé" échangeable à tout moment contre n"importe quoi et auprès de n"importe qui. Or" pour le moment tout au moins" les ECUS sont détenus sous forme monétaire uniquement par les institutions officielles - c'est-à-dire qu"ils ne sont pas échangeables auprès de n'importe qui - et ils ne peuvent être échangés que contre des monnaies européennes" c'est-à-dire qu'ils ne sont pas échangeables contre n'importe quoi. Ainsi" lorsqu'une banque centrale obtient un crédit en ECUS pour intervenir sur le marché des changes" il est évident qu"elle ne peut les utiliser qu'en les convertissant en monnaies européennes" puisque les ECUS ne sont pas librement échangeables sur le marché: les agents privés détiennent des monnaies nationales et pas des ECUS. On peut donc dire que" de ce point de vue" l"ECU est seulement un mécanisme pour obliger les banques centrales à détenir une partie de leurs réserves en monnaies européennes" dans des proportions correspondant aux poids des différentes monnaies dans la définition de l"ECU. Mais il est évident que cette diversification forcée de leur portefeuille de réserves de change n"est pas identique à celle qu"elles auraient spontanément choisie si elles avaient été libres de le faire. Par ailleurs" l"importance ainsi donnée à l"ECU - c"est-à-dire à un cocktail de monnaies européennes - reflète bien le caractère flou des conceptions qui président à la « construction monétaire européenne». Dans un système comme l"étalon-or" une banque centrale doit détenir des réserves en or pour maintenir la -convertibilité en or de sa monnaie. Dans le système de l"ECU" le cartel des banques centrales européennes détient un panier de leurs propres monnaies. Mais dans quel but? Maintenir la parité du panier de
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monnaies par rapport aux monnaies du panier? L'ECU ne contribue en rien à réduire l'indétermination d'un régime de changes fixes symétrique où il n'existe pas de convertibilité en termes d"un actif externe au système et où les règles de la création monétaire ne sont pas précisées. L'ECU., dira-t-on., est aussi utilisé dans le secteur privé., ce qui prouve son utilité. En fait., c'est essentiellement sa fonction de numéraire - c"est-à-dire la fonction la moins importante de la monnaie - qui est ainsi utilisée., par exemple lorsqu'une entreprise émet des obligations libellées en ECUS au lieu de l'être en francs., en DM., en pesetas ou en un quelconque panier de monnaies, européennes ou non-européennes. Et si 1"« ECU privé» - c'est-à-dire l"utilisation privée du numéraire ECU - paraît se développer rapidement., c"est parce qu'il bénéficie dans certains pays de privilèges uniques: ainsi., en France., une émission d"obligations libellées en ECUS est possible., alors qu'on interdit les émissions libellées en monnaies européennes ou en d'autres monnaies. Il est, de ce point de vue., caractéristique que l'utilisation de l'ECU comme numéraire se soit développée essentiellement dans les pays où le contrôle des changes restait le plus important: la France et l"Italie. Si l'on interdisait aux Français de manger d"autres légumes que des tomates françaises et si, tout d'un coup., on leur permettait de consommer des petits pois de mauvaise qualité produits par des champs « européens)) contrôlés par la Commission de la CEE, on s'extasierait probablement sur le caractère très utile de cette nouvelle invention communautaire., en oubliant que les Français seraient bien contents de pouvoir manger des pommes de terre ou des poireaux. Or, il n'y a strictement aucune différence entre cette situation - qui paraît surréaliste - et les voies qu'on a utilisées jusqu'à présent pour réaliser ce que l'on prétend être l"intégration monétaire européenne! Il n'est pas nécessaire - nous semble-t-il- de recourir à une analyse théorique très poussée pour se rendre compte de l'absurdité de ce que l''on glorifie tous les jours en Europe. On peut ajouter par ailleurs que l"ECU a bénéficié d'une publicité gratuite absolument fantastique si l'on tient compte des milliers de déclarations officielles en sa faveur., relayées complaisamment et sans aucun sens critique par des milliers de média. Cette invention dérisoire - un « panier de monnaies )) pour jouer un simple rôle de numéraire - a donc bénéficié pour son lancement de sommes fantastiques dont aucun producteur dans l"Histoire n'a jamais pu rêver.
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Si par miracle on permettait à une banque privée de lancer une nouvelle monnaie en Europe - une vraie et pas un simple numéraire - elle devrait engager des sommes considérables pour faire connaître les caractéristiques de cette monnaie et elle ne serait, heureusement, pas subventionnée pour cela. Le contraste est donc grand entre l'interdiction de produire, qui subsiste pour les monnaies en Europe, et les mesures de promotion exceptionnelles qui ont servi au lancement d"un produit sans vraie utilité. En effet, un numéraire est d"autant plus utile qu'il est largement employé. Ajouter un numéraire à ceux qui existent déjà ne peut donc que nuire à la commodité avec laquelle on mesure les prix relatifs entre les biens. Et d"ailleurs, lorsque nous rencontrons un chiffre exprimé en ECUS il ne nous est pas immédiatement intelligible: nous devons le convertir en monnaie nationale et, pour cela, nous procurer le taux de change du jour entre l'ECU et cette monnaie! Curieux progrès en vérité... L"ECU ne représente d"ailleurs pas le meilleur moyen de libeller le prix d"un actif. En effet, étant un panier de monnaies européennes, sa valeur en termes de marchandises, c'est-à-dire son pouvoir d'achat, évolue d'une manière plus favorable que les monnaies les plus inflationnistes., mais d'une manière moins favorable que les monnaies les moins inflationnistes. Si on était libre de faire ses propres choix., pourquoi libellerait-on un actif en termes d'ECUS, si l'on pensait qu'une autre monnaie, par exemple le DM, ou un autre panier de monnaies, était susceptibles de mieux maintenir le pouvoir d"achat? Certes, on peut imaginer que l'ECU devienne un jour une véritable monnaie détenue par le secteur privé et on pourrait être tenté de penser que les efforts actuels pour promouvoir l'ECU consistent à faire accepter une nouvelle marque de monnaie, non pas par les techniques habituelles de la publicité, mais par celles du « marketing politique ». Il n"en reste pas moins qu"il est impossible de comparer les coûts et les avantages de cette promotion puisqu'elle se fait selon des procédures publiques - donc en recourant à l"illusion de la gratuité - et dans un cadre non concurrentiel. Par ailleurs, le passage éventuel d"un Ecu-numéraire à un ECUmonnaie représente un saut qualitatif et il n"y a aucune raison de penser qu'une monnaie est meilleure parce qu"elle a été cantonnée longtemps dans un rôle de simple numéraire. Ce qui est important pour évaluer une monnaie est de savoir comment elle est produite. Concevoir l"Ecu-numéraire comme un préliminaire à un ECU-mon-
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naie n'a pas d'intérêt aussi longtemps qu'on ne connaît pas les caractéristiques de la seconde. L'ignorance des sauts qualitatifs est caractéristique des procédures utilisées pour l'unification monétaire de l'Europe: on s'imagine qu'une caricature de monnaie - l'ECU actuel - facilite la création d'une vraie monnaie, de même que nous le verrons - on s'imagine que le passage à une monnaie unique est facilité par ce qui en est la caricature, des changes fixes imparfaits. La mise en commun des réserves des banques centrales est souvent considérée, pour sa part, comme un progrès dans la voie de l'intégration monétaire par ceux') évidemment, qui adoptent l'approche de l'intégration par la centralisation de la production. C'est ainsi qu'elle a été proposée par le « rapport Delors» pour la seconde étape de l'union monétaire. Or') la mise en commun des réserves risque d')affaiblir le mécanisme de régulation. Elle consiste à diluer les responsabilités et donc à atténuer les processus d')ajustement. En effet') si une banque centrale adopte une politique monétaire trop laxiste, le signal d'alarme - la perte de réserves - n'est plus individualisé. La banque centrale peut puiser dans le « pot commun », presque sans limites. Bien entendu') on rétorquera probablement qu'il n'est pas question de laisser se développer une situation de ce genre et qu'il conviendra de mettre en place des procédures de « coopération» entre banques centrales pour « partager le fardeau de l'ajustement» lorsque cela sera nécessaire. Mais on ne peut rien gagner à remplacer des procédures de coordination décentralisées et efficaces - parce qu')elles reposent sur des règles - par des procédures floues et') par conséquent, en grande partie inefficaces. Nous savons que le système monétaire est déjà excessivement fondé sur des procédures discrétionnaires. Or, un système de centralisation des réserves rend la coopération discrétionnaire entre banques centrales encore plus nécessaire. Nous le savons') un système est d'autant meilleur que la coopération discrétionnaire entre les centres de décision n'est pas indispensable. Malheureusement') les hommes politiques et l'opinion publique regardent la coopération avec faveur. En réalité') un système de changes fixes supposerait') à la limite') que la banque centrale ne détienne que des réserves extérieures et qu')elle joue seulement un rôle d'agent de conversion entre la monnaie extérieure et la monnaie intérieure. Les systèmes monétaires modernes souffrent déjà du fait que les réserves extérieures représentent une faible part des avoirs des banques centrales, alors même
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que celles-ci prétendent être en régime de changes fixes. Si les hanques centrales européennes mettent leurs réserves extérieures en commun, l'instrument essentiel de l'ajustement -les fluctuations de ces réserves - disparaîtra. Si l'on veut substituer un système européen centralisé au système décentralisé actuel, un saut qualitatif est nécessaire et, par conséquent, une décision politique claire. On ne s'en rapproche pas en effectuant des petits pas, « comme si » on avait déjà atteint le but. Un système centralisé et un système décentralisé ne sont pas compatibles. Pour notre part, nous récusons l'objectif, à savoir un système centralisé. Mais nous ne pensons pas, par ailleurs, qu'on puisse faciliter le passage à un système centralisé, si jamais on le désire, en centralisant progressivement certaines activités exercées dans le système décentralisé. Le seul résultat obtenu est de rendre le système de plus en plus flou. Si l'on veut imposer une monnaie unique à l'Europe, un saut qualitatif sera nécessaire un jour. Et des mesures centralisatrices, comme la mise en commun des réserves, ne préparent absolument pas à ce but, pas plus que la fixité imparfaite des taux de change. Elles symbolisent bien cependant la manière utilisée pour renforcer l'intégration européenne: la centralisation au lieu de la diversification et de la concurrence.
3. Pour un processus spontané et graduel
Au point où nous en sommes, une proposition doit être claire: si nous sommes opposé à tout processus forcé d'intégration monétaire, nous n'avons aucune hostilité à l'égard d'un processus spontané de sélection, même s'il aboutit à une monnaie unique sur un espace qui pourrait être l'espace européen. Quand la concurrence existe, les producteurs poussent à la diversification de manière à faire mieux que leurs concurrents. Et leurs clients sélectionnent les produits les meilleurs, ce qui peut conduire à une situation où seuls quelques biens subsistent sur le marché et même un seul à la limite. Mais cette sélection n'est pas imposée par la coercition, elle résulte du libre choix des consommateurs. Il est bien évident que, pour nous, la meilleure solution au problème de l'organisation monétaire de l'Europe - et même du monde - consisterait évidemment à laisser la concurrence s'instaurer librement. L'intégration
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monétaire serait alors réalisée graduellement et elle supposerait par ailleurs des taux de change flexibles, puisque les monnaies en concurrence ne seraient pas identiques. La flexibilité des taux de change n'est donc pas incompatible avec l'intégration des marchés, mais elle n'est pas suffisante, s'il n'y a pas liberté d'entrée sur un marché. Autrement dit, il existe trois types de situations possibles: - Un marché protégé et réglementé (ce qui est le cas du système monétaire européen). - La liberté des échanges (par exemple des taux de change flottants entre des monnaies nationales et publiques et l'absence de contrôles des changes). - La concurrence, c'est-à-dire la liberté de produire et la liberté de consommer. Ainsi, un régime de taux de change flottants entre des monnaies nationales et publiques est préférable au système monétaire européen, mais il ne constitue qu'une solution de deuxième rang par rapport à l'hypothèse de concurrence entre des monnaies librement émises. La CEE serait favorable au développement des procédures de marché si elle permettait d'adopter la troisième solution. Mais il est clair que c'est la première - celle qui est la plus éloignée des solutions de marché - qui a été adoptée. Il est malheureusement évident que la solution concurrentielle proprement dite a bien peu de chances d'être adoptée dans un proche avenir. Mais elle doit constituer un point de référence pour la réflexion et elle peut donc, de ce point de vue, nous aider à évaluer diverses méthodes utilisables pour réaliser l'intégration monétaire. On peut d'abord songer à améliorer l'actuel système monétaire européen, dont nous savons qu'il est l'un des pires arrangements possibles. Nous avons déjà évoqué la seule réforme qui nous paraîtrait possible et souhaitable. Elle consisterait à substituer, autant que faire se peut, des règles précises et cohérentes aux processus discrétionnaires actuels, par exemple en décidant que seul le pays dont la monnaie a tendance à se déprécier et dont les réserves de change diminuent doit engager des politiques de rééquilibrage, qu'une banque centrale ne peut pas emprunter de réserves de change et que les contrôles de changes sont interdits. En deuxième lieu, on peut songer à remplacer l'actuel système de taux de change fixes imparfaits par un système de taux de change rigoureusement fixes, c'est-à-dire sans marge de flexibilité ni changement de parité, ainsi que nous l'avons expliqué au chapitre IX.
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En ce sens., nous tenons à rappeler que., bien que nous pensions qu'il soit erroné de considérer la fixité des taux de change et la monnaie unique comme la meilleure solution au problème monétaire européen., nous n'avons pas d"hostilité absolue à l"égard de la fixité parfaite des taux de change. En fait., nous considérons même que la fixité parfaite serait préférable aux arrangements flous qui prévalent actuellement. Il existe cependant trois raisons de méfiance à l'égard de cette solution: a) Nous ne savons pas si l'Europe constitue une zone monétaire optimale - au sens où nous l"avons définie dans le chapitre IX - et si les citoyens européens gagneraient quelque chose à la fixité parfaite des taux de change. Seule la concurrence pourrait nous apporter l'information nécessaire., grâce à un processus de sélection spontanée. Il conviendrait donc de donner la priorité à un processus de sélection par le marché au lieu d'adopter une attitude « constructiviste » qui prétend décider., dès le début., du résultat d"un processus d'intégration. b) La fixité des taux de change n'est pas désirable pour ellemême. Ce dont les utilisateurs de monnaie ont surtout besoin c'est de bonnes monnaies. De ce point de vue., la définition de règles de gestion monétaire efficaces est plus importante que la décision de fixer les taux de change. Il serait par ailleurs dangereux pour les Européens d"avoir une monnaie unique ou des taux de change rigoureusement fixes., sans avoir le droit de détenir d'autres monnaies., qu'elles soient européennes ou non européennes. c) Un tel processus ne pourrait pas être graduel. Il faudrait en effet substituer un centre de décision unique à la multiplicité actuelle des centres de décision: même si les banques centrales nationales subsistaient formellement., leur marge d"action devrait être réduite à zéro. Une comparaison est peut-être utile de ce point de vue: lorsque des entreprises fusionnent., il se produit un changement définitif au cours d'une période de temps très courte., ce qui modifie l'ensemble des processus de décision. Il est fallacieux de croire qu'en ce qui concerne la production de monnaie., un changement graduel des pouvoirs relatifs des décideurs serait possible. Mais il est vrai également que., si l"on choisissait cette voie., il n'y aurait pas d'obstacle insurmontable - en dehors des susceptibilités personnelles - pour changer le système de décision du jour au lendemain.
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On peut enfin envisager des solutions plus concurrentielles, même sans aller jusqu"à l"idée de la liberté monétaire et bancaire. En voici deux exemples: a) Il se peut que certains hommes politiques européens souhaitent une initiative symbolique dans le domaine monétaire. La création d"une monnaie parallèle, en concurrence avec les monnaies nationales actuelles, peut répondre à ce souci et être même plus qu"un progrès symbolique. Par rapport à la conception traditionnelle de l"intégration monétaire européenne, on trouve là une conception plus décentralisée et plus spontanée. Elle implique la concurrence entre les monnaies., la sélection par le marché., la liberté de décision des agents économiques. La monnaie parallèle pourrait, si et seulement si elle est attirante, se substituer aux monnaies existantes graduellement et spontanément. Il pourrait en être ainsi, par exemple., si elle offrait des garanties satisfaisantes contre l'inflation. C'est en ce sens que les promoteurs du « Manifeste de la Toussaint » () avaient proposé une monnaie parallèle européenne., définie par un panier de monnaies européennes, mais indexée sur l"évolution des prix dans les différents pays d"Europe. Le but en était de compenser les détenteurs de cette monnaie pour toute perte de pouvoir d'achat due à une dépréciation de la monnaie parallèle en termes de marchandises, du fait de la perte de pouvoir d"achat moyenne des monnaies qui la composent. Cette approche implique que les taux de change soient flexibles entre les monnaies nationales et entre celles-ci et la monnaie parallèle. Ainsi, le marché peut choisir les monnaies qui lui paraissent les meilleures et., éventuellement, sélectionner la monnaie parallèle comme monnaie unique en Europe ou même dans un espace plus vaste. L"introduction de cette monnaie étant graduelle., on évite ainsi le saut qualitatif propre aux schémas habituels, bien qu'un changement de définition de la monnaie soit nécessaire si jamais l'on passe d"une situation où les monnaies nationales existent et définissent la monnaie parallèle à une situation où elles ont été 6. Cf « A Currency for Europe - The AIl Saints" Day Manifesto for European Monetary Union »., The Economist, 1c' r novembre 1975 (manifeste signé par Giorgio Basevi., Michele Fratianni, Herbert Giersch, Pieter Korteweg, David O'Mahony, Michael Parkin, Theo Peeters, Pascal Salin et Niels Thygesen). On s'étonnera peut-être que nous ayons pu signer un texte de ce genre puisqu'il défend une initiative européenne publique dans le domaine monétaire. Bien entendu, cette proposition ne nous semble pas être la meilleure de toutes. Nous la rappelons cependant parce qu'elle nous paraît intéressante dans le cas où l'on désire, précisément, une initiative publique. Elle est alors préférable à la voie suivie actuellement.
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précisément remplacées par la monnaie parallèle. Et il n"en reste pas moins vrai qu"une seule monnaie aura ainsi eu le droit de concurrencer les monnaies existantes et de s"imposer éventuellement comme monnaie unique de l"Europe. b) Le deuxième exemple de solution de type concurrentiel consisterait tout simplement à adopter un « statu quo amélioré». Et ce serait peut-être la meilleure solution relative. Bien sûr., les hommes politiques ne sont pas naturellement incités à choisir des solutions de ce type car ils préfèrent donner le sentiment qu'ils ont une influence sur la société - qu'elle soit bonne ou mauvaise - en décidant une réforme importante. Bien sûr, le statu quo ne peut pas être assimilé à un optimum puisqu'il existe des monopoles locaux de production de monnaie que le système monétaire européen essaie seulement de cartelliser. Si, cependant, on ne veut pas supprimer la notion de monopoles publics, sous le prétexte fallacieux que « la monnaie est un attribut de la souveraineté », tout accroissement de la liberté de choix des détenteurs de monnaie n"en représente pas moins un renforcement d'une intégration monétaire qui, au fond, existe déjà dans une large mesure. En fait, les décisions qui pourraient être prises dans le futur pour libéraliser davantage les flux monétaires et financiers en Europe contribueraient beaucoup plus à l'intégration monétaire et financière que le système monétaire européen ou les plans en faveur d'une banque centrale européenne et d'une monnaie unique. Mais on peut aussi imaginer des initiatives nouvelles du côté de la production. Nous avons vu en effet que les banques et les institutions financières modernes produisent des biens nombreux et variés et qu'il n'y a aucune raison de supposer que la taille optimale de production est la même pour tous ces produits. Seul le marché peut révéler les dimensions optimales pour chaque activité. L'intégration monétaire et financière implique donc une plus grande liberté pour les institutions monétaires et financières de participer à divers « systèmes de coordination ». Prenons un exemple. La production de confiance et de sécurité est essentielle pour le bon fonctionnement des systèmes monétaires et financiers. Dans la plupart des systèmes actuels, la banque centrale joue un rôle important de ce point de vue, par exemple en tant que prêteur en dernier ressort. Un progrès serait accompli si les banques étaient autorisées à adhérer librement au système de sécurité de leur choix, par exemple à des compagnies d'assurance pour assurer les dépôts. De ce point de
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vue, les autorités européennes renforceraient l'intégration si elles exerçaient une pression en faveur de la déréglementation dans les pays-membres. Bien sûr, cela est moins spectaculaire qu'un sommet de chefs d'État s'engageant dans la voie de 1\< union monétaire », mais ce serait beaucoup plus efficace et utile. Une autre suggestion peut être faite, toujours dans cette optique d'une concurrence accrue entre les monnaies existantes, faute d'accepter la liberté de création monétaire, à savoir de permettre à tout Européen de détenir n'importe laquelle des monnaies européennes dans n'importe laquelle des banques. Certes., un problème de régulation monétaire se poserait alors. En effet, très curieusement., l'organisation monétaire actuelle est construite de manière telle que la Banque de France, par exemple., a juridiction sur toutes les banques situées sur le territoire français., quelles que soient leurs activités. Il en est de même pour la Bundesbank sur le territoire allemand, de la Bank of England sur le territoire britannique., etc. Autrement dit., si une banque allemande fait crédit à un Italien et accepte un engagement en francs à son égard (c'est-à-dire que l'Italien a un dépôt en francs auprès d"une banque allemande)., cette création de francs n'est pas soumise à la régulation monétaire que la Banque de France exerce en France au moyen des divers instruments de politique monétaire qui sont à sa disposition 7._ Bien entendu, les banques non françaises ne vont pas créer indéfiniment des francs puisqu'elles devront faire face à des demandes de conversion en francs détenus auprès de banques situées en France et donc soumises à la réglementation de la Banque de France. L'expansion monétaire en dehors des frontières nationales ne peut donc pas être illimitée. Il n'en reste pas moins qu'une grande partie de la création de francs ne peut pas être directement contrôlée par le centre de décision qui est censé déterminer le rythme de création des francs. Cette situation est étrange. Elle est exactement pareille à celle qui se produirait si, par exemple, les usines d'automobiles situées sur le territoire français n'avaient pas le droit de produire autre chose que des Renault et si., par ailleurs, n'importe qui pouvait produire, en dehors du territoire français, des automobiles portant le label « Renault». On parlerait alors de contrefaçon et les producteurs étrangers seraient traînés devant les Tribunaux. 7. Le processus ainsi décrit est d'ailleurs exactement le même que celui qui aboutit à la création d'eurodollars, puisque ceux-ci se définissent comme des dollars détenus auprès de banques non situées sur le territoire américain.
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Or, dans le domaine monétaire, les droits de propriété sont mal définis et c'est peut-être de là que viennent certains problèmes 8. Ainsi, même si l'on peut considérer que la Banque de France a accaparé par la force la marque « franc )) pour des raisons que nous avons vues, elle n'en est pas moins le propriétaire de la marque. Dans un système hiérarchique comme ceux que nous connaissons, une organisation rationnelle de la production, semblable à celle qui existe dans la plupart des domaines d'activité, consisterait donc en ce que la Banque de France ne puisse plus réglementer toutes les activités des banques situées sur le territoire français (qu'il s'agisse de la production de francs, de DM ou de livres, du crédit ou de la circulation monétaire), mais qu'elle puisse contrôler la production de tous les francs, quel que soit l'endroit en Europe, et même dans le monde, où elle prend place. Ceci implique seulement la reconnaissance d'un droit de propriété sur une marque et l'interdiction de la contrefaçon. Il serait évidemment préférable de faire accepter cette conception juridique dans le monde entier. Il faudrait pour cela que la Banque de France interdise l'importation de francs en provenance de pays où son droit de propriété n'est pas reconnu. Mais il serait en tout cas facile d'instaurer ce système de droits de propriété simultanément dans tous les pays de la CEE, en précisant bien qu'il est le corollaire d'une liberté de choix plus complète pour les citoyens européens. On appliquerait ainsi dans le domaine monétaire le principe selon lequel il est plus important d'assurer les droits de propriété que d'imposer un nouveau produit conçu a priori, sans connaissance du marché et des besoins à satisfaire. L'étape ultime de cette approche consisterait évidemment à supprimer le monopole public sur les marques de monnaie, c'est-à-dire à instaurer la concurrence monétaire et à mettre en place un système de protection des droits de propriété sur les marques de monnaie. Pour le moment, le principal problème auquel on se heurte est sans doute un problème intellectuel. Pendant de longues années, les hommes politiques de toutes tendances, constamment soutenus par des media que le consensus idéologique rassure, ont poussé dans l'opinion l'idée que des améliorations ultérieures dans le domaine de l'intégration économique étaient impossibles sans intégration monétaire et que l'intégration monétaire signifiait des taux de change 8. On peut, cependant, discuter de la nécessité de définir les droits de propriété sur les marques de monnaie: voir la note 6 du chapitre v.
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fixes et, de manière ultime, une monnaie unique. Une approche plus diversifiée, plus progressive, plus décentralisée n'est alors pas facile à défendre dans le climat passionnel d'aujourd'hui. Nous ne croyons pas que cela soit une raison suffisante pour remettre l'effort intellectuel à plus tard, à une époque où l'échec de l'approche traditionnelle sera devenu évident. Les Européens n'ont pas besoin d'une monnaie commune, ils ont besoin de liberté pour toutes les activités monétaires et financières. La voie la plus prometteuse pour l'intégration monétaire consiste alors à supprimer définitivement tous les contrôles des changes, à poursuivre la déréglementation financière., à assurer la liberté d'entrer sur les marchés. Le seul programme d'intégration monétaire valable consiste à mettre en place un (( marché commun des monnaies JJ. Le principe de la reconnaissance mutuelle qui a été - au moins provisoirement - adopté pour les normes techniques doit être également accepté pour les monnaies. Ceci implique la suppression du cours forcé et de toutes les mesures qui restreignent, dans un pays, l'usage de~ monnaies autres que la monnaie nationale. Dans cette optique on pourrait d'ailleurs se rendre compte si l'ECU est vraiment aussi désirable qu'on le prétend. Si les promoteurs de l'ECU sont persuadés de la qualité du produit qu'ils défendent, ils ne devraient pas avoir peur de la concurrence. Il n'y a pas de raison de croire qu'il existe une seule conception de l'intégration européenne, celle qui est défendue par la Commission de la CEE et par beaucoup de gouvernements européens, c'està-dire celle qui implique centralisation., harmonisation et bureaucratisation. Il y a, bien sûr, un consensus de l'opinion publique, en particulier en France, autour de ces idées. Mais cela ne signifie pas que les gens ont raison car la vérité scientifique ne peut pas résulter d'un vote à la majorité des voix. L'approche que nous proposons repose sur une analyse économique saine et cohérente. En tant que telle elle ne peut pàs être ignorée.
CONCLUSION
Le retour à la liberté bancaire
Les problèmes monétaires sont d'abord des problèmes institutionnels. Telle est l'une des leçons essentielles des pages qui précèdent. Trop souvent, l'attention donnée aux techniques de gestion monétaire ou à la connaissance des faits a tendance à le faire oublier. Il suffirait pourtant de se poser quelques questions simples pour qu'une remise en cause prenne place dans les esprits et que l'on regarde les systèmes monétaires d'aujourd'hui autrement qu'on ne le fait habituellement. Ainsi, beaucoup de gens considèrent que l'étalon-or était un bon système monétaire. Pourquoi alors a-t-il disparu? Est-ce le signe qu'il ne suffit pas qu'un système soit bon pour qu'on le laisse fonctionner? Quels sont alors les intérêts particuliers qui ont conduit à sa disparition? Comment protéger les systèmes monétaires contre de semblables avatars? N'y a-t-il pas plus qu'une coïncidence dans le fait que le xxe siècle soit le siècle de la politique monétaire, c'est-à-dire de la prétention des hommes de l'État à « gérer la monnaie» et qu'il soit aussi celui où la monnaie a le moins bien joué son rôle, où les crises monétaires ont été les plus profondes et les plus graves, l'inflation la plus constante et la plus spoliatrice? Nous l'avons suffisamment souligné, la caractéristique des systèmes monétaires modernes est qu'ils sont hiérarchiques, nationaux et publics. Aucune de ces caractéristiques n'est nécessaire et ne peut être justifiée par une réflexion délibérée comme condition d'un bon
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fonctionnement des systèmes monétaires. Elles sont le résultat p~r et simple d'une entreprise volontariste de monopolisation publique de la production monétaire et des activités de type monétaire (circulation monétaire, production de sécurité, compensation, etc.). Les hommes de r'État bénéficient, sur le territoire national, d'un monopole pour la production de monnaie: tel est le fait essentiel. Or, un monopole ne se définit pas par l'existence d'un seul producteur, à un moment donné, pour un bien donné et dans une zone donnée, mais par le fait qu'il existe des interdictions à l'entrée sur ce marché. C"est à tort que l'on évoque souvent l'existence de « monopoles naturels »" c"est-à-dire de situations où les caractéristiques de la production seraient telles qu"il y aurait un risque de monopolisation et donc d"« exploitation» des consommateurs par le producteur. En réalité ce qui est naturel c"est la liberté et notamment la liberté d"entrer sur un marché. Bien sûr, tout producteur cherche à avoir une position dominante et, s"il est particulièrement efficace pour proposer un bon produit" il peut effectivement en être, au moins localement, le producteur unique. Mais sa position est toujours menacée par l'apparition possible de producteurs plus innovateurs. Cette concurrence pour l'obtention de positions dominantes temporaires est un gage de progrès et de gains pour les consommateurs. Pour leur part, les restrictions à l'entrée sur un marché, par exemple réglementations ou nationalisations, n'ont rien de « naturel »" même si on les justifie par l'existence de « monopoles naturels» et le souci d"éviter l'exploitation du consommateur. Elles constituent uniquement des obstacles artijiEiels d"origine institutionnelle pour empêcher la concurrence. Les hommes de l'État, parce qu'ils ont le monopole de la contrainte organisée et légitimée, l'utilisent pour imposer des monopoles qui, contrairement aux positions dominantes spontanées que nous venons d'évoquer, peuvent durer indéfiniment, quelle que soit la qualité de leurs services. L'exemple de tant de pays dont les habitants sont forcés d'utiliser des monnaies qui se déprécient de 100, 1 000 ou la 000 % par an à une époque - la nôtre - où l'on glorifie le progrès technique et la modernité, est là pour le prouver. On considérerait comme parfaitement ubuesque un monde où de prétendus ingénieurs, ignorant les principes de l'aérodynamique" construiraient des avions évidemment incapables de voler. Et pourtant nous sommes dans un monde tout à fait similaire: des gou-
CONCLUSION
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vernants prétendent monopoliser la production de monnaie., alors qu"ils sont incapables d'en produire une bonne. Or., l"activité des hommes serait moins profondément modifiée si on leur proposait des avions incapables de voler., qu'elle ne l'est lorsqu"on leur propose un instrument d"échange de piètre qualité. La mauvaise gestion monétaire est effectivement l"un des facteurs essentiels qui empêchent le développement de tant de pays pauvres et provoquent même le sous-développement. Pour revenir à un monde de bonnes monnaies., il ne suffit donc pas d'imaginer des techniques monétaires perfectionnées. Il faut une réforme institutionnelle. Et puisque le problème c"est le monopole., il convient de le contrôler., si on ne se résout pas à le supprImer. Contrôler le monopole - sans le mettre en cause - c'est la préoccupation de ceux qui, aux États-Unis en particulier., proposent de mettre en place une « Constitution monétaire » qui permette de limiter le pouvoir discrétionnaire des autorités monétaires pour créer de la monnaie. Rendre la banque centrale plus indépendante des pouvoirs publics n'est en effet pas suffisant pour empêcher que la création monétaire soit excessive ou instable. Quel que soit le statut de la banque centrale., ses dirigeants risquent d"abuser de leurs pouvoirs, puisqu'ils sont protégés par un privilège de monopole et il convient donc de leur imposer des règles contraignantes pour essayer de limiter ces abus. C"est à ce système de règles que l"on peut donner le nom de « Constitution monétaire ». Tel est le cas de la « règle monétaire» proposée par Milton Friedman et consistant à décider à l'avance du taux de croissance maximal de la masse monétaire (ou de la base monétaire). Cette approche a été adoptée par certains pays - en particulier le Japon au cours des années soixante-dix et quatre-vingt - avec un succès indéniable, en ce sens que l'inflation a pu être contenue dans des limites raisonnables par rapport à ce qui se passait à la même époque dans les autres pays. Mais l"application de cette règle se heurte à des difficultés croissantes, tenant par exemple à la définition de la masse monétaire qu'il convient de contrôler. Les querelles sans fin qui s'étalent dans les publications spécialisées à propos de la meilleure définition cachent en fait un autre problème: si le taux de croissance de certains types de créances monétaires est limité., les banquiers et leurs clients cherchent à échapper à cette contrainte en développant d'autres types de créances qui n'entrent
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pas dans la définition officielle de la masse monétaire. Dans un système monétaire où les banques membres du système sont déchargées de leurs responsabilités normales consistant à garantir la convertibilité de leurs créances monétaires et la qualité de leur monnaie, il est de l'intérêt de chacune d'essayer d'obtenir une part de marché aussi grande que possible, c'est-à-dire de créer le plus possible de monnaie. Il y a donc un risque de création excessive de monnaie et de crédit, et par conséquent d->instabilité conjoncturelle. On peut adresser d->autres critiques à l'idée d'une Constitution monétaire et s'interroger, par exemple, sur le caractère véritablement constitutionnel de la fixation d'un taux de croissance monétaire maximal. En effet, une Constitution a pour rôle, en principe, d'une part de déterminer la sphère d"activité étatique et., d'autre part, d"organiser les pouvoirs. La Constitution n->a pas pour but d'indiquer quel doit être le résultat de telle ou telle action publique, mais d'imposer des règles générales d"action, dont les conséquences concrètes sont largement inconnues. Or., déterminer a priori un taux de croissance monétaire revient à imposer aux autorités monétaires une obligation de résultat. Ce résultat est, par ailleurs., contestable: pourquoi serait-il « optimal» d'imposer une croissance monétaire de 3 % et non de 0 % ou de 6 %? On ne peut pas être certain que le taux de croissance monétaire - et donc de crédits - décidé a priori est optimal en ce sens qu'il permet au marché de faire apparaître le véritable taux d"intérêt, celui qui correspond à la rareté effective de l'épargne. En outre l'obligation de résultat est de peu de portée si les manquements à la règle ne sont pas sanctionnés de manière précise. Certes, la règle monétaire est préférable à la politique monétaire discrétionnaire, car cette dernière laisse plus libre cours aux pressions pro-inflationnistes des hommes politiques. Par ailleurs, même s'ils ne peuvent pas prévoir les résultats exacts d'une règle monétaire donnée (pas plus d'ailleurs que ne le peuvent les autorités monétaires dans le cas d'une politique monétaire discrétionnaire), les utilisateurs de monnaie connaissent la règle en question et l'évolution future, au moins approximative, de ce qui détermine la rareté relative de la monnaie du côté de l'offre. Ils peuvent alors prendre les mesures d'ajustement nécessaires - par exemple par des techniques de couverture des risques - pour tenir compte des écarts possibles entre ce qui peut se passer et ce qui serait préférable pour eux du point de vue de l'évolution future des différents prix.
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Mais il n'en reste pas moins que l'idée consistant à imposer des résultats au système monétaire relève au fond du « constructivisme » : certains hommes auraient des lumières particulières pour déterminer à l'avance un résultat qui doit être obtenu dans une société et on leur laisserait donc des pouvoirs d'intervention et d'appréciation discrétionnaires pour obtenir ces résultats. Elle suppose, presque à l'égal de la politique monétaire discrétionnaire, que certains observateurs extérieurs soient capables de déterminer la valeur « véritable» d'une variable pour les hommes qui doivent l'utiliser. On peut aussi interpréter l'étalon-or du XIXe siècle - c'est-àdire un système où la garantie de convertibilité en or était donnée par la seule banque centrale - comme un exemple de Constitution monétaire ou de système de limitation des pouvoirs de création monétaire. La régulation monétaire se faisait au moyen d'une règle simple et efficace, à savoir l'ajustement de la création monétaire aux variations de réserves d'or, du fait de la garantie de convertibilité. Un système monétaire fondé sur l'or (ou sur tout autre produit) rend difficile d'accroître indéfiniment la quantité de monnaie. Certes, il existe des cycles longs de déflation ou d'inflation, correspondant à des variations dans la rareté relative de l'or par rapport aux autres produits. Mais il n'y a en principe pas place pour une création de monnaie excessive et continuelle, en contrepartie de crédits, et donc pour une instabilité conjoncturelle marquée et des crises monétaires, tout au moins si la règle du jeu du système est correctement jouée. Cependant l'expérience prouve bien que cette règle n'a même pas été suivie, ainsi que nous l'avons déjà souligné. Autrement dit, il ne suffit pas d'imposer une règle, il faut encore qu'elle soit respectée. Or, si l'autorité publique est chargée, à la fois, de définir la règle, de la mettre en pratique et de sanctionner son non-respect, le risque existe - et il s'est effectivement produit - qu'elle ne puisse pas jouer son rôle régulateur. Quelle que soit l"activité en cause, un système ne peut fonctionner que si les hommes qui en sont chargés sont soumis à un contrôle externe. Le contrôle est inexistant dans les systèmes monétaires modernes. Il existait en principe dans l'étalon-or du XIXt' siècle, mais il était imparfait. Les autorités monétaires se sont affranchies elles-mêmes de la règle du contrat qui constitue - nous le savons - le fondement d'un système de marché. La tentation de s'embarquer dans des politiques monétaires
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« actives»" par la création de crédits et de moyens de paiement" existe toujours dans un système public" par exemple pour surmonter temporairement des difficultés financières ou pour créer des illusions de court terme politiquement attirantes. Cette expansion monétaire est en principe incompatible avec la règle de base d"un système où . la monnaie nationale est censée être convertible en or à prix fixe. Mais lorsqu"elle survient" elle apporte la preuve que les autorités monétaires ont décidé une politique déraisonnable et donc déstabilisatrice. La dévaluation de la monnaie nationale par rapport à l"or est une conséquence fréquente de cette politique" c"est-à-dire que la banque centrale rompt unilatéralement le contrat qu"elle avait avec les utilisateurs de monnaie. Nous savons que" dans le secteur privé" une décision aussi malhonnête serait punie par les tribunaux" mais les hommes de l"État prétendent être « au-dessus des lois » et avoir le droit de prendre des décisions discrétionnaires et imprévisibles. De telles décisions sont nécessairement source de désordres" pour des raisons que nous avons vues antérieurement. C"est pourquoi il faut" au lieu de chercher à réglementer le monopole" le supprimer en reconnaissant la liberté des banques" c"est-à-dire la liberté d"entrer sur les marchés et de proposer des services monétaires. Réformer véritablement un système monétaire, c 'est in.~tituer la liberté bancaire. Régulièrement un expert ou un homme politique acquiert une notoriété passagère en proposant un nouveau plan de réforme du système monétaire international (ou européen). On peut en effet combiner à l"infini diverses techniques" concernant par exemple l"intervention des banques centrales sur le marché des changes" proposer des « indicateurs d"ajustement »" évoquer la « coopération internationale ». Toutes ces propositions sont seulement des gadgets qui ne concernent en rien le problème majeur" celui du monopole des autorités monétaires et celui de la liberté bancaire. Il y a des raisons sérieuses de penser qu"un système de banques libres conduirait à supprimer l"inflation et l"instabilité conjoncturelle" de telle sorte que les politiques dites de stabilisation ou les politiques « anticycliques» paraîtraient inutiles. Une banque placée dans un environnement concurrentiel est incitée à produire une « bonne monnaie ». Elle doit" en particulier" créer de la confiance" par exemple la confiance dans sa capacité à garantir la convertibilité de ses engagements. Pour ce faire" l"une des possibilités consiste à avoir des capitaux propres importants dans son bilan. Dans un univers
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concurrentiel, le rôle de production de monnaie (contre crédit) des banques serait probablement très faible, si ce n'est nul. Les rôles d'intermédiation financière et de circulation monétaire deviendraient leurs activités principales, ainsi que le confirment les exemples historiques. Les hommes de l'État accroissent la tendance des banques à créer de la monnaie contre crédit lorsqu'ils imposent des réglementations qui diminuent la concurrence, ce qui conduit à passer d'un système de responsabilité individuelle des banquiers et épargnants à un système plus collectivisé., où la coordination des activités est de moins en moins déterminée par des choix individuels responsables. Les incertitudes dans le système en sont accrues. Et il est paradoxal ou même indécent d'entendre les hommes de l'État vanter leur capacité à « stabiliser» un système qui est en fait essentiellement désorganisé par leurs interventions. On prétend, par exemple, « stabiliser le taux d"inflation »., qu'on définit comme le taux de variation d'un indice des prix arbitrairement choisi. Mais il y a des variations continuelles des prix relatifs entre les biens et chacun de nous possède son propre indice des prix implicite, en fonction des biens qui le concernent. On ne peut donc pas définir la stabilité des prix avec précision et celle qui est désirée par chacun de nous se définit probablement de différentes manières. S'il y a concurrence dans la production de monnaie., chacun de nous peut choisir la monnaie qui correspond le mieux à sa propre définition de la stabilité des prix. Il n "est alors pas nécessaire de donner une définition a priori de ce qu'elle pourrait être en général. En revanche, lorsqu"il y a monopole monétaire., on est conduit à se référer à un concept général - mais imparfait - de stabilité des prix pour élaborer la politique de production du monopoleur., mais on ne sait pas dans quelle mesure il correspond à ce que la plupart des individus considèrent comme telle. Il n'est pas question de discuter maintenant des mérites d'un système de banques libres. Nous avons suffisamment analysé, dans les chapitres précédents, les modalités de fonctionnement de ces systèmes. Il n'est pas non plus question d"imaginer un système idéal de banques libres: l"avantage de la liberté, c"est qu"elle permet r)innovation et des systèmes monétaires libres fonctionneraient certainement d"une manière que nous ne pouvons pas parfaitement imaginer. Nous avons vu précédemment qu'en réalité les activités de type monétaire et financier étaient extrêmement diversifiées: production de monnaie., circulation des signes monétaires, compen-
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sation., assurance., etc. Nous avons vu aussi que les banques centrales modernes monopolisaient un grand nombre de fonctions monétaires qui pourraient être exercées par des organisations différentes. Dans un monde de liberté bancaire toutes ces activités se répartiraient entre des entreprises de type très varié., dont certaines seraient très spécialisées dans un métier (par exemple l"assurance des dépôts., la compensation ou certains services financiers)., alors que d"autres seraient au contraire des sortes de supermarchés monétaires et financiers où r'on pourrait trouver toutes sortes de services., ou que d"autres encore exerceraient en même temps des activités de type monétaire et des activités très différentes (assurance., commerce., etc.). Il deviendrait alors probablement impossible de définir ce qu"est une banque et., encore plus., ce qu"est une banque centrale. La structure complexe qui se développerait probablement impliquerait nécessairement une meilleure définition des droits de propriété et., par conséquent., des responsabilités de chacun. Nous l"avons vu en effet., la cause profonde des problèmes rencontrés dans le fonctionnement des systèmes monétaires tient à une mauvaise organisation des pouvoirs de décision., ce que les économistes théoriciens du Droit appellent une insuffisante définition des droits de propriété: qui est propriétaire des banques (et donc du droit de décider)., qui signe un contrat., qui possède l"or constituant les réserves., qui prend un engagement de convertibilité? La réforme monétaire est une réforme institutionnelle., mais cette réforme ne constitue un progrès que si elle implique un retour au respect des droits de propriété et à la règle du contrat. Ce monde-là., bien sûr., n"est pas pour demain. Mais il est essentiel de le garder à l"esprit pour mieux comprendre le fonctionnement des systèmes actuels et pour orienter les réformes futures. Ainsi., la banque libre constituait notre point de référence implicite dans l"étude de l"intégration monétaire européenne menée dans le chapitre x. Il faut peut-être aussi se convaincre qu"il n"est pas besoin de longues négociations internationales pour aboutir à une réforme du système monétaire international 1. Les compromis auxquels elles 1. La notion même d'un système monétaire international est en fait contestable. Un système, en effet, se définit par un ensemble de règles et il n'est pas prouvé qu'un ensemble unique de règles - supposé optimal - doive exister à l'échelle du monde. On peut par contre parler d'un cc ordre monétaire mondial )) (ce qui constituait le titre d'un de nos précédents ouvrages), résultant de la coexistence de plusieurs systèmes monétaires qui produiraient de
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aboutissent ne permettent pas d"améliorer véritablement le fonctionnement des systèmes monétaires. Or., n"importe quel pays pourrait fort bien décider isolément de revenir à l"étalon-or., de restaurer la liberté bancaire et de permettre la libre frappe de l"or et autres métaux précieux. S"il a la clairvoyance nécessaire., tout gouvernement peut., à tout moment., faire des pas significatifs vers la restauration de la responsabilité personnelle par une plus grande liberté monétaire. Les progrès indéniables de la déréglementation., de même que l"atténuation des contrôles de' changes dans plusieurs pays au cours des années récentes sont là pour en témoigner. On peut alors espérer un phénomène de contagion par l"exemple, menant à une plus grande liberté bancaire dans le monde., comme cela s"est d"ailleurs effectivement produit. On doit craindre., en revanche") que des processus comme celui de 1"« intégration monétaire» en Europe") de type constructiviste et centralisé") ne freinent le progrès vers un système monétaire et financier plus libre. Les efforts éventuels en faveur d"une plus grande liberté bancaire se heurtent en effet à de puissants obstacles: les intérêts et les préjugés des hommes de l"État") mais aussi ceux des banquiers qui trouvent finalement de grands avantages dans leur collusion avec la puissance étatique. Le monopole monétaire leur assure souvent des profits importants - l"impôt d"inflation - alors que les risques de perte ou de faillite sont en grande partie évacués, car supportés par les autres. Le progrès de la liberté bancaire ne pourra aussi se faire sans que les idées évoluent. Friedrich Hayek") qui a relancé le débat sur la concurrence monétaire au cours des années soixante-dix") a exprimé le souhait que se crée un mouvement pour la monnaie libre") similaire au mouvement pour la liberté des échanges qui avait été lancé au début du XIX(' siècle en Angleterre par Richard Cobden et qui avait effectivement ouvert la voie au libre-échange. La théorie économique montre., sans contestation possible., les avantages du libreéchange et du laisser-faire. Des intérêts particuliers., appuyés par le pouvoir coercitif de l"État., en empêchent la réalisation. Il en est de même dans le domaine monétaire., où quelques intérêts particuliers opposent des obstacles à la liberté., au mépris du bien-être de la multitude. cc bonnes monnaies » et dont les espaces de circulation ne correspondraient pas nécessairement aux espaces nationaux (d~où le caractère inadéquat du terme (( inter-national »).
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Se faire le porte-parole de la liberté monétaire n"est pas facile dans le monde d"aujourd"hui. Nous nous heurtons aux erreurs de conceptions et aux intérêts établis de nombreuses personnes: pour des raisons qui tiennent à la nature abstraite de la monnaie et aux possibilités énormes d"illusion fiscale que permet le monopole d"émission., il n"y a probablement aucun autre domaine de la science où les idées fausses soient aussi nombreuses et où les intérêts en jeu soient aussi énormes. Les activités monétaires et financières sont à la fois complexes et importantes. Pour mettre de l"ordre dans cette complexité, il faut sans cesse rappeler quelques vérités essentielles sur la nature de la monnaie., les caractéristiques de sa production et ses rapports avec l"entendement humain.
CET OUVRAGE A ÉTÉ COMPOSÉ ET ACHEVÉ n'IMPRIMER SUR ROTO-PAGE PAR L'IMPRIMERIE FLOCH À MAYENNE EN AOûT 1997
Nu d'impression: 41993. Nu d'édition: 7381-0098-1. Dépôt légal: septembre 1990. Imprimé en France