« Tout ce qui suit est authentique. Sinon, ça n’aurait aucun intérêt. » Guy Carlier
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« Tout ce qui suit est authentique. Sinon, ça n’aurait aucun intérêt. » Guy Carlier
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sommaire
Hou tocsse English tout dé ? Aivribodi ! .............................. 11 Comment en est-on arrivé là ?.............................................. 17 Petite chronologie des langues véhiculaires mondiales du xxe et du début du xxie siècle : l’espéranto, l’anglais et le globish ....................................... 19 Version (très) originale ........................................................ 23 Comment casser l’image de sa société ................................ 27 Candidature (trop) spontanée .............................................. 33 L’anglais du soleil levant .................................................... 37 La carpette et le boulet ........................................................ 41 Pire qu’au téléphone ........................................................... 47 Le Dictionnaire traître ......................................................... 51 Le Dictionnaire traître 2 ...................................................... 55 La caravane passe, les chiens n’aboient pas ....................... 57 La guerre que l’on croit n’aura pas lieu .............................. 63 Le français n’est pas une langue rare ou menacée d’extinction imminente ................................... 67 Contamination ou enrichissement ? .................................... 71 Circulez, y’a rien à dire ! ..................................................... 91 La disparition ...................................................................... 99 La mort de la BD ? ............................................................ 101 L’anglais en France : véritable langue ou simple compétence ?........................... 105 Ne généralisons pas ........................................................... 109 La qualité de la pensée dépend (aussi) de la sensibilité linguistique .............................................. 111
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Le développement du globish en France : phénomène logique ou paradoxal ? ................................... 113 Pourquoi le globish suffit-il à de nombreuses situations professionnelles ? ..................... 115 Pourquoi certains Français prennent-ils plaisir à pratiquer le globish dans leur travail ? ............................ 117 Drown ze fish .................................................................... 121 Qui pourfend le français ? ................................................. 125 La grammaire anglaise est une chanson douce ................. 135 Quand on parle de langues la bouche pleine, on risque de dire des bêtises .............................................. 141 On ne fait pas d’Hamlet sans casser d’œufs ..................... 161 Politique linguistique ........................................................ 163 Bibliographie ..................................................................... 179
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hou tocsse english tout dé ? aivribodi ! « Qui parle anglais aujourd’hui ? Tout le monde ! » « Zi économie iz globale, seau oui iouze English fort ze évridé oueurque. Ouate doux oui fesse tout dé ? Hou tocsse English ? Aivribodi ! Iou Quai, Iou Essai, beute olle-seau Tchaïe-na, Inne-dia, Re-chat, Peau-lande, etcetera. Seau iou ave tout toc English tout. » Le PDG d’une entreprise française, s’adressant à son personnel… français.
§ À l’école primaire aux États-Unis, j’aimais particulièrement les « spelling bees » : l’enseignant demande à un élève d’épeler un mot. S’il donne la bonne réponse, il reste en lice, mais s’il se trompe, il est éliminé et doit écrire sur son cahier une phrase de son choix avec le mot en question. L’enseignant demande alors à l’élève suivant d’épeler un autre mot et ainsi de suite. Les mots sont de plus en plus difficiles et l’exercice se termine lorsqu’il ne reste qu’un seul élève. Tous les autres doivent alors lire leur phrase à haute voix devant leurs camarades. Une de mes institutrices avait instauré une variante pour consoler les perdants : la phrase que chacun lisait à haute voix devait être amusante et tout le monde votait pour celle qui l’était le plus. (Je soupçonnais d’ailleurs certains de mes camarades de perdre exprès lorsqu’ils percevaient un potentiel humoristique, même douteux, dans le mot que demandait la maîtresse ; on peut même se demander si cet exercice, tout comme le « show and tell1 », n’éveille pas outre-Atlantique des vocations d’humoristes.) 1. « Show and tell » (littéralement : montrer et raconter) : exercice qui consiste, dès
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L’aspect ludique de l’apprentissage de l’orthographe anglaise a contribué à me faire aimer la langue. Élevé aux États-Unis par des parents français, j’ai acquis les deux langues simultanément, sans m’en rendre compte et donc sans effort. Plus on est bilingue, moins on a de mérite. L’acquisition de l’anglais ayant été plus rapide et plus aisée pour mon frère et moi que pour nos parents, nous étions régulièrement amenés à leur expliquer, non sans fierté, certaines choses qu’ils ne comprenaient pas et à leur servir d’interprètes. Parfois, bien évidemment, nous essayions d’abuser de cet ascendant linguistique (« le monsieur dit que les bonbons américains, c’est très bon pour les dents » ou bien « c’est écrit que l’école sera fermée demain »). C’est sans doute de mon enfance, de mon goût pour les mots et de mon manque d’imagination pour choisir mes études après le lycée que vient ma vocation d’interprète de conférence et de traducteur. J’exerce ce métier en tant que travailleur indépendant en France depuis plus de 25 ans. J’ai suivi des études d’anglais et d’allemand, fait une école d’interprètes et de traducteurs, occupé plusieurs postes de traducteur salarié dans l’industrie et enseigné à l’université la langue anglaise, l’histoire américaine, la traduction et l’interprétation. J’ai également donné des cours particuliers d’anglais à des chefs d’entreprise et des personnalités de l’audiovisuel ; enfin, j’ai animé quelques petits ateliers d’anglais à l’école maternelle et primaire. Par son immense diversité, le métier d’interprète et de traducteur me sert de prisme pour essayer de comprendre le monde et ce qui fait avancer (ou, parfois, reculer) les êtres humains, mais mon amour de la langue, dans tout ce qu’elle recèle de richesse, de pouvoir mais aussi la maternelle, à rapporter de chez soi un objet et d’en décrire l’aspect et la fonction devant la classe. Aux États-Unis, cet exercice constitue le début de l’apprentissage de la prise de parole en public.
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de fragilité, est souvent mis à mal par la perception qu’en ont certains, particulièrement en ce qui concerne la langue anglaise en France. L’anglais est devenu indispensable dans les grandes entreprises, c’est établi : « On n’a pas le choix, on est presque tous bilingues », m’expliquait un chauffeur de taxi sorti tout droit d’un film d’Audiard, avant de me dire tout le bien qu’il pensait de Jacques Attali ; il parlait fort, sans doute pour donner à ses propos plus de poids, mais aussi pour couvrir le son des « Grosses Têtes ». Mais cette langue que l’on pratique dans le monde du travail en France est, en réalité, rarement de l’anglais. Il s’agit, dans le meilleur des cas, du globish(1), langue véhiculaire(2) constituée d’environ 1500 mots et d’une grammaire simplifiée. Il ne faut pas confondre le globish et l’anglais, langue vernaculaire(3) dotée d’un vocabulaire plusieurs centaines de fois plus riche, d’une grammaire complexe et de nuances et de subtilités infinies. Désormais décomplexées, les grandes entreprises françaises, surtout leurs équipes dirigeantes, ont une perception de l’anglais qui mêle ignorance, fascination, peur et mépris. Cette perception erronée occasionne parfois de graves problèmes, notamment lorsque l’anglais est imposé sans discernement aux salariés. À titre d’exemple, l’affaire des irradiés d’Epinal (plus de 5 000 victimes entre 1987 et 2006) fut le fait de logiciels de radiothérapie rédigés en anglais, mal compris des utilisateurs, et sources de mauvaises manipulations. Désormais, la jurisprudence aidant (General Electric Medical Systems France, mais aussi Europassistance, etc.), il semblerait que soit davantage prise au sérieux la loi Toubon du 4 août 1994 qui rend obligatoire l’emploi du français dans les entreprises, notamment pour « tout document comportant des dispositions nécessaires au salarié pour l’exécution de son travail ». Mais la vigilance reste de mise. 13
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Les situations professionnelles des interprètes de conférence français-anglais en France constituent un terrain inépuisable d’observation de ce phénomène de sous-estimation de l’anglais, mais celui-ci suscite, dans les esprits sensibles à la beauté et à l’importance de la langue, des sentiments qui vont de la plus profonde consternation à la plus franche hilarité. § 1) Globish : (mot-valise2, contraction de « Global English ») : langage identifié et promu par Jean-Paul Nerrière (ancien vice-président d’IBM Europe) constitué de 1500 mots anglais avec une syntaxe élémentaire. Dans son ouvrage Don’t speak English, parlez globish3, Jean-Paul Nerrière distingue le globish de l’anglais, décrit les avantages de cette langue véhiculaire et explique comment l’utiliser. 2) Langue véhiculaire : langue simple qui permet à des peuples de langues différentes de communiquer (exemples : l’espéranto, le globish). En anglais « langue véhiculaire » se dit « vehicular language », mais l’expression « lingua franca » est plus communément utilisée. En français, « ce que nous entendons par lingua franca revêt souvent le sens métaphorique d’une langue consensuelle ou d’un “terrain d’entente”, d’un lieu où les désaccords s’estompent et où l’on peut parler ensemble. Nous oublions, ce faisant, qu’à la base de ce “lieu commun”, il y eut une langue métisse parlée en Méditerranée, la lingua franca méditerranéenne […] jusqu’à sa disparition au milieu 2. Mot-valise : mot formé à partir du début d’un mot et de la fin d’un autre. Exemples : « franglais », formé à partir de « français » et « anglais », « brunch », construit à partir de « breakfast » et « lunch », ou « Brangelina », qui désigne le couple formé de Brad Pitt et Angelina Jolie. Le terme « mot-valise » est une traduction de l’anglais « portmanteau word » inventé par Lewis Carroll. En anglais, « portmanteau » désigne une sorte de valise à deux compartiments reliés par une charnière. En français, le terme « mot portemanteau » est considéré comme un anglicisme. 3. Eyrolles, 2004.
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du xixe siècle4 ». On l’appelle aussi sabir (du verbe sabir, savoir), ce terme étant devenu aujourd’hui quelque peu péjoratif. Les mots utilisés étaient principalement empruntés aux langues romanes, l’espagnol, l’italien mais ils pouvaient appartenir de façon plus hétérogène à d’autres langues du bassin méditerranéen comme l’arabe, l’hébreu, le maltais, le turc, le provençal (occitan) ou le français. La lingua franca étant essentiellement utilitaire, elle a laissé très peu de traces écrites directes. Le vocabulaire est très limité, la grammaire quasi-inexistante : les verbes sont utilisés à l’infinitif et sans aucune forme de mode ou de temps. Au xviie siècle cependant apparaissent des distinctions rudimentaires de temps (passé, présent, futur). Les documents écrits se limitent à des observations de voyageurs et à quelques citations ou inclusions dans des œuvres littéraires. En 1830, un vocabulaire lingua franca-français, très incomplet, fut édité à l’intention des nouveaux colons arrivant en Algérie. On considère l’arrivée des Français en Algérie comme la fin de la lingua franca, qui avait connu son « âge d’or » au xviie siècle. La littérature de cette époque a utilisé la lingua franca, principalement comme ressort comique : entre autres, Carlo Goldoni en Italie, et en France, Molière, avec la scène du « Mamamouchi » dans Le bourgeois gentilhomme. Un grand nombre de mots courants en français, comme dans d’autres langues européennes, et même des dialectes locaux, sont arrivés d’Orient par l’intermédiaire de la lingua franca. 3) Langue vernaculaire : langue dont la diffusion est limitée à ses locuteurs natifs.5
4. Jocelyne DAKHLIA, Lingua franca, histoire d’une langue métisse en Méditerranée, Actes Sud, 2008. 5. Marina YAGUELLO, Catalogue des idées reçues sur la langue, Le Seuil, avril 1988.
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comment en est-on arrivé là ?
Pourquoi l’anglais, ou plus exactement le globish, est-il la langue la plus répandue dans le monde ? Comme de très nombreux pays, la France est en proie à un paradoxe : il faut simultanément assurer la défense de la langue nationale et la promotion de l’anglais, bien que cela exige des efforts économiques importants et des sacrifices culturels parfois douloureux. L’adaptation est de rigueur, car plus de la moitié des publications périodiques à contenu technique ou scientifique, les trois quarts des courriels, et, pour ce qu’il en reste, des telex ou autres télégrammes sont en anglais. Environ 80 % des informations stockées dans les ordinateurs du monde entier sont en anglais. L’anglais est diffusé quotidiennement à des centaines de millions de téléspectateurs et auditeurs par les plus grandes sociétés de télédiffusion (CBS, NBC, ABC, CNN, BBC, CBC, etc.). Il n’y a dans le monde que quelques centaines de millions de véritables anglophones, ou locuteurs natifs, pour qui l’anglais constitue la langue maternelle. Dans les pays marqués par la présence britannique (Inde, Pakistan, Bengladesh, Sri Lanka, Singapour, Malte, Afrique orientale, Caraïbes…), l’anglais est utilisé de manière officielle ou semi-officielle. L’usage local crée de nouvelles normes et il existe désormais non pas un anglais mais des anglais, présentant des différences grammaticales, syntaxiques et sémantiques notables. Ainsi, et si l’on ajoute les personnes qui se servent de quelques centaines de mots pour se débrouiller au travail, avec des étrangers ou bien en vacances, le nombre de personnes qui utilisent peu ou prou l’anglais véhiculaire est impossible à estimer avec précision, 17
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mais on peut raisonnablement penser qu’il se situe autour de deux ou trois milliards, soit la moitié de la population mondiale. Les raisons de ce succès sont d’ordre économique, bien sûr, mais aussi historique, culturel et technique.
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petite chronologie des langues véhiculaires mondiales du xxe et du début du xxie siècle :
l’espéranto, l’anglais et le globish
Lors d’un congrès international à Paris, un intervenant Français prit la parole à la tribune et décontenança d’emblée l’assistance tout en mettant les interprètes anglais-français, dont moi, dans un profond embarras. Pendant quelques dizaines de secondes, ma consœur et moi comprenions à peu près ce qu’il disait mais j’étais incapable de savoir s’il fallait traduire vers le français ou vers l’anglais. L’orateur mit fin à mon hésitation en expliquant en français qu’il était espérantiste et qu’il regrettait que l’anglais soit omniprésent dans les congrès internationaux, d’une part parce que l’anglais n’est pas une langue partagée de façon égalitaire par tout le monde et d’autre part parce que la langue anglaise elle-même souffre d’être maltraitée. Après des applaudissements épars et parcimonieux, il fit son exposé en français. § Radicalement contraire aux intérêts professionnels des interprètes et des traducteurs, l’espéranto, tout comme l’ido, l’interlingua, le volapük ou d’autres langues créées artificiellement, constitue un projet formidable : il vise à instaurer un vecteur de communication entre les peuples. Loin d’être parfaitement neutre car essentiellement issu de langues indo-européennes, l’espéranto évite la domination culturelle ou idéologique de l’une quelconque des langues existantes. Le besoin d’une langue véhiculaire mondiale fut perçu il y a longtemps par certains visionnaires, dont Lezjer Ludwik Zamenhof, médecin 19
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et linguiste né en 1859 à Bialystok, ville situé à l’époque en Russie, aujourd’hui en Pologne, qui inventa l’espéranto en 1887. Août 1905. Boulogne-sur-Mer accueille le premier Congrès universel d’espéranto avec 688 participants venus de 20 pays. Le congrès apporte la preuve que l’espéranto utilisé jusqu’alors essentiellement par écrit, peut fonctionner. Les congrès se suivent ainsi chaque année : 1906 à Genève, puis Cambridge, Dresde, Barcelone, Washington, Anvers, Cracovie et Berne en 1913. Août 1914. Tout est prêt pour accueillir pas moins de 3 739 congressistes de 50 pays ; mais la première guerre mondiale éclate, signant ainsi l’arrêt de mort de l’espéranto dans la ville où devait se tenir son plus grand congrès : Paris. Ironie de l’histoire, c’est donc en France que l’espéranto fut porté sur les fonds baptismaux puis amené à l’échafaud. Si les espérantistes tentent encore de faire valoir l’intérêt de leur projet, force est de constater que celui-ci a été largement détrôné d’abord par l’anglais puis par le globish. Deux guerres mondiales eurent raison de l’espéranto. En effet, au lendemain de la seconde guerre mondiale, le plan Marshall et la fascination pour l’Amérique déroulèrent en Europe un tapis rouge à la langue des Anglais et des Américains. Plus encore aujourd’hui, depuis la chute du mur de Berlin et la fin de la (première?) guerre froide, la suprématie du modèle capitaliste anglo-américain s’accompagne de la nécessité économique d’utiliser la langue de ce modèle. Il est désormais légitime de se demander si la remise en question de ce modèle, précipitée par la crise financière de 2008, constituera, à long terme, le catalyseur d’une mutation linguistique. Pour cela, d’autres forces doivent surgir : pressions idéologiques et culturelles, coopérations bilatérales et multilatérales ou au contraire concurrences, voire antagonismes ou conflits… Le succès planétaire actuel de l’anglais tient également à la nature même de la langue. En filigrane de l’immense richesse de l’anglais, le globish est une langue abordable pour les Français et pour de nombreux autres étrangers (mais pas pour tous, comme nous le verrons plus loin). Comme le disait Churchill : « L’anglais est une langue très facile 20
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à parler mal. » En effet, une bonne partie des mots sont d’origine latine ou grecque, la prononciation pour un ressortissant français n’est globalement pas insurmontable, (contrairement aux difficultés que posent l’arabe ou le mandarin par exemple) et surtout, c’est une langue qui supporte la médiocrité : autrement dit, une prononciation approximative, une syntaxe légèrement erronée et un respect peu rigoureux des règles de grammaire n’empêchent pas de se faire comprendre. En revanche, comprendre un véritable anglophone est moins aisé. Comme me l’a dit un jour un chef d’entreprise : « Je parle l’anglais mieux que je ne le comprends, parce que quand je le parle, c’est moi qui choisis les mots. » À cela s’ajoute l’obstacle à la compréhension que représentent les nombreux accents différents des anglophones. Au fil du temps, l’apprentissage de l’anglais suit une courbe logarithmique : les progrès sont importants au début, mais à mesure que l’on avance, l’on rencontre de plus en plus d’obstacles et l’on arrive sur un territoire tout autre, celui où l’on approfondit ses connaissances, où l’on se met à apprendre la véritable langue anglaise et à se rendre compte de sa complexité; enfin, l’on bute sur les difficultés à comprendre les véritables anglophones. Contrairement à ce que l’on pensait lors des premiers pas en globish, le vocabulaire est très riche, la grammaire subtile, la syntaxe nuancée et les exceptions abondantes. De surcroît, l’anglais puise sa richesse et ses innombrables expressions idiomatiques dans plusieurs sources territoriales et culturelles : États-Unis, Canada, Afrique du Sud, Kenya, Nigeria, Royaume-Uni (Angleterre, Pays de Galles, Écosse, Irlande du Nord), Irlande, Australie, Nouvelle-Zélande, Hong-Kong, Singapour, Malte, Caraïbes, Inde, Pakistan, etc. À titre de comparaison, l’allemand est une langue dont l’apprentissage suit une courbe plutôt exponentielle : pour espérer faire les premiers pas, il faut d’abord surmonter les difficultés initiales (trois genres de noms : masculin, féminin, neutre; déclinaisons; particularité syntaxique, notamment avec le rejet de l’auxiliaire et du verbe en fin de phrase à certains temps). Par la suite, en revanche, on progresse plus vite. En effet, l’allemand présente une syntaxe globalement logique et cohérente, peu d’exceptions aux règles de grammaire et des facilités de constructions lexicales. 21
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Comme l’explique la linguiste Marina Yaguello : « Les langues qui sont fortement régies par des règles sont plus faciles à apprendre que celles où les exceptions sont nombreuses et apparemment dénuées de logique. » Le français, comme d’autres langues, est linéaire : les obstacles à une expression aisée apparaissent d’emblée et ils sont suivis de multiples exceptions et irrégularités. Ainsi, la nature même de certaines langues, comme le français, l’allemand, le mandarin, l’arabe ou le russe, est incompatible avec une utilisation véhiculaire minimale. Les rudiments d’autres langues, comme par exemple le malais, l’indonésien, l’espéranto ou le globish, s’y prêtent plus volontiers. Utiliser un ensemble de 1 500 mots de globish comme « liant » au jargon propre à son secteur d’activité et à son entreprise suffit à communiquer avec des étrangers dans le travail, surtout s’il ne s’agit pas de véritables anglophones. De là à penser que l’on maîtrise parfaitement l’anglais au point d’être bilingue il n’y a, dans l’esprit de nombreux Français, qu’un pas. En réalité, ce pas est équivalent au parcours que suit l’enfant de cinq ans, dont le vocabulaire dépasse en moyenne 2 000 mots6, pour arriver à l’âge adulte. Une langue que l’on « baragouine » pour « se faire comprendre » ne suffit pas : pour un esprit évolué, maîtriser la langue signifie dire ce que l’on pense, penser ce que l’on dit et comprendre la pensée des locuteurs natifs en toutes circonstances, pas seulement professionnelles. Ainsi, si le globish est utilisé dans les échanges commerciaux, financiers, techniques ou scientifiques, dans le monde de la culture, des sciences humaines, de la politique, du droit ou de l’art, il est largement insuffisant. 6. Jean-François VEZIN, Psychologie de l’enfant. L’enfant capable : les découvertes contemporaines en psychologie du développement, L’Harmattan, 1994.
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version (très) originale
Peu de temps après l’apparition du DVD, je me suis rendu dans un magasin de location de films. Les rayonnages offraient le spectacle d’une fragile cohabitation entre les dernières cassettes VHS et les premiers DVD, dont la supériorité technologique et le format compact laissaient présager un règne sans partage. Alors que j’apercevais quelques films américains que j’aurais aimé voir ou revoir, j’entendis une voix féminine : « Bonjour Monsieur, je peux vous aider ? – Bonjour, oui, je voudrais savoir s’il est possible de voir les films américains en VO sur n’importe quel lecteur. » Aujourd’hui, ma question semble stupide, j’en conviens. Je n’ai pas été déçu de la réponse : « Non monsieur, ils sont doublés en anglais. – Comment ça ? – Les films américains sont doublés en anglais, précisa-t-elle, péremptoire. » À ce moment précis je me suis souvenu de la phrase de Courteline : « Passer pour un idiot aux yeux d’un imbécile est une volupté de fin gourmet. » En même temps, je regrettais d’être seul pour savourer l’échange qui allait suivre, alors que j’aurais pu être accompagné, par exemple, d’un confrère et ami linguiste. J’essayais de faire bonne figure pour lui faire honneur. 23
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« Comment ça ? répétai-je, hébété. – Ben oui monsieur, si les films américains étaient en version originale, personne n’y comprendrait rien. – Ah bon ? Pourquoi ? – Parce que l’américain, ce n’est pas de l’anglais, monsieur, c’est une sorte d’argot, de patois si vous aimez mieux, bien plus pauvre que l’anglais et en plus nous on n’y comprend rien. – Mais si c’est plus pauvre, ce patois américain, on devrait comprendre plus facilement, non ? – C’est pas si simple, y’a un problème d’accent et de vocabulaire et y’a qu’eux qui comprennent. Vous allez pas me dire que vous comprenez les Texans ! » À ce propos, je me dis rétrospectivement qu’être ignorant et ne pas savoir s’intéresser au reste du monde n’empêchent ni de diriger un vidéo-club (car il s’agissait de la directrice), ni d’être élu deux fois à la tête du pays le plus puissant du monde. Elle commençait à être exaspérée par la bêtise de mes questions. Il fallait pourtant que je fasse durer ce dialogue insensé. « Mais tous ces films américains qui ont gagné des prix, la palme d’or… – Doublés en anglais, eh oui. Mais si vous comprenez pas l’anglais, vous pouvez toujours regarder la version française, sans soustitres. – Pas de version originale, alors ? – Jamais pour les films américains. Pour les films allemands ou japonais, si, bien sûr, parce que ce sont de vraies langues, comme le français. Mais j’en ai pas beaucoup. – Mais, mais, mais… est-ce qu’on peut avoir une version américaine avec des sous-titres anglais ? – Ah non, tiens c’est vrai ça, je sais pas pourquoi… y’a peut-être pas assez de pistes. – Ou peut-être que c’est parce que ça n’intéresse personne, le patois américain. Ca ne sert qu’à eux. 24
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– Oui sans doute. Bon, allez, vous voulez que je vous fasse une carte de membre ? » § Le sigle CD signifie Compact Disc. Il va de soi qu’il s’agit d’un support numérique. DVD signifie Digital Video Disc. Bien que cette technologie soit postérieure au CD et donc numérique elle aussi bien sûr, on peut se demander pourquoi il a été jugé nécessaire de le préciser. On pourrait croire que le sigle VD, plus court, aurait fait l’affaire. Mais voilà : en anglais courant, VD signifie Venerial Disease (maladie vénérienne), d’où l’ajout indispensable du D, en anglais du moins. Le mot anglais « digital » signifie numérique, et non digital, qui se rapporte aux doigts. Sur une montre « à affichage numérique » (et non « à affichage digital », ce qui constitue un anglicisme), les aiguilles sont remplacées par des chiffres (« digits » en anglais ; on en dénombre dix, comme les doigts) et non par des doigts, même si en anglais les aiguilles d’une montre s’appellent « hands » (mains).
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comment casser l’image de sa société « Un étranger qui me parle ma langue m’est plus cher qu’un compatriote qui l’ignore. » Proverbe kurde
Recrutés par un service du ministère du Commerce extérieur, un confrère et moi étions chargés d’assurer l’interprétation simultanée pour un groupe d’industriels asiatiques venu assister à des réunions pendant une semaine dans différentes administrations et entreprises françaises, aussi bien à Paris qu’en province. Le groupe était constitué d’une quinzaine d’Indonésiens, de Malaisiens et de Thaïlandais, pour la plupart très chaleureux. Nos pérégrinations nous ont ainsi amenés un jeudi matin dans une PME de la banlieue de Bordeaux. Après un accueil vite expédié autour d’un café lyophilisé et de biscuits secs, le patron se frappa les mains et dit de sa forte voix : « Au quai, seau let’s comonne tout ze meeting roume ! » Se tournant vers son assistante d’une voix à peine plus feutrée, il ajouta : « Jocelyne, vous me débarrassez tous les gobelets, merci. » Je m’approchai alors de ce monsieur pour lui expliquer en français qui nous étions et que notre matériel portable, constitué d’un micro pour nous et de casques pour nos participants, nous permettrait d’interpréter ses propos à mesure qu’il parlerait. Il m’interrompit sèchement et dit, d’une voix suffisamment forte pour que ses collaborateurs entendent : « No, iz au quai, aïe gona doux ze prézaine-técheune inne English, aïe no nide transdouceurs. » Sentant poindre un désastre, mon confrère vint à mon secours (mais surtout à celui de la langue anglaise) et, en anglais, 27
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insista poliment sur le fait que nous étions anglophones, que nous avions assuré l’interprétation lors de toutes les réunions qui avaient précédé celle-ci et qu’en français il pourrait exprimer 100% de sa pensée. « No, iz au quai. Jocelyne, vous m’allumez le projecteur, merci. » Mon confrère et moi prîmes place au premier rang, au cas où. Il s’ensuivit un exposé d’anthologie qui dura près d’une heure.Au bout de trente minutes, alors que nous avions déjà eu droit au catalogue complet de gallicismes, de faux amis, de non-sens, de barbarismes et à des termes et des constructions de phrases plus ahurissants les uns que les autres, mon confrère se pencha vers moi et chuchota : « J’ai les oreilles en sang, j’en peux plus, je vais prendre l’air. Garde le fort. » Il m’avait devancé. J’étais prisonnier dans une salle de torture linguistique. J’essayais de me concentrer pour ne pas écouter, mais j’entendis tout de même des horreurs : « Oui ave quality contrôle inde hall ze products iz chèque… – Fort ze praïce oui accorde réduque-cheunes fort ze bigue quouantitize… – Seau ze products iz vairi goude inde fort ze delivery, no problème : oui achoure ze délaise… » Puis, enfin : « Saint Quiou7, if iou ave somme questions, aïe canne ansoueur zem ouiz maille collaborators. » Ouf, me dis-je, fin de l’apnée linguistique et intellectuelle. C’est alors qu’un Indonésien posa une question. Je le connaissais un peu pour avoir discuté avec lui lors d’un repas. Il était de mère anglaise et avait fait ses études universitaires à Londres. « Merci Monsieur. That’s about all I can say in French, I apologise. I find the quality of your products and the efficiency of your production 7. Peu de gens le savent, mais Saint Quiou est le Saint Patron des Français qui parlent anglais comme une vache espagnole (déformation de « comme un Basque l’espagnol »).
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facilities impressive but there is, however, one thing I don’t quite understand. You seem to suggest that you carry special insurance to cover transport problems; I realise that the transport industry is highly unionised in your country – you even had a communist transport minister in the early nineteen eighties – but could you please tell us more about the cost of transport and the risks you face? » (Merci Monsieur. C’est à peu près tout ce que je sais dire en français, je suis désolé. La qualité de vos produits et l’efficacité de votre outil de production sont remarquables, mais il y a un élément que je n’ai pas tout à fait saisi. Vous semblez évoquer une assurance particulière qui couvre vos problèmes de transport. Je sais que le secteur des transports et fortement syndiqué en France, j’en veux pour preuve le ministre des transports communiste que vous avez eu au début des années 80, mais pourriez-vous nous donner des détails sur les coûts de transport et les risques auxquels vous êtes confronté ?) Le patron se tourna vers moi : « Qu’est-ce qu’il dit ? – Besoin d’un transdouceur ? lui répondis-je, taquin. – Vous pouvez traduire ? » Je percevais dans ses yeux la promesse hypothétique d’un CDD d’un mois en août 2062 et d’un repas amélioré à la cantine inter-entreprises pour fêter ça. « Alors ? s’impatienta-t-il. – Monsieur demande des détails sur la police d’assurance qui couvre vos retards de livraison. – J’ai jamais dit ça ! me dit-il sur un ton accusateur, comme si j’y étais pour quelque chose. – Vous ne l’avez pas dit clairement, mais c’est ce que ce monsieur anglophone a compris. » Dans mon regard, il comprit sans doute ce que je pensais de son CDD et de son repas amélioré. 29
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À son retour dans la salle quelques minutes plus tard, mon confrère me jeta un sourire entendu lorsqu’il me vit au micro en train de traduire les propos du patron qui vantait dans la langue de Molière les mérites de la logistique française en général et de celle de son entreprise en particulier. § Des faux amis (ou faux-amis, avec un trait d’union) sont des mots appartenant à deux langues différentes, qui ont entre eux une grande similitude de forme mais dont les significations sont différentes. Les faux amis abondent entre le français et l’anglais. S’ils ne sont pas maîtrisés, ils occasionnent des déconvenues parfois spectaculaires. Certains faux amis sont incontournables dans l’enseignement de l’anglais (ou, pour paraphraser le célèbre sketch de Jacques Bodoin « La leçon d’anglais », ils sont évidents même pour ceux qui ont fait allemand), comme « delay » (retard), « actually » (en fait, en réalité), « eventually » (à terme, tôt ou tard), « deception » (tromperie), « dramatic » (spectaculaire), « sympathetic » (compatissant), « deputy » (adjoint), « journey » (voyage), « to resume » (reprendre, recommencer), « résumé » (curriculum vitae), « sensible » (raisonnable, sensé), etc. D’autres, en revanche, sont plus subtils. Pour distinguer l’entreprise de la société, le français s’est doté des adjectifs « social » et « sociétal ». « Societal » existe, mais n’est guère usité en anglais. L’adjectif anglais qui se rapporte à l’entreprise est « corporate », bien que certains Français l’interprètent comme étant relatif au siège ou au groupe, lorsqu’il faut faire la distinction par rapport aux entités qui le constituent. Le terme américain « labor » rend bien la notion de « social » (relations sociales, par exemple), mais il est moins usité en anglais britannique, car « labour » peut également renvoyer à « travailliste ». Tout cela donne lieu à de nombreux malentendus lorsque sont mal utilisées ou mal traduites des expressions telles que « relations sociales », « partenaires sociaux », 30
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« responsabilité sociétale », « bilan social », « charges sociales », « action sociale », « comptes sociaux », « mouvement social », etc. Le terme « libéral » en français désigne une politique ou un comportement capitaliste qui prône la loi du marché ; « liberal » en américain désigne une politique ou un comportement qui prône le progrès social et des idées progressistes de culture, etc. qui sont l’apanage des démocrates. Au printemps 2008, Bertrand Delanoë s’est déclaré socialiste et libéral. Prônait-il la loi du marché, laissant la main invisible d’Adam Smith cadrer les choses en lieu et place du poing qui tient une rose, ou bien revendiquait-il en partie les idées des démocrates américains? Si la réponse se trouve dans son livre, qu’il faut donc lire pour comprendre le fond de sa pensée, M. Delanoë fit d’une pierre (ou, plus exactement, d’un mot) deux coups : il s’embourba dans le vocabulaire de la majorité présidentielle et accentua les divisions idéologiques au sein de son parti. À ce stade de leur évolution laborieuse, l’une des personnalités du parti socialiste avait donc remarqué que la dimension sémantique manquait à leur arsenal de la confusion et de la dispersion. En fait, peut-être conviendrait-il de refonder tout le vocabulaire socialiste en commençant par changer le nom du parti, comme l’avait préconisé Manuel Vals. Je me souviens d’une discussion que j’ai eue avec des avocats canadiens sur le sens de « certainement » par rapport à celui de « certainly ». Lors d’une audition de témoin dans un litige commercial, j’avais traduit la brève réponse « certainly » par « sans aucun doute », ce qui ne faisait pas l’affaire d’une des parties, d’où la discussion. Lors d’un arbitrage commercial entre une société américaine et une société française, le sujet central n’était pas, à proprement parler, un faux ami, mais une expression que les parties interprétaient de façons différentes. Il s’agissait de savoir si les deux sociétés avaient « reached an agreement » lors d’une réunion qu’elles avaient tenue en anglais plusieurs mois auparavant. 31
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L’une des parties faisait valoir que le procès-verbal de la réunion indiquait que les sociétés s’engageaient à signer un contrat (agreement) dans les semaines qui suivaient ladite réunion ; l’autre arguait que les sociétés s’étaient simplement mises d’accord pour signer le contrat mais que les événements qui ont suivi la réunion ont rendu cette signature impossible et que les conditions n’étaient plus valables. Pour rendre leur décision, les arbitres ont conclu qu’un accord (agreement) avait été signé par l’acceptation du procès-verbal, mais qu’aucun contrat (agreement) ne l’avait été. Les choses auraient sans doute été plus claires et l’arbitrage facilité si les parties avaient, dès le début, utilisé le mot « contract », certes moins usité en anglais juridique, au lieu de « agreement ». Mais le plus traître des faux amis que j’ai rencontrés était au cœur d’une négociation entre des pêcheurs réunionnais et des pêcheurs indiens sur des quotas de thon albacore. Chacun accusait l’autre de ne pas respecter les règles et ma consœur et moi étions plus que perplexes quant au sujet du malentendu. Tout rentra dans l’ordre lorsque l’examen attentif des dessins et la comparaison des noms latins montrèrent que « albacore » en français et « albacore » en anglais ne désignent pas la même espèce de thon. Quant à « assurer les délais », cela ne se dit pas « achoure ze délaise » en anglais, comme doit s’en souvenir, je l’espère, ce patron bordelais qui ne doit guère commercer avec l’Indonésie.
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candidature (trop) spontanée
(Ce qui suit est une reproduction fidèle, à la virgule près ; seuls le nom et l’adresse ont été changés.)
Mérineau Sébastien Verts Foins Les Granges sur Loir Dear sir, Back in our countrie, since december 20, from a twenty one months program in USA, I’m searching for a responsable position as a translater ; Anyhow I would be talking english, on a phone, as a seller or anything else, to be able to involve myself into the international talking ! Meeting students (in the USA) coming from New Zealand, Australia, South Africa, United Kingdom, brouth from each of them so many differentes ways and accent of the english language ; I’ll tell you the true ! right now back in france, working in agriculture I’ll give the right of way to the English, even for a part time job _ I have to take the TOEFL test on april 22 ; It would be great if we could discuss some more ; please write to me or give me a call, leave a message and I’ll call you back as soon as I can ! Sincerely, Mérineau Sébastien
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J’avais déjà reçu quelques lettres de candidature spontanée à un poste de traducteur dans mon « entreprise ». J’avais toujours répondu de façon courtoise, en expliquant que je n’avais pas « d’entreprise », que j’étais travailleur indépendant et que mon volume de travail ne nécessitait pas de collaborateur. Cette lettre-ci, en revanche, me laissa coi. Je trouvais le personnage naïf et touchant, mais en même temps terriblement arrogant et présomptueux, tant il manquait d’humilité face à la langue, au point d’envisager de tenir un emploi de spécialiste. Je ressentis à la fois de l’hilarité et de la colère, mélange que je croyais jusqu’alors impossible, un peu comme éternuer en gardant les yeux ouverts. À la relecture de ce texte catastrophique, je me dis qu’au moins deux passages méritaient toutefois d’être retenus : « …brouth from each of them so many differentes ways and accent of the english language. » Il est vrai que les origines géographiques de l’anglais et son usage mondial apportent une diversité et une richesse ébouriffantes. « I have to take the TOEFL test on april 22. » Si l’on oublie l’absence de majuscule au nom de mois et la ponctuation fantaisiste, cette phrase est la seule de la lettre qui est exempte de faute. « Passer un examen » se dit en effet « to take a test ». « To pass a test » signifie « réussir à un examen ». Si la personne qui a soufflé cette phrase à Mérineau Sébastien passait le fameux examen8, elle aurait sans doute plus de chances de réussir que lui. 8. Le test TOEFL® (Test of english as a foreign language™) évalue les aptitudes des candidats non anglophones à parler et à comprendre l’anglais, tel qu’il est parlé, écrit et pratiqué dans l’enseignement secondaire et supérieur. À la différence du
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Bien entendu, une lettre de motivation n’arrive jamais seule. Elle est censée accompagner, voire ouvrir l’appétit de l’employeur pour la pièce maîtresse : le curriculum vitae (« résumé » en anglais). Toujours fidèlement reproduit à la virgule près, voici celui de Mérineau Sébastien :
PERSONNAL DATA Responsable, openmindness, date of birth june 12 19 … EMPLOYEMENT OBJECTIVE A position that allows me to use my English knowledge training and will involve me as a translater EDUCATION Exchange student in the USA on a 21 months program. Relevant courses work : Principles of agronomy, aire pollution, communication in Agrobusiness EMPLOYEMENT EXPERIENCE Agricultural training periode Responsable of sheeping and UPS at the packing fruits company Nine months extention: worked on five differents business, Green house, harvester and fruits packer. All of those job were contract. FUTHER INFORMATION References, more explications are aivailable upon request.
test TOEIC® qui évalue la pratique de l’anglais dans un contexte professionnel, le test TOEFL® se concentre sur l’univers académique. Norme internationalement reconnue de maîtrise de la langue anglaise, le test TOEFL® est exigé par plus de 5 000 établissements d’enseignement secondaire et supérieur dans le monde entier. Outre les établissements d’enseignement secondaire et supérieur, de nombreux gouvernements et organismes de réglementation professionnelle et de certification ainsi que des programmes d’échanges et de bourses d’études utilisent les scores du test TOEFL® comme outil de prise de décisions.
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Remarques du correcteur : – le mot « knowledge » est correctement orthographié ; – « EDUCATION » est le seul titre sans faute ; – « Exchange student » est un terme existant ; – « Sheeping » est un néologisme intéressant, à garder en mémoire il pourra peut-être servir le jour où il s’agira d’expédier des moutons ; – une mention spéciale pour « information » qui ne prend jamais de « s » en anglais et pour l’expression « upon request ». On soupçonne l’intervention de la personne à qui Mérineau Sébastien doit « take the exam » dans la lettre de motivation. Certes extrême, l’exemple de Mérineau Sébastien illustre à quel point l’écart entre le niveau d’anglais que l’on croit avoir et celui que l’on a réellement peut être énorme. Dans l’esprit optimiste de milliers de Français, « se débrouiller en anglais » et « être bilingue » sont pratiquement synonymes. Aujourd’hui, si Mérineau Sébastien a décroché un emploi de traducteur, – Ce n’est pas grâce à moi ; – Ce ne peut être que dans une certaine PME de la banlieue de Bordeaux9.
9. Qui, à mon avis, ne doit guère commercer avec l’Indonésie.
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l’anglais du soleil levant
En plus de ceux des Français, la langue anglaise subit les assauts de nombreux peuples étrangers. Les Japonais, en particulier, semblent beaucoup souffrir avec la langue de Shakespeare. L’inverse est également vrai. Un ingénieur japonais avait conçu un robot qui simule les mouvements que fait un chat qui, chutant d’une certaine hauteur, retombe, comme on le sait, sur ses pattes. À un congrès de robotique où je travaillais, il commença son intervention par cette phrase superbe : « Herro, overturning motion animal cat when fall rand feet first. » La messe était dite. Le sujet était sans doute fascinant, mais le public ne pouvait pas prendre de notes tant il avait du mal à se concentrer, le reste de la conférence étant du même acabit. « Herro » signifie bonjour en anglais du soleil levant. Les Japonais ont beaucoup de mal à prononcer les R et les L. Si vous ne me croyez pas, demandez à un touriste Japonais quel est le plus grand musée de Paris, vous verrez. Le groupe adjectival (si l’on peut dire) « overturning motion animal » décrit le chat vivant qui fait des mouvements sur lui-même. Plus concis, tu meurs. Plus monstrueux sur le plan grammatical, tu meurs aussi. T’es déjà mort deux fois et ce n’est pas fini. L’expression « when fall » est compréhensible, bien que totalement erronée. « Rand feet first » est la prononciation nipponne de « land feet first » qui, bien que mal ou pas conjuguée, signifie « retombe sur ses pattes ». J’évoque ce souvenir en ayant une pensée amicale pour le confrère, disparu, qui fut amené à interpréter ces propos et qui était connu dans 37
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notre profession pour sa constante sérénité, la qualité de son travail et pour son impeccable imitation de l’accent japonais en anglais. Je racontais cette histoire de robotique à une amie consœur interprète d’espagnol qui me dit, contre toute attente : « J’ai connu mieux. » Recrutée pour travailler temporairement aux Nations Unies à New York, elle se retrouva au sein d’une équipe travaillant dans une réunion présidée par, vous l’avez deviné, un Japonais. Celui-ci ne pouvant s’exprimer que dans une des six langues officielles des Nations Unies (le chinois, ou plus exactement le mandarin, l’anglais, le français, l’espagnol, le russe et l’arabe), c’est en anglais (du soleil levant) qu’il choisit de donner la parole (« to give the floor » en anglais) au délégué du Niger en disant : « I give the fwrol to the nigger. » (Je donne la parole au sale nègre.) La salle fut pleine de toussotements et de sourires très gênés, puis le délégué nigérien dit, avec un large sourire : « Merci Monsieur le Président de me donner la parole avec tant d’amabilité. » Une rare occasion de rire jaune à de l’humour noir, ou inversement. § Après la puberté, il est impossible de reproduire certains sons d’une langue étrangère. Cela est dû au fait que certains organes de la parole, notamment le palais, ont atteint leur forme définitive et ne présentent plus de souplesse d’adaptation. Il en va de même pour certains circuits synaptiques responsables de l’assimilation et de la reproduction des sons. On ne peut plus reproduire certains sons, d’une part parce qu’on ne les entend plus et d’autre part, parce que notre appareil vocal ne le permet plus. Pour parler une langue sans le moindre accent, il faut donc l’acquérir avant la puberté. Ce fait avéré n’est pas une découverte récente : « … rapporter principalement les humeurs de ces nations et leurs façons, et pour frotter et limer nostre cervelle contre celle d’autruy. 38
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Je voudrois qu’on commençast à le promener dès sa tendre enfance, et premierement, pour faire d’une pierre deux coups, par les nations voisines où le langage est plus esloigné du nostre, et auquel, si vous ne la formez de bon’heure, la langue ne peut se plier. » Michel de Montaigne, Essais, I, 26. Si les interprètes sont déroutés par certains Japonais qui tentent de s’exprimer en anglais et s’il est facile de se moquer gentiment d’eux, j’aimerais bien être capable de dire quoi que ce soit en japonais, fûtce au prix que l’on me juge désopilant (« hiralious »). Par ailleurs, force est de constater que les Japonais issus de générations récentes s’expriment en général mieux en anglais que leurs aînés. Cela tient sans doute au fait que l’enseignement de l’anglais au Japon est passé d’une pédagogie reposant surtout sur l’écrit à un apprentissage faisant la part belle à l’oral. De plus, la langue des Américains et des Anglais n’est plus vue comme celle des ennemis d’une guerre que les jeunes considèrent comme lointaine, mais comme celle du commerce extra-insulaire et de l’ouverture sur l’Occident. L’anglais du soleil levant est à l’honneur sur le site internet bien nommé : http://www.engrish.com
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la carpette et le boulet « Vous savez ce que ça veut dire, 2B3? Deux cerveaux pour trois ! » Jamel Debbouze
Si vous ne vous souvenez pas de tout l’œuvre de ce « boys band » dont le nom pour un anglophone natif ne peut signifier que « être trois » ou « pour être trois », peut-être savez-vous que dans ce que l’Académie française appelle les « esprits envahis10 » de ses membres, « 2B3 » signifie aussi « être libre(s) ». En effet, les Français qui ont du mal à prononcer le [th] anglais se replient parfois sur [z], [s], [t], [d], [v], ou bien, plus rarement, [f]. Ce n’est pas l’imperfection de la prononciation qui heurte, tant elle est pardonnable11 ; c’est l’exploitation malheureuse de la langue de Shakespeare que nous a imposée ce groupe de garçons qui est affligeante. Elle l’est moins quand on sent qu’on l’a délibérément accompagnée d’humour, comme l’a fait le rappeur Disiz, pour son album « Disiz the end ». Mais il n’y a pas que les étoiles (filantes) de la chanson qui se donnent un nom (qu’ils croient) anglais ou qui utilisent cette langue pour faire bien. Pour ne prendre que deux exemples, bien des années plus tard, à l’automne 2008, le Conseil général de l’Aisne n’a rien trouvé de 10. Voir « La guerre que l’on croit n’aura pas lieu » et « La grammaire anglaise est une chanson douce ». 11. Voir « L’anglais du soleil levant ».
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mieux que de lancer une campagne de publicité sous le slogan : « l’Aisne, it’s open » (« open » [eau-peine] devant sans doute rimer avec Aisne). Il n’aura échappé à personne que l’imbécillité de cette campagne a été financée par les contribuables. Plus au sud, pour remplacer le nom des deux aéroports lyonnais, Lyon-Saint-Exupéry et Bron, le groupe Aéroports de Lyon, engagé dans une réflexion pendant pas moins de neuf mois, finalisa fin février 2009 son projet en voulant rebaptiser l’ensemble « Lyon Airports ». Le préfet du Rhône marqua son opposition, jugeant « inadmissible que certaines institutions sous-estiment à ce point le poids économique et culturel de la langue française et les valeurs qu’elle véhicule ». Le préfet fit aussi valoir que l’État est actionnaire à 60% de la plate-forme aéroportuaire. Mais le groupe Aéroports de Lyon avait mis en place la nouvelle signalisation. Coût de l’ensemble de cette modification : 200000 Euros. A peine née, l’appellation « Lyon Airports » fut mise de côté et la société aéroportuaire gestionnaire des aéroports de Saint-Exupéry et de Bron répond de nouveau au nom d’Aéroports de Lyon. La violente polémique déclenchée par le préfet aura été courte mais efficace. Mais être actionnaire à 60% et laisser dépenser une telle somme pour ensuite jouer les héros dans la presse ne constitue peut-être pas la meilleure façon de veiller aux intérêts des citoyens contribuables : en effet, 200000 Euros pour défendre de manière aussi ponctuelle la langue française, c’est cher. Le Conseil général de l’Aisne et le groupe Aéroports de Lyon auraient pu prétendre au prix de la Carpette anglaise, prix d’indignité civique décerné annuellement à un membre des élites françaises ou à une personnalité morale qui s’est particulièrement distingué par son acharnement à promouvoir la domination de l’anglo-américain en France et dans les institutions européennes au détriment de la langue française. Le prix de la Carpette anglaise distingue plus spécialement les déserteurs de la langue française qui ajoutent à leur incivisme linguistique un comportement de veule soumission aux diktats des puissances financières mondialisées, responsables d’une crise sans précédent ainsi que de l’aplatissement des identités nationales, de la démocratie et des systèmes sociaux humanistes. 42
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Les derniers lauréats sont : 2008 : Mme Valérie Pécresse, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche pour avoir déclaré que le français était une langue en déclin et qu’il fallait briser le tabou de l’anglais dans les institutions européennes, ainsi que dans les universités françaises, en rendant obligatoire l’enseignement intensif de cette langue au détriment de toutes les autres (ce qui est notamment contraire au traité de l’Élysée de 1963). 2007 : Mme Christine Lagarde, ministre de l’Économie et des Finances qui communique avec ses services en langue anglaise, par 8 voix contre 4 à M. Jean-Marie Bockel, secrétaire d’État à la Francophonie, qui a publiquement célébré les futurs bienfaits du protocole de Londres. (http://www.langue-francaise.org/Articles_Dossiers/Carpette_2007.php) 2006 : Le Conseil constitutionnel pour « ses nombreux manquements à l’article 2 de la constitution qui dispose que la langue de la République est le français » et pour avoir « déclaré conforme à la constitution le protocole de Londres sur les brevets, permettant ainsi à un texte en langue anglaise ou allemande d’avoir un effet juridique en France ». (http://www.langue-francaise.org/Articles_Dossiers/ Carpette_2006.php) Le site www.langue-francaise.org/Articles_Dossiers/Carpette_historique.php donne plus d’informations sur le Prix de la Carpette anglaise. Les sites ci-dessous donnent plus d’informations et d’arguments contre le Protocole de Londres. À l’heure où sont écrites ces lignes, le dernier de la liste (« last but not least » !) nous gratifie malheureusement d’une énorme faute d’orthographe. – http : //www.comite-contre-protocole-londres.eu/ – http : //www.lapetition.be/en-ligne/contre-le-protocole-de-londres-217. [html – http : //www.republique-des-lettres.fr/10003-protocole-de-londres.php – http : //www.canalacademie.com/Brevets-les-arguments-contre-le.html 43
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Pour diverses raisons, le Prix de la Carpette anglaise ne s’applique pas à des individus qui travaillent dans le secteur privé. Et pourtant, les candidats ne manquent pas et leur pouvoir de nuisance à l’encontre de la langue française n’est pas négligeable. § Parmi les réunions internes à la fois tristes et amusantes qui resteront à jamais dans ma mémoire, il y a celle qu’avait tenue une très importante société d’ingénierie française où le grand patron avait décidé de parler anglais parce que, comme il l’expliqua dans son introduction, « oui arrhe a groupe international ». Mais avant cette fière justification, c’est sa toute première phrase qui donna la mesure de ce qui allait suivre. Cette phrase est d’ailleurs si souvent prononcée qu’elle est emblématique, tant elle ne laisse jamais rien présager d’autre que des propos consternants et/ou désopilants : « Thank you to be there » [Saint Quiou tout bi zère] (au lieu de « Thank you for being here »). Tant de choses sont exprimées en cinq petits mots. Seuls les deux premiers sont justes, bien que la prononciation évoque autant le remerciement que l’hommage involontaire au Saint Patron des Français qui parlent anglais comme une vache espagnole12. L’introduction permit à ma consœur et moi de voir que personne n’écoutait notre interprétation vers le français, et pour cause : nul besoin d’être anglophone pour déguster ce genre de délice en version originale. S’ensuivit un tour d’Europe des performances commerciales des filiales (« a tour of Europe of the commercial13 performances14 of ze subsidies15 »). 12. Ou, comme dirait Coluche, « comme vache qui pisse ». 13.« Sales » serait plus approprié. 14. Dans ce contexte, ce mot ne prend pas de « s » et est singulier en anglais. 15. Ce mot signifie « subventions ». « Filiales » se dit « subsidiaries ».
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« France iz au quai, Italie good, Germanie oui no ave ze results but it cime good, but in Spain and Portugal, oui are, oui are… (se tournant vers un des directeurs assis au premier rang) comment on dit “traîner un boulet” Jean-Marc ? » Ledit Jean-Marc ne sachant pas non plus, le patron enchaîna en disant : « … oui are training painful balls ! » Voyant que, contrairement à lui, le public hilare comprenait ce qu’il disait mais pas ce qu’il voulait dire, le patron trouva judicieux de se lancer dans un exercice de mime ; celui-ci laissa les non francophones imaginer qu’en français il devait exister une métaphore un peu compliquée indiquant que la plus pénible des situations consiste à traîner les testicules (ou à leur donner des cours de formation) par les chevilles, ou quelque chose comme ça. Profitant de l’interruption de séance et de la bonne humeur qui envahit la salle, Jean-Marc se rapprocha de l’oreille du patron et lui rappela notre existence, en nous montrant du doigt. Le patron informa alors l’assistance qu’il allait s’exprimer en français et faire appel aux interprètes, alors même qu’il ne nous avait pas salués, remarqué notre présence ou compris notre fonction en entrant dans la salle. Nous sommes souvent recrutés par des collaborateurs avisés et prévoyants. Certains sont cruels envers leurs supérieurs.
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pire qu’au téléphone
Pour quelqu’un qui n’est pas véritablement anglophone, parler anglais est moins ardu que le comprendre de la bouche d’un locuteur natif. Le comprendre de la bouche d’un locuteur natif que l’on voit en face de soi est moins difficile que si on ne le voit pas. Mais il est des situations, très rares, où l’interlocuteur est plus compréhensible s’il n’est pas vu. Un groupe de chirurgiens dentistes français avait organisé une brève rencontre en vidéoconférence avec des confrères américains. D’un côté de l’Atlantique, les participants se trouvaient dans une demi-douzaine de villes françaises et de l’autre, ils étaient, si je me souviens bien, à Chicago. Mon confrère et moi étions à Paris, au milieu du dispositif technique. Plusieurs jours auparavant, nous avions préparé cette conférence en nous imprégnant du vocabulaire français et anglais et en nous faisant expliquer dans les grandes lignes par l’un des organisateurs les concepts et techniques qui allaient faire l’objet des échanges. Aux États-Unis, les participants n’entendaient que la voix des interprètes. En France, les participants avaient à leur disposition des casques leur permettant d’écouter, s’ils le souhaitaient, notre interprétation simultanée d’anglais en français. Certains chirurgiens dentistes se sont munis d’un casque, d’autres, non16. Pendant un certain temps, tout se passa bien. Les échanges allaient bon train : de part et d’autre, on expliquait les techniques utilisées, les 16. Voir « L’anglais en France : véritable langue ou simple compétence ? ».
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voies d’abord, les incisions, les outils, les gestes, etc. On posait des questions, on apportait des précisions. Puis, à Chicago, un des participants assis à la tribune intervint. Il s’agissait manifestement du chirurgien dentiste américain qui avait le plus d’expérience en la matière. À notre grande surprise, il se mit à décrire sa façon de travailler en joignant le geste à la parole, autrement dit en mettant un, deux, voire trois ou quatre doigts dans la bouche pour tenter d’être plus clair. Il l’aurait sans doute été davantage s’il n’avait pas été filmé car il n’aurait pas eu recours à l’image. Mon confrère essaya tant bien que mal de surmonter cette difficulté en plus de celle de ne pas avoir un fou rire. Ses propos étaient clairs, alors qu’en anglais, cela donnait à peu près l’équivalent de ceci : « Alors mmmfou ifsolez la pré-mobbaire comme fa, ssffou chaites une infision, ffou chaites uu ffuture puis ssffou plaffez le panffemenff… » Plusieurs participants français, qui avaient suivi directement en anglais jusqu’alors, se levèrent pour aller prendre un casque, jugeant que mon confrère comprenait mieux qu’eux, ce qui n’était pas faux. Après les explications de ce monsieur au talent pédagogique discutable et aggravé par la retransmission par satellite, tout rentra dans l’ordre. Il y eut encore quelques interventions et la conférence se termina autour d’un verre fort sympathique. « C’était pas de la tarte, l’américain ! dit un des participants à mon confrère. – Mais ç’aurait pu être pire, ajouta un deuxième, imaginez qu’on soit proctologues ! » § Si les vidéoconférences ne sont pas aussi répandues qu’on nous laissait l’espérer lors du lancement de cette technologie, les cours d’anglais par téléphone, eux, recueillent un succès grandissant dans les entreprises. Outre les avantages pratiques, la souplesse et le gain de temps considérable qu’ils représentent, ils permettent de réaliser 48
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des progrès de compréhension rapides. En effet, le téléphone est particulièrement impitoyable (« instrument tiède », disait Salvador Dali) car il occulte, par définition, les yeux et les mains qui s’avèrent pourtant bien utiles (dans la plupart des cas…) lorsqu’on essaye de comprendre et de communiquer avec des étrangers.
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le dictionnaire traître
Le dictionnaire français-anglais n’est pas nécessairement l’allié de ceux qui ne savent pas le manier. Il peut même se retourner contre eux. Compter aveuglément sur un dictionnaire français-anglais d’un format trop petit peut donner des résultats rigolos. En effet, aussi bien en français qu’en anglais, les mots ont plusieurs acceptions ; il faut donc pouvoir choisir laquelle est la plus appropriée selon le contexte. L’occasion de voir une illustration caricaturale de ce phénomène m’a été donnée par les organisateurs d’une conférence sur les nuisances des zones aéroportuaires. L’ordre du jour qui m’avait été envoyé avant la conférence était intitulé « Diary » (journal intime) et non « Agenda ». Cette confusion vient du fait qu’un agenda peut aussi remplir la fonction d’un journal intime. Le dictionnaire auquel les organisateurs avaient eu recours le savait ; mais apparemment, il ne savait, ou il n’indiquait, que cela. Avant un certain nombre de propositions, la conférence devait faire un état des lieux de la situation. Ainsi, l’ordre du jour indiquait « inventory of fixtures », ce qui désigne, sans ambigüité, l’état des lieux d’un bien immobilier avant ou après une location ou une vente. Après la première série d’exposés, il était prévu un débat avec la salle. En français, cette expression est une synecdoque, tout comme 51
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« boire un verre ». On se doute en effet que la discussion se fera avec le contenu de la salle et non le contenant. L’ordre du jour en anglais indiquait le contraire : « debate with the room ». (Dommage qu’une faute de frappe n’ait pas fait précéder le dernier mot d’un b, ce qui aurait laissé espérer un « débat avec le balai » ou d’un g, ce qui aurait donné un « débat avec le marié », mais je m’égare.) En fin de journée, après l’intervention de tous les acteurs et riverains concernés, il devait se tenir un débat entre eux. En anglais, il s’agissait donc d’un « debate with actors and the waterside population ». Mais « actors » signifie « des comédiens » et « waterside population » désigne les gens qui habitent au bord d’une rivière, d’un lac, etc. La perspective d’un tel débat surréaliste me laissait rêveur. La deuxième page du document valait également son pesant de kérosène. Il y était donné le nom, l’adresse électronique et le numéro de téléphone portable des organisateurs, en cas de problème. Elle était intitulée « Some coordinates, in case of… ». « Coordinates » ne peut désigner que des coordonnées géographiques (7°45 E, 48°35 N par exemple) et « in case of » attend désespérément quelque chose… comme un recours modeste à un traducteur professionnel par exemple. Tout comme certains menus de restaurant rédigés pour les touristes, ou certains textes traduits automatiquement sur internet, ce genre de document est, par endroits, incompréhensible pour les étrangers ni francophones ni véritablement anglophones et il est désopilant pour les vrais anglophones, surtout s’ils perçoivent l’origine française des mots. Si le souvenir du latin et/ou du grec permet d’apprécier la transparence des mots français, la connaissance de l’anglais offre l’avantage supplémentaire d’une bonne rigolade de temps à autre. J’avais donc encore le sourire aux lèvres quand je me rendis à cette conférence. 52
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Après avoir déposé mon manteau et mes sarcasmes au vestiaire, au-dessus duquel trônait un majestueux panneau « Locker room » (la pièce où l’on se met en bleu de travail à l’usine ou bien en tenue de sport au gymnase, au stade ou à la piscine), je m’empressai d’aller voir les intervenants pour les exhorter à parler leur langue maternelle. C’est ce qu’ils firent, et l’on rigola moins, le sujet étant plutôt préoccupant.
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le dictionnaire traître 2
Pour écrire ces lignes, j’ai voulu me référer à une définition unique et précise du mot « langue ». Mais il y a autant de définitions de ce mot qu’il existe de dictionnaires. Au hasard de la lecture de quelquesunes d’entre elles, je me suis posé la question de savoir comment procéderait un adolescent qui souhaiterait avoir une définition de ce mot. (Excusez-moi, on me souffle dans mon oreillette qu’aucun adolescent ne s’intéresse à cela.) Peu importe, poursuivons, même s’il s’agit d’une hypothèse irréaliste : ayant peut-être un ordinateur plutôt qu’un dictionnaire sous la main, cet adolescent virtuel entrerait vraisemblablement « langue définition » et laisserait le moteur de recherche trouver. C’est ce que j’ai fait. J’ai sélectionné « L’internaute – Encyclopédie – Dictionnaire de la langue française ». Mauvaise pioche : Langue, nom féminin. Sens 1 : Organe charnu et mobile qui se situe dans la bouche [Anatomie]. Anglais tongue Sens 2 : Ensemble de signes oraux et écrit qui permettent à un groupe donné de communiquer [Linguistique]. Ex La langue anglaise. Synonyme langage Anglais language Sens 3 : Manière de s’exprimer propre à un groupe [Linguistique]. Synonyme jargon Anglais language D’abord, le manque de ponctuation me met en alerte et me fait douter de la crédibilité du fond. Ensuite, mes connaissances en stomatologie étant limitées, je me satisfais du sens 1, mais pourquoi diable donne-t-on une traduction en anglais dans le dictionnaire de la langue française ? 55
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Le sens 2 est encore plus intéressant, il comporte une faute d’orthographe : l’adjectif « écrit » n’est pas accordé au pluriel ; feignons d’être indulgents, il doit s’agir d’une étourderie. Une fois de plus, on nous impose une traduction en anglais et l’exemple n’est pas anodin : « Ex La Langue anglaise ». Pourquoi pas la langue bulgare, kurde, portugaise, néerlandaise, same, coréenne, grecque, arabe, finnoise, italienne, mandingue, swahili, russe, tchèque, japonaise ou hongroise ? On estime à environ six mille le nombre de langues encore parlées dans le monde ! Quelque peu irrité, je ne m’intéresse même pas à « Synonyme langage », « Sens 3 », « Synonyme jargon » et « Anglais language ». Pourtant, il y aurait à redire… Encouragé par la diversité et la médiocrité ambiantes, j’ajoute ma pierre à l’édifice branlant et décide de créer moi-même la définition à laquelle je me rapporte pour cet ouvrage. Langue : Ensemble de signes oraux et éventuellement écrits qui permet à l’individu d’un groupe social (communauté linguistique) de communiquer avec les autres individus de ce groupe. Si elle est maîtrisée, la langue permet à l’individu de dire ou d’écrire ce qu’il pense, de penser ce qu’il dit ou écrit et de comprendre les autres. La langue constitue le support principal de l’élaboration et de l’expression de la pensée individuelle et collective (culture).
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la caravane passe, les chiens n’aboient pas De très nombreux mots ou expressions utilisées plusieurs centaines de millions de fois par jour dans l’hexagone sont d’origine étrangère. Pour certains d’entre eux, nous ignorons la signification qu’ils ont dans la langue d’origine ou bien nous n’y prêtons pas attention. Deux objets illustrent ce fait. Disséquons-les. Pour désigner un « maillot à manches courtes, surtout en coton », on utilise le terme tee-shirt. On trouve majoritairement les orthographes tee-shirt, tee shirt et t-shirt. Ce terme est entré facilement dans la langue française. En effet, il est particulièrement court et sa prononciation d’origine ne pose pas de difficulté de reproduction : [ti-cheurte]. Bien que l’objet soit anodin, le terme qui le désigne est intéressant à bien des égards : D’abord, l’orthographe et la prononciation : il ne viendrait à l’idée de personne de prononcer t-shirt [té-cheurte], encore moins [té-chirte]. En l’occurrence, le français écrit et prononce exactement comme l’anglais. Cela n’est pas toujours le cas : cowboy [ko-boï] et non [kao-boï], la prononciation française privant la vache de sa diphtongue17 ou gas-oil, dont la prononciation française n’évoque rien aux oreilles d’un anglophone. 17. Glissement d’un son de voyelle à un autre.
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Ensuite, le sens : on sait ce qu’est un tee-shirt. Mais au-delà de l’origine que constitue la langue source, connaît-on l’étymologie ? Autrement dit sait-on pourquoi c’est ce terme qui désigne l’objet en anglais ? Sait-on qu’il s’agit d’une chemise en forme de T? Pour tenter de répondre à cette dernière question, demandons à tous les gens qui portent un tee-shirt comment se dit « chemise » en anglais. Le résultat de ce sondage ridicule et impossible ne sera pas juste à 100 %, alors que dans les pays anglophones, il est vraisemblable que presque tout le monde saurait dire pourquoi le tee-shirt se nomme ainsi. Restons dans la haute couture, avec une autre illustration : le terme « sweat-shirt » ou sweatshirt, qui désigne un pull-over18 en jersey19 de coton molletonné, resserré aux poignets et à la taille. D’abord, l’orthographe et la prononciation : [souaite cheurte] correspond à la prononciation anglaise, mais de nombreux Français disent [souite cheurte]. Cela vient du fait que « ea » se prononce également [i] en anglais, comme dans « eat ». « Tiens, t’as oublié ton souite cheurte orange, il traîne là par terre, juste à côté de la chaise20. » Cette prononciation hexagonale donne d’ailleurs lieu à l’orthographe « sweet ». En anglais, ce mot désigne autre chose (adjectif : doux, sucré ; nom, en anglais britannique : bonbon). Ensuite, la forme abrégée, lorsqu’elle est employée : bien que cela doive être étayé par un autre sondage ridicule et impossible, il semblerait que [souite] l’emporte sur [souaite]. 18. Ce terme mérite une dissection, lui aussi. Un pull-over est un tricot (en laine, donc, et non en coton) que l’on met en l’enfilant par la tête, de l’anglais « pull » (tirer) et « over » (par-dessus). En français « pull-over », puis « pull » ont remplacé « tricot » qui est, à l’évidence, suranné, pour ne pas dire ringard. En anglais, « pull-over » (ou « pullover ») est tombé dans l’oubli, au profit de « sweater » en américain et de « jumper » en anglais britannique. Quant à l’abréviation « pull », elle n’est pas du tout employée. 19. Ce mot fut utilisé pour le première fois en français par La Mode Illustrée en 1881. Il s’agit d’un tissu élastique de laine, (mais aussi de fil ou de soie) qui était préparé sur l’île de Jersey depuis la fin du xvie siècle. 20. Charlélie Couture, « Après la Fête/Blues » dans Quoi Faire ?, 1982.
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Enfin, le sens : si l’on se doute qu’un sweatshirt est à l’origine un vêtement conçu pour le sport, sait-on que « sweat » signifie sueur ? Peut-on en déduire le sens de « sweatpants » (« bas de jogging », en français) ou de « sweatshop » (atelier clandestin) ? Si bon nombre de noms communs issus de l’anglais échappent impunément à la sagacité étymologique des francophones, il en est de même pour de nombreux noms propres, qu’il s’agisse de produits commerciaux ou de noms de société. Maintenant que nous avons à notre disposition un Institut de sondages ridicules, impossibles mais gratuits21, profitons-en. À la question « Comment dit-on “vacances” ou “congé” en anglais ? », de nombreux Français répondront « vacation » ou « holiday ». Par parenthèse, ce mot vient de « holy » (saint, sacré) et « day » (jour). Plus dur : Comment dit-on « auberge » en anglais ? « Inn22 ». Les bonnes réponses sont plus rares. Ensuite : Connaissez-vous les hôtels « Holiday Inn » ? Oui, cette chaîne internationale d’origine américaine jouit d’une bonne notoriété en France, notamment auprès d’une clientèle d’affaires. Mais peu de Français sauraient dire que son nom désigne une auberge de vacances. Que vend-on dans les magasins « Toys R Us » [toïz ar eusse] ? A. des chaussures B. de la lingerie fine C. des jouets D. des dictionnaires français-anglais Réponse B. Euh, non, pardon, j’avais la tête ailleurs… C, évidemment. 21. L’ISRIG. 22. « On n’est pas sortis de l’auberge » ne se dit pas « we’re not out of the inn », ce qui ferait pourtant un sympathique jeu de mots, mais, par exemple, « we’re not out of the woods ».
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Comment dit-on « jouet » en anglais ? Euh, ben... « Toy ». Pas évident, n’est-ce pas ? « Toys R Us » (« Les jouets, c’est nous », R représentant la prononciation de « are »), ça ne coule pas de source non plus, bien qu’une signature dans la même veine soit apparue depuis peu en français : « Nous c’est le goût » (Quick). Mais à propos de « toy », il existe « sex toy » et d’ailleurs ça me rappelle… Revenons à nos moutons, ou à d’autres animaux, l’araignée par exemple. Spiderman est le personnage de la famille Marvel qui détient le record de recettes de produits dérivés. Demandons à des enfants comment se dit araignée en anglais. Certains ne sauront pas, sauf peut-être si on procède par étapes, en leur demandant le nom de l’homme-araignée, ce que signifie « man » et, enfin, comment se dit araignée. D’autres répondront d’emblée « spider », mais, logiquement, le prononceront [spideur] au lieu de [spaïdeur], la diphtongue n’ayant aucune raison d’être spontanée en français pour ce mot. Ce petit exercice de maïeutique s’applique également à Batman, l’homme chauve-souris. Les lunettes « Ray-Ban » n’étaient, à l’origine que des lunettes de soleil. Chaque rayon (« ray » en anglais) fait l’objet d’une interdiction (« ban ») de passage. Mais on dit [rébanne] et l’on se moque bien du travail acharné d’une poignée de créatifs géniaux en publicité et d’experts en marketing, qui, il y a déjà longtemps, s’étaient réunis pour trouver le concept qui porterait les valeurs de la marque, tout en faisant valoir une promesse de qualité, qui… « T’as vu le dernier James Bond ? demande un jeune à son copain dans l’autobus. – Non, lequel ? – Quand tu m’salaces ou un truc du genre. – Non. » Moi, je l’ai vu. Il s’appelle Quantum of Solace, titre particulièrement incompréhensible en français, et, à vrai dire, pas évident en 60
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anglais. « Solace », qui se prononce [seau-leusse], de la même façon que « palace » se dit [pa-leusse], signifie « soulagement, réconfort » et « quantum » désigne une unité élémentaire, notamment d’énergie. Ma modeste et tardive proposition de traduction serait donc « Hiroshima, mon amour ». Comment ça, c’est déjà pris ? « Nagasaki, ma câline » ? Pas terrible. Mais quelqu’un pourrait tout de même trouver quelque chose de compréhensible en français. Bref, il semblerait que le succès des James Bond ne dépend que très peu de leurs titres. À la limite, si le dernier en date s’appelait « James Bond XXII » ou s’il portait un autre titre compliqué en anglais, même sans rapport avec l’histoire, ça ne changerait rien. La caravane passe, donc, elle s’installe même, et les chiens n’aboient pas.
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la guerre que l’on croit n’aura pas lieu « Il y a aujourd’hui plus d’anglais sur les murs de Paris qu’il n’y a eu d’allemand sous l’occupation ! » Quoique spécieuse à plus d’un titre, cette déploration de l’espérantiste Georges-Henri Clopeau est néanmoins intéressante car elle montre à quel point certaines perceptions des relations entre les langues peuvent revêtir un caractère guerrier, tant elles sont motivées par la peur. D’une expression certes plus nuancée, les autorités publiques françaises donnent, quant à elles, un point de vue similaire. Ainsi, sur le site internet de l’Académie française, à la rubrique « Le rôle », à la sous-rubrique « Défense de la langue française », on peut lire : « Le rayonnement de la langue française est menacé par l’expansion de l’anglais, plus précisément de l’américain, qui tend à envahir les esprits, les écrits, le monde de l’audiovisuel. » « […] Un décret ministériel du 3 juillet 1996 a institué une nouvelle Commission générale de terminologie et de néologie, ainsi que des commissions spécialisées de terminologie et de néologie. L’Académie est membre de droit de ces commissions chargées de forger des mots nouveaux et de recommander des mots français à la place de l’anglais, et son aval est requis avant toute adoption définitive de ces mots. » Par ailleurs, la loi nº 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française, plus connue sous le nom de loi Toubon, 63
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ministre de la Culture de l’époque, vise à protéger le patrimoine linguistique français et assurer la primauté de la langue française en France où certains affirment que son emploi serait menacé par l’extension de l’anglais. Quand la presse s’en mêle… Outre la presse hebdomadaire qui réchauffe de manière régulière et manichéenne des sujets sur la domination de l’anglais, même l’intellectuellement respectable Monde Diplomatique a intitulé un hors-série consacré aux langues : « La Bataille des Langues » (« Manière de voir » n° 97, février-mars 2008) ; celui-ci propose des articles, au demeurant fort savants, tels que « Cette arme de domination », « La chape de l’anglais », « Des stratégies de résistance »… La France a peur et semble donc vouloir être bien armée : la presse se drape de papiers outrés au vocabulaire guerrier, la loi Toubon ne demande qu’à être appliquée et nos sémillant(e)s académicien(ne)s en habit vert sont prêt(e)s à brandir leur épée et à se servir de la coupole comme bouclier pour éviter que le ciel anglais (ze skaï) ne nous tombe sur la tête. Si notre détestation historique de la Perfide Albion semble s’estomper, parfois même au profit d’une admiration affichée par certains en ce qui concerne l’économie (quoiqu’un peu moins depuis la crise financière…), elle est désormais remplacée par notre crainte de l’invasion de l’anglais. Mais cette crainte est-elle réellement fondée ? Surtout, ne se trompe-t-on pas d’objet ? Le vocabulaire martial n’est pas de mise dans les relations linguistiques franco-anglaises. L’ennemi prétendu n’est pas l’anglais, mais le globish. Celui-ci, beaucoup plus faible, ne peut que contaminer le français, pas le supplanter. L’entente cordiale entre les peuples doit également être privilégiée sur le terrain linguistique. Souvenons-nous du magnifique vers de John Gower, poète congénère de Chaucer à qui l’on doit un œuvre en latin, en français et en anglais : 64
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« O gentile Engleterre, a toi j’escrits pour remenbrer ta joye q’est novelle. » (1399) Il importe de faire savoir que le globish, langue véhiculaire nécessaire, ne doit pas être confondue avec la langue anglaise. En parallèle, défendons le français avec des structures rapides et efficaces et ayons une politique linguistique ambitieuse à l’échelle européenne.
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le français n’est pas une langue rare ou menacée d’extinction imminente « La défense et le rôle du français sont ignorés par beaucoup et brocardés par certains. Au-delà de la nostalgie impériale qui motive certains militants, la francophonie est néanmoins une réalité politique, économique, culturelle et humaine importante, qu’il faut connaître et dont les retombées pourraient être mieux utilisées23. » Le français, rappelons-le, demeure la deuxième langue du monde sur le plan géopolitique. En effet, le français est avec l’anglais l’une des deux seules langues parlées sur tous les continents. Il figure parmi les dix langues les plus utilisées dans le monde, dénombrant environ 200 millions de locuteurs. Le français est la langue officielle24, seule, ou avec d’autres langues, dans 32 États et gouvernements membres de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) : Belgique, Bénin, Burkina Faso, Burundi, Cameroun, Canada, Nouveau-Brunswick (Canada), Québec (Canada), Centrafrique, Communauté française de Belgique, Comores, Congo, Congo RD, Côte-d’Ivoire, Djibouti, France, Gabon, Guinée, Guinée Équatoriale, Haïti, Luxembourg, Madagascar, Mali, Maroc, Monaco, Niger, Rwanda, Sénégal, Seychelles, Suisse, 23. Yves MONTENAY, La langue française face à la mondialisation, Les Belles Lettres, 2005. 24. « Langue officielle : langue ayant un statut qui en fait le mode d’expression, du gouvernement de l’administration et souvent de l’école ; ce n’est pas nécessairement une langue nationale (reconnue comme expression d’une ethnie faisant partie de la nation) elle est souvent parlée par une minorité, comme c’est le cas du français en Afrique. La coïncidence de la langue officielle avec la langue nationale suppose une nation unifiée de longue date. » (Marina YAGUELLO, op. cit.)
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Tchad, Togo et Vanuatu. Pour être exhaustif, le français a statut de langue officielle du territoire de Pondichéry (sans statut officiel au niveau de l’État fédéral, mais c’est la seule langue « étrangère » qui ait en Inde un statut officiel en dehors de l’anglais). 23 autres États et gouvernements sont membres de l’OIF : Albanie, Andorre, Bulgarie, Cambodge, Cap-Vert, Chypre, Dominique, Egypte, Ex-République yougoslave de Macédoine, Ghana, Grèce, Guinée Bissau, Laos, Liban, Maroc, Maurice, Mauritanie, Moldavie, Roumanie, Sainte-Lucie, Sao Tomé et Principe, Tunisie et Vietnam. Le français y est pratiqué aux côtés d’une ou plusieurs autres langues (selon la terminologie de l’OIF, le français est « en partage »). De surcroît, l’OIF compte des observateurs (Arménie, Autriche, Croatie, Géorgie, Hongrie, Lituanie, Mozambique, Pologne, République Tchèque, Serbie, Slovaquie, Slovénie et Ukraine). Enfin, le français est pratiqué dans certains pays ou certaines régions (Algérie, Israël, Louisiane…) qui ne sont pas membres de l’Organisation internationale de la francophonie. Par ailleurs, le français a statut de langue officielle, de langue de travail ou de « langue de textes faisant foi » dans de nombreuses grandes institutions internationales : Organisation des Nations unies (ONU), Organisation mondiale de la santé (OMS), Organisation mondiale du commerce (OMC), Organisation météorologique mondiale (OMM), Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), Union africaine (UA), Marché commun de l’Afrique de l’Est et Australe (COMESA), Union européenne (UE), Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), Bureau international du travail (BIT)… Enfin, le français a, aux côtés de l’anglais, statut de langue officielle au Comité international olympique (CIO) (Article 24 de la Charte olympique). Depuis 1994, la France mène une action volontariste qui a permis d’enrayer le recul du français dans les manifestations olympiques. Cette action s’inscrit dans une démarche interministérielle associant les ministères de la Jeunesse et des Sports, des Affaires étrangères, de la Culture et de la Communication, le Comité national olympique et sportif français, 68
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ainsi que des opérateurs tels que l’Institut national du sport et de l’éducation physique (INSEP) et des écoles d’interprétation et de traduction. Considérant que le sport pouvait être un excellent vecteur pour la mise en valeur de notre langue, les ministères et organismes représentés au sein de ce groupe de travail interministériel ont développé une stratégie de coopération linguistique avec les organisateurs des manifestations sportives. L’Organisation internationale de la francophonie et le Comité d’organisation des Jeux olympiques (en l’occurrence celui de Beijing, le COJOB) ont, pour la première fois dans l’histoire des Jeux, signé le 26 novembre 2007 à Pékin une convention pour la promotion de la langue française au cours des 21e Jeux olympiques. Cette convention visait à soutenir les efforts des organisateurs chinois pour assurer l’usage et la visibilité de la langue française lors des Jeux : mise à disposition de traducteurs francophones, recrutement de journalistes francophones, traduction de la plate-forme officielle d’information et du site internet, réalisation d’une signalétique en français, traduction des publications officielles comme le guide du spectateur, formation au français des volontaires chinois, mise en place de manifestations culturelles francophones. En synthèse, comme le fait remarquer Claude Hagège (Professeur au Collège de France, titulaire de la chaire de théorie linguistique), tout cela veut dire qu’il y a des gens dans le monde qui voient dans notre langue un autre choix. Ce n’est qu’en France que le français est à la fois la seule langue officielle et la seule langue autochtone sur l’ensemble du territoire. Paradoxalement, la crainte de la contamination, voire du déclin du français est particulièrement prégnante en France. L’explication tient peut-être dans la formule du linguiste Andrew Cohen : « Si vous ne connaissez qu’une seule langue, vous êtes prisonnier de la tyrannie de cette langue. » Cette sentence s’apparente à celle, quelque peu excessive elle aussi, de Goethe : « Celui qui ne sait rien des langues étrangères ne sait rien de la sienne » et elle nous rappelle que l’emprisonnement et la tyrannie créent la peur. Selon Danielle Leeman-Bouix, « la sauvegarde de la langue n’est qu’une manifestation, 69
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un aspect d’une idéologie beaucoup plus globale et plus profonde, fondée sur le rejet de l’autre25 ». La langue anglaise doit sa richesse à des milliers de mots et d’expressions empruntées à de nombreuses langues étrangères. Cela ne l’a pas tuée26. Le français n’est pas une langue rare ou fragile ; la prétendue menace qui pèserait sur le français n’en est pas vraiment une. Dans Halte à la Mort des Langues27, Claude Hagège cite quelques circonstances « favorables » à l’extinction des langues : « Le purisme et l’absence de normalisation d’une part, d’autre part le défaut d’écriture et enfin le fait d’être un groupe minoritaire. » Il serait particulièrement alarmiste de penser le français en France puisse être menacé par ces facteurs dans un avenir proche.
25. Danielle LEEMAN-BOUIX, Les fautes de français existent-elles ?, Le Seuil, 1994. 26. Litote : figure de rhétorique consistant à dire moins pour faire entendre plus. En anglais : « understatement ». 27. Éditions Odile Jacob, 2000.
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contamination ou enrichissement ?
La langue française est-elle menacée d’appauvrissement au contact de l’anglais ou se nourrit-elle au contraire de la richesse de l’anglais ? En 1964, l’écrivain, traducteur et linguiste sinologue Etiemble annonce l’avènement du franglais, malformation linguistique résultant de l’accouplement maladroit et malheureux du français et de l’anglais. Ce monstre ne vivra pas longtemps. De nos jours, les gens qui mélangent des mots français et anglais dans leur langage non professionnel sont devenus aussi rares que ridicules, surtout quand ils croient malin de dire, pour qu’on les excuse et qu’on les admire : « C’est terrible, j’ai tellement l’habitude de parler anglais que je ne trouve pas le mot en français. » Le plus illustre ambassadeur survivant du franglais reste l’inénarrable JCVD, le belge Jean-Claude Van Damme, surnommé « Muscles from Brussels » en anglais. Florilège : « La drogue, faut pas toucher, c’est sérieux... Moi j’ai touché, j’ai perdu le touch, j’avais plus le feeling de la vie... Ma brain était à l’envers dans ma tête. La drogue, c’est comme quand tu close your eyes et que tu traverses la rue… » « Y a des gens qui n’ont pas réussi parce qu’ils ne sont pas aware, ils ne sont pas “au courant”. Ils ne sont pas à l’attention de savoir qu’ils existent. Les pauvres, ils savent pas. Il faut réveiller les gens. 71
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C’est-à-dire qu’y a des gens qui font leur travail, qui font leurs études, ils ont un diplôme, ils sont au contact tout ça. Tu as un rhume et tu fais toujours “snif”. Faut que tu te mouches. Tu veux un mouchoir ? Alors y a des gens comme ça qui ne sont pas aware. Moi je suis aware tu vois, c’est un exemple, je suis aware. » Si l’on admet que le franglais n’existe plus, pour tenter d’appréhender l’impact qu’a aujourd’hui l’anglais sur le français, il faut se demander dans quels contextes le français est réellement au contact de l’anglais et non du globish, qui est trop faible pour exprimer des idées riches ou des nuances intéressantes. Outre celui de l’économie et de l’entreprise, il en est un, fondamental : celui des médias, qui nous expliquent à leur façon la réalité du monde que nous ne voyons pas. Pour ce faire, ils emploient un langage qui permet la compréhension par le plus grand nombre, alors même que les outils linguistiques de perception de la réalité du monde varient d’un individu à l’autre. Quoique rarement évoqué, cet aspect linguistique participe des critiques formulées à l’encontre des médias. Josette Rey-Debove, maître d’œuvre du célèbre Petit Robert, estime qu’un terme « passe » dans la langue lorsqu’il est régulièrement utilisé par les médias. S’agissant des informations internationales, les journalistes français sont souvent amenés à traduire des dépêches émanant d’agences de presse en langue anglaise. La contrainte de temps qui caractérise ce travail n’étant pas forcément propice à l’expression d’une sensibilité linguistique exacerbée, le rendu est parfois médiocre. Dans la liste (non exhaustive, loin s’en faut) ci-dessous, les mots et expressions de la colonne de gauche sont assez souvent utilisés par les médias. Dans la colonne de droite se trouvent ceux qu’emploierait vraisemblablement un journaliste ne connaissant rien de l’anglais et dont le français, de ce fait, ne risquerait pas de se laisser contaminer. 72
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adresser (un problème) traiter atmosphère ambiance attaque terroriste attentat avocat (d’une idée ou d’une cause) défenseur challenge défi, enjeu charges chefs d’inculpation commission bi-partisane commission paritaire définitivement sans aucun doute démonstration manifestation développer mettre au point déviation standard écart-type en charge de chargé de faire sens avoir du sens, être logique, sensé, naturel… ferme éolienne champ d’éoliennes fondamentaliste intégriste global mondial globalisation mondialisation industrie (ex : l’industrie du bâtiment) secteur initier lancer, mettre en œuvre intelligence renseignement introduire (quelqu’un) présenter (Intuitivement, on sent que ce verbe est particulièrement mal choisi lorsqu’il s’agit de présenter une dame.) légal juridique marcher défiler prescription ordonnance régulation règlement, réglementation Secrétaire (américain) ministre Secrétaire d’État (américain) ministre des Affaires étrangères sentence peine significatif important, grand sous contrôle maîtrisé spécifications cahier des charges supporter (dans un contexte non sportif) sympathisant 73
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sympathie travailleuse sociale versatile zéro gravité (ou gravité zéro)
compassion assistante sociale polyvalent, souple apesanteur
S’ils font bien, sans doute parce qu’ils ont dans l’esprit du journaliste qui les utilise une consonance plus « moderne », certains de ces mots ne présentent aucun intérêt par rapport aux mots de la colonne de droite car ils n’enrichissent pas le sens du propos, ne sont pas plus clairs ou moins ambigus (bien au contraire) et ils ne sont pas toujours plus brefs. Cette cohabitation est stérile, voire délétère. En revanche, dans certains domaines, l’usage de l’anglais fait bien au point d’être tout à fait obligatoire par souci d’appartenance à un groupe, autrement dit pour éviter le ridicule. Un exemple frappant est celui du skateboard (planche à roulettes), dont le vocabulaire étouffe complètement, sans doute de manière irréversible, le français. Jugeons plutôt : Le skate : Un skate se compose d’une board, ou deck, recouverte d’une couche de grip et comportant le tail et le nose, et de deux trucks sur les axes desquels sont attachées les roues (tiens, on aurait pu s’attendre à autre chose). On bricole sa board avec des tools, dont le singulier est tools28. On la porte dans un skatebag, ou bag, où on peut aussi mettre les shoes. Les praticants : Ils s’appellent des riders ou skaters ; ils sont soit regular [régular] (qui poppent avec le pied droit), soit goofy [goût-fi] (qui poppent avec le pied gauche). Quand on exécute un tricks29 avec l’autre pied, on fait précéder son appellation du préfixe switch. Un groupe de skaters qui rivalise avec un autre s’appelle une team. Le très jeune skater à qui je 28. À ranger dans la même famille des noms au singulier improbable tels que : un pin’s (dont on comprend aisément pourquoi le masculin et la prononciation marquée du [s] s’imposent) ou, pour changer un peu de langue, un panini. 29. Voir note précédente.
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dois tout ce vocabulaire est membre fondateur de la « Ouistiteam ». Son goût manifeste pour les mots et les jeux de mots lui a peut-être été transmis par sa mère, interprète de conférence et traductrice. Les tricks : Kickflip, flip front, flip back, varial flip, hard flip, pop-shove it [pop-chaud-vite], heelflip, inward-heelflip, varial heel, nose grab, tail grab, non comply (où on pose un pied à terre pendant le tricks), big spin... Sur les rails [rél], les curbs et les ledges, on exécute des grinds (sur les trucks) et des slides (sur la board). Pour faciliter les slides, on peut waxer la board (ça glisse mieux). Les grinds: fifty-fifty, five-o, nose grind, crooked, overcrooked, feeble, hurricane. Les slides: board slide, nose slide, tail slide, blunt slide, nose blunt slide, lip slide. Si vous pensiez que les adeptes du skate ont un vocabulaire limité, vous pouvez retirer le doigt que vous vous étiez mis dans l’œil et aller voir sur http://fr.youtube.com/watch?v=gOgzkyOkek4, le célèbre Jon Allie exécuter un flip back lip slide, suivi d’un flip front, d’un switch 180 back et d’un varial heel flip, rien que dans les trente premières secondes... un truc de ouf ! § Sans aller jusqu’à l’importation directe, dans certains cas on assiste à une dénaturation exogène des mots français. À titre d’exemple, le glissement de sens du mot « ultime » est récent. La définition que donne le dictionnaire est « dernier, final ». Mais « ultime » s’emploie de plus en plus au sens « ultimate », qui signifie « parfait, absolu, abouti, inégalable, idéal ». À l’été 2008, Kit-Kat (barre chocolatée de Nestlé) relance la marque en organisant un concours dont le premier prix est un voyage 75
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dans l’espace. Le concept de Kit-Kat étant celui du « break », le prix représente « le break ultime ». Autre exemple, la marque de jus de fruits Tropicana propose un nouveau produit qui promet « le plaisir ultime des fruits entiers mixés ». Enfin, au début de l’année 2009, une campagne publicitaire vante les attraits de Dubaï, « l’ultime destination ». Celle dont on ne revient pas? Si le mot « ultime » venait à prendre le sens de « ultimate » au fil du temps, cela pourrait engendrer des confusions. En effet, par exemple, si l’on pense qu’un déchet que l’on ne peut plus valoriser et qui doit malheureusement être éliminé ou stocké est désigné comme étant « déchet ultime » (« final waste » en anglais, bien que, fait intéressant, le gallicisme « ultimate waste » commence à contaminer l’anglais), l’adjectif pourrait donc revêtir deux sens opposés ! Trois évolutions seraient alors possibles : Un effort de contextualisation sera souvent nécessaire pour que la coexistence des deux sens perdure ; Si cela s’avère impraticable, la langue française rejettera le glissement de sens pour ne garder que l’acception première ou bien le mot « ultime » perdra son acception première. J’ai eu l’occasion d’assister à une parfaite synthèse de ces cas de figure alors que je me trouvais dans le bureau d’une cliente, assistante de direction dans une grande entreprise. Une de ses collègues entra dans le bureau et dit : « Bonjour Isabelle, est-ce que tu as l’agenda (qu’elle prononça [la djène-da]) de la réunion de jeudi prochain ? – Tu veux dire l’ordre du jour. – Ben oui, (levant les yeux au ciel), l’agenda. – Tu sais Jennifer, le mot agenda en français, il sert à autre chose. Si tu dis agenda au lieu d’ordre du jour, qu’est-ce que tu vas dire pour agenda30 ? » 30. Voir « Le Dictionnaire traître ».
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De très nombreux mots pourraient faire l’objet d’une analyse détaillée, sorte de complément à la savoureuse chronique « Le mot de la fin » que nous livrait jadis Alain Rey sur France Inter, dans laquelle il disséquait un mot, mais sans traiter de l’influence de l’anglais sur le français. Il arrive parfois que des éditorialistes se livrent à cet exercice comme point de départ à une réflexion sur un sujet plus large. Ainsi, dans le supplément « Télé Ciné Radio Musiques DVD Internet » du Nouvel Observateur en date du 31 octobre 2008, Jean-Claude Guillebaud donne à son « Ecoutez voir » le titre : « Vous avez dit régulation ? » et le sous-titre : « Les mots, même les plus anodins, véhiculent une discrète idéologie ». S’agissant de certains mots issus de l’anglais, y compris ce fameux « régulation », dont Jean-Claude Guillebaud oublie de signaler que son emploi actuel provient de l’anglais, mon expérience d’interprète de conférence dans le monde du travail en France m’a montré que l’idéologie en question (le capitalisme, voire le néolibéralisme) se vautre dans le vocabulaire français d’une manière à peu près aussi discrète qu’un éléphant dans un magasin de porcelaine. Cette idéologie est d’autant moins discrète qu’elle n’est, pour l’instant, pas concurrencée. Nonobstant les veules importations et les tristes anglicismes qui envahissent le français, aucune langue ne peut se targuer aujourd’hui d’un vocabulaire autosuffisant et il est utile d’intégrer certains mots étrangers. Le français ne déroge pas à ce fait et l’influence de l’anglais, comme celle d’autres langues, peut être bénéfique. Pourquoi condamner les néologismes anglais contemporains et non les termes qui ont enrichi notre langue au fil des siècles ? Que ferions-nous et que serions-nous sans concerto (italien), saga (scandinave, islandais), guérir (allemand), café (arabe), chocolat (espagnol), plage (italien), panda (népalais), digue (néerlandais), patate (quechua), mangue (portugais), tomate (nahuatl), piranha (tupi), kakémono (japonais), ouragan (taino), berlingot (italien), anorak (inuit), mièvre (scandinave), mocassin (algonquin), zouave (araboberbère), crabe (néerlandais), mesquin (espagnol), pyjama (hindi), icône (russe), etc. ? 77
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Il est vrai que la langue qui donne actuellement lieu au plus grand nombre d’importations et de calques en français et dans d’autres langues est incontestablement l’anglais. Bien que les mots anglais en français soient encore peu nombreux (mais très audibles et visibles), cette propagation s’opère à un rythme sans précédent, pour des raisons d’ordre économique et grâce aux performances des technologies de l’information et de la communication. Parmi les mutations utiles, depuis quelques années, le terme « militant » a été remplacé par « activiste » (inspiré du terme anglais « activist ») dans un contexte de violence, particulièrement de terrorisme. En effet, on ne dit plus, par exemple, « un militant du Hezbollah ». En revanche, s’agissant de la défense non-violente de causes ou d’intérêts, c’est le terme « militant » qui s’applique (un militant de la CFDT). Mais en anglais, les mots connaissent des évolutions aussi et c’est désormais l’inverse qui prévaut : « militant » pour le responsable d’un attentat, « activist » pour le défenseur non-violent d’une cause. Le verbe « minimiser » signifie présenter quelque chose de manière à en réduire l’importance (minimiser le rôle de quelqu’un, minimiser un incident). Ne pas confondre avec « minimaliser » : réduire jusqu’au seuil minimal. Au lieu de « minimaliser », l’immense majorité des gens gagnent une syllabe et disent « minimiser », de l’anglais « minimise » ou de l’américain « minimize ». (Cet usage est logique, étant donné la signification de maximiser : pousser à son maximum et celle, très légèrement différente, de maximaliser : augmenter jusqu’au seuil maximal ou jusqu’à la valeur maximale). Pour éviter de proférer ce qui peut encore être considéré comme un anglicisme, certains disent « réduire au maximum », ce qui semble être un oxymore tant les deux mots sont contradictoires, ou « réduire au minimum », qui est ambigu, ou bien encore « réduire le plus possible », qui est encore plus long et dont le sens est légèrement différent. Dans l’usage courant à l’heure actuelle, « minimiser » compte deux sens et « minimaliser » prend la poussière dans les dictionnaires. 78
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Toujours introuvable dans les dictionnaires, le verbe « prioriser » est pourtant très utile et très usité en entreprise. Signifiant « hiérarchiser », « classer par ordre prioritaire » ou « établir des priorités », il présente en plus l’avantage d’être transitif ou intransitif. On peut ainsi « prioriser des actions » ou simplement « prioriser ». En filigrane de ce terme nouveau en français, on peut lire le verbe anglais « prioritise » (orthographe britannique) ou « prioritize » (orthographe américaine). Les Québécois, qui ont une sensibilité linguistique différente de celle des Français pour des raisons géographiques et historiques, ont adopté le verbe prioriser sans que cela ne suscite un profond émoi. Le verbe « nominer » (inspiré de « nominate ») signifie « sélectionner » (pour participer à la phase finale). Ce verbe, le seul qui s’emploie désormais dans cette acception dans les festivals de films, est accompagné d’un participe qui sert également de substantif : « nominé » (inspiré de l’anglais « nominee »). « Courrier électronique » se dit « e-mail » en anglais. Les Québécois et certains Français utilisent le joli néologisme qu’est « courriel », alors que la majorité des Français semble avoir adopté le mot « mail », qui est plus bref. Les anglophones ne peuvent pas utiliser ce terme, car celui-ci désigne le courrier traditionnel (également appelé « snail mail » quand il faut vraiment souligner la distinction). Le mot « mail » n’a donc pas le même sens en anglais et en français. Quoiqu’à consonance anglaise, il s’agit d’un mot usité en français. Il serait d’autant plus erroné de considérer qu’il s’agit d’un vilain anglicisme, que le mot « mail » existe depuis des siècles en français dans différentes acceptions et qu’il a probablement été exporté vers l’anglais ! Les très nombreux allers-retours de mots entre l’anglais et le français au fil des siècles sont décrits avec humour et dans leur contexte historique par Henriette Walter dans Honni soit qui mal y pense − L’incroyable histoire d’amour entre le français et l’anglais31. 31. Laffont, coll. « Livre de Poche », 2003.
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Certains mots à consonance anglaise n’existent pas du tout en anglais. Il s’agit de « faux anglicismes », construits à partir d’éléments anglais et dont l’équivalent en anglais est proche mais non identique. Ces mots peuvent éventuellement exister en anglais, mais pas dans la même acception. Un locuteur dont la langue maternelle n’est pas l’anglais a tendance à utiliser le faux anglicisme plutôt que le mot anglais. Ce phénomène illustre bien l’explication que donne la linguiste Marina Yaguello pour distinguer les locuteurs natifs et non natifs : « Les locuteurs non natifs n’ont pas l’intuition de ce qui est correct ou pas32. » « Tennisman », par exemple, est plus court que « joueur de tennis » et même que « tennis player » qui ne s’est pas frayé un chemin dans notre langue. Quant à « pressing », il constitue le mot le plus pratique qui puisse évoquer l’équivalent anglais « dry cleaner », qui s’avère un peu lourd pour « passer la rampe ». « Flipper » est un faux anglicisme lui aussi : le terme anglais, plus long, est « pinball machine ». Mêmes remarques pour « people » (« celebrities » en anglais), qui, de manière intéressante, se décline en « pipolisation » dont l’orthographe phonétique et populaire masque l’étymologie. Bien qu’il existe en anglais dans de nombreuses acceptions, « string » ne désigne pas un sous-vêtement. L’équivalent est « Gstring », dont l’étymologie est controversée, ou « thong », issu du vieil anglais « thwong » qui désignait dès le ve siècle une courroie souple en cuir33. « Un cookies » est également un faux anglicisme. En anglais, l’équivalent est « chocolate chip cookie », à l’évidence beaucoup plus long, et pour cause : « cookie » signifie « petit gâteau » et « chocolate chip » indique la présence d’éclats de chocolat. Evolution rarissime, il semblerait que le mot pourrait quitter la catégorie des noms au singulier improbable évoquée plus haut. En effet, le [s] n’étant pas utile, on dit de plus en plus « un cookie » 32. Marina YAGUELLO, op. cit. 33. Pour plus de détails, voir Pratiques SM dans l’Angleterre du ve siècle, à paraître. Non, je plaisante.
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dans les boulangeries françaises. La prononciation du [s] est parfois maintenue au pluriel, comme s’il s’agissait d’un hommage au singulier d’origine, désormais en voie d’extinction. Ce phénomène s’applique également à un cousin du cookies, le brownies. Dans son acception informatique, « cookies » a connu la même évolution en français, mais dans un sens complètement abstrait. On aurait pu d’ailleurs se gratter la tête quelques instants et trouver un terme français en deux ou trois syllabes. On aurait ainsi pu proposer « poucet », pour désigner la trace que laisse l’internaute sur son passage. Certains noms propres sont également des faux anglicismes. Commandez un « Coca light » aux États-Unis et on vous regardera d’un air interrogateur. En effet, c’est « Diet Coke » qui s’impose. Mais en français, « coke » désigne de manière univoque une substance autrement plus dangereuse. Quant à « diet », il ne s’est pas fondu dans le français non plus, car s’il est prononcé à la française il évoque soit le jeûne, soit le parlement japonais et la prononciation anglaise [daille-eutte], outre le fait qu’elle est plus longue d’une syllabe, comporte une diphtongue délicate. « Ignorer » est un cas intéressant. En français, le premier sens, qui se rapporte à un objet, est « ne pas savoir, ne pas connaître » ; le second, qui se rapporte à une personne, est « ne témoigner aucune considération, feindre de ne pas connaître ». Ce second sens, issu de l’anglais, est rejeté par certains puristes, qui préfèrent dire : « il a feint de ne pas me connaître » ou « elle a fait exprès de ne pas me voir », ce qui est tellement plus long qu’ils doivent rater leur bus de temps en temps. Fait intéressant, l’anglais ne connaît que cette acception, bien qu’il existe « ignorant » ou « ignorance » dans la même acception qu’en français. Une autre illustration de ce phénomène est « important », qui ne recouvre aucun sens quantitatif en anglais. Ce type de différence méconnue est assez répandu entre le français et l’anglais et il engendre des malentendus qui vont de l’inoffensif au cuisant, en passant par le savoureux, selon le point de vue où on se place. Autre cas intéressant, l’une des acceptions du mot « canette » a fait l’objet d’un glissement de sens. En plus de signifier une petite cane, 81
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un petit tube garni de fil de trame dans un métier à tisser ou une petite bobine de fil utilisée dans une machine à coudre, le mot « canette » ne désignait à l’origine qu’une petite bouteille de bière en verre et/ou son contenu (une canette de bière). Aujourd’hui, les boissons en boîte d’aluminium sont de plus en plus répandues, mais « canette » s’utilise plus aisément et plus fréquemment que « boîte-boisson » (un seul mot contre deux, deux syllabes contre trois). Il est inspiré de « can » en anglais. Le français aurait pu importer le terme « can » sans l’altérer, mais la préexistence des homophones « canne » et « cane » à laquelle s’ajoute, dans le même domaine d’application, celle du terme « canette » a facilité et conforté l’adoption de ce mot dans cette acception. En corollaire, on peut remarquer que le suffixe « ette » a perdu sa fonction diminutive dans cette nouvelle acception. En effet, une canette n’est pas une petite « can » (ce mot n’existant pas en français), mais une petite cane (« Dis-donc Germaine, si on mangeait une canette aux olives dimanche à midi avec tes parents et ta sœur34 ? »). Comme nous l’avons vu, les emprunts à la langue anglaise répondent donc à trois objectifs : – l’introduction d’une expression qui fait bien, – l’introduction d’une expression ou d’une nuance inexistante, – la recherche de la concision. Ces critères peuvent bien entendu (et heureusement) être satisfaits par d’autres sources que l’anglais. A titre d’exemple, le terme créole de « profitation », découvert lors de la crise antillaise, est une illustration d’une adoption métropolitaine nouvelle et utile. Utilisée là-bas pour désigner les sur-profits réalisés par les sociétés en position de monopole, la profitation naît d’une rente de situation. Le terme est aujourd’hui repris par la gauche (notamment Jean-Luc Mélenchon et Olivier Besancenot) pour dénoncer plus généralement des excès d’enrichissement au détriment des moins fortunés. 34. Ceci est une fausse citation.
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Cependant, il ne suffit pas de répondre à ces trois critères pour se frayer un chemin dans la langue française. Par exemple, la capacité à déterminer intuitivement l’éventuelle homosexualité d’un individu se dit « gaydar » en anglais, mot-valise construit à partir de « gay » et de « radar ». Mais bien que ce terme puisse faire bien et constituer une expression à la fois nouvelle et très concise pour décrire un concept relativement complexe, son irruption généralisée en français est improbable. En effet, si la première syllabe de « radar » en anglais a la même consonance que « gay », ce n’est pas le cas de « ra » et « gay » en français. Quiconque s’intéresse à la langue sait que son évolution est inéluctable. Les travaux du linguiste Ferdinand de Saussure (18571913) nous montrent que si le temps change tout sur son passage, il n’y aucune raison pour que le langage échappe à cette loi universelle. Vaugelas trouve quant à lui que « c’est la destinée de toutes les langues vivantes d’être assujetties au changement35 ». Néanmoins, certains esprits chagrins estiment que le véritable français ne se trouve que dans la littérature classique et que les néologismes tels que ceux évoqués ci-dessus constituent des fautes. D’autres trouveront qu’il s’agit plutôt « d’innovations », pour reprendre le concept décrit par Danielle Leeman-Bouix36. En France, la peur de l’anglais est liée à la peur que l’on avait jadis de l’Anglais. La peur de l’étranger et du changement constitue une étreinte dont il n’est pas facile de se défaire. Même Claude Truchot, professeur émérite à l’université de Strasbourg, fondateur du groupe d’étude sur le plurilinguisme européen, considère que « la promotion du globish, [ … ] avatar idéologique de la mondialisation, [ … ] fait partie des initiatives en faveur d’un statut spécial de l’anglais37 ». Certes, le globish n’est qu’un outil 35. Claude FAVRE de VAUGELAS, Remarques sur la langue française (1647), Éditions Ivréa, 1996. 36. Danielle LEEMAN-BOUIX, op. cit. 37. La Recherche, n° 429, avril 2009.
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pragmatique qui a supplanté l’espéranto et s’est adapté à la réalité des besoins de la mondialisation. En revanche, le considérer comme suffisamment puissant pour véhiculer une idéologie et conférer un statut spécial à la langue anglaise démontre une surestimation du globish et une peur excessive. Cette peur constitue un phénomène ancien. Quelques exemples bibliographiques permettent de s’en convaincre : – Edouard Bonnaffé, Dictionnaire étymologique et historique des anglicismes38 (Premier dictionnaire scientifique des anglicismes), 1920. – John Orr, « Les anglicismes du vocabulaire sportif », dans Le Français Moderne, 1935. – Félix de Grand Combe, « De l’anglomanie en français » dans Le Français Moderne, 1954. Et si l’on croit que l’anglais provoque une baisse du niveau en français à l’heure actuelle, il suffit de se plonger dans d’anciens livres d’école, qui datent d’avant la mondialisation, pour y trouver des avant-propos très savoureux, tant ils semblent contemporains : « Ce livre a pour but de donner les bases essentielles d’un enseignement de la grammaire orienté vers l’analyse. […] Notre seul désir, à une époque où instituteurs et professeurs se plaignent de la méconnaissance chez trop d’élèves des notions grammaticales indispensables, a été de les aider tous à donner, en parfaite entente, et de façon claire et attrayante, un enseignement dont l’importance ne saurait échapper à personne. » Analyse grammaticale et logique, Classiques Hachette, 1951. Les Français sont conscients que l’excès d’emprunts porte atteinte à leur patrimoine linguistique, rempart de leur culture. Il en va de même pour d’autres peuples pour qui l’anglais constitue éga38. Delagrave, 1920.
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lement un objet de préoccupation, de fascination, voire de peur. Par exemple, An Annotated Bibliography of European Anglicisms39 compilée par Manfred Görlach, ancien professeur titulaire de la chaire de linguistique et d’études médiévales du département d’anglais de l’université de Cologne, est une bibliographie critique de travaux traitant de l’importation de mots et expressions anglais dans plusieurs langues européennes (albanais, bulgare, croate, serbo-croate, danois, néerlandais, français, allemand, grec, hongrois, islandais, italien, norvégien, polonais, roumain, russe, castillan et catalan). On peut également mesurer la propagation de l’anglais à l’aune des échanges entre pays voisins. Le cas de l’évolution linguistique entre la Suède et de la Finlande constitue à cet égard une illustration marquante. Dans un passé pas si lointain, la communication entre ces deux pays se faisait majoritairement en suédois. Cela résultait d’abord de facteurs historiques ayant donné lieu à la présence de grands nombres de suédophones sur le territoire finlandais. Des raisons techniques liées à la nature même des langues expliquent également le recours au suédois. Le finnois est une langue finno-ougrienne, comme le hongrois et l’estonien par exemple. Au nombre d’une douzaine, les langues finno-ougriennes ne sont parlées que par quelques 25 millions de locuteurs dans le monde. De surcroît, le finnois ne partage que de très rares similitudes avec les langues germaniques (suédois, norvégien, danois, allemand, néerlandais, anglais…) ou les langues romanes (espagnol, portugais, italien, roumain, français…). Ainsi, c’est la langue minoritaire qui a dû s’incliner. Or, depuis quelques années, l’emploi du suédois entre les Suédois et les Finlandais connaît un déclin au profit de l’anglais. Par son caractère véhiculaire international incontournable, l’anglais (ou plus exactement le globish) a donc réussi à s’immiscer entre deux pays qui, pourtant, partagent une frontière terrestre longue de plus de six cents kilomètres, se font face de part et d’autre 39. Oxford University Press, NY, 2002.
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du golfe de Botnie, au nord de la mer Baltique, et sont liés par une longue histoire d’échanges et de partenariats dans de très nombreux domaines. Apportant au contraire une preuve récente et spectaculaire de ce que peut être la défense farouche de la langue autochtone face à l’anglais, Madame Shubba Raul, maire de Mumbai (désignée sous le nom de Bombay depuis l’époque coloniale britannique jusqu’en 1995), décida à l’été 2008 de faire du Marathi la langue officielle de l’administration. Cela provoqua une levée de boucliers dans une ville de 13 millions d’habitants où les affaires se font souvent en anglais et qui vise à devenir un grand centre financier comme Londres, Hong Kong ou Singapour mais où tout le monde ne maîtrise pas le Marathi. À Mumbai, capitale économique de l’Inde, également très influente dans le domaine culturel, tous les documents administratifs doivent être rédigés exclusivement en Marathi et tous les logiciels de l’administration sont en voie d’être traduits. Madame Raul, membre du Shiv Sena, parti régionaliste hindou de droite, prit ces mesures pour tenter de renforcer le pouvoir de son parti avant les élections de 2009. Mais au moins 40 des 227 conseillers municipaux de Mumbai déclarèrent avoir du mal avec le Marathi et certains estimèrent que cette mesure linguistique s’avérerait délétère40. § Actuellement langue véhiculaire par excellence, l’anglais agit sur la plupart des langues du monde. Mais cette action n’est pas seulement linguistique, car la langue anglaise représente bien quelques pays dont l’influence est économique, culturelle et idéologique. La peur de la langue étrangère vient de là. Si une langue véhiculaire neutre avait réussi à s’établir à l’échelle mondiale, ou si le globish était reconnu comme simple espéranto, cette peur n’existerait peut-être pas. 40. « Mumbai language rethink causes upset. », Financial Times, 4 août 2008.
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Mais les anglophones craignent-ils les autres langues ? Si la question peut éventuellement être jugée pertinente en ce qui concerne l’espagnol aux États-Unis ou le mandarin, dont la présence est encore faible mais de plus en plus prégnante sur internet, comme on peut s’y attendre, l’anglais ne craint pas le français. Pour des raisons ancrées dans leur culture, les anglophones vont jusqu’à apprécier le français et ils en utilisent fréquemment des mots et des expressions. « Honni soit qui mal y pense. » Au cours d’un bal en 1347, la Comtesse de Salisbury, maîtresse du roi d’Angleterre Edouard III, perdit lors d’une danse la jarretière bleue qui maintenait son bas. Edouard III s’empressa de la ramasser et de la lui rendre. Devant les sourires entendus et railleurs de l’assemblée, le roi se serait écrié en français, alors langue officielle de la cour d’Angleterre : « Messieurs, honni soit qui mal y pense ! Ceux qui rient en ce moment seront un jour très honorés d’en porter une semblable, car ce ruban sera mis en tel honneur que les railleurs eux-mêmes le rechercheront avec empressement. » Dès le lendemain, le roi aurait institué l’Ordre très noble de la Jarretière (the most noble Order of the Garter), ordre de chevalerie qui reste aujourd’hui encore un des ordres les plus prestigieux dans le monde. Son emblème est une jarretière bleue sur fond or, sur laquelle est inscrit la devise « Honni soit qui mal y pense. » Ayant pour grand maître le roi d’Angleterre, cet ordre rassemblait à l’origine treize compagnons. En 1805, le nombre de membres fut étendu à vingt-cinq, qui se réunissent chaque 23 avril, jour de la Saint-George, dans la chapelle Saint-George du château de Windsor. C’est ainsi que l’expression française du xive siècle « Honni soit qui mal y pense » est la devise de l’Ordre de la Jarretière mais aussi du souverain d’Angleterre lui-même. Il est impensable que la devise de la ville de Paris soit en anglais, ni même en français, la langue de référence par excellence pour les devises étant la plus savante qui soit : le latin. « Fluctuat nec mergitur » (il flotte sans être submergé) s’applique peut-être, justement, au français… 87
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La différence d’attitudes entre les francophones et les anglophones face une prétendue menace linguistique exogène trouve son reflet dans la perception qu’ont les uns et les autres du sms41. En fait, le sms a encore du chemin à faire pour véritablement constituer une source d’influence, que ce soit en anglais ou en français. En revanche, il s’agit bien d’un mode d’expression nouveau dont le socle est la langue vernaculaire locale. Et l’influence de l’anglais est loin d’être négligeable dans le langage des sms français. Dans Mauvaise Langue42, Cécile Ladjali déplore le langage des chats43 et des sms (« Est-ce qu’on peut aller jusqu’à penser que le barbarisme conduit à la barbarie ? ») et renvoie le lecteur à Shakespeare, Racine, Rabelais, Proust, Joyce, Kafka, Woolf, Céline et Pound pour y trouver le génie et la beauté. Pour la barbarie, on peut renvoyer à Hitler, Staline ou Pol Pot, faire remarquer que leur maîtrise de la langue et leur talent d’orateur devaient être plutôt riches et ainsi répondre à la question posée ci-dessus. A contrario, dans Txtng : The Gr8 Db844, le prolifique linguiste David Crystal nous livre une analyse enthousiaste de l’inventivité de cette forme nouvelle dont il loue l’intelligence. Dans son étude, qui porte sur plusieurs langues, il explique qu’elle résulte de la né41. Short Message Service ou Service de Messages Succincts. SMS est devenu un faux anglicisme, car c’est le mot « text » (substantif ou verbe) qui s’emploie désormais en anglais, « Envoie-moi un sms » se disant « Text me ». En français, il semblerait que « sms » l’emporte sur « texto ». 42. Le Seuil, 2007. 43. Pas le miaulement, non. La tentative d’instauration de « tchatche » semble échouer. Cela est peut-être dû à deux raisons : dans un contexte où l’usage du mot est l’apanage des jeunes, le mot anglais dispose d’un atout de taille : il fait bien. Par ailleurs, le mot « tchatche », a une signification antérieure et différente, qui n’aurait pas été sans problèmes, que ce soit pour le substantif ou pour le verbe. L’importation du mot anglais « chat » [tchatte] (bavarder, bavardage) provoque, quant à elle, également une certaine confusion due à l’homographie de ce mot par rapport au félin domestique. Les noms qui ont la même orthographe mais non la même signification sont nombreux en anglais et plus rares en français. Du moins jusqu’à présent… Les poules du couvent couvent des œufs de plus en plus anglais. 44. Oxford, 2008.
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cessité d’être rapide, mais surtout d’une contrainte technique de place, ou de format, comme c’était le cas du sonnet (dont certains des plus magnifiques sont l’œuvre de Shakespeare, justement) ou de l’alexandrin (Racine). Crystal explique que ce nouveau mode de communication ne constitue pas une langue nouvelle, ses mécanismes opératoires étant classiques. Il s’agit en effet d’une « langue subrogée » (expression formée à partir de « subrogate language », signifiant « dérivé du langage naturel par un code »). Il indique que si l’anglais se prête particulièrement bien à la brièveté, aux néologismes, au transfert naturel entre l’oral et l’écrit, il est parfois importé dans certaines langues pour satisfaire ces besoins. Mais la seule véritable crainte qu’exprime David Crystal est la mutation des claviers de téléphone vers une disposition AZERTY (en fait, il dit QWERTY car il est anglais) qui devrait, selon lui, sonner le glas du sms45 en lui faisant subir une migration ascendante vers une forme se rapprochant de celle du courriel. Il existe certes des auteurs français qui proposent une étude critique enjouée et peu alarmiste de cette nouvelle forme d’expression ; de même, certains auteurs anglais ou américains traitent de la pauvreté de la langue utilisée dans ces échanges d’un type nouveau. Mais ils sont rares. Ainsi, nous venons de voir qu’il est impossible que les anglophones et les francophones aient des points de vue identiques sur les éventuelles menaces ou les facteurs d’évolution que connaissent leurs langues respectives. Cet ouvrage, par exemple, ne présenterait aucun intérêt en anglais. Inutile donc, que je le traduise46. 45. À condition que les téléphones portables puissent produire un glas :-) 46. Cette explication est la réponse à une question que m’a posée ma mère.
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Quant à savoir si l’anglais contamine le français ou s’il comble ses lacunes, la question n’est pas tranchée, ce qui en anglais ne se dit pas « the question is not sliced », comme je l’ai déjà entendu en conférence, mais, par exemple, « the jury’s out » (le jury délibère). Le globish, lui, occupe le terrain linguistique nouveau que défriche la mondialisation. Pour autant, il ne nuit pas forcément aux langues vernaculaires en place, surtout si elles disposent, de par leur nature et leur usage, des moyens de se défendre. En effet, il agit alors en complément et non en remplaçant. De ce point de vue, la seule langue qui risque l’affaiblissement par le globish est… l’anglais. Ce phénomène est d’ailleurs à l’œuvre dans les instances internationales, particulièrement européennes, qui constituent à cet égard un bon observatoire mais aussi un lieu de torture pour les oreilles des anglophones puristes.
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circulez, y’a rien à dire !
Il y a quelque temps, ayant eu la mauvaise idée de me rendre à une conférence dans le centre de Paris en voiture, je me suis retrouvé dans un embouteillage non loin d’un carrefour où tout mouvement était impossible du fait d’une seule voiture qui n’aurait pas dû s’engager. Ayant finalement réussi à m’échapper, je décidai de stationner et de poursuivre mon chemin en métro pour espérer arriver à l’heure. Décembre 2008. La répression policière parisienne s’organise à l’encontre des automobilistes qui s’engagent dans un carrefour saturé. Après une campagne de sensibilisation ayant entraîné des avertissements et quelque 2 600 procès-verbaux à Paris depuis le début de l’année 2008, le nombre de verbalisations devrait augmenter. Cette infraction, passible d’une amende de 90 Euros, est en effet une cause majeure d’importants embouteillages et elle provoque des situations dangereuses en empêchant les véhicules de secours de circuler et en supprimant la possibilité aux piétons d’emprunter les passages protégés47. En anglais, plus particulièrement en américain, l’action de s’engager dans un carrefour saturé et de provoquer de ce fait un embouteillage sur deux axes de circulation en même temps se dit en un seul mot : gridlocking. Ce mot est formé à partir de « grid », dont l’une des acceptions désigne un réseau de lignes perpendiculaires et de « lock » qui signifie « verrouiller, bloquer ». Par extension, le mot « gridlock » désigne également un embouteillage d’une façon générale. Dans un sens abstrait, il indique une situation d’impasse. 47. Source : 20 Minutes, 12 décembre 2008.
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Si cette infraction venait à être traitée dans les médias, il y a fort à parier que certains journalistes pressés et/ou peu soucieux de préserver ou d’accroître la richesse du français adopteraient le terme anglais. Il est prononçable en français [gride-l’eau-king] et ne souffre d’aucune ambiguïté. Mais ne serait-il pas possible de trouver un néologisme en français ? Comment faire ? Imaginons un comité qui serait constitué d’une vingtaine ou d’une trentaine de personnes rémunérées à plein temps par l’État et qui, toutes, auraient les caractéristiques suivantes : – un amour indéfectible et une connaissance approfondie de la langue française, – une grande culture générale classique et moderne, – un âge pouvant être déterminé sans recourir au carbone 14, – la capacité à travailler dans l’urgence. En son sein, ce comité aurait : – la connaissance de nombreuses langues étrangères, – la connaissance du français tel qu’il est pratiqué ailleurs qu’en France, – la connaissance du français tel qu’il est pratiqué par les jeunes et les moins jeunes des milieux sociaux défavorisés et des « banlieues », – la connaissance des technologies de l’information et de la communication, – la connaissance de l’économie et de la finance, – la connaissance du latin et du grec. Ces personnes tiendraient leur poste pendant une durée limitée à quatre ou cinq années seulement. Le renouvellement se ferait par groupe d’un tiers, par exemple. Ce comité se réunirait deux ou trois fois par semaine, mais travaillerait quotidiennement par courriel. Il serait accessible au grand public par internet. En l’occurrence, ses membres se saisiraient du concept, le soumettraient au public sur internet et tenteraient de lui trouver un 92
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mot ou une expression très brève. Ils chercheraient le signifiant qui manque manifestement au signifié. Quand, au bout d’une semaine, ils auraient une proposition à faire, ils la soumettraient aux instances législatives et surtout à la presse. En plus d’être présentées dans la presse écrite, les propositions de mots nouveaux feraient l’objet d’émissions d’une minute à la radio et à la télévision nationales à des heures de forte audience. Tour à tour, chacun des membres du comité présenterait l’émission. Si la proposition est suffisamment reprise par la presse et si elle entre dans l’usage courant, le Journal officiel l’entérinerait. Cette démarche ne manquerait pas de susciter un engouement pour la préservation et l’enrichissement du français auprès du plus grand nombre. Ce comité pour l’enrichissement du français aurait une vocation utile et populaire. Certes, il existe l’Académie française et plusieurs institutions qui se préoccupent de la défense de la langue française… avec le succès que l’on sait. À titre d’exemple, il existe l’APFA (Actions pour promouvoir le français des affaires), qui ne s’intéresse qu’au vocabulaire des affaires. Créée en 1984, l’association APFA est placée sous le patronage de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France et de l’Organisation internationale de la francophonie. Sa raison d’être est de promouvoir les français des affaires. Si l’on peut douter de son efficacité quand on connaît le vocabulaire des affaires employé par les entreprises françaises, on peut admettre que son rôle et son action sont des plus louables. Pour s’en convaincre et pour s’inspirer de son fonctionnement, voyons le site internet : www. presse-francophone.org/apfa/sommaire.htm de cette association : « ACTIONS POUR PROMOUVOIR LE FRANÇAIS DES AFFAIRES et les autres langues des pays francophones dans le domaine des affaires L’APFA ET LE VOCABULAIRE DES AFFAIRES Toutes les langues autres que l’anglais rencontrent dans le vocabulaire des affaires quelques difficultés qui résultent de la prépondérance économique américaine. […] 93
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Le français des affaires est colonisé par une foule de mots étrangers, on peut même dire par des mots étranges car un mot d’une langue étrangère sorti de son contexte linguistique perd l’essentiel de sa signification, se trouve dépourvu de toutes les nuances et connotations nécessaires à sa bonne compréhension. Il faut lui laisser le temps de s’acclimater, de se naturaliser. On assiste ainsi, dans le domaine des affaires et dans d’autres, à un phénomène pour le moins gênant, l’emploi désordonné de mots étrangers ne s’accompagnant pas toujours, dans l’esprit de ceux qui les utilisent, d’une conscience claire de leur signification. […] LE DISPOSITIF D’ENRICHISSEMENT DE LA LANGUE FRANÇAISE : Il ne suffit évidemment pas de déplorer le recours excessif et désordonné à des mots étrangers. Il faut aussi s’assurer que les mots nécessaires existent en français, les faire connaître, en rappeler la signification exacte et, en cas de besoin, proposer des néologismes. […] La nécessité d’encourager l’adaptation du vocabulaire français aux évolutions du monde contemporain, principalement dans les domaines économique, scientifique et technique, a conduit à mettre en place le dispositif actuel des commissions de terminologie et de néologie : des commissions spécialisées dans différents ministères (sept au ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie) et une commission générale auprès du Premier ministre, qui regroupe et filtre les propositions des commissions spécialisées et les transmet pour avis à l’Académie française. Les termes et définitions qui ont obtenu un avis favorable de l’Académie française sont publiés au Journal officiel et leur emploi devient obligatoire pour les services de l’État et les entreprises publiques. […] LE RÔLE DE L’APFA : L’APFA a été créée sous le patronage de la Délégation générale à la langue française pour faire connaître et adopter les mots nouveaux 94
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rendus nécessaires par l’évolution des techniques dans le domaine des affaires. L’APFA agit en direction des médias (son site sur internet est hébergé dans celui de l’Union internationale de la presse francophone et il met à votre disposition toute la terminologie officielle ainsi que de nombreuses propositions de termes faites sous la seule responsabilité de l’association), auprès du public (par la diffusion de lexiques de poche) et auprès des étudiants et des lycéens pour les sensibiliser aux problèmes et les inciter à de bonnes habitudes de langage : la Coupe francophone des affaires (Coupe du français des affaires dans les pays non francophones) constitue le point fort de cette action. Le Mot d’Or joue un rôle éducatif en incitant les élèves et étudiants en économie et gestion et en français des affaires à étudier et à utiliser une terminologie correcte dans leur langue maternelle, et sans doute aussi à mieux maîtriser l’anglais des affaires et à éviter le mélange des langues. Le sujet du Mot d’Or a maintenant un contenu dont la structure est bien établie. Il comprend cinq parties : une recherche de néologismes pour désigner des concepts nouveaux, une recherche de mots existants à partir de leur définition, un conte terminologique en franglais quelque peu canularesque que les candidats doivent réécrire en français, un exercice étymologique et une courte rédaction sur un projet d’entreprise. La recherche de néologismes, dont les thèmes sont annoncés au moment de l’inscription des candidats et qui anticipe l’intervention de la commission de terminologie des techniques commerciales, peut être une activité pédagogique intéressante pour les enseignants qui souhaitent l’exploiter. La recherche de mots existants permet une adaptation assez aisée du sujet aux différents niveaux et aux différents domaines (il existe maintenant une version adaptée à l’École nationale des impôts). Le conte terminologique permet de promouvoir le vocabulaire des affaires, en français et dans la langue maternelle pour les pays non francophones, et conduit aussi, indirectement, les candidats à mieux 95
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maîtriser le sens véritable des mots anglais qu’ils ont tendance à employer étourdiment. La promotion du français des affaires n’est pas une croisade contre l’anglais. Parlons français, parlons anglais, mais ne mélangeons pas inconsidérément les deux langues. L’exercice étymologique porte sur des mots importants du français des affaires et il vise surtout à donner aux enseignants l’occasion d’organiser une réflexion intéressante sur l’origine de ces mots. La rédaction sur le thème “sachez entreprendre en français”, en français quelle que soit la langue maternelle du candidat, préparée elle aussi à l’avance, vise à encourager l’esprit d’entreprise. Il existe des versions du sujet pour les pays non francophones (Coupe du français des affaires) avec réponses dans la langue maternelle et en français. […] Les principaux lauréats scolaires et universitaires ainsi que les journalistes et professionnels qui se sont illustrés par un bon usage de la langue française dans le domaine des affaires se voient remettre leur “Mot d’Or” lors de la “Journée du français des affaires” qui a lieu chaque année en novembre à Paris. » Le rôle et l’action de l’APFA sont des plus louables, je vous l’avais dit. Mais son champ d’action, le français des affaires, est limité. D’autre part, force est de constater que sa fréquence d’intervention, sa rapidité et son efficacité sont, comment dire… améliorables. Quant à sa notoriété, arrêtez-moi si je me trompe, mais « l’APFA », le « Mot d’Or », le « conte terminologique » ou la « Coupe francophone des affaires » sont aussi inconnus du grand public que les remplaçantes de l’équipe féminine de water-polo de Lons-le-Saulnier. Et, perfides calomnies ou non, il paraît que la « Journée du français des affaires » peine à mobiliser la famille et les amis des organisateurs. Dans un domaine peut-être encore plus limité, le comité de vocabulaire d’IBM France, crée en 1960, s’est chargé de trouver des équivalents français aux mots techniques venus des laboratoires 96
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américains d’IBM chaque semaine. Très efficace à une certaine époque, il collaborait avec le service de francisation d’IBM situé à Marne-la-Vallée. Rappelons que c’est à IBM France et au Professeur Jacques Perret de la Sorbonne que l’on doit le formidable mot « ordinateur » (1955), entres autres. Ce comité était constitué d’au moins un ou deux informaticiens, un ou deux terminologues et deux ou trois traducteurs. J’ai eu le privilège et le plaisir d’en faire partie pendant quelques mois. Le mot « logiciel » avait été créé une dizaine d’années auparavant et les remue-méninges portaient sur les lecteurs de disquettes, les premières bases de données, les référentiels ou les différents types de périphériques. S’il existait, le comité pour l’enrichissement du français ne laisserait pas le temps à la presse d’entériner le terme anglais « gridlocking ». Il pourrait proposer, par exemple, « garrouttage », formé à partir de « garrot » et « route », « obstruée », qui rappelle « obstruer », « rue » et « ruée » ou bien des choses encore. Ce serait donc pour une infraction désignée par un mot bien de chez nous qu’on traiterait de noms d’oiseaux les empêcheurs d’avancer aux carrefours.
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la disparition48 « Pour un mot, un homme est réputé sage ; pour un mot, un homme est jugé sot. » Confucius
La contamination du français par l’anglais peut revêtir des formes subtiles, voire sournoises. Au cours d’un entretien radiophonique avec un jeune auteur israélien, celui-ci se mit à parler des « territories ». Pour traduire ce terme, loin d’être anodin, je dis « les territoires occupés ». Lorsque l’auteur répèta « the territories » et que je dis « les territoires occupés » une deuxième fois, le journaliste posa sa question suivante mais, fait suffisamment rare pour être signalé, il l’adressa non pas à l’invité, mais à l’interprète : « – Pourquoi dites-vous “les territoires occupés” et pas “les territoires” ? – Parce qu’il me semble, répondis-je, que jusqu’à un passé assez récent les Américains utilisaient le terme « the occupied territories », mais certains journalistes ont sans doute jugé utile d’abandonner l’adjectif et j’ai l’impression que l’expression est vidée de son sens ou que celui-ci est tronqué. Se tournant alors vers son invité, il posa une question intéressante : 48. L’occasion d rndr un modst ptit hommag à Gorgs Prc.
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– Si vous deviez qualifier les territoires, comme vous dites, quel adjectif utiliseriez-vous ? Ayant manifestement effacé de sa mémoire le terme “occupied”, déjà un peu suranné, il réfléchit un instant et répondit : – Controversés. Le journaliste se tourna alors vers moi : – De nombreux journalistes français disent “les territoires palestiniens”, qu’en pensez-vous ? – Il faudrait aussi demander aux Syriens ce qu’ils pensent du statut du plateau du Golan. “Territoires palestiniens” est peut-être incomplet ou trop précis, mais plus évocateur et moins biaisé que “les territoires”. » Pour cette fois abonder dans le sens de Jean-Claude Guillebaud, un seul mot, ou sa disparition, peut véhiculer une idéologie discrète.
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la mort de la bd ?
Dissipons d’emblée le malentendu que pourrait susciter ce titre vaguement racoleur : la BD se porte bien, pour autant que je sache. Ce n’est que le terme « bande dessinée » qui est quelque peu chahuté. Le téléphone sonne. On me propose d’aller à Angoulême, ville que je connais très peu, pour travailler au festival international de la bande dessinée, domaine que je ne connais guère. On m’explique que je dois interpréter les propos d’auteurs américains dans le cadre d’entretiens avec des journalistes. J’accepte avec enthousiasme. Je raccroche et me pose une question : comment dit-on « bande dessinée » en anglais ? « Comic book » ? Oui, mais seulement s’il s’agit des Marvel, Strange et consorts, généralement dans un format de 32 pages, l’hilarant Mad Magazine ou l’underground. Autrement dit, soit les super-héros, soit la contre-culture. « Comic strip » ? Oui, mais uniquement dans la presse quotidienne, le plus souvent en noir et blanc : Peanuts, Garfield, Dilbert, Doonesbury, Calvin & Hobbes, etc. En français, les spécialistes emploient ces deux expressions, ou alors le terme plus générique de « comics » dans ces mêmes acceptions. Ces deux genres coexistèrent tranquillement outre-Atlantique pendant des années. Des anthologies furent publiées, sous différents formats, mais les américains ne firent pas de BD au sens où on l’entend en France et en Belgique, pas d’albums qui racontent une seule histoire. Astérix et Tintin se virent accorder une carte de séjour par l’Oncle Sam, assistèrent au débarquement massif des 101
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mangas, mais ils n’eurent pendant longtemps aucun homologue célèbre né sur le sol américain. Ce n’est que récemment que la situation de ce qui est appelé « 9e art » en Europe changea aux États-Unis et dans le monde anglophone. Le premier auteur qui nous aide à percer notre petite énigme sémantique s’appelle Will Eisner. Auteur de quoi, alors ? D’un album intitulé A Contract with God, premier du genre aux ÉtatsUnis. L’expression « bande dessinée » aurait pu être adoptée en anglais, comme l’ont été « moiré », « trompe l’œil », « chiaroscuro », « pastel » ou « roman noir ». Pour éviter l’éventuel écueil de la prononciation, l’anglais aurait très bien pu faire l’emprunt de « BD », quitte à l’adapter en quelque chose comme « bayday ». Au lieu de cela, l’anglais crée, fin du suspense, roulement de tambour : « graphic novel ». Que croyez-vous que dirent les premiers journalistes et critiques français pour désigner le travail de Will Eisner ? « Roman graphique », vous avez gagné49. Madame Irma regarde dans sa boule de cristal : « Je vois un genre artistique qui traverse l’Atlantique. Comme les immigrés à Ellis Island, il change d’état civil. Peu après, de passage en Charente, bien qu’adulé, il ne reconnaît pas sa famille d’origine. Plus tard, celle-ci, sans doute complexée, oublie sa propre identité et adopte celle de son oncle d’Amérique. Pendant ce temps, le manga, qui se vend d’ores et déjà plus que la BD en France, continue sur sa lancée et puis… – Merci Madame Irma. » Dans une prévision moins pessimiste, le français garde le terme « bande dessinée » et adopte « roman graphique » pour faire des distinctions au sein d’un genre de plus en plus riche. Ainsi, « roman graphique » peut désigner certaines BD pour adultes alors que le terme d’origine « bande dessinée » peut être réservé aux albums pour enfants et adolescents, par exemple. 49. Deux entrées au Festival d’Angoulême.
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« Après de nombreux comics de l’underground de San Francisco, dit le journaliste, vous vous lancez désormais dans le roman graphique et je rappelle que vous présentez votre dernière création ici à Angoulême. Cette nouvelle forme d’expression artistique vous convient-elle mieux ? – C’est à la fois formidable et difficile de se lancer dans un long récit illustré, mais vous savez, le terme « graphic novel » en anglais est ambigu. Je ne voudrais pas que l’on pense que mon travail ait un contenu sexuel explicite, cru, voire pornographique, comme le laisse entendre le mot « graphic ». Ce nouveau terme, qui peut être interprété comme sulfureux ou osé50, doit, à mon avis, arranger certains éditeurs américains du genre51. – De même que le terme « roman graphique » doit arranger certains éditeurs français, qui, eux, veulent mettre en avant les mérites littéraires de la bande dessinée. » En synthèse : short story = nouvelle, ou éventuellement histoire courte si elle est dessinée ; novella = nouvelle, mais plus longue, comme une nouvelle (assez longue) de Mérimée, Maupassant ou Flaubert, pas La Première Gorgée de Bière de Philippe Delerm, ça c’est une « very short story » ; news = nouvelles (informations) ; novel = roman ; novel (adjectif) = nouveau, sans précédent ; graphic design, ou graphic art = dessin ; drawing, ou design = dessin ; design = design (le « désigne », comme diraient Chevalier et Laspalès) ; design = dessein ; intelligent design = le dessein intelligent (autrement dit le créationnisme ; maintenant on est carrément hors sujet, à moins que Sarah Palin ait des amis qui publient des BD… ou des romans graphiques) ; graphic novel = roman graphique, c’est à dire dessiné, ou bande dessinée, ou encore album ; graphic (adjectif) = dessiné, graphique, ou alors explicite, cru ; strip = bande, mais les spécialistes français disent « strip »... Ouh la la, je vais prendre une bonne BD et aller me coucher. 50. « Risqué », en anglais. 51. « Genre », en anglais.
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l’anglais en france : véritable langue ou simple compétence ? Pour certaines de leurs réunions, mêmes internes, les entreprises multinationales françaises font parfois appel à des interprètes de conférence anglais-français. Dans la configuration la plus répandue, ceux-ci interprètent de façon simultanée de français en anglais et d’anglais en français tous les propos tenus. Les participants ont alors à leur disposition des casques qui leur permettent d’écouter les échanges dans la langue de leur choix. Rares sont les participants étrangers, véritables anglophones ou non, qui comprennent et parlent le français. Ils se munissent donc d’un casque. Les Français, quant à eux, entrent dans quatre catégories : 1) Ceux qui parlent et comprennent suffisamment l’anglais, au point de pouvoir dire assez précisément ce qu’ils pensent, penser ce qu’ils disent et, pour l’essentiel, comprendre les anglophones. Ils ne se munissent pas d’un casque. Ils sont rares. 2) Ceux qui se satisfont de leur niveau d’expression en globish et pensent comprendre (ou feignent de comprendre) les anglophones. Ils ne se munissent pas d’un casque. Ils sont nombreux. 105
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3) Ceux qui n’osent pas dévoiler le fait qu’ils ne s’expriment pas comme ils le voudraient et qu’ils comprennent mal les anglophones. Ils ne se munissent pas d’un casque. Ils sont nombreux. 4) Ceux qui veulent s’exprimer en français et l’assument. S’ils comprennent mal les anglophones, ils se munissent d’un casque. Ils sont rares. Les interprètes de conférence anglais-français recrutés pour ces réunions internes de multinationales françaises sont souvent confrontés à des situations intéressantes. Ainsi, ils sont parfois sollicités pour interpréter de français en anglais l’intervention du directeur (par exemple de la division concernée) ou d’un des grands dirigeants de l’entreprise. Pour bien assimiler le sujet et comprendre les enjeux des échanges, il leur est proposé d’assister, avant l’intervention, à une partie de la réunion. Ils écoutent donc des exposés et des discussions dans la langue véhiculaire utilisée, le globish, qui permet aux participants de tenir des propos pratiques se rapportant à leur travail quotidien. Lorsque le supérieur hiérarchique intervient, il tient quelques propos aimables en anglais par courtoisie envers les étrangers (et, sans doute aussi, pour montrer qu’il maîtrise la langue du commerce international), mais la langue qu’il utilise pour son propos principal, le français, n’est pas du même niveau : elle lui permet de communiquer une stratégie, des valeurs, un esprit de synthèse, des images… autrement dit des notions plus élaborées et nuancées. Ce genre de situation nous montre que la langue vernaculaire (française, anglaise, roumaine, kurde, portugaise, néerlandaise, grecque, ourdoue, arabe, finnoise, italienne, mandingue, russe, afrikaans ou japonaise, mais pas le globish) n’est pas seulement un vecteur qui nous aide à communiquer. 106
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Comme la vigne dans le terroir, la langue est enracinée dans notre culture ; elle constitue le seul bien dont nous disposons pour former, exprimer et faire évoluer notre pensée. Une langue véhiculaire comme le globish n’est qu’un outil de communication, une compétence.
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ne généralisons pas
On pourrait ajouter à la typologie sommaire dressée au chapitre précédent des sous-catégories correspondant à ce que les participants pensent réellement de la langue véhiculaire imposée en réunion. À l’issue d’une réunion comme celle décrite précédemment, je me trouvais dans l’ascenseur avec deux participantes. Voici le dialogue auquel j’ai assisté : « J’en ai marre de ces réunions où t’as vraiment l’impression qu’il vaut mieux dire une connerie en anglais que quelque chose d’intelligent en français ! – Oui, t’as raison, et en plus quand tu prends ton élan et que t’arrives à dire quelque chose d’intelligent en anglais, t’as toutes les chances que la moitié des Français te comprennent pas. »
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la qualité de la pensée dépend (aussi) de la sensibilité linguistique
Toujours pour le même service du ministère du Commerce extérieur et pour le même groupe d’industriels asiatiques, mon confrère et moi fûmes amenés lors de nos pérégrinations à interpréter les propos d’un directeur d’usine un vendredi matin en Normandie. Celui-ci nous indiqua d’emblée qu’il allait faire son exposé en français et qu’il était ravi de notre présence. Mais à notre grande surprise, il entama son exposé par quelques mots de bienvenue et de présentation générale dans un anglais impeccable, en tout cas largement meilleur que celui de personnes se prétendant « bilingues ». À la fin de son exposé fait dans un français très agréable à écouter malgré l’aspect factuel, voire aride, du sujet, nul besoin de lui traduire les questions qui lui étaient posées : il les comprenait parfaitement. Il m’est arrivé de donner des cours particuliers de soutien à des dirigeants d’entreprise, des responsables politiques ou des personnalités de la télévision souhaitant améliorer leur niveau d’anglais pour avoir plus d’aisance. Dans tous les cas, je me suis rendu compte que ces personnes étaient toutes très sensibles à la qualité de leur expression en français et conscientes du décalage entre leur expression anglaise et leur pensée. Soucieuses de combler leurs lacunes, elles avaient un niveau d’anglais souvent meilleur que d’autres personnes qui maîtrisent l’anglais largement moins bien, sans pour autant ressentir le besoin ou le désir de s’améliorer. 111
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Refuser de laisser une langue étrangère brider sa pensée est l’apanage d’un esprit à la fois lucide et ambitieux. Selon le philosophe Ludwig Wittgenstein, le périmètre de l’univers d’un individu se superpose à ses limites linguistiques. Pour Wittgenstein, la pensée ne peut s’élaborer que par la langue. Cette théorie est remise en question, notamment par le philosophe Jerry Fodor ou le psychologue Steven Pinker pour qui il existe un langage de la pensée (« language of thought », ou LOT, également appelé le mentalais). Mais en tout état de cause, c’est bien par la langue que passe l’expression de la pensée. Heinrich von Kleist, lui, fait une nette distinction entre penser à voix haute et simplement exprimer la pensée après l’avoir élaborée : « Manier ainsi la pensée, c’est vraiment penser à voix haute. La suite des idées et leur mise en mots cheminent main dans la main, et il y a congruence entre les actes mentaux qui conduisent à l’une et à l’autre. La langue alors n’est pas une entrave, comme, disons, un frein sur la roue de l’esprit, c’est comme une seconde roue qui parallèlement entraîne le même axe. Il en va tout autrement si l’esprit déjà, avant même toute parole, en a terminé avec la pensée. Car il doit alors se borner à en être la simple expression et cette tâche, bien loin de le stimuler, a pour unique effet de relâcher son exaltation52. »
52. Heinrich von KLEIST, De l’élaboration progressive des pensées dans le discours, traduit de l’allemand par Jean-Claude Schneider, Séquences, 1993.
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le développement du globish en france : phénomène logique ou paradoxal ?
L’anglais est comme un accordéon géant, que certains compriment dans un cartable pour aller au travail et que d’autres étirent à l’envi pour y puiser d’innombrables mélodies53. L’observation de la pratique du globish dans les entreprises françaises amène à poser deux questions : Pourquoi le globish suffit-il à de nombreuses situations professionnelles ? Pourquoi certains Français prennent-ils plaisir à pratiquer le globish dans leur travail ?
52. Inspiré de la phrase du lexicographe Robert BURCHFIELD (1923-2004) : « The English language is rather like a monster accordion, stretchable at the whim of the editor, compressible ad lib. »
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pourquoi le globish suffit-il à de nombreuses situations professionnelles ? Les interprètes sont assez souvent amenés à travailler dans le cadre de cours de formation. Certains sont assez ennuyeux, notamment lorsqu’il s’agit de nouvelles procédures internes purement administratives, mais d’autres peuvent être passionnants. Il y a déjà longtemps, j’ai été recruté par un très grand groupe français qui organisait une série de cours de formation dispensés par des animateurs américains. Le sujet concernait l’identification et la description rapides de situations de travail. Il s’agissait de faire prendre conscience aux salariés que la vie de l’entreprise est rythmée par 151 situations différentes. Les identifier lorsqu’elles se présentent permet de se rapporter à une culture commune et de gagner du temps dans la résolution collective des problèmes. Ce genre d’approche peut paraître simpliste : les salariés étaient d’ailleurs pour le moins sceptiques au début des cours. Mais au fil des jours, ils se montraient de plus en plus convaincus ; à la fin de la formation, ceux qui étaient enthousiastes et volontaires pour devenir à leur tour formateurs étaient très largement majoritaires. 151 situations différentes, c’est à la fois beaucoup, mais aussi très peu. Résumer la vie à un nombre fini de situations auxquelles on donnerait une étiquette que tout un chacun pourrait connaître et comprendre d’emblée paraît illusoire, presque puéril. Mais la vie professionnelle, surtout dans les grandes entreprises, est de plus en plus ordonnée, normalisée, cadrée et balisée, à tel point que définir le nombre de situations typiques auxquelles sont 115
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confrontés les salariés et les identifier est non seulement possible mais utile. Dans un contexte professionnel où la communication laisse peu de place aux idées trop nouvelles ou trop complexes et où le temps est compté, c’est l’efficacité du langage qui prime. L’efficacité passe par la simplification, le plus petit dénominateur commun. Dans le monde du travail international, le globish constitue un langage simple, efficace, nécessaire et manifestement suffisant, à condition qu’il ne soit pas imposé sans discernement pour des procédures délicates. L’attention donnée à la langue est de plus en plus faible dans notre société moderne, en particulier dans les entreprises. La recherche de l’immédiateté, les correcteurs d’orthographe, les présentations Powerpoint® qui inhibent la construction de phrases et la priorité croissante donnée à l’expression visuelle constituent autant d’obstacles à l’intérêt que l’on pourrait porter à la langue. Cela est d’autant plus vrai que, comme le laissait présager à la fin des années soixante-dix le groupe The Buggles dans leur chanson Video killed the radio star, l’image étouffe le mot. Même le téléphone, outil de parole par excellence, sert désormais aussi à transmettre des textes écrits dans un langage imagé, prendre et envoyer des photographies, regarder la télévision…. La langue que nous parlons devient comme l’air que nous respirons : nous oublions souvent sa présence pourtant essentielle et nous ne connaissons pas vraiment sa constitution exacte ; de plus, sa qualité peut baisser au fil du temps si nous n’y prenons pas garde.
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pourquoi certains français prennent-ils plaisir à pratiquer le globish dans leur travail ? Contrairement aux interprètes d’autres langues, il arrive assez souvent que les interprètes d’anglais soient recrutés « au cas où ». Dans le cadre d’une réunion restreinte, il s’agit d’être présent aux côtés d’un francophone qui souhaite s’exprimer en anglais mais à qui il faut souffler un mot ou deux de temps en temps. S’il ne comprend pas tout ce que dit son interlocuteur, il faut également glisser des explications. Ce genre de mission peut revêtir plusieurs formes ; par ailleurs, la fréquence d’intervention de l’interprète peut être telle qu’il convient de se méfier avant d’accepter de travailler seul trop longtemps. « Il est pratiquement bilingue, mais on ne sait jamais, s’il y a une nuance ou quelque chose comme ça, il aura besoin de vous. En tous cas, il maîtrise parfaitement le vocabulaire technique, notre jargon », me dit l’assistante. Deux autres personnes de la société me confirmèrent ces propos. L’entretien entre ce chef d’entreprise et un journaliste anglais ne devant pas durer plus de deux heures, j’acceptai. En effet, ce monsieur maîtrisait parfaitement le jargon et le vocabulaire technique anglais de son activité. En effet, pour exprimer des nuances, il avait besoin de moi. Mais il ne sollicita pas du tout mon aide lors de l’entretien. Il préféra s’en tenir à son bagage sémantique (qui, me dis-je, ne nécessitait pas d’être enregistré en soute lors de voyages d’affaires, tant il était compact). À plusieurs reprises, voyant qu’il ne parvenait pas à exprimer sa pensée, je proposai mes services. Face à mes interruptions polies, il fronça 117
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les sourcils et poursuivit. Je me tus. Le résultat fut médiocre, le contenu pauvre. À l’issue de l’entretien, dans le couloir, le journaliste anglais me remercia de mes tentatives et regretta que je ne puisse intervenir : il était frustré. § Quatre facteurs expliquent la motivation qu’ont certains Français à s’obstiner à parler globish, même maladroitement et même en présence d’interprètes : 1) Comme l’illustre la situation ci-dessus, l’emploi délibéré d’un langage limité permet de ne pas trop en dire. Cet artifice peut procéder d’un besoin de confidentialité ou de stratégies politiques54. La personne marque sa bonne volonté en parlant la langue de l’autre ou, à tout le moins, la langue véhiculaire internationale. Mieux, elle sollicite la présence d’un interprète, même si elle lui demande de rester muet. Mais les interlocuteurs sont-ils dupes et bienveillants ? 2) Par ailleurs, travailler dans une langue étrangère présente un défi intellectuel ; c’est un exercice ludique et stimulant. Répéter sans arrêt les mêmes propos est assurément moins fastidieux s’il faut faire un effort particulier sur la langue. Pour reprendre la théorie de Kleist, la langue étrangère permet la quasi-simultanéité de l’organisation de la pensée et de son expression, ce qui assure « l’exaltation de l’esprit ». (En revanche, la maîtrise approximative de la langue ne garantit pas l’exaltation de l’esprit des auditeurs…) 3) Comme nous l’avons vu, de nombreux Français considèrent l’anglais dans le monde du travail comme une compétence. Dans leur esprit, il faut l’afficher en présence de supérieurs hiérarchiques pour se faire valoir, de subordonnés sur lesquels on veut exercer une autorité, mais aussi de collègues de même niveau avec qui on 54. Voir « On ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs ».
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est en rivalité. Mais, encore une fois, les autres sont-ils dupes et bienveillants ? 4) Enfin, l’anglais n’est pas pour les Français la langue parlée à la maison (sinon, on plaint les amis, les conjoints et les enfants…). Pour certains, cette langue étrangère permet d’établir un vrai clivage entre la vie professionnelle et la vie privée, même si cela se fait de manière inconsciente.
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drown ze fish55
La Directive européenne 94/45 du 22 septembre 1994 oblige les entreprises de dimension communautaire et les groupes d’entreprises de dimension communautaire à instituer un comité d’entreprise européen en vue d’informer et de consulter les travailleurs. Ces comités européens constituent un lieu intéressant d’analyse sociolinguistique56. Je travaille de temps à autre dans le cadre d’un comité européen édifiant. Il compte une vingtaine de membres venus d’une dizaine de pays. La représentation est inégale : si les Français constituent la délégation la plus nombreuse, la majorité des pays ne comptent qu’un seul membre. C’est le cas de la Grande-Bretagne. Autour de la table de réunion, il n’y a donc qu’un seul vrai anglophone. Or, lors des négociations ayant mené à la création de ce comité européen, la direction a obtenu dans les statuts que la langue officielle du comité européen soit l’anglais, sous le prétexte fallacieux que le groupe est international. Si les délégués syndicaux peuvent s’exprimer dans leur langue maternelle (en l’occurrence : le français, l’anglais, l’allemand, l’espagnol, le portugais, le néerlandais ou le roumain) et bénéficier d’une interprétation simultanée, les dirigeants français se sont arrogé le droit de parler anglais. Cette situation particulièrement 55. En anglais, une expression équivalente à « noyer le poisson » est « if you can’t convince them, confuse them ». 56. À condition, bien sûr, que l’on s’intéresse à des sujets d’ordre sociolinguistique ou à la pragmatique, l’étude de l’usage du langage (par opposition à l’étude du système linguistique, qui concerne à proprement parler la linguistique).
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absurde devient surréaliste lorsque le délégué britannique est absent. Imaginez une réunion qui se tient en France. Autour de la table sont assis une quinzaine d’étrangers, trois ou quatre dirigeants français, deux ou trois personnes françaises des Ressources Humaines et une délégation de quatre ou cinq représentants syndicaux français. Les seuls vrais anglophones sont au nombre de deux ; ils ne font pas partie du groupe, sont recrutés pour l’occasion et se trouvent dans une des cabines d’interprétation. Mais on leur demande d’interpréter vers le français, pour les salariés. Les dirigeants parlent un mauvais globish pour commenter des diapositives bourrées de fautes d’anglais et de maladresses. L’aplomb, la fierté et l’autorité avec lesquels ils s’expriment sont inversement proportionnels à leurs aptitudes linguistiques. Leurs propos médiocres sont interprétés simultanément vers six langues. Les dirigeants appellent cela « le dialogue social ». Ce cas de figure, dont on espère qu’il est rare, concentre les quatre facteurs évoqués dans le chapitre précédent. En effet, les dirigeants de cette entreprise exploitent le subterfuge linguistique pour ne pas trop en dire, noyer le poisson, s’entraîner à parler anglais, et exercer leur autorité. Enfin, bien que cela ne nous regarde pas, il est vraisemblable qu’ils s’abstiennent de ce genre de comportement dans leur vie privée. Si certains tentent d’utiliser l’anglais comme arme, d’autres vont encore plus loin dans l’hypocrisie. Une consœur et moi travaillions depuis quelques années pour les dirigeants de plusieurs entreprises qui avaient engagé un processus de fusion. Les réunions étaient fréquentes et donnèrent finalement lieu à la création d’un groupe international, désormais très connu dans son secteur d’activité. Lorsqu’il s’est agi de tenir des réunions de négociation avec les partenaires sociaux pour créer le comité européen, ma consœur et moi avons proposé à ces dirigeants nos services pour constituer les équipes d’interprètes nécessaires. Leurs réponses furent évasives, puis, au fil des jours, embarrassées. Finalement, ils nous ont expliqué que pour ces réunions et pour 122
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celles du futur comité européen, il avait été décidé de faire appel à « des gens en interne qui se débrouillaient bien en langues » pour « aider à la compréhension ». La motivation, nous ont-ils dit, était financière. Nous avons insisté et expliqué que, pour des raisons neurologiques et d’expérience, l’interprétation simultanée ne peut se faire que si l’on est interprète. Nous avons essuyé une fin de non recevoir. Ma consœur et moi avons alors mené une petite enquête auprès de différentes secrétaires. Elles nous ont rapidement ouvert les yeux sur la vraie motivation, qui était aussi flatteuse que machiavélique : il était important pour ces dirigeants de bien se comprendre et de ne pas perdre de temps uniquement entre eux…
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qui pourfend le français ? « Mais le problème, dit Alice, est de savoir si tu peux faire en sorte que les mots signifient des choses différentes. – Le problème, dit Humpty Dumpty, est de savoir qui commande, c’est tout ! » Lewis Carroll, À travers le miroir
À l’heure actuelle, dans le monde du travail, particulièrement dans les entreprises qui commercent hors de France, la langue véhiculaire devenue compétence indispensable est le globish. L’utiliser ne signifie pas être obligé de la promouvoir à l’excès. Pour la manier, il n’est pas utile de dénigrer ou de pourfendre le français. Une entreprise peut connaître une croissance interne (ou « croissance organique », de l’anglais « organic growth » ou bien externe, par acquisitions. Il en est de même pour une langue vivante. La croissance interne de la langue est d’autant plus facile que les obstacles, ou règles, sont faibles et que la nature de la langue (construction lexicale, préfixes, suffixes, etc.) est souple. Dans le cas du français, les règles sont strictes et l’évolution interne difficile. Les raisons sont surtout culturelles et politiques. Un événement historique, provoqué par un personnage pourtant respecté dans l’histoire de France, s’avéra décisif : La Faute à Ferry « Pourquoi ne crée-t-on pas, pourquoi manque-t-on d’imagination, pourquoi renonce-t-on ? », demande le poète Jean Le Boël dans 125
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Le Sourire innombrable des mots. « En effet, pourquoi ? Cette question m’est souvent posée par des étrangers qui s’étonnent, à juste titre, de l’immobilisme de notre vocabulaire et de notre préférence systématique pour les mots anglais. Une auditrice en colère me disait l’autre jour : “Ça suffit vos lamentations sur le français intouchable ! Pourquoi vous n’inventez pas des mots vous-mêmes, les Français, au lieu de pleurnicher ?” Voilà exactement où gît le lièvre ! L’explication est sans doute complexe, mais elle tient surtout à la manière dont la France a été francisée au cours du siècle dernier, compte tenu que la quasi-totalité des couches populaires ne parlait pas français avant 1900. Les effets linguistiques s’étendent sur plusieurs générations, et nous payons aujourd’hui, chèrement, la façon plus que brutale et totalitaire dont la langue nationale fut imposée à tous dans notre pays. Après la Révolution de 1789, dont on oublie qu’elle se doubla d’une “révolution culturelle”, la langue française, jusque-là l’apanage de l’élite intellectuelle et sociale, servit de fer de lance aux idées nouvelles. Des progressistes comme l’abbé Grégoire (un peu maoïste, au fond) avaient pour but de détruire les patois (c’est-à-dire les diverses langues régionales) ; cela justement parce que l’ancienne noblesse était diglossique, qu’elle parlait le français académique, mais aussi les français dialectaux ou les langues régionales, selon ses lieux d’origine. Il fallut faire du français central un outil de propagande. La deuxième étape, décisive, fut l’installation farouchement jacobine de la IIIe République première mi-temps, qui fit de la langue nationale l’arme de choix de l’anticléricalisme à travers l’école reconstituée. Jules Ferry, notoirement colonialiste, s’employa à faire plier la France “d’en bas” aux humeurs de celle “d’en haut”. On connaît la suite, la chasse impitoyable aux parlers dissidents avec une violence tout à fait inconsidérée, pour ne pas dire fascisante avant la lettre. Le français académique et central devint l’objet d’un nouveau culte, vaguement terroriste : les enfants sortant de leurs trous boisés furent punis et battus, humiliés au plus profond d’euxmêmes pour laisser échapper un mot ou une tournure de leur langue maternelle − la langue du cœur et de la confiance, la langue du jeu. Je le sais, j’y étais. 126
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Or ces enfants violés dans l’intimité de leurs sentiments se sont fait des enfants qui se sont reproduits, enfantant eux-mêmes des êtres colonisés. C’est ainsi que nous récoltons aujourd’hui, et depuis plusieurs décennies, dans une sorte de paralysie créatrice, le fruit amer des excès idéologiques de nos aïeux. L’habitude imposée massivement par l’école de ne pas toucher un cheveu à la langue française a créé un glacis intérieur − ce qui explique pourquoi les Québécois qui n’ont pas subi ce traitement au vitriol créent bel et bien, eux, des termes nouveaux dans la même langue. L’intimidation a été si grande et si parfaitement intériorisée, que le Français, même cultivé, préfère emprunter un terme anglais plutôt que d’extraire le mot juste de son propre fond − le fond est maudit ! Voilà pourquoi au lieu de nommer une jeune fille qui vient veiller le soir sur votre jeune enfant, une veilleuse, ou mieux, une guetteuse d’enfant − selon le sens précis de guetteur, ou guetteux, en Île-deFrance −, vous l’appelez baby-sitter, qui signifie rigoureusement la même chose. Il existe pourtant des lexiques fort bien faits de français régional dans lesquels il n’y aurait qu’à puiser (ceux des Éditions Bonneton en particulier), mais rien n’y fait : il faut du marketing, du parking et de l’anglais petit-nègre. C’est la faute à Ferry57. » Très récemment, les langues régionales de France ont subi un recul supplémentaire. En effet, le 18 juin 2008, le Sénat a rejeté l’amendement des députés qui voulaient inscrire les langues régionales dans l’article premier de la future Constitution française. L’article aurait fait apparaître les mentions suivantes : « L’organisation de la République est décentralisée. Les langues régionales appartiennent à son patrimoine. » Certes, les langues régionales peuvent signifier le repli sur soi, le communautarisme. Les patois savoyards ont entre autres participé des rivalités entre vallées pendant des siècles. Mais les langues régionales 57. Extrait de Le Sourire innombrable des mots, Jean LE BOËL, Éditions Henry, 2006.
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appartiennent à notre patrimoine culturel et social, cela ne fait pas de doute. Elles expriment des réalités et des sensibilités qui contribuent à la richesse de notre nation. Cependant, cette apparition soudaine dans la Constitution, surtout à l’article premier, aurait été quelque peu excessive, d’autant plus que dès l’article 2 la constitution reconnaît cette évidence : « La langue de la République est le français. » L’Académie française estime que placer les langues régionales de France avant la langue de la République aurait été un défi à la simple logique, un déni de la République, une confusion du principe constitutif de la nation et de l’objet d’une politique. Elle explique que le texte voté par l’Assemblée aurait pu mettre en cause, notamment, l’accès égal de tous à l’administration et à la justice. Assurer la cohésion nationale par une politique linguistique aussi ferme semble aujourd’hui dépassé. En effet, contrairement à de nombreux autres pays, la France jouit depuis longtemps d’une solide unité linguistique. Mais il a été décidé de se priver de l’immense source d’enrichissement interne du français que constituent les langues régionales, qui ne pourront donc plus appartenir au patrimoine de la République. Cette décision sans appel58 est passée inaperçue. Pourtant, du point de vue de l’enrichissement du français, elle n’est pas sans conséquences. Pour ne prendre qu’un seul exemple parmi des dizaines de milliers d’autres, souvenons-nous d’un mot que l’occitan (provençal) puisa dans le latin avant de le donner au français : amour. Le patrimoine culturel dans toutes ses dimensions linguistiques ne sera pas transmis. Les générations françaises futures auront une langue dont l’enrichissement sera assujetti à l’influence exclusive des langues étrangères. Ainsi en ont décidé les sénateurs, contre l’avis de nos élus. Nos responsables politiques semblent d’ailleurs déterminés dans cette voie, à en juger leur prise de position servile face au Protocole de Londres59. 58. Si vous avez compris l’astuce, écrivez-nous. Par tirage au sort, vous pourrez gagner un week-end pour deux chez Gérard Larcher. Sur présentation de ce livre, il vous débouchera une de ses bonnes bouteilles et vous racontera des blagues berrichonnes, alsaciennes, bretonnes ou basques. 59. Voir « La carpette et le boulet ».
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L’influence des langues étrangères peut être bénéfique60. Mais l’influence exclusivement étrangère ne l’est peut-être pas. Et l’influence exclusive d’une seule langue étrangère (suivez mon regard…) l’est encore moins. Pendant ce temps, ailleurs qu’en France, le français est influencé par d’autres langues, parfois de façon bénéfique. À terme, le français de l’Hexagone risque fort de s’éloigner de ses cousins à l’étranger, du fait des influences qu’il rejette et de celle qu’il accepte. Voilà le premier frein. Des décisions politiques interdisent l’enrichissement endogène du français. Ces décisions participent sans doute d’un dessein conscient ou inconscient des élites de notre nation, qui font porter leur choix sur l’anglais et tentent de s’en réserver les meilleurs accès. Un ferry peut en cacher un autre Dans ce contexte, d’aucuns prétendent que l’enseignement du français doit reposer avant tout sur les classiques (que certains pédagogues intégristes appellent « les textes »), notamment les romans et le théâtre. Cela revient à proposer comme modèle une langue qui est elle-même le résultat d’une évolution, saisi à un moment donné, comme un cliché. Là encore, la démarche est élitiste. À regarder de près le programme de français des collégiens, on se dit que le risque de dégoûter les enfants de la lecture et de la langue indiffère ceux qui prônent l’imposition précoce des classiques dans l’enseignement du français. Oui, il y a de la beauté et du génie dans les œuvres classiques de la littérature française. Mais sont-ils abordables d’emblée, surtout au xxie siècle ? L’un des livres les plus touchants, convaincants et simples qui explique que le goût des belles lettres est le résultat d’un cheminement, d’une expérience progressive est le célèbre Comme un roman de Daniel Pennac. La toute première phrase en est « Le verbe lire ne supporte pas l’impératif. » 60. Voir « Contamination ou enrichissement ? ».
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Les dégoûtés, les délaissés, les déboutés, les détournés de la lecture et de la langue sont légion. « Laissé pour compte de l’école, il se croit très vite un paria de la lecture. Il s’imagine que “lire” est en soi un acte élitaire, et se prive de livres sa vie durant pour n’avoir pas su en parler quand on le lui demandait. » […] « On avait tout simplement oublié ce qu’était un livre, ce qu’il avait à offrir. On avait oublié, par exemple, qu’un roman raconte d’abord une histoire. On ne savait pas qu’un roman devait être lu comme un roman : étancher d’abord notre soif de récit. » La consigne pédagogique est simple à comprendre. Mais on peut ajouter un élément venu de l’extérieur. En Amérique du Nord, le roman n’est pas sur la plus haute marche du podium des genres littéraires. D’ailleurs, il n’y a pas de podium et tous les genres jouissent vraiment du même respect. L’ambitieux Edgar Poe61 voulait être littérateur (en français dans le texte), autrement dit un écrivain capable de maîtriser tous les genres de son époque : essai, théâtre, roman, nouvelle et poésie. Son génie est unanimement reconnu dans les deux derniers. J.D. Salinger, l’auteur de L’Attrape-cœurs, se targue d’être un « short story writer », alors même qu’il n’a écrit que neuf nouvelles publiées en dehors de magazines. L’un des très grands écrivains américains actuels, William T. Vollmann, traverse de sa plume tous les genres, de l’article de journalisme à la biographie, du roman historique à la poésie, en passant par tous les autres. La canadienne anglophone Alice Munro, dont on dit qu’elle pourrait remporter le Prix Nobel, n’écrit que des nouvelles. C’est aussi pour cela que l’enseignement de la langue ne commence pas prioritairement par les romans classiques en Amérique du Nord. D’autres genres plus abordables pour des esprits jeunes sont disponibles, et ils jouissent d’un statut culturel élevé. De plus, la lit61. Son nom est Edgar Allan Poe. « Allan » est le nom de la famille qui l’a accueilli à la mort de ses parents, survenue très tôt dans son enfance. Ce nom, effacé en français, est pourtant important pour mieux comprendre la complexité du personnage.
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térature américaine étant récente, il faudrait remonter à la littérature anglaise, qui serait sans doute perçue comme lointaine dans le temps et dans l’espace par des enfants ou des adolescents. Brillant intellectuel encore récemment au pouvoir, Luc Ferry défend l’importance d’enseigner le français par les classiques. Il va plus loin, en préconisant un retour aux langues mortes. Élitiste? Dans l’état actuel de l’Éducation nationale, oui. Irréaliste? Aussi. Le respect du français et du bon usage est du ressort d’une institution prestigieuse. L’une de ses dernières recrues, Simone Veil, est un personnage politique de tout premier rang, au même titre que Valéry Giscard d’Estaing, lui aussi académicien. En France, force est de constater qu’il semble désormais presque naturel que les greffiers du bon usage de la langue puissent être issus du sérail politique. Pour clore sur les éventuelles possibilités d’enrichissement endogène, rappelons que le langage des sms et des chats, l’argot et le verlan sont des langues subrogées et qu’elles ne franchissent pas la cloison étanche du « bon usage ». Les obstacles sont aussi de nature sociale. Ne devient pas mot français qui veut. Pour qualifier l’évolution exogène du français depuis Jules Ferry, certains utilisent l’image de « culture hors-sol ». Mais si certaines langues pénétraient le français à une époque encore récente (par exemple l’arabe : chouia, toubib, bled, etc.), toutes les langues ne sont pas miscibles dans le français. Si, par exemple le mandarin ou le cantonais l’étaient, il y a certains quartiers où cela se saurait. Les obstacles sont donc également techniques. Et puis pourquoi chercher midi à quatorze heures ? Contentonsnous de langue étrangère du moment, qu’il faut maîtriser pour travailler ! Il faut être pragmatique, non ? Non. La prolifération de l’anglais laisserait croire à sa supériorité par rapport au français, qui tend à être ringardisé. Mais en parallèle, le ras-le-bol de l’anglais gronde dans la population. 131
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Le français est devenu une citadelle inexpugnable, mais on a donné les clefs du pont-levis à l’anglais. (« Messieurs les Anglais, parlez les premiers ! ») Dans ces conditions, qui s’offusquera alors de l’omniprésence de l’anglais ? Lorsque le contexte est hostile aux néologismes et à l’innovation linguistique, faut-il en vouloir : – aux responsables du marketing qui cherchent des noms ou des qualificatifs de produits ? – aux fabricants eux-mêmes ? – aux publicitaires, qui ne font même plus suivre d’un astérisque les termes anglais et ne donnent plus de traduction sur leurs affiches ? – etc. En revanche, certains pourraient faire un effort : – L’administration française, qui permet la commercialisation de divers produits avec un emballage ou un étiquetage sans le moindre mot français, malgré la loi de 1994. – Les importateurs de jeux télévisés, qui adoptent le vocabulaire anglais sans chercher l’équivalent français : le Maillon Faible par exemple, où les réponses exactes sont « correctes », ou bien le jeu où les soupirants d’une greluche62 sont « nextés » lorsqu’elle les rejette. – La presse people, dont le style français n’est guère plus élevé que le fond63 et qui semble attirée par les anglicismes comme une mouche par… du miel64. – Les distributeurs de cinéma qui ne proposent plus de titres en français. Leur difficile travail d’adaptation, auquel ils semblent consacrer moins de temps qu’Usain Bolt à courir un 100 mètres, peut consister, le cas échéant, à enlever l’article « the » (The Shining 62. Ou pétasse, au choix. 63. Une expression qui a deux significations s’appelle « a double entendre » en anglais. 64. Euphémisme : façon de présenter une réalité brutale en atténuant son expression pour éviter de choquer.
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devient ainsi Shining, The Fog devient Fog, The Last Kiss, remake du film italien L’Ultimo Bacio devient Last Kiss). Lorsque cet effort incommensurable ne s’applique pas, ils trouvent judicieux de simplifier, autrement dit de trouver un titre en globish. C’est ainsi que Happy-go-Lucky fut rebaptisé Be Happy, On the Outs est devenu Girls in America ; Phone Booth, Phone Game, alors même qu’au Québec il avait été renommé La Cabine ; Take the Lead, Dance with me ; The Blast of Silence, Baby Boy Frankie, ou Staten Island, Little New York. Poisson d’avril ou non, le 1er avril, le nouveau film tchèque Venkovsky Ucitel est sorti sur les écrans français sous le titre... Country Teacher ; le film du japonais Hirokazu Kore-Eda s’appelle Still Walking. The Hangover fut rebaptisé Very Bad Trip et le film britannique de Richard Curtis Boat that Rocked porte en France le titre simplet de Good Morning England. Mais il y a pire : le prix de la plus grande distance par rapport à l’intelligence humaine revient aux distributeurs français du film québécois Tout est parfait, sorti en France en janvier 2009 sous le titre Everything is fine !
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la grammaire anglaise est une chanson douce
Il y a des attaquants et il y a des défenseurs ; il y a aussi des défenseurs qui marquent contre leur camp. Recruté par une grande entreprise du CAC 40, je devais interpréter de français en anglais les propos du Président Directeur Général qui devait venir clore en français un séminaire de cadres qui se tenait dans un château à une cinquantaine de kilomètres de Paris. Afin d’assimiler le sujet et comprendre les enjeux du séminaire, j’étais venu assister, deux heures avant l’intervention, à une partie de la réunion65. Le séminaire était animé par une personne dont le visage m’était familier mais le nom inconnu. Après quelques instants, je me rendis compte qu’il s’agissait d’un présentateur de télévision, mais c’était la première fois que je l’entendais parler une autre langue que le français. Dans un anglais largement moins bon que son français maternel, il assurait la transition entre les sujets et donnait la parole aux intervenants. Pendant près deux heures, je n’ai entendu que du globish, parlé exclusivement par des Français, à croire qu’il n’y avait pas de vrais anglophones dans l’assistance66. Le temps qui m’était imparti pour m’imprégner des sujets du séminaire me permit de faire quelques observations intéressantes, voire de laisser mon esprit divaguer. 65. Voir « L’anglais en France : véritable langue ou simple compétence ? ». 66. J’ai appris par la suite qu’en réalité, il y en avait un. S’il n’était pas venu, je pense que le séminaire aurait quand même pu être tenu dans une langue autre que celle de tous les participants. Cela est assez fréquent en France.
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Si les espérantistes ont raison de dire que l’anglais n’est pas une langue partagée de façon égalitaire par tout le monde, il en va de même pour le globish : certains Français s’exprimaient avec beaucoup d’aisance, d’autres beaucoup moins. Dans un débat, il est évident que les arguments qui sont le mieux exprimés (ou, en globish, le moins mal) ont plus de chances de prévaloir. Il est d’ailleurs à espérer que les Français qui acceptent de débattre en anglais avec de véritables anglophones en sont conscients. Pour se faire un peu peur, il suffit d’imaginer le déséquilibre des pouvoirs qu’engendrerait l’utilisation d’une seule langue, pas forcément l’anglais, aux Nations Unies67. De même, toujours de façon facétieuse, on pourrait imaginer le supplément de pouvoir que détiendraient les Français si la seule langue parlée à l’OTAN68 était le français. À la fin d’un petit débat organisé sur scène, l’animateur indiqua qu’il était temps de faire intervenir un invité-surprise. Il dit que pour des raisons que celui-ci allait expliquer, il ne pouvait être présent et que son intervention, filmée quelques jours auparavant, allait être projetée sur grand écran. Le regard des participants se porta alors sur l’écran pour y voir apparaître la coupole de l’Académie, puis le pont des Arts et, debout sur le pont devant la coupole, portant un blouson et une écharpe, l’académicien Erik Orsenna. « Chouette », me dis-je, et « ouf », pensèrent mes oreilles. « Enfin, nous allons entendre quelqu’un parler sa langue maternelle, de surcroît fort bien. » Erik Orsenna se mit alors à expliquer qu’il regrettait de ne pouvoir être présent, mais que le jeudi les académiciens se réunissent 67. Les six langues officielles des Nations Unies sont l’anglais, l’arabe, le chinois, l’espagnol, le français et le russe. Les Nations Unies ont des équipes d’interprètes permanents et font également appel à des interprètes indépendants habilités. 68. Les deux langues officielles de l’OTAN sont le français et l’anglais. L’OTAN a des équipes d’interprètes permanents et fait également appel à des interprètes indépendants habilités.
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pour travailler sur le dictionnaire de l’Académie mais qu’il voulait dire à quel point il… Mes oreilles et moi avions fermé les écoutilles, mon sang se mit à bouillir, vous l’avez deviné : Erik Orsenna parlait anglais69 ! Avec l’argent du contribuable70, l’académicien, censé défendre et promouvoir la langue française, parlait anglais, ou plus exactement globish, devant la coupole ! Lorsqu’il intervient en anglais auprès d’une assistance essentiellement constituée de Français dans une entreprise française, ce n’est pas le français qu’Erik Orsenna défend en habit vert avec son épée, (ou, en l’occurrence, en blouson avec son écharpe), c’est l’anglais, ou plutôt le globish. Il usurpe son rôle d’académicien, en agissant en fossoyeur de la langue française. Rappelons que sur le site internet de l’Académie française, à la rubrique « Le rôle », à la sous-rubrique « Défense de la langue française », on peut lire : « Le rayonnement de la langue française est menacé par l’expansion de l’anglais, plus précisément de l’américain, qui tend à envahir les esprits, les écrits, le monde de l’audiovisuel. » Mieux que quiconque, Monsieur Orsenna sait, lorsque son propre esprit n’est pas envahi, qu’une langue n’est pas un simple vecteur de transmission de la pensée mais un véritable creuset de l’élaboration de celle-ci. S’il est possible de se faire comprendre et de transmettre une partie de sa pensée dans un langage proche (parfois pas si proche que cela) de l’anglais, la part manquante n’est pas à négliger : en effet, c’est elle qui comporte les nuances, les subtilités, la finesse : tout ce qui fait la différence entre une intervention banale, voire pauvre, et des propos percutants aptes à refléter l’intelligence de celui ou de celle qui les tient. Erik Orsenna ne défend guère le rayonnement de la langue française dans de telles circonstances ; il nous prive par la même occasion de sa finesse et de 69. Avec un accent français ainsi que quelques petites tournures et gallicismes bien de chez nous, mais quand même ! 70. Peut-être pas pour une intervention dans le secteur privé, mais quand même !
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son talent d’homme de lettres, tant ses propos dans une autre langue que la sienne manquent de la saveur à laquelle il nous a habitués. Peu de temps après ce séminaire, je racontais à deux consœurs à quel point j’avais été choqué par ce spectacle navrant. L’une d’elles me dit : « Erik Orsenna ? Ah oui, il nous a fait le même coup la semaine dernière. On a retraduit vers le français ce qu’il disait pour quelques Français, des Italiens, des Tchèques et des Roumains. Tu t’égosilles pour dire aux Français de parler français et pas anglais quand il y a des interprètes et tu vois débouler un académicien que tu payes avec tes impôts qui vient te saper tous tes efforts ! » Pour rappel, toujours sur le site internet de l’Académie française, je ne sais plus si c’est à la rubrique « Le rôle » et à la sous-rubrique « Défense de la langue française », ou à la rubrique « La langue française » et à la sous-rubrique « La politique linguistique aujourd’hui », on peut lire : « Par ses remarques, ses mises en garde, par l’accroissement de la nomenclature de son Dictionnaire, par sa participation aux commissions de terminologie et de néologie, l’Académie poursuit son œuvre régulatrice de la langue et s’efforce de donner forme aux évolutions nécessaires, en gardant à l’esprit son rôle multiséculaire de “greffier du bon usage71” de notre langue. » Ou bien : « À partir de 1972, des commissions ministérielles de terminologie et de néologie sont constituées. Elles s’emploient à indiquer, parfois même à créer, les termes français qu’il convient d’employer pour éviter tel ou tel mot étranger, ou encore pour désigner une nouvelle notion ou un nouvel objet encore innommés. » Ou encore : « Jugeant que la concurrence de l’anglais, même dans la vie courante, représentait une réelle menace pour le français et que les importations anglo-américaines dans notre lexique devenaient trop 71. Maurice Grévisse, l’auteur de la bible du français, le remarquable ouvrage Le Bon Usage, est belge.
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massives, les autorités gouvernementales ont été amenées, depuis une trentaine d’années, à compléter le dispositif traditionnel de régulation de la langue. » Par un jeudi d’automne, j’irai sous la coupole, Quelque chose me dit qu’elle résonne quand on rigole.
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quand on parle de langues la bouche pleine, on risque de dire des bêtises
Bien qu’il ne représente que 2 % du poids du corps, le cerveau entre pour 20 % dans notre métabolisme de base72. L’interprétation simultanée, exercice particulièrement intense de concentration, n’est envisageable que si les interprètes se relaient toutes les 20 ou 30 minutes et s’ils se sustentent. Lors de conférences qui durent une journée, ou, a fortiori, plusieurs journées, les interprètes sont souvent amenés à déjeuner, voire dîner à table avec les participants. Ces repas constituent autant d’occasions d’observer la fascination, la peur, l’ignorance ou le mépris que suscite l’anglais dans l’esprit de certains. « Vous êtes interprète ? me dit mon voisin. Et vous parlez combien de langues ? Parce que moi j’ai un beau-frère qui parle couramment huit langues ! Le français, l’espagnol, l’italien, le portugais, l’anglais bien sûr, l’allemand et un peu le hongrois. Et là il vient de se mettre au chinois. Et vous, alors ? – Deux : français et anglais, réponds-je. (J’absorbe, non sans délectation, “bien sûr l’anglais”, “un peu le hongrois” et “se mettre au chinois”). – C’est tout ? » Consternation. Se tournant vers son voisin de l’autre côté : 72. www.lesucre.com
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« Vous avez vu, dans le deuxième exposé, combien ils dépensent rien qu’en contrôle de gestion pour les activités export? C’est dingue! » (Ouf, libéré, me dis-je. Concentrons-nous sur le saumon et les tagliatelles.) Voltaire, à propos de l’humaniste italien Pic de la Mirandole, réputé pour l’étendue de ses connaissances : « On dit qu’a l’âge de dix-huit ans, il savait vingt-deux langues. Cela n’est certainement pas dans le cours ordinaire de la nature. Il n’y a point de langue qui ne demande environ une année pour bien la savoir. Quiconque dans une si grande jeunesse en sait vingt-deux, peut être soupçonné de les savoir bien mal, ou, plutôt il en sait les éléments, ce qui est ne rien savoir. » Merci Monsieur Arouet, mais une seule année suffit-elle pour bien savoir une langue ? Un autre jour, une autre conférence, un autre déjeuner, mais un point commun : le saumon. « Vous êtes interprète ? me dit ma voisine. En quelle langue ? – En anglais. Les conférences sont interprétées simultanément de français en anglais et d’anglais en français. – Ah bon ? J’avais même pas remarqué : moi j’ai pas besoin de la traduction, je suis bilingue. C’est étonnant qu’ils aient pris des interprètes : tout le monde comprend l’anglais. Peut-être pas aussi bien que moi, mais tout le monde se débrouille, non ? – Il y environ une trentaine de personnes qui écoutent le français et puis tous les étrangers ne comprennent pas les exposés qui sont faits en français. – Mais ils ont qu’à obliger les Français à parler anglais ! On veut être international et on laisse les gens parler français ! » Un autre jour, une autre conférence, un autre déjeuner, mais encore du saumon73. 73. Il est très rare que l’on mange mal dans une conférence en France. (« Cracher dans la soupe » se dit « to bite the hand that feeds you » en anglais). Je n’ai rien contre le saumon,
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« Vous êtes interprète ? me dit ma voisine. Et vous parlez combien de langues ? – Deux : français et anglais. Et vous ? – Moi je suis bilingue français-anglais, mais pas comme vous ! Je me débrouille, pour les mails, c’est tout. » Un « bilingue vrai » est un individu qui passe pour autochtone, ou locuteur natif, dans deux communautés linguistiques différentes. Combien de Français qui se targuent d’être bilingues peuvent-ils être pris pour Anglais en Angleterre, Australiens en Australie, Irlandais en Irlande ou Américains aux ÉtatsUnis ? Le bilinguisme vrai s’acquiert dès l’enfance, avant la puberté74 lorsqu’on est élevé par des parents de langues différentes ou bien par des parents de même langue, mais à l’étranger. Les enfants bilingues vrais commencent à parler généralement plus tard et ne se rendent compte de la distinction entre les deux langues que vers l’âge de quatre ou cinq ans. Chez le bilingue vrai, l’apprentissage des deux langues est pratiquement inconscient et ne nécessite aucun effort. Le bilinguisme vrai est le résultat du hasard et n’a aucun rapport avec le travail ou la volonté. À la rentrée 2008, Xavier Darcos s’est donné pour objectif de rendre tous les lycéens bilingues en anglais à la fin de la scolarité. Il n’a pas défini ce qu’il entendait par « bilingue » et l’utilisation galvaudée de ce mot n’a pas choqué grand monde. Partout dans le monde, les interprètes de conférence ont une combinaison linguistique selon trois niveaux : bien qu’il ait été servi un peu trop souvent en conférence à une époque, à tel point qu’un groupuscule d’interprètes parisiens avait envisagé de former l’association secrète SHIT (Salmon Haters’ International Taskforce) pour dénoncer ces excès dans des opérations « coup de poing » qui auraient été savamment orchestrées sans jamais être dénuées d’humour. Mais avant que cet embryon d’association ait pu s’organiser, le saumon passa de mode et, tout comme Capri, l’époque du saumon systématique est révolue. 74. Voir « L’anglais du soleil levant ».
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Langue A : langue maternelle Langue B : premier niveau de langue étrangère. Cette langue est comprise et parlée par l’interprète en conférence, elle est dite « active ». Langue C : deuxième niveau de langue étrangère. Cette langue est comprise mais pas parlée par l’interprète en conférence, elle est dite « passive ». Ainsi, les interprètes peuvent avoir une combinaison A-B-C, A-B, A-B-B, A-B-C-C, A-B-B-C-C-C, A-A (bilingue vrai), A-A-B, A-AC, A-A-B-C, etc. Si quelqu’un vous dit que sa belle-sœur interprète est parfaitement trilingue ou quadrilingue, ne le croyez pas. S’il est possible d’avoir trois ou quatre langues B ou C, au-delà de A-A, on n’est plus interprète : on est andouillette. Un dîner cette fois. J’avais été gâté par le plan de table. « C’est vous qui avez traduit le discours du ministre tout à l’heure, sur scène ? Il vous a donné son texte ? – Non, malheureusement. – Vous êtes anglais ? – Non, français. J’ai passé une bonne partie de mon enfance aux États-Unis. – Pourtant vous avez un accent très british. – Non, américain. – Si, si, british, croyez-moi. J’vois moi, j’suis bilingue : je ne passe plus jamais par la traduction quand je parle anglais, je pense directement en anglais. Et vous, vous comprenez ce que vous dites quand vous traduisez ? (Un temps.) – Oh non, pas grand-chose. Je mets des mots les uns derrières les autres, c’est tout. – Vous plaisantez, c’est votre humour british. Mais sérieusement, vous arrivez à retenir ce que vous entendez ? – Comment, qu’est-ce que vous venez de dire ? » 144
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Le but de l’interprétation de conférence est de restituer le sens. La traduction des mots constitue un moyen, non une fin en soi. Pour permettre aux auditeurs de comprendre un propos, il faut évidemment le comprendre soi-même. L’interprète écoute donc le propos d’origine, traite l’information pour en retenir le sens et enfin le restitue dans une autre langue. Pour être fidèle, cette restitution doit respecter le niveau de langue, ou registre, et le style de l’orateur. Dans quelle langue cette analyse du sens se fait-elle ? Les avis sont partagés. Certains diront la langue-source, d’autres la langue-cible, d’autres encore diront les deux à la fois. Enfin, certains diront que le langage de la pensée, ou mentalais, est propre à chaque individu et qu’il n’est pas forcément lié à la langue elle-même, telle qu’elle est partagée par une communauté de locuteurs. Les interprètes qui font de l’interprétation consécutive ont en effet un système de prise de notes (symboles évocateurs et notions-clés) qui leur est propre, l’évocation conceptuelle et les modalités d’exploitation de la mémoire étant par définition personnelles. Quoiqu’il en soit, penser dans la langue dans laquelle on s’exprime ne signifie pas être locuteur natif de cette langue. Préparer mentalement la formulation d’un propos dans la langue de ce propos n’est pas un exploit. Se croire bilingue en anglais sous prétexte qu’on ne traduit pas préalablement ce qu’on dit est erroné. Cette illusion de bilinguisme peut même être collective et elle peut perdurer tout au long d’une réunion ou personne n’est véritablement anglophone et où le niveau des idées et des raisonnements n’est objectivement pas époustouflant. En effet, les interlocuteurs préparent la formulation de leur propos en anglais, ils l’expriment en anglais (ou presque…) et ils analysent les propos des autres en anglais. Leur langue maternelle n’est pas sollicitée pour leur permettre une analyse critique approfondie de ce qui se dit. Dans ce contexte, la langue, support de la réflexion, est à rapprocher de l’intelligence : « L’intelligence, c’est la chose la mieux répartie chez l’homme, parce que quoi qu’il en soit pourvu, il a toujours l’impression d’en avoir assez, vu que c’est avec ça qu’il juge... » (Coluche) 145
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En revanche, il suffit d’une seule intervention de qualité en français pour que tous les participants se mettent à penser en français, ce qui les dissuade ou les empêche de reprendre la parole en anglais. En effet, ils perçoivent alors le décalage trop important qui existe entre la qualité de leur pensée et celle de leur expression. « Je vais faire appel à l’interprète », disent-ils alors, invoquant diverses raisons, plus fallacieuses les unes que les autres. J’ai vécu ce phénomène des centaines de fois. Un autre jour, une autre conférence, un autre déjeuner. « Vous êtes interprète ? me dit mon voisin, qui s’était préalablement montré fort peu sympathique, à en juger par la froideur de son accueil à sa table. J’ai ma fille qui a huit ans, qui est très douée pour les langues, elle a commencé l’anglais à l’école et elle veut être interprète. Qu’est-ce que vous me conseillez ? Avant que j’aie le temps de finir d’avaler, mon confrère assis à côté de moi intervient : – De lui faire faire des séjours très longs à l’étranger, loin de ses parents. » (Une arête de saumon se coince dans ma gorge ; je bois un grand verre d’eau et mange un peu de mie de pain très lentement, laissant ainsi mon confrère assumer ses conseils.) Il existe plusieurs écoles ou formations d’interprètes en Europe. Parmi les plus connues, citons par exemple l’école de Genève75, les deux écoles de Paris : l’ESIT76 et l’ISIT77, en Belgique, la Faculté de Traduction et d’Interprétation de l’Université de Mons-Hainaut78 ou bien encore l’école de l’Université de Mayence à Germersheim 75. www.unige.ch/eti/index.html 76. www.esit.univ-paris3.fr/ecole.html 77. www.isit-paris.fr 78. http://w3.umh.ac.be/~eii/index.htm
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en Allemagne79. Ce ne sont pas des écoles de langues ; la maîtrise des langues est une condition préalable à l’accès. Elle résulte d’une enfance bilingue, de longs séjours à l’étranger, etc. Les études visent à parfaire la culture générale et surtout faire acquérir les techniques d’interprétation simultanée et consécutive. Un autre jour, une autre conférence, un autre déjeuner. Très franchement, je ne sais plus ce qu’il y avait au menu. « Vous êtes interprète ? me dit mon voisin. Vous parlez combien de langues ? – Deux : français et anglais. – C’est facile l’anglais. J’vois moi, je suis bilingue. C’est une langue pas très riche, l’anglais. – Vous trouvez ? Savez-vous combien il y a de mots dans la langue française ? – Non, je sais pas, combien ? – Environ 100 00080. – 100 000 ! C’est énorme ! Mais personne ne les connaît tous, on n’en utili… – Et en anglais, vous savez combien il y a de mots ? – Beaucoup moins, je dirais, j’sais pas… 10, peut-être 20 000. Combien ? – Difficile à dire, entre 300 000 et un million, peut-être davantage, ça dépend de ce qu’on compte81. – Mais ça c’est l’anglais littéraire, l’anglais de Shakespeare. 79. http://www.uni-mainz.de/studium/600.php 80. Le plus grand dictionnaire actuel de la langue française sur CD-ROM, soit l’intégralité du Grand Robert de la langue française en 6 volumes, compte 100 000 mots, 325 000 citations et 25 000 expressions, locutions et proverbes. 81. La deuxième édition de l’Oxford English Dictionary, qui est déjà ancienne (1989), pèse 62,6 kilos, compte 20 volumes, entre 300 000 et 500 000 entrées selon la façon dont on les compte, 139 900 prononciations et 2 436 600 citations. Le dictionnaire américain Merriam-Webster propose quant à lui plus de 476 000 mots. Ces deux ouvrages sont eux aussi disponibles en CD-ROM.
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– Non, c’est l’anglais, c’est tout. Pourquoi faites-vous la distinction entre l’anglais et l’anglais de Shakespeare et pas entre le français et le français de Victor Hugo ? – Mais en français les mots ont plusieurs sens, alors qu’en anglais, il y a moins de nuances. – Je dirais plutôt le contraire, d’autant que le contexte, la syntaxe, les prépositions et les postpositions peuvent modifier radicalement le sens des mots82. » Mesurer la « richesse » d’une langue au nombre de mots qu’elle recèle n’est sans doute pas judicieux et « comparer » les langues entre elles ne l’est pas davantage. Comme le dit Joachim du Bellay : « Je ne vois pas qu’on doive estimer une langue plus excellente que l’autre, seulement pour être plus difficile. » Chaque langue a ses mérites propres. Comparer les qualités intrinsèques des langues, même selon l’usage que l’on veut en faire, est un exercice particulièrement complexe, voire impossible ; de surcroît, il est stérile, voire xénophobe. Si une langue existe, c’est qu’elle est nécessaire et suffisante dans le contexte socioculturel dans lequel elle est utilisée. La supériorité prétendue de la langue française est ancrée dans la culture française depuis une époque où les voyages étaient rares et les guerres en Europe nombreuses. Certains textes d’éminents penseurs montrent bien d’où vient cette perception erronée qu’ont certains Français de la supériorité de leur langue. En marge du terrain purement linguistique, cette arrogance se décline encore aujourd’hui dans la société française, notamment dans le rapport qu’entretiennent ses « élites » avec l’Autre, surtout s’il est d’origine étrangère.
82. L’entrée la plus longue (60 000 mots) de l’Oxford English Dictionary est le mot « set », pour lequel il est donné environ 430 sens différents.
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MARIVAUX Discours de réception à l’Académie française (1742) « Pourquoi notre langue a-t-elle passé dans presque toutes les cours de l’Europe ? L’attribuerons-nous aux conquêtes de Louis XI ? Mais des ennemis humiliés ou vaincus aiment-ils à parler la langue de leurs vainqueurs quand la nécessité de s’en servir est passée ? Non, Messieurs !... C’est le plaisir de nous lire, de penser et de sentir comme nous qui les a gagnés ; c’est ce génie, c’est cet ordre, c’est ce sublime, ce sont ces grâces, ces lumières répandus dans vos ouvrages ou dans ceux de nos écrivains que vous avez inspirés, qui ont acquis cette espèce de triomphe à la langue française. » RIVAROL Discours sur l’Universalité de la langue française (1784) Rivarol passe successivement en revue les langues européennes pour les renvoyer à la même insuffisance : l’allemand lui paraît « guttural et encombré de dialectes »; pour l’espagnol, dont la majesté « invite à l’enflure », « la simplicité de la pensée se perd dans la longueur des mots » ; l’italien « se traîne avec trop de lenteur » et la langue anglaise « se sent trop de l’isolement du peuple et de l’écrivain ». « Il me reste à prouver que, si la langue française a conquis l’empire par ses livres, par l’humeur et par l’heureuse position du peuple qui la parle, elle le conserve par son propre génie. Ce qui distingue notre langue des langues anciennes et modernes, c’est l’ordre et la construction de la phrase. Cet ordre doit toujours être direct et nécessairement clair. Le français nomme d’abord le sujet du discours, ensuite le verbe qui est l’action, et enfin l’objet de cette action : voilà la logique naturelle à tous les hommes ; voilà ce qui constitue le sens commun. Or cet ordre, si favorable, si nécessaire au raisonnement, est presque toujours contraire aux sensations, qui nomment le premier l’objet qui frappe le premier. C’est pourquoi tous les peuples, abandonnant l’ordre direct, ont eu recours aux tournures plus ou moins hardies, selon que leurs sensations ou l’harmonie des mots l’exigeaient ; et l’inversion a prévalu sur la terre, parce que l’homme est plus impérieusement gouverné par les passions que par la raison. 149
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Le français, par un privilège unique, est seul resté fidèle à l’ordre direct, comme s’il était tout raison, et on a beau par les mouvements les plus variés et toutes les ressources du style, déguiser cet ordre, il faut toujours qu’il existe ; et c’est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l’ordre des sensations : la syntaxe française est incorruptible. C’est de là que résulte cette admirable clarté, hase éternelle de notre langue. Ce qui n’est pas clair n’est pas français ; ce qui n’est pas clair est encore anglais, italien, grec ou latin. Pour apprendre les langues à inversion, il suffit de connaître les mots et leurs régimes ; pour apprendre la langue française, il faut encore retenir l’arrangement des mots. On dirait que c’est d’une géométrie tout élémentaire, de la simple ligne droite, et que ce sont les courbes et leurs variétés infinies qui ont présidé aux langues grecque et latine. La nôtre règle et conduit la pensée ; celles-là se précipitent et s’égarent avec elle dans le labyrinthe des sensations et suivent tous les caprices de l’harmonie : aussi furent-elles merveilleuses pour les oracles, et la nôtre les eût absolument décriés. [...] La prononciation de la langue française porte l’empreinte de son caractère : elle est plus variée que celle des langues du Midi mais moins éclatante ; elle est plus douce que celle des langues du Nord, parce qu’elle n’articule pas toutes ses lettres. Le son de l’e muet, toujours semblable à la dernière vibration des corps sonores, lui donne une harmonie légère qui n’est qu’à elle. Si on ne lui trouve pas les diminutifs et les mignardises de la langue italienne, son allure est plus mâle. Dégagée de tous les protocoles que la bassesse inventa pour la vanité et la faiblesse pour le pouvoir, elle en est plus faite pour la conversation, lien des hommes et charme de tous les âges ; et, puisqu’il faut le dire, elle est, de toutes les langues, la seule qui ait une probité attachée à son génie. [...] » À l’époque où Rivarol tenait ces propos boursouflés de fatuité et d’ethnocentricité, il devait y avoir, en plus du français, environ sept mille langues dans le monde, peut-être davantage. Pour se permettre un dithyrambe aussi nauséabond, les connaissait-il toutes, ou en 150
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connaissait-il une ou deux correctement ? (Comme dirait Coluche : « La réponse est dans la question, je fais qu’un seul voyage. ») Un autre jour, une autre conférence, un autre déjeuner, mais cette fois c’est du canard. « Vous êtes interprète ? me dit mon voisin. Vous parlez combien de langues ? – Deux. – C’est tout ? Les Français sont pas doués en langues. Les Allemands ou les Scandinaves parlent tous couramment anglais. » « Tous » est sans doute exagéré, « couramment » et « anglais » le sont assurément aussi. La fascination qu’exercent depuis quelque temps les pays scandinaves sur le plan socio-économique s’applique également à l’éducation. L’allemand, le flamand, le néerlandais, le danois, le suédois ou le norvégien sont des langues germaniques. Bien qu’il appartienne à une branche distincte, l’anglais aussi. L’apprentissage de l’anglais est donc largement facilité par la connaissance préalable d’une de ces langues. En revanche, les locuteurs de langues romanes (le français, l’italien, l’espagnol, le portugais, le roumain…) ou de langues plus lointaines encore83 ont généralement plus de mal à maîtriser l’anglais. De surcroît, la langue maternelle des ressortissants de petits pays n’est pas pratiquée à l’étranger et la langue véhiculaire internationale que représente l’anglais est bien plus nécessaire : elle est donc enseignée plus tôt que pour les Français ou les Espagnols. Par ailleurs, toujours pour tordre le cou à ce mythe des Scandinaves, des Allemands ou des Néerlandais « doués » pour l’anglais, il serait sans doute pertinent de se poser quelques questions quant à la façon dont l’anglais est enseigné : – L’anglais fait-il l’objet d’un nombre d’heures d’enseignement comparable ? 83. Voir « L’anglais du soleil levant ».
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– Est-il valorisé ? Autrement dit, est-il considéré comme aussi important, voire plus important que d’autres matières ? (Certaines matières sont-elles sur un piédestal inexpugnable, comme c’est le cas, presque uniquement en France, des mathématiques ?) – L’importance accordée à l’anglais se reflète-t-elle dans les coefficients qui lui sont appliqués lors des examens ? – Se reflète-t-elle dans le choix d’accès aux études supérieures ? – Est-ce que l’on privilégie l’oral ou l’écrit ? – Comment les enseignants d’anglais sont-ils formés ? – Etc. Enfin, il existe entre la France et ces pays une grande différence d’acculturation télévisuelle et cinématographique. En effet, si la France est le pays du doublage d’émissions et de films étrangers, en Europe du Nord, c’est le sous-titrage qui règne. Dans sa thèse de doctorat84, Jan Pedersen explique qu’en Suède et au Danemark, les sous-titres constituent le support le plus lu. Philippe Van Parijs, professeur à l’Université de Louvain (Belgique), étudie les aspects philosophiques, politiques et économiques de la nécessité d’une langue véhiculaire, de la propagation de l’anglais et de la fracture linguistique dans le monde. Il est en particulier reconnu pour ses travaux sur l’injustice linguistique et le coût que représente pour une communauté linguistique l’apprentissage d’une langue véhiculaire. L’une de ses convictions, pétrie de bon sens, est qu’il faut « aller sans complexe vers la diffusion de l’anglais mais protéger toutes les autres langues avec des mesures coercitives », chaque langue devant, selon lui, être « reine sur son territoire ». Une mesure simple consiste à imposer le sous-titrage à la télévision. Ainsi s’expliquent les bons scores des jeunes Estoniens en anglais, loin devant ceux des Lituaniens et Lettons, assure-t-il. S’il était généralisé, le sous-titrage d’émissions et de films en anglais présenterait de grands avantages : 84. Scandinavian Subtitles: A comparative study of subtitling norms in Sweden and Denmark with a focus on Extralinguistic Cultural References, Université de Stockholm, janvier 2008.
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– Il coûterait globalement moins cher que le doublage ; – Il participerait à l’apprentissage de l’anglais ou de l’américain en « formant l’oreille » des plus jeunes téléspectateurs et en favorisant la compréhension des moins jeunes ; – Un choix entre sous-titres français et sous-titres anglais permettrait une progression dans l’apprentissage ; les téléspectateurs qui le souhaitent pourraient ne pas les faire apparaître du tout ; – Il participerait simultanément à l’apprentissage de la langue des sous-titres (le français) en favorisant la lecture, la mémoire visuelle de l’orthographe, etc. – Il proposerait un exercice intellectuel et contrecarrerait la passivité du téléspectateur ; – Il permettrait aux téléspectateurs de mieux percevoir les frontières culturelles. En effet, afficher des sous-titres qui rappellent que les images sont d’origine étrangère permettrait d’éviter la confusion qui envahit certains esprits « disponibles ». Cela est illustré dans le sketch « Rambo », dans lequel Albert Dupontel dépeint un personnage fruste qui raconte le film sans trop savoir prendre du recul : « Avec la musique et tout ah putain j’étais émouvé. Il récupère ses potes, il les fout dans un hélicoptère russe, il a même pas le permis, il s’en fout Stallone ! Il les ramène chez nous… à Washington ». Le sous-titrage pourrait constituer, pour le service public de la télévision, un outil permettant de contribuer à débanaliser la violence que l’on trouve en abondance, notamment dans certains films ou séries américains. Donner à voir de façon répétée à la télévision ou au cinéma des personnages qu’on entendrait parler américain, et non français, lorsqu’ils brandissent une arme à feu serait un progrès car cela contribuerait peut-être à brider l’excès de fascination pour certaines valeurs américaines et à faire comprendre que le port d’armes, mais aussi la religion, ne sont pas des éléments constitutifs de la société française. 153
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L’exception française que constitue le doublage n’est pas entièrement étrangère au fait que l’anglais n’est pas considéré comme facile, particulièrement pour ceux qui n’ont pas les moyens de faire des séjours dans des pays anglophones. Une volonté politique permettrait de réparer cette exception. Est-il cynique ou simplement réaliste de penser que cet immobilisme participe d’un dessein des élites visant à se réserver l’accès à l’anglais ? Si l’on veut que les Français parlent anglais et si l’on ne veut pas investir dans l’éducation nationale, on pourrait même se demander pourquoi France Télévisions ne propose pas sur la TNT une chaîne pédagogique en langue anglaise. Par ailleurs, les Scandinaves maîtrisent-ils l’anglais si bien que cela ? Dans le cadre d’une étude réalisée en 2000, 111 médecins généralistes danois, suédois et norvégiens ont lu le même article synoptique pendant 10 minutes. La moitié l’a lu dans sa langue maternelle, l’autre moitié en anglais. Des questions étaient posées tout de suite après la lecture. Dans le cadre de cette étude, les médecins avaient indiqué qu’ils comprenaient tous l’anglais. 42 % d’entre eux avaient même signalé qu’ils lisaient chaque semaine des communiqués en anglais. Cette étude a révélé que les résultats obtenus par les médecins ayant lu l’article dans leur langue maternelle étaient bien meilleurs que ceux obtenus par la lecture du texte anglais. Les médecins qui avaient lu le texte en anglais avaient perdu 25 % des informations de plus que s’ils l’avaient lu dans leur langue maternelle85. Bien entendu, malgré tout, la qualité de l’enseignement dans les pays nordiques fait l’objet d’analyses intéressées. Si la mise en application des bonnes pratiques tarde à venir en dehors du champ purement expérimental, de nombreux rapports et articles de presse ont déjà été rédigés à ce sujet : 85. Läkartidningen, revue spécialisée destinée aux médecins suédois, n° 26-27, 2002.
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TOUR D’EUROPE DES MÉTHODES D’APPRENTISSAGE DES LANGUES ÉTRANGèRES. www.lefigaro.fr 3 septembre 2008 « Danemark. 77 % de la population danoise parlent au moins une langue étrangère, d’après la Commission européenne. Si les Danois sont si doués, c’est que leur système éducatif les pousse à ne pas négliger cette matière. Même si cet enseignement ne commence qu’à l’âge de neuf ans, les établissements scolaires imposent rapidement l’apprentissage de deux langues étrangères, et les enfants sont fortement incités à en choisir une troisième. Autre particularité, les professeurs privilégient les discussions et les débats pendant les cours afin de faire s’exprimer les élèves au maximum à l’oral. Les Danois sont ainsi nombreux à avoir déjà passé au moins une année scolaire en pays francophone ou anglophone, selon le magazine européen Cafebabel. Finlande. Des enseignants de haut niveau et un système scolaire qui a toujours mis en avant l’importance de l’apprentissage des langues, voilà peut-être le secret des Finlandais. Avec un enseignement qui commence dès 7 ans, et une stimulation continuelle des connaissances des enfants (93 % affirment regarder tous leurs films en version originale), la Finlande se classe parmi les pays les plus doués pour les langues étrangères. Ainsi 63 % parlent couramment anglais, et près de la moitié de la population (47 %) maîtrise deux langues en plus de la sienne. Allemagne. Le système éducatif allemand est, avec celui des pays du Nord, l’un des plus enviés d’Europe. Les petits Allemands ont, comme leurs voisins nordiques, la réputation d’être naturellement doués pour l’apprentissage linguistique. Outre cette facilité, leur réussite s’explique également par les 200 heures de cours de langues validées par les élèves chaque année : un record européen. Grâce à un tel rythme dès le CP, les Allemands méritent bien leur réputation de bons élèves. Avec près d’une dizaine de pays limitrophes, l’apprentissage 155
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des langues étrangères fait partie intégrante de la culture allemande. En synthèse, deux preuves vivantes de l’intérêt du sous-titrage et de l’investissement dans l’éducation : l’Estonie et la Finlande. Nous avons vu que les Estoniens se distinguent en anglais de leurs voisins baltes. Sont-ils plus « doués » ? Non, car l’estonien est une langue finno-ougrienne qui ne constitue pas un tremplin de facilité pour l’apprentissage de la langue de Shakespeare. Leur bon niveau d’anglais s’explique par le fait qu’ils regardent des émissions de télévision en anglais avec des sous-titres. Les Finlandais, au même titre que leurs voisins scandinaves, ont globalement une bonne maîtrise de l’anglais. Mais contrairement au danois, au suédois et au norvégien, le finnois est, comme l’estonien, une langue finno-ougrienne. D’une part, le sous-titrage joue son rôle pédagogique et d’autre part, s’il est un pays admiré pour la qualité de son école, c’est bien la Finlande, qui a compris depuis longtemps l’importance d’investir sérieusement dans l’éducation. » Un autre jour, une autre conférence, un autre déjeuner, juste avant la publication du livre de Pierre Péan (qui, de toutes façons, n’a aucun rapport avec notre propos). « Vous avez vu, Kouchner ? Il est nul en anglais ! Pour un ministre des Affaires étrangères, c’est la honte ! » « Nul » est injuste. En réalité, Bernard Kouchner parle assez bien anglais, bien qu’on sente tout de suite que sa langue maternelle est le français. Rappel des faits : « Cité par le quotidien Haaretz auquel il avait donné un entretien en anglais, Bernard Kouchner disait qu’Israël “allait manger l’Iran” si ce pays se dotait de l’arme atomique. En fait, il voulait dire qu’Israël “allait frapper l’Iran” si Téhéran fabriquait la bombe. Il s’agit d’une “confusion phonétique”, selon un communiqué du ministre. En anglais, frapper se dit hit et manger eat, la différence 156
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résidant dans ce fameux “h” aspiré, qui piège les locuteurs francophones86. » En fait, la différence vient aussi du fait qu’en l’occurrence « i » et de « ea » ne se prononcent pas de la même façon. Le malentendu vient peut-être avant tout du fait que ni Bernard Kouchner, ni sans doute le journaliste israélien ne sont de véritables anglophones. Une utilisation imprécise de l’anglais véhiculaire peut nuire à la clarté du propos. En effet, si un message peut paraître univoque pour « l’expéditeur », le destinataire, anglophone ou non, peut parfois y entendre une ambiguïté ou une homophonie malencontreuses. Même au plus haut niveau, l’anglais véhiculaire ne véhicule pas que de l’anglais. Un autre jour, une autre conférence, un autre déjeuner, filets de rouget au beurre blanc. Ma consœur s’étant absentée pendant le déjeuner pour faire des courses, je me retrouve à table avec neuf gradés de la Légion étrangère ; ils s’enquièrent de ma fonction, ce qui amène la conversation sur le terrain des langues. Cette fois, pas de fadaises telles que « je suis bilingue » ou de « le français est plus riche que l’anglais, d’ailleurs c’est la langue de la diplomatie », pas de confusion entre compétence et langue. Ils m’expliquent que la Légion étrangère, constituée d’étrangers, forme les nouvelles recrues au français avec pour objectif d’être opérationnel en quatre mois. « Qu’entendez-vous par “opérationnel” ? – Comprendre les ordres et se faire comprendre. – Et dans la pratique, qu’est-ce que ça veut dire ? – 2 500 mots, les bases. Nous avons l’obligation de parler français pendant le service, sous peine de sanctions. 86. Libération, lundi 6 octobre 2008.
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(2 500 mots, c’est presque le double du globish de base, qui fonctionne avec 1 500 mots.) – Et en dehors du service, est-ce que la langue commune entre vous est l’anglais ? – Non, jamais, il n’y a pas de raison. De toute façon il y a très peu de vrais anglophones dans la Légion. Alors entre nous, si on n’a pas la même langue d’origine, on parle français, comme on peut. » Dont acte. Si les déjeuners de conférence donnent l’occasion aux interprètes de voir ce que les gens pensent des langues et de mieux comprendre les interactions entre les langues, ils constituent également une chance de rencontrer des personnages hors du commun quand on s’y attend le moins. Lors d’un déjeuner où je me trouvais à nouveau abandonné par une consœur partie faire des courses (« magasiner » comme disent les Québécois), je me trouvais assis entre un expert-comptable et un actuaire, tous deux travaillant dans une compagnie d’assurances. Après quelques échanges aussi aimables que superficiels avec moi, ils se lancèrent dans une conversation dont la technicité et l’aridité m’empêchaient presque d’apprécier le repas. Puis contre toute attente, leur sujet de conversation devant être aussi épuisé que moi, l’un d’eux me demanda : « Qu’est-ce que vous faites en dehors du travail ? – Différentes choses, un peu de musique, du sport. Et vous ? – J’étudie la grammaire française et j’écris. – Ah bon ? Quoi ? – J’ai écrit un roman. – Publié ? – Oui, dit-il. Il a gagné le prix Renaudot. » Bizarrement, j’ai vécu une mise en abyme de cette expérience. Alors que je racontais cette anecdote à ma voisine de table finlandaise lors d’un autre déjeuner, elle m’expliqua qu’elle aussi écrivait pendant son temps libre. Une de ses nouvelles lui avait valu un prix 158
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décerné par un magazine, un séjour de quelques jours pour deux personnes à Berlin. Nombreux sont ceux qui se passionnent pour leur langue, qu’il s’agisse d’écrivains amateurs ou semi-professionnels, de cruciverbistes, de gens qui écrivent au courrier des lecteurs pour relever une faute de français ou bien d’internautes qui apportent leur pierre à l’édifice sur des sites consacrés à la langue française. Pourtant, les émissions de radio ou de télévision qui traitent des sujets liés à notre langue, son évolution ou son enseignement sont rares. Appétissantes et intéressantes, ce sont les émissions qui s’adressent à notre palais qui sont nombreuses et populaires. C’est déjà ça.
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on ne fait pas d’hamlet sans casser d’œufs « Un ministre étranger doit assister à notre conférence », m’avaiton dit. « Il sera là pendant trois quarts d’heure en fin de matinée, il déjeunera à la table d’honneur, il écoutera la première intervention de l’après-midi et il partira. » Il s’agissait du ministre chinois du travail. Lorsque je me présentai à lui, je lui demandai aussitôt pourquoi il avait sollicité un interprète d’anglais et non de mandarin. « Ca me change un peu, dit-il dans un anglais simple mais efficace (en globish, donc), ça m’entraîne. » Comme je pus m’en apercevoir lors du déjeuner, il parlait l’anglais avec plaisir et suffisamment bien pour des conversations sans grande portée (« smalltalk » en anglais). De toutes façons, il n’était venu à cette réunion que pour établir quelques contacts, pas pour intervenir ou tenir une position officielle. Il m’expliqua par ailleurs qu’une équipe d’interprètes chinois l’assistait dans ses rencontres avec son homologue français et le chef de l’État. Puis il me dit une phrase qui fait partie de celles que l’on n’oublie pas : « Vous savez, quand les Chinois ne voudront plus parler anglais, le monde parlera chinois. » À la place de « parlera chinois », mes oreilles entendirent « tremblera ». § Si la mondialisation de l’économie et l’ouverture de la Chine se poursuivent dans des conditions similaires à celles que nous 161
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connaissons, il est vraisemblable que le mandarin prendra une place de plus en plus importante. Comme c’est déjà le cas en Chine ou bien dans les quartiers chinois des villes anglophones, le mandarin devrait cohabiter de plus en plus avec l’anglais, mais à l’échelle mondiale, avant tout dans le contexte du commerce. Plus que d’autres langues, l’anglais favorise la miscibilité des langues étrangères par sa nature et sa souplesse. De très nombreux mots mandarins l’imprègnent. Le mandarin, quant à lui, est influencé par l’anglais et il existe actuellement un mélange linguistique pauvre et souvent amusant connu sous le nom de « chinglais » ou « singlish ». Dans quelques dizaines d’années, les vives interactions entre le mandarin et l’anglais se seront sans doute stabilisées. Il sera alors possible que la langue véhiculaire du monde du travail devienne le « sinobish », mélange de mandarin simplifié et de globish. Encore plus tard, selon les évolutions géopolitiques et économiques, si le mandarin prend le pas, nous pourrons nous rappeler la blague racontée par Coluche : « Vous savez, dans un œuf, il y a du blanc et du jaune. Mais quand on mélange, il ne reste plus que du jaune ! »
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politique linguistique « Quatre langues ?!? Reste là, tu vas coller les timbres. » Coluche
Il y a déjà assez longtemps, congrès européen sous l’égide du ministère de l’Éducation nationale. Séance plénière d’ouverture, discours multi-usages du Ministre qui ne l’est sans doute pas moins, remerciements aux participants étrangers de leur présence. Plusieurs ateliers, deux interprètes par langue et par atelier. Celui auquel m’affecte le chef interprète porte sur les approches pédagogiques en Zones d’éducation prioritaires (ZEP). Déjeuner. Tous les interprètes se retrouvent entre eux. Un collègue et ami me demande ce qui se dit dans mon atelier. « Tout plein de choses, lui dis-je. D’un point de vue sémiologique, c’est intéressant : ça fait plus de deux heures qu’on y est et on n’a pas encore entendu les Français prononcer le mot « enfant ». Et chez toi ? – Un peu pareil : ils sont arrivés à la pré-conclusion qu’il faut questionner tangentiellement le trajectif des apprenants87. Mais je te rassure : le débat reste ouvert. – Ouf. » §
87. Tout ça, ça ne s’invente pas.
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À condition de le faire de façon intelligible, il est bien sûr utile de confronter différentes théories de la pédagogie pour faire progresser l’éducation. Mais confronter la théorie à l’expérience pratique est indispensable. Ce colloque, où les participants, singulièrement les Français, étaient déconnectés de la réalité, aurait pu être intitulé : « Pédagogie, langue de bois : même combat », ou bien « Loin des contingences de la réalité ». Ce genre de colloque n’explique pas pour autant l’obscurantisme actuel. Il faut également faire montre d’un esprit politique farouche et d’une belle ignorance pour aller à l’encontre des enseignants, des chercheurs, des étudiants, des élèves, des parents d’élèves, d’une promesse d’un avenir meilleur pour tous et du bon sens. Aujourd’hui, on peut pleurer sur les immenses progrès qui auraient pu être réalisés en matière d’éducation si l’État avait investi ne serait-ce qu’une petite partie des montants pharaoniques88 qu’il a injectés dans l’économie pour tenter de pallier les abus du néo-libéralisme et de la spéculation financière, pourtant prévus et dénoncés par certains économistes depuis longtemps. « Investir dans les infrastructures », nous dit-on maintenant. Certes, elle ne dégage pas de dividendes financiers, mais l’éducation, c’est l’infrastructure par excellence. Aujourd’hui, on recule. Dans la presse étrangère, on s’interroge sur les agissements et les atermoiements de la France. Pourquoi, ministre après ministre, la France tente-t-elle de réformer si brutalement l’Éducation nationale et l’Université ? Pourquoi ne pas croire à une évolution plus en douceur ? Et surtout, pourquoi ne pas faire preuve de plus de concertation ? Parmi les caractéristiques de la grève des universités de 2009, plus longue que celle de 1968, on peut noter un manque ahurissant de dialogue. 88. Ce terme est quelque peu dépassé : en effet, Akhénaton et Ramsès II font figure des petits joueurs en regard des sommes associées au nom de Jérôme Kerviel ou de Lehmann Brothers, à la fois vecteurs actifs et victimes du système, ou de Bernard Madoff, sans doute l’un des plus gros et abjects escrocs de tous les temps.
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Par ailleurs, il semblerait que l’enseignement général se refuse à recenser d’une part, les compétences nécessaires à un jeune qui se lance sur le marché du travail et d’autre part, les disciplines de l’éducation dont il a besoin pour s’épanouir. S’il faut enseigner ce qui est nécessaire pour se frayer un chemin de carrière stimulant, il faut aussi que l’Éducation nationale puisse, comme le dit Albert Jacquard, « provoquer une métamorphose chez un être pour qu’il sorte de lui-même, surmonte sa peur de l’étranger, et rencontre le monde où il vit à travers le savoir89 ». L’anglais est un parfait exemple de sujet qui est au cœur de cette dialectique. En effet, l’anglais véhiculaire, ou globish, est une compétence, aujourd’hui indispensable pour être « employable » dans de nombreux secteurs ; l’anglais vernaculaire, quant à lui, est constitutif d’une culture immense. Pour un usage pratique dans le monde du travail international et pour s’enrichir de plusieurs cultures, l’anglais, une langue européenne importante (l’allemand, l’italien, l’espagnol, le portugais ou le polonais par exemple), le mandarin, l’arabe et le russe constituent le bagage linguistique idéal pour un Français. Idéal, mais totalement irréaliste. Le temps et les moyens de la scolarité étant limités, il faut donc faire des choix. Dans le monde du travail, l’anglais véhiculaire, ou globish, est indispensable. L’anglais vernaculaire ne l’est pas. En revanche, il est intellectuellement et culturellement stimulant pour un adulte de tendre vers l’anglais vernaculaire et d’en reconnaître modestement la richesse. L’anglais à l’école connut une évolution importante en 2004, avec la publication du rapport Thélot sur l’avenir de l’école. Ce rapport 89. « Moi, Albert Jacquard, Ministre de l’Éducation, je décrète : », article paru le 22 mars 1999, disponible sur : http://www.humanite.presse.fr
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est disponible sur http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapportspublics/044000483/ L’article ci-dessous y fait suite. « FAUT-ILAPPRENDRE L’ANGLAIS DèS L’ÉCOLE PRIMAIRE ? Propos recueillis par Delphine Saubaber Après le rapport de la commission Thélot, François Fillon, ministre de l’Éducation nationale, a tranché. Au primaire, les élèves devront s’initier à une langue vivante. Pas forcément celle de Shakespeare. Pour Jacqueline Quéniart Professeur agrégée d’anglais, membre de la commission Thélot “C’est une compétence indispensable à tout citoyen.” La commission Thélot (qui a chapeauté le “Grand débat national sur l’avenir de l’école”) a considéré que tous les élèves devaient apprendre, dès le CE2, “l’anglais de communication internationale” et que celui-ci devait faire partie du “socle commun de connaissances”. Au sein de la commission, ce sont surtout les industriels, les universitaires, les parents et les hommes politiques qui ont défendu l’idée que l’anglais était devenu une compétence indispensable. Par le rôle qu’il joue en économie, dans les sciences, la technologie, la culture et les médias, il occupe une place à part parmi les langues étrangères. En France, 96 % des enfants le choisissent pendant leur scolarité. Rendre son apprentissage obligatoire très tôt aiderait notre pays à retrouver son influence sur la scène mondiale, écornée par notre insuffisance en anglais. Une récente évaluation des compétences des élèves de 15 et 16 ans dans sept pays européens le montre: les résultats des Français sont nettement inférieurs à ceux des élèves des autres pays (Suède, Finlande, Norvège, Pays-Bas, Danemark et Espagne), où l’anglais est obligatoire dès le primaire. Depuis 1996, le niveau a baissé. Notre façon d’enseigner est en cause, trop axée sur la grammaire et l’écrit. Les élèves s’expriment peu, de peur de se tromper, surtout devant 30 élèves. […] 166
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S’inspirant de travaux menés par des chercheurs anglais à l’Université de Vienne, en Autriche, les professeurs devraient abandonner l’idée d’enseigner une langue proche de la perfection des natifs. Ces travaux préconisent d’étudier l’anglais en usage dans la communication internationale, pour parvenir à distinguer ce qui est indispensable à l’oral de ce qui ne l’est pas. Par exemple, il n’est pas utile de s’acharner sur certaines erreurs typiques des élèves – confondre les pronoms “who” et “which”, durcir la prononciation du “th”... Il faudrait repenser la façon d’enseigner l’ “anglais international”. Il s’agirait, en fait, de déterminer ce qui serait évalué prioritairement dans le “socle commun”. Sans pour autant renoncer à présenter les cultures et les littératures qui fondent l’identité de la langue. L’aptitude à l’écoute, l’éducation de l’oreille, les stratégies de communication, la conscience linguistique ainsi développées prépareraient l’étude d’autres langues dès la cinquième. Contre Claude Hagège Professeur au Collège de France, titulaire de la chaire de théorie linguistique “Il faut promouvoir l’apprentissage de deux langues.” La proposition du gouvernement de rendre obligatoire l’apprentissage d’une langue vivante dès le primaire, pas forcément l’anglais, ne me satisfait pas. Parce qu’il est certain que les familles se précipiteront, de toute façon, sur l’anglais. Et il n’y a aucune raison de renforcer la suprématie anglophone. La vocation de l’école, c’est la transmission et l’innovation. C’est donc le plurilinguisme, l’apprentissage de deux langues étrangères, non d’une seule, qu’il faut promouvoir à l’école primaire. Je suis hostile à l’enseignement de l’anglais seul, comme c’est le cas dans les pays scandinaves, par exemple. Là-bas, cela peut se comprendre car la langue du pays n’est pas parlée hors des frontières, alors que le français a une vocation internationale très ancienne. L’Association des pays francophones réunit 50 pays aujourd’hui, ce qui veut dire qu’il y a des gens dans le monde qui voient dans notre langue un autre choix. La domination de l’anglais n’est donc pas inéluctable. […] 167
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Le concept d’ “anglais de communication internationale” laisse perplexe. Une langue est une langue. Et l’idéal, c’est de parler comme les natifs ! […] Les familles craignent que l’on n’apprenne trop de choses aux enfants. Or les capacités du cerveau sont infinies et sous-exploitées par les programmes... Le plurilinguisme scolaire précoce n’existe nulle part dans le monde. Cette idée devrait être promue par la France90. » Pour clore ce tour d’horizon rapide du débat sur l’anglais à l’école, revenons un instant en arrière pour inclure un dernier sujet pertinent, mais aussi pour apprécier le jugement que portent certains hauts responsables politiques sur leurs concitoyens : Christian Poncelet, président du Sénat (Le Figaro, 17 janvier 2003) : « Saisissons l’occasion de l’anniversaire du traité de l’Élysée pour prendre une initiative d’envergure pour l’allemand en France et le français en Allemagne. Ayons le courage, quitte à aller contre le choix à courte vue des parents, de diversifier l’offre de la première langue et des langues au primaire et, pour commencer par le plus facile, par rendre déterminante, dans tous les règlements de concours, la possession d’une langue autre que l’anglais. » Bonne idée, mais manifestement, le courage de prendre une initiative d’envergure a vite pris l’aspect d’un ballon de baudruche au lendemain d’un anniversaire. Quant aux parents, plutôt que de les insulter du haut d’un perchoir doré, interrogeons-les grâce à l’ISRIG91. Qu’est-ce qui est plus important pour l’avenir de vos enfants ? (Une seule réponse) : 90. L’express, 6 décembre 2004, disponible sur http://www.lexpress.fr/actualite/societe/education/faut-il-apprendre-l-anglais-des-l-ecole-primaire_487721.html 91. L’Institut de sondages ridicules, impossibles mais gratuits, créé de toutes pièces à la page 59.
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– une bonne expression orale et écrite ? – une capacité de réflexion purement abstraite ? Dans le monde du travail, que faut-il ? (Une seule réponse) : – de bonnes aptitudes en maths ? – de bonnes aptitudes en langues étrangères ? Pour construire l’Europe, faut-il : – promouvoir l’enseignement du plus grand nombre possible de langues européennes, dont l’anglais ? – se contenter de partager tant bien que mal l’anglais, langue du pays le plus eurosceptique de l’Union Européenne ? Pensez-vous que le français est de plus en plus contaminé par l’anglais ? – oui – oui Pensez-vous qu’il faut défendre, voire promouvoir le français ? – oui – oui § Avant d’élaborer une politique d’action, il convient de convoquer les experts. S’agissant de l’anglais en France, particulièrement dans le monde du travail, trois catégories de professionnels vivent la réalité du sujet au quotidien et dans des contextes nombreux : – les professionnels de la formation en anglais en entreprise, – les traducteurs anglais-français indépendants, – les interprètes de conférence. Les traducteurs qui travaillent d’anglais en français et les interprètes de conférence anglais-français sont les experts de la stylistique comparée de 169
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l’anglais et du français modernes, de l’analyse de l’évolution du français et de l’anglais et du suivi de la contamination du français par l’anglais. En encourageant les orateurs à parler leur langue maternelle, les interprètes de conférence anglais-français sont de surcroît de véritables défenseurs au quotidien de la langue française. Les objectifs : En une seule phrase, sans créer une commission chargée de faire un livre blanc, jaune, bleu ou caca d’oie, sans commanditer de rapports92, quels doivent être les objectifs d’une politique linguistique ambitieuse ? Défendre le français en favorisant son enrichissement permanent et permettre au plus grand nombre de maîtriser l’anglais véhiculaire ainsi que d’autres langues étrangères. Cela nécessite une volonté politique sincère et des moyens réels, quoique vraiment pas énormes, au service de l’action. L’hexagone n’étant pas isolé, ces efforts doivent être consentis à l’échelle européenne et une concertation permanente doit être assurée avec tous les pays francophones. Pour progresser sur le front de l’anglais et sur celui du français en même temps, il faut d’abord donner le goût de la langue. Le goût de la langue ne s’acquiert pas uniquement par l’écrit. À l’école de la République, pourquoi n’enseigne-t-on pas très tôt l’expression orale et la prise de parole en public ? S’agirait-il d’un dessein de nos élites ? Force est de constater qu’en France, les formations de prise en parole en public sont réservés aux adultes, notamment à ceux qui exercent du pouvoir. Il conviendrait au contraire de s’inspirer de l’enseignement de l’expression orale tel qu’il est pratiqué ailleurs qu’en France. Par exemple, le 92. Ou alors un seul, à condition de le confier à Xavière Tiberi.
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« show and tell93 », les exposés sans notes, les débats contradictoires ou le théâtre sont au programme pédagogique des écoles dans plus d’un pays. De plus, comme l’explique, entre autres, Azouz Begag dans Un mouton dans la baignoire94, la culture des couches sociales défavorisées, celles issues de l’immigration, celles des banlieues (« la France d’en bas » comme dirait de façon con-cise JeanPierre Raffarin) repose sur l’oralité. Donner le goût d’une langue commune permettrait de contribuer à la réduction de « la fracture sociale95 », dont l’une des manifestations actuelles est la langue, justement. Il convient également de reconnaître et de clairement faire savoir la différence qui existe entre une langue véhiculaire (exemple : le globish) et une langue vernaculaire (exemples : l’arabe, le portugais, l’anglais, le français). La défense du français peut être renforcée par différents moyens simultanés : – La meilleure arme de défense étant l’attaque, il faut favoriser l’enrichissement permanent du français par des moyens efficaces et modernes. Cela passe par la mise en place d’un comité pour l’enrichissement du français96. Ce comité serait populaire et efficace, mais pas dispendieux. – Assurer des cours de traduction d’anglais vers le français dans toutes les écoles et formations de journalisme. Ces cours, auxquels il 93. Voir « Hou tocsse English tout dé ? Aivribodi ! ». 94. Azouz BEGAG, Un mouton dans la baignoire, Fayard, 2007. 95. Les expressions « la France d’en bas » et « la fracture sociale », la défense de la première et la lutte contre la seconde ont été lancées à la même époque, respectivement par le Premier ministre et le Président de la République. Depuis, le phénomène s’est considérablement aggravé. Si une politique de droite permettait à l’argent de descendre naturellement (« trickle down », en anglais économique) vers les couches sociales moins aisées et de réduire la fracture sociale, ça se saurait. Certains observateurs américains désenchantés disent que non seulement l’argent ne descend pas, mais qu’il a tendance à aller vers le haut, puis à partir en fumée (« go up in smoke », en anglais général). 96. Voir « Circulez, y’a rien à dire ! ».
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conviendrait d’affecter un coefficient à la mesure de l’attachement que les Français portent à leur langue, feraient la chasse sans merci aux anglicismes et contribueraient à endiguer la contamination du français. – Rendre systématique le sous-titrage à la télévision. À un coût inférieur à celui du doublage, cela aurait de nombreux effets bénéfiques, notamment en matière de pédagogie de l’anglais, mais aussi du français97. – Refuser avec vigueur l’anglais dans la publicité (télévision, radio, affiches, presse écrite). Le Bureau de vérification de la publicité et le Conseil supérieur de l’audiovisuel pourraient aisément se montrer plus actifs en ce sens. – Renégocier le Protocole de Londres, afin que le français demeure une langue obligatoire pour le dépôt des brevets en Europe et que soit levée la menace qui pèse sur le plurilinguisme, reflet de l’identité et de la culture de l’Europe. – À l’échelle européenne, ne pas se précipiter sur l’enseignement trop précoce de l’anglais pour favoriser d’une part le plurilinguisme et, d’autre part, l’enseignement du français chez nos voisins. – Augmenter les moyens de diffusion de Radio France International (RFI) aurait constitué un investissement pour le rayonnement et l’avenir de la langue et la culture françaises. Les mesures d’austérité et de licenciement décidées en janvier 2009 représentent des économies matérielles infimes, en regard de ce recul linguistique et culturel aussi important qu’immédiat. – Enfin, de façon plus symbolique mais populaire, les participants au concours de l’Eurovision ne devraient pouvoir chanter que dans la langue du pays qu’ils représentent. On se souvient de l’émoi provoqué dans les chaumières françaises par Sébastien Tellier lorsqu’il chanta en anglais à l’Eurovision en 2008. § 97. Voir « Quand on parle de langues la bouche pleine, on risque de dire des bêtises ».
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Sur le front de la promotion de l’anglais, des recommandations ont certes déjà été formulées, notamment dans le rapport de la Commission pour la libération de la croissance française de janvier 2008, également appelé Rapport Attali. Si les chauffeurs de taxi, les coiffeuses, les avouées et toutes celles et ceux qui ont une connaissance directe des milieux professionnels visés par ce rapport jugent que ce catalogue donne des recommandations lapidaires, simplistes ou dénuées de connaissances préalables, ceux qui connaissent l’anglais dans le monde du travail en France ne font pas exception. Cela est exprimé avec pertinence dans ce qui suit, extrait de http://lepolitichelinguistiche. cafebabel.com/fr/post/2008/01/25/Le-rapport-Attali-et-langlification-de-la-France : « Le 23 Janvier 2008 a été publié le Rapport Attali, ou Rapport de la Commission pour la Libération de la Croissance Française. Il y a plusieurs points qui touchent les questions linguistiques. Malheureusement, les auteurs ont une vision très réductionniste (voire purement instrumentale) des langues, et donc ils ne sont pas capables d’aller plus loin que de préconiser une augmentation du rôle de l’anglais dans les systèmes éducatif et économique-financier français. Voici quelques extraits : Page 12 : Pour s’inscrire dans la croissance mondiale, la France (c’est à-dire les Français) doit d’abord mettre en place une véritable économie de la connaissance, développant le savoir de tous, de l’informatique au travail en équipe, du français à l’anglais, du primaire au supérieur, de la crèche à la recherche. Page 26 : Décision n. 2 : Repenser le socle commun des connaissances pour y ajouter le travail en groupe, l’anglais, l’informatique et l’économie. Page 39 : Décision n. 26 : Développer les cursus en langues étrangères. Même si l’ensemble des formations doit rester en français, il serait utile de développer des enseignements et des cursus d’abord en anglais, et également en arabe, espagnol et chinois, afin de mieux préparer les étudiants français à la mondialisation et d’attirer des étudiants étrangers. 173
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Ce qui implique ipso facto d’abandonner l’esprit européen de l’enseignement des langues, qui privilège la diversité et les langues de culture européennes. Page 94 : Décision 100 : Développer massivement l’enseignement de l’anglais professionnel pour faciliter l’émergence d’activités financières internationales susceptibles de recruter largement des collaborateurs, qualifiés et non qualifiés, pouvant se fondre dans une entreprise internationale. M. Attali avait déjà recommandé une augmentation du rôle exclusif de l’anglais dans le système universitaire français en 1998, dans le Rapport “pour un modèle européen d’enseignement supérieur”. Dans ce rapport, Attali disait que: Page 28 : Idéalement, la France devra pouvoir devenir partie intégrante naturelle du parcours universitaire des étudiants les plus brillants de tout pays du monde. Pour que la méconnaissance de la langue française ne soit plus un obstacle à la venue d’étudiants étrangers, une partie des enseignements devra être assurée en anglais et au besoin par des enseignants non francophones. Page 28 : Les universités françaises devront donc chercher à faire venir vers elles les meilleurs professeurs étrangers en leur facilitant l’obtention de visas, en finançant leurs séjours, en leur assurant des salaires et des conditions de travail satisfaisants, en leur permettant d’enseigner en anglais, en assurant leur intégration dans les équipes de recherche et en leur garantissant les moyens de maintenir, voire d’accroître, leur compétitivité au niveau international. » Pour prendre de la distance par rapport à ces propos presque francophobes, anti-européens et serviles face à l’anglais et pour abonder dans le sens de Claude Hagège, qui sait de quoi il parle, lui, le plurilinguisme précoce semble être une approche certes originale, mais à la fois utile et enrichissante. De plus, si l’on se distingue cette fois de Claude Hagège pour faire le choix assumé de l’anglais véhiculaire, à condition que l’on adopte une politique ferme de sous-titrage et la mise en place d’une chaîne publique de télévision ludo-éducative en anglais, on pourrait enseigner d’autres langues en primaire. 174
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Nul besoin de se précipiter sur l’anglais le plus tôt possible. En effet, le globish suffit amplement dans le monde du travail ; d’autre part, l’anglais prématuré empêche de s’intéresser à d’autres langues Lancés dès le CE1 dans l’apprentissage d’une langue européenne (celle des plus grands pays limitrophes par exemple : l’allemand, l’espagnol ou l’italien, auxquels on pourrait ajouter le portugais) les enfants aborderaient en CE2 une langue non européenne (le mandarin, l’arabe ou le russe). Dans L’enfant aux deux langues98, Claude Hagège recommande qu’à l’école primaire en Europe on puisse « choisir parmi cinq langues : allemand, espagnol, français, italien et portugais, celles qui ont la plus grande audience internationale ». Mais ce point de vue aussi éminemment bien fondé que logique date de 1996 et depuis lors, la Chine a changé de statut économique dans le monde et les relations avec le monde arabe ne cessent d’évoluer. De plus, si l’Éducation Nationale proposait l’enseignement de l’arabe, d’autres, dont les motivations ne sont pas purement linguistiques, s’en chargeraient moins. (Comme me l’a expliqué un éducateur de rue que j’ai rencontré dans un colloque : « À l’heure actuelle, quand on est jeune, issu de l’immigration et en recherche identitaire, il y a des gens qui viennent à votre rencontre pour vous dire qui vous êtes. ») C’est arrivé au collège que les élèves pourraient entamer l’anglais. Il ne s’agirait pas d’une découverte, car un contact pratiquement quotidien pendant des années aurait déjà été assuré par la télévision et internet. Les élèves orientés vers une filière professionnelle en fin de collège auraient ainsi, eux aussi, un petit bagage linguistique et une ouverture sur l’Europe et le monde. Au lycée, il serait proposé un renforcement d’une des deux langues apprises depuis le primaire. Ambitieuse et moderne, cette politique ne nécessiterait pas pour autant une réforme brutale immédiate. Elle pourrait en effet être déployée de manière progressive dans le temps et faire l’objet d’ajustements au fil de 98. Claude HAGEGE, L’enfant aux deux langues, Éditions Odile Jacob, 1996.
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l’eau si nécessaire. En revanche, son caractère très hétérodoxe rendrait indispensables de grands efforts de communication et de concertation. Cela exigerait bien entendu des diminutions horaires pour certaines des autres matières et des changements importants des programmes scolaires. Plutôt que privilégier une éducation scientifique et une société élitiste reposant sur la valorisation excessive des grandes écoles, la France pourrait s’enorgueillir de former une majorité d’esprits ouverts sur d’autres cultures. Si des mesures semblables étaient adoptées dans tous les autres pays de l’Union Européenne, cela provoquerait pour le français un intérêt et un rayonnement renouvelés. L’anglais pourrait être utilisé comme une compétence par tous sans pour autant jouir d’un statut de langue supranationale comme c’est le cas aujourd’hui, même dans les institutions de l’Union Européenne, malgré les efforts prétendument consentis en faveur du plurilinguisme. § Fin de la réunion du ministère de l’Éducation nationale. Le Président de la République, pressenti pour le discours de conclusion, ne vient pas. Quelle surprise. Le discours de clôture est prononcé par un haut fonctionnaire du ministère, qui, comme dans une dissertation thèse-antithèse-synthèse99, ne tire pas véritablement de conclusions mais pose des questions, pour « prolonger l’analyse ». Je me dirige vers la station de métro avec mon ami interprète, qui me dit : 99. Le fameux plan en trois parties (« thèse-antithèse-foutaises », comme disent les réfractaires) est typiquement français. En communication interculturelle, la structure de pensée cartésienne fait l’objet de plus de malentendus qu’on ne croit. En effet, bon nombre d’étrangers, notamment anglo-saxons, trouvent bizarre de systématiquement enfermer la réflexion dans une cadre si formel et de toujours faire une synthèse censée éviter toute conclusion, cultiver le mythe de la complexité et donc freiner, voire empêcher l’action.
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« Au fait, toujours pas d’enfants dans les ZEP? – Pas un seul, et chez toi ? – L’animateur était confronté à une problématique de positionnement sur le terrain de la conclusion. – Dur. – Mais ils étaient satisfaits d’avoir identifié des pistes de réflexion. – Ouf. – Allez, à demain. »
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