INTRODUCTION
Collection « Recherches »
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INTRODUCTION
Collection « Recherches »
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LA COLLECTION « RECHERCHES » À LA DÉCOUVERTE Un nouvel espace pour les sciences humaines et sociales Depuis le début des années 1980, on a assisté à un redéploiement considérable de la recherche en sciences humaines et sociales : la remise en cause des grands systèmes théoriques qui dominaient jusqu’alors a conduit à un éclatement des recherches en de multiples champs disciplinaires indépendants, mais elle a aussi permis d’ouvrir de nouveaux chantiers théoriques. Aujourd’hui, ces travaux commencent à porter leurs fruits : des paradigmes novateurs s’élaborent, des liens inédits sont établis entre les disciplines, des débats passionnants se font jour. Mais ce renouvellement en profondeur reste encore dans une large mesure peu visible, car il emprunte des voies dont la production éditoriale traditionnelle rend difficilement compte. L’ambition de la collection « Recherches » est précisément d’accueillir les résultats de cette « recherche de pointe » en sciences humaines et sociales : grâce à une sélection éditoriale rigoureuse (qui s’appuie notamment sur l’expérience acquise par les directeurs de collection de La Découverte), elle publie des ouvrages de toutes disciplines, en privilégiant les travaux trans et multidisciplinaires. Il s’agit principalement de livres collectifs résultant de programmes à long terme, car cette approche est incontestablement la mieux à même de rendre compte de la recherche vivante. Mais on y trouve aussi des ouvrages d’auteurs (thèses remaniées, essais théoriques, traductions), pour se faire l’écho de certains travaux singuliers. L’éditeur
SOUS LA DIRECTION DE
Martine Revel, Cécile Blatrix, Loïc Blondiaux, Jean-Michel Fourniau, Bertrand Hériard Dubreuil et Rémi Lefebvre
Le débat public : une expérience française de démocratie participative
LA DÉCOUVERTE 2007
Cet ouvrage fait suite au colloque : L’institution du débat public. État des lieux et perspectives de recherches 14 et 15 septembre 2006 à Lille coorganisé par : CETS - Centre Éthique, technique et société - Institut catholique des arts et métiers - 6, rue Auber - 59000 Lille Tél. : 03 20 22 61 61 – Fax : 03 20 93 14 89 - http://cets.groupe-icam.fr/ CERAPS - Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales - Université Lille-2 - 1, place Déliot - BP 629 - 59024 Lille Tél. : 03 20 90 74 51 – Fax 03 20 90 77 00 - http://ceraps.univ-lille2.fr INRETS - Institut national de recherche sur les transports et leur sécurité Plate-forme interdisciplinaire « Débat public » 94114 Arcueil cedex – Tél. : 01 47 40 72 26 – Fax : 01 45 47 56 06 http://debatpublic.inrets.fr/ Le colloque et la publication de cet ouvrage ont bénéficié du soutien de la Commission nationale du débat public. CNDP - 6, rue du général Camou - 75007 PARIS Tél. : 01 42 19 20 26 - Fax : 01 42 19 17 90 http://www.debatpublic.fr/
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ISBN 978-2-7071-5341-8 Ce logo a pour objet d’alerter le lecteur sur la menace que représente pour l’avenir du livre, tout particulièrement dans le domaine des sciences humaines et sociales, le développement massif du photocopillage. Nous rappelons donc qu’en application des articles L. 122-10 à L. 122-12 du code de la propriété intellectuelle toute photocopie à usage collectif, intégrale ou partielle, est interdite sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intégrale ou partielle, est également interdite sans l’autorisation de l’éditeur.
© Éditions La Découverte, Paris, 2007.
Sommaire
Introduction Martine Revel, Cécile Blatrix, Loïc Blondiaux, Jean-Michel Fourniau, Bertrand Hériard Dubreuil et Rémi Lefebvre
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I. Instituer le débat public : la genèse d’une institution singulière Introduction – Débat public : la genèse d’une institution singulière Loïc Blondiaux
37
1. Genèse et consolidation d’une institution : le débat public en France Cécile Blatrix
43
2. Le débat public dans le droit positif Raphaël Romi
57
3. « Citoyen en tant que riverain » : une subjectivation politique dans le processus de mise en discussion publique des projets d’aménagement Jean-Michel Fourniau
67
4. Le BAPE et l’institutionnalisation du débat public au Québec : mise en œuvre et effets Mario Gauthier et Louis Simard
78
II. Organiser le débat public Introduction Bertrand Hériard Dubreuil
95
5. Ressorts et incidences de l’autorité du garant sur les débats publics. Des commissions de suivi Bianco à la CNDP Sandrine Rui
101
6. La conduite d’un débat public sur un projet d’infrastructure : une activité de médiation spécifique. Réflexions à partir du débat public « Francilienne » Sophie Allain
112
7. Anticipation et contrôle dans les débats publics : le cas des premiers débats « nucléaires » Étienne Ballan, Vincent Baggioni, Julie Métais et Anne Le Guillou
123
8. Un débat en débat. À propos du débat public sur le projet de centrale électronucléaire « EPR, tête de série » à Flamanville (Manche) Françoise Zonabend
134
9. Participer au débat pour débattre ? Les difficultés de l’acculturation au débat public Pierre Sadran
142
III. Mettre en œuvre le débat public : scènes, coulisses et interstices du débat Introduction – Scènes, coulisses et interstices du débat public Cécile Blatrix
151
10. Le débat public en ligne : une ouverture des espaces et des acteurs de la délibération ? Laurence Monnoyer-Smith
155
11. La CPDP sur l’extension du tramway à Paris (2006) comme occasion d’interroger les ambiguïtés du débat public Pierre Lefébure
167
12. De la légitimation des acteurs à la légitimité du débat public Roman Rollant
178
13. Le débat public du projet de contournement routier de Nice ou la remobilisation d’une communauté débattante déjà constituée Pierrick Cézanne-Bert
189
14. La place de l’expertise dans le débat. Appréciations tirées d’une expérience interne à la commission Xavier Godard
201
15. Les élus : des acteurs peu dialogiques du débat public Rémi Lefebvre
207
IV. Débattre autour du débat public Introduction – Les dynamiques de l’échange, entre inertie et réflexivité collective Martine Revel 221 16. Espaces publics et co-construction de l’intérêt général : apprentissages croisés des acteurs Olivier Marcant et Kevin Lamare 227 17. Les dynamiques du débat public : l’exemple de six débats publics Martine Revel
239
18. Délibération de simples citoyens et débat public : l’expérience de l’Atelier citoyen dans le débat VRAL Jean-Michel Fourniau et Ingrid Tafere
252
19. Débattre publiquement autour des chiffres. Quelques enjeux de la controverse sur les flux dans le débat LAALB Fernand Doridot 265 20. TGV Rhin-Rhône branche sud : l’introuvable débat public André Larceneux 21. Quand le débat ne fait plus débat : point de vue d’un maître d’ouvrage Jean-Marc Dziedzicki
277 286
V. Évaluer le débat public Introduction – L’évaluation du débat, entre utilité sociale et portée démocratique Jean-Michel Fourniau
299
22. Quels critères d’évaluation du débat public ? Quelques propositions Mathieu Brugidou, Arthur Jobert et Isabelle Dubien
305
23. Ce que débattre nous apprend. Éléments pour une évaluation des apprentissages liés au débat public Louis Simard et Jean-Michel Fourniau
318
24. La réussite du débat public ouvre la réflexion sur sa portée Georges Mercadal
332
25. Émotions et révision : la dynamique des débats Pierre Livet
339
26. La politique de la discussion. La dynamique du débat public entre conversation et négociation Sylvain Lavelle
353
Épilogue Débattre sans savoir pourquoi : la polychrésie du débat public appelle le pluralisme théorique de la part des chercheurs Laurent Mermet 369 Bibliographie
381
Notices biographiques des auteurs
395
Résumés
403
Introduction
Martine Revel, Cécile Blatrix, Loïc Blondiaux, Jean-Michel Fourniau, Bertrand Hériard Dubreuil et Rémi Lefebvre
Pourquoi faudrait-il s’intéresser au débat public ? Cette procédure de démocratie participative, apparue dans notre droit avec la loi Barnier du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l’environnement qui crée la Commission nationale du débat public (CNDP), dont les prérogatives ont été ensuite étendues par la loi de démocratie de proximité du 27 février 2002, n’a a priori rien de révolutionnaire. La loi de 1995 charge la CNDP d’animer des débats sur les « grandes opérations publiques d’aménagement d’intérêt national de l’État, des collectivités locales, des établissements publics et des sociétés d’économie mixte, présentant un fort enjeu socio-économique ou ayant un impact significatif sur l’environnement ». Elle précise également que ces débats publics peuvent être organisés sur les objectifs et les caractéristiques principales des projets, pendant la phase de leur élaboration » [Vallemont, 2001 ; Simard et al., 2005]. À l’heure où la mode est précisément au « débat », où le vocabulaire politique ne cesse de prôner la concertation et la participation, où depuis une dizaine d’années chaque dossier de politique publique semble devoir justifier l’organisation d’« assises », d’« états généraux » voire l’orchestration d’un grand débat à l’échelle nationale, sur la santé, l’eau ou l’éducation…, la CNDP pourrait faire figure de parent pauvre ou de manifestation anodine d’un engouement politique passager. Le pari sur lequel repose le présent ouvrage est tout autre. Le débat public pourrait constituer au contraire un objet crucial pour la compréhension des transformations en cours de l’action publique. La CNDP, en tant qu’institution politique radicalement inédite, en tant qu’exemple français le plus achevé à ce jour d’organisation de la participation des citoyens « ordinaires » à la discussion des choix collectifs, offre depuis une douzaine d’années maintenant un terrain d’observation et d’analyse
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LE DÉBAT PUBLIC : UNE EXPÉRIENCE FRANÇAISE DE DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE
privilégié des évolutions qui touchent aujourd’hui la plupart des éléments structurant notre univers politique. À la manière du « fait social total » évoqué par Marcel Mauss dans sa célèbre étude sur le don, ce « moment privilégié où une société se donne à voir tout entière en mettant en branle l’intégralité de ses institutions et de ses représentations » [Lévi-Strauss, 1950], le débat public pourrait ici faire figure de « fait politique total », dans lequel se reflètent et se lisent la plupart des contradictions et des tensions qui affectent aujourd’hui la politique contemporaine : passage d’un État producteur à un État régulateur, opposition entre démocratie participative et démocratie représentative, remise en cause des formes d’expertise traditionnelles, émergence d’une citoyenneté de plus en plus critique des institutions en place, changement dans les processus de prise de décision… C’est aussi parce que le débat public peut être pensé comme un laboratoire de nouveaux modes d’organisation de la discussion collective et de la participation qu’il mérite de retenir l’attention. La CNDP fait figure d’institution expérimentale par excellence. Parmi les nombreux dispositifs de participation démocratique qui ont vu le jour au cours de ces dernières années, elle occupe une place particulière. Là où d’autres procédures ne font que réactualiser certaines modalités traditionnelles de consultation du public à l’échelle locale (à l’instar des conseils de quartier) ou restent encore confinées en France dans des usages ponctuels et exceptionnels (à l’instar des conférences de citoyens), le débat public « à la française » introduit une innovation dans notre droit. En imposant le principe d’une concertation approfondie sur tous les grands projets d’équipement d’intérêt national, le législateur a donné à la CNDP la possibilité d’expérimenter à grande échelle et avec des moyens non négligeables certaines modalités de participation et de délibération du public, jusqu’ici envisagées dans une littérature théorique (cf. le tableau récapitulatif des débats conduits par la CNDP à la fin de l’introduction). L’expérience accumulée depuis une douzaine d’années peut désormais être versée à la réflexion sur les potentialités et les limites de cette nouvelle offre de participation. Les contributions réunies dans le présent ouvrage résultent d’une démarche volontariste de synthèse de l’ensemble des travaux suscités par le débat public depuis 1995. Au rythme moyen d’une demi-douzaine de débats organisés par an, l’activité de la Commission nationale du débat public a suscité en effet de nombreuses recherches à caractère universitaire jusqu’ici restées éparses. Cette abondance de travaux peut s’expliquer par différents motifs, depuis la nouveauté de la procédure jusqu’à la disponibilité des matériaux mis en public. Lors d’un colloque organisé à Lille les 14 et 15 septembre 2006, pas moins de 22 équipes de recherche, émargeant à plusieurs disciplines (sociologie, science politique, sciences de l’infor-
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mation et de la communication, droit, économie, philosophie…) ont été invitées à présenter leurs travaux autour d’une grille de questionnement commune, dans une visée d’échange et de cumulativité. L’ouvrage est issu de ce colloque, après avoir remis en travail nombre des contributions. Il voudrait attester tout à la fois de la diversité des modes de saisie possibles de cet objet original mais aussi croiser les principales questions qui lui sont adressées par les sciences sociales. Nous avons également dans ce colloque voulu confronter le regard des chercheurs et celui des acteurs (élus, représentants des maîtres d’ouvrage, membres de la Commission nationale du débat public…), lesquels ont répondu très largement présents (150 personnes ont participé au colloque). Certains d’entre eux ont été invités à donner leur témoignage, dans des articles au format plus court, dans le livre. Pourquoi faut-il s’intéresser au débat public ? Le bilan proposé ici par le rapprochement et la composition de ces différentes recherches confirme, nous l’espérons, les intuitions de ses organisateurs. Le débat public est intéressant pour lui-même, en temps qu’institution originale, mais aussi pour bien autre chose que lui-même, pour sa capacité à faire surgir des questions plus générales sur les évolutions de la démocratie contemporaine.
QU’EST-CE QUE LE DÉBAT PUBLIC ? LES CONTOURS D’UNE INSTITUTION NOUVELLE
Une innovation institutionnelle De multiples raisons conduisent à qualifier la CNDP d’institution novatrice. Au premier regard, elle peut être rapprochée de procédures plus anciennes, telles que l’enquête publique née au XIXe siècle pour recenser les doléances des particuliers susceptibles d’être spoliés du fait de la réalisation d’un projet d’intérêt public. L’enquête publique, réformée dans le sens d’une plus grande démocratisation par la loi Bouchardeau de 1983 reste cependant très en deçà du débat public actuel, dans sa vocation et dans ses modalités d’organisation. Si l’enquête publique intervient alors que l’élaboration du projet est très avancée, le débat public est prévu en principe en amont du processus de décision, à un moment où toutes les options sont ouvertes et où son opportunité même peut être encore contestée, ainsi que le rappelle ici Cécile Blatrix. Là où les enquêtes publiques sont réalisées avec de faibles moyens, la loi prévoit avec la CNDP, la création d’une autorité administrative indépendante chargée, depuis 2002, de garantir la neutralité et la qualité des débats et de diffuser les principes du débat public
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LE DÉBAT PUBLIC : UNE EXPÉRIENCE FRANÇAISE DE DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE
dans l’ensemble des secteurs de l’action publique. Elle peut organiser également des débats portant non pas sur des projets mais sur des politiques plus générales, à l’exemple du débat organisé autour de l’enfouissement des déchets radioactifs en 2005. Son originalité tient précisément à ce caractère d’autorité indépendante, de « pouvoir neutre » chargé de s’interposer à égale distance entre l’autorité décisionnaire et le public. L’État prend avec la CNDP un nouveau visage à travers une agence qui renonce clairement au pouvoir de décision pour revendiquer un pouvoir d’interposition. La rupture est ici flagrante avec une tradition politico-administrative qui concentre l’autorité symbolique entre les mains des décideurs publics et met à distance les citoyens ordinaires du pouvoir de décision en leur déniant toute légitimité à discuter du bien fondé des projets. Plusieurs contributions de cet ouvrage reviennent sur le contexte historique d’apparition de cette institution improbable s’il en est. Comment rendre compte d’une telle énigme ? Comment un pays aussi centralisé et marqué par la concentration des pouvoirs d’expertise et de décision que la France en est-il venu à se doter d’un instrument aussi original de gestion de la participation ? Telles sont quelques-unes des questions que soulève notamment l’ouvrage.
Un particularisme national Pour résoudre cette énigme, il est bien évidemment nécessaire d’inscrire l’apparition du débat public dans un contexte de transformations politiques plus général qui a vu la montée, au cours de ces quinze dernières années, en Europe et en Amérique du Sud comme du Nord d’un impératif de participation qui touche aujourd’hui tous les secteurs de l’action politique. Prenant l’apparence générale d’une mise à disposition, de la part des autorités publiques, d’outils de discussion à destination du public, différentes formules de dispositifs participatifs circulent aujourd’hui au plan international : budgets participatifs, jurys citoyens, conférences de consensus, sondages délibératifs…. Elles font l’objet pour la plupart d’un travail de codification et de standardisation dans lequel l’apport des sciences sociales est souvent non négligeable. La compréhension des modalités d’invention, de diffusion et de légitimation de ces outils, potentiels instruments d’action publique, constitue en soi un programme de recherche. Dans ce paysage, le débat public « à la française » fait figure d’exception. Inspirée plus ou moins directement d’un précédent québécois (le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement ou BAPE) présenté également ici, la CNDP constitue une déclinaison nationale spécifique de ce mouvement en faveur de la participation. Tout en se réclamant d’un idéal de démocratie participative et en restant souple dans ses modalités
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d’intervention, la CNDP n’en demeure pas moins une institution adossée sur la loi et dont l’activité conforte l’unification des pratiques participatives sur l’ensemble du territoire français. Comme en un miroir de notre organisation politico-administrative, le choix a été fait ici d’institutionnaliser à l’échelle nationale la participation. Quelles peuvent en être les conséquences ? L’un des enjeux pour l’avenir du débat public en France tient précisément à la capacité de la CNDP à s’imposer et à se faire reconnaître dans l’ordre politico-administratif. Comme si en France, plus qu’ailleurs, l’impulsion devait venir d’en haut en ce domaine.
Une institution réflexive L’une des caractéristiques les plus intéressantes de la CNDP tient précisément au rôle moteur qu’elle pourrait jouer, et commence déjà largement à tenir, dans la production de normes et d’instruments relatifs à la concertation avec le public. Cette doctrine du débat public s’est progressivement élaborée au travers de différents supports, à commencer par les discours et prises de position de son président et de ses deux vice-présidents. C’est ainsi, par exemple, que les Cahiers méthodologiques édités pour la première fois en 2004 par la CNDP visent à préciser en détail et à destination des futurs acteurs du débat la « conception » que l’on doit avoir du débat public et à faire l’inventaire des instruments disponibles dans ce cadre (les types de réunion, les outils d’information et d’expression du public). Au-delà de ce corps doctrinal, sur lequel plusieurs contributions de l’ouvrage reviennent, la CNDP participe de plain-pied avec d’autres acteurs (élus, administrateurs, spécialistes des sciences sociales, consultants… pour certains devenus de véritables « professionnels de la participation ») à la constitution d’une nébuleuse ou d’une coalition réformatrice dont l’activité et les échanges conduisent précisément à la diffusion de concepts participatifs dans l’action publique [Nonjon, 2006]. Ces jeux d’emprunts, ces échanges de bonnes pratiques, ces processus de socialisation croisée sont au cœur de ce qui joue aujourd’hui dans l’émergence et la mise sur l’agenda politique de la thématique de la démocratie participative. Cet effort de codification des principes du débat public par ses acteurs mêmes entre ainsi en résonance avec le travail théorique accompli par certains philosophes politiques depuis une quinzaine d’années pour étayer des notions comme celles de « démocratie participative » ou de « démocratie délibérative ». En plaçant par exemple au cœur de sa mission la « confrontation des arguments » et la formation d’une « intelligence collective », la philosophie spontanée du débat public recoupe d’une manière étonnante les attendus de certaines théories de la démocratie délibérative [Blondiaux, 2004]. Le débat public, une institution d’inspiration habermassienne ? Le
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LE DÉBAT PUBLIC : UNE EXPÉRIENCE FRANÇAISE DE DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE
raccourci est provocateur mais invite à considérer ici les liens évidents qui unissent, en ce domaine particulièrement, théories et pratiques sociales.
Un processus fragile La sociologie des institutions n’a cessé de rappeler avec Maurice Hauriou que « nulle part le droit ne règne sans le secours du pouvoir. Toujours et partout, quand une règle de droit s’impose à un pouvoir, c’est parce qu’elle lui est imposée par un autre pouvoir » [Hauriou, 1923]. Quel est à proprement parler le pouvoir du débat public ? Dans quelle mesure la CNDP est-elle en position d’obliger les autres pouvoirs à obéir à ses règles ? Qu’est-ce qui en fait « l’autorité » (Bertrand Hériard Dubreuil) ? Plus que dans le texte de loi lui-même, la réponse est à rechercher dans sa mise en œuvre. Depuis une dizaine d’années les principes du débat public n’ont cessé d’être mis à l’épreuve dans la pratique même des commissions particulières, à l’occasion de chaque débat organisé par la CNDP. Toutes les enquêtes réunies ici font ressortir l’idée selon laquelle la légitimité du débat public se joue en situation et n’est jamais acquise a priori. C’est dans la démonstration pratique d’une autonomie et d’une cohérence d’action que chaque commission particulière peut se faire reconnaître et lever le soupçon que son intervention suscite nécessairement. Chaque débat est ainsi l’objet d’un « débat sur le débat » (selon l’expression de Jean-Michel Fourniau) qui en remet en cause le principe et/ou les modalités d’organisation. Ces critiques émanent de toutes les parties impliquées mais en particulier des citoyens eux-mêmes qui cherchent à ne pas être les dupes d’une pseudo-concertation. Cette prise permanente à la contestation fait la fragilité du processus, elle en fait aussi le caractère démocratique.
À quoi sert le débat public ? La question se pose en des termes différents à l’institution elle-même et aux sciences sociales qui la prennent pour objet. Au débat public lui-même est demandé sans cesse de faire la preuve de son utilité, de démontrer son aptitude à mettre en place une discussion élargie, approfondie et apaisée des projets dont la CNDP est saisie mais aussi sa capacité à influencer la décision finale. Pour la recherche en sciences sociales, l’enjeu est tout autre. Il s’agit pour elle de s’intéresser à l’ensemble des effets produits par le débat public, sans en exclure aucun et en ne se focalisant pas sur les seuls effets attendus par l’institution. Il faut rappeler en effet que le débat public n’entretient avec la décision finale qu’un rapport très lointain. La CNDP ne se prononce pas sur les projets qui lui sont soumis. D’où l’impression d’être
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face à des procédures qui « donnent le change plus qu’elles ne changent la donne » [Sadran, 2006]. À qui sert le débat public, comment et pourquoi ? Dans quelle mesure contraint-il et/ou renforce-t-il les acteurs concernés par la décision (élus, maîtres d’ouvrage, associations, citoyens ordinaires, experts…) ? Mais on ne saurait se limiter à ce point de vue critique sans appauvrir l’objet « débat public ». Il s’agit également de comprendre les multiples « dynamiques du débat » (Martine Revel). Renforce-t-il la participation à l’action publique ou seulement les pouvoirs contre-démocratiques d’empêchement ou de surveillance ? Si des impacts sont mesurés, comment opèrent-ils et dans quelles circonstances ? Il convient ainsi de porter attention à ce qui se joue dans les échanges, à ce qui génère des gains de capacité réflexive et aux « débordements » du débat. Le caractère délibératif du débat procède souvent du traitement d’un tort : le soupçon d’une décision déjà prise, le déséquilibre des expertises, le partage préétabli des opinions qui induisent des formes de « débat sur le débat ». La valeur ajoutée démocratique des débats n’est donc pas réductible au rapport à la décision sur le projet mis en discussion et s’inscrit dans des temps pluriels (le temps court des échanges de la « communauté débattante » mais aussi le temps long de l’évolution des perceptions des problèmes et de la légitimation de nouvelles règles d’échange). Il ne faut pas seulement mesurer l’impact d’un débat sur une décision mais l’évaluer dans un continuum de décisions et dans un processus plus long de transformation en profondeur des processus décisionnels. La tentation est grande néanmoins d’ennoblir et de « grandir » son objet (le débat public) et les dynamiques qu’il génère en se focalisant sur le « moment-débat », pourtant déconnecté de la décision. Comment évaluer méthodologiquement les possibilités d’évolution qu’offre aux identités préconstituées le déroulement du débat ? Comment le gain « en capacité réflexive » généré par le débat se mesure-t-il ? Le débat permet-il d’évaluer la force intrinsèque des arguments, leur résistance à la critique et leur consistance ou permet-il surtout d’apprécier la force des positions institutionnelles de ceux qui les mobilisent et les asymétries de ressources ? Les effets du débat ne sont-ils pas avant tout des effets et jeux de langages (ce qui n’est pas rien…) ? Telles sont les questions que soulève un programme de recherches collectif sur une institution celle du débat public. On le comprend, ces questions relèvent d’une conception de la démocratie qui n’est pas réductible à la question de la décision et de la représentation. Dans l’ouvrage, la « démocratie » est conçue de manière plus expérimentale, exploratoire et processuelle. La question de la « démocratie participative » ne s’épuise pas alors dans le rapport à la décision. Le débat public est conçu comme
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le terrain d’observation de phénomènes politiques plus larges. C’est cela qui justifie que l’on s’intéresse à lui.
LES ENJEUX D’UNE INNOVATION POLITIQUE : LE DÉBAT PUBLIC COMME TERRAIN D’OBSERVATION DE QUELQUES PHÉNOMÈNES POLITIQUES CONTEMPORAINS Un tel programme de recherches s’étend ainsi à bien d’autres cibles que l’institution elle-même. L’intérêt qu’il suscite, et dont le nombre des contributions rassemblées ici témoigne, tient pour une large mesure à sa capacité à faire parler d’autres réalités qu’il devient possible d’étudier à travers lui. Un objet peut en cacher d’autres. Le débat public au sens restreint du terme peut être pris comme un analyseur des tensions qui caractérisent la démocratie contemporaine. Nous nous contenterons ici de rappeler certains de ses enjeux à travers la manière dont le débat public affecte les différents acteurs de la décision politique.
La place du représentant : le débat public entre démocratie participative et démocratie représentative La logique politique inhérente au débat public conduit à placer les élus dans une situation assez nouvelle. Mis en demeure d’écouter le public et de lui faire une place dans le processus d’élaboration de la décision, ils restent, in fine les seuls véritables décideurs. Dans le (court) moment du débat public s’instaure ainsi une configuration politique inédite dans laquelle les places sont redistribuées et dans laquelle l’égalité symbolique dans la prise de parole semble prévaloir. En abaissant ainsi les coûts d’entrée dans la délibération politique pour les citoyens ordinaires, le débat public conduit ipso facto à une remise en cause de la prééminence des représentants. Nul hasard dès lors si la plupart des élus concernés par la décision ont des difficultés de positionnement dans le débat public et sont incités à juger d’une manière critique l’ensemble du processus, comme le montre ici Rémi Lefebvre. S’ils sont le plus souvent étroitement associés à la préparation des débats, les « grands élus » prennent peu la parole dans les réunions politiques. Le débat public les tient en effet dans une double contrainte : s’ils entrent délibérément dans le jeu en prenant fortement position pour ou contre le projet, ils sont accusés de chercher à manipuler la discussion ; s’ils désertent les enceintes de discussion, ils peuvent l’être de ne pas les prendre au sérieux. L’entrée dans la discussion constitue, quel que soit le cas de figure, un risque politique. Cette difficulté de positionnement des élus décideurs face au débat public, largement attestée par les enquêtes, pose plus généralement la
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question de l’articulation du débat avec les citoyens et du processus de décision. Le législateur ayant explicitement prévu que le débat public ne tranchait rien, la question de son utilité se pose. S’agit-il de mettre à l’épreuve de la discussion des choix déjà pris, auquel cas la participation de plain-pied des élus au débat, aux côtés des maîtres d’ouvrage, dans une position d’explication et de justification, s’impose ? S’agit-il au contraire, avant toute ébauche de décision et très en amont du choix, de construire avec les citoyens un projet, auquel cas il devient difficile de justifier qu’à l’issue des quatre mois de débat, ce même public soit dessaisi de tout pouvoir de contrôle sur la décision ? À travers cette tension entre la participation du public ainsi envisagée et les logiques classiques de la représentation, c’est la nature même du débat public qui est en jeu.
Le rôle de l’expertise : le débat public entre spécialistes et profanes La justification principale du débat tient à sa capacité à organiser et à enrichir les controverses suscitées par certains projets ou politiques. En prévoyant la possibilité de discuter des projets en amont, en admettant l’expresssion de toutes les formes d’argumentation, en sollicitant de plus en plus souvent des « contre-expertises », les commissions particulières du débat public se sont données pour mission essentielle l’exploration approfondie des controverses sur les caractéristiques socio-techniques des infrastructures qui leur sont soumises. Elles parviennent à jouer d’autant mieux ce rôle qu’elles réussissent à s’affranchir de la tutelle technique des maîtres d’ouvrage et à tenir une position d’équidistance entre les différents protagonistes de la discussion, comme l’illustrent bien des exemples de ce livre. L’expérience montre également que la mise en débat des politiques, sous une forme aussi ouverte que celle du débat public, autorise presque toujours l’élargissement des controverses, l’ouverture des « boîtes noires » et la politisation de choix présentés à l’origine comme purement techniques [Callon et al., 2001]. Mais, dans le même temps, la question des modalités pratiques d’intervention des experts dans le débat public est posée. Dans quelle mesure est-il possible dans un cadre aussi large et souple que celui d’une réunion publique, réunissant parfois plusieurs centaines de personnes, de mener à bien une discussion sérieuse et apaisée sur les options techniques d’un projet ? Dans quelle mesure ces difficultés pratiques d’organisation de la discussion ne contraignent-elles pas les commissions particulières du débat à démultiplier les scènes de la discussion et à réserver à des enceintes moins ouvertes l’échange entre spécialistes sur les aspects les plus techniques du projet, comme cela a été expérimenté à plusieurs reprises ? Comment dès lors articuler les deux espaces de délibération ? Dans quelle mesure
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LE DÉBAT PUBLIC : UNE EXPÉRIENCE FRANÇAISE DE DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE
la CNDP peut-elle tenir jusqu’au bout le pari d’une stricte neutralité à l’égard des arguments échangés et d’une égale reconnaissance de tous les points de vue sans être accusée de verser dans une forme de relativisme qui admettrait que tout puisse être dit sur un projet, sans discriminer les énoncés éprouvés de la mauvaise foi manifeste ? Dans quelle mesure enfin, les garants du débat public sont-ils à même de donner une réalité à cette fiction d’égalité dans la discussion sans donner aux citoyens mobilisés la possibilité d’acquérir des moyens d’information et d’expérimentation comparables à ceux de l’État et/ou des maîtres d’ouvrage ? Cette question des possibilités réelles de la contre-expertise est l’une des plus urgentes qui se posent au débat public.
La définition du public : le débat public entre spectateurs indifférenciés et acteurs mobilisés Chaque dispositif participatif appelle et construit une forme particulière de public. Les artefacts techniques et les outils pratiques de la discussion jouent ici un rôle essentiel en abaissant plus ou moins les coûts d’entrée dans la discussion, par exemple en favorisant l’échange ou l’interpellation du maître d’ouvrage, en cadrant les débats. Chaque débat est aussi l’occasion de définir le périmètre de la discussion, en favorisant l’émergence d’un public strictement localisé ou en élargissant le débat à des acteurs situés à l’extérieur de la zone d’impact immédiat du projet mais affectés par celui-ci d’une autre manière, au risque de modifier la nature même de la délibération. En ce domaine, dans le cadre prédéfini du débat public, les choix ouverts aux commissions particulières sont décisifs et il importe d’étudier attentivement, comme le font plusieurs articles de l’ouvrage, les modalités de conduite du débat qui rétroagissent directement sur le type de public appelé à participer. S’adresse-t-on à des citoyens ou à des riverains ou accepte-t-on que les deux entités se confondent ? Cherche-t-on à intéresser l’opinion publique en son sens le plus général ou les acteurs les plus mobilisés et les mieux informés ? Fait-on une place exclusive aux groupes organisés ou admet-on les prises de parole individuelles ? Le débat public pose plus largement on le voit la question de la définition du public légitime en démocratie. Tout se joue dans la reconnaissance pratique d’un droit à l’expression, aménagé et rendu possible par le dispositif même. Au-delà de la possibilité ouverte à la constitution de publics nouveaux, le débat public introduit une série de problématiques nouvelles pour les mobilisations contemporaines. La genèse du débat public en France s’explique, on le sait, par la montée en puissance dans les années 1980 et 1990 des conflits ayant trait à l’environnement. La question qui se pose est celle des effets en retour de l’institutionnalisation d’une forme de discussion élargie
INTRODUCTION
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des projets sur les mobilisations environnementales elles-mêmes. Les associations ont ainsi toujours le choix de participer, de contester ou de déserter ces forums de débat pour privilégier d’autres formes de mobilisation. En aucun cas la présence sur cette scène particulière n’interdit ou ne condamne le recours à d’autres formes plus traditionnelles d’action. Ce jeu du dedansdehors, la manière dont les acteurs associatifs parviennent à peser sur le cours du débat en agissant de l’extérieur, constitue l’un des phénomènes les plus intéressants à observer. Il peut arriver aussi que l’ouverture d’un débat réactive la mobilisation d’un groupe, voire suscite cette dernière, la question étant celle de la structuration et de la pérennisation de ces mobilisations une fois le débat terminé. Il convient d’interroger enfin les effets de la participation au débat public sur les organisations mobilisées, les éventuels effets d’apprentissage, de spécialisation des rôles à l’intérieur des associations ou de rapprochement entre organisations auquel un débat peut conduire.
Les stratégies du porteur de projet : le débat public entre participation démocratique et instrument de rationalisation de la décision Les usages que les maîtres d’ouvrage, principaux protagonistes de la discussion, peuvent faire du débat public sont également spécifiques. L’ambivalence de l’institution du débat public tient à ce qu’il s’agit tout à la fois d’une forme d’élargissement de la participation démocratique et d’un outil de légitimation des projets. L’effet du débat public peut ainsi être évalué selon des critères extrêmement différents, sinon antagonistes. Dans un cas on pourra faire valoir la capacité du débat à cartographier et à susciter les conflits, dans l’autre son aptitude à les réduire. Dans un cas on cherchera par tous les moyens à déconstruire le projet, dans l’autre à en préserver l’intégrité. Le paradoxe du débat public, qui en fait le caractère démocratique, vient de ce qu’il est impossible pour quelque acteur que ce soit d’imposer, le temps du débat, sa propre logique, ses propres critères d’évaluation. Les maîtres d’ouvrage et leurs représentants sont dès lors contraints, non sans difficulté, de jouer le jeu le temps du débat, de ne pas être placés systématiquement en position de force dans la discussion et d’afficher leur bonne volonté participative. L’expérience est jugée souvent difficile par les maîtres d’ouvrage mais produit des effets en retour. La plupart des grands maîtres d’ouvrage ont ainsi été amenés à s’approprier les règles du débat en développant en leur sein des compétences particulières, spécialisées dans la conduite de ce type spécifique de concertation. La perspective de la mise en débat peut conduire également à une meilleure préparation en
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amont des projets, notamment en ce qui concerne l’évaluation de leur impact environnemental. Elle peut inciter également à intensifier les négociations préalables avec les acteurs concernés. Dans tous les cas les quatre mois du débat public ne constituent qu’un moment particulier dans la conduite d’un projet, à l’issue duquel son porteur reprend la main. En imposant au maître d’ouvrage l’obligation de préciser ses intentions dans un délai de trois mois à l’issue de la clôture du débat public, le législateur a certes contraint le maître d’ouvrage mais sans lui lier les mains. La question de l’après-débat et du rôle que peut y jouer la CNDP devient, dans ces conditions, cruciale.
La multiplication des autorités indépendantes : le débat public entre montée des pouvoirs de surveillance et dissolution du politique D’une manière plus générale, la création de la CNDP ne participe-t-elle pas de ces formes de surveillance auquel le système représentatif est de plus en plus confronté. Pierre Rosanvallon [2006] décrit l’émergence d’un conflit entre trois légitimités : le suffrage universel organise une « légitimité sociale procédurale » ; les cours de justice et les autorités indépendantes mettent en œuvre une « légitimité par impartialité » ; l’affirmation de valeurs reconnues par tous traduit la recherche d’une « légitimité substantielle ». Ces pouvoirs de surveillance ne peuvent donc être conçus au repos, leur légitimité dérive d’une activité, celle qui conduit une collectivité à se mettre en permanence à l’épreuve d’elle-même. La défiance peut, sur ce mode, nourrir une vision politique exigeante et constructive. Mais la tendance contemporaine à la dissolution du politique n’est-elle pas surtout provoquée par l’écart que creusent les contre-pouvoirs entre la société civile et la sphère politique : le citoyen-surveillant gagnerait ce que perd le citoyen-électeur ; le souverain négatif s’affirmerait au détriment du souverain tout court ; l’organisation de la défiance minerait le présupposé d’une confiance issue des urnes. La dynamique du contrôle prendrait le pas sur la perspective d’une appropriation du pouvoir. Ou, plus fondamentalement, l’affaiblissement du politique ne traduit-il pas le déclin d’une appréhension globale de son action ? Ce qui est gagné en contrôle serait perdu en visibilité et en lisibilité de l’ensemble. Le débat public peut-il contrer cette tendance ? Son nécessaire pluralisme ne brouille-t-il pas plus les cartes qu’il ne donne de perspectives ? Peut-il échapper au populisme, cette pathologie de la surveillance, que certains tribuns manient avec brio dans ses arènes ? Sur ce dernier point, le livre ne fait qu’ouvrir un chantier en regrettant le peu de travaux sur la CNDP et le manque de comparaison avec d’autres autorités indépendantes plus anciennes et plus puissantes, en France ou à l’étranger.
INTRODUCTION
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COMMENT ÉTUDIER LE DÉBAT PUBLIC ? : UN PROGRAMME DE RECHERCHES COLLECTIF
À travers ce court inventaire des questions que soulève le débat public pour les différents acteurs de la décision politique se lisent, nous l’espérons, les enjeux d’un programme collectif de recherches sur le débat public. Ces questions ont été rassemblées, avec d’autres, dans une grille de lecture adressée aux différentes équipes de recherche impliquées (cf. la grille en annexe). Par delà leur grande diversité de conception et d’écriture, les différentes contributions composant ce livre ont fait l’effort de s’inscrire dans ce cadre de réflexion commun. Au final, l’ensemble qu’elles forment fait apparaître cinq types de choix :
• Le choix du comparatisme Le livre propose la confrontation d’une vingtaine de terrains d’enquête, portant tantôt sur un débat précis, tantôt sur la comparaison de plusieurs d’entre eux. Si la démarche n’est pas rigoureusement et méthodologiquement comparative, elle s’en approche. La grille commune adressée aux équipes permet ainsi de féconds rapprochements.
• Le choix de la description Il a été demandé aux différentes équipes de recherche de ne pas évacuer la dimension descriptive de leur travail, en restituant la complexité de chacun des cas étudiés. Toutes, et sans doute faute de place pour la plupart, ne sont pas allées jusqu’au bout de la présentation de leurs terrains, mais toutes s’efforcent de concilier les deux dimensions inhérentes à tout travail de recherche, la restitution des cas et l’effort de généralisation. La plupart également ont cherché à replacer les débats analysés en contexte, à ne pas se focaliser sur le temps et les lieux du débats mais à prendre en compte ce qui se joue dans l’environnement du débat, avant, ailleurs et après.
• Le choix d’une proximité critique Ouvrir le travail de recherche en train de se faire aux acteurs que nous étudions, c’est tenter lors du colloque de produire l’enquête collective sur ces nouvelles scènes démocratiques que constitue le débat public dans une forme adéquate à son objet. Ici importe moins la distance critique que la proximité critique (selon l’expression de Michaël Walzer, reprise par Bruno Latour [2006, p. 365]). Toutes les contributions réunies ici nous
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semblent entretenir cette relation avec l’objet étudié. À rebours d’une critique radicale dénonçant l’inanité du dispositif et/ou ses effets pervers avant même d’analyser précisément son fonctionnement, mais également à contre-pied d’une recherche au caractère fonctionnel, instrumentalisée par son objet-même, les articles qui suivent recherchent une juste distance, à la fois compréhensive et critique, à l’égard d’une institution qui a tendance, nous l’avons vu, à justifier et à théoriser ses pratiques.
• Le choix du pluralisme théorique L’un des risques principaux auquel se confronte l’étude du débat public tient précisément à cette caractéristique de l’institution. Pour l’observateur, le danger est grand de ne poser que les questions que l’institution se pose sur elle-même. Nous avons déjà dit la proximité qu’entretient le discours produit par la CNDP avec les théories de la délibération. Or, tout indique qu’une seule grille de lecture analytique n’est pas suffisante pour comprendre ce qui se joue dans le débat public. Bien des approches sont mobilisées dans les recherches qui sont rassemblées dans cet ouvrage : sociologie politique, sociologie de l’action publique, anthropologie, philosophie politique… D’autres concepts, comme ceux de médiation, de négociation ou de conflit semblent opératoires pour rendre compte de certaines des interactions qui se forment dans le débat public. Plusieurs contributions vont jusqu’à remettre en cause la primauté théorique du concept de délibération pour comprendre un phénomène tel que le débat public. Cette critique et cette diversité d’approches font, nous semble-t-il, l’un des intérêts majeurs du livre.
• Le choix du dialogue entre chercheurs et acteurs En choisissant de construire une grille de questionnements communs, de la soumettre à la critique, nous avons cherché à initier une démarche de co-construction du domaine de pertinence des questions sur lesquelles chercheurs et acteurs ont à apprendre les uns des autres, dans le respect des enjeux propres à chacun. La richesse du colloque de Lille de septembre 2006 a montré l’intérêt rencontré par cette démarche, que ce livre prolonge. Aux côtés de la vingtaine de papiers de recherche qu’il contient, nous avons souhaité faire figurer plusieurs témoignages d’acteurs du débat public, membres de commissions particulières, représentant de maître d’ouvrage et vice-président du débat public.
INTRODUCTION
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PLAN DU LIVRE Le premier chapitre s’efforce de comprendre les origines et le contexte d’apparition du débat public en France, à partir du début des années 1990. Les différentes contributions mettent en relation son émergence avec la montée en puissance au cours de cette période des conflits liés à l’aménagement et à l’environnement. Les demandes politiques issues de ces conflits ont largement contribué à nourrir une réflexion sur la nécessité de conduire autrement les projets et de réformer les outils de concertation existants. La codification juridique de cette procédure singulière s’est déroulée en plusieurs étapes. L’évolution du débat public peut être également rapprochée de celle de son équivalent québécois, le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement, créé quelques années plus tôt et dont l’initiative française s’est largement inspirée. Le second chapitre s’interroge en particulier sur le rôle joué par la Commission nationale du débat public et ses émanations que sont les commissions particulières dans l’organisation des débats. Dans quelle mesure l’interposition de ce « tiers garant », pour reprendre une expression employée par les membres de la CNDP, modifie-t-elle de manière substantielle la manière dont la participation du public s’organise ? Quel doit être le rôle politique de ce tiers, celui d’un médiateur, d’un enquêteur ou d’un simple garant ? Dans quelle mesure le contrôle qui s’exerce ainsi sur le débat ne mène-t-il pas à un appauvrissement des échanges et à un affaiblissement de la participation ? Les différents articles de ce chapitre s’efforcent d’étudier la manière dont se construit l’institution du débat public en situation, dans des conditions parfois extrêmement difficiles, à l’exemple des débats sur le nucléaire. Le troisième chapitre de l’ouvrage porte le regard d’une manière précise sur les scènes du débat, les instruments de participation et d’expression du public mis en œuvre et la manière dont ils contribuent à faire émerger ou non un public. Les articles de ce chapitre insistent sur l’importance du choix des dispositifs dans la structuration des débats. Ils montrent également la difficulté de coexistence au sein de ces forums entre citoyens ordinaires, experts et élus. Le quatrième chapitre s’attache à mesurer les effets du débat public sur les acteurs et sur la décision. En éclairant leur diversité, leur caractère plus ou moins attendu ou direct, leur portée plus ou moins longue, les contributions de cette section invitent à détourner le regard des seuls effets sur la décision. Il s’agit de montrer comment le débat public interagit avec les mobilisations associatives, les stratégies des maîtres d’ouvrage ou les logiques d’expertise. Il s’agit également d’interroger les conditions dans lesquelles ces effets s’exercent ou ne s’exercent pas.
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Dans un dernier chapitre plusieurs regards bien distincts tentent d’éclairer la portée du débat public, en mobilisant des critères d’évaluation de différentes natures et en remettant en débat les finalités du débat public. À l’image des controverses que suscite chaque débat public, un bilan d’ensemble doit composer avec une utilité sociale souvent mesurée à l’aune de l’opinion publique et une portée démocratique liée à la reconnaissance d’acteurs ou de problèmes émergents. À quoi sert le débat public ? C’est la question lancinante qui relie en filigrane les différentes recherches et approches rassemblées en fin de volume. Elles ouvrent des perspectives de recherche qui dépassent largement l’objet « débat public » organisé par la CNDP comme le montre la contribution de Laurent Mermet en épilogue.
TABLEAU RÉCAPITULATIF DES 37 DÉBATS PUBLICS ORGANISÉS PAR LE INTRODUCTION 25 PAR DES COMMISSIONS PARTICULIÈRES CNDP EN 10 ANS ET CONDUITS (6 DE NOVEMBRE 1997 À FIN 2001 ; 31 DE NOVEMBRE 2002 À FIN 2007) : CLASSEMENT PAR TYPE DE PROJET
7 DÉBATS SUR DES PROJETS LIÉS AU TRANSPORT D’ÉLECTRICITÉ (MAÎTRISE D’OUVRAGE RTE) ET AU NUCLÉAIRE (MAÎTRISE D’OUVRAGE EDF OU CEA) 0QOFWFoDCV RWDNKE
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LE DÉBAT PUBLIC : UNE EXPÉRIENCE FRANÇAISE DE DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE
12 DÉBATS SUR DES PROJETS AUTOROUTIERS (MAÎTRISE D’OUVRAGE MINISTÈRE DE L’ÉQUIPEMENT) 0QOFWFoDCV RWDNKE
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INTRODUCTION
27
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6 DÉBATS SUR DES PROJETS DE LIGNE FERROVIAIRE À GRANDE VITESSE (MAÎTRISE D’OUVRAGE RFF) 0QOFWFoDCV RWDNKE
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28
LE DÉBAT PUBLIC : UNE EXPÉRIENCE FRANÇAISE DE DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE
7 DÉBATS SUR D’AUTRES PROJETS OU POLITIQUES DE TRANSPORT (MAÎTRISE D’OUVRAGE MINISTÈRE DE L’ÉQUIPEMENT ET AUTRES SITUATIONS) Nom du débat public
Dates et territoire concerné
Enjeux du projet/du débat. (dossier du maître d’ouvrage)
Éléments saillants du débat
Suites données au débat par le maître d’ouvrage
1
Port 2000
24 nov 1997 au 23 mars 1998. Zone portuaire du Havre.
Création de nouveaux quais à conteneurs dans le Port autonome du Havre. Choix entre différentes variantes d’implantation, à l’intérieur du port ou sur l’estuaire de la Seine.
Premier débat de la CNDP. 12 réunions ciblées puis 18 réunions publiques : 2 200 participants (et 11 réunions à l’invitation d’acteurs du débat).
Projet mis en service en 2005. L’extension de la capacité du port sur l’estuaire de la Seine s’est accompagnée d’un projet de remédiation environnementale.
5
Port de Nice
15 oct 2001 au 31 janvier 2002. Nice et communes littorales limitrophes.
Accueil des grands navires pour le trafic vers la Corse et les croisières touristiques. Opportunité du projet porté par la DDE 06.
8 réunions publiques : 3 200 participants.
Placé sous le régime de la loi de 1995, ce débat n’a pas donné lieu à une décision de la part du maître d’ouvrage (de fait, abandon du projet).
6
Contournements autoroutier et ferroviaire de l’agglomération lyonnaise
15 oct. 2001 au 15 février 2002. Région lyonnaise.
Débat conjoint sur un projet de contournement autoroutier par l’ouest et un contournement ferroviaire fret par l’est. Le projet autoroutier avait fait l’objet d’un débat Bianco (opportunité) puis d’une concertation pour le choix du fuseau (est ou ouest). Le projet ferroviaire était nouveau. Opportunité des projets
11 réunions publiques : 6 300 participants. 23 cahiers d’acteurs. Expertise complémentaire sur les méthodes et hypothèses des modèles de prévision du trafic des maîtres d’ouvrage.
Poursuite des études du contournement autoroutier par l’ouest de Lyon. Poursuite du projet de contournement ferroviaire par l’est : études de 4 fuseaux dans la partie nord ; l’étude de la partie sud du projet est repoussée. Un scénario sur la partie nord a été retenu en 2006.
Aéroport NotreDame-desLandes
15 déc. 2002 au 28 mai 2003. Régions Bretagne et Pays de Loire.
Aménagement d’un site aéroportuaire pour le « Grand Ouest » à Notre-Dame-desLandes. Opportunité du projet.
16 réunions publiques : 7 400 participants. 13 cahiers d’acteurs. Expertise complémentaire sur la réalité du besoin d’un nouvel aéroport et le choix du site.
Poursuite des études, complétée d’un souci de prise en compte de l’environnement.
14 Extension des capacités de conteneurs à Fos – Fos 2 XL
14 avril au 25 juin 2004. Fos et sa zone portuaire.
Création de nouveaux quais à conteneurs dans le terminal Fos Graveleau du Port Autonome de Marseille. Opportunité du projet.
8 réunions publiques : 1 000 participants. 2 cahiers d’acteurs.
Confirmation de la nécessité du projet renforcé de mesures d’accompagnement (desserte, environnement).
24 Extension du ** tramway T3 à Paris
30 janvier au 15 mai 2006. Arrondissements du sud de Paris et communes limitrophes.
Projet du STIF d’extension du tramway en rocade sud sur les boulevards des Maréchaux, vers le nord-est jusqu’à la Porte de la Chapelle et à l’ouest jusqu’à la Porte d’Auteuil.
13 réunions publiques : 1 500 participants. 14 cahiers d’acteurs.
Poursuite des études nécessaires à la réalisation du projet d’extension du tramway T3 sur le tracé Porte d’Ivry – Porte de la Chapelle
28 Politique des ** transports dans la vallée du Rhône et l’arc languedocien
27 mars au 26 juillet 2006. Régions Rhône-Alpes, PACA et LanguedocRoussillon.
Le gouvernement souhaite être éclairé sur : — la manière dont est perçu le fonctionnement actuel et futur du système de transport dans la vallée du Rhône, — l’acceptabilté locale des différents scenariosde systèmes de transports, — les orientations souhaitables pour améliorer les transports dans la vallée du Rhône et sur l’arc languedocien.
34 réunions publiques : 3 300 participants. 46 cahiers d’acteurs. Sondages pour le compte de la CPDP sur la perception des transports dans la vallée du Rhône et l’arc languedocien. Atelier citoyen : première expérimentation d’une conférence de citoyens dans le cadre d’un débat public.
L’élargissement de l’A7 et de l’A9 n’est pas retenu. Les deux ministères concernés élaborent pour fin 2007 un plan d’action publique national « transport, urbanisme, effet de serre », de réduction des gaz à effet de serre, qui proposera des objectifs à l’horizon 2020-2025. Mise en place d’un éventail de mesures soucieuses du développement durable et d’un meilleur service à l’usager, donnant la priorité au développement des modes ferroviaire, fluvial et maritime. Mise en place d’un observatoire de la mobilité et point de rendez-vous fixé dans cinq ans.
*
8
*
INTRODUCTION
29
5 DÉBATS SUR D’AUTRES PROJETS 0QOFWFoDCV RWDNKE
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Les débats sont numérotés selon leur date de fin. Les n° marqués d’une double astérisque renvoient à des débats analysés dans l’ouvrage (13 débats) ; une seule astérisque, si les débats sont seulement évoqués dans l’ouvrage (11 autres débats). Tableau établi par Jean-Michel Fourniau, à partir des sources suivantes (et des informations disponibles au 5/9/2007) : - site de la CNDP (tableau récapitulatif des saisines et décisions de la CNDP : http://www. debatpublic.fr/debats_en_cours/liste_decisions.html et /historique_saisine.html) et sites de CPDP ; - comptes rendus des débats publics (2 ne mentionnent pas le nombre de participants aux réunions publiques. Nous l’avons reconstitué à partir de nos notes d’observation des débats A32 et Port de Nice) ; - tableaux récapitulatifs des 22 débats clos par l’actuelle CNDP, établis par Aurélien Rateau pour le compte de la CNDP ; - tableau d’ensemble établi par le comité de pilotage d’un séminaire conjoint des maîtres d’ouvrages linéaires (Équipement, RFF, RTE) sur le débat public, tenu le 24/04/2007.
30
LE DÉBAT PUBLIC : UNE EXPÉRIENCE FRANÇAISE DE DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE
L’INSTITUTION DU DÉBAT PUBLIC ÉTAT DES LIEUX ET PERSPECTIVES DE RECHERCHES 14 ET 15 SEPTEMBRE 2006 ICAM – CERAPS LILLE 2 – INRETS GRILLE DE QUESTIONNEMENTS
Depuis quelques années, un nombre croissant de travaux de sciences sociales s’est consacré aux débats publics organisés par la CNDP en tant que procédure particulière de démocratie participative. Aujourd’hui, la quasi-totalité des commissions particulières en charge d’organiser un débat public compte dans leurs rangs ou associe à leurs travaux des chercheurs en science sociale dont les recherches ont pour objet la démocratie participative (et non une thématique liée au projet mis en débat). Les conditions existent et le besoin est ressenti d’une confrontation des expériences, d’une discussion collective des travaux de recherche réalisés et d’une capitalisation de leurs résultats. C’est l’objet du colloque d’analyser les débats en situation, de comprendre comment, dans chaque expérience concrète de participation et de délibération, les principes mis en avant, tant par les théories de la démocratie que par la CNDP, sont mis en jeu et débattus, leurs effets attendus soumis à vérification et leurs conséquences évaluées. Il convient cependant d’être attentif à la difficulté de l’exercice de généralisation, parce que les valeurs engagées et les conséquences de chaque dispositif en termes de transformation de l’action publique et de gouvernance sont fortement liées à une multitude de petits choix organisationnels faisant de chaque situation un cas singulier plutôt que le résultat de la mise en œuvre de normes communes. Aussi, le colloque se propose-t-il d’entrer dans l’analyse détaillée des débats publics organisés par la CNDP pour se donner la possibilité d’esquisser des généralisations. Pour conduire l’enquête collective à laquelle vous invite le comité scientifique du colloque, la grille des questions proposées ci-dessous tente d’organiser les principales dimensions autour desquelles nouer la discussion de l’ensemble des travaux de recherche déjà réalisés ou en cours. Elle pointe plusieurs séries de problèmes, non exhaustives, auxquelles il est demandé aux équipes de recherche et aux praticiens sollicités de réagir pour nourrir l’examen des variations dans la mise en œuvre de la procédure de débat public et de leurs conséquences sur la participation du public et sur les résultats du débat public.
INTRODUCTION
31
I — LES QUESTIONS LIÉES À LA MISE EN ŒUVRE DU DÉBAT
a) Qui débat ? La question litigieuse du public Selon la plupart des analyses déjà produites sur le débat public, l’institutionnalisation du débat public répondrait à l’apparition (pour ne pas dire l’intrusion) d’un nouveau type d’acteurs : les riverains, les usagers, les citoyens ou la population. Cette irruption, subie ou provoquée, en ce qu’elle cherche et conduit à débloquer des systèmes d’acteurs figés, révèlerait les limites de la démocratie représentative et se traduirait par une exigence accrue de participation. Si le débat public s’institutionnalise pour répondre aux conflits d’aménagement et d’environnement en donnant une place au public dans le processus de décision, le rôle comme la définition du public admis à participer ne cessent pourtant de faire problème pour tous les acteurs qui s’engagent dans le débat public. Quels publics sont visés par les débats ? Quels publics émergent au cours des débats ? À quelles formes de légitimité accrochent-ils leurs causes ? Quelles ressources engagent-ils dans le débat ? Dans quelle mesure le différentiel de ressources, de légitimité et de pouvoir entre les participants est-il un enjeu du débat ? Quelles enquêtes peut-on mettre en œuvre pour connaître ces publics ?
b) Sur quoi débattre ? Les cadrages de l’objet du débat Dans chaque débat semblent questionnées les limites que la maîtrise de la définition des problèmes par le maître d’ouvrage pose à l’exercice du débat. La plupart des comptes rendus font en effet état de la même dynamique de débat : partant de l’exposé d’un problème et des variantes de solution proposées par le maître d’ouvrage, le débat fait remonter les interrogations au fondement du problème, aux politiques publiques qui sous-tendent l’opportunité du projet. La réelle difficulté d’une telle dynamique est de savoir jusqu’où remonter en amont, d’autant que bien souvent le projet n’est que la mise en œuvre de décisions de politique publique déjà prises, décisions légales qu’un débat ne saurait défaire même s’il les met en cause. Quel est l’enjeu du débat ? Quels sont les thèmes et les questions débattues au cours du débat ? Comment sont articulées les dimensions sectorielles et territoriales ? Quelle est la nature des arguments échangés au cours du débat ? Quelles expertises, ou contre-expertises, ont servi aux participants ? Comment rendre compte des logiques argumentatives et de leurs éventuelles transformations dans le déroulement du débat ?
32
LE DÉBAT PUBLIC : UNE EXPÉRIENCE FRANÇAISE DE DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE
c) Comment débattre ? Les modalités d’organisation et de circulation de la parole Deux hypothèses relatives à la manière dont les choix de procédure peuvent influer sur le débat peuvent être prises en compte ici : a) ces choix engagent des conceptions diversifiées des finalités et des buts de la participation ; b) ils affectent la qualité du processus délibératif et ses résultats. L’interrogation porte dès lors sur la manière dont les CPDP et plus largement la CNDP envisagent leurs rôles et définissent les contours du débat. Quelles ont été les logiques d’action des commissions particulières ? Quelles ont été les modalités de préparation du débat, avec quels effets ? Quels ont été les dispositifs mis en place pour le déroulement du débat, avec quels effets ? Quelle a été la réception des règles du jeu et y a-t-il eu un « débat sur le débat » ? Comment ces règles du jeu ont-elles été mises à l’épreuve dans le cours du débat ? Quelles technologies d’information et de communication ont été mises en œuvre et quel rôle ont-elles joué ? Comment la presse a-t-elle rendu compte du débat ?
d) Pourquoi participer au débat ? La position des différents acteurs par rapport au débat De nombreux participants interviennent dans le débat public en tant que représentants : élus, maître d’ouvrage, acteurs socio-économiques et porte-parole associatifs. Leurs points de vue s’élaborent en dehors de l’espace organisé par la CPDP et ils sont comptables de leur expression devant d’autres groupes et assemblées, desquels dépend leur légitimité à intervenir. D’autres participants sont de simples citoyens. Comment se fait, pour les acteurs d’une part, pour les simples citoyens d’autre part, la décision d’entrer dans le débat ? Comment s’opère l’articulation entre les différentes arènes dans lesquelles ils sont engagés ? Comment les différents participants s’accommodent-ils des règles du débat ? Quels sont les lieux de débat initiés par d’autres acteurs que la CPDP ? Comment s’organisent ces réunions et sont-elles le signe d’une opposition avec la CPDP ? Quelles formes de discussion participatives y trouve-t-on ?
INTRODUCTION
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II — LES QUESTIONS LIÉES AUX EFFETS DU DÉBAT
a) Quels effets du débat sur les controverses et les mobilisations d’acteurs ? Il est proposé en premier lieu de s’intéresser aux effets de chaque débat public sur le conflit d’aménagement dans lequel il s’insère. Si l’idéal régulateur de la CNDP tend à vouloir organiser le débat très en amont, à un moment où il n’y aurait pas encore eu de conflit sur le projet, force est de constater que les projets soumis à débat préexistent dans l’espace public souvent depuis longtemps. Les participants au débat sont donc déjà largement constitués comme acteurs sociaux en lutte autour du projet mis en débat. Si l’on admet que le débat public est un cadre procédural d’expression des conflits plus qu’un moyen de résolution des conflits, il est intéressant de préciser si la procédure permet un élargissement ou non des répertoires d’action, et un élargissement ou non de la scène d’action à de nouveaux acteurs. Quelles opportunités d’action le débat ouvre-t-il aux associations locales de défense, aux réseaux environnementalistes, aux élus locaux, aux organisations socioéconomiques ? Quelles contraintes procédurales le débat impose-t-il à leurs actions ? Quels effets du débat sur l’évolution des controverses à propos du projet mis en débat ? Quels effets du débat sur les relations entre les acteurs du projet mis en débat ?
b) Quels effets sur les projets et les organisations qui les portent ? Les logiques d’apprentissage. Différents travaux l’ont déjà souligné : le débat public tend à devenir un élément constitutif des nouvelles pratiques des maîtres d’ouvrage. Pour ceux-ci comme pour l’ensemble des acteurs engagés dans le débat public, il s’agit donc de comprendre comment la diffusion des procédures participatives structure l’apprentissage et infléchit les processus d’élaboration des projets et des décisions. Pour les maîtres d’ouvrage plus spécifiquement, il s’agit d’analyser systématiquement le changement des méthodes d’élaboration et des comportements de conduite des projets. Il s’agit également de spécifier ces évolutions selon les maîtres d’ouvrage : les changements observables sont-ils de même nature et se font-ils au même rythme dans toutes les organisations concernées ? Pour les collectivités territoriales, il s’agit par exemple d’analyser la capacité ou l’opportunité que leur donne le débat pour définir une maîtrise d’ouvrage élargie.
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Quels sont les effets du débat sur la conduite des projets ? Comment s’opère la professionnalisation des porteurs de projet à la concertation ? Quels sont les effets du débat sur la conception et les méthodes d’élaboration des projets ? Quelles sont les transformations de l’expertise induites par le débat ? Quels sont les effets du débat sur la décision politique ? Comment enquêter sur ces différents effets ?
c) Quels effets à long terme du débat sur la structuration des problèmes publics et le sens commun des acteurs ? Il reste à s’interroger, sur un plan plus large, sur les effets structurels de l’institutionnalisation et de la diffusion progressive du débat public. Il est proposé de s’intéresser à la manière dont la diffusion des procédures participatives transforme les pratiques et le sens commun des acteurs impliqués, en analysant les effets dans la durée du débat public. Toute mise en discussion publique donne lieu en effet, quelles que soient les intentions de contrôle des organisateurs du débat, à un patient travail de maturation des arguments entendus par chacun des participants. Il est ici fait l’hypothèse que ce travail finit par donner naissance à des modes d’argumentation, des principes, des thèmes, des idées qui, s’ils ne font pas l’objet d’un consensus, n’en sont pas moins récurrents d’un débat à l’autre. Quelles sont les transformations intervenues dans les conditions d’existence d’objets en dispute dans l’espace public, et quels nouveaux objets de dispute émergent du débat ? Comment s’opère la totalisation des expériences et des représentations tirées par les acteurs de la multiplicité des dossiers qui traversent les arènes publiques et quel impact a-t-elle sur la production des actes et des arguments relatifs au dossier mis en débat ?
d) Quels effets en retour sur la procédure du débat public ? On cherchera enfin à pointer dans les différents débats suivis, les arguments portant sur l’institution du débat public elle-même, les critiques ou les propositions d’amélioration de la procédure formulées. On cherchera ainsi à caractériser l’écart entre la procédure existante, telle qu’elle s’est institutionnalisée, et les revendications démocratiques qui s’expriment dans les conflits et dans les débats eux-mêmes. Les questions abordées ici seront plus prospectives. Dans quelle mesure l’institutionnalisation du débat public s’accompagne-t-elle de la diffusion d’une « culture du débat public » ? Plus généralement, on reviendra sur le sens politique d’une telle procédure : instrument de régulation des conflits ou mise à l’épreuve d’une nouvelle forme de démocratie, plus participative ou délibérative ?
INTRODUCTION
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I. Instituer le débat public : la genèse d’une institution singulière
Introduction
Débat public : la genèse d’une institution singulière
Loïc Blondiaux
D’où et comment naissent les institutions ? Les différents articles de ce chapitre proposent plusieurs versions d’une même histoire, celle de l’émergence et de la codification juridique, à partir du début des années 1990 et en France exclusivement, d’une manière particulière de mettre en débat la décision. Cette modalité nouvelle de concertation avec le public s’impose désormais en préalable aux grands projets d’équipement susceptibles d’avoir un impact significatif sur l’environnement. Elle prend aujourd’hui les traits d’une institution inédite, le débat public, organisé sous l’égide d’une autorité administrative aux contours originaux, la Commission nationale du débat public, mise en place en 1995 et dont les attributions ont été précisées par le législateur en 2002. Comment cette institution démocratique nouvelle est-elle apparue dans un contexte politique et administratif a priori peu propice à un élargissement des droits du public ordinaire à la participation ? Comment et selon quelles logiques s’est elle imposée dans le droit et dans les pratiques ordinaires de la politique et de l’administration ? Quels sont enfin les caractéristiques principales de ce « débat politique à la française », cette déclinaison particulière d’un mouvement plus général en faveur de la participation, dont l’ampleur et la nature même font question ? Telles sont les trois séries de questions auxquels les différents articles de chapitre s’offrent de répondre. Aux éclairages historiques, juridiques, sociologiques, comparatifs qu’ils proposent, d’autres auraient sans doute pu s’adjoindre. Il est regrettable en particulier qu’aucune recherche ne se soit consacrée à ce jour à retracer finement la trajectoire politique et sociale des principaux acteurs de cette histoire, ou à comprendre les modalités de diffusion et de circulation des concepts juridiques et théoriques qui ont servi à motiver leur action. Gageons également qu’il y aurait beaucoup à apprendre d’une étude spécifique portant sur la Commission nationale du débat public,
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son fonctionnement propre et ses modalités d’inscription dans le champ politico-administratif français. Tout indique par ailleurs que les processus décrits ici n’ont rien de linéaire ou d’irréversible, que des retours en arrière ont été et seront toujours possibles et que de nombreuses ambiguïtés subsistent quant à leur signification politique véritable. Les quatre contributions réunies ici ont pour point commun de ne pas éluder ces incertitudes et ces manques. Leur contribution à la compréhension des phénomènes décrits n’en est que plus précieuse.
LES ORIGINES DU DÉBAT PUBLIC : L’ENTRELACEMENT DES RÉCITS Il y a plusieurs modalités possibles de reconstitution de l’histoire d’une institution comme celle du débat public. Elles se placent à différents niveaux d’analyse et l’erreur serait de vouloir privilégier exclusivement l’une d’entre elles. Le débat public est ainsi redevable d’une histoire juridique qui ferait de cette procédure le prolongement et en même temps l’antithèse de l’enquête publique. Cécile Blatrix et Raphaël Romi montrent bien comment la critique de cette procédure plus ancienne de consultation du public, pourtant réformée en 1983, a entraîné une réflexion autour d’un instrument juridique plus ambitieux et d’intervention plus précoce dans le processus de décision. Dans ce cadre, la contribution des juristes autour notamment de la réforme de l’utilité publique (cf. le rapport Questiaux [Conseil d’État, 1999]) est essentielle. Dans cette perspective, le débat public peut s’envisager comme un exemple particulièrement flagrant de mimétisme ou de transfert institutionnel dans la mesure où l’exemple québécois du Bureau des audiences publiques sur l’environnement (BAPE) lui a servi de modèle. Sans être un décalque de ce précédent, l’expérience française s’en inspire directement et la comparaison entre ces deux institutions, uniques en leur genre dans le monde, à laquelle invite la contribution de Mario Gauthier et Louis Simard, s’avère très suggestive. L’invention du débat public en France au début des années 1990 est inséparable par ailleurs d’un contexte politico-historique particulier, marqué notamment par la multiplication des conflits d’aménagement, à l’exemple de celui portant sur le TGV Méditerranée dont le rôle accélérateur dans la réflexion gouvernementale sur ce sujet est avéré (rapport Carrère de 1992, circulaire Bianco de 1993). C’est à bon droit qu’il est possible d’analyser, à l’instar de C. Blatrix, le débat public, comme une réponse politique — une « concession procédurale » selon l’expression d’H. Kitschelt — donnée par les autorités politiques face à la montée des conflits environnementaux.
INTRODUCTION
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Cette ligne d’explication, qui insiste sur le court et moyen terme et les stratégies gouvernementales, n’est cependant pas incompatible avec une réflexion plus générale sur les transformations structurelles de l’action publique, la crise d’une définition classique de l’intérêt général et d’un modèle de décision fondé sur l’autorité exclusive d’un État expert. Plus fondamentalement encore, l’émergence du débat public peut être rapprochée d’autres innovations procédurales apparues au cours de ces quinze dernières années et qui visent également à susciter ou à faciliter la participation des citoyens ordinaires à la discussion des choix publics. S’il est nécessaire de rappeler, avec Cécile Blatrix, que ces dispositifs dits de « démocratie participative », résultent de « séries causales indépendantes » qui ne visent pas toutes, loin s’en faut, à matérialiser un idéal de participation démocratique, il importe de réfléchir à leur simultanéité, à la manière dont certains discours de justification les rapprochent et aux jeux d’imitation et d’emprunt qui les unissent. Il est légitime enfin de se demander, comme le fait Jean-Michel Fourniau ici, si l’émergence d’une institution comme celle du débat public ne coïncide pas avec la consécration de nouvelles figures politiques, comme celle du « citoyen en tant que riverain », porteur d’un intérêt et d’un discours spécifique et considéré aujourd’hui comme un interlocuteur légitime de l’autorité politique. Là où d’autres dispositifs, comme les conférences de citoyens, donnent visibilité et existence à la figure du « profane », le débat public serait inséparable d’une conception particulière de la citoyenneté légitime.
LA CONSOLIDATION D’UNE INSTITUTION : PAR LE DROIT ET PAR L’ÉPREUVE À la différence d’autres institutions de la démocratie participative auxquelles elle pourrait être comparée (conférences de citoyens, conseils de quartier, sondages délibératifs, consultations et concertations diverses…), la procédure du débat public a pour caractéristique d’être fermement ancrée dans le droit. L’histoire des dix premières années du débat public est celle d’une réglementation de plus en plus précise, depuis la circulaire Bianco de 1993 jusqu’à la loi de février 2002. Il est important de souligner que c’est dans le domaine de l’environnement que la codification des principes de la participation s’est faite jusqu’à présent de la manière la plus précise et au niveau juridique le plus élevé (Convention d’Aarhus, Charte de l’environnement…). Sans être toujours d’une portée effective, le mouvement législatif en ce domaine contraste avec des pratiques de concertation qui restent ailleurs balbutiantes et peu tenues par le droit, en particulier à l’échelle locale. La Commission nationale du débat public, érigée en
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autorité administrative indépendante en 2002 et dont la saisine est automatique pour les ouvrages les plus importants, offre un cas unique d’institution garante d’un droit à la participation, capable de s’interposer entre l’autorité maître d’ouvrage. La jurisprudence de plus en plus abondante dont le débat public est l’objet, et dont R. Romi rappelle ici les principales évolutions, a récemment fait de la bonne tenue de ce débat public une condition substantielle de légalité des projets (Arrêt du tribunal administratif de Bordeaux du 1er mars 2007) consacrant ainsi d’une manière décisive le droit au débat public. Tout indique ici une contribution déterminante de la règle de droit à la reconnaissance d’une nouvelle forme de participation politique. Cette question de l’institutionnalisation ou de la procéduralisation de la délibération démocratique constituant on le sait l’une des plus cruciales pour la théorie de la démocratie, le débat public offre ici un cas d’école, un laboratoire, un terrain inestimable d’expériences pour qui cherche à savoir ce que l’ordre juridique fait à la participation démocratique, ce qu’il change en pratique aux conditions même de la délibération. Mais cette inscription du débat public dans le droit ne saurait à elle seule rendre compte de l’institutionnalisation du débat public, de son développement et de sa légitimation. L’essentiel se situe bien évidemment ailleurs et notamment dans la manière dont les acteurs, à l’intérieur ou à l’extérieur de l’institution, s’en servent et la mettent à l’épreuve. L’une des caractéristiques principales de la Commission nationale du débat public, notamment à partir de sa rénovation en 2002, est précisément d’avoir cherché, à travers l’action de ses principaux responsables, à élaborer un corps de principes, érigés en véritable guide pour l’action. En tirant profit des silences du législateur qui dit peu de choses sur les modalités concrètes d’organisation des débats, se contentant essentiellement de préciser les conditions de saisine et les bornes temporelles et à l’instar du BAPE canadien étudié par M. Gauthier et L. Simard, la CNDP a progressivement élaboré une méthodologie du débat public qui se donne à voir aujourd’hui comme l’une des modalités possibles d’actualisation d’un idéal de délibération démocratique.
LE DÉBAT PUBLIC « À LA FRANÇAISE » : CARACTÈRES ET PARADOXES C’est un modèle spécifique de mise en discussion de la décision publique qui est aujourd’hui mis à l’épreuve et actualisé dans le cadre de chaque débat organisé par une commission particulière. C’est ce modèle, dans toutes ses dimensions, qu’interrogeront les différentes contributions de l’ouvrage. Dès ce premier chapitre, il est possible déjà d’en souligner les principales caractéristiques, la complexité et surtout les paradoxes.
INTRODUCTION
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— Le débat public « à la française » se présente d’abord comme une institution d’origine étatique, mais dont la légitimité repose essentiellement sur l’indépendance à l’égard de tous les pouvoirs. Objet récurrent de soupçons et de critiques, cette indépendance a vocation à être prouvée et mise à l’épreuve lors de chaque débat, de chaque réunion locale, voire de chaque geste ou propos tenu par les animateurs de commissions particulières. Cette autonomie constitue par ailleurs la force principale d’une autorité qui n’a pas la possibilité de se saisir elle-même et dispose de moyens matériels et humains propres relativement faibles. — Le débat public se présente également comme une institution ouverte, offrant une « scène de discussion » (J.-M. Fourniau), à laquelle peuvent participer l’ensemble de ceux qui peuvent être concernés par la discussion. La CNDP intervient par ailleurs à un moment où rien, en principe sinon en pratique, n’est encore décidé, où tout les arguments, y compris ceux portant sur l’opportunité du projet, sont encore recevables. Mais cependant la CNDP ne décide véritablement de rien. Elle ne rend pas d’avis sur le fond des projets et se contente de rendre compte des débats. Tout se passe d’ailleurs comme si cette absence de prise directe sur le pouvoir était la contrepartie d’une liberté d’action, d’une capacité à susciter et à organiser le meilleur des débats possibles. — Dernier paradoxe, la CNDP constitue aujourd’hui une institution exemplaire au sens où, au-delà de la mission générale de réflexion sur la participation que lui a donnée en 2002 le législateur, elle joue aujourd’hui un rôle moteur, par l’exemple et par le discours, dans la diffusion de certaines normes touchant à la participation. Même s’ils ont parfois bénéficié d’une importante publicité, les projets concernés par le débat public sont cependant peu nombreux, une demi-douzaine par an en moyenne, à comparer aux 10 000 enquêtes publiques qui sont organisées chaque année. Tout indique que l’essentiel de la concertation qui se réalise aujourd’hui en France échappe aux règles fixées par le débat public. Tout l’enjeu des années à venir et des processus en cours, reposera sur la capacité des acteurs concernés par le débat public à maintenir ces paradoxes, à préserver son autonomie sans encourir les foudres de l’autorité politique ; à articuler la délibération et la décision sans se substituer aux représentants légitimes ; à consolider et à diffuser ses modèles tout en restant un lieu d’expérimentation et d’innovation.
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Genèse et consolidation d’une institution : le débat public en France
Cécile Blatrix
Retracer la genèse de la procédure de débat public ne renseigne pas seulement sur le débat public lui-même, ses transformations, les perspectives possibles de son évolution future. L’intérêt d’une telle démarche est de nous éclairer plus généralement sur les processus d’institutionnalisation des dispositifs relevant de ce qu’il est convenu d’appeler la « démocratie participative ». L’analyse des conditions d’émergence de chacune de ces institutions constitue souvent un point relativement aveugle dans la littérature en sciences sociales, la plupart des travaux de recherche étant centrés sur la pratique de ces dispositifs. De fait, il est souvent rendu compte du développement de ces procédures comme s’inscrivant dans le cadre d’une crise de la démocratie représentative, et répondant à une « demande sociale » de nouvelles formes de participation. Une telle lecture permet de rassembler sans plus d’examen sous le même label un ensemble de procédures, de dispositifs et de pratiques, inégalement institutionnalisés, auxquels on donne ainsi une apparence de cohérence. Le développement des différentes institutions de démocratie participative s’inscrit certes dans un contexte commun que l’on peut qualifier de « participationniste », marqué par la valorisation de l’idée de participation des citoyens ordinaires, et par la multiplication des « détours participatifs » dans le processus de décision publique. Mais l’évidente parenté de ces différents dispositifs dont on pressent qu’ils renvoient à un certain nombre de logiques en partie communes, pousse à une approche englobante qui tend ainsi à faire oublier la diversité des processus qui ont conduit à leur mise en place. L’approche adoptée ici vise ainsi à dépasser les reconstructions en termes de prise de conscience par les pouvoirs publics d’une demande sociale de participation nécessitant des formes institutionnelles nouvelles. La mise en place de ces différentes techniques résulte en réalité de processus divers assez hétérogènes et qui sont parfois éloignés de préoccupations en termes de participation des
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citoyens. La démocratie participative à la française ressemble ainsi à un patchwork dont les différentes pièces résultent de séries causales largement indépendantes [Blatrix, 2000]. C’est à l’une de ces séries causales que l’on va s’intéresser ici. C’est dans le cadre du traitement politique d’une mobilisation, à travers ce que nous nommerons une « concession procédurale », que le débat public a pour sa part été mis en place en France. Pour bien comprendre ce processus, il nous faut remonter bien avant la loi relative à la démocratie de proximité du 27 février 2002 qui reconnaît à la CNDP le statut d’autorité administrative indépendante, bien avant la création de la Commission nationale du débat public par la loi Barnier en 1995, et avant même la circulaire Bianco qui en 1992 pose un cadre d’expérimentation de ce qui deviendra le débat public. Nous commencerons ainsi par évoquer l’enquête publique, puisque c’est de cette procédure et de ses insuffisances que le débat public tire en grande partie son origine, puis nous verrons le contexte, et le conflit, qui vont rendre possible l’émergence de la solution du débat public, avant d’évoquer les principales étapes de consolidation de l’institution émergente du débat public.
AUX ORIGINES DU DÉBAT PUBLIC : CRITIQUE DE L’ENQUÊTE PUBLIQUE ET MOBILISATIONS ENVIRONNEMENTALES
Pour comprendre l’émergence du débat public, il convient d’évoquer le contexte plus général de l’évolution du processus de décision publique et de la déclaration publique, et revenir sur une procédure beaucoup plus ancienne, à savoir l’enquête d’utilité publique. Car le débat public est d’abord né d’une insatisfaction à l’égard de l’enquête publique, et c’est pour pallier ses insuffisances que des solutions sont envisagées et expérimentées, en s’inspirant notamment de ce qui se fait à l’étranger. C’est alors un conflit suscitant une mise en cause du processus de décision en matière de grands projets d’aménagement et d’infrastructure qui va permettre de créer les conditions de possibilité d’une réforme.
Une crise de l’utilité publique Souvent présentée comme l’archétype de ces procédures « participatives », la procédure de l’enquête publique a longtemps constitué le seul moment où la consultation du public était obligatoire sur les grands projets d’aménagement et d’infrastructure. Rappelons que l’enquête publique est un héritage du XIXe siècle, où elle constituait essentiellement une garantie accordée au propriétaire avant l’expropriation. À travers la mise
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en place de l’obligation de réaliser une étude d’impact rendue publique, la loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature assigne à l’enquête publique un nouvel objectif de protection de l’environnement. La loi Bouchardeau du 12 juillet 1983, relative à la démocratisation des enquêtes publiques et à la protection de l’environnement, lui donne une portée nouvelle et précise qu’avant tout projet susceptible d’affecter l’environnement est organisée une enquête publique dont le but est de « recueillir les appréciations, suggestions et contre-propositions du public… afin de permettre à l’autorité compétente de disposer de tous les éléments nécessaires à son information ». L’enquête Bouchardeau s’applique désormais à des projets très divers, énumérés dans le décret du 23 avril 1985 dans une liste suffisamment vaste pour donner lieu à plus de 10 000 enquêtes par an. Mais la procédure fait dès les années 1960 l’objet de nombreuses critiques, qui perdurent en dépit des réformes successives. Accusée de n’être qu’un simulacre de démocratie par les associations de défense de l’environnement, l’enquête publique n’a pas non plus bonne presse parmi les élus, qui ne reconnaissent aucune légitimité aux commissaires enquêteurs chargés de conduire l’enquête qui, de fait, ne sont ni des experts, ni des élus. L’impartialité de ces derniers, qu’ils soient urbanistes, architectes, géomètres experts… ou anciens fonctionnaires à la retraite, est régulièrement mise en cause par les associations. Il leur est reproché d’être peu enclins à rendre un avis défavorable au projet, et ce quel que soit le volume de la participation et de l’opposition, l’enquête publique n’étant, comme les commissaires enquêteurs aiment à le rappeler, ni un référendum, ni un sondage d’opinion. Du reste, la portée d’un avis défavorable du commissaire enquêteur est elle-même toute relative dans le processus de déclaration d’utilité publique. Il faut dire que l’enquête publique intervient à un stade très avancé du processus de décision, d’où l’idée qu’elle ne viserait qu’à entériner des décisions déjà prises. Enfin, la principale caractéristique de l’enquête publique est sans doute de se dérouler généralement sans public : selon l’expression d’un commissaire enquêteur, 85 % des enquêtes font l’objet d’une « carence totale ou partielle de public » [Chaumet, 1993, p. 70]. L’enquête publique fait ainsi l’objet d’une désaffection de la part du public auquel elle est censée s’adresser. Dans les rares cas où le public se mobilise effectivement, l’enquête publique semble servir de catalyseur à des mouvements d’opposition qui accèdent ainsi à une célébrité médiatique. On voit alors se développer des contestations, notamment de la part des riverains potentiels des infrastructures, contestations souvent stigmatisées en terme de « syndrome Nimby » (pas dans mon jardin, l’acronyme désignant le rejet d’un projet par des riverains qui sans mettre en cause son bien-fondé, refusent d’avoir à en supporter les nuisances).
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Ce tableau assez sombre conduit à se demander si l’absence de public à l’enquête publique constitue réellement un dysfonctionnement de cette procédure et si ce n’est pas plutôt sa présence qui pose problème. De fait, l’enquête publique apparaît d’abord comme une procédure solennelle, dont l’organisation, essentiellement écrite, rend la participation potentiellement coûteuse, et donc à la fois improbable et très inégalement répartie. Les associations qui se mobilisent dans le cadre d’une enquête publique vont alors jouer un rôle central dans la participation, et les enquêtes publiques semblent ne trouver un public que lorsque des associations prennent en charge le travail d’information et de mobilisation [Blatrix, 1996]. Mais même dans cette hypothèse, l’on assiste à une situation paradoxale puisque les participants ne sont pas considérés comme représentatifs par les commissaires enquêteurs, mais paraissent ne témoigner que du caractère marginal de l’opposition, et tout se passe comme si l’on déduisait du caractère relativement limité de la participation une approbation du projet par le reste de la population, les opposants devenant à leur insu les porte-parole d’une majorité silencieuse réputée favorable au projet. L’enquête publique, procédure à la fois ancienne, en perpétuelle réforme, ne satisfait donc personne, ne parvenant pas à prévenir les conflits autour des grands projets d’aménagements et d’infrastructure, et encore moins à les résoudre. À la fin des années 1980 la réflexion sur l’enquête publique existe depuis de longues années notamment au sein de la Compagnie nationale des commissaires enquêteurs, chez les juristes, spécialistes du droit de l’utilité publique, et du droit de l’environnement, et au sein des associations de défense de l’environnement qui dénoncent ce qu’ils qualifient de « parodie de démocratie ». Cette réflexion existe également au sein des pouvoirs publics, en particulier au sein des services du ministère de l’Équipement et du ministère de l’Environnement [Ollivier-Trigalo, Piechaczyk, 2001]. Le débat public est donc en partie né de la volonté de remédier aux insuffisances de l’enquête publique. À plusieurs égards, on va le voir, le débat public va prendre, sur différents aspects, l’exact contre-pied de l’enquête publique. Mais c’est un contexte particulier qui a rendu possible son expérimentation via une circulaire, puis sa consécration dans la loi. La mise en œuvre de propositions défendues par certains acteurs, qui avaient déjà rendu « pensable » le débat public, va devenir possible à l’occasion du conflit contre le TGV Méditerranée.
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Quand une mobilisation change le processus de décision : la circulaire Bianco, une concession procédurale L’analyse des politiques publiques, et la sociologie de l’action collective et des mobilisations, constituent deux champs d’analyse souvent utilisés de façon relativement cloisonnée. La notion de structure des opportunités politiques invite à penser de manière dynamique les interactions entre les mobilisations et leur environnement politique et institutionnel [Eisinger, 1973 ; Gamson, 1975 ; Kitschelt, 1986 ; Tarrow, 1989]. Contraints dans leurs choix stratégiques par la configuration spécifique de ressources, d’arrangements institutionnels et de précédents historiques au sein de laquelle ils prennent place, les mouvements sociaux peuvent en effet avoir eux-mêmes différents types d’impact sur leur environnement. Ce dernier aspect en particulier a peu été étudié. S’inspirant de W. Gamson, H. Kitschelt distingue trois types d’impact : les impacts substantiels qui renvoient à un changement au sein de politiques publiques en réponse à une protestation, les impacts procéduraux qui ouvrent de nouveaux canaux de participation aux acteurs et les impacts structuraux qui renvoient aux cas où un mouvement social conduit à une modification profonde du système politique existant. C’est cette perspective que nous emprunterons ici afin de voir comment la circulaire Bianco, qui préfigure le dispositif du débat public tel que nous le connaissons aujourd’hui, peut s’analyser en termes de « concession procédurale » [Blatrix, 2000] faite à l’issue d’un conflit, en l’occurrence le conflit autour du TGV Méditerranée, qui reste aujourd’hui un cas exemplaire de conflit autour d’un grand projet d’infrastructure [sur ce conflit voir Donzel, Fourniau, Lolive, 1994 ; Donzel, 1996 ; Fourniau 1996, 1997 ; Lolive, 1999]. Quand les études du tracé du prolongement du TGV Sud-Est vers Marseille sont lancées en 1989, le processus de décision en matière de grands projets d’infrastructures est marqué par l’opacité et la fermeture du processus de décision. Les décisions semblent relever du fait du Prince, et l’enquête publique constitue encore le seul moment où le « grand public » peut à la fois s’informer et s’exprimer sur ce type de projets, c’est-à-dire à un stade très avancé du processus de décision. L’élaboration du projet de TGV Méditerranée a pour caractéristique d’être fortement liée à la préparation du premier schéma directeur des TGV, et d’avoir principalement impliqué les élus, et notamment les élus des grandes villes, mais toujours pas le grand public. Rapidement, le projet rencontre de fortes résistances de la part des maires ruraux et des associations écologistes, qui protestent contre le manque de concertation et d’information, et mettent en cause l’opacité du processus de décision. Dès l’année 1990, devant l’ampleur de l’opposition au projet parmi les
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élus ruraux et les associations, les « grands élus » cessent de défendre publiquement le projet. La remise en cause de l’opacité du processus de décision est au cœur de la mobilisation qui se constitue. À l’automne 1991, Paul Quilès, alors ministre de l’Équipement et des Transports, lance un grand débat national sur les infrastructures de transport. Gilbert Carrère, chargé de conduire cette mission, rend son rapport en juillet 1992. Il met en évidence une double crise des transports, « une crise de régulation et une crise de démocratie », et formule en conséquence une série de propositions. Le rapport Carrère préconise une concertation en continu, très en amont de la décision, avec un dispositif en trois temps : un débat sur les objectifs de l’infrastructure à l’échelle de l’espace régional, un débat sur le tracé à l’échelle locale, une évaluation des choix et de la tenue des objectifs de l’infrastructure à l’issue de la réalisation », chacune des trois étapes visant à « bien distinguer les lieux du débat sur les enjeux de transport, des lieux de débat sur l’insertion locale des infrastructures » [Carrère, 1992]. L’idée est d’instaurer suffisamment en amont des lieux de débat exempts des questions de riveraineté et des controverses afférentes. À la suite du remaniement ministériel d’avril 1992, Jean-Louis Bianco succède à Paul Quilès. Le contexte est au rapprochement avec les Verts. Proche du milieu associatif (ancien militant des GAM) et considéré comme ayant une sensibilité écologiste, Jean-Louis Bianco constitue un peu « de la démocratie participative incorporée », et semble à l’époque tout désigné pour régler certains dossiers en suspens comme le dossier du TGV Méditerranée, en attente de déclaration d’utilité publique après quatre années de procédures et un conflit important. Il va s’inspirer des conclusions du rapport Carrère pour traiter la crise et nomme un collège des experts, indépendants du maître d’ouvrage, ayant pour mission de mener la réflexion nécessaire pour rendre possible le lancement plusieurs fois retardé, de l’enquête publique. Un débat est mené collectivement avec les élus du Conseil régional de Provence-Alpes-Côte d’Azur, des départements du Vaucluse et des Bouches-du-Rhône, et les associations représentatives au plan départemental. Les experts entendent également les élus des autres départements concernés. Une contre-expertise est effectivement demandée par les participants et réalisée sous la responsabilité méthodologique du collège d’experts, sur les solutions alternatives d’utilisation des voies et couloirs existants. Quels sont les résultats de ce débat ? Les opposants ont-ils réussi à faire entendre leurs revendications ? En d’autres termes, comment peut-on caractériser les impacts de la mobilisation ? Dans le rapport qu’ils rendent en septembre 1992, les experts insistent sur la nécessité d’une meilleure articulation de la ligne nouvelle avec le réseau ferroviaire classique, mais rejettent la proposition de passage du TGV sur les voies existantes. Les
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seules concessions « substantielles » qui sont faites concernent les futurs riverains : l’achat de propriétés très proches du tracé pour les revendre, éventuellement en vue d’un autre usage, à des propriétaires avertis des nuisances. La SNCF s’engage, à la demande de Jean-Louis Bianco, à indemniser les riverains dans une bande dont la largeur est portée à 300 mètres. De plus, la SNCF ouvre aux intéressés la possibilité de demander l’indemnisation de la dépréciation des biens immobiliers jusqu’à 3 ans afin de leur permettre de mesurer l’importance des nuisances. Mais les opposants n’obtiennent pas gain de cause sur le fond de leurs revendications, en faveur de l’abandon de la réalisation d’une ligne nouvelle, et de l’aménagement des lignes existantes. À défaut, c’est une concession en termes de procédure qui est faite à l’issue de la mobilisation. Le rapport des experts confirme en effet l’intérêt de l’expérience qui a permis aux citoyens d’exprimer leur avis sur un projet d’aménagement non plus seulement en aval du processus de décision, au stade de l’enquête publique, mais en amont, dès sa conception : « L’expérience ainsi acquise par le collège des experts au cours de ses trois mois de travail le conduit à la conviction que les deux aspects de la concertation qu’il a conduite devraient être à l’avenir soigneusement distingués et menés selon des calendriers différents » [Collège des experts du TGV Méditerranée, septembre 1992]. Le 15 décembre 1992 paraît la circulaire relative à la conduite des grands projets nationaux d’infrastructures, dite circulaire Bianco, qui s’inspire directement de ces recommandations et institue un débat préalable sur les « grandes fonctions de l’infrastructure », avant toute étude de tracé, organisé sous l’autorité d’un préfet coordonnateur. C’est donc surtout une concession en termes de procédure qui est faite à l’issue du conflit. Plusieurs éléments se sont conjugués pour qu’émerge et soit publicisée autour du projet de TGV Méditerranée, une remise en cause du processus de décision. C’est à partir de cette contestation, dans un contexte politique spécifique et du fait des propriétés particulières de Jean-Louis Bianco, que la circulaire Bianco a pu voir le jour. L’émergence de certains dispositifs participatifs peut ainsi résulter plus ou moins directement de mobilisations, à défaut de donner satisfaction aux revendications qui sont à l’origine du conflit. La mise en œuvre des débats Bianco1 va donner lieu à des luttes pour l’interprétation de l’objet du débat et de sa portée. L’observation des cas d’application de la circulaire révèle en pratique des interprétations divergentes et concurrentes, donnant lieu à de véritables « débats sur le débat »
1. La circulaire fera l’objet de plusieurs applications, notamment pour des projets de TGV (TGV Bretagne-Pays de Loire, TGV Aquitaine, TGV Rhin-Rhône (branche Est), TGV Lyon-Turin…) et pour des projets d’infrastructure autoroutières (Dijon-Dole-Sisteron, Lyon-Saint-Etienne…).
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[Bernat, Tapie-Grime et Fourniau, 1995]. De fait, à partir du moment où l’étendue de ce qui peut être débattu n’est pas vraiment précisée, différentes interprétations vont s’affronter.
LOGIQUES DE CONSOLIDATION D’UNE INSTITUTION SOCIALE ÉMERGENTE C’est un processus évolutif et pragmatique qui va donner lieu à l’institutionnalisation progressive du débat public : d’abord expérimenté au moyen d’une simple circulaire, puis redéfini et formalisé dans le cadre de la loi Barnier relative au renforcement de la protection de l’environnement, et enfin renforcé dans un texte plus général qui consacre le rôle de la CNDP en tant qu’institution de démocratie participative. À partir de la loi Barnier, le débat va s’incarner dans une instance pérenne et indépendante chargée de l’organiser ; il prend avec la loi démocratie de proximité une légitimité, une consistance et une ampleur nouvelles.
De la circulaire Bianco à la loi Barnier : une consécration limitée En 1995, le gouvernement Balladur reprend à son compte l’idée du débat public en l’inscrivant cette fois dans la loi relative au renforcement de la protection de l’environnement du 2 février 1995 (dite « loi Barnier »). L’idée d’une Commission nationale du débat public va naître avec le rapport commandé par Michel Barnier à Huguette Bouchardeau afin de dresser le bilan de dix années d’application de la loi sur la démocratisation des enquêtes publiques qui porte son nom. En décembre 1993 le rapport établi par Huguette Bouchardeau tire les enseignements des premiers débats Bianco, et suggère la généralisation d’un tel débat amont, à toutes les grandes opérations, en s’appuyant sur l’exemple québécois du BAPE (Bureau d’Audiences Publiques sur l’Environnement) [Gauthier, Simard, dans cet ouvrage] et en soulignant la nécessité de la mise en place d’un organisme indépendant de l’administration comme du maître d’ouvrage. [Bouchardeau, 1993]. En créant une Commission nationale du débat public, la loi Barnier reprend ces recommandations et consacre ainsi la démarche instaurée par la circulaire Bianco. Les « débats Barnier » différeront sur un point important des « débats Bianco » dans la mesure où ils seront organisés sur saisine. Le projet de loi prévoyait que seuls les ministres étaient habilités à saisir la Commission, celle-ci étant alors tenue d’organiser le débat. Il s’agit soit des ministres dont dépendent les projets conjointement avec le ministère de l’Environnement, soit du ministre chargé des collectivités territoriales pour les projets les concernant. Les parlementaires y ont ajouté au moins
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20 députés ou 20 sénateurs, les conseils régionaux territorialement concernés par le projet, et les associations agréées de protection de l’environnement exerçant leur activité sur l’ensemble du territoire national2. La loi Barnier va être l’occasion de préciser et de délimiter l’objet du débat. C’est en effet cette question qui va faire l’objet des échanges les plus vifs au Sénat comme à l’Assemblée nationale. Contre certains parlementaires défendant une position qui tend à interdire au débat public de porter sur les objectifs des opérations d’aménagement projetées, le ministre maintient sa position, qui consiste à vouloir un débat non seulement sur les caractéristiques principales mais également sur les objectifs du projet. Mais l’idée d’un débat sur l’opportunité même du projet sera cependant explicitement écartée3. Alors qu’une ambiguïté subsistait dans la circulaire Bianco, le droit des associations à remettre en cause l’opportunité du projet elle-même, leur est alors clairement dénié par des parlementaires entendant bien préserver les principes d’une stricte démocratie représentative. C’est une portée toute pédagogique qui semble assignée à ce texte par ses défenseurs, avec un « débat » qui semble plutôt s’apparenter à une forme sophistiquée d’information du public [Blatrix, 1997]. Et ce d’autant plus que la loi reste silencieuse quant à la question de la portée du débat4. Mais la mise en œuvre de la loi Barnier va montrer que ces dispositions n’empêchent en aucun cas le public de remettre en cause le principe du projet lui-même. Les CPDP sont dans l’impossibilité pratique d’empêcher que la question de l’opportunité soit abordée et débattue. Dès lors la loi démocratie de proximité va entériner la pratique de la discussion sur l’opportunité même des projets, en faisant franchir au débat un saut à la fois qualitatif et quantitatif.
De la loi Barnier à la loi démocratie de proximité : un saut quantitatif et qualitatif La loi n° 2002-276 du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité met en place à l’article L. 110-1 du code de l’environnement un principe de participation, selon lequel « chacun a accès aux informations relatives à l’environnement, y compris celles relatives aux substances 2. Soulignons également le refus par les parlementaires d’une auto-saisine de la commission, de même que le rejet d’une possibilité de saisine directe par les citoyens sous la forme d’une pétition comportant au moins 10 000 signatures. 3. Amendement du groupe socialiste en seconde lecture au Sénat, repoussé par les sénateurs comme par Michel Barnier, JO débats Sénat, 16 janvier 1995, p. 339. 4. La loi Barnier indique simplement que dans un délai de deux mois à compter de la date de clôture du débat public, le président de la Commission nationale du débat public publie un compte rendu (lequel est en pratique rédigé par le président de la Commission particulière du débat public) et en dresse le bilan.
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et activités dangereuses, et le public est associé au processus d’élaboration des projets ayant une incidence importante sur l’environnement ou l’aménagement du territoire5 ». Elle apporte d’importantes modifications aux modalités de cette association du public au processus d’élaboration de la décision, à travers de nouvelles dispositions qui rénovent aussi bien les débats publics organisés par la Commission nationale du débat public (CNDP) que la procédure de l’enquête publique. La loi reprend surtout un certain nombre de propositions formulées dans le rapport du Conseil d’État concernant la définition de l’utilité publique et la place des collectivités territoriales [Conseil d’État, 1999]. Le rapport issu des travaux du groupe d’études présidé par Nicole Questiaux préconisait ainsi de faire évoluer la CNDP vers une instance garante du débat public. Chargée de « veiller au respect de la participation du public dans l’élaboration des projets d’aménagement ou d’équipement d’intérêt national, dès lors qu’ils présentent de forts enjeux socio-économiques ou ont des impacts significatifs sur l’environnement ou l’aménagement du territoire », la CNDP voit son champ d’action étendu et ses missions diversifiées. La loi transforme effectivement la CNDP en autorité administrative indépendante, garante du débat public, statut qui lui confère une légitimité nouvelle6. Une série de modifications vise surtout à permettre, avec les moyens accrus mais qui restent limités de la CNDP, d’augmenter significativement le nombre de débats organisés chaque année. La compétence de la CNDP, qui ne portait jusque-là que sur les projets de l’État, des collectivités et des établissements publics, est étendue à ceux des personnes privées. Les conditions de saisine sont élargies. Autre modification importante, le nouveau dispositif met en place une saisine obligatoire de la CNDP par le maître d’ouvrage pour les projets les plus importants, et une saisine facultative pour les projets de moindre ampleur (pour plus de précisions voir Blatrix 2004)7. On s’achemine ainsi vers une saisine qui tend à devenir un passage obligé, tout au moins pour les projets les plus importants. La loi diversifie les réponses que peut apporter la CNDP : celle-ci peut soit organiser elle même un débat public, et dans ce cas elle en confie l’organisation à une 5. Dans le droit fil de la convention sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement, approuvée par la loi n°2002-285 du 28 février 2002. Cette convention, signée le 25 juin 1998 à Aarhus (Danemark), a elle-même pour objet de mettre en œuvre le 10e principe de la déclaration de Rio sur l’environnement et le développement de juin 1992. 6. Lorsqu’elle est saisie, la CNDP n’est plus tenue de solliciter l’avis des ministres intéressés sur le caractère d’intérêt national du projet, sur son impact socio-économique et son impact sur l’environnement, comme le précisait le décret d’application de la loi Barnier. 7. En revanche il n’existe toujours pas d’auto-saisine de la CNDP, ni de saisine « d’initiative populaire ».
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Commission particulière du débat public (CPDP), soit en confier l’organisation au maître d’ouvrage concerné, sur la base de préconisations. Elle peut en outre estimer qu’un débat public ne s’impose pas, mais recommander au maître d’ouvrage l’organisation d’une concertation selon des modalités qu’elle propose. Par ailleurs, l’article L.121-10 du code de l’environnement prévoit que la CNDP peut désormais être saisie par le ministre de l’Environnement, conjointement avec le ministre intéressé, en vue de l’organisation d’un débat public portant sur des options générales en matière d’environnement ou d’aménagement8. Enfin, la CNDP se voit également reconnaître, en dehors de tout débat précis qu’elle aurait à organiser, une mission d’expertise en matière de concertation et de débat public sur les questions touchant à l’aménagement du territoire et l’environnement. Elle conseille ainsi à leur demande les autorités compétentes et tout maître d’ouvrage sur toute question relative à la concertation avec le public tout au long de l’élaboration d’un projet, et elle a pour mission d’émettre tous avis et recommandations à caractère général ou méthodologique de nature à favoriser et à développer la concertation avec le public (Article L.120-1 du Code de l’environnement)9. La loi démocratie de proximité reconnaît enfin la possibilité de débattre du principe même d’une opération : le débat porte désormais, non seulement sur les objectifs et les caractéristiques principales du projet, mais sur son opportunité même10. Alors que, comme nous l’avons vu, jusqu’ici les élus s’étaient toujours refusés à reconnaître au public la possibilité de débattre du principe même d’un projet d’équipement, certains parlementaires s’opposant même, lors du vote de la loi Barnier, à l’idée que le débat puisse porter sur les objectifs d’une infrastructure, cette disposition n’a quasiment pas été discutée lors du vote de la loi démocratie de proximité. Il est tentant de penser que si l’idée de débats de plus en plus nombreux, portant sur l’opportunité même des projets, est aussi facilement admise par les parlementaires, c’est sans doute précisément parce que le débat public tel qu’il est défini n’entretient avec la décision finale qu’un rapport 8. Deux débats publics ont été jusqu’ici organisés dans ce cadre, l’un portant sur la gestion des déchets radioactifs de haute activité et de moyenne activité à vie longue, et un débat public sur la problématique des transports dans la vallée du Rhône et l’arc languedocien. 9. La CNDP a ainsi été sollicitée pour avis par le ministère de l’Écologie et du Développement durable en ce qui concerne l’organisation de la concertation prévue dans le cadre de la mise en œuvre de la directive cadre sur l’eau. La CNDP a également été sollicitée pour donner un appui méthodologique dans l’organisation de débats publics locaux. Enfin, on peut noter que la CNDP a pris l’initiative d’interpeller le gouvernement afin que soient modifiés les critères de saisine, jugés trop restrictifs, pour les équipements industriels de gestion des déchets ou de traitement des pollutions. [CNDP, 2006, page 74]. 10. Article L. 121.1 al. 2 du Code de l’environnement : « La participation peut prendre la forme d’un débat public. Celui-ci porte sur l’opportunité, les objectifs et les caractéristiques principales du projet ».
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très lointain. La loi relative à la démocratie de proximité lève dans une certaine mesure les ambiguïtés liées au silence de la loi Barnier sur ce point puisqu’elle précise que le maître d’ouvrage décide, dans un délai de trois mois après la publication du bilan du débat, du principe et des conditions de la poursuite du projet. Mais le maître d’ouvrage n’est en aucun cas lié par le contenu du débat lui-même et les points de vue qui y ont été exprimés. Lors de la discussion du projet à l’Assemblée nationale, plusieurs députés se sont ainsi exprimés pour demander que le texte mentionne expressément que la CNDP ne se prononce pas sur le fond des projets. Dans sa version définitive, la loi précise ainsi très clairement que la commission nationale, ainsi que les commissions particulières à qui est confiée l’organisation et la conduite des débats, ne se prononcent pas sur le fond des projets qui leur sont soumis11. La possibilité de débattre de l’opportunité même d’un projet est ainsi d’autant plus facilement admise, qu’on ne peut pas en pratique l’empêcher, et que l’expression de tels points de vue ne lie en rien la suite du processus de décision. Le peu de précision de ces textes successifs en ce qui concerne les modalités concrètes d’organisation d’un débat public tranche avec l’hyperformalisme que l’on trouve dans les textes qui régissent le déroulement des enquêtes publiques. De fait, le pragmatisme à l’origine du renforcement progressif de l’institution du débat public se retrouve dans la « doctrine » de la CNDP en matière d’organisation des débats, doctrine dont on pourrait dire qu’elle consiste précisément à ne pas fixer a priori de modalités fixes au débat. Il s’agit de ne pas reproduire les défauts de l’enquête publique en s’enfermant dans un cadre trop contraignant qui risquerait, en figeant les modalités d’organisation du débat, de lui interdire toute efficacité. Ceci n’empêche pas que des règles pratiques s’instaurent progressivement, qui rendent largement prévisibles les formes générales prises par un débat. Mais plus que dans le respect d’une réglementation tatillonne, le débat semble trouver son principe dans sa capacité à articuler le cadre général fixé par les textes et les nécessaires ajustements aux enjeux et contextes locaux. Dès les premiers débats « Barnier » va ainsi être établi progressivement ce qu’on peut appeler le design institutionnel du débat public12. Selon la conception du débat fermement défendue par le premier président de la CNDP, les modalités d’organisation concrètes du débat sont définies par 11. Article L120-1 du code de l’environnement. 12. La CNDP version Barnier va conduire quatre débats : le premier sur le projet Port 2000, qui concernait l’extension du port du Havre. Le second sur un projet de ligne à très haute tension entre Boutre et Carros dans la région du Verdon. Le troisième sur un projet d’autoroute entre Metz et Nancy (A32). Le quatrième sur la branche sud du TGV Rhin-Rhône. Le principe d’un débat public a été admis pour d’autres projets comme le projet de barrage de Charlas, l’aqueduc Rhône-Espagne ou le contournement autoroutier Ouest de Lyon.
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chaque CPDP, afin de laisser le champ libre à l’expérimentation. Ce design institutionnel va ainsi se stabiliser au fil de la pratique, de manière progressive, autour d’outils récurrents : outre les réunions publiques organisées selon des formats spécifiques pour chaque débat, les cahiers d’acteurs, le journal du débat, l’usage de sites internet pour les CPDP, le système des questions-réponses… font désormais partie de la « routine » du débat. Au sein de cette « routine » qui se retrouve largement d’un débat à l’autre, les CPDP vont définir en fonction du contexte et des enjeux liés à chaque débat, ajustements, adaptations et micro-innovations procédurales. De la loi Barnier à la loi démocratie de proximité, la CNDP a donc incontestablement gagné en autonomie, en compétences, en visibilité. Elle semble désormais bien identifiée par les institutions et pouvoirs publics, mais aussi par un certain nombre de collectivités territoriales, comme l’autorité légitime en matière de participation du public sur les questions d’environnement et d’aménagement. C’est aujourd’hui la quasi-totalité du territoire français qui a été à un moment ou un autre concernée par un débat public13. Si on l’évalue à l’aune des critiques adressées à l’enquête publique évoquées précédemment, on peut aussi considérer que le débat public a réussi là où l’enquête échouait : la qualité de l’information diffusée, les moyens mis à disposition du public, sont sans commune mesure avec l’information hyperformelle caractéristique de l’enquête publique. Le débat public a trouvé un public, et même si l’importance de ce dernier varie d’un projet à l’autre et peut être jugé insuffisamment significatif ou non représentatif, l’on n’a pas à ce jour d’exemple de débat caractérisé par une « carence totale ou partielle de public ». La pluralité des formes de participation possibles tranche elle aussi avec la pratique de l’enquête publique. Quant à la légitimité et l’indépendance des « garants du débat public », même si elle peut toujours faire l’objet de mises en cause, elle semble d’autant mieux admise que CPDP et CNDP n’ont pas à rendre d’avis sur le projet. On mesure donc le chemin parcouru depuis l’époque où pour les grands projets d’aménagement et d’infrastructures, l’enquête publique restait le seul moment de consultation du public. La visibilité et la lisibilité de cette instance au-delà de ceux qui en ont fait l’expérience reste néanmoins problématique. Pour les participants aux débats publics eux-mêmes, le rôle de la CPDP n’est pas toujours nécessairement très clair, en tout cas au moment où le débat commence. Au reste, l’importance croissante du débat public ne doit pas faire oublier que pour toute une série de projets l’enquête publique reste le seul moment où le public sera consulté. 13. Le rapport annuel 2005/2006 de la CNDP souligne ainsi que « près de 80% de la population a pu participer à l’examen de grands projets dans la région où elle vit », [CNDP, 2006, p. 33].
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CONCLUSION On entrevoit à travers l’exemple du débat public à quel point la mise en récit consistant à présenter les différents dispositifs de « démocratie participative » comme la réponse politique apportée à un moment précis à une « demande sociale » supposée universellement partagée, est éloignée de la réalité. En toute rigueur, l’analyse qui précède ne prétend pas rendre compte du processus d’institutionnalisation du débat public dans sa globalité, qui constitue un processus « en train de se faire ». On s’est attaché à retracer les aspects les plus marquants des origines de cette institution, en pointant un certain nombre de logiques et d’évolutions significatives. Il faudrait pouvoir évoquer beaucoup plus longuement comment la pratique, au fil des débats qui se sont succédé, a travaillé et contribué à transformer en retour l’institution. La démocratie participative se déploie en effet selon une logique autotransformative : elle propose les arènes à partir desquelles elle se met certes en scène, mais s’offre aussi elle-même à la critique et à la mise en débat, et est ainsi perpétuellement construite et reconstruite14. Les contributions rassemblées dans cet ouvrage permettent d’éclairer ce processus, en soulignant notamment à quel point le débat public est devenu un espace relativement incontournable pour les associations [Blatrix, 2002]. En l’espace d’une dizaine d’années, le débat public a ainsi été expérimenté, renforcé, s’est dans une certaine mesure banalisé. Il a traversé, aussi, un certain nombre de « conjonctures critiques » : le débat sur le contournement de Bordeaux, la mise en débat public de questions touchant au nucléaire, alors que jusqu’ici la plupart des débats publics relevait du domaine des transports, ont été autant d’occasions de mettre à l’épreuve la solidité de l’institution. Les premières analyses suggèrent que le débat sort peut-être, et assez paradoxalement, renforcé de ces épreuves qui ont permis à un certain nombre d’acteurs d’affirmer ou de réaffirmer leur attachement à son principe.
14. Il conviendrait également de réfléchir au rôle des sciences sociales dans la formalisation d’institutions de démocratie participative. Plusieurs logiques tendent à ce que les chercheurs s’engagent dans les luttes pour la définition des usages légitimes d’institutions comme celle du débat public, et passent ainsi du statut d’observateur à celui d’acteurs qui s’ignorent plus ou moins délibérément. Sur cet aspect, on se reportera à la contribution de Laurent Mermet dans cet ouvrage.
INTRODUCTION
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Le débat public dans le droit positif
Raphaël Romi
Mesurer la procédure de débat public du point de vue du droit positif, c’est avant tout constater ses limites. La consécration répétée du principe de participation depuis 1995 s’est certes accompagnée d’innovations qui ne sont pas minces, mais leur portée est relative, même si elles vont au-delà d’un droit actif à l’information. La création d’une « Commission nationale du débat public » constitue seulement l’essentiel de celles-ci. Et tout au plus cette institution semble-t-elle plus efficiente que ne le sont les instances comparables précédemment créées1. Pensé comme devant être une procédure de débat non orientée, menée pour cela par une institution qualifiée expressément depuis 2002 d’autorité administrative indépendante, le débat public ne tranche pas : en fin de procédure, un bilan est remis, qui retrace les modalités et le contenu du débat. L’institution ne décide pas, elle prépare à la décision. Cette participation à la préparation n’est pas une participation à la prise de décision, et, au contraire de l’enquête publique, dont le débat public est déconnecté, tout est fait dans l’organisation du débat pour que cette séparation nette soit présente à l’esprit de tous. DÉROULEMENT D’UN DÉBAT PUBLIC AVEC CPDP • Dans les deux mois suivant sa saisine, décision de la CNDP d’organiser ou non le débat. • Désignation par la CNDP du président de la CPDP dans les 4 semaines à compter de la décision d’organiser le débat. • Mise en place d’une commission particulière (CPDP) de 3 à 7 membres. 1. La Commission française du développement durable en particulier, qui a déçu : créée par le décret du 29 mars 1993, elle a vu sa composition modifiée par le décret du 21 janvier 1994 (les ONG n’y étant plus représentées) [cf. S. Royal, 1994, p. 37-38].
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• Proposition par le maître d’ouvrage ou par la personne publique responsable du dossier à soumettre au débat dans les 6 mois maximum à compter de la décision d’organiser le débat. • Lorsque la CNDP estime le dossier du débat suffisamment complet, elle en accuse réception. • La CNDP décide et publie la date d’ouverture, le programme du débat public, dont la durée ne peut excéder 4 mois (délais pouvant être prolongé de 2 mois au maximum par une décision motivée de la CNDP). • Dans un délai de 2 mois à compter de la date de clôture du débat public, le président de la CPDP établit un compte-rendu du débat public et le président de la CNDP en dresse le bilan. • Le compte-rendu et le bilan sont rendus publics et mis à disposition du commissaire enquêteur. Source : C. Hermon, MCF de droit public, université Toulouse-I.
Cela n’a évidemment pas empêché la nouvelle structure d’être assez unanimement perçue et présentée comme une conquête de la participation. Le nombre des débats, l’importance des projets soumis à débats, la qualité de débats sont des facteurs remarqués. Pour quelques dossiers pourtant très délicats, la CNDP ou ses commissions particulières ont levé ou souligné des difficultés (Aéroport Notre-Dame-des-Landes, par exemple), suggéré et fait mener des expertises très sérieuses (ligne THT France Espagne en 2003 par exemple), manifesté une indépendance certaine (démission de la Commission particulière sur le contournement autoroutier de Bordeaux, après qu’ait été prise une décision de principe rendant inutile la poursuite d’un débat non encore achevé). C’est sans doute à cause de la bonne image de marque qui a résulté de ces attitudes que la loi sur la démocratie de proximité n’a introduit que d’infimes variations dans le régime juridique du débat public, à l’image de celle de la composition de la Commission, qui est sensiblement identique à celle adoptée par le décret du 26 juin 1996 [V. R. R., 1996 ; Busson, 1998, p. 18].
LA MODIFICATION DE LA COMPOSITION DE L’INSTITUTION ET DU RÉGIME JURIDIQUE DU DÉBAT
Les seules différences portent en effet sur les élus locaux (six élus nommés par décret au lieu d’un président de Conseil général, un président de Conseil régional, deux maires), les magistrats (un de moins), les personnalités qualifiées (même nombre, mais une précision : « dont l’une ayant exercé des fonctions de commissaire enquêteur »). Il est assez difficile d’en tirer de but en blanc des enseignements, sauf à remarquer que la dernière
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précision signalée vise, peut-être maladroitement2, à lier plus étroitement enquête publique et débat public. Saisine
Caractéristiques du projet
Conditions (délais, etc.)
Maître d’ouvrage; personne publique responsable du projet; dix parlementaires; un conseil régional, un conseil général, un conseil municipal ou un établissement public de coopération intercommunale ayant une compétence en matière d’aménagement de l’espace, territorialement intéressés; associations agréées de protection de l’environnement exerçant son activité sur l’ensemble du territoire national.
Projet aux caractéristiques comprises entre le seuil bas et le seuil haut (objectifs et caractéristiques essentielles).
Deux mois maximum à compter du moment où ces projets sont rendus publics par le maître d’ouvrage.
Saisine obligatoire.
Projet aux caractéristiques au-dessus du seuil haut.
Sur dossier présentant les objectifs et les principales caractéristiques du projet, ainsi que les enjeux socioéconomiques, le coût estimatif et l’identification des impacts significatifs du projet sur l’environnement ou l’aménagement du territoire.
La loi de 1995 avait confié à un décret le soin de définir les modalités exactes d’organisation du débat : le législateur de 2002 est plus précis. Selon l’article L. 121-93, il revient à la commission d’évaluer si un débat doit être organisé ; elle le fait en fonction de l’intérêt national du projet, de 2. Les enquêtes publiques n’ont pas le même objet que le débat public. Elles n’obéissent pas en tout cas au même esprit, et il n’est pas complètement sûr que cette liaison soit plus nécessaire, par exemple, que celle qui aurait pu être bâtie avec le mouvement associatif par l’inclusion obligatoire d’un représentant des associations agréées. 3. La Commission “ … détermine les modalités de participation du public au processus de décision dans les conditions suivantes : “ I. – La commission apprécie, pour chaque projet, si le débat public doit être organisé en fonction de l’intérêt national du projet, de son incidence territoriale, des enjeux socio-économiques qui s’y attachent et de ses impacts sur l’environnement ou l’aménagement du territoire. “ Si la commission estime qu’un débat public est nécessaire, elle peut soit l’organiser elle-même et, dans ce cas, elle en confie l’animation à une commission particulière qu’elle constitue, soit en confier l’organisation au maître d’ouvrage ou à la personne publique responsable du projet. Dans ce cas, elle définit les modalités d’organisation du débat et veille à son bon déroulement. “ Si la commission estime qu’un débat public n’est pas nécessaire, elle peut recommander au maître
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son incidence territoriale, des enjeux socio-économiques qui s’y attachent et de ses impacts sur l’environnement ou l’aménagement du territoire. La formulation est la même que celle qui résultait de la loi de 1995, avec comme seul ajout la mention des projets ayant un impact sur l’aménagement du territoire. Elle peut l’organiser elle-même, le déléguer au maître d’ouvrage, ou à une commission particulière. Elle a deux mois pour se prononcer, à ce premier stade par une décision motivée. « En l’absence de décision explicite à l’issue de ce délai, la commission est réputée avoir renoncé à organiser le débat public ou à en confier l’organisation au maître d’ouvrage ou à la personne publique responsable du projet ». Le coût du débat est à la charge du maître d’ouvrage, sauf si des expertises complémentaires sont nécessaires, auquel cas l’État les prend en charge4. Ce partage peut-il être critiqué ? Peut-être. Le maître d’ouvrage n’est certes pas toujours un pollueur, et il n’est peut-être pas approprié de parler ici d’appliquer le principe pollueur-payeur. Mais le principe de l’évaluation des incidences repose sur la prise en charge des frais d’évaluation par le maître de l’ouvrage. On comprend bien que ce partage relève des compromis sociaux entre le développement et la protection de l’environnement…. mais, à la limite, pourquoi ne pas donner à la Commission le soin de faire le tri entre celles des expertises qui eussent dû être prises en charge par le maître d’ouvrage au titre de ce que l’on est en droit d’attendre d’une évaluation des incidences, et ce que l’intérêt général commande d’être pris en charge par la collectivité ? Par ailleurs, pour que le débat soit utile, encore faut-il qu’il y ait une articulation avec la procédure d’enquête publique : il résulte de l’article L. 121-12. nouveau du Code de l’environnement qu’« en ce qui concerne les projets relevant de l’article L. 121-8, l’ouverture de l’enquête publique prévue à l’article L. 123-1 ne peut être décidée qu’à compter soit de la date à partir de laquelle un débat public ne peut plus être organisé, soit de la date de publication du bilan ou à l’expiration du délai imparti au président de la Commission nationale du débat public pour procéder à cette publication et au plus tard dans le délai de cinq ans qui suivent ces dates. Au-delà de ce délai, la commission ne peut décider de relancer la concertation avec le public que si les circonstances de fait ou de droit justifiant le projet ont subi des modifications substantielles ».
d’ouvrage ou à la personne publique responsable du projet l’organisation d’une concertation selon des modalités qu’elle propose. ” 4. « III. - Les dépenses relatives à l’organisation matérielle d’un débat public sont à la charge du maître d’ouvrage ou de la personne publique responsable du projet. En revanche, le coût des expertises complémentaires est à la charge de la Commission nationale du débat public ».
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Il y a donc affirmation expresse d’un phasage déjà conçu comme normal. Quelle est sa signification ? Sans doute d’abord, cela va-t-il de pair avec le principe selon lequel le débat porte sur une question, pas sur un projet ficelé, alors que l’enquête porte sur un projet, nécessairement… Peut-être, ensuite, cela a-t-il un rapport avec le caractère conflictuel que nos sociétés entretiennent avec le temps : il semble que l’exigence que tout aille vite se répand, et – du côté des initiateurs de projet et des entreprises – le débat public est vécu comme un ralentisseur d’activité, pas comme un facteur légitime intégré dans un processus démocratique de décision ! Il importe dans ce contexte que le temps du débat soit réduit, et qu’une certaine sécurité juridique soit le corollaire de l’ouverture de l’enquête : ce constat-là est simple aussi. En ce sens, il ne serait pas faux de dire que le débat public relève de l’expertise « sociale », quand l’enquête, elle, relève de la prise de décision. Dans la réalité de tous les jours, la distinction n’est pas aussi évidente, bien sûr. Enfin, et surtout, le débat n’aurait aucun sens s’il n’exerçait aucune influence sur les projets mis à l’enquête et le phasage constitue la seule et très infime garantie que cette influence, à défaut d’être inévitable, systématique ou obligatoire, puisse au moins exister : non seulement ce dernier constat n’est pas plus original que les deux premiers, mais il est caractéristique des limites inhérentes à la procédure. Sur un second point, la loi sur la démocratie de proximité répond à la soif inextinguible de débat de la société française sur les problèmes écologiques de société par la création d’une possibilité de débat général d’orientation en énonçant que (Art. L. 121-10.) « Le ministre chargé de l’environnement, conjointement avec le ministre intéressé, peut saisir la Commission nationale du débat public en vue de l’organisation d’un débat public portant sur des options générales en matière d’environnement ou d’aménagement ». La durée n’en peut excéder quatre mois, celle-ci pouvant être prolongée de deux mois par une décision motivée de la Commission nationale du débat public. La Commission nationale du débat public peut demander au maître d’ouvrage ou à la personne publique responsable de compléter le dossier qu’il est prévu de soumettre au débat public. Dans un délai de deux mois à compter de la date de clôture du débat public, le président de la Commission nationale du débat public publie un compte rendu du débat et en dresse le bilan ». C’est sûrement cette extension qui rapproche le plus sûrement le débat public d’une authentique participation. On sort sans doute du champ de l’expertise sociale pour entrer à tout le moins dans une discussion politique où arguments sur l’opportunité et éléments sur la validité scientifique, économique et sociale d’un choix sont indissociablement et aléatoirement mêlés.
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Enfin, le nouvel article L. 121-13 du Code5 impose que, quand un débat public a été mené, le public ait droit à la publication des suites qui ont été données au débat public. C’est dans la même logique qu’à la suite d’une enquête publique les autorités publiques doivent désormais adopter une « déclaration de projets6 » : le législateur recherche en la matière le même effet que quand il impose une transparence supplémentaire des effets de l’étude d’impact. Dans le même esprit [Thoenig, 1996, p. 17 et s.], il avait modifié en 1995 (loi Barnier) les conséquences de conclusions défavorables des commissaires enquêteurs par une réactivation des assemblées délibérantes des collectivités territoriales en énonçant que : « Tout projet d’une collectivité territoriale ou d’un groupement de collectivités territoriales ayant donné lieu à des conclusions défavorables du commissaire enquêteur ou de la commission d’enquête doit faire l’objet d’une délibération de l’organe délibérant de la collectivité ou du groupement concerné ». Même si la structure du pouvoir local, compte tenu des modes de scrutin, devrait rendre rare l’adoption de déclarations de projet substantiellement différentes des projets initiaux, il s’agit là d’un glissement virtuel du centre de décision de l’exécutif vers le délibératif qui a au moins la vertu d’asseoir une certaine transparence du processus. La Commission du débat public a pour vocation essentielle de poursuivre également cet objectif, ni plus, ni moins. La fourniture au public du suivi des éléments tirés du débat vise à la fois à légitimer le débat – il 5. « Lorsqu’un débat public a été organisé sur un projet, le maître d’ouvrage ou la personne publique responsable du projet décide, dans un délai de trois mois après la publication du bilan du débat public, par un acte qui est publié, du principe et des conditions de la poursuite du projet. Il précise, le cas échéant, les principales modifications apportées au projet soumis au débat public. Cet acte est transmis à la Commission nationale du débat public. Lorsque le maître d’ouvrage ou la personne publique responsable du projet est une collectivité territoriale, cet acte donne lieu à une délibération ». 6. Art. L. 126-1. – « Lorsqu’un projet public de travaux, d’aménagements ou d’ouvrages a fait l’objet d’une enquête publique en application du chapitre III du présent titre, l’autorité de l’État ou l’organe délibérant de la collectivité territoriale ou de l’établissement public responsable du projet se prononce, par une déclaration de projet, sur l’intérêt général de l’opération projetée. “ La déclaration de projet mentionne l’objet de l’opération tel qu’il figure dans le dossier soumis à l’enquête et comporte les motifs et considérations qui justifient son caractère d’intérêt général. Elle indique, le cas échéant, la nature et les motifs des principales modifications qui, sans en altérer l’économie générale, sont apportées au projet au vu des résultats de l’enquête publique. “ Si la déclaration de projet n’est pas intervenue dans le délai d’un an à compter de la clôture de l’enquête, l’opération ne peut être réalisée sans une nouvelle enquête. En l’absence de déclaration de projet, aucune autorisation de travaux ne peut être délivrée. “ Si les travaux n’ont pas reçu de commencement d’exécution dans un délai de cinq ans à compter de la publication de la déclaration de projet, la déclaration devient caduque. Toutefois, en l’absence de changement dans les circonstances de fait ou de droit, le délai peut être prorogé une fois pour la même durée, sans nouvelle enquête, par une déclaration de projet prise dans les mêmes formes que la déclaration initiale et intervenant avant l’expiration du délai de cinq ans. “ La déclaration de projet est publiée dans des conditions définies par décret en Conseil d’État. ”
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a servi à quelque chose – et à donner un support permettant l’engagement de la responsabilité politique des décideurs. C’est sans doute ce qui explique – mais qui pouvait l’ignorer – le caractère inévitablement frustrant de l’exercice : l’évaluation en est de facto rendue impossible par la malléabilité de ses conséquences réelles.
LA DIVERSIFICATION DES MISSIONS DE LA COMMISSION DU DÉBAT PUBLIC : RELATIVITÉ DE LA MONTÉE EN PUISSANCE, PRÉFIGURATION DE L’AVENIR C’est ce qui inspire la diversification des missions de la CNDP à laquelle procède, au risque d’un mélange des genres, le décret du 22 octobre 20027. Il ne précise le texte législatif qu’à la marge, en distinguant dorénavant deux hypothèses de participation : la Commission peut organiser un débat public stricto sensu, mais aussi une concertation. Si la Commission estime qu’un débat stricto sensu ne s’impose pas, elle peut (art. 9) recommander au maître d’ouvrage d’organiser une concertation. Paradoxalement, comme il ne s’agit absolument pas d’une décision, mais bien d’un simple vœu, la CNDP a donc moins de pouvoir quand il s’agit d’organiser une procédure « faible » que quand il s’agit d’entrer véritablement de plein pied dans la participation : au moins cela mériterait-il discussion…. Enfin, au-delà de la stricte procédure du débat public, on notera qu’assurant la connexion entre les diverses procédures le décret n° 2006-578 du 22 mai 2006 introduit notamment un nouvel article R.122-12 c. env. modifiant la procédure de consultation sur deux points. La consultation a lieu « avant toute décision d’autorisation » et oblige le maître d’ouvrage à publier un avis fixant les conditions dans lesquelles l’étude d’impact est consultable, qui doit être affiché dans les communes concernées et publié dans deux journaux. Un bilan de cette consultation doit être publié et tenu à disposition du public. Les rôles s’inversent donc : ce n’est plus au public d’aller chercher l’information auprès du maître d’ouvrage, mais bien au maître d’ouvrage de faire en sorte que le public soit informé des possibilités de consultation. Dans les arrêtés d’ouverture de l’enquête publique doit figurer la mention de l’existence d’une étude d’impact, l’identité de l’autorité compétente pour prendre la décision ainsi que l’identité de la personne responsable du projet (nouvel article R.123-13)8.
7. Commentaire B. DELAUNAY, « La réforme de la procédure du débat public entre en vigueur », AJDA, 16 décembre 2002 p. 1447 et s. 8. L’article 6 du décret fait de même avec le décret n°77-1133 du 21 septembre 1977 relatif aux installations classées pour la protection de l’environnement.
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Examinés ensemble, ces ajouts confirmeraient la « lente mais irrésistible montée en puissance du principe de participation » [Hostiou, 2003, p. 182]. On est ainsi en train de passer, en tout cas, lentement, trop sans doute, d’une information passive à une information active, dont le premier vecteur est sans doute l’exigence d’une consultation, le second, éventuel, l’enquête publique, et le troisième, potentiel, le débat public. On aurait pu penser à cet égard que la convention d’Aarhus aurait une influence sur le rythme et l’intensité de ce glissement : pour le Conseil d’État (20 avril 2005, req. n° 258968 et 259221)9, cependant, le débat public n’a pas une place plus importante ni une signification différente après la ratification de cette Convention par la France en 2002 qu’avant, quoiqu’il admette l’effet direct de ces stipulations. L’état de la pratique est à cet égard très correctement reflété par le contentieux administratif du débat public. L’ouverture du débat est un acte qui fait grief et peut faire l’objet d’un recours : en d’autres termes, la concrétisation du principe de participation est effective (id est : elle produit des effets de droit). Au contraire, l’organisation des débats est confiée à la seule Commission, et le juge ne s’immisce pas dans cette organisation : la concrétisation du principe de participation demeure enserrée dans une démarche institutionnellement cantonnée. Sur le premier point, dans le cadre de la loi de 1995, le CE avait déjà jugé que le refus d’organiser un débat, privant les citoyens d’une possibilité de participer à l’élaboration d’un projet, « n’a pas le caractère d’une mesure préparatoire », et peut être déférée au juge de l’excès de pouvoir10, tout comme la décision d’ouvrir le débat11. Même solution dans le cadre de la loi de 2002, sans distinguer les débats organisés sur saisine automatique et les autres. Pour le Conseil d’État, la CNDP conserve dans les deux cas un pouvoir d’appréciation sur la décision d’organiser le débat, et en conséquence12 « la délibération par laquelle la CNDP, après qu’elle a le cas échéant été saisie d’une demande en ce sens pour un projet relevant de l’une ou de l’autre des deux catégories (saisine automatique ou pas), décide d’ouvrir ou de ne pas ouvrir un débat public constitue une décision susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir ».
9. Commentaire B. Delaunay, AJDA, 26 septembre 2005, p. 1787 et s. 10. CE 17 mai 2002, Association France Nature environnement. Cf. note V. Inserguet-Brisset, Petites Affiches 2003, n° 142, p. 13. 11. CE 14 juin 2002, Association pour garantir l’intégrité rurale restante, même ref., sur conclusions contraires du Commissaire du gouvernement. 12. 5 avril 2004 Association citoyenne intercommunale des populations concernées par le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, note B. Delaunay, AJDA, 8 novembre 2004, p. 2100.
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En revanche, les décisions relatives à l’organisation du débat ne peuvent l’être. Dans le cadre de la loi de 1995, le CE avait déjà jugé que « les mesures que (la CNDP) ou la commission particulière arrête pour déterminer les modalités de déroulement d’un tel débat, ne constituent pas des décisions susceptibles d’être déférées au juge de l’excès de pouvoir »13. Dans le nouveau contexte de la loi du 27 février 2002, le CE14 estime que « les différentes décisions que la commission peut être appelée à prendre après qu’elle a décidé d’ouvrir un débat public et qui peuvent notamment porter sur ses modalités, le calendrier et les conditions de son déroulement ne constituent pas des décisions faisant grief ». Celles-ci sont qualifiées par le Commissaire du gouvernement de décisions préparatoires. Ce n’est donc, comme pour les enquêtes publiques ou les études d’impact, qu’à l’occasion de la contestation de décisions stricto sensu que le débat public peut donc être contesté. Cela dit, la décision du TA de Bordeaux rendue le 1er mars 2007 sur saisine, notamment, de l’association Aquitaine-Alternatives, montre que même avec cette limite, la procédure de débat public peut faire l’objet de contrôles contentieux efficaces, et qui produisent des effets de fond. En effet, le TA annule la décision de principe de lancer le contournement autoroutier alors même que la Commission particulière désignée pour mener le débat public n’avait pas fini son travail, ce qui avait conduit celle-ci à démissionner : il s’agit là d’un vice de procédure substantiel. Cette décision, de facto, renforce la perception de la participation et la légitimité de la procédure de débat public. Mais, surtout, elle oblige à relancer la discussion sur le contournement et son tracé, ce qui est le plus important sans doute, marquant ainsi l’importance, déjà soulignée en contentieux de l’environnement, des procédures en tant que vecteur de temporalité. En tout cas, irrésistiblement, au vu de ces distinguo, deux pistes pour les évolutions futures du droit du débat public peuvent venir à l’esprit. La première, choix d’un statu quo évolutif, consiste à maintenir le débat public dans cette voie institutionnelle, la Commission du débat public continuant sans contrôle contentieux à disposer d’une autonomie d’organisation du débat. Cela n’interdirait nullement, on le notera, de doter celle-ci d’une mission plus globale, à côté du débat public, et de lui permettre d’exercer une compétence supplémentaire, tout à fait compatible avec sa nature, lui permettant d’imposer une consultation au maître d’ouvrage quand elle ne juge pas opportun d’ouvrir un débat public. Il n’est pas non plus interdit qu’elle l’organise elle-même, aux frais du maître d’ouvrage,
13. CE 14 juin 2002, Association pour garantir l’intégrité rurale restante, précité. 14. 5 avril 2004, Association citoyenne intercommunale des populations concernées par le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes
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ou d’imaginer les deux possibilités (compétence d’obliger, compétence pour organiser). Nicolas Hulot y ajoute, dans son pacte écologique [2006] l’idée d’une saisine systématique pour tous les textes touchant au développement durable. Cette systématicité du débat public aurait sans doute l’effet d’asseoir plus encore la légitimité de l’institution. Le seconde consisterait sans doute à considérer le débat comme une procédure devant être plus clairement déconnectée de toute procédure de consultation et d’information qu’aujourd’hui. Cela amènerait peut-être à penser à sortir de la pratique « institutionnaliste » actuelle, en ouvrant par exemple et en tout cas au contrôle contentieux l’organisation du débat par la Commission indépendamment du contentieux pesant sur les décisions effectives des pouvoirs publics, ou/et à organiser le débat public aussi précisément que les nouvelles procédures référendaires décisionnelles, et surtout à ouvrir la saisine à un certain nombre de citoyens par pétition. Cela n’interdirait pas non plus de penser à doter la Commission de la compétence à l’égard du maître d’ouvrage évoquée ci-dessus.
INTRODUCTION
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« Citoyen en tant que riverain » : une subjectivation politique dans le processus de mise en discussion publique des projets d’aménagement
Jean-Michel Fourniau Les conflits que ne cesse de provoquer la mise en œuvre du débat public dans le domaine de l’aménagement interdisent d’assigner trop vite son institutionnalisation progressive à la montée d’une nouvelle « norme délibérative » qui caractériserait les transformations contemporaines de l’action publique [Blondiaux et Sintomer, 2002]. L’articulation entre participation du public, délibération, élaboration des projets et décision reste un objet controversé de politisation de l’action publique, et l’institutionnalisation du débat public un processus réversible, l’opposition entre participation et décision structurant toujours aussi fortement la culture politique française. Ce constat n’a guère besoin d’être confronté à l’expérience des participants pour être validé. Mais le seul examen critique de l’élaboration du cadre réglementaire et de sa mise en œuvre nous renseigne trop peu sur cette expérience et la signification des conflits d’aménagement. Aussi, prenons-nous ici le parti d’étudier l’expérience démocratique que font les participants aux débats organisés par la Commission nationale du débat public (CNDP) pour comprendre comment les pratiques délibératives transforment la citoyenneté. La mise en travail du concept de mésentente, proposé par Jacques Rancière [1995, 1998], nous conduit à examiner les situations de mise en discussion publique des projets (institutionnalisées ou instaurées dans les conflits) pour ce que les participants y font en tant que citoyens, plutôt qu’à être attentif à la manière dont ils y mettent en parole des ordres de justification déjà stabilisés.
L’EXPÉRIENCE DÉMOCRATIQUE DES « CITOYENS EN TANT QUE RIVERAINS » DANS LES CONFLITS D’AMÉNAGEMENT L’opinion a pendant longtemps admis que l’action publique satisfaisait à des critères de généralité des intérêts pris en compte, de représentativité
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et de compétences, fusionnés dans l’idéologie de l’intérêt général de l’État [Rui, 2004]. Une longue tradition d’administration consultative se contentait donc d’informer et de consulter les habitants, avec l’enquête d’utilité publique. La montée de la conflictualité dans le domaine de l’aménagement et de l’environnement depuis le début des années 1990 [Guérin, 2005] témoigne d’un changement dans la nature des conflits d’aménagement : les riverains y revendiquent d’être partie prenante d’une délibération sur les projets, non seulement sur leurs modalités de réalisation mais également sur leur opportunité, leurs justifications. Ce qui est généralement interprété en termes de crise de légitimité des décisions publiques signifie que les trois critères constitutifs de l’intérêt général — nature des intérêts défendus, degré de représentativité et niveau de compétences — sont aujourd’hui disjoints, chacun étant un enjeu des conflits. Les conflits d’usage du territoire ouvrent alors des situations de construction concurrentielle de l’intérêt général puisqu’il n’y a plus d’acteur central des politiques publiques capable, seul, de le composer [Vallemont, 2001]. Les procédures de consultation y sont remises en chantier afin de réguler ces situations inédites [Fourniau, 2005a]. Mais la logique de l’utilité publique tend à enfermer les participants dans deux rôles opposés : soit l’on est riverain, c’est-à-dire un citoyen défini avant tout par ses droits privés qu’un projet d’intérêt général vient spolier, participant d’un public dont il est attendu qu’il se présente comme victime demandant réparation ; soit l’on est un citoyen détaché de ses intérêts particuliers, ce dont atteste sa représentation par des associations instituées et agréées. Les associations locales de défense se formant dans les conflits ne sauraient y prétendre, toujours suspectées de masquer derrière la revendication de leur citoyenneté des intérêts particuliers. Pour avoir part à la décision, celles-ci n’ont alors d’autres ressources que de manifester, au contraire, l’impossibilité d’opposer ces deux figures de la citoyenneté — riverains titulaires de droits privés ou citoyen actif représentant d’un collectif déjà institué (association agréée, syndicat, etc.) — et de faire cas de leur refus de se conformer à l’une ou à l’autre. Un sujet excédentaire s’affirme dans les démonstrations qui contestent cette partition : la figure du « citoyen en tant que riverain1 ». Dans ces situations de mésentente, les associations
1. Je décalque ici l’expression de « citoyen en tant qu’usager », forgée par Claude Quin et Gilles Jeannot pour rendre compte de ce que « c’est moins l’usage en soi qui définit l’usager qu’une certaine relation établie avec la sphère publique » [Quin, 1995]. Nombre de porte-parole d’associations locales de défense refusent d’être cantonnés dans la catégorie de riverain sans renoncer pour autant à cette qualité et affirment qu’un riverain est toujours aussi un citoyen : « Je me suis rendu compte que le fait d’être riverain était un atout complémentaire pour être citoyen. […] Et moi, je n’aurai plus peur de revendiquer le fait que je sois riverain et en même temps citoyen ! » [in Rui, Ollivier-Trigalo, Fourniau, 2001, p. 173]
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locales de défense argumentent le déni de reconnaissance que subissent les habitants, et qu’ils dénoncent dans le conflit, comme un tort fait à leur qualité de citoyen. Le traitement de ce tort suppose de rechercher non un compromis entre des ordres de justification définissant préalablement la légitimité de l’action publique, mais au contraire de configurer un nouveau partage du champ de l’expérience par la démonstration que ce n’est plus seulement la proximité géographique qui définit le riverain mais bien sa contestation du rôle subordonné que les procédures de définition de l’intérêt général attribuent aux simples citoyens. Dans le conflit du TGV Méditerranée, tout particulièrement, les associations locales qui contestaient le projet de la SNCF ont inventé le débat public pour équilibrer une situation vécue comme une « lutte du pot de terre contre le pot de fer » [Fourniau, 2001a] : elles ont choisi de faire valoir leur capacité à représenter des problèmes qui n’étaient pas pris en compte par le maître d’ouvrage (l’articulation des dessertes régionales et du TGV, l’inscription du tracé dans le paysage, la protection des riverains, etc.) en organisant des forums où elles invitaient les différents protagonistes à discuter à égalité leurs propositions et le projet du maître d’ouvrage. Elles ont exigé la transparence de la décision, en ont imposé l’exercice pratique durant le conflit, quelque deux mille réunions publiques ayant été tenues avec la SNCF en six ans, et ont obtenu du ministre Jean-Louis Bianco la création d’un collège d’experts indépendants — c’était une première — pour évaluer le dossier de la SNCF avant l’ouverture de l’enquête d’utilité publique. Dans d’autres conflits également, les associations locales ont pris l’initiative d’ouvrir des espaces de parole où l’opposition entre acteurs institués et public sans qualité n’est plus légitime. Pour y répondre, l’État, avec la circulaire Bianco — dix ans avant l’adoption de la loi de démocratie de proximité de février 2002 —, a ouvert la discussion publique à tous les citoyens dès l’amont de la décision. Mais la concertation mise en place confiait l’organisation du débat et le choix des interlocuteurs au seul maître d’ouvrage, et ordonnait les objets de débat selon sa logique d’instruction des projets. Dans cette répartition, le citoyen invité à débattre des enjeux globaux du projet, en amont de la décision, était à nouveau opposé au riverain mobilisé en aval par ses impacts. La première institutionnalisation du débat public en réponse aux conflits d’aménagement recréait donc des situations de parole dans lesquelles la dénonciation du Nimby par les aménageurs s’oppose au soupçon du public de n’être convié à la discussion que pour avaliser une décision déjà prise par ailleurs. En résistant, débat après débat, à un partage des rôles prédéfini par les procédures, en refusant de se cantonner aux places antinomiques que les dispositifs leur assignent dans la discussion publique, les habitants ont
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rouvert le débat sur l’attribution de ce à quoi les uns et les autres peuvent avoir part. Leurs associations locales de défense, en incarnant la figure du citoyen en tant que riverain, ont fait émerger un sujet politique en excès par rapport au modèle classique de production de l’intérêt général et à la tradition d’administration consultative qui, certes, en se modernisant avec la circulaire Bianco, concédaient au citoyen sa place dans le débat en amont sur l’opportunité, mais cantonnaient toujours le riverain à discuter en aval de la réduction des impacts2. Elles se sont alors fait reconnaître comme sujet collectif d’une recomposition de l’intérêt général en imposant notamment l’institution d’un tiers garant indépendant [Rui, dans cet ouvrage].
LES SITUATIONS DÉLIBÉRATIVES SURGISSENT DE LA MISE EN ACTES DE L’ÉGALITÉ DANS LE DÉBAT PUBLIC C’est dans cette dynamique d’émergence d’un nouveau sujet politique que se configurent des situations délibératives dans le débat public. Ce qui structure le débat comme situation de mésentente est en effet la dispute sur les conséquences à tirer de l’égalisation des statuts que promet la mise en discussion publique des projets d’aménagement. Les conditions de la délibération, la question de l’égalité des participants sont au cœur de ce litige. Si la loi Barnier, en février 1995, institutionnalisait le débat public en créant la CNDP, elle n’en définissait pas le mode de fonctionnement, pas plus que ne l’a fait la loi de démocratie de proximité plus récente. Le débat public est simplement un dispositif ouvert. C’est là sa principale originalité par rapport à bien d’autres procédures de concertation instaurées par des textes de protection de l’environnement qui, au contraire, établissent a priori, sur des critères externes de représentativité, la liste des participants. Procédure ouverte donc, dans laquelle l’établissement de règles délibératives fait l’objet d’un « débat sur le débat » [Fourniau, 1998] aux résultats contrastés. La délibération, prise ici comme l’échange d’arguments dans un cadre démocratique, n’est effective dans ces expériences qu’à la condition d’y mettre à l’épreuve et d’y vérifier les conditions d’une discussion libre et ouverte. On a pu dégager des premières expériences conduites par la CNDP quatre règles procédurales du débat public en examinant les épreuves pratiques de validation auxquelles elles ont donné lieu [Fourniau, 1998, 2001b] : •
La publicité des débats implique leur publication,
2. J. Rancière propose le concept de police pour nommer ces opérations qui donnent à chacun son identité avec sa part, concept qu’il oppose à celui de politique
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La pluralité du débat suppose la participation au débat, L’équivalence entre les participants garantit l’équilibre du débat, La force des arguments fonde les convictions forgées dans le débat.
La CNDP a officialisé depuis ces règles en énonçant trois principes d’organisation du débat : principe de transparence de l’information ; principe d’équivalence des participants ; principe d’argumentation des échanges [CNDP, 2004]. Parce que les participants s’engagent dans le débat et jugent de son déroulement comme de ses résultats par rapport à ces principes, la CNDP a été conduite à les compléter en 2005, en réaction au secret-défense qui contraignait le débat sur le réacteur nucléaire EPR3. L’observation des débats montre en effet que c’est moins l’énoncé de règles procédurales qui importe aux participants, que les épreuves pratiques qu’ils se donnent pour en vérifier les conséquences en termes d’égalité dans le débat et d’effets possibles sur la décision. Les principes énoncés par les commissions particulières du débat public (CPDP) font donc, au cours de chaque débat, l’objet d’une reconstruction, au fur et à mesure que surgissent des litiges sur leur mise en œuvre. Certes l’intensité en a été très variable selon les cas observés, mais ce que produit le débat sur le débat influence directement les formes du débat public et caractérise son fonctionnement délibératif, ou non [Fourniau, 2004a]. Par exemple, la constitution d’un public engagé dans un échange d’arguments sur l’intérêt général est autant un objectif diversement partagé par les différentes commissions particulières qu’un problème toujours controversé dans le déroulement de la discussion. Le débat sur la branche sud du TGV Rhin-Rhône (1999) fournit de ce point de vue un contrepoint au débat sur la ligne électrique à très haute tension entre Boutre et Carros, à travers le Verdon (1998), alors que ces deux débats ont structuré les principes énoncés depuis par la CNDP. Considérer le public comme acteur du débat a conduit la commission du débat Boutre-Carros à trouver des règles d’échange qui constituent le public en « communauté du débat » [Fourniau, 2004b]. Une vision non conflictuelle du débat quand celui-ci se situe très en amont, et une conception étroitement juridique du principe d’équivalence a, au contraire, conduit la commission du débat TGV Rhin-Rhône à seulement permettre à tout citoyen, quelle que soit sa dignité, un égal accès au maître d’ouvrage et un égal traitement dans l’obtention des réponses. Cette conception rejette toute différenciation dans le public, voire stigmatise l’idée d’un public du 3. La CNDP affirme dans son communiqué du 19/9/2005 : « Ce débat public, à la différence d’autres formes d’échanges parfois nommées “débats”, se caractérisera, comme tous ceux que la CNDP organise, par l’exhaustivité des questions traitées et le pluralisme des réponses apportées ».
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débat (raillé dans plusieurs débats depuis sous le vocable de « caravane du débat »), et conduit donc à choisir les moyens d’information et à définir les modalités d’expression en conséquence, sans viser à ce que s’engage un dialogue entre tous les participants. Le même « principe d’équivalence » peut ainsi être mis en œuvre dans des sens opposés par deux commissions particulières : partager préalablement les rôles entre un public indifférencié (désigné comme Mme Michu ou M. Lambda) et le maître d’ouvrage ou, à l’inverse, établir un dialogue entre tous les débattants sont des opérations contraires de définition des participants au débat. Pour ceux-ci, argumenter pour convaincre et être convaincu ou seulement exposer son point de vue sont deux formats d’expression de la « force des arguments » qui opposent un régime de parole délibératif à la répartition des parts opérée par les conceptions plus classiques de la consultation et de la concertation. Ce sont donc les activités déployées par les participants pour faire valoir et rendre effectives les règles délibératives qui différencient les divers débats organisés par la CNDP, bien que ces expériences se prévalent toutes des mêmes principes. Mais l’issue du débat sur le débat n’est jamais donnée d’avance et elle consiste souvent, cédant à la puissante logique des procédures institutionnelles, à soumettre le régime de parole à une finalité simplement consultative.
LA FIGURE DU CITOYEN EN TANT QUE RIVERAIN S’AFFIRME DANS UNE SITUATION DÉLIBÉRATIVE PAR LA COMPOSITION D’UNE COMMUNAUTÉ DÉBATTANTE
Une communauté débattante se constitue quand les disputes sur les règles de discussion déplacent le « partage du sensible »4 forgé dans la suspicion qu’entretiennent les uns envers les autres des acteurs en conflit, reformulent les contours de ce qui est discutable et de qui peut avoir part à la discussion. La pratique du débat nous permet d’observer qu’à l’opposé de la rationalité du soupçon qui trie les acteurs en fonction de leur représentativité politique, de leurs compétences techniques et du degré de généralité des intérêts qu’ils défendent, la mise à l’épreuve des règles délibératives engage un travail de re-présentation de ces catégories : cellesci doivent pouvoir être jugées non comme des qualités préalablement, et définitivement, acquises par les participants, mais qualifier la dynamique 4. Selon la formule de J. Rancière pour désigner « les rapports entre les modes du faire, les modes de l’être et les modes du dire qui définissent l’organisation sensible de la communauté, les rapports entre les espaces où l’on fait telle chose et ceux où l’on en fait une autre, les capacités liées à ce faire et celles qui sont requises pour un autre » [Rancière, 1995, p. 65]
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propre du débat. Pour les participants, il s’agit par ce travail d’apprécier dans le cours du débat son équilibre, le respect de son caractère égalitaire plutôt que la représentativité des acteurs. Il s’agit d’estimer les capacités de convaincre et d’être convaincu dans le cours du débat plutôt que les compétences des uns et des autres. Il s’agit d’évaluer la participation au débat, son caractère pluraliste et contradictoire, plutôt que la généralité des intérêts défendus. Ainsi, le débat sur le débat soumet à la vérification commune les règles de discussion pour démontrer l’égalité entre les participants qu’elles proclament. C’est en se constituant comme sujet collectif de cette démonstration que les associations locales peuvent résister à la logique consultative qui ne voit autrement dans leur participation qu’un exutoire pour le public, et instaurer une situation délibérative. L’observation des controverses sur les catégories par lesquelles se partagent préalablement les participants dans le conflit permet de saisir la reconfiguration du champ de l’expérience qui s’opère dans une situation délibérative. Ainsi, les déclarations de nombreux intervenants lors de la réunion de clôture du débat Boutre-Carros évoquent la confrontation entre la « logique du cœur » et la « logique de l’ingénieur » pour montrer comment raison et passion ont habité chacune de ces logiques dans ce débat et circulé de l’une à l’autre, plutôt qu’elles n’ont divisé les participants [Fourniau, 2007a]. Ce renversement exemplaire dessine assez précisément les trois caractères de la communauté débattante qui se constitue dans une situation délibérative. Sa formation suppose bien entendu le respect de la séparation entre les opinions et les personnes dans l’expression des idées. Son existence manifeste en second lieu le fait que les oppositions structurant l’entrée dans la discussion publique ne fonctionnent plus comme les identifications auxquelles les participants devraient se tenir (ou entre lesquelles ils devraient choisir comme dans un jeu de rôle), mais désignent des polarités entre lesquelles ils peuvent maintenant circuler, configurant ainsi un nouvel espace de parole, fortement élargi. Chacune de ces oppositions — technique et territoire, logique d’ingénieur et émotion, économie et amour, raison et passion, projet du maître d’ouvrage et solutions alternatives, intérêt général et intérêts particuliers, etc. — doit ainsi être requalifiée par le déroulement du débat public pour donner sens à une communauté débattante. La formation d’une communauté débattante est donc un processus polémique dans lequel les problèmes à prendre en compte, les solutions à retenir, la procédure de délibération pour y parvenir, les qualités de ceux qui peuvent participer à la décision sont en litige. Sans ces disputes, la discussion resterait enfermée dans la reproduction des clivages préexistants entre un langage technique de l’expertise et une approche sensible du territoire, la situation d’argumentation ne pourrait être gagnée par rapport au partage préalable des rôles sociaux. Sans ces controverses, des situations
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délibératives n’émergeraient pas dans le débat public toujours rappelé par la force de l’opposition entre participation et décision vers les formes républicaines classiques de consultation d’un public indifférencié. Aussi, les activités délibératives de vérification de l’égalité que proclament les règles de discussion n’engagent-elles pas un « processus d’entente engagé au moyen de la discussion », selon la logique habermassienne, mais structurent au contraire une scène de « mésentente destinée à mettre en acte l’entente » [Rancière, 1997, p. 178]. La pratique de la discussion publique instaure en effet un principe commun d’argumentation et un espace polémique, une communauté qui a pour principe commun une opération conflictuelle : la prise en compte des arguments des citoyens en tant que riverains dans la fabrique de l’action publique remet en cause les rapports de domination préexistants.
LE SENS POLITIQUE DE LA FIGURE DU CITOYEN EN TANT QUE RIVERAIN Les disputes pour instaurer une situation délibérative engagent alors un processus de subjectivation politique. Le débat est en effet pour chaque participant le moment d’une mise à l’épreuve de ce qu’être citoyen veut dire. Les activités de vérification des règles de discussion, la formulation d’alternatives techniques ou la mise en équivalence de différents registres de légitimité rendent visible l’écart entre le régime de parole que pratique une communauté débattante et le dispositif institutionnel de la décision : le compte des arguments en débat n’est pas celui du poids des parties à la décision. Le débat est donc cette scène paradoxale où chacun fait l’expérience du discord entre les deux logiques à l’œuvre dans tout processus de composition de la volonté politique, la logique de la participation et la logique de la décision. Ainsi, la question partagée dans la formation d’une communauté débattante est celle de savoir si les décideurs tiendront compte de l’espace de délibération sur les intérêts généraux reconfiguré par le débat ou continueront à agir en fonction du seul espace stratégique du conflit préexistant. Question irrésolue, bien sûr, le débat n’étant pas conclusif, mais à laquelle est pourtant suspendue l’effectivité d’un nouveau partage du sensible. De ce fait, une communauté débattante dont la part à la décision politique reste indéfinie ne saurait être considérée comme une communauté du consensus, celle que présuppose la figure du partage du pouvoir souvent convoquée pour qualifier l’effectivité de la participation. L’exercice du débat public laisse donc en suspens la part que chacun peut avoir à la décision, qui ne se déduit pas de la part que chacun prend à la discussion publique. C’est seulement l’épreuve ultérieure de la décision qui fera, ou non, des débattants actuels de possibles partenaires. L’émergence d’un citoyen en tant que riverain dans les conflits, sa reconnaissance dans
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la formation d’une communauté débattante activent ainsi une tension constitutive des procédures démocratiques : dans un même mouvement, celles-ci affirment de nouveaux droits égalitaires et distribuent des rôles, des places qui en contraignent l’exercice. L’expérience politique des participants se construit dans cette tension parce que l’instauration d’une situation délibérative confronte deux conceptions de la citoyenneté : la logique de la décision en fait un statut qui qualifie des sujets, leur rôle, leurs compétences et leurs responsabilités dans le processus de décision5, alors que la logique de la participation reconnaît l’activité par laquelle chacun établit un double rapport aux autres et à la chose publique. Pour les citoyens en tant que riverains avoir part à la décision est donc toujours objet de mésentente : l’espace public où leur activité, inséparablement acte de parole et acte politique, les constitue comme sujet politique reconnu est tout à la fois construit dans la situation délibérative et défait dans le processus de décision. D’ailleurs, l’écart entre les deux conceptions de la citoyenneté se lit dans l’opposition entre démocratie représentative et démocratie participative abondamment brandie ces dernières années par les parlementaires lors des débats sur la loi de démocratie de proximité puis sur la Charte de l’Environnement6. Une fois passé le premier engouement pour une nouvelle forme de démocratie participative conquise de haute lutte, la diffusion du débat public soulève alors la perplexité de bien des associations locales7 : sa pratique fait naître de nouvelles aspirations démocratiques et, tout à la fois, génère des déceptions devant sa faible portée décisionnelle. L’instauration du débat public accueillait, dans les années 1990, la figure du citoyen en tant que riverains émergeant des conflits d’aménagement, mais sa recon5. Le ministre des Transports, dans le film d’ouverture du débat public sur les contournements autoroutier et ferroviaire de l’agglomération lyonnaise en 2002, reconnaît aux « experts d’en bas » une « expertise d’usage » qui peut enrichir la décision. 6. Les deux rapporteurs de la loi de démocratie de proximité au Sénat ont fait adopter l’amendement qui y redéfinit l’objet de la participation (1er article du titre IV) en remplaçant les mots « participation à l’élaboration des décisions » transcrivant la convention d’Aarhus, par les mots « participation au processus d’élaboration des projets », en expliquant : « Le débat public ne doit pas empiéter sur la volonté du maître d’ouvrage public, notamment de l’État, dont il faut respecter la politique d’aménagement du territoire. Le débat public doit donc intervenir après la prise de décision » (séance du 8 janvier 2002). La Charte de l’environnement a rétabli la formulation de la convention d’Aarhus. 7. Lors de l’ouverture du débat public sur la LGV PACA, le responsable d’un regroupement associatif opposé au projet rappelait que leur refus, en 1990, des conséquences à terme du projet TGV Méditerranée avait, « suscité un élan citoyen qui donnait au mouvement associatif général une nouvelle dimension, le citoyen devenant acteur de son propre développement en participant à la prise de décision pour tout ce qui touche aux grands aménagements structuraux » et conduit à la création du débat public « organisation qui se voudrait un modèle de débat contradictoire dans lequel le citoyen ordinaire pourrait faire entendre sa voix, mais dont on a déjà vu les limites » (Jean-Charles Pipino, verbatim de la réunion du 8/3/2005).
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naissance peut résulter d’autres formes de manifestation dans l’espace public, allant de la vigilance citoyenne au contentieux, de l’exercice du droit d’alerte à la critique radicale, de la négociation à l’action directe8. Aussi, participer au débat ne prend-il sens que par rapport à un répertoire d’action « contre-démocratique » élargi [Rosanvallon, 2006]. Les choix opposés des « experts critiques » et des associations anti-nucléaires auxquelles ils adhèrent pourtant, l’ont illustré lors des débats publics sur les déchets nucléaires et la construction du réacteur EPR « tête de série ». Au sujet des nanotechnologies, la multiplication des forums sur les choix technologiques et leurs conséquences tente de prévenir l’apparition d’un nouveau « syndrome OGM ». Mais, comme sur le dossier nucléaire ou celui des OGM, un activisme radical se déploie pour contester l’existence d’un monde commun que présuppose l’idée même de discussion publique apaisée, dénoncer les débats institués comme dispositifs destinés à favoriser l’acceptabilité sociale des nanotechnologies sans offrir de prise réelle sur les processus de décision en cours, et mettre en actes le slogan « le débat est ailleurs » par l’organisation alternative de discussions contradictoires sur les mondes associés à tels ou tels choix scientifiques et technologiques. La montée des problèmes de santé environnementale, d’un côté, celle du droit au logement d’un autre, remettent aujourd’hui sur l’agenda le fonctionnement des procédures de décision et les dispositifs de participation du public associés. Il convient alors d’être attentif aux manifestations par lesquelles de nouvelles figures de « citoyen en tant que… » émergent dans l’espace public. Simple citoyen9, Enfants de Don Quichotte, Ni putes ni soumises, de multiples « sans-part » rendent tangibles les droits des anonymes en créant les espaces de parole où l’égalité peut se vérifier plus sûrement que dans les concertations institutionnelles. Leurs démonstrations signalent des sujets politiques qui se constituent en mettant en actes les conflits sur les conséquences pour l’humanité des enjeux globaux (changement climatique, exploitation du vivant, nanotechnologies) et sur les agencements sociotechniques sur lesquels s’appuie notre appréhension du monde commun. La vie de la démocratie est sur ces bords proprement politiques où l’affirmation de droits et la vérification de leur effectivité rencontrent l’assignation des parts et des identités, où, pour les cas que nous avons 8. L’action des « Enfants de Don Quichotte » en donne une illustration significative, qui a permis l’adoption d’un droit au logement opposable, projet jusqu’alors englué dans les méandres des concertations institutionnelles. 9. C’est la signature qu’avait adoptée un groupe contestataire grenoblois opposé au développement des « nécrotechnologies » dans l’agglomération et à la transformation de celleci en mégapole « de Valence à Genève ». Avec l’ouverture d’un site internet en 2002, le groupe s’est depuis fait connaître sous le nom « Pièce et main-d’œuvre ».
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étudiés, le citoyen rencontre le riverain. L’événement politique de l’institutionnalisation du débat public dans le champ de l’aménagement et de l’environnement réside dans l’ouverture d’espaces polémiques où peut se manifester le tort que constitue l’opposition de ces deux qualités, où cette rencontre peut interrompre l’ancien partage qui sous-tend la puissante logique de l’utilité publique. La portée politique de cette institutionnalisation dépend alors moins de la diffusion d’une norme délibérative, vite transformée en routine procédurale, que de l’expérimentation sans cesse renouvelée des formes de délibération permettant à l’activité des sans-part de faire effet de communauté.
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Le BAPE et l’institutionnalisation du débat public au Québec : mise en œuvre et effets
Mario Gauthier et Louis Simard
Le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) se présente comme une institution majeure de la « démocratie participative » au Québec [BAPE, 2003]. L’objectif de cette contribution est de dresser un bilan de l’institutionnalisation du débat public en aménagement et en environnement au Québec, à partir d’un examen critique de l’expérience du BAPE et à la lumière des principaux travaux portant sur le sujet. Pour ce faire, nous présentons, dans un premier temps, le contexte de la création de cette institution vouée à l’information et à la consultation du public ainsi que les principales caractéristiques des procédures développées par cet organisme. Dans un deuxième temps, nous proposons, à l’aide de la grille de questionnements élaborée par le Comité scientifique du colloque sur la mise en œuvre et les effets du débat public et à partir des matériaux disponibles (rapports de recherche, rapports de comités d’examen gouvernementaux, témoignages d’acteurs clés, thèses et mémoires, etc.1), un état des lieux et un bilan de la pratique du BAPE depuis près de 30 ans (19782006). Nous concluons sur les forces et les faiblesses de l’expérience du 1. Malgré la richesse de sa pratique et de son expérience, le BAPE demeure une institution très peu étudiée. Le gouvernement du Québec n’a jamais développé de programme de recherche ayant pour but de dresser un bilan exhaustif et longitudinal de l’expérience québécoise. Cependant, un rapport de recherche réalisé pour le compte du BAPE [Gariépy et al., 1986] a permis d’examiner les premières années d’expérimentation de la procédure. De plus, deux comités successifs chargés d’examiner la procédure québécoise d’évaluation environnementale [rapport Lacoste, 1988 ; Commission de l’aménagement, 1992] se sont intéressés à la pratique du BAPE, essentiellement dans une perspective d’amélioration des procédures. Le BAPE a également produit plusieurs documents de réflexion sur sa mission, sa pratique et les perspectives nouvelles [BAPE, 1981 ; 1986 ; 1994 ; 2003]. De plus, des acteurs privilégiés étroitement associés au développement de l’institution (anciens présidents ou commissaires) ont publié des témoignages. Enfin, des monographies ou des études de cas sur des projets examinés par le BAPE sont disponibles. Notre contribution se fonde sur l’ensemble de ces travaux.
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BAPE et nous proposons quelques pistes de recherche pour améliorer notre compréhension des dispositifs de débat public en matière d’aménagement et d’environnement.
LE BAPE : INSTITUER UN DROIT À LA PARTICIPATION Le BAPE a été créé en décembre 1978 au moment de la refonte de la Loi sur la qualité de l’environnement. L’objectif de départ était clair : instituer un droit à la participation des citoyens étroitement associé à l’examen des impacts sur l’environnement des grands projets d’équipements tels que les routes et les autoroutes, les équipements de production, de transport et de répartition d’énergie électrique et les projets industriels. Depuis lors, le BAPE intervient selon deux modalités prévues par cette loi, ce qui lui confère deux fonctions distinctes: – dans le cadre de la procédure d’évaluation et d’examen des impacts sur l’environnement, faciliter la consultation des documents soumis à l’appui d’une demande ainsi que l’accès à l’information et, sur mandat du ministre, tenir enquête et audience publique (article 31.1 et s.) ; – enquêter sur toute question relative à la qualité de l’environnement que lui soumet le ministre et faire rapport à ce dernier de ses constatations ainsi que de l’analyse qu’il en a faite. Il doit aussi tenir des audiences publiques dans le cas où le ministre le requiert (article 6.3). Dans le cadre de la procédure d’évaluation environnementale, le BAPE intervient lorsque l’étude des impacts sur l’environnement réalisée par le promoteur (maître d’ouvrage) est jugée recevable, après consultation interministérielle, par le ministre de l’Environnement (figure 1). Son rôle consiste à rendre l’information disponible pendant une période de 45 jours, période durant laquelle le public peut demander la tenue d’une audience publique. Lorsque le ministre de l’Environnement accepte cette requête, il confie un mandat au BAPE qui dispose de 4 mois pour réaliser celui-ci. L’audience publique se déroule en deux parties distinctes: la première est consacrée à l’enquête et à la recherche d’information alors que la seconde est consacrée à l’expression des opinions (mémoires verbaux ou écrits). Sur le plan de la discussion et de la délibération, la première partie est de loin la plus intéressante, en ce sens qu’elle favorise la recherche d’information, la compréhension des enjeux et l’approfondissement du dossier, par le biais d’une période de questions et de réponses gérée par les commissaires. La deuxième partie, l’audition, qui est consacrée à l’expression des opinions favorise très peu les échanges entre les participants, chacun venant à tour
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de rôle présenter son opinion à la commission. Une fois les audiences publiques terminées, la commission a 30 jours pour produire son rapport et faire part de son avis sur le projet, alors que parallèlement, le ministère de l’Environnement doit déposer une analyse environnementale au ministre. Sur la base de ces deux documents, ce dernier recommandera ou non l’adoption d’un décret par le gouvernement en précisant les conditions de réalisations et éventuellement les mesures de contrôle et de suivi environnemental concernant le projet. FIGURE 1. LA PROCÉDURE QUÉBÉCOISE D’ÉVALUATION ET D’EXAMEN DES IMPACTS ENVIRONNEMENTAUX DES PROJETS
Les autres mandats confiés au BAPE par le ministre de l’Environnement (enquêtes, médiations, audiences génériques) le sont en vertu de ses fonctions d’enquête. Selon notre compilation, entre 1978 et 2006, le BAPE s’est vu confier par le ministre de l’Environnement environ 250 mandats, dont approximativement 72% sont des mandats d’enquêtes et d’audiences publiques dans le cadre de la procédure d’évaluation environnementale. Le BAPE s’est également vu confier régulièrement depuis sa création des mandats d’enquête (9%), et depuis le début des années 1990, des mandats de médiation (17%) et d’enquêtes génériques (2%). L’histoire du BAPE depuis sa fondation jusqu’à nos jours peut être résumée brièvement en trois périodes distinctes : la fondation (1978-1988),
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la transition (1988-1996) et l’expansion/consolidation (1996-2006)2. De celles-ci se dégagent deux visions opposées du rôle et de la fonction de cette institution vouée à l’information et à la consultation du public [Yergeau, 2005 ; Gauthier, 2005b]. La première consiste à concevoir le BAPE comme un lieu dont la fonction principale est d’enquêter et d’analyser sur la raison d’être et la justification des projets, tout en permettant l’expression des conflits et des oppositions. La seconde considère l’institution comme un instrument de gestion des conflits, c’est-à-dire comme un moyen permettant de civiliser la discussion et de rechercher le consensus et les compromis. Cette tension entre l’expression des conflits et la recherche de consensus marque encore aujourd’hui les discussions sur l’avenir de cette institution.
L’EXPÉRIENCE QUÉBÉCOISE : « UNE PRATIQUE [ENCORE] À GÉNÉRALISER, 3 UNE PROCÉDURE D’EXAMEN [ENCORE] À PARFAIRE » Ce constat du rapport Lacoste s’avère encore aujourd’hui très pertinent. En effet, même si l’expérience du BAPE est très riche, elle demeure restreinte dans son application. C’est du moins ce qui se dégage de notre analyse portant sur la mise en œuvre et les effets du débat public (tableau 1, page suivante).
La mise en œuvre du débat • Qui débat ? — La question du public appelé à débattre dans le cadre des activités du BAPE est peu documentée. Toutefois, des éléments de réponse peuvent être apportés à cette question, en rappelant d’abord que la procédure du BAPE est enclenchée par une requête d’audiences publiques et que celles-ci sont ouvertes à l’ensemble de la population. Comme le mentionne Journault [2005, p. 88-89], le public est en quelque sorte le déclencheur de sa propre participation, ce qui contribue à légitimer le processus et à assurer une participation élargie. Selon le BAPE, plus de 100 000 personnes ont participé aux quelque 250 débats publics qu’il a organisé [Journault, 2005, p. 89], ce qui correspond à une moyenne de 400 participants par débat public toutes catégories confondues. Ces débats réunissent une grande diversité d’acteurs, dont les membres de la commission (commissaires et analystes), le maître d’ouvrage et ses représentants, les personnes-ressources (ministères, municipalités), les requérants d’audiences publiques, les intervenants (associations, citoyens,) et les médias locaux. 2. Cette catégorisation est inspirée de celle proposée par Beauchamp [2005b]. 3. Nous reprenons ici le titre du rapport Lacoste [1988].
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LE DÉBAT PUBLIC : UNE EXPÉRIENCE FRANÇAISE DE DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE TABLEAU 1. L’INSTITUTIONNALISATION DU DÉBAT PUBLIC AU QUÉBEC : MISE EN ŒUVRE ET EFFETS LES QUESTIONS LIÉES À LA MISE EN ŒUVRE DU DÉBAT
LES QUESTIONS LIÉES AUX EFFETS DU DÉBAT
• Qui débat ? Le public déclencheur de sa participation Une participation élargie (diversité d’acteurs) Certaines catégories d’acteurs absentes (élus, agriculteurs, représentants des intérêts économiques) Une tribune pour les opposants et les partisans
• Quels effets du débat sur les controverses et les mobilisations d’acteurs? Forte mobilisation et émergence de nouveaux acteurs Apprentissages directs et indirects Atténuation des controverses scientifiques et techniques Accroissement de la crédibilité et de la légitimité du processus décisionnel Formatage exigeant de l’action communicationnelle
• Sur quoi débattre ? Des débats ouverts et élargis Des débats sur l’amont (politiques, justification des projets) et sur l’aval (suivi et surveillance) De l’environnement au développement durable Tous points de vues légitimes
• Quels effets sur les projets et les organisations qui les portent ? Des projets bonifiés sur le plan environnemental et social Des apprentissages majeurs chez les maîtres d’ouvrages
• Comment débattre ? Audiences publiques en deux parties : enquête et expression des opinions Formalisation des règles et des procédures Des règles fondatrices (règles d’éthique) Procédure bien établie et connue des participants Des débats constructifs et civilisés Des outils d’information et de communication Pouvoir d’enquête des commissaires Expression des conflits et recherche de consensus
• Quels effets à long terme du débat sur la structuration des problèmes publics et le sens commun des acteurs? Le débat public, un impératif Le BAPE, l’unique référence Polarisation des positions Sensibilisation à de nouveaux principes d’actions Obstacle au développement économique? Faible portée en matière de solutions intégrées
• Pourquoi participer au débat? Par obligations (promoteurs, maîtres d’ouvrages) Pour informer (ministères et autres personnes ressources) Pour bloquer les projets ou obtenir des modifications substantielles (citoyens, associations) Pour contrer les opposants et faire valoir des intérêts socio-économiques
• Quels effets en retour sur la procédure du débat public? Un consultation publique tardive, un modèle rigide Un développement en amont avec l’ÉES, en aval avec le suivi environnemental et en parallèle (mais controversé) avec la médiation environnementale Une procédure intouchable Un développement de la concertationnégociation avant le débat public
Les monographies disponibles sur des projets examinés par le BAPE [Desjardins et Gariépy, 2005 ; Gariépy, 1989 ; Gauthier, 1998 ; Gauthier 2005 ; Gauthier et al. 1999 ; Simard, 2003 ; Sénécal et Harou, 2005] indiquent notamment que les citoyens et les associations qui s’opposent aux projets saisissent la tribune des audiences publiques pour faire valoir leurs
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préoccupations, refusant bien souvent de négocier avec les promoteurs en amont des projets ou de s’engager dans une démarche de médiation environnementale [Gauthier, 1998]. De plus, selon certaines études récentes, dans certains cas, les tribunes du BAPE ont également été occupées par les partisans des projets [Côté, 2004 ; Côté et Gagnon, 2005 ; Lyrette et Simard, 2006; Simard, 2005]. Il apparaît également que certains acteurs, dont au premier chef les élus locaux, les agriculteurs et les représentants des intérêts économiques, soient particulièrement absents des débats publics organisés par le BAPE, ceux-ci ayant négocié des ententes préalables avec le promoteur [Gariépy, 1989 ; Simard, 2006]. Enfin, depuis près de trente ans, de nombreux projets controversés ont soulevé une très forte mobilisation de la population et de la société civile. • Sur quoi débattre ? — La question du cadrage de l’objet du débat s’est posée dès les premières expérimentations du BAPE. En effet, comme le constatait déjà le BAPE dans son premier bilan [BAPE, 1981], les audiences publiques favorisent l’expression d’une grande variété d’opinions, allant bien au-delà de la polarisation entre partisans et opposants. Les débats sont ouverts et portent sur plusieurs dimensions : les politiques environnementales, la justification et la raison d’être des projets, les options, les solutions de rechange et les variantes aux projets, les modalités d’insertion des projets dans leur milieu (atténuation et compensation) et les incertitudes. Les débats portent à la fois sur des enjeux substantiels (impacts environnementaux, incertitudes) et processuels (accès à l’information, processus décisionnel). Tous les arguments apparaissent légitimes et recevables, dans la mesure où les débats se déroulent dans un cadre d’échanges et de discussion « civilisé ». En outre, les thèmes et les questions débattues se sont progressivement élargis de la stricte question environnementale aux enjeux de développement durable, même si les débats publics ne sont pas pour autant garants du développement de solutions intégrées [Desjardins et Gariépy, 2005 ; Gauthier, 2005]. Cependant, comme le mentionnait déjà le rapport Lacoste [1988], la consultation publique intervient tardivement dans le processus décisionnel, ce qui restreint considérablement la portée du débat. • Comment débattre ? — L’adoption, dès 1980, de deux documents juridiques importants spécifiant le rôle et le moment d’intervention du BAPE dans le cadre de la procédure d’évaluation environnementale et le déroulement des audiences publiques sont venus « fixer » les règles du débat public4. Quelques années plus tard, le vice-président sortant du 4. Il s’agit du Règlement sur l’évaluation et l’examen des impacts sur l’environnement (Q-2, r.9) et des Règles de procédures relatives au déroulement des audiences publiques (Q-2, r. 19).
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BAPE et un membre fondateur de l’organisme publient un texte de libre opinion dans un grand quotidien québécois énonçant onze règles d’éthique « pour que les audiences publiques aient un sens » (tableau 2) [Yergeau et Ouimet, 1984]. Selon Yergeau [2005], ce document « a été rédigé à l’intention du public appelé à participer à des audiences publiques » (p. 35). Il visait également à baliser l’éthique de l’audience publique pour assurer la crédibilité de l’organisme. Présentées comme des « règles de bon sens », ces prescriptions ont contribuées à définir les principales caractéristiques du modèle québécois des enquêtes et des audiences publiques. Toutefois, selon plusieurs, ces règles ont contribué à figer le modèle et à limiter le développement d’autres dispositifs de débat public moins formalisés et faisant appel à la négociation et à la concertation entre acteurs5 [Beauchamp, 1997, p. 51 ; Gariépy et Desjardins, 2002]. TABLEAU 2. LES AUDIENCES PUBLIQUES: LES RÈGLES D’ÉTHIQUE •
Il importe que la procédure d’audience soit connue de tous au préalable de façon qu’aucun des protagonistes ne soit pris par surprise en cours de route.
•
Toute audience doit être précédée d’une période pendant laquelle documents et informations nécessaires à la compréhension du projet sont mis à la disposition des intéressés.
•
L’audience doit être menée par un arbitre neutre et impartial sous forme de commission, de bureau ou de groupe de travail.
•
Il est souhaitable que l’audience se déroule en deux temps distincts.
•
Le mandat donné aux responsables doit être clair et l’objet de l’audience doit être identifié sans ambiguïtés.
•
Il faut prendre le temps de préparer et de tenir l’audience.
•
L’audience doit être ouverte au grand public et tous les intéressés doivent pouvoir poser leurs questions, formuler leurs commentaires et produire un mémoire.
•
Il est pertinent de soumettre le projet à la contre-expertise.
•
L’audience doit faire l’objet d’une analyse et d’un rapport écrit.
•
Le rapport d’analyse doit être rendu public.
•
Celui qui a mis en branle le processus d’audiences publiques doit s’engager à tenir sérieusement compte des conclusions dans sa décision. Source : Yergeau et Ouimet [1984].
Les modalités d’organisation et de circulation de la parole ont donc été rapidement formalisées par le BAPE. En près de 30 ans de pratique, la procédure est maintenant bien établie et connue des participants et de la population en général [Beauchamp, 2005b]. Les règles de procédures 5. Le BAPE a toutefois mené pendant cette période une première réflexion sur la gestion des conflits en environnement et sur la médiation environnementale comme méthode complémentaire à l’audience publique [BAPE, 1986].
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des audiences publiques et de la médiation6, de même que le code de déontologie des commissaires du BAPE ont contribués à baliser et à définir les contours du débat [Journault, 2005]. L’organisme a développé de nombreux outils d’information et de communication – lieux permanents de consultations des documents, site internet, séances d’information publique, relations avec les médias, etc. – pour assurer l’accessibilité à l’information et favoriser la participation du public [BAPE, 2003]. Le pouvoir d’enquête des commissaires leurs confèrent une marge de manœuvre qui permet des initiatives intéressantes: exigence d’information, visite de site, etc. La procédure permet d’enquêter et d’analyser en profondeur les projets tout en favorisant à la fois l’expression des conflits et des oppositions et, dans une moindre mesure, la recherche de consensus. • Pourquoi participer au débat ? — La position des différents acteurs par rapport aux débats publics organisés par le BAPE est très diversifiée. En général, les maîtres d’ouvrages participent aux débats publics par obligation et tentent, dans la mesure du possible, d’éviter ou du moins de maîtriser les audiences publiques. Pour ce faire, les maîtres d’ouvrages prennent de plus en plus l’initiative de consulter et de négocier avec les principaux acteurs en amont des audiences publiques. Ils interviennent également pour obtenir des démarches de médiation comme alternative aux audiences publiques considérées comme étant trop contraignantes [Gauthier, 1998]. De sorte que, bien souvent, la négociation précède et succède aux audiences afin d’éviter, de préparer et/ou de réparer le débat public [Simard, 2003]. En somme, même si l’attitude des grands maîtres d’ouvrage s’est considérablement modifiée en trente ans comme en témoigne l’expérience d’Hydro-Québec [Arnaud, 2005], on peut dire que encore aujourd’hui les grands maîtres d’ouvrages cherchent à éviter, ou du moins à maîtriser, le débat public en ayant recours à diverses stratégies d’évitement : saucissonnage des projets, négociation en amont des audiences publiques, médiation environnementale, etc. [Gariépy, 1989 ; Gariépy, 1997 ; Gariépy, 1991 ; Gauthier, 1998 ; Gauthier, 2005a; Gauthier, 2005b ; Simard, 2003 ; Simard, 2005]. Pour leur part, les différents ministères et agences publiques participent généralement à titre de personnes-ressources pour fournir de l’information et alimenter le débat. Ils évitent généralement de se prononcer formellement avant la prise de décision. Les riverains, les citoyens et les associations participent généralement pour bloquer les projets ou obtenir des modifications substantielles. Les audiences publiques du BAPE représentent une tribune importante non seulement pour 6. Les premières expériences formelles de médiation environnementale se développent à partir de 1991. Par la suite, le BAPE a publié un document de réflexion sur le sujet [BAPE, 1994], a organisé un colloque sur ce thème [BAPE, 1995b], puis a adopté des Règles de procédures. Pour plus de détails, voir Gauthier [1998].
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les opposants, mais également pour les partisans des projets. En effet, de plus en plus les audiences publiques sont l’occasion pour certains acteurs de faire valoir les retombées économiques pour la région et ainsi contrebalancer les arguments des opposants aux projets. Pour les groupes de citoyens et les individus, les audiences publiques sont souvent l’unique occasion d’obtenir de l’information sur les projets, de défendre des solutions de rechange et de se faire entendre. Pour tous les acteurs, la procédure est très exigeante.
Les effets du débat • Quels effets sur les controverses et les mobilisations d’acteurs ? — La question des effets du débat sur les controverses et les mobilisations des acteurs a été discutée au Québec depuis l’implantation de la procédure d’évaluation environnementale. À des degrés divers, l’expérience du débat public est une source d’apprentissage direct et indirect pour la plupart des participants [Ouimet, 1989 ; Gariépy, 1989 ; Simard et Fourniau, 2007]. Selon plusieurs [Arnaud, 2005 ; Journault, 2005], la connaissance produite dans le cadre des audiences, permet de clarifier des éléments de controverse. Ainsi, les conflits et les controverses seraient « dégonflés » en raison de la confrontation des points de vue et des échanges d’information durant les audiences (par exemple, les effets sur la santé des populations des champs électromagnétiques produits par les lignes de transport d’électricité). Ainsi, les audiences publiques permettent l’émergence sur la place publique du projet et sa mise en discussion. Bien que la plupart des acteurs soient déjà constitués et positionnés quant au projet avant les audiences, c’est l’occasion au moment de celles-ci pour de nouveaux acteurs d’entrer en scène. Des acteurs nationaux ou le public en général peuvent alors intervenir dans le cadre des audiences ou parfois même suite à l’avis du BAPE [Sénécal et Harou, 2005]. Deux raisons majeures sont généralement mise en avant pour expliquer cette forte mobilisation, soit d’une part, le fait que le public soit l’initiateur du débat, et d’autre part, l’indépendance des commissions et l’encadrement juridique des audiences qui donnent des garanties aux participants. En général, l’existence du BAPE procure une crédibilité et une légitimité au processus décisionnel dans son ensemble. Par ailleurs, les audiences exigent le formatage de l’action au niveau communicationnel (présentation orale, rédaction de mémoire) et de manière publique. C’est un registre particulier et exigeant pour l’ensemble des acteurs, surtout pour les groupes d’acteurs disposant de peu de ressources. Enfin, l’expérience des audiences publiques peut avoir comme effets de rapprocher certains acteurs (ententes, partenariats, comités) et d’en éloigner d’autres de manière permanente (désinvestissement de l’espace public, renonciation, renforcement de la confrontation, judiciarisation,…) [Simard, 2003].
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• Quels effets sur les projets et les organisations qui les portent ? — La question des effets du débat public sur les organisations, la conduite des projets et les logiques d’apprentissage a également fait l’objet de nombreux travaux au Québec. La très grande majorité des observateurs du BAPE s’entendent pour dire que les projets au fil des ans se sont grandement améliorés, du point de vue environnemental [Arnaud, 2005 ; Beauchamp, 2005a ; Beauchamp, 2005b ; Journault, 2005], particulièrement ceux portés par des maîtres d’ouvrage expérimentés [Gariépy, 1991 ; Gariépy, 1997]. Les projets sont bonifiés et parfois même au-delà des exigences légales. Parce que le BAPE est somme toute une « épreuve », l’acceptabilité sociale et environnementale fait partie des conditions de réalisation des projets, comme celle de la rentabilité économique [Arnaud, 2005 ; Gariépy, 1991 ; Simard, 2003]. Les apprentissages sont nombreux chez les maîtres d’ouvrage expérimentés avec le débat public dont Hydro-Québec et le ministère des Transports. Les principaux dispositifs d’apprentissage directement liés à l’expérience du débat public sont [Gariépy et al., 1986b ; Gariépy 1989, 2005; Simard, 2003, 2005] : - le développement d’une expertise importante en matière d’évaluation environnementale ; - la création et la montée en importance des unités organisationnelles relatives à l’environnement ; - l’organisation, en amont du débat public, de rencontres d’information/ concertation avec des acteurs ciblés ; - la création de lieux de dialogue permanent avec les acteurs locaux (élus, agriculteurs) ; - le choix d’acteurs expérimentés pour participer au débat public ; - des activités très sophistiquées de préparation au débat public (jeux de rôle, simulation, experts en communication, visionnement des débats public antérieurs) ; - ententes et programmes de compensations environnementales et économiques avec certains acteurs (agriculteurs, municipalités/MRC) ; - partenariats environnementaux et économiques avec des associations de défense de l’environnement (fondation). Un certain changement d’attitude et de culture organisationnelle en lien avec l’institutionnalisation du débat public peut également s’interpréter comme une quête de prévisibilité et un parti pris en faveur de la négociation [Gariépy, 1989 ; Gauthier, 1998 ; Simard, 2003]. Les exigences et les effets incertains du débat public poussent parfois les maîtres d’ouvrage à privilégier la négociation ce qui peut avoir pour conséquence de les vider en partie de leur contenu. Les tentatives d’évitement du débat public sont
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également observables depuis l’existence du BAPE en évoquant l’urgence, par exemple, ou en ayant recours à la médiation [Gauthier, 2005b]. À cet égard, les travaux de Gariépy [1989] et de Simard [2003] soulignent le déséquilibre dans les apprentissages entre certains maîtres d’ouvrage et les autres acteurs du débat public. L’apprentissage organisationnel peut ainsi être interprété comme un amplificateur de ressources pour la conduite des projets.
• Quels effets à long terme sur la structuration des problèmes publics ? — L’expérience du BAPE, ainsi que son institutionnalisation ont eu pour effet de rendre la consultation publique « normale » et « nécessaire » lorsqu’il est question de grands projets. La liste des projets assujettis par règlement et la notion de frivolité, unique raison pour refuser des audiences publiques de la part du ministre de l’Environnement, a créé l’équivalent d’un « réflexe » dans la société québécoise. Toute tentative d’évitement des audiences publiques du BAPE condamne le maître d’ouvrage et son projet à un renforcement de la médiatisation et à une vive politisation du projet, voire même à des poursuites en justice [Arnaud, 2005 ; Gariépy, 1989 ; Journault, 2005]. La reconnaissance du BAPE est telle qu’on le réclame régulièrement et il apparaît comme une référence incontournable voire unique en matière de participation du public [Desjardins et Gariépy, 2005 ; Gauthier, 2005 ; Simard et Lepage, 2004]. L’organisme a d’ailleurs été une source d’inspiration directe pour d’autres institutions, dont l’actuel Office de consultation publique de Montréal (OCPM), au Québec, et la Commission nationale du débat public (CNDP), en France. Par ailleurs, les audiences publiques du BAPE ont été l’occasion de sensibiliser les maîtres d’ouvrage, les ministères et la population en général à toute une série de notions et principes qui sont aujourd’hui pris en compte dans notre manière de concevoir les problèmes et les solutions qui s’y rapportent : l’évaluation des impacts environnementaux, cumulatifs et sociaux ; la transparence dans la démarche du maître d’ouvrage et du processus décisionnel dans son ensemble ; les notions d’environnement et de développement durable ; la prise en compte du principe de précaution, etc. Toutefois, selon certains acteurs à vocation économique, le BAPE serait devenu une source de blocage des projets et du développement économique. Ces derniers proposent que le BAPE ne s’en tienne qu’à l’analyse des impacts biophysiques, en évitant les questions liées à la justification des projets et aux dimensions sociales et économiques [Beauchamp, 2005b ; Journault, 2005]. À cet égard, plusieurs déplorent le caractère antagoniste du débat public : l’affrontement de ceux qui sont pour et contre le projet alors que d’autres mentionnent l’incapacité générale de débattre rationnellement, le débat devenant émotif [Gariépy, 2005]. Enfin, bien que la législation
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soit claire en ce qui a trait au caractère consultatif du BAPE et de son avis, certains participants et la population en général considèrent souvent qu’il doit y avoir des implications directes sur la décision, ce qui renvoie à la question litigieuse du lien entre le débat public et la décision. • Quels effets en retour sur la procédure du débat public ? — Finalement, la question des moyens pour améliorer les dispositifs et les procédures de participation du public est discutée au Québec depuis longtemps [BAPE, 1986, 1995a ; Beauchamp, 1997, 2005 ; Delisle, 2005 ; Gariépy et al., 1986a; Ouimet, 2003 ; Québec, 1986, 1988, 1992]. Les deux principaux reproches adressés à la procédure de consultation publique québécoise ont trait à son moment d’intervention dans le processus décisionnel et à son caractère trop formel. Selon plusieurs, la discussion intervient trop tardivement pour permettre une discussion et des échanges sur les problèmes et les solutions. La consultation intervient lorsque le projet est bien planifié et défini, de sorte qu’il est difficile d’aborder les solutions de rechanges et les variantes au projet. Toute la documentation produite concerne essentiellement l’option retenue par le maître d’ouvrage. Ainsi, selon Gariépy [2005], plus la consultation est tardive, moins l’influence sur le projet est grande. La seconde critique porte sur le caractère trop formel de la consultation. Souvent qualifiée de « quasi judiciaire », la pratique du BAPE s’approche de celle des tribunaux, et selon certains, il aurait pu en être autrement [Yergeau, 2005] L’organisation de l’espace, le déroulement de l’enquête, la formule des questions/réponses, les audiences en deux parties et le pouvoir d’enquête des commissaires seraient à l’origine du caractère parfois lourd et formel des audiences publiques, ce qui laisse difficilement place à une discussion plus libre entre les participants et selon les caractéristiques de chaque projet [Beauchamp, 2005b]. Malgré ces réserves, il appert que l’examen des projets est dans la majorité des cas l’occasion de faire remonter les débats en amont du processus décisionnel, c’est-à-dire sur les politiques environnementales, la justification des projets, les choix d’options ainsi qu’en aval de la décision au niveau de la gestion environnementale. On assiste ainsi au développement de dispositifs de débats publics portant sur les politiques environnementales – les audiences dites génériques – [Gauthier et al., 1999] et à la formation de comités de vigilance et de suivi environnemental [Gagnon et al., 2001]. Si on peut se réjouir de la reconnaissance dont fait l’objet le BAPE, cela peut également avoir des effets pervers. Il devient très difficile de réformer le BAPE, d’une manière ou d’une autre. La procédure n’a pas fondamentalement changé depuis près de trente ans [Lamontagne, 2005], même si certaines recommandations – dont celles relatives à l’accessibilité à l’information, au développement de la médiation environnementale ou
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des audiences génériques – ont été intégrées à la procédure. De plus, le bilan de ces « innovations procédurales » demeure mitigé [Delisle, 2005 ; Gauthier, 1998, 2005b ; Gauthier et al., 1999; Simard et al., 2005]. De sorte qu’il apparaît difficile, voire même impossible, de créer un organisme voué à la participation du public qui s’éloigne du modèle du BAPE. Selon Beauchamp [2005b], il suffirait de quelques erreurs, scandales ou coups de force politiques pour que la pertinence et la légitimité de la participation du public aux décisions publiques soient remises en question. Enfin, il ressort de l’avis de plusieurs observateurs un manque de suivi de l’analyse des mêmes types de projets. La tendance forte est que, bien que chaque projet soit unique, la plupart des discussions se « reproduisent » et que le contenu des débats publics se répète. La capacité du BAPE de mettre en place des dispositifs qui permettraient de favoriser la mise en commun des expériences et de tirer des enseignements apparaît plutôt faible. Certains maîtres d’ouvrage se plaignent de devoir reprendre à zéro non seulement les évaluations d’impacts à chaque fois mais de devoir refaire le débat public. Des demandes de leur part pour l’adoption d’une procédure accélérée ont été faites au cours des années.
CONCLUSION Depuis la publication du rapport Lacoste [1988], l’expérience du BAPE est généralement analysée en soulevant ses forces et ses faiblesses. Les qualités généralement reconnues de sa procédure d’enquête et d’audiences publiques sont la clarté, la brièveté, l’efficacité et la crédibilité. L’impartialité et l’indépendance des commissions, ainsi que le caractère non judiciaire et consultatif des audiences publiques sont considérés comme étant des acquis à préserver. La fonction d’enquête, l’écoute, l’accès à l’information et la transparence du processus sont également considérés comme des forces de la procédure. De même, l’ampleur de l’analyse et la définition large de la notion d’environnement apparaissent comme des éléments positifs. Enfin, l’accès à la procédure via le pouvoir d’initiative accordé aux citoyens de même que l’appropriation de la procédure par le public sont considérés comme des éléments importants de l’expérience québécoise. Du côté des faiblesses, on souligne généralement le confinement de la participation publique à un moment de la procédure d’évaluation des projets, l’absence de suivi environnemental et le caractère antagoniste et conflictuel des audiences publiques. Le caractère répétitif de l’audience, de même que le formalisme des règles est également souligné. Enfin, il apparaît que des acteurs s’adaptent plus que d’autres et maîtrisent davantage la procédure.
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En somme, l’institutionnalisation du débat public en aménagement et en environnement au Québec, à travers la pratique du BAPE depuis près de trente ans, peut être considérée comme « une expérience forte, mais limitée » [Beauchamp, 2005b]. Il s’est développé au Québec une culture de l’enquête et de la consultation publique fortement associée à la pratique de l’évaluation environnementale. Cependant, cela ne fait pas disparaître pour autant les rapports de force entre les acteurs compte tenu des intérêts qui s’affrontent lors de chaque projet. Ainsi, même si le débat public apparaît plus que jamais comme un impératif, les tentatives de l’éviter, de le contourner ou de le manipuler sont toujours présentes. Les enquêtes et les audiences publiques du BAPE demeurent toujours une épreuve et une grande source d’incertitudes pour les promoteurs et les décideurs. À cet égard, la question du « débat sur le débat », ainsi que celle opposant une vision gestionnaire du débat public (un outil d’aide à la décision) à une vision démocratique (un instrument de démocratisation de la décision) demeure irréductible. Il en va de la nature sociopolitique de cet objet., En outre, cette culture et cette pratique du débat public semblent être confinées dans une perspective de « projet » au détriment d’une perspective territoriale et intégrée, ce qui nous renvoie à des enjeux de cohérence de l’action publique et aux défis de la mise en œuvre des principes du développement durable.
II. Organiser le débat public
Introduction
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Bertrand Hériard Dubreuil
Depuis la commission de suivi des débats Bianco (1992) jusqu’à la Commission nationale du débat public (CNDP), créée en 1995 et érigée en « autorité indépendante » en 2002, l’institution du débat public coïncide avec l’affirmation progressive d’un pôle organisateur indépendant. Au cours de cette histoire, les Commissions particulières (CPDP) ont gagné en autorité sur l’organisation du débat, non seulement sur les modalités du débat mais aussi sur le cadrage du projet mis en débat. Certains projets ont même été modifiés sur le fond et certains régimes de délibération ont fait école. En orchestrant cet apprentissage, la CNDP a gagné en autorité, celle donnée par la loi, mais aussi celle de conduire des débats et de débloquer des situations. Ce chapitre veut décrire et critiquer ce processus : dans quel rôle les CPDP ont-elles acquis une autorité reconnue ? Sur quel aspect, cette autorité est-elle encore contestée ? Comment la CNDP a-t-elle pu recapitaliser ces expériences et se faire reconnaître sur le terrain comme autorité indépendante ? Pour mieux répondre à ces questions et avant de donner la parole aux auteurs, il nous faut réfléchir à « l’énigme ou l’aporie de l’autorité1 » en utilisant une analyse de Paul Ricœur [2001]. Ce détour devrait permettre de rendre compte de quelques paradoxes que relèvent la plupart des contributions de ce chapitre. Ricœur part de la définition courante (d’ailleurs récente), rapportée par le Robert : « Autorité : le droit de commander, le pouvoir (reconnu ou non) d’imposer obéissance. » Il souligne le caractère dissymétrique d’une notion qui hiérarchise ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Il en 1. « J’ai hésité à intitulé ma contribution “Énigme ou paradoxe” voire “Aporie de l’autorité” : énigme, parce qu’après l’analyse il reste quelque chose d’opaque dans l’idée d’autorité – paradoxe, voire aporie, parce qu’une sorte de contradiction non résolue reste à la difficulté, voire l’impossibilité, de légitimer en dernière instance l’autorité » [Ricœur, 2001, p. 107].
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déduit de nombreuses questions que soulève cette définition : quel est ce pouvoir qui se fonde sur un droit ? Quel est ce droit de commander qui revendique une légitimité ? Qu’est-ce qu’autorise cette légitimité ? Plus fondamentalement, sur quoi se fonde cette légitimité ? Ces questions résonnent d’autant plus que l’histoire de l’institution du débat public est en cours et que l’autorité de la CNDP n’est pas encore définitivement « constituée ». Elles sont très concrètes quand une CPDP est nommée transitoirement pour mettre en débat un projet. Chaque nouveau public pose la question du fondement de l’autorité qui l’a constituée : d’où vient son autorité en dernière instance ? Pour y répondre, le président ne peut s’appuyer seulement sur sa nomination par une « autorité indépendante », surtout si le projet mis en débat a un caractère conflictuel. Les auteurs qui ont été membres de CPDP nous en donneront des témoignages détaillés : Sophie Allain pour le débat « Francilienne », Françoise Zonabend pour le débat European Pressurized Reactor (EPR) et Pierre Sadran pour le contournement autoroutier de Bordeaux2. Et pourtant, la procédure autorise quelque chose, comme en témoigne l’existence même de ce livre. Elle laisse des traces que les auteurs s’efforcent de comprendre : une réelle inventivité procédurale, thème de ce chapitre, l’émergence d’un public, traitée au chapitre suivant, des effets reconnus sur des projets, question centrale du chapitre IV et même une culture du débat, discutée au chapitre V. Ainsi, le lecteur est invité à se demander : pourquoi l’expérience se poursuit-elle ? Pourquoi l’autorité est-elle reconnue ? Du fait de sa légitimité institutionnelle, bien heureusement, mais, aussi à cause de la reconnaissance qu’elle induit. Sans reconnaissance, il n’y a pas de légitimité. Apparaît ici le couple légitimité/reconnaissance sur lequel réfléchit Ricœur. Ce dernier transcrit ce couple dans le vocabulaire du crédit suggéré par une des définitions du verbe autoriser : « Revêtir d’une autorité, accréditer. » La polarité « légitimité/reconnaissance » devient synonyme de « accréditer/faire crédit », le terme crédit étant le pivot. Certes la loi exige que chaque maîtrise d’ouvrage soumette son projet à débat public. Elle accrédite une CPDP pour l’organiser. Mais, dans les mots de Paul Ricœur, la question qui se joue à chaque débat devient : de quelle crédibilité une CPDP a-t-elle besoin lorsqu’elle organise un débat public, quelle créance lui accorde un public en venant assister au débat ? 2. On trouvera également d’autres analyses du même phénomène dans le reste du livre. Voir, par exemple, Laurence Monnoyer-Smith qui analyse la Démarche d’utilité concertée pour un site aéroportuaire international (DUCSAI) que Pierre Zémor, alors président de la CNDP, avait animée lui-même, de février à octobre 2001. Sur le terrain, il lui fut difficile de représenter, seul, les autorités instituées et, écrit-elle : « En réalité, à la recherche d’un adversaire, [les participants] ne trouvent que Zémor ».
INTRODUCTION
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Notons que le rapport fiduciaire entre crédibilité et créance est une question embarrassante, voir troublante, parce que notre société post-moderne ne sait plus très bien ce qui autorise l’autorité. Utilisant l’Histoire de l’autorité de Gérard Leclerc [1986], Ricœur retient l’hypothèse de travail selon laquelle il y a deux foyers de légitimation : l’autorité institutionnelle, c’est-à-dire la capacité légitime d’imposer l’obéissance dans un cadre institué et l’autorité énonciative, c’est-à-dire le pouvoir symbolique, soit d’un auteur d’engendrer la croyance, de produire la persuasion, soit d’un énoncé d’être persuasif, d’engendrer un processus3. L’hypothèse centrale de ce chapitre peut se formuler ainsi : c’est la faiblesse du premier foyer qui rend le deuxième si important4. En d’autres termes, le caractère peu contraignant de la législation et la volonté de la CNDP de déléguer sur le terrain son indépendance ont forcé les CPDP à ne pas s’en tenir à la procédure, mais à s’adapter aux différents contextes. C’est ce qui explique la richesse de notre objet : il y a plusieurs réponses légitimes aux questions d’organisation dans le cadre de la loi. D’où l’expérimentation, revendiquée par la CNDP, pour ne pas rigidifier des pratiques évolutives. Ainsi, le « débat sur le débat », même s’il prend beaucoup de place dans la pratique, fait partie de l’exercice démocratique. En faisant l’histoire de l’incidence de la CNDP, Sandrine Rui illustre la dialectique entre ces deux formes d’autorité : « Classiquement, la légitimité rationnelle-légale ne suffit donc pas à susciter le consentement, qui doit être constamment recherché en faisant la preuve du caractère juste et efficace de la méthode et du positionnement retenus par le garant ». Elle explique comment, par rapport au débat Bianco, l’institution de la CNDP a été doublement décisive : en amont du débat, pour transformer le dossier du débat, pendant le débat pour obliger le porteur de projet à travailler à dossier ouvert et à « faire bouger » l’objet du débat. En d’autres termes, à chaque débat, l’institué (le débat) dépasse toujours l’instituant (la procédure). C’est ce qui fait la vitalité et la richesse du processus. Cette dialectique est aussi visible dans la dynamique de chaque débat. Il faut d’abord mettre à plat les arguments pour réduire les conflits. L’objet du débat doit aussi être cadré pour favoriser l’ouverture tout en faisant émerger des questions qui permettent de l’ancrer. Il s’agit enfin d’organiser
3. Citant Hannah Arendt, Ricœur observe que « la persuasion présuppose l’égalité et opère à travers un processus d’argumentation ; or l’autorité garde quelque chose de hiérarchique, de verticalement dissymétrique, entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent. La reconnaissance de la supériorité est donc ce qui tempère la domination en la distinguant de la violence mais aussi de la persuasion » [Ibid., p. 110]. 4. « Mais qu’il n’y ait jamais eu d’autorité énonciative sans autorité institutionnelle, et qu’il n’y ait pas aujourd’hui d’autorité purement institutionnelle sans un apport, sans un support symbolique d’ordre énonciatif, voilà ce que je voudrais suggérer » [Ibid., p. 112].
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des échanges en vue d’une décision. C’est pourquoi Sophie Allain propose de décrire la conduite du débat comme une activité de médiation. Elle en illustre le cahier des charges à propos du débat sur la « Francilienne », dont le débat CNDP reprenait un débat Bianco difficile. La CPDP, par exemple, a dû mettre en œuvre une procédure innovante : la préparation des réunions publiques en relation étroite avec les parties prenantes. Sophie Allain discute ainsi les atouts du concept de médiation en situation. L’autorité institutionnelle est en principe solide et stable. Elle s’appuie sur la mise en œuvre d’une procédure, dans le cadre de la loi et « rodée », si j’ose dire, par dix ans de pratique. Mais elle peut dériver également vers un abus d’autorité institutionnelle. D’où la critique de « légalisme procédural » que font Étienne Ballan, Vincent Baggioni, Julie Métais et Anne Le Guillou à propos des débats nucléaires : « En situation très contrainte, les Commissions ont fondé la légitimité du débat sur leur autorité administrative, et non sur l’intensité des échanges avec les citoyens ». L’autorité énonciatrice, de l’ordre de la communication et de la persuasion, est plus fragile. D’où la rhétorique développée par de nombreuses CPDP pour intéresser leur public, notamment en montrant la progression du débat. C’est un impératif de leur rôle dont Françoise Zonabend présente les forces et les limites dans le débat EPR. Elle s’étonne qu’un « vrai débat s’est instauré au fil des réunions » alors même qu’il aura été contesté voir dénié pendant toute sa préparation et son déroulement. Plus un débat se constitue, plus on lui demande de quel droit il transforme les dossiers mis en débat. Et plus le dossier se transforme et plus le débat sur le débat fait rage dans l’arène. À l’extérieur, on se demande s’il n’y a pas abus d’autorité. Cela peut d’ailleurs conduire à un conflit d’autorités institutionnelles. Pierre Sadran en donne un témoignage exemplaire5. Par sa démission collective, la CPDP de Bordeaux a protesté contre la décision du Comité interministériel à l’aménagement et au développement du territoire (CIADT) de mettre en œuvre le projet avant la fin du débat. Cette prise de position inhabituelle a été légitimée par le tribunal administratif de Bordeaux (1er mars 2007) qui a demandé l’annulation de la décision pour « vice de procédure substantiel ». L’affaire fera sans doute jurisprudence. En paraphrasant Ricœur, on pourrait conclure que le noyau dur de la question de l’autorité de la CNDP est bien celle « du processus de légitimation à la faveur de laquelle l’autorité crédibilise le pouvoir, sous la condition du crédit qui lui est ouvert ou non ». Quel pouvoir la CNDP
5. Autre exemple, la décision du Conseil d’État (10 juillet 2006) à propos de la ligne THT Boutre-Carros qui avait pourtant donné lieu à un débat de référence. Sur l’autorité juridique des décisions de la CNDP, voir [Romi, dans cet ouvrage].
INTRODUCTION
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crédibilise-t-elle ? Sous quelle condition ? Et surtout, quel est le fondement de ce processus de légitimation ? Sur ces questions, le livre a pris la posture descriptive familière des sciences sociales pour permettre une comparaison « pragmatique » des débats dans leur richesse. Mais il n’écarte pas les questions normatives, à la fois politiques et morales, posées par Ricœur. Il y répond sous le mode évaluatif ou critique : critique des injonctions contradictoires qui imposent aux acteurs de tenir un rôle et parfois d’en sortir ; évaluatif de préférences possibles des expérimentations procédurales et des refus de leur faire crédit.
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Ressorts et incidences de l’autorité du garant sur les débats publics. Des commissions de suivi Bianco à la CNDP
Sandrine Rui De la commission de suivi des débats Bianco (1992)1 à la Commission nationale du débat public (CNDP), autorité administrative indépendante (2002)2, l’histoire de l’institutionnalisation du débat public est aussi celle de l’affirmation progressive du rôle de garant, soit une instance de médiation à qui revient la responsabilité d’organiser la publicisation et la mise en discussion des projets selon des modalités justes et efficaces. Cette affirmation continue fut assurément heurtée : tout au long de ces dix années, les discussions institutionnelles qui ont présidé à l’émergence des différents textes encadrant cette procédure révèlent à quel point l’institution d’un véritable garant a dû surmonter les craintes des acteurs du système législatif et une série d’épreuves3. On se souvient que, dès le rapport Carrère [1992], le principe du débat public est assorti de celui d’une instance de médiation indépendante. Expérimenté sur le terrain du TGV Méditerranée, avec le collège des experts [Lolive, 1999], ce principe a été édulcoré dans le cas de la circulaire Bianco. Peu de moyens ont en effet été donnés à la commission de suivi pour qu’elle soit en mesure de construire son indépendance4. Par la suite, la nécessité d’un tiers a été réaffirmée dans le rapport Bouchardeau [1993], puis dans la loi Barnier (1995)5 avec l’institution de la première formule de la CNDP. Mais dans ce dernier cas, l’épreuve interministérielle, et les réticences du Conseil d’État, ont eu raison des ambitions initiales 1. Circulaire n° 92-61 du 15 décembre 1992 relative à la conduite des grands projets d’infrastructures. 2. Loi n° 2002-276 du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité. 3. Pour plus de détails sur cette institutionnalisation, on se reportera à l’ouvrage fort riche de Ollivier-Trigalo M. et X. Piechaczyk [2001]. 4. Voir notamment Fourniau J.-M., « Les “médiateurs” : un “souci du citoyen” à l’épreuve du débat en amont », in Rui S., Ollivier-Trigalo M., Fourniau J.-M. [2001]. 5. Loi n° 95-101 du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l’environnement.
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et, comme le reconnaît Anicet le Pors, cette première CNDP relevait surtout d’une « autorité administrative dépendante » [Ollivier-Trigalo M., Piechaczyck X., 2001, p. 208]. Il faudra donc attendre le contexte politique de la gauche plurielle et les leçons de l’expérience pour que le rôle du garant soit envisagé de façon plus ambitieuse et assumée : au début des années 2000, il est ainsi clair que la reconnaissance d’un véritable droit au débat suppose une autonomie de la CNDP. Après cinq ans d’existence et une vingtaine de débats organisés ou recommandés, il s’agit ici d’interroger la capacité de la CNDP à s’imposer comme une autorité légitime. Certains signes forcent à constater que celle-ci est bel et bien effective, au point de susciter de la méfiance : lors du débat national sur l’eau, le ministère de l’Écologie a par exemple renoncé à la saisir, préférant garder « la main politique » sur l’organisation des échanges [Rui, 2006]. Ce que craignaient les détracteurs d’une telle instance serait donc avéré : la CNDP aurait désormais le contrôle sur l’espace du débat public et il se ferait au détriment des autorités de toute nature. Mais dans le même temps, sur le terrain, les CPDP voient aussi régulièrement contestée leur légitimité. Ainsi, lors du lancement du débat public relatif à la ligne à grande vitesse (LGV) Bordeaux-Irun, certains participants ont arboré quelques instants des baillons pour protester contre les modalités du dialogue prévues par la CPDP. Classiquement, la légitimité rationnelle-légale ne suffit donc pas à susciter le consentement, qui doit être constamment recherché en faisant la preuve du caractère juste et efficace de la méthode et du positionnement retenus par le garant. En comparant les récents débats aux formes pionnières des débats Bianco, nous voudrions donc explorer les ressorts d’autorité de la CNDP sous deux angles : d’une part, en nous attachant aux représentations et à la place faite aux publics ; d’autre part, en examinant la nature des objets soumis à la discussion et leurs évolutions6. On verra que, si la CNDP a indéniablement transformé la configuration de participation que constitue le débat public, il lui reste à affronter sans doute plus nettement la question du lien entre débat et décision.
6. Cette réflexion ne résulte pas d’une étude envisagée sous cet angle comparatif. Elle s’appuie sur des travaux divers et doit donc être lue comme l’exposé d’hypothèses demandant à être vérifiées au moyen d’une démarche de recherche plus systématique. Parmi les travaux mobilisés, outre les évaluations réalisées pour le compte de la CNDP et en collaboration avec C & S Conseils, on verra pour plus de détails sur l’analyse du débat Bianco : Rui S. [2004].
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DES DÉBATS ET DE LEURS PUBLICS. OU COMMENT FAVORISER LA CONSTITUTION AUTONOME DES INDIVIDUS ET DES GROUPES EN PUBLIC
Quelles que soient les formes participatives mises en perspective, le caractère problématique du public paraît ne jamais pouvoir être dépassé. Les expériences se multiplient, les sciences politiques et sociales produisent force analyses, les méthodes et techniques participatives s’affinent, les professionnels de la concertation sont toujours plus nombreux sur un marché qui s’étend, mais le « bon » public des débats demeure introuvable. On pourrait s’en tenir à l’analyse de J. Rancière [1995]7 et considérer que le propre de la démocratie est bien de rendre possible l’apparition, la prise de parole et le gouvernement de ceux qui, « inqualifiables », n’ont nul titre ni compétence pour apparaître dans l’espace public, parler et gouverner. Mais, il faut admettre que l’épreuve concrète des débats et surtout leur mise en œuvre effective supposent d’affronter cette question avec les configurations qui sont les nôtres : c’est-à-dire celles d’une démocratie formelle où, si les places sont symboliquement vides, elles supposent des titres tangibles ou symboliques pour les occuper, titres dont la légitimité, discutable, demande à être constamment reconstruite. La question est bien de savoir qui dans le débat construit la place de quel public. L’un des ressorts de l’autorité légitime du garant tient alors à sa capacité à s’imposer dans le travail de configuration du public du débat, en s’affranchissant d’une part des maîtres d’ouvrage et de la logique du projet, et d’autre part des représentations normatives et désocialisées du « bon » public. En pratique, cela revient à proposer des modalités procédurales qui favorisent la constitution autonome des individus et des groupes en public du débat.
Les publics Bianco : public institutionnel, public contestataire, public muet Organisés et animés par un préfet coordonnateur, les débats Bianco donnaient lieu à des dispositifs pensés en amont par les co-porteurs des projets qui co-finançaient les débats (préfigurant ainsi le possible co-financement des projets). De fait, à l’instar de l’implantation des lignes à grande vitesse (LGV), la coordination préfectorale devait compter avec les exigences des partenaires de l’État et de la SNCF, notamment des présidents de région. Les modalités de débat portaient donc la marque de leur volonté de contrôle, tant leur crainte était grande de voir une offre de débat réduire le travail 7. Voir aussi du même auteur [1998].
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de mobilisation institutionnelle des exécutifs régionaux pour capter des infrastructures sur leur territoire. L’un des moyens de contrôle consistait à faire de la commission de suivi une instance sans capacité d’action ni d’expertise, en nommant des membres acquis aux ambitions régionales. Dès lors tripartite, le comité de pilotage pouvait non seulement structurer les termes de l’échange mais influer sur la sollicitation du ou des publics. De fait, dans le cadre des débats Bianco, trois publics se trouvaient généralement mis en scène : le public institutionnel et acquis, le public spontané et particulièrement motivé des associations contestataires, et le public muet des bénéficiaires, des usagers, des indifférents envisagés par les organisateurs comme des absents loin d’avoir tort. Au pilotage du projet et à l’animation du débat, le maître d’ouvrage était alors tenté de jouer de façon comptable le public institutionnel et le public fantôme contre le public de la contestation : il s’agissait d’une part de mobiliser des configurations d’acteurs prévisibles et acquises au projet, et d’endosser, d’autre part, le rôle de porte-parole des majorités silencieuses pour réduire la portée des vacarmes contestataires. La commission de suivi ne trouvant jamais rien à redire à propos d’un dispositif qui, à distance, lui apparaissait bien solliciter des acteurs multiples et diversifiés. Les instances de coordination des débats Bianco ont rarement poussé très loin la réflexion en amont sur la spécificité du public des débats. Ne délaissant pas une lecture simpliste : public acquis, public adverse, public muet. La capacité des débats Bianco à faire émerger des acteurs inédits s’est avérée bien limitée, même si comme on l’a montré, ces expériences ont pu permettre à des participants de se constituer en acteurs sociaux, en particulier dans l’adversité et la résistance qu’ils devaient opposer aux places qui leur étaient assignées. Reste que l’absence (ou la faiblesse) d’une instance de médiation laisse ainsi tout loisir aux autorités et aux porteurs de projets de chercher à maîtriser la constitution du public du débat et d’instrumentaliser certaines de ses composantes.
La CNDP comme instance de configuration et de socialisation du public L’institution de la CNDP a modifié considérablement la donne. Dès la loi Barnier, la CNDP et ses déclinaisons en CPDP ont permis de rompre avec la confusion des rôles de porteur de projets et de pilote des débats. Surtout, depuis 2002, la sollicitation du public revient à une autorité indépendante dont le souci est davantage celui de la réussite du débat que celle du projet. Cette ligne de mire suppose que la CNDP se positionne à équidistance du maître d’ouvrage et du public, tout en ne perdant pas de vue la nature sociale du rapport de force entre ces deux composantes. Ainsi, en dépit
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des divergences existant entre les membres, et parfois au sein des CPDP, la CNDP paraît animée par une vision socialisée du public. En amont de l’organisation des débats, les CPDP sont incitées à prendre la mesure de l’hétérogénéité des publics, plus volontiers envisagés comme des groupes sociaux, porteurs d’intérêts et d’arguments, qu’il s’agit de mobiliser. Les démarches d’écoute préalable, étapes retenues comme nécessaires pour identifier les forces et thèses en présence, relèvent alors d’un véritable travail de pré-configuration du public du débat. Cette étape vise aussi à évaluer les écarts de ressources entre les différentes composantes sociales du public comme entre ces dernières et le maître d’ouvrage. Le souci de la CNDP est de ce point de vue double. D’une part, il s’agit de compenser les faiblesses des participants les moins dotés (en moyens financiers et humains, en capacité d’expertise…) afin de réduire l’asymétrie entre publics et maître d’ouvrage. L’institution des cahiers d’acteurs et l’assistance fournie par les CPDP à leur rédaction illustrent cette volonté de rééquilibrage. D’autre part, il s’agit de veiller à ce que ni le maître d’ouvrage, ni les groupes sociaux les plus aguerris aux formes d’action collective et au dialogue public (associations comme institutions) n’entravent la capacité des individus sans mandat à venir verser leurs arguments. Si ce dernier point demeure sans doute le plus problématique, l’expérience de l’atelier citoyen dans le cadre du débat public relatif aux transports dans la vallée du Rhône et l’Arc languedocien relève de cet effort8. De fait, la CNDP amende les représentations du public qui avaient cours dans les débats Bianco. D’abord, les publics ne sont pas différenciés selon leur seul positionnement à l’égard du projet, mais bien en fonction de leur capacité à porter des arguments utiles à la dynamique du débat. Ensuite, la partition entre public acquis, public adverse et public muet ne disparaît pas complètement, mais elle se double d’une distinction entre publics « habiles » et publics « malhabiles » : la représentation du public qui prévaut est bien celle d’un public socialement ancré et différencié, dont les composantes sont inégalement dotées notamment en ressources discursives utiles à l’élaboration et la mise en forme d’un point de vue argumenté. Enfin, le débat n’est pas seulement envisagé comme un cadre de réception d’arguments déjà là, avancés par des acteurs qui auront à se reconnaître dans l’invitation au dialogue : le garant pense devoir créer les conditions de configuration d’un public dès l’amont de l’ouverture du débat proprement dit. De fait, la partition entre les « habiles » et les « malhabiles » a vocation à être dépassée avant le lancement des discussions. Au cours des échanges, les CPDP prolongent cet effort de reconnaissance équilibrée des parties par un traitement équivalent de la parole, contribuant 8. On trouvera un bilan mitigé de cette expérience dans : Barnola P. [2006].
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ainsi à faire émerger un public du débat, qu’il s’agit ni d’instrumentaliser ni de choyer : la posture adoptée consiste avant tout à permettre à chacun de trouver sa place de façon autonome dans l’espace de discussion. Aussi, on pourrait envisager le travail de configuration du public réalisé par les CPDP, en amont comme pendant le débat, comme doublé d’un processus de socialisation à une éthique de la discussion : le garant enjoint chacun d’intérioriser les règles et les valeurs du dialogue, entend donner les moyens à chacun pour ce faire, afin qu’il construise et assume ensuite, dans ce cadre mais en toute autonomie, sa charge de débattant. Cette dimension du rôle de garant est parfois mal perçue par les maîtres d’ouvrage. La place octroyée aux publics semble démesurée et peu légitime. Les temps de parole réservés au porteur du projet lui paraissent toujours moindres que ceux dont bénéficient ses adversaires. À l’inverse, ceux qui profitent de ce rééquilibrage peuvent le juger illusoire ou dérisoire. Le séminaire organisé par la CNDP autour de l’expérience des associations a pu ainsi mettre au jour un diagnostic contrasté9. Il est vrai que d’un débat à l’autre, les CPDP assument de façon différenciée ce rôle de configuration ; la personnalité du président s’avérant souvent déterminante. L’autorité de la CNDP en la matière peut paraître tour à tour excessive et insuffisante. Quoi qu’il en soit, on peut aussi voir dans ces reproches adressés aux CPDP qui paraissent toujours « faire le jeu de l’autre », la preuve qu’elles ne font désormais le jeu de personne, revendiquant surtout de faire le jeu du débat.
DES DÉBATS ET DE LEURS OBJETS. OU COMMENT CONSTRUIRE LE CARACTÈRE DISCUTABLE DES PROJETS Dès la circulaire Bianco, le principe du débat en amont a envisagé de façon inédite l’objet désormais soumis à discussion : en soumettant à l’examen l’opportunité des projets d’infrastructures, les conditions d’un débat de nature politique étaient posées. Mais dans le même temps, en relevant ainsi l’enjeu des discussions notamment par rapport aux enquêtes d’utilité publique (même si l’enjeu réglementaire de ses dernières en fait encore le moment décisif de l’histoire des projets et donc de celle des maîtres d’ouvrage), la définition de l’objet à soumettre à la discussion constitue un point clé de la mise en œuvre des débats, tout comme bien sûr le produit des échanges et son devenir. À cet égard, l’autorité de la
9. Séminaire du 23 juin 2004 organisé par la CNDP à partir d’un retour d’expérience auprès des associations ayant participé à cinq débats publics (CDG Express, THT France-Espagne, barrage de Charlas, contournement routier de Bordeaux, aéroport de Notre-Dame-des-Landes).
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CNDP tient à sa capacité à construire le caractère discutable des projets, non pas depuis le seul point de vue des maîtres d’ouvrage mais selon un point de vue pluraliste.
Débat Bianco : le poids des sujets tabous Sous le régime de la circulaire Bianco, le travail de définition de l’objet, que restituent les documents supports des discussions, résultait de compromis entre les logiques des co-maîtres d’ouvrage, soient les logiques étatique, technique et territoriale. C’est donc en comité de pilotage que se dessinaient les contours d’un projet discutable et que s’écartaient les sujets fâcheux jugés tabous. Dans cette controverse de l’intérieur, les élus régionaux l’emportaient généralement au regret des techniciens, souvent plus enclins à aborder le projet dans toutes ses dimensions. De fait, un débat Bianco donnait lieu à des discussions tendues dès lors que les participants concernés par les enjeux masqués travaillaient à leur résurgence. La prégnance des thèmes tabous incitait aussi les porteurs du projet au silence : or en se réservant le droit de se taire, non seulement ils maintenaient intacts les rapports de pouvoir qui structuraient l’échange à leur avantage, mais le débat donnait l’impression « de ne pas avancer ». À l’issue de l’exercice, chacun pouvait alors regretter que certaines problématiques demeurent dans l’ombre et que le projet franchisse l’épreuve sans l’avoir véritablement affrontée. Les effets de légitimation d’un débat Bianco ne sont certes pas nuls, mais force est de reconnaître qu’au fil de l’avancée des projets – ce fut le cas pour la LGV Sud-Europe Atlantique –, les étapes de concertation ultérieures ont vu resurgir la question de l’opportunité. Et dix ans après le débat, certaines enquêtes publiques se sont déroulées de façon fort conflictuelle. À vrai dire, il n’y a là rien qui puisse être mis au débit de l’absence ou de la faiblesse du garant : qu’un débat public ne puisse produire une définition consensuelle de l’opportunité d’un projet, voilà qui est somme toute attendu. En la matière, seuls des points de convergence, momentanément stabilisés, sont généralement obtenus. Reste qu’en délaissant les points aveugles du projet, non seulement un débat Bianco refoule le conflit, mais il exclut dans le même temps l’examen des incertitudes.
La CNDP et l’examen des incertitudes d’une controverse sociotechnique À rebours de ce principe de refoulement, l’un des ressorts de l’autorité de la CNDP tient à sa capacité à construire le caractère discutable des projets. D’abord, en amont de l’organisation du débat, son rôle consiste à
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transformer le dossier du projet en dossier support du débat. Loin d’une stricte formalité, ce travail relève d’un exercice exigeant et soutenu au cours duquel la CPDP construit l’objet du débat en mobilisant les compétences pluralistes en son sein et en adoptant les points de vue des publics en cours de configuration. Par delà l’objectif de réécriture afin de rendre accessibles les informations sur le projet, il s’agit d’amener le maître d’ouvrage à élargir et enrichir les angles d’approche afin de poser le débat dans les termes d’une controverse sociotechnique. Le garant exerce aussi une pression à l’exhaustivité et à la transparence : obligeant le porteur de projet à travailler à « dossiers ouverts », il entend limiter – même s’il n’y parvient pas toujours complètement – les tentations tactiques de rétention d’informations ou de solutions, toujours utile au maître d’ouvrage pour préparer sa « sortie » du débat. La CNDP a par ailleurs transformé le jeu en introduisant dès l’amorce des échanges les cahiers d’acteur. Travaillés et mis en forme, les éclairages, les interrogations, voire les contre-propositions, apportés par les composantes du public gagnent en force et en visibilité. Ils prennent ainsi une valeur qu’ils peinaient à obtenir dans le cas des débats Bianco. En actant du caractère « discutable » des points de vue de tous les participants, un tel dispositif entend aussi limiter les pétitions de principe et les condamnations péremptoires. Dans les faits, l’asymétrie entre dossier du maître d’ouvrage et cahiers d’acteurs demeure patente : obtenir qu’une contre-proposition soit discutée sérieusement relève d’un parcours accidenté et souvent vain ; les modalités de recours aux contre-expertises restant de plus encore à parfaire. Toutefois, même subalterne, la place faite aux contributions des différents publics dessine un espace pour la controverse. Surtout, les modalités d’échanges retenues contribuent à « faire bouger » l’objet du débat. La pression exercée sur le maître d’ouvrage pour répondre aux questions posées ou encore pour réaliser des études complémentaires, limite le statu quo que l’on pouvait observer dans les débats Bianco. Les CPDP qui assument le mieux cette ambition ne cessent d’ailleurs de pointer les avancées des discussions, les fluctuations des positions, qu’il s’agisse du porteur de projet ou des publics. De fait, le garant acte en permanence des effets des discussions sur le projet et fait mesurer aux participants le chemin parcouru, et ce faisant, l’intérêt du débat : l’une des conséquences est de rendre tangible la reconnaissance dont les participants font l’objet. Le débat relatif à la liaison ferroviaire CDG Express est exemplaire d’une telle posture et d’une transformation de l’enjeu des discussions : en faisant passer au premier plan la nécessaire modernisation du RER B, les publics des communes du nord de Paris ont trouvé dans les modalités du débat public les moyens d’amener RFF à reproblématiser et à socialiser davantage son dossier.
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Si les effets du positionnement de la CNDP à l’égard de l’objet du débat demandent à être plus systématiquement étudiés, une plus-value par rapport aux débats Bianco est remarquable quand l’intervention du garant concourt à l’émergence et à la mise en discussion publique des incertitudes et des points aveugles. Quand c’est le cas, le caractère opportun des projets n’est pas davantage assuré, mais il paraît en revanche mieux problématisé. Surtout, cette façon de soumettre à l’épreuve les projets a sans doute bien plus d’incidence sur leurs conditions d’élaboration. Ainsi les attentes de la CNDP sont désormais intégrées par les maîtres d’ouvrage en amont de la saisine : les approches en terme d’aménagement du territoire – et plus largement les approches politiques – imprègnent désormais la conduite de projet. Reste que le rôle du garant à l’égard du travail de définition de l’objet des débats est aussi un travail sous contrainte, en particulier lorsqu’on l’envisage sous l’angle de la décision.
Débattre de projets décidés : un accroc à l’autorité de la CNDP ? En 2005, les débats concernant la filière nucléaire, qu’il s’agisse de l’EPR ou d’ITER, ont paru fragiliser l’autorité et la légitimité de la CNDP. Comment comprendre en effet qu’une telle instance accepte d’engager l’échange en amont de décisions déjà prises ? Dans un autre contexte, la démission de la Commission particulière du débat relatif au contournement routier de Bordeaux à la suite d’une décision du Comité interministériel d’aménagement et de développement du territoire (CIADT)10 a suscité des commentaires opposés : bien perçue par une partie des publics, plus volontiers adversaires du projet et s’estimant soutenus par cette prise de position du garant, elle a été regrettée par ceux qui considèrent que la responsabilité d’une CPDP est ailleurs. On ne peut bien sûr nier le plus mauvais effet d’une telle contradiction pour les participants et l’opinion publique. D’autant que la presse n’a pas manqué de relayer la controverse, dénonçant un manquement aux principes du débat dont elle se désintéresse le reste du temps. En 2007, le Tribunal administratif a d’ailleurs jugé que la décision du CIADT était bien de nature à entacher la procédure, qu’il a choisi d’annuler. Pourtant la contradiction n’est peut-être qu’apparente. Le principe du débat en amont signifie deux choses – et ce depuis la circulaire Bianco : en amont de la procédure administrative encadrant la conduite d’un projet, il s’agit de soumettre une intention politique à 10. Alors que le débat relatif au contournement routier de Bordeaux n’était pas clos, la décision du CIADT du 18 décembre 2003, inscrivant ce projet dans la liste « des projets qui seront réalisés ou engagés d’ici 2012 » a entraîné, le 31 décembre, la démission de la CPDP qui a jugé que le débat n’avait alors « plus raison d’être ».
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la discussion publique. Un débat d’opportunité consiste ainsi toujours à examiner le bien-fondé d’une décision politique, qui suit ses propres étapes d’énonciation, mais dont la légitimité reste discutable tant qu’elle n’est pas formalisée par des actes juridiques, ces derniers pouvant par ailleurs être révisés. Dès lors, qu’une décision politique intervienne avant, pendant ou après le débat public ne devrait rien y changer : l’exercice consiste bel et bien à débattre de cette décision. On pourrait même considérer qu’il est préférable que les autorités publiques – et en particulier étatiques – énoncent et défendent clairement leurs intentions, tant leur absence de positionnement dans le cadre des débats publics relève d’un droit de réserve qui fausse les échanges. Les temporalités différenciées de la discussion et de la décision expliquent pour une bonne part que ces deux logiques paraissent s’entrechoquer et se contredire. Il y a là sans aucun doute un point de réflexion critique pour la CNDP. Certaines initiatives forcent à penser qu’elle s’y engage déjà, laissant entrevoir une dimension de son positionnement peu visible jusque là. À propos des trois débats que nous venons d’évoquer, les bilans de la CNDP soulignent ainsi que les processus de décision sont complexes et souvent mal connus, et que décisions politiques et décisions juridiques ne doivent pas être confondues. Ces remarques comme la « réunion spéciale » organisée par le bureau de la CNDP et conviant M. Parisé, directeur des Routes, à expliciter la décision du CIADT devant les acteurs du débat bordelais11 indiquent alors que si le rôle du garant est aujourd’hui principalement orienté vers la socialisation à une éthique de la discussion, peut-être gagnerait-il à être envisagé sous l’angle d’une éthique de la décision. En suivant C. Mouffe [1998], il s’agit d’aborder le débat comme un exercice démocratique qui assume la division, le conflit, et donc la question du pouvoir, et non de s’en tenir à un horizon fantasmé défini en termes de transparence et de consensus. Cela suppose de ne plus laisser impensé le lien entre discussion et décision. Ainsi, si l’une des finalités assignées au débat est bien d’éclairer le décideur, le débat public peine encore à examiner et faire la lumière sur la complexité des décisions, et à engager les autorités dans une telle épreuve. À défaut, la procédure du débat pourrait s’imposer et se parfaire, tout en s’éloignant d’un espace de la décision structuré par des stratégies de pouvoir et des rationalités inchangées.
11. Cette réunion s’est déroulée à Bordeaux le 15 janvier 2004. Voir le Bilan du président, en accès libre sur le site de la commission www.debatpublic.fr.
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CONCLUSION Le statut d’autorité administrative indépendante a conféré à la CNDP un rôle de garant que ni les commissions de suivi Bianco, ni même les CNDP première formule, n’avaient pu jusque là assumer. En quelques années, ce rôle s’est consolidé et a contribué indéniablement à démocratiser la procédure de débat public : les conditions d’accès et de discussion sont au cœur de réflexions et de mises à l’épreuve pratiques afin de favoriser une participation toujours plus autonome d’un public hétérogène. En dépit des imperfections, c’est sur cette ambition que la CNDP paraît asseoir sa légitimité. La place du garant apparaît toutefois aussi fragile que celle des publics des débats. La portée de son rôle tient en effet à sa capacité à faire de la décision politique le véritable objet des discussions. Or la résistance des élus comme des représentants étatiques à apparaître de façon claire et assumée dans l’espace public institutionnalisé reste difficile à vaincre. Il y a là sans doute tout autant un enjeu de positionnement pour la CNDP qu’un chantier d’études à poursuivre.
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La conduite d’un débat public sur un projet d’infrastructure : une activité de médiation spécifique. Réflexions à partir du débat public « Francilienne »
Sophie Allain La conduite d’un débat public CNDP repose aujourd’hui avant tout sur une base empirique. Les « cahiers méthodologiques » de la CNDP élaborés à partir des premiers débats en offrent toutefois l’image d’une activité de « facilitation » [Susskind et al., 1999], orientée vers la modération des discussions et centrée sur la dimension procédurale du processus, ce qui ne rend que partiellement compte de l’activité en jeu. On suggère ici de concevoir plutôt celle-ci comme une activité de « médiation ». Après avoir justifié cette perspective, on en précisera les spécificités pour un débat public CNDP, puis on présentera et discutera sous cet angle les choix effectués par la CPDP « Francilienne ».
PERTINENCE DU CONCEPT DE MÉDIATION VIS-À-VIS DE LA CONDUITE D’UN DÉBAT PUBLIC
La médiation est classiquement définie comme une activité de facilitation d’une négociation exercée par un tiers extérieur à ses enjeux et à la décision finale [Susskind et al., 1999]. L’application de ce concept au champ du débat public rencontre deux objections fréquentes : « La médiation, c’est autre chose » : cette activité est ainsi souvent implicitement associée à un domaine spécifique (médiations pénale, sociale, des relations de travail…) [Faget, 2005], voire vue comme une alternative à un débat public, par exemple pour Delisle, Dziedzicki, Gauthier ou Puyfaucher [in Simard et al., 2005] qui se réfèrent à la situation québécoise (où elle fait l’objet d’une procédure distincte de l’audience publique), ou ne conçoivent son exercice que dans un cadre fermé qui serait le propre d’une négociation.
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« Un débat public n’est pas une négociation » : en général conçu comme une délibération au sens d’Habermas (1987), un débat public est vu comme une activité d’échanges rationnels d’arguments entre des acteurs recherchant une ligne d’action commune concernant un bien collectif dans un contexte exempt de rapports de domination, et susceptible de ce fait de dégager un consensus à travers une intercompréhension mutuelle. Il se distinguerait par là radicalement d’une activité de négociation qui mettrait en jeu des acteurs motivés par la seule défense de leurs intérêts et ne cherchant qu’à persuader les autres par tous les moyens possibles. Or, la réalité d’un débat public est très éloignée d’une situation idéale de délibération. Une intelligence commune de tout est en effet impossible : des points d’incertitude subsistent toujours, ne serait-ce que sur le futur, qui peuvent de surcroît faire l’objet d’irrationnel. Celle-ci ne garantirait de toute façon pas un consensus, car une pluralité de conceptions sur les manières d’agir comme sur les principes du Juste demeure, ne serait-ce qu’en raison d’intérêts divergents. A contrario, les traits d’une négociation dépeints plus haut se retrouvent clairement dans un débat public. Mais une négociation ne se réduit pas pour autant à un marchandage, i.e. à la définition de compromis reposant sur des concessions mutuelles et aboutissant à un partage des gains et des pertes : elle vise la recherche conjointe d’une solution à un problème commun qui ne peut être traité que collectivement du fait de la situation d’interdépendance liant les parties, aucune ne pouvant imposer son point de vue ; de plus, elle inclut toujours des dimensions coopératives dès qu’il s’agit d’obtenir un accord durable et que sont en jeu des relations à long terme, cas d’un projet d’infrastructure. Rapprocher débat public et négociation a donc un sens. Concevoir un débat public comme une séquence de négociation [Allain, 2005], c’est tenir compte de son inscription dans un processus d’action publique finalisé par une décision sur un projet mais concernant une question plus générale de régulation, et de son apport à ce processus qui se déroule de fait sur le mode d’une négociation dès que des divergences sur le projet s’expriment ; c’est considérer que le débat peut aider à expliciter la négociation de régulation à l’œuvre et à l’orienter vers une négociation plus intégrative en vue d’un accord d’ensemble efficace et légitime. En termes de conduite, c’est reconnaître que les tensions entre maître d’ouvrage et public ou au sein du public sont inéluctables, du fait de divergences inévitables en terme d’attentes, d’intérêts ou de points de vue, mais ne peuvent disparaître par une mise en relation des participants ou par la force du « bon argument ». C’est aussi prendre acte qu’il s’agit d’organiser des échanges productifs en vue d’une prise de décision sur le projet et d’une poursuite de la négociation de régulation, et donc d’aider le débat à progresser. Dans cette optique, une activité de facilitation, qui vise à favoriser la communication,
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ne peut rendre compte de l’activité en jeu. Celle-ci correspond mieux à une activité de médiation, qui implique une intervention plus active dans le processus [Susskind et al., 1999], prenant en charge le traitement des conflits et portant sur la double dimension substantive et procédurale du processus. Il s’agit toutefois d’une activité de médiation spécifique.
CAHIER DES CHARGES D’UNE ACTIVITÉ DE MÉDIATION DANS LA CONDUITE D’UN DÉBAT PUBLIC Celle-ci est en effet orientée par la procédure de débat public qui introduit trois contraintes : temporelle – la durée d’un débat public est très courte (quatre mois, parfois six) ; organisationnelle – sa publicisation obligatoire implique d’arrêter les grands choix organisationnels (calendrier, objet des réunions publiques) avant son ouverture, ce qui renforce la contrainte temporelle et influe sur le format possible des échanges ; comportementale – une CPDP n’a pas à rechercher un accord, elle produit un rapport rendant compte des arguments échangés, sans formuler d’avis sur le projet. En s’appuyant sur la conceptualisation d’une négociation proposée par Allain [2004], la conduite d’un débat public peut alors être vue comme une activité de médiation temporaire entre un maître d’ouvrage et un public, finalisée par la production d’un rapport considéré comme un accord cognitif sur un état des controverses relatives à un projet. Elle repose sur une double activité de cadrage de l’objet du débat et d’organisation des interactions entre le maître d’ouvrage et le public et implique une gestion des conflits. Pour en préciser les traits1, on s’appuiera sur le débat public « Francilienne » (8 mars - 6 juillet 2006), qui portait sur l’opportunité du prolongement de l’autoroute de la Francilienne entre Méry-sur-Oise et Orgeval (partie ouest de la grande couronne parisienne) et l’intérêt comparatif de cinq tracés.
La gestion des conflits Si un débat public ne vise pas à résoudre des conflits, une CPDP doit néanmoins en gérer tout au long du processus. Il s’agit de créer les conditions de la délibération, permettre l’explicitation des divergences au-delà des luttes de position et tenir compte des attentes en termes de concertation : 1) Créer les conditions de la délibération. Les projets d’infrastructure soumis à un débat public sont souvent très conflictuels parce qu’anciens, avec des positions antagonistes qui se sont durcies. C’est le cas du projet Francilienne, qui a fait l’objet d’un débat Bianco très controversé entre 1994 1. On n’abordera pas ici la rédaction du rapport qui pose des questions en soi.
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et 1997 et a suscité une forte mobilisation d’opposition. Le ressentiment des acteurs locaux s’est traduit par une séance d’ouverture d’une grande violence, la plupart des intervenants – préfet de région et président de CPDP compris – ne parvenant à s’exprimer que dans un vacarme indescriptible. Un tel climat ne permet pas de débattre et il s’agit d’apaiser suffisamment les tensions pour permettre des échanges d’arguments, en instaurant une relation de confiance avec le public et en (r)établissant le dialogue entre des protagonistes qui ont pris l’habitude d’interagir à distance sur le mode de la confrontation. 2) Permettre l’explicitation des divergences au-delà des luttes de position. Lors de cette ouverture, les acteurs institutionnels en sont en général restés à des prises de position pour ou contre le principe d’une autoroute ou d’un tracé. Peu ont formulé un avis plus nuancé sur un tronçon plutôt que sur tout un tracé, ou ont entrepris d’analyser le problème fondant le projet ou de comparer les tracés pour justifier la préférence ou le rejet de l’un d’eux. Or, un débat public vise à recueillir des arguments, non des opinions, et une CPDP à favoriser l’émergence de ce registre d’argumentation qui n’est pas spontané. 3) Tenir compte des attentes en termes de concertation. Si un débat public n’a pas pour objectif la recherche d’un accord, une CPDP peut être confrontée à des attentes en ce sens qu’elle doit de fait traiter. Ainsi dès l’ouverture du débat, le maire d’Andrésy a appelé « à travailler sur le tracé du consensus possible » que représentait pour lui l’un des tracés proposés ; le maire de Saint-Ouen-l’Aumône a, lui, plaidé pour que chaque département concerné (Yvelines et Val-d’Oise) cherche d’abord de son côté « une solution de compromis ». Le Collectif pour la protection des riverains de l’autoroute A104 (COPRA), principale force de mobilisation dans la zone, insistera plusieurs fois sur ses demandes, jusqu’ici déçues, d’organisation d’une table ronde pour trouver un accord, exprimant ses réserves sur « un simple “débat public” dont le rôle consiste exclusivement à informer les populations ».
Le cadrage de l’objet du débat Débattre « sur l’opportunité, les objectifs et les caractéristiques principales d’un projet » comme y invite la loi du 27 février 2002 est loin d’aller de soi. D’un côté, le maître d’ouvrage escompte que le débat porte sur le dossier qu’il présente, et souvent implicitement qu’il l’aide à rendre acceptable son projet. De l’autre, le public n’hésite pas à sortir du dossier pour critiquer les politiques publiques sous-jacentes ou soulever des questions de choix de société (la politique des transports d’Île-de-France et la qualité de vie des habitants au-delà du projet autoroutier proposé). En outre, le
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public pensant souvent au départ, à tort ou à raison, que le débat est biaisé et qu’une solution est déjà choisie (cas du tracé en rive droite de la Seine par la boucle de Chanteloup, qui avait déjà eu la faveur de l’État dans le passé), il s’agit de le convaincre qu’il existe un éventail de choix et qu’il y a bien matière à débat. Il convient ainsi de cadrer l’objet du débat, en veillant à ouvrir le champ des questionnements tout en centrant le débat sur un domaine de préoccupations communes au maître d’ouvrage et au public. Cela suppose d’identifier les points de clôture ou biais potentiels et de faire émerger un jeu de questions permettant d’ancrer le débat. Trois types de limites peuvent entraver ou biaiser le débat : 1) Des limites inhérentes au dossier soumis au débat (tracés proposés, problème formulé en termes de choix de tracés plutôt que d’amélioration de la circulation, solutions différemment approfondies…). 2) Des limites inhérentes à la logique de conception d’un projet d’infrastructure, qui est spécialisée (projet relatif à un seul mode de transport) et incrémentale (projet limité à un barreau) ; qui relève aussi d’une rationalité technico-administrative2 tendant à s’imposer comme registre de rationalité légitime, alors que le public s’estime souvent peu armé pour argumenter sur ce plan (cas des études de prévision de trafic et de qualité de l’air). 3) Des limites inhérentes au cadre d’action publique dans lequel le projet s’inscrit, à travers les schémas de planification (le projet d’une liaison autoroutière entre Méry-sur-Oise et Orgeval figurait au premier Schéma directeur de la région parisienne en 1965 et celui du prolongement de la Francilienne dans le Schéma directeur régional d’Île-de-France (SDRIF) de 1994) et les décisions antérieures relatives au projet (deux décisions ministérielles avaient déjà retenu le fuseau sud-est et, dans celui-ci, le tracé par la boucle de Chanteloup)3. En décomposant un projet d’infrastructure selon une logique de résolution de problème, des points de débat se dégagent d’emblée : problème à résoudre, gamme de solutions possibles, cohérence du projet avec le territoire, impacts sanitaires et environnementaux, faisabilité technique, faisabilité financière. Toutefois, leur importance dans le débat et la manière d’en débattre ont à tenir compte du public (si, pour le maître d’ouvrage, le bruit et la pollution de l’air constituaient des contraintes dont il s’agit 2. Conception basée sur des études techniques et une conformité aux procédures. 3. Cette limite a été ici tempérée par la révision en cours du SDRIF et l’ajournement des décisions prises.
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de minimiser les effets négatifs ou de vérifier l’acceptabilité par rapport à des normes sanitaires réglementaires, pour certains, ils représentaient une question centrale pouvant remettre en cause l’opportunité même du projet). Au-delà, il convient aussi de cerner des questions pouvant favoriser les controverses, en étant guidé par deux soucis [Callon et al., 2001] : aider à (r)ouvrir et à explorer des questions qui semblent définitivement tranchées (par exemple, quid du caractère présenté comme incontournable d’un passage en viaduc au-dessus de l’Île des Migneaux dans l’un des tracés de la Francilienne ?) et faire émerger la pluralité des enjeux du projet, souvent prioritairement conçu en fonction des seuls enjeux économiques. Il ne s’agit pas de se substituer au public, mais d’empêcher une fermeture a priori du débat et de favoriser son enrichissement ; tout réside ici dans l’« art de susciter ».
L’organisation des interactions entre le maître d’ouvrage et le public Si cette question ramène à la dimension procédurale de l’activité de conduite, on souligne ici ses relations avec le cadrage de l’objet du débat et la gestion des conflits, puisqu’en façonnant la participation, on façonne aussi les questions mises en exergue et les arguments avancés, et qu’en modelant les conditions des échanges, on modèle aussi leur climat. Dans cette optique, l’organisation des réunions publiques demande par exemple : de choisir des conditions matérielles favorisant la participation, donc d’éviter une répartition territoriale n’autorisant pas un égal accès au débat comme des réunions trop dispersées peu propices à sa progression, ou encore des capacités d’accueil trop petites (participation limitée) ou trop grandes (expression difficile des « simples citoyens ») ; d’organiser les échanges en évitant qu’ils soient unidirectionnels, visant plus à informer le public qu’à recueillir ses arguments, ou que la parole soit monopolisée par certains (élus, acteurs économiques, experts…) au détriment des « simples citoyens ».
L’ACTIVITÉ DE MÉDIATION DANS LE DÉBAT PUBLIC « FRANCILIENNE » L’activité de médiation d’une CPDP prend corps dès les premiers contacts qu’elle noue pour s’exercer jusqu’à la rédaction du rapport du débat, et se joue dans les grands choix organisationnels comme dans les moindres détails. On présentera ici comment elle s’est traduite dans la conduite des réunions publiques, qui jouent un rôle prépondérant du fait des interactions directes et des effets de groupe qu’elles mettent en jeu.
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Deux grandes phases de réunions publiques pour écouter puis approfondir Les réunions publiques ont été initialement structurées en deux grandes phases : 13 réunions de proximité dans les communes concernées par les tracés, puis 4 réunions thématiques (a- objectifs du projet et aménagement du territoire ; b- trafic, tracés, coûts et financement ; c- nuisances et risques sanitaires, eau, sécurité ; d- milieux naturels et paysages). La CPDP a choisi d’organiser le débat en relation étroite avec les parties prenantes, d’où des temps importants de préparation avec les acteurs locaux à toutes les étapes : des contacts surtout bilatéraux avant l’ouverture du débat avec tous les acteurs institutionnels (élus, administrations et chambres consulaires) et avec les associations ou partis politiques l’ayant demandé pour définir la structuration d’ensemble du débat et accéder à une première compréhension de la situation – ces contacts ont permis de mesurer la dimension très conflictuelle du projet, mais aussi les attentes importantes d’écoute, et ont conduit à consacrer un temps conséquent à des réunions de proximité, ils ont aussi contribué à cadrer l’objet du débat en aidant à repérer les questions sensibles (pollution de l’air…) et à définir le champ des réunions thématiques ; une rencontre des équipes municipales concernées pour ajuster les réunions de proximité en fonction des spécificités locales ; des groupes de travail informels, ouverts à tous ceux qui le souhaitaient, pour organiser l’investigation dans les réunions thématiques (préciser les questions-clés à débattre et choisir les éventuels experts à inviter). Chaque réunion de proximité a obéi aux mêmes principes généraux de conduite. Pour gérer le caractère conflictuel du débat, la CPDP s’est efforcée d’instaurer une relation de confiance avec le public (après un accueil par le maire, explication systématique de son rôle et de la procédure de débat public, en répondant soigneusement à toute intervention mettant en doute sa neutralité ; amorce fréquente du débat par des questions d’habitants de la commune issues du site internet pour ancrer celui-ci dans des préoccupations locales et montrer que la CPDP était attentive aux citoyens de chaque commune) ; elle a aussi souvent mis le maître d’ouvrage en situation de répondre au public plutôt que d’exposer directement son projet pour éviter les invectives de la salle. Par ailleurs, les projets indicatifs de déroulement (séquences et ordre de passage des interventions déclarées) ont été conçus pour permettre de débattre à chaque réunion de l’opportunité et des grandes options comme des répercussions pour la commune. Le découpage des réunions thématiques visait à pouvoir débattre de tous les aspects du projet de façon transversale aux réunions de proximité en mettant en exergue les problématiques essentielles pour le public, tout en permettant des expressions à la fois favorables et défavorables au projet
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et en équilibrant le volume de chaque thématique pour qu’il soit a priori traitable en une réunion (déconnexion du bruit et de la pollution de l’air des autres impacts environnementaux pour accorder toute son importance à ce thème sensible dans une zone très urbanisée, et rattachement de la sécurité – a priori un point fort du projet – à ces items pour éviter une séance ne recueillant que des arguments en défaveur du projet…). Chaque thématique a été organisée selon une logique d’investigation qui lui était propre, quant à la place réservée à l’information et aux experts notamment. La CPDP s’est enfin efforcée de s’adapter en permanence aux demandes et réactions du public, tant au niveau du planning d’ensemble que de chaque réunion. Six réunions de proximité ont ainsi été rajoutées à la demande de maires, permettant de couvrir toutes les communes concernées par un tracé dans le fuseau sud-est, et deux réunions thématiques (b et c) ont été dédoublées. Dans les réunions de proximité, des projets routiers locaux ont été débattus quand ils interféraient avec le projet d’autoroute (aménagement de la RN184 à Éragny…). En séance, des séquences ont parfois été inversées, allongées, écourtées, ou reportées.
Discussion des choix effectués 1) Une forte participation et un réel enrichissement du débat mais une réflexion globale difficile et un approfondissement partiel : Les indicateurs de réussite de la conduite adoptée sont la forte mobilisation du public (plus de 11000 participants et plus de 96 heures enregistrées) et une réelle progression du débat permettant de faire émerger les différents enjeux du projet et des innovations (améliorations de tracés proposées par le maître d’ouvrage et nouvelles solutions), de hiérarchiser les tracés entre eux et de mettre en évidence les nœuds d’option possibles dans le fuseau sud-est, d’enrichir les argumentaires sur plusieurs points-clés. Par contre, il a été plus difficile de débattre de l’opportunité du projet et d’approfondir certaines questions. Comment les choix effectués expliquent-ils ces résultats? Les réunions de proximité ont pu se tenir dans un climat apaisé, du moins à chaque fois que les positions du maire étaient en accord avec celles de sa population, et ont permis de bien comprendre les problèmes soulevés par le projet pour chaque commune. Elles ont cependant tendu à consolider les positions initiales de refus des tracés passant « chez soi » et à rendre difficile une réflexion globale sur le projet (débat sur l’opportunité souvent déconnecté du débat local sur les tracés et s’enlisant dans un discours général sur la nécessité de développer des alternatives à la route). Les réunions thématiques ont permis d’approfondir plusieurs points-clés, avec toutefois plus de difficultés quand cela aurait supposé un cadrage spatial élargi dépassant la zone d’étude ou une véritable réflexion prospective
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(aménagement du territoire et évolution du trafic) ; le découpage adopté a aussi rendu difficile l’articulation de questions interdépendantes comme intermodalité et trafic, sécurité routière et trafic. Le besoin de recourir à des experts susceptibles d’objectiver des questions et de fournir des éclairages extérieurs s’est fait généralement sentir pour introduire une distanciation nécessaire à la progression du débat, mais positionner cette expertise s’est avéré difficile pour plusieurs raisons : attentes ambiguës du public, qui souhaite souvent implicitement que les experts contestent les études du maître d’ouvrage et voit même comme gage de neutralité de la CPDP qu’elle choisisse des experts en ce sens ; attentes divergentes du public en matière d’investigation, certains entrant dans une véritable logique de contre-expertise, d’autres voulant seulement s’informer ou exprimer des craintes ; réticence des experts à se prononcer publiquement sur un projet. 2) Un mode de préparation favorisant surtout l’instauration d’une relation de confiance avec le public et une amorce de dialogue entre acteurs institutionnels : Si les contacts préliminaires ont aidé à organiser un débat répondant aux attentes locales, ils ont cependant introduit un biais, car l’opinion des acteurs institutionnels, majoritairement favorable à l’autoroute, a laissé penser que le débat porterait surtout sur le choix d’un tracé, alors que les salles se sont montrées bien plus partagées sur l’opportunité du projet. La préparation des réunions de proximité avec les équipes municipales a aidé à tisser une relation de confiance avec le public et à repérer les risques de tensions possibles en réunion. Elle a aussi favorisé la progression du débat, en permettant d’informer chaque maire de l’état d’avancement du débat et de « sentir » ses positions au-delà de son discours public. Les groupes de travail ont, eux, contribué à organiser les réunions thématiques surtout par leur caractère de « laboratoire de débat », les interactions en cours de séance étant à elles seules source d’enseignements et ceux-ci se montrant peu pro-actifs, comptant sur la CPDP pour mener à bien cette tâche. En fait, malgré les précautions prises, ces groupes ont d’abord été vus comme des « lieux de pouvoir » permettant d’être plus (vite) au fait des évolutions du débat, voire d’influencer la CPDP. Le degré différent d’implication des élus a d’ailleurs amené un maire plus en retrait (Achères) à accuser la CPDP de collusion avec l’une des mairies les plus actives (Andrésy), à l’origine d’un nouveau tracé rejeté par ce maire. Cependant, les échanges ont favorisé un début de dialogue entre certains acteurs institutionnels, sur les questions d’aménagement du territoire et de tracés notamment. 3) Une gestion du temps difficile : Le souci d’adaptation a nui à la gestion du temps, l’accroissement des réunions de proximité conduisant
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à un rythme effréné de réunions à la fin de la première phase, et le souci de ne pas fermer le débat à des fins de réunions très tardives jouant sur l’épuisement des salles.
La gestion de trois moments sensibles du débat Si l’ouverture et la clôture du débat constituent des séances sensibles, on se focalisera ici sur trois moments-clés des réunions publiques, en mettant en évidence les solutions tentées et les difficultés rencontrées. 1) Instaurer un régime de délibération : Après une ouverture très houleuse, la première réunion de proximité (Andrésy) s’avérait particulièrement sensible, puisqu’il s’agissait d’instaurer un climat propice à la délibération et qu’un échec aurait nui à toute la suite du débat. C’est à cette occasion qu’a été testé le schéma de déroulement qui sera repris dans les autres réunions de proximité, en veillant ici spécialement à témoigner au public l’écoute voire l’empathie pour les habitants concernés et à s’adapter rapidement à ses réactions pour éviter toute dérive vers le chahut : après l’accueil du maire et les explications de la CPDP, la parole a aussitôt été donnée au fondateur du COPRA, afin qu’il exprime les rancœurs accumulées localement, ce temps de reconnaissance publique des difficultés passées s’avérant indispensable à l’amorce d’un débat sur des bases saines, ce que comprendra d’ailleurs de lui-même le maître d’ouvrage en présentant spontanément des excuses aux populations ; de même, après un long temps sur l’opportunité du projet et alors que s’amorçait une séquence sur les grandes options envisagées, les vives réactions du public à l’exposé du maître d’ouvrage sur les caractéristiques du tracé passant à Andrésy ont amené la CPDP à passer directement la parole à des acteurs locaux pour qu’ils expliquent les problèmes posés par ce tracé dans leur commune, ce qui ramènera aussitôt le calme dans la salle. 2) Changer de régime de délibération : Le passage des réunions de proximité aux réunions thématiques a constitué un autre moment délicat, du fait d’un début de lassitude du public mais surtout parce qu’était en jeu un changement de régime de délibération. En effet, si les premières visaient à recueillir des avis et arguments sur tous les aspects du projet et avaient donc été animées de façon souple pour ouvrir le débat et favoriser une large expression de points de vue, les secondes étaient centrées sur un champ spécifique de questions et devaient être pilotées plus étroitement pour permettre un réel approfondissement. Lors de la première réunion thématique (objectifs du projet et aménagement du territoire), le débat s’est ainsi enfermé dans des discours d’élus et d’acteurs économiques déjà largement connus du public et parfois peu argumentés, montrant la nécessité d’introduire de nouveaux acteurs et de mieux contrôler les temps de parole.
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3) Jouer sur un régime de délibération pour favoriser la concertation : Le souhait de concertation de certains a pris corps à Saint-Ouen-l’Aumône (6 avril) lors d’une amorce de dialogue entre le maire de cette ville et le fondateur du COPRA, amenant le président de la CPDP à proposer une « cinquième réunion thématique » sur le thème « peut-on imaginer une solution ? ». Les médias ne s’y tromperont pas : « Francilienne : le débat arrive à un tournant » titrait ainsi Le Parisien le 18 avril. Après maintes hésitations sur la forme à adopter, la CPDP a choisi de dédoubler la réunion thématique portant sur le trafic et les tracés, avec une seconde séance (19 juin) proche de la séance de clôture : il s’agissait en effet de banaliser celleci, sans lui donner un caractère exceptionnel de « réunion de concertation ». La réunion, qui visait à repérer des zones d’accord et la possibilité d’éliminer certains tracés tout en évitant des positions de blocage, reposait sur deux ressorts : des séquences de table ronde de maires avant un débat plus large ; une invitation à se prononcer sur de grandes options, en examinant tronçon par tronçon les tracés et innovations. Le dialogue escompté n’a toutefois pas eu lieu, du fait du chahut organisé par la mairie d’Achères et des associations de riverains, mais aussi : du refus de la majorité des acteurs institutionnels de prendre publiquement position en faveur d’un tracé, les maires, rejetant sur l’État la responsabilité du choix en se gardant ainsi la possibilité d’une marge de négociation ultérieure, comme le COPRA, bloqué par sa prétention même à vouloir défendre une large partie des riverains de la zone ; de la courte durée d’un débat, où n’émergent que tardivement de nouvelles solutions susceptibles d’être plus consensuelles, sans possibilité d’approfondissement ; du statut ambigu de la réunion, préparée par un groupe de travail informel comme pour les autres réunions thématiques, alors que son caractère plus stratégique nécessitait de veiller à impliquer également tous les acteurs institutionnels concernés dans sa préparation.
CONCLUSION Concevoir la conduite d’un débat public comme une activité de médiation met à jour les trois dimensions-clés interdépendantes du travail d’une CPDP : gestion des conflits, cadrage de l’objet du débat et organisation des interactions entre maître d’ouvrage et public. L’analyse des choix de la CPDP « Francilienne » sous cet angle permet de bien rendre compte de la logique de conduite adoptée mais aussi de discuter de leurs intérêts et limites. Une telle perspective d’analyse peut ainsi faire progresser la conduite des débats publics en cernant mieux le champ des compétences à développer et en jetant les bases d’un apprentissage collectif fondé sur la comparaison de stratégies d’ensemble plutôt que sur le recueil de pratiques de communication.
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Anticipation et contrôle dans les débats publics : le cas des premiers débats « nucléaires »
Étienne Ballan, Vincent Baggioni, Julie Métais et Anne Le Guillou Trois débats publics se sont déroulés simultanément fin 2005 et début 2006, qui portaient sur des questions relatives à l’électricité nucléaire. Le premier était un débat de politique générale sur la gestion à long terme des déchets radioactifs, le second portait sur le réacteur EPR « tête de série » qui doit être construit à Flamanville (Manche), et enfin le troisième concernait la ligne THT qui doit évacuer la production de ce futur réacteur du Cotentin vers le Maine. L’enquête1 s’est appuyée sur une observation participante aux réunions publiques des trois débats, complétée par une série d’entretiens avec les maîtres d’ouvrage et les commissions particulières. L’analyse a été enrichie par des entretiens avec les participants aux réunions, et par l’analyse des documents produits au cours du débat. Cette communication se concentre sur les processus de limitation du rôle du public dans les réunions de ces trois débats. Après un bref survol de chaque débat, on verra d’abord que l’enjeu du débat public sur les questions nucléaires suscite des craintes inédites pour la Commission nationale du débat public, et produit de ce fait une anticipation très forte de la conflictualité du débat. Cette anticipation est commune aux maîtres d’ouvrage et aux Commissions particulières, même si ces deux types d’acteurs y apportent des réponses différentes. On verra ensuite comment dans l’organisation des réunions publiques, les logiques de contrôle du débat se combinent pour en réduire singulièrement la spontanéité. Enfin, on posera quelques hypothèses sur les formes de débat public à l’œuvre dans ces processus et leur relation avec les normes participatives et délibératives plus générales. 1. Cette recherche a été financée par EDF Recherche et Développement, GRETS Environnement et Développement durable, dans le cadre d’un programme plus global de suivi de ces débats publics. Comme l’a précisé Gérald Ramos lors de son intervention au colloque, les analyses présentées ici n’engagent en aucune manière EDF. EDF R & D GRETS nous a néanmoins autorisé à les communiquer afin de contribuer à l’enrichissement du « débat sur le débat ».
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UNE DESCRIPTION RAPIDE DES TROIS DÉBATS ANALYSÉS Les trois débats observés se sont déroulés sur des modes très différents. Pour résumer, le débat sur les déchets radioactifs s’est concentré sur l’explicitation et l’instruction des questions techniques issues de la loi Bataille de 1991. La Commission particulière a entamé son débat par des auditions publiques au plus près du site pressenti pour le stockage géologique (Bure, Meuse), qui ont donné l’occasion aux opposants locaux de s’exprimer bruyamment, relativisant le boycott du débat par les associations nationales antinucléaires. Les premières controverses sur les travaux de l’ANDRA ont également permis de légitimer la commission dans sa capacité à faire émerger la controverse, et à faire « le tour des arguments ». Cependant le cœur du débat s’est déroulé aux réunions parisiennes, organisées sous forme de tables rondes entre experts, et tenues à la Cité des sciences et de l’industrie. En s’appuyant notamment sur les représentants du ministère de l’Industrie, clairement identifiés comme les rédacteurs de la loi de 2006, la Commission est parvenue à rouvrir les horizons techniques, en faisant voir que le stockage nécessitait encore des recherches, et que l’entreposage était une solution crédible. Dans la suite du débat, c’est la tentative « d’accrocher » ces évolutions argumentaires aux processus décisionnels qui a occupé l’énergie des débattants : à l’échelon local, avec les engagements timides de l’État pour un développement accompagnant les recherches de l’ANDRA, et surtout à l’échelon national par la multiplication des documents ou des gestes censés « obliger » l’État (ministères et Parlement). La réunion de clôture du débat est à l’image de cet effort, une vitrine des avancées du débat, organisée sur le modèle d’un plateau télévisuel et fortement médiatisée. Le débat sur l’EPR de Flamanville a suivi une tout autre trajectoire. Considérant la dimension « tête de série » du projet, la Commission particulière a en effet souhaité que le débat soit l’occasion d’une rencontre avec la société civile sur la question du nucléaire en général. Le volet local du débat s’est donc trouvé réduit en comparaison avec le volet national consistant en un tour des capitales régionales, pour des réunions thématiques ou généralistes. Par ailleurs la Commission a souhaité approfondir la controverse dès la préparation du débat, au cours d’ateliers thématiques réunissant experts et contre-experts sur l’EPR. Cependant l’éclatement des réunions et l’ambition généraliste du débat a souffert de l’éclatement du public, et de l’incapacité de la Commission à « acter » des questions ou des avancées argumentaires, y compris celles issues des ateliers thématiques
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préparatoires. Le boycott des associations antinucléaires juste avant le démarrage du débat – dénonçant la suppression d’un passage évoquant un document « secret défense » dans une contribution associative au cahier collectif d’acteurs – a augmenté ces difficultés : la conflictualité espérée des débats a été subitement réduite, et seuls les « experts critiques » ont porté une parole contradictoire au maître d’ouvrage. Au fil des réunions, la Commission s’est retrouvée dans la position inconfortable d’un arbitre qui ne voit jamais démarrer réellement la rencontre qu’il espérait. Les réunions de clôture du débat ont reconnu implicitement cet échec en pointant les seules avancées du débat : la présence des experts critiques et un meilleur partage de l’information technique entre ces experts et le maître d’ouvrage ; le projet EPR lui-même n’a finalement pas été instruit. Le débat sur la THT Cotentin-Maine est par définition lié au projet EPR de Flamanville. Pourtant les deux Commissions particulières ont décidé dès le départ de séparer les deux débats, le débat territorial et relativement « classique » sur la THT ne devant pas être « parasité » par les enjeux nationaux de la question nucléaire (et inversement). L’EPR ainsi évacué, le débat sur la THT a pris une tournure effectivement locale, rencontrant la contestation, et parfois la favorisant en permettant le recrutement de nouveaux opposants au fil des réunions de proximité. Cette contestation est issue des milieux associatifs mayennais, déjà formés à la controverse nucléaire à l’occasion du conflit sur la création d’un laboratoire sur le stockage des déchets radioactifs à Izé. Au fil du débat, la contestation s’est étendue le long des tracés possibles de la ligne vers le Nord, par la formation d’associations villageoises opposées à la ligne. La commission a animé les débats dans une posture moins tendue, actant régulièrement les avancées ou les questions restant sans réponse de la part du maître d’ouvrage. La formation d’une « caravane du débat », c’est-à-dire d’un groupe de participants réguliers devenant de plus en plus compétents au fil des réunions, a joué un rôle déterminant dans ce processus d’avancement et d’approfondissement de la controverse. Il en est ressorti rapidement une hausse des revendications des agriculteurs en matière de compensation, et surtout le réveil de la controverse sur les impacts des lignes THT sur la santé humaine, à la faveur de la parution d’une étude anglaise incriminant les lignes. Partant d’une position argumentaire très figée, le maître d’ouvrage n’a pas évolué, se contentant de prendre les coups, sous les yeux d’une Commission effectivement neutre et n’intervenant pas pour le protéger. Mais sous la force de cette contestation, c’est la Commission elle-même qui a dû plier en fin de débat, contrainte d’abandonner la règle initiale qu’elle avait fixé, consistant à ne pas parler de l’EPR...
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LE DÉBAT PUBLIC : UNE EXPÉRIENCE FRANÇAISE DE DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE
DEVANT L’OBJET NUCLÉAIRE, LA NÉCESSITÉ DE CONSOLIDER LE DÉBAT ET LES ARGUMENTS
Jamais rencontrés auparavant, le secteur nucléaire et le débat public apparaissent à la fois comme opposés et complémentaires : le premier s’est toujours montré insoumis au débat démocratique alors que le second est né des nécessités de démocratiser l’action publique territoriale ; le premier cherche une nouvelle légitimité dans un contexte social critique à son égard alors que le second apparaît comme un outil de transparence et de construction de consensus, qui cherche à étendre ses prérogatives de discussion de l’intérêt général. Pour la CNDP, d’ailleurs, ces débats sont inédits sur deux points : l’un est un débat d’orientation générale préalable à une loi ; les deux autres portent sur un projet qui a déjà fait l’objet d’une décision publique. On peut donc considérer que la « mise en danger » de cette toute jeune autorité administrative indépendante qu’est la CNDP est maximale. Du côté des industriels du nucléaire, la mise en danger n’est pas moins ressentie : même si l’EPR est « décidé2 », le pouvoir de « nuisance » des associations antinucléaires reste fort, et le débat s’inscrit dans une controverse au long cours : l’anniversaire des 20 ans de Tchernobyl, en avril 2006, est rapidement annoncé comme un temps fort de la contestation. Les débats sur le nucléaire sont perçus comme des rounds d’un combat plus long contre des adversaires connus. La principale nouveauté pour ces industriels est la présence d’un public réputé « neutre », qu’il est souhaitable de convaincre. Pour ces maîtres d’ouvrages et acteurs du nucléaire, la stratégie mise en œuvre dans la préparation du débat correspond à la constitution d’une « forteresse argumentaire » : l’objectif dominant est de tenir l’éventuel siège que va subir le projet tout au long des réunions3. Pour cela il faut former les « sentinelles » à la maîtrise de cet argumentaire et des réactions du public. Ainsi dès la préparation, le maître d’ouvrage s’entraîne au débat, par le biais de formations accélérées à la prise de parole et par la construction de 2. La loi d’orientation sur l’énergie du 13 juillet 2005 précise : « La construction très prochaine d’un réacteur de troisième génération EPR est donc indispensable pour optimiser techniquement et financièrement le déploiement ultérieur des nouvelles centrales et compte tenu des progrès technologiques importants de ce modèle de réacteur en matière de sûreté ». 3. Cette attitude est bien décrite par Louis Simard [2005] à propos des projets de ligne THT en France et au Canada : « Afin de se préparer à un conflit potentiel, les maîtres d’ouvrage accumulent de l’information, anticipent et tentent de prévoir le déroulement du projet en organisant en amont des procédures de participation publique, des rencontres pour mobiliser les acteurs pertinents ». [p. 121]. « Le débat est vécu comme un mauvais moment à passer dont l’entreprise recherche une clôture rapide. En d’autres termes, il s’agit de préparer le débat afin de prévenir les difficultés de la phase suivante de la conduite, pour mieux le “réparer” par la suite ». [p. 129].
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son argumentaire, appuyé pour cela par des cabinets de conseil. Parmi les apprentissages, l’utilisation systématique du mode conditionnel en public est conseillée. La constitution du front argumentaire est essentielle : prévoir les questions pour préparer les réponses4, identifier ses propres faiblesses pour mieux les protéger, etc. Ce formatage du discours aboutit à des situations cocasses dans le cours du débat, lorsque le maître d’ouvrage veut à tout prix « dérouler » l’argumentaire préparé, même s’il ne répond pas à la question posée : la préparation a pris le pas sur l’échange lui-même... Les maîtres d’ouvrage observés n’ont pas les mêmes attitudes : RTE met en place une défense très statique, reposant sur des argumentaires éprouvés lors de débats précédents, et qui ont pour objectif de faire barrage à tout projet d’enterrement des lignes THT. Dans le débat, l’argument central développé est l’innocuité des lignes THT pour la santé humaine, mais cet argument est justement mis en cause par des travaux scientifiques. La défense de la forteresse argumentaire mobilise alors des arguments qui se révèlent dangereux à manier : par exemple lorsque le chef de projet apporte pour preuve de l’innocuité que de nombreux agents de RTE habitent effectivement sous les lignes et n’en ressentent aucune gêne. Il fait témoigner un de ses agents lors d’une réunion, ce qui achève de rendre l’argument suspect, et finalement irrecevable. L’équipe projet d’EDF a construit une défense apparemment plus dynamique du projet EPR. Cette défense est organisée de manière concentrique. Un argument est au centre du dispositif de justification de l’EPR : l’effondrement de la production à partir de 2012 qui justifie la construction d’un nouveau réacteur. Le reste des arguments ne sont que des contreforts à cet argument central. Ainsi le développement des énergies renouvelables par EDF est mis en avant pour « occuper le terrain » plus que pour justifier l’EPR. De la même manière, les questions de politiques énergétiques, qui relèvent de l’État, sont plusieurs fois traitées par le maître d’ouvrage, lorsque la réunion est calme ; dans le cas contraire, le maître d’ouvrage se replie sur son cœur d’argumentaire, et refuse d’assumer les choix de l’État, pour revenir à la posture d’industriel responsable obligé de faire face à une urgence. Dans le cas d’EDF, la présence massive des salariés de l’entreprise dans le public peut aider le maître d’ouvrage à recentrer son argumentaire sur ses points les plus forts, à l’occasion des questions posées par ces personnes, par exemple sur la faible émission de CO2 de la filière nucléaire.
4. Cette anticipation des questions permet à la fois de préparer les réponses orales et écrites, qui feront gagner du temps au maître d’ouvrage dans la rédaction et l’envoi des réponses aux questions posées en réunion et par Internet.
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UNE BASE COMMUNE ET NÉGOCIÉE AUX DÉFINITIONS DES SITUATIONS D’INTERACTION On voit ainsi vers quelles stratégies argumentaires la conflictualité attendue des débats a mené les maîtres d’ouvrages. Mais au cours de la préparation de ces débats, la Commission nationale du débat public et les Commissions particulières au fil de leur constitution ont eu à partager ces craintes. Dans cette période où se constituent les cadres de l’échange, la Commission particulière du débat sur les déchets radioactifs a reçu un grand nombre d’avertissements et de mise en garde concernant le champ du débat, et l’obligation de « bonne tenue » qui lui incombait. Poussées par ces exigences, les Commissions particulières « déchets radioactifs » et EPR ont cherché à scénariser très fortement les débats, ce qui permet de prouver qu’elles ont effectivement autorité sur le débat, mais qu’elles savent le contrôler. Dans le rapport aux maîtres d’ouvrage, la scénarisation et le contrôle du débat sont donc à la fois des preuves d’autonomie et de soumission. Un autre point commun, si chaque commission élabore son projet, il reste un point renvoyé à l’extérieur du débat : la question de la poursuite du nucléaire en France. Si la controverse sur le nucléaire porte en grande partie sur ce point, chacun des débats est l’occasion de renvoyer ce choix à une période future située entre 2015 et 2020 selon les intervenants. La CNDP, contrainte sur ce point par la loi de 2005 et la pression de l’État (ministères et Parlement), tente de valoriser ce choix : ses membres estiment qu’en plaçant les premiers débats dans la perspective d’un futur grand débat, ils construisent la légitimité de la CNDP à organiser ce dernier en 2015. L’euphémisation et la limitation de la portée des débats sont ainsi présentées comme le résultat d’une vision à long terme et ambitieuse du débat public.
LA CONSTRUCTION DES MODALITÉS DE CONTRÔLE DES DÉBATS On a vu à quels dangers se sentent exposés les maîtres d’ouvrage dans ces premiers débats nucléaires. Il faut à présent souligner les risques qui pèsent sur le débat public à se « frotter au nucléaire ». Les trois débats décrits correspondent à trois situations inédites ou presque pour la CNDP : un débat d’orientation générale préalable à une loi (déchets radioactifs), un débat sur une infrastructure décidée (EPR) et enfin un débat « lié » (THT Cotentin-Maine). Les Commissions particulières ont alors pour préoccupation centrale de préparer les réunions afin qu’elles ne débordent pas des
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cadres impartis et négociés au préalable. Elles mettent un certain nombre d’outils en place pour effectuer ce contrôle. D’abord les calendriers de réunions sont assez explicites quant à la volonté d’encadrer plus ou moins la parole du public et des participants. La commission « déchets radioactifs » met en œuvre un dispositif qui cantonne la possibilité d’interpellation générale aux quatre premières réunions, les auditions du public. Il est cependant convenu d’emblée que les réponses à ces questions ne seront pas fournies sur place mais au cours des tables rondes organisées à Paris, au cours desquelles le temps de parole du public est presque inexistant. À l’inverse, le débat THT organise des réunions de proximité en fin de débat, lorsque l’ensemble des arguments auront été développés dans les réunions thématiques : les questions du public devraient alors trouver réponse naturellement dans le corpus argumentaire déjà élaboré. On a vu que c’est au contraire la controverse qui s’est exprimée pleinement au cours de ces réunions, donnant aux opposants au projet l’occasion d’une démonstration de la force de leurs arguments. Il est intéressant de comparer le sort réservé aux réunions thématiques dans ces calendriers : les trois débats en ont une approche très différente. Le débat « déchets radioactifs » les déstructure en deux types : les thématiques centrales portant sur les trois axes de la loi de 1991, et les thématiques latérales, regroupées sous le terme de « gouvernance et déchets », qui se déroulent en fin de débat. Ce sont donc les réunions de La Villette qui sont au cœur de la continuité du débat et de sa dynamique espérée. Or elles échouent à inscrire un dialogue dans le temps, puisque la commission s’intéresse essentiellement à faire la synthèse des arguments techniques pour sa propre compréhension, dans le but d’une restitution au public. La conception même du débat « déchets radioactifs » renonce à l’enjeu de la constitution d’un public de profanes éclairés. Les deux autres débats sont plus proches d’une conception « standard » du débat public : les réunions thématiques sont placées en milieu de calendrier, moments d’approfondissement précédant la regénéralisation du débat vers les populations locales (débat THT) ou vers la population nationale (débat EPR). Mais sur l’EPR, ces réunions souffrent de plusieurs incohérences : la localisation très dispersée, la volonté du Président d’y maintenir un moment d’échange généraliste, le décalage entre les éléments élaborés par la commission et la nature des questions du public. Finalement, c’est seulement sur le débat THT que les réunions thématiques jouent un rôle proche de celui auquel elles sont dévolues. Suivies effectivement par une « caravane du débat » en formation, elles favorisent une dynamique du débat en permettant l’approfondissement et le tri des arguments. La réunion consacrée à la santé humaine, plusieurs fois repoussée, est à ce titre exemplaire.
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CONSTRUIRE OU ACCOMPAGNER LA DYNAMIQUE DU DÉBAT ? D’autres éléments permettent d’affiner la définition des modèles de débat mis en œuvre. Ils consistent chacun en un agencement différent des éléments de la dynamique d’un débat. On peut décomposer aisément cette notion en trois composantes principales : la dynamique des échanges (les conditions pratiques de la prise de parole et de l’écoute), le mouvement des arguments (l’émergence, la reprise ou la disparition d’arguments au fur et à mesure des réunions), et le mouvement du projet (les changements apportés par le débat au projet). Il est intéressant de noter que ces débats se déroulent dans un climat de suspicion générale vis-à-vis du nucléaire sur deux de ces éléments : l’incapacité historique de débattre du sujet (dynamique des échanges), et l’immobilité des acteurs du nucléaire qui passent les projets sans permettre leur modification (mouvement du projet). Sur ces deux points, les débats sont sommés de faire la preuve de la dynamique, et donc de leur utilité. Cette obligation de créer une dynamique est renforcée par le boycott des associations antinucléaires des débats « déchets radioactifs » et EPR : les participants cherchent dans la dynamique du débat une preuve de l’utilité de leur présence : « On a finalement bien fait de venir puisque le débat a fait bouger quelque chose. » Vis-à-vis de cette obligation, les trois commissions font des choix divergents, qui les amènent à assumer un rôle plus ou moins actif dans la construction de la dynamique du débat. La commission « déchets radioactifs » cherche à peser essentiellement sur les termes de la décision publique (rouvrir les horizons), et se positionne en instructeur du dossier de la gestion des déchets radioactifs : elle se constitue comme le principal destinataire du « tour des arguments » qu’elle organise, et porte son travail sur le contenu des arguments. Elle est l’opératrice de la dynamique du débat, qu’elle acte par un compte rendu intermédiaire et des notes préparatoires aux réunions, qui portent sur le contenu du dossier. Cette posture d’instruction est déjà présente dans les choix préparatoires de la commission et l’appel qu’elle fait à plusieurs titres à la contre-expertise dès cette période. La commission THT Cotentin-Maine fait un choix presque inverse : elle s’attache à la dynamique des échanges en premier lieu, en se positionnant comme simple greffière de l’échange, animatrice a minima. Elle acte les échanges oralement à la fin des réunions, et se contente d’en rendre compte. Correspondant à un rôle plus classique de tiers organisateur et garant du débat, son choix est également orienté par les difficultés de débattre pleinement de l’opportunité du projet, liée au réacteur EPR. Enfin la commission EPR est traversée par les deux visions du débat. Certains de ses membres souhaitent instruire le projet EPR dans son
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contenu, et l’atelier thématique préparatoire suit cette logique. Mais le Président a pour objectif corollaire de développer un échange dynamique avec le grand public et les citoyens partout en France. Au gré des difficultés, cet objectif n’est pas abandonné mais reste source de frustration et de désinvestissement. Ne sachant sur quoi doit porter le processus de constatation progressive des échanges, aucun membre de la commission ne se risque à acter l’avancée du débat. La commission, qui attendait des acteurs qu’ils portent eux-mêmes la dynamique du débat, ne parvient pas à assumer ce rôle.
METTRE L’ÉCHANGE AU PAS, OU LA LIMITATION DES RÔLES DU PUBLIC Ayant saisi quels rôles les commissions se sont donnés, on peut maintenant appréhender certains dispositifs organisationnels des débats. Dans la conduite des débats « déchets radioactifs » et EPR, l’obligation de neutralité du tiers organisateur évolue vers un objectif d’équité entre les pour et les contre, comme si le rapport du nombre, pourtant nié par les principes mêmes du débat public (seule compte la force des arguments), mettait d’autant plus en danger le déroulement du débat. La volonté de la CPDP d’assumer un débat contradictoire et de le montrer se concrétise par la mise en scène de cet équilibre dans les tribunes. Cependant, compte tenu du boycott des associations et des spécificités de l’expertise dans le domaine nucléaire, l’égalité n’est jamais atteinte, à moins que la réunion ne s’annonce comme très houleuse et que plusieurs acteurs du secteur nucléaire se déclarent indisponibles5... La pratique « d’équilibrage de la tribune » apparaîtrait ainsi comme une façade adoptée par les CPDP pour tenter de masquer la prégnance des acteurs du nucléaire dans ces débats. Les protocoles définissant les modalités de prise de parole, qui sont mis en place par chacune des Commissions particulières, ont un fort impact sur les déroulements des débats. Les questions écrites par exemple sont choisies, lues de manière chronologique ou tirées au sort, parfois renvoyées aux autres débats... Le principal effet de ces règles est une réduction de la spontanéité des échanges. Sur le débat « déchets », plusieurs outils de réduction de la spontanéité se complètent et vont être maintenus presque jusqu’à la fin du débat. Le dispositif des questions prises cinq par cinq dans l’ordre d’arrivée a plusieurs fois pour effet de briser net un début de débat contradictoire. De cette façon la CPDP empêche tout effet potentiel de spirale dans l’échange. Elle pratique également le renvoi des questions : parfois à une autre réunion 5. Réunion publique de Laval – Débat EPR Flamanville.
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lorsque la thématique de la question paraît décalée, mais plus souvent au compte rendu d’une réunion déjà tenue, disponible sur Internet, et qui suffit à acter l’existence de cette question. Dès lors la formulation de cette question peut être requalifiée en prise de position, s’additionnant à celles déjà enregistrées, et ne nécessitant pas de réponse. En d’autres termes, dans la perspective du tour des arguments, la commission ne s’intéresse au cours des réunions qu’aux questions inédites, de plus en plus rares au fil du débat. Cette disqualification de la répétition des questions du public justifie de ne pas multiplier les réunions, et le faible nombre de réunions organisées. Sur le débat EPR, on observe une évolution presque inverse au fil du débat : au début les règles adoptées sont calées en prévision d’une forte participation du public et d’une nécessaire régulation stricte de la parole, manière pour la CPDP de construire sa légitimité par la mise en place d’un protocole d’animation rigoureux et visible. L’absence de public va rendre cette règle caduque, et le maintien des questions écrites paraît étonnant. L’incapacité de la commission à sortir franchement de ce système pour redynamiser l’échange peut être analysée selon plusieurs hypothèses : celle d’un engagement préalable vis-à-vis du maître d’ouvrage, ou plus simplement le légalisme procédural qui permet au moins de sauver les apparences d’un débat public « dans les règles ». De ce fait, on observe dans le débat EPR les mêmes cassures que dans le débat « déchets radioactifs ». Sur la ligne THT, enfin, la salle prend la parole directement et intervient de plus en plus souvent dans l’adaptation de l’ordre du jour, en demandant à passer rapidement sur les questions accessoires pour aller aux points qu’elle juge essentiels.
LA DIFFICILE CONSTRUCTION D’UNE LÉGITIMITÉ DU DÉBAT PUBLIC Les trois débats observés présentent des modalités et des caractères totalement différents, qui peuvent dessiner des modèles de débat public. Pourtant aucun de ces dispositifs n’a accordé au public un rôle différent du spectateur. Même dans le débat THT Cotentin-Maine, les acteurs participant à la « caravane du débat » ont considéré le public comme un auditoire qu’il s’agissait de convaincre, voire comme un réservoir de mobilisation locale. La perspective d’une participation, voire seulement d’une expression fidèle des craintes et des intérêts de la population dans le débat public, semble donc éloignée des dispositifs observés. En ce sens, le débat public, en se confrontant au nucléaire, n’a pas permis la rencontre avec un public, mais s’est vu plutôt conforté dans deux de ses dimensions essentielles et opposées : une procédure administrative d’instruction d’un problème où
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l’autorité de la commission est mise au service de la mise en ordre des arguments et de la mise au pas des échanges (modèle de l’instruction) ; une arène de construction et de mesure d’un rapport de force entre « opposants compétents » et maître d’ouvrage (modèle du greffe). Le débat EPR, qui « a couru ces deux lièvres à la fois », est présenté comme un échec patent : il a en effet également échoué à donner un rôle au public. Mais il nous semble que cet échec est lié à l’incapacité de fournir d’autres modèles de débat que celui de l’instruction ou du greffe. En situation très contrainte, les commissions ont fondé la légitimité du débat sur leur autorité administrative, et non sur l’intensité des échanges avec les citoyens. L’expérience des débats « nucléaires » tend à relativiser l’intérêt et l’efficacité, pour la qualité des débats, de ce cadrage très serré des échanges.
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Un débat en débat. À propos du débat public sur le projet de centrale électronucléaire « EPR, tête de série », à Flamanville (Manche)
Françoise Zonabend Entre novembre 2005 et février 2006, s’est tenu un débat public à propos du projet de construction d’un réacteur électronucléaire, tête de série EPR (European Pressurised Reactor), à Flamanville dans le département de la Manche. Saisie par Électricité de France (EDF), maître d’ouvrage, la Commission nationale de débat public (CNDP) a estimé que les « objectifs, la nature et l’importance du projet et sa place dans la politique énergétique nationale lui donne un caractère national » et a décidé de nommer une Commission particulière de débat public (CPDP)1 pour débattre, sur tout le territoire français, de l’opportunité, des objectifs et des caractéristiques principales du projet. Ayant été partie prenante de ce débat, en tant que membre de la Commission, il m’a paru intéressant de restituer un bilan critique succinct de cette expérience tout en sachant que cette position peut poser problème tant pour l’observation que pour l’analyse. En effet, qu’est-il possible de révéler des discussions poursuivies au sein de la commission particulière ? Quel rôle et quelle place nous sont échus du fait d’avoir été choisie comme membre de cette commission et fallait-il accepter d’y participer ? Comment tirer un bilan, tant méthodologique qu’informatif, du fonctionnement interne de la commission ? Toutes ces questions demanderaient de plus vastes développements impossibles à aborder dans le cadre étroit imparti ici. Aussi ai-je pris le parti de me situer dans cette restitution du seul point de vue externe – c’est-à-dire de discuter de la forme prise par ce débat dans la société civile – et de rester pour ce faire, en ethnographe que je suis, au plus près du « terrain », d’apporter 1. Présidée par Monsieur Jean-Luc Mathieu, cette CPDP était composée de Mmes Danielle Faysse, Annie Sugier et Françoise Zonabend et de Mrs Michel Colombier et Roland Lagarde. Soit six personnes à parité de sexe et d’âge, choisies par le président de la CPDP pour leur indépendance d’esprit et leurs compétences diverses sur le sujet du nucléaire.
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des faits ou de m’appuyer sur des descriptions susceptibles, selon moi, d’offrir matière à comparaison et à généralisation. Il n’en demeure pas moins que se pose la question de la pertinence qu’il y a à réfléchir et tenter de généraliser sur l’institution qu’est le débat public à partir d’un cas très singulier, tant du fait de son objet que par les conditions particulières dans lesquelles il s’est déroulé. Mais on ne saurait faire l’impasse d’un débat sous prétexte qu’il est atypique ou trop particulier, surtout qu’en la matière les données quantifiées ne sont guère plus probantes ou concluantes. Il s’agit plutôt de chercher à comprendre les contraintes rencontrées par ce débat précis, puis d’apprécier les stratégies mises en place pour tenter de lui octroyer son entière légitimité citoyenne et ainsi donner à voir et à comprendre, par ce cas exemplaire, ce qui surgit au croisement d’une institution politique et d’une histoire sociale et économique singulière. Toutefois, subsistera une interrogation : dans cette conjoncture et sur ce sujet, y avait-il véritablement matière à débat public et peut-on ou doit-on, à partir de là, proposer quelques réflexions d’ordre plus général ?
LES CRISES DU DÉBAT, UN DÉBAT EN CRISE Dès la phase de préparation des outils2 du débat, puis au cours de son déroulement, de nombreuses remises en cause se sont exprimées qui firent, à plusieurs reprises, s’interroger la CPDP sur l’opportunité à poursuivre sa mission ou le bien-fondé de son propre engagement. Ainsi, alors que la CPDP est constituée et travaille à l’élaboration de ses outils, la loi programme fixant les orientations de la politique énergétique de la France est promulguée le 13 juillet 2005. En annexe de cette loi, il est expressément dit que pour pourvoir à ses besoins en électricité, dans les années futures, EDF est chargé de construire l’EPR. Puis, le débat étant en cours, des représentants du gouvernement ou des parlementaires ont régulièrement marqué leur engagement en faveur du programme EPR et déclaré que la décision de sa réalisation était acquise : visite du Premier Ministre sur le site de Flamanville, déclarations du Président du Conseil 2. Les outils du débat, décidés et élaborés sous le contrôle de la CPDP, ont consisté dans le Dossier du maître d’ouvrage présentant les caractéristiques techniques, économiques et environnementales de l’EPR, en un Cahier collectif d’acteurs regroupant sur une trame commune, les positions d’un certain nombre d’acteurs de toutes opinions sur les questions de l’énergie et sur l’opportunité de l’EPR. À ces documents sont venus s’ajouter des Cahiers particuliers d’acteurs. La CPDP a aussi réuni, juste avant le démarrage du débat, des Ateliers thématiques où une soixantaine d’experts et d’acteurs sont venus approfondir les principales problématiques et enjeux du débat. Ces échanges furent synthétisés, sous forme écrite et audio-visuelle, par un journaliste scientifique : Paul de Brem.
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général de la Manche, du Ministre délégué à l’énergie, visant à dénier tout droit de débattre à la CPDP. Enfin, lors des voeux du président de la République à la Nation, en janvier 2006, il annonce comme acquis le lancement de l’EPR à Flamanville3. À ces déclarations intempestives s’est ajouté, en plein mois d’août alors que la commission était dispersée, la remarque d’EDF au président de la CPDP sur le risque de compromission que comportaient les six lignes inscrites dans la contribution du réseau « Sortir du Nucléaire » et publiées dans le Cahier collectif. Après avoir demandé l’avis du Haut Fonctionnaire de la défense du Ministère de l’Industrie qui confirma que ces lignes pouvaient porter atteinte au secret défense, le président de la CPDP — qui avait pris ses distances vis à vis de cette position dans l’introduction du Cahier Collectif — s’inclina devant les dispositions du Code pénal et fit rayer ces lignes dans le Cahier. Arguant de cette censure et de l’impossibilité d’avoir accès à une information sûre et complète, un certain nombre d’associations et d’acteurs indépendants qui avaient participé au Cahier collectif, décidèrent de se retirer du débat alléguant que les « conditions de transparence et d’ouverture » n’étaient pas garanties. La date de début des réunions publiques fut alors repoussée. Pendant toute sa préparation et son déroulement le débat public « EPR » aura donc été contesté voir dénié. Il est lancé alors que la décision de construire l’EPR est prise. Dès lors, comment débattre d’un sujet et d’un objet si, dans les principes, tout semble réglé. Au moment de son démarrage une partie des acteurs du débat se retire, dès lors, comment assurer des réunions pluralistes et contradictoires ? Malgré ces contretemps et ces vacillements, le débat a eu lieu. Mais pour lui garder son caractère démocratique et lui donner toute l’ampleur informative que le sujet nécessitait, nous avons d’une part multiplié les interventions auprès des pouvoirs publics4, d’autre part nous l’avons orienté vers des investigations imprévues par la mise en place de groupes de travail constitués d’acteurs d’obédiences institutionnelles et d’opinions diverses5. Les investigations de ces groupes s’avérèrent si essentielles et 3. Cette déclaration fut si vivement ressentie par les membres de la CPDP qu’il fut question pour elle de démissionner et d’arrêter le processus du débat. Un vote fut décidé, au sein de la commission, qui donna pour résultat trois voix pour et trois voix contre. Réglementairement la voix du président comptant double, et celui-ci ayant voté « oui », il fut décidé de poursuivre. Mais cette discussion et la décision s’inscrivirent comme une faille, entre les membres de la Commission. 4. Entre autres une lettre de protestation au président de la République (Cf. annexes 11 et 12 du Compte rendu du débat public [CPDP EPR, 2006]). 5. Il s’agit, tout particulièrement, des deux groupes de travail portant respectivement sur l’accès à l’information et sur les besoins futurs en énergie et dont les résultats constituent des rapports annexes au compte rendu final [CPDP EPR, 2006].
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fondatrices qu’un certain nombre d’acteurs associatifs et d’experts indépendants revinrent dans le débat, s’y associèrent pleinement lui donnant la pluralité critique qui s’imposait. Toutefois, le fil rouge du débat tient en cette phrase entendue à chaque réunion : « Débat-bidon ». Celle-ci fut martelée à l’extérieur de la salle par les manifestants rassemblés à l’entrée et reprise par les questions du public présent aux réunions : « Pourquoi discuter, la décision est prise, tout est plié ! Comment discuter, alors qu’on ne peut s’informer ! » Telles furent les affirmations de fond qui nous ont suivis au long de quatre mois de réunions, ont imprégné la légitimité du débat, en ont réduit l’audience citoyenne et firent chanceler à plusieurs reprises les convictions civiques des membres de la CPDP.
UN DÉBAT POUR QUI ? POUR QUOI ? COMMENT ? Les prises de positions des politiques au plus haut niveau influèrent certainement sur la visibilité du débat. C’est ainsi que, ayant pris acte de celles-ci, les élus nationaux ou locaux, les corps institutionnels intermédiaires, n’ont ni joué leur rôle de relais de l’information ni donné au débat toute la publicité qu’une telle problématique — l’énergie nucléaire, jamais soumise à expertise en France — exigeait. Ils ne se mobilisèrent guère sauf dans la Manche, département concerné par l’installation de l’EPR. De même, la décision de certains associatifs de quitter le débat a sans doute joué un rôle non négligeable dans le relatif désintérêt de la presse nationale et locale, ainsi que du public citoyen vis-à-vis de cette procédure consultative. Alors que le débat fut bafoué par les politiques, peu soutenu par les médias et que certains réseaux associatifs ne jouèrent pas leur rôle d’incitateur, la société civile fut malgré tout présente6. Sans doute pas aussi massivement qu’on l’espérait, mais souvent y ont figuré des représentants de la génération étudiante, ce qui est encourageant, contrebalancé, il est vrai, par la présence importante de salariés du maître d’ouvrage. Sans doute un public diversifié fut plus présent dans les régions directement concernées aujourd’hui par l’EPR — encore que là nous avons eu le sentiment que la parole n’était pas toujours libre de s’exprimer… Ailleurs un public élargi et diversifié fut plus difficile à atteindre malgré les efforts de communication développés pour faire savoir, localement, la tenue d’une réunion ouverte sur l’énergie nucléaire. Certes, il ne faut pas oublier, dans cette perspective de publicité des débats, le site Internet qui fut mis en
6. Chaque réunion rassembla entre 100 à 150 personnes.
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place dans le même temps et où tout un chacun pouvait télécharger les outils du débat et y participer par un système de questions-réponses7. Cette difficulté à faire venir la société civile tient peut-être aussi à la technicité du sujet débattu. Sur un tel objet aussi complexe et technique, il était à craindre que les débats se passent entre experts et le citoyen moyen peut craindre de ne pouvoir y participer. Parfois, il est vrai, que les questions posées et les réponses données ont pu donner cette impression. Dès lors, les efforts de la CPDP ont porté vers plus de pédagogie et une poursuite du dialogue entre les divers protagonistes : citoyens, experts contradicteurs, représentants du maître d’ouvrage. Soulignons que souvent des applaudissements clôturaient les réunions et que les participants se déclaraient agréablement surpris par la clarté des controverses soutenues et par l’intérêt des débats. De plus, le déplacement des débats de ville en ville et la non-familiarité du public avec la problématique du nucléaire, nous a fait constater que, au fil des réunions, ne s’effectuaient aucune « mémorisation », aucune « capitalisation » des acquis du débat qui auraient permis d’avancer dans la connaissance du sujet ou d’approfondir des points litigieux. À chaque réunion, nous avons du « refaire le débat », présenter l’EPR, objet de la controverse, puis tenter ensuite d’orienter les questions/réponses vers tel ou tel thème. Au long d’un tel débat itinérant, aux interlocuteurs multiples et changeants et qui délibéraient sur un sujet aussi complexe, comment faire pour permettre à la CPDP de jouer à fond son rôle de « passeur de l’information » auprès de la société civile ? Comment tenir compte des apports informatifs engrangés de réunion en réunion, approfondir ou poursuivre des controverses amorcées dans les débats précédents ? Faut-il mettre à disposition du public avant chaque réunion des fiches thématiques et informatives résumant les débats passés ? Demander, comme nous l’avons fait parfois, à un journaliste scientifique qui avait été chargé de synthétiser les points de controverses identifiés lors des Ateliers thématiques, de présenter les thématiques débattues ? Mais cette façon de faire s’avéra peu adaptée aux procédures questions/réponses adoptées dans les réunions. À l’impossibilité d’utiliser les connaissances acquises au fil des réunions, s’ajoute un autre trait. À propos du nucléaire les incertitudes sont grandes et les vérités sûres peu nombreuses ; dès lors quel sens donner aux controverses, quelles pondérations, quels ajustements peuvent se faire entre les parties ? Le rapport final de la CPDP tente de dresser l’inventaire, le plus honnêtement possible, de ces difficiles compromis entre des convictions non partagées. 7. Le site a fait l’objet de 22 000 consultations. Le document le plus téléchargé (le dossier du maître d’ouvrage) le fut 23 000 fois.
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Il est certain que pour cerner de telles problématiques complexes, les périmètres tant thématiques que géographiques où les traiter ne vont pas de soi. Le débat avait pour objet l’opportunité d’un EPR, tête de série, à Flamanville, ici et maintenant. Or pour en traiter dans toute son ampleur, il fallait l’élargir — comme l’avait décidé la CNDP dans sa lettre de saisine — à l’ensemble de l’hexagone et du moins vers les zones susceptibles de voir s’installer un EPR en remplacement des centrales actuelles bientôt obsolètes. De même, pour éclairer techniquement, économiquement, socialement toutes les facettes d’un tel projet, pour jauger l’ensemble des problèmes environnementaux et sociaux qu’il pose, nous avons dû multiplier les points de vue, aborder des thématiques non prévues. En d’autres termes, le débat s’est déplacé en amont et en aval du seul coeur industriel du sujet. C’est ainsi qu’il s’est ouvert aux réflexions et conclusions des groupes de travail — accès à l’information, bilan prospectif énergétique — mis en place pour répondre à des demandes spécifiques dont on n’avait pas anticipé l’importance. Certes, la participation active d’experts aux opinions contrastées et antinomiques, la présence discrète mais vigilante des associatifs opposés au nucléaire, l’écoute du maître d’ouvrage et son attention à fournir des réponses précises et claires malgré sa propension à s’enfermer sur ses seules compétences d’électricien, les questions du public, multiples, répétitives certes mais accrocheuses, nous permettent d’affirmer qu’un vrai débat s’est instauré au fil des réunions. L’avons-nous poussé aussi loin qu’il eût été souhaitable ? Nous ne le pensons pas. Mais le pouvions-nous ? La forte cohérence interne de l’objet nucléaire, son opacité pour le public, rend peut-être un débat démocratique impossible. De même, l’orientation vers de grands problèmes politiques ou techniques — accès à l’information, sûreté ou risques environnementaux — était-elle adaptée au formatage du débat public ? En d’autres termes, ces grands thèmes sociétaux sont-ils susceptibles de faire l’objet d’un débat public ? En sorte que, tel quel, le débat n’emporte pas, auprès de tous, l’adhésion. Les incidents de parcours énumérés plus haut le démontrent. Il reste alors à inventer d’autres ressources discursives, d’autres dispositifs réflexifs, pour que celui-ci puisse jouer tout son rôle : informer complètement le public afin que la société toute entière, tant civile que politique, puisse prendre, en toute connaissance de cause, les décisions qui s’imposent. Ce qui ressort de ce débat public sur l’énergie nucléaire, c’est qu’il nous a permis de nous livrer à un formidable apprentissage démocratique : il aurait pu ne pas avoir lieu, nous l’avons cependant tenu et mené à bien en l’adaptant de notre mieux à la demande sociale.
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Il est clair en effet que, vu les conditions politiques dans lesquelles ce débat s’est passé et sur un sujet aussi complexe, aussi technique et nouveau, tout était à inventer et sa faiblesse tient d’abord à la difficulté de trouver le ton qu’il fallait adopter, puis au cadre institutionnel et temporel où il s’est déroulé, enfin au choix des périmètres où l’inscrire. Quel ton ? À quel niveau pédagogique se situer sur un sujet aussi technique et complexe et avec le type de public avec lequel on souhaite communiquer ? Sur quels problèmes peut-on ou doit-on débattre avec la société civile ? Ces questions, associées au souci de mieux cerner les controverses du débat, nous ont incités à organiser juste avant que celui-ci ne démarre, les Ateliers thématiques. On nous a alors reproché de faire « le débat avant le débat ». Notre cadre institutionnel, la CNDP, ne s’est guère montrée attentive à nos difficultés ni ne nous a aidés, une fois le débat terminé, à divulguer auprès de nos demandeurs les résultats de nos travaux. Certes le rapport est distribué et mis en ligne, mais à quoi et à qui sert-il ? Aussi pensonsnous que le temps imparti au débat est mal proportionné : après une phase de plus de huit mois de préparation, suivie de quatre mois de réunions publiques, sitôt le rapport rendu, la CPDP est dissoute et ne peut entreprendre, durant environ quatre mois par exemple, l’indispensable suivi du débat, sorte de présentation auprès des politiques, des associatifs et des institutionnels, des conclusions auxquelles elle est parvenue et des propositions d’actions qu’elle suggère. Quels périmètres ? Quelles limites géographiques et thématiques fallait-il se donner ? La CNDP a décidé d’un débat avec un volet national, on nous accuse alors d’avoir « outrepassé le périmètre géographique » – la Basse Normandie – où d’aucuns pensaient que devait se tenir le débat. Au cours des discussions, nous avons abordé des thématiques qu’au départ nous n’avions pas anticipées. Aussitôt le reproche surgit : « Vous avez dépassé l’objet du débat »…. Dès lors, comment délimiter les périmètres où notre expression peut se situer ? Enfin, comment savoir ce qu’on attend d’un tel protocole ? En d’autres termes, il importerait que les règles du jeu soient claires pour tous. Nous tentons de faire passer l’information, nous pointons les controverses, nous montrons les zones obscures, nous repérons les trous noirs de la galaxie du nucléaire… Nous ne décidons pas, nous ne tranchons pas, nous ne délibérons pas… Mais, dès lors, comment faire entendre la voix et le poids du citoyen invité à participer à ces débats ? Pour que l’entreprise ait une dimension éthique et pédagogique, il faut que la parole citoyenne qui s’exerce dans cet espace public – où normalement toutes les positions
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sont dites et imputées aux uns et aux autres – soit véritablement libre et entendue et que l’on sache comment, d’une façon ou d’une autre, elle donne sens aux décisions politiques futures. La CPDP « EPR » a tenté de naviguer entre tous ces écueils, mais nous avons été conscients, tout au long de ces mois, que c’était peut être aussi le débat qui faisait débat.
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Participer au débat pour débattre ? Les difficultés de l’acculturation au débat public
Pierre Sadran Débattre : « Examiner contradictoirement avec un ou plusieurs interlocuteurs » (Dictionnaire Robert).
Cette définition simple permet d’emblée de comprendre que « débattre » renvoie à plusieurs significations susceptibles de se traduire en comportements différents selon qu’on vient au débat public pour « discuter » (« examiner quelque chose par un débat, en étudiant le pour et le contre, parler avec d’autres en échangeant des idées, des arguments sur un même sujet »), pour « délibérer » (« discuter avec d’autres personnes en vue d’une décision à prendre »), ou pour « négocier » (« établir un accord entre deux parties, régler un conflit par voie de négociation1 »). Or la polysémie du terme est pénalisante pour une procédure aussi récente que le débat public à laquelle chacun tend à participer avec sa propre culture de l’échange et de la confrontation, amenant avec lui, comme dans l’auberge espagnole, une grande partie de ce qu’il vient y consommer. Si le législateur a voulu que le débat public soit d’abord et avant tout une discussion ouverte au plus grand nombre autour d’un enjeu touchant à l’intérêt général, nombreux sont les acteurs du débat qui l’envisagent plutôt comme une délibération ou une négociation. Aucun de ces acteurs, jusques et y compris la Commission particulière chargée de l’organiser, n’est à l’abri d’une erreur d’interprétation sur le sens de l’action à mener, mais certains d’entre eux sont, par leur culture ou leur habitus, plus exposés que d’autres. C’est ce qu’on peut déduire d’une observation du débat public sur le contournement autoroutier de Bordeaux auquel il nous a été 1. Toutes ces définitions sont tirées du même dictionnaire d’usage courant, le Petit Robert.
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donné de participer comme membre de la Commission particulière du débat public (CPDP)2. Il est clair que chaque débat a sa spécificité et se caractérise par une configuration particulière d’enjeux et d’acteurs localisés ; dans le cas particulier du contournement autoroutier de Bordeaux, les « grands » élus étaient, en dépit de leurs divergences politiques, également convaincus, d’emblée, que le contournement devait se faire, et cela, en passant par l’ouest de l’agglomération. Leur opinion était donc arrêtée sur les deux premières questions que le débat avait précisément pour mission d’évoquer, et ce consensus préalable a paradoxalement pesé sur la mise en débat de ce projet, car, loin d’en favoriser le bon déroulement, il en a au contraire fragilisé la conduite. C’est parce que le débat public sur le contournement autoroutier de Bordeaux est marqué par quelques péripéties particulières (dont, bien sûr, la démission de la CPDP en raison de l’annonce prématurée, avant la fin du débat, de l’inscription du projet au programme arrêté par le Comité interministériel d’aménagement et de développement du territoire (CIADT) du 18 décembre 2003), qu’il peut servir de bain révélateur des difficultés d’une acculturation au débat public. L’innovation que porte la procédure du débat public repose sur un double postulat implicite, aussi généreux et ambitieux dans ses intentions mais aussi éloigné de la réalité que l’est, dans l’ordre juridique, le précepte « nul n’est censé ignorer la loi ». Le débat postule d’une part que chaque acteur situe clairement les rôles respectifs, comme si chacun avait une parfaite connaissance du scénario. Il suppose en second lieu que chaque acteur veuille en effet débattre au sens de discuter des avantages et des inconvénients du projet, c’est-à-dire attende du débat qu’il puisse construire sa conviction ou – idéalement – l’amener à en changer. Autrement dit, la réussite du débat dépend de la capacité des acteurs à se couler dans un rôle inédit et à se mettre à distance de leurs préjugés. Dans son intention fondatrice, le débat mobilise la figure idéale du citoyen non pas désincarné, (car il est pris comme riverain, militant associatif ou partisan, responsable institutionnel, élu, etc.), mais vertueux, informé et disponible pour un échange d’arguments sans arrière-pensée. Si l’on réfute ce postulat optimiste au nom du réalisme, on voit mal comment ne pas désespérer de l’innovation procédurale : la dynamique du débat, par les mobilisations qu’elle engendre, ne servirait en somme qu’à conforter et cristalliser des opinions déjà construites. Dès lors, à quoi bon débattre ? 2. Sous la présidence de Dominique Moyen, ingénieur général des Mines à la retraite, la CPDP comprenait un journaliste (Joël Aubert), un universitaire spécialiste de l’économie des transports (Philippe Mathis), un magistrat (Benoît Mornet), un ingénieur général du Génie rural et des Eaux et Forêts à la retraite (André Pointud) et un professeur de science politique (Pierre Sadran). Son secrétaire général était Jacques Baggio.
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Pourquoi dépenser autant de temps, d’énergie et d’argent3 pour vérifier ce que l’on sait déjà ou qui, de toutes façons, s’exprimerait par des canaux plus habituels ? La réponse peut tenir en une proposition simple : « Il faut malgré tout débattre pour apprendre à débattre4. » Autrement dit pour apprivoiser le débat, l’inscrire dans un processus de civilisation des mœurs politiques adapté aux sociétés complexes et pluralistes d’aujourd’hui, qui requièrent l’enrichissement de la démocratie représentative par des procédures maîtrisées de participation citoyenne. Or cet apprentissage suppose une véritable éducation de toutes les parties prenantes au débat. Les membres de la CPDP sont ici concernés, comme le sont les différents publics appelés à débattre. Mais ce sont les représentants, élus et décideurs, qui ont le plus de chemin à faire pour s’approprier cette nouvelle culture du débat.
LA PRISE DE RÔLE DE LA COMMISSION PARTICULIÈRE DU DÉBAT PUBLIC Cet acteur collégial qu’est la CPDP, émanation d’une autorité administrative indépendante encore peu connue, se présente d’abord comme une entité composite, hétérogène, dont les membres font connaissance à l’occasion de la mise en place du débat. Or il importe que la commission se forge une idée juste de sa propre mission, qu’elle intériorise l’idée qu’elle n’est pas là pour donner son avis, mais pour organiser le débat et en rendre compte, et qu’elle tienne ce cap tout au long des quatre mois de sa confrontation avec des interlocuteurs très divers. Comme tout citoyen concerné, les membres de la CPDP ont leur sensibilité et leur opinion personnelle sur l’objet du débat avant que celui-ci ne s’ouvre. Il n’est pas si évident d’en faire abstraction en toute circonstance. Par exemple, travaillant en bonne intelligence et en relation suivie avec un maître d’ouvrage qui fournit informations et moyens, les membres de la commission sont exposés à une sorte de « syndrome de Stockholm » dont il leur faut, en permanence, se déprendre. Créer suffisamment de connivence entre ses membres pour que la commission sache réagir conformément à sa mission en toute circonstance sans araser la diversité qui, avec la collégialité de ses délibérations, garantit 3. La CPDP disposait pour le débat public sur le contournement autoroutier de Bordeaux d’un budget d’un million d’euros. On peut y voir un investissement raisonnable, rapporté au coût estimé de l’opération (un milliard deux cents millions), dans l’hypothèse où le débat fait la preuve de son utilité. Au cas contraire, la somme paraît exorbitante. 4. Dans la lignée des énoncés performatifs de John L. Austin, on soutient ici que participer au débat public, c’est apprendre à débattre, en acquérir les codes.
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son indépendance et son impartialité, dépend largement de la personnalité de son président, mais aussi de la dynamique de groupe qui s’installe au fil des délibérations. Le débat public sur le contournement autoroutier de Bordeaux a, de ce point de vue, constitué un test crucial pour l’avenir du débat public. Lorsque, le 18 décembre 2003, le CIADT a fait état de la décision gouvernementale prise avant la clôture d’un débat qui devait s’achever le 15 janvier 2004, et dont la CPDP n’avait évidemment pu rendre compte, l’attitude à tenir n’a pas été arrêtée tout de suite par les membres de la commission ; la question a fait débat puisque l’essentiel des positions et arguments avait été récolté sous la forme des réunions publiques et des cahiers d’acteurs. La position finalement adoptée (démission des membres de la CPDP demandant à leur président de rester en fonction pour rendre le rapport final) symbolisait l’attachement de ses membres à l’institution du débat public et la perception qu’ils avaient du rôle que leur avait confié le législateur via la CNDP. Il est très important que le tribunal administratif de Bordeaux vienne (le 1er mars 2007) d’annuler la décision du ministre de réaliser le contournement par l’ouest au motif que le débat ayant été prématurément interrompu, cette décision est entachée d’un vice procédural. C’est, quelle que soit l’issue d’un probable appel, la meilleure des consécrations, juridique et politique, pour le débat public et la justification rétrospective de l’interprétation exigeante que la CPDP avait donné de son rôle. La CNDP, qui a pris l’excellente initiative d’organiser un séminaire ouvert aux membres des différentes CPDP pour mutualiser l’ensemble des savoir-faire acquis au fil des 22 débats organisés depuis 2002, dispose ainsi d’un cas pratique qui devrait servir de point de repère.
L’APPRIVOISEMENT DES PUBLICS Le rôle de la CPDP n’est pas spontanément compris par les publics qui participent au débat car il est neuf et assez déconcertant puisqu’il ne relève d’aucun des schémas bien identifiés de l’action publique (consultation, concertation, co-production de décision, etc.). Il importe donc que la commission soit attentive aux formes et aux symboles qui contribuent à la pédagogie du débat, en se mettant par exemple à distance physique du maître d’ouvrage dans les lieux de débat. Mais au-delà de ces précautions, l’éducation du public suppose, en simplifiant, un double effort. Le premier consiste à intéresser le « grand public », celui qui est fait des citoyens « ordinaires », que l’on peut définir simplement comme n’appartenant pas préalablement à l’une des organisations (professionnelle, associative, partisane) concernées par le projet. On sait bien que le pari est
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d’emblée perdu pour les personnes les moins insérées socialement, et en dépit des précautions prises (choix des horaires et des lieux) le débat public sur le contournement autoroutier de Bordeaux n’a pas fait exception. La notoriété du débat, mesurée par sondages, a montré le succès de l’effort d’information et de publicisation du débat puisque 53% des personnes interrogées ont affirmé savoir qu’un débat était en cours, sans que cette proportion change significativement au fil du temps. Mais les trois quarts d’entre eux n’en savaient pas davantage, et 7% seulement ont recherché de l’information sur le projet. Lorsque, principalement dans le cadre des réunions « décentralisées » tenues dans les sous-préfectures, des citoyens « ordinaires » se sont déplacés, plusieurs sont partis avant la fin des échanges, déçus de constater que la question du tracé n’était pas abordée, alors qu’ils étaient venus « pour savoir où ça allait passer ». La publicisation du débat public se heurte à l’évidence à des limites sociologiques difficilement franchissables. En revanche le second effort, en direction cette fois des publics mobilisés par le biais d’une organisation, a, dans le cas du débat public sur le contournement autoroutier de Bordeaux, porté ses fruits. Sans sortir de son rôle, la CPDP avait en effet réussi à désamorcer largement les préventions initiales des uns et des autres et à « civiliser » l’expression des points de vue antagonistes. Des confrontations suffisamment libres pour que tous les points de vue puissent se faire entendre et suffisamment ordonnées pour que les échanges aient lieu, quelles que fussent les divergences, dans l’écoute et le respect mutuel, ont pu se tenir. L’acceptation des règles du jeu par des publics initialement méfiants, voire hostiles, fut telle que les coordinations associatives acceptèrent de prendre place sur l’estrade à côté des autres acteurs du débat lors de la dernière grande réunion publique. C’est au savoir-faire du président de la CPDP d’une part et à l’organisation de colloques où les opposants au projet se sont vus offrir la possibilité de solliciter des expertises contradictoires qu’il faut attribuer cette avancée significative dans l’appropriation du débat.
L’INCOMPRÉHENSION DES ÉLUS Titulaires indiscutés de la légitimité élective, les élus ont du mal à mettre à distance leur habitus de représentant, et à se dépouiller des logiques qui s’attachent à ce rôle – représentation d’intérêts territorialisés, incarnation d’une cause, construction d’un leadership –, pour endosser celui de participant au débat public. Ce qu’a révélé le débat public sur le contournement autoroutier de Bordeaux à cet égard, c’est, d’une part que des élus tout imprégnés d’une
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conception « incarnative » de leur mandat n’ont pas su sortir de leur registre habituel pour essayer de débattre en jouant le jeu de l’échange d’arguments, et d’autre part qu’il existe une fracture entre « grands » et « petits » élus. Si ces derniers ont été présents dans le débat, c’est, sauf exception, comme « élus-riverains », défendant des intérêts étroitement localisés dans une logique de type « Nimby5 ». En revanche les grands élus, ceux qui ont la charge de définir une stratégie de développement sur un territoire élargi, ont jugé inutile de participer, fût-ce par l’intermédiaire de représentants, aux réunions publiques et aux colloques. Forts d’une position ancienne et convergente, ils ont d’emblée considéré que le débat ne pouvait rien leur apporter. Candidement exprimée, cette attitude est remarquablement synthétisée dans l’« aveu » inconscient d’un membre du cabinet du président du Conseil général : « Notre institution ne va pas tirer de conséquences de ce débat particulier, mais elle se réjouit qu’une commission vienne dans notre assemblée pour nous demander notre avis. » Par ailleurs les mêmes élus, renforcés pour l’occasion par le Secrétaire d’État aux transports de l’époque, Dominique Bussereau, se sont bruyamment réjouis de l’annonce du CIADT, et étonnés en conséquence de la réaction vive de la CPDP. Participer au débat pour faire l’apprentissage de celui-ci est une nécessité encore très mal partagée par toutes les parties prenantes. Les suites du débat public sur le contournement autoroutier de Bordeaux, et notamment l’impasse dans laquelle se trouve aujourd’hui le projet montrent pourtant, a contrario que l’éthique démocratique et l’efficacité de l’action publique dépendent également d’une meilleure acculturation au débat public.
5. « Not in my backyard », ou, dans un équivalent francophone, OMA, « oui, mais ailleurs ».
III. Mettre en œuvre le débat public : scènes, coulisses et interstices du débat
Introduction
Scènes, coulisses et interstices du débat public
Cécile Blatrix
Ce sont les formes, les lieux du débat… et la place qu’y occupent ses différents acteurs, qui sont questionnés dans ce chapitre, qui souligne à la fois le caractère protéïforme du débat, et la diversité des formules utilisées dans son architecture d’un débat à l’autre. La métaphore théâtrale s’impose ici presque naturellement et va nous permettre de souligner, en guise d’introduction, les enjeux liés aux « mises en scènes » du débat. C’est la présence du public qui constitue peut-être le principal enjeu pour la réussite d’une telle représentation. Dans un contexte de « crise de la démocratie représentative », Pierre Lefébure souligne, chiffres à l’appui, que le débat public constitue une prestation qui peut se révéler moins attractive que la performance d’un grand maire à l’occasion d’un compte rendu de mandat. Mais le débat public se joue sur plusieurs scènes à la fois ; il ne se limite pas aux seules réunions publiques, et le public du débat ne saurait se réduire au seul public physiquement présent, comme le souligne Romain Rollant. Il existe également un public moins défini et relativement insaisissable qui, sans participer aux réunions, prendra connaissance du débat et de son déroulement via les supports d’information prévus, la presse, le bouche-à-oreille, etc. Le débat se joue aussi en ligne, en particulier quand Internet est utilisé par les CPDP non comme un simple outil d’information sur le débat et son contenu, mais comme un lieu de débat à part entière, alternatif au débat présentiel (Laurence Monnoyer-Smith). Différentes scènes de débat fonctionnent donc en parallèle, auxquelles correspondent des contraintes organisationnelles différentes, et des publics en partie différents. Le public des réunions publiques diffère des internautes, et le contenu de ce qui est exprimé change lui aussi : Laurence Monnoyer Smith et Pierre Lefébure aboutissent au même constat selon lequel c’est en réunion publique que se tient l’expression la plus contestataire, tandis
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que l’expression par courrier ou sur le site web est moins oppositionnelle. Le web peut alors constituer une façon de rendre possible l’expression de points de vue favorables au projet, positionnement parfois difficile à défendre dans le cadre d’une réunion publique. C’est cette diversité même des lieux et formes de participation… qui fait la richesse et l’originalité du débat public par rapport à d’autres dispositifs participatifs, et qui permet, dans une certaine mesure, d’élargir le public touché. Mais le débat se déroule également dans des espaces qui échappent au contrôle de la CPDP : réunions publiques parallèles, consultations à l’initiative d’élus, blogs, articles de presse, tracts, manifestations, etc. Les contributions nous rappellent que le débat ne survient pas dans un vide social, mais s’inscrit toujours dans un territoire marqué par une histoire, aussi bien en termes d’aménagements qu’en termes de pratiques participatives. Le débat lui-même est alors contraint par les concertations qui ont pu le précéder autour de projets d’aménagement : c’est le cas de la concertation sur la DTA qui a structuré la mise en débat du « contournement routier de Nice » (Pierrick Cézanne-Bert, Xavier Godard). Le débat s’articule enfin – de façon limitée dans le cas étudié par Pierre Lefébure – avec d’autres dispositifs de participation. Dans le cadre de ce débat sur l’extension du tramway des maréchaux, la CPDP mais aussi la Ville de Paris n’ont pas réussi à faire des conseils de quartier un relais du débat public. Comme pour toute représentation théâtrale, tous les personnages du débat ne font pas leur entrée sur scène au même moment ni de la même façon. Le témoignage de Xavier Godard nous fait d’ailleurs entrevoir les coulisses du débat, en particulier les différentes négociations avant et pendant le débat autour de la question de l’expertise et du choix des experts. La CPDP doit se mettre d’accord, et négocier avec le maître d’ouvrage et d’autres acteurs. Même s’ils ne maîtrisent pas la mise en scène du débat et résistent largement à ses règles, les élus, en tout cas certains d’entre eux, entrent en scène plus tôt que d’autres et peuvent même dans une certaine mesure peser sur son organisation et son déroulement. Pour ces acteurs, le débat peut ensuite être le lieu d’affichage d’arrangements négociés préalablement (Rémi Lefèbvre, Pierre Lefébure). Ainsi, le débat public est inégalement public et il existe une forme de débat avant le débat. Dire que le débat ne survient pas dans un vide social signifie aussi qu’il ne suffit pas de proclamer les règles du jeu de la délibération pour abolir la logique représentative ; presque toutes les contributions s’attachent à le souligner : celle-ci se manifeste avant, après, et au sein même du débat. « Tout s’est passé comme si la démocratie représentative […] avait repris le dessus au sein même du débat public », nous dit Xavier Godard. On est
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loin d’une égalité des participants devant le débat. Le positionnement des élus dans le cadre du débat public qui pose comme règle l’égalisation des conditions est particulièrement difficile et sans doute assez dissuasif pour eux. De fait, les élus qui participent ne renoncent aucunement à leur statut de porte-parole, et savent au besoin instrumentaliser le débat. Plus intéressante est la question de savoir pourquoi certains s’y impliquent, d’autres non. Ici la contribution de Rémi Lefebvre dégage des pistes pour comprendre à la fois ce qui détermine, pour un élu, la probabilité de s’impliquer ou non dans un débat, et les logiques de son positionnement dans le débat. L’égalité d’accès au débat est donc une fiction. Tout contribue à donner une place particulière aux élus, et, dans une moindre mesure, aux acteurs collectivement organisés. L’organisation temporelle et spatiale des échanges vient consacrer ces inégalités. La mesure des temps de parole, comme l’analyse de leur contenu, permet ainsi d’objectiver le caractère marginal de la participation des « simples citoyens » (Pierre Lefébure). Il existe ainsi des premiers et des seconds rôles, tandis que certains se cantonnent à de la figuration ou sont réduits au rôle de spectateurs. Les contributions réunies questionnent également la capacité d’un « échange d’arguments raisonnés » à déboucher sur une transformation des points de vue. C’est bien parce qu’il leur faut jouer leur « rôle » qu’il est peu probable que les élus modifient leur point de vue au cours d’un débat : ces derniers le voient plutôt comme une occasion supplémentaire de défendre une prise de position qui préexistait au débat et ressort intacte de l’« épreuve de la discussion » [Lefebvre, Lefébure]. En explicitant les raisons pour lesquelles les élus ne sont tout simplement pas en mesure de « jouer le jeu » du débat, Rémi Lefebvre pointe ainsi les limites de l’idéal délibératif. De fait, le débat reste souvent perçu par les élus comme une formalité, sorte d’« enquête publique en amont » (Romain Rollant). Pierre Lefébure relativise lui aussi l’évolution des points de vue possibles : dans le cas qu’il observe, ceux-ci ne changent guère de la première à la dernière réunion. De même le débat analysé par Pierrick Cézanne Bert met en évidence les effets limités du débat, investi par une « communauté débattante » qui lui préexistait pour prolonger un travail de compromis déjà en cours. Élus, maîtres d’ouvrage, associations, voire public… peuvent-ils faire autre chose que publiciser leur position et éventuellement consolider, grâce au débat, leur argumentation ? Dans une telle perspective, le débat apparaît comme une épreuve au terme de laquelle s’objective provisoirement un certain état du rapport de force entre les acteurs en présence. Au total, on le voit, les contributions soulignent bien la nécessité d’une analyse du débat public à partir d’autres attendus conceptuels que ceux de la seule théorie de la délibération, qui permettent en particulier de dépasser des approches trop centrées sur les discours, l’ « échange langagier »,
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pour s’intéresser davantage aux conditions de production de ces échanges (Laurence Monnoyer-Smith). De la mise en scène à la manipulation, il n’y a qu’un pas… Ce n’est pourtant pas une telle approche qui est défendue ici, et les contributions prennent toutes leur distance à l’égard d’une vision stratégiste et dénonciatrice, qui serait forcément réductrice, du débat public. Le débat public n’est pas neutre ni sans risque, il produit des effets propres que nul ne peut prévoir. Cet aspect, qui sera approfondi dans les deux chapitres suivants, transparaît clairement à travers les différentes contributions rassemblées ici. Le statut des acteurs peut changer au cours du débat, et des spectateurs peuvent finir par monter sur scène… Les enjeux en termes de légitimité liés à la participation au débat, sont ainsi bien soulignés par Romain Rollant comme par Pierrick Cézanne Bert : le débat constitue pour certains une opportunité pour se faire reconnaître comme interlocuteurs valables face aux services de l’État, aux élus, etc. On ne saurait non plus minimiser le risque que constitue le débat pour les aménageurs comme pour les élus. Des compromis préalables y sont mis à plat, des boîtes noires rouvertes, des questions techniques mises en débat (politique). S’il n’abolit pas la logique représentative le débat n’ouvre pas moins un temps qui peut s’analyser en termes de « crise », et Rémi Lefebvre utilise ainsi le concept de « conjoncture fluide ». De fait, l’intérêt de toute analogie réside aussi dans ses limites. C’est une bien curieuse représentation qui est proposée à travers un débat public : le texte de la pièce qui se joue n’est pas entièrement écrit mais laisse une place à l’improvisation, à l’imprévu, voire au « coup de théâtre ». En réalité, personne ne sait avec certitude quelle pièce on joue, ni n’en connaît la fin. C’est cette capacité des acteurs à occuper les différentes scènes du débat, à en utiliser voire en détourner les moindres interstices, en fonction de leur propre script, qui fait que la représentation peut toujours échapper au contrôle de tout metteur en scène, quel qu’il soit. C’est cette part d’incertitude et d’imprévisibilité qui explique sans doute pour une bonne part, la force de l’attachement manifesté au débat dès lors que son principe semble mis en cause.
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Le débat public en ligne : une ouverture des espaces et des acteurs de la délibération1 ?
Laurence Monnoyer-Smith 1
L’idée de « démocratie électronique » recouvre deux dimensions distinctes. La première concerne la matérialité des nouvelles pratiques politiques, leur instrumentation et leur tangibilité. La démocratie électronique consiste d’abord en l’implémentation de systèmes techniques, de dispositifs et d’agencements organisationnels nouveaux autorisant le déploiement de pratiques politiques plus ou moins originales. Cette notion de matérialité reste essentielle puisqu’elle dessine un nouvel environnement dans lequel peut se déployer l’action individuelle et dont il convient de mesurer à la fois la nature contraignante pour le citoyen et la dimension émancipatrice pour certaines formes créatives de participation. Cette forme de « technicisation » du politique, pour reprendre un terme habermassien, n’est pas a priori compatible avec l’émergence de pratiques démocratiques nouvelles. Leur observation par de nombreux chercheurs à travers le monde vient amplement souligner toute l’ambiguïté intrinsèque de la mise en place des nouveaux dispositifs électroniques participatifs [Shane, 2004]. La seconde dimension s’interroge plus profondément sur les évolutions des systèmes démocratiques contemporains que manifeste l’appropriation des systèmes techniques par les usagers des services publics et les citoyens. À travers la manipulation des nouveaux supports et la création de nouveaux usages, ce sont les perceptions de la citoyenneté, de la représentation politique et, plus largement, de la gouvernance des régimes démocratiques qui se trouvent dénaturalisés dans un mouvement de réflexivité caractéristique, selon moi, de ce qu’U. Beck nomme la « modernité seconde ». Dans cette 1. Cet article est tiré des travaux dirigés par l’auteur dans le cadre d’un contrat « Concertation, Décision, Environnement », financé par le ministère de l’Écologie et du Développement durable, portant sur l’analyse du débat public DUCSAI (plus connu sous le nom de « débat sur le 3e aéroport parisien »). Il a été réalisé en collaboration avec le laboratoire Communication et Politique du CNRS, S. Catellin, M. Doury, F. Ratokolinoa et P. Von Munchow. Le rapport, publié en avril 2005, est téléchargeable en ligne sur le site : www.lcp.cnrs.fr/pdf/Rap_Ducsai3.pdf.
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double perspective, matérielle et conceptuelle, la notion de « démocratie électronique » ne saurait se résumer ni à une forme d’utopisme démocratique – ce à quoi elle a pu se trouver réduite sous la plume de certains auteurs –, ni à une approche à visée normative exclusive d’autres formes, non numériques, de pratiques politiques. Afin d’acquérir une dimension heuristique pertinente pour la recherche, la notion de démocratie électronique doit permettre d’observer les pratiques nouvelles à l’aune de l’évolution des contraintes que ces agencements font peser sur les citoyens qui s’y meuvent. C’est précisément sur cette articulation entre les supports de la participation, les usages qui s’y trouvent progressivement pliés (dans le sens de Deleuze2) et les concepts qui nous permettent d’appréhender nos pratiques démocratiques que je voudrais insister dans cet article, à partir d’études de cas analysés par la recherche et de mes propres travaux sur le débat public DUCSAI (Démarche d’utilité concerté pour un site aéroportuaire international). À partir de l’analyse du dispositif DUCSAI, nous verrons que la configuration matérielle vient traduire une prise de position sur le fond du rôle et de la place du citoyen dans le débat public. L’évolution actuelle de l’utilisation d’Internet par la CNDP reflète une perception du débat assez marquée par la place de l’argumentation construite au cours de l’échange langagier entre les parties prenantes. Ce choix emporte des conséquences quant à la nature du public drainé par ce type de dispositif participatif et pose la question épineuse de l’intégration la plus large possible des citoyens dans le processus de discussion. Dans un second temps, une analyse plus pointue des pratiques qui se sont développées autour du support numérique durant le débat DUCSAI permettra de montrer dans quelle mesure la démocratie électronique est susceptible d’apporter au débat public une hétérogénéité de points de vue vertueuse pour la discussion démocratique et avec quelles limites. Nous pourrons ainsi voir que, sans pouvoir seulement prétendre résoudre la question difficile de la crise de la représentativité dans les sociétés modernes [Rosanvallon, 2006], une approche en termes de démocratie électronique permet néanmoins de s’interroger sur le lien entre modalités de participation et public citoyen participant à la discussion au sein de l’espace public.
2. Deleuze développe la notion de Pli que la mathématique de Leibniz fait émerger du constat de la courbure du monde. Le pli est dès lors ce qui résulte du point de vue de la monade (sujet) sur le monde. Toute perspective est marquée, dans un monde courbe, par une série de points d’inflexions qui masquent des plis dans lesquels se concentrent une partie de la réalité invisible à l’œil. Dans ce sens, se retrouvent pliés et observables selon des points de vue différents, des états du monde que seule une opération d’abstraction permet de déplier et d’expliciter. Une explicitation de cette notion philosophie très riche pour notre propos est disponible à l’url : www. webdeleuze.com/php/texte.php?cle=47&groupe=Leibniz&langue=1.
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À LA RECHERCHE D’UNE ARTICULATION ENTRE LES MODALITÉS DE PARTICIPATION EN LIGNE ET HORS LIGNE
À certains égards, le débat DUCSAI peut être qualifié de procédure de concertation originale. En effet, si elle s’intègre bien dans la lignée des nouveaux dispositifs participatifs qui fleurissent depuis le début des années 1980 [Blondiaux, Sintomer, 2002], elle introduit cependant une dimension supplémentaire par le biais d’un site web assez complet et offre ainsi aux citoyens une forme alternative d’intervention au sein du débat public. Rappelons que le débat DUCSAI, qui se déroule entre février et octobre 2001, avait pour objet le choix de la localisation de la 3e plate-forme aéroportuaire de la grande région parisienne dont le principe avait été arrêté par le ministre des Transports Jean-Claude Gayssot en octobre 2000. Il résulte d’un compromis entre le ministère des Transports qui souhaite pouvoir rapidement désengorger Roissy tout en laissant à Air France des possibilités d’extension, et le ministère de l’Environnement qui revendique a minima la prise en considération de problématiques environnementales et sociales liées à une telle infrastructure. Son principe est finalement arrêté par le Premier ministre, Lionel Jospin, après des mois de tergiversations entre les différentes composantes de la majorité plurielle de l’époque : il en résulte que le débat ne portera pas sur l’opportunité de la réalisation de la plate-forme mais sur sa localisation. La concertation est confiée au Président de la Commission nationale du débat public (CNDP), Pierre Zémor, parallèlement aux débats publics CNDP classiques d’alors3. Ces six mois de débat public ont constitué une forme « d’expérimentation » pour la CNDP : son Président a cherché à mettre en place un dispositif participatif qui offre la possibilité au citoyen d’intervenir au sein du débat quelle que soit la nature des contraintes qui pèsent sur son emploi du temps et sa mobilité. La nature hybride de la procédure (à la fois en ligne et hors ligne) est alors une innovation en France. En effet, la plupart des expériences menées dans l’hexagone se focalisent sur l’un ou l’autre des supports de débat ; les villes pionnières en matière de démocratie électronique ayant tendance à reporter sur le web certaines pratiques politiques, voire à en inventer d’autres, conçues spécifiquement pour Internet4.
3. Le débat DUCSAI n’entrait pas dans les prérogatives de la CNDP d’avant la loi de 2002 puisqu’il ne porte pas sur une infrastructure dont il s’agirait de définir les caractéristiques durant sa phase de conception, mais sur un projet d’infrastructure non encore élaboré. Ce type de débat fait aujourd’hui partie des nouvelles missions que la CNDP s’est vu attribuer en 2002. 4. On peut ici faire référence aux sondages et vote en ligne de la ville de Vandœuvreles-Nancy ou d’Issy-les-Moulineaux. Cette dernière cependant a assumé la transition avec sa télévision interactive qui ouvre les portes du conseil municipal aux citoyens par le biais de
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Le site web du débat Ducsai a ainsi servi de précurseur aux sites actuels de la CNDP, mis en ligne le 10 mars 2003 : à la fois centre de documentation (documents versés au débat par le maître d’ouvrage, études préparatoires, cartographie, bibliographie), lieu de mise en visibilité des argumentations des parties prenantes (interface d’interrogation pour permettre au citoyen de poser des questions5 à la CNDP ; contributions écrites entre participants au débat, délibérations et autres motions d’institutions publiques diverses – collectivités locales par exemple –) et outil de communication externe (dossiers de presse, actualités du débat). Le site actuel des commissions particulières (CPDP), normalisé sur le plan graphique à partir de 20046, comporte six rubriques7, au contenu relativement variable selon les CPDP, certaines pages migrant d’une rubrique à l’autre selon les débats. Les dates des réunions publiques et leur thématiques sont ainsi présentes tantôt dans la rubrique « Actualités », tantôt dans la rubrique « Participer au débat » ; de même les diverses formes d’intervention des individus (courrier, avis, mail, cahiers d’acteurs etc.) sont accessibles dans l’une ou l’autre de ces pages voire même dans les « documents du débat ». D’une manière générale, on peut constater la relative autonomie des commissions particulières dans la conception des contenus des sites, leur gestion et leur désignation, chacune ayant la possibilité de les configurer en fonction des caractéristiques locales des débats organisés. La normalisation graphique des sites ne se traduit donc pas par une standardisation du dispositif d’interaction en ligne. Ceci traduit d’ailleurs bien une position stratégique de la CNDP qui se refuse à normaliser ses procédures selon un même modèle, considérant que son rôle est justement de favoriser l’expression d’arguments dans un cadre ouvert, contrairement à ce qui peut être le cas au cours des enquêtes publiques. G. Mercadal, vice-président, souligne ainsi que « la loi de 2002 apparaît ainsi comme un contrepoint, un antidote à l’excès de forme qui inhibe l’expression8 ». questions posées par téléphone, courrier ou Internet au cours d’interruptions de séance. [Maigret, Monnoyer, 2000]. 5. Sans avoir toujours facilement accès au contenu des questions posées par les autres internautes (selon les sites : le contenu des questions est parfois accessible sur une autre page web, ce qui rend compliqué l’interaction entre les participants en ligne) : l’objectif est ici de répondre aux interrogations des individus sur les modalités de la procédure ou le projet lui-même. 6. Avant 2004, chaque débat public créait son propre site, ce qui générait, selon la Commission, des coûts importants. Elle a donc décidé en 2004 de faire réaliser un site type dans lesquelles toutes les Commissions particulières doivent se fondre. Ceci se traduit par une nouvelle répartition des coûts d’entretien et d’hébergement et une très nette diminution des coûts de développement. Tous les sites des débats sont rapatriés sur le site-mère six mois après leur clôture. 7. Le débat public (son fonctionnement, les textes juridiques qui l’encadre, les relations avec la CNDP), les documents du débat (cahiers du maître d’ouvrage, études réalisées, bibliographie etc), participer au débat (poser une question, cahiers d’acteurs), actualité du débat (dates de réunion), espace presse et liens utiles. 8. Intervention devant la CNDP, mercredi 10 janvier 2007.
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On peut cependant constater un resserrement du périmètre de l’usage d’Internet. Ainsi, contrairement à ce que nous avions observé dans le cadre de la DUCSAI, le verbatim des réunions publiques n’est pas retranscrit mais sont en revanche mis à disposition des internautes des comptes rendus rédigés par les CPDP. Dans le même sens, on ne trouve plus de forums à disposition des internautes pour échanger entre eux sur le projet ou la procédure elle-même9. La dimension interactive, qui constitue pourtant une spécificité du support, cherche ainsi encore sa place au cœur des sites des débats et son articulation avec les réunions publiques sur le terrain qui, du fait de leur nombre, permettent déjà à des milliers de personnes de se déplacer10. Les sites web des CPDP apparaissent ainsi davantage comme un espace d’accès à une information multiforme sur le contenu du débat, sorte de sas d’entrée dans la complexité des sujets traités et instrument de construction d’une prise de position personnelle et d’une argumentation structurée, que comme un espace alternatif de débat public. On le voit, la différence majeure entre le premier outil et ses évolutions actuelles concerne le rôle joué par Internet dans le cadre du débat : alors que la DUCSAI avait proposé un lieu de débat alternatif au débat public en présentiel [Monnoyer-Smith, 2006], la CNDP actuelle est davantage centrée sur ses débats hors ligne. Le web, pour l’heure, reste encore le lieu de la convergence informationnelle et de l’intégration des arguments. Cet état de fait actuel n’est sans doute pas définitif : l’inventivité procédurale de certaines commissions particulières, comme celle constituée à l’occasion du débat sur la politique des transports dans la vallée du Rhône, montre qu’il s’agit là moins d’une décision consciente de recentrer l’essentiel des discussions pendant les débats en public que de l’absence conjoncturelle de solutions satisfaisantes pour articuler les différents niveaux de participation. Outre la difficulté de mise en œuvre technique qui nécessite des moyens humains, la temporalité des débats, qui durent quatre mois, s’accorde difficilement avec la mobilisation habituelle des internautes pour des débats, dont on constate en général qu’ils dépassent rarement trois semaines11.
9. À l’exception notable du débat sur la vallée du Rhône et l’Arc languedocien. Ce débat fut le lieu d’innovations intéressantes en termes de participation du public puisque outre le forum en ligne thématisé et modéré, il a donné lieu à une expérimentation originale d’intégration d’une conférence de consensus (appelée ici Atelier citoyen) dans le cadre du débat public lui-même. Voir l’article de J-M. Fourniau et I. Tafere dans cet ouvrage. 10. Selon les débats, on compte entre 3000 et 6000 personnes aux réunions publiques, selon les rapports des CPDP. 11. Coleman et Gøtze avaient souligné ce point dès 2001 dans leur étude des sites publics de débat en ligne.
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UN AUTRE PUBLIC DERRIÈRE L’ÉCRAN ? Le recours à l’Internet en matière de débat public correspond en règle générale à une volonté d’extension du public traditionnel, en particulier envers les jeunes générations12. La recherche a ainsi régulièrement souligné les avantages d’une mise en ligne des discussions : cette nouvelle modalité de participation citoyenne permet en effet de s’affranchir des contraintes classiques de temps, de distance ou de disponibilité qui contraignent nombre d’actifs, de parents ou de personnes à mobilité réduite à ne se présenter que très rarement aux débats publics organisés [Klein 1999]. De fait, les études empiriques menées depuis près d’une décennie soulignent l’élargissement du public opéré par une ouverture des dispositifs participatifs aux TIC [Coleman & Gøtz, 2001 ; Pruijt, 2002 ; Coleman, 2004 ; Price, 2006]. C’est également ce que nous avions pu constater dans le cas DUCSAI. Il apparaît que le public des réunions diffère singulièrement de celui des internautes. Les premières accueillent en effet davantage de représentants officiels des associations et de militants que les simples citoyens13 qui constituent la grande majorité des intervenants en ligne : en effet, une analyse précise du contenu des mails14 suggérait alors que sur les 156 initiateurs de messages postés sur le forum, trois ou quatre seulement se sont déplacés aux réunions. Confirmé par nos entretiens qualitatifs, cet avantage de la souplesse du débat en ligne profite donc aux citoyens qui, tout en constituant la principale cible du genre « débat public », en restent malheureusement trop souvent les grands absents. Aujourd’hui, cette souplesse semble faire partie des acquis : la multiplication des canaux de participation aux débats publics CNDP offre aux citoyens un panel assez large de modalités d’expression : brève sur Internet, plus officielle et construite par courrier, très engagée par le biais des cahiers d’acteurs. À titre indicatif, sur le dernier débat public de l’année 2006 portant sur la ligne LGV Poitiers-Limoges, 344 avis ont été postés (carte T ou Internet), 12. Les relations complexes des jeunes à la politique sur Internet donnent lieu à des résultats ambigus, sur ce point les travaux d’A. Muxel [2001] et de D. Marsh [2007]. 13. Même si ceux-ci sont présents aux réunions délocalisées en région par exemple. 14. Le décompte des intervenants participant au forum DUCSAI présente les difficultés classiques de l’analyse de nombreux forums de discussion sur Internet, où les identités affichées relèvent du libre choix des intervenants via l’utilisation de pseudonymes : un même intervenant peut donc poster ses messages sous différents pseudonymes et symétriquement, un même pseudonyme peut être assumé par des intervenants différents. Les pseudos étant par ailleurs utilisés par les internautes comme une « ressource argumentative » qui permet d’afficher, dès le parcours des fils de discussion, son positionnement au sein du débat. Sur ce point, voir les analyses de M. Doury dans le rapport de l’étude.
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plus de 160 contributions écrites ont été envoyées par courrier, et 22 cahiers d’acteurs rédigés. Sans nécessairement répondre entièrement aux critiques adressées par certaines théoriciennes de la délibération comme Marion Young, Jane Mansbridge ou Nancy Fraser, concernant la place trop importante accordée à l’argumentation rationnelle dans les procédures de débat public au détriment d’autres formes d’expression, la pérennisation d’un accès au débat via Internet légitime des prises de positions moins structurées et offre au citoyen un répertoire élargi d’interventions écrites. Dans ce sens, il est intéressant de constater que la CNDP a opté pour un système de contributions écrites centralisées par ses services (par mail, courrier et Internet) qu’il s’agisse de simples avis ou de questions de participants, de contributions écrites ou de cahiers d’acteurs. Cette intégration est d’ailleurs assumée entièrement par la commission, jusque dans sa dimension sémiotique puisque toutes les traces de l’origine de la question sont gommées par une normalisation du format de la présentation de la question ou de l’avis reçu. Ceux-ci sont désormais numérotés, et présentés par nom de la personne et origine géographique dans une page dédiée, distincte de la page prévue pour le questionnement ou, lorsqu’elle existe, de l’émission de l’avis. Un effet de cette normalisation est de rendre invisible la modalité choisie par le locuteur pour intervenir dans l’espace du débat public : toutes les contributions sont traitées de la même façon, provoquant ainsi un décloisonnement des prises de position et un aplatissement des effets d’autorité. La recherche d’égalité de traitement entre les parties prenantes et les citoyens se traduit ici par la construction, y compris sémiotique, d’un lieu d’échange moins sensible aux symboles du pouvoir, comme le papier à en-tête, la présence de fautes d’orthographes ou encore la maladresse scripturale de personnes ne pouvant disposer de traitement de texte15. Dans une certaine mesure, le recours à Internet cherche à contrecarrer les effets symboliques de pouvoir, inévitables lors des réunions publiques, et assure un nivellement des points de vue par une égalité d’accès à tous à la visibilité. Cette ouverture ne doit pas nous conduire à considérer l’Internet comme une solution miracle à la crise de la représentation ainsi qu’à celle de l’engagement en politique dans les démocraties modernes, pour deux raisons au moins. D’une part, comme l’ont montré Price et Capella [2002] et Pruijt [2002], la participation politique en ligne est tributaire d’un capital social qui n’est pas partagé par toutes les populations qui désertent le champ politique. La culture civique, la confiance dans les
15. Les lettres sont retapées et non scannées en ligne, les textes des interventions sont rewrités pour être mis en forme. Reste, bien entendu, certains effets de style qui peuvent dénoter un niveau d’éducation plus élevé.
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institutions démocratiques, la maîtrise de l’outil constituent de sérieuses barrières à son utilisation répandue. Depuis notre analyse du cas DUCSAI, les choses ont évolué lentement, la lecture des mails met encore en évidence une domination d’une population relativement éduquée et rompue à l’informatique. On y constate également une forte présence féminine, ce qui rejoint les études récentes sur l’appropriation progressive d’Internet par les femmes16. D’autre part, la désaffection politique peut également constituer une stratégie militante en tant que telle et se reporter sur une « multitude de projets politiques menés par d’autres moyens et répertoires » [Allard, Blondeau, 2006]. Certains acteurs en effet répugnent à l’idée de participer à des dispositifs participatifs quels qu’ils soient et optent pour des réactions « anti-système ».
LES PUBLICS ET LES SUPPORTS AU DÉBAT De façon un peu surprenante, nous avons pu constater le faible intérêt porté par la recherche jusqu’à récemment17 aux architectures des dispositifs participatifs. Portées par des considérations théoriques qui placent l’échange langagier au cœur de la procédure délibérative, les conditions de production de cet échange ont été relativement négligées par des méthodologies centrées sur les participants et non sur l’observation des pratiques et la manipulation des outils. Certains travaux récents [Wright, 2005 ; Benvegnu, 2006 ; Mazeaud, 2006] reconsidèrent à juste titre le débat dans toute sa matérialité : on retrouve bien ici l’idée chère à Lawrence Lessig [1999] selon laquelle les codes de l’espace numérique participent à la configuration des pratiques qui sont susceptibles de s’y déployer, contrairement à ce que certains techno-utopistes avaient un peu rapidement imaginé18. Le code informatique, sans la déterminer, constitue bien une contrainte à l’action et contribue à l’émergence d’une sémiotique du débat propre aux supports qui en constituent l’architecture [Souchier et al., 2003].
16. Voir par exemple une étude belge de mai 2006 sur http://www.awt.be/web/dem/index. aspx?page= dem,fr,010,060,003 ; ainsi que l’étude Pew Internet de décembre 2005, How women and men use the internet, sur le site http://www.pewinternet.org/PPF/r/171/report_display.asp. 17. Deux numéros spéciaux de revue y sont consacrés en septembre 2006 : Politix et l’International Journal of Electronic Governement Research. 18. Notons tout de même que ces approches sont aujourd’hui minoritaires dans la communauté scientifique. La grande majorité des chercheurs se consacrent à l’analyse des facteurs contraignants pesant sur ces nouvelles pratiques, qu’ils soient d’ordre socio-culturels, économiques, informatiques (architecture interne des programmes) ou encore institutionnels. Sur ces points, voir l’étude de Lownes, Pratchett et Stoker [2006].
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Le cas DUCSAI fournit une illustration intéressante du rôle joué par le support du débat à différents niveaux19 : celui de la structure argumentative des échanges, celui des modalités d’expression mobilisées par les individus et celui la créativité issue de la manipulation des supports. Ces trois points seront rapidement repris ici à titre d’illustration20. En ce qui concerne l’argumentation développée en ligne, nous avons pu constater que la grande souplesse de fonctionnement du forum de discussion ainsi que le caractère a posteriori de la modération a permis non seulement une grande liberté de ton mais également de choix dans les thématiques de discussion. Ainsi, alors que dans les réunions publiques, le calendrier et les thèmes de débat sont programmés par la DUCSAI, les thèmes discutés sur le forum sont initiés par les participants. Il faut ici insister sur la nature déterminante de la modération dans ce type de procédures : de la même façon que la conduite des réunions hors ligne produit des phénomènes d’imposition symboliques puissants [Bourdieu, 1982], la modération contribue à façonner les modalités de prise de parole des citoyens [Wright et Street, 2006]. On peut ainsi expliquer par la différence d’architecture technique du débat la prééminence en ligne des questions concernant la définition de l’intérêt général – par rapport aux intérêts particuliers21 – et de celles ayant trait à l’opportunité de la construction du 3e aéroport. On constate ainsi que chaque arène apporte au débat un angle d’approche spécifique et permet que s’expriment légitimement des intérêts « locaux », pratiquement inaudibles dans les réunions publiques où le maître d’ouvrage se fait porte-parole de l’intérêt général (des voyageurs, de la France, et, à un moindre degré, d’Air France). Les réunions publiques, à l’inverse, sont le lieu des discussions plus techniques et des arguments d’experts touchant entre autres à l’évaluation du trafic aérien sur le moyen et long terme. En ce qui concerne les modalités d’expression, la différence entre les arènes du débat est plus frappante : la distance posée par l’interface informatique a dans ce cas joué un rôle de filtre à des formes virulentes de prise de parole constatées en réunion publique, de façon assez contre-intuitive si l’on s’en réfère aux travaux de psychologie sociale et de communication sur la question [Eliasoph, 1998 ; Stromer-Galley, 2002]. Si la dimension émotionnelle n’est pas absente des messages échangés sur le forum, elle y est cependant moins prégnante. Il semblerait que le recours à une 19. Nous avons procédé à une analyse argumentative et linguistique comparative du débat en ligne (disponibles sur le site) et des réunions publiques (intégralement retranscrites et mises en ligne sur le site également). Voir le rapport final. 20. Pour plus de détails, voir Monnoyer-Smith [2006a], ainsi que le rapport final de l’étude. 21. Ce point a plus particulièrement été développé par Marianne Doury [2006].
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argumentation jouant sur le pathos constitue, pour les locuteurs ne pouvant faire valoir aucune forme d’expertise ni de légitimité institutionnelle, un moyen de rendre légitime leur prise de position dans le débat au sein des réunions publiques (alors que les interventions de « non-experts » sur le forum ne souffriraient pas d’un tel déficit de légitimité). Par ailleurs, la théâtralisation des interventions lors des réunions publiques a pu, à plusieurs occasions, exacerber l’hostilité d’un public très concerné par le projet, là où les internautes, seuls face à leur machine, n’ont pas ressenti les effets d’un mouvement collectif d’agressivité face aux responsables du projet. Dans le forum de discussion, l’agressivité des participants à l’égard des organisateurs de la DUCSAI ou des « institutionnels » participant au débat s’est essentiellement traduite par des protestations récurrentes devant l’absence de réponses aux questions soulevées par les différents messages. Une conséquence observée de cette plus faible intensité émotionnelle en ligne est que les positions des individus favorables au projet de troisième aéroport s’expriment un peu plus librement que lors des réunions publiques, où elles risqueraient de se heurter à une hostilité du public présent, majoritairement opposé au projet. Enfin, il faut relever la grande créativité dont savent faire preuve les internautes dans l’appropriation du dispositif de concertation qui se révèle, dans notre cas, plus souple en ligne que durant les réunions publiques. Une utilisation originale de l’interface proposée a ainsi permis de détourner la fonction « titre du message », initialement prévue pour « poser une question », en ressource argumentative de façon à rendre visible immédiatement22 leur prise de position, souvent en écho au pseudonyme utilisé. Par ailleurs, les utilisateurs du forum ont pu introduire et largement revenir sur la thématique de l’opportunité du projet, non prévue au départ, de sorte que cette question, éludée dans toutes les réunions publiques à partir du mois de juin, reste omniprésente dans le débat. Enfin, nous avons pu constater que le site est utilisé par les participants comme un espace de discussion permettant de mettre en place des mots d’ordre pour les diverses manifestations organisées par les associations opposées à l’implantation de l’aéroport dans leur région. Il devient un lieu de définition de leurs propres stratégies d’action et de pression sur les instances décisionnelles. Comment la CNDP envisage-t-elle aujourd’hui l’articulation entre les différents sites web (le sien et ceux des CPDP) et les débats publics ? Force est de constater qu’une réflexion de fond sur ce point reste encore à construire : deux aspects me paraissent cependant ressortir d’une observation des pratiques en cours à la lumière des expériences relatées par la littérature scientifique. 22. C’est-à-dire sans avoir à cliquer sur le message pour lire son contenu.
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D’une part, les sites actuels valorisent l’information sur l’échange entre citoyens. Or nous avons vu combien ces arènes de débat s’avéraient complémentaires, tant au niveau du public, de l’argumentation que des modalités d’expression. En ce sens, la situation actuelle constitue, selon moi, un repli par rapport à ce qui avait été envisagé dans le cadre de la DUCSAI. D’autre part, ces sites mobilisent peu la créativité des internautes, en particulier concernant les formes alternatives que leur participation peut prendre (liens avec des blogs évoquant des thématiques non traitées dans le débat mais possiblement connexes ; liens avec des objets multimédias présentant un point de vue etc.). Les possibilités actuelles du web 2.023 ouvrent des perspectives intéressantes pour agréger des contenus à ceux proposés par les CPDP et proposent aux individus des formes d’expression plus étendues qu’une argumentation écrite rationnellement développée. Des recherches et des expérimentations nouvelles dans ce sens constitueraient des pistes nouvelles susceptibles d’intégrer dans les débats des populations encore difficiles à atteindre par les moyens classiques.
CONCLUSION Il convient de souligner en conclusion qu’une approche du débat public en termes de « démocratie électronique » ne saurait se passer d’une étude précise et technique de l’architecture du débat afin de mettre en évidence, au-delà de l’apparente ouverture aux internautes de modalités de participation en ligne, la complexité de l’agencement participatif lui-même et les formes variées de contraintes qu’il compose. Dans ce cadre méthodologique seulement il est possible d’apprécier la façon dont le citoyen constitue ses pratiques dans les interstices des dispositifs, ou au contraire, comment il s’en affranchit. Les modalités d’appropriation que nous avons pu mettre en évidence suggèrent non pas la nécessité d’un passage en ligne des procédures existantes mais de réfléchir à leur complémentarité. Parce que les supports du débat produisent des systèmes symboliques et sémiotiques différents, leur mobilisation conjointe permet un élargissement du public qui s’y investit. Il serait ainsi opportun de réfléchir à la manière d’intégrer dans les débats ces nouveaux objets qui circulent dans l’espace public, via Internet
23. L’appellation de web 2.0 veut évoquer toutes les innovations techniques récentes du web qui offrent aux internautes des possibilités de travail coopératif, de liens entre les contenus et d’adaptation des interfaces aux besoins des usagers. Une technologie type est celle de la syndication de contenus qui permet à un internaute d’être averti de l’évolution du contenu d’un site web qu’il a présélectionné.
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notamment24, de façon à mobiliser une population réfractaire aux formes traditionnelles de discussion politique. En ce sens, toute procédure figée de débat public constitue un frein à son développement et à son appropriation par un large public ; c’est bien là d’ailleurs que réside toute l’ambiguïté de son institutionnalisation. Ce faisant, nous allons dans le sens d’une remise en cause de l’approche habermassienne de la délibération, à la suite de nombreux auteurs déjà cités : en mettant en évidence l’importance des contraintes du dispositif sur toute forme de prise de parole, nous soulignons les limites d’une approche essentiellement langagière de la délibération qui s’affranchit des supports au dispositif délibératif pour penser l’émergence des préférences axiologiques. Ce travail de réflexion sur l’articulation entre supports, modalités de participation et mode d’expression interroge ainsi directement la pertinence théorique et la valeur heuristique d’un modèle délibératif qui repose sur l’échange argumentatif25.
24. Je pense ici aux objets analysés notamment par L. Allard [2005] tels que les blogs, podcasts, et mashups produits par des activistes et diffusés sur le net et autres technologies mobiles. Les mashups sont des applications issues de plusieurs contenus issus d’applications différentes : dans le domaine artistique ou militant par exemple, on peut mélanger des images, des sites webs ou des musiques existantes et disponibles. La numérisation des contenus a permis un développement très important de ce type de productions qui puise ses sources dans certaines pratiques musicales des années 1950. 25. J’ai ailleurs proposé les bases d’une réflexion théorique allant dans le sens d’une reformulation des principaux outils conceptuels de la théorie de la délibération – dans sa version habermassienne – à partir des travaux de Marion Young et de la sociologie de l’action de Hans Joas [Monnoyer-Smith, 2006].
LA CPDP SUR L’EXTENSION DU TRAMWAY À PARIS…
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La CPDP sur l’extension du tramway à Paris (2006) comme occasion d’interroger les ambiguïtés du débat public
Pierre Lefébure La CPDP sur l’extension du tramway à Paris s’est déroulée durant le premier semestre 2006 (30 janvier-15 mai). Elle touche au thème des transports et de la voirie qui, du fait du volontarisme affiché par le maire (PS), de certaines tensions dans sa majorité (PS-PCF-Verts), des critiques de l’opposition (UMP) et de la sensibilité des observateurs et des habitants, est la politique la plus controversée de la mandature de Bertrand Delanoë à Paris depuis 2001. Cependant, la CPDP se tient après que le premier tronçon de tramway, inauguré six mois plus tard (16/12/06), et la majeure partie des dispositions techniques du projet global aient déjà été arrêtés. Il s’agit donc d’un débat public spécifique : le premier concernant Paris, à la fois sensible politiquement et relativement verrouillé techniquement. La tension qui en a résulté lors des réunions publiques n’est évidemment pas le résultat visé par la mise en œuvre de ce type de procédure dont la vocation est plutôt de favoriser l’entente par la résorption des incertitudes et des malentendus. Dans ce cas, il serait même assez juste de dire qu’aucun élément conforme à cette vocation théorique ne peut être attesté. En effet, réclamée par des élus du Nord de Paris et de Seine-Saint-Denis (93), même la prolongation au-delà du terminus initialement prévu n’est pas tant le produit de la délibération qu’un point quasiment acquis avant la CPDP qui a simplement contribué à sa publicisation. Dès lors, plutôt que de considérer que ces tensions constituent un cas-limite impropre à l’analyse de ce qu’est le débat public, il est opportun d’objectiver ce qu’elles révèlent. Ainsi envisagée, la CPDP sur l’extension du tramway à Paris fournit l’occasion d’interroger les incertitudes propres à un dispositif participatif et délibératif qui présente des ambiguïtés intrinsèques quant à la nature de la participation recherchée et à l’objet d’une délibération ne consistant pas à trancher entre les points de vue qui s’opposent.
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LE DÉBAT PUBLIC : UNE EXPÉRIENCE FRANÇAISE DE DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE
L’analyse ici proposée procède principalement de l’observation des réunions publiques (en mairies d’arrondissements parisiens et de communes limitrophes) qui ne sont qu’une partie du dispositif du débat public. Cette partie est toutefois essentielle en ce qu’elle permet la relation directe entre citoyens et décideurs telle qu’elle est supposée contribuer au développement d’une société plus participative. Les enseignements à en tirer concernent donc la fonction symbolique des CPDP, leur inscription dans un espace de débat plus large, et non pas leur intérêt pratique pour l’infrastructure débattue (qualité de l’expertise partagée, accroissement de compétence des participants, optimum de la décision…).
UN APPEL INCERTAIN AU GRAND PUBLIC ABOUTISSANT À UNE FAIBLE MOBILISATION
L’infrastructure de transport collectif faisant l’objet de cette CPDP a vocation à être directement utilisée par les riverains et est présentée par le maître d’ouvrage (Ville de Paris-RATP-Région Ile-de-France-STIF) comme l’occasion d’accentuer une requalification urbaine plus large. Par comparaison avec les infrastructures faisant habituellement l’objet d’une CPDP (axe routier ou ferré, ligne électrique, site industriel) en suscitant l’opposition entre un intérêt général et des nuisances locales, le « cadrage » délibératif est posé en termes d’utilité de proximité. Cela aurait d’ailleurs pu mener à solliciter les habitants en qualité d’usagers. Mais ce n’est que très partiellement le cas : une des réunions thématiques porte sur les personnes à mobilité réduite et les habitants de Pantin sont spécifiquement sollicités à propos des alternatives de tracé au nord-est sur le thème de l’intégration Paris-banlieue. Par ailleurs, si les invitations à participer aux réunions consistent en des fascicules gratuits distribués, en boîte aux lettres, chez les commerçants des quartiers concernés et en des affichages dans les mairies qui accueillent les réunions, c’est-à-dire une information principalement destinée à l’attention des riverains, le débat reste caractérisé dans les documents de la CPDP comme « ouvert à tous » sans en appeler particulièrement à l’expertise des usagers présumés. De même, s’il peut arriver que le président de la CPDP fasse référence aux « habitants d’un secteur géographique donné » lors des réunions de proximité, ses interventions liminaires et ses rappels réguliers à l’esprit du débat public invoquent principalement la figure générique du « citoyen ». S’il semble que l’approche pragmatique de l’appel aux riverains et aux usagers ne supplante pas la rhétorique républicaine de l’appel à la figure du citoyen, du moins n’est-ce pas en raison de l’efficacité de ce registre symbolique. En effet, le constat d’une audience assez faible des
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réunions laisse sceptique quant à l’objectif affiché d’impliquer le « grand public ». La CPDP annonce d’ailleurs des effectifs largement surestimés (+56%) par rapport aux relevés effectués lors de l’observation de 9 des 13 réunions publiques, ce qui indique bien que le niveau de mobilisation constitue un point sensible : même dans le cas où est recherché l’excellence délibérative associée en pratique à un certain élitisme, il est difficile de faire l’économie d’une justification par le grand nombre telle qu’elle nourrit symboliquement la légitimité démocratique. Ainsi, le lendemain de la réunion d’ouverture, le président de la CPDP s’appuie sur le nombre de connexions au site internet pour affirmer : « Cela prouve l’intérêt du public pour le projet » (Le Parisien, 08/02/06). Quelques semaines plus tard, il ne peut cependant manquer de déplorer le désintérêt de la population (20 Minutes, 29/03/06). Même à s’en tenir à la surestimation officielle aboutissant à un total de 1 800 participants, la CNDP ne peut manquer d’évaluer le niveau atteint en termes de déficit de mobilisation (Bilan établi par le président de la Commission nationale du débat public, juin 2006, p. 6). De fait, pour Paris, par comparaison avec d’autres dispositifs participatifs tels que les conseils de quartier ou les comptes rendus publics de mandats effectués chaque année par le maire depuis 2001, l’expérience délibérative de la CPDP sur le tramway constitue un échec en termes de mobilisation. À partir des observations menées sur les comptes rendus de mandat de 2006 et les réunions de la CPDP sur le tramway qui sont relativement comparables (type de lieu, type d’événement), il s’avère que le débat public attire nettement moins que les prestations de Bertrand Delanoë. La CPDP n’est pas la seule à blâmer de son insuccès populaire car la mairie de Paris n’a pas non plus cherché à mobiliser massivement les habitants, préférant orienter sa communication relative au tramway vers la mise en service du tronçon Sud. Dans ses communiqués sur la CPDP, le maire se contente d’en valoriser formellement le principe sans faire état de la substance du débat et des contestations qui l’ont nourri. En d’autres termes, les mentions à la CPDP s’intègrent a minima à une communication institutionnelle : « La municipalité parisienne se réjouit de la qualité des échanges, riches et constructifs. […] Les nombreuses contributions d’associations, d’élus, de riverains ou encore de partenaires économiques nous confortent d’ailleurs dans notre volonté de poursuivre et d’approfondir la concertation […] » (22/06/06). « Bertrand Delanoë et Denis Baupin se félicitent de la décision du Conseil du STIF […]. Elle fait suite au débat public, remarquablement conduit entre janvier et mai par la Commission nationale du débat public, et qui a confirmé le grand intérêt d’une extension du T3 jusqu’à la Porte de la Chapelle. […] les seuls élus qui se seront opposés au tramway auront été les élus UMP […] » (21/09/06).
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Cette distanciation instrumentale révèle à quel point l’implication et la stratégie des « entrepreneurs » de dispositif participatif est un facteur déterminant du rapport que les citoyens sont ensuite susceptibles d’entretenir avec ces dispositifs. Le débat public devrait donc aussi être interrogé pour l’usage que ses différents types de participants institutionnels sont prêts à en faire et en font effectivement. Pour le public présent, chaque début de réunion présente le risque d’être dissuasif : après le propos introductif du président de la CPDP, une vidéo de présentation (10 minutes) et l’intervention du maître d’ouvrage sur l’ensemble du projet et sur le thème de la réunion (30-35 minutes), il est près de 20 heures quand peut commencer l’échange avec la salle. Pour de nombreux particuliers venus ponctuellement assister à une réunion programmée à 19h, il est temps de partir, par lassitude ou pour rejoindre le foyer à l’heure du dîner. Même si l’arrivée de retardataires compense partiellement ces défections, il faut retenir que les débuts de réunion sont peu mobilisateurs. Par ailleurs, dans la mesure où seule une part infime des questions posées par le public se rapporte au thème de la présentation introductive que le maître d’ouvrage renouvelle de réunion en réunion, il y a lieu de s’interroger sur le temps important accordé à cette présentation alors qu’il génère l’ennui ou l’impatience des citoyens. Cependant, il est clair que la vocation délibérative des réunions publiques suppose qu’un temps substantiel soit consacré à cette exposition des motifs du projet débattu sans quoi les conditions de la délibération, en particulier du point de vue de la transparence du dossier, pourraient être mises en cause. En fait, cet écart entre offre du dispositif et exaspération relative des attentes du grand public révèle que l’organisation matérielle des réunions publiques est elle-même déterminée par la tension entre, d’une part, l’objectif de mobiliser et faire participer les citoyens et, d’autre part, les exigences minimales d’une délibération informée. D’autres éléments l’indiquent d’ailleurs clairement, au premier rang desquels l’inégale répartition des interventions de la salle.
UNE PARTICIPATION AMBIGUË ET LAISSANT PEU DE PLACE AU GRAND PUBLIC Par comparaison avec le public généraliste formellement sollicité par la CPDP, ceux qui prennent la parole au cours des réunions sont majoritairement des acteurs organisés : membres d’associations intéressées par l’enjeu (à l’initiative de 14 cahiers d’acteurs), membres d’un conseil de quartier. Une grande part du temps de parole de la salle est également utilisée par les acteurs institutionnels (maires et adjoints, députés), ce qui
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suscite régulièrement la réprobation des quelques « citoyens ordinaires » au motif que le débat « véritable » avec la population s’en trouve largement amputé. Lorsque de telles critiques s’élèvent, elles n’épargnent pas la CPDP, suscitant de la part de son président des réactions dont la vivacité indique combien il importe à la crédibilité du dispositif de ne pas être contesté au motif d’un déficit démocratique : « J’ai été très content de vous donner la parole, comme je le serai en la donnant à vos voisins du fond de la salle. C’est la démocratie participative, et j’en ai fait beaucoup depuis 10 ans » (Pantin, 04/04/06). « J’en ai assez que l’on me dise que l’on ne donne la parole qu’aux uns et pas aux autres. Je donne la parole à tout le monde. Tout le monde a pu le remarquer depuis le début de ce débat, je ne laisserai pas dire que l’on avantage qui que ce soit. Je mène les débats d’une façon égale pour tous les citoyens. Je ne refuse pas la parole aux élus, je ne vous la refuse même pas. Alors, allez-y » (Montreuil, 11/04/06).
Ces acteurs collectifs ou institutionnels, qui se confirment être les plus actifs, manifestent régulièrement qu’ils ont déjà eu l’occasion d’être en contact avec le maître d’ouvrage préalablement à l’ouverture de la CPDP. Cela indique que le débat public n’est pour eux qu’une opportunité supplémentaire de faire valoir leur point de vue. Se constitue ainsi, par contraste avec le grand public plutôt passif et renouvelé à chaque réunion un souspublic restreint, fidèle et particulièrement actif, voire contestataire, qui compose le phénomène désormais bien identifié de « caravane du débat ». En fait, tout en promouvant formellement la participation du plus grand nombre, la CPDP s’est avérée incapable de susciter l’intérêt des populations concernées et, tout en favorisant les acteurs organisés les plus mobilisés (associations, organisations professionnelles), elle ne leur a pas offert un cadre de délibération plus favorable que les multiples autres occasions dont ils disposent déjà pour s’informer et pour solliciter élus et administrations. Il faut d’ailleurs noter que le fonctionnement de la CPDP ne s’est pas articulé à celui des autres instances de consultation où le dossier du tramway a pu être abordé (commission extra-municipale des déplacements, comités d’initiatives et de consultation d’arrondissement, conseils de quartier) et qui sont régulièrement mentionnées par les participants organisés lors des réunions. Certes, telle n’est pas théoriquement la vocation du débat public mais se trouve ainsi confirmé en pratique que les divers dispositifs participatifs et/ou délibératifs composent un patchwork plutôt qu’un ensemble susceptible de faire système. Globalement, la CPDP s’est nettement plus consacrée à impliquer les acteurs institutionnels (maires, maires adjoints, députés…), le secteur associatif et quelques groupes d’intérêt économique (CCI, syndicat de taxis…) que le grand public. Ce biais sélectif s’élabore tant en amont des réunions par l’envoi de 6 000 courriers sollicitant ces acteurs qu’au
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moment où elles sont tenues en leur ménageant des moments spécifiques pour intervenir et en leur octroyant d’importants temps de parole. Cette sorte de diplomatie ou de courtoisie vis-à-vis des intérêts sectoriels et des statuts publics institués a encore réduit le caractère délibératif de la CPDP en multipliant les « tribunes libres » et en compromettant la fonction de débat contradictoire. Cela contribue évidemment à générer de la frustration au sein du grand public qui voit le dispositif lui échapper. La répartition des interventions du public au cours des six réunions de proximité observées (cf. tableau) indique clairement que, malgré un dispositif semblable, diverses configurations peuvent ainsi se présenter, notamment selon que des élus sont présents ou pas. Toutefois, une constante s’impose avec force : la part marginale des citoyens en temps de parole. Au mieux, lorsqu’ils ne subissent pas la concurrence des élus, les citoyens cumulent un peu plus du quart de ce temps de parole, et ce même lorsqu’ils sont aussi nombreux à s’exprimer que les membres d’organisation collectives (réunions des 13e et 19e arrondissements). En moyenne, cela aboutit à ce que la part du temps de parole revenant aux citoyens est deux fois moindre que leur part dans le nombre d’intervenants. Par comparaison, la part du temps de parole des acteurs collectivement organisés est à peu près équivalente à leur proportion parmi les intervenants. Enfin, la part de temps de parole du personnel politique est très sensiblement supérieure à leur proportion parmi les intervenants. Ces contrastes sont encore plus accentués lorsque la moyenne est calculée pour les seules réunions où les trois types d’acteurs sont réellement tous en concurrence (cf. « sous-total » dans le tableau). TABLEAU : RÉPARTITION DES INTERVENTIONS DE LA SALLE AUX RÉUNIONS DE PROXIMITÉ (EN %) Citoyens
Organisations*
Élus
nombre
tps. parole
nombre
tps. parole
nombre
tps. parole
50
26,1
50
73,9
/
/
XVIII ar.
11,7
2,5
58,8
50
29,4
47,5
XIXe ar.
50
28
50
72
/
/
XXe ar.
33,3
17,7
50
54,2
16,7
28,1
Pantin
55
23,4
15
14,1
30
62,5
Montreuil
31,6
14
36,8
36,5
31,6
49,5
TOTAL
38,5
18,6
41,7
49,1
19,8
32,4
ss-total (1)
33,8
14,6
38,2
37,6
27,9
47,8
e
XIII ar. e
* Secteur associatif, conseillers de quartiers, organisations professionnelles… (1) Sous-total pour les réunions où les trois types d’intervenants apparaissent.
LA CPDP SUR L’EXTENSION DU TRAMWAY À PARIS…
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Au vu de ces données, les protestations d’honnêteté du président de la CPDP quant à l’égalité de traitement qui serait appliquée à tous les types d’intervenant semblent relever d’une forme de déni. Toutefois, l’animation des réunions par les membres de la CPDP ou leur sélection des questions ne sont probablement pas les facteurs les plus explicatifs. En effet, ces résultats ne font que traduire dans la dynamique du débat le déficit de mobilisation du grand public et confirme l’effet d’aubaine que constitue le dispositif du débat public pour les acteurs collectivement organisés et les élus. C’est donc tout autant l’intérêt et la compétence des citoyens ordinaires, ou du moins leur sollicitation et leur mobilisation, que la vocation du débat public comme dispositif participatif et délibératif qui sont ici mis en jeu. La nécessité de ce questionnement sur la vocation du dispositif est également mise en évidence par la difficulté à mettre en œuvre une délibération équilibrée et partenariale.
ENTRE CONTESTATION DU PUBLIC ET OBSTINATION DU MAÎTRE D’OUVRAGE : UNE DÉLIBÉRATION INTROUVABLE MAIS UN ESPACE PUBLIC RECONSTITUÉ
Globalement, la mise à disposition dans les salles de réunions de fiches permettant de poser une question a été semble-t-il bien utilisée par les participants. L’ensemble des 408 questions posées à la CPDP se répartit ainsi principalement en trois tiers : en réunion (32%), par lettre T (30,3%), sur la rubrique prévue du site Internet (30,8%), par courrier électronique (5%), par courrier postal (2%). Il convient cependant de faire une analyse plus détaillée car il apparaît que l’expression la plus contestataire se tient en réunion publique, ce qui peut avoir un effet d’entraînement entre participants, tandis que l’expression isolée par courrier ou sur le site web est moins oppositionnelle. Dans les réunions, les interventions des citoyens ordinaires touchent presque exclusivement des points pratiques (délai, tarification, nuisance sonore, modification de l’intervalle entre les arrêts par rapport au bus actuel…). Elles consistent pour l’essentiel en de brèves questions sans développer d’argumentaire ni de débat contradictoire et ne mobilisent donc pas d’élément relatif au thème de la légitimité à s’exprimer ou à faire valoir un point de vue. Conformément à la volonté du maître d’ouvrage de ne pas donner prise à la critique, ce n’est finalement pas tant la nature même du projet qui est ainsi questionnée par le grand public que son impact ou ses modalités de mise en œuvre. Ainsi, les réunions tiennent-elles plus de l’information que de la consultation de la population. En revanche, les participants organisés les plus actifs et réguliers s’appuient beaucoup sur des documents d’expertise produits par le maître
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d’ouvrage pour tenter d’élargir l’objet du débat. Ils plaident que discuter de quelques tracés alternatifs d’un seul mode de transport reste anecdotique quand il faudrait débattre du choix du mode de transport lui-même et de son intégration à l’ensemble du réseau régional. Le périmètre du débat public et l’opportunité du projet sont donc contestés même si les objections ne sont jamais formulées à l’encontre de la CPDP. Plus explicite et directe est la dénonciation de l’honnêteté du maître d’ouvrage qui semble n’être disposé à aucune redéfinition substantielle du projet. C’est sans doute pourquoi la revendication d’une expertise indépendante est fréquente. Par comparaison, la mobilisation des élus s’opère plus ponctuellement mais très fortement et vise alors aussi à contester le dossier sur le fond. Mais les revendications que ce type d’intervenant formule sont liées à la qualité des transports dans la zone géographique correspondant à son mandat plutôt qu’elles ne portent sur l’équilibre global des transports dans l’ensemble de la région ou même seulement sur l’ensemble du tracé. La contestation des élus est donc territorialement ancrée. Cette dynamique spécifique d’intervention des élus se comprend notamment du fait que, parmi les élus municipaux, ne sont sollicités que ceux appartenant aux majorités en qualité de représentant de leur territoire tout en entier et pas en tant que promoteurs d’une préférence collective potentiellement contestée par des adversaires aux précédentes et aux prochaines élections. Les élus minoritaires ou opposants politiques ne sont tout simplement pas considérés dans le cadre du débat public, ce qui signifie que la sollicitation de la sphère politique s’effectue sous la forme de sa neutralisation. Cela apparaît d’autant mieux que les élus ainsi exclus du dispositif ne cherchent pas à le réintégrer en participant depuis la salle mais saisissent l’occasion de la tenue de la CPDP pour procéder dans les médias à la construction d’une controverse politique classique. Le président du groupe UMP au Conseil de Paris (20 Minutes, 16/02/06) et l’ex-maire UMP (Le Parisien, 08/02/06) dénoncent ainsi frontalement le projet. La construction de la communauté délibérante s’effectue donc au-delà du cercle des participants au dispositif stricto sensu. Cela indique l’utilité informelle du débat public pour stimuler la communauté politique mais cela revient aussi à dire que le périmètre ouvert par le dispositif ne suffit pas à rendre compte de ce qui se joue autour de l’enjeu débattu. À cet égard, il n’est pas indifférent de voir quelles réactions suscite, lors des réunions publiques, la tendance du principal représentant du maître d’ouvrage (adjoint au maire de Paris, chargé des transports et de la circulation) à mobiliser le repérage partisan pour discréditer certains élus ou opposants associatifs par ailleurs proches de l’opposition municipale. D’une part, ces intervenants sollicitent l’arbitrage de la salle ou, le cas échéant, du président de la CPDP, pour dénier la validité de ce type de
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prise à partie dans le cadre du débat public. D’autre part, l’attitude de la CPDP consiste à se tenir prudemment en retrait de ce type de controverse en faisant primer les considérations techniques. Tout cela rend compte de l’intelligence procédurale des acteurs qui s’adaptent à l’arène spécifique que constitue le débat public dont la difficulté à s’en tenir à une délibération indépendante des intérêts constitués dans la société n’en est pas moins problématique. Quand la discussion s’applique, comme il convient en principe, aux éléments techniques, un argument formel fréquemment utilisé par les représentants du maître d’ouvrage est de renvoyer dos-à-dos différents types de critique qui leur sont adressés plutôt que de répondre sur le fond à chaque interpellation. Cela contribue à donner au maître d’ouvrage une position en surplomb incompatible avec la délibération. En revanche, l’argument d’autorité d’une meilleure connaissance technique du dossier n’est jamais invoqué par le maître d’ouvrage, ce qui marque un certain respect de l’esprit du débat. Cela n’empêche pas les participants collectivement organisés de revendiquer une expertise indépendante, ce qui donnera lieu à une modification de l’avant-dernière réunion initialement prévue comme table ronde sur quelques expériences de tramway dans d’autres villes et finalement consacrée, en présence d’experts indépendants, à l’expression des différents acteurs, notamment les élus et les associations contestant le projet sur le fond. De même, à la demande de certaines associations, la CPDP a obtenu du maître d’ouvrage la mise à disposition du public (sur le site Internet) de rapports d’expertise préalablement non communiqués. Une fois qu’elle a été sollicitée, la CPDP a donc été une instance efficace pour favoriser la transparence et le pluralisme concernant des éléments techniques. Concernant le point le plus controversé, la situation du tramway parisien dans l’ensemble du réseau francilien de transport semble d’autant plus devoir faire partie du débat public que deux des quatre composantes du maître d’ouvrage sont situées à cette échelle (Région et STIF). En outre, la CPDP a sollicité le maître d’ouvrage pour qu’il se positionne à ce niveau. Cependant, la très grande majorité des prises de parole du maître d’ouvrage sont le fait des représentants des deux autres composantes (Ville de Paris, RATP). Certes, ce déséquilibre correspond à celui de l’effort financier (70% pour la Ville de Paris et 30% pour la Région). Reste que l’objectif affiché d’une meilleure desserte Paris-banlieue et banlieue-banlieue au titre d’une définition politique de la capitale élargie à sa proche périphérie se trouve ainsi déterminé par la majorité municipale qui n’entend pas le discuter et le présente comme un acquis. La conséquence la plus marquante en est l’insistance du maître d’ouvrage à justifier le projet à partir d’un autre argumentaire : la requalification urbaine le long du tracé du tramway.
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A contrario, une majorité d’opposants revendique de débattre à partir de critères spécifiquement relatifs aux enjeux des transports à l’échelle de la région (gabarit, capacité, fréquence, vitesse, interconnexion…) sans arrimer la discussion sur le moyen de transport à la politique de requalification urbaine qui pourrait l’accompagner. Cette revendication de débattre en termes de « politique des transports » est ainsi avancée pour dépasser les limites posées par le cadrage initial de la principale composante du maître d’ouvrage. Il y a donc clairement un hiatus sur la définition du projet tenant aux différences d’appréciation selon qu’est retenue la fonction de l’infrastructure ou son inscription territoriale. Ce point est particulièrement marquant car il va à rebours de ce qui s’observe habituellement dans les débats publics ou expériences similaires. En effet, tandis que les opposants aux projets faisant l’objet de CPDP font généralement valoir des considérations d’impact local (négatif) tandis que les maîtres d’ouvrage promeuvent la fonction générale (positive), ce sont ici les opposants qui insistent sur la fonction générale de l’infrastructure (inadaptée) tandis que le maître d’ouvrage mobilise notamment l’impact local (positif) qui en est attendu. Ce front renversé par rapport à ce qui est le plus souvent observé correspond probablement au fait que l’infrastructure débattue est très concentrée géographiquement et constitue un service aux habitants plutôt qu’il ne traverse leur zone de résidence en étant utilisé principalement par d’autres. Tout en mentionnant l’importance de la référence au cadre régional des transports, le bilan du président de la CPDP ne relève pas cette dynamique contestataire qui rapproche finalement le débat public des controverses politiques et médiatiques dans lesquelles se joue la lutte symbolique pour la définition même de l’enjeu à traiter. En d’autres termes, cela confirme encore que les membres de la CPDP s’évertuent à maintenir une sorte de neutralité technique du débat public comme lieu de coopération entre compétences de diverses origines et à minimiser ce qui s’apparenterait à une dynamique d’espace public afin que le dispositif ne tende pas à constituer une arène de controverse. Si la loi « Démocratie de proximité » (27 février 2002) ouvre bien la possibilité de discuter de l’opportunité du projet dans le cadre du débat public, la CPDP sur l’extension du tramway à Paris indique la difficulté d’un tel exercice quand le maître d’ouvrage n’y est pas prêt.
CONCLUSION Les pressions des élus et les interpellations de la part des participants organisés sont assez semblables de la première à la dernière réunion publique, principalement concentrées sur la nécessité d’élargir le débat à la politique
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des transports. Les réponses du maître d’ouvrage révèlent également le maintien de ses positions préalables au débat public qui s’avère donc très statique et oppositionnel. Il est à noter que les considérations financières sont relativement peu mobilisées par rapport au fort degré d’opposition car la controverse s’applique aux alternatives envisageables plutôt que sur le bien-fondé d’un budget important. Les désaccords explicités durant le débat public se situant très en amont et en termes généraux, il ressort de ce cas que la maîtrise des éléments techniques du dossier, tant par le maître d’ouvrage que par ses principaux opposants organisés, ne facilite pas l’identification de solutions communes ou d’un compromis. En ce sens, la CPDP n’est parvenue ni à mobiliser le grand public des citoyens dans une perspective participative ni à élaborer une coopération entre compétences d’origines diverses dans une perspective délibérative. Établir si ce constat tient à une relative spécificité de cette CPDP ou s’il révèle des difficultés plus générales quant à la nature et au positionnement du débat public suppose d’interroger d’autres cas à la lumière des éléments ici étudiés. Ces éléments peuvent d’ailleurs trouver quelques points d’appui dans d’autres études. Par exemple, l’analyse des positionnements argumentatifs sur le forum internet du dispositif DUCSAI (délibération sur l’implantation d’un troisième aéroport international de Paris) a permis d’établir que les participants, ici principalement issus du grand public, cherchent plus à susciter des identités collectives et à mobiliser une légitimité du nombre qu’à fonder un partenariat délibératif si bien que c’est « une équation entre la recevabilité d’un point de vue et sa représentativité qui s’impose finalement de manière classique ». La complémentarité de tels résultats invite sans aucun doute à élargir l’analyse du débat public à partir d’autres attendus conceptuels que ceux de la seule théorie de la délibération en tâchant de les mettre en regard avec les dynamiques classiquement identifiées dans l’analyse des sociétés démocratiques (participation des citoyens, agrégation des intérêts, construction des clivages, fonction de controverse des arènes d’espace public, etc.).
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De la légitimation des acteurs à la légitimité du débat public
Romain Rollant
Évoquant la congestion grandissante de la rocade bordelaise le gouvernement a saisi, en janvier 2003, la Commission nationale du débat public sur l’opportunité d’organiser un débat sur le projet de contournement autoroutier de Bordeaux (pour des compléments sur ce débat voir [Rollant, 2004]). Loin d’être « très en amont », ce débat, comme d’autres, a porté sur un projet ancien : plus de 30 ans auparavant des schémas directeurs évoquaient déjà un contournement et différents documents officiels le prenaient déjà en compte. Ce projet était en outre porté depuis plus de vingt ans par une « coalition de projet » comprenant certains « grands élus » ayant affirmé clairement et publiquement leur soutien au projet notamment le Président du Conseil général, Ph. Madrelle, le président du Conseil régional, A. Rousset, le maire de Bordeaux, président de la Communauté urbaine, A. Juppé, auxquels il conviendrait d’ajouter certains parlementaires. Parallèlement à ce premier cercle, la coalition de projet réunissait également certains responsables socioéconomiques ou maires de plus petites communes, ayant exprimé un soutien plus indirect qu’illustre par exemple la prise en compte du contournement dans certains documents d’urbanisme. La Commission particulière du débat public instituée pour le débat de Bordeaux l’avait organisé, ainsi que l’indique son compte rendu, autour de quatre publics : citoyens, instances socio-économiques et associatives, instances politiques et presse. On peut affiner cette schématisation des acteurs d’un débat en parlant de « catégories-types » (la CPDP, la maîtrise d’ouvrage, les élus locaux, les structures organisées favorables au projet, les structures organisées opposées au projet, les citoyens ou structures locales, la presse par exemple), parmi lesquelles, dans le cadre de cette contribution, nous privilégierons tout particulièrement les élus locaux, la CPDP et les structures organisées opposées au projet.
DE LA LÉGITIMATION DES ACTEURS À LA LÉGITIMITÉ DU DÉBAT PUBLIC
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Ces « catégories-types » s’organisent, suivant les débats, de façon différente. Il nous semble intéressant, à ce stade de notre contribution, d’identifier ainsi plus clairement la « contre-coalition de projet », celle-ci étant représentative, dans le cadre du débat de Bordeaux, des « structures organisées opposées au projet ». Actrice essentielle du débat, cette contre-coalition est constituée d’un collectif d’associations d’envergure locale ou membres de fédérations nationales auquel on pourrait adjoindre d’autres structures organisées, dissociées du collectif mais partageant ses points de vue, comme le Parti communiste ou la Confédération paysanne. Cette contre-coalition, qui s’exprimait le plus souvent par la voix du collectif associatif « Bordeaux incontournable », fut l’acteur principal de ce débat. Le débat de Bordeaux a pu être qualifié de « serein » : réunions organisées dans chacune des sous-préfectures de la Gironde, auditions de « grands acteurs » (acteurs socioéconomiques, grandes associations, collectivités …), publication de documents, tels un Journal du Débat publié à près de 650 000 exemplaires, absence de mouvement fort d’opposition ou d’approbation, etc. Ainsi, alors que l’objectivité même du débat avait pu être, comme souvent, remise en cause (« les dés sont pipés »), les différents acteurs se sont progressivement appropriés la démarche, acceptant d’y participer, d’échanger, et, pour les associations d’opposants en particulier, d’y construire leur légitimité. C’est dans ce contexte que le communiqué de presse publié à l’issue du CIADT1 de décembre 2003 fait état, parmi les projets qui seront « réalisés ou engagés d’ici 2012 », du contournement autoroutier de Bordeaux. À quelques semaines de la clôture du débat, cette annonce fut l’occasion, pour chaque acteur, d’affirmer ou de conforter sa lecture du débat public. Nous nous proposons donc d’évoquer dans cette contribution les registres de justification et de légitimation de certains acteurs de ce débat, en particulier la « contre-coalition de projet », pour, dans un second temps, mieux comprendre le « choc » qu’a pu constituer l’annonce du CIADT sans pour autant que celle-ci ne constitue, sur le moment, une remise en cause définitive du débat public lui-même. Pour ce faire, nous consacrerons nos deux premières parties à l’illustration du processus de légitimation des acteurs, par le discours (1) comme par la mise en scène (2) puis nous analyserons plus à propos les réactions à l’issue du CIADT et l’expression d’une croyance au débat « malgré tout » (3)
1. Comité interministériel d’aménagement du territoire du 18 décembre 2003.
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LE DÉBAT PUBLIC : UNE EXPÉRIENCE FRANÇAISE DE DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE
LE DISCOURS COMME VECTEUR DE LÉGITIMATION L’usage qui est fait de la parole2, constitutive de l’argumentation et vecteur de légitimation, est un élément essentiel de la compréhension des positionnements de chaque acteur. On peut ainsi s’arrêter sur la façon dont chacun présente son « titre à parler »: la mise en scène du débat, que nous évoquerons ultérieurement, suppose en effet que, lors d’une réunion d’expression publique, chaque interlocuteur se présente, posant d’emblée l’intervention et l’intervenant. Différents registres d’identification peuvent être ainsi utilisés, comme le registre offensif3… « [L’association] qui a obtenu l’abandon du métro et la réalisation du tramway à Bordeaux. C’est elle qui a obtenu l’abandon du pont aux Quinconces et la réalisation du pont Lucien Faure, et elle a joué un rôle décisif dans l’abandon du métro de Strasbourg […] Monsieur, ne dites pas que nous ne sommes pas réalistes4 ! »
… ou l’expression de la représentativité : « […] membre du collectif Bordeaux incontournable. Il faut souligner que ce collectif, une vingtaine d’associations, voire de fédérations, signifie qu’il est mandaté, je pèse mes mots, par des milliers d’adhérents, sympathisants […] en termes de poids conféré à certaines paroles et de fonctionnement démocratique, je pense que ce n’est pas à minimiser […] j’insiste sur le poids relatif des différentes contributions5. »
Les élus eux-mêmes utilisent de tels procédés pour justifier leurs prises de parole, mettant souvent en avant des fonctions moins « politiques » – ou « polémiques » ? – De tels « titres à parler », dissociés de la fonction politique, semblent, en l’espèce, devoir (re)légitimer leur intervention. Ainsi, un chercheur, par ailleurs élu régional (ou inversement !), précisera sa profession afin que son intervention ne soit pas perçue comme une analyse politique mais bénéficiant d’une supposée « vérité scientifique ». Les élus ont ainsi recours, lors des réunions publiques tout particulièrement, à ce procédé d’évitement : 2. Sans restreindre le débat public aux seules réunions publiques, il nous semble important de nous appuyer sur cet outil essentiel pour illustrer de façon synthétique le processus de légitimation de certains acteurs. D’autres outils, tels que la rédaction de contributions, l’organisation d’une communication structurée parallèle au débat ou la participation à des réunions plus restreintes (appelées dans le cadre du débat public « rencontres d’information et d’échange avec les acteurs socio-économiques et associatifs ») contribuent également fortement à cette légitimation. Toutefois, dans le cadre des pistes de réflexion que nous évoquerons ici, et dans une optique de synthèse, nous privilégierons les lieux d’expression publique organisés dans le cadre du débat « CPDP ». 3. L’ensemble des interventions citées dans cette contribution est extrait des comptes rendus du débat ou d’entretiens réalisés par R. Rollant [2004]. 4. Intervention en réunion publique à Libourne le 5 novembre 2003. 5. Intervention en réunion publique à Libourne le 5 novembre 2003.
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« J’essaierai de rester dans le rôle de représentant cynégétique. Je profiterai des débats avec les élus pour m’exprimer en tant que maire de Carcan ou conseiller régional6. »
Ce procédé peut nous amener à nous interroger sur la difficulté supposée que peut ressentir un élu pour s’exprimer en tant que tel dans une arène publique dont il ne maîtrise ni la forme ni le contenu. Etre élu ne légitime plus en soi la prise de parole, obligeant à mettre en avant des titres à parler appuyés sur une profession, des loisirs, la capacité à être un « citoyen lambda » ou à parler au nom d’un « territoire ». Au-delà de ces « titres à parler », le discours lui-même est un vecteur majeur de légitimation construit notamment sur la capacité ou non à « monter en généralité ». On constate en effet que le débat public, en ce qu’il interroge l’opportunité même du projet, favorise l’émergence d’interrogations générales sur ses fondements politiques, sociologiques ou socio-économiques. Dans le cadre d’une réflexion sur le Comité national d’éthique, D. Memmi a réalisé une sociographie des locuteurs tendant à différencier « celui qui monte à l’universel et celui qui n’y monte pas » [Memmi, 1999]. L’exigence de généralisation constitue en effet un principe d’exclusion et d’inclusion des interlocuteurs du débat et interroge directement la construction de la légitimité de ses acteurs. Trois facteurs au moins obligent à une montée en généralité : l’exigence d’argumentation, la publicité des échanges et la complexité du sujet. Le fait que, au cours du débat, la CPDP exige des contributions écrites, argumentées, que les échanges soient souvent publics, que le débat porte sur un projet technique dont le dossier de présentation est chiffré, peuvent expliquer le passage d’une discussion attendue sur le tracé vers des échanges sur les fondements du projet. Pour L. Boltanski et L. Thévenot, de fortes contraintes de légitimité et de généralité des arguments pèsent sur les débats publics, au sens large, conduisant les acteurs à dépasser leur situation particulière. Dans cette perspective, les deux auteurs ont modélisé différents registres généraux de justifications, chacun se référant à une conception du bien commun et de la justice7 [Boltanski, Thévenot, 1991]. Cette capacité à dépasser sa situation particulière fut le fait essentiellement, dans le cadre du débat de Bordeaux, des membres de la « contre-coalition de projet », ayant recours régulièrement à des idéaux ou des projets politiques « alternatifs » : « Pourquoi [ce contournement serait-il] inéluctable ? Parce que des choix politiques sont faits, d’un certain développement, mais un développement qui profite à qui ? Pourquoi la vraie question n’est-elle pas pourquoi tout ce transport ? […] c’est qu’il faut arrêter ça, 6. Président de la Fédération de chasse Gironde, maire de Carcan, conseiller régional d’Aquitaine, réunion d’étape du 17 novembre 2003. 7. Ils évoquent ainsi des justifications civiques, industrielles, par l’opinion, domestique, marchande, etc.
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raisonner différemment ! « Utopie » on va nous répondre ! Non, pas du tout, simplement une volonté de ne pas aller contre un mur que tout le monde dénonce8. »
D’autres intervenants, plus proches de la coalition de projet, font un usage privilégié d’autres registres de langage, comme le témoignage. Si celui-ci peut-être utilisé en appui d’un argumentaire plus général et servir d’illustration à des propos relatifs au « vivre ensemble » ou à des interrogations éthiques ou environnementales, il est plus souvent utilisé comme seul argumentaire : l’intervenant se limite alors à sa situation particulière, quand bien même cette intervention viserait à rappeler « à la réalité » certains interlocuteurs. « Je souhaiterais, à toutes les personnes qui ont parlé jusqu’à maintenant et sont absolument contre les projets de contournement, je leur souhaiterais d’être dans un taxi tous les matins de 7 heures à 9 heures pour faire Saint-André-de-Cubzac – Mérignac9. »
Pour autant, ce recours régulier au témoignage comme seul argument n’exclut pas la capacité à monter en généralité. Ainsi, la seule association favorable au projet, qui représentait en quelque sorte les usagers procontournement, a régulièrement pris appui sur un témoignage pour illustrer un discours dans lequel la montée en généralité s’opère moins dans le cadre d’une réflexion politique globale que dans le registre domestique, prenant appui sur un exemple particulier pour s’exprimer au nom de l’ensemble des « usagers de la route » : « Nous sommes carrément enclavés, je suis mère de famille, il y a une incidence, dont on ne peut pas débattre : des crèches ont été contraintes d’ouvrir le matin à 7 heures 45. Il y a une qualité de vie pour les enfants qui est déplorable, des journées trop longues. Idem pour les usagers de la route, on vit dans le stress permanent, la crainte de l’accident […] le grand contournement pour nous c’est un cri de survie, je n’hésite pas à le dire et sans cela je ne sais pas ce qu’il adviendra de notre région10. »
Ainsi, la capacité à s’exprimer au nom d’un idéal politique (contrecoalition) ou en généralisant une situation particulière (coalition de projet) participent très directement à la construction de la légitimité de ces acteurs, les uns par la représentation d’un discours politique alternatif, d’un idéal, les autres par la représentation pragmatique et concrète d’un vécu. On perçoit alors comment une intervention pose les bases de la légitimation ou non de certains acteurs : dire « d’où on parle », dépasser sa situation particulière, permettent ou non d’être plus légitimes dans le débat et de se construire une légitimité que seule cette scène inédite peut conférer. Dès lors, le débat devient un allié de poids pour des acteurs qui peuvent y voir un levier majeur de reconnaissance. 8. Confédération paysanne, réunion publique de Lesparre, 4 novembre 2003. 9. Viticulteur, réunion publique de Blaye, 6 novembre 2003. 10. Association, réunion publique de Libourne le 5 novembre 2003.
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CONSTRUIRE SA LÉGITIMITÉ SUR LA SCÈNE DU DÉBAT Le débat, parce qu’il met en relation des intervenants qui ne sont pas, dans le processus habituel de décision, appelés à se rencontrer ouvertement (les décideurs politiques, la société civile, organisée11 ou inorganisée12) constitue une situation d’interaction inédite. Le débat suppose alors la mise en scène d’une « bonne coopération » : le choix des acteurs, la préparation du décor, la création d’un calendrier de représentation permettent ainsi d’opérer une lecture du débat par la métaphore théâtrale proposée notamment par E. Goffman. Différentes procédures, techniques discursives, stratégies d’interaction peuvent en outre être mises en jeu afin d’instaurer un « climat d’association constructive » [Futrell, 2002]. L’analyse des ressources d’interaction devient alors intéressante dans le cadre de l’analyse des stratégies de légitimation des acteurs, cette ressource d’interaction, comme la ressource discursive évoquée précédemment, étant particulièrement asymétrique, chaque acteur se construisant, ou non, par les mises en scène, comme il a pu le faire par ses techniques discursives, sa légitimité dans le débat. La CPDP par exemple est, pour rester dans la métaphore théâtrale, le « metteur en scène d’une pièce qui n’est pas encore écrite13 ». Au-dessus des échanges, elle doit présenter régulièrement des gages d’indépendance pour garantir le bon déroulement du débat – il est à ce titre intéressant de noter l’effort réalisé dans la composition de la CPDP, dont l’œcuménisme disciplinaire autorise et renforce l’évocation d’indépendance recherchée. Le rôle d’interlocuteur muet de la Commission l’oblige ainsi à user de stratégies variées pour réaffirmer son statut dans le débat ; elle doit par exemple montrer son indépendance vis-à-vis des différents acteurs et plus encore du projet et du maître d’ouvrage, instaurant un jeu de scène visant à limiter les risques de confusion : l’organisation de l’espace comme les échanges sont ainsi mis à profit pour symboliser cette distanciation : « Je pense qu’il y a confusion entre la commission particulière du débat public, qui n’est pas le ministère des Transports […] nous sommes une autorité indépendante qui a pour mission d’essayer de faire en sorte que vous soyez informés et que nous puissions débattre, et qu’ensuite, je puisse transmettre vos observations au ministère. Que ce soit bien clair, ce n’est pas à moi que vous posez la question14. »
Cette mise en scène n’est pas le seul fait de la CPDP, les autres acteurs y participant également : le maître d’ouvrage, qui présente le projet, doit 11. Acteurs socioprofessionnels, grandes associations ou fédérations… 12. « Grand public », « citoyen lambda »… 13. D. Moyen, président de la CPDP, séance d’ouverture du débat public le 2 octobre 2003. 14. Président de la CPDP, en réponse à un intervenant l’interrogeant sur le projet de contournement. Réunion publique de Talence, 15 octobre 2003.
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lui aussi manifester régulièrement son ouverture à l’échange et aux propositions formulées15, de même que la coalition de projet, et notamment les élus de grandes institutions, doit marquer son intérêt pour le débat et sa capacité d’écoute, par sa présence – ce fut surtout le cas lors de la séance d’ouverture du débat – ou par ses interventions. La contre-coalition, en particulier le collectif « Bordeaux incontournable », a, elle aussi, participé à cette mise en scène. L’organisation scénarisée du débat suppose en effet que chaque intervenant devienne acteur (comédien) pour être accepté, légitimé, dans le débat. Ainsi, ce collectif associatif a dû, lui aussi, progressivement, en produisant par exemple une « parole d’acteur16 », démontrer sa capacité d’écoute, d’argumentation, pour prendre sa place dans le débat. Le paroxysme de cette mise en scène eut lieu lors d’une réunion organisée à Bordeaux, qui avait pour but de clore le temps de l’échange organisé autour des réunions publiques, en donnant l’occasion aux acteurs reconnus par la CPDP de présenter leurs positions. « Réunion d’expression des positions des instances socioéconomiques et associatives en séance plénière [devant permettre] un échange entre elles et avec le public17 », cette réunion était présentée par la CPDP comme particulièrement importante. En acceptant de s’installer sur la scène, à côté de représentants d’autres structures ayant, elles aussi, produit des « paroles d’acteurs », et non plus uniquement en s’exprimant à partir de la salle, en ayant participé à l’organisation de cette réunion, notamment sur la répartition des temps d’expression, en réalisant un diaporama et en acceptant lui aussi de se soumettre aux questions de la salle, le collectif d’opposants s’est mis en scène dans le débat au même niveau que les acteurs reconnus et légitimés par la CPDP. Cette intégration progressive dans le débat, en ce qu’elle légitime ce collectif, a aussi permis au débat de se légitimer luimême : le collectif d’opposants devenant un élément du débat, celui-ci ne fut plus remis en cause. Dès lors, l’irruption du CIADT dans ce temps d’échange vient ré-interroger les acteurs, membres de la coalition de projet comme de la contre-coalition, dans leurs croyances comme dans la construction de leur légitimité. Cette irruption, si elle a pu mettre à mal le débat, n’a, pour autant, pas valu, sur le moment, remise en cause définitive ; c’est que le débat public crée une dynamique forte qui dépasse les remises en cause passagères. 15. Avec des interventions du maître d’ouvrage de type « je voudrais remercier les gens qui ont posé ces questions », « je crois que c’est le genre de question et de remarque qu’il est intéressant de noter et de creuser », etc. 16. Cette appellation est celle donnée par la CPDP. Il s’agit d’une expression écrite et argumentée rédigée par les structures organisées, la CPDP n’en assurant que l’édition. 15 « paroles d’acteur » ont ainsi été rédigées. 17. Appellation issue du compte rendu du débat.
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DE LA REMISE EN CAUSE À LA CROYANCE AU DÉBAT « MALGRÉ TOUT » Le débat de Bordeaux a connu, avec le débat sur le projet de liaison autoroutière A24, une perturbation inédite : à l’issue du CIADT du 18 décembre 2003, le communiqué de presse a fait état, parmi les projets qui seront « réalisés ou engagés d’ici 2012 », de la réalisation du contournement autoroutier de Bordeaux. Si cette annonce a provoqué, à Bordeaux, la démission des membres de la CPDP18, à l’exception notable de son président, ce comité interministériel a interrogé très concrètement, de façon plus générale, la valeur accordée à cette procédure par ses acteurs. La démission des membres de la CPDP n’a pas été interprétée de la même façon par tous, certains apportant leur soutien à ce choix, d’autres signifiant, tout aussi vivement, leur incompréhension. Si, pour ceux qui se félicitaient avant tout de voir le projet se réaliser, le débat avait vraiment eu lieu, il n’en a pas été de même pour d’autres pour qui « l’intention de faire19 » est venue délégitimer complètement le débat public. Ainsi, dans un communiqué de presse20 le collectif d’opposants a indiqué approuver la démission de la CPDP mais ne plus reconnaître de légitimité aux conclusions qui seront apportées par ce débat avorté. Les associations n’ont pas été les seules à questionner la crédibilité du débat public : certains citoyens ont fait part de leur stupéfaction de voir le débat se terminer ainsi, et l’annonce du CIADT a parfois provoqué des réactions très virulentes, de membres de la CPDP (« c’est une manière de gouverner qui s’apparente plus au caporalisme qu’au bon exercice de la démocratie21 »), mais également de la presse. La virulence de ces propos (« C’est rien, c’est peanuts, c’est un épiphénomène22 »), enjoués ou dépités, est révélatrice de conceptions du débat public très différentes selon les acteurs. Cet évènement a mis en lumière des interprétations divergentes du débat et de son intérêt, de la part, tout particulièrement, de certains élus, membres de la coalition de projet. Certains élus avaient déjà manifesté, auparavant, un intérêt minoré pour le débat public, la faible participation aux 18. Cela n’a pas été le cas pour le débat public sur l’A24. Le fait que ce projet ne soit évoqué que pour un lancement des études et non une « réalisation » a pu minimiser la portée de l’annonce du CIADT le concernant. 19. Expression utilisée par le directeur des routes au ministère de l’Équipement venu expliciter la position du CIADT lors d’une « réunion d’explication » en janvier 2004, en présence du président et de deux vice-présidents de la CNDP. 20. Communiqué intitulé « Contournement autoroutier de Bordeaux ou contournement du débat public ? L’imposture démocratique », 5 janvier 2004. 21. J. Aubert, membre démissionnaire de la CPDP, Wit FM, 6 janvier 2004. 22. A. Juppé ironisant sur la démission des membres de la CPDP dans laquelle il ne voit que la manifestation d’« egos froissés et surdimensionnés », Libération, 10 janvier 2004.
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réunions comme certaines affirmations en témoignant (« Notre institution ne va pas tirer de conséquence de ce débat particulier, mais elle se réjouit qu’une commission vienne dans notre assemblée pour nous demander notre avis23 »). L’annonce du CIADT est venue confirmer ce manque d’intérêt ; ainsi, alors que l’opportunité du projet était une des questions posées24, si ce n’est la question posée, certaines interventions ont pu laisser penser qu’elle n’était pas vraiment à l’ordre du jour : « Ceux qui pensent qu’il y a débat sur l’opportunité ne vont pas souvent utiliser la voiture ou alors ce sont des privilégiés qui auront la chance […] de ne pouvoir circuler que dans le centre de Bordeaux en tramway. Mais pour les banlieusards de Bordeaux que je suis en tant que charentais maritime, je vous assure que le contournement de Bordeaux, on en a vraiment envie25. »
In fine, ces prises de position témoignent, de la part de ces élus, d’une interrogation profonde sur les fondements du débat ou expriment, a minima, une méconnaissance réelle de son sens et de sa portée : « Je voudrais quand même rappeler qu’il y a, éventuellement, l’avis de la commission ; je dis éventuellement car personne ne le connaît26 ; d’un autre côté il y a la position du gouvernement, du Conseil régional, du Conseil général, du Conseil de la communauté urbaine, ça fait du monde ça ! Ca fait de la légitimité démocratique. Alors il faut aussi en tenir compte dans un débat public27. »
Pourtant, loin de décrédibiliser le débat public, l’annonce du CIADT a révélé un « besoin » de débat, celui-ci n’étant jamais rejeté dans son principe par les associations, ni par les membres de la CPDP. Dès lors, tout se passe comme si le débat public, malgré une véritable crise d’existence, devait être valorisé pour lui-même, certains membres de la CPDP ou d’associations espérant que cette crise aurait une vertu pédagogique. « Si la démission de la CPDP […] a suscité quelque émotion, il faut y voir une pédagogie en faveur du débat public. En sortant un carton jaune lors de l’irruption intempestive d’un joueur qui ne figurait pas sur la feuille de match, elle a cherché, pour l’avenir du débat, à améliorer la connaissance de la règle du jeu28. » « Si on a pris des positions un peu dures c’est dans l’intérêt de la Commission nationale. Si on accepte que les débats publics qui prennent une mauvaise tournure soient arrêtés en cours de route, ça équivaut à dire que la CNDP est un machin inutile29. »
23. Entretien réalisé par R. Rollant [2004] en novembre 2003. 24. Question clairement posée dans la lettre de saisine de la CNDP. 25. D. Bussereau, Secrétaire d’État aux Transports le 19 décembre 2003. 26. La CPDP n’émet pas d’avis sur le projet soumis à débat. 27. A. Juppé, interrogé sur Wit FM le 6 janvier 2004. 28. P. Sadran, « Pour un débat public », carte blanche, Sud-Ouest du 26 janvier 2004. 29. Directeur administratif de la SEPANSO, association membre du collectif « Bordeaux incontournable », entretien réalisé le 21 janvier 2004.
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Ainsi, les associations opposées au projet, et qui auraient pu être confortées dans leur expectative initiale, restent persuadées de l’utilité du débat ; c’est que, quand bien même le débat reste critiqué et critiquable, la participation au débat est incontournable : « Le débat a été utile malgré tout […] : il est possible qu’il y ait quand même des fonctionnaires consciencieux qui vont se rendre compte qu’il y a peut-être des idées qui ont été avancées pendant le débat qui sont dignes de considération et qu’il faut réexaminer certains schémas de développement. Je pense que ça aura été utile, en revanche ça aura été très coûteux pour les citoyens […] le débat public c’est vraiment un progrès dans la démocratie participative, c’est vraiment une procédure positive30 […] »
Comme le note C. Blatrix pour le projet de TGV Rhin-Rhône, « tout en percevant clairement le caractère ambivalent du développement de ces procédures de consultation […], les responsables associatifs les considèrent comme une avancée de la démocratie » [Blatrix, 2002]. Ainsi, les associations opposées au projet, les membres de la contre-coalition de projet, qui finalement auraient pu se saisir de cet événement pour remettre en cause, en profondeur, le débat public, vont, au contraire, exprimer leur souhait d’un sursaut. Le débat reste ainsi valorisé dans ses fondements par un grand nombre d’acteurs qui y ont trouvé et s’y sont construit leur légitimité. On peut s’interroger sur ce qui modifie ainsi suffisamment les façons de faire pour que les acteurs en arrivent à croire au débat « malgré tout ». En refusant une analyse purement fonctionnaliste du débat, on pourrait parler d’« effets participationnistes », c’est-à-dire d’une dynamique induite par la mise en œuvre d’une telle procédure autour de la redéfinition de l’action publique et du politique ou encore de la socialisation politique, comme le propose par exemple M. Bachir en analysant les consultations publiques [Bachir, 1999]. Ces effets induits mériteraient un travail approfondi, en adoptant, comme le propose C. Blatrix, un niveau d’analyse qui dépasserait le débat lui-même, cette posture permettant de mieux appréhender le débat de son amont à son aval.
CONCLUSION Nous avons souhaité, dans le cadre de cette contribution, montrer succinctement comment une procédure, parce qu’elle permet la légitimation de certains acteurs, et en particulier des structures organisées opposées
30. Directeur administratif de la SEPANSO, association membre du collectif « Bordeaux incontournable », entretien réalisé le 21 janvier 2004.
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à un projet, se légitime elle-même. En effet, dans un débat public où cette légitimité aurait pu être remise en cause, le débat est resté, in fine, valorisé. C’est que les publics sont devenus acteurs : ils y apportent leurs paroles, leurs mises en scène, s’y construisent leurs légitimités et, in fine, en deviennent des « porte-parole » ; ce faisant, ces acteurs donnent corps au débat, ils font le débat. Jon Elster parle de la « force civilisatrice de l’hypocrisie » pour désigner le fait que la mise en œuvre d’une procédure, présentée et justifiée de façon démocratique, oblige finalement les auteurs de cette procédure à respecter cette justification [Elster, 1994]. Nous ne pouvons que faire l’hypothèse que le débat public, tel que nous l’avons succinctement analysé ici, confirme cette analyse. Après ce débat avorté, nombre d’associations ont remis en cause le projet compte tenu du non-respect de la procédure et certains élus, et non des moindres, tel le président du Conseil général, ont été amené à revoir leurs positions. Saisi par un collectif associatif ayant, en grande partie, pris la suite de la contre-coalition, le tribunal administratif de Bordeaux a rendu, le 1er mars 2007, son jugement sur la valeur de la décision ministérielle qui retenait « le principe de la réalisation d’un contournement autoroutier de Bordeaux et [décidant] de sa mise en œuvre31 ». Le tribunal a admis que si le communiqué de presse officiel publié à l’issue du CIADT reconnaissait « l’importance du débat public en cours », la simple mention parmi les projets « réalisés ou engagés d’ici 2012 » du contournement de Bordeaux, « dont le principe même est au cœur du débat public qu’elle vient prématurément d’interrompre », n’a pu que restreindre la liberté d’appréciation du ministre et « vidé de son sens une procédure de concertation supposée permettre à cette autorité de se prononcer en pleine connaissance de l’opportunité du projet, de ses enjeux et de son accueil par le public ». Le tribunal a ainsi admis un vice procédural « substantiel » entachant la décision ministérielle32. La réaction de certains acteurs suite au CIADT, et tout particulièrement ceux qui auraient pu remettre en cause le débat définitivement – la « contre-coalition de projet » comme les membres de la CPDP – semblait déjà légitimer cette procédure. Une telle décision, qui vient conforter la valeur du temps consacré au débat, le légitime plus encore. Ainsi, paradoxalement, la légitimité du débat sort renforcée de cette crise. On ne saurait donc qu’affirmer qu’un débat public vaut toujours, « malgré tout », le risque d’être vécu. Pour le temps d’échange, comme pour les effets qu’il induit, le débat public représente une réelle force civilisatrice, fusse-t-elle, parfois, appuyée sur l’hypocrisie. 31. Décision ministérielle du 14 mai 2004. 32. Le maître d’ouvrage a fait appel de cette décision du tribunal.
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Le débat public du projet de contournement routier de Nice ou la remobilisation d’une communauté débattante déjà constituée*
Pierrick Cézanne-Bert 1
Le 5 janvier 2005, la Commission nationale du débat public décide d’organiser un débat public sur le « projet de contournement routier de Nice », répondant ainsi favorablement à une saisine datant du 19 novembre 2004. La réunion d’ouverture a eu lieu le 7 novembre 2005 et le débat a été clôturé le 27 février 2006. Comme souvent dans les débats publics sur des grands projets d’infrastructure, le projet soumis au débat s’inscrit dans une histoire longue, entamée bien avant le début du débat public. Dans notre cas, le problème de saturation du trafic sur l’autoroute A8 mobilise les acteurs locaux depuis une vingtaine d’années, notamment pour s’opposer aux réponses répétées de l’État sous la forme d’un projet de dédoublement de l’infrastructure en question. La durée du conflit et les concertations successives ont permis aux opposants de se structurer en un collectif, la Coordination des Alpes-Maritimes contre le projet A8 bis, que Jacques Lolive et Anne Tricot décrivent comme une « expertise-réseau » [Lolive, Tricot, 2000], c’est-à-dire une forme de « forum hybride » [Callon et al. 2001]. La Coordination regroupe des associations, de nombreux élus locaux mais aussi deux ingénieurs des Ponts et Chaussées porteurs d’une expertise transport. Le collectif s’est par ailleurs doté d’une expertise à force d’implication sur le projet A8 bis, mais aussi sur l’ensemble des projets d’infrastructure de transport et les documents de planification * Cette contribution est issue d’un travail collectif des associations ARENES et CESSA qui ont participé à un programme de recherche, sous la direction de Martine Revel de l’ICAM de Lille, pour la Direction des routes au ministère de l’Équipement, sur plusieurs débats concernant des aménagements routiers. ARÈNES et le CESSA ont suivi le débat public sur le projet de contournement routier de Nice et ont réalisé des entretiens semi-directifs avec les principaux acteurs du débat. Les équipes ayant participé à ce projet étaient constituées de Vincent Baggioni pour ARÈNES, de Pierrick Cézanne-Bert et Stephan Castel pour le CESSA. L’auteur remercie Vincent Baggioni et Stephan Castel pour leur relecture ainsi que pour les nombreuses discussions qui ont enrichi le point de vue exprimé ci-dessous.
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urbaine et dans l’ensemble des négociations ou concertations (dont les débats publics au sens CNDP1) organisées dans le département, voire dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (région PACA). Les associations ont ainsi développé une logique de réseau articulant actions politiques et contre-expertise. Dans notre article, nous nous intéresserons davantage à la « communauté débattante » [Castel, Cézanne-Bert, Leborgne, Rychen, 2005] qu’ont fini par former les acteurs locaux. La communauté débattante est une notion plus large que l’expertise-réseau : elle regroupe les acteurs se rencontrant autour d’un objet mis en débat. Le concept de communauté débattante ressort du paradigme du conflit, articulé autour du temps, de la substance et du produit du débat. Son contexte d’émergence est celui d’une situation caractérisée par l’opposition et le rapport différencié à l’autre. C’est justement parce qu’il y a désaccord potentiel sur l’objet débattu que les membres des groupes pré-constitués (porteurs de projet versus opposants par exemple) sont amenés à se rencontrer dans le cadre d’arènes plus ou moins formalisées. La communauté débattante est donc par nature homogène (on connaît et reconnaît l’autre, en tant que porteur d’une vision et de valeurs) et scindée (puisque en désaccord sur l’objet débattu). Dans notre cas, cette communauté débattante est déjà formée au moment où débute le débat public, notamment lors de la concertation sur la directive territoriale d’aménagement (DTA). Elle comprend bien sûr les membres de la Coordination 06, mais aussi la plupart des collectivités territoriales ; les acteurs économiques y sont en revanche beaucoup moins présents, et les représentants de l’État y jouent un rôle à part. L’État est certes toujours présent dans les différentes scènes de concertation, mais ses représentants changent régulièrement (un nouveau directeur départemental de l’Équipement, principal représentant de la maîtrise d’ouvrage, a ainsi été nommé alors que le débat public était en cours). Le débat public niçois, aussi bien dans son déroulement que dans son résultat, a été particulièrement sensible à l’existence de cette communauté débattante. Même si le débat a eu un effet non négligeable sur le projet, notamment du fait des modalités de son organisation en deux scènes et de la place particulière donnée à l’expertise, les acteurs locaux constituant la communauté débattante ont su l’investir de façon à prolonger un travail de recherche de compromis déjà en cours. Dans une première partie, après avoir brièvement présenté le projet soumis au débat, nous ferons un retour historique sur le conflit autour du projet
1. Les acteurs associatifs de la Coordination ont déjà forgé une expertise certaine lors des débats sur les projets de ligne à très haute tension entre Boutre et Carros et d’extension du port de Nice. Suite à ces deux débats publics les projets ont été rejetés.
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autoroutier et l’obtention d’une DTA dans les Alpes-Maritimes, premier pas vers une sortie du conflit. Dans une seconde partie, nous essaierons de voir comment le débat a influé sur le positionnement du Conseil général (CG) annoncé dans la réunion de clôture.
CONTEXTE DU DÉBAT : POIDS DE L’HISTOIRE DU PROJET. UNE COMMUNAUTÉ DÉBATTANTE DÉJÀ CONSTITUÉE Le projet du maître d’ouvrage objet du débat a pour principale ambition de répondre à un problème de fluidité et de sécurisation du trafic, et prétend tenir compte de l’histoire du conflit. Le dossier du maître d’ouvrage soumet trois types de solutions au débat public (le compte rendu du débat fait par la Commission particulière du débat public, la CPDP, retiendra cette typologie pour catégoriser le positionnement des différents participants au débat) : une solution courte, une solution longue et un aménagement sur place. Les solutions courtes et longues (solutions n°1 et n°2 dans le dossier du maître d’ouvrage) consistent à dédoubler l’ouvrage actuel, essentiellement en souterrain ; elles se distinguent principalement par leur longueur et leur coût (schématiquement, la solution n°2, plus longue, satisfait mieux aux objectifs affichés par la direction départementale de l’Équipement, DDE, mais est plus chère). La solution aménagement sur place consiste à élargir la voie existante (l’autoroute A8) en certains points. Cette solution répond mal, selon la DDE, aux objectifs de la maîtrise d’ouvrage, mais présente l’avantage d’avoir un coût très nettement moindre (300 millions d’euros, contre 2 et 2,4 milliards d’euros pour les solutions courtes et longues). Le projet décliné en trois solutions doit faire la démonstration que l’État tient compte de l’histoire du projet et des conflits passés. Ainsi, les solutions 1 et 2 sont nettement plus courtes que les projets A58 ou A8 bis envisagés par le passé. Mieux encore, la solution n°3, dite aménagement sur place, montre que l’État tient compte des projets alternatifs, l’association A7C2 ayant présenté un projet, l’Alternative, proposant une solution de type aménagement sur place. Pourtant, c’est précisément la solution 3 qui fera l’unanimité contre elle, y compris de la part des représentants associatifs.
Histoire du projet Le conflit sur le projet de doublement de l’autoroute A8 voit le jour au milieu des années 1980, au moment de la révision des SDAU (schémas 2. Association des 7 communes contre le projet A8 bis.
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directeurs d’aménagement et d’urbanisme) : le conflit se structure alors autour du projet A8 bis3 mais aussi autour d’une opposition entre acteurs locaux (essentiellement représentés par les élus du Moyen-Pays de l’Ouest du département) et représentants de l’État (préfecture et DDE). Les associations entrent un peu plus tard dans le conflit, à la fin des années 1980, et vont finir par devenir incontournables. Pour la population locale, le projet de doublement de l’A8 apparaît au grand jour au cours de l’année 1987, lors d’une présentation officielle en préfecture par la DDE, puis surtout en 1988, par l’intermédiaire d’un article publié dans Nice-Matin, où le maire de Nice de l’époque, Jacques Médecin, annonce : « Voici le tracé que j’ai choisi pour la nouvelle autoroute ». Il propose alors une nouvelle autoroute allant de Draguignan à La Turbie. L’article ne fait pas beaucoup réagir à Nice, où la dynastie Médecin règne encore4. En revanche, ce même article provoque une levée de boucliers à l’Ouest du département et dans le MoyenPays. L’association des 7 communes contre le projet A8 bis est créée suite à cet article ; les associations et les élus locaux se mobilisent et se regroupent au sein d’un collectif : la Coordination des Alpes-Maritimes contre le projet A8 bis. Hervé de Fontmichel, maire de Grasse, soutient le projet et est battu aux municipales de 1989 par son propre adjoint aux finances, qui a choisi de s’opposer au projet et a créé une liste dissidente. Selon les acteurs interrogés, cet événement fait jurisprudence et plus aucun élu du Moyen-Pays ne soutiendra les projets de doublement de l’A8 présentés par la DDE, quelles que soient leurs différentes appellations successives5. Le conflit autour du projet A8 bis va ainsi fortement structurer les débats politiques jusqu’à la fin des années 1990, devenant même un argument électoral (et plus généralement le thème de l’aménagement du territoire) pour la gauche du département. Aujourd’hui, il se dégage un consensus pour considérer que le problème de saturation de l’A8 et les conflits qu’il a suscités trouvent leur source essentiellement dans l’absence de planification urbaine dans le département durant plusieurs décennies. Concernant les enjeux liés au projet de contournement routier de Nice, on peut retenir une différenciation des problématiques foncières du littoral et du Moyen-Pays, les communes du Moyen-Pays voyant dans le projet un moyen d’absorber le Moyen-Pays dans la conurbation urbaine du littoral, et une forte distinction des problématiques à l’ouest et à l’est du département.
3. Le projet A8 bis, soit le doublement de l’A8, se nommait « voie verte » dans les SDAU des années 70. 4. On est en fait en fin de règne : Jacques Médecin démissionne de tous ses mandats – mairie de Nice et présidence du Conseil général – et se réfugie en Uruguay en septembre 1990. 5. Selon nos informations, aucun candidat aux municipales dans le Moyen-Pays ou à l’Ouest du département ne s’est imposé en soutenant officiellement le projet de doublement de l’A8.
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Le contexte conflictuel autour du projet A8 bis génère ainsi un blocage de l’aménagement du territoire dans les Alpes-Maritimes dont les acteurs locaux souhaitent sortir à la fin des années 1990. L’occasion leur en est donnée lors de la concertation autour de la DTA.
La DTA, un premier compromis entre les acteurs locaux La loi d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire du 4 février 1995 définit les DTA comme des outils de planification répondant à trois objectifs spécifiques : v Fixer les orientations fondamentales de l’État en matière d’aménagement et d’équilibre entre les perspectives de développement, de protection et de mise en valeur des territoires ; v fixer les principaux objectifs de l’État en matière de localisation des grandes infrastructures et grands équipements ; v définir les modalités d’application de la loi littorale et la loi montagne adaptées aux particularités locales. Ainsi, la DTA adoptée en 2003 fixe les grandes lignes de la politique d’urbanisme et d’aménagement du territoire sur l’ensemble du département des Alpes-Maritimes ; elle constitue donc un cadre pour le projet de contournement dont l’emprise est entièrement inscrite dans le département (la solution la plus longue relie Nice-Est à Mougins, à l’ouest du fleuve Var). La DTA est d’ailleurs reconnue, y compris par les acteurs associatifs, comme « un document normatif de premier rang6 ». Si elle réaffirme le rôle de l’État en matière d’organisation des territoires intermédiaires situés entre le national et le local, certains y voient aussi un engagement de l’État vis-à-vis des citoyens locaux. D’un point de vue politique, la DTA est interprétée comme un document administratif ayant permis de sortir de quinze ans de conflits autour des projets successifs de doublement de l’A8. La DTA a ainsi été rédigée en recherchant l’obtention d’un consensus des différents partenaires, de sorte que la sortie du conflit ne désigne ni vaincu ni vainqueur. Si le consensus a permis une sortie de crise souhaitée par l’ensemble des acteurs, il explique aussi que ces mêmes acteurs puissent aujourd’hui mobiliser la DTA dans leur argumentaire pour défendre des positions radicalement différentes, comme on a pu encore le constater durant le débat sur le « projet de contournement routier de Nice7 ». Si ce compromis constitue aujourd’hui une base commune de travail ayant 6. Entretien avec un représentant associatif de la Coordination 06. 7. Il est remarquable qu’à l’exception du GIR Maralpin, l’ensemble des acteurs concernés par le projet – de la maîtrise d’ouvrage aux responsables associatifs, en passant par les élus – font référence à la DTA, que ce soit pour légitimer leur projet ou déqualifier un projet concurrent.
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amorcé une sortie de conflit, il a cependant été obtenu au pris d’une forme de polysémie de la DTA8. Nous pouvons ainsi distinguer deux lectures principales de la DTA en fonction du positionnement relativement au projet : pour les acteurs favorables à une nouvelle infrastructure, la DTA acte la nécessité d’un doublement de l’A8 du fait de la saturation de l’infrastructure actuelle ; pour les opposants au défunt projet A8 bis, cette même DTA acte le principe d’une priorité accordée au développement des transports en commun tout en recommandant la réservation des emprises, au cas où une politique volontariste ne parviendrait pas à résoudre la problématique des transports et déplacements sur le département. La concertation sur la DTA a permis d’ouvrir une fenêtre de participation dont se sont emparées les associations. Leurs représentants ont été les plus actifs durant les réunions de concertation, les élus intervenant très peu. Les associations ont donc participé à l’élaboration d’un document de planification interprété comme une forme de contrat engageant l’État visà-vis des acteurs locaux en matière d’aménagement du territoire. Dans ce contexte, les divergences d’interprétation peuvent susciter ou renforcer le sentiment de défiance envers les services de l’État par les élus locaux ou les associations.
LE RÉSULTAT DU DÉBAT : LA RECHERCHE D’UN COMPROMIS LOCAL À TRAVERS UN AFFICHAGE CONSENSUEL DU CONSEIL GÉNÉRAL Dans cette partie, nous allons dans un premier temps décrire la stratégie du Conseil général au cours du débat, articulée autour de l’objectif d’obtention d’un consensus ou d’un compromis. Ensuite, nous verrons comment la controverse sur l’intitulé du projet (et du débat) qui mobilise la communauté débattante, puis la présence d’une expertise associative au sein des ateliers organisés par la CPDP, a joué sur l’annonce finale du Conseil général.
La stratégie de recherche d’un consensus du Conseil général La quasi-totalité des participants s’entendent pour reconnaître que le positionnement final du Conseil général, proche de la 4e solution expertisée durant le débat public, constitue le principal résultat des quatre mois de débat. La position du Conseil général, même si elle n’est pas présentée 8. Un acteur associatif compare ainsi la DTA au Coran : un texte unique, mais autant d’interprétations que de lecteurs.
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explicitement comme un aménagement sur place, peut être rapprochée de cette famille de solutions. Pour résumer, l’expertise complémentaire porte sur une solution combinant les différents éléments proposés par la DDE, de manière différente que ne le font les trois solutions soumises au débat dans le dossier du maître d’ouvrage : il s’agit d’étudier un aménagement sur place à l’est du fleuve Var avec une solution courte à l’ouest du Var. Le Conseil général finit par publier en fin de débat un cahier d’acteur reprenant dans les grandes lignes les éléments de cette 4e solution, et présenté par son président, Christian Estrosi, comme un avis adopté à l’unanimité par les différents groupes politiques du Conseil général. Cette présentation est conforme au désir d’obtention d’un compromis entre l’ensemble des acteurs du département, affiché par Christian Estrosi dès la réunion d’ouverture du débat public. Le Conseil général souhaite préserver la dynamique de compromis issue de la concertation sur la DTA ; l’objectif relativement au projet de la DDE se réduit alors à régler le problème de la sécurisation routière au nord de Nice Dès le commencement du débat, Christian Estrosi affirme rechercher une position consensuelle, tout en laissant entendre qu’il est urgent de répondre aux problèmes de sécurité et de saturation de l’autoroute A8. Cette première annonce a pu laisser croire que Christian Estrosi et le Conseil général se positionneraient en faveur d’une solution courte ou longue ; en fait, Christian Estrosi ne fait aucune annonce explicite quant au projet. C’est donc bien à partir de la recherche de consensus, plusieurs fois réitérée au cours de son intervention, qu’il faut lire la démarche très pragmatique du Conseil général. Christian Estrosi souhaite saisir l’opportunité du débat pour évaluer les forces en présence : le Conseil général est donc dans une position d’attente relativement au projet lui-même. La proposition d’une 4e solution, qui est comme on l’a vu en soi un compromis entre différentes solutions, offre au Conseil général l’opportunité d’afficher sinon un positionnement consensuel, du moins susceptible de satisfaire une majorité d’acteurs. Une commission ad hoc, regroupant des représentants des différents groupes politiques, a été créée pour produire un avis consensuel sur le projet, renforçant ainsi la posture de rassembleur de Christian Estrosi, notamment face à Jacques Peyrat, actuel sénateur-maire de Nice, qui a, lui, adopté une posture beaucoup plus frontale sur ce sujet.
La controverse sur l’intitulé du projet, ou comment les solutions 1 et 2 deviennent un « avatar de l’A8 bis » L’intitulé du débat, « débat public sur le projet contournement routier de Nice », a été très fortement contesté dès l’entame du débat par une partie des participants, pour la plupart issue de l’ancienne Coordination 06, qui
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dénonçait une appellation euphémique et fallacieuse. Euphémique car cette dénomination tendrait à faire croire que le projet ne concerne que la ville de Nice, alors qu’il concerne l’ensemble du département9 ; et fallacieuse car le projet prévoit une nouvelle infrastructure autoroutière (solution 1 et 2) et non un simple contournement routier. L’indépendance et la neutralité de la CPDP est alors mise en doute pour avoir repris la dénomination choisie par la DDE pour désigner le débat qu’elle organise. Au-delà de la mise en question de la légitimité de la procédure, il faut aussi voir dans cette polémique une stratégie des opposants au projet de la maîtrise d’ouvrage. La dénonciation par le GIR Maralpin de la « culture d’ingénieur des Ponts » au sein même de la CPDP fait ainsi écho à l’un des arguments principaux de certains acteurs associatifs, consistant à remettre en cause l’expertise transport de la DDE10 présentée comme une traduction de cette « culture d’ingénieur des Ponts ». Par ailleurs, toujours dans une visée stratégique, la controverse sur l’intitulé du projet pour les acteurs associatifs permet aux opposants au projet (auto)routier de la DDE de placer cette dernière dans une position inconfortable où elle doit se justifier. Il revient ainsi à la maîtrise d’ouvrage d’apporter la preuve que l’État ne tente pas de proposer une nouvelle variante du projet A8 bis, plusieurs fois rejeté par une grande majorité des acteurs locaux. Le contexte local explique ainsi en grande partie la crispation des acteurs associatifs. Le débat public fait suite à près de 20 ans11 de mobilisation locale (associations mais aussi élus) contre le projet de doublement de l’autoroute A8. La DDE a plusieurs fois proposé différentes réponses au problème de saturation de l’A8, mais les opposants au projet ont toujours considéré que ces versions successives n’étaient que les reformulations du même projet. Certains responsables associatifs, comme le Groupe interdisciplinaire de réflexion sur les traversées sud-alpines et l’aménagement du territoire maralpin (GIR Maralpin), n’hésitent pas à parler d’A8 ter à propos du projet soumis à débat par la DDE, signifiant bien par là que la maîtrise d’ouvrage soumet au débat public un projet que la plupart des acteurs locaux rejettent depuis près de 20 ans. Cette controverse sur l’intitulé du débat aura au final été un moyen pour ces acteurs de
9. Notons à ce sujet que les acteurs locaux s’accordent pour distinguer les problématiques à l’est du fleuve Var de celles à l’ouest du département 10. En bref, il est reproché aux études de trafic de s’appuyer sur des scénarios tendanciels plutôt que des scénarios de rupture. 11. On peut faire remonter à 1987-88 la mobilisation associative : le projet de doublement de l’A8 par une autoroute alors nommée A8 bis a été présenté officiellement pour la première fois en 1987 en préfecture des Alpes-Maritimes ; l’association des 7 communes contre le projet A8 bis a été créée en 1988.
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rendre inacceptables les solutions 1 et 2 du maître d’ouvrage aux yeux de la communauté débattante, au fait de l’histoire du projet. Cette dimension historique est aussi présente dans la référence constante et récurrente à la DTA. Nous avons vu que ce document de planification est interprété par les membres de la communauté débattante comme un compromis entre les acteurs locaux qui visait à produire du consensus. Les première réunions publiques montrent à quel point nombre d’acteurs craignent que le débat public sur le projet de contournement routier de Nice vienne remettre en question les acquis de la concertation sur la DTA. Les nombreuses références à la dimension historique du projet, à l’opposition au projet A8 bis et à la DTA peuvent être lues en ce sens : chacun doit se positionner conformément à la DTA, qui a permis de sortir de l’impasse dans laquelle s’étaient enfermés les acteurs lors des oppositions frontales autour de l’A8 bis. Les participants au débat public, représentants de la DDE y compris, se livrent donc régulièrement à un travail d’interprétation et de relecture de la DTA leur permettant de faire la démonstration de sa prise en compte dans leurs propositions ou de disqualifier les propositions de leurs contradicteurs. Les porteurs du 4e projet ont sans aucun doute été plus convaincants que la DDE dans la conformité de leur proposition à la DTA, réussissant à faire passer aux yeux d’un grand nombre d’acteurs les propositions 1 et 2 du dossier du maître d’ouvrage (notamment la solution longue ou solution 2) comme une résurgence de l’A8 bis. Dès lors, il deviendrait politiquement coûteux pour le Conseil général de se prononcer en faveur des solutions 1 ou 2 du dossier du maître d’ouvrage.
Les ateliers comme lieu de mise à l’épreuve des argumentaires et déploiement de l’expertise associative Alors qu’au départ le dispositif du débat public sur le contournement routier de Nice ne prévoyait que des réunions publiques, trois ateliers ont été créés. L’organisation des ateliers de réflexion a été présentée par la CPDP comme une réponse à une demande des acteurs locaux, essentiellement le GIR Maralpin et certains acteurs politiques. Il importe de noter que cette demande répond à deux objectifs distincts : approfondir des questions soulevées en réunion publique ; répondre à une demande d’expertise complémentaire. Ces deux scènes du débat public ont fonctionné en parallèle, selon des modalités différentes, avec des publics et des formes de participation différentes. Les réunions publiques ont été en grande partie un lieu d’exposition des points de vue, de mise en scène des positionnements institutionnels quant au projet de contournement routier et de présentation d’études et de résultat d’expertises. L’agencement des réunions publiques par la CPDP,
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plaçant les élus et collectivités territoriales au centre des échanges avec la maîtrise d’ouvrage, a largement participé de cette mise en scène. Il faut cependant ajouter que la façon dont les acteurs locaux se sont emparés de la procédure a conforté ce fonctionnement. La volonté amplement partagée par les membres de la communauté débattante que le débat débouche sur un compromis a incité les représentants des collectivités territoriales a expliciter leur positionnement publiquement. Les ateliers permettent quant à eux un retour à l’entre-soi pour la communauté débattante, constituée lors de la concertation sur la DTA et lors des luttes autour du projet A8 bis. Le débat comme échange de points de vue argumentés se joue vraiment lors des ateliers, en quelque sorte entre personnes se reconnaissant mutuellement une forme d’expertise sur le projet. Les différentiels de ressources sont un enjeu du débat : les ateliers permettent de casser la double asymétrie tribune/salle et acteurs institutionnels (maître d’ouvrage, élus, collectivités, experts)/société civile (associations, citoyens, acteurs socioprofessionnels) existant lors des réunions publiques. L’organisation spatiale des ateliers témoigne de cette volonté de sortir de l’asymétrie des réunions publiques : les participants sont assis à des tables disposées en U, de sorte que chacun peut intervenir relativement librement et qu’aucun acteur ne se trouve en position de spectateur de la discussion. Les ateliers constituent donc un espace plus délibératif (au sens d’échanges discursifs argumentés) où les acteurs associatifs recentrent les débats sur leurs problématiques (les ateliers ont ainsi élargi la thématique du débat au-delà du projet d’infrastructure) ; ils permettent de multiplier les registres d’expertise. Les participants issus de l’ancienne Coordination 06 ont ainsi pu, notamment lors de l’atelier n°1 (« Les projections de déplacements dans le cadre d’une politique plus favorable aux transports collectifs »), faire valoir une façon alternative d’envisager les prévisions de trafic, en s’appuyant sur une méthodologie rétroactive. Par ailleurs, ces séances ont été l’occasion de souligner l’incapacité des modèles de prévisions mobilisés par le maître d’ouvrage à incorporer certaines hypothèses proposées par les acteurs associatifs, comme les scénarios de rupture. L’ouverture ou l’élargissement du registre de l’expertise a ainsi permis de contester le monopole d’expertise des services de l’État, et d’en pointer certaines limites ou insuffisances. Cette mise à l’épreuve de l’argumentaire associatif autour d’un projet d’aménagement sur place non soumis au débat dans le dossier du maître d’ouvrage et la contestation de l’expertise transport de l’État lors des ateliers ont joué un rôle non négligeable dans l’émergence d’une 4e solution présentée comme consensuelle. Ainsi, d’après le Groupe socialiste et Verts du Conseil général des Alpes-Maritimes, le consensus final au sein
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du Conseil général a été obtenu par un travail de lobbying qu’ils ont euxmêmes effectué auprès de Christian Estrosi. Ce travail a pu notamment s’appuyer sur les travaux des ateliers, qui ont permis de tester la solidité de ce 4e projet, très proche de certains projets présentés en atelier. En retour, Christian Estrosi convainc les élus de la majorité au Conseil général. Au final, la place donnée à l’expertise dans le débat niçois a constitué une opportunité qu’ont su saisir certains acteurs pour asseoir leur légitimité face aux services de l’État. Les ateliers ont surtout été le lieu où les associations ont pu faire la preuve de la solidité de leur argumentation.
CONCLUSION Nous avons vu dans cette contribution comment, à travers la publicisation du positionnement des acteurs locaux qu’il a permis lors des réunions publiques et la mise à l’épreuve de l’expertise associative lors des séances d’ateliers, le débat public a agi comme un catalyseur et un accélérateur d’un processus de recherche de compromis déjà en cours. Cependant, la relecture a posteriori de l’histoire du projet A8 bis et du déroulement du débat « sur le projet de contournement routier de Nice » à laquelle nous nous sommes livrés ne doit pas laisser croire que le résultat du débat pouvait se déduire uniquement de l’analyse du contexte local. Le débat public a permis au Conseil général d’évaluer les rapports de force politiques autour du projet, dans la perspective de l’obtention d’un consensus, ou a minima d’un compromis. La capacité des acteurs locaux à s’emparer du débat public pour faire valoir leur point de vue, lors des réunions publiques pour les collectivités et les institutionnels et lors des ateliers pour les acteurs associatifs, a largement participé de ce résultat. Le positionnement du Conseil général lors de l’ultime réunion publique et la publicisation d’une 4e solution non présente dans le dossier du maître d’ouvrage sont ainsi en partie liés aux modalités d’organisation du débat choisies par la CPDP. Le débat public a alors été l’occasion de remobiliser une communauté débattante qui trouve son origine dans l’histoire du conflit autour du projet de dédoublement de l’autoroute A8, et qui avait su élaborer un premier compromis lors des concertations sur la DTA. D’une certaine façon, le résultat du débat et l’annonce finale du Conseil général peuvent être compris comme un prolongement de la DTA : ils actent la volonté commune d’obtenir un compromis dans une démarche pragmatique, mais par l’intermédiaire d’une décision polysémique dont les interprétations multiples ne manqueront pas de provoquer de nouvelles querelles. Le débat public sur le projet de contournement routier a finalement su tenir compte du contexte local, notamment dans sa dimension politique. Cependant, si l’on entend
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l’objectif du débat public comme devant faire le tour des arguments sur un projet afin d’éclairer le décideur public, nous pouvons nous demander dans quelle mesure le débat niçois a répondu à sa mission. Le débat a permis de révéler les rapports de force existant, voire de les faire évoluer, notamment à travers l’expertise complémentaire sur la 4e solution et le positionnement du Conseil général, mais il ne semble pas qu’il ait de quelque manière que ce soit fait évoluer les argumentaires autour du projet. Il aurait ainsi fallu attendre la réunion de clôture pour voir le préfet expliciter le rôle du projet dans les échanges économiques intra-européns et rappeler que s’il existe des intérêts départementaux que le débat a largement abordés, il existe des intérêts nationaux que l’État souhaite défendre. Par ailleurs, l’organisation originale de ce débat en réunions publiques et ateliers restreints fonctionnant parallèlement a finalement accordé une place particulière à l’expertise12. Cette place particulière a, nous semblet-il, conduit à un paradoxe qui ne devrait pas manquer d’interroger la CNDP : v d’un côté, la création d’ateliers fonctionnant en comités restreints a finalement renforcé une forme de fracture entre un discours profane et un discours expert. Les ateliers ont privilégié un registre expert dans les échanges entre participants, excluant de fait la majorité du public du débat. v d’un autre côté, ces ateliers ont été l’arène privilégiée par les principaux opposants au projet du maître d’ouvrage pour contester et mettre à mal l’expertise de ce dernier. L’organisation d’ateliers a ainsi permis de multiplier les registres d’expertise. Les participants issus de l’ancienne coalition anti A8 bis ont ainsi pu, notamment lors du premier atelier, faire valoir une façon alternative d’envisager les prévisions de trafic, en s’appuyant sur une méthodologie rétroactive ; par ailleurs, ces séances ont été l’occasion de souligner l’incapacité des modèles de prévisions mobilisés par le maître d’ouvrage à incorporer certaines hypothèses proposées par les acteurs associatifs, comme les scénarios de rupture. L’ouverture ou l’élargissement du registre de l’expertise a ainsi permis de contester le monopole d’expertise des services de l’État, et d’en pointer certaines limites ou insuffisances. Au final, la place donnée à l’expertise dans le débat niçois a constitué une opportunité qu’ont su saisir certains acteurs pour asseoir leur légitimité face aux services de l’État. Mais l’organisation d’ateliers restreints n’entre-t-elle pas en contradiction avec le principe d’ouverture du débat public ? 12. À ce sujet, on consultera avec profit la contribution de Xavier Godard, membre de la CPDP recruté pour son expertise en matière de transport.
LA PLACE DE L’EXPERTISE DANS LE DÉBAT…
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La place de l’expertise dans le débat. Appréciations tirées d’une expérience interne à la commission
Xavier Godard Dans le questionnement sur la dynamique d’acteurs dans le débat et sur le rôle de l’expertise dans la conduite du débat, quelques éléments d’expérience sont relatés ici à partir du cas du débat public du contournement routier de Nice. Ils plaident pour une maîtrise technique suffisante du dossier par un ou plusieurs membres de la commission particulière.
LA PRÉPARATION DU DÉBAT PAR LA CPDP CPDP
ET LE RÔLE DE L’EXPERTISE AU SEIN DE LA
L’exigence de neutralité des membres de la Commission particulière du débat public (CPDP) par rapport au projet est une exigence majeure nécessaire à l’honnêteté du débat. La mobilisation d’une capacité d’expertise au sein de la CPDP apparaît également nécessaire mais se heurte à la question difficile d’un bon équilibre ou compromis avec l’exigence précédente de neutralité. Pour que le débat puisse être pertinent et aller le plus en profondeur possible, il mérite en effet d’être cadré en fonction de l’état de l’art, mais on atteint vite certaines limites car les connaissances scientifiques sont elles-mêmes sujettes à débat dans ces milieux scientifiques. Il faut alors pour l’expert membre de la commission jouer un jeu difficile d’équilibre entre la mobilisation nécessaire de ses compétences et la réserve tout aussi nécessaire par rapport à la projection de sa propre vision du dossier. Il semble qu’il n’y ait pas de recette formelle pour atteindre cet équilibre, sinon un certain détachement paradoxal du dossier lui-même. La désignation des membres de la CPDP du contournement routier de Nice a été faite par le président en croisant divers types de critères de compétence et de sensibilité. C’est ainsi que certaines compétences particulières
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ont été mobilisées, à travers trois membres sur les cinq membres effectifs de la Commission13 : - un sociologue sensibilisé aux questions de participation de groupes sociaux dans les décisions d’aménagement ; - un paysagiste sensibilisé aux questions d’aménagement ; - un socio-économiste des transports spécialisé dans les questions de mobilité urbaine. Dans ce débat public, la capacité d’expertise des membres a été sollicitée dans un premier temps pour examiner le projet de dossier préparé par la Direction départementale de l’Équipement (DDE) des Alpes-Maritimes, maître d’ouvrage. Cette phase a permis quelques ajustements nécessaires, sans modification importante du dossier. Par exemple la demande d’une explicitation dans le dossier du maître d’ouvrage des conditions possibles de financement de l’investissement projeté et de ses implications potentielles pour les finances des collectivités n’a guère eu de réponse, bien que ce fut exprimé dans l’énoncé du débat par la CNDP. Le maître d’ouvrage n’était pas en position de clarifier les choses sur un thème soumis à des débats non tranchés à l’échelle nationale sur le partenariat public/privé dans le domaine routier. Cette expertise a été sollicitée ensuite pour l’organisation du débat luimême, se traduisant par le choix des thèmes, puis celui des experts invités et la définition des questions introductives à chaque séance thématique. La conduite des débats ne relevait pas en revanche d’une quelconque expertise technique, mais simplement de la capacité d’animation de réunions à laquelle les membres de la CPDP n’étaient pas nécessairement bien préparés14. Les options de la CPDP pour la conduite des réunions ont pu faire l’objet de certaines tensions naturelles au sein de l’équipe, notamment entre membres de la Commission et son président qui a finalement le pouvoir de décision. Ceci pose la question de la capacité d’expertise sous un autre angle, les membres de la CPDP pensant apporter leur caution à la qualité et à l’honnêteté du débat au titre de leur compétence supposée. C’est alors un espace de négociation ouvert au sein même de la Commission. Dans le cas du contournement routier de Nice, les tensions (qui se sont résolues de fait) s’exprimaient par rapport à plusieurs points tels que :
13. Le sixième membre désigné, compétent en sécurité industrielle, n’a pu participer aux travaux, pour raison de maladie. 14. Une initiative intéressante a cependant eu lieu à l’initiative de P. Wolf, conseiller en communication auprès de la CPDP : il s’agissait d’une initiation aux techniques d’entretien et de gestion des réunions publiques, réalisée avec l’aide de deux journalistes.
LA PLACE DE L’EXPERTISE DANS LE DÉBAT…
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attitude d’indépendance de la Commission vis-à-vis du maître d’ouvrage ; articulation du projet avec une vision d’aménagement du territoire et avec une politique de déplacements à l’échelle locale concernée ; rôle des experts invités pour audition au cours du débat.
INTERVENTION D’EXPERTS DANS LES RÉUNIONS DU DÉBAT PUBLIC La mobilisation d’experts invités au débat fait l’objet de négociations au sein de la commission, ou entre la commission et le maître d’ouvrage, ou enfin entre la commission et certains acteurs du débat qui proposent l’audition de certains experts. En fait ces négociations, pour utiles qu’elles soient, n’ont porté que sur des enjeux finalement assez limités tant la place des experts était mince dans les réunions publiques : le temps de parole accordé dans le schéma des réunions publiques n’était le plus souvent que de 5 à 10 minutes, ce qui ne laisse guère la possibilité de donner réellement un avis argumenté. Cette contradiction a été résolue partiellement en offrant la possibilité d’établir des cahiers d’experts, permettant à ceux-ci de faire valoir leur point de vue de façon plus détaillée, sous la même forme que les cahiers d’acteurs. Quatre cahiers d’experts ont ainsi été réalisés sur les thèmes suivants : - Mobilité et vitesse apaisée (M. Wiel) - Vision historique de la dépendance automobile dans l’espace azuréen (G. Jourdan) - Poids du transport routier dans les schémas logistiques (D. Boudouin) - Les enjeux de la pollution automobile par rapport à la végétation (L. Dalstein-Richier). Pour des raisons de transparence, la CPDP a été amenée à distinguer les experts du maître d’ouvrage et les experts invités par la commission, mais cette distinction est en fait plutôt curieuse si l’on considère que chaque expert digne de ce nom devrait être indépendant. En fait chaque expert sollicité peut avoir sa sensibilité et le choix des experts résulte alors d’une recherche d’équilibre entre éclairages techniques (au sens large lorsqu’il s’agit d’aménagement du territoire ou de dimensions sociétales impliquées par le projet) différents du dossier pour nourrir le débat public. Le schéma de réunion publique adopté par le président de la CPDP aura été de donner la parole en première partie de chaque réunion aux res-
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ponsables politiques et professionnels, pour la réunion dite de proximité, avant que la seconde partie soit thématique. L’avantage de cette option aura été de recueillir l’avis de nombreux élus qui, sinon, n’auraient sans doute pas été impliqués, et aussi d’attirer un peu de public supplémentaire, avec des participants issus des réseaux clientélistes de ces élus (qui quittent d’ailleurs la salle une fois que leur responsable politique a fini de parler et quitte la réunion…). Mais cela présentait l’inconvénient de minimiser la partie thématique et les auditions d’experts, ainsi que la prise de parole de la salle. La dérive du temps de parole limitait en effet le temps disponible pour la seconde partie thématique, avec extension de l’heure limite (de 22 h on est passé parfois à 23 h) qui ne pouvait bénéficier qu’à un public clairsemé mais motivé. La parole donnée prioritairement aux responsables politiques aura donc été un problème posé jusqu’au bout, jusqu’à cette dernière séance qui aura pu servir de tribune à C. Estrosi, ministre de l’Aménagement du territoire et président du Conseil général. Tout s’est passé comme si la démocratie représentative, concurrencée par cette nouvelle forme de démocratie participative qui se cherche, avait finalement repris le dessus au sein même du débat public. La liberté de parole de chacun dans la salle était certes respectée, mais chacun n’était pas égal, contrairement à ce qu’on affirme officiellement. On a pu observer également qu’un noyau associatif faisant état de sa compétence technique constituait la base des participants actifs au débat public, ce qui est une bonne chose en soi mais pose la question classique de la représentativité des diverses associations, et du biais possible du débat par rapport à la « majorité silencieuse ». On notera que les auditions d’experts n’ont pas été menées sur des bases contradictoires comme on pourrait l’attendre dans l’esprit d’un débat public.
APPEL À EXPERTISE COMPLÉMENTAIRE SUR DES ÉLÉMENTS CONTROVERSÉS DU DOSSIER
Les diverses demandes d’expertise exprimées par divers acteurs du débat (on a relevé quatre demandes) ont été écartées dans un premier temps, puis canalisées à travers l’organisation de trois ateliers thématiques, avant que l’expertise de Isis soit engagée sur la question de la faisabilité d’une solution alternative aux trois variantes proposées par la maîtrise d’ouvrage. La mise en œuvre d’une expertise indépendante sur un élément du dossier a été nécessaire, et utile au débat, même si le temps d’expertise dans les délais du débat public est trop court pour apporter un éclairage original.
LA PLACE DE L’EXPERTISE DANS LE DÉBAT…
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L’expertise du bureau Isis a été menée dans un délai contractuel d’un mois. On a alors l’impression que le consultant mobilisé doit à la fois apporter un éclairage technique mais aussi faire preuve de diplomatie pour respecter les points de vue des différents acteurs ayant déjà développé des dossiers techniques sur le projet. Il est ainsi remarquable que chacune des parties se soit finalement montrée assez satisfaite de l’expertise de Isis qui semblait donner raison à chacun sur certains éléments du dossier. L’expertise a permis de valider l’idée d’une recherche de solutions améliorées dites d’Aménagement sur place au nord de Nice, qui a été reprise dans la prise de position du Conseil général, sans en lever toutes les ambiguïtés. Les trois ateliers ont porté sur : - les projections de déplacements dans le cadre d’une politique plus favorable aux transports collectifs ; - l’examen des variantes potentielles du projet : prise de connaissance et discussion des 24 sous-variantes considérées initialement par le maître d’ouvrage ; - les impacts du projet sur l’environnement : repérage des différents effets environnementaux du projet et plus généralement des transports dans l’agglomération azuréenne, sans appel à expertise. Seul l’atelier sur les projections de déplacements a donné lieu à une production originale, tentant de valider les connaissances et les points de divergences entre acteurs sur une vision future des déplacements dans l’agglomération azuréenne.
UNE INITIATIVE ORIGINALE ET POSITIVE : L’ATELIER SUR LES PROJECTIONS DE DÉPLACEMENTS
Face à la complexité technique de la composante majeure des projections de trafic, qui ne pouvait pas être débattue avec efficacité en réunion publique, une initiative originale a été prise par la commission pour répondre notamment à la demande de l’association GIR Maralpin, très active pour nourrir le débat sur des bases argumentées. Il s’agissait en réunion restreinte (une trentaine de personnes) de revoir les jeux d’hypothèses conduisant aux projections de déplacements, en introduisant des hypothèses très favorables aux transports collectifs, et de vérifier si ces hypothèses étaient susceptibles de modifier les conclusions du maître d’ouvrage sur l’opportunité de son projet. Cet atelier s’est déroulé en deux séances principales :
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- l’une pour définir de nouvelles hypothèses à introduire comme variables d’entrée dans le modèle utilisé (modèle Trips développé par le bureau MVA et adapté au contexte azuréen à travers un travail collectif des institutions concernées, dont l’Agence des déplacements des Alpes-Maritimes) ; - l’autre pour prendre connaissance des résultats des nouvelles projections et en analyser les conséquences pour essayer de cerner des conclusions consensuelles. En fait une réunion supplémentaire restreinte a été nécessaire pour une définition précise des jeux d’hypothèses introduits pour réaliser de nouvelles projections de déplacements, à partir du même modèle Trips. Si les travaux de l’atelier n’ont pas pu traiter la question des projections de déplacements dans toute leur ampleur, notamment sur le thème récurrent de la rupture nécessaire des tendances, il semble bien que ces travaux aient permis un dialogue constructif entre parties, permettant de cerner les points de désaccord sur certaines hypothèses, mais éclairant aussi la marge de manoeuvre plutôt limitée d’une politique de transfert modal vers les transports collectifs à l’échelle de l’ensemble de l’agglomération azuréenne. Le succès de cet atelier est en grande partie dû à la présence d’experts dans le milieu associatif présent dans le débat et aussi, s’il est permis de le dire, à la présence d’un expert au sein de la CPDP, animateur de l’atelier. Par contraste les deux autres ateliers n’ont sans doute pas apporté la même contribution au débat. On peut alors se demander si l’intermédiation ou la structuration par l’expertise n’y a pas fait défaut. Mais a contrario on doit observer que la tenue de ces ateliers était volontairement sélective et excluait donc de fait le citoyen non spécialiste. Cette contradiction ne peut trouver sa solution que par une bonne articulation entre les réunions du débat public et les travaux en atelier.
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Les élus : des acteurs peu dialogiques du débat public
Rémi Lefebvre
Les élus ont pleinement intériorisé la défiance dont ils font l’objet et la délégitimation même du principe représentatif qui leur impose de nouvelles manières de décider et de faire de la politique. La conscience d’une irréversibilité des processus (« on ne peut plus faire comme avant », « cela ne peut plus se passer de la même manière »…) et d’une demande sociale de participation émanant des citoyens (dont il est permis de douter…) est bien présente chez les responsables politiques. La complexité de l’expérience démocratique est de plus en plus incorporée par les élus. Dans ce contexte, la promotion de la démocratie de « proximité » [Le Bart, Lefebvre, 1995] ou de la démocratie participative procède plus d’une stratégie corporatiste que d’un acte de foi démocratique : il faut restaurer la confiance et une légitimité érodée. Les représentants ont ainsi intégré la nécessité de la « contre-démocratie » [Rosanvallon, 2006] et participent à l’élargissement du répertoire d’action démocratique (ils sont, faut-il le rappeler, à l’origine de la plupart des dispositifs). Mais ils redoutent dans le même temps une complexification accrue des processus décisionnels et une dévaluation de leur pouvoir affaibli par ailleurs par une multiplicité d’interdépendances nouvelles. C’est au moment où le politique semble perdre de sa capacité à agir sur le monde social que ceux qui détiennent le pouvoir sont contraints de le partager. La controverse suscitée lors de la dernière campagne présidentielle par la proposition, formulée par Ségolène Royal, de mise en place de jurys citoyens a, une nouvelle fois, révélé l’attachement pointilleux des responsables politiques aux principes traditionnels de la démocratie représentative [Lefebvre, 2007b]. La participation est surtout conçue comme une aide à la décision et à la construction de l’acceptabilité sociale des projets. La légitimité électorale dont sont investis les élus est jugée indépassable en dépit de l’abstention et d’autres signes d’affaiblissement de la légitimité politique. Adhésion contrainte et méfiance caractérisent ainsi le rapport des élus aux nouvelles formulations de la problématique démocratique.
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Analyser les modes d’engagement des élus dans les débats publics c’est d’emblée se confronter aux limites de l’idéal délibératif et adopter un point de vue nécessairement critique. C’est en effet objectiver les rapports de force, de domination, d’asymétrie de ressources qui structurent le débat et en contredisent les attendus démocratiques. Les élus ne sont pas les acteurs du débat les plus susceptibles d’être affectés par ses effets démocratisants. Ils résistent à l’égalisation de la condition des participants que postulent les règles de l’échange et à sa logique dialogique. Si le débat cherche idéalement à « instaurer un régime de parole permettant de confronter les points de vue en concurrence et de les faire évoluer par la discussion » [Fourniau, 2007b], les élus campent souvent sur leurs positions et jouent marginalement le jeu du débat et de l’échange persuasif, pour des raisons qu’il faut ici expliciter. Alors que la délibération présuppose le caractère évolutif des positions, les élus, tenus par des prescriptions de rôle et des intérêts, se bornent souvent à réaffirmer de manière statique leurs positions de vue et leurs statuts. Ce qui ne signifie pas qu’ils ne soient pas enrôlés dans le débat et que celui-ci n’affecte leurs logiques d’action, de prises de parole et d’argumentation. Le débat public constitue pour les élus un espace défini autant par des contraintes que par des ressources nouvelles1.
LES MODES D’ENGAGEMENT DANS LE DÉBAT : UNE PARTICIPATION MESURÉE En matière de concertation ou de participation, les élus préfèrent en général les procédures informelles qu’ils peuvent contrôler à des dispositifs plus réglées où ils n’ont qu’une prise limitée sur les formes du débat. Le caractère relativement formalisé des débats CNDP ne peut, de ce point de vue, susciter qu’une certaine méfiance de leur part. L’élu est décentré, il perd (en théorie) sa centralité symbolique, ne maîtrise plus les règles du débat. Il n’apparaît plus comme un entrepreneur de concertation comme dans les dispositifs participatifs qu’il anime ou maîtrise le plus souvent. Le débat constitue une conjoncture fluide qui ouvre de nombreux possibles et peut générer des incertitudes. Mais le rapport ambigu que le débat entretient avec la décision finale et l’existence d’un tiers garant leur donne des garanties. Que l’espace de la discussion soit déconnecté de celui de la décision pèse beaucoup sur les lignes de conduite des élus. Ils s’y impliquent d’autant plus qu’ils savent que le projet ne se joue pas exclusivement dans le débat. La phase délibérative, pour importante qu’elle soit, ne déborde pas sur la phase de décision et les élus peuvent continuer à peser dans d’autres 1. On s’appuie ici sur l’observation approfondie du débat sur l’autoroute LAALB élargie à celle d’une dizaine d’autres débats.
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espaces de négociation plus institutionnels et confinés. Les débats publics accordent au demeurant aux élus une place souvent importante. On peut même soutenir l’hypothèse qu’ils contribuent à renforcer le poids des élus, notamment par rapport à l’État. Un député socialiste analyse en ces termes cette évolution : « Le débat public c’est la participation des niveaux électifs dans les projets de l’État » [Ballan, 2005, p. 34]. De fait, les organisateurs du débat sont contraints de s’appuyer sur les élus, relais indispensables qui permettent de « toucher » la population. Sophie Allain s’interroge ainsi dans cet ouvrage sur la manière dont les organisateurs doivent s’appuyer sur les relais que constituent les maires dans l’organisation des débats. Les entretiens préalables réalisés par la CPDP avec les élus leur permettent d’être consultés et entendus sans participer directement au débat (c’est le cas du président de la communauté urbaine de Lille et du président du Conseil régional du Nord-Pas-de Calais dans le cas du débat LAALB). L’élu (le maire en particulier) ne perd pas par ailleurs sa préséance symbolique dans le rituel du débat. Il parle souvent le premier, tout particulièrement dans les réunions de proximité, et donne le la du débat. L’ex-maire de Neuilly, ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, inaugure ainsi en majesté la séance inaugurale du débat public sur le projet d’enfouissement de la RN13 à Neuilly-sur-Seine (le 22 février 2006).
Une grande variété de situations À observer le rapport des élus au débat, on est de fait confronté à une très grande variété de situations qui limite la portée de toute tentative de généralisation. Leurs modes d’engagement dépendent de plusieurs variables où se mêlent conjoncture politique, état de la concurrence politique, poids des configurations et des coalitions territoriales, logique de projet, nature du leadership local… Chaque débat se caractérise par une configuration particulière d’enjeux et d’acteurs localisés [Blondiaux, 2005]. Les élus se positionnent de manière très différente selon la manière dont le projet affecte leur territoire d’élection, selon leur vision du caractère plus ou moins ouvert et décisif du débat, selon les conséquences positives ou négatives qu’ils anticipent du projet. L’élu qui soutient un projet conditionnant selon lui le développement de son territoire et celui qui s’oppose sur une base NIMBY à un projet menaçant son intégrité n’entrent pas dans le débat de la même manière. Le débat met en jeu ainsi plusieurs figures d’élu diamétralement opposées : l’élu passeur-traducteur du projet, l’élu bloqueur-opposant, l’élu « animateur de la pluralité » [Rui, 2004, p. 200], non aligné ouvert à toutes les options ouvertes par le débat… Le débat offre de multiplies ressources collatérales, aux uns la possibilité d’asseoir un leadership, aux autres de le contester.
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Les élus peuvent stratégiquement adopter une posture de participation minimale ou d’écoute, conscients que la décision ne se joue pas dans le débat mais dans des espaces de négociation plus confinés qu’ils maîtrisent mieux (même si participer au débat c’est de fait s’exposer à sa logique de publicité et être contraint d’exprimer et d’argumenter une position, ce qui comporte certains coûts). La logique des débats oblige les élus à se positionner mais ces derniers cherchent aussi à être attentifs aux dynamiques que le débat peut générer. Leur position sur le projet peut évoluer en fonction de leur perception de l’adéquation du projet aux attentes de la population. Le débat constituera alors à leurs yeux une épreuve de légitimité, plus ou moins décisive, permettant de mesurer l’état du rapport de force dans la perspective de la décision finale, de jauger les forces en présence, les attitudes des divers protagonistes, le potentiel de contestation du projet et de mesurer ainsi le niveau de son acceptabilité sociale. La faible attention qu’accordent les médias locaux aux débats et le public souvent restreint qu’ils rassemblent ou les coûts liés à toute prise de position sur des sujets sensibles n’incitent pas toujours les élus à y prendre une part active. L’implication des élus est fonction du niveau de consensus ou de conflit qui caractérise le débat. À Bordeaux (débat sur le contournement autoroutier), le consensus préexistant des grands exécutifs locaux sur l’opportunité du projet (entre le président du Conseil général socialiste, le président du Conseil régional socialiste et le maire de Bordeaux notamment) a fortement pesé sur le débat et sur le faible investissement des élus [Sadran, 2006]. La variable partisane ne semble pas jouer un rôle décisif, même si les élus les plus « participationnistes » se trouvent le plus souvent « à gauche » et que les écologistes s’y impliquent souvent de manière intensive2. Les partis politiques peinent parfois à construire une position cohérente dans les débats et à coordonner les prises de parole d’élus qu’il est difficile de contrôler tant prime l’ancrage notabiliaire. Ils peinent à arbitrer des enjeux qui transcendent les échelles locales traditionnelles (l’enjeu affecte un niveau territorial qui ne correspond pas au découpage de l’organisation). Tout se passe comme si, dans certaines configurations, l’organisation politique déléguait à la procédure du débat public la tâche de trancher des questions qu’il est incapable de régler (le cas de la LAALB est ici éloquent). La manière dont sont énoncés les objectifs et enjeux du débat apparaît aussi déterminante. S’agit-il de ne mettre en débat que l’opportunité du projet ? La localisation (tracé des autoroutes par exemple) est-elle en discus2. Les Verts ont posé 45 % des questions émises par des responsables politiques dans le débat LAALB. Ils suspendent leur participation au débat suite à l’annonce du CIADT et sa décision de remettre le projet à l’étude (18 décembre 2003). Pour un des membres de la CPDP, c’est la proximité des régionales et non l’annonce qui est en cause.
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sion ? L’absence de tracé ou de choix dans la localisation des infrastructures ne favorise pas l’engagement des élus qui sont surtout sensibles à l’impact du projet sur leur territoire d’élection. Un contexte pré-électoral peut jouer un effet décisif et démobilisateur sur le débat. Dans le débat LAALB, la proximité des élections régionales a eu pour effet de désamorcer la portée politique du débat. Le président de la CPDP (Gilbert Carrère) affirme d’ailleurs à plusieurs reprises dans le débat que ce sont les électeurs qui trancheront cet enjeu « d’intérêt régional », affirmant ainsi la légitimité supérieure en dernier ressort du suffrage universel (le projet a pourtant été faiblement présent dans l’agenda électoral). Il justifie en ces termes la faible implication des élus3 : « Si dans cette espèce de rencontre à trois, il manque les éléments politiques, c’est un sujet sur lequel la commission ne peut pas faire grand-chose. Les circonstances sont là pour qu’une certaine discrétion des responsables politiques soit plus nette aujourd’hui qu’elle ne l’a été : ce serait naïf de notre part si nous ne reconnaissions pas que nous sommes déjà entrés dans une période préélectorale ». Parler des « élus » n’a par ailleurs pas beaucoup de sens. Le monde des élus, on le sait, n’est pas homogène mais fortement hiérarchisé et différencié. Le maire de petite commune, le « grand maire », le député, le conseiller régional, plus détaché de logiques territoriales directes, agissent et réagissent de diverses manières en fonction de leur rapport au territoire, de leurs appartenances institutionnelles, de la nature de leurs ressources, de leur rapport au parti. Le débat révèle les inégalités de pouvoir institutionnel et objective les hiérarchies entre élus : tous les élus ne se valent pas. Les grands élus ont tout loisir de saturer, de surinvestir les scènes du débat de façon optimale ou au contraire de se contenter d’une participation réduite compte tenu de l’autorité « naturelle » dont ils peuvent se prévaloir. Tout en participant et en jouant le jeu du débat, le grand élu peut conserver un mode de pression traditionnel sur la décision fait notamment de délibération institutionnelle4. L’expérience du débat des petits élus peut s’apparenter à celle des citoyens, du grand public ou des associatifs locaux. Ils peuvent partager le même sentiment d’être relégué à une place accessoire, de n’avoir que des informations partielles et tronquées, d’être tenu à l’écart, de « subir » les choses [Rui, 2004]. Les petits élus utilisent le débat pour
3. Les élus socialistes, particulièrement lillois, ont été peu présents dans le débat. 4. Tout en participant, les élus peuvent multiplier les démarches ou les initiatives en dehors du débat. Ils ne négligent pas leurs moyens propres et préservent des marges d’autonomie. De nombreux élus privilégient ainsi la prise de position publique par voie de presse. Les partisans de l’autoroute dans le débat LAALB s’appuient sur les délibérations des communes et des institutions concernées qui « concernent 500 000 habitants » (comme dans le cas de CDG Express ou de l’aéroport Notre-Dame-des-Landes).
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se faire reconnaître tandis que les « grands » élus y font valoir une autorité qui préexiste au débat.
Les ressources des élus dans le débat Si l’élu prend part au débat, selon des modes divers, c’est qu’il peut y faire valoir des ressources, des titres à parler et disqualifier d’autres participants. L’élu, diminué5, n’est pas démuni dans le débat. Les élus sont en mesure de domestiquer la procédure, de la plier à leur volonté, de l’ajuster à leurs répertoires d’action et de discours traditionnels. S’il est un participant comme les autres, l’élu n’aliène pas, en participant au débat, son statut de représentant et les ressources symboliques que lui confère la délégation politique. Il les fait même jouer à plein. L’espace du débat public lui permet de réassurer son capital représentatif. L’élu est un citoyen « distingué » [Manin, 1995] et entend faire valoir cette ressource distinctive, en exciper. Alors que le débat prétend annihiler les hiérarchies symboliques en égalisant la condition des participants, il contribue à réobjectiver la division des rôles politiques et devient un moment permettant aux élus de redonner sens à la représentation-incarnation et de ressourcer leur légitimité. La parole de l’élu s’impose dès lors dans le débat. L’autorité de la parole, comme Pierre Bourdieu l’a bien démontré, vient du « dehors ». Elle s’impose du poids de l’autorité qui la porte. De nombreux débats font apparaître le rôle central des élus. Dans le débat lié à l’extension du tramway des maréchaux à Paris, une grande part du temps de parole de la salle est ainsi utilisée par les élus. L’élu n’abdique pas son statut de porte-parole et se fait souvent l’interprète de la volonté générale de la population6. L’attitude du maire de Doullens qui soutient le projet d’autoroute dans le débat LAALB est emblématique de cette posture que chaque débat fait resurgir. Il défend le projet au nom de ses administrés, de sa connaissance du territoire, des enjeux de son développement dont il se fait l’écho. Ces titres à parler naturalisent sa position. Le mandat fait de l’élu dans le débat un acteur légitime de l’expression de la volonté collective7. Le dispositif « débat public » devient alors partie prenante d’une stratégie politique de mobilisation territoriale.
5. Au sens où il est un participant parmi d’autres et qu’il perd une partie de sa grandeur politique. 6. Pour CDG Express, les maires de deux communes ont organisé des référendums locaux pour connaître et mettre en avant la position de leurs populations. 7. Le débat peut aussi, en clivant la population locale, faire éclater l’unanimisme et le consensus qui entourent l’élu. Sandrine Rui rappelle que de nombreux maires (ruraux pour l’essentiel) ont perdu leur mandat à cause des difficultés à surmonter les divisions locales nées des discussions autour d’un projet [2004, p. 204].
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Le maire précité s’érige à la faveur du débat en entrepreneur de cette mobilisation : « La situation sociale dans ce secteur est difficile, dramatique. Il y a dans cette salle des personnes du monde de l’aide sociale, du monde caritatif qui, lorsqu’on les écoute, témoignent de cette misère […] c’est une autoroute demandée par un bassin de vie et d’emploi » (réunion du12 novembre 2003). Porteur de l’identité et de la mémoire du territoire, l’élu est aussi habilité à porter un discours identitaire mobilisant les affects. Le maire de Bruay (le 11 décembre 2003) construit une partie de sa prise de parole sur l’évocation vibrante du passé minier de sa ville et de la nécessité de sortir de ce lourd héritage par des stratégies de développement (qui passe selon lui par la construction de l’autoroute). Jean-Claude Leroy, député socialiste, partisan lui aussi de l’autoroute, est en droit de dramatiser l’enjeu : « Le ternois est à un tournant de son histoire ». Dans ce débat, le poids des élus est d’autant plus central que, dans cette vieille région industrielle marquée par un fort héritage productiviste et ouvriériste, le cadre écologique ne prend pas ou peu et tend à être « écrasé », face aux dramatiques problèmes sociaux, par la problématique du développement économique dont les élus se font les chantres naturels. Une culture toujours prégnante de la délégation et de la remise de soi fait par ailleurs des élus les représentants légitimes et peu contestés de la population. La territorialisation du débat permet aux élus de faire jouer à plein les ressources de l’autochtonie8. Les élus ne participent pas de la même manière aux réunions thématiques où les contraintes de montée en généralité, d’expertise et de déterritorialisation des argumentaires sont plus fortes. L’élu préfère la modalité localisée du débat qui consacre l’entre-soi de la communauté locale et lui confère de plus fortes ressources [Ballan, 2005, page 20]. Les citoyens, quant à eux, tendent à s’en remettre aux élus. Dans le cas du débat LGV Bordeaux-Toulouse, tout se passe comme si les partisans du projet n’avaient pas jugé utile de participer au débat, laissant leurs élus défendre leurs positions et les représenter. L’absence ou la faiblesse du public renforcent la légitimité des élus en leur permettant de puiser dans leur capital représentatif. Ventriloque, l’élu parle au nom du citoyen absent. Mais l’élu peut aussi mettre en avant à son avantage l’absence du public pour dévaluer la portée du débat ou mettre en cause la représentativité et la qualité des participants. De manière plus générale, la vision que les élus ont du public participant est centrée sur sa non-représentativité. On le voit, les élus peuvent s’adapter de diverses manières au cours pris par le débat. 8. L’élu exprime la reconnaissance que les organisateurs du débat accordent au territoire et à ses habitants en les consultant. Jacques Mellick, maire de Béthune, remercie la CPDP dans le débat LAALB : « Nous sommes méprisés, ignorés… merci d’avoir organisé cette réunion, vous nous rendez ainsi hommage ».
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L’élu, plus que d’autres acteurs sans doute, a aussi la possibilité de moduler les identités à partir desquels il construit leur point de vue. Il peut au besoin s’extraire de son statut d’élu pour mieux faire valoir alternativement sa position de citoyen ordinaire et celle de représentant comme des identités stratégiques. Dans le débat LAALB, la prise de parole de Roger Pruvost, conseiller général UMP, maire de Frévent, favorable à l’autoroute est exemplaire. Il met en avant sa triple identité de médecin, d’élu et de défenseur de la nature pour conforter sa parole : « Là où il y a autoroute il y a développement économique, c’est-à-dire développement durable dans son sens le plus large. Y a-t-il contradiction entre défendre l’environnement et en même temps soutenir le projet de l’A24 ? Dans la vie tout n’est que compromis. Personnellement, je suis un grand défenseur de la nature et de ses plaisirs, je suis médecin. Mais en tant qu’élu, je sais que l’on ne peut pas toujours rêver […] on ne vit pas seulement de grand air mais aussi de pain et d’autres choses. Ne pas vouloir l’admettre c’est avoir un comportement égoïste : je suis bien, tout le monde est bien parce que moi je peux organiser ma vie comme je le veux et profiter entièrement des plaisirs de la vie, mes moyens me le permettent » (le 12 novembre 2003). Le maire d’Arras (le 6 novembre 2003) rappelle quant à lui dans le débat qu’il est ingénieur de formation, qu’il croit au progrès technique et se dit convaincu que les voitures seront moins polluantes à l’avenir. L’élu peut aussi, plus classiquement, faire valoir ses divers mandats d’élus démultipliant ainsi sa légitimité à se prononcer sur l’enjeu. Marc-Philippe Daubresse (le 22 octobre 2003), député-maire, intervient à un moment des échanges non « comme rapporteur du syndicat mixte de la métropole lilloise (j’ai des idées sur le tracé) mais comme parlementaire qui a mené plusieurs interventions sur le transport routier en particulier de marchandises et sur les alternatives au tout routier ». Le cumul des mandats permet de multiplier les titres à parler et de faire jouer les ressources de la multipositionnalité élective pour renforcer l’autorité de sa parole. Les élus peuvent peser enfin de diverses manières sur le déroulement du débat et des délibérations en sollicitant la CPDP pour organiser des réunions (dans le débat public « francilienne », des réunions de proximité ont été rajoutées à la demande des maires) ou en jouant sur les publics. Certaines réunions fonctionnent ainsi comme des démonstrations de force où l’élu, porté par un public qui lui est acquis, met en scène le soutien que lui apporte « sa » population. Le maire de Vlaeminck, maire de Doullens (débat LAALB), s’enorgueillit que le public de la réunion tenue dans sa petite commune (400 personnes présentes) soit supérieur (plus du double) à celui d’Arras ou de Lille. Les règles du débat n’y peuvent rien : la force du nombre supplante la force du meilleur argument.
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RÉSISTANCES ET APPRENTISSAGES Les élus investissent donc la scène de débat avec une intensité variable et avec des ressources non négligeables. S’ils acceptent les règles du jeu du débat, ils n’en intériorisent que de manière limitée les normes délibératives, ce qui ne signifie pas qu’ils ne sont pas affectés par le débat.
Les élus et le jeu du débat contradictoire Les élus contestent généralement peu les règles procédurales de la discussion. Seuls les plus participationnistes d’entre eux s’engagent dans « le débat sur le débat ». L’existence d’un tiers leur donne une caution importante. « La place du tiers dans les débats publics de la CNDP est unanimement appréciée chez les élus. La raison principale est liée à l’échelle à laquelle se jouent les débats. Elle échappe au local et de ce fait, le tiers garant apparaît comme une sécurité dans un ensemble multipartite qui dépasse la communauté locale » [Ballan, 2005, page 22]. Dans le débat LAALB, un quasi-consensus se manifeste dans l’acceptation des règles du jeu et dans l’adhésion à « la bonne cause de l’explication » (Christian Decocq, député UMP, le 22 octobre 2003). Alain Gest (président du Conseil général de la Somme, député) accorde toute sa confiance à la commission (6 octobre 2003). Brigitte Fouré, maire d’Amiens, évoque « le souvenir cuisant de pseudo-débats » et s’adresse en ces termes aux membres de la CPDP : « Merci de la manière dont vous concevez le débat, je pense qu’il augure bien de la suite » (6 octobre 2003). Marc-Philippe Daubresse (député UMP, le 15 janvier 2004), au terme du débat, remercie la commission du travail effectué pour « son impartialité » et constate que « le débat a plus évolué en trois mois que depuis 12 mois ». Les élus écologistes sont les seuls à contester, non la méthode, mais le contenu des documents. Jean-François Caron (conseiller régional) conteste la définition du développement durable présentée par la maîtrise d’ouvrage. Dominique Plancke (conseiller régional) dénonce le fait que la maîtrise d’ouvrage soit proche du ministre Gilles de Robien qui a déclaré qu’il fallait que « l’A24 se fasse et vite » et demande à la commission de faire appel à des capacités d’expertise extérieures au maître d’ouvrage afin de réexaminer certaines hypothèses. Mais cette acceptation des règles doit être contextualisée et rapportée aux anticipations que se font les élus de l’issue du projet. Elle est dans le cas de la LAALB d’autant plus marquée que les élus ont la conviction que la décision se joue ailleurs que dans le débat et dans d’autres scènes de négociation. Les élus interrogés au cours de la procédure n’ont qu’une connaissance faible du dispositif du débat public CNDP qu’ils ne conçoivent que comme une forme
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enrichie des formes de concertation auxquels ils participent par ailleurs. Une conseillère régionale socialiste nous confie sous couvert d’anonymat : « Pratiquement aucun élu ne connaissait les règles assez complexes de ce type de débat, beaucoup n’y ont pas prêté attention. Tous les élus, quelle que soit leur tendance, savaient par ailleurs que le débat était une formalité et que Gilles de Robien aurait au final gain de cause et son autoroute ». Si les élus jouent ici le jeu, c’est qu’ils savent que les risques sont limités. Le député communiste Maxime Gremetz évoque publiquement ce que tous les acteurs du débat ont à l’esprit : le rôle pensé comme déterminant du ministre Gilles de Robien, ancien maire d’Amiens. Il déclare ainsi non sans ironie : « J’espère qu’on va changer de ministre mais rien que pour l’A24 j’espère aussi qu’on ne va pas changer de ministre parce que sinon ce sera encore une catastrophe » (le 6 octobre 2003). Cette adhésion affichée aux règles du jeu ne vaut pas intériorisation des normes de la délibération. Les élus ne se prêtent en effet que modérément au jeu du débat et de l’échange contradictoire et persuasif. Ils résistent, on l’a vu, à l’égalisation des conditions que postule le débat. Les représentants élus ne peuvent s’envisager comme des acteurs parmi d’autres, sans qualités particulières, parce qu’ils sont investis de la légitimité du suffrage qui les différencie de manière irréductible des autres acteurs. Ils cherchent bien à conjurer le risque de la banalisation. Le débat est certes une mise à l’épreuve de la force des arguments mais aussi et surtout de la force (institutionnelle) des acteurs qui s’en prévalent [Lefebvre, 2007a]. Il permet moins de mesurer la force intrinsèque des arguments, leur résistance à la critique et leur consistance que d’évaluer la force des positions institutionnelles de ceux qui les mobilisent et les asymétries de ressources. Porter l’attention aux élus dans le débat c’est nécessairement, répétons-le, mettre à jour les rapports de force et de domination qui pèsent sur sa dynamique. Les situations délibératives dans lesquelles les individus cherchent à gagner l’adhésion d’autrui par la production d’arguments sont rarement, on le sait, des situations d’égalité [Manin, 1985, page 5]. Les élus sont globalement peu affectés par la dynamique du débat. Leurs interventions se répondent rarement et ils argumentent en jouant de manière limitée le jeu de l’interaction. Ils développent un point de vue institutionnel qui préexiste au débat. Dans le cas du débat Charlas ou du débat LGV Bordeaux Toulouse, il s’agit avant tout pour les élus d’exprimer des positions unilatérales dont la CNDP fera un compte rendu fidèle. Dans le cas du contournement de Nice, le débat apparaît comme le lieu d’affichage des arrangements institutionnels que les participants ont négocié parallèlement voire en amont de la procédure. À Bordeaux, les grands élus locaux se sont peu investis dans un débat public dont ils ne percevaient pas clairement les enjeux. Ils ne marquent pas de désintérêt ou
LES ÉLUS : DES ACTEURS PEU DIALOGIQUES DU DÉBAT PUBLIC
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de réprobation à l’égard du débat mais s’y engagent de manière minimale. Présents lors du rituel du lancement officiel du débat, ils ne participent pas aux autres réunions.
Des apprentissages limités « L’esprit du débat c’est de mesurer les évolutions de l’opinion du début à la fin » note Gilbert Carrère, président de la CPDP dans le débat LAALB. Force est de constater que celle des élus évolue peu. Pour une première raison : s’ils y participent c’est de manière limitée, fragmentaire ou discontinue. Le débat ne peut fonctionner sur un mode délibératif que lorsqu’un public se constitue et se solidifie par la discussion, le partage de règles communes et la participation régulière aux réunions du débat. Gilbert Carrère (compte rendu numéro 9) s’interroge : « Est-ce qu’au fur et à mesure des tables rondes et des réunions d’information générales nous avançons ou nous tournons en rond ? Notre sentiment c’est que nous retrouvons les mêmes sujets et ce pour une raison simple : les publics ne sont pas les mêmes ». Les élus ne participent pour la plupart que ponctuellement aux débats (dans le débat LAALB, moins de 5 élus ont participé à plus d’une réunion). Plusieurs élus, lors de la réunion de lancement du débat LAALB, ont quitté la salle après avoir pris la parole sans prendre la peine d’écouter la suite des interventions. Ne prennent vraiment part aux débats qu’une minorité de spécialistes. Dominique Plancke, conseiller régional Verts, peut ainsi déclarer : « J’ai l’impression que l’on tourne un peu en rond : j’ai participé à l’élaboration du schéma régional des transports et on finit par retomber un peu dans ce genre de débats de spécialistes avec une scène de théâtre, vous sur la scène et un certain nombre dans la salle, à chaque séance ». Ensuite, l’opinion des élus se transforme peu en raison des coûts (politiques, identitaires…) auxquels le jeu du débat expose. Les élus engagent dans le débat un rapport à la population et aux institutions qu’ils représentent. La dynamique du débat se heurte aux logiques irréfragables de la défense des territoires. L’élu n’est pas un acteur « libre » dans le débat. Sa faible autonomie symbolique à l’égard de la population qu’il représente réduit ses marges de manœuvre et le contraint à tenir le langage de l’intérêt dont il peine à s’affranchir. Les élus ont parfois beaucoup à perdre : le débat peut devenir un lieu de controverses aux redoutables conséquences électorales. Les élus sont aussi tenus par leurs prises de parole passées qui les contraignent et qu’il leur est difficile de remettre en cause. L’acteur politique est tenu à une certaine constance (au risque d’apparaître rigide). Modifier son point de vue, se déjuger c’est s’exposer à la critique de la versatilité, du manque de conviction ou de l’opportunisme tactique. La parole de l’élu est une parole qui l’engage.
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Plus que tout autre participant, il ne peut perdre de vue l’impact de ses propos sur la suite du débat. Les élus sont pris dans une tension très forte entre communiquer et débattre, d’où une acceptation difficile des règles du débat symétrique (accepter de convaincre mais aussi d’être convaincu). De ce point de vue, l’élu, par contraintes de rôles et d’identité, n’est pas le plus dialogique [Rui, 2005, p. 93] des participants au débat public. Ce caractère non évolutif des positions est souvent assumé par les élus, même s’il transgresse les normes délibératives. Le maire de Doullens, farouche partisan de l’autoroute dans le débat LAALB, n’en fait pas mystère : « On va dire : “Il parle, on le sait d’avance, il est pour”. Il est évident que je suis pour » (le 12 novembre 2003). L’exercice du débat confronte pourtant les élus à plusieurs ordres de tensions et de contraintes. Le débat public constitue bien une épreuve pour les élus et génère des contraintes nouvelles. Si l’élu est un acteur en position d’autorité et s’il est peu affecté dans le contenu de ces positions par les interactions du débat, ce dernier introduit des contraintes de justification et d’argumentation nouvelles. L’élu est contraint de diversifier ses langages démocratiques [Rui, 2005]. L’élu tient certes le plus souvent le langage de la volonté et de l’intérêt mais le débat peut l’amener aussi à mobiliser celui de la compétence et de l’expertise pour asseoir son point de vue (ce qui renforce la légitimité de projet sur laquelle les élus s’appuient de plus en plus). Le débat modifie ainsi substantiellement les répertoires de l’argumentation légitime et réhiérarchise la pertinence des arguments. Les élus gagnent sans doute en capacité réflexive et doivent intégrer la pluralité des points de vue en présence. Ainsi, s’ils résistent, ils ne sortent pas indemnes du débat. Le contrôle par les élus des scènes du débat ne doit pas au final conduire à en rester au « schème de l’action manipulatrice » excessivement stratégiste. Ce modèle conduit à sous-estimer le caractère « exploratoire » des débats publics qui ne sont « jamais contrôlés par une seule catégorie d’acteurs » [Barthe, 2002].
INTRODUCTION
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IV. Débattre autour du débat public
Introduction
Les dynamiques de l’échange, entre inertie et réflexivité collective
Martine Revel Quels sont les effets directs d’un débat public ? Si on en tirait un bilan, que faudrait-il en retenir ? Que s’est-il passé qui soit propre au débat ? Peut-on postuler que le débat a un effet ? Et comment le mesurer de façon objective ? Ce questionnement témoigne de la curiosité que suscite la participation à un débat public à titre personnel ou professionnel : pourquoi donc participer ? Les échanges délibératifs peuvent-ils constituer en eux-mêmes une expérience individuelle et collective intéressante ? Mais les auteurs de ce chapitre ne peuvent répondre directement à ces questions. Un détour heuristique est nécessaire. Comme la présence d’un public prouve l’intérêt des acteurs, ces articles prouvent l’intérêt des chercheurs pour cette question. Mais, si tous s’accordent à dire que le débat n’est qu’un moment dans la vie d’un projet, comment en isoler les effets ? Les auteurs de ce chapitre analysent les effets de la participation au débat public, en se centrant sur la dynamique des échanges et la compréhension des mobilisations liées au projet. Ils s’interrogent sur la portée des échanges visibles par rapport à celle des nombreux échanges informels ou qui se déroulent dans d’autres cénacles. Les réunions de débat public constituent une étape dans un continuum qui débute lors des premières ébauches du projet, et qui passe ensuite par l’enquête d’utilité publique, puis le cas échéant par la réalisation de l’ouvrage. Ils soulignent combien il est difficile de donner de la crédibilité à un forum hybride qui prend trop souvent le modèle de l’instruction publique [Callon, 1999], centré sur l’information et la collecte des points de vue, plutôt que sur la réflexion collective et la critique constructive au nom de l’intérêt général. La tension entre inertie et réflexivité collective s’exprime dans tous les papiers à travers la thématique du cadrage du débat et de ses effets. Les auteurs proposent d’analyser quels sont les facteurs qui conduisent à l’inertie et à la cristallisation des
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positions des acteurs, et ceux qui en ouvrant les échanges permettraient à une véritable réflexion collective de se déployer. Les effets du débat en lui-même sont assez diffus. Ils sont difficiles à isoler d’autres éléments. L’analyse des échanges nécessite un travail méticuleux d’observation, de retranscription et d’analyse. La plupart des chercheurs s’appuient sur la comparaison pour mieux identifier les propriétés et caractéristiques de ces nouveaux espaces publics. C’est la méthode qu’ont choisi Marcant et Lamare ou Revel. Les premiers comparent deux débats, l’un portant sur le barrage réservoir de Charlas, et l’autre sur la ligne grande vitesse Bordeaux-Toulouse, et formulent l’hypothèse que d’autres espaces publics de débat sont organisés par les membres de la société civile (ici entendue comme la sphère des échanges communicationnels non investis par le pouvoir ou par des intérêts financiers) qui contribuent tout autant à la construction de l’intérêt général. Ils montrent comment les échanges lors des réunions publiques facilitent l’émergence d’un certain type d’acteur collectif, plutôt associatif, qui peut y rechercher une certaine légitimité ; une véritable « culture du débat » apparaît d’un débat à un autre, et l’implication active des associations aboutit parfois à infléchir les procédures mises en place par la CNDP. Pour autant, les débats réellement contradictoires restent rares, comme Revel l’indique dans son article, basé sur la comparaison de six débats publics autoroutiers. Alors que l’ouverture de la procédure instaurée par la Commission nationale du Débat public (CNDP) permet une infinité de mise en œuvre des débats, un modèle dominant tend à se généraliser. Conçu d’abord dans un objectif d’instruction publique, il donne pour objectif au déroulement des réunions l’information du public, ainsi que la collecte des opinions exprimées par le plus grand nombre de participants possibles. À travers l’analyse des dynamiques d’échanges entre des acteurs, l’auteur reconstitue les assignations croisées de rôles préétablis. Pour lutter contre la cristallisation des positions, une commission particulière peut principalement garantir l’ouverture des échanges, et dévoiler les constructions de rôles a priori. Chaque auteur de ce chapitre constate combien la question de l’ouverture des échanges est centrale pour la compréhension de la dynamique des échanges. Elle est grandement déterminée lors des phases de préparation du débat. Ainsi, lors des consultations préalables effectuées par le président de la commission particulière auprès des acteurs locaux, des choix de thématiques et de cadrage du projet vont conduire à une plus ou moins grande fermeture des possibles. La dynamique des échanges s’articule alors autour de la question de la remise en cause du cadrage initial, souvent trop étroit pour permettre à une réflexion collective de se développer. De ce point de vue, l’absence de dialogue direct entre les membres de la maîtrise
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d’ouvrage et les autres participants, constitue un des indicateurs d’un débat qui se situe plutôt dans une logique d’information, que de confrontation des points de vue. Poursuivant cette discussion, Fourniau et Tafere analysent à quelles conditions la délibération de simples citoyens peut être un facteur de renouvellement des choix politiques. Ils s’appuient sur l’analyse de la conférence de citoyens organisée pour la première fois dans le cadre d’un débat organisé par la CNDP, le débat public sur la politique des transports dans la vallée du Rhône1, pour s’interroger sur ce que les échanges délibératifs dans le dispositif fermé d’une conférence de citoyens produisent sur l’arène ouverte du débat public. Les résultats de cet « atelier citoyen » illustrent les conditions que doit remplir un dispositif participatif pour donner une place aux citoyens dans le processus de décision. Les participants à cet atelier mettent notamment l’accent sur le cadrage du débat, qui doit partir des préoccupations des citoyens et de valeurs communément partagées, et non des positionnements des experts, même associatifs. L’explicitation de la construction de l’information met en capacité les participants du dispositif participatif, ils s’approprient l’information et parviennent à la compréhension des conséquences en termes de solutions envisageables des controverses qui opposent les experts. La réalisation de ces conditions, à laquelle le débat public aboutit rarement, permet alors à de « simples citoyens » de construire leur place dans le processus de décision en y produisant de manière délibérative un raisonnement autonome mobilisant leur expérience sensible. Doridot étudie précisément la façon dont lors du débat LAALB, ce processus d’explicitation n’est pas parvenu à son terme. Il analyse un type récurrent de controverse : la question des calculs et prévisions de trafic présentés par la direction des routes. Dans le cadre du débat LAALB, il reconstitue les différentes étapes de cette controverse, et tend à montrer qu’un « habitus galiléen » sous-jacent conduit les techniciens de la maîtrise d’ouvrage à considérer les éléments chiffrés comme des arguments d’une démonstration logico-rationnelle à portée universelle. Mais la difficulté à répondre à la demande d’explicitation de ces « boîtes noires » par le public conduit à une défiance des citoyens envers des scénarii qui restent hermétiques à l’échange contradictoire. Seule la demande de contre-expertise pourrait ouvrir la discussion mais elle intervient trop tard pour alimenter le débat. Deux témoignages viennent compléter l’analyse des étapes de cadrage du débat et de leurs effets sur la qualité des échanges. Larceneux, cher1. Débat public sur la politique des transports dans la vallée du Rhône et l’arc languedocien (débat VRAL, 27 mars-26 juillet 2006).
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cheur et membre de la Commission particulière du débat de la ligne à grande vitesse Rhin-Rhône, nous décrit comment l’improbable débat sur la branche sud du TGV Rhin-Rhône a été contraint par un contexte politique local et gouvernemental tendu, et combien le public d’un débat peut être construit. Malgré ses limites, les résultats de ce débat ont peut-être joué un rôle précurseur dans la révision des procédures de débats publics dans la nouvelle loi relative à la démocratie de proximité. En analysant les pratiques de Réseau Ferré de France de l’intérieur, Dziedzicki nous montre la portée du débat public sur les schémas de pensée et l’organisation interne d’un maître d’ouvrage. Si les projets évoluent, intégrant des questions et thématiques nouvelles, la modification principale tient en la manière de concevoir les études autour d’un projet, ainsi que le rôle de la maîtrise d’ouvrage au sein du débat public. En considérant les apports potentiels de la discussion d’un projet plutôt que de se crisper sur une attitude défensive, les représentants de ce maître d’ouvrage tirent profit du débat public et améliorent globalement leur projet, même si les processus de décision traditionnels restent bien ancrés. Le débat a des effets sur les projets, les représentants de la maîtrise d‘ouvrage en témoignent, qui inventent de nouvelles façons d’agir pour répondre aux exigences du débat public : au cours de sa préparation, un véritable marathon commence, qui pour être mené à terme, et sans trop de retard, impose une organisation par projets spécifiques. Des apprentissages, des bonnes pratiques tendent à se diffuser et l’on constate une professionnalisation progressive des différentes parties prenantes d’un débat public : les membres des commissions, de la maîtrise d’ouvrage, les élus et les associations. Cette professionnalisation se traduit par la mise en place de procédures et par une recherche plus subtile du contrôle des échanges de part et d’autre, souvent au détriment de la spontanéité des échanges. Dans le cadre des recherches sur les débats routiers, nous avons pu constater que deux commissions de débat public présidées par le même homme, présentent des évolutions sensibles dans leur façon de concevoir et d’organiser le débat. Il y aurait des effets d’un débat sur un autre débat. Les associations commencent à se transmettre des informations et du savoir-faire d’un débat à un autre, et ce qui se fait ou se dit dans un débat peut être invoqué dans un autre. Du côté de l’argumentation et du contenu des controverses, force est de constater qu’au cours d’un débat se produit parfois une montée en capacité et en connaissances des acteurs, notamment associatifs, qui sont parfois déjà des experts ou le deviennent dans la durée, et se sont forgés des outils et des solutions alternatives avant même l’ouverture des échanges. Mais dans d’autres débats, on observe une captation de ces capacités d’analyse des éléments techniques et financiers notamment, par une catégorie d’acteurs
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qui crée une asymétrie et une rétention « naturelle » d’information qui produit des effets disqualifiants du public. Dans la mesure où l’on viserait dans les débats publics à produire une réflexion collective, il serait sans doute utile d’envisager des sessions de formation du public lors des débats, en parallèle des réunions proprement dites. Lors d’une analyse poussée des controverses autour de la notion de flux lors du débat LAALB, l’équipe qui a travaillé sur les six débats routiers avait mis en évidence un certain nombre d’arguments que nous avons ensuite systématiquement retrouvés dans les quatre autres débats observés. Ces derniers se retrouvent dans les différentes recherches rassemblées dans cet ouvrage : l’argument économique qui soutient que l’infrastructure considérée va créer du développement économique, la question du réchauffement climatique et du développement durable vis-à-vis de la cohérence des choix en matière de politique nationale et européenne des transports, la question des espaces naturels et de leur articulation la plus harmonieuse possible avec les zones urbanisées, et les questions de financement et de capacité de l’État à financer des projets importants, sans sacrifier pour autant d’autres équipements jugés d’égale importance (débat CDG-express, LAALB, LGV Bordeaux-Toulouse par exemple). Les dynamiques des échanges autour du débat public peuvent ainsi se lire comme des positionnements, des stratégies, ou comme des apprentissages, des évolutions de modes de pensées de l’action publique. Une scission s’opère entre les auteurs à ce sujet. En définitive, le débat public est-il un cadre procédural d’expression des conflits ou un moyen de résolution de ceux-ci ? Ni l’un ni l’autre sans doute, l’expression conflictuelle étant souvent écartée dans le modèle dominant de mise en œuvre du débat. Si l’espace de discussion du débat peut faire émerger la controverse, le temps du débat est souvent trop court pour l’approfondir et l’éclairer.
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Espaces publics et co-construction de l’intérêt général : apprentissages croisés des acteurs
Olivier Marcant et Kevin Lamare Ce texte aborde les interactions entre l’espace public institutionnalisé, illustré dans cet ouvrage par la procédure de débat public CNDP, et les espaces publics autonomes propres aux collectifs citoyens participant à ces débats, issus de ce qu’on a coutume de nommer la société civile1. Nous avons pris les exemples de deux débats régionaux sur des projets d’aménagement radicalement différents, l’un touchant à la gestion des ressources en eau du bassin de la Garonne – le barrage-réservoir de Charlas2 (à coté de St-Gaudens, Haute-Garonne), l’autre à la politique de transport ferroviaire de personnes – la ligne grande vitesse Bordeaux-Toulouse3. Là n’est évidemment pas la seule différence. Celle qui nous semble la plus déterminante quant aux effets de ces débats sur les politiques publiques concernées tient à la personnalité des porteurs de projet eux-mêmes : Réseau Ferré de France, une entreprise publique nationale4, promouvant une technologie faiblement controversée sociétalement, et une collectivité territoriale en recherche de reconnaissance institutionnelle (l’EPTB SMEAG5), dans le cadre d’une politique publique en crise chronique (cf. la difficulté à promulguer la nouvelle loi sur l’eau). 1. Le concept de société civile est très discuté. Ici n’est pas notre propos et nous nous en tiendrons à une définition restreinte et prudente. Nous entendons ainsi par société civile, « la sphère des échanges communicationnels non investis par le pouvoir ou par les intérêts financiers ». 2. Débat Charlas, de septembre à décembre 2003, 4 214 participants sur les 10 réunions publiques. 3. Débat LGV Bordeaux-Toulouse, de mai à septembre 2005, environ 5000 participants sur les 15 réunions publiques. Cette « forte » participation place ces débats dans le « peloton de tête » des débats CNDP selon la synthèse de la CPDP Charlas. 4. Réseau Ferré de France, créé en 1997. Troisième débat sur des lignes LGV (après RhinRhône et PACA). 5. Établissement public territorial de bassin, le Syndicat mixte d’études et d’aménagement de la Garonne, regroupe les deux conseils régionaux et quatre conseils généraux (31, 81, 82, 47). Il s’agit du premier débat sur l’eau.
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Cet espace institutionnalisé est structuré par les règles choisies par les Commissions particulières et nationale (elles-mêmes bien sûr encadrées juridiquement). Les porteurs de projet ont, quant à eux, la possibilité d’influer fortement sur la préparation et le déroulement des débats, en tant que financeurs et surtout décideurs in fine6. En ouvrant le processus de construction de l’intérêt général vers la parole exprimée par la société civile organisée ou non, ce nouveau dispositif institutionnel doit permettre, dans l’esprit de ses concepteurs et organisateurs, de neutraliser les contestations sociales et d’accroître l’efficacité de l’action publique en créant de la « bonne gouvernance ». Notre hypothèse est que d’autres espaces publics de débat sont organisés par les acteurs de la société civile indépendamment des pouvoirs politiques et économiques et que ces espaces n’ont pas moins vocation à construire l’intérêt général7. Face aux institutions politiques et économiques qui cherchent souvent dans une tradition libérale ou communautarienne8 à les déqualifier comme l’expression d’intérêts particuliers, nous pensons au contraire que ces espaces publics et autonomes de délibérations et d’apprentissages de savoirs construisent –aussi- l’intérêt général. Sans doute la sphère politique organisée a-t-elle prioritairement en charge de traiter les problèmes et de trancher entre différentes solutions, tandis que les espaces publics autonomes seront plus qualifiés pour identifier les problèmes et les faire inscrire dans les agendas politiques. Mais nous considérons que ces derniers ont la capacité de faire émerger une rationalité collective indépendante de l’État et du marché. La formation de la volonté générale (soit, en termes moins républicains, l’élaboration de la décision publique) ne se restreint pas alors aux procédures institutionnalisées de la sphère du pouvoir mais passe aussi par des flux d’opinions publiques plus ou moins formels, fonctionnant souvent en réseaux, qui se développent dans la société civile. Parmi les citoyens participant à ces deux débats, nous avons été amenés à concentrer notre attention sur les individus revendiquant l’adhésion à une association de riverains et/ou une association portant des revendications citoyennes et environnementales liées à l’aménagement proposé au débat. De ces apprentissages croisés entre collectifs institués et collectifs associatifs, nos observations laisseront de côté les apprentissages individuels, de type cognitif, qui ont 6. Dans des projets à impact territorial important (même pour la politique de l’eau sur un bassin du fait de l’émiettement de la décision), le rôle de l’État reste néanmoins déterminant. 7. « Dans le régime démocratique moderne institué par nos constitutions, la production du droit légitime n’est pas le monopole des organes de l’État mais plutôt le produit du jeu combiné des espaces publics institutionnels et des “espaces publics autonomes”, ou, s’il on préfère, de la société civile », J. Habermas cité par Benoît Frydman, 2004, La société civile et ses droits, Bruylant. 8. Nous reprenons là « Les quatre modèles théoriques pour penser la société civile dans l’ordre juridique international » d’un texte de Laurence Weerts (université libre de Bruxelles).
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pu résulter (ou non) de ces procédures9. Mais nous ne nous bornerons pas à l’apprentissage organisationnel des collectifs (institutionnels ou non) participant à la tribune, dans la salle (ou à la porte) à ces débats. Au-delà, nous chercherons à mettre en valeur ce que nous pourrions appeler les apprentissages sociétaux10, qui modifient les référentiels de politiques publiques, les modes de régulation sociale, ce qu’on désigne aujourd’hui par les modes de gouvernance. Ces apprentissages peuvent être analysés en termes de construction d’une communauté de confiance délibérante [Leborgne, 2005] : en observant la co-construction de l’intérêt général, on insistera alors sur les actions et discours de légitimation et de justification des acteurs [Rui, 2004]. Au contraire, privilégier les rapports de pouvoir [Simard, 2005] et les conflits conduit à observer les apprentissages en termes de redistribution des ressources mobilisables par chaque collectif afin d’influencer la conduite des autres dans les négociations ou ailleurs. L’approche en terme d’apprentissage collectif nous semble permettre de cumuler ces deux grilles de lecture, et ainsi de maintenir au cœur de nos réflexions et pratiques à la fois scientifiques et citoyennes, la question du rapport au pouvoir en même temps que l’importance des procédures de formation de l’intérêt général. Elle évite une évaluation normative des espaces de débats sur une échelle accords/conflits. Ces choix théoriques nous font alors déborder largement de la simple observation des débats, de leur déroulement, leur préparation et leurs effets. Ils nous obligent à étudier tous les espaces de délibération, débats, concertations et même négociations (dans le cas de formation d’alliances entre associations) propres aux acteurs de la société civile. Il était impossible de les suivre tous : nous parlerons donc « naturellement » d’abord de ceux qui se sont appropriés de la façon la plus visible ces débats publics – en général pour contester les projets, mais pas exclusivement – : les associations de riverains, les associations environnementales locales ou régionales, les associations citoyennes et d’usagers11. 9. Il est très difficile d’évaluer qualitativement mais même quantitativement les participations individuelles aux débats de M. Dupond-Martin et de Mme Michu. 10. La notion d’apprentissage sociétal que nous n’approfondirons pas ici n’est donc pas la même que le corporate social learning qui s’attache à la responsabilité sociale et environnementale des entreprises. Peut-être pourrions-nous parler de « culture politique d’une société » au sens de l’ensemble des faits, structures, savoirs, valeurs… qui se rapportent aux relations des citoyens avec l’État et plus généralement entre eux pour construire le monde commun, le « vivre-ensemble »… 11. Soit pour le débat Charlas : Comité contre Charlas, Charlas 2000, comités locaux ATTAC Comminges, Hautes-Pyrénées, collectif SeauS Garonne, fédération UMINATE, Amis de la Terre, WWF. Pour la LGV : FNAUT, UMINATE, SEPANSO, et Comité Vigilance LGV (composé de diverses associations locales de défense type LEA, LGPE)
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Dans un premier temps, nous décrirons comment l’existence de ces débats a influé sur les espaces autonomes, les dynamisant et créant une véritable culture du débat (concomitante à la culture de la concertation déjà ancienne pour les associations environnementales reconnues, et depuis peu pour des associations de riverains). Puis comment ces acteurs de la société civile ont tenté et plus ou moins réussi à modifier les règles des débats, enrichissant l’expérience accumulée par la CNDP et les « professionnels » de ces débats (membres de CPDP, secrétaires généraux et organisateurs, bureaux d’études et conseils). Enfin, au-delà d’un constat superficiel d’échec tout relatif de ces deux débats (il n’y a eu que peu de co-construction de consensus, ou de compromis, ou même de représentation commune), il conviendra aussi de parler des effets structurants sur les modes de régulation sociaux dans les domaines concernés (eau, transport).
EFFETS STRUCTURANTS SUR LES ESPACES AUTONOMES EUX-MÊMES Les débats publics favorisent l’émergence d’un certain type d’acteurs collectifs et renforcent (enrichissent) leurs modes d’action traditionnels (importance de la publicité et de la médiatisation, montée en généralité, sensibilisation du public). Ils sont une nouvelle ressource de mobilisation et d’action de ces acteurs sur les politiques publiques d’aménagement. Tous les publics concernés sont invités à participer au débat, avec la garantie que leur parole sera traitée à égalité, qu’elle soit individuelle ou collective. Or c’est une évidence de dire que tous les acteurs ne s’y engagent pas. Un débat est une scène publique qui va privilégier les acteurs collectifs en quête de visibilité et de reconnaissance, les acteurs émergents qui cherchent à déstabiliser (non pas forcément pour les remplacer mais pour y être pris en compte12) les dispositifs institutionnels de prise de décision (concertation/négociation) existants. Le débat participe à la visibilité et à la reconnaissance des structures associatives, naissantes ou déjà connues sur ces thématiques. Il paraît intéressant de souligner ces phénomènes. De nombreuses associations locales se créent à l’occasion des débats publics13. On peut même parfois se poser la question de savoir si cette émergence est davantage le fait du projet d’aménagement qui vient perturber un territoire, ou si c’est la perspective de pouvoir participer au débat en tant qu’acteur collectif qui contribue à ce phénomène. Sur un autre plan, à l’intérieur 12. Il ne nous semble pas justifié de dire et croire qu’un débat public privilégie les opposants en tant que tels (sous le prétexte qu’il est plus facile de critiquer que d’agir). 13. Le comité Vigilance LGV s’est créé pendant le débat public sur la LGV BordeauxToulouse. Il regroupe d’ailleurs plusieurs associations locales créées elles aussi à l’occasion de ce débat.
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des collectifs, les débats vont faire émerger des leaders (le président du Comité contre Charlas a ensuite été élu président de la fédération régionale UMINATE). Les acteurs individuels et collectifs déjà reconnus institutionnellement, coutumiers des arènes de concertation/négociation, peuvent montrer des réticences à s’investir spontanément et de bonne grâce dans un lieu où ils craignent d’être sujets à critiques. Dans une démarche contraire, les collectifs émergents profiteront du débat pour faire valoir leur reconnaissance institutionnelle et tenter de devenir des interlocuteurs reconnus par les autorités comme représentants légitimes des acteurs sociaux. Le débat privilégie l’expression d’« intérêts généraux » plutôt que d’intérêts particuliers. Il favorise la montée en généralité des revendications, critiques, argumentations des participants. Des critiques de riverains contestant les nuisances sur leur milieu de vie (type NIMBY) vont chercher à se justifier par des enjeux environnementaux (défense de l’environnement), territoriaux (développement territorial), et même sociétaux (mode de développement technico-économique). Le débat amène de nombreux citoyens (déjà regroupés dans des collectifs ou profitant de l’occasion du débat pour le faire) à s’intéresser et à s’investir dans « les affaires publiques », contribuant à « un apprentissage de la citoyenneté » (passant de la condition de riverain à la condition de citoyen participant – d’ailleurs n’est ce pas à ce moment-là que l’on peut réellement prétendre faire partie de la « société civile » ?). Là aussi ce n’est pas une question d’être pour ou contre un projet d’aménagement : des acteurs favorables au projet seront entendus s’ils justifient leurs intérêts particuliers d’un certain intérêt général (et si cette justification paraît crédible face aux arguments disqualifiant des adversaires). L’association Charlas 2000, association de défense du projet, est restée trop riveraine pour être entendue dans ces débats. La publicité (toute relative, comme pour le débat Charlas, boycotté par le grand titre de presse régionale) de ces débats oblige les revendications de type « nimbyste » à endosser un argumentaire plus général (« ni ici ni ailleurs »). Les associations généralistes ont de leur coté besoin du vivier local de ces oppositions particularistes. Il y a consolidation d’une réelle solidarité associative14.
14. Qui n’est pas systématique. Dans un article (à paraître) comparant les luttes contre trois projets de barrages dans le Sud-Ouest, j’ai pu constater que dans l’un des cas, le projet a été abandonné sans que la jonction se fasse entre l’association locale et les associations environnementales. Comme contre-exemple, on peut aussi citer l’exemple de la ligne THT du Verdon (analysé par Mathieu Leborgne [1999]) qui après le débat a vu le fossé s’élargir entre les leaders associatifs régionaux qui participaient à la concertation post-débat avec le maître d’ouvrage, et les associations locales.
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Le débat suscite la mobilisation des acteurs, de leurs compétences, crée des solidarités associatives en amont de sa réalisation. Il a un effet dynamisant sur la mobilisation (échéances et enjeux clairs : convaincre et surtout se faire entendre). Celle-ci peut prendre au moins trois formes : -
l’organisation de débats publics citoyens «autonomes», destinés à informer et à mobiliser les publics concernés. La trêve estivale du débat public LGV a par exemple permis aux associations girondines d’organiser des réunions publiques de ce type pendant les mois de juillet et d’août. Ces débats obéissent bien sûr à leurs propres règles et sont rarement contradictoires. En effet il s’agit souvent plus d’exposer une cause et d’obtenir des ralliements que de débattre réellement et de manière contradictoire (en invitant des contradicteurs par exemple) des enjeux du projet.
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la recherche d’alliances : création de solidarités.
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la construction des argumentaires, de documents structurés de critiques du projet et/ou d’alternatives au projet. C’est une véritable capacité d’expertise qui se construit (profitant de l’opportunité de professionnels et de spécialistes engagés, des quelques ressources d’associations régionales en moyens financiers, humains et en réseau d’influence et de compétences).
À plus long terme, on assiste à un véritable apprentissage d’une « culture du débat » – à côté d’une « culture de la concertation » – par accumulation de ces expériences : ce sont bien les mêmes associations et porte-parole, mobilisés sur le projet de LGV Bordeaux-Toulouse qui interviendront plus tard lors du débat public LGV Bordeaux-Espagne15. Beaucoup d’associations sont devenues « spécialistes » de ce type de procédures (UMINATE, SEPANSO, LGPE…). Elles sont mieux organisées, plus compétentes, mobilisent plus efficacement. Mais les débats eux-mêmes ne semblent pas avoir aidé à modifier les alliances ou à en créer de nouvelles (pas de débat contradictoire, pas de portée délibérative). Les débats, en effet, ne semblent avoir que peu d’impact sur les positions et argumentaires qui semblent préconçus et figés ; la plupart du temps les acteurs « campent sur leur position ». Enfin, l’engagement de la société civile par rapport à ses faibles ressources de mobilisation est tel qu’on constate dans l’après-débat public une mise en veille des espaces autonomes publics. Comme le confirme la majorité des associations rencontrées, si l’« événement » du débat est un 15. Le débat LGV Bordeaux-Espagne s’est terminé fin 2006. Le projet et les territoires concernés étant très proches (LGV dans le Sud-Ouest, notamment en Aquitaine), les acteurs mobilisés sur le projet Bordeaux-Toulouse étaient évidemment présents pour le projet Bordeaux-Espagne.
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moment mobilisateur, il est difficile pour celles-ci de maintenir sur la durée, la mobilisation de leurs membres une fois l’« événement » terminé. Au bilan de ces deux débats, on ne peut assurer qu’ils aient fait progresser « la confiance des citoyens » dans les institutions en charge des politiques publiques en question. Mais on peut constater que la société civile – au delà du soupçon opposé à toute initiative des pouvoirs en place – a bien compris l’enjeu que représentent ces nouveaux dispositifs de « participation du public » : des ressources supplémentaires pour se mobiliser et se faire entendre, voire peser sur la décision.
EFFETS STRUCTURANTS DES ESPACES AUTONOMES SUR LES DÉBATS EUX-MÊMES ET À PLUS LONG TERME, SUR LA PROCÉDURE CNDP Sans vouloir surévaluer le rôle de la société civile associative dans l’évolution du dispositif institutionnel des débats publics, on peut dire que sa participation active à ce dispositif en fait évoluer les règles afin de les rendre plus justes, plus équitables, et de faire de plus en plus de place aux discours de la raison et de l’intérêt général. Qu’elle montre aussi les contradictions sans doute insolubles que rencontre la mise en place de procédures de « démocratie participative » [Marcant, 2006]. Les associations veulent avoir un rôle plus actif dans le choix des règles du débat (règles CNDP comme celles du débat particulier). Elles critiquent régulièrement la forte influence du porteur de projet avant le début du débat (associations opposantes non consultées avant le débat Charlas alors qu’elles étaient à l’origine de la saisine de la CNDP ; pour le débat LGV, sur les 49 acteurs consultés avant le débat, seulement 4 associations). Une fois le débat entamé, elles peuvent parvenir à modifier les règles de fonctionnement (« forçage » de la tribune dès la deuxième réunion pour le débat Charlas). Mais dans une certaine limite : pas de dossier alternatif au projet, cahiers d’acteurs pas accessibles (au contraire du débat LGV où le nombre de cahiers d’acteurs a été beaucoup plus conséquent), fonctionnement du site Internet prévu de longue date sans possibilité de déposer directement de nouveaux documents, sans forum. Cette demande d’intervention plus forte en amont des débats semble reconnue par la CNDP (rencontre CNDP/ associations Paris 23 juin 2004) En ce qui concerne le déroulement des débats et le respect des principes affichés – égalité de parole, qualité de l’argumentation… –, la « comparaison » Charlas/LGV est difficile car le contexte de chaque débat est propre à une situation. Ainsi peut-on juger que la médiatisation du projet et du débat LGV étaient très bonne. Mais cela n’est-il pas plus lié au fonctionnement de la presse quotidienne régionale ? La concurrence entre Sud-Ouest et
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La Dépêche du Midi a sans doute été stimulée par le projet LGV alors que ce dernier titre a boycotté le débat Charlas. De même, « l’application du principe d’égalité de parole » semble s’être améliorée entre les deux débats, mais la personnalité de la CPDP et de son président est déterminante dans la conduite des débats (le président de la CPDP Charlas, élu, demandait souvent aux intervenants au nom de qui ils parlaient). La participation de la société civile aux débats CNDP remet en cause la façon dont les territoires sont pris en compte par le dispositif. Faire des réunions thématiques réparties sur tout le territoire concerné, avec l’objectif à la fois de toucher le problème sous tous ses aspects et la majorité de la population concernée semble séduisant « sur le papier » mais est détourné de facto par les participants. La tentation est forte pour les plus motivés d’occuper le terrain le plus possible, quels que soient le lieu et le thème (cas de Charlas). C’est aussi souvent la question « épineuse » de l’opportunité du projet qui monopolise les débats (et qui déborde sur les réunions thématiques). Si un « accord » ou un consensus n’est pas trouvé sur la question, il est très difficile d’aborder les thématiques « exécutives » que sont « les conditions de mise en œuvre », « les impacts environnementaux » ou encore « les problèmes fonciers » (comme ce fut le cas sur le projet LGV). Aussi, le débat contradictoire n’a pas toujours réellement lieu (rapports de force pour occuper les temps de parole pour Charlas, débats à distance pour la LGV – échanges unilatéraux entre la tribune et la salle mais rarement entre opposants et partisans issus de la société civile16). Il ne semble pas que le dispositif des débats publics (qui vise des aménagements à enjeu national ou supra-régional) ait encore trouvé de solution à cette question de territoire (alors que les fédérations nationales et régionales d’associations de défense de l’environnement parviennent dans leur principe même à regrouper et fédérer les mobilisations locales). On constate régulièrement à l’occasion des débats publics concernant l’aménagement du territoire, une demande de la part des acteurs de recontextualiser le projet dans une problématique plus large. C’était notamment le cas sur nos terrains de recherche. On a perçu très clairement une volonté de la part des acteurs issus de la société civile de recontextualiser les débats vers une problématique générale des transports dans le Sud-Ouest ou de la politique de l’eau. Les acteurs critiquent le fait de n’être associés qu’au stade de la réalisation des projets « quand tout est déjà joué ». Le principe d’une concertation plus globale a été récemment mis en place sur « la problématique des transports dans l’arc languedocien » ou sur la 16. Lors du débat LGV, les publics étaient très cloisonnés : partisans du projet dans les réunions publiques en Midi-Pyrénées, opposants au projet dans les réunions publiques en Aquitaine. Une fois seulement, les deux parties « civiles » se sont rencontrées, lors de la réunion de clôture de Toulouse, où les opposants aquitains sont venus.
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question du nucléaire – il semble qu’il réponde davantage aux attentes des acteurs issus de la société civile. Les débats que nous avons observés remettent ainsi en cause la place des débats publics CNDP dans la prise de décision en matière d’aménagements publics : après les études technicoéconomiques du maître d’ouvrage et avant l’enquête d’utilité publique. Les participants aux débats espèrent bien sûr influer sur la décision (sans qu’il y ait explicitement demande de codécision). Mais ils ne s’interrogent pas pour savoir où, comment et quand leur opinion devrait être consultée avant la décision finale. Ils remettent d’abord en cause l’opportunité des projets en exigeant qu’on les replace dans un contexte plus large : ils forcent l’ouverture des enjeux. Sur le problème de l’expertise, les CPDP concluent par la nécessité d’études complémentaires mais les associations (qui n’ont pas les ressources suffisantes pour jouer ce rôle) voudraient que les CPDP commanditent des contre-expertises indépendantes des maîtres d’ouvrage, ce dont elles n’ont pas les moyens (financiers et juridiques). Mais à long terme, en amont ou en cours de débat, les CPDP sont de plus en plus amenées à satisfaire cette demande. Le débat a en tout cas permis au maître d’ouvrage d’entendre les « doléances » des acteurs (en particulier pour la LGV) : compléments d’information qui viennent enrichir le dossier, rectifications … Paradoxalement, les acteurs issus de la société civile ne demandent pas explicitement à codécider. Ils continuent d’agir en contre-pouvoir. Cela amène à relativiser la puissance des dispositifs participatifs à renouveler notre démocratie. D’autant plus que tous ces dispositifs laissent de côté l’un des principaux volets de la vie démocratique : le contrôle et l’évaluation des politiques publiques.
EFFETS STRUCTURANTS SUR LES PROJETS ET LA PRISE DE DÉCISION PUBLIQUE DANS LES POLITIQUES D’AMÉNAGEMENT
Une description normative de ces deux débats ne peut que constater leur insuccès à créer un consensus et à faciliter la décision (dans le cas de Charlas, on en est toujours à la non-décision, en butte au problème du financement ; pour la LGV, le débat n’a rien changé à la concurrence entre les régions Aquitaine et Midi-Pyrénées). Peut-être veut-on faire endosser aux débats publics CNDP un objectif trop ambitieux de facilitation de la décision publique. L’objectif ne devrait peut-être pas être là mais plus modestement, dans la recréation de liens entre les décideurs et les citoyens. Cette réhabilitation du politique passe par une ouverture des arènes politiques traditionnelles, ouverture à la fois forcée par les acteurs émergents et concédée par les décideurs institués.
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En termes de décision, le débat sur le projet LGV n’a pas fait progresser le dialogue entre les différentes collectivités (notamment conseils régionaux Aquitaine et Midi-Pyrénées) qui ne se sont pas mis d’accord pour établir des « priorités17 ». C’est l’État qui reste maître du jeu et va décider du calendrier. Pour Charlas, le maître d’ouvrage a explicitement en fin de débat renvoyé l’État (qui s’était à peine exprimé dans les réunions) à ses responsabilités. En termes de délibération, le débat n’a pas permis de « débat contradictoire » entre les citoyens favorables et défavorables au projet. Pour Charlas, il s’agissait d’abord de créer un rapport de forces dans un sens ou dans l’autre (en faisant nombre, en occupant le micro). Pour le projet LGV, la participation est restée cloisonnée régionalement. Les deux débats n’ont que faiblement enrichi des projets à l’étude depuis déjà 10 ou 20 ans : les choix techniques n’ont pas été bouleversés. Les impacts locaux dénoncés n’ont pas été solutionnés. L’opportunité socio-économique (et environnementale) des projets reste controversée. En termes de négociation, ces débats n’ont que peu ouvert la perspective de compromis. L’existence de ces débats montre que l’enjeu réel des controverses et des contradictions qui s’y expriment de façon plus ou moins explicite n’est pas seulement l’avenir d’un projet d’aménagement (qu’il se fasse sous cette forme ou sous une autre, maintenant ou plus tard…) mais également le processus de décision qui encadre ce projet. L’intervention des « espaces autonomes » dans la décision publique conteste la vision habituelle d’un processus décisionnaire linéaire (et d’une réduction des phénomènes non linéaires à des « bruits » irrationnels) et doit en retour permettre de contester le bilan négatif qui est souvent fait de ces débats (en particulier par les porteurs de projet, qui regrettent le temps perdu…). Car l’enjeu apparaît aussi (et peut-être d’abord sur ce type de scène publique) de redistribuer les ressources de la régulation sociale (donner à certains acteurs des moyens supplémentaires de faire entendre leur opinion en matière de gestion de l’eau, des transports, alors que les autres scènes de régulation sont verrouillées par les acteurs institués). Plus loin, il peut être (c’est le cas pour la politique de l’eau mais cela le devient avec la crise énergétique dans le domaine des transports) de construire un mode de régulation sociale différent. Dans le cas de la politique de l’eau, où il n’y a plus d’acteur 17. Lors du débat LGV Bordeaux-Toulouse, la polémique s’est focalisée sur le problème des « priorités » de projet, les projets Bordeaux-Toulouse et Bordeaux-Espagne se retrouvant en situation de concurrence – en raison de la rareté des crédits alloués aux projets ferroviaires. Ainsi, la région Aquitaine et ses acteurs associés estimaient que la priorité devait être donnée au projet Bordeaux-Espagne, avant le projet Bordeaux-Toulouse. Le calendrier des débats (décidé suite aux CIADT) prévoyait pourtant la mise en débat du projet Bordeaux-Toulouse un an avant celle du projet Bordeaux-Espagne – ce qui fut fortement contesté par les opposants aquitains.
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public fort reconnu unanimement comme porteur de l’intérêt général, cet enjeu est bien sûr plus d’actualité que dans le cas du maillage territorial du réseau de transports collectifs.
CONCLUSION La lecture des « effets des débats publics » CNDP comme apprentissages croisés entre espaces publics organisés et espaces publics autonomes nous semble avoir montré son intérêt. Elle nous a permis d’échapper à une évaluation normative de ces débats, qui aurait conclu trop vite à un bilan négatif pour le peu d’effets qu’ils ont eu sur les projets – en termes d’influence sur la décision ou d’impact sur le projet initial lui même. Pour Charlas, le maître d’ouvrage est toujours en attente d’un engagement plus fort de l’État ; et pour le projet LGV, le débat n’a modifié ni le projet, ni les positions des différents acteurs, le maître d’ouvrage (RFF) a décidé de poursuivre le processus comme les opposants l’avaient anticipé. Dans aucun de ces deux débats, les réunions n’ont rapproché les points de vue ou créé des représentations communes des problèmes et des solutions. Des sujets de négociation ont pu apparaître – en fait ils étaient déjà opérants avant le débat – : la part de ressources en eau réservées à l’usage agricole et à l’environnement d’un côté, le tracé de la LGV de l’autre ; il n’y a pas eu de négociation, il n’y a pas eu de compromis, ni d’accord. Ce n’était pas le lieu. On était là pour exposer son point de vue, tenter de convaincre. Par contre, en termes d’apprentissage des acteurs, nous pensons avoir montré que le bilan était loin d’être négatif. Nous ne nous cachons pas que cette grille de lecture des débats publics a aussi ses limites. En effet la frontière entre espaces organisés et espaces autonomes n’est pas si claire qu’il peut paraître ici où nous avons choisi d’analyser un certain type d’associations, les plus en marge de la vie politique et économique institutionnelle. Nous écartons de facto du champ des espaces autonomes, des associations de lobbying économique et/ou territoriales comme Eurosud Transport (émanation du CESR et du CR Midi-Pyrénées). Mais que faire des associations dont les représentants de fédérations sont reconnus institutionnellement et participent à la définition des politiques publiques : dans le débat Charlas, les porte-parole des fédérations régionales de pêche étaient en porte-à-faux avec les associations locales de pêcheurs. S’agit-il uniquement d’un problème de représentation ? Et comment situer les syndicats agricoles majoritaires qui participent à la cogestion de l’agriculture ? Les agriculteurs qui ont participé (parfois très bruyamment et de façon provocatrice) font-ils partie de la société civile ou du pouvoir économique ?
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Cela amène à un second problème : celui de la représentation des collectifs par des porte-parole, ou même de certains collectifs par d’autres collectifs (les associations locales par des associations régionales ou nationales). Comment juger de la qualité du lien représentants/représentés, condition de la légitimité des premiers aux yeux des seconds ? Ce problème de démocratie représentative se pose aussi dans les espaces autonomes de la société civile : il s’agit d’un problème politique, de distribution de pouvoir. La légitimité est accordée par les pouvoirs publics lorsque les préfets ou les élus choisissent les associations représentatives dans les lieux de concertation. Mais ce lien démocratique se construit d’abord au sein de ces espaces autonomes, par de multiples tâtonnements (modes d’élections, fonctionnement en réseau, décision par consensus ?). À un moment où les dispositifs dits participatifs semblent être une solution à la crise du politique, il importe de répondre à ces questions.
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Les dynamiques du débat public : l’exemple de six débats publics
Martine Revel La mise en débat ou en délibération d’un certain nombre d’enjeux, auparavant réservés aux experts ou aux élus, s’étend progressivement, dévoilant une autre forme d’exercice du pouvoir politique : la démocratie « dialogique1 ». Les modes de préparation de la décision publique évoluent lentement, même si la décision elle-même reste l’apanage incontesté des représentants élus. Tout se passe comme si on espérait « l’avènement d’un droit à la participation sans qu’il soit précisé ce à quoi il est désormais permis de participer » [Blatrix, 2002, p. 101]. Le flou qui entoure ces nouveaux agencements concerne les dispositifs, les objectifs qui les sous-tendent, et la notion de participation2 à laquelle ils se réfèrent. « Il importe, note Pierre Lascoumes, de ne pas confondre, communication, diffusion d’informations, organisation de débat public et participation aux décisions. Il s’agit d’activités bien distinctes mais beaucoup de flou opportuniste est entretenu entre elles, le moins laissant croire au plus » [Callon et al., 2001, p. 311]. Les débats publics organisés par la Commission nationale du débat public (CNDP), visent à informer, à permettre aux opinions de s’exprimer et à la CPDP de rédiger un compte rendu impartial du débat3. Pour autant, une confusion existe entre le Compte rendu censé rester neutre de la commission et un avis prononcé par ses membres. Pour certains participants occasionnels, il existe même une indifférenciation entre le rôle des membres de la commission et celui des représentants de la maîtrise d’ouvrage4. Nombre de participants au débat se montrent ainsi dubitatifs lorsqu’ils prennent connaissance de la décision du ministre concerné après la fin des discussions. 1. Callon, Lascoumes, Barthe [2001]. Les « forums hybrides » décrits par les auteurs visent à restituer la diversité la plus grande des opinions. 2. Le concept de participation est un des plus flous de la science politique [Leca, 1991]. 3. Cf. site internet de la CPDP. 4. Résultats de l’analyse d’un corpus de 50 entretiens menés en 2005 et 2006 lors d’une enquête menée au sein du CETS.
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La question se pose alors de comprendre pourquoi les citoyens s’impliquent-ils de façon renouvelée dans un espace public alors qu’ils font l’expérience amère de la déception démocratique. C’est le dilemme du débat public. Ses effets sont difficilement quantifiables, ses apports paraissent être très variables. Le débat n’est semble-t-il jamais à la hauteur des espérances, et il est pourtant, affirment les élus, les citoyens et les techniciens, indispensable [Rui, 2004]. À partir d’un programme de recherche mené par l’équipe du CETS sur les débats publics routiers, qui repose sur l’observation et l’analyse de six débats entre 2004 et 20065, nous posons la question de la dynamique de groupe propre aux débats publics. Le débat public en tant que procédure ouverte oscille entre expérience irréductible et reproduction de traits caractéristiques d’autres espaces publics de délibération. Si le débat public fait travailler les acteurs, parfois ensemble, il a bien des effets sur les positionnements et les échanges. Mais y a-t-il rencontre ? Comment qualifier les relations entre les acteurs, et s’il y a ou pas relations ? Quelles dynamiques d’action collective et quels modes de rationalité sont à l’œuvre ? Dans une première partie nous définissons les rôles typiques que nous avons repérés et qui structurent les dynamiques d’action collectives. Dans une seconde partie, nous interrogerons l’inscription du débat public dans un processus plus large de démocratisation de l’action publique, son apport et ses limites.
DES RÔLES ASSIGNÉS Dans notre volonté de percevoir la dynamique des interactions entre les acteurs et les évolutions potentielles de leurs positionnements et des thèmes de controverse, nous nous sommes appuyés sur les travaux de Callon [1999], pour créer une modélisation intermédiaire (méso-sociologique). Cette grille d’analyse des débats est basée sur une étude comparative à la fois en termes de positions, d’échanges et de contenu mobilisés par les acteurs. Elle nous a permis d’identifier des positions ideal-typiques qui structurent à la fois les assignations de rôles et les déplacements par rapport à ces attributions, testant l’hypothèse selon laquelle une interprétation dialectique de la relation entre le réel et l’idéal, en reconnaissant le double mouvement de l’un à l’autre, permettrait de situer les conditions du « bon débat ».
5. LAALB, contournement de Rouen, prolongement de l’autoroute A12, contournement de Nice, enfouissement de la RN 13.
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Des dynamiques collectives se dessinent, reliant les différents acteurs. Nous commençons ainsi à repérer des configurations qui permettent de saisir différents types de relations. Ces travaux feront l’objet d’une publication ultérieure.
La CPDP un acteur du débat La neutralité ou l’implication permettent-elles aux membres de la CPDP d’être garants du débat ? Cette question ne trouve pas de réponse systématique, même si on constate que la position de neutralité stricte n’est pas tenable. L’implication est nécessaire aux membres de la CPDP, qu’ils se positionnent ensuite en retrait ou non. On voit ainsi que chaque commission trouve son équilibre dans une difficile alchimie entre les personnalités et qualités de ses membres, le contexte social, historique et politique du projet et la réaction du public. L’implication peut devenir une stratégie possible pour corriger les asymétries que nous allons illustrer. À Rouen, le président de la commission, pour contrebalancer l’hostilité des élus à la discussion de leur projet, rencontre les associations, et les aide à se mobiliser, en leur proposant de rédiger des cahiers d’acteurs puis en organisant les auditions publiques. Dans le cas de l’A12 : pour « lever les non-dits », les membres de la CPDP posent en leur nom propre des questions à la maîtrise d’ouvrage. À Nice : X. Godard, lui-même expert des transports, va présider avec le président de la commission des lieux de discussion entre experts, les ateliers. Les membres de la CPDP ne prennent pas parti mais ils s’impliquent activement au-delà d’un rôle de régulation.
Les élus ne jouent pas le jeu Les élus campent souvent sur leurs positions et jouent marginalement le jeu du débat et de l’argumentation. Le caractère relativement formalisé des débats ne peut de ce point de vue susciter qu’une certaine méfiance de leur part. L’élu est alors décentré, il perd (en théorie) sa centralité symbolique. Il ne maîtrise plus les règles du débat, il ignore d’ailleurs souvent ses règles de fonctionnement6. Le débat ménage de nombreuses zones d’incertitudes et peut amener une évolution des équilibres préexistant. Mais le rapport ambigu que le débat entretient avec la décision finale et l’existence d’un tiers garant rassurent aussi les élus. Ils peuvent aussi utiliser le débat comme une tribune (comme 6. Par exemple lors de la réunion de clôture de l’A12, une sénatrice qui fait sa première apparition fait référence à l’« avis » donné par la CPDP.
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nous le confirme une adjointe de maire lors du débat de l’A12, « elle fait campagne »), ou simplement venir mesurer l’état des forces en présence. Le débat peut pâtir également de l’existence d’arènes officielles qui ont gardé la capacité réelle d’influence et de financement des projets. Les réunions sont rarement perçues comme un lieu d’accumulation de pouvoir par les élus par ailleurs décideurs ou financeurs. Les élus se positionnent de manière très différente selon la manière dont le projet affecte leur territoire d’élection, selon leur vision du caractère plus ou moins ouvert et décisif du débat, selon les conséquences positives ou négatives qu’ils anticipent du projet. L’élu qui soutient un projet qui amènera selon lui le développement de son territoire7 et celui qui s’oppose sur une base NIMBY à un projet menaçant son intégrité8 n’entrent pas dans le débat de la même manière. Le débat met en jeu ainsi plusieurs figures d’élu diamétralement opposées : l’élu passeur-traducteur du projet, l’élu bloqueur-opposant, l’élu « animateur de la pluralité » [Lefebvre, chapitre III de cet ouvrage].
La maîtrise d’ouvrage rationalise Le recours aux argumentaires issus d’une démarche présentée comme scientifique semble constituer un passage obligé, garant d’un choix objectif, en connaissance de cause. Pour autant son acceptabilité par le public pose problème dans le cadre du débat public. La remise en cause des informations apportées par la maîtrise d’ouvrage montre combien le besoin d’une expertise indépendante de cette dernière pourrait améliorer le dialogue. La contestation porte sur différentes dimensions, plus ou moins objectives, depuis le soupçon de la présence d’une volonté de démonstration à tout prix de la maîtrise d’ouvrage que son projet est le meilleur, jusqu’à une contestation argumentée des modèles utilisés. Qui plus est, la distinction entre les argumentaires issus d’une démarche scientifique rigoureuse et les affirmations fondées sur des croyances ne va pas de soi. Aucun des acteurs du débat n’a une position irréprochable à ce propos. Des arguments comme l’affirmation que la construction d’une autoroute est en soi directement productrice de développement économique, repris par nombre d’acteurs favorables au projet, y com-
7. Le maire adjoint de Rouen E. Menguy déclare : « Nous sommes favorables à la réalisation du contournement, indispensable pour favoriser le développement économique de l’agglomération en répondant aux enjeux de rayonnement, de croissance et de création d’emplois fondés sur les activités industrielles et portuaires, et aussi sur l’attractivité des fonctions tertiaires indispensables à une métropole à vocation européenne ». 8. « Pour le reste, nous continuons à dire “non” à un tracé qui pénalise trop lourdement notre commune, ainsi que celles de Belbeuf et Boos, et “non” à tout projet de péage sur cette voie » conseil municipal de St-Aubin-Celloville, extrait cahier d’acteur 2006.
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pris des représentants de la maîtrise d’ouvrage, est impossible à justifier rationnellement par exemple. Les représentants de la maîtrise d’ouvrage oscillent entre l’argumentation technique de l’expert, la défense systématique du projet, et la position en retrait. Lors de projets anciens9, les membres de la maîtrise d’ouvrage sont persuadés d’avoir étudié toutes les solutions possibles. Ils ont alors tendance à soutenir que leur projet est la meilleure solution10, et en sont persuadés. Le fait que d’autres visions du projet ou des solutions répondant à d’autres critères que ceux de la maîtrise d’ouvrage sont possibles (et adaptés) est difficile à entendre. L’écoute ainsi que le souci de répondre aux questions sont présents. Pour autant, l’argumentaire est parfois difficilement porté. Certains thèmes de discussion sont peu développés : le développement durable, le traitement de l’air, des eaux, le financement ou bien l’aménagement du territoire. La position de confort reste celle de la diffusion d’information technique.
Les experts refusent d’éclairer la décision La question du recours aux experts est assez centrale dans la mesure où ils permettent de confirmer ou de remettre en cause les positions expertes de la maîtrise d’ouvrage. Les demandes de contre expertise ou d’éclairages sur des enjeux spécifiques sont rapidement formulées, parfois dès la réunion d’ouverture du débat. Mais souhaite-t-on entendre des spécialistes, qui donnent l’état des connaissances sur tel ou tel sujet ou bien des experts, qui connaissent les avancées les plus récentes et sont capables de les mettre en perspective par rapport à un enjeu précis dans une situation locale ? Les experts invités à s’exprimer par la CPDP sont rarement capables de donner du sens à leurs connaissances dans le cadre du débat. Les contre expertises sont généralement commandées trop tard, réduisant le nombre de bureaux d’études susceptibles de les réaliser, et ne sont pas correctement présentées et discutées11. Le plus souvent, les participants retiennent simplement le fait que les données de la maîtrise d’ouvrage sont confirmées ou pas. L’expertise ne remplit alors pas son rôle de sélection des options réalistes. Pour espérer inviter des experts, il convient de les convier longtemps à l’avance. Nous avons constaté un déficit de la CPDP dans le choix des 9. Nous évoquons les projets qui existent depuis une trentaine d’années, comme celui de la LAALB, du contournement de Rouen, ou celui de Nice, ainsi que le projet de prolongement de l’A12. 10. « Sur des projets comme ça, on a “secoué le cocotier”, on a envisagé toutes les possibilités, on ne va rien apprendre de nouveau » ; extrait d’entretien d’un membre de la maîtrise d’ouvrage, octobre 2007. 11. Par exemple le cabinet Isis a été le seul à répondre à la demande d’expertise complémentaire sur les prévisions de trafic lancée pour la LAALB.
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experts. Absence d’experts pour le débat de l’A12, ou de Neuilly, des experts indépendants qui se révèlent intéressés12. Lors des entretiens, il est apparu que la question de la sélection et de la planification de la participation des experts n’est pas anticipée par les membres des CPDP. Etant donnée la difficulté de trouver des experts n’appartenant pas à la maîtrise d’ouvrage, cette lacune se traduit par un déficit d’expertise.
Les associations concentrent l’opposition D’une manière générale, plus les associations sont constituées et solides, plus la mobilisation est forte lors du débat public13. Les opposants ont tendance à se fédérer dans l’espoir de peser sur le débat. Un président d’association est en effet plus écouté lors d’une réunion de débat public qu’une personne seule. Ce constat est pris en compte. Il est apparu au cours de plusieurs débats14 une construction de la mobilisation par des associations par exemple pour défendre leur point de vue. Les opposants ne sont pourtant pas systématiquement présents dans la salle. Certains acteurs préfèrent conserver l’avantage de ne pas avoir participé au débat pour éviter de se sentir liés par ses avancées. Les associations opposantes semblent parfois prendre le relais des élus, qui restent peu présents dans le cadre du débat public, et se chargent de les sensibiliser par d’autres moyens. De la même manière les associations se portent aussi en faveur du projet. Dans le débat de Neuilly, une association est très favorable au projet (MSN), lors du débat de l’A12, plusieurs associations défendent des tracés, soulignant l’opportunité du prolongement de l’A12. Il ne faut donc pas confondre mobilisation associative et opposition au projet. Les associations fournissent par ailleurs une grande partie des apports constructifs aux débats (lecture minutieuse du dossier de projet, expertise, propositions de tracés alternatifs, compléments). Avec la multiplication des débats, on constate l’émergence d’une nouvelle figure issue du monde associatif : les représentants participatifs. Il s’agit de présidents d’associations nationales ou de fédération d’associations qui concentrent des moyens, des savoir-faire et sont capables de capitaliser l’expérience d’un débat à un autre15. Parmi elles, on peut citer 12. Lors de la réunion du 21 novembre 2003 à Roubaix, un « expert » invité par la CPDP, se révèle quelques jours plus tard travailler pour une société de construction d’autoroute. 13. Les cas du débat de Nice et a contrario du débat de Rouen confirment cette hypothèse. 14. Lors du débat sur le prolongement de l’A12, par exemple, des cars sont affrétés par l’association PAMP À 12, des calicots sont distribués à l’entrée des salles de réunion. Des associations se fédèrent le temps d’un débat pour avoir plus de poids “A24 non merci” lors du débat LAALB. 15. Par exemple, le débat de Rouen et son questionnement sur la zone Natura 2000 est évoqué lors du débat A12 à propos du tracé par le vallon du Pommeret.
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France Nature Environnement, qui devient progressivement un interlocuteur au même titre que les élus par les membres des CPDP et de la maîtrise d’ouvrage. D’autres associations moins connues développent leurs priorités d’action et gagnent en crédibilité. Lors du débat de Nice, les associations les plus récentes pouvaient avoir plus de difficulté à se faire entendre face à des associations actives comme le GIR Maralpin. Il existe donc des enjeux de visibilité pour recruter des membres, mais aussi l’opportunité d’accéder au cénacle de représentation.
Les citoyens restent silencieux La figure souvent invoquée du « citoyen ordinaire » fait défaut. Les citoyens sont absents ou se taisent. Dans ce cas se pose la question de la légitimité de tels débats. Les « anonymes » sont-ils représentés par les élus ou par les associations ? Les motivations individuelles de se rendre aux réunions (comme le tracé, la question des compensations) sont éliminées des questions abordées lors des réunions publiques, sauf dans le cas du débat de Rouen. Les riverains sont souvent systématiquement disqualifiés, les commerçants aussi, etc. Finalement, les intérêts individuels sont d’emblée suspectés de biaiser le débat, et sont plus facilement dénoncés dans la figure du riverain « qui cherche à éloigner les désagréments » de chez lui. Pour autant l’expression du NIMBY16 n’est pas l’apanage des riverains. Des associations plus ou moins « représentatives » en font également preuve. La « montée en généralité » peut servir à travestir des intérêts particuliers. Lors du débat de l’A12, certains des défenseurs de l’aménagement de la RN 10 en voie existante, au nom de la préservation du Parc naturel régional des Yvelines, nourrissaient des desseins moins nobles, comme la préservation de leur qualité de vie. La question de savoir qui consentira à faire des sacrifices au nom de l’intérêt général est loin d’être facile à déterminer. La question de l’orientation de la décision du ministre provoque ainsi des stratégies, pour faire porter aux autres les coût de l’infrastructure (en termes de nuisances mais aussi de financement).
LES MODÈLES DE L’ÉCHANGE Afin de mieux appréhender les interactions entre les acteurs, il convient maintenant de s’interroger sur les modalités procédurales de participation édictées par la Commission nationale du débat public (CNDP), avant 16. « Not in my backyard ».
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d’analyser plus précisément si les modes d’argumentation témoignent ou non d’une ouverture des échanges et d’une capacité à discuter du projet. La règle de la discussion impliquant le recours à l’argumentation sur la base d’un principe d’égalité des participants peut contribuer à la réduction des asymétries de l’échange, mais ne neutralise pas les éléments du contexte tels que les appartenances sociales, les compétences ou les données historiques et politiques, potentiellement sources de domination [voir Lavelle, chapitre V de cet ouvrage]. Nous allons nous attacher à analyser cette tension entre, d’une part, des règles de discussion qui visent la prise en compte égalitaire de la parole exprimée et leur mise en oeuvre et, d’autre part, les mécanismes classiques de reproduction de la domination sociale et leurs limites.
Une procédure ouverte … mais un modèle dominant Si la CNDP a édicté cinq principes fondamentaux pour organiser ses débats17, proches des quatre présuppositions pragmatiques de l’agir communicationnel habermassien, ses membres ont bien pris garde de laisser une marge d’interprétation suffisante aux présidents qui animent les commissions particulières de débat public (CPDP). Cette ouverture de la procédure constitue une richesse potentielle, et peut faciliter l’adaptation du déroulement des réunions aux attentes des acteurs concernés et aux données du contexte local. De ce point de vue, les formes données au débat (type de réunions, choix des thèmes, des intervenants, des salles, etc) sont potentiellement infinies. D’après nos observations cependant, il existe bel et bien un modèle dominant du débat public, qui tend à réduire la diversité possible des formes et des conceptions des réunions publiques et plus généralement de son organisation. Celui-ci repose sur des présupposés, des logiques argumentatives et politiques, des stratégies et un champ de force au sens de Lewin [1947]. Il nous faut tout d’abord noter que le débat public intervient à un moment de la vie d’un projet parmi d’autres, et que pour cette raison, il convient dans la problématique et le choix des méthodologies utilisées pour son étude, d’éviter toute tendance centrée sur l’objet, qui en scrutant principalement la scène la plus visible des échanges18 risque d’introduire un biais en amplifiant mécaniquement l’importance des enjeux et des effets du débat public lui-même. L’articulation entre le débat public et les phases 17. Principes de publicité, de transparence, d’équivalence, de neutralité et d’indépendance, d’argumentation. 18. Elle se déroule globalement sur deux ans depuis la saisine déposée par les membres de la maîtrise d’ouvrage jusqu’à la rédaction des bilans par les présidents de la CPDP et de la CNDP.
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qui l’ont précédées est souvent problématique, ainsi qu’avec les phases qui vont le suivre. Nous insistons également sur le fait que des études a posteriori à partir des documents du débat ne permettent pas d’explorer les mêmes questions. L’observation participante ainsi que la discussion avec les participants au débat public en temps réel nous a été indispensable pour rentrer dans la complexité de ces objets. Le modèle empirique que nous avons reconstruit répond à un objectif principal d’information et de recueil des avis du public. Il repose sur une logique de contrôle des échanges et de segmentation des projets en différents thèmes. Le président de la CPDP sitôt nommé par la CNDP commence par prendre connaissance du contexte politique et économique et des enjeux liés aux projets au niveau local. Il va, pour ce faire, entamer des consultations préalables avec les principales forces en présence : préfet, élus de la région principalement, chambres consulaires, représentants des associations les plus connues, représentants de la maîtrise d’ouvrage, ainsi que toutes les personnes qui en font la demande. En fonction de l’histoire du projet et des enjeux locaux, les membres de la CPDP vont effectuer des choix : en termes de calendrier, de rythme et de lieux de réunions, ainsi que des thèmes à aborder. Ces choix se font parfois par défaut, dans un processus d’imitation de l’existant, parfois de façon réfléchie. On aboutit alors à un débat qui s’échelonne sur 4 mois, offre au moins une dizaine de réunions longues (3 à 4 heures sans pause) alternant entre des réunions dites « thématiques » (consacrées à la discussion d’un sujet prédéfini) et « territoriales » (ancrées sur des questions locales) et se déroule généralement dans des salles répondant toujours à la même mise en scène : tribune qui accueille les membres de la CPDP, de la maîtrise d’ouvrage et les experts invités, salle avec des gradins ou des chaises pour le public. Le débat est ponctué par des « points d’orgue » tels que les réunions d’ouverture et de clôture, sorte de « grand-messe » où le public a peu la parole, la réunion de mi-parcours, lors de laquelle les membres de la CPDP dressent un premier bilan des premières réunions et annoncent traditionnellement les inflexions dans l’organisation, ou les expertises complémentaires qui seront réalisées. Il est intéressant de noter que peu de débats sont prolongés au-delà des quatre mois (la loi autorise en effet la CNDP à prolonger le débat de 2 mois supplémentaires). Les consultations préalables à la tenue du débat que mène le président de la CPDP constituent bel et bien une première négociation avec les acteurs les plus puissants (élus, collectivités, édiles, etc) qui va mener au cadrage global du débat. Cette étape, qui n’est pas publique, détermine grandement le déroulement et les sujets du débat. Ces consultations sont menées au même moment que la rédaction finale du dossier de présentation de projet par la maîtrise d’ouvrage ; lequel va lui aussi ouvrir plus ou moins les
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points de discussion du projet en proposant des variantes ou des éléments de comparaison, et en mesurant les impacts éventuels du projet sur son environnement (au sens large du terme) local. Il existe avant même la tenue du débat une asymétrie forte entre les personnes qui auront rencontré le président de la CPDP et les autres. Durant les réunions organisées par la CPDP, une asymétrie existe comme une donnée dans la séparation entre les personnes figurant à la tribune (ou sur l’estrade) et les autres. La répartition des temps de parole lors des six débats observés confirment la faible part du temps de parole accordé au public, qui oscille entre 10 % et 20 % du temps général. La complexité de la programmation des réunions ne permet pas de poser n’importe quelle question à n’importe quel moment : il faut poser la question adéquate au thème de la réunion. Les principaux présupposés de ce modèle concernent des assignations de rôle décrites plus haut : le public par exemple est censé être assidu, informé (il a lu le dossier), poli et rationnel (règle de l’argumentation). Dans ces conditions, la lutte pour la réouverture des échanges, la possibilité d’une parole inattendue, le traitement du débat sur le débat, est difficile. L’irruption du dialogue, et plus encore du conflit, est évitée dans la mesure du possible par différents moyens (report des questions, réponse par écrit, segmentation des enjeux, disqualification, etc).
Complexité et renouvellement des modes d’implication des décideurs Pourtant, aucun des différents participants n’est en mesure de prévoir à l’avance la façon dont va se dérouler le débat. D’une certaine façon les incertitudes liées à la nouveauté du débat se sont conjuguées avec la complexité de cet exercice pour empêcher un seul acteur de prendre le contrôle du dispositif. D’une part, nous quittons la phase initiale d’expérimentation (1995 à 2002) pour passer à une étape de consolidation des apprentissages, ce qui implique une comparaison entre des représentations antagonistes du « bon débat ». Un premier ensemble de repères ou d’outils qui vise à réduire l’incertitude de l’exercice du débat public est publié19, pour les différents participants actifs au niveau national : CNDP, maîtrise d’ouvrage, élus et, dans une certaine mesure, les associations suffisamment organisées pour constituer un réseau étendu20. Une certaine forme de professionnalisation se 19. Les documents mis à disposition des associations et des élus par la CNDP ou le document Concertation/débat public Fiches méthodologiques publié par le ministère de l’Équipement. 20. À ce sujet lire l’article de Fourniau [2001] sur les effets structurants du débat sur la constitution d’associations qui continuent à exister et à agir efficacement comme partenaires des aménageurs après le débat public du TGV Méditerranée.
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développe également, des cabinets spécialisés se partagent les marchés, et des cellules spécialisées se créent au sein des maîtres d’ouvrages concernés (RFF – Direction générale des routes – RTE). Certes, les pratiques tendent à s’homogénéiser. Par exemple, la façon dont les avis et opinions exprimés doivent être restitués n’est pas institutionnalisée : il pourrait exister autant de comptes rendus rédigés par le président de la commission particulière de débat public que de débats, mais si on étudie les débats les plus récents, on note une homogénéisation des rubriques et de la rhétorique mobilisées21. Le rôle des consultants et cabinets de communication contribue largement à cette tendance. Les statistiques sur la participation du public sont un passage obligé, on retrouve le même type de cheminement dans le document, qui trahit le « style » de tel ou tel consultant. Mais, d’autre part, la décentralisation et les reconfigurations des ministères qui lui sont liées créent de nouvelles incertitudes, qui modifient les modalités d’implication des différents acteurs. Ainsi, les représentants de la maîtrise d’ouvrage déléguée (dans notre cas les DDE et DRE concernées) ont tendance à se rapprocher davantage des nouveaux donneurs d’ordres et financeurs potentiels que constituent les conseils régionaux et conseil généraux, ainsi que les communautés d’agglomérations. Ces rapprochements ne vont pas de soi et complexifient l’analyse du poids et de l’engagement des différents élus concernés, à commencer par le ministre demandeur. En cas de désaccords entre les décideurs, le préfet et les services compétents qui ont porté le projet ont bien du mal à se positionner sur la suite éventuelle du projet. Dans le débat de contournement routier de Nice, ce sont les financeurs locaux (Conseil général et Conseil régional) qui annoncent lors de la réunion de clôture du débat public les options qu’ils ont retenues, avant la parution de la décision du ministre de l’Équipement. L’équilibre des instances concourant à l’action publique semble se modifier sensiblement sans que les outils de régulation et de coordination nécessaires ne soient mis en place. Cette évolution se double d’une injonction à travailler en « décloisonnement » qui porte de nouvelles contraintes : par exemple adopter une ligne de conduite commune entre le maître d’ouvrage et les élus locaux22, développer un discours et des pratiques en termes d’intermodalité ou bien faire venir au débat des représentants d’institutions comme la SNCF. ou le STIF en Île-de-France. Ces injonctions sont en outre 21. Comparer par exemple les comptes rendus du débat sur le contournement de Lyon et ceux plus récents de la LAALB ou du contournement autoroutier de Bordeaux. 22. Dans les débats de Rouen – présidents de la Communauté d’agglomération de Rouen et du Syndicat mixte pour l’élaboration du SCOT – et de Neuilly avec une maîtrise d’ouvrage élargie à un représentant de la mairie
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contradictoires : ainsi certains élus refusent-ils d’être associés à la maîtrise d’ouvrage déléguée tout en affirmant soutenir le débat23. La complexité de la situation de délibération lors des réunions de débat public, censée être déconnectée de la prise de décision, existe depuis la création de la procédure de débat public en 1995. Pour autant, l’intrication des niveaux de décision, et la nouveauté de cette procédure, compliquent le positionnement des différents acteurs, et plus particulièrement des représentants de la maîtrise d’ouvrage. Un autre effet du renouvellement de l’implication des décideurs porte sur le fait que les contraintes et les enjeux étant mouvants et instables, le débat public reste une procédure ouverte, dont personne ne garde le contrôle, ce qui permet comme nous allons le développer, le surgissement de questions et de prises de parole libres. L’irruption d’une parole libre24 apparaît de façon plus ou moins sporadique en fonction des débats. Il existe peu de remises en cause fondamentales du débat, et lorsqu’elles se produisent (départ des Verts du débat de la LAALB ou démission des membres de la CPDP de Bordeaux), elles sont assez vite contournées. Pour autant, la montée en expertise et en généralité de nombre d’associations ouvre un espace de questionnement des projets et de proposition d’alternatives entièrement nouveau25. Cette réalité est intégrée progressivement par la maîtrise d’ouvrage qui porte un regard plus réflexif sur ses projets. La diffusion des contributions et des cahiers d’acteurs sur Internet permet également à des particuliers d’obtenir beaucoup d’informations et de croiser les perspectives. « On ressort du débat public avec plus de doutes que quand on a commencé26 ». La perplexité peut constituer un apport substantiel à la démocratisation de l’action publique.
23. À la première réunion du débat public de Rouen, M. Zimeray président de la Communauté d’agglomération de Rouen dit : « Pardonnez-moi, Monsieur le président, de vous interrompre. La communauté d’agglomération n’est pas maître d’ouvrage. Nous ne sommes pas responsables de ce projet, même si nous le soutenons ». Extrait du compte rendu exhaustif de la réunion du 13 juin 2005. 24. C’est-à-dire non affiliée à un groupe ou un intérêt identifié. 25. Dans le débat de Rouen, il semble acquis que le tracé ne doit pas donner lieu à discussion, d’autant que le préfet a déjà pris un arrêté pour le tracé en question. Il ne reste plus alors, pour la maîtrise d’ouvrage, qu’à se livrer à un exercice de justification du tracé proposé en le présentant comme la seule et unique option possible. La conséquence de cette façon d’envisager la discussion, est que, dans la plupart des débats, chaque association propose son projet propre de tracé alternatif à celui de la maîtrise d’ouvrage. C’est aussi le cas à Nice où la DDE détaille comment elle a produit une clôture des possibles (de 24 scenarios à 3 solutions), tandis que les opposants tentent de produire une réouverture (« A7C : Les différents scenarios possibles pour l’aménagement routier »). Le débat de prolongement de l’A12, porte sur un projet assez peu avancé et demeure au stade des études préliminaires, tout en opérant une clôture des possibles. 26. Extrait d’un entretien juin 2006.
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CONCLUSION La dynamique du débat public est marquée par un processus de clôture et d’ouverture du champ des possibles. L’intensité dialogique et la possibilité qu’elle procure d’ouvrir de vastes pans d’un projet au départ perçu comme déjà clos est sans conteste l’un des ferments les plus actifs de la participation du public. Cette conquête de nouveaux espaces de discussions par les participants est souvent perçue comme dérangeante car elle déplace la dialectique entre l’institué et l’instituant. Finalement, si les règles édictées par la CNDP ne suffisent pas à neutraliser les asymétries constatées, c’est à travers la réouverture des échanges, la mise en place d’actions inattendues, à travers la régulation autonome, que certains acteurs en marge du système établi peuvent gagner en légitimité. Encore faut-il que leurs tentatives aboutissent.
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Délibération de simples citoyens et débat public : l’expérience de l’Atelier citoyen dans le débat VRAL
Jean-Michel Fourniau et Ingrid Tafere
Les processus de participation des citoyens à la décision font de l’activité discursive, de l’échange argumentatif en vue de la détermination de l’action un facteur de renouvellement des choix politiques. Mais la définition de ce qu’est la délibération ne va pas de soi [Gastil et Levine, 2005 ; Manin, 2005 ; Urfalino, 2005], d’autant plus que les dispositifs de participation, du fait de leur grande diversité, accordent une attention très inégale à l’expérience délibérative [Rowe & Frewer, 2005]. L’organisation d’une conférence de citoyens dans le cadre du débat public sur la politique des transports dans la vallée du Rhône et l’arc languedocien (débat VRAL, 27 mars-26 juillet 2006) fournit la matière pour comparer directement le fonctionnement et les résultats de ces deux dispositifs majeurs de démocratie participative travaillant sur un même objet [Comité de pilotage de l’Atelier citoyen, 2006]. En rendant compte de l’Atelier citoyen, ce papier se propose d’interroger ce que la délibération dans le dispositif fermé d’une conférence de citoyens nous apprend du débat public ouvert qu’organise la CNDP, d’examiner ce qui différencie la discussion de l’Atelier citoyen de la confrontation des acteurs dans le débat public. L’Atelier citoyen a consisté à réunir seize citoyens, recrutés par l’IFOP, à l’image de la diversité de la population des trois régions Rhône-Alpes, Provence-Alpes-Côte-d’Azur et Languedoc-Roussillon, pour délibérer sur le futur des transports dans la vallée du Rhône et vers l’Espagne. Les questions posées à ce mini-public [Fung, 2003], définies par la CPDP – les mêmes que celles mises en débat public – concernent la perception du fonctionnement actuel et futur des transports dans la vallée du Rhône et l’arc languedocien, les orientations souhaitables et l’acceptabilité des mesures proposées par l’État. Au cours de trois week-ends, les participants ont pu discuter collectivement de cette thématique très vaste et recueillir des informations auprès d’une quinzaine d’intervenants – universitaires,
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fonctionnaires, experts – pour formuler les problèmes auxquels il leur semble nécessaire d’apporter des solutions. Le quatrième week-end, lors de l’Audition citoyenne, le 22 avril 2006 à Avignon, ils ont questionné publiquement une vingtaine d’acteurs du débat qui avaient répondu à leur invitation, venus d’horizons différents : ministères, associations, agence d’urbanisme, élus, experts, etc. Le lendemain, le groupe a délibéré, pour formuler ses propositions et recommandations sur la politique des transports à conduire dans la vallée du Rhône et l’arc languedocien. Afin d’alimenter le débat public, l’avis du groupe a été édité sous la forme d’un cahier d’acteurs, diffusé au même titre que les autres cahiers d’acteurs, selon le principe d’équivalence, et présenté par quelques participants à l’Atelier citoyen lors des trois auditions publiques du débat, à Marseille, Lyon et Montpellier. Nous voudrions ici souligner trois apports du déroulement, du travail et du cahier de l’Atelier citoyen. Nous examinons d’abord l’argumentation du cahier de l’Atelier citoyen et les échanges pendant l’Audition citoyenne : ceux-ci ont alimenté le débat par une appréhension originale de la problématique mise en discussion et une exploration réfléchie des conséquences des mesures proposées. Le travail de l’Atelier citoyen a également rendu sensibles les conditions de crédibilité du débat et nous montrons ensuite comment, lors des auditions publiques, a été mis sur la sellette la question de la construction de l’information nécessaire à l’activité délibérative. La parole de simples citoyens, légitimée par la nature délibérative de sa formation, a produit des effets au sein du débat public : nous en soulignons, enfin, la portée sur l’interaction entre les acteurs du débat. L’expérience de l’Atelier citoyen permet ainsi de dégager les caractéristiques de l’espace public à construire pour donner toute leur place aux simples citoyens dans les processus de décision.
L’ATELIER CITOYEN : UN MINI-PUBLIC DE SIMPLES CITOYENS PRODUCTEUR D’UNE ARGUMENTATION ORIGINALE Les participants à l’Atelier citoyen ont d’emblée pris en compte dans leurs discussions la nécessité d’un changement conjoint des mentalités et des politiques publiques. Cette conjonction dont leur cahier d’acteurs affirme l’urgence de la mise en pratique leur paraît plus apte à répondre aux défis actuels que l’obligation, crainte ou défendue par certains acteurs du débat, d’accepter sous la contrainte un changement de nos modes de vie. Au renforcement de la réglementation et du contrôle (à l’exemple des radars en matière de sécurité routière), ils préfèrent explicitement l’éducation, l’incitation et la concertation. Plus précisément, trois points forts
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se dégagent de l’argumentation de l’Atelier citoyen [Tafere, 2006] pour étayer leur prise de position.
L’urgence de l’action à impulser pour s’orienter dès maintenant vers la situation souhaitable pour 2026 Le premier point marquant est la vigoureuse expression de l’ampleur et de l’urgence des changements à opérer, de la temporalité dans laquelle les inscrire pour faire face au changement climatique, aux questions énergétiques et aux conséquences en matière de santé publique des nuisances des transports. Les changements nécessaires pour parvenir à la situation souhaitable dans 20 ans réclament une action urgente, dès maintenant : comme le résultat sera long à obtenir, il faut commencer tout de suite à prendre les mesures. La problématique est ainsi envisagée sous l’angle de l’agir : quelle action peut-on envisager ? Qui peut agir ? Comment, ou sous quelles conditions ? Selon quel cheminement ? En termes de solutions, la véritable urgence relevée par l’Atelier citoyen – à côté du développement de la recherche en matière d’énergies nouvelles et du changement des mentalités – concerne une meilleure utilisation de l’existant, l’Atelier refusant la création de nouvelles infrastructures audelà des décisions déjà prises, notamment grâce à des mesures en faveur du report modal des marchandises sur le fer et la voie d’eau. Mais la « meilleure gestion de l’existant » suppose aussi une réorganisation logistique du transport actuel, qui est immédiatement associée à la nécessité d’une réorganisation de la société. Ces changements portent conjointement sur les politiques publiques et sur les mentalités mais ils engagent au-delà une transformation globale puisque « entre pollution, réchauffement de la planète et croissance économique, notre société doit définir un nouveau modèle » [1re phrase du Cahier de l’Atelier citoyen] qui préserve la qualité de vie. Ainsi, l’Atelier citoyen souligne la nécessité d’élargir le débat aux problèmes de déplacements dans les agglomérations, refusant la coupure classique faite entre transports interurbains et urbains, et propose des mesures en termes d’aménagement urbain, de transports en commun et d’aménagement du territoire.
Un regard transversal partant des conséquences globales des mesures sectorielles Le travail de l’Atelier citoyen s’est clairement démarqué du cadrage technocratique initial du débat faisant de la congestion le principal problème à résoudre, illustré par l’image du ciseau « congestion croissante/dégradation de l’environnement ». Ce thème central du diagnostic de l’État fut d’ailleurs peu
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partagé dans le débat [CPDP VRAL, p. 24]. En explorant les conséquences des mesures envisagées pour les transports dans la vallée du Rhône et l’arc languedocien, l’Atelier citoyen a au contraire constamment réintroduit les préoccupations plus larges de la société et resitué le débat autour des préoccupations des citoyens ordinaires quant à l’organisation de la vie commune. Il faut souligner ce point. Par construction, le débat public tend à recruter ses participants parmi les acteurs préoccupés par les questions sectorielles soumises au débat par le maître d’ouvrage et construites essentiellement à partir des projections des tendances passées. Certes, chacun est usager des transports, mais l’Atelier citoyen a rappelé que cela n’implique pas d’aborder les questions du seul point de vue de l’usager. Les regarder d’un point de vue de citoyen consiste à les rattacher à la hiérarchie des valeurs constitutives de l’intérêt général, hiérarchie mettant aujourd’hui en tête l’environnement et la santé publique (avec la sécurité, les enquêtes sur l’opinion que les citoyens ont des grandes questions de société le mesurent régulièrement). L’urgence mise en avant par le cahier d’acteurs n’est donc pas seulement temporelle : elle concerne aussi le nécessaire changement de regard porté sur les politiques à mettre en œuvre. On ne peut répondre aux préoccupations des citoyens nées des « signaux d’alarme » perceptibles dès aujourd’hui en matière de réchauffement de la planète, de nuisances environnementales et de santé publique, que si l’on part de ces préoccupations. La réflexion transversale de l’Atelier sur les enjeux se double d’une attention particulière portée à la mise en place de mesures accessibles à tous, définies en termes de faisabilité plutôt que d’acceptabilité [Barnola, 2006], et liant étroitement transformation globale de la société, changement des mentalités et mise en œuvre de l’action « par le bas ». Les participants à l’Atelier citoyen ont ainsi été particulièrement réceptifs à une session de formation parlant des agendas 21 locaux ou aux intervenants relatant dans l’Audition citoyenne des actions concrètes (autopartage, éducation populaire, etc.), et convaincus par les considérations sur la révision des valeurs collectives et la solidarité dans l’action pour « après le tout État et le tout individu, passer au “tous ensemble” » [titre de la conclusion de leur Cahier d’acteurs]. L’Atelier citoyen confirme de ce point de vue les constats faits dans d’autres dispositifs de délibération de simples citoyens : leur positionnement sur un sujet controversé s’effectue en fonction des conséquences transversales – sur l’environnement, la santé publique, la sécurité, etc. – des mesures sectorielles proposées, et en fonction de certaines valeurs morales largement consensuelles [Doury, 2004]. L’exigence d’un raisonnement ancré dans des valeurs partagées par les simples citoyens est une condition pour leur permettre de s’approprier des sujets complexes trop souvent
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négligée dans la préparation des débats publics mobilisant, par construction, des acteurs déjà experts des questions sectorielles. Ainsi, l’État a présenté une quarantaine de mesures, regroupées en six familles, mais n’a finalement pas souhaité élaborer des scénarios de politique des transports que le débat VRAL aurait pu ordonner ; leur absence a limité le déploiement du travail de l’Atelier qui ne pouvait entreprendre l’exercice expert de construction de scénarios, et contraint sa capacité de proposition puisque rien ne lui permettait alors de se faire une idée précise des conséquences des nombreuses mesures proposées.
Le changement du rapport des simples citoyens à l’action publique Les préoccupations exprimées par l’Atelier citoyen en matière de gouvernance interrogent la place des citoyens dans l’action publique, et la part de chacun des acteurs. Sa représentante le rappelait lors de la réunion de clôture du débat : « Comment créer le lien entre la parole des citoyens et l’écoute de l’État, des pouvoirs publics. » Leur raisonnement récuse l’approche en termes d’acceptabilité placée au cœur du débat. Une telle approche repose en effet sur une attente toute technocratique : voir les citoyens accepter de changer de comportement. L’Atelier citoyen définit, en parlant de changement des mentalités, un autre rapport des simples citoyens à l’action publique. Tout au long de leurs travaux, les participants à l’Atelier citoyen ont parlé de changement des mentalités plutôt que de changement des comportements. Dans leurs discussions, le premier terme renvoie explicitement au changement de la société et à l’implication de chacun dans ce changement dont ils affirment l’urgence. Il ne s’agit donc pas d’une différence de terminologie mais de l’affirmation d’un rapport à l’action différent de celui que présuppose l’appel au changement des comportements si souvent proclamé dans ce débat public. Dans sa synthèse de la première partie du débat, reprise en introduction de toutes les réunions territoriales, la Commission particulière opposait la logique du consommateur (désirant consommer toujours plus, plus de produits toujours moins chers et toujours disponibles) et la logique du citoyen (désirant moins d’infrastructures, moins d’impacts sur l’environnement). La réalisation de l’objectif de réduction par 4 de nos émissions de gaz à effet de serre ouvrirait deux possibilités : soit une évolution de la société, et des changements de comportements sont nécessaires pour mettre en cohérence logiques du citoyen et du consommateur ; soit une rupture, avec un changement de modèle économique. Parler de changement des mentalités dépasse pour l’Atelier citoyen ce raisonnement dichotomique. Alors que l’appel au changement des comportements place isolément les individus-consommateurs face à ce dilemme, le changement
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des mentalités suppose un regard réflexif de la société sur elle-même, et invite chacun à reconsidérer ses niveaux d’exigence, ses valeurs pour mettre la solidarité au cœur de la coopération sociale. Plutôt que d’opposer le politique et l’économique comme dans l’alternative rapportée par la CPDP, l’Atelier citoyen s’interroge sur qui peut agir, et quelles mesures peuvent effectivement impliquer les citoyens (en tant que consommateurs ou usagers individuels mais aussi en tant que participants à la vie civique et politique) dans l’action de changer la société. Alors que le débat public s’interrogeait pour savoir comment les institutions pourraient résoudre le problème des transports dans la vallée du Rhône, l’Atelier citoyen reformulait la question : « Quelles institutions faut-il avoir pour trouver les solutions à ce problème ? », en la reliant à celle du changement des mentalités. L’Atelier argumente en faveur d’une responsabilisation collective de la société face à son devenir parce que la réflexion comme l’action doivent être collectives : « Anticiper les problèmes et leurs solutions relève de la responsabilité de tous ». Pour l’Atelier citoyen, « penser changement des mentalités » implique donc de trouver « un nouvel équilibre entre volonté politique et changement des mentalités ». Une participante à l’Atelier citoyen l’a souligné lors de la réunion de clôture du débat comme l’un des trois points forts de leur travail : « Si l’on parle de changement des mentalités, on ne peut pas simplement l’imaginer du point de vue du citoyen. Il doit être obligatoirement parallèle, suivi par une véritable volonté politique forte, affichée. Nous sommes probablement très proches d’une rupture sociétale sur ce plan. ». Les signaux d’une telle volonté politique ont clairement manqué au cours du débat VRAL, et l’Atelier citoyen a été conduit à constater qu’il n’avait pas eu de réponse de la part des différents intervenants entendus à ses questions concernant, par exemple, les bonnes coordinations à trouver entre les collectivités territoriales, l’État et l’Europe pour mettre en œuvre les politiques publiques « efficientes et harmonisées aux différentes échelles décisionnelles » [son cahier d’acteurs]. L’originalité du raisonnement de l’Atelier citoyen tient d’abord à la spécificité du mini-public constitué par le dispositif. Comment caractériser les participants à l’Atelier citoyen par rapport au public du débat ? Plus diverses dans leurs origines sociales et culturelles, ce sont des personnes dont on sait d’abord ce qu’elles ne sont pas : ni des experts, ni des acteurs sociaux constitués autour des enjeux en débat. Mais le processus de recrutement sélectionne finalement des citoyens proches de ceux, rares il est vrai, qui participent au débat public à titre individuel car ils se sentent concernés par l’objet et/ou la démarche participative1. L’Atelier citoyen constitue ainsi 1. Cette double motivation des participants à l’Atelier citoyen ressortait nettement des réponses au questionnaire de recrutement. Disponibilité et sentiment de compétence expliquent
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un dispositif permettant que s’expriment collectivement des participants autrement isolés et difficilement repérables dans les débats, dont on sait qu’ils peinent le plus à se prononcer dans un espace où experts et acteurs sociaux quadrillent l’échange. Il faut en tirer une leçon : si l’expression autonome de simples citoyens – du « grand public » – importe, elle nécessite des dispositions spécifiques dans le débat public. L’Atelier citoyen y répond en permettant que se constitue, même de façon tout éphémère, un collectif dont l’avis tire sa légitimité de l’ensemble du processus – information, audition citoyenne et délibération.
LA CONSTRUCTION DE LA CRÉDIBILITÉ DE L’INFORMATION, CONDITION DE L’ACTIVITÉ DÉLIBÉRATIVE Les participants à l’Atelier citoyen ont été extrêmement frappés lors de l’Audition citoyenne par les divergences entre le représentant du gestionnaire de l’autoroute (ASF) et les représentants de l’État au sujet des données de congestion, données de base du dossier soumis à débat. Quelques autres contradictions entre experts les avaient également troublés au cours des séances d’information. Face à ces contradictions des experts, que de simples citoyens n’ont aucun moyen de trancher, leur exigence vise l’explicitation des conditions de construction de l’information pour comprendre en quoi les mesures proposées sont des solutions au problème défini à partir de ces informations contradictoires. Les participants à l’Atelier citoyen ont vite compris que la mesure de la congestion repose sur une norme : le sentiment de gêne commence en France lorsqu’on ne peut plus rouler à la vitesse limite autorisée, alors que d’autres pays utilisent la modulation des limitations de vitesse pour réguler le trafic. Leur travail souligne alors que débattre des faits impose toujours aussi de débattre des normes qui constituent les données en faits sur lesquels on se propose d’agir. Pour cela, les simples citoyens revendiquent – sans doute de manière assez inattendue pour la technostructure2 – de pouvoir s’approprier la métrologie sur laquelle s’appuie l’identification alors l’écart entre la composition finale du groupe et la structure de la population, notamment en termes de niveau d’études (la moitié des participants a le Bac ou plus). 2. Le représentant du MTEMT a rétorqué à la mise en public des contradictions des experts : « Depuis 5 ans, le trafic a pris 20 %. Vous croyez vraiment qu’il ne va pas augmenter de 40 % d’ici 20 ans ? Il ne faut pas nier les évidences, le trafic va augmenter. Bien sûr, il y a des hauts et des bas : quand il y a une hausse du prix du pétrole, il est probable que la croissance freine, mais la croissance est certaine, et ce n’est pas une question d’expert. Il n’y a pas un expert qui se présenterait en disant « vous vous trompez », je n’en ai pas vu un en tout cas. Il ne faut pas dire les choses de cette manière-là. Vous avez eu des réponses aux questions que vous avez posées. » [Verbatim de l’audition publique de Marseille, le 17 mai 2006, p. 25].
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des problèmes à résoudre et les propositions de solutions. Les travaux en sociologie des controverses l’ont souligné [Chateauraynaud, Torny, 1999]. C’est ce que les participants à l’Atelier citoyen ont fait valoir lors des auditions publiques, notamment à Marseille : « Sur le niveau des encombrements, les experts n’étaient pas d’accord : certains disaient qu’il y avait un encombrement gênant 15 jours par an et d’autres 100 jours par an. C’est surtout sur ce sujet qu’il y avait des contradictions entre experts. Après, que les flux augmenteront, c’est exact, on est d’accord. Nous n’avons pas parlé de chiffres, ce n’était pas notre problème. Ce que nous voulions, c’était des solutions. On sait que les flux vont augmenter, mais les solutions existent pour qu’ils n’augmentent pas trop sur la route ». On retrouve donc la question du rapport au politique déjà évoquée : les simples citoyens interpellent les responsables pour comprendre quelles politiques publiques mettre en œuvre pour ne pas en arriver là où les experts nous disent que nos comportements nous mènent. Cette forte demande de politique – que les observateurs ont soulignée dans la campagne présidentielle de 2007 – implique un autre rapport à l’expertise. L’institutionnalisation du débat public s’est accompagnée de la reconnaissance de la contre-expertise, de la pluralité des expertises pour alimenter la discussion. Mais le cadrage des expertises à constituer et à conduire reste en général aux experts, et leur contenu est peu questionné. Presque tous les débats sur des enjeux de transport ont ainsi été l’occasion d’expertises complémentaires commandées par la CNDP portant sur les projections de trafic. Le débat VRAL n’y a pas échappé avec un atelier consacré à ce sujet, organisé avant son ouverture pour clarifier la compréhension des modèles sous-tendant des prévisions controversées. Mais le travail de l’Atelier citoyen souligne que cette seule clarification des controverses expertes (et donc entre experts) laisse les simples citoyens spectateurs passifs des politiques publiques parce qu’elle ne leur suffit pas à en appréhender les conséquences transversales. Ces controverses expertes, constituées à l’intérieur de systèmes de causalité qu’elles ne mettent pas en question quand elles n’en affirment pas le caractère inéluctable, ne permettent pas aux citoyens de s’approprier les données qu’ils considèrent être fondamentales pour la décision. L’attention portée par les participants à l’Atelier citoyen aux conditions d’appropriation de l’information pointe donc la question de l’espace public à construire pour que les simples citoyens soient partie prenante de la construction de l’intérêt général. Les CPDP mettent en place de nombreuses dispositions d’accès à l’information sans toutefois s’interroger sur le rapport à l’action et à la communauté que l’appropriation de l’information redéfinit. Quand les problématiques restent établies par les experts et pour les experts, l’expérience sensible des simples citoyens, leurs raisonnements
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ordinaires sont peu convoqués – y compris par les associations conduites elles-mêmes à travailler leurs compétences en termes d’« expertise d’usage3 » – pour nourrir le débat, et les arguments d’autorité ne tardent pas à refermer l’échange. Le travail de l’Atelier citoyen montre que la métrologie en matière de trafic doit être construite de manière contradictoire, comme cela a été imposé par exemple pour le bruit des aéroports. L’ouverture de cette construction contradictoire – l’expérience des conflits sur le bruit des aéroports l’a amplement montré [Barraqué, 2003] – donne aux simples citoyens, aux associations locales de défense de réelles prises pour qualifier les problèmes et évaluer les solutions, et ainsi construire leur place dans le processus de décision. Le travail de l’Atelier citoyen le souligne donc, inclure les simples citoyens dans les procédures ouvertes de participation implique de reconnaître leur expérience ordinaire comme point d’appui critique partagé dans le débat. Ces enseignements montrent la richesse de l’expérimentation4. Les caractéristiques du mini-public constitué font que l’avis des seize citoyens formulé au terme des 4 week-ends n’aurait pu être produit d’aucune autre façon dans le débat public. L’argumentation originale de leur cahier d’acteurs constitue ainsi un apport unique dans le débat. Certains des participants à l’Atelier ont pu l’exposer lors des trois auditions publiques et de la réunion de clôture : toutes les conférences de citoyens n’ont pas bénéficié de telles possibilités d’expression publique [Bourg et Boy, 2005]. Enfin, les « dynamiques pour l’action future » mises en avant par la CPDP pour synthétiser l’ensemble du débat sont fortement congruentes avec le raisonnement proposé par l’Atelier citoyen dès le début du débat. Cette congruence lève toute crainte sur la manipulation possible du dispositif5.
3. Reconnue aux « experts d’en bas » selon la formule du ministre des Transports dans le film d’ouverture du débat public sur les contournements autoroutier et ferroviaire de l’agglomération lyonnaise en 2002. 4. L’Atelier des citoyens entre d’ailleurs aujourd’hui dans le « catalogue des instruments » mis à la disposition des CPDP par les Cahiers méthodologiques de la CNDP [CNDP, 2007, vol. 3, p. 10] : « On peut d’ailleurs accueillir à ce titre [l’exercice d’intelligence collective] la production de conférences de citoyens pilotées par la CPDP » [CNDP, 2007, vol. p. 33]. 5. On voit là l’étroitesse du cadre dans lequel les résultats d’un dispositif de délibération de simples citoyens doivent se situer : trop éloignés de l’opinion commune, ils donneront prise au soupçon de manipulation du groupe ; trop proches, ils paraîtront fort décevants. En fait, tout autant que l’opinion émise, c’est l’explicitation publique du raisonnement y conduisant qui fait toute la valeur des dispositifs de délibération.
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PLACE SINGULIÈRE ET QUALITÉ COMMUNE : LA CITOYENNETÉ EXERCÉE DANS UN DISPOSITIF DÉLIBÉRATIF
Nous avons jusqu’à présent considéré l’Atelier citoyen dans son activité délibérative propre, pour en souligner les résultats. Examinons maintenant plus précisément les effets produits sur le débat public. Marquons-en d’emblée les limites. L’avis de l’Atelier citoyen a été considéré dans le débat, en application du principe d’équivalence, à égalité avec les autres cahiers d’acteurs, mais avec un effet mal anticipé : le groupe ne survivant pas à sa délibération, « l’acteur » constitué par la CPDP n’existe déjà plus lorsque son Cahier paraît et sa parole ne peut plus être portée dans les conditions de délibération collective qui ont permis son énonciation. L’argumentation des participants à l’Atelier peut certes alimenter le débat, mais ne peut pleinement exister dans un échange tout au long du débat. C’est néanmoins leur intervention dans les auditions publiques qui permet de mesurer ce que leur activité délibérative révèle des positionnements des acteurs dans le débat. Ainsi, lors de son audition à Marseille, les propos véhéments sur la place du citoyen et la démocratie participative d’un membre de l’Atelier citoyen ont bouleversé l’interaction et renversé le schéma habituel de légitimation de la parole. En réponse à cette personne qui ne revendiquait d’autre qualité à participer au débat que d’être un simple citoyen, une élue, un représentant du port, un représentant de l’État, un responsable associatif ont tour à tour, depuis la salle ou la tribune, revendiqué leur propre statut de citoyen. L’irruption de simples citoyens – dont le processus de l’Atelier citoyen rendait inattaquable leur légitimité à avoir part au débat sur l’intérêt général –, les rappelait à l’impératif d’argumenter leurs points de vue non en fonction de leurs statuts, mais parce qu’ils étaient d’abord des citoyens, à égalité avec d’autres citoyens dans le débat6. Cette intervention interpellait ainsi la qualité commune à tous les participants et les conditions de son partage, car « c’est de cette simple identité avec ceux qui par ailleurs leur sont en tout supérieurs qu’ils font un titre spécifique » [Rancière, 1995, p. 27]. On comprend alors le problème que la délibération de simples citoyens pose au débat public : elle donne à vérifier si les conditions institutionnelles,
6. De même, lors de l’Audition citoyenne à Avignon, un élu dit à l’Atelier citoyen : « D’abord, merci de m’avoir invité dans un débat citoyen. Cela change un peu du débat classique, c’est très bien de pouvoir bavarder sur ces sujets très importants ». Le format de l’échange a conduit tous les élus invités à évoquer (au moins une fois et certains l’ont répété, insistant sur ce point) la nécessité d’associer les citoyens aux décisions dans les SCOT, de précéder les décisions politiques de concertations, de tenir réellement compte de l’avis des citoyens dans la prise de décision.
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symboliques et procédurales sont réunies dans le débat public, pour que chacun puisse considérer y être citoyen. Pour autant, le propre positionnement en tant que citoyens des individus sélectionnés pour participer à un dispositif délibératif ne va pas de soi. Le design d’une conférence de citoyens vise à doter ses participants des qualités attendues d’un citoyen : représentativité grâce au mode de sélection ; compétences grâce à la formation ; positionnement dans l’intérêt général grâce à l’équilibre interne du processus [Fourniau, 2005]. Le respect de ces critères donne un poids politique à la délibération du groupe : l’avis formulé vise à représenter ce que décideraient leurs concitoyens, s’ils avaient accès aux mêmes conditions d’information et de délibération. Mais l’expérience de l’Atelier citoyen montre, à la suite d’autres conférences de citoyens, que l’atteinte de ces conditions passe essentiellement par une bonne articulation de la délibération intérieure à chaque individu et de la délibération collective en groupe, tout au long du processus [Goodin, Niemeyer, 2003]. Les participants à l’Atelier citoyen, interrogés peu après l’achèvement du débat public [Tafere, 2006], l’ont souligné : l’horizon d’avoir à soutenir publiquement leur travail (l’Audition citoyenne et la publication de leur délibération) a mis chacun en situation, partant de ses propres questionnements individuels, de s’engager dans la construction d’un point de vue collectif. L’écoute, l’échange à l’intérieur du groupe, la dynamique collective de discussion font exister le groupe comme communauté d’argumentation. Mais c’est d’avoir à produire un avis collectif public (qui n’est pas nécessairement un consensus) qui permet au groupe de se figurer la place symbolique du citoyen que chacun va effectivement occuper lors des séances publiques. Et, de ce fait, poser la question de son partage par tout un chacun. C’est en cela qu’un dispositif de délibération se différencie radicalement d’autres « protocoles de travail de groupe produits par la psychologie sociale » [CNDP, 2007, vol. 1, p. 30].
CONCLUSION : LE TRIPTYQUE DE L’ACTIVITÉ DÉMOCRATIQUE Les théoriciens de la démocratie délibérative s’interrogent régulièrement sur les impacts des dispositifs de délibération de mini-publics sur les processus de décision, et sur la conception et les réglages des dispositifs les plus aptes à les produire [cf. récemment Goodin et Dryzek, 2006 ; Hendricks, 2006]. De son côté, la CNDP, au terme de son mandat, constate que l’utilité du débat public tient moins à la représentativité du public rassemblé – objectif initial dont l’expérience montre qu’il est hors d’atteinte, et qu’elle propose d’abandonner – qu’à sa capacité à « faire le tour des arguments »
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[Mercadal, dans cet ouvrage]. Ainsi inscrit par la CNDP – à son corps défendant [CNDP, 2007, vol. 1, p. 31] – dans le champ de la démocratie délibérative, les objectifs du débat public opposent-ils la délibération et la participation, quand la CNDP constate qu’ils « conduisent à des décisions plus riches de la part des maîtres d’ouvrage, et que cela est indépendant de l’affluence qu’ils rassemblent » [idem, p. 11] ? L’expérience de l’Atelier citoyen fournit des éléments de compréhension de l’articulation possible entre participation et délibération en précisant les conditions dans laquelle la discussion de simples citoyens peut faire effet d’intelligence collective. La CNDP identifie trois types d’apports du débat public : « Expliquer, critiquer, proposer » [ibid., p. 32]. Rapprochons de ces trois dimensions les résultats tirés de l’expérimentation de l’Atelier citoyen. Sur le premier terme (expliquer), mentionnons que, lors du premier week-end, les participants ont récusé le terme de formation, du fait de sa connotation pédagogique, pour parler de week-ends d’information et faire valoir leur implication active dans le choix des thèmes et des intervenants. Nous avons montré comment dans tout le déroulement du processus, ils ont été vigilants sur les conditions d’appropriation de l’information pour qualifier les problèmes et évaluer les solutions. Le travail individuel et l’enquête collective des trois week-ends d’information et de l’Audition citoyenne constituent ainsi le groupe en communauté d’argumentation. Sur le second terme (critiquer), rappelons que l’Atelier citoyen sélectionne des personnes qui ne sont a priori pas plus concernées par la thématique qui leur sera soumise que l’ensemble de leurs concitoyens, contrairement au débat public qui mobilise d’emblée un public critique. Le mini-public de l’Atelier citoyen n’assure donc pas la fonction de critique sociale si centrale dans la dynamique du débat public. Mais l’enquête collective met le groupe, dans sa diversité, en capacité de bâtir un raisonnement autonome très différent de celui des experts, ancré dans les valeurs partagées par les simples citoyens. Il y a là une forme de critique sociale qui va bien au-delà de la simple « expertise d’usage » à laquelle on limite souvent la prise en compte du public. En effet, la reconnaissance de l’expérience ordinaire comme point d’appui critique partagé pointe vers un autre rapport des simples citoyens à l’action publique. Ainsi, concernant le troisième terme (proposer), l’apport de l’Atelier citoyen est de clarifier l’espace public à construire pour que les simples citoyens aient part à la décision. Concluons par là. L’espace public inclusif qu’organise un dispositif participatif doit permettre à ses participants de : 1) construire un cadrage du débat partant de leurs préoccupations quant à la vie commune (les signaux d’alarme) ; 2) s’approprier l’information leur donnant une réelle prise pour qualifier les problèmes et évaluer les solutions ;
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3) clarifier les leviers d’action à leur disposition (éducation, incitation concertation) ; 4) préciser la portée qui sera donnée à leur délibération (« quel suivi peut être donné à ces différentes concertations, qu’elles soient au sein d’un atelier ou d’une conférence de citoyens ou de différentes concertations au niveau local ? » a questionné la représentante de l’Atelier lors de la réunion de clôture du débat). C’est à ces conditions qu’un dispositif de participation ouvre un espace institutionnel et symbolique où les participants pourront exercer leur qualité de citoyen, faire entendre leur voix de citoyen. En les réalisant et en donnant prise à leur vérification dans le débat, le fonctionnement délibératif de l’Atelier citoyen constitue un outil précieux pour l’institution du débat public.
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Débattre publiquement autour des chiffres. Quelques enjeux de la controverse sur les flux dans le débat LAALB
Fernand Doridot Malgré l’usage de plus en plus intensif qu’en font nos cultures économique et politique, discuter collectivement de données quantitatives relève souvent encore aujourd’hui de la gageure, et il demeure bien rare qu’à chiffres et statistiques ne soient pas associées d’intarissables controverses. Les débats publics, en ce domaine, n’échappent pas à la règle, et voient souvent l’affrontement à la fois d’évaluations numériques différentes, et d’interprétations divergentes de mêmes données numériques. Et dans le domaine des débats publics autour de projets autoroutiers, c’est en particulier l’évaluation des trafics, souvent apportée par les pouvoirs publics en justification à la projection de nouvelles infrastructures, qui constitue un point de crispation récurrent. Concernant ce sujet le débat autour du projet de Liaison autoroutière Amiens-Lille-Belgique (LAALB), qui s’est tenu du 30 septembre 2003 au 20 janvier 2004, a offert une version intéressante de déroulement des échanges. Un argumentaire numérique assez élaboré avait en effet été établi par la maîtrise d’ouvrage concernée, qu’elle a tenté, sans grand succès, d’expliquer au public. Récoltant surtout incompréhension et suspicion, ces efforts ont finalement alimenté une vaste controverse qui s’est déployée tout au long du débat, et que la phase d’enquête publique ne manquera sans doute pas de réactiver. C’est cette controverse que nous nous proposons d’analyser ici1, dans l’optique d’en tirer des enseignements quant aux possibles modalités d’une discussion collective des réalités numériques. 1. Cet article se base sur des éléments recueillis lors d’une étude menée pour la direction régionale de l’Équipement du Nord-Pas-de-Calais par l’équipe du CETS de l’ICAM de Lille (Martine Revel, l’auteur, et avec la participation de Bertrand Hériard) entre 2004 et 2005. Ces éléments sont donc propriété de cette DRE, et toute reprise les concernant doit être soumise à son aval. Dans notre article, essentiellement monographique, n’ont pu trouver place d’importantes discussions et références théoriques. On ne cite donc ici que les sources de référence les plus immédiates.
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Nous procéderons pour ce faire en trois « coups de projecteur » sur trois étapes et modalités différentes de cette controverse. Dans un premier temps, nous analyserons les documents officiels du débat, dans lesquels la maîtrise d’ouvrage a tenté l’effort de coucher noir sur blanc ses éléments de justification. Dans un deuxième temps, nous verrons le traitement que les échanges publics ont de fait réservé à cet argumentaire, en isolant les différentes périodes de la controverse dans la temporalité du débat. Dans un dernier temps, nous évoquerons rapidement les réponses apportées par la maîtrise d’ouvrage à l’ensemble des questions concernant les flux transmises de façon écrite par des participants au débat, et nous tirerons les conclusions de notre étude.
LA « DÉMONSTRATION » DE LA MAÎTRISE D’OUVRAGE DANS LES DOSSIERS DU DÉBAT
L’argumentaire développé par la DRE Nord-Pas-de-Calais dans ses documents écrits repose sur un petit nombre d’idées-forces, qu’on peut résumer en ces termes : même en se plaçant dans un scénario très « volontariste », caractérisé par des hypothèses de croissance économique générale plutôt minimisées, et des hypothèses de report sur les autres modes de transport (ferroviaire, fluvial, maritime) plutôt maximisées, l’évolution des flux de transport routier sera telle à l’horizon 2020 qu’elle justifie largement la construction d’une nouvelle infrastructure. Celle-ci n’est pas présentée comme susceptible de résoudre tous les problèmes de l’A1, mais comme devant la désengorger suffisamment, et notamment en camions, pour changer par ricochet de façon intéressante la situation sur le réseau secondaire, qui serait donc le principal bénéficiaire de l’opération. On va voir comment, sachant cela, semble avoir présidé à l’écriture des différents dossiers de la maîtrise d’ouvrage (ainsi d’ailleurs qu’à sa posture générale pendant le débat) un postulat implicite, selon lequel l’objectivité et la force de cet argumentaire pourraient s’imposer à tous, et, partant, suffire à susciter une adhésion générale au projet de réalisation de l’infrastructure.
Le dossier de débat proprement dit (septembre 2003) Dans son dossier de débat, la maîtrise d’ouvrage consacre un chapitre très général à des considérations sur différents domaines (enjeux économiques, agricoles, environnementaux, enjeux de sécurité, etc.), dont celui de l’« accroissement des trafics dans le corridor nord ». L’ambition en est de fournir à tout acteur « [...] l’essentiel des études réalisées ces dernières
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années et les connaissances acquises qui peuvent éclairer son jugement. [...] Le débat dira ce qui, dans les connaissances apportées dans les pages qui suivent, s’est avéré suffisant ou insuffisant aux citoyens pour se forger l’opinion que le maître d’ouvrage appelle de ses voeux » [Dossier du débat public, p. 64]. La fonction escomptée des informations transmises semble donc être d’asseoir dans les esprits la nécessité du projet présenté, et de permettre l’émergence d’une pensée indépendante, mais avec la conviction qu’à la condition d’une pleine prise en compte de ces données, elle ne pourra que se rallier à la rationalité et aux options de la maîtrise d’ouvrage. Le sous-chapitre [idem, p. 71] consacré spécialement aux projections de trafics contient le cœur de la démonstration. Les principes en sont simples. Dans un premier temps sont rappelées des généralités : importance du trafic de transit sur l’A1, seuils de saturation à partir desquels une circulation peut être considérée comme dégradée, etc. Puis sont présentées les grandes lignes de la définition d’un « scénario volontariste » à l’horizon 2020, à un échelon d’abord national (avec notamment des prévisions de croissance « faible » du PIB, et des reports modaux maximisés), puis adapté aux spécificités de la métropole lilloise. À cette phase de prévisions d’ensemble concernant l’augmentation des flux succède une phase d’anticipation des répartitions de trafic sur le réseau. Pour la réaliser est d’abord nécessaire la prise en compte de la nouvelle structuration du réseau en 2020, présentée dans ses grandes lignes. Puis vient l’étape des résultats proprement dits, pour laquelle on ne peut que remarquer l’absence de quelconque détail sur les modes de calcul permettant d’aboutir aux prévisions. Une chose en tous cas semble acquise : si rien n’est fait, « les prévisions de trafic [...] montrent une aggravation de la situation actuelle avec une augmentation des tronçons saturés aux heures de pointe » [ibid., p. 76]. En revanche, moyennant une nouvelle infrastructure, « les simulations montrent [...] [que] des reports de trafics significatifs sont obtenus à partir de l’A1 », même si, comme le concède très explicitement la maîtrise d’ouvrage, « l’A1 restera saturée car la demande dépasse largement les disponibilités créées par les reports sur la nouvelle liaison ». Ces « résultats » sont en particulier retranscrits dans un tableau [ibid., p. 77] où figurent les taux attendus de trafics sur les principaux axes de la région (aujourd’hui et en 2020, et avec réalisation, ou non, de la liaison projetée). En fait, on va le voir, les ambitions affichées en introduction à ces pages seront largement déçues, et le débat montrera surtout à quel point elles se révèleront très insuffisantes pour que les citoyens se forgent une quelconque opinion claire au sujet du projet. C’est ce qui motivera, entre autres, la maîtrise d’ouvrage à faire paraître, fin décembre 2003, un second document de « questions et réponses ».
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Le document complémentaire « questions et réponses » (décembre 2003) « Le dossier de débat [...] a largement servi [...] à animer les échanges ». « Ce nouveau document vise à résumer les principales réponses [souligné par nous] qui ont été données tout au long des trois premiers mois du débat [et] [...] à clarifier [...] des analyses portées par la maîtrise d’ouvrage qui ont parfois suscité des ambiguïtés ou des incompréhensions » (Questions et réponses, p. 2). Le ton est donc donné au nouveau document qui est diffusé en janvier 2004, après trois mois de débat : il ne s’agit pas de tirer, en tant que telles, les éventuelles leçons des premiers mois de débat, mais de combler les manques de l’argumentaire officiel, et d’apporter un surplus d’information au niveau des zones pas assez bien comprises par l’auditoire. De fait ce second document n’apporte pas, concernant la question des flux, de nouveauté fondamentale par rapport au premier. En réponse aux questions (voire aux soupçons) exprimés pendant le débat, il s’attache à présenter de façon plus approfondie le principe des modes de calcul de prévision des trafics, en en illustrant l’usuelle fiabilité par différentes statistiques. Il réitère ensuite grosso modo la même démonstration que le premier document : les hypothèses du scénario « volontariste » sont néanmoins décrites plus en détails, ainsi que les possibilités de reports modaux. En revanche le passage aux résultats est tout aussi elliptique que dans le premier document2, même si des cartes servent désormais à les illustrer davantage. (La seule nouveauté notoire par rapport au premier document réside en fait, quelques pages plus loin, en trois cartes consacrées à une comparaison entre des solutions de contournement ouest, est et intermédiaire de la métropole lilloise, que la maîtrise d’ouvrage apporte en réponse à la polémique qui, on va le voir, s’était engagée à ce sujet pendant le débat).
Le style des dossiers de débat : un habitus « galiléen » Au final, c’est donc bien une démonstration en bonne et due forme que nous présentent ces documents. Le ressort en est l’utilisation de l’outil mathématique à des fins de modélisation d’une réalité empirique pour en prévoir l’évolution. Ce faisant, ils nous semblent manifester une directe appartenance, autant de méthode que, presque, d’idéologie, à une façon de voir et de faire qui est au fond celle que le XVIIe siècle européen a donné comme principe à la science occidentale, qui irradie depuis cette époque 2. « Les études de trafic permettent de vérifier que […] », Questions et réponses, p. 25.
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toutes ses actions et productions, et à laquelle on doit d’ailleurs attribuer, sans doute, son succès et son extension planétaire : c’est pour cela que nous proposons de la qualifier d’ « habitus galiléen ». On sait bien en effet comment Galilée avait, en son temps, inauguré un nouvel art d’interpréter les phénomènes, par quelques idées-forces en rupture avec les conceptions de son époque. Là où la physique aristotélicienne cherchait à trouver une cause ou une raison pour l’ensemble des éléments d’un phénomène, Galilée, d’abord, renonçait à une explication globale : la science pour lui ne pourrait progresser qu’en délimitant soigneusement son domaine de pertinence, et en ne s’attachant, dans la multiplicité du sensible, qu’aux seuls caractères susceptibles de régularité. Ce sont ceux-là seuls que le langage mathématique pourrait se révéler apte à exprimer. Et son constat bien connu, selon lequel la langue de la nature semble être écrite en caractères mathématiques, doit s’entendre au sens où ce langage, plus qu’un outil disponible a priori, se façonne progressivement au contact de la réalité, pour en révéler des régularités cachées dont il est la seule forme possible d’expression. Ce premier caractère du « moment galiléen » en déterminait d’ailleurs un second, assez paradoxal en un sens : cette nouvelle méthode, si elle met l’expérience au premier plan, donne lieu en fait à une science de plus en plus mathématisée et de plus en plus a priori. Certes l’expérience en est revendiquée comme le seul fondement, et il s’agit d’y revenir, de partir d’elle, de la découper et d’en sélectionner les aspects les plus importants que l’on pourra mathématiser. Mais une fois ce processus en marche, il s’agira de devancer l’expérience, de l’anticiper, de la prévoir, et, d’une certaine façon de pouvoir s’en passer : une fois les bonnes variables isolées pour le calcul de la trajectoire de la pierre, et les quelques approximations indispensables réalisées, plus besoin d’expérience pour être sûr de son point d’impact. Or ces deux caractères se retrouvent, quasiment tels quels, dans le type de « démonstration » proposé par la maîtrise d’ouvrage. D’abord, se retrouve, quasiment inchangé, l’isolement, dans la situation générale des transports, des seuls paramètres susceptibles de quantification : c’est ainsi que l’accent est mis sur la seule donnée « trafic », au détriment d’autres phénomènes plus rétifs à la régularité (éventualité d’atteindre le seuil de rupture des scénarios, possibilité de croissance du coût des carburants, impacts d’éventuels choix politiques volontaires, etc.). Ensuite, le côté a priori et théorique de l’approche se manifeste, de même, par une anticipation de l’expérience : on prolonge ainsi les courbes de trafic à l’horizon d’une quinzaine d’années pour en tirer des conséquences, qui seront ellesmêmes prises comme hypothèses de travail pour d’autres déductions, sans davantage de contacts intermédiaires avec la réalité.
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Par rapport au canon d’une démonstration d’inspiration « galiléenne », la succession 1) Hypothèses ; 2) Présentation de résultats intermédiaires (taux annuels d’augmentation des trafics, évolution des parts de trafic pour les transports à longue distance, etc.) ; 3) Conclusions (efficacité et intérêt du projet, malgré le peu de déchargement de l’A1), telle qu’on la trouve par exemple dans le document « questions-réponses », ne semble finalement présenter que certaines petites distorsions. Elles ont néanmoins leur importance, dans la mesure où c’est en elles qu’il faut trouver, nous semble-t-il, à la fois l’origine des difficultés qu’a rencontrées l’appropriation collective de ce raisonnement, et aussi les raisons d’une profonde inadéquation de la méthode ainsi manifestée à toutes les complexités des situations réelles : D’abord, du point de vue logique, il y manque l’explicitation d’un certain nombre de maillons intermédiaires. Ainsi par exemple, les études de trafic elles-mêmes ne sont pas développées, et le passage aux résultats est plutôt brutal (« Les études de trafic permettent de vérifier que... », etc.). D’autre part, si la mécanique déductive semble irréprochable, les hypothèses de départ, elles, semblent pouvoir donner lieu à de nombreuses remises en cause. En particulier l’évolution prévisible des taux de trafic, aussi solidement qu’on ait pu chercher à l’estimer (grâce notamment à des données économétriques, fournies par des organismes indépendants) véhicule par nature une charge polémique. On va voir comment le débat, d’ailleurs, n’aura pas manqué de la libérer...
LA CONTROVERSE SUR LES FLUX PENDANT LE DÉBAT : UNE DYNAMIQUE BIPOLAIRE
D’un côté les hypothèses, et de l’autre les résultats : c’est finalement autour de ces deux pôles, constituant chacun des attractions presque indépendantes d’intérêts et d’incertitudes, que va se trouver écartelée la controverse. La linéarité de la démonstration ne s’en trouve pas remise en cause pour autant, et va même être parcourue collectivement, mais sur des rythmes variés, et autorisant de fréquents va-et-vient entre ces deux extrémités.
Une première phase de discussion des hypothèses : comment tenter d’ouvrir la « boîte noire » Dans une première phase du débat couvrant le premier mois (octobre 2003), c’est ainsi surtout sur une discussion critique des hypothèses mises en avant par la maîtrise d’ouvrage (dont l’évolution prévisible des taux de trafics) que se concentre la majeure partie des échanges.
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D’abord la méthode de comparaison de différents scénarios n’est manifestement pas bien comprise par de nombreux participants : c’est ainsi que le scénario retenu par la maîtrise d’ouvrage est qualifié, lors d’une des premières réunions, de « plus catastrophiste », alors même qu’il se voulait le plus volontariste. Le principe même du raisonnement (envisager un certain nombre d’actions possibles, en prévoir les conséquences sur le trafic, pour en déduire malgré tout la nécessité d’une nouvelle infrastructure), qui couple finalement l’optimisme (quant au volontarisme des mesures) au pessimisme (quant à l’insuffisance des résultats atteints), semble nourrir de la confusion dans de nombreux esprits. Ensuite, plus généralement, les hypothèses présentées par la maîtrise d’ouvrage sont accueillies avec défiance et suspicion. Sur quoi vous basezvous pour avancer de tels chiffres ? D’ailleurs d’où sortent-ils ? Ne peut-on moduler davantage cette évolution ? Ne savez-vous donc faire que prolonger des courbes ? Quid de mesures politiques permettant de réfréner cette tendance, qui apparaît à certains comme la sanction d’un choix général du « tout autoroutier » ? Certaines associations, face à ces incertitudes, en viendront d’ailleurs à solliciter une expertise complémentaire (en particulier sur l’évolution des flux de marchandises sur l’axe nord-sud). Le principe en est accepté par la CPDP, qui lance pour ce faire une consultation, à laquelle seul répondra le cabinet ISIS. (Le choix de ce cabinet sera lui-même contesté. Les résultats de son étude, précisons-le tout de suite, corroboreront globalement les prévisions de la maîtrise d’ouvrage3). Face à ces difficultés d’explicitation, certains représentants de la maîtrise d’ouvrage tentent de prendre le problème à bras-le-corps, et de reconstituer la genèse des chiffres présentés. Ils se heurtent eux-mêmes, néanmoins, à des complexités insoupçonnées : les hypothèses d’évolution des taux de trafics (différenciées selon les types de véhicules) sont elles-mêmes tirées d’hypothèses économétriques datant de plusieurs années, et à l’établissement desquelles ont servi des modèles économiques dont les principes ne sont pas simples. Dans l’équipe du ministère des Transports qui possédait l’expertise de ces modèles et avait élaboré les hypothèses, les interlocuteurs ont changé, et plus personne n’a la compétence pour mettre précisément à plat l’origine des chiffres avancés. Plus grave : comme certains le concèdent eux-mêmes, certaines « boucles de rétroaction » se laissent percevoir. Ainsi, alors que le principe du raisonnement présenté au débat était de prévoir une augmentation générale de trafic à 15 ou 20 ans, et d’estimer ensuite ce qui, de ce trafic, pourrait être « absorbé » par les autres modes
3. Ils mentionneront néanmoins, notamment, une certaine surestimation, par la maîtrise d’ouvrage, des trafics attendus de poids lourds internationaux, et une sous-estimation des trafics intérieurs de poids lourds et de véhicules légers.
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de transport (ferroviaire, fluvial, etc.), il apparaît, à qui cherche à remonter le fil des données, que, dans l’établissement des prévisions d’augmentation elles-mêmes, étaient déjà intervenus certains principes (et donc certains coefficients) de report modal4 ! Devant ces découvertes, il est très difficile pour la maîtrise d’ouvrage, malgré la bonne volonté de certains de ses membres, de fournir l’amorce d’un débat de fond et transparent sur les données, et surtout les choix économiques, qui déterminent l’évolution de la problématique des transports. Elle se voit elle-même forcée de clore la boite noire qu’elle avait à peine entrouverte. Sans pour autant en venir à douter de la fiabilité de ses hypothèses, et de la pertinence du raisonnement qui les utilise (et justifie une nouvelle infrastructure), elle renonce à faire remonter le débat à ce degré de généralité, auquel une véritable discussion d’arguments aurait pu, néanmoins, trouver place, et auquel auraient pu et dû s’expliciter des visions antagonistes du développement économique. Elle condamne ainsi, en toute connaissance de cause et à regret, les échanges au sujet des hypothèses à se cantonner, souvent, à un niveau d’opposition de principe : entre ceux qui décideront de croire aux hypothèses (et de voir en l’utilisation actuelle des routes une preuve supplémentaire de leur bien-fondé) et ceux qui n’y croiront pas (ou y croiront mais verront dans la non-réalisation de nouveaux ouvrages la seule mesure permettant de les empêcher d’advenir), le débat ne pourra vraiment se trancher, et chacun aura de bonnes raisons de rester sur ses positions.
Des hypothèses aux résultats : une interprétation divergente Sans pour autant mettre fin à la première phase de contestation des données, qui continue en toile de fond, une deuxième phase du débat commence indéniablement vers début novembre. C’est à cette date en effet qu’un intervenant particulier commence à mettre le doigt de façon insistante sur une réalité que le débat, polarisé qu’il était depuis le début sur la question des hypothèses, n’avait jusqu’alors qu’effleurée : le trafic sur l’A1 ne serait, grâce au nouveau projet, réduit que de 137000 véhicules à 131000, soit une réduction de 4,4%. Pour l’intervenant en question, c’est en tous cas le signe d’une déficience grave au regard de l’objectif affiché d’agir sur le trafic de transit nord-sud5, qui justifie pleinement de 4. D’un certain point de vue, les résultats étaient donc déjà dans les hypothèses. On comprend néanmoins que, si cette constatation se confirmait, c’est à la hausse que devraient être revus les chiffres de trafic routier prévus par la maîtrise d’ouvrage : les arguments plaidant pour le besoin d’une nouvelle infrastructure s’en trouveraient donc plutôt renforcés. 5. « Il faut bien se rendre à l’évidence : le projet A1 bis présenté est un très mauvais projet ». Réunion du 6 novembre 2003 à Arras (cité à partir des verbatims de la CPDP).
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recourir à un autre itinéraire, en l’occurrence un contournement par l’Est de la métropole lilloise (censé permettre, quant à lui, une captation de 83% du trafic de transit). À cet argumentaire la maîtrise d’ouvrage, bien sûr, réagira par les arguments qui étaient déjà les siens dans le dossier de débat. Certes l’A1 ne sera pas décongestionnée, mais la nouvelle recomposition du trafic (moins de camions, davantage de véhicules légers venant du réseau secondaire et le déchargeant d’autant, etc.) rend malgré tout le projet intéressant. L’idée d’un contournement par l’est n’est pas abandonnée, mais le passage à l’ouest permet d’assurer des fonctions supplémentaires (comme celle de décharge du bassin minier) qui le rendent prioritaire. Quoi qu’il en soit, cette controverse va d’une certaine façon dynamiser le débat, et le recentrer sur son objet premier. Ce ne sont plus seulement les hypothèses que l’on va critiquer, mais la solution proposée pour y répondre. Le projet en tant qu’objet technique, finalement assez délaissé depuis le début des échanges, va indéniablement y gagner une certaine attention, mais d’abord sous un angle surtout négatif : on va l’aborder par le prisme de ses insuffisances, et mettre avant tout en lumière les travers de la situation qui lui sera associée6.
Des résultats bien difficiles à mettre en évidence Une troisième et dernière phase du débat commence vers fin novembredébut décembre, dans laquelle apparaissent des tentatives pour recadrer la discussion sur une analyse objective des résultats attendus du projet. Entre les questionnements de fond sur les hypothèses qui battent leur plein, et la polémique sur les bienfaits d’un passage à l’est qui continue à occuper la scène, celles-ci n’auront pas néanmoins de grands succès. En particulier les bénéfices attendus sur le réseau secondaire, qui auraient dû intéresser de nombreux usagers locaux, ne seront, malgré les tentatives des experts de la maîtrise d’ouvrage (en particulier lors de la réunion du 27 novembre), quasiment ni illustrés ni discutés. Les auditions publiques organisées par la CPDP début janvier 2004 apporteront, quant à elles, de nouvelles lumières intéressantes sur la question des hypothèses (notamment sur les limites de l’intermodalité). Mais elles le feront en l’absence de nombreux participants, de sorte que, même cette phase ultime d’explicitation de ce qui n’était que les premiers linéaments de la « démonstration », restera assez largement ignorée du grand public. 6. En revanche, malgré l’avis personnel de l’intervenant qui partage le diagnostic de la maîtrise d’ouvrage, l’ouverture de cette nouvelle discussion n’apportera aucun progrès vers un consensus sur la question des hypothèses : elle favorisera au contraire, au sein d’un large public, la formation d’un creuset de différentes critiques mélangeant tous les sujets.
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Le rythme d’une reconstruction collective de la théorie On le comprend finalement, le décalage de rythme est réel entre le déroulé théorique des étapes de la « démonstration » et leur appropriation collective. Ce n’est pas néanmoins, comme dans d’autres débats, le fait d’une remontée en généralité vers des problèmes, à partir d’une présentation trop restrictive de différentes solutions. Au contraire, le déroulé collectif se plaque grosso modo sur le déroulé théorique, et vise à le reconstituer pas à pas. C’est ainsi le problème des hypothèses qui est d’abord investi dans toute sa complexité, puis c’est son manque de résolution qui gêne un passage collectif vers les étapes postérieures. Ce décalage mérite néanmoins une interprétation. Il ne tient pas uniquement à des problèmes de pédagogie ou de compréhension collective. Certes ceux-ci existent, et trouver les moyens d’une bonne information (ou vulgarisation) sur l’élaboration d’hypothèses de trafic reste un enjeu important, notamment pour une maîtrise d’ouvrage. Mais il manifeste aussi la reconstruction collective qui est à l’œuvre, et qui sert chacun des camps : sans la pression publique les « boîtes noires », (même pour une maîtrise d’ouvrage !), resteraient closes, et les ouvrir nécessite, on l’a vu, la coopération de tous. Même si cette remontée est limitée, elle facilite le passage à l’ouverture collective de possibles pour le trajet, et finalement à l’interprétation des résultats mêmes des anticipations communes. L’explosion du cadre temporel des échanges, et le sentiment de relatif échec quant au degré de consensus atteint en fin de débat, doivent donc s’apprécier au regard de leur contre-partie positive : ils sont peut-être le prix à payer pour une authentique refondation de chacune des étapes du raisonnement, dont la structure fonctionne néanmoins comme un modèle régulateur efficace.
RÉPONSES DE LA MAÎTRISE D’OUVRAGE AUX QUESTIONS ÉCRITES PORTANT SUR LES FLUX, ET CONCLUSIONS Les réponses apportées par la DRE Nord-Pas-de-Calais aux questions écrites sur les flux pendant le débat LAALB mériteraient une analyse détaillée. La taille de cet article ne permettant pas hélas de la développer, on va n’en fournir ici que les principales conclusions. Face à des types très divers de questions (allant de la simple demande de précision factuelle à la remise en cause informée du modèle économique dominant), la maîtrise d’ouvrage investit des postures variées. Les questions les plus simples sont souvent traitées par référence aux « conclusions du modèle de calcul », qui n’est pas davantage explicité. Certes, lorsque un
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intervenant tente de démontrer, via une longue suite de questions, l’avantage d’un contournement par l’est plutôt que par l’ouest, la maîtrise d’ouvrage (bien qu’avec un certain délai) rentre volontiers dans le détail des arguments ; mais c’est finalement pour opposer une rationalité technique à une autre, sans remonter suffisamment haut dans l’analyse du problème pour donner des gages quant aux équivalences de légitimité a priori de toutes les solutions possibles. En revanche, la maîtrise d’ouvrage se montre plus disserte sur les questions générales (qui sont en un sens les moins impliquantes) : elle analyse en détail, par exemple, les liens entre les croissances de l’économie et des transports et, en attribuant explicitement à la pratique du flux tendu le besoin croissant de transports autoroutiers, ouvre la porte à une réflexion sur les possibilités de remise en cause des déterminations économiques du projet discuté. C’est donc là finalement, nous semble-t-il, trouver un meilleur équilibre entre une position traditionnelle d’expertise référentielle, et une possible fonction de « stimulation imaginative ». En conclusion générale, devant les exemples que nous avons développés de toutes les difficultés pouvant s’opposer à l’appropriation collective d’un argumentaire numérique, et celui des limitations de cet argumentaire mises en évidence par le débat, un certain pessimisme pourrait prévaloir quant à la légitimité même des évaluations chiffrées. La prétendue objectivité des raisonnements basés sur les chiffres ne trouve-t-elle pas là des mises en défaut manifestes, incitant à une radicale relativisation des arguments « experts » habituellement mis en avant à titre de justification, ainsi que des tentatives pour les faire partager ? Ce serait là, nous pensons, jeter le bébé avec l’eau du bain, et mal comprendre les leçons des trois coups de projecteur que nous avons portés. Tout d’abord le débat se nourrit indéniablement de la « rationalité experte » des documents et présentations officiels. Ils peuvent même être un déclencheur efficace dans une remontée vers les déterminations profondes des phénomènes, et une simple information, si elle est bien faite, peut finalement aider à placer un débat à un point où, les options sous-jacentes de chacun apparaissant en transparence, s’impose une remise en cause collective des préjugés (conscients ou inconscients) sur lesquels les opinions se fondent. Cette démarche ascendante que manifeste le débat, qui mène à réinterroger des points semblant acquis, et à dévoiler l’ancien statut de « choix » de nombreux phénomènes apparaissant maintenant comme des « faits » (par exemple une organisation économique basée sur la pratique du flux tendu), peut d’ailleurs être facilitée, nous l’avons vu, par une maîtrise d’ouvrage acceptant de mettre son expertise à son service. Mais surtout, ce que nous enseigne le spectacle du réinvestissement collectif des étapes de la « démonstration » est la nécessité d’une mutation de la rationalité scientifique. D’autres (pour ne citer qu’eux, Callon et al. [2001]) ont fort bien montré comment l’isolement et la pureté de la science, qui
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pouvaient passer il y a encore cinquante ans pour des gages efficaces d’accès à la vérité et de progrès, peuvent aujourd’hui au contraire s’y opposer. Les situations décrites ci-dessus viennent sans conteste corroborer cette impression, et, comme on l’a vu, la complexité « numérique » qu’elles manifestent ne peut être réduite que moyennant l’apport d’un large panel de citoyens, détenteurs de visions et d’intérêts qui sont autant de parcelles de la vérité à construire. Pour éviter que cette confrontation d’intérêts ne tourne à l’affrontement violent (et rendu plus transparent encore par l’effet « ascendant » d’explicitation du débat) de préférences radicalement incompatibles – par exemple, gains des entreprises contre protection des espaces naturels –, il faut encore, néanmoins, qu’elle soit médiatisée, comme l’organise en un sens le contrat social, par une idée du bon, du juste ou du vrai, au regard de laquelle ils se déterminent comme autant d’options rivales. Or c’est justement de cette fonction normative que nous semblent relever le chiffre et sa culture : idéaux d’objectivité, obligeant autant qu’ils libèrent, ils se révèlent des tuteurs efficaces, suffisamment contraignants à chacun pour forcer l’entrée dans un jeu équilibré de négociation. Au final, la vieille pensée « galiléenne », qui avait fait ses preuves et tant apporté, ne doit donc pas, malgré les limites qu’on en a montrées, être jetée aux oubliettes, mais seulement enrichie et réformée (ce qui ne sera pas la première fois !). Conserver et promouvoir le principe d’une règle, dont on s’attache à retrouver la régularité dans l’expérience, mais, plus volontairement que Galilée, revenir à chaque instant à l’expérience (et notamment à l’expérience collective, riche de tant d’enseignements) pour adapter et réinventer cette règle : voilà, en deux mots, quels pourraient être les principes de cette réforme, dont l’épistémologie, sans doute, reste encore à écrire.
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TGV Rhin-Rhône branche sud : l’introuvable débat public
André Larceneux
Ouvert au début de l’année 2000, le débat public concernant la future ligne TGV Rhin-Rhône a été le quatrième organisé dans le cadre de la loi Barnier de 1995 par la Commission nationale. Ce débat a été marqué par une succession d’ambiguïtés et un contexte politico-administratif qui ont fortement altéré sa pertinence. Initié dans l’urgence, il n’a conduit début 2007 à aucune décision quant au lancement des études ni bien sûr à aucune assurance sur sa réalisation. Cet échec patent, tant dans les procédures suivies que dans ses résultats, a néanmoins été instructif : il a peut-être joué un rôle précurseur dans la révision des procédures de débats publics dans la nouvelle loi Démocratie et proximité par les discussions qu’il a suscitées.
LE CONTEXTE Une position favorable en termes de géographie des transports Le CIADT du 14 mai 1991, établissant le Schéma directeur des liaisons ferroviaires à grande vitesse, avait affiché la volonté de développer une liaison européenne nord-sud ne passant pas par Paris. Affirmation d’une nouvelle logique d’aménagement du territoire, cette nouvelle ligne TGV, complémentaire pour la France de la liaison Paris-Strasbourg par le TGV Est, le TGV Rhin-Rhône, comme son nom semblait l’indiquer, permettait une articulation des espaces dynamiques allemand et alsacien avec les espaces sud-européens en croissance, Espagne et Italie. Lyon pouvait ainsi apparaître comme un nœud ferroviaire à grande vitesse donnant enfin à la deuxième ville de France la dimension européenne qui lui manquait.
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De plus, cette ligne TGV Rhin-Rhône présentait deux avantages complémentaires en raison de la particularité de son tracé potentiel : une partie, entre Belfort et Dijon, soit la vallée du Doubs, permettait de conforter une liaison à grande vitesse entre Bâle-Mulhouse et Paris en s’articulant entre Besançon et Dijon à la ligne existante et en assurant la grande vitesse sur l’ensemble de son parcours. Apparemment donc, ce projet, appelé improprement Rhin-Rhône en raison de la multiplicité de ses articulations et de ses trois branches complémentaires, présentait toutes les conditions pour fédérer des intérêts divers. Les élus des quatre conseils régionaux traversés n’avaient pas hésité à donner des signes favorables pour le financement des études et la réalisation de la voie. Un débat du type « Bianco » tenu à Besançon en 1993 avait du reste montré l’intérêt des élus et des forces économiques pour la liaison RhinRhône. Mais il avait peu permis l’expression d’opinions divergentes. Néanmoins, la détermination pratique des tracés des trois branches (nord vers Paris, est vers Belfort, sud vers Lyon) et la localisation géographique du point d’articulation de ces trois branches laissaient poindre des divergences possibles.
Des conflits politiques ouverts Le contexte politique local avait enregistré la constitution d’associations environnementales à l’occasion de luttes contre le projet de canal RhinRhône dans la vallée du Doubs : elles avaient vu émerger sur la scène nationale une responsable des Verts, Dominique Voynet : en même temps que le nouveau gouvernement Jospin annulait la construction de ce canal, Mme Voynet était nommée ministre de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement. Comme son parti, elle manifestait une réserve certaine face au développement de lignes à grande vitesse. Mais surtout, le projet TGV pouvait poser des problèmes environnementaux similaires à ceux du canal dans la vallée du Doubs. Une solution consistait à éviter la traversée directe de Besançon, ce qui suscitait l’hostilité des associations actives comme la FNAUT et des élus de Dole, fief de la ministre. Symétriquement, le ministre de l’Intérieur, J.-P. Chevènement députémaire de Belfort, farouche partisan du projet affirmait l’urgence d’une liaison Belfort-Paris pour désenclaver un territoire en reconversion industrielle. Lobbyiste efficace, il avait créé une association à la très large assise politique pour soutenir le projet. Le ministre des transports, J.-C. Gayssot, ancien cheminot lui-même, ne cachait pas ses liens personnels et politiques avec les dirigeants de RFF et son soutien au « rail ». Ce projet Rhin-Rhône conjuguait donc, en plus des classiques conflits d’aménagement, des oppositions fortes au sein de l’État, près du sommet,
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entre des ministres, représentant des composantes conflictuelles de la « Gauche plurielle ». Intérêts locaux, stratégies politiques et « visions du monde », tout opposait ces trois personnalités. Si le ministre de l’environnement pesait administrativement peu, son rôle politique local et national s’ajoutait à ses compétences institutionnelles sur la Commission nationale du débat public. Devant l’avancée du projet concernant la branche est, qui concentrait les oppositions, des associations (FNE,…) ont déposé en 1999 auprès de la Commission nationale une demande de débat public.
L’OUVERTURE DU DÉBAT La branche est du TGV Rhin-Rhône concentrait les conflits. Les associations environnementales souhaitaient un large débat, remplaçant le débat Bianco, dans lequel elles estimaient n’avoir pas pu s’exprimer en raison du contrôle trop strict exercé par le préfet coordonnateur et par la SNCF. De la même manière, leur place jugée trop faible au sein du comité de pilotage tranchait avec la présence éminente du maire de Belfort, fort de son autorité de ministre sur les préfets et du soutien quasi général des élus. Or, l’état d’avancement du projet branche est ne permettait plus juridiquement d’ouvrir un débat type loi Barnier. Les associations se virent donc opposer une fin de non-recevoir. Mais la conjoncture politique ne pouvait se satisfaire simplement de ce refus adressé à des composantes désormais importantes de la Gauche plurielle.
Un débat surprise Dans ces conditions, la Commission nationale du débat public, sans demande explicite pour cela, décida l’ouverture d’un débat public pour la seule branche sud. Personne ne s’était préoccupé, à vrai dire, de cette liaison pourtant nécessaire pour qualifier l’ensemble du projet de Rhin-Rhône. Les branches est et ouest n’assurent, en effet, à elles seules, qu’une liaison de l’Est (Belfort, Mulhouse, la Suisse) à Paris. Cette décision s’inspirait, certes, de l’esprit de la loi qui fixait le débat très en amont des études et des réalisations. Mais, elle était sans doute peu conforme à la lettre, la Commission nationale ne pouvant s’autosaisir et les associations, ne se préoccupant pas encore de cette branche, tout à leur conflit sur la branche est, n’étaient pas demandeuses. De là, sinon une hostilité du moins une indifférence des associations à cette ouverture, renforcée par l’attitude du ministre de l’Environnement qui s’est vue, de toute évidence, imposer ce débat : elle manifestera tout au long un désengagement
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actif et un désintérêt militant. Beaucoup virent dans ce débat un « os à ronger », un déplacement du terrain où l’essentiel allait se passer. En effet, dans le même temps où la Commission nationale installait une Commission particulière pour le débat public TGV Rhin-Rhône branche sud, s’ouvrait l’enquête publique pour le TGV Rhin-Rhône branche est. Cette coïncidence suspecte allait introduire une confusion, longue à se dissiper, dans l’esprit du « public », des associations, des journalistes et de beaucoup d’élus.
Un contenu du débat déplacé L’intérêt d’un TGV Rhin-Rhône et la mise en chantier d’une liaison nord-sud en France ne passant pas par Paris fournissaient aux spécialistes proeuropéens de l’aménagement du territoire matière à redessiner une carte géographique de l’Europe et de nouvelles dynamiques spatiales. Les réalités montraient que les flux de voyageurs de l’Alsace vers l’Espagne étaient faibles, donc peu rentables. D’aucuns en Franche-Comté en tiraient argument pour une liaison directe Besançon-Lyon, avec comme nœud l’étoile à Besançon ; d’autres en Bourgogne plaidaient pour que le noeud soit à Dijon avec une ligne est très au nord, évitant Besançon. Un compromis était peut-être possible mais avec un noeud sans gare en pleine campagne. Le point de départ géographique de la branche sud n’était pas assuré. Réseau ferré de France, maître d’ouvrage du projet et du débat public, eut une idée qui pour ses promoteurs pouvait passer pour géniale : contournant les écologistes sur l’objectif protection de l’environnement, le projet proposé au débat devait en assurer la rentabilité sans coup férir. Le projet lançait l’idée d’une ligne branche sud mixte fret-voyageurs. Mettre les marchandises, voire les camions, sur les trains, était une revendication qui rencontrait alors un large consensus après l’accident du tunnel du MontBlanc. Et les nuisances environnementales liées au transport routier sont plus ressenties par le public riverain potentiel que celles de l’énergie nécessaire pour les motrices électriques. Les écologistes se retrouvaient en situation de double contrainte (double bind) face à ce choix difficile : la route et les pollutions multiples ou la voie ferrée et l’électricité d’origine nucléaire. Les discours sur le ferroutage (ou sur d’autres façons voisines de dynamiser le transport ferré de marchandises) étaient en vogue à l’époque, mais se heurtaient à de nombreuses difficultés parmi lesquelles l’inadaptation du réseau ferré (problème de gabarit) et le désintérêt relatif de la SNCF (priorité aux voyageurs des lignes TGV).
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UN DÉBAT INTROUVABLE L’intérêt politique du débat branche sud était indéniable. Il désamorçait les critiques de ceux qui voyaient dans le forcing de J.-P. Chevènement le choix d’un TGV Belfort-Paris : la branche sud attestait du contraire et renforçait l’évaluation économique et les avantages de la branche est qui désormais pourrait transporter les voyageurs vers le sud. Le projet imposait un tracé qui soit connecté avec les trafics marchandises, donc assez près de Dijon. La surprise que représentait le projet de RFF, mixte fret-voyageurs, permettait d’alimenter quelques mois de discussion techniques savantes sur le ferroutage et de faire de RFF une entreprise défendant mieux que les écologistes l’environnement tout en favorisant la croissance économique. Le débat présentait ainsi un intérêt indépendamment des branches est et ouest, quoique compatible avec elles. Pourtant, la mise en œuvre du débat public n’a pas permis de maintenir cet optimisme. On pouvait espérer que le débat public eût pour objet de faire l’évaluation du projet d’infrastructure, selon une logique coût-avantage. Mais confier la responsabilité du dossier au seul maître d’ouvrage, qui n’est pas neutre, a entraîné des difficultés importantes.
Un dossier insuffisant Le dossier de fond présenté par RFF n’a pas répondu aux attentes. Cela s’est traduit dès le début par des relations difficiles avec la Commission particulière, ou tout du moins avec certains de ses membres. Plusieurs objections de fond ont conduit à refuser l’urgence qui était imposée (la date de l’enquête publique branche est jouait comme un butoir impératif) : des contraintes politiques « extérieures » ont convaincu d’autres membres dont son président, ancien préfet, de faire néanmoins se tenir le débat moyennant quelques ajustements limités du dossier. Parmi les critiques nombreuses faites par la Commission particulière, on peut en retenir quelques unes : - On ne pouvait se contenter d’une discussion sur une portion de ligne limitée (100 kilomètres) pour le transport de marchandises (il faut compter 500 km pour rentabiliser le ferroutage). D’autres lignes (LyonTurin) étaient sûrement prioritaires. - Les flux transportés par voie ferrée étaient fixés de manière arbitraire à 20% du trafic total de marchandises : la croissance des trafics (et les 80% restants) nécessaires pour justifier une ligne nouvelle en site
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propre imposait parallèlement au moins une autoroute supplémentaire sur laquelle le dossier faisait l’impasse. - La compatibilité d’une voie à grande vitesse pour les voyageurs et à vitesse normale pour le fret nécessitait des aménagements mal étudiés. - Le trafic voyageurs proprement Rhin-Rhône représentait dans le projet moins de 5% des trains circulant. La branche sud n’avait de Rhin-Rhône que le nom. - Le financement du trafic européen de marchandises n’allait pas de soi pour les Régions traversées qui finançaient les premières études et sans lesquelles aucune étude complémentaire ne pouvait se faire. Il y avait assez d’objections pour repousser le débat, sans préjudice pour son contenu, sur la base de l’insuffisance du dossier. Tout manifestait la précipitation et l’impréparation. La délégation régionale de RFF fut rapidement dépassée, ce qui justifia l’intervention permanente et active de son président, M. Claude Martinand. Et les relations restèrent tendues entre la Commission et RFF. Mais en même temps, la Commission s’est rangée et a organisé un introuvable débat. Pour que le débat s’engage, le maître d’ouvrage doit présenter un dossier, apparemment à charge et à décharge. Or, le projet lui-même ne fait pas l’objet de débat, seules des variantes de tracés possibles sont proposées.
Un public du débat introuvable RFF pouvait imaginer que le projet allait susciter un intérêt important, que le débat allait porter sur le transport de marchandises. Mais qui pouvait être concerné par un tel débat ? Cela a été la grande difficulté : elle n’a pas été résolue. Cela a tenu au projet lui-même, à son contexte et encore plus à la procédure même des débats publics. Dans sa forme la plus efficace, justement celle qui a pu s’exprimer à l’occasion du débat public du TGV Rhin-Rhône, la procédure mise en place effectue une sélection des publics potentiels : au final, une seule catégorie est susceptible de s’exprimer mais elle est réduite quantitativement à peu de monde ; les réunions publiques organisées dans de grande villes (Lyon, Strasbourg) ont rassemblé quelques dizaines de personnes, à peine plus à Besançon ou Dijon. La présence a été un peu plus forte à Bourg-en-Bresse, d’autres questions et lignes ferrées locales étant en cause. Le public ciblé était « Mme Michu » : précisément, l’Homme ou la Femme « sans qualité», c’est-à-dire, les personnes qui se définissent, en creux, par ce qu’ils ne sont pas. Ce public vient d’abord pour s’informer
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et, compte tenu des délais et de la technicité, peut espérer comprendre les grandes lignes du projet, moins débattre publiquement. Les élus (et par voie de conséquences les électeurs) n’ont pas trouvé leur place : représentants d’institutions qui auront, le moment venu, à s’exprimer ès-qualité, pour le soutien, la participation au financement ou les modifications des PLU, ils assistent peu aux réunions et seulement comme observateurs, comme spectateurs. Il en est de même des forces économiques, syndicats professionnels ou de salariés, chambres consulaires qui le plus souvent accompagnent les projets d’infrastructures de vœux favorables. Absentes du débat lui-même, ces catégories, dans une logique élitaire et édilaire, se pressent ainsi autour du maître d’ouvrage et des membres de la Commission particulière, tissant en marge du débat un ensemble de relations favorables et amicales, un pur effet « notable » à vocation consensuelle. Le maître d’ouvrage exprime pour l’heure, avec compétence et technicité, un discours validant l’infrastructure en projet : ils l’adapteront dans les préaux des campagnes électorales ou dans les multiples réunions où seront exposées les nécessités du « désenclavement » du territoire pour un nouveau développement économique et une croissance retrouvée. Seuls des maires de petites communes ou des élus de territoires perdant en accessibilité (Dole, le Jura, la Bresse ?) ont pu s’exprimer directement et revendiquer leur part du « progrès » par une connexion à l’infrastructure, le projet les excluant des avantages, ne leur laissant que les inconvénients. Des élus ont tenté de rejoindre le camp d’opposants éventuels. Mais qui ont pu être ces nouveaux acteurs, les opposants ? Dans un premier temps, se sont manifestés les riverains, que la nouvelle infrastructure pouvait léser : expropriations, pollution, bruit, etc. Mais le dossier du maître d’ouvrage était organisé de telle manière que, les fuseaux des variantes ayant dix kilomètres de large, aucun tracé n’était assez précis pour que d’éventuels riverains puissent s’identifier clairement. Et si certains se rangeaient dans cette catégorie, pour eux-mêmes ou par solidarité territoriale, la parole systématique du président de la Commission particulière leur rappelait leur inexistence réelle et présente comme riverains : leur heure ne pouvait sonner que lors de l’enquête publique avec un tracé unique. Dans ces conditions, le choix des « variantes » était fortement déterminé par des questions technico-économiques dans lesquelles des composantes environnementales pouvaient apparaître (ZNIEF, zones à risques,…) mais tout en étant maîtrisées et cartographiées par les services de l’État (DIREN). Quoi qu’il en soit, l’élimination des riverains potentiels du débat public a été un enjeu important pour le maître d’ouvrage, mais elle n’est pas toujours possible. Pour Rhin-Rhône, le débat s’est développé sans permettre l’expression d’opposants riverains.
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Le débat public n’est pas que l’affaire d’individus isolés. Quelle a pu être la place des associations ? Celles qui sont favorables s’expriment, on l’a vu, plutôt parallèlement : lobbiyng, déclarations dans la presse, etc. La place de celles qui sont défavorables, écologistes, environnementalistes n’est jamais assurée. Elles n’ont pas d’autres poids que celui des individus qui les représentent. Le président d’une association vaut autant que « Mme Michu » en temps de parole. Hostiles souvent aux projets, les relations des associations de défense avec le maître d’ouvrage sont, par nature, conflictuelles. Questions sans réponses et demande d’études complémentaires mettent la Commission dans une situation difficile : tout bloquer et repartir avec un nouveau dossier est généralement impossible. La Commission particulière devait ainsi gérer deux attitudes de débat : discussion avec le « grand public » ou avec des experts des associations ; elles appellent à des modalités différentes pour un débat public. On peut ajouter que, quelle que soit l’objectivité des membres de la Commission, des considérations pratiques et la proximité relationnelle avec le maître d’ouvrage, font que les relations avec associations ou forces favorables, d’une part ou associations opposées, d’autre part, sont très asymétriques. Surtout lorsque ces dernières contestent l’objet même du débat, l’essence du projet et pas seulement sa réalisation. Le renvoi à des contributions écrites a été alors une solution subtile : la publication et l’ajout au dossier n’impliquent pas, dans ce cas, une discussion publique, ni une réponse du maître d’ouvrage. Les « Cahiers d’acteurs », inventés pour ce débat, ont ainsi rempli un rôle important dans l’illusion d’une discussion. Il ne suffit pas d’émettre des opinions ou des objections ; il faut encore qu’elles soient entendues, et débattues. Pour ce débat, elles ont sagement été rangées dans les dossiers. Pourtant des stratégies se sont développées : car si les riverains ont été exclus du débat, il était inéluctable qu’ils cherchent à s’exprimer d’une autre manière. En « gagnant en généralité », en s’appropriant les discours plus généralistes des associations environnementalistes, les riverains potentiels ont pu rejoindre des associations existantes ou en créer de nouvelles. Ils ont perçu toutefois que le débat public ne répondait pas à leurs attentes. Délai trop court du débat, exposé trop long du maître d’ouvrage, « experts » choisis par lui, dossier incomplet, dialogue difficile, une seule réunion « grand-messe » par grande ville, tout cela limitait les possibilités de dialogue constructif et égalitaire. Ce n’est pas un hasard si « Mme Michu » est restée introuvable, absente et ne s’est pas déplacée : idéalement, elle ne devait pas être directement concernée par le projet (ne pas être riveraine), ni trop impliquée dans la vie élective ou les forces socio-économiques et associatives : elle appartient à un public « sans qualités », mais un public qui devrait être assez intéressé par la construction d’une infrastructure dans un avenir lointain, à dix ou quinze
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ans, animé par l’« Intérêt général », mais pas au titre de citoyen ni à celui de client d’un service de transport futur. Le débat Rhin-Rhône a démontré que « Mme Michu » n’existait pas. C’est là peut-être son principal mérite.
CONCLUSION Le débat public du TGV Rhin-Rhône aurait pu être un cas d’école. Tenu très en amont de toute décision, porté par une opinion publique favorable au rail plus qu’à la route, il permettait en limitant l’identification de personnes à la qualité de riverains, un exercice exemplaire de démocratie participative selon la loi Barnier. Le maître d’ouvrage RFF, dont la compétence technique était assurée, encore proche de l’exploitant, la SNCF, associé à l’opération ainsi qu’une foule d’experts de grande qualité, permettait d’envisager un débat d’une haute tenue. Il n’en a rien été. Plusieurs raisons l’expliquent. Tout d’abord, le conflit politique entre les forces plurielles de l’État, sur la branche est et son tracé a mis en évidence des intérêts divergents entre des visions « industrialistes » traditionnelles et des courants environnementalistes émergents ou entre des territoires (Belfort contre le Jura, avec une apathie bisontine). Ensuite, l’ouverture du débat (non demandée à la Commission nationale) a pu être ressentie comme une médiocre manipulation politique, d’autant que l’urgence imposée à l’époque a été suivie d’une mise en sommeil prolongée. Début 2007, le dossier est au point mort. Aucune étude complémentaire n’a été lancée. Le dossier présenté, exécuté dans l’urgence, qui posait incontestablement de vraies questions, aurait dû être élaboré avec plus de concertation et avec un véritable travail de recherche. Mais le terrain choisi, pour traiter du transport ferré de marchandises, n’était pas le mieux approprié. D’autres lignes (Lyon-Turin ?) sont incontestablement prioritaires. Se posent aussi les problèmes d’échelle : quel est le niveau géographique pertinent pour conduire un tel débat : le niveau local des nuisances et des pollutions (mais on élimine les riverains), le niveau national des clients potentiels (usagers ou clients ?) ou le niveau plus général des liens entre le transport et l’environnement et le réchauffement climatique ? Faut-il discuter d’une infrastructure localisée ou du transport en général ? Le débat public du TGV Rhin-Rhône branche sud a suscité des discussions et des interrogations nombreuses. On peut se demander si elles n’ont pas contribué à faire évoluer la procédure même des débats publics et si la loi Démocratie et proximité n’a pas hérité des enseignements de cette expérience. Ce serait alors le principal mérite de ce débat, en attendant que son objet, la construction d’une ligne TGV, soit de nouveau d’actualité.
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Quand le débat ne fait plus débat : point de vue d’un maître d’ouvrage
Jean-Marc Dziedzicki L’histoire du débat public appliqué aux projets d’infrastructures est encore récente et pourtant, ses effets sont évidents. Évidents sur la définition même des projets. Évidents aussi en termes d’évolution de la posture d’un maître d’ouvrage comme Réseau ferré de France (RFF) à l’égard de son environnement social et institutionnel. Mais évidents surtout sur sa manière de « penser » désormais une partie de ses projets, et pas uniquement ceux soumis à débat. À plusieurs égards, on peut considérer que le débat public est bénéfique à RFF. Mais en redistribuant certaines cartes, il profite également à d’autres acteurs organisés, qui ont bien compris les avantages qu’ils peuvent retirer de cette démarche. La période d’apprentissage du débat n’est cependant pas encore achevée…
LES DÉBATS PUBLICS SUR LES PROJETS FERROVIAIRES : DE L’OBLIGATION À L’OPPORTUNITÉ POUR LE MAÎTRE D’OUVRAGE
Appliqué à sept projets ferroviaires relevant de la maîtrise d’ouvrage de RFF depuis 2000, le débat public a toujours eu des effets importants sur leur processus décisionnel (cf. encadré ci-dessous). Ces sept débats ont toujours conduit à une expression majoritairement favorable à un projet ferroviaire, parfois différent de celui présenté au débat, ou à une politique régionale en faveur du développement du ferroviaire. Certes, le développement du transport ferroviaire destiné tant aux voyageurs qu’aux marchandises est une nécessité globalement bien partagée aujourd’hui, ce qui contribue fortement à rendre ces débats constructifs et à permettre au maître d’ouvrage d’en retirer des éléments utiles à son action. Ce qui n’est pas forcément le cas d’autres maîtres d’ouvrage. En effet, la volonté collective de développer le transport ferroviaire constitue un élément essentiel à la compréhension de notre propos, forcément parti-
QUAND LE DÉBAT NE FAIT PLUS DÉBAT : POINT DE VUE D’UN MAÎTRE D’OUVRAGE 287 Des débats publics qui assoient l’opportunité des projets ferroviaires • Branche sud de la LGV Rhin-Rhône – mars à juin 2000. Le débat a notamment confirmé l’importance de la dimension marchandises, conduisant à privilégier un projet de ligne mixte voyageurs/fret. • Contournement ferroviaire fret à l’est de Lyon – octobre 2001 à février 2002. Mené conjointement avec le projet de contournement autoroutier à l’ouest de Lyon, le débat a permis de dégager un consensus sur la nécessité de développer le fret ferroviaire et d’enrichir certaines caractéristiques du projet, notamment la prise en compte du volet voyageurs. • Projet Charles-de-Gaulle Express – août à décembre 2003. Le débat a fait émerger une solution alternative proposée par une association, qui a été retenue pour la poursuite du projet. • Ligne à grande vitesse Provence-Alpes-Côte-d’Azur (LGV PACA) – février à juillet 2005. Le débat a confirmé l’intérêt de cet ouvrage, tout en réduisant le nombre d’options de passage à approfondir à l’occasion d’études complémentaires. • LGV Bordeaux-Toulouse – juin à novembre 2005. L’opportunité de ce projet a été globalement confirmée par le débat, qui a également permis d’affiner ses principales fonctionnalités. • LGV Poitiers-Limoges – septembre à décembre 2006. Le débat a permis l’expression de nombreux acteurs favorables à la LGV et d’autres favorables au renforcement de l’axe Paris-Orléans-Limoges-Toulouse. Il a confirmé l’opportunité de la réalisation de la LGV Poitiers-Limoges selon l’un des trois scénarios présentés au débat, tout autant que la nécessité d’améliorer les lignes existantes. • Projet Bordeaux-Espagne – septembre à décembre 2006. La partie du projet située au sud de Dax a reçu une large adhésion ; entre Bordeaux et Dax, le débat a porté sur un scénario de mise à quatre voies de la ligne existante vs. la réalisation d’une ligne nouvelle, scénario finalement retenu par RFF.
culier, sur le débat public. Une autre considération essentielle repose sur le caractère co-décisionnel des projets ferroviaires dans la mesure où Réseau ferré de France ne finance qu’une partie de ces projets, ce qui le conduit à partager les décisions avec les collectivités territoriales, le ministère de l’Équipement et, d’une certaine manière, la SNCF. Cela est déterminant dans la préparation, le déroulement et l’issue d’un débat sur un projet ferroviaire. RFF demeure néanmoins, et in fine, le maître d’ouvrage et, par conséquent, assume en premier la responsabilité de l’évolution d’un projet et l’issue d’un débat public. Celles et ceux qui ont assisté à un ou plusieurs de ces débats y ont vu un maître d’ouvrage qui était souvent contesté, parfois délégitimé.
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D’aucuns considéreront qu’un maître d’ouvrage comme RFF récolte ainsi ce qu’il a semé en ayant trop négligé dans le passé l’avis des populations et en imposant ses projets sans réelle concertation, en évacuant les conflits plutôt qu’en les traitant1. L’épreuve du débat est néanmoins bien réelle aujourd’hui pour ce maître d’ouvrage. Dire qu’il n’y est parfois pas à son aise est un euphémisme. Le débat public, tel qu’il est conçu aujourd’hui sur des projets d’infrastructure, repose sur une confrontation parfois violente qui, même si elle n’est que verbale, soulève inquiétudes et appréhensions chez celle ou celui qui doit « affronter » une salle. Mais surtout, alors que l’on peut considérer que l’histoire récente du débat public place les maîtres d’ouvrage dans une position d’apprentissage et d’expérimentation, le regard introspectif qu’ils doivent désormais porter sur leur action suppose des bouleversements de pratiques et de positionnements difficiles à opérer. Quelle que soit la richesse qu’ils apportent à la collectivité et au maître d’ouvrage, les débats n’en représentent pas moins une contrainte forte pour ce dernier. Contrainte d’ordre temporel, organisationnel, financier, émotionnel, etc. qui contribue fortement aux méfiances que peut susciter cette démarche auprès de responsables de projets déjà soumis à des pressions importantes. Pour autant, on peut penser que le passage d’un débat considéré comme une obligation procédurale à affronter et à « passer », à un débat considéré comme une opportunité, se fait progressivement dans les esprits, même si ce processus est loin d’être achevé. L’intervention interne d’« experts-concertation2 » auprès des équipes en charge des projets soumis à débat y contribue probablement. Mais, ce sont avant tout les résultats tangibles des débats publics en faveur du ferroviaire qui font progressivement la preuve de leur utilité : le débat produit des effets directs sur un projet et des effets indirects (d’entraînement) d’ordre structurel qu’il est désormais difficile d’ignorer.
DES EFFETS DIRECTS SUR LES PROJETS Un apport indéniable du débat public est sa contribution au développement de la participation du public en tant que telle, quelles que soient les limites qui peuvent être attribuées à cette forme de participation. Mais un autre apport du débat résulte de l’obligation faite à un maître d’ouvrage comme RFF de porter un regard critique sur son action, en l’amenant à
1. Même s’il s’agissait de la SNCF avant la création de RFF en 1997. 2. Réseau ferré de France a créé un pôle concertation en 2000. Composé aujourd’hui de trois experts concertation, ce pôle est chargé de constituer des référentiels en matière de concertation et de débat public et de conseiller les équipes-projet.
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élargir son champ habituel de réflexion. Ce qui constitue un effet positif du débat, avant même qu’il ne se déroule.
Le débat public ne se résume pas aux réunions publiques, bien qu’elles permettent de susciter la controverse On ne peut tout attendre d’un débat public qui n’est, et c’est déjà beaucoup, qu’un temps et qu’une forme, très ambitieuse, d’information et de consultation. Même s’ils sont importants au cours de la période « officielle » d’environ quatre mois qui donne lieu à l’organisation de réunions publiques, les effets du débat dépassent largement cette période. Cette partie du débat, certes centrale et la plus visible (et lisible), celle des réunions publiques, est celle qui est généralement observée et analysée. Si l’analyse de ces réunions est assurément très riche et révèle les positionnements des protagonistes, en particulier le maître d’ouvrage, il serait dommage de se limiter à cette analyse pour conclure sur les apports et l’intérêt du débat public. Des acteurs et observateurs de réunions publiques organisées dans le cadre d’un débat public peuvent légitimement exprimer parfois leurs frustrations et interrogations à l’égard d’un débat qui peut leur sembler relever davantage de l’exercice imposé à un maître d’ouvrage que d’un véritable temps de réflexion et de dialogue permettant de faire évoluer un projet. Mais ces frustrations et interrogations naissent aussi de l’insatisfaction liée à une attente inappropriée à l’égard du débat, celle d’un lieu et d’un moment de négociation et de décision qui permettraient de purger une controverse. Or, le débat, et encore moins les réunions publiques organisées à l’occasion de celui-ci, ne sont ni l’un ni l’autre. L’expérience montre que le débat public est avant tout une scène de confrontation où les protagonistes, y compris le maître d’ouvrage, s’écoutent peu. L’enjeu semble moins de convaincre l’Autre, c’est-àdire l’opposant ou le maître d’ouvrage, que de rallier des tiers à sa cause (particuliers, associations, acteurs économiques, élus, médias) afin qu’ils viennent renforcer sa position. Cette recherche de tiers-alliés doit notamment permettre d’influencer la Commission particulière du débat public (CPDP) et son compte rendu, afin qu’elle confère une légitimité à une position et conduise le maître d’ouvrage à la prendre en considération. Cette recherche de tiers-alliés à travers le débat s’inscrit dans une logique de victoire sur l’Autre, logique qui n’est en aucun cas appropriée à la recherche d’un accord, ce qui n’est d’ailleurs pas l’objectif de nombreux opposants. En ce sens, le débat public crée peu d’échanges constructifs, mais plutôt des attitudes de renforcement des positions fixées a priori, y compris de la part du maître d’ouvrage. Le débat permet difficilement
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des changements de posture en temps réel ; ce serait perdre la face, sauf à ce que la CPDP joue complètement un rôle de médiateur afin de créer un véritable cadre d’écoute et de dialogue où les échanges seraient facilités par un tiers qui aiderait les parties à faire évoluer leurs représentations et positions. En d’autres termes, c’est le cadre du débat public lui-même, centré sur les réunions publiques, qui enferme les acteurs du débat dans une logique de confrontation. Le débat influe sur les représentations des uns et des autres, sans qu’ils le montrent pour autant, chacun étant tenu de jouer un rôle au cours de cette scène théâtrale. Les véritables changements s’opèrent in fine au cours des échanges après le débat. Et c’est là un rôle majeur du débat public qui, s’il n’est pas forcément appréhendé par l’ensemble des participants, l’est sans conteste de la part des acteurs organisés. Un rôle majeur du débat public consiste donc à faire émerger la controverse qui n’aurait pas manqué de se développer ultérieurement dans la phase d’étude. Il favorise ainsi l’anticipation de la controverse, le développement et l’organisation de celle-ci à travers des échanges d’arguments. Néanmoins, parce que le cadre n’est pas approprié et parce que le maître d’ouvrage ferroviaire qui porte un projet n’est pas le seul décideur (cf. infra), le temps du débat ne permet pas de la résoudre. C’est l’après-débat qui doit permettre au maître d’ouvrage de purger progressivement la controverse à travers un dispositif de concertation adapté. Enfin, on peut également s’interroger sur la « croyance » qui est attachée par beaucoup à la vertu d’un débat organisé sous forme de réunions publiques alors que leurs limites ont de longue date été démontrées, quand bien même elles sont animées par un tiers : propension à favoriser la confrontation stérile plutôt que le dialogue, expression d’une partie seulement de la population privilégiant la participation des groupes organisés, expression favorisée des couches sociales moyennes, routine procédurale plutôt que réelle volonté d’impliquer le public, etc. [Webler et Renn, 1995]
Le débat public a un impact indéniable sur la réflexion conduite sur les projets Les débats conduits sur des projets de RFF ont permis d’établir leur légitimité et de mieux les ancrer dans leur territoire3, de leur donner une lisibilité et une visibilité. Le débat public constitue désormais un indicateur 3. Surtout pour les cinq derniers débats publics sur des projets ferroviaires conduits sous la loi de démocratie de proximité du 27 février 2002 et qui oblige le maître d’ouvrage à publier sa décision sur les suites qu’il donne au projet.
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de l’existence officielle d’un projet. Le débat public constitue un signal politique et doit favoriser l’engagement politique… Si les projets ferroviaires présentés au débat ont tous été confirmés dans leurs grands principes, c’est au niveau de l’évolution de leurs caractéristiques techniques et de leur zone géographique d’implantation que l’issue des débats diffère : certains projets ont été fortement modifiés à l’issue du débat (CDG-Express) alors que d’autres ont été confirmés dans leur principes (branche sud LGV Rhin-Rhône, contournement de Lyon, LGV Bordeaux-Toulouse), voire précisés dans leurs caractéristiques (LGV PACA, LGV Poitiers-Limoges, projet Bordeaux-Espagne). Bien entendu, des oppositions et des frustrations demeurent à l’issue du débat, mais il serait illusoire d’attendre qu’il produise du consensus, au sens d’accord qui fasse (quasi-) unanimité, tout simplement parce que les intérêts en présence sont très différents et souvent antagonistes4. En quelques mois, le débat stimule la réflexion collective et oblige de nombreux acteurs à se positionner, y compris le maître d’ouvrage. Des idées nouvelles sont proposées, des arguments contradictoires peuvent être exprimés et jaugés, etc. et cela grâce notamment au travail d’animation et de synthèse de la CPDP. Dans certains cas, le débat public oriente le projet dans un sens qui n’a a priori pas forcément la préférence de RFF (par exemple, un nouveau scénario de passage du projet de la LGV PACA) ou auquel RFF n’a pas forcément accordé une attention particulière (par exemple, une solution alternative proposée, et retenue, dans le cadre du projet CDG-Express), mais le maître d’ouvrage ne peut se soustraire à cette nouvelle orientation mise en perspective grâce au débat. En ce sens, le débat revêt également un effet de catalyseur et d’accélérateur, en faisant émerger de nouvelles solutions et en leur conférant une légitimité, mais également en laissant de côté d’autres solutions. De manière plus générale, un apport du débat est sa contribution à la clarification d’une situation. Certes, le débat met en lumière de nouveaux aspects, de nouveaux enjeux, de nouveaux acteurs, etc., mais bien qu’ils compliquent la compréhension de la situation par le maître d’ouvrage, ils la rendent en fait plus intelligible. Le débat public l’oblige à ne pas négliger ces informations, à ne pas adopter un raisonnement simplificateur, bref, à affronter la complexité. On ne peut dès lors accuser le débat public de n’être qu’une consultation alibi ou un simulacre de participation.
4. Ceci s’entend sur des projets ferroviaires.
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DES EFFETS INDIRECTS SUR LES PRATIQUES DU MAÎTRE D’OUVRAGE L’impact du débat public dépasse le cadre d’un projet puisque, à force d’expériences de cette démarche, un maître d’ouvrage comme RFF peut être amené à revisiter sa manière de concevoir et de partager l’ensemble de ses projets.
Une nouvelle manière de concevoir ses projets Plus largement, le débat public contribue à faire évoluer le mode décisionnel d’un maître d’ouvrage tel que RFF. Si l’on considère la grille des différents modèles décisionnels en matière de choix de grands aménagements [Mermet et al., 2004], le débat public contribue fortement à faire évoluer le maître d’ouvrage du mode décisionnel classique (ou historique) « Dénoncer, Annoncer Défendre » (DAD) à celui de « Proposer, Écouter, Requalifier » (PER) : à l’occasion du débat, RFF propose un projet, le discute et écoute les différents avis qui s’expriment et, à l’issue de celui-ci, il le revisite pour l’ajuster voire le modifier sensiblement. Une source de frustration chez les participants, voire chez certains analystes, tient probablement au fait que les débats publics conduits sur des projets ne permettent pas d’appliquer le modèle « idéal » « Concerter, Analyser, Choisir » [idem]. Ce modèle supposerait que le débat permette de poser les enjeux d’une problématique et d’en discuter, de réfléchir en termes de politique, de programmes, de besoins et non en termes de projet, tel que cela est dénoncé souvent par des participants aux débats. Le débat public de type problem setting centré sur une problématique devrait être privilégié par rapport au débat de type problem solving trop centré a priori sur une solution. Mais un débat de problématique risque fort de n’être qu’un débat d’initiés et de peu attirer le public, à l’instar du débat conduit en 2006 sur la problématique des déplacements et des transports sur les trois régions de la vallée du Rhône et de l’Arc languedocien (VRAL). Faire participer le grand public suppose qu’il se sente concerné, ce qui implique l’existence d’un projet suffisamment précis en termes d’implantation territoriale. Il existe une équation impossible à résoudre, sauf à organiser plusieurs débats publics sur un même objet au fur et à mesure qu’il se précise, entre la satisfaction d’une demande de débattre de problématique au préalable à tout débat de projet et celle de voir un public nombreux et diversifié participer au débat. Cette frustration exprimée par une partie des participants aux débats publics est probablement « structurelle » (liée au débat lui-même) et pérenne. Cependant, il ne faudrait pas non plus oublier qu’elle traduit au moins pour partie une évolution d’une position
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NIMBY (pas dans mon jardin) vers une position NIABY (dans le jardin de personne), forcément stratégique de la part de certains participants afin de conserver une légitimité à parler et à être entendu face à la dé-légitimation de la position de NIMBYste [Dziedzicki, 2003]. Pour autant, le passage du modèle DAD au modèle PER est loin d’être anodin. En effet, la perspective d’un débat public incite (invite) un maître d’ouvrage comme RFF à objectiver ses études préparatoires afin de pouvoir répondre aux questions au cours du débat et pour construire sa stratégie de projet qui y sera inévitablement contestée. Le débat public contribue à renforcer l’expertise du maître d’ouvrage, même si cela n’élimine pas les critiques adressées à cette expertise. Mais surtout, le renforcement de cette expertise traduit une nouvelle manière de concevoir les projets en invitant très tôt ses responsables à se poser un maximum de questions et à y trouver des réponses. Certes, le risque corrélatif lié à la constitution d’un corpus de « certitudes » à partir d’interrogations réside dans l’édification par le maître d’ouvrage à la fois d’une posture fermée telle une carapace dont il aura du mal à se défaire au cours du débat, et d’une croyance erronée dans la vertu d’une information et d’une pédagogie qui seraient capables au cours du débat de convaincre inévitablement le public de l’intérêt d’un projet. Cependant, l’objectivation des études préparatoires au débat public traduit bien une ouverture du maître d’ouvrage qui lui permet de mettre en perspective son projet de manière plus « globale » et plus « locale » : – plus « globale » à travers des études qui n’étaient habituellement pas réalisées à ce niveau d’avancement du projet, sur les thèmes de l’aménagement du territoire, des effets attendus du projet sur l’économie régionale, etc. ; – plus « locale » à travers l’affinement de certaines études, notamment environnementales, à un degré de précision nouveau à ce stade d’avancement du projet. Une étude de contexte territorial est désormais systématiquement réalisée par un tiers. Une équipe-projet cherche ainsi à objectiver ses connaissances du territoire concerné par son projet. C’est bien cette meilleure compréhension du territoire et des dynamiques qui y sont à l’œuvre à laquelle le débat public invite le maître d’ouvrage, en le confrontant aux habitants, usagers et décideurs de ce territoire. Ce qui est nouveau à ce stade d’avancement d’un projet, et qui conduit à le réinterroger. On assiste alors à de profondes interrogations et remises en question qui ne font que renforcer la réflexion du maître d’ouvrage. Le projet présenté au débat s’en trouve nécessairement mieux pensé.
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LE DÉBAT PUBLIC : UNE EXPÉRIENCE FRANÇAISE DE DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE
Cette évolution dans la manière de concevoir un projet s’accompagne d’une professionnalisation des compétences internes en matière de débat public. Des retours d’expériences sont capitalisés, des formations internes sont organisées, des spécialistes (« experts concertation ») accompagnent les équipes-projet tout au long de la préparation, du déroulement et de l’après débat, etc. Forcément, cette professionnalisation s’accompagne de risques d’« immunisation » du maître d’ouvrage qui s’adapte et se forge sa carapace pour se protéger du débat public. Mais elle traduit aussi une mutation, certes lente, qui nous semble, elle, positive pour la collectivité. Ces risques d’immunisation apparaissent somme toute très relatifs face à la capacité de perturbation évidente du débat permise par l’intervention d’un tiers neutre et indépendant et surtout, face à la capacité des autres protagonistes à opérer également leurs mutations en intégrant le débat public à leurs stratégies d’action.
Une nouvelle manière de partager ses projets avec d’autres acteurs Pour l’ensemble d’un établissement comme RFF, le débat public a conduit à accentuer le partage des réflexions sur ses projets, mais aussi le partage des responsabilités … À travers ce partage, RFF est incité à prendre en compte très tôt de nombreux intérêts et de nombreuses informations propres à enrichir le projet, mais aussi à le formater. Certaines collectivités et leurs élus semblent en effet avoir bien compris désormais tout l’intérêt d’un débat public pour faire entendre et faire avancer leurs intérêts. S’il reconfigure le jeu des acteurs en permettant notamment d’en introduire de nouveaux dans le processus traditionnel d’élaboration des grands projets ferroviaires, le débat public n’en participe probablement pas moins au renforcement des relations entre le préfet et ses notables, particulièrement au profit de ces derniers … Ce qui a nécessairement des répercussions sur la manière de préparer le débat, sur son déroulement et sur son issue. À ce titre, l’issue des débats publics conduits sur des projets ferroviaires est désormais fortement influencée par les collectivités territoriales parties prenantes ; sans elles, la position de RFF serait peut-être différente, mais assurément plus fragile. À l’occasion de la réalisation des études préparatoires à un débat et lors de la phase préparatoire de celui-ci, RFF met désormais en place des démarches de concertation plus ou moins ambitieuses avec d’autres acteurs. Celles-ci sont déterminées à la fois par le cadre partenarial qui accompagne le projet et par les contraintes de temps qui peuvent se poser à l’équipe-projet. Ce cadre repose avant toute chose sur un comité de pilotage placé sous l’égide d’un préfet coordinateur et qui réunit l’État, les grandes collectivités concernées, la SNCF et RFF. Si ces collectivités contribuent
QUAND LE DÉBAT NE FAIT PLUS DÉBAT : POINT DE VUE D’UN MAÎTRE D’OUVRAGE 295
au financement des études préparatoires, voire au débat public, le comité de pilotage constitue une véritable instance de décision sur le projet et le comité technique qui en émane constitue pour sa part un lieu de travail concerté intense (une réunion mensuelle par exemple au cours des 18 mois de préparation du débat sur la LGV PACA), ce qui est nouveau à ce stade d’avancement d’un projet. Les risques de surenchères de la part de collectivités territoriales sont alors évidents, leur « consensus » pouvant reposer sur la somme des exigences plutôt que sur un compromis. Si les collectivités ne financent pas, le comité de pilotage est un lieu d’information-consultation sur les résultats des études et l’avancée du dossier support du débat notamment, ce qui génère tout de même des échanges constructifs et utiles à tous. En parallèle, et nonobstant l’étude de contexte, RFF cherche à consulter d’autres acteurs (associations, chambres consulaires, etc.), mais l’expérience montre que la latitude de RFF en la matière est inversement proportionnelle à l’implication financière des collectivités territoriales. À tout le moins, RFF sollicite l’expression d’opinions à une ou plusieurs reprises auprès d’acteurs à travers des groupes de travail thématiques, en lien en particulier avec la rédaction de son dossier support. Après le débat, le cadre partenarial influence également le dispositif de concertation que RFF met en place. RFF est généralement convaincu de la nécessaire poursuite de la concertation, si possible en lien avec la CNDP à travers la désignation éventuelle de sa part d’un garant et à travers des règles du jeu claires contenues dans une charte. Son principe et ses modalités doivent être approuvés par ses partenaires qui, d’une part, ont une réticence compréhensible à voir RFF intervenir sur un territoire auprès de nombreux acteurs sans qu’ils en maîtrisent le processus et, d’autre part, n’ont pas forcément évolué comme RFF sur l’intérêt de développer la concertation à la lumière de l’expérience du débat public.
LE DÉBAT PUBLIC PARTICIPE À LA RECONFIGURATION DU JEU DES ACTEURS Imposé par le législateur aux maîtres d’ouvrage, le débat public s’impose progressivement de lui-même. Le débat est structurant pour un maître d’ouvrage tel que RFF à travers les effets directs qu’il a sur un projet et les effets indirects sur ses pratiques et schémas de pensée. Il l’incite à objectiver sa réflexion et à la partager avec d’autres acteurs. C’est là un effet notable du débat qui profite nécessairement au territoire, à la population et aux acteurs concernés. Mais, parce qu’il n’est pas le seul décideur des projets dont il est maître d’ouvrage et qu’il porte au débat, RFF évolue en permanence dans un jeu de négociations, jeu qui n’est pas l’objet du débat, mais qui va influer sur
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son déroulement et son issue tout autant que celui-ci influe sur ces négociations avant et après son déroulement. Cette pluralité des décideurs permet de mieux comprendre que le débat mené sur un projet porté par un unique maître d’ouvrage ne puisse lui laisser l’entière liberté de faire évoluer ce projet au cours du débat ; les marges de manœuvre se négocient avant et après le débat, mais pas pendant, celui-ci ne pouvant être un lieu et un temps d’inflexion du maître d’ouvrage ni du projet. La mise en place de démarches innovantes de concertation, à la suite de débats publics ou dans d’autres cadres, mais en tous cas inspirées par eux, avec l’intervention d’un tiers-garant plus ou moins en relation avec la CNDP, constitue également un « output » indéniable du débat public dont il conviendra de mieux apprécier la portée lorsque ce mouvement émergent se sera davantage inscrit dans les pratiques. Ces évolutions structurelles ne sont pas forcément les plus visibles pour les participants et les observateurs de débats publics, mais ils auraient tort de les sous-estimer. Il s’agit bien de ne pas opposer en effet l’idéalisme de la discussion publique au réalisme des intérêts [Thévenot, 1996]. En dépit de ses limites, le débat public constitue une avancée indéniable car les différents participants y trouvent leur intérêt. Dès lors, ils vont tenter de l’instrumentaliser. Cette instrumentalisation est inévitable, elle fait partie du jeu « classique » des acteurs qui s’approprient toute nouvelle démarche pour valoriser leurs intérêts. Mais, c’est bien l’intervention d’un tiers, la CNDP et la CPDP, qui permet de contrebalancer cette instrumentalisation afin qu’elle ne devienne pas manipulation et afin que le débat améliore la participation du public et contribue à la rationalisation de l’action des maîtres d’ouvrage. Le respect du principe d’équivalence dans l’expression des différents acteurs du débat joue à ce titre un rôle fondamental. Par conséquent, le déroulement et l’issue d’un débat dépendent avant toute chose de la conception qu’un président de CPDP et ses membres ont du débat et de leur implication dans la préparation et l’animation de celui-ci. Face à la professionnalisation des maîtres d’ouvrage en matière de débats publics, il serait probablement préjudiciable pour le débat, et par conséquent pour les maîtres d’ouvrage au regard de notre propos, que la CNDP et les CPDP n’évoluent pas également dans ce sens, tout en conservant la latitude d’appréciation et d’action qui fait leur richesse. C’est probablement là un des enjeux majeurs de demain pour le débat public appliqué aux projets d’aménagement, pour que l’instrumentalisation ne devienne pas manipulation, pour que la crédibilité du débat reste entière.
INTRODUCTION
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V. Évaluer le débat public : la portée du débat, une affaire de composition
Introduction
L’évaluation du débat, une composition entre utilité sociale et portée démocratique
Jean-Michel Fourniau La question des rapports entre participation du public et décision est au cœur des dynamiques d’institutionnalisation du débat public. Elle alimente bien sûr la critique sociale, soucieuse de ce que la participation du public, sauf à n’être que pure duperie, ait une influence réelle sur les processus de décision, voire redéfinisse le partage des pouvoirs entre puissants et sans-part, sachants et profanes. Cette question est également la pierre angulaire de la production institutionnelle visant à faire du débat public un outil de conduite des réformes dans un pays où l’opposition entre participation et décision est un trait de notre culture politique. Le constat en a été fait depuis longtemps, il est toujours actuel comme le rappelle ici Sylvain Lavelle : « Nous savons désormais que la démocratie est plurielle, tant il est convenu de faire la différence entre représentation, participation et délibération. » Du fait même de ces tensions, l’attention des chercheurs est mobilisée par les dimensions politique et évaluative de la question. Ce chapitre rassemble ainsi quatre regards bien distincts, sociologiques et philosophiques, pour éclairer la portée du débat public, soit qu’ils proposent des critères d’évaluation, soit qu’ils remettent en discussion la nature du débat public. Mais, cela nous est rappelé d’emblée par Brugidou, Jobert et Dubien, on ne peut séparer la réflexion sur les critères d’évaluation de celle sur les finalités du débat. Le témoignage de Georges Mercadal, vice-président de la Commission nationale du débat public, alimente la discussion par les questions que, au terme de ses cinq premières années d’activité, l’autorité administrative indépendante se pose sur la nature et l’utilité du débat public.
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LES MÉDIATIONS ENTRE FINALITÉS ET RÉSULTATS DE LA PARTICIPATION Évaluer le débat public suppose donc en préalable d’expliciter les liens entre les finalités de l’exercice de participation du public et les critères d’évaluation de ce que produit le débat. Un regard sur la littérature académique qui s’est attachée à l’évaluation des processus participatifs et délibératifs renvoie cette même approche empirique générale : il s’agit de caractériser les médiations permettant aux dispositifs mis en place de produire des résultats répondant aux finalités d’une démocratie délibérative. Les travaux cités en référence tant par Brugidou, Jobert et Dubien que par Simard et Fourniau, identifient une double médiation : le design des dispositifs d’une part, choisi en fonction des finalités visées ; les dynamiques de l’échange, d’autre part, dont les résultats dépendent de la conduite des dispositifs. Les modélisations et réflexions théoriques de ce chapitre, et non des études de cas comme dans les chapitres précédents, peuvent se lire au prisme de ce schéma général de mise en rapport des finalités de la participation avec ses résultats concrets. Dans ce schéma, en effet, l’on peut entrer soit par la relation entre finalités de la participation et choix des dispositifs, soit par la dynamique des échanges et ses résultats. Considérant que la dynamique propre du débat public ne permet pas, à elle seule, de hiérarchiser les arguments débattus puisque la CNDP ne prévoit pas de procédure d’arbitrage, Brugidou, Jobert et Dubien optent pour la première entrée. Ils se proposent d’identifier les principes normatifs sur lesquels adosser l’évaluation du débat public et d’examiner comment les articuler avec les critères et les indicateurs concrets de « mesure » de la participation produits dans la conduite des dispositifs. Les autres articles du chapitre empruntent l’autre entrée. Pour Simard et Fourniau, le débat public faisant peser sur le processus de décision une incertitude politique majeure, toutes les parties prenantes ont de « bonnes raisons » d’apprendre, et il s’agit d’abord de caractériser les apprentissages qu’engendre le débat et qui peuvent ensuite faire effet dans le processus de décision. Ils considèrent ainsi le débat comme un laboratoire où les acteurs expérimentent les relations qu’ils pourront entretenir dans la durée du processus de décision. Mercadal met en avant l’activité de critique sociale dans le débat. Comme l’enseigne l’expérience de la CNDP, à rebours des présupposés initiaux de l’institution, le débat ne peut en effet prétendre à la représentativité des participants et doit donc s’attacher à « faire le tour des arguments ». Livet centre également son propos sur la dynamique du débat public. Mais alors que l’approche par l’apprentissage met l’accent sur les activités stratégiques de maîtrise des incertitudes, Livet se concentre sur les dynamiques de l’activité dialogique et sur le jeu des émotions qui
INTRODUCTION
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les nourrit, parce qu’« on ne peut faire abstraction des émotions dans un débat réel, si bien qu’une théorie de la discussion démocratique qui n’en tient pas compte ne peut pas prétendre traiter de la démocratie politique effective ». Contre l’illusion propre à une politique administrative de créer par le débat un espace sans passion, Livet s’attache à dégager des principes déployant la dynamique entre émotions et révisions par laquelle se révèlent les valeurs partagées par les citoyens. Dans cette ligne, Lavelle élabore les fondements d’une politique de la discussion pour dépasser l’opposition entre l’idéalisme et le réalisme, entre activités stratégique et dialogique : « L’idée fondamentale est qu’un art du discours combiné à un art de la manœuvre produit une composition dynamique des critères, phases et enjeux a priori antinomiques de la conversation et de la négociation, de la délibération et de la persuasion, dans le contexte d’une discussion démocratique soumise à incertitude. » À l’opposition incarnée par Habermas et Bourdieu, il substitue donc le jeu combiné de ces divers modes d’engagement dans le débat.
DES DYNAMIQUES DU DÉBAT À SA PORTÉE DÉCISIONNELLE Chacun des auteurs, avec son propre regard sur l’objet de l’évaluation, précise sa démarche en abordant les dilemmes du « bon débat » et caractérise les tensions qui structurent la dynamique du débat. Tous se placent comme Mercadal dans « la perspective d’un débat fait pour influencer les décisions ». Brugidou, Jobert et Dubien mettent en relief une double contradiction interne au débat public quand il se donne à la fois une vocation de participation et une vocation de délibération. Car la participation met en tension un principe d’efficacité et un principe de légitimité dans la recherche du « bon » public. Les modalités de sélection opposent une participation-moyen régie par une logique de représentativité des intérêts visant à associer tous les acteurs concernés, futurs partenaires d’une concertation, à une participation-but recherchant un auditoire « grand public ». De même, la délibération met en tension deux pôles : représenter la diversité des points de vue présents sans préjuger de leur valeur, et évaluer la force des arguments. Le degré d’ouverture ou de fermeture des échanges détermine des régimes de paroles différenciés, soit de négociation entre porteurs d’intérêts, soit de délibération entre citoyens visant le bien commun. Lavelle complexifie ce schéma en pointant également qu’il convient de ne pas « enfermer le débat public dans le modèle de la délibération, et celui-ci dans le modèle de l’argumentation ». En distinguant quatre types idéaux de l’échange (nommés respectivement dialogique, rhétorique, boulésique et diplomatique), il se propose de montrer l’effet « proactif » d’une négociation au
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sein de la discussion, ainsi que l’effet « rétroactif » de la décision à venir qui conditionne en profondeur la dynamique du débat public. « Au final, la dynamique du débat public se caractérise par une composition de ces trois modes que sont la conversation, la persuasion et la négociation, dans une situation d’échange où la décision constitue l’horizon implicite, à la fois inaccessible et omniprésent, de la discussion. » Pour Livet, en deçà de la caractérisation des modèles de l’échange, la réussite des discussions orientées vers la prise de décision tient aux dynamiques émotionnelles tant individuelles que collectives, et plus précisément aux dynamiques entre émotions et révisions, les émotions étant révélatrices de la résistance de nos valeurs à la révision qu’appelle la confrontation à d’autres valeurs dans le débat. L’évolution de la concertation, pour permettre de nous révéler les uns aux autres nos valeurs en partageant nos émotions, exige ainsi des phases alternées de co-révision et de résistance. Le jeu des différences entre un simple compromis (des co-révisions d’intérêts) et une reconnaissance mutuelle permet de révéler l’ordre des valeurs et les relations effectives entre les interlocuteurs : « Ce qui a été maintenu est plus fondamental que ce qui a été abandonné. On peut examiner ce qui a été maintenu et ce qui été révisé sans simplement s’en tenir aux déclarations d’intention des uns et des autres. Chaque partie dispose donc de l’ordre de valeur révélé des autres parties. » Dans cette dynamique, « le sujet qui résiste et maintient ces valeurs au cours de la concertation n’appartient plus seulement à un camp ou à un autre, mais à la communauté » formée par le débat. Simard et Fourniau mettent également au cœur de la réussite du débat la formation d’une « communauté débattante ». Ce sont les tensions entre les formes d’apprentissage, apprentissage conflictuel et apprentissage en cycle complet, qui structurent les dynamiques de l’échange, plutôt que les modalités de sélection des publics, et déterminent la formation ou non au cours du débat d’« un collectif d’apprentissage relationnel en cycle complet distinct des acteurs institués par les concertations antérieures, en capacité de manifester la légitimité de la procédure par ce qu’a produit le débat, de faire vivre l’intelligence collective créée et valoir la reconnaissance sociale acquise dans le débat ».
LE DEVENIR DU DÉBAT PUBLIC À l’image des controverses que suscite chaque débat public, un bilan d’ensemble doit composer avec une utilité sociale qu’on ne peut mesurer simplement à l’aune d’une représentation de l’opinion publique, et une portée démocratique à caractériser. En effet, nous indique Livet, les
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dynamiques repérées dans chaque débat public manifestent une métavaleur liée à la reconnaissance des acteurs et des problèmes émergents, qui leur donne une portée éthique et politique au-delà du débat concerné, si « celui qui aurait pu se contenter de gagner dans le compromis ou dans le rapport de forces préfère maintenir les valeurs de la reconnaissance dans la concertation. » En conclusion de leurs papiers, chacun des auteurs s’interroge sur la portée du débat public, l’utilité et le devenir de cette nouvelle institution démocratique. Dès son installation, nous rappelle Mercadal, la CNDP avait identifié quelques buts de son activité. Réaliser un exercice d’intelligence collective était mentionné comme un objectif secondaire par rapport aux buts premiers d’information du public et de confrontation des arguments. « Or si le débat n’est pas une évaluation représentative et si les campagnes de communication faites à son propos sont peu efficaces, l’exercice d’intelligence collective ne doit-il pas devenir l’objectif réel et principal [sauf à ce que] le débat se condamne à une influence limitée sur le système de décision ? » La finalité de l’institution du débat public serait alors de tracer les voies du développement durable car « c’est bien en plaçant le débat en amont, au niveau de l’ouverture du champ des solutions, de la rupture des cadres tacitement ou explicitement convertis en idéologie, qu’on lui donne une fonction utile dans le fonctionnement des institutions en charge de projets ou d’élaboration de politiques. » Les conclusions de Mercadal sur l’importance d’inclure dans le débat la discussion des modalités de la gouvernance de « l’après-débat » rejoignent Lavelle qui souligne le rôle de la négociation sur les conditions du débat, mais également sur celles « du “pré-débat”, du “péri-débat” ou du “post-débat” ». La composition des modalités et finalités du débat résultant du jeu entre négociation et argumentation fait du débat public un forum hybride (et non pas seulement parce qu’il mêle des individus et des groupes divers, experts, élus, associations et citoyens). Le déploiement de cet art de la composition est nécessaire pour que « le débat public ne soit pas simplement un exercice de rhétorique plus ou moins honnête, mais bien un travail proprement politique d’information et de préparation de la décision à venir. » Simard et Fourniau identifient les trajectoires possibles des institutions du débat public, selon qu’elles sauront ou non faire vivre dans chaque débat les dynamiques de l’apprentissage mutuel. La comparaison des expériences québécoise et française montre qu’il convient pour cela de ne pas enfermer le débat dans un cadre procédural trop rigide. A contrario, l’évolution des objectifs initiaux du débat suppose pour Brugidou, Jobert et Dubien que soit levées les ambivalences de ses principes normatifs car « des tensions jamais explicitées finissent par se retourner contre les citoyens. L’exercice
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du droit à la participation passe sans doute, comme pour les autres droits démocratiques dans un système libéral, par des règles prévisibles, précises et connues du public. » Toutes les contributions de ce chapitre ouvrent ainsi à la question de l’irréductible multiplicité des usages du débat public, de la pluralité des expériences démocratiques, que Laurent Mermet traite dans l’épilogue de cet ouvrage.
QUELS CRITÈRES D’ÉVALUATION DU DÉBAT PUBLIC ?…
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Quels critères d’évaluation du débat public ? Quelques propositions
Mathieu Brugidou, Arthur Jobert et Isabelle Dubien « Ce fut un vrai débat1 ! »
L’institutionnalisation du débat public amène à se poser la question de son évaluation. C’est notamment une nécessité pragmatique : comment justifier les fonds, le temps, l’énergie alloués à ces exercices ? Comment évaluer une procédure qui, malgré son ancrage institutionnel, reste une expérimentation [Fourniau, 2005a] ? L’institution est jeune et expérimentale. L’évaluation nécessite pourtant de créer des catégories, des critères et indicateurs. Deux types de stratégies sont possibles pour construire une méthodologie d’évaluation : -
soit l’attention se porte sur la diversité des expériences et tente de rendre justice à la spécificité des objets et des contextes auxquels les dispositifs participatifs s’ajustent ;
-
soit la recherche porte sur les principes normatifs sur lesquels une entreprise d’évaluation doit adosser ses critères.
La première option est celle que choisissent G. Rowe et L. J. Frewer [2000 et 2005]. Leur démarche est soucieuse de décrire finement les différents dispositifs, en prenant en compte à la fois des cas de figure différenciés (par exemple entre débats à forte composante technique ou portant sur des valeurs, « chauds » ou « froids », entre débats traitant d’enjeux émergents ou des politiques publiques classiques, etc.) et la dimension processuelle du débat public. La question des critères d’évaluation doit être abordée différemment selon qu’il s’agit de hiérarchiser des préférences (au sens des valeurs), d’articuler ces préférences à des politiques publiques ou quand il s’agit de faire participer les citoyens ordinaires à 1. Titre de l’introduction du compte rendu du débat sur la liaison Grenoble-Sisteron (2005) par le président de la CPDP, Daniel Ruez.
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l’application des politiques publiques. L’enjeu est alors sur la base d’une approche inductive d’identifier, d’une part, les choix organisationnels qui caractérisent les dispositifs et, d’autre part, leurs conséquences plus ou moins heureuses. C’est ce qu’illustre bien le travail de A. Fung [2003] qui remarque toutefois qu’une telle entreprise manque de fondations normatives. Selon le type de théorie de la démocratie mobilisée (libéral, communautarien, théorie critique), ces évaluations pourront varier de manière importante. La deuxième option, que nous nous proposons de suivre ici, consiste donc, à rebours d’une approche analytique et empirique, à « replier » ce qui a été minutieusement déplié dans la première approche : il ne s’agit plus ici de décrire à travers des variables-clés l’adaptation fine du dispositif au contexte et partant les leviers d’action, mais d’identifier les principes normatifs – en nombre nécessairement limité – sur lesquelles ces variables s’appuient. C’est d’ailleurs ce à quoi s’est employé le même A. Fung [2006] qui, construisant un « cube démocratique », finit par isoler trois dimensions constitutives : la sélection des participants, les modes d’interaction et l’impact sur la décision et l’application des politiques publiques. Nous nous en inspirons ici pour proposer des principes normatifs. Dans le cadre de notre travail, nous nous sommes concentrés sur les deux premières dimensions afin de dégager des critères d’évaluation des dispositifs de débat public, voire des indicateurs. La troisième dimension qu’on pourrait qualifier de « substantielle » est évidemment essentielle pour évaluer la « productivité » des dispositifs mais en l’absence de lien formel et légal entre le débat public CNDP et la décision politique, elle pose des problèmes spécifiques qui échappent au cadre de ce travail [Fourniau, 2004a]. Ce travail croise une analyse de la littérature, des comptes rendus de débats publics et des travaux d’observation menés sur différents débats publics2. Il s’agit d’identifier les principes sur lesquels adosser une évaluation du débat public et de les articuler avec des critères et des indicateurs concrets de « mesure » de la participation et de la délibération préconisés ou effectivement mis en œuvre par les théoriciens et/ou les praticiens du débat public. Dégager des principes permet de mettre en relief des conceptions différentes de la participation et de la délibération. Celles-ci renvoient à des critères de sélection d’une part et à des modes d’interaction d’autre part. Cette série d’oppositions permet de proposer une approche évaluative
2. Débats publics organisés par la CNDP observés et analysés par l’équipe du GRETS : EPR, THT Cotentin-Maine, déchets nucléaires, Charlas, ligne THT Lyon-Chambéry, renforcement de l’alimentation électrique du Lot (débat local).
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qui distinguerait les dimensions participatives et délibératives tout en les considérant comme des objectifs complémentaires du débat public. Il s’agit en effet de : v faire participer « le » public (ce qui suppose de définir ce qu’on entend par public), v faire que la participation de ce public se traduise par une délibération (soit a minima une mise en présence de tous les points de vue et une évolution progressive des arguments du fait de la dynamique collective) [Reber, 2006]. Nous présentons ces deux points successivement car, en pratique, la définition des conditions de participation et leur mise en œuvre influe sur le type de délibération à venir. Cependant chaque principe a son autonomie et surtout il peut renvoyer à des conceptions de la participation et de la délibération sinon contradictoires du moins en tension. Pour la participation, nous mettrons ainsi en évidence une opposition entre les propriétés des acteurs et celle « du » public (au sens du « grand public »). Concernant la délibération, l’analyse fait apparaître une tension entre la nécessité de réaliser l’état des lieux d’une controverse, qui se traduit le plus souvent par un tour des « points de vue » des acteurs, et la volonté d’au moins une partie des praticiens et des théoriciens de dépasser cette controverse dans la dynamique des échanges argumentatifs. Nous pensons que ces conceptions polaires de la participation (acteurs vs public) et de la délibération (points de vue vs. arguments) doivent être articulées comme autant de moments du processus que constitue l’épreuve du débat public. Les différents récits combinent en fait deux types d’actions (ou d’épreuves au sens de la théorie du récit) et pourraient être alors ramenés à l’intrigue suivante : Épreuve 1 – des acteurs exposent contradictoirement et en public des points de vue par ailleurs déterminés par des critères de participation, et transforment ainsi un auditoire en public ; Épreuve 2 – le public ainsi constitué engage des processus de « montée en généralité » permettant de détacher les arguments des acteurs et ainsi de susciter de nouveaux arguments. Il est alors possible pour le public de hiérarchiser les arguments échangés. Au-delà des enjeux pratiques de l’évaluation, l’articulation des principes participatif et délibératif permettrait d’éclairer l’ambivalence de leurs définitions. Notre thèse est que celle-ci tient à la mise en tension de deux types d’épreuves imbriqués dans le débat public CNDP selon le schéma actantiel résumé dans le tableau suivant :
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LE DÉBAT PUBLIC : UNE EXPÉRIENCE FRANÇAISE DE DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE TABLEAU 1 : SCHÉMA ACTANTIEL DE L’ÉPREUVE DU DÉBAT PUBLIC
Principes mis à l’épreuve
Conceptions en tension Épreuve 1
Participation (actants)
Acteurs engagés 1
Délibération (actions)
Revue des points de vue 2
Épreuve 2 3 Public mobilisé 4Dynamique des arguments
La première épreuve mobilise deux types de protagonistes (actants) : des acteurs munis de compétences (dans le rôle d’agent auteur de l’action), un public passif (patient). Elle décrit à travers une première action – la revue des points de vue des acteurs – une transformation des propriétés des actants : une audience transformée en public au sens passif [Dewey, 2003/19273]. La seconde épreuve décrit la transformation des points de vue en arguments par un processus de « montée en généralité » et la constitution d’un public cette fois au sens actif. Par la dynamique de la délibération, le public se trouve doté des propriétés des « acteurs » puisqu’il devient capable de hiérarchiser les arguments. Cette hiérarchisation peut se faire dans le cadre même de la délibération où le poids de chaque argument va être évalué, trié au cours des interactions. Mais au-delà de cette dynamique propre au débat, cette hiérarchisation peut aussi passer par des procédures d’expression des préférences ou par des procédures de choix collectifs. Cependant, le débat public CNDP ne prévoit pas, dans le cadre législatif actuel, que le débat se termine sur une expression collective du public ou par un avis de la CPDP sur le fond du dossier. En se proposant de construire une démarche d’évaluation, on est donc rapidement confronté à des contradictions internes au débat public CNDP. D’une part, sans prétendre épuiser les récits possibles, on peut décrire l’objet de l’épreuve débat public comme un processus visant à créer un public à la fois compétent et actif. Mais, d’autre part, l’expression principale de cette compétence (la capacité à hiérarchiser les arguments en vue d’un choix collectif) n’est pas prévue en sortie de dispositif. Faute de ce type de dénouement, il devient difficile de poser comme le fait A. Fung la juste question de la participation du public à l’élaboration de choix collectifs et au suivi de la mise en œuvre de la décision. En tenant compte de cette difficulté particulière propre au débat CNDP, on examine ici successivement les épreuves et les conceptions en tension. D’abord celle qui dans le principe participatif met en tension l’efficacité des acteurs avec la légitimité du public. Puis on soulignera que, dans la 3. Pour John Dewey, il existe deux sens du public (actif et passif) qui correspondent à des moments successifs de son autoconstitution [Zask, 2001, p. 63-66].
QUELS CRITÈRES D’ÉVALUATION DU DÉBAT PUBLIC ?…
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mise en œuvre du principe délibératif, on peut relever une autre tension entre la volonté de faire le tour des points de vue et celle de favoriser la dynamique des échanges. Enfin, on essaiera d’illustrer brièvement comment cette double tension peut permettre de construire une méthode et des outils d’évaluation propre au débat public CNDP.
LE DÉBAT PUBLIC CNDP ENTRE L’EFFICACITÉ DES ACTEURS ET LA LÉGITIMITÉ DU PUBLIC
La CNDP affiche d’ailleurs la participation comme un but en soi. Mais à l’origine de la création de cette autorité administrative indépendante l’objectif n’était pas, pour le législateur, de faire un exercice de démocratie abstraite mais bien d’améliorer la gouvernance des grands projets d’infrastructures [E. Grossman et S. Saurugger, 2006]. Les débats publics sont donc tiraillés entre deux modèles de la participation du public. Ils oscillent notamment entre un principe d’efficacité (négocier avec des acteurs compétents, améliorer la performance des politiques) et un principe de légitimité (faire adhérer le public aux politiques projetées, lui faire partager la connaissance et les incertitudes). Il s’agit d’une part d’éclairer les décideurs : l’organisation du dispositif favorise la mobilisation des acteurs, la concertation ayant pour objectif de modifier le projet initial. D’autre part, d’éclairer le grand public, de l’informer et de le sensibiliser, sa participation constituant un but en soi de la politique publique. Les derniers débats publics EPR, déchets et ligne THT témoignent de cette ambivalence et reflètent peut-être une forme d’instabilité structurelle du débat public CNDP. Face à des conceptions éloignées des objectifs de la participation, la question des modalités de sélection du public nous semble décisive car elle fonde un mini-public [Fung, 2003]4 conforme aux buts que l’on assigne à la participation [Rowe, Frewer, 2005]. La (ou les) procédure(s) de sélection des publics révèle(nt) les propriétés que l’on prête aux minipublics que l’on cherche à créer et, partant, les objectifs que l’on fixe à leur participation. Dans le débat CNDP est à l’œuvre une tension entre le principe d’efficacité (qui s’adresse à des acteurs concernés) et le principe de légitimité (qui suppose l’adhésion du public profane). On propose ci-dessous une présentation rapide des enjeux de cette sélection que l’on récapitule ensuite sous la forme d’un tableau. Cet exercice de schématisation et de typologie ne méconnaît pas l’ambivalence 4. L’expression « mini-public » s’oppose à celle de grand public (entité abstraite qu’on ne peut connaître que par un processus performatif de « réduction ».
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LE DÉBAT PUBLIC : UNE EXPÉRIENCE FRANÇAISE DE DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE
des pratiques. La richesse des processus participatifs, et du débat public CNDP en particulier, est peut-être précisément de jouer sur ces tensions et sur la circulation entre ce que l’on a décrit plus haut comme des positions actantielles pour atteindre des formes dialogiques. Encore faut-il les repérer, et c’est ce à quoi peut contribuer cette schématisation.
COMMENT SÉLECTIONNER ? COMMENT RECRUTER ? La littérature tend à distinguer les procédures avec sélection et les procédures ouvertes dans lesquelles le public s’auto-sélectionne (selfselection). L’exemple du débat public CNDP montre bien que le public (mobilisé par des groupes organisés) s’auto-sélectionne en choisissant de venir. Mais le débat n’est pas un espace vide qu’un public naturel viendrait combler. Dans la pratique le public est toujours une composition inattendue résultant des efforts des acteurs intéressés (associations locales, réseaux environnementalistes, etc., et de la CPDP). Aussi le principe de classement pertinent pour différencier les processus participatifs et les conceptions auxquelles ils se rattachent est sans doute moins celui de l’ouverture/fermeture que celui du type de représentativité auquel on fait appel. Ici il est possible d’opposer une représentativité statistique à une représentativité des intérêts. La participation-moyen restreinte et experte s’oppose ainsi par le choix des mécanismes de représentativité à la participation-but élargie et citoyenne. Ce point peut-être illustré à travers des choix organisationnels qui distinguent des types de dispositifs participatifs, mais aussi, pour les débats publics CNDP, par des formes d’expérimentation différentes selon les CPDP. Dans la participation-moyen, les choix organisationnels des CPDP privilégient des acteurs concernés par le sujet. En favorisant des représentants, il s’agit pour elles de débattre « au fond » des enjeux voire de négocier dans une phase ultérieure. La sélection des participants se fait en fonction d’une logique de représentativité des intérêts5 : il faut essayer dans la mesure du possible d’associer au dispositif tous les acteurs concernés, susceptibles de participer de manière constructive à la démarche (d’où l’exclusion volontaire ou non de certains groupes ou individus). L’évaluation pluraliste ou la concertation sont de bons exemples de ce type de stratégies que la CPDP du débat public sur les déchets nucléaires a par exemple privilégié dans son organisation [Ramos, 2007 et Ballan, 2006]. 5. Intérêt s’entend ici au sens large de l’intérêt à agir et des « porteurs d’enjeux » (stakeholders) et non des intérêts particuliers.
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Dans la participation-but, c’est le grand public qui est favorisé par les choix organisationnels. La notion est floue mais l’horizon est celui du plus grand nombre (par opposition à celui forcément restreint des représentants) que l’on espère toucher via une sélection favorisant la représentativité statistique. À ce premier élargissement quantitatif fait écho un élargissement qualitatif par le biais d’une participation soucieuse de l’intérêt général (par opposition avec la vision précise mais étroite des porteurs d’intérêts). Cette participation s’avérerait donc « froide » et raisonnée parce que détachée, par opposition à celle des passions « chaudes » de l’intérêt (pour reprendre les catégories d’A. Fung [2003]). La conférence de consensus est paradoxalement un bon exemple de cette démarche. Certes, dans certaines phases, des experts sélectionnés représentent les différents points de vue et intérêts en présence [Boy, 2002]. Cependant l’essentiel du dispositif repose, dans sa dimension participative, sur un panel de profanes qui, bien qu’il ne soit pas tiré au sort, est censé présenter toutes les vertus politiques de cette sélection par le hasard. Dans les faits, la sélection des participants, confiée le plus souvent à des instituts de sondage, se fait sur la base de caractéristiques sociologiques diversifiées substituant ainsi à l’aléa6 la diversité sociologique (par exemple les disparités de niveau d’éducation de la population française, la répartition par sexe, âge, etc.). De manière plus subtile, on peut aussi chercher à assurer cette représentativité statistique en essayant de redresser par divers procédés la représentation d’une partie de la population que les mécanismes habituels de participation politique tendent à décourager (par exemple les femmes, les plus pauvres et les moins éduqués). La CPDP du débat public EPR a dans ses choix (niveau national, communication, etc.) cherché, au moins dans un premier temps, à organiser un débat grand public. Cette expérience s’est avérée peu probante sans doute parce que le public ne se mobilise pas sous une forme désintéressée et « froide », mais parce qu’il se découvre des motifs de concernement comme le montrent les débats sur les lignes électriques de transport que nous avons étudiés [Ras, 2004 ; Drocourt, 2003 ; Brugidou et Escoffier, 2005 ; Ramos, 2007].
6. Il existe une confusion entre les vertus politiques du tirage au sort, qu’illustre notamment la démocratie athénienne [Manin, 1996], et la représentativité statistique d’un échantillon. Dans un cas, il s’agit d’un principe de sélection politique (l’individu tiré au sort peut parler pour tous les autres parce qu’il partage avec eux la qualité de citoyen), dans l’autre l’échantillon statistique présente les mêmes caractéristiques que la population mère. Le sondage délibératif présente ces deux formes de représentativité.
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LE DÉBAT PUBLIC : UNE EXPÉRIENCE FRANÇAISE DE DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE TABLEAU 2 : LE MODE DE SÉLECTION COMME « CHOIX INSTITUTIONNEL DE DESIGN » DÉTERMINANT POUR LA PARTICIPATION
La participation est…
un moyen d’évaluer les programmes et projets
un but de la politique publique
Mode de sélection et type de représentation privilégié
Représentativité des intérêts
Représentativité statistique
« Acteurs » : concernés, intéressés, en actes, représentés, « Hot »
« Grand public » : profane, désintéressé, virtuel, neutre, « Cold »
Figures du public visé
Objectif Produit final du débat public CNDP
Éclairer les décideurs
Former des publics éclairés
un projet modifié
un bilan du débat
DIVERSITÉ DES POINTS DE VUES OU REPRÉSENTATIVITÉ DES ARGUMENTS Le débat public CNDP est un dispositif de participation, mais il est aussi un dispositif de délibération. Ce deuxième principe, selon A. Fung notamment, est indépendant du premier. Il ne suffit pas pour évaluer un débat de s’assurer de la participation du public (quel que soit le critère que l’on retienne), il faut encore que ce public échange des arguments et ouvre ainsi la possibilité de hiérarchiser des arguments. La question du sens et de l’objet de cette participation, commune à tous les dispositifs, devient alors un enjeu central dans la procédure de débat public. La CNDP écrit ainsi dans un « cahier méthodologique » [CNDP, 2004] que, s’il y a consensus sur le fait que la participation peut contribuer « à démocratiser la décision et éclairer le décideur », il faut clairement distinguer les débats qui visent « à produire des points de consensus voire à aboutir à un nouveau projet » de ceux qui visent « seulement [à] faire émerger et [à] enregistrer le point de vue des protagonistes ». On retrouve là une distinction formulée par J.-M. Fourniau entre la logique délibérative et la logique consultative qui opposent les différentes expériences de débats publics qu’il a observés et analysés [Fourniau, 2004a]. La délibération doit donc permettre a minima une confrontation des points de vue. Cette terminologie implique toutefois que des opinions, des prises de positions sont étroitement attachées à des positions ou des intérêts identifiés. La dynamique de la délibération doit aussi permettre de susciter de nouveaux arguments ou de leur donner une nouvelle pertinence, de faire le tri entre des arguments qui s’avèrent plus ou moins valides, plus ou moins forts et de poser ainsi la question de leur hiérarchisation. Le changement de position d’un acteur au cours du débat constituerait un des critères les plus exemplaires de cette dynamique argumentative [Fourniau, 2005a]. Les arguments ne sont plus attachés ici à des positions sociales identifiées mais
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sont désindexés des situations concrètes et notamment détachés des acteurs ou des agents qui les portent, ce qui rend possible leur circulation. Les arguments sont l’objet d’une « dématérialisation » relative dans le sens où il s’agit moins d’une conviction attachée à un for intérieur dont on ne saurait discuter, que d’une opinion potentiellement publique, c’est-à-dire d’un signe partageable et échangeable porté non par des acteurs ou des agents mais par des actants, Ce deuxième principe d’évaluation du débat public est donc, comme le principe participatif, l’objet d’une tension entre deux pôles : d’un côté la nécessité de représenter la diversité des points de vue présents dans une controverse sans préjuger de leur valeur, de l’autre celle d’évaluer la force des argumentations, sauf à se résigner à n’avoir fait qu’un « tour des acteurs » quand on croyait avoir fait le « tour des arguments ». Se pose en effet la difficile question des critères d’évaluation de la force de ces arguments. Sur quels critères les hiérarchiser ? Si le débat CNDP est autorisé à aborder la question de l’opportunité des projets, la procédure ne prévoit pas de procédure d’arbitrage. Or, la dynamique du débat public ne permet pas, à elle seule, de hiérarchiser les arguments comme le remarque par exemple le président de la CNDP dans son bilan du débat public « Liaison Grenoble-Sisteron » : « Les positions qui se sont exprimées, et que l’on n’a ni pesées ni comptées, sont non seulement différentes mais pour l’essentiel non conciliables ; chacune procède d’une conception différente, a sa logique propre et comportera pour les territoires des conséquences différentes » [CNDP, 2005]. Ces différentes propositions sont résumées dans le tableau suivant : TABLEAU 3 : LA DÉLIBÉRATION ET SES CONSÉQUENCES SUR L’ÉVALUATION La délibération vise à…
faire le tour des points de vue…
Mode d’interaction
Fermé : « Coulisse », cahiers Ouvert : auditions publiques, d’acteur, réunions thématiques, réunions publiques territoriales ateliers d’experts
favoriser la dynamique des échanges
Type de représentation privilégié
Représentativité des points de vue
Tour des arguments
Figures du public visé
Représentative (acteurs et publics)
Détachée : médiateurs, experts critiques, nouveaux entrants
Mode d’argumentation Des prises de positions attachées à des « acteurs » ou des « agents » Produit final du débat public CNDP
Constats des accords et désaccords
Évaluation de la force des arguments
Des arguments motivés qui circulent détachés des « actants » Prise en compte des arguments
Ici ce sont bien les degrés d’ouverture ou de fermeture du dispositif qui s’avèrent pertinents (et non pas le principe de représentativité). Ils
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déterminent, en distinguant la scène ou les coulisses du débat public, ou encore des phases de concertation et de délibération, des régimes de parole différenciés soit de négociation – en privilégiant la figure de l’agent ou de l’acteur occupé par ses intérêts –, soit de délibération, la position privilégiée étant celle du citoyen visant le bien commun. De même, les cahiers d’acteurs présentent plutôt les caractéristiques d’un dispositif fermé voué à l’expression de la diversité des points de vue
VERS UNE « CRITÉRIOLOGIE » DE LA PARTICIPATION ET DE LA DÉLIBÉRATION Pour concevoir des évaluations, nous ne pouvons nous contenter de « remonter » aux principes. Il nous faut dans un mouvement cette fois analytique, recenser les règles ou les critères7 proposés par les praticiens et par les théoriciens pour mettre en œuvre ces principes et les indicateurs d’évaluation qui permettraient de vérifier concrètement l’application de ces critères Un rapide tour d’horizon de la littérature grise et académique disponible en France permet de penser qu’il est possible de relier les règles officielles du débat public telles que les avance la CNDP aux critères procéduraux proposés par des chercheurs pour caractériser un espace délibératif. Nous tenterons aussi d’établir des corrélations entre les objectifs participatifs et délibératifs, les critères procéduraux, et les indicateurs de moyens ou de résultats recensés dans les travaux de praticiens. On peut, en croisant les travaux de J.-M. Fourniau [2004a] ; Callon, Lascoumes et Barthe [2001] sur la démocratie dialogique, proposer les correspondances suivantes. On indique ici quels critères procéduraux s’appliquent le mieux à tel ou tel principes : TABLEAU 4 : CRITÈRES PROCÉDURAUX DE PARTICIPATION ET DE DÉLIBÉRATION Critères
Publicité
Égalité
Intensité
Ouverture Qualité
Principes Participation-moyen
+
+
Participation-but
++
++
+
+
++
++
+
+
+
++
Délibération-tour des points de vue Délibération-dynamique des échanges
+
7. Les termes de règles et de critères désignent bien le même niveau de mise en œuvre mais doivent être distingués du point de vue de la logique d’action : le terme de règles se rapporte aux préconisations de la CNDP (qui se donnent des règles d’action), celui de critères se réfère au travail des chercheurs qui tentent de vérifier l’application de ces règles.
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Le débat est public : les conditions de son organisation doivent permettre à chacun d’y participer. Par ailleurs, chacun doit pouvoir également avoir accès aux contenus des débats. Le débat doit être égalitaire tant dans l’expression orale ou écrite que dans les conditions d’accès au débat : chacun, élu ou simple citoyen, doit pouvoir exprimer son point de vue dans le cadre du débat. Le débat est argumenté signifie que la conviction de chacun se forge à travers l’échange argumentaire. Cette règle renvoie selon nous au critère dit de qualité tiré des travaux de Callon et al. (2001) et sous-critères associés : le degré de sérieux des prises de parole et la continuité dans le temps des prises de parole. Le débat est pluraliste. Cette règle renvoie à la nécessité de constituer une communauté débattante sur la base d’un pluralisme des collectifs en présence. Bien que le croisement soit encore fragile, nous y avons associé deux types de critères tirés des travaux de Callon et al. (2001) : – le critère d’intensité de la procédure : celle-ci permet-elle un engagement des profanes le plus en amont possible dans l’exploration du problème en objet, ainsi que le cours de la procédure (par exemple par une intégration de nouveaux groupes chemin faisant ?) – le critère d’ouverture du groupe : il renvoie à la diversité des groupes consultés, à leur indépendance au regard des groupes d’intérêts ainsi qu’au contrôle de la qualité des porte-parole. Peut-on passer de la discussion sur les critères à la construction d’indicateurs permettant de produire des données d’évaluation ? Si l’on analyse les travaux des praticiens (CNDP, maîtres d’ouvrage), on note en effet la production en quantité de données essentiellement quantifiées censées « prouver », dans une logique gestionnaire, que les règles du débat public ont été respectées. Le tableau 5 présente les correspondances que nous avons pu établir entre les objectifs de participation et de délibération, les règles et les critères d’évaluation procédurale explicités précédemment et des indicateurs repérés dans la littérature grise et dans les comptes rendus des différentes CPDP. Les indicateurs de résultats présentés dans ce tableau renvoient à deux figures du public visé dans le cadre d’un débat : d’une part, un public non différencié (nombre de présents aux réunions) et d’autre part, des acteurs constitués, porteurs d’intérêts (diversité des acteurs présents/ absents). On remarque par ailleurs que les indicateurs de moyens (procéduraux) foisonnent à la différence des indicateurs de résultats. Le premier critère de « publicité » est mixte si l’on considère les indicateurs : ils mesurent aussi bien la participation des acteurs (cahier d’acteurs) que celle du public (notamment si l’on prend en compte les
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indicateurs de résultats, par exemple le nombre de présents aux réunions publiques). Le critère de délibération identifié (« la qualité ») renvoie pour l’essentiel au critère de la représentativité des points de vue. Les indicateurs sont en effet plus nombreux et solides. TABLEAU 5 : ARTICULER DES OBJECTIFS DE PARTICIPATION ET DE DÉLIBÉRATION, DES CRITÈRES PROCÉDURAUX ET DES INDICATEURS.
Objectifs
Règles-critères procéduraux
Indicateurs de moyens
Indicateurs de résultats
Participation
Public – Publicité/publicisation
- nombre et durée des réunions publiques - nombre de lettres du débat public - existence d’un site internet - existence de cahiers d’acteurs
- nombre de présents aux réunions publiques ou nombre moyen de présents dans le cadre des débats publics précédents
Égalitaire - Égalité : expression et accès au débat
- diversité des lieux de réunions - diffusion de carte T - mise à disposition d’un n° vert - mesure des temps de parole
- nombre de questions posées en séance - nombre de courriers adressés à la CPDP
Pluraliste – Ouverture : degré de diversité des groupes consultés, d’indépendance vis-àvis des groupes d’action constitués ; degré de contrôle de la qualité de représen-tation des porte-parole
- nombre d’invitations adressées aux acteurs institutionnels avant ouverture des débats - % de réunions dans les communes directement concernées par le projet - inciter à dire si mandaté ou non par un collectif
- diversité des acteurs présents/absents (représentants État/collectivités, socioprofessionnels, associatifs, partis politiques)
Pluraliste – Ouverture : degré de diversité des groupes consultés…
- nombre de points de vue exprimés lors de chaque réunion
- diversité des arguments présentés publiquement
Pluraliste - Intensité : degré de précocité de l’engagement des profanes ; degré de diversité dans la composition des collectifs
- informer le plus en amont possible (avant débat) - débat intervenant en amont du processus décisionnel
Argumenté – Qualité : degré d’approfondissement (argumentaire) et continuité de prise de parole
- maintenir un échange en continu en dehors des réunions publiques - incitation à exprimer de nouveaux arguments au fur et mesure du débat - citer les sources d’informations - nombre d’experts mobilisés - caractère interactif du site internet - taux de réponses aux courriers adressés à la CPDP
Délibération
- nombre total de visites du site internet et évolution dans le temps ; nombre de pages lues/internautes/visites - en fin de débat, récapitulatif des positions argumentées des différents acteurs, et avis rendu quant à leur évolution dans le temps - récapitulatif des points d’accord et de désaccord à l’issue du débat
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CONCLUSION Comment évaluer la délibération sans prendre en compte d’abord la question de la participation ? S’y risquer impliquerait que l’on puisse juger un débat public satisfaisant du point de vue de la délibération (la dynamique du débat ayant permis à la fois de faire le tour des arguments et de les hiérarchiser) sans se préoccuper d’un déséquilibre éventuel de la participation (par exemple une faible participation, ou l’absence de certains acteurs…) et de ses conséquences sur les critères de hiérarchisation des arguments dans la dynamique du débat. Soulignons pour conclure qu’il ne s’agit pas seulement d’un enjeu méthodologique ! La CNDP ne hiérarchise pas les arguments alors que dans d’autres dispositifs délibératifs, la hiérarchisation des arguments revient au public, notamment par des processus de vote [Benvegnu, 2006]. L’ambivalence, le jeu sur les tensions entre des conceptions différentes de la participation et de la délibération peut bien entendu favoriser l’innovation sociale et politique. Mais ce bénéfice de l’expérimentation a aussi son revers : l’incertitude pour tous les protagonistes. Est-il souhaitable de maintenir ces ambivalences alors qu’on cherche à institutionnaliser la pratique du débat ? On peut en effet craindre que des tensions jamais explicitées finissent par se retourner contre les citoyens, engagés ou pas (alors qu’à l’inverse les maîtres d’ouvrage peuvent limiter l’incertitude par la professionnalisation). L’exercice du droit à la participation passe sans doute, comme pour les autres droits démocratiques dans un système libéral, par des règles prévisibles, précises et connues du public. La réflexion autour de critères d’évaluation peut sans doute aider à construire ces règles communes.
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Ce que débattre nous apprend. Éléments pour une évaluation des apprentissages liés au débat public
Louis Simard et Jean-Michel Fourniau La prolifération des dispositifs participatifs conduit de nombreux chercheurs à présenter des repères pour différencier des pratiques foisonnantes [Boy, 2002 ; Reber, 2003] et les évaluer [Fiorino, 1990 ; Renn et al., 1995 ; Mermet, 2005 ; Brugidou et al., 2007]. Quels sont les meilleurs dispositifs pour assurer une participation effective ? Quels est l’effet des choix d’organisation des dispositifs sur la qualité des échanges entre participants et sur la décision ? S’attachant à la première question, G. Rowe et L. Frewer [2000 et 2005] différencient les niveaux d’engagement du public dans les dispositifs de communication, de consultation et de participation selon le flux d’information entre les participants et le maître d’ouvrage. S’attachant à la seconde question, A. Fung [2003] caractérise les conséquences fonctionnelles du design institutionnel des dispositifs sur la participation et formalise les trois dimensions des choix d’organisation en un « cube de la démocratie » [2006]. Autour de ces propositions pour départager les dispositifs participatifs des procédures consultatives plus classiques, les chercheurs proposent plus généralement d’évaluer la réalité de la « démocratisation de la démocratie » que promettent les nouvelles procédures délibératives [Fung et Wright, 2003 ; Rowe et Frewer, 2004 ; Rui, 2004] et discutent des critères et des règles nécessaires pour « laisser les forums hybrides se développer » [Callon, Lascoumes et Barthe, 2001, p. 210]. L’intérêt de ces différents travaux est ainsi, dans une visée normative assumée par les auteurs, de caractériser les médiations permettant aux dispositifs mis en place de correspondre aux finalités d’une démocratie délibérative. Mais la plupart des méthodologies d’évaluation des dispositifs de participation restent centrées sur le moment même du débat public et s’intéressent finalement plus aux conditions de l’échange entre les participants qu’à son résultat. Dans une recherche précédente [Fourniau, Hollard, Simard, 2004], nous avons au contraire fait l’hypothèse que le débat a un effet sur l’apprentissage des acteurs et l’expérience politique des partici-
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pants, sur la formation de coalitions d’acteurs et leurs répertoires d’action, sur la structuration des enjeux à négocier, donc sur l’action publique. Sur le plan méthodologique, cela implique de resituer l’analyse des moments de discussion et de négociation dans toute l’épaisseur historique des processus de conduite des projets. En concentrant notre attention tant sur la procédure de débat public, les règles et le contenu des échanges, que sur les apprentissages réalisés en amont et en aval, nous avons cherché à articuler le temps du débat avec les autres moments de concertation ou de négociation qui jalonnent un processus de décision. Aussi proposons-nous dans ce papier d’analyser les apprentissages des acteurs pour en dégager des éléments pour une méthodologie d’évaluation des débats publics. Le débat public fait peser sur le processus de décision une incertitude politique majeure donnant à toutes les parties prenantes de « bonnes raisons » d’apprendre. Notre thèse consiste donc à considérer qu’évaluer le débat public dans son rapport à la décision, c’est d’abord évaluer les apprentissages mutuels qu’engendre le débat et qui peuvent ensuite faire effet dans le processus de décision. Dans la première partie, nous analysons les apprentissages que font les acteurs pour conserver la maîtrise de la situation et garder la capacité d’influer sur la décision, pour préparer le débat en amont et le réparer en aval. En seconde partie, nous tirons de la caractérisation des apprentissages un schéma dynamique des effets du débat sur la décision. Ce schéma permet enfin de comprendre la place que tendent à occuper les institutions du débat public au Québec comme en France dans l’apprentissage des grands acteurs du domaine de l’aménagement et de l’environnement.
L’APPRENTISSAGE DES ACTEURS DANS LA CONDUITE DES PROJETS Dans la conduite des grands projets, l’apprentissage permet de réduire l’incertitude que fait peser le débat public sur la décision et d’introduire de la stabilité dans l’action. L’apprentissage peut se définir comme : « Un processus basé sur l’expérience à travers lequel le savoir sur les relations entre les actions et les résultats se développe, encodé dans des routines et stocké dans la mémoire organisationnelle et qui a comme conséquence de changer le comportement collectif. » [Barnett, 2001] Mais la conduite des projets n’est jamais totalement maîtrisée, ne seraitce que parce que les acteurs sont engagés dans différents sous-systèmes d’action qui influencent son déroulement. Si certains acteurs apprennent « ensemble » et si cela leur permet de rendre la conduite plus prévisible et moins conflictuelle, avec d’autres acteurs la conduite demeure conflictuelle et l’apprentissage, bien qu’inégal, peut accentuer la confrontation.
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L’apprentissage peut prendre plusieurs formes. J. G. March et J. P. Olsen [1991] proposent un cycle de l’apprentissage qui peut se traduire en types de « produits » de l’apprentissage, que nous adaptons de la manière suivante : a) attitudes ou convictions ; b) routines (tactiques ou stratégies) et c) outils ou structures. FIGURE 1 : CYCLE DE L’APPRENTISSAGE ORGANISATIONNEL Tactiques et stratégies
Convictions individuelles
Outils et structures
Réaction de l’environnement
Précisons la nature des apprentissages réalisés par les différents types d’acteurs.
Les produits de l’apprentissage des maîtres d’ouvrage Par le grand nombre d’expériences accumulées et les ressources qu’ils détiennent, les maîtres d’ouvrage apparaissent être en mesure de s’inscrire dans l’ensemble du cycle des produits d’apprentissage, et de multiples façons. • Attitudes et convictions — L’expérience et son évaluation en termes de succès et d’échecs favorisent l’adoption d’attitudes nouvelles dans la conduite des projets. Il s’agit concrètement d’idées ou de valeurs qui cadrent le choix des acteurs. La recherche ciblée d’accords avec les acteurs « pertinents » concernés par le projet, c’est-à-dire ceux en mesure d’établir un rapport de force vis-à-vis du maître d’ouvrage, et la quête de prévisibilité accrue par d’importantes activités de préparation de chacune des phases, sont les deux principales attitudes qui se dégagent du discours et de l’action des membres des équipes-projet. • Routines (tactiques et stratégies) — L’apprentissage peut se traduire par des tactiques et des stratégies8 et se concrétiser en de véritables routines.
8. On désignera ici par tactiques les actions restreintes ou les procédés simples pour atteindre un objectif. Les stratégies feront référence à des actions plus élaborées et elles renvoient plutôt à une série d’actions.
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Du côté des stratégies, l’étude de contexte consiste à identifier les « acteurs forts » du territoire et à anticiper la manière d’obtenir leur accord. Autre exemple, la stratégie de communication : de la plaquette d’information au sondage, en passant par les numéros de téléphone « vert », les conférences de presse, les sites Web, toute une série d’actions de communication s’affine de projet en projet en direction des différentes catégories d’acteurs. Le débat public apparaît comme un vecteur majeur d’apprentissages : élaboration d’un cahier de réponses aux « questions qui fâchent9 » pour chaque membre de l’équipe-projet ; accumulation des expériences en interne pour développer ensuite des actions précises de préparation (simulations de débat, etc.) en plus du recours à des professionnels externes en communication. La pérennisation des tactiques et des stratégies en routines10 vise à suspendre l’indétermination de la coopération pour la faciliter. Les routines agissent alors comme un formatage des situations pour les rendre invariantes [Dubuisson, 1998]. • Outils et structures — L’expérience se traduit également en apprentissage collectif via des outils et des structures plus permanents. L’expertise des maîtres d’ouvrage tant au niveau technique, environnemental, juridique que communicationnel est progressivement mise en forme dans des documents, des méthodes et procédures à utiliser lors de la conduite des projets. La formalisation de la négociation avec les agriculteurs et les élus locaux a conduit à une entente et à des programmes ou protocoles qui prévoient notamment des compensations11. L’apprentissage se traduit également par l’aménagement de structures organisationnelles permanentes. Le rapprochement des maîtres d’ouvrage du territoire par la création de délégations régionales permanentes et l’entretien du dialogue avec les acteurs locaux est un exemple. La création de fondations qui financent des projets en région en partenariat avec les organismes du milieu afin de réaliser des initiatives à caractère environnemental et social en est un autre.
9. Tâche, sous ce nom, d’une mission en cours en 2007 au Conseil général des ponts et chaussées. 10. Éléments clés de l’apprentissage organisationnel, les routines, comme le rappellent B. Levitt et J. G. March [1988], sont indépendantes des individus et survivent au changement de ceux-ci. 11. Dans le cas du transport de l’électricité, il s’agit des ententes avec les associations d’agriculteurs, du Protocole sur l’insertion des lignes THT dans l’environnement en France entre EDF et l’État et du Programme de mise en valeur intégrée d’Hydro-Québec. C’est suite aux demandes formulées, de projet en projet, pour différents types de compensations (financement de projets locaux, aménagements, compensations pour dévaluation des propriétés, etc.) et aux échecs rencontrés que ces outils ont été créés.
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Les produits de l’apprentissage du côté des autres acteurs Les autres acteurs généralisent également leur expérience, mais les produits d’apprentissage sont plus rares et les mécanismes moins organisés. Leur capacité d’apprendre, bien que restreinte en raison d’une plus faible disponibilité de moyens, d’une moins grande stabilité et d’expériences plus dispersées, marque de manière significative l’efficacité de leur action sur les projets. • Les associations d’agriculteurs — Les agriculteurs qui connaissent bien le fonctionnement et le contenu des ententes compensatoires adoptent dès le début des rencontres avec les maîtres d’ouvrage une position de négociation. À l’échelle des routines, leurs représentants tiennent à être accompagnés d’agriculteurs expérimentés pour faire valoir des expériences antérieures d’application favorable des compensations. Au-delà, les ententes, protocoles ou programmes avec les maîtres d’ouvrage et l’existence de lieux pérennes de concertation permettent d’entretenir des relations en continu et d’élaborer des projets communs. • Les municipalités — L’apprentissage des marges de négociation avec les maîtres d’ouvrage sur les compensations offertes en échange d’un accord sur le projet est surtout le fait des municipalités de grande taille, détenant des ressources significatives et bénéficiant de quelques expériences. Mais la préférence des communes pour la négociation bilatérale, en s’adjoignant parfois un expert technique, limite les capacités d’apprentissage. • Les associations — Les associations de défense de l’environnement ou de citoyens – qui ont été dans la plupart des cas étudiés les principaux foyers d’opposition aux projets – font preuve d’apprentissage cognitif et comportemental, direct comme indirect. Le recours à l’expression artistique publique pour sensibiliser la population, le partage des différentes dimensions du projet pour préparer les interventions lors du débat public, le refus des négociations bilatérales sont des tactiques et stratégies inspirées de l’expérience. Mais les associations ont en revanche plus de mal à routiniser les tactiques et stratégies éprouvées, et à investir dans des outils ou des structures. • Les services de l’État — L’attitude générale des services de l’État est marquée par un certain désengagement en raison du caractère très politique de la conduite des projets, ainsi que d’un manque de moyens et de temps. En revanche, les ministères de tutelle des maîtres d’ouvrage développent des exigences accrues concernant la justification des projets. Les « contraintes » du débat public y sont à l’origine de stratégies de préparation, les adminis-
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trations (Développement durable notamment) organisant des simulations et des retours d’expérience entre agents. Les produits cognitifs, comportementaux et structurels de l’apprentissage de ces acteurs sont donc plus épars. Mais ils sont à l’origine d’une meilleure défense des intérêts des collectivités et des associations locales comme des agriculteurs. L’apprentissage peut dès lors être abordé comme un amplificateur des ressources des acteurs. Sa mise en œuvre leur permet de valoriser certaines ressources dans l’action et d’y améliorer leurs positions.
Débat public et incertitude Procédure ouverte12, l’organisation du débat répond nécessairement à des principes de validité par rapport auxquels les participants pourront s’engager dans le débat et juger de son déroulement comme de ses résultats. Le BAPE a, dès ses premières années d’existence, défini un ensemble de règles de procédures pour se mettre au service du public et enquêter sur les justifications des projets13. La CNDP énonce trois principes d’organisation du débat : principe de transparence ; principe d’équivalence ; principe d’argumentation [CNDP, 2004]. Mais, c’est moins l’énoncé de principes qui structure le déroulement d’un débat que les épreuves auxquelles les participants les soumettent dans un « débat sur le débat » toujours intense [Fourniau, 2001b]. Ces principes font donc l’objet d’une construction, tant dans la préparation du débat qu’au cours de son déroulement, au fur et à mesure que surgissent des litiges sur leur mise en œuvre par les organisateurs du débat public (CPDP en France, commissaires du BAPE au Québec) sur chaque projet particulier. Dans les débats publics ouverts, les acteurs se confrontent donc sur l’organisation de la discussion. De manière synthétique, nos travaux sur le « débat sur le débat » repèrent cinq grandes dimensions de ces disputes autour des conceptions de ce qu’est un « bon » débat, que résume le tableau ci-dessous.
12. Les audiences du BAPE comme les débats de la CNDP sont ouverts à toute personne qui souhaite y participer, alors que d’autres dispositifs, comme les conférences de citoyens, sont dits fermés parce qu’ils recourent à une sélection des participants. Les biais de représentation statistique du public dans un dispositif ouvert son évidemment importants alors qu’une méthode de sélection permet de les contrôler. Cette question du « bon » public est toujours disputée dans les débats. 13. Cf. les témoignages des fondateurs du BAPE sur la construction des principes de fonctionnement du BAPE, rassemblés dans le premier chapitre de [Simard et al., 2005].
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LE DÉBAT PUBLIC : UNE EXPÉRIENCE FRANÇAISE DE DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE TABLEAU 1 - DEUX PÔLES BORNANT LES CHOIX D’ORGANISATION DU DÉBAT PUBLIC
Questions
Logique consultative : information à double sens
Logique dialogique : forum hybride
Qui participe ?
Représentativité statistique
Représentativité argumentative
Dans quel but ?
Exposer son point de vue
Argumenter pour convaincre et être convaincu
Comment ?
Instruction publique
Co-production
Contenu du débat ?
Approche sectorielle du projet
Débat sur le développement territorial associé au projet
Initiative du débat ?
Rôle exclusif de la CPDP
Mobilisation des acteurs
La logique consultative de la « théorie des trois acteurs du débat » [CPDP TGV Rhin-Rhône, 1999] et la logique dialogique du forum hybride forment les deux figures polaires entre lesquelles l’exercice du débat public tâtonne. La diversité des pratiques nous montre alors que l’exercice du débat public ne converge pas vers un modèle unique du « bon » débat, qu’il conviendrait d’ériger en norme. Elle définit seulement l’espace de variation des choix d’organisation du débat public, c’est-à-dire un espace d’expérimentation collective de ce qu’est un « bon » débat. En ce sens, les questions sur lesquelles se disputent les participants ne peuvent pas constituer par elles-mêmes des critères d’évaluation de ce qu’est un « bon » débat. Pour une démarche évaluative, les considérer comme des dimensions prescriptives équivaudrait à ériger en norme telle ou telle réponse apportée dans la diversité des pratiques, c’est-à-dire à adopter, en fait, les options définies par un groupe d’acteurs donné, fut-ce le tiers garant indépendant. Les considérer au contraire comme des dimensions descriptives des litiges entre les participants nous permet de souligner que le débat est source d’incertitude pour tous les acteurs. Espace d’expérimentation des relations que les acteurs peuvent entretenir dans le processus de décision, le débat public peut prendre différents visages et son résultat n’est jamais connu d’avance, ni totalement maîtrisable par aucun des protagonistes. En effet, les cinq questions que nous avons repérées touchent à l’exercice de la démocratie : aucun acteur ne peut légitimement en dicter seul les réponses. Imprévisible, le débat n’en est pas moins un espace de pouvoir car les capacités de faire valoir sa conception du « bon » débat sont inégales. Via l’apprentissage, les acteurs veulent alors influencer les réponses à donner à chacune des questions pour marquer leur place dans le processus de décision.
CE QUE DÉBATTRE NOUS APPREND. ÉLÉMENTS POUR UNE ÉVALUATION…
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L’APPRENTISSAGE POUR ÉVALUER LE LIEN DU DÉBAT AVEC LA DÉCISION Parce que le débat public redéfinit la conduite des projets, l’apprentissage est un phénomène répandu chez la plupart des acteurs, mais certains acteurs apprennent plus que d’autres. De nombreux auteurs ont donc proposé de qualifier le degré d’apprentissage, par exemple en termes de simple ou de double boucle [Argyris et Schön, 1978]. Dans l’optique d’évaluer les effets du débat dans le processus de décision, nous nous appuyons sur une conception relationnelle de l’apprentissage [Simard, 2003] selon laquelle l’apprentissage en cycle complet ne peut se réaliser que par une relation complémentaire entre acteurs [Lascoumes et Le Bourhis, 1998]. En conséquence, quand les relations entre des acteurs demeurent conflictuelles, ceux-ci ne peuvent réaliser des apprentissages en cycle complet ni stabiliser leurs relations en atteignant l’étape des « outils et structures ». L’apprentissage relationnel implique la négociation car celle-ci conditionne l’apprentissage en cycle complet. La négociation requiert un rapport de force relativement équilibré entre les acteurs, leur permettant de se donner conjointement une définition du projet compatible dans la durée avec leurs intérêts. À long terme, cet apprentissage complet se traduit par des programmes, des protocoles, des ententes et des espaces d’échange permanents comme autant de nouveaux outils et structures pour les futures conduites de projets. Les moments de débat public – lui-même occasion de processus d’apprentissage, plus particulièrement des relations entre les acteurs – jouent un rôle décisif pour faire évoluer les rapports de force en ce sens, et notre démarche d’évaluation du débat se concentre donc sur cette dimension. Muni de cette conception relationnelle de l’apprentissage, évaluer le débat dans son lien à la décision consiste à articuler les modalités qui encadrent les processus d’apprentissage – l’organisation du débat, son déroulement, son fonctionnement informatif ou délibératif et la place qui y est faite à chacun –, les produits de ces apprentissages et leurs effets sur la conduite des projets dans la durée. L’évaluation du débat porte en particulier sur les conditions dans lesquelles le débat peut faire évoluer une relation initialement conflictuelle vers une relation complémentaire, et sur les dispositions permettant la transformation de la conduite des projets. Examinons donc les différents produits de l’apprentissage qui peuvent résulter du débat public.
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LE DÉBAT PUBLIC : UNE EXPÉRIENCE FRANÇAISE DE DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE
Les produits de l’apprentissage relationnel comme critères d’évaluation du débat Nous retenons ici trois critères d’évaluation des produits des apprentissages réalisés dans le débat. Nous ne revenons pas sur la légitimité qu’acquiert le débat public pour les parties prenantes du processus de décision : elle résulte d’abord de ses conditions d’organisation favorisant ou non la formation d’une « communauté débattante » [Fourniau, 2004a]. En reprenant la distinction faite entre apprentissage conflictuel et apprentissage complémentaire, on peut repérer deux dimensions de l’intelligence collective [Puyfaucher, 2005] que la dynamique d’un débat public peut engendrer. Enfin, la reconnaissance sociale est le critère qui caractérise la qualité des relations entre les acteurs du débat. • Les transformations du projet résultant de l’apprentissage conflictuel — Les associations locales de défense de l’environnement investissent le dossier soumis à débat à la fois sur le plan technique et sur le plan des projets de territoire, pour soutenir des alternatives à la logique sectorielle du maître d’ouvrage. Formulation de mesures de protection écologique, modifications du projet, vérification d’un projet alternatif par une expertise indépendante, peuvent en résulter. La prise en compte dans la suite du processus de décision des contre-projets et des contre-expertises formulés dans le cours du débat concrétise souvent (même si ce n’est pas le cas général) le résultat de cette dynamique d’apprentissage conflictuel, les acteurs pouvant partager une même raison sans pour autant s’accorder sur les conséquences à en tirer. Ainsi, le partage par une « communauté débattante » d’une même problématique élargie favorise la compréhension du socle de la décision sans pour autant impliquer un consensus sur cette décision. • La constitution de « partenaires » pour la suite de la concertation, produit de l’apprentissage complémentaire — Dans quelques cas, le processus d’apprentissage relationnel peut se faire « en cycle complet » et aboutir à la constitution de « partenaires » pour la suite de la concertation. Nous avons mentionné les « ententes » avec les maires et des « protocoles » avec le monde agricole qui encadrent les projets de lignes électriques au Québec comme en France. Le débat public débouche de plus en plus souvent en France sur des protocoles encadrant la poursuite de la concertation et la désignation d’un tiers-garant du processus, et la question de la « gouvernance d’après-débat » devient l’un des thèmes de conclusion des débats. Ainsi le débat initie des cadres de négociation institutionnalisés pour la conduite des projets.
CE QUE DÉBATTRE NOUS APPREND. ÉLÉMENTS POUR UNE ÉVALUATION…
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• La reconnaissance sociale acquise dans le débat — La dynamique de constitution d’une « communauté débattante » concrétise un processus de reconnaissance mutuelle entre des acteurs préalablement en conflit. Nous pouvons mentionner plusieurs dimensions de ce processus de « cohésion sociale » [Puyfaucher, 2005], touchant à la confiance [Leborgne, 2005], aux valeurs [Livet, dans cet ouvrage], aux rapports de force [Simard, 2003] et à l’expérience politique faite par les participants [Fourniau, 2007a]. Finalement ces critères d’évaluation déploient la manière dont la dynamique de formation d’une « communauté débattante » peut faire effet dans la suite du processus de décision en transformant le contenu et la qualité des relations entre les acteurs de la décision. Le critère de la reconnaissance sociale concrétise la manière de juger de l’intérêt général propre de la participation alors que le critère de l’intelligence collective touche plus directement à la validation dans le débat d’une problématique élargie de la décision. Nous pouvons alors résumer comment la dynamique d’organisation du débat et les produits d’apprentissage qui en résultent peuvent porter effet dans le processus de décision.
Un schéma dynamique des effets du débat sur la décision La figure 2 synthétise nos résultats quant à la dynamique des effets du débat sur la décision. En premier lieu, le schéma situe le moment du débat public dans le déroulement du processus de décision. Ce moment vient après des conflits et concertations antérieurs ayant déjà induit les phénomènes d’apprentissage évoqués dans la partie précédente. Mais l’organisation du débat est génératrice d’incertitudes qui peuvent déstabiliser les acquis de ces apprentissages de la conduite des projets. Par exemple, les stratégies de communication conçues pour réduire les oppositions sont prises en défaut et des maîtres d’ouvrage ont été conduits à créer des formations à la communication spécifiques car, pour le débat, il s’agit d’abord de désapprendre les leçons classiques du mediatraining et d’adopter une posture modeste d’écoute et d’empathie avec ses interlocuteurs. Plus globalement, Archon Fung [2005] s’interroge sur la capacité des grandes organisations à sortir d’une culture agonistique pour entrer dans la délibération, ce que les associations locales font plus facilement, constate-t-il. Un premier moment de l’évaluation porte donc nécessairement sur les épreuves que le débat public fait subir aux apprentissages passés. Y compris au Québec où l’ancienneté de la procédure fait des audiences publiques la référence de l’apprentissage de la conduite des projets [Gariépy, 1997], chaque débat met à l’épreuve les attitudes, les routines et les structures préexistantes.
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LE DÉBAT PUBLIC : UNE EXPÉRIENCE FRANÇAISE DE DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE
Le bloc central du schéma articule deux plans d’évaluation, celui de la dynamique du débat qui résulte de son organisation, celui de la production du débat qui résulte de sa dynamique propre. Les modalités d’organisation du débat déterminent alors le public constitué. Une organisation dialogique permet (flèche en pointillé du bas) la formation d’un collectif en capacité de manifester la légitimité de la procédure par ce qu’a produit le débat, de faire vivre l’intelligence collective créée et valoir la reconnaissance sociale acquise dans le débat. En mettant l’accent sur l’idée de communauté débattante, ce schéma identifie ce que peut engendrer chaque débat : un collectif d’apprentissage relationnel en cycle complet distinct des acteurs institués par les concertations antérieures. Le lien entre débat et décision passe donc par la composition de ce collectif que nous avons nommé « communauté débattante ». Enfin, le bloc de droite explicite ce que nous entendons par « influence sur la décision » en identifiant les produits de l’apprentissage mutuel fait dans le débat et qui transforment le processus de décision comme les futurs rapports entre acteurs lors d’éventuels projets à venir (boucle de rétroaction du bas). Sa description s’appuie plus particulièrement sur divers bilans en cours de discussion de l’activité de la CNDP à la fin de son premier mandat en tant qu’autorité administrative indépendante [CNDP, 2007]. Mais il faut mentionner les limites des logiques d’apprentissage relationnels en cycle complet qui sous-tendent les possibilités d’influence sur la décision. Dans une perspective politique, l’apprentissage apparaît en effet comme un amplificateur des ressources des acteurs [Crozier et Friedberg, 1977]. Nous avons ainsi noté que les maîtres d’ouvrage bénéficient plus que les autres de ses effets et d’un meilleur contrôle de la conduite des projets sur la durée. L’évaluation doit rendre compte de cette asymétrie construite dans la durée des processus de conduite des projets, que les modalités d’organisation du débat public cherchent à contrebalancer. De manière plus globale, l’institutionnalisation du débat public ne résout pas les phénomènes de non-participation ou de la négociation en coulisse. Au contraire, le niveau d’exigences requis pour s’engager dans un processus délibératif comporte le risque d’un redoublement de l’exclusion, les populations les plus fragilisées par l’irruption d’un projet sur leur territoire étant souvent les catégories sociales les plus démunies [Blondiaux, 2001], alors que les acteurs en meilleure position cherchent à éviter le débat [Simard, 2005].
Publics du débat
Í
6. Une reconnaissance de l’expérience sensible
5. Une place offerte à chacun
4. débat pluraliste et contradictoire
3. débat argumentaire
La clarté des règles organisant les échanges :
Ë
Production
La formation d’une « communauté débattante »
3. La reconnaissance sociale
2. L’intelligence collective
1. La légitimité de la procédure
du débat public
1. La transparence et la publicité des débats 2. L’égalité des conditions de participation au débat : le principe d’équivalence
Organisation
Moment du débat public
L’influence sur la décision
• La clarification des calendriers des décisions relatives aux divers problèmes liés au projet et le caractère réversible ou non de ces décisions ; • Les dispositifs de concertation mis en place et le rôle donné à un tiers garant (concertation ou médiation). • La prise en compte des modifications du projet et du périmètre des problèmes publics que le débat a fait émerger et lié au projet (ce qui implique souvent l’inclusion dans la concertation de nouveaux acteurs) ; • L’élargissement de l’expertise convoquée à la suite du débat pour répondre à ce nouveau périmètre ; • La mise en place d’observatoires pluralistes pour équiper la mise en œuvre du principe de précaution sur le nouveau périmètre du dossier. • L’inclusion des nouveaux publics (identifiés dans le débat) dans les procédures de concertation postérieures et les observatoires mis en place ; • La signature des protocoles de concertation et des ententes par les acteurs locaux.
pour la suite de la concertation
Résultats des apprentissages mutuels
Poursuite de la concertation
Boucle de rétroaction des produits d’apprentissage du débat sur les concertations futures boucle courte (renforcement des relations existantes) ou boucle complète (nouveau collectif d’apprentissage complémentaire
=> Négociations
Outils et structures
Tactiques et stratégies
Attitudes et convictions
Concertations antérieures Apprentissages conflictuels ou complémentaires
INCERTITUDES
FIGURE 2 – SCHÉMA DYNAMIQUE DES EFFETS DU DÉBAT SUR LE PROCESSUS DE DÉCISION
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LE DÉBAT PUBLIC : UNE EXPÉRIENCE FRANÇAISE DE DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE
CONCLUSION. LES INSTITUTIONS DU DÉBAT PUBLIC AU CŒUR DE L’APPRENTISSAGE DES ACTEURS Au-delà de l’examen des résultats immédiats de chaque débat particulier, la figure 2 permet de comprendre le rôle des apprentissages induits par le débat dans trois cheminements de la décision. Dans beaucoup de cas, la dynamique du débat n’est pas assez forte pour engendrer un collectif d’apprentissage relationnel en cycle complet. Le débat peut alors renforcer les relations préexistantes – conflictuelles et complémentaires – entre les acteurs, au bénéfice des acteurs les plus aptes à maîtriser l’incertitude créée (cette boucle courte est sans doute le cas le plus fréquent). Le débat n’est alors qu’un moment procédural parmi de nombreux autres qui jalonnent la conduite des projets, donnant surtout un accès facilité à l’information pour les acteurs les moins dotés. Si les moments de mise en discussion publique des projets n’étaient que cela, la répétition d’un tel cheminement comporterait pour les institutions du débat public le risque d’une routinisation du débat en tant que procédure d’instruction des projets, risque advenu pour l’enquête d’utilité publique en France et contre lequel plusieurs appels au renouvellement du BAPE mettent en garde [Simard et al., 2005]. Parfois, le débat peut conduire au contraire à une perte de maîtrise, les apprentissages antérieurs ne résistant pas à l’épreuve d’un forum public. Les associations les plus ancrées dans une culture agonistique tentent ainsi de faire du débat public un cliquet pour bloquer les projets. Né pour répondre à de telles situations de blocage de la décision, le débat public perdrait toute crédibilité si c’était là son résultat répété. Un troisième cheminement de la décision est possible, celui qu’illustre la boucle complète de notre schéma. En effet, l’activité du BAPE depuis 30 ans, celle de la CNDP depuis 10 ans donnent à observer, avec plus ou moins d’intensité, les outils et structures de la colonne de droite de la figure 2. Notre analyse souligne ainsi que le BAPE et, aujourd’hui, la CNDP structurent l’apprentissage des acteurs. Tous les grands maîtres d’ouvrage ont constitué des structures d’appui à leurs responsables de projets pour les aider à opérer les changements qu’impose un débat public ouvert piloté par un tiers indépendant. Les grands aménageurs, les ministères et les groupes organisés développent une « culture » du débat public, alternative à la culture agonistique préexistante. Avec l’institution du débat public, l’apprentissage relationnel qui était envisagé par paires d’acteurs de la conduite des projets doit donc également être envisagé en triades : le BAPE et la CNDP y jouent un rôle pivot en initiant de nouveaux cycles complets.
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Les activités du BAPE et de la CNDP se sont imposées progressivement comme la référence en matière de participation du public parce que leur pratique devient génératrice de l’apprentissage des autres acteurs. Les institutions du débat public infléchissent ainsi durablement un processus de transformation de la conduite des projets par ailleurs fortement contraint par des logiques corporatives et partisanes adverses. Mais l’institutionnalisation du débat public ne leur assure pas définitivement ce rôle sans innovation régulière, et des reculs ont été notés à l’occasion de telles ou telles décisions. Un paradoxe apparaît, qui pourrait différencier les trajectoires des deux institutions. Le BAPE s’est rapidement structuré et professionnalisé pour jouer son rôle dans la triade de l’apprentissage relationnel, mais au prix d’une rigueur méthodologique qui handicape une évolution de la procédure aujourd’hui nécessaire pour relancer le cycle d’innovation initié au début des années 1990 (médiation, enquêtes et audiences génériques, intégration de nouveaux projets). À l’inverse, pour ne pas encourir ce risque de l’institutionnalisation, la CNDP ne souhaite pas normer l’exercice du débat public et ne s’est pas dotée des moyens pour systématiser des capacités d’investigation, de formation et de retour d’expérience pourtant jugées aujourd’hui insuffisantes au vu des efforts entrepris par les autres partenaires de la triade. Face aux risques de la routinisation et de la fragilité permanente, le BAPE et la CNDP, nés des conflits d’aménagement, doivent aujourd’hui renouveler leur ancrage dans la critique sociale pour faire vivre les dynamiques d’apprentissage qu’elles ont su susciter en faveur du développement durable.
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La réussite du débat public ouvre la réflexion sur sa portée
Georges Mercadal
Le comité scientifique du colloque a sollicité de ma part un témoignage personnel, sans masquer les difficultés, notamment celles qui peuvent donner prise à recherche. Il m’a posé plusieurs questions sur la Commission nationale elle-même et les problèmes qu’elle a rencontrés, le fonctionnement des débats, les effets des débats sur les décideurs et enfin les recherches paraissant nécessaires. Je vais regrouper mes réponses en deux parties : le bilan du passé et la préparation de l’avenir.
LE PASSÉ : DES DÉROULEMENTS RÉUSSIS J’ose dire que je tire un bilan très positif des quatre années du nouveau fonctionnement du débat public. Il n’était pas évident après les débats difficiles sur le troisième aéroport en Île-de-France que nous serions capables de maîtriser le déroulement des débats. Certes quelques réunions ici ou là ont été houleuses, mais cela s’est régularisé et tous les débats ont pu se tenir dans ce qui, dans l’ensemble, apparaît comme de la sérénité. Les délais ont été tenus : la hantise des maîtres d’ouvrage que le débat public soit un facteur d’allongement supplémentaire, et même de dérapage sans contrôle, du temps de préparation des projets s’est avérée vaine. Beaucoup de débats se sont terminés dans une ambiance de dialogue que parfois les débuts très tendus ne laissaient pas présager. Enfin le dispositif s’est révélé robuste, ce qui est peut-être le plus étonnant : des présidents très variés, sans formation particulière, mais il est vrai avec des personnalités marquantes, auront réussi des débats, qui ont eu des apports aussi riches que diversifiés. Ces résultats sont la conséquence de la partie essentielle du dispositif : l’organisation par une commission indépendante, garante de l’expression
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de tous et de l’accès à l’information, n’ayant aucun avis à donner à la fin du débat. Il y a là une véritable innovation sociale qui paraît très adaptée aux lacunes et difficultés de fonctionnement de la démocratie française. Il s’y ajoute bien sûr, mais ceci est peut-être la conséquence de cela, le comportement des acteurs, associations et maîtres d’ouvrage qui ont joué le jeu. Cela ne veut pas dire que la commission nationale n’ait pas éprouvé quelques difficultés. J’en citerai deux : - le moment du débat est de fait choisi par le maître d’ouvrage, alors qu’il doit être un compromis entre se situer très en amont de la décision et pourtant à un moment où les études sont suffisamment avancées. Une difficulté particulière dans ce domaine est liée au comportement d’annonce politique auquel certains débats ont donné lieu. - les débats ne sont pas tous aussi importants, même si cette notion est difficile à préciser. La commission n’a pas trouvé de mon point de vue la bonne manière de créer une échelle de dispositifs accordée à ces différences d’importance. Je pense que la durée du débat et le nombre de commissaires seraient plus indiqués que le recours à la délégation au maître d’ouvrage et à la concertation que nous avons utilisé. D’autres difficultés, ou plutôt des hésitations entre diverses manières de faire, ont porté sur le fonctionnement des débats eux-mêmes. J’en citerai quatre : - le dossier qui sert de base au débat doit-il être le dossier de présentation du projet par le maître d’ouvrage, et seulement cela, ou doit-il être un dossier d’initialisation du débat comprenant la pièce précédente, mais également toute pièce permettant au public d’avoir dès le départ une vision contrastée ? - jusqu’où doit aller l’utilisation d’intelligence extérieure ? La commission particulière doit-elle se contenter strictement de répondre aux demandes du public ou doit-elle avoir l’initiative de susciter des expertises sur les aspects qu’elle juge insuffisamment éclairés ? A-t-elle le pouvoir de demander au maître d’ouvrage de les payer ? Doit-elle attendre que le débat soit en cours pour les lancer ou doit-elle chercher à les deviner durant la période de préparation ? - comment obtenir un après-débat, dont tout le monde est convaincu qu’il est nécessaire ? La loi qui demande à la CNDP de s’assurer que le maître d’ouvrage continue à informer le public est-elle suffisante, ou faut-il envisager de nouvelles dispositions ?
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- presque toutes les commissions particulières se sont interrogées sur le rôle des élus durant le débat, soit qu’ils aient été absents, soit qu’ils aient monopolisé la parole. Les tentatives de la Commission nationale pour nouer le dialogue avec les associations d’élus n’ayant pas débouché et les débats nucléaires ayant suscité, au départ tout au moins, de vives critiques des parlementaires, un problème est manifestement posé dans ce domaine.
L’AVENIR : UNE CONCEPTION À CLARIFIER ET UNE UTILITÉ À CONFORTER Le satisfecit précédent est le fruit du très grand pragmatisme dont ont été empreints les comportements de la Commission nationale et des commissions particulières. La variété des expériences, le tâtonnement méthodologique ont été les maîtres mots pour décider des grandes comme des petites choses du débat. Nous changeons de période. Nous entrons maintenant dans une phase où l’on devra aborder les questions de fond, celles qui concernent la portée et la nature du débat public. D’ailleurs il n’est que d’examiner les questions de méthode précédentes 1 : il s’agit d’hésitations entre des manières de faire qui impliquent des conceptions différentes du débat public, de sa nature et de sa portée. Me plaçant dans la perspective d’un débat fait pour influencer les décisions, je vous propose quelques sujets de réflexion pour améliorer les choses en la matière.
Quelle doit être la place du débat dans le fonctionnement démocratique représentatif ? Nous ne pouvons prétendre que l’assistance aux réunions, par son nombre et par son mode de recrutement, est représentative de la population française. Il est clair également que les interventions sont très majoritairement des interventions d’opposants. En outre, les projets sont souvent d’intérêt national alors que les débats sont cantonnés dans les zones d’impact environnemental. Enfin, le débat ne peut être une délibération : dans l’usage courant du mot dans notre pays cela reviendrait à dire aux élus qu’un groupe non représentatif a fait, à leur place, le travail pour lequel ils sont élus et dont ils ont le monopole. 1. Il n’est pas possible de les trancher au seul vu des critères pragmatiques du « ça s’est bien déroulé » et « il en sort quelque chose ». Elles traduisent des conceptions différentes de la fonction des débats dans la démocratie française et de la portée qu’ils doivent avoir dans le système de décision. C’est donc sur ce terrain ontologique qu’il faut maintenant porter la réflexion si l’on veut y répondre.
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Dès lors ne doit-on pas considérer le débat comme une critique sociale du projet, vraisemblablement exhaustive parce qu’exercée par les populations les plus concernées, et non comme une évaluation ? Celle-ci est du ressort du système représentatif qui doit à la fois la prendre en considération et s’en distancier pour préserver son jugement. Dés lors, si les élus représentants des populations intéressées ont toute leur place dans le débat, faut-il que ceux qui sont aussi partis à la décision, les parlementaires notamment et souvent les conseillers régionaux, prennent part au débat ? S’ils avaient à délibérer à l’issue du débat, ne trouveraient-ils pas plus naturellement une position d’écoute qui est celle que demande le public, sans avoir à obérer leur jugement dans une arène qui n’est pas la meilleure pour cela ?
Les comparaisons historiques et internationales peuvent-elles confirmer cette conception ? Certes il existe une parenté entre le dispositif québécois et le dispositif français, mais ce n’est qu’une parenté. Des comparaisons internationales approfondies et historiques sont nécessaires pour comprendre pourquoi il a été nécessaire de faire une loi pour créer un dispositif avec tiers garants non engagés en France et à quelles fonctions présentes dans les autres sociétés occidentales et pas en France ce dispositif répond. Je livre une hypothèse accordée à la portée critique qui vient d’être décrite : le débat public peut être la forme de réflexivité qui convient à nos traditions et ainsi combler une lacune souvent dénoncée de la démocratie française. Les historiens des systèmes politiques peuvent-ils nous aider à répondre ?
Comment situer le débat public par rapport aux méthodes rationnelles de préparation des décisions publiques développées par l’administration française depuis deux siècles ? S’il y a aujourd’hui un accord unanime pour considérer que « le calcul économique ne convainc plus », ce ne serait peut-être pas un progrès que d’en supprimer l’exercice, dénommé d’ailleurs aujourd’hui évaluation socioéconomique des projets et sous ce nom imposé par la loi en tout cas dans les transports depuis 1984, pour le remplacer par le seul débat public. Dès lors comment articule-t-on les deux choses ? Mais avant de se livrer à cette réflexion théorique, il faut disposer d’une bonne description typologique de ce que peuvent être les effets des débats sur la décision. Car s’il est des exemples lumineux comme celui de la liaison Paris-Roissy où le débat a produit une alternative et le maître d’ouvrage a remplacé son projet par cette dernière, ces exemples sont rares. Souvent les conséquences du débat se lisent autour du projet. Une analyse
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empirique approfondie pour dégager les types d’effet possibles, immédiats et différés, substantiels et procéduraux, et leurs conditions d’émergence est nécessaire.
Quelle hiérarchie dans les buts à donner au débat public ? Si le débat ne mobilise qu’une communauté de gens prédisposés, l’information, qui est le plus simple des buts que l’on a pensé lui donner, doit-elle se traduire par une action de communication de grande ampleur ou à une simple mise à disposition, comme c’est le cas au Québec ? Et dans le cas où l’on décide de doubler le débat d’une action de communication, quel est son sens et quels peuvent en être les moyens les plus efficaces ? L’autre but identifié dès son installation par la Commission nationale était de réaliser un exercice d’intelligence collective. Mais il était mentionné comme un objectif de surcroît. Or, si le débat n’est pas une évaluation représentative et si les campagnes de communication faites à son propos sont peu efficaces, l’exercice d’intelligence collective ne doit-il pas devenir l’objectif réel et principal ? Ce renversement, cette ambition sans laquelle le débat se condamne à une influence limitée sur le système de décision, fait apparaître un manque évident de connaissance sur ce que l’on pourrait appeler la psychosociologie des communautés qui se constituent à propos du débat. L’application au débat du processus cognitif individuel, je m’informe, je réfléchis, je décide, est-il judicieux ? La confiance, les peurs, les représentations… comment cela affecte-t-il la capacité du groupe à exercer une intelligence collective ? Sur quoi peut s’exercer le plus efficacement l’intelligence collective d’un tel groupe, sur la substance du problème posé ou seulement sur la gouvernance de la suite ?
L’utilité ultime du débat public peut-elle être de tracer les voies du développement durable ? Le débat enregistre avant tout l’expression d’une critique. C’est par sa phase d’intelligence collective qu’il peut servir le développement durable. D’abord en identifiant des pistes de prise en compte des objections environnementales, mais à la condition que le maître d’ouvrage donne toutes leurs chances à ces pistes. Car le débat et la suite qui lui est donnée forment un tout : c’est à la longue sur ce tout que l’institution sera jugée. Il paraît clair en effet depuis Port 2000 jusqu’à la liaison Paris-Roissy, en passant par Fos, que c’est lorsque l’intervention d’experts modifie l’agenda ou l’univers des possibles en suggérant une nouvelle piste, que le débat est
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jugé par tous le plus réussi. C’est donc bien en plaçant le débat en amont, au niveau de l’ouverture du champ des solutions, de la rupture des cadres tacitement ou explicitement convertis en idéologie, qu’on lui donne une fonction utile dans le fonctionnement des institutions en charge de projets ou d’élaboration de politiques. Plusieurs cas peuvent se produire qui présentent une complexité croissante : - le cas le plus heureux est celui où l’opportunité n’est pas remise en cause et une idée de rechange est présentée. CDG-Express est le cas type et il a valeur générique : toute réutilisation ou meilleure utilisation d’équipements existants ont la faveur du public. - plus compliqué mais encore gérable, le cas où l’opportunité est, ou peut être, acceptée mais où certaines conséquences du projet ne peuvent être corrigées que par des mesures en dehors du projet lui-même, en dehors de son territoire et au-delà de son secteur fonctionnel. Fos ou Rouen sont de bons exemples. - très compliqué le cas où l’opportunité est fortement contestée sans que cette contestation convainque les décideurs. Il s’agit alors de construire une stratégie d’action publique capable de faire droit, au moins en partie, aux critiques énoncées. Le débat déchets nucléaires, et le débat vallée du Rhône tout autant, sont de ce type. Mais le temps, la nature même du débat, font de ces productions au mieux des pistes. L’exercice d’intelligence collective peut ébaucher la construction de projets plus durables, il ne peut leur donner la force des solutions déjà étudiées. Pour surmonter ce handicap, la seconde demande du public aux responsables est d’accepter d’approfondir les idées émises dans le débat, même si celles-ci ne figurent pas dans le canon de leurs références. C’est à ce titre que la gouvernance d’après-débat s’introduit, agencement d’actions de nature très différentes, dont l’approfondissement des suggestions du public, dans une relation suivie avec ce dernier. Certains débats ont fait émerger certaines composantes d’un tel agencement2, dont il serait intéressant de tester la généralité pour en faire des figures habituelles des débats futurs. 2. C’est notamment le cas du débat déchets nucléaires, qui a fait apparaître quatre dimensions de la gouvernance d’après-débat : le temps, le périmètre pertinent de problématique, le territoire et ses exigences et l’application du principe de précaution. S’y ajoutait le vœu qu’une interaction continue avec le public soit maintenue sur tous ces points, ponctuée périodiquement de débats publics.
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EN CONCLUSION IL FAUT REVENIR AU POINT DE DÉPART : LES RÈGLES QUI DÉFINISSENT LE DÉBAT PUBLIC, PUISQUE C’EST D’ELLES QUE TOUT PROCÈDE En quelques textes successifs, dont deux lois, chaque texte construit sur le précédent à la lumière de l’expérience, et en gardant une grande simplicité et une grande souplesse, le parlement est parvenu à mettre au point un cadre de démocratie participative. La CNDP vient de montrer que ce cadre est praticable, qu’il répond largement à la demande sociale et qu’il n’entrave le fonctionnement ni n’enlève de responsabilité, au contraire, à la maîtrise d’ouvrage et à la démocratie représentative. Il reste néanmoins à aller plus loin pour parfaire la méthodologie, ce que la CNDP peut faire progressivement comme elle a déjà fait beaucoup de choses dans ce sens, mais aussi, selon moi, pour améliorer l’influence du débat public sur la décision, dans le sens du développement durable, ce qui revient à dire aussi dans le sens de la précaution comme nouvelle méthode d’action, par opposition à celui du non-développement voire de la décroissance. Saura-t-on le faire en poursuivant la construction qui a été réalisée ces dix dernières années, dans la même continuité et avec la même parcimonie de texte ? Voilà un sujet de réflexion.
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Émotions et révision : la dynamique des débats
Pierre Livet
Aucun débat délibératif, qu’il s’agisse de débats visant la concertation ou de débats où s’affrontent des positions opposées, qui chacune veulent emporter la décision d’une assemblée, ne peut avoir lieu sans susciter d’émotions. Aristote avait même construit sa Rhétorique sur ce fait : puisque les débats suscitent des émotions, celui qui débat (l’orateur politique) doit donc chercher à utiliser voire à provoquer ces émotions à l’avantage de sa thèse. Nos théories politiques ont peu à peu introduit le débat comme une des sources de la légitimation d’une décision politique, voire, chez Habermas, comme seul habilité, sous le nom de discussion, à faire émerger les principes d’une décision réellement justifiée démocratiquement. Mais chez les auteurs qui sont attachés à ce qu’une décision passe par la procédure d’un débat, d’une discussion, d’une concertation, fort peu s’intéressent aux émotions qui sont mises en jeu. On semble avoir peur que les émotions contaminent la décision et introduisent des impuretés dans sa rationalité démocratique. On fait comme si on pouvait faire abstraction dans un débat réel de ces impuretés. C’est l’inverse qui est vrai : d’une part on ne peut faire abstraction des émotions dans un débat réel, si bien qu’une théorie de la discussion démocratique qui n’en tient pas compte ne peut pas prétendre traiter de la démocratie politique effective. D’autre part les émotions ne sont pas essentiellement des polluants de la discussion – elles peuvent le devenir, on ne peut le nier – mais elles sont surtout des révélateurs des positions des participants et des relations effectives entre les interlocuteurs, si bien qu’il est nécessaire de tenir compte de la dynamique des émotions pour pouvoir mener à bien un débat jusqu’à son terme. C’est d’ailleurs aussi une limitation des théories de la discussion de ne pouvoir nous dire comment terminer le débat, alors que la décision politique exige évidemment d’y mettre un terme – même si c’est en prenant des précautions pour pouvoir reprendre la discussion.
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Nous allons donc tenter d’esquisser une théorie des émotions dans les débats délibératifs, en tentant de repérer les dynamiques émotionnelles tant individuelles que collectives qui pourraient assurer à ces débats une certaine réussite, réussite qui semble tenir à deux choses : la prise en compte des personnes et de leurs préférences et valeurs, et la capacité de terminer le débat pour arriver à une décision sans que les rancœurs liées aux déceptions que suscite immanquablement un choix ne provoquent des effets pervers quand on appliquera la décision.
UNE THÉORIE DES ÉMOTIONS Tout d’abord, il nous faut indiquer quelle théorie des émotions nous prenons pour point de départ [Livet 2002]. Toute émotion peut être définie comme la perception d’un différentiel entre nos attentes en cours et des traits de la situation qui surgissent ou dont nous venons de prendre conscience, différentiel évalué à l’aune de nos préférences et désirs. Ainsi l’émotion nous alerte sur la distorsion que présente la situation avec nos attentes (distorsion qui peut nous être favorable ou défavorable). Elle est donc un signal de ce que les prémisses qui conduisaient à ces attentes ne sont pas toujours valides. Les émotions ont donc une incidence cognitive, qui est que nous sommes incités à réviser nos prémisses. Nous pouvons cependant ne pas avoir à les réviser, si nous considérons que nos attentes étaient simplement des attentes « normales », et que la situation est exceptionnelle. Mais c’est là une conduite qui reste raisonnable seulement pour une ou deux occurrences successives de situations semblablement en conflit avec nos attentes. Si la distorsion se répète, il faut réviser les prémisses de nos attentes. Cette révision, normalement, porte sur nos croyances, de manière à les ajuster au réel. Mais elle peut aussi porter sur nos désirs, par exemple sur la réalisabilité de tel désir, qui peut être mise en question, si bien qu’il disparaîtra de l’ordre de nos préférences qui portent sur le réalisable, ou sur le rang que nous donnons à tel désir dans nos préférences. Si nous nous apercevons que tel régime alimentaire provoque en nous un fort taux de cholestérol, qui laisse augurer de possibles accidents vasculaires, il est rationnel de réviser notre préférence pour manger gras plutôt que maigre, puisque les décisions qu’elle nous inspire se révèlent en contradiction avec un désir qui est de rang nettement supérieur, à savoir celui de rester en vie plus longtemps. Les émotions sont donc des sonnettes d’alarme pour nos révisions. Par ailleurs, comme les émotions n’interviennent que lorsque nos attentes ne sont plus en phase avec les situations environnantes, elles peuvent majorer
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l’effet de révision, puisqu’elles nous rendent sensibles essentiellement à ce qui révise, plutôt qu’à ce qui conforte. Elles sont surtout sensibles à un effet de contraste. Si nous commençons par avoir des attentes optimistes sur nos possibilités dans l’existence, nos émotions vont être davantage sensibles à ce qui déçoit ces attentes. En revanche, une fois que nous nous serons résignés à des attentes plus pessimistes, elles vont au contraire nous rendre sensibles à des situations plus favorables que prévu. Les émotions ont donc pour effet de nous faire passer par des phases un peu dépressives et des phases de satisfaction exagérée, plutôt que de nous maintenir dans un état stable. Mais une fois que nous avons fait les révisions nécessaires – non seulement de nos croyances, mais aussi de nos préférences – nos émotions se calment. Nous venons de décrire le devenir ou les dynamiques « normales » de nos émotions. Les dynamiques anormales tiennent au blocage des révisions par des émotions, la révision étant trop difficile et suscitant elle-même une émotion négative. Il existe aussi des dynamiques contraires à l’évolution vers la révision, mais qui ne sont pas forcément perverses. Un sujet peut faire les révisions de croyances que ses émotions lui suggèrent, mais sans faire par ailleurs les révisions de préférences dont elles donnent aussi le signal. Il manifeste ainsi une résistance à la révision de ses préférences. Le coût en est, quand les situations lui sont répétitivement défavorables, la répétition d’émotions négatives pénibles, mais, quand les situations lui sont répétitivement favorables, il y gagne au contraire la répétition d’émotions positives. Ce type de dynamique nous révèle, et révèle au sujet lui-même, que les préférences qui sont liées aux attentes qui provoquent ces émotions sont des préférences résistantes, et nous pouvons donc y voir des valeurs effectives du sujet (et non pas des valeurs simplement affichées). Nous ne donnons pas un sens moral, pour l’instant, à ce terme de « valeur ». Même la répétition de l’effroi et du dégoût devant des araignées inoffensives, qui peut sembler un simple comportement hystérique et irrationnel, peut manifester quelques valeurs : celle de l’obsession pour la propreté, ou celle de la révulsion devant des formes considérées comme dégoûtantes. Celui qui résiste aux révisions peut le faire de deux manières : d’une part, face à un monde défavorable à ses valeurs, il maintient ses attentes que ses valeurs se réaliseront un jour, ce qui l’expose à des émotions de déception. D’autre part, face à un monde plus favorable à ses valeurs, il maintient en quelque sorte une croyance dans la résistance du monde aux valeurs, ce qui, si la situation favorable se révélait exceptionnelle, serait rationnel quant à ses croyances, mais lui créerait de nouveau des émotions négatives, et qui, si la situation favorable se répétait et s’installait, lui permettrait de tirer de la satisfaction de ses valeurs des émotions positives. Un tel comportement
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serait facilement exploitable par des « parieurs hollandais3 », s’il consistait à majorer les chances que le monde satisfasse nos valeurs. Mais ce n’est pas le cas. Le sujet est son propre « parieur hollandais », puisque comme il révise bien ses croyances, il a une double attente : l’attente probabiliste que sa valeur ne se réalise pas, et l’attente axiologique que sa valeur se réalise. Quand le monde est défavorable, il gagne donc par ses croyances, mais perd par ses émotions négatives. Quand le monde est favorable, il perd quant à ses croyances, et gagne par ses émotions positives. Les expérimentations qui exigent du sujet des paris effectifs ne permettent pas de faire la différence entre ces deux sens que nous pouvons donner à un pari, le pari qui ne tient compte que de nos croyances et celui qui tient compte de l’attachement à voir se réaliser nos valeurs. L’important pour notre propos est que les valeurs effectives des sujets ne peuvent pas se révéler dans leurs discours et leurs axiologies affichées, mais qu’elles peuvent se manifester dans leurs émotions. Mais pour cela, il faut avoir le temps de noter l’évolution des émotions devant des situations soit conformes aux valeurs, soit contraires aux valeurs. Et cela exige de tenir compte de toute une histoire émotionnelle, au lieu de pouvoir se fier à une communication dans l’instant. La conclusion évidente qu’on peut en tirer est que les débats et concertations ne peuvent pas avoir une durée trop réduite puisque c’est dans cette durée que leurs acteurs vont pouvoir rechercher les indices des valeurs auxquelles chacun des participants est réellement attaché. Nous avons tendance à partager nos émotions, ne serait-ce qu’en racontant les situations qui nous ont émus aux autres, et nous attendons en retour qu’ils se montrent émus. Ce comportement peut se rattacher aisément à ce que nous venons d’analyser. En manifestant des émotions qui persistent à chaque nouvelle narration ou évocation, nous révélons notre résistance à la révision de nos valeurs, et les émotions que manifestent de même nos congénères nous révèlent qu’ils participent à cette résistance. Nous y rencontrons donc une incitation à ne pas abandonner notre résistance, ne serait-ce que parce si nous partageons des valeurs similaires, nous aurons une chance de nous coordonner pour rendre le monde plus favorable à nos valeurs.
ANALYSE DES DYNAMIQUES POLITIQUES Maintenant que nous avons donné le cadre général des relations entre émotions et révision, montré que la dynamique à moyen ou long terme des 3. Les paris hollandais (dutch book argument) sont des paris tels que celui qui les fait contre nous est assuré de toujours gagner.
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émotions est révélatrice des valeurs, et que nous pouvons nous révéler les uns aux autres nos valeurs en partageant nos émotions, nous pouvons nous demander comment les différentes formes de rapport entre les partages collectifs d’émotions et d’opinions, d’une part, et les décisions politiques, de l’autre, articulent émotions et révision. Nous pourrons ainsi mieux situer les différentes formes de débat, et parmi elles, celle institutionnalisée depuis la loi Barnier [Fourniau, 2001b]. Cette analyse ne présente qu’une esquisse, avec des catégories très grossières. Elle ne distingue qu’entre une politique des chefs, une politique des assemblées, une politique des administrations, et une politique des concertations. Il est tout à fait possible que dans tout débat, nous trouvions des traits de ces différents idéaux types (un bien grand mot pour une typologie par prototypes contrastés). Dans la politique des chefs, ce sont évidemment les chefs qui décident. Leurs sujets n’ont pas leur mot à dire, et ne participent pas à des débats. Ils ont alors recours à des manifestations émotionnelles, soit de révolte, soit de fusion par identification au chef. Mais pour rester chef, le chef doit manifester une double capacité : capacité à réviser quand il le faut et à résister aux révisions quand il le faut. Ce sont les formes du courage politique : refuser des pressions, mais réformer ou prendre des décisions qui sortent de l’ornière de la tradition. Le peuple admettra une part d’insuccès dans ces refus et ces changements de politique, mais les autres pays ou chefferies se chargeront de sanctionner un chef inefficace. Dans la politique des assemblées (celle d’Athènes, celle de Genève, des démocraties directes qui réunissent des assemblées effectives de citoyens), c’est toujours une partie de l’assemblée qui veut réviser alors que l’autre résiste. Chaque parti a son ou ses champions. Chaque orateur présente les résistances d’en face comme des persévérations irrationnelles, voire les soupçonne de cacher des trahisons et des infidélités aux valeurs que l’on doit préserver, et il présente les révisions de son camp comme des décisions rationnelles, mais aussi comme d’autres résistances, fidèles à des valeurs. L’orateur tente donc de susciter des émotions de honte chez l’adversaire nommément visé, de dégoût chez les bientôt ex-partisans de cet adversaire, de partage des émotions liées à l’indignation de son parti devant l’adversaire, et il expose à tous la révélation des valeurs de son parti, celles qu’il maintient malgré les attaques de ses adversaires. S’il réussit, cela suscite non seulement les émotions de honte chez ses adversaires, d’indignation chez ceux de son parti, et de dégoût chez ceux qui changent de camp pour le soutenir, mais aussi des émotions d’envie devant son succès, d’émulation entre ses nouveaux et anciens partisans pour le soutenir, et des émotions de rancœur de ses adversaires une fois qu’il a emporté la décision.
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Le système d’émotions des assemblées de démocratie directe est donc fait pour provoquer l’adhésion des citoyens à des valeurs, mais il n’assure nullement que cette adhésion dure bien plus longtemps que le discours de l’orateur et la décision de l’assemblée. En effet, une fois l’engouement créé par le partage des émotions avec celles que l’orateur veut susciter, les citoyens reviennent à leurs intérêts propres, et ils peuvent s’apercevoir qu’ils ont voté contre ces intérêts, voire contre des valeurs qu’ils chérissent en temps normal. Le problème de l’assemblée est qu’elle ne se donne pas forcément tout le temps nécessaire pour révéler la différence entre les émotions obtenues par partage narratif et rhétorique, et les émotions qui révèlent dans une longue dynamique, et par leur résistance aux révisions, les valeurs effectives des participants. La rancœur des vaincus en est donc attisée, les partisans du vainqueur peuvent changer d’avis, si bien que la prochaine assemblée risque de défaire ce que la première a fait. Les révisions sont donc fréquentes, et la politique de la cité peut être chaotique. Mais les citoyens participent réellement à ces révisions. Le problème est qu’ils en supportent aussi directement les contrecoups, pour ceux que ces révisions défavorisent. La politique des assemblées est certainement celle qui attise le plus d’émotions dans le débat. La politique des administrations consiste au contraire à tenter de séparer ceux qui font les révisions et ceux qui vivent les émotions. Les fonctionnaires appliquent les décisions qui sont soit celles du souverain, soit celles de représentants du peuple, et ils les appliquent sans émotion. Le peuple, lui, vit avec émotion celles des conséquences de ces décisions qui impliquent pour lui des révisions importantes (qu’elles soient favorables ou défavorables). Au peuple les sentiments, aux fonctionnaires les révisions des croyances, mais aussi, par voie de conséquence, des préférences des autres. Pour ce faire, les préférences des fonctionnaires sont censées être relativement satisfaites, et aussi relativement modérées. En fait, les fonctionnaires ne s’animent que lorsque l’on met en cause soit leur attachement à la cause publique, soit leur utilité publique, quand on prétend faire prédominer des préférences et des intérêts privés. Nous avons longtemps vécu dans un mixte entre une politique des assemblées et une politique des administrations. Mais nos assemblées ne rassemblent que des représentants des citoyens, et de plus des représentants inféodés à un parti. Si un parti a la majorité à l’assemblée, les débats deviennent de peu d’importance. Ils se bornent alors à exprimer les rivalités entre représentants de la population et membres du gouvernement. Il ne reste plus au peuple qu’à manifester. Les manifestations sont la conjonction d’émotions liées à des révisions difficiles, à des résistances de valeurs contre des mesures administratives ou économiques, et des partages d’émotions nés des manifestations elles-mêmes. Les effets de boule de neige des mani-
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festations peuvent agréger des revendications très diverses, qu’il devient impossible de satisfaire ou d’apaiser. Les politiques ont donc tenté de rendre plus contrôlable cette émotionalité collective qui échappe au système de la politique administrative. Ils se sont donc proposé de créer de nouvelles institutions, qui permettraient aux émotions liées aux révisions difficiles, et aux résistances des valeurs, de se manifester de manière plus ordonnée et mieux encadrée que dans des manifestations. C’est un des buts de la loi Barnier et des systèmes de concertation qui se mettent en place depuis. Ils visent entre autres à donner une forme faible d’institutionnalisation à des groupes qui se définissent par rapport à un projet (les riverains, les usagers). Évidemment, pour que ces concertations n’apparaissent pas comme de simples consultations dont on ne tient pas compte, ceux qui proposent le projet et ceux qui décident doivent réserver une marge d’efficience à la négociation, et offrir des possibilités de modification du projet à ceux qui débattent. Mais l’esprit dans lequel ces concertations sont gérées vise à dépassionner le débat, à désamorcer les émotions populaires. C’est assurément une extension de la politique administrative et de son souci de créer un espace sans passions. C’est évidemment, sur ce point précis, une illusion. Il vaudrait mieux reconnaître la présence des émotions, et savoir aussi que, inscrites dans un certain type de durée, elles nous révèlent des valeurs partagées par les citoyens.
LES DYNAMIQUES DES CONCERTATIONS En quoi pourrait donc consister un déploiement de la concertation qui saurait tenir compte de ce que nous révèlent les émotions ? Il faudrait d’abord qu’il donne aux émotions la possibilité de ces révélations. Cela exige non seulement une certaine durée, mais un certain rythme des concertations. Si les séances de concertation s’enchaînent d’un jour sur l’autre, ce seront les émotions liées aux dynamiques de groupe – les rivalités, l’émergence de leaders, l’ennui ou la révolte – qui vont dominer. Si les séances sont trop espacées dans le temps, à chaque nouvelle réunion les émotions des réunions passées seront oubliées, et il faudra relancer à nouveau frais la dynamique de révélation des valeurs dans la durée. Il faut donc pour des concertations utiliser des rythmes intermédiaires : laisser le souvenir actif des émotions précédentes, mais aussi laisser se calmer les émotions de rivalité et de rapports de domination émergents. Par ailleurs, tenter de ne pas laisser les émotions de révolte et d’indignation s’exprimer, en proposant dès le début de la concertation des mesures destinées à saper les justifications de ces émotions qui en sont le noyau
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rationnel, est de mauvaise tactique. Cela revient à refuser aux citoyens l’expression de la difficulté des révisions que leur impose le projet. Inversement, arriver avec un projet tout fait et dont on a l’impression qu’il est à prendre ou à laisser, tout en étant prêt à supporter le conflit, et à imposer ses vues in fine par usure, c’est là une stratégie qui reconnaît la difficulté de la révision, mais qui prétend l’imposer sans proposer de révision réciproque. On peut réussir à le faire, mais alors on n’évite pas une rancœur qui se cristallisera tôt ou tard soit en refus de participation, soit en révolte. On voit donc se dégager, par contraste avec ces stratégies forcément calamiteuses, des principes de la concertation, qui sont justifiés essentiellement par les liens entre émotions et révisions. Si le concepteur du projet demande des révisions aux citoyens concernés, il doit aussi leur offrir la possibilité de réviser son projet, et d’exprimer par les émotions la difficulté des révisions qu’il demande. Il faut donc que les révisions deviennent des co-révisions entre les principaux acteurs. Mais la concertation ne peut pas se réduire aux co-révisions propres à un marchandage ou une négociation au sens le plus restreint du terme. En effet, si ces négociations (au sens de la théorie du « bargaining ») visent un équilibre qui s’écarte positivement le plus possible des conditions qui amèneraient la rupture de la négociation, conditions limites qui peuvent avoir été imposées par des menaces crédibles, elles ne tiennent pas compte du fait que les menaces provoquent la colère, et que la manifestation trop évidente du rapport de force qui préside aux négociations crée soit des blocages, soit des rancœurs. Elles ne tiennent pas compte non plus de ce que l’on doit permettre à des émotions de se manifester pour que se révèlent les valeurs effectives des acteurs, et non pas leurs valeurs stratégiquement affichées. Ces deux conditions peuvent sembler contradictoires. D’une part, on demande aux acteurs de s’engager dans des co-révisions, donc de faire des compromis. D’autre part, on demande aux acteurs de manifester la persistance de leurs émotions, donc leur résistance, et les blocages de révisions qu’elle entraîne, ceci pour révéler leurs valeurs effectives. En fait, la concertation exige bien les deux : la co-révision qui se traduit forcément en un compromis, et la résistance des valeurs. Mais, soit elle ne les met pas en scène au même moment, soit elle ne les fait pas jouer au même niveau. L’évolution de la concertation exige des phases de co-révision et des phases de résistance alternées. Au départ, le concepteur du projet ouvre une phase de co-révision, puisqu’il ouvre la concertation. Inversement, les citoyens de leur côté sont au départ dans une phase de manifestation de leur résistance. Si le concepteur leur propose immédiatement un compromis qui serait celui dont il anticipe qu’il devrait constituer l’aboutissement de la concertation, ce compromis ne sera donc pas accepté, et il sera difficile
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d’y revenir. La deuxième phase, pour le concepteur, n’est donc pas de proposer un compromis, mais de manifester qu’il tient compte des résistances, et d’exhiber des révisions qu’il a lui-même envisagées. Mais il doit aussi montrer, par d’autres arguments, ses propres résistances, et donc les valeurs qu’il défend. Il doit montrer ce que coûte tel ou tel compromis, et quelles résistances il rencontre de son côté. Celui qui propose le projet doit donc montrer son dédoublement, entre celui qui résiste et celui qui révise. Cela est nécessaire pour que s’établisse une forme de réciprocité qui montre alors que le concepteur a bien reconnu chez ses adversaires une semblable dualité entre révision et résistance, et donc qu’il ne leur demande pas une révision unilatérale sans se soucier de leur résistance. Mais arriver ainsi à un compromis, à une co-révision, en montrant qu’on a tenu compte des résistances des deux camps, ce n’est pas suffisant pour une concertation, parce que le résultat pourra être perçu comme un abandon des valeurs, que ce soit du point de vue d’un camp ou de celui du camp opposé. La concertation pourra peut-être arriver à une conclusion, mais elle ne permettra aux acteurs qu’une émotion de résignation. Les concertations les plus satisfaisantes sont celles qui présentent la solution finale comme un sacrifice qui vient d’abord de la part d’un des acteurs, sacrifice qui permet de reconnaître un ordre entre les valeurs en conflit, alors même que cet ordre va contre la hiérarchie de valeur d’un des acteurs. Dans ce genre de situation, il apparaît que la concertation a produit non seulement une révision des actes et des faits, mais aussi une révision des ordres de valeur. La révision a donc fait émerger un nouvel ordre de valeur, qui ne serait pas né sans elle, et qui en est la résultante. Il n’est pas nécessaire que cet ordre oblige à des révisions des ordres de valeur des deux camps, puisque son émergence est une manifestation de l’interaction entre les deux camps dans la concertation. Il est nécessaire, en revanche, que cette révision soit au moins le fait du camp qui partait avec la plus forte position. Ce renoncement à un avantage de position déjà reconnu est en effet la manière la plus claire de révéler qu’on a pris en compte la résistance de l’autre comme valeur, et non pas comme force opposée – sinon, on n’aurait pas révisé. Mais pour apparaître comme une reconnaissance de valeur, il ne doit pas intervenir trop vite, parce qu’alors aucune résistance de valeur n’aurait été manifestée par celui qui fait cette concession, si bien qu’elle ne pourrait être elle-même liée à une reconnaissance de valeur. Elle apparaîtrait bien plutôt comme la révélation de ce que les forces des positions étaient mal estimées, et que la position du plus fort était plus faible que ses adversaires ne le pensaient. Le renoncement à un avantage de position ne doit pas non plus apparaître trop tard, parce qu’alors il pourrait être interprété comme le seul recours face à une résistance qui aurait triomphé, et comme un signe de lassitude.
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Il se révèle donc que ce qui est en jeu dans la concertation, comme on pouvait s’y attendre, ce sont des reconnaissances réciproques. Mais cela permet aussi de mieux spécifier ce qu’est une reconnaissance. Pour montrer que l’on reconnaît la valeur d’autrui, il faut faire un sacrifice qui atteigne une de vos valeurs, mais qui satisfasse davantage la valeur et donc la résistance d’autrui. C’est ainsi reconnaître que cette résistance d’autrui à une révision est tenue pour l’attachement à une valeur et non pour un entêtement irrationnel. Dans des termes de la représentativité démocratique, c’est reconnaître que l’on prend une résistance comme le signe d’une valeur publique et non pas d’un simple groupe d’intérêts. La reconnaissance est très liée au sacrifice. Celui qui veut la reconnaissance doit montrer qu’il est prêt à sacrifier des intérêts pour le maintien de ses valeurs. Celui qui veut manifester sa reconnaissance de ce sacrifice doit lui-même faire le sacrifice d’une position avantageuse en termes d’intérêts et de forces. Dans les deux cas, les valeurs se révèlent parce que celui qui les suit est en principe perdant dans un « pari hollandais ». Autrement dit, on peut profiter de sa résistance pour faire contre lui un pari qui sera toujours gagnant. Mais en même temps, celui qui soutient des valeurs ne doit pas apparaître irrationnel. Il doit donc montrer qu’il sait qu’il y a là un sacrifice. Il doit montrer qu’il est éclairé, qu’il a fait les révisions de croyances nécessaires en face d’une nouvelle situation. S’il maintient les valeurs, c’est en connaissance de cause. Il doit montrer ce dédoublement dont nous parlions plus haut, qui montre que sur le plan épistémique il est son propre parieur hollandais, mais qu’il préfère conserver ses valeurs. Une personne qui agirait toujours en maximisant son espérance d’utilité, calculée sur ce qu’elle reconnaît elle-même être ses intérêts, ne pourrait donc pas participer fructueusement à une concertation parce qu’elle ne pourrait pas donner les signes suffisants de ce qu’elle a des valeurs, et de ce qu’elle est aussi capable de reconnaître les valeurs d’autrui. La concertation utilise donc les différences entre un simple compromis (des co-révisions d’intérêts) et une reconnaissance mutuelle (des co-résistances, dont au moins une accepte de se réviser). Il est parfois possible que les co-révisions aboutissent à autre chose qu’un compromis, et permettent la reconnaissance mutuelle, parce que ces co-révisions proposent une nouvelle valeur qui peut apparaître commune. Pour cela, il faut évidemment que cette nouvelle valeur apparaisse comme une résistance partagée par les deux camps, et il faut donc mettre en scène un tiers extérieur. Ainsi, dans la négociation menée par Rocard entre les indépendantistes et les caldoches en Nouvelle-Calédonie, les deux camps ont pu proposer des valeurs mutuelles de reconnaissance réciproques par contraste avec la méthode musclée et colonialiste du précédent gouvernement. Dans le débat sur la ligne à très haute tension traversant le Verdon, c’est l’insistance de certaines
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associations à disposer d’expertises techniques et leur démonstration qu’elles pouvaient argumenter de manière précise dans ces domaines techniques qui a produit un effet de reconnaissance mutuelle entre le directeur du projet EDF qui a accepté ces expertises et les associations.
LES MÉTA-VALEURS DE LA CONCERTATION Il est une co-révision, et c’est aussi une co-reconnaissance, qui est toujours possible dans une concertation : c’est celle qui consiste à se mettre d’accord sur une procédure de règlement du conflit. En effet, cette procédure est imaginée de manière à satisfaire les valeurs qui ont émergé (ou qui ont été découvertes, comme on voudra) dans la dynamique de la concertation. Et ces valeurs sont bien révélées par leur résistance alors même qu’une révision est en cours, ce qui est bien le signe d’une valeur : elles se maintiennent alors même que les co-révisions des compromis tendent à éroder les positions des uns et des autres. Mais le sujet qui résiste et maintient ces valeurs au cours de la concertation n’appartient plus seulement à un camp ou à un autre. Il s’agit en fait de la communauté formée par la concertation. Mais pour que cette construction d’une procédure commune ait lieu, il ne suffit pas que se manifeste, comme d’ordinaire, la dénivellation entre une révision factuelle et une résistance axiologique. Il faut d’abord que les interactions n’aient pas seulement donné lieu à des co-révisions qui sont des compromis entre intérêts ou la manifestation de rapports de forces. Il faut ensuite que certains sacrifices aient manifesté que celui qui aurait pu se contenter de gagner dans le compromis ou dans le rapport de forces préfère maintenir les valeurs de la reconnaissance dans la concertation. Sinon, l’appel à la construction d’une procédure commune apparaît comme une stratégie qui va profiter à ceux qui sont experts en procédures, c’est-à-dire en principe à l’administration et aux juristes. Assurément, ces conditions de révélation des valeurs d’une concertation, puisque nous pouvons les expliciter, et que sans doute on peut envisager des expérimentations de psychologie sociale qui les valident, peuvent être utilisées de manière purement instrumentale par des professionnels de la concertation et du débat. Dès lors, à supposer que paraissent des manuels de concertation qui soient utilisés de manière purement technique, et non pas comme manifestant une reconnaissance des valeurs du débat public, la révélation des valeurs de la concertation comme valeurs, et non pas comme stratégies instrumentales, ne deviendrait-elle pas impossible ? De même qu’on peut dissimuler ses préférences si cela permet de mieux les satisfaire, ne peut-on pas « révéler » de fausses valeurs, pour mieux satisfaire ses intérêts ?
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Il y a deux réponses à cette objection. La première consiste à reconnaître que nous n’avons jamais de certitude en matière d’intentions, et donc pas davantage en matière de valeurs. De même qu’un comportement non intentionnel qui est indiscernable d’un comportement intentionnel sera plus efficacement traité comme intentionnel si l’on est dans un contexte intentionnel, et de même un comportement intentionnel qui a la forme de la révélation de valeurs, mais dont on ne peut assurer la vertu axiologique, sera mieux interprété comme révélant une valeur. Même du point de vue stratégique, celui qui était en position de faiblesse à intérêt à ce que le fort suive la stratégie qui mime la révélation commune des valeurs de la concertation. La seconde réponse est pascalienne. Elle consiste simplement à rappeler l’intervention des émotions dans la contestation. On peut sans doute simuler les émotions, mais cela est moins aisé que de recourir au seul langage, parce que celui qui simule des émotions doit aussi simuler la dynamique des émotions, leur explosion, leur traîne émotionnelle, et que la bonne manière de le faire, et la plus simple, c’est de ressentir ces émotions – comme l’avait montré l’Actor’s Studio. Et si l’on ressent ces émotions, alors on est enclin à présenter et les révisions et les résistances qui correspondent aux critères de révélation des valeurs.
INJUSTICE ET VALEURS MORALES Enfin et surtout, nous disposons, une fois que les valeurs ont été révélées par les émotions et par les sacrifices auxquels sont prêts les différentes parties, de critères qui nous renseignent sur les injustices commises dans la transaction et la solution finalement proposée. En effet, une fois que chaque partie a révélé d’une part qu’elle n’était pas irrationnelle en ce qu’elle tenait compte des révisions à apporter, d’autre part qu’elle tenait à maintenir certaines choses dans cette révision, qu’elle résistait sur certains points au cœur même des compromis, chacun dispose d’un ordre de valeur révélé : ce qui a été maintenu est plus fondamental que ce qui a été abandonné. On peut donc examiner ce qui a été maintenu et ce qui été révisé, et cela de manière approfondie et sans simplement s’en tenir aux déclarations d’intention des uns et des autres. Chaque partie dispose donc de l’ordre de valeur révélé des autres parties. On peut alors aisément vérifier si on ne se trouve pas dans une situation du genre suivant : une des parties (A), dans la co-révision, a renoncé à des attentes qui sont aux yeux de l’autre partie (B), telle qu’elle a révélé ses valeurs, d’un rang fondamental, alors que l’autre partie (B), elle, n’a renoncé, selon l’ordre de valeur de son adversaire (A), qu’à des attentes moins fondamentales. Il y aurait alors injustice. Mais puisque nous avons
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dit qu’il a dû y avoir, au cours de la concertation, des reconnaissances mutuelles, et que des sacrifices ont attesté de cette reconnaissance, ce critère d’injustice peut et doit se complexifier. Les sacrifices ont consisté à proposer des révisions sur des points qui étaient liés à des valeurs qui disposaient déjà d’une certaine priorité dans l’ordre de valeur (révélé par la concertation et ses résistances aux révisions), et qui étaient concédés parce qu’ils satisfaisaient les valeurs et donc les résistances de l’autre partie. Comme chaque partie a manifesté sa reconnaissance des valeurs de l’autre, et dans la mesure où elle l’a fait, chacun peut estimer en fonction des valeurs de l’autre, du moins de celles qu’il a reconnu dans la concertation, ses propres révisions finales. Si une partie a renoncé à des attentes qui, aux yeux de l’autre partie, devenue sensible à certaines de ses valeurs, sont plus fondamentales – selon une évaluation symétrique – que celles auxquelles cette seconde partie a renoncé, alors il y a là quelque injustice, et cette injustice demandera un jour ou l’autre révision. Or ce principe (que j’ai appelé principe d’exception [Livet, 2002] parce qu’on peut montrer qu’il est lié à une morale qui tient compte des normes usuelles mais aussi des normes d’exception) fait évidemment lui-même partie de ces valeurs qui résultent ou qui émergent de la concertation, comme valeurs communes, résistantes aux co-révisions et aux compromis que bâtissent les diverses parties. On peut donc bien finalement soutenir, dans la veine de Habermas, que la discussion, dans la concertation, peut faire émerger des valeurs communes, qui sont assurément des valeurs morales. On peut même soutenir que ces valeurs qui émergent d’une concertation, qui résistent aux co-révisions, se définissent par là-même comme valeurs morales, puisque les valeurs morales régissent nos interactions entre personnes tenant à des valeurs qui peuvent être différentes dans leur contenu – ne serait-ce que les valeurs de liberté, qui conduisent à des contenus parfois opposés entre les diverses personnes, chacune d’elles tenant à sa liberté. Mais cette émergence des valeurs morales ne présuppose pas elle-même de morale de la discussion. Nous n’avons pas prétendu que la discussion était une bonne chose, ni même qu’elle était le seul crible pour filtrer les valeurs morales. Nous avons simplement remarqué les discontinuités et les différences que manifestent des dynamiques qui relient des émotions, des révisions et des interactions. Et en décrivant ces diverses différences, nous avons pu les relier à la révélation de valeurs, puis finalement, de valeurs morales (celles qui résistent dans des co-révisions entre personnes qui ne partagent pas toutes leurs valeurs). Aucune morale particulière n’est encore définie et sélectionnée par là. Notre critère reste essentiellement descriptif. Et surtout, nous n’avons obtenu cette révélation des valeurs morales ni en éliminant les émotions, comme le veut une morale d’inspiration kantienne, qui reste irréaliste, ni en fondant la morale sur les émotions, comme
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le voudrait une morale d’inspiration empiriste, qui n’arrive pas à nous expliquer pourquoi certains sentiments seraient plus moraux que d’autres. Nous n’avons fondé aucune morale, nous avons simplement analysé les situations interactives dont l’évolution à la fois en termes d’émotions et en termes de révision donne lieu à des dynamiques différenciées. Ces différences, notre évolution sociale les a utilisées et les utilise encore, ce qui nous permet de donner un sens descriptif et opératoire à la différence entre des préférences arbitraires, des valeurs révélées, mais de tous types, et des valeurs morales. Mais ce n’est pas une concertation idéale qui nous permet de repérer ces phénomènes révélateurs, c’est au contraire la dynamique réelle et émotionnelle des concertations effectives.
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La politique de la discussion. La dynamique du débat public entre conversation et négociation
Sylvain Lavelle « On aimerait bien vivre dans la paix et la concorde, mais les choses ne sont pas ainsi. » Bertold BRECHT, L’Opéra de quat’sous.
Nous savons désormais que la démocratie est plurielle, tant il est convenu de faire la différence entre représentation, participation et délibération. Cette trichotomie désormais canonique suggère qu’il peut y avoir des dispositifs délibératifs mais non participatifs (tribunaux et parlements) ; réciproquement, il existe des dispositifs participatifs mais non délibératifs (référendums et sondages). Dans le champ de la « participation délibérative », le débat public apparaît comme un exemple typique de pratique de délibération ; cependant, il donne aussi au chercheur l’occasion de questionner certains des aspects les plus controversés de la théorie de la délibération. Le débat public est un dispositif de discussion démocratique plus ou moins institutionnel destiné en principe à compenser certaines des carences ou lacunes de la démocratie représentative. Ainsi, il est l’occasion pour les divers pouvoirs de concrétiser et parfois de satisfaire l’aspiration des citoyens à la démocratisation des processus d’expertise et de décision. Il est aussi l’occasion pour les contre-pouvoirs d’investir l’espace public ou, plutôt, les espaces publics créés à cet effet afin de débattre de thèmes ou de projets dont ils sont d’ordinaire exclus. Enfin, pour l’institution qui le pilote, il est l’occasion de recenser et d’examiner dans le cadre d’une discussion réglée l’ensemble des arguments des partisans et opposants d’un projet doublement technique et politique. Le débat public se voit assigner une modalité et une finalité d’information, laquelle dans le meilleur des cas fonctionne dans les deux sens, des experts aux citoyens et réciproquement. Toutefois, il serait naïf de croire qu’il existe quelque part quelque chose comme une information brute, neutre et objective : l’information
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s’insère d’emblée dans un processus d’argumentation, de persuasion ou de négociation qui possède une portée politique. Le débat public en tant qu’institution de « participation délibérative » est soumis à un ensemble de règles de discours d’ordre déontique qui s’apparentent aux principes d’une éthique de la discussion (Habermas). Cependant, il constitue également un champ de forces de nature polémique où s’affrontent des intérêts et des groupes selon des modalités relevant d’une politique de la domination (Bourdieu). Réflexion faite, il peut s’avérer judicieux de situer le débat public « par delà l’idéalisme et le réalisme », en reconnaissant l’apport de ces deux voies opposées à la pensée d’une troisième voie, qui pourrait se nommer par contraste politique de la discussion. L’idée fondamentale est qu’un art du discours combiné à un art de la manœuvre produit une composition dynamique des critères, phases et enjeux a priori antinomiques de la conversation et de la négociation, de la délibération et de la persuasion, dans le contexte d’une discussion démocratique soumise à incertitude. Il importe en premier lieu de dégager, dans les limites d’une construction philosophique, certains modèles synthétiques susceptibles d’éclairer la dynamique d’un débat public et, plus généralement, des dispositifs ou situations relevant de la démocratie délibérative. Cependant, à la différence de certaines approches centrées sur l’échange lui-même, il importe en second lieu de montrer l’effet « proactif » d’une négociation au sein de la discussion, ainsi que l’effet « rétroactif » d’une décision à venir qui, en tant qu’horizon d’incertitude, conditionne en profondeur la dynamique du débat public. Il s’agit dans le cadre d’une politique de la discussion de négocier, en deçà ou au-delà de l’échange d’arguments, les conditions doublement procédurales et substantielles d’une discussion idéale, et de construire un rapport optimal de la discussion présente à la décision future. On peut alors interpréter le débat public comme une arène ou, plutôt, un ensemble d’arènes où se déploie un art de la composition entre des modalités et des finalités hétérogènes, et non pas seulement entre des catégories de discours. L’option en faveur d’une voie médiane permet d’échapper au conflit du réalisme et de l’idéalisme (1) et de mettre en perspective les dilemmes du « bon débat » (2), ce qui conduit à explorer plusieurs modèles de l’échange (3). Ainsi, le débat public alterne et combine des critères, phases et enjeux a priori hétérogènes (4) en produisant une composition entre différentes modalités et finalités du débat public (5) qui révèle les ambiguïtés du concept de délibération.
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LE CONFLIT DE L’IDÉALISME ET DU RÉALISME La démocratie délibérative et le débat public peuvent être appréhendés du point de vue théorique et pratique selon au moins deux approches méthodologiques qui recoupent à peu de choses près l’opposition entre idéalisme et réalisme. La première approche (l’idéalisme) stipule que le débat public, en tant que modalité de l’activité de communication orientée vers l’entente, est nécessairement soumis au normes implicites d’une situation idéale de parole. La deuxième approche (le réalisme) stipule quant à elle que le débat public, en tant que modalité des rapports de domination s’exerçant au sein d’un champ de forces politiques, est nécessairement soumis à la réalité des conflits d’intérêt, de classe et de pouvoir. On aura reconnu l’opposition classique entre deux approches, l’une philosophique, l’autre sociologique, et entre deux représentants majeurs et presque caricaturaux, pour ainsi dire, de ces deux approches : respectivement, Jürgen Habermas (« l’agir communicationnel et l’éthique de la discussion ») et Pierre Bourdieu (« le champ politique et l’habitus socio-linguistique »). On se souvient que Habermas depuis la Théorie de l’agir communicationnel n’a cessé d’opposer l’agir instrumental et l’agir stratégique d’un côté, orientés tous les deux vers le succès, et l’agir communicationnel d’un autre côté, orienté vers l’entente [1987, p. 101-102]. C’est seulement l’agir communicationnel orienté vers l’entente entre les partenaires de la communauté de communication qui possède une dimension proprement éthique, en ceci qu’il proscrit la violence, la contrainte et l’autorité de la situation de parole. Habermas introduit comme chacun sait une différence entre la communication qui relève d’une activité spontanée et ordinaire, et la discussion qui prend le relais de la précédente lorsque se font jour des points de litige qu’il convient de soumettre à un processus d’argumentation. Habermas identifie quatre idéalisations fondamentales qui sont présupposées selon lui dans l’agir communicationnel [Habermas, 2007, p. 20-21], de même que quatre présuppositions pragmatiques [idem, p. 56] : (1) la publicité et l’inclusion : quiconque peut apporter une contribution pertinente à la controverse dont une prétention à la validité est l’objet ne peut être exclu. (2) l’égalité des droits dans la communication : tous reçoivent les mêmes chances de s’exprimer sur la question débattue. (3) l’exclusion de toute mystification ou illusion : les participants doivent penser ce qu’ils disent.
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(4) l’absence de contrainte : la communication doit être affranchie de toute restriction susceptible d’empêcher la manifestation du meilleur argument de déterminer l’issue de la discussion. Habermas suggère que les présuppositions de la pratique argumentative ne sont pas de simples constructions idéales, mais ont une efficience opératoire qui est manifeste dans le comportement des participants confrontés à une discussion insatisfaisante [idem, p. 57-58]. En outre, il insiste sur le caractère faillible des arguments et sur la qualité du processus de discussion comme seul et ultime garant de la disponibilité et de l’efficacité des informations et des raisons [idem, p. 58-59]. Bourdieu dans ses Méditations pascaliennes critique la réduction par Habermas de la politique à une éthique de la communication. Une telle éthique demeure selon lui dans l’ignorance des facteurs de discrimination sociale qui conditionnent toute forme d’échange, dans la lignée des analyses de Ce que parler veut dire [Bourdieu, 2000, p. 81-82]. La perspective consistant à partir des idéalisations de la situation de parole présupposées par les acteurs sociaux produit un glissement du descriptif au normatif qui postule l’universalité des normes, mais néglige leur transgression effective [idem, p. 145-146]. C’est seulement, selon Bourdieu, l’usage de moyens politiques ordinaires qui permet de créer les conditions d’une communication sociale non asymétrique, ce qui suppose une vision réaliste de la construction de l’universel [idem, p. 150]. Il reste que, malgré ses déclarations assez hostiles à l’égard de l’agir communicationnel et de l’éthique de la discussion de Habermas, Bourdieu valorise un idéal de la démocratie lié à des structures de communication qui au final n’est pas si éloigné de celui de Habermas. Le problème fondamental de l’opposition entre philosophie et sociologie, c’est qu’elle exprime la limite des deux méthodologies, chacune ayant une conception propre du rapport entre réel et idéal. Ainsi, il existe une limite sociologique de l’approche philosophique : que se passe-t-il si les conditions idéales élaborées par le philosophe ne recoupent pas les conditions idéales et a fortiori les conditions réelles identifiées par les acteurs eux-mêmes et par les sociologues qui s’en font les interprètes ? À l’inverse, il existe une limite philosophique de l’approche sociologique : que se passe-t-il si les conditions réelles identifiées par le sociologue ne recoupent pas les conditions réelles et a fortiori les conditions idéales identifiées par les acteurs, ou par le philosophe ? Les deux postures se rejoignent parfois lorsque chacun fait un pas l’un vers l’autre : un philosophe « à la Habermas » va s’intéresser aux conditions idéales de la discussion, tout en essayant de trouver un équilibre réfléchi entre l’idéal et le réel afin de conférer au premier une pertinence empirique. En comparaison, un
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sociologue « à la Bourdieu » va s’intéresser aux conditions réelles de la discussion, tout en reconnaissant que l’étude du réel doit incorporer l’idéal promu par les acteurs sociaux.
LES DILEMMES DU « BON DÉBAT » EN PERSPECTIVE L’opposition de méthode dans la lettre comme dans l’esprit peut paraître à bon droit un peu stérile, du fait que les uns et les autres au fond ne visent pas et ne parlent pas de la même chose. Le philosophe concerné par l’éthique se pose la question de la validité normative de certaines normes de discussion, tandis que le sociologue concerné par la science et par la politique se pose la question de leur usage effectif en situation. Partant de là, il existe plusieurs attitudes possibles à l’égard des dilemmes posés par l’évaluation d’un débat public selon les critères définissant un « bon débat1 ». Ces dilemmes renvoient au problème fondamental de la portée éthique ou politique d’un ensemble de normes de la discussion et au type d’approche (« réaliste » ou « idéaliste ») qu’il convient d’adopter à l’égard du débat public. L’opposition en matière d’évaluation du débat public se situe entre l’empirisme et le rationalisme, ainsi qu’entre l’internalisme et l’externalisme. L’internalisme part des conceptions et des revendications portées par les divers acteurs d’un débat public particulier, objet de l’expérience ou de l’étude, tandis que l’externalisme part des conceptions et revendications portées par d’autres acteurs que ceux du débat public particulier. L’empirisme part des conceptions et revendications portées par les acteurs d’un débat public, tandis que le rationalisme part des conceptions et revendications universelles reconstruites par la pensée rationnelle : Empirisme
Rationalisme
Internalisme
Il faut se fonder sur les critères internes d’un «bon débat» établis par les participants au débat public.
Il faut se fonder sur les critères internes d’un «bon débat» dans le mesure où ils recoupent les critères universels et rationnels d’un bon débat public.
Externalisme
Il faut se fonder sur les critères externes d’un «bon débat» établis par les participants à d’autres débats publics.
Il faut se fonder sur les critères externes d’un «bon débat» dans la mesure où ils sont présupposés de façon universelle et reconstruits de façon rationnelle.
1. (1) Dilemme de la représentativité : représentativité statistique ou politique ? (2) Dilemme de l’égalité : intégration ou exclusion politique ? (3) Dilemme de l’échelle : politique de proximité ou montée en généralité ? (4) Dilemme de la compétence : argumentation rationnelle ou expertise profane ? (5) Dilemme du conflit : fabrique de consensus ou lieu de controverse ? (6) Dilemme de la décision : leurre démocratique ou partage des responsabilités ? [Blondiaux, 2005].
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Un moyen de sortir de l’opposition, qui ne requiert pas une hypothèse aussi lourde et en même temps aussi faible que l’immanence de la norme, consiste à proposer une interprétation dialectique de la relation entre le réel et l’idéal, en reconnaissant le double mouvement de l’un à l’autre. D’un côté, l’idéal peut être transformé par le réel : la pertinence de l’idéal commun de la discussion peut être transformé par la prise en compte de conceptions différentes et de conditions déficientes de la discussion que révèle un examen attentif de la réalité. D’un autre côté, le réel peut être transformé par l’idéal : le diagnostic sur le réel peut être transformé par la réussite de la revendication portée par les acteurs en faveur de nouvelles conditions de la discussion, plus exigeantes et plus conformes à un idéal commun. Le nœud de l’articulation dialectique entre réel et idéal est le suivant : (1) L’intérêt pour l’idéal et la lutte pour un idéal commun : les divers participants à un débat public peuvent avoir un « intérêt à l’idéal » et lutter en vue de la réalisation, ou du moins de l’approximation d’un idéal commun de la discussion. (2) Le conflit d’idéal et la lutte pour un idéal différent : les divers participants à un débat public peuvent entrer en conflit parce qu’ils ont un idéal différent et parce qu’ils luttent en vue de l’imposition, ou du moins de la négociation de leur idéal propre de la discussion. Il importe de noter à ce stade que la discussion (réelle ou idéale) peut être considérée, dans la forme et dans le contenu, d’un point de vue procédural comme d’un point de vue substantiel. C’est du reste l’un des enjeux du « débat sur le débat » de négocier les conditions de la discussion, aussi bien ses règles s’il s’avère que la procédure ne favorise pas l’éclosion d’une parole libre, argumentée et sincère, que ses thèmes si leur structuration préalable et continue ne permet pas d’aborder les sujets jugés les plus importants. Au final, l’examen du problème posé par les conditions du « bon débat » incite à dépasser les oppositions un peu simples de la philosophie et de la sociologie en « prenant au sérieux l’idéal délibératif » [Blondiaux, 2004], fut-ce simplement « pour voir » comme dans le jeu de poker.
LES MODÈLES DE L’ÉCHANGE : DE LA CONVERSATION À LA NÉGOCIATION Le débat public entretient avec la démocratie délibérative un rapport d’implication réciproque, au point qu’il est difficile de penser à l’un sans en même temps penser à l’autre. Pourtant, cette association d’idées, devenue au fil des glissements sémantiques et historiques une forme d’évidence, n’est pas des plus heureuses, car elle tend à enfermer le débat public dans le modèle de la délibération, et celui-ci dans le modèle de l’argumentation. Or, il faut rappeler que, si la délibération est aujourd’hui confondue avec
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la discussion, elle a pu être considérée dans le passé, en particulier chez Aristote, comme un examen d’arguments préalable à la décision. En fait, la délibération en tant que type idéal ne se confond pas nécessairement avec la discussion, ou avec la conversation, en ceci que, du fait de son articulation à la décision individuelle ou collective, elle requiert l’examen de tous les arguments, les « pour » comme les « contre ». En comparaison, la discussion, par sa priorité accordée à l’entente entre les parties dans le modèle canonique de Habermas, requiert avant tout l’examen des arguments « pour » de façon à parvenir à un accord de tous [Manin, 2004]. Il peut être judicieux de distinguer, au moyen d’une typologie synthétique, au moins quatre modèles de l’échange (nommés respectivement dialogique, rhétorique, boulésique et diplomatique), lesquels correspondent à autant de types idéaux2 : DIALOGIQUE
RHÉTORIQUE
(conversation)
(persuasion)
Discussion libre et ouverte
Sélection institutionnelle
de tous arguments et idées
des participants et des thèmes
Égalité des participants
Inégalité des rôles
successivement orateurs et auditeurs
et des compétences oratoires
Respect de la force du meilleur argument
Visée d’adhésion d’autrui
usage exclusif d’arguments, exigence de sincérité et échange coopératif (recherche du bien commun)
appel possible aux émotions, pas d’exigence de sincérité et échange agonistique (recherche de la victoire de son opinion)
BOULÉSIQUE
DIPLOMATIQUE
(délibération)
(négociation)
Discussion contradictoire
Conciliation négociée
de tous arguments et idées
des intérêts et revendications
Égalité des participants
Inégalité des positions
comme pourvoyeurs d’arguments
des compétences et des ressources sociales
Force de l’inventaire d’arguments
Souci de compromis avec autrui
usage exclusif d’arguments, exigence d’exhaustivité et échange éclairant (recherche de la meilleure décision)
usage possible de promesses et menaces, pas d’exigence d’exhaustivité et échange coopératif (recherche de l’intérêt mutuel)
Par la suite, on peut sur la base des types idéaux de l’échange envisager des combinaisons possibles entre critères qui permettent de couvrir la variété des combinaisons réelles. Ainsi, sur le plan théorique et pratique, 2. Le terme d’échange comprend aussi bien l’échange verbal que l’échange non verbal, le second mode étant présent de façon implicite ou explicite dans l’ensemble des types idéaux, encore que ces derniers soient plus centrés sur le premier mode. Le tableau propose un ensemble de types idéaux moins détaillé et structuré selon une autre perspective que le tableau établi par Francis Chateauraynaud [2007].
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la délibération n’est pas nécessairement articulée à la visée de la décision, et peut se limiter à certains des critères de la conversation, avec toutefois une nuance qui peut être le critère d’exhaustivité des arguments. En outre, l’échange peut être réglé sur le principe de la conversation, qui suggère une référence à la situation idéale de parole, à l’usage d’arguments et à un horizon d’entente entre partenaires. Cependant, il est également « travaillé » par le principe de négociation qui suggère quant à lui une référence à une situation réelle de conflit, à un enjeu de coopération, ou à un échange de menaces et de promesses3. Par ailleurs, il peut très bien y avoir égalité des participants sans qu’il y ait pour autant égalité des compétences, en particulier dans la manière de discourir, de raisonner et d’argumenter. Enfin, l’opposition entre la conversation impliquant le recours à l’argumentation et la persuasion pouvant impliquer un recours à l’émotion renvoie à la question capitale de la force du meilleur argument, véritable critère éthique de la discussion pour Habermas. En fait, il n’est pas si évident de distinguer entre la conversation et la persuasion, ni du reste entre la conversation et la négociation, s’il est admis que la force de l’argument suppose autre chose qui lui donne une force, précisément.
LA POLITIQUE DE LA DISCUSSION : CONVERSER, PERSUADER, NÉGOCIER Un groupe d’individus égaux ayant une décision à prendre sur un sujet d’intérêt commun qui demeure un motif de désaccord n’a selon Elster [1998] que trois manières de parvenir à un accord : l’argumentation, la négociation et le vote. Or, il s’agit de montrer que, en théorie comme en pratique, il est possible et même souhaitable de ne pas s’en tenir à ces types et d’envisager des types mixtes qui traduisent une grande variété de relations. En premier lieu, il est permis de contester la démarcation entre l’argumentation et la persuasion, au motif qu’elle rend assez mystérieuse la notion de « force du meilleur argument ». Cette contrainte objective intrinsèque au discours est présentée comme la seule voie possible pour susciter chez le public l’état de conviction, et échapper ainsi aux ruses d’une parole 3. Selon Philippe Urfalino [2005] : « La réflexion […] est travaillée par le souci de prendre en compte deux aspects apparemment antagonistes de la délibération : 1) La discussion suppose un aspect idéaliste et normatif : elle suppose d’une manière ou d’une autre que les arguments importent, qu’une certaine idée de la raison exerce quelque contrainte : 2) Mais dans le même temps les enjeux de la décision à prendre sont tels que, le plus souvent, la discussion a une dimension agonistique, les participants ou au moins une partie d’entre eux tiennent à ce que leur point de vue l’emporte. »
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et d’une conduite relevant de la séduction ou, en dernière instance, de la sensation et de l’émotion. En fait, il ne faut pas oublier qu’un processus d’argumentation vise l’adhésion d’un auditoire ou d’un auditeur, qu’il faut persuader de la validité ou simplement de la légitimité d’une thèse [Perelman, 1958]. Dès lors, une des questions les plus délicates, et sans doute les plus subversives à poser à un partisan de la « raison communicationnelle » est sans aucun doute la suivante : qu’est-ce qui fait qu’un argument est un « bon » argument4 ? Les partisans de la raison communicationnelle à la Habermas devraient au moins admettre ce qui pourrait se nommer le paradoxe de l’argumentation : la force de l’argument dans la discussion ne peut en toute logique être elle-même un argument. Par exemple, si je dis que Paul, le fils de mon voisin, ne devrait pas sortir librement le soir après minuit, parce que les rues à cette heure sont dangereuses, ce dernier motif (« Les rues sont dangereuses ») est précisément ce qui se nomme un argument5. La force de l’argument « les rues sont dangereuses » tient à ce qu’il produit un effet de persuasion parce qu’il est tenu pour évident qu’il faut éviter le danger et que personne ne souhaite qu’un enfant en soit victime. Mais si quelqu’un, pour un motif ou un autre, aime le danger et souhaite qu’il arrive quelque chose de grave à Paul, alors l’argument n’est pas pertinent et n’a pas de force de persuasion. Le plus souvent, les arguments ne possèdent de force que parce qu’ils s’insèrent dans une chaîne de raisonnement et dans un référentiel souvent implicite de croyances et de valeurs qui, en dernière 4. Il n’est pas simple de répondre à cette question fondamentale de la rhétorique, mais on peut au moins rappeler quelques grandes caractéristiques non exhaustives de l’adhésion à un argument : (1) La rigueur : il résulte d’une procédure systématique d’enquête impliquant une méthode d’assertion et d’objection à l’égard des raisons. (2) L’honnêteté : il est soutenu par une attitude de sincérité et d’impartialité dans l’examen systématique des assertions et objections. (3) La pertinence : il développe un raisonnement permettant de construire un problème et sa solution qui sont reconnus comme satisfaisants. (4) La confiance : il émane d’une personne faisant autorité ou réputée pour ses qualités de rigueur, d’honnêteté et de pertinence. (5) La passion : il suscite une sensation, une émotion ou une représentation qui touchent la sensibilité. 5. L’un des ressorts de la persuasion en rhétorique, qui donne sa force à un argument, est la capacité d’un locuteur à créer une relation de pertinence ou, dans le meilleur des cas, d’évidence entre une raison et un intérêt de l’auditeur ou de l’auditoire. L’intérêt peut être compris dans un sens large comme une conception ou une représentation associée à une croyance, un désir, une émotion, une valeur, un calcul, une attente ou une espérance. La force de l’argumentation tient précisément à la capacité du locuteur à identifier les conditions de pertinence, à la fois formelles, matérielles et contextuelles, auxquelles tient un auditeur ou un auditoire, de façon à ce que ce dernier puisse reconnaître la force d’un argument. L’argumentation vise non seulement à produire la persuasion à l’égard d’un argument en particulier, mais aussi à l’égard des conditions de pertinence qui incitent le public à reconnaître la force de cet argument en particulier. Il importe donc pour le locuteur soucieux de persuader son auditeur ou son auditoire d’identifier un niveau de pertinence au second degré (un cadre de référence ou référentiel) qui permet de donner à un argument une force au premier degré.
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instance, peut être liée à une sensation ou à une émotion, ou du moins, à un certain « partage du sensible » [Rancière, 1995 et 2004]. En second lieu, il est permis de contester la démarcation entre argumentation et négociation, laquelle apparaît au mieux comme une déflation, au pire comme une dégradation de l’idéal de la discussion6. Or, la négociation est une modalité de l’échange qui permet de garantir ou de sauver l’intérêt d’une discussion tant du point de vue procédural que d’un point de vue substantiel. Elle parvient en outre à maintenir un rapport avec l’enjeu implicite ou parfois explicite de la décision à venir, sans quoi la discussion mériterait d’être purement et simplement abandonnée par la plupart des participants, ce qui se produit à l’occasion. Aussi, de même qu’il existe un usage stratégique de l’argumentation [Elster, 2005], il existe symétriquement un usage éthique de la négociation. Les normes de la discussion ne sont pas toujours présupposées comme chez Habermas, elles sont également négociées au moyen de stratégies pouvant impliquer des moyens de pression et de contrainte. Une situation idéale de parole est celle décrite dans le paradigme de la discussion (liberté, égalité, entente…), cependant, il n’existe pas une seule situation idéale de parole. Un contenu idéal de parole, quant à lui, ne concerne pas les règles formelles de la discussion, mais les thèmes substantiels que d’aucuns voudraient aborder (construction d’une centrale nucléaire, tracé d’une autoroute…). En fait, la notion de situation idéale de parole est insuffisante si elle ne peut établir ou garantir aucun lien avec la situation réelle, ni d’ailleurs avec le contenu idéal de parole, et celui-ci avec le contenu réel. La discussion idéale considérée du point de vue procédural ne peut se concevoir indépendamment d’une discussion idéale considérée du point de vue substantiel, qui concerne le contenu et non pas seulement la forme de la discussion. La conjonction des deux modèles de la conversation et de la négociation peut aisément se comprendre s’il existe des participants qui ont un intérêt à ce que le débat public soit le plus proche possible de la situation idéale de parole (aspect procédural). Toutefois, la négociation peut aussi concerner des participants qui ont un intérêt à ce que le débat public soit le plus proche possible du contenu idéal de parole (aspect substantiel). Le recours à la négociation dans l’espace et dans le temps de la discussion est aussi un moyen stratégique de faire le lien entre la phase du 6. « Dans les sociétés complexes, même en supposant des conditions idéales, bien souvent on ne peut recourir ni à l’une ni à l’autre (des) options… (permettant) de justifier un intérêt universalisable ou le primat indiscutable d’une valeur déterminée. Dans ces cas, reste l’option de la négociation, qui requiert, à vrai dire, la volonté de coopération des personnes qui agissent en fonction de leur propre succès… » [Habermas, 1997, p. 185-186]
LA POLITIQUE DE LA DISCUSSION. LA DYNAMIQUE DU DÉBAT PUBLIC…
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débat et la phase « post-débat », de façon à rapprocher la discussion de la décision. Le débat public dans ses formes les plus communes représente une forme composite de délibération, en ceci qu’il ne vise pas directement une prise de décision, laquelle n’intervient qu’après le débat. Cependant, il vise à exercer un influence sur la décision à venir et par ailleurs, en son enceinte ou dans des arènes plus confidentielles, suscite des discussions qui sont orientées vers la prise de décision. La décision, en effet, demeure l’horizon implicite de la discussion, tant et si bien que l’examen d’un point litigieux nécessitant le recours à l’argumentation peut s’accompagner d’un recours à la négociation avant, pendant, ou en marge d’un débat public. De ce point de vue, la négociation révèle les ambiguïtés du concept de délibération, laquelle peut apparaître soit comme une délibération authentique – s’il est admis que cette dernière consiste, sur le modèle de la conversation, en l’échange d’arguments – soit comme une pseudo-délibération si elle est censée s’articuler à la prise de décision politique. Au final, la dynamique du débat public se caractérise par une composition de ces trois modes que sont la conversation, la persuasion et la négociation, dans une situation d’échange où la décision constitue l’horizon implicite, à la fois inaccessible et omniprésent, de la discussion.
UN ART POLITIQUE DE LA DISCUSSION Le problème de Habermas concernant la distinction entre éthique et stratégie tient à ce que, en associant l’éthique à la discussion, il se condamne à exclure la stratégie du champ de l’éthique, en frappant d’interdit toute possibilité d’une « stratégie de l’éthique ». Ce faisant, il se condamne également à repousser la possibilité d’un conflit entre des conceptions diverses et parfois opposées de l’éthique qui pourrait mettre en question l’éthicité d’une éthique de la discussion. L’une des questions les plus délicates à poser aux partisans d’une éthique de la discussion est la suivante : que fait-on si les partenaires supposés de la discussion ne veulent pas discuter selon les modalités et les finalités requises ? La réponse est : on négocie, on persuade et, enfin, autant que possible, on décide. Une conception dynamique permet d’appréhender la complexité des compositions réalisées par les acteurs du débat public, ainsi du reste que par les observateurs qui entendent coller au plus près de la réalité des processus à l’œuvre. Cette composition relève d’un véritable art politique, qui comprend un pôle logique d’un côté, et un pôle stratégique de l’autre :
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LE DÉBAT PUBLIC : UNE EXPÉRIENCE FRANÇAISE DE DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE
Art politique Logique
Stratégique
(« discours, argument, raison »)
(« discours, pouvoir, intérêt »)
Dialogique
Boulésique
Rhétorique
Diplomatique
Conversation
Délibération
Persuasion
Négociation
Entente
Décision
Influence
Compromis
Dans ce schéma, la démarcation n’est plus entre l’éthique et le stratégique comme chez Habermas, mais entre le logique et le stratégique, de sorte que les deux peuvent se voir attribuer une valeur éthique selon la modalité et la finalité qu’ils privilégient. Ainsi, n’en déplaise à Habermas, il peut être éthique, dans le cadre d’une « politique de la discussion », de recourir à un agir stratégique de façon à atteindre les conditions logiques de la discussion. Les conditions logiques de la discussion peuvent à leur tour être considérées comme éthiques ou comme non éthiques selon la physionomie dynamique de l’échange.
Modalité
1
2
Finalité
3
5
7
Conversation
Persuasion
Entente
Influence
Délibération
Négociation
Décision
Compromis
4
6
8
Une typologie combinatoire possède un intérêt pour caractériser la diversité des compositions politiques propre à la dynamique d’un débat public, mais en outre pour caractériser la diversité des compositions académiques réalisées par divers auteurs. La dynamique d’un débat public est comme une composition sur le mode de l’alternance ou de la combinatoire de modalités et de finalités spécifiques : par exemple, du type (1,4) et (5,8), où l’articulation se produit entre discussion et négociation, ainsi qu’entre entente et accord.
CONCLUSION Au total, le débat public est un exercice et une expérience de démocratie « participative-délibérative » qui gagne à échapper à l’alternative radicale entre idéalisme et réalisme. Certes, il est indéniable que la règle de la
LA POLITIQUE DE LA DISCUSSION. LA DYNAMIQUE DU DÉBAT PUBLIC…
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discussion impliquant le recours à l’argumentation sur la base d’un principe d’égalité des participants peut contribuer à la réduction des asymétries de l’échange. Mais il est tout aussi indéniable que l’argumentation ne permet pas de neutraliser complètement les éléments du contexte, qu’il s’agisse des positions et dispositions sociales des acteurs, ou de l’arrière-plan historique et politique d’un projet. L’enjeu du débat est aussi de révéler au grand jour les symétries et les asymétries diverses (de position, de compétence, d’affinité, d’intérêt…) qui constituent le contexte, l’arrière-plan ou le non-dit de l’échange, soit la « séquence privée » de cette « séquence publique » qu’est le débat public. L’un des grands risques du débat public est de recouvrir sous le « voile d’ignorance » d’une égalité formelle de la parole l’inégalité réelle du rapport des forces. À ce compte, l’échange risquerait de fonctionner comme un théâtre d’ombre de la démocratie, qui dévoile à proportion de ce qu’il voile les intérêts et les manœuvres de ses participants. L’option d’une politique de la discussion suggère une voie médiane entre le prétendu idéalisme d’une « éthique de la discussion » et le prétendu réalisme d’une « politique de la domination ». Dans cette optique, l’argumentation s’articule à d’autres options a priori antinomiques telles que la négociation, sans pour autant détruire l’intérêt et la valeur de l’échange, bien au contraire. La négociation peut porter sur les conditions du débat, comme cela apparaît dans l’émergence d’un « débat sur le débat », dès lors que les participants ont un intérêt à défendre un certain idéal de la discussion, lequel peut se révéler conflictuel avec l’idéal d’autres participants. La négociation peut porter également sur les conditions du « pré-débat », du « péri-débat » ou du « post-débat », en essayant par divers moyens de nature stratégique de rapprocher la discussion de cet idéal, de la décision elle-même, ou de tout autre chose. C’est ainsi que la discussion alterne et combine argumentation et négociation pour former un ensemble complexe où se produit une composition des différentes modalités et finalités du débat public. C’est aussi en ce sens là que le débat public est un « forum hybride », et non pas seulement parce qu’il mêle des individus et des groupes divers (experts, élus, associations et citoyens). C’est sans doute le prix à payer afin que le débat public ne soit pas simplement un exercice de rhétorique plus ou moins honnête, mais bien un travail proprement politique d’information et de préparation de la décision à venir. Il serait dès lors plus avisé de parler à son sujet d’une paradoxale « procédure processuelle », procédure qui conditionne le processus du débat public, mais dont l’interprétation et l’application en situation sont elles-mêmes conditionnées par le dit processus. De même, plus que d’une interaction du débat public, il conviendrait de parler d’une « interaction contextuelle », interaction qui
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impacte le contexte du débat public, mais dont le déroulement est lui-même impacté par ce contexte dont il est pour ainsi dire un révélateur. La procédure de discussion ne peut se dispenser en situation d’une volonté substantielle de transformer le rapport des forces, de corriger les multiples asymétries, et d’imposer le respect de certaines conditions de l’échange. Le débat public n’en demeure pas moins marqué du sceau de la contingence, en ceci qu’il peut très bien conserver ou inverser le rapport de forces, sur la base d’arguments ou sur la base de compromis, de promesses et de menaces.
INTRODUCTION
367
V. Épilogue
Épilogue
Débattre sans savoir pourquoi : la polychrésie du débat public appelle le pluralisme théorique de la part des chercheurs
Laurent Mermet Les recherches sur le débat public se sont multipliées très rapidement en quelques années seulement – et plus particulièrement, sur les débats publics organisés, depuis dix ans, sous l’égide de la CNDP. Cette mobilisation des chercheurs s’inscrit d’abord dans le mouvement plus général de développement des travaux sur la concertation et la décision dans le champ de l’environnement. Dans ce champ de pratiques et de recherches, c’est un véritable changement d’échelle qui s’est produit en moins de dix ans. Mais la focalisation de nombreux chercheurs sur les débats organisés par la CNDP reflète sans doute aussi certaines caractéristiques propres à ce dispositif. Mentionnons-en simplement quatre. Par sa médiatisation et son ampleur nationale, la procédure de débat public constitue un objet de recherche moins dispersé et plus visible que la plupart des autres types de concertation. L’accès au terrain est relativement facile. D’une part le débat étant ouvert à tous publics, il l’est à tous les chercheurs. D’autre part le travail est aussi facilité par les moyens de préparation, de documentation et d’archivage déployés par la CNDP. Cette dernière a de plus déployé des encouragements actifs pour engager les chercheurs à prendre ces débats comme objet de leurs recherches. Enfin, et l’on verra plus loin l’importance de ce point, cette procédure nationale de débat public rejoint largement les orientations prises par beaucoup de chercheurs, ces dernières années, vers une conception théorique d’une vie publique reposant sur la délibération argumentée. Ces constats m’incitent à adopter sur les travaux consacrés au débat public un regard doublement décentré. Décentré d’un côté par une vision du domaine de la concertation qui demande que l’on s’intéresse autant à tous les types de concertation, quelle que soit leur échelle – depuis les concertations les plus locales jusqu’aux débats qui accompagnent les négociations internationales – et quel que soit leur degré d’institution-
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LE DÉBAT PUBLIC : UNE EXPÉRIENCE FRANÇAISE DE DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE
nalisation – depuis les débats spontanés qui accompagnent les décisions politiques, jusqu’aux procédures réglées, comme l’enquête publique ou le débat public1. De ce point de vue, les débats publics de la CNDP constituent un cas de figure précis – concertation très institutionnalisée, portant sur de grands projets, avec pilotage à l’échelle nationale – qui gagne sûrement à être replacé dans le paysage extrêmement divers de la concertation et des modes de décision. Regard décentré aussi par rapport au modèle de la « délibération2 », qui conçoit le débat avant tout comme un lieu où il s’agit « de convaincre et d’être convaincu » [Fourniau, 2001c], autrement dit, d’échanger des arguments jusqu’à déboucher sur une compréhension partagée d’une situation, et sur une action portée collectivement. On a parfois l’impression que le débat public est directement assimilé à une telle délibération, où des citoyens délibéreraient et décideraient ensemble. Or un regard un tant soit peu sensible aux stratégies des acteurs, aux ambiguïtés de la négociation et de la vie politique – je l’appellerai ici un regard « néo-soupçonneux3 » – m’appelle aussi à d’autres observations sur le débat public, ses effets et ses fonctions. C’est donc à partir de quatre questions que je poserai ici un regard transverse sur les recherches consacrées au débat public, telles que le présent ouvrage les donne à voir : 1) À quoi sert de débattre ? 2) Quel est l’apport de débats publics « d’élevage » (suscités, organisés, institués) par rapport aux débats publics « sauvages » (autonomes, spontanés, « ingérables ») ? 3) Dans quelle mesure le débat public et son utilité relèvent-ils de la délibération (plutôt que de l’affrontement verbal, de la négociation, etc.) ? 4) Quelle est la place des chercheurs qui travaillent sur le débat dans l’institutionnalisation du débat public ? Quelle est leur place dans les recherches plus larges sur la concertation et la décision ?
1. Cette vision large du champ de la concertation est celle défendue par le programme de recherche « Concertation, Décision et Environnement » du ministère de l’Écologie et du Développement durable. 2. Pour une vue d’ensemble, voir [Blondiaux et Sintomer, 2002]. 3. Pour prendre quelque distance avec les appels répétés à sortir de « l’ère du soupçon », dont Boltanski et Thévenot [1991] ont été parmi les porte-parole les plus éloquents et les plus écoutés.
ÉPILOGUE
371
DÉBATTRE, SANS SAVOIR POURQUOI : LA POLYCHRÉSIE DU DÉBAT La CNDP a pour mission d’assurer la tenue de débats publics sur les grands projets ; lorsque le débat a eu lieu, elle publie un rapport du débat, et là s’achève sa mission. Le débat est posé ici comme une fin en soi. Il y a là une originalité fondamentale par rapport aux enquêtes publiques, aux conseils de quartier, aux Commissions locales de l’eau et à tant d’autres dispositifs de concertation qui débouchent de façon directe, aussi visible que possible, sur l’action. Le débat public version CNDP repose donc sur un découplage entre le débat et l’action. Découplage crucial, fondateur, qui ouvre l’espace de débat parce qu’il rend les intérêts instrumentaux moins maniables que dans des formes de discussion plus directement liées à la décision. Il jette une sorte de voile d’incertitude sur la situation. Personne n’est en capacité de dire exactement ce que ses interventions dans le débat sont susceptibles de produire en aval, dans la décision. Du coup, chacun s’interroge : y a-t-il une prime à l’expression, ou une prime au silence ? Lorsque l’on sait comment une décision va être prise, la règle est simple : on se tait, sauf aux moments (et sur les sujets) où l’on a intérêt à parler. Mais lorsque l’on ne sait pas comment la décision va être prise, on est souvent amené à mettre plus de cartes sur la table4. L’utilité du débat n’est donc pas directe mais indirecte, elle est seconde, d’une certaine façon. Pour des débats utiles, il faut débattre sans vraiment savoir pourquoi. Il y a là un paradoxe fondamental pour la pratique du débat public : l’incertitude qui pèse sur le débat, la prise de risque des porteurs du projet, la peur de parler dans le vide de la part des intervenants, etc., en constituent le ressort vital. Or, curieusement, une interrogation lancinante revient comme un leitmotiv : « Mais alors, mais quand même, à quoi sert le débat public ? ». On peut entendre là une sorte de peur du vide, d’angoisse des prises, qui n’épargne pas même les praticiens et les chercheurs qui expriment le plus clairement le paradoxe que je viens de rappeler. Ils semblent nous dire : que valent des effets sur lesquels on n’a pas de prise ? dont on ne peut expliquer en quoi ils consistent ? par quelles voies ils passent ? etc ? On sent dans cette interrogation, qui prend des formes multiples, une véritable tension, comme si nombre de praticiens et chercheurs, engagés ensemble dans l’institutionnalisation du débat public, cherchaient à se coordonner pour poser en commun une démonstration (je serais tenté d’écrire, une 4. A contrario, les cas – comme celui de la DUCSAI, sur le « troisième aéroport » de Paris [Lascoumes, 2002] – où des acteurs importants d’un dossier croient bon d’être relativement absents du débat, semblent montrer que cette absence peut se retourner contre la crédibilité du débat et, in fine, contre eux-mêmes.
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LE DÉBAT PUBLIC : UNE EXPÉRIENCE FRANÇAISE DE DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE
déclaration) partagée d’utilité. Leur coordination semble maladroite : ils voient de nombreux effets du débat, mais peinent à se mettre d’accord sur ce qui fait son utilité. C’est sans doute heureux, puisque s’ils pouvaient dire de façon simple à quoi (donc à qui) sert tel débat, par quelles voies, etc., cela tendrait à étouffer le débat en vertu du paradoxe souligné plus haut. Mais la tension n’en reste pas moins vive. Le premier pas pour assumer cette tension est de renoncer à l’idée d’une utilité simple du débat, de reconnaître sa polychrésie, c’est-à-dire le fait qu’il possède des utilités multiples, irréductibles les unes aux autres, qui peuvent fonctionner en même temps… même quand elles sont contradictoires5. Il n’y a pas lieu de clore, de figer, l’inventaire des utilités du débat. Il y a tout lieu au contraire de tenir un registre ouvert des utilités (possibles, constatées) du débat – ouvert, c’est-à-dire à la fois où nous soyons prêts à recueillir de nouvelles chaînes d’effets (positifs ou négatifs, d’ailleurs), et où pour chaque nouveau débat, nous ne nous imaginions pas détenir d’avance la cartographie de ses effets possibles : celle-ci reste à découvrir à chaque fois.
DÉBAT SAUVAGE OU DÉBAT D’ÉLEVAGE : FAUT-IL « ÉLÈVENT » LE DÉBAT ?
QUE DES POLITECHNICIENS
Ces questions sur l’utilité du débat renvoient implicitement à l’enjeu suivant : pour organiser des débats, faut-il les concevoir dans une perspective d’utilité pour qu’ils soient le mieux conçus possible ? Il y a là une hypothèse qui mérite examen. Pour cela, je reprendrai une opposition que j’ai proposée naguère [Mermet, 2007] entre débat sauvage et débat d’élevage. Le débat public n’a pas toujours besoin, pour exister, que des institutions publiques spécialisées viennent l’organiser. Dans un pays où la parole est libre, le débat se développe de façon spontanée : prises de paroles, protestations, forums internet, controverses médiatiques, journaux satiriques constituent autant de débats publics plus ou moins « sauvages6 ». Il y a donc un débat public sauvage : par exemple celui que 5. J’emprunte le concept à Yves Jeanneret. L’usage qu’il en fait dans l’analyse de la communication en général fonctionne ici parfaitement pour le cas particulier que constitue le débat public : « Polychrésie de toute forme de communication : on y joue à plusieurs jeux à la fois, on y agit sous plusieurs formes à la fois, on y mobilise plusieurs types d’enjeux à la fois » [Jeanneret, 2003]. 6. En parlant de débat public « spontané » on force un peu moins le trait, mais l’opposition « sauvage »/« d’élevage » me semble utile pour faire ressortir d’un côté les notions de revendication, de protestation, de dynamique d’action et de l’autre, l’ambiguïté inhérente à des formes d’expression de la société civile organisées par les pouvoirs publics.
ÉPILOGUE
373
suscitent les mouvements qui militent de façon spectaculaire contre les OGM. Et à l’opposé, des débats publics d’élevage, dont la figure extrême est fournie par la conférence de citoyens, dans laquelle les organisateurs maîtrisent tous les paramètres : qui parle ; qui observe ; quelles sont les procédures ; quelles sont les questions abordées ; sous quelle forme s’écrivent et se diffusent les rapports de la conférence. Ici, il s’agit de produire le meilleur débat possible, dans une optique de haute qualité dialogique, labellisée, en environnement contrôlé. Là encore, la conférence de citoyens sur les OGM de 1998 est souvent prise comme modèle du genre [Callon et al., 2001]. Une autre manière de poser l’alternative est de s’interroger sur l’institutionnalisation du débat public. Qu’en est-il de la dialectique de l’instituant, ou de l’institué7, dans l’état actuel du débat public ? Cécile Blatrix nous rappelle fort à propos dans cet ouvrage que le dispositif actuel de débat public a été notamment le résultat d’une mobilisation militante d’associations environnementales, en particulier contre le tracé du TGV Méditerranée, dans les années 1990. Cette part d’instituant est importante pour comprendre le débat public. En même temps, elle est déjà loin, et le débat public semble aujourd’hui émaner directement de l’institué : une procédure établie par les pouvoirs publics. Pourtant, comme l’écrit Sandrine Rui [2004], « le débat public n’a de sens que s’il reconnaît la dissidence ». Autrement dit pour qu’il reste vivant, il faut que la poussée instituante reste active, en dialogue avec le cadre institué du débat. On retrouve ici sous une autre forme la prise de risque, l’incertitude sur les forces qui vont se saisir du débat, dont nous avons vu plus haut l’importance. Mais alors se pose la question : faut-il vraiment élever le débat ? Et d’abord, sur un plan plus général, à quoi sert l’élevage ? Une première réponse est fournie par un ami agronome : l’élevage sert tantôt à affaiblir, tantôt à renforcer. Dans le domaine du débat public, on retrouve des interventions analogues de renforcement ou d’affaiblissement. On est même frappé par la passion et la précision avec lesquelles elles sont conduites. Jean-Michel Fourniau et Ingrid Tafere présentent dans cet ouvrage l’expérience d’une conférence de citoyens conduite pour élever intensivement l’intervention du public dans le débat public sur l’avenir des transports dans la vallée du Rhône, intervention dont on craignait qu’elle ne fût point assez forte. À l’inverse, dans l’exemple déjà mentionné du débat sur les OGM, il ressort que la conférence de citoyens de 1998 relève d’un effort pour affaiblir les vigoureuses manifestations des mouvements anti-OGM, pour rendre la discussion plus gérable pour les pouvoirs publics. 7. Sur la dialectique de l’instituant et de l’institué, voir les ouvrages très « instituants » de Loureau [1970 ; 1978].
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LE DÉBAT PUBLIC : UNE EXPÉRIENCE FRANÇAISE DE DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE
Selon les cas, le débat conduit à stimuler l’expression du public, ou à calmer (ou à essayer de calmer) la dynamique sauvage (et non moins citoyenne) de la contestation. Ensuite, l’élevage crée des relations. « Apprivoiser, c’est créer des liens » nous dit une formule célèbre de Saint-Exupéry. Il y a là une dimension capitale à souligner au passage. De plus, l’élevage crée une occasion, un univers de maîtrise, un règne – là où il y a élevage, il y a un roi des animaux. Cette observation paraîtrait décalée si elle ne dirigeait notre attention sur un trait essentiel du développement du débat public ces dernières années : sa capacité formidable, spectaculaire, à créer, à magnifier, à transférer de la légitimité. Sans développer ce thème plus avant ici, je voudrais simplement attirer l’attention (pour des recherches futures, par exemple) sur cette utilité du débat public (au moins pour certains acteurs) comme une formidable machine – un peu risquée certes, mais au rendement exceptionnel – à fabriquer de la légitimité. Enfin, l’élevage passionne celui qui s’y adonne. Tout éleveur subit la fascination de l’univers artificiel qu’il arrive à susciter et maîtriser. Ainsi l’on a parfois le sentiment, devant la teneur des discussions sur le débat public, qu’un nouveau personnage apparaît dans notre vie publique, le politechnicien : celui qui possède l’art (technê) de s’occuper du citoyen (politês) ! Le passage de relais du polytechnicien qui, fort de sa compétence technique et de sa légitimité administrative, instruit les projets publics au politechnicien qui agence leur discussion par (avec, ou devant ?) le public, constitue un trait marquant de l’évolution de l’action publique dans la dernière décennie. Il faudrait étudier les conséquences très importantes pour notre domaine de la fascination ainsi éprouvée pour ses propres œuvres par cet éleveur de débat qu’est le politechnicien. L’enthousiasme de l’expérimentation, la prise de risque dans la confrontation avec l’autre, l’émerveillement que suscite la richesse d’un débat réussi, la forte part d’implication personnelle que l’exercice exige, produisent chez l’organisateur, l’animateur de ces débats, et même chez de nombreux observateurs, l’impression forte de vivre un moment exceptionnel. Souvent, cette impression les conduit à accorder à telle ou telle formule de débat public des pouvoirs d’exception (dans l’analyse des problèmes, la résolution des différends, le renouvellement de la démocratie, etc.). C’est précisément à cause de cela, à ce moment-là, qu’il importe particulièrement de remettre en perspectives débats d’élevage et débats sauvages. Comment diffusent-ils dans la société ? Comment les reconnecter avec les mobilisations critiques qui, de façon plus ou moins indirecte, leur ont donné naissance, et semblent parfois s’affaiblir à mesure que la concertation se développe ?
ÉPILOGUE
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En proposant le couple un peu provocateur débat sauvage / débat d’élevage, il ne s’agit pas de minimiser l’importance des dispositifs participatifs, mais de souligner que l’on ne peut connaître leur sens et leur valeur que si l’on peut les replacer (par l’étude ou par la pratique) dans la dynamique d’ensemble du débat public au sens large – débats sauvages et débats d’élevage confondus. Aussi vaste, aussi ambitieux que soit le dispositif de débat public sous l’égide de la CNDP, il n’en constitue pas moins une toute petite partie seulement de l’ensemble des débats publics qui agitent à tout moment la vie publique du pays.
JUSQU’À QUEL POINT S’AGIT-IL DE DÉLIBÉRATION ? Plus précisément, quelle est donc l’opération que le débat public institué effectue au bénéfice de la vie et de la décision publiques ? Ou plutôt à quelles opérations le débat public sert-il de support, puisque nous avons vu plus haut – et que plusieurs textes de l’ouvrage nous montrent, exemples de terrain à l’appui – qu’il fallait prendre en compte sa polychrésie. Pour aborder cette question, je m’appuierai ici sur un résultat d’un de mes travaux récents (Mermet, 2005). À l’occasion de ce travail, je me suis penché sur une question classique de théorie de la négociation : comment celle-ci s’articule-t-elle avec d’autres modes d’interaction comme l’affrontement conflictuel, la coopération, l’arbitrage judiciaire, l’évitement stratégique, etc ? Le schéma suivant résume l’analyse proposée. TABLEAU 1 : ARTICULATION ENTRE LES DIFFÉRENTS MODES DE COMPOSITION DANS LES PROCESSUS DE DÉCISION ET LES SYSTÈMES D’ACTION Interaction guidée sur Interaction à guidage les divergences ambivalent (divergences et convergences)
Interaction guidée sur les convergences
Évitement de l’interaction entre acteurs
Concurrence, affrontement tacite
Négociations tacites, ajustements
Coopération objective
Interactions directes entre acteurs
Affrontement
Négociation
Coopération
Interactions via un tiers acteur
Procès, recours
Médiation,
Coordination par un leader
La question est finalement de savoir comment s’opèrent les compositions – au double sens de compromis, mais aussi de création de liens qui vont composer (ou recomposer) des collectifs, par exemple ceux de l’action publique ou ceux de la vigilance militante. Je propose de fonder l’analyse de ces modes de composition sur deux considérations.
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LE DÉBAT PUBLIC : UNE EXPÉRIENCE FRANÇAISE DE DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE
Il s’agit d’un côté de savoir si les protagonistes guident leurs interactions sur leurs divergences – ce sont les modes de la concurrence, de l’affrontement conflictuel, du procès –, sur leurs convergences – ce sont alors les modes de la coopération de fait, de la coopération explicite ou de la coordination par un leader –, ou bien choisissent-ils un guidage ambivalent où chaque protagoniste décide de ne pas choisir entre les deux guidages et se repère donc sur les deux en même temps – ce sont alors les modes de la négociation, des ajustements tacites et de la médiation. Il s’agit de l’autre côté de savoir comment les protagonistes interagissent : évitent-ils les interactions, interagissent-ils par l’intermédiaire d’un tiers, ou interagissent-ils directement ? TABLEAU 2 : À CHAQUE MODE DE COMPOSITION CORRESPOND UN RÉGIME DE COMMUNICATION SPÉCIFIQUE Interaction guidée sur les
Interaction à guidage
Interaction guidée sur les
divergences
ambivalent (divergences et
convergences
convergences Évitement de l’interaction
Concurrence, affrontement
Négociations tacites,
entre acteurs
tacite
ajustements
Interactions directes entre
Affrontement
acteurs Interactions via un tiers
Eristique Procès, recours
Négociation
Négociation Médiation,
Coopération objective
Coopération
Délibération Coordination par un leader
acteur
Le débat public se présente de façon tout à fait transversale par rapport aux modes de composition présentés dans ce tableau. Il peut être aussi bien un relais du conflit (quand il sert de chambre d’amplification aux revendications d’un mouvement social), un tremplin pour la négociation, un lieu d’évitement des interactions directes, une étape sur un chemin qui conduit au contentieux, etc. On retrouve ici la polychrésie du débat public : celui-ci peut constituer un moment dans n’importe quel type de séquence de composition, débordant le cadre du modèle de la délibération, dont les fondements sont essentiellement coopératifs. En effet, la « figure de base » de la délibération est, expliquent Blondiaux et Sintomer [2002], s’appuyant sur Habermas, que « la légitimité démocratique repose sur l’accord intersubjectif auquel les citoyens sont susceptibles de parvenir dans leurs discussions dans l’espace public ». On se situe bien dans le cadre d’une interaction qui se guide sur les convergences, d’une sorte de coopération cognitive, véritable prélude à la coopération dans l’action collective conçue comme action portée ensemble. Et l’on voit bien la force normative de cette conception, son intérêt pratique pour la conduite
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des débats institués. On constate aussi que de tels processus délibératifs se produisent parfois dans les débats. Mais par ailleurs, il est clair que le débat public sert aussi de support à des échanges argumentaires d’une tout autre nature. Échanges éristiques par lesquelles les protagonistes s’affrontent devant un public tiers dont il s’agit, pour chaque débatteur, de faire basculer l’opinion en sa faveur. Échanges de la négociation, où chacun cache autant qu’il montre et subordonne la recherche des zones d’accord possibles, la lumière à faire sur un problème commun, à la défense et à la promotion prudentes de ses intérêts, de son identité, de sa vision du monde, de son langage. Encore ne s’agit-il là que de deux exemples : on aurait pu aussi introduire ici les argumentations de l’échange judiciaire, qui ont elles aussi leur logique propre, ou encore les échanges indirects des protagonistes d’un jeu concurrentiel, etc. Le point crucial est qu’aux différents modes de composition correspondent des régimes de communication tout à fait différents les uns des autres, et tout aussi décisifs les uns que les autres. L’étude du débat public sous l’angle de la délibération n’a donc pas vocation à épuiser le sujet : des pans entiers lui échappent et relèvent d’autres théories sur d’autres formes de discussion qui se produisent quand des protagonistes sont pris ensemble dans une situation. En quoi la dimension éristique du débat serait-elle d’ailleurs moins intéressante, moins révélatrice, que sa dimension délibérative ? Les débats publics offrent des scènes magnifiques à l’affrontement devant un public. Et ces affrontements ne sont pas moins légitimes comme relais de dynamiques démocratiques critiques, que ne le sont les échanges délibératifs. Ils ne sont pas moins essentiels non plus comme leviers pour la publicisation des problèmes abordés dans le débat. On pourrait argumenter de façon similaire sur l’importance des liens qui se nouent dans le débat et qui portent en germe de nouveaux réseaux de négociation qui, s’ils échappent parfois à la clarté de la délibération publique, n’en sont pas moins déterminants dans la vie publique et dans le traitement des enjeux publics. Entendons-nous bien cependant. Les approches délibératives ont leur pertinence et sont à développer pour l’analyse des débats publics et, plus largement, de toutes les formes de concertation. Il n’y a pas de limites a priori à poser à leurs développements propres. Le problème est ailleurs : dans une revendication qui tendrait plus ou moins explicitement à faire de la délibération le paradigme légitime, ou au moins, central, pour traiter du débat public. L’enjeu des débats à venir entre chercheurs est plutôt, selon moi, de définir les conditions de cohabitation (de coopération, de négociation, d’affrontement, de coordination, d’évitement ? !) entre le modèle de la délibération et les autres approches du débat et de la décision publics.
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PLURALISME THÉORIQUE ET IMPLICATION DES CHERCHEURS DANS L’INSTITUTIONNALISATION DU DÉBAT PUBLIC À ce point de la discussion, il me paraît acquis qu’il n’y a aucune raison de s’en tenir aux lectures centrées sur la délibération, qu’il y a toutes les raisons possibles en revanche de développer un pluralisme théorique sur l’interprétation du débat public. Cela passe évidemment par le lancement - ou la relance – de lectures diverses, par exemple fondées sur la rhétorique, la théorie de la négociation, l’analyse des stratégies, ou d’autres approches de communication. On trouvera d’autres propositions (très différentes) en ce sens dans le présent volume, par exemple dans le texte de Sylvain Lavelle ou dans celui, à tonalité nettement critique, de Rémi Lefebvre. Pour aller vers un plus grand pluralisme théorique, il faut commencer par prendre conscience du fait que (comme d’ailleurs tous les modèles qui l’ont précédé) le modèle de la délibération possède dans sa logique interne un risque, si l’on n’y prend garde, de s’enfermer dans sa propre logique. Au fond, cette tendance combine deux dynamiques qui entrent en synergie. La première ressort des mouvements de pensée très forts aujourd’hui chez les chercheurs en sciences sociales, où prédomine une « tradition qui donne trop de valeur aux échanges argumentatifs discursifs8 ». La seconde est alimentée par une homologie de forme entre le débat public institué et le modèle de la délibération, qui débouche sur une sorte de légitimation réciproque : la théorie de la délibération légitimerait la procédure de débat public comme forme princeps de la concertation, en insistant sur ses effets d’égalisation, de rationalisation, de démocratisation ; le développement du débat public institué légitimerait en retour les chercheurs qui défendent le modèle de la délibération en fournissant une attestation concrète de la capacité de leur théorie à contribuer à la transformation de la vie politique. Cette dynamique entretient sous une autre forme le formidable paradoxe qui, nous l’avons souligné plus haut, sous-tend ces efforts pour tomber d’accord sur les effets – et même les visées – du débat. D’un côté, lorsqu’ils parlent des acteurs, les chercheurs reconnaissent clairement que si le débat marche, c’est parce que les acteurs ne sont pas d’accord entre eux sur son utilité, voire même sur ce en quoi il consiste. Mais de l’autre côté les chercheurs semblent parfois vouloir, lorsqu’il s’agit des discussions entre eux, que l’on puisse se mettre d’accord sur la nature, l’énumération, l’analyse, la hiérarchisation et l’évaluation des effets du débat ! Cette position contradictoire est intenable. 8. Pour reprendre une formule de Laurence Monnoyer-Smith lors du colloque « Institution du débat public : état des lieux et perspectives de recherche », Lille, 14-15 septembre 2006.
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Comment en sortir ? D’abord, il faut accepter qu’étant donné la complexité de chaque débat public et de ses effets, un chercheur ne peut en proposer qu’une analyse partielle : il s’intéresse à certains effets, à certains enjeux, à certains acteurs, etc. Partielle et donc partiale parce que ces choix mettront en avant certains effets et non d’autres, serviront les idées de certains protagonistes et en embarrasseront d’autres. Au fond, chaque chercheur fonde son analyse sur des choix de ce type. Les préférences exprimées par ces choix ne relèvent pas seulement de l’éthique du chercheur. Elles s’inscrivent aussi dans le fondement même, théorique et méthodologique, de son travail. Elles sont liées enfin à la manière dont le chercheur est impliqué concrètement9 vis-à-vis des acteurs du débat – que ce soient l’opérateur des débats (par exemple, la Commmission particulière du débat public, la Commission nationale du débat public), les porteurs des projets, ou les mouvements associatifs. Au total, pour que se développe le pluralisme théorique nécessaire à une analyse riche et pertinente des débats publics, il faut que les chercheurs soient autant en désaccord entre eux sur les attentes vis-à-vis du débat que les acteurs eux-mêmes. Et par voie de conséquence, qu’ils soient dans des positions différentes, voire opposées (opposées pour que discussion ait lieu, s’entend) vis-à-vis de l’institution du débat public. L’enjeu concerne donc aussi bien les choix de grille de lecture et de méthodes de chercheurs, leurs constats de substance sur tel ou tel débat, que l’organisation des chercheurs entre eux dans le champ de recherche et dans le champ politique, et notamment vis-à-vis des institutions porteuses de la procédure de débat public.
POUR CONCLURE : DÉMOCRATISER LA DÉMOCRATIE ? Entre les trois questions qui m’ont guidé ici (débattre, sans savoir pourquoi ? débat sauvage ou d’élevage ? s’agit-il vraiment de délibération ?) court un fil conducteur commun : le souci de replacer les analyses sur le débat public dans le contexte plus large du traitement public des problèmes concrets (environnementaux, d’aménagement, etc.) et des processus sociaux et politiques dont le débat n’est qu’un moment. Les thèmes abordés ici (et qu’il serait trop pesant de récapituler) nous donnent quelques indications pour aller dans ce sens. Faute de quoi l’on risque, comme on l’a vu, de tomber sous une fascination excessive pour ces fragments vivants de vie politique que sont les débats institutionnalisés. Une formule a fait florès depuis quelques années sur les nouveaux dispositifs de concertation : 9. Par exemple, par ses affiliations institutionnelles, ses sources de financements, ses proximités affectives, sociales, militantes, politiques ou corporatistes.
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« Démocratiser la démocratie ». Elle accompagne parfois un discours qui présente la mise en œuvre de la participation comme une rupture avec des pratiques antérieures unilatérales, un renouveau fondamental du mode d’action publique, voire de la vie politique10. Il paraît plus réaliste de penser que la vie démocratique est prise dans des processus permanents de dépluralisation et de repluralisation. Ainsi on peut faire le constat d’une forte dégradation, au cours des quinze dernières années, du pluralisme au sein des services de l’État11. Il y a quinze ans, sur les mêmes projets qui sont aujourd’hui soumis au débat public, les oppositions contestant ces projets, par exemple pour des raisons environnementales, pouvaient disposer d’appuis nettement plus forts au sein de l’État. Il en résultait à la fois des discussions de fond vigoureuses et approfondies sur les projets, et une capacité supérieure de l’instruction administrative à les réorienter. Le nouveau mode d’instruction des projets qui s’est mis en place, avec l’institution du débat public, crée un lieu nouveau de discussion contradictoire, alors qu’un autre s’estompe12. L’institution du débat public ne peut donc pas être interprétée simplement comme une addition (« plus de démocratie ») à un système qui resterait par ailleurs inchangé. S’il y a « plus de démocratie » à cet endroit-là, il y en a peut-être « moins » ailleurs. Apprécier les effets du débat suppose donc bien que l’on se donne pour but de comprendre comment fonctionne et évolue l’économie d’ensemble des processus de décision sur les projets publics, comment le débat public institutionnalisé fonctionne et agit au sein de l’ensemble du processus de décision et comment les objets en débat (les routes, les paysages, les cours d’eaux, etc.) sont, au final, traités concrètement, et avec quelle lisibilité pour le citoyen et les organisations de la société civile.
10. Maya Leroy [2006], s’appuyant notamment sur les travaux de Jean-Pierre Chauveau, montre bien le caractère illusoire de cette impression, pourtant si souvent présentée comme une (perpétuelle re) découverte. 11. Notamment suite à la réforme de déconcentration de 1992 qui a placé tous les services, à l’échelle départementale, sous la responsabilité directe du préfet – et diminué ainsi de beaucoup leurs marges de manœuvre pour défendre chacun les préoccupations dont ils sont chargés – et suite aussi à des choix d’organisation interne (réformes de structure, organisation des corps de fonctionnaires) qui rendent plus difficiles pour les agents l’expression de dissensus dans l’appréciation des dossiers. 12. Le cas du projet de barrage de Charlas, dans le bassin de la Garonne illustre très bien cette évolution. Ce projet a fait l’objet, au début des années 1990, d’une instruction approfondie, accompagnée de débats très vifs et d’expertises contradictoires pointues. L’accumulation des arguments, montrant la faible utilité du projet et son coût élevé, a conduit à sa mise en sommeil. Au début des années 2000, l’affaiblissement des contre-pouvoirs institués qui tenaient en lisière l’enthousiasme dépensier des bâtisseurs de barrage venant à s’affaiblir, le projet est remis sur la table pour un débat public… qui permet de « découvrir » les faiblesses du projet ; au final, on bute devant son coût.
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Composition :
Achevé d’imprimer sur les presses de France-Quercy à Mercuès en octobre 2007. Dépôt légal novembre 2007. Numéro d’impression : xxxx
Imprimé en France