Le français d’un continent à l’autre
Mélanges offerts à Yves Charles Morin
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Le français d’un continent à l’autre
Mélanges offerts à Yves Charles Morin
Sous la direction de Luc Baronian et France Martineau
Les Presses de l’Université Laval
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.
Maquette de couverture et mise en pages : Mariette Montambault
ISBN 978-2-7637-8746-6 © Les Presses de l’Université Laval 2008 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 4e trimestre 2008 Les Presses de l’Université Laval 2305, rue de l’Université Pavillon Pollack, bureau 3103 Université Laval, Québec, Canada, G1V 0A6 www.pulaval.com
Table des matières
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Luc Baronian et France Martineau
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Tabula gratulatoria . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Publications d'Yves Charles Morin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Une analyse de verbes défectifs sans spécification lexicale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Luc Baronian
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L’acquisition d’une forme morphosyntaxique traditionnelle par des enfants acadiens . . . . . Louise Beaulieu, Wladyslaw Cichocki et Natalie Chiasson-Albert
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Configurations géolinguistiques et histoire des français expatriés : quelques exemples de consonnes finales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Jean-Paul Chauveau
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Contraintes segmentales et variation dans la perte et la stabilisation du schwa en syllabe initiale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Marie-Hélène Côté
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Essai de panorama phonologique : les accents du Midi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Jacques Durand
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Un regard dialinguistique sur les ‹ français marginaux › . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Françoise Gadet
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Particules négatives du français : ne, pas, point et mie – Un aperçu historique . . . . . . . . . . . Yuji Kawaguchi
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A Note on Auxiliary Alternations and Silent Causation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Richard S. Kayne
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Dynamiques de la liaison en français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Bernard Laks
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Le français et l’occitan en Auvergne au XIVe siècle : l’exemple de Montferrand . . . . . . . . . . . Anthony Lodge
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Vers l’Ouest : les variétés de français laurentien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . France Martineau
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Le français d’un continent à l’autre. Mélanges offerts à Yves Charles Morin
Évolution de l’alternance je vas/je vais/je m’en vas/je m’en vais/m’as dans le parler d’adolescents franco-ontariens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Raymond Mougeon, Terry Nadasdi et Katherine Rehner
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L’assibilation des occlusives /t/ et /d/ au Québec : le point sur la question . . . . . . . . . . . . . . . Claude Poirier
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The Phonological History of Métchif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Richard A. Rhodes
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Les verbes exprimant la notion d’aide . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Lene Schøsler
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Références bibliographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Introduction
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ves Charles Morin, phonologue. Yves Charles Morin, morphologue. Yves Charles Morin, historien de la langue française. Bourouschaski, syntaxe, dialectologie, grammaire générative, linguistique de corpus, linguistique informatique, prosodie de la poétique. Lorsque nous avons appris la retraite annoncée de notre collègue et ami, l’idée de mélanges en son honneur s’est imposée naturellement. Par contre, il fut plus compliqué de faire une sélection parmi les nombreux domaines sur lesquels il a travaillé, et, par la force des choses, d’en éliminer quelques-uns, le nombre de sujets et de contributeurs potentiels étant tel, que ce livre aurait très bien pu s’intituler Hommage à Yves Charles Morin, volume I. Puis, le fait qu’Yves soit un des co-chercheurs du projet GTRC Modéliser le changement : Les voies du français (sous la direction de France Martineau), et que l’immense majorité de ses publications touchent directement à la langue française nous a forcés à nous rendre à l’évidence. Ce livre ne pouvait que porter sur le français : ses réalités européenne et nord-américaine, sa grammaire, son histoire, son lexique. Hélas ! cela ne faisait que simplifier notre tâche à demi, car la liste des collègues intéressés était encore longue ! Enfin, ayant essayé de conserver une cohérence thématique au volume, et ayant essayé de refléter divers aspects et moments de la carrière de notre collègue (camarade de classe, collègues canadiens, britanniques, américains et français, anciens étudiants), nous en sommes arrivés au livre que vous tenez en vos mains. Nous espérons, chers collègues, qu’il sera à la hauteur de votre estime de l’homme et du linguiste. La vie d’Yves Charles Morin se lit un peu comme on parcourt une carte géographique en promenant son doigt de ville en village, traversant frontières régionales et nationales, d’un continent à l’autre. Il est né d’un père breton (locuteur du gallo) en 1944 à Saint-Germain-en-Laye, une ville 1
Luc Baronian et France Martineau
un peu à l’ouest de Paris, où se situait l’hôpital le plus proche du village natal de sa mère, Carrière-sous-Bois. C’est dans ce village que le lexicographe Émile Littré vivait quand il n’était pas à Paris. Mais c’est toutefois en Brie qu’Yves a surtout grandi. D’abord dans la moitié française, à Coulommiers, de 3 à 11 ans, puis à Jouy-sur-Morin, dans la moitié champenoise, jusqu’à son départ pour les États-Unis. Même si ses parents tenaient boutique de cordonnier, sa mère, issue d’une famille de maraîchers, insista pour qu’il apprenne tout jeune à faire pousser fruits et légumes. Issu donc d’une classe à la fois ouvrière et paysanne, Yves étudiera les mathématiques aux Universités de Reims et de Paris, pour ensuite obtenir son diplôme d’ingénieur de l’École centrale des Arts et Manufactures de Paris en 1967. Traversant l’Atlantique au début de la vingtaine, il obtiendra un doctorat de la University of Michigan à Ann Arbor en informatique et sciences de la communication sous la direction de Joyce Friedman en 1971. Son intérêt marqué pour le traitement informatique des langues lui permettra d’obtenir une double maîtrise en cours de route : informatique et sciences de la communication en 1969 ; linguistique en 1970. C’est à Ann Arbor d’ailleurs qu’Yves Morin entrera pour la première fois en contact avec le français canadien, en y suivant un cours sur le sujet et en y rencontrant sa première femme, anglophone, mais originaire d’une communauté canadienne-française du Minnesota. Son fils, Yannig, naîtra de cette première union à Montréal, où Yves Charles Morin, comme il se fait désormais appelé, est embauché à titre de professeur de l’Université de Montréal dès 1972, après son service militaire à Pontoise (1971-1972). C’est en effet en Amérique du Nord qu’Yves Morin ajoutera à son usage un autre de ses noms de baptême, qui était aussi celui de son grand-père et parrain. D’abord pour respecter l’usage américain des middle names à l’université, puis afin d’éviter la confusion avec son collègue de l’Université de Montréal. Il obtiendra l’agrégation à l’Université de Montréal en 1976 et la titularisation en 1982. En cette année 2008, il prend donc sa retraite de l’enseignement de cette université, où travaille aussi sa femme, Marie-Christine Paret, linguiste et didacticienne. Même s’il est admis que sa retraite en tant que professeur lui permettra de mieux se consacrer à la recherche, il est tout de même de notre devoir de rappeler ici les faits saillants de sa carrière de chercheur (jusqu’à ce jour). Dans les paragraphes suivants, nous soulignerons les contributions qui nous sont apparues incontournables, en mettant un accent particulier sur celles qui sont liées avec l’un des chapitres de ce livre. Ses premières publications, dont deux avec sa directrice, étaient en linguistique générative et 2
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informatique. Deux voyages de terrain avec son collègue et ami Étienne Tiffou dans les montagnes du Pakistan ont mené aussi à quelques articles sur divers aspects phonologiques, morphologiques, syntaxiques et sémantiques du bourouchaski, un isolat, au début de sa carrière. Un dictionnaire complémentaire de cette langue (Morin et Tiffou 1989) parut également chez Peeters/ Selaf.
Phonologie du français de part et d’autre de l’Atlantique Entre 1974 et 2003, Yves Charles Morin a publié non moins de cinq articles sur le schwa français. On peut dire que les travaux d’Yves Charles Morin sur ce sujet, objet des constructions théoriques les plus abstraites, ont contribué à ramener le schwa sur terre, particulièrement en ce qui a trait à sa réanalyse historique. C’est d’ailleurs sur ce sujet que s’est penchée Marie-Hélène Côté, qui a suivi ses cours lors de ses années à l’Université de Montréal. Plus particulièrement, elle s’est intéressée au contraste qui émerge entre schwas absents, stabilisés et variables, tels qu’on les retrouve en position interne en français québécois, et tels qu’ils varient entre l’est et l’ouest du Québec, la première région préservant plus de schwas variables que la seconde. Dans l’ouest, le schwa se perd après une fricative, mais se stabilise dans les clitiques lorsque le mot suivant contient un schwa. Non en reste, entre 1982 et 2005, ce sont sept articles touchant de près ou de loin la liaison qui ont fait l’objet d’une publication de la part de Yves Charles Morin. C’est sans doute son analyse de 1982, avec son ami Jonathan Kaye, du statut préfixal, selon eux, de consonnes de liaison en contexte pluriel et verbal, qui est la plus mémorable par son audace. D’ailleurs, Yves Charles poussera cette analyse au contexte des adjectifs pré-nominaux en 2003, dans un mélange dédié à son collègue. Nous sommes donc heureux de vous présenter ici la contribution de Bernard Laks, qui, fort de l’appui d’une riche analyse de corpus, nous éclaire sur l’évolution longitudinale du phénomène. Si la liaison obligatoire a peu évolué au XXe siècle, les liaisons facultatives, elles, ont connu plus de variation chez les hommes politiques français, passant par exemple de 80 % à 32 % dans les années 1970, pour remonter aujourd’hui à 70 %. L’auteur attribue une valeur stylistique à la liaison facultative, qui a d’ailleurs évolué à l’inverse du fameux non- enchaînement durant cette période.
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Luc Baronian et France Martineau
En 1994, 1996 et 2002, Yves Charles, au grand plaisir des linguistes de ce côté-ci de l’Atlantique, a aussi publié trois articles d’une grande importance sur les sources de la prononciation du français au Québec, où, utilisant la méthode comparative en phonologie historique, il confirme que plusieurs traits phonologiques modernes de notre parler dérivent « de la prononciation recherchée de la noblesse et de la haute bourgeoisie parisienne du XVIIe siècle » (Morin 2002 : 40). Parfois en désaccord avec lui, mais jamais en mauvais termes, Claude Poirier poursuit un débat entamé dans l’article de Morin de 2002. Le lexicographe utilise ici l’ensemble des données disponibles des parlers français issus des colonies françaises d’Amérique du Nord et de l’océan Indien, pour nous convaincre de l’origine de l’affrication assibilante québécoise dans le Centre-Ouest français. L’« assibilation », qui serait liée à une ancienne palatalisation, se serait graduellement répandue sur tout le territoire québécois (ou presque) à partir de la région montréalaise, qui comportait historiquement un nombre significatif de colons originaires de cette région française. L’avenir dira si Yves Charles Morin y voit ici la fin ou la simple poursuite d’un débat cordial avec son collègue. L’algonquiniste et phonologue américain Richard Rhodes, qui a aussi obtenu son doctorat de la University of Michigan dans les années soixante-dix, dresse une description exhaustive de la phonologie de la composante française du métchif. Rhodes fut un des premiers à décrire dès 1977 cette langue mixte français-cri des Grandes Prairies à la frontière canado-américaine, et il nous offre une comparaison détaillée des divergences avec le français de référence et des rapprochements avec le français québécois. Cette description alimentera sans doute aussi le débat entourant la genèse du français sur ce continent. Yves Charles Morin s’est bien sûr aussi intéressé aux parlers français de son pays de naissance. Sa grande connaissance des grammairiens, des états de langue des siècles passés et des atlas linguistiques français ainsi que ses publications au sujet des divers patois et parlers de France, allant de l’occitan de Vinzelles au français du Marais vendéen, en passant par la région de tradition franco-provençale de Saint-Étienne, en font l’un des linguistes les plus respectés au monde. En guise d’hommage à cet amour de la diversité linguistique, Jacques Durand nous offre ici un panorama des accents du Midi de la France. Ce portrait, qui souligne les différences entre le Nord et le Sud, ainsi qu’entre les différentes régions du Midi, est solidement appuyé par des enquêtes du projet de Phonologie du français contemporain, dont Durand est directeur avec Bernard Laks et Chantal Lyche. Loin d’être strictement empirique, il soulève aussi des points d’importance théorique, dont 4
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le statut sous-jacent du schwa français et l’uniformité de la réalisation de la liaison dans l’Hexagone. Il s’agit d’ailleurs, à notre connaissance du premier portrait aussi exhaustif de la phonologie des parlers du Midi. Toujours en territoire français, le sociolinguiste historique Anthony Lodge nous présente la langue auvergnate de Montferrand au XIVe siècle. Cette langue a la particularité de servir d’intermédiaire entre les langues dites d’oïl et d’oc, faisant la démonstration que les divisions dialectales tirent souvent leurs origines de considérations sociohistoriques plutôt que strictement structurelles. À travers une étude très fine de différentes composantes de la langue (phonétique, morphologie, syntaxe et lexique), Anthony Lodge montre que, dans une France alors diversifiée dialectalement, l’intelligibilité réciproque dépend beaucoup de l’isolement communicatif des groupes et des besoins identitaires. Enfin, Jean-Paul Chauveau s’attarde à la comparaison minutieuse de la chute et du maintien des consonnes finales entre, d’une part, les français expatriés, dont le français du Québec, et, d’autre part, les parlers français, surtout ceux de l’ouest de la France septentrionale. Chauveau fait ressortir une certaine parenté entre les deux groupes grâce à une multitude de facteurs, tenant de la nature de la consonne, du prestige qui lui est associé et des schémas de dispersion géographiques, bref, une complexité que ne renierait certainement pas Yves Charles Morin, et une attention égale aux parlers d’un continent à un autre qui, en soit, est un hommage bien senti à Yves Charles Morin. Les travaux d’Yves Charles Morin en morphologie ont plus souvent penché vers la morphophonologie que vers la morphosyntaxe, et ont le plus souvent traité du verbe plutôt que du nom. Dans sa contribution, Luc Baronian, dont Yves Charles Morin a évalué le mémoire de maîtrise et a dirigé, avec France Martineau, le stage postdoctoral, tente de refléter ces tendances en s’attaquant au problème des verbes défectifs du français. Ce problème longtemps négligé, mais de plus en plus discuté, a fait l’objet de deux publications moins connues de Yves Charles en 1987 et 1995, de même qu’indirectement, de la publication de 2003 mentionnée ci-dessus sur la liaison des adjectifs pré-nominaux. Ici, Luc Baronian nous offre une analyse différente de quelques cas de verbes défectifs à alternances morphophonologiques analysés précédemment par Yves Charles Morin, basée sur des principes de choix entre différentes stratégies morphologiques.
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Enfin, il ne faudrait pas passer sous silence les nombreuses publications de Yves Charles Morin traitant de l’histoire de la poésie française et de l’orthographe. Ses travaux dans ces domaines ont à la fois servi à mieux comprendre la phonologie du français et à mieux saisir les processus sociohistoriques par lesquels se sont graduellement imposées les diverses conventions de la versification et de l’orthographe française. Récemment, il a dirigé avec Alain Desrochers et France Martineau un recueil d’articles sur l’orthographe (Orthographe française Évolution et pratique, Éditions David, 2008).
Morphologie et syntaxe du français On ne peut parler de la carrière de Yves Charles sans mentionner son intérêt pour les textes anciens, qui l’a mené à la dialectologie et à la linguistique de corpus. Lors d’un sabbatique, en 1987, il travaille comme chercheur avec A. Dees qui dirige alors le Corpus d’Amsterdam, et qui s’est donné comme but de cartographier les traits dialectaux de l’ancien français à partir de documents littéraires et de chartes. Yves Charles passe alors de longues heures sur les documents anciens. Il dirige plus tard un projet sur l’étude dialectale de l’Atlas linguistique de la France et la correspondance de cet atlas avec d’autres sources dialectales, de toutes époques. Son intérêt pour la dialectologie l’a amené plus récemment à collaborer au Nouveau Corpus d’Amsterdam (Stein et Kunstmann 2007). Les collaborations du présent volume reflètent toutes, d’une façon ou d’une autre, cette passion de Yves Charles pour la relation entre le texte et son ancrage dialectal ou régional. Dans sa contribution, Yuji Kawaguchi, qui s’est longtemps penché sur la dialectologie médiévale de la Champagne, examine l’évolution de la structure négative, en particulier l’effacement de ne et la compétition entre les adverbes de négation pas, point et mie. Son approche de l’évolution d’une négation, d’un terme (ne seul) à deux termes (ne...adverbe de négation) puis de nouveau à un terme en français moderne familier (pas seul), repose sur une analyse minutieuse des manuscrits et des commentaires des grammairiens, approche que ne renierait pas Yves Charles. La comparaison des manuscrits d’un même texte (Auberee) est particulièrement intéressante en ce qu’elle révèle une tendance à une répartition géolinguistique sans que la préférence pour un adverbe plutôt qu’un autre soit aussi nette qu’on aurait pu le croire.
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La contribution de Lene Schøsler, spécialiste de morphosyntaxe et de dialectologie médiévale, s’inscrit aussi dans une étude diachronique fine d’une structure morphosyntaxique : la valence verbale de verbes dans le schéma divalent à complément datif du type aider. Lene Schøsler s’intéresse au changement de patron valentiel. Elle montre que le changement pour des verbes comme aider « est liée à l’émergence progressive d’une construction spécialisée ayant une forme spécifique, soit le schéma divalent régissant le datif, et une fonction spécifique : la représentation de la relation entre un stimulus et un experiencer vue dans la perspective du stimulus ». Des verbes comme aider ont été alors exclus de cette construction spécialisée parce qu’ils ne répondaient pas à la relation entre un stimulus et un experiencer, au contraire de verbes comme plaire ou nuire. La diffusion du changement se fait selon une hiérarchie référentielle. Cette explication lui permet d’expliquer comment une série de verbes ont changé de patron valentiel mais aussi, de façon intéressante, la productivité du datif pour exprimer l’experiencer en français moderne. La question des usages régionaux et dialectaux et leur relation à une norme de référence apparaît en filigrane dans plusieurs articles d’Yves Charles et elle y est traitée de front dans au moins un article, celui sur le français de référence et les normes de prononciation (Morin 2000). La contribution de Françoise Gadet s’inscrit dans cette réflexion sur la définition du concept de variété régionale et du rapport entre les différents usages. Françoise Gadet s’interroge d’abord sur la notion de variété et de variation : dans quelle mesure peut-on affirmer que des traits linguistiques variables soient spécifiques à une variété sans que l’on ait d’abord entamé une comparaison étendue de ces traits dans différentes variétés ? sur quelles bases définit-on des variétés, comme objets linguistiques distincts ? À partir de l’étude de certains phénomènes morphosyntaxiques (notamment, le système des pronoms personnels ou celui des relatives), Françoise Gadet analyse le traitement et le classement qui en ont été faits, en particulier dans l’approche sociolinguistique. Elle conclut en soulignant la nécessité d’une définition du terme variété qui tienne également compte du fait « qu’il n’y a pas un mode interprétatif unique de la variation, selon les phénomènes ». Trois contributions, celle de France Martineau, celle de Louise Beaulieu, Wladyslaw Cichocki et Natalie Chiasson-Albert et celle de Raymond Mougeon, Terry Nadasdi et Katherine Rehner, portent sur le français canadien, soit le français ontarien, le français acadien, ou le français québécois et les variétés qui en sont issues. Elles ont en commun de toucher à la question des traits qui définissent une variété / une communauté 7
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linguistique et à celle de la sensibilité à la norme (de l’école ou sentie comme émanant d’un autre groupe linguistique). L’ouvrage de Raymond Mougeon et Edouard Béniak, paru en 1994, est aujourd’hui une référence incontournable tout comme plusieurs articles dans cet ouvrage dont celui d’Yves Charles sur les origines de la prononciation du français du Québec. La contribution de France Martineau porte sur les français issus de la diaspora du français de la vallée du Saint-Laurent du XVIIIe au XXe siècle et fait en partie écho aux questions soulevées par F. Gadet sur la notion de variétés distinctes. Le présent article de France Martineau reprend la question des variétés régionales et s’interroge sur les points de variation entre français issus de la même souche tout en examinant, d’un point de vue méthodologique, les sources disponibles en sociolinguistique historique. F. Martineau examine deux phénomènes morphosyntaxiques : l’alternance entre les adverbes de négation pas et point et l’alternance entre je vas /je vais / m’as pour exprimer le futur périphrastique. Elle conclut que, pour les phénomènes étudiés, les usages québécois, ontariens, manitobains, tout comme ceux de Nouvelle-Angleterre, ne présentent pas de différences structurales notables ; toutefois, le rythme de diffusion du changement est tributaire de conditions socio-politiques (contexte minoritaire ; migration ; revendication identitaire). Ainsi, dans la région du Détroit, au sud de l’Ontario, la variante je vas semble avoir connu une valorisation chez des locuteurs peu-lettrés, au point de passer à l’écrit comme la variante la plus utilisée. La contribution de Raymond Mougeon, Terry Nadasdi et atherine Rehner porte sur le français ontarien. La perspective est variaK tionniste et permet une étude du changement en temps réel, puisque deux corpus, l’un recueilli en 1978 et l’autre en 2005, sont comparés. Les auteurs examinent l’alternance je vas / je vais / m’as en français ontarien et cherchent à établir la trajectoire de cette variable entre 1978 et 2005, auprès d’adolescents provenant de deux communautés franco-ontariennes, présentant des pourcentages variables de francophones (Hawkesbury et Pembroke). Mougeon, Nadasdi et Rehner montrent que, en 28 ans, les deux communautés présentent une divergence accrue. À Pembroke, où les francophones sont en nette minorité, la fréquence de la variante de référence je vais a augmenté, alors que la fréquence de la variante m’as a diminué, l’usage étant relégué à un usage populaire et marginal. À Hawkesbury, communauté à forte composante francophone, la fréquence de la variante je vas a augmenté, son emploi étant même valorisé alors que la fréquence de je vais a diminué et que celle de m’as est demeurée stable. Les auteurs ont également examiné l’emploi de la variable chez des enseignants dans ces communautés et remar8
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quent une progression de l’emploi de je vas à Hawkesbury. Mougeon, Nadasdi et Rehner examinent différents facteurs linguistiques et sociolinguistiques à la source de cette divergence entre les deux communautés, notamment les restrictions sur l’emploi du français et la dévernacularisation dans la communauté francophone minoritaire de Pembroke. Comme le soulignent les auteurs, « lorsque l’on examine la variation dans des communautés linguistiques où coexistent des locuteurs non restreints et des locuteurs restreints, dans le parler de ces derniers, les contraintes attestées dans le parler des premiers sont parfois absentes ou différentes. Mougeon et Nadasdi (1998) qualifient ces différences dans l’effet ou la nature des contraintes de la variation de « discontinuités sociolinguistiques ». Ces questions rappellent le problème de ce qui constitue une variété linguistique et des traits partagés par les membres d’une même communauté. Avec la contribution de Louise Beaulieu, Wladyslaw Cichocki et Natalie Chiasson-Albert, nous nous déplaçons vers le français acadien. Les auteurs s’intéressent à la flexion postverbale de troisième personne du pluriel –ont (les enfants i jouont), par de jeunes locuteurs de français acadien du nord-est du Nouveau-Brunswick, une communauté majoritairement unilingue francophone. Deux questions sont abordées, celle de l’acquisition de cette variante morphologique chez de jeunes locuteurs (âgés de 3 à 12 ans) et le patron social de son emploi (sexe, âge, réseau). Les auteurs montrent que la variante est acquise très tôt chez les enfants. De plus, les enfants dont les parents ont un réseau social parental fermé ont tendance à employer plus la variante mais, fait intéressant, « chez les enfants qui ont un réseau parental ouvert, on remarque que la fréquence de i-V-ont est plus importante chez les 3-5 ans (15 %) que chez les 7-9 ans (0 %) et les 10-12 ans (0 %). Ce fait suggère que, dans les communautés acadiennes, tous les locuteurs acquièrent i-V-ont dans la petite enfance (3-5 ans), peu importe le profil social de leur famille. » Toutefois, tous les enfants, à mesure qu’ils grandissent, ont tendance à adopter le patron social de la variation des adultes. Les auteurs notent ainsi que cette conscience accrue coïncide avec l’entrée à l’école. Avec la contribution de Richard Kayne, spécialiste de la syntaxe des langues romanes, nous restons dans la variation, mais cette fois-ci dans une perspective comparative, entre le français et l’italien. Cet hommage est celui d’un collègue, mais aussi d’un ancien professeur puisque Yves Charles a suivi les cours de Richard Kayne à l’Université de Vincennes en 1972. Richard Kayne examine l’alternance des auxiliaires avoir et être avec les verbes intransitifs en français et en italien. À partir de la constatation que l’emploi des auxiliaire avoir et être en français et en italien est généralement 9
Luc Baronian et France Martineau
semblable mais qu’une série de verbes comme vieillir présentent des choix différents dans les deux langues (avoir pour le français, être pour l’italien), Richard Kayne reprend le problème en le liant au comportement de la causation, du passif et du participe passé dans ces langues. Il propose que « A Romance language allows auxiliary be with the anticausative verbs of (11) [du type vieillir] only if it allows past participle agreement in corresponding causatives ». Cette hypothèse suppose pour les verbes anticausatifs du type vieillir une dérivation avec un verbe d’activité/causatif silencieux. En somme, que ce soit en phonologie, en morphologie ou en syntaxe, d’un point de vue synchronique ou diachronique, en grammaire ou en sociolinguistique, l’influence de l’œuvre d’Yves Charles Morin est bien sentie. Ses monographies, ses nombreux chapitres de livres et ses articles scientifiques, dont plusieurs dans les grandes revues canadiennes (Revue québécoise de linguistique, et Revue canadienne de linguistique), américaines (Language, Journal of Linguistics, Natural Language and Linguistic Theory, Linguistics, Linguistic Inquiry) et européennes (Phonologica, Linguisticæ Investigationes, Lingua, La linguistique, Langues et linguistique) reflètent la diversité de ses intérêts au cours des quarante dernières années, mais surtout, la rigueur intellectuelle et le souci de la justification empirique des théories en place. Cette rigueur et ce souci ont pu donner du fil à retordre à plusieurs théoriciens au fil des ans, mais à la fin, c’est toute la communauté des chercheurs en linguistique qui lui est reconnaissante de ses contributions inestimables. Nous n’avons pas ici l’espace suffisant pour parler de sa carrière d’enseignant, de ses subventions de recherche constantes et de ses nombreux services à la collectivité universitaire, en siégeant sur un éventail de comités relevant tant des instances universitaires que des conseils subventionnaires et autres organismes, sans parler des nombreux témoignages que nous avons reçus le remerciant de ses commentaires souvent sévères, mais toujours justifiés, sur les ouvrages de ses collègues. En terminant, nous remercions les Presses de l’Université Laval d’avoir accepté de publier ce beau projet, ainsi que le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada à travers le projet Modéliser le changement : les voies du français d’avoir soutenu financièrement cette publication. Des remerciements particuliers à Jacques Côté, qui a procédé à la première révision de l’ensemble du volume, ainsi qu’à Anne Mauthès, pour un soutien logistique constant. Nous remercions chaleureusement les auteurs qui ont tous collaboré au succès de ce projet par leurs précieuses contributions sans
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oublier Marie-Christine Paret, dont les conseils et la capacité à garder un secret nous ont grandement aidés tout au long de la rédaction de ce livre. Nous sommes particulièrement fiers que ce livre ait trouvé preneur au Québec, sa terre d’adoption, où, comme nous le rappelait notre collègue Paul Pupier, Yves Charles Morin fut, avec Jonathan Kaye et David Lightfoot, l’un des trois piliers de la coopération interuniversitaire en linguistique, avec la publication régulière des Recherches linguistiques à Montréal (Montreal Working Papers in Linguistics). Yves Charles Morin, linguiste accompli.
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Tabula gratulatoria
S
e sont joints aux auteurs des articles que nous vous présentons dans ce volume, un grand nombre de professeurs, qui ont tenu à féliciter Yves Charles Morin de sa fructueuse carrière en incluant leur nom dans cette table. Susan Baddeley, Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines Luc Baronian, Université du Québec à Chicoutimi Louise Beaulieu, Université de Moncton, campus Shippagan Claire Blanche-Benveniste, Université de Provence/École pratique des hautes études, Paris Denis Bouchard, Université du Québec à Montréal Marc Brunelle, Université d’Ottawa Joan Bybee, University of New Mexico Susanne Carroll, University of Calgary Jean-Pierre Chambon, Sorbonne Jean-Paul Chauveau, ATILF-Nancy/CNRS Jean-Pierre Chevrot, Université de Grenoble 3 Wladyslaw Cichocki, University of New Brunswick-Fredericton Marie-Hélène Côté, Université d’Ottawa Louise Dagenais, Université de Montréal Catherine Desbarats, Université McGill Alain M. Desrochers, Université d’Ottawa Jean Dolbec, Université du Québec à Chicoutimi Lynn Drapeau, Université du Québec à Montréal Jules Duchastel, Université du Québec à Montréal Denis Dumas, Université du Québec à Montréal Jacques Durand, CNRS/Université de Toulouse 2 Louisette Emirkanian, Université du Québec à Montréal Pierre Encrevé, École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris Michel Francard, Université catholique de Louvain Joyce Friedman, Boston University Françoise Gadet, Université de Paris X 13
Le français d’un continent à l’autre. Mélanges offerts à Yves Charles Morin
Paul Hirschbühler, Université d’Ottawa Yuji Kawaguchi, Tokyo University of Foreign Studies Richard S. Kayne, New York University William Kemp, chercheur associé, Université McGill Anthony Kroch, University of Pennsylvania Pierre Kunstmann, Université d’Ottawa Marie Labelle, Université du Québec à Montréal Bernard Laks, Université de Paris X Thomas Lavoie, Université du Québec à Chicoutimi David Lightfoot, Georgetown University R. Anthony Lodge, University of St. Andrews Michele Loporcaro, Universität Zürich Serge Lusignan, Université de Montréal France Martineau, Université d’Ottawa Igor Mel’čuk, Université de Montréal Brian Merrilees, University of Toronto Raymond Mougeon, York University, Glendon College Terry Nadasdi, University of Alberta Marie-Christine Paret, Université de Montréal Marc Plénat, Université de Toulouse 2 Claude Poirier, Université Laval Paul Pupier, Université du Québec à Montréal Katherine Rehner, University of Toronto at Mississauga Richard A. Rhodes, University of California, Berkeley Anne Rochette, Université du Québec à Montréal Rodney BK Sampson, Bristol University Fernando Sánchez Miret, Universidad de Salamanca Lene Schøsler, Københavns Universitet Rajendra Singh, Université de Montréal Gilles Souvay, Université de Nancy/ATILF-CNRS Achim Stein, Universität Stuttgart Étienne Tiffou, Université de Montréal Bernard Tranel, University of California, Irvine Mireille Tremblay, Université de Montréal Piet van Reenen, Vrije Universiteit Amsterdam 14
Tabula gratulatoria
Diane Vincent, Université Laval Marie-Thérèse Vinet, Université de Sherbrooke Henriette Walter, Université de Haute-Bretagne/Sorbonne Arnold Zwicky, Stanford University Référence bibliographique Morin, Yves Charles et Étienne Tiffou, 1989. Dictionnaire complémentaire du bourouchaski du Yasin. Paris, Peeters/SELAF, coll. « Études bourouchaski », no 2 ; « Asie et monde insulindien », no 17 ; Société d’études linguistiques et anthropologiques de France, no 304, 58 p. Complément indispensable du dictionnaire de Hermann Berger, 1974. Das Yasin-Burushaski (Werchikwar). Grammatik, Texte, Wörterbuch. Wiesbaden, Harrassowitz, coll. « Neuindische Studien », no 3 (qui a intégré les données du dictionnaire de David Lockhart Robertson Lorimer, 1962. Werchikwar. English Vocabulary (With a few Werchikwar Texts), 8 vol., Oslo, Norwegian Universities Press, xii, 392 p. Kunstmann, Pierre & Stein, Achim (éds) Le Nouveau Corpus d’Amsterdam, p. 121-142. Actes de l’atelier de Lauterbad, 23-26 février 2006, Stuttgart : Steiner.
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Le français d’un continent à l’autre. Mélanges offerts à Yves Charles Morin
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Publications d'Yves Charles Morin
1. Livres et monographies Morin, Yves Charles. 1969. Computer Experiments in Transformational Grammar : French I, 58pp. Ann Arbor, MI, Natural Language Studies 3, The University of Michigan. Friedman, Joyce & Yves Charles Morin. 1971. A phonological grammar tester : description, 152pp. Ann Arbor, MI, Natural Language Studies 9, The University of Michigan. Morin, Yves Charles. 1971. Computer experiments in generative phonology : Lowlevel French phonology, 206pp. Ann Arbor, MI, Natural Language Studies 11, The University of Michigan. Morin, Yves Charles & Joyce Friedman. 1971. A phonological grammar tester : underlying theory, 100pp. Ann Arbor, MI, Natural Language Studies 10, The University of Michigan. Morin, Yves Charles. 1979. Computer experiments in generative phonology : Lowlevel French phonology, 2nd ed.by Kenneth C. Hill, 133pp. Ann Arbor, MI, Natural Language Studies 11, The University of Michigan. Morin, Yves Charles & Étienne Tiffou. 1989. Dictionnaire complémentaire du Bourouchaski du Yasin, 58pp. Paris, Peeters/Selaf.
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2. Articles Morin, Yves Charles & Michael O’Malley. 1969. Multi-rooted vines in semantic representations, Papers from the Fifth regional meeting of the Chicago Linguistic Society, 178-185. Chicago, Chicago Linguistic Society. Morin, Yves Charles. 1972. The phonology of echo-words in French, Language 48.97-108. Morin, Yves Charles. 1973. A computer tested transformational grammar of French, Linguistics 116.49-113. Morin, Yves Charles. 1974. Règles phonologiques à domaine indéterminé : chute du cheva en français, Cahier de linguistique 4.68-88. Morin, Yves Charles. 1974. Tensions phonologiques en français, Recherches Linguistiques à Montréal 1.133-146. Morin, Yves Charles. 1975. La phonétique est elle abstraite ? : le cas du bourouchaski, Recherches Linguistiques à Montréal 5.175-180. Lightfoot, David & Yves Charles Morin. 1975. La place de la sémantique dans une grammaire générative : ce qui fait se battre les linguistes, Recherches Linguistiques à Montréal 2.93-116. Morin, Yves Charles. 1976. Contraintes de structure morphématique en bourouchaski, Actes du 6e Congrès de l’Association linguistique du Nord-Est, éd. par Aland Ford, John Reighard & Rajendra Singh, Recherches Linguistiques à Montréal 6.197-203. Morin, Yves Charles. 1976. Phonological tensions in French, Current studies in Romance linguistics, éd. par Marta Luja & Fritz Hensey, 37-49. Washington, DC, Georgetown University Press. Morin, Yves Charles. 1976. Naissance d’une contrainte de structure morphématique en bourouchaski, Recherches Linguistiques à Montréal 7.157-162. Morin, Yves Charles. 1976. Constraintes de structure morphématique en bourouchaski, Actes de l’Association Linguistique du Nord-Est 6. Recherches Linguistiques à Montréal 6.197-209. Morin, Yves Charles. 1977. Naissance d’une contrainte de structure morphématique en bourouchaski, Recherches Linguistiques à Montréal 7.137-162. Morin, Yves Charles. 1977. Nasalization and diphthongization in Marais Vendéen French, Studies in Romance linguistics, éd. par M. P. Hagiwara, 125-144. Rowley, MA, Newbury House. Morin, Yves Charles & Louise Dagenais. 1977. Les emprunts ourdous en bourouchaski, Journal Asiatique 265.307-344.
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Publications de Yves Charles Morin
Morin, Yves Charles & Marielle St-Amour. 1977. Description historique des constructions infinitives en français, Recherches Linguistiques à Montréal 9.113153. Kaye, Jonathan & Yves Charles Morin. 1978. Il n’y a pas de règles de troncation, voyons !, Proceedings of the Twelth international congress of linguists, éd. par Wolfgang Dressler & Wolfgang Meid, 788-792. Innsbruck, Innsbrucker Beiträge zur Sprachwissenschaft. Morin, Yves Charles. 1978. Morphological regularization in the verbal paradigm of Modern French, Contemporary studies in Romance linguistics, éd. par Maragarita Suñer, 218-240. Washington, DC, Georgetown University Press. Morin, Yves Charles. 1978. The status of mute e, Studies in French Linguistics 1 :2.79-140. Morin, Yves Charles. 1978. Interprétation des pronoms et des réfléchis en français, Syntaxe et sémantiques du français, Cahier de Linguistique 8.337-376. Morin, Yves Charles. 1979. La morphophonologie des pronoms clitiques en français populaire, Cahier de Linguistique 9.1-36. Morin, Yves Charles. 1979. More remarks on French clitic order, Linguistics Analysis 5.293-312. Morin, Yves Charles. 1979. Chute du e muet dans le français régional de SaintÉtienne, Recherches Linguistiques à Montréal 13.91-97. Morin, Yves Charles. 1979. Maintien du e final dans l’évolution historique des mots du type faire et maire en français, Revue Canadienne de Linguistique 24.95117. Morin, Yves Charles, J. Pesot & É. Tiffou. 1979. Complément au lexique du bourouchaski du Yasin, Journal Asiatique 267.137-153. Morin, Yves Charles. 1980. Morphologisation de l’épenthèse en ancien français, La Revue Canadienne de Linguistique 25.204-225. Morin, Yves Charles. 1980. Les bases syntaxiques des règles de projection sémantiques : l’interprétation des constructions en faire, Lingvisticae Investigationes 4.203-212. Morin, Yves Charles. 1981. Some myths about pronominal clitics in French, Linguistic Analysis 8.95-109. Morin, Yves Charles. 1981. The concept of function in phonology, Phonologica 1980, éd. par W.U. Dressler & J.R. Rennison, 315-322. Innsbruck, Innsbrucker Beiträge zur Sprachwissenschaft. Morin, Yves Charles. 1981. Où sont passés les s finals de l’ancien français ?, Variation omnibus, éd. par David Sankoff & Henrieta Cedergren, 35-47. Edmonton, Linguistic Research Inc.
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Le français d’un continent à l’autre. Mélanges offerts à Yves Charles Morin
Morin, Yves Charles. 1982. Cross-syllabic constraints and the French “e muet”, Journal of Linguistic Research 2-3.41-56. Morin, Yves Charles. 1982. Analogie, quatrième proportionnelle et terminaison thématique, Revue de l’Association Québécoise de Linguistique 2 :2.127143. Morin, Yves Charles. 1982. De quelques [l] non étymologiques dans le français du Québec : notes sur les clitiques et la liaison, Revue Québécoise de Linguistique 11 :2.9-47. Morin, Yves Charles & Jonathan Kaye. 1982. The syntactic bases for French liaison, The Journal of Linguistics 18.291-330. Tiffou, Étienne & Yves Charles Morin. 1982. A note on split ergativity in Burushaski, Bulletin of the School of Oriental and African Studies 45.87-94. Tiffou, Étienne & Yves Charles Morin. 1982. Études sur les couleurs en bourouchaski, Journal asiatique 270.363-383. Morin, Yves Charles. 1983. Quelques observations sur la chute du e muet dans le français régional de Saint-Étienne, La Linguistique 29 :1.71-93. Morin, Yves Charles. 1983. De la (dé)nasalisation et de la marque du genre en français, Lingua 61.133-156. Morin, Yves Charles. 1983. La (dé)nasalisation en français : phonologie ou morphologie ?, Proceedings of the 13th International congress of linguists, éd. par Shirô Hattori & Kazuko Inoue, 651-654. Tokyo. Morin, Yves Charles. 1983. De l’ouverture des [e] du moyen français, Revue Québécoise de Linguistique 12 :2.37-61. Morin, Yves Charles & Marie-Christine Paret. 1983. Norme et grammaire générative, La norme linguistique, éd. par Édith Bédard & Jacques Maurais, 179-202. Québec, Conseil de la langue française & Paris, Le Robert. Morin, Yves Charles. 1984. De quelques lacunes dans la distribution des clitiques réfléchis-réciproques en français, Le Français Moderne 52 :1-2.60-65. Morin, Yves Charles. 1985. Pour une histoire des voyelles en français : quelques problèmes, Journal of the Atlantic Provinces Linguistic Association 6-7.127. Morin, Yves Charles. 1985. On the two French subjectless verbs voici and voilà, Language 61.777-820. Francard, Michel & Yves Charles Morin. 1986. Sandhis in Walloon, Sandhi phenomena in the languages of Europe, éd. par Henning Andersen, 453-474. Berlin, Mouton de G ruyter. Morin, Yves Charles. 1986. La loi de position ou de l’explication en phonologie historique, Revue Québécoise de Linguistique 15 :2.199-232.
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Publications de Yves Charles Morin
Morin, Yves Charles. 1986. On the morphologization of word-final consonant deletion in French, Sandhi phenomena in the languages of Europe, éd. par Henning Andersen, 167-210. Berlin, Mouton de Gruyter. Morin, Yves Charles. 1986. A morphological convergence between consonant liaison and schwa deletion in the Picard and Walloon dialects of French, Sandhi phenomena in the languages of Europe, éd. par Henning Andersen, 211-222. Berlin, Mouton de Gruyter. Morin, Yves Charles. 1987. De quelques propriétés de l’épenthèse consonantique, Canadian Journal of Linguistics/La Revue Canadienne de Linguistique 32.365-375. Morin, Yves Charles. 1987. L’espace du changement phonologique : phonétique ou phonologique ?, Langues et Linguistique 13.163-182. Morin, Yves Charles. 1987. French data and phonological theory, Linguistics 25.815843. Morin, Yves Charles. 1987. La logique des restrictions phonotactiques, Lingvisticae Investigationes 11.405-407. Morin, Yves Charles. 1987. On explaining cross-syllabic constraints, Phonologica 1984, éd. par Wolfgang Dressler, H. Luschützky, O. Pfeiffer & John Rennison, 207-213. Cambridge, Cambridge University Press. Morin, Yves Charles. 1987. Remarques sur l’organisation de la flexion des verbes français, Poblème de l’analyse morphologique des verbes français, éd. par K. van den Eynde & P. Swiggers, ITL Review of Applied Linguistics 7778.12-91. Morin, Yves Charles. 1988. Explaining schwa in French, French sound patterns : changing perspectives, éd. par Catherine Slater, Jacques Durand & Michèle Bate, Occasional Papers of the University of Essex 32.250-265. Morin, Yves Charles. 1988. De l’ajustement du chva en syllabe fermée dans la phonologie du français, La phonologie du chva français, éd. par S. Paul Verluyten, 133-189. Amsterdam, John Benjamins. Morin, Yves Charles. 1988. Morphological conditioning in phonologically transparent processes : evidence from the evolution of vowel reduction in Vinzelles Occitan, Linguistic theory and external evidence, éd. par Rajendra Singh, Canadian Journal of Linguistics/La Revue Canadienne de Linguistique 33.431-442. Morin, Yves Charles. 1988. Disjunctive ordering and French morphology, Natural Language & Linguistic Theory 6.271-282. Morin, Yves Charles & Étienne Tiffou. 1988. Passive in Burushaski, Passive and Voice, éd. par Masayoshi Shibatani, 493-524. Amsterdam, John Benjamins.
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Le français d’un continent à l’autre. Mélanges offerts à Yves Charles Morin
Morin, Yves Charles & Louise Dagenais. 1988. Les normes subjectives du français et les français régionaux : la longueur vocalique depuis le 16e siècle, Distributions spaciales et temporelles, constellations des manuscrits, Études de variation linguistique offertes à Anthonij Dees à l’occasion de son 60e anniversaire, éd. par Karin van Reenen-Stein & Pieter van Reenen, 153162. Amsterdam, John Benjamins. Hunzaye, Nassir U., Yves Charles Morin & É. Tiffou. 1989. Proverbes du Hounza, Orbis 33.239-251. Morin, Yves Charles. 1989. Changes in the French vocalic system in the 19th century, New methods in dialectology, éd. par M.E.H. Schouten & Pieter van Reenen, 185-197. Dordrecht, Foris. Morin, Yves Charles. 1990. Parasitic formation in inflectional morphology, Contemporary morphology, éd. par Wolfgang Dressler, Hans Luschützky, Oskar Pfeiffer & John Rennison, 197-202. Berlin, Mouton de Gruyter. Morin, Yves Charles. 1990. La prononciation de [t] après quand, Lingvisticae Investigationes 14.175-189. Morin, Yves Charles & Marie-Christine Paret. 1990. Norme et grammaire générative, Linguistique et cognition : Réponses à quelques critiques de la grammaire générative, éd. par Jean-Yves Pollock & Hans G. Obenauer, Recherches Linguistiques de Vincennes 19.45-71. Morin, Yves Charles, Marie-Claude Langlois & Marie-Eve Varin. 1990. Tensing of word-final [ɔ] to [o] in French : the phonologization of a morphophonological rule, Romance Philology 43.507-528. Morin, Yves Charles. 1991. Old French stress patterns and closed syllable adjustment, New Analyses in Romance linguistics, éd. par Dieter Wanner & Douglas Kibbee, 48-76. Amsterdam, Benjamins. Morin, Yves Charles & Ginette Desaulniers. 1991. La longueur vocalique dans la morphologie du pluriel dans le français de la fin du 16e siècle d’après le témoignage de Lanoue, Actes du XVIIIe Congrès international de linguistique et de philologie romane, tome III, éd. par Dieter Kremer, 211-221. Tübingen, Niemeyer. Morin, Yves Charles & Martine Ouellet. 1991. Les [Ɛ] longs devant [s] en français : Sources historiques et évolution, Revue Québécoise de Linguistique 20 :2.11-33. Morin, Yves Charles. 1992. Un cas méconnu de la déclinaison de l’adjectif français : les formes de liaison de l’adjectif antéposé, Le mot, les mots, les bons mots, Word, words, witty words, Hommage à Igor Mel’�uk, par ses amis, collègues et élèves à l’occasion de son soixantième anniversaire, éd. par André Clas, 233-250. Montréal, Presses de l’Université de Montréal.
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Publications de Yves Charles Morin
Morin, Yves Charles & Michèle Bonin. 1992. Les -s analogiques des 1sg au XVIe siècle : les témoignages de Meigret et Lanoue, Revue Québécoise de Linguistique 21 :2.33-64. Morin, Yves Charles. 1993. La rime d’après le Dictionnaire des rimes de Lanoue (1596), Langue française 99.107-123. Morin, Yves Charles. 1994. Les sources historiques de la prononciation du français au Québec, Contributions à l’étude des origines du français canadien, éd. par Édouard Beniak & Raymond Mougeon, 199-236. Québec, PUL. Morin, Yves Charles. 1994. Quelques réflexions sur la formation des voyelles nasales en français, Diachronie et variation linguistique, éd. par Rika Van Deyck, Communication and Cognition 27 :1-2.27-110. Morin, Yves Charles. 1994. Phonological interpretations of historical lengthening, Phonologica 1992, Proceedings of the 7th International phonology meeting, éd. par Wolfgang U. Dressler, Martin Prinzhorn & John Rennison, 135-155. Turin, Rosenberg & Sellier. Morin, Yves Charles. 1995. La nature des contraintes structurales sur le changement phonétique : dégémination et gémination en roman occidental, CLA Annual conference, 1995, ACL Congrès Annuel, éd. par Päivi Koskinen, 361-372. Toronto, Toronto Working Papers in Linguistics. Morin, Yves Charles. 1995. De l’acquisition de la morphologie : le cas des verbes morphologiquement défectifs du français, Tendances récentes en lingusitique française et générale, volume dédié à David Gaatone, éd. par Lucien Kupferman & Hava Bat-Zeev Shyldkrot, 295-310. Amsterdam, Benjamins. Morin, Yves Charles. 1995. L’évolution de meute, meule et veule : source des voyelles longues, Zeitschrift für romanische Philologie 111.487-502. Morin, Yves Charles. 1996. The origin and development of the pronunciation of French in Québec, The origins and development of emigrant languages, éd. par Hans F. Nielsen & Lene Schøsler, 243-275. Odense, Odense University Press. Morin, Yves Charles et Michèle Bonin. 1997. La formation des -s analogiques des 1sg en français à la lumière de la Bible de Macé de la Charité, Le moyen français, Actes du Colloque sur le Moyen Français, éd. par Bernard Combettes and Simone Monsonégo, 101-129. Paris : Didier. Morin, Yves Charles. 1998. La flexion du verbe français à l’oral : morphématique ou analogie ?, Analyse linguistique et approches de l’oral : Recueil d’études offert en hommage à Claire Blanche-Benveniste, éd. par Mireille Bilger, Karel van den Eynde and Françoise Gadet, 69-77. Paris and Leuven, Peeters.
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Le français d’un continent à l’autre. Mélanges offerts à Yves Charles Morin
Morin, Yves Charles. 1999. L’hexamètre « héroïque » de Jean Antoine de Baïf., Métrique du Moyen âge et de la Renaissance, éd. par Dominique Billy, 163-184. Paris et Montréal : L’Harmattan. Morin, Yves Charles. 1999. La graphie de Jean-Antoine de Baïf : Au service du mètre !, Nouvelle revue du XVIe siècle 17.85-106. Morin, Yves Charles. 2000. Le parler de Vinzelles revisité, Actes — Colloque Albert Dauzat et le patrimoine linguistique auvergnat, éd. par Élie Fayette, 231255. Thiers : Parc naturel régional Livradois-Forez (Puy-de-Dôme, France). Morin, Yves Charles. 2000. La prononciation et la prosodie du français au XVIe siècle selon le témoignage de Jean-Antoine de Baïf, Où en est la phonologie du français, éd. par Bernard Laks. Langue française 126.9-28. Morin, Yves Charles. 2000. La variation dialectale et l’interdiction des suites Voyelle + e muet dans la poésie classique. Le vers français : histoire, théorie, esthétique, éd. par Michel Murat, 193-227. Paris : Champion. Morin, Yves Charles. 2000 [2001]. Le français de référence et les normes de prononciation. Le français de référence. Constructions et appropriations d’un concept. Actes du colloque de Louvain-la-Neuve (3-5 novembre 1999), éd. par Michel Francard, Geneviève Geron et Régine Wilmet, Volume I. Cahiers de l’Institut de Linguistique de Louvain 26. 91-135. Morin, Yves Charles. 2001. La troncation des radicaux verbaux en français depuis le moyen âge, Études diachroniques, éd. par Patrick Bellier. Recherches linguistiques de Vincennes 30.63-86. Morin, Yves Charles. 2002. The phonological status of nasal vowels in sixteenthcentury French, Interpreting the history of French. A Festschrift for Peter Rickard on the occasion of his eightieth birthday, éd. par Rodney Sampson et Wendy Ayre-Bennett, 95-129. Amsterdam/New York : Rodopi. Morin, Yves Charles. [2003]. Les premiers immigrants et la prononciation du français au Québec, Revue québécoise de linguistique 31 :1. 39-78. 2002 Morin, Yves Charles. 2003. Le statut linguistique du chva ornemental dans la poésie et la chanson françaises, Le sens et la mesure. De la pragmatique à la métrique Hommages à Benoît de Cornulier, éd. par Jean-Louis Aroui, 459-498. Paris : Honoré Champion. Morin, Yves Charles. 2003. Remarks on prenominal liaison consonants in French. Living on the Edge. 28 Papers in Honour of Jonathan Kaye, éd. par Stefan Ploch, 385-400. Berlin/New York : Mouton de Gruyter. Morin, Yves Charles. 2003. Syncope, apocope, diphtongaison et palatalisation en galloroman : problèmes de chronologie relative. Actas del XXIII Congreso internacional de lingüística y filología románica, éd. par Fernando Sánchez Miret, 113-169. Tübingen, Niemeyer.
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Publications de Yves Charles Morin
Morin, Yves Charles. 2004. Peletier du Mans et les normes de prononciation de la durée vocalique au XVIe siècle. Les normes du dire au XVIe siècle, éd. par Jean-Claude Arnould et Gérard Milhe Poutingon, 421-434. Paris : Champion. Morin, Yves Charles. 2005. La graphie de Peletier. Euvres poetiques intitulez Louanges aveq quelques autres ecriz, tome 10 des œuvres complètes de Jacques Peletier du Mans, édition critique par Sophie Arnaud, Stephen Bamforth et Jan Miernowski, sous la direction d’Isabelle Pantin, 57-67. Paris : Champion. Morin, Yves Charles. 2005. Liaison et enchaînement dans le vers aux xvie et xviie siècles. De la langue au style, éd. par Jean-Michel Gouvard, 299-318. Lyon : Presses Universitaires de Lyon. Morin, Yves Charles. 2005. La liaison relève-t-elle d’une tendance à éviter les hiatus ? Réflexions sur son évolution historique. La liaison : de la phonologie à la cognition, éd. par Jean-Pierre Chevrot, Michel Fayol et Bernard Laks. Langages 158.8-23. Morin, Yves Charles. 2005. La naissance de la rime normande. Poétique de la rime, éd. par Michel Murat et Jacqueline Dangel, 219-252. Paris : Champion. Morin, Yves Charles. 2005. La perte du [d] dans la conjugaison de PRENDRE (nous prendons ~ nous prenons) : changement analogique ou changement phonétique ? Grammatica. Festschrift in honour of Michael Herslund – Hommage à Michael Herslund, éd. par Henning Nølke, Irène Baron, Hanne Korzen, Iørn Korzen et Henrik Høeg Müller, 325-341. Bern/Berlin/Bruxelles/ Frankfurt am Main : Peter Lang. Morin, Yves Charles. 2006. On the phonetics of rhymes in classical and pre-classical French : a sociolinguistic perspective. Historical Romance Linguistics : Retrospective and Perspectives [in honor of Jurgen Klausenburger], éd. par Randall Gess et Debbie Arteaga, 131-162. Amsterdam : Benjamins. Morin, Yves Charles. 2007. A corpus of French texts with non-standard orthography. Corpus-Based Perspectives in Linguistics, éd. par Yuji Kawaguchi, Toshihiro Takagaki, Nobuo Tomimori et Yoichiro Tsuruga, pp. 191-215. Amsterdam/Philadelphia : John Benjamins. Morin, Yves Charles. 2007. Histoire du corpus d’Amsterdam : Le Traitement des données dialectales. Le Nouveau Corpus d’Amsterdam. Actes de l’atelier de Lauterbad, 23-26 février 2006, éd. par Pierre Kunstmann et Achim Stein, pp. 29-50. Stuttgart : Steiner (Beihefte der Zeitschrift für französische Sprache und Literatur).
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Le français d’un continent à l’autre. Mélanges offerts à Yves Charles Morin
Morin, Yves Charles. 2007. La morphologie du verbe. Table ronde : Les corpus informatiques des chartes. Le Nouveau Corpus d’Amsterdam. Actes de l’atelier de Lauterbad, 23-26 février 2006, éd. par Pierre Kunstmann et Achim Stein, pp. 181-185. Stuttgart : Steiner (Beihefte der Zeitschrift für französische Sprache und Literatur). Morin, Yves Charles. 2007. Les yods des terminaisons ‑ions et ‑iez de l’imparfait de l’indicatif et du présent du subjonctif des verbes français. Des sons et des sens : données et modèles en phonologie et en morphologie, éd. par Élisabeth Delais-Roussarie et Laurence Labrune, 125-140. Paris : Hermes. Morin, Yves Charles. À paraître (accepté 2002). L’implantation du français à Marseille au XVIe siècle : les voyelles nasales et les semi-voyelles. La Méditerranée et ses langues (Actes du Colloque international, Université Paul-Valéry Montpellier III, 21-23 mars 2002) (ms. 15p). Morin, Yves Charles. (À paraître, soumis en 2003.) Les yods fluctuants dans la morphologie du verbe français. La raison morphologique. Hommages à la mémoire de Danièle Corbin, éd. par Bernard Fradin. Amsterdam : Benjamins. Morin, Yves Charles. (À paraître, soumis en 2006.) Le Gaygnard (1609) : L’ancienne orthographe, la nouvelle pédagogie et la réforme orthographique. Normes et pratiques orthographiques [titre provisoire], éd. par Alain Desrochers, France Martineau et Yves Charles Morin. Ottawa : Éditions David. Morin, Yves Charles. (À paraître, soumis en 2006.) Histoire des systèmes phonologique et graphique du français. Romanische Sprachgeschichte / Histoire linguistique de la Romania – Ein internationales Handbuch zur Geschichte der romanischen Sprachen / Manuel international d’histoire linguistique de la Romania, 3. Teilband, éd. par Gerhard Ernst, Martin-Dietrich Gleßgen, Christian Schmitt, Wolfgang Schweickard. Berlin/New York : Mouton de Gruyter. Morin, Yves Charles. (ms 2008). À propos de la fermeture des voyelles moyennes devant [r] dans le français du Québec. Le français au Canada, éd. par France Martineau, Raymond Mougeon, T. Nadasdi et Mireille Tremblay. Morin, Yves Charles. (ms 2008). Sources et évolution des distinctions de durée vocalique : l’éclairage du gallo-roman. Actes du colloque ˝GalRom07 Diachronie du gallo-roman – Évolution de la phonologie et de la morphologie du français, du francoprovençal et de l’occitan – Nice 15-16 janvier 2007, éd. par Mario Barra-Jover, Guylaine Brun-Trigaud, Jean-Philippe Dalbera, Patrick Sauzet, Tobias Scheer et Philippe Ségéral. Saint-Denis : Presses Universitaires de Vincennes (Collection « Sciences du Lan gage »).
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Publications de Yves Charles Morin
3. Notes brèves, Remarques, Réponses Morin, Yves Charles. 1973. Tag-questions in French, Linguistic Inquiry 4.97-100. Morin, Yves Charles. 1975. Remarques sur le placement des clitiques, Recherches Linguistiques à Montréal 4.175-181. Morin, Yves Charles. 1975. La phonétique est-elle abstraite : le cas du bourouchaski, Recherches Linguistiques à Montréal 5.175-180. Morin, Yves Charles. 1975. Les contraintes phonotactiques et le lexique, Recherches Linguistiques à Montréal 5.181-182. Morin, Yves Charles. 1976. De ces : The lexicalization of a syntactic expression, Linguistic Inquiry 7.706-707. Morin, Yves Charles. 1977. Re : On a class of circumstancial deletion rules, Linguistic Inquiry 8.747-751. Morin, Yves Charles. 1988. French voici and voilà : Reply to Bouchard, Language 64.101-103. Morin, Yves Charles. 1988. Loi de position ?, Revue Québécoise de Linguistique 17 :1.237-243. Morin, Yves Charles. 1992. What are the historical sources of lengthening in Friulan ?, Probus 4.81-84.
4. Comptes rendus Morin, Yves Charles. 1981. Review of Noam Chomsky Rules and representations (1980, Columbia University Press, New York), Le Bulletin de l’Association Canadienne de Linguistique Appliquée 3 :1.167-169. Morin, Yves Charles. 1980. Review of A. Dud’huit, A. Morin & M.-R. SimoniAurembou Le trésor du parler percheron (1979, Association des Amis du Perche, Mortagne au Perche), Cahiers Percherons 62.11-12. Morin, Yves Charles. 1980. Review of James Foley, Theoretical morphology of the French verb (Benjamins, Amsterdams, 1979), La Revue Canadienne de Linguistique 25.59-65. Morin, Yves Charles. 1982. Review of Michel Francard Le parler de Tenneville : Introduction à l’étude linguistique des parlers wallo-lorrains (1980, Cabay, Louvain-la-Neuve), La Revue de Linguistique Romane 46.485-489. Morin, Yves Charles. 1992. Review of Denis Ager Sociolinguistics and contemporary French (1990, Cambridge University Press, Cambridge), Meta, Journal des Traducteurs/Translators’ Journal 37.557-561.
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Le français d’un continent à l’autre. Mélanges offerts à Yves Charles Morin
Morin, Yves Charles. 1994. Review of Gaston Zinc Phonétique historique du français, 3e éd. (1991, PUF, Paris), Romance Philology 48.150-158. Morin, Yves Charles. 1996. Review of Anthony Liddicoat A Grammar of the Norman French of the Channel Islands (1994, Mouton de Gruyter, Berlin), Revue canadienne de linguistique 41.177-184.
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Une analyse de verbes défectifs sans spécification lexicale1
Luc Baronian, Université du Québec à Chicoutimi
S
i on met de côté les différences techniques et philosophiques entre les diverses écoles, le but commun des chercheurs en grammaire générative est de découvrir un système de règles, contraintes et principes (une grammaire) qui permet de générer correctement, à partir d’un lexique appris, toutes les formes possibles d’une langue donnée, et seulement celles-ci. En morphologie, cela se résume, pour chaque langue, à la génération des mots qui sont attestés et de ceux non attestés, mais jugés possibles par les locuteurs maternels de la langue étudiée. À partir de ce point commun, les orientations des chercheurs peuvent varier sur un certain nombre de dimensions. Premièrement, la nature formelle de la grammaire est en cause : les syntacticiens minimalistes (Chomsky 1995) et les tenants de la morphologie de distribution (Halle et Marantz 1993) privilégient une combinaison de règles de réécriture traditionnelles et de transformations ; les chercheurs en théorie de l’optimalité (Prince et Smolensky 1993) optent pour un système d’évaluation par tableaux de contraintes ; les syntacticiens de la théorie HPSG (Pollard et Sag 1994) et les morphologues de PFM (Stump 2001) n’utilisent que des contraintes déclaratives, privilégiant ainsi une modélisation informatique de la grammaire. Deuxièmement, d’un point de vue philosophique, c’est surtout la place qu’occupe l’universel par rapport au particulier qui est en jeu. La théorie des 1. Cette contribution est une version révisée et augmentée d’une partie de ma thèse de doctorat (Baronian 2005). Je remercie particulièrement pour leurs commentaires précieux sur ce sujet Lev Blumenfeld, Paul Kiparsky, Ivan Sag et Arnold Zwicky. Toute responsabilité finale demeure évidemment mienne. J’en profite pour remercier également Yves Charles Morin qui, sans avoir été mon professeur durant ces années, a généreusement maintenu avec moi une précieuse correspondance, riche en savoir et en réflexions.
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Baronian, Luc
principes et paramètres des chomskyens divise la poire en principes universels et paramètres universels dont les options sont choisies de façon particulière par les langues individuelles. D’autres principes grammaticaux, spécifiques aux langues individuelles, ne sont pas exclus, mais on n’en discute généralement pas. Au départ, la théorie de l’optimalité proposait un ensemble de contraintes universelles, dont la hiérarchisation est propre à chaque langue. Cependant, au fur et à mesure de son développement, une plus grande part fut faite aux contraintes universelles à contenu particulier : Generalized Alignment (McCarthy et Prince 1993), Output-Output (Benua 1997) et Sympathy Theory (McCarthy 1999). Quant aux théories déclaratives, en général elles préfèrent décrire un grand nombre de langues individuelles dans ce qu’elles ont de plus particulier, pour ensuite en induire des principes structurels universels (Pollard 1996). Les verbes défectifs sont ceux qui, pour certaines flexions grammaticales, n’ont aucune forme possible (les locuteurs rejettent toutes les possibilités). Par exemple, en français, la plupart des locuteurs sont incapables de conjuguer le verbe frire à l’imparfait ou aux personnes du pluriel de l’indicatif présent (le Bescherelle stipule que ces conjugaisons sont inusitées). Comme nous le verrons, ces verbes posent un problème fondamental à l’ensemble des théories génératives, puisque celles-ci génèrent toujours des formes possibles pour les flexions des lexèmes. Dans cet article, nous comparerons le problème inhérent aux verbes défectifs pour la morphologie de distribution (DM) et la morphologie des fonctions paradigmatiques (PFM), et en conclurons que malgré leurs différences, ces deux théories génératives souffrent de la même difficulté à rendre compte des trous dans les paradigmes de ces verbes. Nous proposerons ensuite deux principes de choix entre règles ou contraintes morphologiques pouvant être adaptés à l’une ou à l’autre des théories, et permettant d’expliquer au moins certains types de défectivité. Auparavant, nous résumerons les principales analyses proposées depuis les débuts de la grammaire générative jusqu’à la théorie de l’optimalité, en passant bien sûr par l’incontournable Yves Charles Morin.
Analyses génératives des verbes défectifs La première tentative d’expliquer la présence de trous dans les paradigmes de certains verbes se trouve chez Halle (1973). Celui-ci soutient que 30
Une analyse de verbes défectifs sans spécification lexicale
les verbes défectifs du russe, qui ne possèdent aucune forme à la première personne du singulier au temps non-passé, sont marqués d’un trait lexical [-lexical insertion]. La présence de ce trait dans le lexique empêcherait les verbes défectifs d’être soumis aux règles habituelles de flexion qui génèrent les formes de la première personne du singulier du temps non-passé. Albright (2003) fournit trois arguments contre cette approche. Premièrement, Halle ne propose aucun moyen de restreindre le trait d’insertion lexicale : donc, n’importe quel verbe pourrait obtenir cette restriction lexicale, peu importe la flexion. Or, en russe, c’est systématiquement la première personne du non-passé qui pose problème, et les verbes défectifs partagent une similarité dans leur structure morphologique en la présence de consonnes normalement palatalisantes. On pourrait reformuler l’argument d’Albright d’un point de vue dialectologique en remarquant que cette approche arbitraire par trait implique que différents dialectes pourraient se retrouver avec des verbes défectifs ou des flexions problématiques différents. Or, comme nous le verrons, s’il est une constante dans l’étude des verbes défectifs, c’est que les trous se retrouvent dans un ensemble déterminé de flexions et des groupes de conjugaison souvent associés à des alternances morphophonologiques. L’approche de Halle par trait lexical passe complètement à côté de ces observations. Le deuxième argument d’Albright (le plus sérieux à mon sens) stipule qu’il est difficile pour les locuteurs de déterminer les verbes qui sont défectifs. On peut cette fois reformuler son argument en données d’acquisition négatives. Puisque nous savons qu’en général, les locuteurs maternels d’une langue sont capables de générer des formes qu’ils n’ont jamais entendues, les verbes appris ne peuvent être spécifiés par défaut [- lexical insertion]. Si telle était la valeur par défaut de ce trait, ceci reviendrait à dire que des verbes nouveaux ne peuvent être conjugués et que chaque flexion de chaque verbe est apprise par le locuteur, ce qui rendrait caduc le besoin d’une grammaire générative pour expliquer la conjugaison. Au contraire, si les verbes sont par défaut [+ lexical insertion], alors comment un locuteur pourrait-il déterminer qu’un verbe particulier doit recevoir la valeur négative de ce trait ? Le fait qu’il n’entende jamais les formes en question ne peut être évoqué, puisque des locuteurs peuvent conjuguer des verbes qu’ils n’ont jamais entendus auparavant. Il faudrait que les locuteurs apprennent que tel ou tel verbe, par exemple frire en français, ne peut être conjugué à telle ou telle personne. Or, les théories de l’acquisition du langage rejettent en général l’importance de ce genre d’apprentissage 31
Baronian, Luc
négatif (Wexler et Manzini 1987) et, quoi qu’il en soit, la réaction des locuteurs à la « découverte » de verbes défectifs ne va pas dans ce sens. Par exemple, les locuteurs du français que j’ai consultés en diverses occasions et qui « découvrent » l’impossibilité de conjuguer frire à l’imparfait sont habituellement surpris et tentent en premier de proposer certaines formes (*friais, *frisais, *frissais, *fritais...), pour les rejeter toutes, une par une, par eux-mêmes. Troisièmement, Albright prétend que la présence de trous dans les paradigmes verbaux est un phénomène gradient lié à l’incertitude quant au choix de la bonne conjugaison et au peu de familiarité avec certains verbes. Cet argument, au contraire des deux premiers, ne me convainc pas. Il est possible que, diachroniquement, ces facteurs causent l’apparition de certains trous, mais synchroniquement, on ne peut attribuer leur maintien à la nonfamiliarité et à l’incertitude pour deux raisons. D’abord, il existe des verbes défectifs, comme frire en français, qui ne sont pas particulièrement rares. Ensuite, au risque de me répéter, les locuteurs peuvent habituellement conjuguer des verbes rares ou nouveaux, donc avec lesquels ils sont peu familiers. Morin (1995 : 301) en donne d’ailleurs plusieurs exemples pertinents. Je me dois aussi de démentir, pour la forme, une explication souvent avancée, et que rapporte Albright (2003), par les gens qui n’ont sans doute pas assez réfléchi à la question. Il s’agit de l’évitement de l’homonymie. Ainsi, on pourrait penser que les locuteurs du français n’aiment pas conjuguer frire en *ils frisent, parce que cette forme serait alors homonyme avec celle du verbe friser, ou que le verbe défectif espagnol abolir ne peut se conjuguer en *abuelo, parce que cette forme est homonyme avec le mot employé pour ‘grand-père’. Il n’est pas nécessaire de regarder bien loin pour s’apercevoir que cet argument ne tient pas la route : premièrement, si *frisent a son homonyme verbal, *frient ou *fritent ne l’ont pas ; deuxièmement, les homonymes verbaux existent (je suis : être ou suivre ?) ; troisièmement, la plupart des verbes défectifs ne présentent pas de telles possibilités homonymiques (le participe passé du verbe anglais stride est-il stridden ou strode ou strided ?). Bien que ne proposant pas une approche formelle de la défectivité, Dell (1970), un peu avant Halle, prétend que dans le cas du verbe frire, les locuteurs ne savent quelle conjugaison choisir. Morin (1987, 1995) se montre en désaccord avec cette position, car il est évident que les locuteurs savent quelle conjugaison choisir dans la plupart des cas (on peut par exemple conjuguer frire au singulier du présent − je fris, tu fris, il frit). 32
Une analyse de verbes défectifs sans spécification lexicale
On pourrait ajouter que l’embarras du choix entre deux conjugaisons pourrait aussi mener à de la variation, et pas nécessairement à un trou dans le paradigme. Toutefois, Plénat (1981) propose une approche semblable, mais mieux ciblée. Ce dernier écrit que les locuteurs sont seulement incapables de choisir une consonne liant le radical fri- aux suffixes de conjugaison. Ainsi, seules les flexions ne nécessitant pas cette consonne font partie du paradigme. Cette approche ressemble un peu plus à celle que je propose, à la différence que selon moi, la grammaire doit indiquer au locuteur qu’aucun des choix possibles n’est valide. S’il n’en tenait qu’à la présence d’un choix dans la conjugaison, on aurait normalement une pléthore de verbes défectifs dans toutes les langues du monde, ce qui n’est manifestement pas le cas. Morin (1987, 1995) explique le comportement de certains verbes défectifs du français, grâce à un modèle basé sur des radicaux supplétifs. Par exemple, le modèle prévoit qu’en français le radical de la troisième personne du pluriel sert de radical par défaut à la troisième personne du singulier, à moins que les locuteurs n’apprennent un autre radical pour la troisième personne du singulier. Ainsi, dans le cas du verbe se marier, les locuteurs utilisent par défaut, à la troisième personne du singulier, le radical qu’ils utilisent à la troisième personne du pluriel : [mari]. Cependant, dans le cas du verbe finir, les locuteurs apprennent un radical singulier /fini/, différent du radical pluriel /finis/, et génèrent donc les formes il finit et ils finissent, phonologiquement distinctes. L’inverse toutefois n’est pas vrai : le radical du singulier ne peut servir de radical pluriel par défaut. Ainsi, même s’ils apprennent que le radical singulier du verbe frire est /fri/, les locuteurs ne peuvent l’utiliser à la troisième personne du pluriel. Je vois trois problèmes avec l’approche de Morin. Premièrement, si on lui attribuait une réalité cognitive, elle prédirait que les locuteurs n’utiliseraient jamais le radical singulier pour générer le pluriel. Or, bien que je n’aie pas de données psycholinguistiques spécifiques aux verbes français, il me semble peu probable que l’apprentissage d’une nouvelle forme verbale telle il cautrit empêcherait les locuteurs de générer un pluriel, disons ils cautrissent. Deuxièmement, même si Morin (1987) précise que son modèle en est un de la langue adulte, si on le transférait au langage enfantin ou au changement diachronique, on s’attendrait à ce que les formes de la 3 p.p. ne soient jamais transférables à la 2 p.p. Une recherche rapide sur Google nous donne quand même 408 tiennez (pour tenez en français standard), formés à partir du radical de la 3 p.p. Ainsi, Morin a besoin d’un modèle à part pour l’acquisition du langage et le changement diachronique. Troisièmement, n’est pas clair ce qui, en dehors des verbes défectifs, nous aide à déterminer la 33
Baronian, Luc
direction de l’utilisation des radicaux d’une personne pour une autre. Pourquoi est-ce le radical du pluriel qui peut servir au singulier en français et non l’inverse ? Le modèle est donc potentiellement circulaire. Toutefois, le modèle de Morin prédit (avec raison, je crois) qu’aucun parler français ne pourrait avoir un trou à la troisième personne du pluriel sans avoir au préalable un trou à la première personne du pluriel, puisque la troisième personne du pluriel obtient son radical de la première personne du pluriel selon Morin. L’inverse cependant est possible, puisque la première personne du pluriel se retrouve « en haut de la chaîne » dans le modèle de Morin. Cela dit, le modèle de Morin n’explique pas toutes les combinaisons possibles : pourquoi aucun verbe n’a-t-il de trou à la première personne du pluriel sans en avoir à la deuxième personne du pluriel ? Rien dans le système de Morin n’empêche cet état de fait. On pourrait croire que ce dernier relève simplement de la fréquence moins élevée des première et deuxième personnes du pluriel, ce qui rendrait historiquement plus probable la perte de ces formes. Tel que nous l’avons soulevé plus tôt, Albright (2003) croit que la défectivité est liée à l’incertitude et au peu de familiarité de certains locuteurs avec certains verbes. Pour les raisons déjà mentionnées, nous ne croyons donc pas que la défectivité relève uniquement de ces facteurs, du moins sur le plan synchronique. Quoi qu’il en soit, Albright propose d’incorporer directement dans la grammaire les facteurs d’incertitude et de non-familiarité dans un modèle stochastique tel que proposé dans Albright et Hayes (2002). Je ne suis pas contre l’incorporation de tels facteurs dans la grammaire par principe, mais je ne crois pas qu’une telle proposition suffise à résoudre le problème des verbes défectifs à cause de l’existence de verbes défectifs familiers, de la possibilité pour les locuteurs de générer des formes nouvelles et de la présence fréquente de conditions morphologiques particulières dans les cas connus de verbes défectifs. Enfin, dans la théorie de l’optimalité (OT), au moins trois approches ont été proposées. Prince et Smolensky (1993) considèrent qu’il y a défectivité lorsque la chaîne vide (Null Parse) est la candidate optimale. McCarthy (2002) va un peu plus loin en proposant une contrainte MParse, qui est la seule à attribuer un astérisque de violation à la chaîne vide. Lorsque cette contrainte est hiérarchisée de façon appropriée par rapport aux autres contraintes de bonne formation pertinentes, la chaîne vide devient la candidate optimale. Cette approche peut être critiquée pour les mêmes raisons que 34
Une analyse de verbes défectifs sans spécification lexicale
Halle (1973) : elle devra d’une façon ou d’une autre trouver des contraintes que violent certains verbes plutôt que d’autres (marquage lexical), et l’apprentissage de ces verbes défectifs donnera lieu au même problème de données négatives en acquisition. Orgun et Sprouse (1999), de même que Hansson (1999), préfèrent plutôt ajouter une composante nommée Control en OT, où les contraintes sont non violables. Lorsqu’un candidat sort du module Eval habituel, il est soumis à Control, et la violation d’une seule contrainte de ce dernier module rend le candidat agrammatical. Rice (2005) évalue plutôt les paradigmes dans leur ensemble, et il arrive parfois qu’un paradigme soit plus optimal qu’un autre, car il ne comporte pas de candidat violant certaines contraintes hiérarchisées de façon cruciale. Ces deux dernières approches ont en commun d’évaluer des cas de défectivité où le meilleur candidat à la réalisation d’un verbe possède des particularités phonologiques qui, en cas de concrétisation, feraient de cette forme un cas spécial de la langue étudiée. Par exemple, dans un cas norvégien étudié par Rice, le meilleur candidat aurait en surface une suite de consonnes [kl] en coda qui n’est pas normale dans cette langue. Ces cas, comme nous le verrons, sont différents de ceux que j’ai choisi d’étudier ici, et il est donc possible que deux analyses différentes soient nécessaires.
Comparaison entre les théories de Distribution et des Fonctions paradigmatiques Nous verrons que deux des principales théories de morphologie de l’heure ne peuvent sans modifications importantes rendre compte des trous dans les paradigmes des verbes défectifs. Le paradoxe est que, malgré leurs orientations philosophiques assez divergentes, les deux théories comportent exactement le même point faible, lié à leur incorporation sans nuance du principe paninien « par défaut ». Prenons l’exemple du verbe anglais stride, défectif pour plusieurs locuteurs qui ne lui connaissent aucun participe passé. La forme traditionnelle est stridden, tandis que son passé traditionnel est strode. Certains locuteurs connaissent le participe passé historique, mais d’autres ne peuvent se décider entre stridden ou strided. En anglais, le suffixe -ed est normalement utilisé à la fois pour le participe passé et le passé (I loved her, I have loved her). Certains verbes utilisent plutôt le suffixe -en pour former le participe passé (I ate, I have eaten). Ceci mène Halle et Marantz (1993) à formuler les règles morphologiques suivantes (version simplifiée ici) : 35
Baronian, Luc
(1) [+ participe, + passé] ↔
[+ passé]
↔
[-n] X+__ où X = see, go, beat... /-d/
En (1), un certain nombre de verbes mentionnés dans la première règle sélectionnent le suffixe /-n/ (-en). Les verbes qui n’y sont pas mentionnés obéissent plutôt à la seconde règle, qui s’applique « par défaut ». Ainsi, si un locuteur ne sait pas que le verbe stride doit utiliser la première règle, il utilisera nécessairement la deuxième, générant la forme strided, qui peut être utilisée à la fois pour le passé et le participe passé. La théorie morphologique des fonctions paradigmatiques, qui ne considère pas la morphologie comme une concaténation de morphèmes appris, mais plutôt comme la réalisation de radicaux en contexte de flexion, en arrive, de façon surprenante, à une analyse qui ressemble à s’y méprendre à la première (adaptée de Blevins 2003) : (2)
R([see, verb, dent, part]) = seen
R([dent]) = Xd
Dans cette version, la réalisation de certains verbes au participe passé est spécifiée par une contrainte déclarative (illustrée par la réalisation de see en seen). Pour les autres verbes, le participe passé (qui, pour des raisons théoriques inintéressantes ici, correspond au radical dental dans cette théorie) se réalise grâce à l’ajout d’un /-d/ en fin de mot. Encore une fois, le participe de stride sera strided, sans ambiguïté, à moins que les locuteurs ne connaissent une contrainte attribuant la forme stridden. Le problème fondamental que partagent ces deux théories, au-delà de leurs règles ou contraintes paniniennes « par défaut » (principe qui a quand même son utilité), est qu’elles sont pensées en fonction des mots connus, qu’elles tentent de générer. C’est le piège de la morphologie, où le nombre de mots attestés est mieux quantifiable que le nombre de phrases attestées d’une langue. Il est moins facile en morphologie de parler des mots possibles d’une langue, tandis qu’en syntaxe, on considère habituellement les phrases possibles d’une langue comme les phrases de cette langue. Si on demandait à un locuteur du français si encraber est un mot français, il y aurait des chances qu’il réponde par la négative. Cependant, il pourrait répondre que c’est un mot possible du français, dont il ne connaît pas le sens. Un locuteur de l’avenir qui créerait ce mot pourrait vouloir décrire une nouvelle recette culinaire ou une nouvelle technique de pêche, etc. ; c’est 36
Une analyse de verbes défectifs sans spécification lexicale
le choix sémantique qui fait partie de la morphologie. À l’inverse, une fois un nouveau mot créé, disons /kotrir/, les locuteurs ont le choix de le conjuguer comme finir, comme écrire ou comme conduire. Les théories « par défaut » minimisent l’importance de ce choix en faisant de la génération automatique des formes une affaire de règles ou de contraintes bien ordonnées. Or, des expériences psycholinguistiques récentes démontrent que ce ne sont pas toujours les cas « par défaut » qui l’emportent dans la génération de nouveaux mots. Ramscar (2002) démontre qu’un certain nombre de locuteurs de l’anglais décident de conjuguer comme drink/ drank un nouveau verbe rimant avec ce dernier et un nombre encore plus grand le fait lorsque ce nouveau verbe appartient au champ sémantique de drink/drank. Ramscar en déduit que le champ sémantique d’un nouveau verbe influence le choix du locuteur d’une stratégie de conjugaison, une question complètement évacuée des théories dominantes.
Deux principes de choix morphologique Dans cette section, nous proposerons deux principes guidant le choix morphologique entre deux possibilités. Ces deux principes sont motivés par des considérations structurelles sans controverse et nous aideront, dans la section suivante, à expliquer la présence de trous dans les paradigmes de certains verbes défectifs. Avant d’exprimer le premier de ces principes, examinons un cas précis de choix morphologique dans la formation du pluriel des noms anglais : (3) a. Xaws[sing.] Xajs[plur.] ex. : mouse/mice, louse/lice
b. X[sing.]
Xz[plur.]
ex. : dog/dogs, bird/birds, etc.
En (3), nous voyons deux moyens en compétition pour la formation du pluriel anglais. Dans la plupart des théories, on emploierait l’ordre présenté ci-dessus pour générer les bonnes formes. Cette stratégie peut valoir pour une description des mots existants, mais si on inventait ou on empruntait un nouveau mot, disons /kaws/, celui-ci pourrait en principe se plier à l’une comme à l’autre. Si cependant le mot était /kawp/, seul la deuxième serait légitime. En effet, bien que (3a) ne consiste qu’en un changement de voyelle, seul deux mots se terminant en /-s/ l’utilisent. Afin de recourir au changement de voyelle en (3a) pour former le pluriel de /kawp/, il faudrait la modifier ainsi :
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(4) XawC[sing.] XajC[plur.]
(où C est une consonne quelconque)
Pour les besoins de la cause, nous devons ici présupposer que les locuteurs possèdent les moyens de faire les « bonnes » généralisations. Par exemple, on conviendra qu’en anglais, l’unité prosodique de la rime constitue une cible de généralisation commune en morphologie. Ainsi, on formulera le pluriel de goose/geese et tooth/teeth comme en (5), pas comme en (6) : (5) Xu:C[sing.] Xi:C[plur.]
où C est une fricative coronale sourde ex. : goose/geese, tooth/teeth
(6) Xu:C[sing.] Xi:C[plur.]
(où C est une consonne quelconque) ex. : goose/geese, tooth/teeth
En faveur de l’organisation en (5), il semble que les locuteurs de l’anglais considèrent la possibilité d’utiliser (5) au lieu de (3b) presque seulement lorsque le mot rime avec goose ou tooth (ou 3a au lieu de 3b lorsque le mot rime avec mouse). Comparez, par exemple, le nombre de résultats de recherche obtenus sur le moteur google.com : (7)
Mots rimant avec mouse, louse, goose ou tooth
“plural of house” hice 5 710
“plural of moose” meese
“plural of mongoose” mongeese 1 080
“plural of booth” beeth
Mots ne rimant pas avec mouse, louse, goose ou tooth
“plural of proof” preef
9
“plural of root” reet
4
“plural of flute” fleet
0
15 500
17 800
Les résultats en (7) montrent que les discussions entourant le pluriel de mots rimant avec mouse, louse, goose ou tooth sont beaucoup plus fréquentes que celles entourant le pluriel de mots partageant la même voyelle, mais ne rimant avec l’un des mots en question. Nous proposons donc notre premier principe de choix morphologique en (8) : 38
Une analyse de verbes défectifs sans spécification lexicale
(8) Principe de la préservation des généralisations (PG) Ne pas faire un choix morphologique qui aurait pour effet de modifier la généralisation faite par la règle/contrainte correspondante. Le deuxième principe guidant le choix morphologique est encore plus simple : (9) Principe du respect lexical (RL) Ne pas faire un choix morphologique envers une classe paradigmatique lorsque des formes déjà apprises contredisent ce choix. Par exemple, on ne choisira pas de conjuguer notre nouveau verbe /kotrir/ sur le modèle de conduire à l’imparfait (*cautrisais, *cautrisait, *cautrisions...), lorsque des formes du présent déjà apprises indiquent que ce verbe se conjugue comme finir (cautris, cautrit, cautrissons...). Bien sûr, il est possible, dans l’histoire d’une langue, qu’un verbe qui se conjuguait avec une certaine classe paradigmatique commence, sous l’influence de divers facteurs (analogie, fréquence lexicale, etc.), à se conjuguer sur le modèle d’une autre classe. Avec le temps, le verbe peut complètement changer de classe paradigmatique ou évoluer vers une situation intermédiaire, créant dans les faits une nouvelle classe paradigmatique. C’est le cas en français du verbe maudire (de ‘mal dire’), qui se conjuguait historiquement comme les autres dérivés de dire (prédire, médire, dédire...) en maudisais, maudisons, etc., mais qui s’est rapproché des verbes du deuxième groupe (on dit aujourd’hui maudissais, maudissons...), tout en gardant le participe passé féminin de sa classe d’origine (maudite, cf. dite, prédite, médite, dédite...).
Cinq types de verbe défectif Dans cette section, nous verrons différents types de verbe défectif, afin d’identifier ceux qui trouveront leur explication dans la présente analyse. D’abord, si on voulait ratisser dans le sens large du terme, on pourrait considérer comme étant défectifs les verbes prenant un sujet explétif. Par exemple, pleuvoir et neiger ne peuvent se conjuguer qu’à la troisième personne du singulier. Il est clair cependant que les raisons de cette « défectivité », si le terme est approprié, ne sont pas morphologiques, mais relèvent plutôt de la syntaxe et de la sémantique. En effet, Émile Nelligan n’a aucune difficulté à conjuguer neiger sans explétif dans son fameux Ah ! Comme la neige a
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neigé, et même si le sens nous échappe, nous n’aurions non plus aucune difficulté à conjuguer pleuvoir : je pleux, nous plûmes2, vous pleuvrez, etc. Il existe aussi des verbes sans paradigme fini. C’est le cas du verbe douer, qui possède un infinitif et des participes, mais n’a aucune forme conjuguée. De façon similaire, l’anglais possède le verbe beware, qui existe à l’infinitif (it’s important to beware of dogs), à l’impératif (beware of the dog) et au subjonctif (she asked that you beware of the dog), mais qui ne peut prendre aucun suffixe : *bewaring, *bewares, *bewore/*bewared (voir Fodor 1972 pour plus de détails). Ce type de défectivité est intéressant, mais ne fera pas l’objet de la présente analyse. Ensuite, il existe des verbes comme frire en français, stride en anglais ou abolir en espagnol, qui se conjuguent normalement à la plupart des temps, modes et personnes, mais qui ont des trous dans leurs paradigmes à des endroits où une alternance morphophonologique est en jeu. Dans le cas de frire, les trous se présentent, comme Plénat l’avait noté, là où différents verbes en /-ir/ ont différentes consonnes liant le radical aux suffixes. Dans les cas de stride et abolir, les trous se présentent là où il y a possibilité d’alternance vocalique (stridden ayant une voyelle différente de stride, la première personne du présent d’abolir pouvant être abolo ou abuelo). Plusieurs verbes défectifs du russe mentionnés par Halle (1973) et analysés par Baerman (à paraître) ont, eux, une possibilité de palatalisation devant le suffixe causant des trous paradigmatiques. Ce type de verbe défectif est l’objet de la présente analyse, mais mentionnons également deux autres types par souci d’exhaustivité. D’abord, certains verbes défectifs, comme les précédents, ont seulement des trous pour certaines flexions bien identifiées, mais ils en diffèrent en ce qu’ils présentent un candidat logique à ladite flexion, mais qui possède des particularités phonologiques le rendant difficilement prononçable dans la langue en question. Nous avons vu que les analyses d’Orgun et Sprouse (1999) et de Rice (2005) tombent dans cette catégorie. En français, Morin (1987) mentionne le verbe colorier. Morin remarque que plusieurs locuteurs hésitent énormément à conjuguer ce verbe aux personnes du singulier du présent de l’indicatif, et lui préfèrent le verbe colorer (je colore, tu colores, etc.). Selon l’analyse de Morin, les locuteurs adoptent, comme forme sousjacente de colorier, une forme avec yod : /kɔlɔrje/. Puisque la formation des personnes du singulier du présent implique le retrait du suffixe -er de l’infi2. Afin d’être en mesure de déterminer la première personne du pluriel du passé simple du verbe pleuvoir, encore faut-il en connaître la troisième personne du singulier, bien sûr.
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Une analyse de verbes défectifs sans spécification lexicale
nitif, les locuteurs se retrouvent avec une forme se terminant en /-rj/, une suite inconnue du français en position finale. Enfin, on trouve un dernier type de verbe défectif parmi les verbes préfixés. On trouve alors parfois des trous dans les endroits du paradigme où la forme non préfixée subit une supplétion de sa racine. Par exemple, le participe passé du verbe naître est né (forme supplétive), mais le verbe préfixé renaître ne possède pas de participe passé selon le Bescherelle (même s’il s’agit bien de l’étymologie du prénom René). Un autre exemple nous vient de l’anglais forgo, forme préfixée du verbe go. Certains locuteurs de l’anglais ne peuvent décider entre les formes du passé forwent et forgoed (avec ou sans supplétion, respectivement). Je ne suis au courant d’aucune bonne explication de ce phénomène. La liste en (10) reprend les cinq types mentionnés dans cette section : (10) Cinq types de verbe défectif
1. Verbes à sujet explétif
2. Verbes sans paradigme
ex. : pleuvoir, neiger ex. : douer, beware (anglais)
3. Verbes à paradigme incomplet
a. alternance morphophonologique ex. : frire, stride (anglais), abolir (espagnol) b. forme sous-jacente marquée c. préfixe et supplétion
ex. : colorier ex. : renaître, forgo (anglais)
Verbes défectifs et choix morphologique Dans cette section, j’analyserai la défectivité de deux verbes français, clore et frire, qui, tel que mentionné ci-dessus, ont déjà fait l’objet d’une analyse différente par Yves Charles Morin. Nous verrons également que des cas semblables existent en espagnol et en anglais. Tel que l’indique Morin (1987, 1995), plusieurs locuteurs ont de la difficulté à conjuguer le verbe clore aux personnes du pluriel de l’indicatif présent, ainsi qu’à l’imparfait. Les formes historiques ont un /-z-/ dans ces cas, liant le radical à ses suffixes, mais se sont perdues chez plusieurs locuteurs, sans doute à cause de la rareté 41
Baronian, Luc
du verbe, qui fut remplacé par fermer (à l’origine, ‘rendre ferme’) dans la plupart des usages. Remarquons d’abord que clore et ses dérivés préfixés (forclore, enclore, éclore, etc.), qui présentent la même défectivité, possèdent le seul radical en -o- dans la langue française. Les radicaux ayant d’autres voyelles choisissent une variété de consonnes pour se lier aux suffixes : (11) Xvwɑr[inf.] Xvwɑje[prés., 2 p.p.] ex. : voir/voyez, prévoir/prévoyez, etc.
Xir[inf.]
Xise[prés., 2 p.p.]
Xɛr[inf.] Xɛze[prés., 2 p.p.]
ex. : finir/finissez, etc. ex. : plaire/plaisez, taire/taisez, etc.
Ainsi, la consonne choisie dépend (entre autres) de la voyelle utilisée par la classe morphologique pertinente. Puisque clore et ses dérivés sont les seuls verbes français en -o-, si les formes avec consonne n’ont jamais été apprises, les locuteurs ne pourront choisir une des règles ou contraintes en (11), car cela irait à l’encontre de la préservation de leurs généralisations (PG). Par contre, il n’y a aucun problème pour les formes du singulier du présent de l’indicatif, car alors, l’ensemble des infinitifs en /-r/ adoptent le même comportement : (12) Xwɑr[inf.] Xvwɑ[prés., sing.]
Xir[inf.]
Xi[prés., sing.]
Xɛr[inf.] Xɛ[prés., sing.]
ex. voir/vois, prévoir/ prévois, etc. ex. : finir/finis, etc. ex. : plaire/plais, taire/ tais, etc.
Donc, il est possible de regrouper les choix morphologiques de (12) par la généralisation en (13) : (13) XVr[inf.] XV[prés., sing.]
ex. : voir/vois, finir/ fini, clore/clos, etc.
L’analyse des trous dans le paradigme de frire est un peu plus compliquée, mais suit la même logique. Au contraire de clore, qui représente la seule classe en -o-, il y a plusieurs conjugaisons françaises en -i-, dont les verbes du deuxième groupe sont la principale. Plusieurs de ces conjugaisons utilisent une consonne différente pour lier le radical au suffixe :
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Une analyse de verbes défectifs sans spécification lexicale
(14) infinitif prés. 2 p.p. part. passé fém. exemples Xɥir Xɥize Xɥit
conduire/ conduisez/ conduite, cuire/ cuisez/cuite, etc.
Xkrir Xkrive Xkrit
écrire/écrivez/ écrite, prescrire/ prescrivez/ prescrite, etc.
Xir Xise Xi
finir/finissez/ finie, etc.
Cette fois, le verbe frire, dont le participe passé féminin est pourtant frite, ne peut participer aux deux premiers choix, à cause de PG, mais il ne peut participer à la conjugaison des verbes du deuxième groupe non plus, puisque son participe passé féminin est une preuve qu’il n’y appartient pas (RL). Dans un corpus oral recueilli en Louisiane en 2003, je demandais aux locuteurs de traduire en français deux phrases pertinentes (15). Les réponses que j’obtenais le plus souvent (16) démontrent que l’absence d’un participe passé féminin en /-t/ pour frire permet de conjuguer ce verbe aux personnes qui posent problème aux locuteurs d’autres parlers. (15) fried potatoes
A long time ago, I fried a lot of fish
(16) des pommes de terre fries
Longtemps passé, je friais/frisais un tas de poissons
Il s’avère que les formes louisianaises sont des formes historiques en français commun, attestées dans Pope (1934). L’analyse présentée ici prédit donc qu’il est impossible de trouver un dialecte dont le participe passé féminin de frire fut régularisé (en frie), mais dont la conjugaison de ce verbe soit aussi défective. Voyons maintenant le cas du verbe anglais stride. Tel que mentionné plus tôt, plusieurs locuteurs ne peuvent le conjuguer au participe passé. On sait que son passé simple est strode, et pour bien le comprendre, il faut regarder l’ensemble des verbes ayant la même alternance en anglais (17). À regarder ces verbes (beaucoup plus fréquents que stride), on en dégage deux 43
Baronian, Luc
généralisations (18). Les deux premiers verbes se terminent en /-rajv/, tandis que les trois derniers débutent en /raj-/. (17) Prés.
Passé
Part. passé
drive
drove
driven
strive
strove
striven
ride
rode
ridden
write
wrote
written
rise
rose
risen
(18) Prés.
Passé
Part. passé
Xrajv
Xrowv
Xrɪvn
rajC
rowC
rɪCn
Puisque stride est un verbe moins familier, les locuteurs de l’anglais ont moins de chances d’avoir appris son participe passé (forme plus rare que les deux autres de surcroît). Puisqu’il est impossible d’insérer stride dans l’un des paradigmes en (18) sans perte de généralisation, PG fait en sorte que stride restera sans participe passé pour plusieurs locuteurs. Enfin, en espagnol, Albright (2003) reconnaît deux types de verbe défectif, dont d’abord les verbes comme abolir et aguerrir. Ils ont des trous pour les personnes pour lesquelles tout autre verbe avec un radical en -o- ou en -e- ne conserve pas cette voyelle, mais la diphtongue en -we- ou en -je-, respectivement. Cependant, dans les cas où les autres verbes en -o- ou en -e- ferment cette voyelle en -u- ou en -i-, respectivement, les verbes du type abolir ou aguerrir ne font rien de la sorte : (19) Infinitif
Part. passé 1ps présent
dormir
durmjendo
dwermo
abolir
aboljendo
---
sentir
sintjendo
sjento
aɡerrir
aɡerrjendo
---
Les cas d’abolir et d’aguerrir sont donc fort semblables au cas de frire en français. Les autres verbes de la langue espagnol ont en effet un radical en -a-, en -i- ou en -u-. Donc, par PG, abolir et aguerrir ne peuvent se comporter comme ces derniers. Et par RL, ils ne peuvent se conjuguer 44
Une analyse de verbes défectifs sans spécification lexicale
comme dormir et sentir, puisque leur participe passé fournit la preuve qu’ils font partie d’une classe à part. Le deuxième type de verbe défectif espagnol identifié par Albright est représenté par le verbe balbucir. Remarquons d’abord que les seuls autres verbes de l’espagnol se terminant en /-usir/ possèdent soit la racine -luc(traslucir, relucir...), soit la racine -duc- (seducir, producir...). Ces deux derniers groupes ont encore une fois une alternance morphophonologique à la première personne du singulier du temps présent en l’insertion d’une vélaire : (20) Infinitif
Xlusir
Xdusir
1re ps.
Xlusko
Xdusko
2 ps.
Xluces
Xduces
3e ps.
Xluce
Xduce
e
Le verbe balbucir ne peut par PG se joindre ni à l’un de ces deux groupes (la généralisation en -lusir ou en -dusir serait alors perdue), mais ne peut non plus se joindre (encore par PG) aux autres verbes en -u-, car aucun d’eux ne se termine en /-usir/. Je dois cependant reconnaître que ce dernier cas est un peu problématique pour mon analyse. En effet, il faut accepter que balbucir ne puisse se joindre aux verbes réguliers en -u- parce qu’aucun de ceux-ci ne se termine en /-usir/. La formulation de cette généralisation n’est pas impossible, mais elle n’est pas aussi aisée que les précédentes dans les formalismes habituels. Conclusion et retour sur l’analyse de Morin Nous avons vu que la présence de verbes défectifs est un problème fondamental pour toutes les théories modernes de morphologie. Après un bref survol des analyses génératives des verbes défectifs, dont une analyse d’Yves Charles Morin des principaux verbes étudiés ici, nous avons comparé la performance de deux modèles dominants, soit la morphologie de distribution de Halle et Marantz (1993) et la morphologie des fonctions paradigmatiques de Stump (2001). Nous en avons conclu que, malgré leurs différentes orientations philosophiques au sein de la grammaire générative, ces deux modèles comportaient la même faille : une surdépendance aux règles ou contraintes dites « par défaut », faisant en sorte que tout verbe défectif aura toujours une façon de se conjuguer, quelle que soit la personne ou le temps. 45
Baronian, Luc
Nous avons donc présenté deux principes permettant de choisir entre deux stratégies de conjugaison, basés sur des faits élémentaires de l’anglais et du français. Nous avons ensuite distingué cinq types de verbe défectif pour bien identifier le type que nos deux principes nous permettent d’expliquer. Nous avons enfin vu que ces deux principes sont suffisants pour rendre compte de trous dans les paradigmes de verbes défectifs de ce type, non seulement en français, mais aussi en anglais et en espagnol. J’ai donc principalement tenté d’expliquer la défectivité des verbes clore et frire. Morin offre aussi une explication de l’impossibilité de conjuguer braire aux première et deuxième personnes du pluriel (et parfois à la troisième, comme dans le cas de clore). Je n’ai pas abordé ce dernier verbe parce que son analyse relèverait encore simplement de PG : on perdrait la généralisation des verbes en -traire, en -faire ou en -plaire. Mon analyse n’explique pas, au contraire de celle de Morin, pourquoi plusieurs locuteurs ont une forme de la troisième personne du pluriel de braire et clore, sans avoir les formes de la première ou de la deuxième personne. Je crois que cet état de fait relève simplement de la plus grande fréquence de la troisième personne chez ces verbes, ce qui favorise leur maintien. De plus, il n’est pas évident en français de pouvoir déduire les première et deuxième personnes de la troisième : buvons/buvez/boivent, croyons/croyez/croient, etc., tandis que la première et la deuxième personne du pluriel se déduisent facilement l’une de l’autre. En évitant d’incorporer ces faits dans mon analyse, j’obtiens paradoxalement des résultats empiriquement supérieurs à ceux de Morin, puisque celui-ci ne peut expliquer pourquoi un verbe sans première personne du pluriel n’a pas, non plus, de deuxième personne du pluriel. Son analyse laisse pourtant supposer qu’un verbe pourrait avoir une deuxième personne du pluriel sans avoir de première personne du pluriel. Finalement, mon analyse pourrait aisément être étendue au verbe vaincre, qui, selon Morin (1995), ne possède pas de singulier de l’indicatif présent pour plusieurs locuteurs. En effet, tous les autres verbes se terminant par deux consonnes à l’infinitif se terminent soit par /-tr/, soit par /-dr/, ou encore /-pr/ (rompre et corrompre). Utiliser une de ces conjugaisons pour vaincre reviendrait à violer une généralisation assez significative. Comme l’admet Morin lui-même, son analyse ne peut l’expliquer sans révision de ses implications. Le modèle de Morin pourrait cependant facilement rendre compte du verbe renaître (type 3c, sans participe passé), en stipulant que le radical 46
Une analyse de verbes défectifs sans spécification lexicale
du participe passé se retrouve en haut de la chaîne d’implication. Toutefois, cela nous empêcherait d’expliquer le verbe douer, qui possède un participe passé, mais aucune forme finie. Le type (3c), où des verbes préfixés offrent la possibilité de suppléer la racine ou non, est sans doute celui qui ressemble le plus aux cas étudiés ici. En effet, la supplétion, comme les alternances morphophonologiques étudiées ici, est une idiosyncrasie de la langue. Espérons que des recherches futures nous permettront de découvrir des principes d’insertion lexicale permettant de rendre compte aussi de ce type de verbe. Pour l’instant, j’espère simplement avoir rendu hommage à Yves Charles Morin en prenant au sérieux un problème auquel peu de linguistes à part lui ont tenté de trouver une solution satisfaisante, autant d’un point de vue théorique qu’empirique.
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L’acquisition d’une forme morphosyntaxique traditionnelle par des enfants acadiens
Louise Beaulieu, Wladyslaw Cichocki et Natalie Chiasson-Albert Université de Moncton / Université du Nouveau-Brunswick
Introduction
L
es variétés de français acadien au Canada (Flikeid 1989, Flikeid et Péronnet 1989, Ryan 1989, Péronnet 1990, King et Nadasdi 1996, Beaulieu et Balcom 1998, King 2005, Beaulieu et Cichocki 2008), ainsi que le français cadien de la Louisiane (Papen et Rottet 1997, Dubois, King et Nadasdi 2003) et certaines variétés de franco-américain du nord-est des États-Unis (Fox 2006) ont en commun une flexion postverbale de troisième personne du pluriel (dorénavant 3PL), -ont. Cette désinence était très répandue au XVIIe siècle dans le centre-ouest de la France (Nyrop 1903 et Fouché 1967), d’où étaient originaires les pionniers responsables du peuplement de l’Acadie – les ancêtres des Acadiens, des Cadiens et de certains FrancoAméricains d’aujourd’hui. Contrairement à ce qui s’est produit en France, en Amérique du Nord, la forme -ont a survécu et continue d’être transmise d’une génération à l’autre. Dans le présent article, nous nous intéressons à l’emploi de cette flexion traditionnelle par de jeunes locuteurs de français acadien du nord-est du Nouveau-Brunswick, soit un groupe d’enfants et de préadolescents de 3 à 12 ans. Les questions qui nous intéressent portent sur l’acquisition de la variante morphologique i-V-ont (les enfants i jouont), formée de la désinence 49
Louise Beaulieu, Wladyslaw Cichocki et Natalie Chiasson-Albert
-ont et de la flexion préverbale i-, et sur l’acquisition du patron social d’emploi de cette variante. Plus précisément, nous voulons d’abord regarder si les jeunes enfants de 3 à 5 ans sont en mesure de produire des formes grammaticales de i-V-ont et analyser le rôle du développement langagier dans la production de cette variante. Ensuite, nous voulons examiner l’emploi de i-V-ont afin de comprendre le rôle que jouent le sexe, l’âge et le réseau social parental – à savoir si les parents ont un « réseau social ouvert » ou un « réseau social fermé » – dans l’acquisition du patron social de la variation. Nous allons d’abord (section 1) décrire de façon succincte la variable sociolinguistique dont il est question et le patron social de la variation chez les adultes locuteurs de français acadien du nord-est du NouveauBrunswick (dorénavant FANENB). Ensuite (section 2), nous présenterons brièvement la méthodologie. Finalement, nous discuterons des analyses et des résultats relatifs à l’acquisition de la variante (section 3) et à l’acquisition du patron social de la variation (section 4).
1. Variable et variation sociolinguistique Dans la plupart des variétés de français parlé, et ce pour la majorité des verbes, l’accord sujet-verbe est marqué presque uniquement par la présence du clitique sujet (tableau 1). Ce dernier est cependant optionnel à la troisième personne en présence d’un sujet réalisé (les enfants mangent ça / les enfants ils mangent ça). En français parlé, dans la plupart des variétés (si ce n’est du français acadien de Terre-Neuve, voir King et Nadasdi 1995a et b), le clitique sujet est analysé en tant que flexion préverbale d’accord sujet-verbe (Lambrecht 1981 et 1986, Ossipov 1990, Roberge 1990, Auger 1995 et 1998, Beaulieu et Balcom 1998, Fonseca-Greber 2000 et Nadasdi 2001, par exemple). En d’autres mots, il s’agit d’un élément grammaticalisé (Posner 1997, MarchelloNizia 1999, Hopper et Traugott 2003 parmi d’autres).
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L’acquisition d’une forme morphosyntaxique traditionnelle par des enfants acadiens
Tableau 1 Accord sujet-verbe en français parlé (FP) et en FANENB Personne et nombre
Clitique sujet
Radical du verbe
Flexion postverbale PRÉSENT
IMPARFAIT
FP FANENB
FP
FANENB
CONDITIONNEL FP
FANENB
1sg
je
parl-
ø
ø
/ɛ/
/ɛ/
/Rɛ/
/Rɛ/
2sg
tu
parl-
ø
ø
/ɛ/
/ɛ/
/Rɛ/
/Rɛ/
3sg.masc
il
parl-
ø
ø
/ɛ/
/ɛ/
/Rɛ/
/Rɛ/
3sg.fém
elle
parl-
ø
ø
/ɛ/
/ɛ/
/Rɛ/
/Rɛ/
1pl
on
parl-
ø
ø
/ɛ/
/ɛ/
/Rɛ/
/Rɛ/
2pl
vous
parl-
/e/
/e/
/je/
/je/
/Rje/
/Rje/
3pl.masc & fém
ils
parl-
ø
/o͂/
/ɛ/ /ɛ/ /jo͂/
/Rɛ/ /Rɛ//Rjo͂/
En FANENB, la situation serait plus ou moins la même, si ce n’était de la flexion postverbale -ont à la troisième personne du pluriel. Dans cette variété, étant donné l’alternance possible entre la présence et l’absence de la flexion préverbale i- et de la désinence -ont sur le radical du verbe, l’accord sujet-verbe 3PL montre une variation du type Ø-V-Ø/i-V-Ø/i-V-ont (tableau 2). C’est-à-dire que, pour certaines formes 3PL, ni la flexion i-, ni la flexion -ont ne sont présentes sur le radical, comme dans les vieux pêchent (Ø-V-Ø). Ce type d’accord est fréquent dans toutes les variétés de français, incluant le français normatif.
Tableau 2 Variantes de l’accord sujet-verbe 3PL en FANENB Variante Ø-V-Ø i-V-Ø i-V-ont
Exemple les vieux pêchent ça les vieux arrivent là les vieux i pêchent ça les vieux i arrivent là les vieux i pêchont ça les vieux i arrivont là 51
Louise Beaulieu, Wladyslaw Cichocki et Natalie Chiasson-Albert
Un radical 3PL peut aussi être marqué uniquement de la flexion préverbale i-, comme dans la construction les vieux i pêchent (i-V-Ø). Cette variante se rencontre dans la plupart des variétés de français parlé. Finalement, la forme i-V-ont rend compte des verbes du français acadien qui portent les deux marques d’accord, comme dans l’exemple les vieux i pêchont. En FANENB, -ont postverbal apparaît toujours en cooccurrence avec la flexion préverbale i- et ces deux flexions sur le radical du verbe [i-V-ont] sont traitées comme un marqueur mixte (Beaulieu et Balcom 1998). Notons que la forme *Ø-V-ont n’est pas attestée en FANENB. Soulignons aussi que l’emploi des variantes i-V-Ø et i-V-ont est contraint par la structure syntaxique, puisque i- est obligatoire en l’absence d’un sujet lexical. Certains travaux portant sur le FANENB (Beaulieu et Cichocki 2002b, 2004, 2005a et b ; Beaulieu, Cichocki et Balcom 2001) ont montré que, dans les communautés acadiennes, deux des trois formes de l’accord sujet-verbe 3PL (tableau 2), Ø-V-Ø et i-V-Ø, sont employées par tous les individus adultes, peu importent leur sexe, leur âge, leur niveau de scolarité et leur réseau social. Par contre, la variante i-V-ont ne se retrouve que chez les locuteurs qui ont un réseau fermé (figure 1). En d’autres mots, cette forme n’est utilisée que par les individus dont les liens sociaux sont dans des groupes liés aux valeurs et aux normes de la communauté : la famille, les amis intimes du Nord-Est, les voisins, les compagnons de travail ou les collègues du Nord-Est. Les individus qui ont un réseau ouvert – c’est-à-dire ceux qui ont des liens dans des groupes, à l’intérieur ou à l’extérieur de la communauté, qui sont liés à des valeurs et à des normes différentes de celles de la communauté – n’emploient pas cette forme. Chez les locuteurs du réseau fermé, i-V-ont n’est cependant pas une variante stable (figure 1). En effet, pour les verbes au temps présent qui sont les plus fréquents dans le corpus, la fréquence de i-V-ont est plus élevée chez les hommes âgés (58 %), suivis des jeunes femmes (43 %), des femmes âgées (24 %) et finalement des jeunes hommes (13 %). Il semble donc y avoir un maintien assez robuste de -ont chez les hommes âgés alors que, chez les autres individus, on doit parler d’un emploi plus restreint de cette flexion. De plus, on note que les locuteurs plus jeunes ne sont pas nécessairement ceux qui mènent le changement vers un emploi moins important de -ont. Au contraire, il semble y avoir un maintien plus fort de i-V-ont chez les femmes jeunes si on les compare aux hommes jeunes et aux femmes âgées (voir Beaulieu et Cichocki 2008 pour une analyse plus détaillée du patron social de cette variante chez les locuteurs adultes).
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L’acquisition d’une forme morphosyntaxique traditionnelle par des enfants acadiens
Figure 1 Distribution de i-V-ont au temps présent chez 16 locuteurs adultes selon le réseau social et l’interaction sexe-âge (N = 3364)
En somme, l’emploi ou le non-emploi de la variante i-V-ont est étroitement lié à l’identité sociale des locuteurs (Beaulieu et Cichocki 2008).
2. Méthodologie La communauté linguistique dont il est question dans cet article, la population acadienne du nord-est du Nouveau-Brunswick, est regroupée dans un ensemble de petites communautés rurales relativement isolées qui se trouvent à environ 250 kilomètres au nord de Moncton, le centre urbain d’importance le plus près. Dans le nord-est du Nouveau-Brunswick, contrairement à la réalité de la plupart des autres régions acadiennes de l’est du Canada (Statistique Canada, Recensement de la population de 2001), la population est majoritairement unilingue francophone (95 % – paroisse de Shippagan, 99 % – paroisse de Caraquet) et l’assimilation linguistique est pratiquement inexistante.
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Louise Beaulieu, Wladyslaw Cichocki et Natalie Chiasson-Albert
2.1 L’échantillon L’échantillon utilisé dans la présente étude est constitué de 24 enfants, 12 filles et 12 garçons, qui représentent trois groupes d’âge : 8 enfants de 3;10 ans (3 ans et 10 mois) à 5 ans, 8 enfants de 7 à 9 ans et 8 préadolescents de 10 à 12 ans. Quant au facteur « réseau social parental », il a été opérationnalisé à partir des liens sociaux des parents à l’intérieur et à l’extérieur de la communauté (voir Beaulieu et Cichocki 2002a pour l’opérationnalisation du concept de réseau social chez les locuteurs adultes de FANENB). Dans l’échantillon sélectionné (tableau 3), 19 des 24 enfants ont deux parents qui ont un réseau social fermé (« réseau fermé »), alors que les 5 autres ont au moins un parent qui a un réseau social ouvert (« réseau ouvert »). Tous les parents sont d’origine acadienne et ont vécu la majeure partie de leur existence au Nouveau-Brunswick.
Tableau 3 Échantillon Réseau des parents âge/sexe
3-5 ans 7-9 ans 10-12 ans total
Réseau fermé
Réseau ouvert
garçons
filles
garçon(s)
fille(s)
3 3 3 9
3 4 3 10
1 1 1 3
1 0 1 2
Total 8 8 8 24
Les enfants sont nés dans un petit village du Nord-Est et y ont toujours habité. Le groupe des 7-9 ans et celui des 10-12 ans fréquentent la même école. Les plus jeunes (3-5 ans) ne sont pas encore inscrits dans une institution d’enseignement, mais ils participent régulièrement, au moins une fois par semaine, à une activité de groupe, L’heure du conte, organisée par la bibliothèque de leur municipalité. 2.2 La cueillette des données Les données linguistiques ont été recueillies auprès des 24 enfants en mai 2002, à l’école qu’ils fréquentent, pour les 7-9 ans et les 10-12 ans,
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L’acquisition d’une forme morphosyntaxique traditionnelle par des enfants acadiens
et à la bibliothèque municipale dans le cas des 3-5 ans (Chiasson-Albert 2005). L’instrument utilisé pour recueillir les données est constitué de deux séries d’images. La première rassemble 7 bandes dessinées – chacune montrant 5 images (figure 2) qui racontent une courte histoire dont les protagonistes sont deux ou plusieurs enfants. La deuxième est un ensemble de 35 images individuelles – identiques à celles représentées dans les 7 bandes dessinées. Ce matériel provient d’un jeu éducatif, De la bande dessinée à l’expression orale et écrite, produit par la maison Fernand Nathan.
Figure 2 Exemple d’une bande dessinée utilisée dans la cueillette des données
La cueillette des données a emprunté la forme d’un jeu qui exige que l’enfant raconte tour à tour chacune des histoires représentées dans les 7 bandes dessinées pendant qu’un partenaire, un adulte locuteur de FANENB, – qui ne voit pas les bandes – tente de reconstituer chaque histoire en sélectionnant les images appropriées parmi les 35 images individuelles qui sont disposées sur une table devant lui. Le corpus (Chiasson-Albert 2005) totalise 48 000 mots de langage spontané qui ont été transcrits en suivant le protocole utilisé pour les données provenant des adultes locuteurs de FANENB (Beaulieu 1995). Soulignons qu’étant donné la procédure employée pour recueillir les données, on retrouve dans ce corpus un nombre élevé (1 121 occurrences) de formes 3PL, mais très peu de constructions dont la position syntaxique du sujet est remplie par un élément lexical.
3. Emploi de -ont et de i-V-ont par les enfants de 3 à 5 ans Dans la première partie de cette analyse, notre but est de comprendre si les plus jeunes enfants de l’échantillon, les 3-5 ans, sont en mesure de 55
Louise Beaulieu, Wladyslaw Cichocki et Natalie Chiasson-Albert
produire des formes grammaticales de la variante i-V-ont et si les différences observées entre eux dans la production de cette forme sont explicables par leur niveau de développement langagier. On sait que la plupart des morphèmes d’accord verbal du français sont acquis relativement tôt, avant 3 ans (Meisel 1990 et 1994, Kilani-Schoch 1998, Bassano 2000, Bassano et collab. 2001 et Hamann 2002 parmi d’autres). Cependant, il n’est pas rare qu’un enfant de 5 ou 6 ans produise encore des formes qui sont agrammaticales dans sa variété de langue (François 1978, David et Laborde-Milaa 2002). 3.1 La distribution de -ont et de i-V-ont chez les 3-5 ans Nous avons donc commencé par examiner toutes les occurrences de la flexion -ont et de la variante i-V-ont produites par les 3-5 ans. La fréquence de ces formes chez ces locuteurs est présentée au tableau 4. Les résultats relatifs à -ont (colonne V) montrent que tous les 3-5 ans produisent cette désinence. Toutefois, les fréquences absolues de cette flexion varient de 1 à 29 occurrences et les enfants qui n’ont pas encore 4 ans (Jonathan, 3;10 ans ; Blanche et Mathieu, 3;11 ans) semblent produire moins de flexions -ont – moyenne de 4,3 occurrences – que ceux qui sont âgés de plus de 4;4 ans – moyenne de 18 occurrences. Cette différence ne semble cependant pas associée au volume de langage produit par les enfants. En effet, Blanche et Mathieu ont des fréquences absolues de formes 3PL (colonne IV) de 71 et 61 formes respectivement tandis que, chez les autres enfants, cette fréquence varie de 28 à 50 occurrences. La différence entre les fréquences absolues ne semble pas non plus être due à l’âge, puisque certains enfants moins âgés et d’autres plus âgés ont des fréquences très semblables – 8 occurrences pour Mathieu (3;11 ans) et 10 occurrences pour Marie-Pier (4;6 ans) et Kevin (4;11 ans). Quand on examine la fréquence relative de -ont (colonne V), on note cependant que, chez les enfants de moins de 4 ans, la fréquence la plus élevée est de 36 %, avec une moyenne de 12,5 % (13/104), alors que la fréquence la moins élevée est de 69 % chez les enfants d’au moins 4;4 ans, avec une moyenne de 81 % (90/111). On ne peut donc pas écarter totalement la possibilité que l’âge, c’est-à-dire le stade de développement langagier, influence la production de la flexion.
56
L’acquisition d’une forme morphosyntaxique traditionnelle par des enfants acadiens
Tableau 4 Fréquence de -ont et de i-V-ont chez les 3-5 ans I
II
III
locuteur
âge
sexe
IV
V
VI
des formes 3pl
fréquence de
fréquence de
-ont/*T
i-V-ont/- ont
fréquence absolue
Jonathan
3;10 ans
M
28
1/14 (7 %)
100 %
Mathieu
3;11 ans
M
61
8/22 (36 %)
50 %
Blanche
3;11 ans
F
71
4/68 (6 %)
100 %
Joannie
4;4 ans
F
31
18/19 (95 %)
100 %
Marie-Pier
4;6 ans
F
46
10/13 (77 %)
100 %
Frédérick
4;7 ans
M
50
29/42 (69 %)
100 %
Véronique
4;11 ans
F
30
23/24 (96 %)
100 %
Kevin
4;11 ans
M
30
10/13 (77 %)
100 %
(*T = Total des verbes de type Ø-V-Ø/i-V-Ø/i-V-ont)
Les résultats montrent aussi que la plupart (7/8) des 3-5 ans produisent des occurrences de i-V-ont bien formées (colonne VI) 100 % du temps. C’est-à-dire que la flexion -ont apparaît toujours en cooccurrence avec icomme c’est le cas dans le langage des adultes (voir section 1). Seul Mathieu emploie fréquemment (50 % des occurrences) une forme tronquée de la variante, *Ø-V-ont, qui n’est pas attestée dans le langage des adultes. Étant donné que Mathieu (3;11 ans) est l’un des plus jeunes du groupe des 3-5 ans, disons encore une fois qu’il semble possible que le niveau de développement langagier joue un rôle dans la production de la forme i-V-ont.
57
Louise Beaulieu, Wladyslaw Cichocki et Natalie Chiasson-Albert
3.2 Le niveau de développement langagier des 3-5 ans
Jonathan (3;10) Mathieu (3;11) Blanche (3;11) Joannie (4;4) Marie-Pier (4;6) Frédérick (4;7) Véronique (4;11) Kevin (4;11) Moyenne des 3-5 ans Intervalle des 7-9 ans et 10-12 ans
*
58
IV
V
VI
VII
VIII
IX
Groupe modal
Forme composée
Imparfait
Différence 3sg/3pl
III Présent
II Sujet NP/clitique
Locuteur
I Verbes autres que « être »
Tableau 5 Performance des 3-5 ans sur 7 phénomènes liés au développement de la morphologie verbale
-ont
i-V-ont
Fréquence des occurrences bien formées (grammaticales) 50 % 100 % 100 % * * * 100 % 0 0 0 36 % 59 % 54 % 13 % 33 % 100 % 85 % 11 12 1 96 % 100 % 88 % 100 % 95 % 100 % 100 % 10 21 58 61 % 96 % 96 % 0 % * * 93 % 2 0 0 29 % 93 % 97 % 50 % * * 100 % 12 0 0 84 % 96 % 100 % 100 % 80 % 100 % 97 % 1 10 13 80 % 100 % 100 % 100 % 100 % * 100 % 5 2 0 44 % 100 % 89 % 44 % 75 % 100 % 84 % 9
8
2
(voir tableau 4) 7 % 100 % 1 36 % 50 % 8 6 % 100 % 4 95 % 100 % 18 77 % 100 % 10 69 % 100 % 29 96 % 100 % 23 77 % 100 % 10
60 %
93 %
91 %
58 %
77 %
100 %
95 %
-
99 %
98 % à 100 %
90 % à 100 %
95 % à 100 %
95 % à 100 %
-
94 % 100 %
la fréquence des occurrences bien formées (grammaticales) diffère de la fréquence moyenne des 3-5 ans la fréquence des occurrences bien formées (grammaticales) diffère (marge de 5 % et plus) de celle des 7-9 ans et des 10-12 ans aucune occurrence
L’acquisition d’une forme morphosyntaxique traditionnelle par des enfants acadiens
Afin de déterminer si le stade de développement langagier joue vraiment un rôle quant à la fréquence et à la grammaticalité de la variante i-V-ont dans le langage des 3-5 ans, nous avons examiné les formes verbales 3PL produites par ce groupe d’enfants en tenant compte de 7 phénomènes liés au développement de la morphologie verbale (Bassano 2000, Bassano et collab. 2001). Les résultats de cette analyse sont résumés au tableau 5. La performance moyenne du groupe des 3-5 ans ainsi que l’intervalle des fréquences chez les 7-9 ans et les 10-12 ans pour les mêmes indices sont aussi montrés au tableau 5. Un premier phénomène d’importance dans le développement de la morphologie verbale est la fréquence et la diversité des verbes d’action. Bassano (2000) suggère que les verbes qui expriment des actions concrètes (courir, sauter, frapper, etc.) sont le fondement de l’émergence des paradigmes morphologiques des verbes. Avant l’âge de 2 ans, ces verbes sont peu fréquents dans le langage des enfants ; pendant cette période, le verbe être et les verbes de situation tels que vouloir, pouvoir et savoir sont le plus souvent employés. Les verbes d’action deviennent cependant peu à peu plus fréquents et plus diversifiés et les verbes désignant des actions concrètes sont ceux qui favorisent le plus l’emploi des premières flexions postverbales réalisées phonologiquement. D’après les résultats au tableau 5 (colonne I), les verbes d’action (1a) et les verbes de situation (1b) – c’est-à-dire les verbes autres que être (1c) – sont les plus fréquents (50 % et plus des occurrences) chez les 3-5 ans, sauf chez Mathieu (36 %), Marie-Pier (29 %) et Kevin (44 %). (1) a. i ramassent les roches
b. i voulaient des cadeaux
c. i sont par la main
Un deuxième indice du niveau de développement de la morphologie verbale est la présence d’un NP sujet ou d’un clitique sujet (Bassano 2000, Bassano et collab. 2001). On sait que les sujets lexicaux sont les premiers utilisés et que les clitiques sujets sont produits dès l’âge de 1;8 an (Jakubowicz et Rigaut 2000). Vers 2 ans, les clitiques sujets ont déjà tendance à n’apparaître qu’avec les verbes fléchis et dans la même position que chez les adultes (Hamann, Rizzi et Frauenfelder 1995, Jakubowicz et Rigaut 1997 et 2000). Dans les variétés qui permettent le redoublement du sujet, et tel est le cas en FANENB, l’apparition des clitiques sujets dans le langage coïncide 59
Louise Beaulieu, Wladyslaw Cichocki et Natalie Chiasson-Albert
avec l’introduction des structures redoublées (Clark 1985). Entre 2 et 3 ans, les enfants commencent déjà à alterner entre structures redoublées et structures non redoublées (Labelle et Valois 1996, Auger 1998 et Hulk 2000). D’après les résultats au tableau 5 (colonne II), la majorité des enfants de l’échantillon utilisent un élément dans la position du sujet, un NP ou un clitique, la plupart du temps (93 % des occurrences et plus) quand la structure l’exige tel qu’en (2a). Un seul enfant, Mathieu, emploie un nombre relativement moins élevé (59 % des occurrences) de suites grammaticales qui incluent un NP ou un clitique sujet. La forme des suites agrammaticales, sans flexion préverbale et sans sujet réalisé, produite par Mathieu est exemplifiée en (2b). (2) a. la papa et la maman et leur p’tite fille et le p’tit gars sont partis
b. *et après ø avont m’nu une autre semaine
Un troisième phénomène dans le développement de la morphologie verbale est la présence des flexions postverbales sur le radical du verbe. Bassano (2000) souligne que l’emploi de ces flexions vient plus tardivement et que la complexité morphologique est un facteur important dans le développement des formes verbales fléchies. La notion de désinence peut apparaître dès l’âge de 1;2 an mais, lors des premiers stades, les enfants utilisent des formes sans marque postverbale réalisée, comme l’impératif et l’indicatif présent. Peu à peu, ils emploient les formes un peu plus marquées telles que l’infinitif et le participe et, finalement, les formes les plus marquées, telles que l’imparfait et le conditionnel (Bassano 2000). Chacun de ces stades se déroule en plusieurs étapes échelonnées sur plusieurs mois et même plusieurs années. Nous avons donc examiné l’emploi de ces flexions chez les 3-5 ans. Regardons d’abord les formes verbales simples au présent de l’indicatif et de l’impératif (colonne III). En général à ce temps et à ces modes, pour le groupe des 3-5 ans, de 88 % à 100 % des occurrences sont bien formées, tel qu’exemplifié en (3a). Un seul enfant, Mathieu, montre une fréquence beaucoup plus basse (54 %) de verbes grammaticalement corrects. En d’autres mots, 46 % des occurrences au présent de l’indicatif et de l’impératif produites par Mathieu sont agrammaticales en FANENB (3b). (3)a. le monsieur lui : « allons manger »
60
b. * Les parents, i a dit que pas touchon(s/t) les ptites poules à Marcel
L’acquisition d’une forme morphosyntaxique traditionnelle par des enfants acadiens
La structure du groupe modal (colonne IV) semble par contre être encore en développement pour plusieurs des 3-5 ans. Seuls trois individus (Blanche, 3;11 ans ; Frédérick, 4;7 ans ; Véronique, 4;11 ans) utilisent (100 % des occurrences) des formes modales grammaticalement correctes telles que dans l’exemple en (4a). Chez les autres enfants, la fréquence des occurrences bien formées est de 50 % et moins. Joannie (4;4 ans) et Mathieu (3;11 ans) sont ceux dont la performance diffère le plus de celle du groupe, puisque très peu des formes modales qu’ils utilisent (Joannie, 0 % ; Mathieu, 13 %) sont bien formées ; la plupart sont agrammaticales (4b). (4) a. i sont en train de cueillir des feuilles
b. *i ont s’en aller manger
Les deux phénomènes qui suivent au tableau 5 sont les formes verbales composées (colonne V) et les formes à l’imparfait (colonne VI). On note d’abord qu’aucune forme composée ni aucune à l’imparfait n’a été employée par trois des huit enfants de ce groupe – Jonathan (3;10 ans), Joannie (4;4 ans) et Marie-Pier (4;6 ans) – et qu’une autre, Véronique (4;11 ans), n’a pas utilisé de forme à l’imparfait. Ensuite, comme l’indique l’absence du conditionnel au tableau 5, aucune forme de ce type n’a été relevée chez les 3-5 ans. Il est évident que ces trois constructions sont peu fréquentes dans les données provenant des 3-5 ans. Bassano (2000) note que l’emploi de ces formes vient généralement plus tardivement. Cependant, le non-emploi des formes composées par quelques enfants et l’absence de l’imparfait et du conditionnel dans le langage de plusieurs ne signifient pas que les 3-5 ans sont incapables de produire ces séquences. Dans le corpus utilisé, la fréquence peu élevée des formes à l’imparfait et au conditionnel chez les 3-5 ans est probablement aussi liée au fait que l’instrument utilisé pour recueillir les données ne semblait pas favoriser l’emploi de ces temps verbaux. En effet, dans l’ensemble du corpus (24 enfants), la fréquence des flexions postverbales à l’imparfait est de 10,4 % et celle des flexions au conditionnel de 0,09 %, alors que celle des flexions au présent se situe à 89,5 %. Parmi les cinq enfants qui emploient des formes composées (5a et 5b), Blanche (3;11 ans) et Véronique (4;11 ans) ont une maîtrise de ces structures (respectivement 95 % et 100 % de formes grammaticales) semblable à celle des 7-9 ans et des 10-12 ans (95 % à 100 % de formes grammaticales). Deux autres individus, Frédérick (4;7 ans, 80 %) et Kevin (4;11 ans, 75 %), montrent une performance un peu moins stable. Mathieu (3;11 ans, 61
Louise Beaulieu, Wladyslaw Cichocki et Natalie Chiasson-Albert
33 %) semble se trouver à une étape moins avancée que les autres enfants de son groupe d’âge quant à l’emploi de ce type de formes. (5) a. i avont revenu de nouveau
b. *les parents s’avont allé dans la voiture
Parmi les quelques enfants qui utilisent l’imparfait (6), les performances sont très diversifiées. Deux individus de ce groupe ont produit un nombre très limité d’occurrences – Mathieu (3;11 ans), 1 forme et Kevin (4;11 ans), 2 formes – mais ces occurrences sont bien formées. Frédérick (4;7 ans), quant à lui, fait un emploi plus important de l’imparfait (13 formes), mais il s’agit dans tous les cas de la suite i sont-aient qui est grammaticale en FANENB. Blanche (3;11 ans) est celle dont la performance diffère le plus du comportement de son groupe d’âge, car elle emploie un nombre très élevé de formes à l’imparfait, 58 occurrences, et toutes sont bien formées. (6) ils allaient chez eux à la maison Finalement, la plupart des enfants semblent maîtriser l’emploi du singulier et du pluriel (colonne VII). On sait que la distinction entre la troisième personne du singulier (3SG) et la troisième personne du pluriel (3PL) est aussi un phénomène plutôt tardif. Ce n’est que vers l’âge de 2;6 ans à 3 ans que ce phénomène est observable dans le langage des enfants et parfois, à cet âge, la distinction entre 3SG et 3PL n’est pas encore stable (KilaniSchoch 1998). La plupart (6/8) des enfants du groupe des 3-5 ans utilisent des formes qui respectent cette différence (93 % des occurrences et plus) dans les structures qui l’exigent en FANENB (7a). Seulement deux locuteurs, Mathieu (3;11 ans) et Kevin (4;11 ans), n’emploient pas toujours des formes grammaticales (Mathieu, 85 % ; Kevin, 84 %) ; ils utilisent parfois des formes au singulier ou au pluriel dans des contextes où ces formes sont agrammaticales en FANENB (7b). (7) a. les parents sont là
b. * les p’tits gars a dansé à la musique
En somme, sur le plan de la morphologie verbale, la performance des 3-5 ans peut être décrite assez simplement. D’abord, la plupart des enfants de ce groupe d’âge produisent des occurrences d’au moins cinq des sept indices retenus. Les phénomènes qui semblent encore en développement chez certains sont les formes composées, les formes à l’imparfait et les formes au conditionnel. Ensuite, parmi les phénomènes pour lesquels des données de contrôle sont disponibles, les formes modales et les formes composées 62
L’acquisition d’une forme morphosyntaxique traditionnelle par des enfants acadiens
sont celles qui semblent les moins stables. On peut donc conclure qu’en tant que groupe, les 3-5 ans produisent et maîtrisent assez bien la plupart des éléments de la morphologie verbale, sinon les formes à l’imparfait et au conditionnel et les suites de type auxiliaire de temps + participe passé et auxiliaire de mode + infinitif. Sur le plan individuel, si on examine la performance des enfants relative aux sept phénomènes du tableau 5 en tenant compte du sexe et de l’âge, on note que ces facteurs ne semblent pas liés de très près au stade du développement langagier. Les enfants qui maîtrisent le mieux la morphologie du verbe, Blanche et Frédérick, une fille et un garçon, ont respectivement 3;11 ans et 4;7 ans ; ceux qui la maîtrisent le moins – Mathieu et Marie-Pier, un garçon et une fille – ont respectivement 3;11 ans et 4;6 ans. Mathieu est le seul individu qui montre une performance moins avancée que celle des autres enfants sur tous les indices – sinon un, l’imparfait, dont il ne produit qu’une seule forme. 3.3 Le rôle du développement langagier dans l’emploi de i-V-ont Si on compare les résultats portant sur la production de la flexion -ont et de la variante i-V-ont (tableau 5, colonnes VIII et IX) à ceux portant sur l’emploi de la morphologie verbale (tableau 5, colonnes I à VII), on note les faits suivants. La performance des 3-5 ans en ce qui a trait à -ont et à i-V-ont ne semble pas liée de très près au développement langagier, sauf chez un enfant, Mathieu. En effet, Blanche, qui a la fréquence relative la plus basse de -ont (6 %), montre le développement morphologique le plus avancé, alors que Marie-Pier, dont le niveau de développement est l’un des moins avancés, a une fréquence relative de -ont de 77 %. Cependant, chez l’une et l’autre, toutes les occurrences de i-V-ont sont bien formées. Seule la performance de Mathieu montre une relation entre l’emploi de la variante i-V-ont et le niveau de développement langagier : ce jeune locuteur emploie une forme agrammaticale de la variante i-V-ont au moins 50 % du temps et son développement, sur le plan de la morphologie verbale, est le moins avancé parmi les 3-5 ans. En conclusion, la forme i-V-ont est identifiée relativement tôt comme une variante de l’accord sujet-verbe 3PL et tous les enfants de 3-5 ans produisent des occurrences de cette forme. Néanmoins, les résultats présentés dans cette section indiquent qu’il existe un seuil de compétence linguistique – auquel sont parvenus tous les 3-5 ans de l’échantillon, sinon Mathieu – qui doit être atteint avant qu’un enfant soit en mesure d’analyser i- -ont comme 63
Louise Beaulieu, Wladyslaw Cichocki et Natalie Chiasson-Albert
un marqueur mixte d’accord sujet-verbe 3PL et de produire des occurrences bien formées de i-V-ont.
4. Acquisition du patron social de la variante i-V-ont Dans cette deuxième partie de l’analyse, nous nous intéressons à l’acquisition du patron social de i-V-ont par les enfants de l’échantillon – à l’exception de Mathieu – afin de comprendre le rôle que jouent l’âge, le sexe et, surtout, le réseau social des parents dans l’emploi de cette variante. Les travaux portant sur l’acquisition de la variation sociolinguistique par les enfants et les adolescents suggèrent que les contraintes linguistiques et sociales relatives à l’emploi des formes sont acquises relativement tôt. Par exemple, Roberts (1997) a montré que, dès l’âge de 3 ans, les jeunes locuteurs de l’anglais de South Philadelphia respectent les contraintes phonologiques sur l’effacement de (-t,d) qui sont présentes dans le langage des adultes. Il semble que, vers l’âge de 6 ans, les contraintes de types phonologique (Kerswill 1996), grammatical et stylistique (Labov 1989) sont déjà acquises. Les facteurs sociaux jouent aussi un rôle dans l’acquisition et l’emploi des variantes sociolinguistiques chez les jeunes locuteurs. Fischer (1958) a été l’un des premiers à documenter l’existence de la variation d’origine sociale chez les enfants de 3 à 10 ans, mais depuis, l’effet de diverses contraintes sociales a été examiné. Par exemple, il a été démontré que le sexe, l’âge et le style exercent une influence sur la production de /r/ en position finale chez les enfants de 6, 8 et 10 ans, locuteurs de l’anglais écossais (Romaine 1978). L’appartenance ethnique – origine africaine-américaine vs origine européenne-américaine – s’est aussi avérée avoir un effet important dans l’acquisition des contraintes linguistiques sur l’effacement de « be » tensé (finite) par les enfants de 3, 5 et 7 ans (Kovac et Adamson 1981). Plus récemment, Cameron (2005) a montré que l’interaction sexe-âge est significative dans l’emploi de variantes phonologiques et morphologiques telles que /dh/ en position initiale et interne et /ing/ en position finale, par des enfants de la 2e à la 5e année scolaire. Labov (1970) a suggéré que les contraintes sociales sur la variation sont acquises par l’enfant entre 5 et 12 ans et que le patron social de la variation est en place avant que les contraintes linguistiques ne soient internalisées. Kerswill (1996) souligne cependant que certaines études (Romaine 1984 et Chambers 1995) montrent que cette affirmation n’est pas toujours soutenable et que la trajectoire de l’acquisition de la variation n’est malheureusement 64
L’acquisition d’une forme morphosyntaxique traditionnelle par des enfants acadiens
pas souvent clairement délimitée (voir aussi Kerswill et Williams 1992 et 2000 à ce propos). De fait, documenter précisément les âges auxquels les contraintes linguistiques et sociales sur une variable sont acquises par les enfants est un objectif qui semble inatteignable, puisque les étapes du développement langagier se succèdent très rapidement et que la variation due à l’acquisition de la grammaire et celle due à l’acquisition des patrons linguistiques et sociaux sont simultanément présentes tout au long de la période d’acquisition du langage (Roberts 2002). Notre but n’est donc pas d’élucider la trajectoire d’acquisition d’une variante sociolinguistique. Nous voulons uniquement ajouter aux connaissances déjà existantes en examinant brièvement des aspects de l’acquisition de la variation jusqu’à maintenant peu exploités, soit l’influence du réseau social parental et celle de l’âge et du sexe sur la variation de type morphosyntaxique. 4.1 L’effet du réseau social parental sur l’emploi de i-V-ont Nous avons donc examiné l’emploi de la variante i-V-ont chez 23 des 24 enfants de l’échantillon. Les analyses portent sur les verbes au temps présent dont on doit exclure les occurrences de être – ce verbe n’a pas de variante i-V-ont au présent – et les formes qui apparaissent dans des constructions dont le verbe peut porter un accord par défaut (il y en a trois, quatre qu’a pris à courir). Au total, 448 occurrences de verbes 3PL ont été retenues, soit une moyenne de 19,5 occurrences par enfant ; 66,9 % de ces 448 occurrences sont des formes en -ont. La figure 3 montre la distribution des formes i-V-ont chez les enfants et les préadolescents selon le réseau social parental et l’âge. Les résultats à la figure 3 mettent en évidence trois patrons intéressants. D’abord, on note que les différences dans l’emploi de la variante selon les deux types de réseau social parental (réseau fermé et réseau ouvert) sont des plus significatives. Les enfants dont les parents ont un réseau social ouvert ont des fréquences très basses de la variante i-V-ont (moyenne de 5,4 %) quand on les compare aux enfants dont les parents ont un réseau social fermé (moyenne de 79 %). Rappelons-nous que le patron d’emploi de i-V-ont chez les adultes, illustré à la figure 1 (section 1) à partir de données identiques à celles analysées dans la présente section, met en évidence le fait que cette variante n’est utilisée que par les locuteurs qui ont un réseau fermé. C’est donc dire que la performance langagière des enfants est semblable à celle des adultes qui leur servent de modèle. 65
Louise Beaulieu, Wladyslaw Cichocki et Natalie Chiasson-Albert
Figure 3 Distribution des formes i-V-ont selon le réseau social parental et le groupe d’âge (N [total] = 448 ; réseau fermé N = 374 ; réseau ouvert N = 74)
Ensuite, chez les enfants qui ont un réseau parental ouvert, on remarque que la fréquence de i-V-ont est plus importante chez les 3-5 ans (15 %) que chez les 7-9 ans (0 %) et les 10-12 ans (0 %). Ce fait suggère que, dans les communautés acadiennes, tous les locuteurs acquièrent i-V-ont dans la petite enfance (3-5 ans), peu importe le profil social de leur famille. On doit se demander si l’acquisition de cette variante par les enfants du réseau ouvert est due à leurs contacts avec les enfants du réseau fermé lors d’activités dans la communauté ou si les parents du réseau ouvert emploient occasionnellement cette forme quand ils parlent à leurs enfants. Nous ne sommes pas en mesure d’examiner sérieusement ces deux hypothèses. Néanmoins, les travaux portant sur le corpus adulte de FANENB mettent en doute la suggestion que les individus adultes ayant un réseau ouvert utilisent i-V-ont quand ils parlent à leurs enfants. En effet, pour les locuteurs du réseau ouvert, -ont a une valeur sociale négative (Beaulieu et Cichocki 2008). De plus, il semble que les individus de ce groupe aient tendance à corriger directement leurs enfants afin d’éliminer -ont de leur langage, comme le montre l’extrait suivant tiré du corpus adulte de FANENB. « […] mais ma mère nous a toujours repris, toujours, toujours [...] c’était très important pour elle. Pis on avait des voisins que leur mère était ensei-
66
L’acquisition d’une forme morphosyntaxique traditionnelle par des enfants acadiens
gnante […] pis c’était pas important pour eux, tu sais. Ils disaient des aviont, pis des étiont, pis des sontiont, pis des mangiont, pis ils l’ disent encore. » (Locutrice âgée de 38 ans qui a un réseau ouvert, corpus de FANENB)
Un fait est certain, cependant : très tôt, dès 7-9 ans, les enfants du réseau ouvert deviennent conscients que les adultes qui leur servent de modèle n’emploient pas i-V-ont avec les locuteurs adultes et graduellement, cette forme disparaît de leur langage. Finalement, chez les enfants dont les parents ont un réseau social fermé, les résultats montrent une diminution graduelle de i-V-ont selon l’âge. On note que la fréquence moyenne de i-V-ont chez les enfants de ce réseau est de 93 % chez les 3-5 ans, qu’elle passe à 78 % chez les 7-9 ans pour s’arrêter autour de 69 % chez les 10-12 ans. Ce changement dans le pourcentage d’emploi de la variante suit une trajectoire qui semble mener vers la fréquence moyenne (34,5 %) chez les adultes, sans toutefois atteindre le niveau observé chez ces derniers. En somme, l’acquisition du patron social de la variation débute très tôt et l’emploi de i-V-ont par les enfants suit le patron présent dans le langage des adultes qui leur servent de modèle. Chez les enfants dont les parents ont un réseau ouvert, les formes i-V-ont ne sont jamais très fréquentes ; même chez les 3-5 ans et déjà parmi les 7-9 ans, on ne retrouve plus d’occurrence de cette variante. Chez les enfants du réseau fermé, la variante i-V-ont est beaucoup plus fréquente ; sa fréquence relative est même plus élevée que celle observée chez les locuteurs adultes du même réseau. 4.2 L’effet de l’âge et du sexe sur l’emploi de i-V-ont Regardons maintenant l’influence de l’âge et du sexe sur l’emploi de i-V-ont chez les enfants qui utilisent fréquemment cette variante, soit ceux qui ont un réseau parental fermé. La distribution de i-V-ont pour ce groupe de locuteurs selon l’âge et le sexe est présentée à la figure 4. On note d’abord que le déclin de la variante dû à l’âge que nous avons observé pour l’ensemble des enfants de ce réseau est toujours présent quand on tient compte du sexe. En effet, chez les filles et chez les garçons, i-V-ont est plus fréquent chez les 3-5 ans (filles = 95 %, garçons = 91 %) que chez les 7-9 ans (filles = 78 %, garçons = 78 %) et les 10-12 ans (filles = 74 %, garçons = 66 %). Il semble donc que peu importe leur sexe, dans la petite enfance, les enfants du réseau fermé utilisent la variante i-V-ont la plupart du temps. Cela n’a rien d’étonnant puisque le modèle linguistique 67
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de ces jeunes locuteurs inclut cette forme – leurs parents emploient i-V-ont – et qu’il s’agit d’une variante dont le niveau de visibilité est très élevé, comme nous l’avons déjà souligné.
Figure 4 Distribution de la variante i-V-ont chez les 18 enfants du réseau fermé selon le groupe d’âge et le sexe (N = 374)
Avec le temps, cependant, les enfants semblent devenir plus conscients du patron d’emploi de i-V-ont chez les adultes et la fréquence de la variante dans leur langage se rapproche graduellement de la fréquence adulte. Cette conscience accrue de la fréquence de la flexion semble coïncider avec l’entrée à l’école, c’est-à-dire avec une période de contacts plus importants et plus constants avec une diversité de locuteurs enfants et adultes dont le langage ressemble à celui de la famille ou en diffère. En somme, la performance langagière des enfants est alignée sur le patron social de la variation dans le langage adulte et elle se précise à mesure que l’identité sociale et linguistique de l’enfant se développe. Le sexe semble aussi jouer un rôle dans l’emploi de la forme i-V-ont, mais son influence est plus difficilement interprétable. D’après les résultats montrés à la figure 4, la fréquence moyenne de i-V-ont des filles est plus ou moins la même que celle des garçons, chez les 3-5 ans (filles = 95 %, garçons = 91 %) et les 7-9 ans (filles = 78 %, garçons = 78 %). La différence entre les sexes commence à apparaître chez les 10-12 ans, alors que les filles (74 %) 68
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ont un taux plus élevé de i-V-ont que les garçons (66 %). Cette différence n’est cependant pas statistiquement significative. On note aussi que chez les filles comme chez les garçons, les fréquences diminuent de façon constante, passant de 95 % et 91 %, chez les 3-5 ans, à 78 % chez les 7-9 ans et finalement à 74 % et 66 %, chez les 10-12 ans. Si on compare ces patrons d’emploi à ceux des locuteurs adultes de la même génération que les parents de ces enfants, c’est-à-dire les locuteurs de 20 à 32 ans, deux observations s’imposent. D’abord, comme nous l’avons déjà fait remarquer, quel que soit leur âge, les enfants ont des fréquences de i-V-ont plus élevées que celles des adultes du même sexe qui ont l’âge de leurs parents (femmes 20-32 = 43 %, hommes 20-32 = 13 %). Ensuite, même si les différences entre les sexes ne sont pas significatives, les filles ont des fréquences légèrement plus élevées de la variante que les garçons, comme c’est le cas des femmes de 20 à 32 ans par rapport aux hommes de leur génération. Les études portant sur les données adultes ont montré que certains types de verbe favorisent l’emploi de la variante i-V-ont, alors que d’autres y sont défavorables (Beaulieu et Cichocki 2008) et que le patron d’emploi de i-V-ont avec les différents types de verbe varie selon l’interaction sexe-âge (Beaulieu et Cichocki 2007). Il semble évident qu’une analyse plus complète incluant le sexe et l’âge des enfants ainsi que les types de verbe permettra de comprendre encore mieux l’acquisition de la variante i-V-ont. En somme, l’âge joue un rôle important dans la variation de i-V-ont chez les enfants dont le réseau parental est fermé. Le sexe exerce aussi une influence, mais à un degré moindre. Dans la petite enfance, les enfants des deux sexes utilisent i-V-ont beaucoup plus que les deux autres variantes. Peu à peu, avec les années, le taux de fréquence de i-V-ont diminue et semble se rapprocher de celui présent dans le langage des adultes du même sexe.
5. Sommaire des résultats et conclusion Dans cet article, notre but était d’examiner l’emploi de la variante i-V-ont par un groupe d’enfants et de préadolescents, locuteurs de la variété de français acadien parlée dans le nord-est du Nouveau-Brunswick. Il s’agissait d’abord de déterminer si les enfants de 3 à 5 ans sont en mesure de produire des formes grammaticales de la variante et d’analyser le rôle du développement langagier dans la production de cette forme. Ensuite, nous voulions regarder l’influence du sexe, de l’âge et du réseau social parental dans l’acquisition du patron social de la variation. 69
Louise Beaulieu, Wladyslaw Cichocki et Natalie Chiasson-Albert
Les résultats des analyses effectuées montrent que la variante i-V-ont est identifiée relativement tôt comme une forme de l’accord sujet-verbe 3PL et que tous les enfants de 3 à 5 ans – même ceux dont les contacts avec des locuteurs adultes ou enfants qui emploient cette variante sont limités – produisent des occurrences de cette forme.Néanmoins, il semble exister un seuil de compétence linguistique qui doit être atteint avant que les enfants soient en mesure d’analyser les flexions i- et -ont comme un marqueur mixte d’accord sujet-verbe 3PL et de produire des occurrences bien formées de la variante i-V-ont. En ce qui a trait à l’acquisition du patron social de i-V-ont, les résultats relatifs à une comparaison entre trois groupes d’âge suggèrent que ce processus débute très tôt dans la petite enfance et que l’emploi de i-V-ont par les enfants suit le patron présent dans le langage des adultes qui leur servent de modèle. Chez les enfants dont les parents ont un réseau ouvert – des locuteurs qui n’emploient pas i-V-ont – on retrouve quelques occurrences de la variante chez les 3-5 ans, mais déjà chez les enfants de 7-9 ans, cette forme est pratiquement inexistante. Chez les enfants du réseau fermé, i-V-ont est beaucoup plus utilisé et même si la fréquence de cette forme diminue avec l’âge, chez les 10-12 ans, elle est encore plus élevée que celle observée chez les locuteurs adultes de ce réseau. Le sexe joue aussi un rôle dans la variation de i-V-ont chez les enfants dont le réseau parental est fermé. Dans la petite enfance, peu importe leur sexe, les enfants dont les parents ont ce type de réseau utilisent la variante i-V-ont la plupart du temps. Vers l’âge de 10 à 12 ans, le taux de fréquence de la variante commence à diminuer et semble se rapprocher de celui présent dans le langage des adultes du même sexe. Les résultats présentés dans cet article confirment ce que d’autres études (Newport, Gleitman et Gleitman 1977, Howe 1981 et Trudgill 1986) ont déjà démontré, c’est-à-dire que les normes qui régissent les interactions linguistiques dans une communauté sont acquises par l’enfant en même temps que se développe sa compétence linguistique (Kerswill 1996). Cependant, il semble que l’acquisition du patron social de la variation ne soit pas un fait accompli à 12 ans et que, pour examiner davantage ce processus, il soit nécessaire de développer des modèles d’analyse qui incluent les facteurs linguistiques et sociaux. De plus, étant donné que les préadolescents commencent déjà à tisser leurs propres liens sociaux et que, durant l’adolescence, les pairs ont une influence plus importante que la famille sur le comportement langagier (Romaine 1984 et Eckert 2000), le réseau social de l’enfant luimême devrait peut-être faire partie du modèle. Des modèles d’analyse plus 70
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complets permettraient aussi de comprendre l’évolution du changement linguistique dans l’emploi de -ont observé dans les données des générations précédentes.
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Page laissée blanche intentionnellement
Configurations géolinguistiques et histoire des français expatriés : quelques exemples de consonnes finales
Jean-Paul Chauveau, ATILF*/CNRS – Nancy Université
P
our caractériser les liens entre les français expatriés et ceux de France, j’essaierai de contraster quelques cas de consonnes finales propres à certains usages linguistiques de France et d’outre-mer inconnus du français de référence. Cela devrait permettre de manifester que deux types de répartition spatiale, tant en France qu’outre-mer, sont la marque de deux histoires distinctes. Il est bien connu que les français d’Amérique et les créoles des Caraïbes et de l’océan Indien attestent tous la conservation du –t final, chacun dans un ensemble significatif de cas où ce –t s’est amuï en français ; cf. Chaudenson (1973 : 350-351). Juneau (1972 : 188-196) a montré par de nombreux exemples la présence de ce trait dès le début de l’implantation des colons au Québec et son recul seulement à la période contemporaine ; il s’agit donc, sans aucun doute possible, d’un phénomène de conservatisme. Ce conservatisme d’outre-mer est généralement attribué aux habitudes de prononciation des premiers colons, héritées des dialectes de l’Ouest qu’ils pratiquaient avant leur émigration : L’Atlas linguistique de la France, aux mots fouet, juillet, lait, lit, nuit, pissenlit et sifflet, fait voir trois aires où la consonne t est transcrite régulièrement en finale de mot : la Vendée, la Touraine, et surtout une partie du Centre-Ouest, l’Aunis, la Saintonge et l’Angoumois, régions voisines de la Gascogne, où les consonnes finales de mot sont pleinement conservées.
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Jean-Paul Chauveau
Ne serait-ce pas ce voisinage qui les aurait maintenues dans ces trois provinces, alors que le Poitou, en bordure nord de celles-ci, était en train de les perdre dès le XVIe siècle ? Et ne peut-on également penser qu’au Québec, ce trait de prononciation est un héritage de la région du CentreOuest, qui a fourni un fort pourcentage de colons au cours des XVIIe et XVIIIe siècles ? (Gendron 1970 : 343-344)
L’origine dialectale de ce trait est également acceptée par Juneau (1972 : 188) et Chaudenson (1973 : 351). Cependant, Yves Charles Morin (2002 : 71) n’a pas de mal à montrer que la carte 734 de l’ALF « juillet » choisie par Gendron (1970 : 344) pour illustrer le phénomène n’est pas l’exemple le plus adéquat pour prouver cette origine dialectale supposée : « Normalement l’ALF recueille des données patoises ; le mot juillet, cependant, apparaît clairement comme une forme du français régional, soit qu’elle soit passée dans les patois, soit que l’enquêteur ait recueilli une forme française plutôt que patoise. » De fait, la répartition du maintien du –t final dans l’ouest de la France pour le mot juillet est plutôt atypique par rapport à celle que révèlent les autres cartes qui documentent la prononciation du –t final. Cet exemple d’entremêlement de données dialectales et régionales invite à examiner plus précisément le phénomène dans les parlers dialectaux de l’Ouest. Nul doute que l’on a affaire à la perpétuation d’un archaïsme, au vu des données historiques. On a des témoignages de l’amuïssement des consonnes finales en français à partir de la seconde moitié du XIIe siècle, mais, encore au XVIe siècle, les grammairiens affirment que ces consonnes, notamment le –t, se prononcent devant une pause. « De toute évidence, on est en présence d’un fait de conservation. Dès le début, la langue savante s’est opposée à la chute des consonnes finales à la pause » (Fouché 1961 : 665). Cependant, au XVIIe siècle, à l’époque de la fondation des colonies francophones, le –t final est muet, malgré les recommandations de quelques grammairiens ; voir Straka (1985 : 112-114). Il y a bien eu, en français, une résistance des milieux cultivés à la tendance populaire à l’amuïssement, mais elle a finalement échoué. Aussi bien en français contemporain que dans la plupart des parlers dialectaux d’oïl, le –t final s’est amuï, sauf pour quelques mots exceptionnels, généralement monosyllabiques. Les quelques parlers de l’Ouest qui l’ont régulièrement maintenu font donc figure d’exception. Il est notable qu’il ne s’agit pas d’une aire continue, mais d’un semis de petites aires éparpillées sur quelques centaines de kilomètres. Elles ont été visualisées sur deux cartes schématiques, dont la première compile des données de l’ALF, tandis que la seconde est fondée sur cinq cartes de chacun 78
Configurations géolinguistiques et histoire des français expatriés
des atlas de cette région où le phénomène est attesté1. Les deux cartes établies à partir de matériaux collectés à quelques décennies de distance ont une physionomie semblable et se complètent. On voit se dessiner plusieurs petites zones séparées, cinq sur la première carte et sept sur la seconde, où le traitement est régulier ou dominant, et qui sont éventuellement entourées d’une couronne où le résultat recherché est sporadique. Entre la fin du XIXe et la seconde moitié du XXe siècle, l’aire la plus méridionale s’est scindée en trois, mais globalement la répartition n’a pas été fondamentalement modifiée. D’un point de vue général, cette répartition paraît conforme à ce qu’on attend d’un phénomène résiduel : un émiettement de plus en plus prononcé à mesure que le temps passe. Pourtant, si l’on examine la localisation de ces différentes aires, on ne manque pas d’être frappé par une contradiction apparente. Le –t final s’est maintenu dans des zones périphériques comme les îles de Guernesey, Sercq, Noirmoutier, Yeu, Ré et Oléron, ou bien une zone comme le Marais breton-vendéen, dont le parler original s’accorde avec son habitat et son mode de vie très spécifiques, ou encore une province frontalière avec l’occitan comme la Saintonge. Une telle répartition est l’indice d’un archaïsme caractéristique de parlers conservateurs en raison de leur isolement. Mais l’explication ne peut valoir pour les parlers de la Touraine et de l’Anjou, situés donc dans le Val de Loire qui tire une gloire de l’excellence de son français depuis au moins le XVIe siècle – cf. Gueunier et collab. (1978 : 167-173) – et qui a fonctionné historiquement comme l’une des voies de pénétration du français dans l’Ouest. Par exemple, voir le cas de soif étudié par Jaberg (1908 : 7) ou celui de tomber, qui fournit une image semblable sur la carte 1311 de l’ALF. L’aire bretonne non plus ne correspond pas au schéma de l’archaïsme périphérique, puisqu’elle n’est pas coincée le long de la frontière linguistique avec le breton. Il vaut quelquefois la peine d’examiner la forme d’une aire, lorsqu’on a des informations suffisantes pour pouvoir la dessiner avec quelque précision. Si l’on cumule les données de diverses sources (ALBRAM 538, 564, 565, 576 ; ALF ; Dottin et Langouët 1901 : li), on voit que le –t se maintient en
1. La première a été dressée à partir des éléments extraits des données de l’ALF : anuit « aujourd’hui » (c. 72), chat (c. 250), fouet (c. 599), froid (c. 612), laid (c. 746), lit n. m. (c. 778) et nuit (c. 929). La seconde cumule les résultats de : anuit « aujourd’hui » (ALBRAM 565, ALCe 1070), chat (ALN 772, ALO 609, 609*), émouchet (ALCe 545), fausset (ALBRAM ms), fouet (ALO 120), froid (ALBRAM 538, ALCe 15, ALN 561), furet (ALN 620*), grelet « grillon » (ALCe 579, ALO 456), lit (ALBRAM ms, ALN 992, ALO 753), nuit (ALBRAM 564, ALN 593) et rat (ALCe 571, ALO 391).
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Carte 1 Maintien du –t final en domaine d’oïl selon l’ALF
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Carte 2 Maintien du –t final dans l’ouest oïlique selon les atlas régionaux
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Carte 3 Maintien du –t final en Bretagne romane
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Bretagne romane sur une aire curieusement en forme d’ellipse grossière (carte 3). Il n’est pas difficile d’imaginer que cette répartition géographique représente un cercle évidé dont le centre se trouve à Rennes, ce cercle correspondant à la zone d’influence de la ville de Rennes, telle que la décrivent les géographes (Chabot 1961 : 141-143). D’ailleurs, Dottin et Langouët (1901 : li) nous disent qu’au début du XXe siècle « à Rennes, on a encore l’habitude de faire sonner le t final des noms propres ». Une aire de forme tout à fait semblable à celle-ci a déjà été étudiée pour un autre cas de conservatisme : voir Chauveau (1986). En outre, exemple de même type, une forme [nət] « nuit » notée isolément sur l’estuaire de la Rance (ALBRAM 564, point 306) correspond au maintien du –t décrit pour la ville voisine de SaintMalo dans « frêt, et noms propres comme Douet, Gouet ; canot, mot, et noms propres comme Chesnot, Odot ; debout » (Saint-Mleux 1923 : 10). Dans ces derniers cas, la cartographie des faits dialectaux met en évidence des zones résiduelles, dispersées, amenuisées ou périphériques, mais cette configuration n’est valable que pour l’époque contemporaine. La formation de ces aires est visiblement liée aux zones d’influence des villes de Rennes, Angers et Tours. Ces villes, qui ont été parmi les foyers de diffusion du français les plus importants, ont dû participer du mouvement de résistance à la tendance populaire à l’amuïssement des consonnes finales, que nous attestent les grammairiens du XVIe siècle. Et leur population a dû y rester plus longtemps fidèle globalement que ne l’a été celle de la Capitale, en tout cas au moins jusqu’au XVIIe siècle. À l’époque où les émigrants ont quitté la métropole pour fonder les colonies d’Amérique, des Caraïbes et des Mascareignes, le maintien du –t final devait être caractéristique du français des villes de l’Ouest, où il était si bien implanté qu’il avait réussi à se diffuser dans le dialecte des ruraux de quelques-unes de leurs zones d’influence2. L’alignement ultérieur sur la prononciation du français commun a fait disparaître ce trait dans les parlers urbains. Il n’en reste plus que des traces indirectes, dans les français expatriés et dans les créoles où les immigrants ont implanté au XVIIe siècle ce trait de beau langage, d’une part, et, à titre résiduel, dans les parlers dialectaux périurbains de quelques villes occidentales, d’autre part. C’est un cas typique des courbes de poursuite chères à Dauzat (cf. Rézeau 2000 : 116) : les dialectes ruraux contemporains 2. Il est d’ailleurs permis de se demander si l’aire méridionale n’est pas, dans une certaine mesure, tributaire de l’influence de La Rochelle, dont le rôle capital dans la francisation de l’Aunis et de la Saintonge à partir des XIIe et XIIIe siècles est avéré (Pignon 1951 : 274 ; 1960 : 525).
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maintiennent parfois jusqu’à aujourd’hui des traits d’un français d’avant-hier qu’ils ont acquis au contact du français qu’on parlait encore, hier, dans quelques villes de province. Il est possible de contraster cet ensemble convergent avec quelques rares cas de consonnes finales qui concernent à la fois l’ouest de la France et un français expatrié, à savoir le –r final qui particularise quelques mots québécois et des parlers d’oïl occidentaux. Le québécois pair n. m. « mamelle d’une bête laitière » est bien connu et a été bien étudié (DHFQ : 395-396). C’est un représentant du lat. pectus, parallèle du fr. pis, qui est attesté au Canada depuis 1746-1747 et répandu dans l’est du Québec. En France, il est documenté, à l’écrit, chez un manceau en 1547 et un probable tourangeau en 1606, et s’est maintenu, à l’époque contemporaine, dans le Maine et en Touraine ; voir les cartes dans Verreault et Lavoie (1996 : 453-454) à compléter par Chambon et Chauveau (2000 : 63). C’est de toute évidence la continuation d’une variante occidentale de l’ancien français piz : pez « poitrine d’un humain ; mamelle (d’un mammifère femelle) » qui a été relevée au XIIIe siècle (AlexisOctR v. 805 ; VengRag v. 5376 ; voir RLiR 69, 615)3. Le –r final apparemment ne posait pas de problème à Walther von Wartburg qui n’en dit mot (FEW 8, 112a, pectus), tandis que Juneau (1972) l’explique par « une hypercorrection » ou « une attraction homonymique du français paire n. f. » (DHFQ : 396). Le GPFC enregistre au Québec une préposition sour correspondant au français sous (confirmée par Dunn 1880, Clapin 1894, Dionne 1909, ALEC 112, 1822b), qui ne semble pas connue par les autres parlers français expatriés, mais qui a des équivalents en France (FEW 12, 369b, subtus). Von Wartburg interprète les quelques exemples de sor « sous » en ancien français comme des graphies fautives (FEW 12, 373b, note 1 ; cf. aussi TL s.v. soz pour la forme sor). Mais, pour les formes dialectales contemporaines de sour (Loire-Atlantique, Haut-Maine, Perche, Maine-et-Loire, Mauges, Québec, Blois, Vendôme, Sologne, Centre), il prend appui sur la variation du hmanc. sou devant consonne, mais sour devant voyelle, pour en faire le résultat de l’hésitation entre –z- et –r- à la liaison, avec influence de l’antonyme sur. L’explication ne peut être retenue, parce que l’hésitation entre z et r intervocaliques est étrangère à cette région où, d’autre part, la préposition antonyme est sus remontant à sursum (FEW 12, 463a, sursum), non pas sur représentant de super. L’adverbe correspondant dessour « dessous » est connu approxi-
3. Les abréviations des textes médiévaux sont celles de DEAFBiblEl, tandis que les sigles géolinguistiques sont ceux du FEW.
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mativement dans la même région (Pont-Audemer, Alençon, Pléchâtel, Nantais, Ancenis, Bas-Maine, Anjou, Mauges, Loches, Blois, Orléanais, Sologne, FEW 12, 370b), de même que la locution adverbiale : frm. par endessoure « par dessous » Desgr 1821, hmanc. par en dessour (FEW 12, 372a). La forme dessour est elle aussi bien connue au Québec, comme adverbe, préposition ou substantif (GPFC ; Clapin 1894 ; Dionne 1909 ; ALEC 112, 1960 et 1961 ; Lavoie 1827 et 1839), de même que dans les locutions en-dessour / en-dessour de (GPFC ; ALEC 112 ; Lavoie 2190) et par-dessour (GPFC). Il serait possible d’y voir l’analogie du représentant de desuper, lui-même analogique de dessus : mfr. dessur « adv. dessus ; prép. sur » poursuivi dans les parlers dialectaux de tout le domaine d’oïl (FEW 12, 433a, super) et notamment dans l’Ouest (Dol, Nantais, Ancenis, Bas-Maine, Anjou, Loches, Sologne), mais cela n’explique pas pourquoi l’analogie n’aurait eu d’effet que dans l’Ouest. Tandis que quelques parlers d’Ille-et-Vilaine prononcent un –s en finale du correspondant de fr. puits : [pys] (ALBRAM, points 35, 39, 41, 42), quelques-uns du centre des Côtes-d’Armor y prononcent un –r : [pyr] (ALBRAM, points 1, 4, 5, 8, 11, 14)4. Et c’est sur cette dernière base que se forme le dérivé [pyrɔtje] « puisatier » (ALBRAM, point 5). Cette forme a déjà été notée par l’ALF et von Wartburg (FEW 9, 626a, puteus, note 1) explique la consonne ainsi : ‘-r- wohl von purare 2 b α’, donc par l’influence du verbe purer « dégoutter, s’épancher ». Le FEW signale aussi bmanc. [pɥir] (9, 626a). Le FEW a rangé sous deux étymons le type vir (m./f.) « vis (notamment de pressoir) » : ang. vire f. « vis » Mén 1650, Pléch. nant. id., classés sous vibrare (FEW 14, 385a, et note 10 : ‘Bei der entstehung dieser bed. hat wohl auch der anklang an vis mitgewirkt. S. den umgekehrten vorgang bei vis « escalier à vis »’), et sous vitis : Pléch. vir m. « vis de pressoir » (FEW 14, 385b) et fr. viz f. « escalier tournant » (1049—15. jh., Mortet ; Rs ; BenSMaure ; Arch 109, 335), vis (seit Escoufle), vit (Gir. 16. jh.), vir (ang. 1471) (FEW 14, 559a, et note 23 pour cette dernière donnée : ‘Beeinflusst von virer, s. vibrare)’. C’est le référent qui décide du classement étymologique : puisqu’on fait tourner la vis sur elle-même pour l’enfoncer, son nom se rattache à virer et, l’escalier tournant sur lui-même comme une vrille de vigne, son nom poursuit viz « cep », « vrille ». On y ajoute l’influence de vis
4. C’est par erreur que Dottin et Langouët (1901 : liii) signalent ‘une forme pur qui est générale dans le Morbihan’.
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pour expliquer le sens dans le premier cas et celle de virer pour rendre compte de la forme dans le second. Il est cependant beaucoup plus simple de voir dans toutes ces données un même type lexical, une variante régionale du français vis. Ce type est encore bien représenté en Haute-Bretagne et dans le Maine au sens de « vis (de pressoir) » dans les matériaux de l’ALBRAM : Côtes-d’Armor [vir] m. (points 2 à 5, 8 à 11, 19, 20) ; Morbihan [vir] m. (points 23, 26, 28, 30, 32, 33) ; Ille-et-Vilaine [vir] m. (points 36 à 44, 46 à 48, 50, 51, 53 à 58), [vir] f. (points 45, 53, 58) ; Loire-Atlantique [vir] m. (points 59 à 64, 66, 67, 70, 71) ; Mayenne [vir] m. (points 84, 89). La même forme qu’en français [vis], mais avec le genre masculin, se rencontre aussi dans les mêmes régions : Côtes-d’Armor [vis] m. (points 2, 7, 17, 20) ; Morbihan [vis] m. (points 22, 34) ; Ille-et-Vilaine [vis] m. (points 38, 48) ; Loire-Atlantique [vis] m. (points 59, 65, 68, 73 et 75) ; Maine-et-Loire [vis] m. (point 104). L’absence de consonne finale est tout à fait exceptionnelle dans cette région : Ille-et-Vilaine [vi] m. (point 36). Cette intrication des formes montre bien qu’on a affaire à des variantes du même type. Le FEW a enregistré, parmi les représentants de capitium correspondant à l’ancien français chevez « traversin destiné à soutenir la tête, au lit », français moderne chevet, quelques exemples notés dans le sud-ouest de la Bretagne romane : Redon chevert, Malestroit chuert (FEW 2, 260b) qui comportent un –r final. On en a signalé un autre plus récemment dans les Côtes-d’Armor : chvèr n.m. « chevet de lit » (Deguillaume 1998 : 255). Ils ont un équivalent dans le préfixé en bes- : angevin boejeverre « tête-bêche », confirmé par la locution [a boʒvɛr] « tête-bêche » (ALBRAM 500, point 99), du type de l’ancien français bechevés (env. 1350, GlPar 862), français moderne béchevet « tête-bêche » (FEW 2, 261a). Et celui-ci est le point de départ du verbe dérivé becheverder « mettre tête-bêche » répandu çà et là en Bretagne romane, Maine et Anjou (ALBRAM 500), parallèlement au dérivé sur le radical étymologique /becheveçer/ (ibid., points 19, 43, 45) ou norm. bêchevêcher ou sur le radical avec greffe suffixale en –ittu : français moderne bêcheveter (TLF s.v. bêchevet), ou encore en –ellu : Cancale béjuéler (FEW 2, 261b). Un dernier exemple n’est documenté que par une attestation isolée : bmanc. [lɑ̃fœr] « lin en poupées prêt à être filé » poursuit un type lanfez propre à l’ouest de la France, qui remonte au lat. lanificium (FEW 5, 165b ;
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Gdf 4, 713a ; RLiR 59, 641 ; 60, 61) et qui est attesté depuis la fin du XIIIe siècle (lanfeis JurésSOuenA 80). Pour ces six mots que nous avons examinés – pis, sous, puits, vis, chevez et lanfez – on n’a pas expliqué la consonne finale ou bien on en a proposé des explications à chaque fois spécifiques, essentiellement l’influence de paronymes. Il faut cependant noter que ces six mots ont une caractéristique commune. Ils comportaient à date ancienne une consonne finale et une même consonne finale, une affriquée [ts], issue de l’évolution d’un groupe t + y (dans *puteum) ou k + y (dans lanificium) ou bien de la rencontre d’une dentale et d’une sifflante sourde après l’amuïssement des voyelles des syllabes finales latines, comme le montre le z final des formes anciennes de ces mots : piz, soz, puiz, viz, chevez, lanfez. Quatre d’entre eux ont une seconde caractéristique commune, le fait qu’ils sont monosyllabiques : pis, sous, puits, vis. Or, « les monosyllabes ont mieux résisté que les plurisyllabes à la chute des consonnes finales » (Fouché 1961 : 676). Quant à l’affriquée [ts], graphiée z en finale de mot en ancien français, elle s’est maintenue distincte graphiquement dans l’Ouest au XIIIe siècle, alors qu’ailleurs elle se confondait avec s ; voir la répartition dans les chartes du XIIIe siècle des graphies noz « nos » (Dees 1980 : 92), touz « tous » (p. 96), vinz « vingts » (p. 125), cenz « cents » (p. 130), anz « ans » (p. 139), diz « dits » (p. 272), et dans les désinences de participes passés en –ez, –iz, –uz (p. 280-282). Il ne s’agit pas d’un pur phénomène graphique, car dans certains parlers dialectaux de l’Ouest, notamment en gallo, les finales V + [ts] et V + [r] + [ts] aboutissent à des résultats distincts de ceux des finales V + [s] et V + [r] + [s], respectivement (Chauveau 1984 : 134-135). Le maintien du graphème –z pendant le XIIIe siècle laisse penser que la consonne correspondante ne s’était pas encore amuïe à cette époque dans l’Ouest, quelle qu’ait été son articulation. D’autre part, les premières attestations graphiques du –r remontent aux XVe (vir 1471) et XVIe siècles (pair 1547 et 1606), tandis que pour les autres cas, le –r n’est pas attesté avant le XIXe siècle ; cependant l’accord entre le québécois et les parlers de l’ouest de la France pour sour « sous » et dessour « dessous » antidate d’au moins deux siècles cette variante par rapport à la documentation disponible. Les formes modernes sont des notations phonétiques qui garantissent que le –r des formes anciennes n’est pas un pur graphème. Entre les graphies médiévales par –z qui notent l’affriquée et les premières graphies par –r qui notent un [r] apical, il n’y a que peu de distance chronologique. Celle-ci pourrait se réduire par des attestations du type de mfr. chevefz « chevet » (Anjou 1437, DMF1), mais cette constance d’une consonne finale graphique 87
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n’implique pas une continuité phonétique évolutive. Le –z final peut, dans ses ultimes instances, ne représenter rien de plus qu’une tradition graphique, d’autant plus facilement que les effets de –z et –s sur leur contexte antécédent auront été différents. Entre la graphie et la phonie, les discordances sont monnaie courante. De plus, les exemples sont peu nombreux et ils font défaut pour les mots les plus courants à finale –z tels que afr. braz « bras », chauz « chaux », fauz « faux », feiz « fois », noiz « noix », peiz « poix » et voiz « voix », à s’en tenir aux substantifs monosyllabiques. Plutôt qu’une évolution phonétique [ts] > [r], il est plus vraisemblable de supposer que la perte de la consonne finale a été combattue et que l’on a cherché à rétablir, par hypercorrectisme, l’une de ces consonnes quiescentes qu’on avait tendance à rétablir, comme le r. Le français a connu quelques cas comparables (Fouché 1961 : 674), tels : ancien français br(o)uillaz (TL 1, 1172), moyen français et français moderne brouillas (FEW 15/1, 299a, *brod) devenu brouillard depuis la première moitié du XVe siècle (TLF), ou moyen français plumas « touffe de plumes sur les casques et sur la tête des chevaux » (1420-1597 ; DMF1 ; FEW 9, 84b, pluma) supplanté par moyen français et français moderne plumart/plumard (env. 1480-1932, FEW 9, 85a)5. De telles restitutions fautives sont favorisées du fait qu’elles s’apparentent à de simples changements suffixaux. Toutefois les parlers dialectaux recèlent des exemples où cet appui fait défaut et où, par contre, on se trouve en présence d’une fluctuation entre plusieurs consonnes finales. On aura noté dans deux de nos exemples la concurrence de formes à –r final et à –s final : [pys], [pyr] et [vis], [vir]. Le FEW ne prend pas la peine de justifier les formes en –s, dans lesquelles le [s] aura paru à von Wartburg continuer la consonne finale de l’ancien français. Mais cela n’est guère assuré car, comme l’ont signalé il y a longtemps Dottin et Langouët (1901 : liii), la Bretagne romane – où coexistent ces formes – connaît d’autres cas de fluctuation selon les parlers entre –s et –r dans lesquels le –s ne peut s’expliquer de cette façon. Dottin et Langouët (1901 : liii) signalent ainsi deux adjectifs dans lesquels le –r final s’est amuï : dur et noir, pour lesquels les parlers dialectaux d’Ille-et-Vilaine connaissent des formes masculines à –s final : [dys] et [najs] ; on peut y ajouter [mys] « mûr » (ALBRAM 319, point 39). Il est clair que le –r éty-
5. Un examen plus vaste montrerait que ce phénomène a pu se produire sporadiquement ailleurs que dans les parlers examinés. Ainsi, la carte « puits » du domaine picard (ALPic 51) atteste la conservation de la consonne finale au Nord [pyʃ] ou, avec francisation, [pys] et aussi, au milieu de formes avec consonne amuïe [py], quelques exemples de [pyr] dans la Somme (points 74, 75, 85) et l’Aisne (point 105).
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mologique dans ces adjectifs s’est amuï régulièrement, ce qui a engendré des masculins [dy], [my], [naj], bien répandus dans toute cette zone. Mais, ici ou là, on a eu tendance à étoffer ces masculins. Un –s avait l’avantage de maintenir la distinction avec la forme féminine qui conservait le –r : [dys]/[dyr] ; [mys]/[myr] ; [najs]/[najr]. Un –r abolissait la distinction de genre, sauf à surmarquer le féminin : [dyr]/[dyrt] ; [myr]/[myrt] (Chauveau 1984 : 161). Aussi bien les –s finaux que les –r finaux peuvent représenter des consonnes adventices. Quoi qu’il en soit, tous les exemples étudiés témoignent d’une même résistance à l’amuïssement des consonnes finales, mais qui s’est manifestée par des moyens variés. Tandis que le –t final était bien identifié et possédait une valeur phonique toujours sensible en liaison, l’ancien –z final avait perdu en français dès la période médiévale son identité phonique. La première consonne a bénéficié de l’intérêt des doctes, ce qui n’a pas été le cas de la seconde. De ce fait, le maintien du –t final, accordé à l’orthographe et au jugement des lettrés et prévenant la disparition d’oppositions morphologiques entre singulier et pluriel, aura paru comme un trait digne d’une langue choisie et donc souhaitable à des milieux sociaux soucieux de se distinguer du commun. Il a ainsi gardé une certaine régularité et une fréquence d’usage qui lui ont donné une stabilité dans les couches sociales dominantes de la France de l’Ouest et même un rayonnement, dans les parlers populaires de cette région, limité à des zones rurales sous la dépendance étroite de quelques villes, mais beaucoup moins restreint dans le milieu des émigrants vers la France d’outre-mer qui ont modelé leur usage linguistique sur celui du français et particulièrement, pour quelques traits, sur le français régional de l’Ouest. Par contre, la fausse régression en –r aura été un phénomène irrégulier, incontrôlé, non légitimé et abandonné aux parlers populaires. Les attestations en resteront erratiques, circonscrites à quelques parlers dialectaux où elles ne s’organiseront jamais en aires géolinguistiques. Il n’y a pas à s’étonner qu’elles aient laissé quelques traces minuscules dans un seul français expatrié, surtout dans une partie de celui-ci, l’Est québécois (Verreault et Lavoie 1996 : 421) dont le vocabulaire agricole est régionalement marqué. La fortune des localismes dans les parlers français expatriés aura été plus ou moins restreinte selon le niveau linguistique dont ils relevaient en France, le dialecte ou le français régional. * Analyse et traitement informatique de la langue française.
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Contraintes segmentales et variation dans la perte et la stabilisation du schwa en syllabe initiale1
Marie-Hélène Côté, Université d’Ottawa
Introduction
D
ans son article désormais classique de 1978 sur le schwa français, Yves (Charles) Morin aborde entre autres la question des réanalyses historiques du schwa, par chute (p. ex., asseoir /asǝwɛr/ > /aswar/) ou stabilisation (p. ex., abrever /abrǝve/ > abreuver /abrœve/). En hommage à la contribution inestimable d’Yves Charles à la phonologie du français, je voudrais reprendre le thème des réanalyses du schwa, plus particulièrement celui de l’influence du contexte segmental sur la perte et la stabilisation des schwas en français québécois.
1. Je voudrais remercier chaleureusement Sylvie Gingras pour l’extraction et le codage des données du RéFQA, Shana Poplack pour l’accès à ce corpus et Pascale April pour l’analyse des données extraites. Pascale et Marie-Claude Tremblay ont également participé à la collecte des jugements d’acceptabilité. Je remercie aussi Luc Baronian et Isabelle Racine de leurs commentaires, ainsi que les participants aux colloques « Phonological Variation : The Case of French » (Université de Tromsø, Norvège, août 2005) et « Les français d’ici : Acadie, Québec, Ontario, Ouest canadien » (Queen’s University, juin 2006), où des versions préliminaires de cette recherche ont été présentées. Enfin, je souhaiterais exprimer toute ma reconnaissance à Yves Charles Morin, dont les écrits ont profondément influencé mes recherches sur tout ce qui touche la phonologie française. Je reste évidemment seule responsable de toute erreur factuelle ou d’interprétation que cet article pourrait contenir. Ce travail a été financé par une subvention du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (410-2002793).
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L’alternance entre schwa et Ø en français moderne s’observe principalement dans deux types de contexte : à différentes frontières morphologiques (mots, clitiques, affixes) et en syllabe initiale de morphème polysyllabique dans l’environnement C_C(C), comme dans les exemples cerise [s(œ)riz] et demande [d(œ)mɑ͂d]. Ce chapitre porte sur ces schwas internes en première syllabe et la variabilité qui les caractérise. Cette variabilité se manifeste dans deux dimensions : contextuelle et lexicale. D’une part, la prononciation ou l’omission du schwa dépend du contexte segmental et prosodique dans lequel il se trouve. Le schwa tend notamment à être prononcé lorsque le mot est précédé d’une consonne, mais omis lorsqu’il est précédé d’une voyelle (p. ex., une demande [yn dœmɑ͂d] vs la demande [la dmɑ͂d]). Cette variabilité a fait l’objet d’une quantité innombrable d’études et d’analyses et je ne m’y attarderai pas ; voir Côté (2000) pour une revue récente. D’autre part, le comportement du schwa est variable d’un mot à l’autre, chaque mot ayant son propre profil de prononciation et d’omission de la voyelle (p. ex., Racine et Grosjean 2002). Plusieurs auteurs ont souligné une tendance générale à la stabilisation des schwas internes (p. ex., Walter 1977 et 1990, Morin 1978, Ficher 1980, Fónagy 1989, Hansen 1994, Walker 1996 et Mezzetta 2003). Il ne fait pas de doute que de nombreuses voyelles dont la prononciation était variable historiquement sont maintenant obligatoirement prononcées, par exemple dans les mots besogne, cheminer, femelle, guenon, peser, querelle, rebelle et vedette. On peut croire que cette tendance à la stabilisation progresse toujours en français parisien, mais Hansen (1994), qui a comparé le comportement du schwa dans deux corpus datant de 1972-1974 et de 1989, n’a pas trouvé de différence significative dans la prononciation des schwas en syllabe initiale entre les deux périodes. Plusieurs facteurs peuvent contribuer à la stabilisation : 1) la confusion phonétique entre le schwa et les voyelles [œ] et [ø], qui fait en sorte que le schwa puisse facilement être réinterprété comme un /œ/ ou /ø/ stable2 ; 2) la fréquence accrue de l’accent emphatique initial, qui pourrait favoriser la prononciation du schwa dans la première syllabe ; 3) l’orthographe, la stabilité graphique de la voyelle correspondant au schwa interne pouvant favoriser sa stabilisation orale. Si la stabilisation du schwa est souvent mentionnée, le processus inverse, c’est-à-dire sa disparition de la représentation lexicale des mots, l’est beaucoup moins. Cette disparition est pourtant attestée historiquement,
2. Pour le français québécois, Pierre Martin (1998) montre qu’il n’y a pas de distinction entre le schwa prononcé et [œ].
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par exemple dans les mots vrai < verai et blouse < belouse (Mezzetta 2003 : 24). Malécot (1976) suggère que la fréquence de l’élision du schwa augmente progressivement, en se basant sur le fait que les jeunes locuteurs omettent le schwa plus souvent que les locuteurs plus âgés. Cet effet ne mène pas nécessairement à un changement catégorique dans la représentation lexicale des mots, mais il pourrait y contribuer. En français québécois (FQ), il semble que la stabilisation et la perte des schwas soient plus répandues qu’en français de référence (FR), tel que représenté par des dictionnaires normatifs comme le Petit Robert. Les schwas qui se sont stabilisés en FR sont également stables en FQ, mais l’inverse n’est pas toujours vrai : plusieurs schwas sont stables en FQ mais pas en FR, par exemple ceux de mesure ou de secrétaire. À l’opposé, de nombreux locuteurs du FQ omettent systématiquement des schwas considérés comme variables en FR, par exemple dans fenêtre, cerise ou geler. En d’autres termes, une certaine proportion des schwas variables en FR ne le sont pas en FQ : ils sont soit systématiquement omis, soit systématiquement prononcés. La position du schwa, lorsqu’il est prononcé, est également plus variable en FQ qu’en FR : dans certains mots, le schwa peut apparaître soit avant soit après la consonne initiale du mot. Le mot demander a ainsi trois prononciations : [dmãde] [dœmãde] [œdmãde]. Plusieurs facteurs sont susceptibles d’influencer la stabilisation ou la perte du schwa interne dans un contexte lexical donné : 1) La fréquence des mots : le schwa tend à se stabiliser dans les mots plus rares et à disparaître dans les mots plus courants (voir l’exemple de petit dans la section 2.1). 2) La fréquence d’expressions particulières dans lesquelles les mots apparaissent : une des variantes d’un mot peut être favorisée par sa présence fréquente dans des expressions particulières (voir l’exemple de semaine dans la section 3.2.3). 3) Le mode d’acquisition : L’acquisition d’un mot par sa forme écrite plutôt qu’orale peut favoriser la stabilisation du schwa (voir l’exemple de belette dans Mezzetta 2003 : 21). 4) La catégorie morphologique : Le schwa semble plus stable dans les noms que dans les verbes, du moins en FQ ; ainsi, il est stable dans le nom remorque, mais variable dans le verbe remorquer. Le schwa à l’initiale absolue apparaît également presque exclusivement dans
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les verbes ; la prononciation [œdmãd] peut ainsi renvoyer à la forme verbale demande, mais pas au nom équivalent. 5) La dérivation : Le schwa peut être variable (voire absent) dans un mot de base, mais stable dans les mots dérivés. Ainsi, il est variable ou systématiquement omis, suivant les locuteurs, dans cheval, mais toujours prononcé dans chevalier, chevalin, chevalet, chevaucher, etc. 6) Le nombre de consonnes environnantes : Le schwa tend davantage à se stabiliser lorsqu’il est suivi de deux consonnes (C_CCV, comme dans secret) que d’une seule (C_CV, par exemple secoue) ; voir Côté (2000, section 2.3.1). 7) La nature des consonnes adjacentes : Certaines consonnes ou combinaisons consonantiques semblent favoriser davantage la stabilisation ou la perte. C’est ce dernier facteur, la nature des consonnes, que nous étudierons plus en détail. Walker (1996) a déjà analysé l’effet des consonnes dans les stabilisations historiques en FR ; les résultats de cette étude seront présentés et commentés dans la section 1. Nous réévaluerons l’effet des consonnes adjacentes en FQ en utilisant deux types de données, présentés dans la section 2 : des données spontanées tirées d’un corpus de locuteurs québécois nés entre 1846 et 1895 et des jugements d’acceptabilité provenant de locuteurs des régions de Montréal et de la ville de Québec. Ces données fournissent plusieurs résultats intéressants, qui feront l’objet de la section 3. D’une part, la stabilisation et la perte touchent une grande proportion des schwas en FQ : entre la moitié et les deux tiers des schwas considérés comme variables en FR, en fonction des données considérées. D’autre part, la perte du schwa en FQ dépend du profil de sonorité des deux consonnes entourant le schwa et de la nature fricative ou occlusive de la consonne initiale. La stabilisation du schwa, quant à elle, n’apparaît pas fortement influencée par des facteurs segmentaux, ce qui va à l’encontre des résultats de Walker pour les stabilisations historiques en FR. Nous pouvons également observer une différence régionale, la nature de la consonne initiale ayant un effet plus catégorique sur le comportement du schwa à Montréal qu’à Québec.
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1. Les stabilisations historiques en français de référence : Walker (1996) Walker (1996) a procédé à l’analyse d’environ 1 250 mots écrits
, tirés de quatre dictionnaires de prononciation du français. Notons qu’à peu près 830 de ces mots, soit les deux tiers, débutent par la séquence re-. Dans chaque mot, la voyelle correspondant au <e> de la forme écrite est considérée en français contemporain comme stable ou instable, c’est-à-dire toujours ou variablement prononcée. Walker a pu établir que la nature de la consonne qui suit le schwa n’a pas d’effet sur le comportement de la voyelle. La consonne précédente, cependant, a une influence déterminante, selon la classification suivante : •
Le schwa tend à être stable après les consonnes /t, k, b, ɡ, v, l, m/
•
Le schwa tend à être variable après les consonnes /s, ʃ, ʒ, r, (n)3/
•
L’effet des consonnes /p, d, f/ n’est pas clair.
Deux généralisations semblent émerger. Les occlusives initiales tendent à favoriser la stabilisation du schwa suivant, ou ont au mieux un effet neutre, alors que les fricatives stridentes favorisent clairement le maintien de la variabilité du schwa. L’explication que propose Walker repose sur la syllabation des consonnes. Quand le schwa est omis, Walker suppose que la consonne initiale se resyllabe avec le segment à sa gauche. Cela se produit essentiellement si le mot précédent se termine par une voyelle. Ainsi, la cerise serait syllabée [las.riz], conformément à beaucoup d’analyses syllabiques du comportement du schwa. La stabilisation du schwa serait alors favorisée lorsque la consonne initiale correspond à une « mauvaise » coda, afin d’éviter que cette consonne ne se retrouve en coda en cas de chute de la voyelle. Les consonnes qui forment de « bonnes » codas, comme le [s] de cerise, favorisent le maintien de la variabilité du schwa, puisque leur resyllabation à gauche ne pose pas de problème. Cette explication fait face à au moins deux problèmes. D’une part, il n’y a certainement pas unanimité sur le fait que les consonnes initiales se resyllabent systématiquement avec la voyelle précédente. Par exemple, Grammont (1933 : 100) écrit : « la p(e)tite […] se prononce toujours la-ptit, jamais lap-tit ». S’il n’y a pas resyllabation, il n’est pas clair que l’accepta-
3. Seulement deux mots débutent par la lettre , ce qui rend impossible l’établissement d’une quelconque généralisation.
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bilité des consonnes en position coda puisse déterminer le comportement du schwa. Mais même si la resyllabation à gauche avait toujours lieu, on ne voit pas bien pourquoi les consonnes à effet stabilisant sont moins acceptables en position coda que les consonnes non stabilisantes. Par exemple, pourquoi /l/ serait-il moins bien toléré en coda que /ʒ/ ? Cela, en fait, va à l’encontre de la généralisation selon laquelle les consonnes plus sonores, en particulier les liquides, forment de meilleures codas que les obstruantes comme /ʒ/ (p. ex., Clements 1990). Nous reviendrons sur l’explication des tendances segmentales dans le comportement du schwa dans la section 3.2.
2. Stabilisation et perte du schwa interne en français québécois : données 2.1 Le corpus RéFQA Nous avons examiné le comportement du schwa dans le corpus Récits du français québécois d’autrefois (RéFQA) (Poplack et St-Amand 2007), au Laboratoire de sociolinguistique de l’Université d’Ottawa. Ce corpus, enregistré autour de 1950 par des folkloristes, dont Luc Lacoursière, comprend des contes, des légendes et des récits racontés par 44 locuteurs natifs du FQ nés entre 1846 et 1895. La moitié de ces locuteurs (22) proviennent des régions rurales autour de la ville de Québec (région de Québec, Charlevoix et Beauce) ; eux seuls ont été retenus pour l’extraction des données. Les 22 autres viennent des régions plus à l’est (Gaspésie, Côte-Nord, etc.) et ont été exclus ; malheureusement, le corpus ne comprend pas de locuteurs provenant de régions plus à l’ouest, notamment de la région montréalaise. Ont été extraites du corpus toutes les occurrences de mots contenant un schwa en syllabe initiale considéré comme variable en FR, tel qu’indiqué dans un dictionnaire normatif comme le Petit Robert. Aux données extraites, s’ajoutent des mots spécifiques au FQ où la variabilité du schwa a pu être observée (tels rebâdrer et renipper) et quelques mots avec un schwa considéré comme stable en FR, mais où nous avons pu observer une chute du schwa dans le corpus (bedeau, besoin, dehors, devrait, faisable, feriez, monsieur et seriez, ainsi que menace et les autres formes du verbe menacer). Un nombre total de 5 193 occurrences de schwas a été extrait du corpus ; ces schwas apparaissent dans environ 140 mots différents (le nombre exact dépendant de la définition de « mot » adoptée).
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Chacune des occurrences extraites a été codée en fonction des paramètres suivants : 1) schwa : prononcé/omis 2) position (si prononcé) : interne (p. ex., [dœmãde]) / initiale (p. ex., [œdmãde]) 3) contexte précédant le mot : voyelle/consonne/pause 4) nature de la consonne initiale : occlusive/fricative/nasale/[l]/[r] 5) combinaison des consonnes entourant le schwa : occlusive-occlusive, fricative-nasale, etc. 6) schwas consécutifs : si l’occurrence est précédée d’un clitique qui contient lui-même un schwa (p. ex., le bedeau), la prononciation de ce schwa est également notée. 7) locuteur Un certain nombre de mots ont été par la suite exclus des données analysées, pour différentes raisons : 1) Petit(e)(s) et monsieur. Ces deux mots sont les plus fréquents parmi ceux extraits et le comportement du schwa y est quasi systématique. Petit(e)(s) est d’une fréquence disproportionnée puisqu’il compte à lui seul 1 165 occurrences, soit plus de 22 % de toutes les occurrences de schwa extraites. Le schwa est prononcé dans seulement 7 occurrences, ce qui représente 0,6 % du total. Il apparaît donc que le schwa a simplement disparu de la représentation lexicale de petit pour la plupart des locuteurs de FQ, même si le contexte segmental n’y est pas favorable, comme nous le verrons plus loin. Monsieur est déjà beaucoup moins fréquent, avec 377 occurrences, mais, à l’inverse de petit, son schwa est presque systématiquement maintenu (98 %). 2) Tous les mots débutant par la séquence re- (953 occurrences). Ils sont exclus en raison des particularités de cette séquence, liées notamment à son statut de préfixe dans la plupart des mots concernés. Les mots en re- méritent une analyse séparée qui n’est pas présentée ici. 3) Faisait, -s, -aient, faisable (179 occurrences). Ces mots sont exclus parce que la voyelle initiale est souvent réanalysée comme un [ɛ] stable, par analogie avec d’autres formes du verbe faire. 99
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4) Mots où le schwa est suivi de deux consonnes plutôt qu’une. Cette exclusion touche 8 mots (besoin(s), demoiselle, devient, devrait, feriez, depuis, secrétaire et seriez) et 172 occurrences. Elle se justifie par le nombre de consonnes qui favorise le maintien du schwa, indépendamment de la nature des consonnes adjacentes au schwa. 5) Devenir, devenu (2 occurrences). Ces mots sont exclus en raison de la présence de deux schwas consécutifs, qui peut modifier le comportement du schwa initial. En tenant compte de ces diverses exclusions, 2 345 occurrences de schwa dans 42 mots différents ont finalement été retenues aux fins de l’analyse (les différentes formes d’un verbe sont considérées comme si elles appartenaient au même mot : p. ex., venir et venait). Ces mots apparaissent en appendice. Pour chaque mot produit par chacun des locuteurs, le statut du schwa a été établi de la façon suivante. 1) Le schwa est considéré comme variable (V) si le mot est prononcé parfois avec le schwa, parfois sans. 2) Le schwa est considéré comme stable (S) si le mot est toujours prononcé avec le schwa et s’il apparaît au moins une fois après un mot à finale vocalique (dans le contexte V#CœC). Cette seconde condition est nécessaire, puisque le schwa est plus souvent omis après un mot à finale vocalique. Si le schwa est présent même dans ce contexte, l’hypothèse de sa stabilisation se trouve renforcée. Au contraire, si le schwa est toujours prononcé mais que le mot n’apparaît qu’après une consonne, il n’est pas possible de déterminer si le comportement du schwa s’explique par sa stabilité dans la représentation lexicale du mot ou simplement par le contexte segmental qui favorise la prononciation des schwas variables après un mot à finale consonantique. 3) Le schwa est considéré comme absent (A) si le mot est toujours prononcé sans lui et s’il apparaît au moins une fois en position postconsonantique (C#C_C), où le schwa est normalement prononcé. La logique est la même que pour le schwa stable : c’est l’omission du schwa après une consonne qui appuie le plus fortement l’hypothèse de sa perte, puisque l’omission d’un schwa variable après un mot à finale vocalique est attendue4. 4. Dans les situations 2 et 3, aucun seuil minimal de fréquence n’a été fixé ; la seule présence d’un schwa dans le contexte approprié suffit pour qu’il soit considéré comme stable ou absent.
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4) Le statut du schwa est incertain si le mot est toujours prononcé avec schwa en position post-consonantique ou s’il est toujours prononcé sans schwa en position post-vocalique. Il est nécessaire d’établir le statut du schwa séparément pour chaque locuteur, car il est clair que les locuteurs ne se comportent pas tous de la même façon par rapport au schwa dans un mot donné et que les résultats seraient faussés si on amalgamait les données de locuteurs différents. Par exemple, si le schwa d’un mot est stable pour un locuteur, mais variable pour un autre, l’amalgamation des données indiquera que ce schwa est variable de façon générale, mais elle occultera la variation observée entre les locuteurs. Il va sans dire, cependant, que même l’analyse séparée des locuteurs est sujette à caution. Lorsque le schwa est considéré comme stable ou absent pour un locuteur donné, nous ne pouvons pas être certains que ce même locuteur n’aurait jamais omis ou prononcé le schwa dans un autre contexte non représenté dans le corpus. Il semble que l’ensemble des données nous fournisse néanmoins des résultats significatifs, comme nous le verrons par la suite, et que les erreurs possibles, même inévitables, dans le statut de chacun des schwas ne masquent pas les généralisations qui se dégagent. Illustrons l’octroi du statut du schwa à l’aide du mot besoin(s) (qui, exclu de l’analyse, illustre aussi bien la procédure). Le locuteur 22 a un schwa variable dans ce mot puisque le schwa est parfois omis (1a), parfois prononcé (1b). Pour le locuteur 36, le schwa de besoin(s) est stable puisqu’il est toujours prononcé, même après un mot à finale vocalique (2). Pour le locuteur 33, ce même mot a un schwa absent, qui est systématiquement omis (3), notamment après une consonne (3a). Enfin, le statut du schwa de besoin reste incertain pour le locuteur 13, puisque ce schwa est toujours prononcé après un mot à finale consonantique (4). (1) Locuteur 22 : schwa variable
a. […] tu auras pas besoin de porter […] (022D/271)5
b. […] tu as pas besoin, il dit […]
(022B/35)
(2) Locuteur 36 : schwa stable
a. […] pas eu besoin d’en engager un […] (036A/681)
b. […] tu as pas besoin d’aller à la […]
(036A/1228)
5. Ces codes indiquent le numéro du locuteur (p. ex., 022), le récit (p. ex., D) et la ligne (p. ex., 271).
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(3) Locuteur 33 : schwa absent
a. […] tu peux en avoir besoin […]
b. […] ils auraient besoin de monde […] (033B/35)
(033A/352)
(4) Locuteur 13 : statut du schwa incertain
a. […] avoir besoin, puis v—il […]
(013A/197)
b. […] on va en avoir besoin.
(013A/198)
Le statut du schwa a été établi pour 298 combinaisons mot-locuteur ; 134 de ces statuts sont incertains (ce qui correspond à 671 occurrences et 29 % des 2 345 occurrences retenues) et 164 sont stables, variables ou absents (pour un total de 1 676 occurrences). Sauf indication contraire, seuls les schwas dont le statut est variable, stable ou absent, à l’exclusion des données incertaines, ont été considérés pour les étapes ultérieures de l’analyse. Mentionnons finalement que si on ne tient compte que des schwas classés parmi les variables, ceux-ci sont prononcés dans 17 % des cas après un mot à finale vocalique (contexte V#CœC) et dans 73 % des cas après un mot à finale consonantique (contexte C#CœC). Ces chiffres concordent bien avec la généralisation établie dans toute la littérature sur le schwa selon laquelle la voyelle est normalement omise après une voyelle et prononcée après une consonne. Ils indiquent cependant également que cette généralisation est loin d’être absolue et qu’une proportion non négligeable de schwas sont omis après une consonne et prononcés après une voyelle. 2.2 Jugements d’acceptabilité Une liste d’à peu près 900 mots avec un schwa variable en syllabe initiale a été extraite de l’édition 2005 du Petit Robert. Comme dans la liste de Walker (1996) déjà mentionnée, environ les deux tiers de ces mots débutent par re-. Cette liste initiale a été progressivement réduite à 67 mots par l’exclusion des catégories de mots suivantes (la liste finale est fournie en appendice) : 1) Mots susceptibles de ne pas être connus des locuteurs interrogés ou mots connus quoique normalement inutilisés en parole spontanée en FQ (p. ex., cela) ; 2) mots débutant par la séquence re-, qui implique des facteurs additionnels non considérés à cette étape de la recherche ; 102
Contraintes segmentales et variation dans la perte et la stabilisation du schwa en syllabe initiale
3) mots dérivés dont le schwa semble s’être stabilisé (tels que chevaucher et chevalier) ; 4) mots composés dont le premier élément est demi-. Cette liste réduite a été soumise à six locutrices natives du FQ : trois de la ville de Québec, provenant de la même famille (deux sœurs de 28 et de 30 ans et leur mère de 61 ans), et trois de la région de Montréal (deux sœurs âgées de 22 et de 24 ans et une autre locutrice de 40 ans). Chaque locutrice a été consultée individuellement et a reçu l’instruction de prononcer chacun des mots de la liste après un mot à consonne (prononcée) finale et après un mot à voyelle (prononcée) finale. Le mot cerise pouvait ainsi être prononcé dans les contextes suivants : la cerise et neuf cerises. La locutrice devait alors déterminer dans chacun des deux contextes si elle omettrait systématiquement le schwa, le prononcerait systématiquement ou accepterait les deux prononciations. Une étudiante en linguistique a pu assister chaque informatrice et s’assurer que les instructions étaient bien suivies. Le statut du schwa a alors pu être déterminé pour chaque mot et chaque locutrice : le schwa est absent (A) s’il est systématiquement omis dans les deux contextes, après voyelle et après consonne, stable (S) s’il est systématiquement prononcé dans les deux contextes, et variable (V) si sa prononciation est facultative dans au moins un des deux contextes ou obligatoire dans un et exclue de l’autre. L’évaluation de 67 mots par 6 locuteurs nous fournit 402 jugements sur le statut du schwa. Notons que 35 de ces 67 mots se retrouvent également parmi les mots du RéFQA analysés. Afin de maximiser la comparabilité des données entre le RéFQA et les jugements d’acceptabilité, l’analyse pourra être limitée à ces 35 mots communs.
3. Stabilisation et perte du schwa initial en français québécois : résultats 3.1 Proportions de schwas stables, variables et absents Le RéFQA et les jugements d’acceptabilité nous fournissent respectivement 164 et 402 combinaisons mot-locuteur analysables, qui se répartissent entre V, A et S comme dans la colonne « Toutes les données » du tableau ci-dessous. Si on ne tient compte que des 35 mots communs au RéFQA et aux jugements, les proportions sont celles données dans la colonne « Mots
103
Marie-Hélène Côté
communs » (154 combinaisons mot-locuteur dans le RéFQA, 210 dans les jugements).
Tableau 1 Proportion et nombre de schwas absents (A), variables (V) et stables (S) dans le RéFQA et les jugements d’acceptabilité, pour tous les mots et pour les 35 mots communs Toutes les données
Mots communs
A
V
S
A
V
S
RéFQA
35 % (57)
56 % (92)
9 % (15)
36 % (56)
56 % (86)
8 % (12)
Jugements
34 %(136)
36 % (143)
31 % (123)
33 % (70)
50 % (106)
16 % (34)
Quelques remarques générales sur la nature des données considérées s’imposent. D’une part, on pourrait penser que les données du RéFQA ne peuvent que sous-estimer la proportion de schwas variables. En effet, les schwas classés parmi les stables ou les absents ne le sont que jusqu’à preuve du contraire. Des données additionnelles pourraient faire basculer les schwas A et S dans la catégorie V, mais les schwas V ne pourraient pas être reclassifiés, puisque leur variabilité est déjà établie. Si on tient compte des données classées incertaines, cependant, il apparaît que l’utilisation d’un corpus plus important affecterait surtout les proportions de schwas A et V, à la hausse ou à la baisse, mais que les schwas stables (S) ne pourraient atteindre une proportion supérieure à 10 %. En effet, parmi les 134 combinaisons mot-locuteur du RéFQA déclarées incertaines (et qui ne sont pas incluses dans les chiffres du tableau 1), 120 sont des cas où le schwa est toujours absent dans des contextes où le mot précédent se termine par une voyelle, et 14 des cas où le schwa est toujours prononcé à la suite d’un mot se terminant par une consonne. Avec davantage de données, ces 120 cas de schwas absents pourraient basculer dans les catégories A ou V mais pas dans S, tandis que les 14 autres cas pourraient se retrouver dans S ou V. Sur un total de 298 combinaisons motlocuteur, le nombre de schwas A peut donc osciller entre 0 et 177 (0-59 %), le nombre de schwas V entre 92 et 298 (31-100 %) et le nombre de schwas S entre 0 et 20 (0-10 %). Ces proportions demeurent presque identiques si on ne considère que les 35 mots communs avec les jugements d’acceptabilité (la proportion maximale de schwas stables diminue cependant à 8 %).
104
Contraintes segmentales et variation dans la perte et la stabilisation du schwa en syllabe initiale
En ce qui concerne les résultats pour les jugements, il est difficile de déterminer dans quelle mesure la nature de l’exercice pourrait favoriser ou défavoriser certains jugements. Il est probable que les jugements soient davantage influencés par les prononciations orthographiques que les données de corpus. Cela aurait pour effet de surestimer la proportion de schwas stables (la stabilité de la voyelle écrite pouvant favoriser la perception de sa stabilité orale) ou de sous-estimer la proportion de schwas absents (la voyelle écrite, de même que la norme, allant à l’encontre de la perception de son absence systématique à l’oral). L’influence de la norme de prononciation pourrait également agir dans le sens inverse et gonfler la proportion de schwas variables si un schwa normalement stable ou absent au Québec est perçu par les locuteurs comme variable en FR. Notons enfin que la norme décrite dans le Petit Robert peut ne correspondre au parler d’aucune communauté linguistique précise. Le plus grand nombre de schwas variables en FR qu’en FQ pourrait s’expliquer en partie par son statut de variété d’accommodation. Comme le montre Morin (2000 : 127), « les descriptions des normes de prononciation [peuvent], sur certains points, faire apparaître des désaccords considérables ». Si l’on adopte une conception inclusive de la norme, qui additionne différentes variantes possibles, il en résulte un français de référence qui présente plus de variations que l’usage d’une région ou d’un groupe particulier6. La préface du Petit Robert, dictionnaire qui a servi à déterminer le statut variable des schwas en FR, suggère d’ailleurs aussi la notion de norme englobant une multiplicité d’usages7. Cela pourrait favoriser que l’on note comme variable la prononciation d’un schwa pour accommoder différentes formes présentes dans la francophonie, l’ensemble des schwas dits variables étant possiblement plus grand que celui de chacune des variétés susceptibles d’être englobées dans une notion large de norme. Ces commentaires sur la nature des données étant faits, revenons sur les chiffres du tableau 1. On remarque tout d’abord qu’une proportion très élevée de schwas variables selon la norme dictionnairique est perçue comme invariable par les locuteurs québécois qui ont fourni des jugements : dans l’ensemble des mots, 65 % des schwas, soit près des deux tiers, sont stables ou absents, avec une répartition presque égale entre les deux catégories. Ces 6. Je remercie Luc Baronian d’avoir soulevé cette hypothèse. 7. Selon la préface du Nouveau Petit Robert de Rey-Debove et Rey, qui apparaît dans toutes les éditions du dictionnaire depuis 1993, « l’objectif du Nouveau Petit Robert n’a pas varié : c’est la description d’un français général, d’un français commun à l’ensemble de la francophonie, coloré par des usages particuliers ».
105
Marie-Hélène Côté
jugements ne prouvent évidemment pas que tous ces schwas sont vraiment invariables, puisqu’ils ne reflètent certainement pas parfaitement le comportement réel des locuteurs, mais ils sont tout de même indicatifs d’une tendance à la perte de variabilité des schwas à l’intérieur des morphèmes, par chute ou stabilisation, en FQ. Dans le RéFQA, la proportion de schwas variables est plus élevée que dans les jugements (56 % contre 36 %) et la proportion de voyelles stables, bien inférieure (9 % contre 31 %). La proportion de voyelles absentes reste cependant la même dans les deux bases de données (34 % et 35 %). Ces données soulèvent deux questions. Premièrement, comment expliquer la fréquence de la perte des schwas en FQ, qui n’a rien de marginal puisqu’elle concerne le tiers des schwas variables considérés en FR ? À défaut d’une analyse détaillée, mentionnons deux éléments qui paraissent pertinents. D’une part, on peut supposer que la stabilité des schwas en syllabe initiale dans la forme orthographique favorise le maintien de leur prononciation. La norme orthographique ayant certainement joué un rôle moindre dans l’évolution du FQ que dans celle du FR, elle n’a peut-être pas eu d’effet de freinage sur la perte des schwas en FQ. D’autre part, il est intéressant de faire le rapprochement entre la perte des schwas en FQ et une autre caractéristique du schwa dans cette variété : son absence quasi systématique aux frontières de mot. Dans le contexte C1C2#C3, le FR insère un schwa de façon variable ; C2 peut également chuter, suivant la nature du groupe C1C2. En FQ informel, l’insertion du schwa n’est pas une option productive (le schwa n’apparaît normalement que dans certains cas figés) ; ou bien le groupe consonantique demeure intact, ou bien il est simplifié par la chute de C2 (Côté 2004a). Par exemple, poste mexicaine se prononce normalement [pɔsmɛksikɛn], pas [pɔstœmɛksikɛn]. Le domaine du schwa variable en FQ est donc de façon générale plus réduit qu’en FR. Deuxièmement, la différence observée entre le RéFQA et les jugements dans la proportion de schwas stables pourrait laisser croire à une accentuation de la stabilisation des schwas depuis un siècle au Québec, comme certains auteurs l’ont suggéré pour le français parisien. Il est difficile d’interpréter ces données dans le sens d’une stabilisation accrue des schwas internes entre les locuteurs du RéFQA et ceux interrogés, dans la mesure où les types de données analysées sont très différents et ne peuvent pas être comparés directement. Deux éléments, toutefois, pourraient apporter une certaine crédibilité à cette hypothèse. D’une part, nous avons vu plus haut que la proportion de schwas stables pour les mots et les locuteurs du RéFQA ne peut pas mathématiquement dépasser 10 % (8 % si on ne tient compte 106
Contraintes segmentales et variation dans la perte et la stabilisation du schwa en syllabe initiale
que des 35 mots communs) et la proportion réelle est probablement inférieure. Les jugements des locuteurs contemporains indiquent une proportion supérieure de schwas stables, sans qu’il soit toutefois possible de décider si cette proportion est surestimée ou sous-estimée, la forme graphique et la perception de la norme pouvant jouer dans les deux sens. D’autre part, il est intéressant de constater que 5 des locutrices interrogées pour les jugements ont des taux de schwas stables variant entre 27 % et 40 % pour l’ensemble des mots et entre 11 % et 26 % pour les 35 mots communs. Seule la locutrice âgée de Québec a des proportions nettement inférieures de 15 % pour l’ensemble des mots et 6 % pour les 35 mots communs, proportions similaires à celles du RéFQA. En général, cette locutrice fournit des jugements plus proches des résultats du RéFQA (dont les locuteurs proviennent également de l’Est du Québec) que les autres informatrices. Il est possible, mais cela doit évidemment être vérifié, que cela indique une stabilisation progressive des schwas entre les générations du RéFQA, celle de la locutrice âgée de Québec et la génération plus jeune. Quelques remarques, enfin, sur l’article de Picard (1991), qui fournit en appendice une liste de 70 mots « qui conservent obligatoirement leur cheva en syllabe initiale » en FQ. Dans cette liste, 24 mots se retrouvent parmi les 67 inclus dans la présente analyse (voir appendice) ; la plupart des autres mots cités par Picard ont un schwa stable également en FR et ne sont pas considérés ici. Il est intéressant de voir si le schwa de ces 24 mots est également stable dans nos données. Or, pas moins de 20 de ces mots ont vu leur schwa omis au moins une fois dans le RéFQA ou classifié comme variable ou absent par au moins une des locutrices ayant fourni des jugements d’acceptabilité. On en conclut que la liste fournie par Picard n’a certainement aucun caractère de généralité quant à la stabilité du schwa en FQ dans ces mots. La comparaison entre nos résultats et la liste de Picard n’est pourtant pas si peu concluante. Il est clair qu’il n’y a pas d’adéquation entre la liste de Picard et les données du RéFQA : sur les 11 mots de la liste de Picard qui se retrouvent dans les données analysées du RéFQA, seulement 2 conservent leur schwa dans toutes les occurrences (chevet et deviner, avec seulement 3 occurrences chacun). La comparaison avec les jugements est cependant beaucoup plus favorable, surtout avec ceux des locutrices montréalaises. Sur les 24 mots avec schwa stable de la liste de Picard, 21 ont été testés (voir appendice). Sur ces 21 mots, 5 (devinette, second, secousse, semestre et semoule) ont un schwa stable pour toutes les informatrices ; 10 (cheminée, jetée, jeton, leçon, levure, melon, mesurer, seconde, selon et tenaille) ont un 107
Marie-Hélène Côté
schwa stable pour 5 des 6 informatrices et, dans 7 de ces cas, l’informatrice déviante est la locutrice âgée de Québec ; 1 mot (devancer) est variable pour toutes les informatrices ; les 5 autres mots (chevet, deviner, pelouse, secours et semer) présentent une plus grande variation. Les jugements de Picard correspondent en fait presque parfaitement à ceux de 2 des 3 informatrices de Montréal : 20 mots sur 21 pour la locutrice de 40 ans et 19 sur 21 pour une des deux plus jeunes sœurs (les exceptions étant devancer et semer). La troisième informatrice de Montréal et les deux jeunes locutrices de Québec ont un schwa stable dans 13 à 15 des 21 mots, la locutrice âgée de Québec ne s’accordant avec Picard que sur 7 mots. Il apparaît donc que Picard décrit plus spécifiquement une variété montréalaise, et non le FQ dans son ensemble. En outre, il semble que les deux jeunes locutrices de Québec se rapprochent davantage de Picard que leur mère et les locuteurs du RéFQA, qui présentent moins de schwas stables. Cela va peut-être également dans le sens d’une stabilisation accrue des schwas depuis quelques générations, tel que mentionné précédemment, et d’une stabilisation plus répandue à Montréal qu’à Québec. 3.2 Influence du contexte segmental Le tableau 2 présente toutes les combinaisons de consonnes d’un côté et de l’autre du schwa que l’on retrouve dans les mots analysés du corpus RéFQA et ceux retenus pour les jugements d’acceptabilité. C1 correspond à la consonne qui précède le schwa (la consonne initiale de mot), C2 à celle qui le suit. Le mot secoue, par exemple, contient la combinaison [sk].
Tableau 2 Combinaisons de consonnes précédant et suivant le schwa dans les mots du RéFQA et les jugements d’acceptabilité C2 C1 Occlusives Fricatives Nasales Liquides
108
Occlusives pt bd db dd sk sg ʒt
Fricatives ds dv dh ʃv mz nv ls lv
Nasales dm tn sm ʃm ʃn ʒn fn vn mn
Liquides pl sl sr ʒl vl fr ml
Contraintes segmentales et variation dans la perte et la stabilisation du schwa en syllabe initiale
Il apparaît que le contexte segmental, c’est-à-dire la nature des consonnes adjacentes au schwa, a une influence déterminante sur la perte du schwa, mais pas sur sa stabilisation. Ce résultat contraste avec ceux de Walker (1996), qui avait établi que les stabilisations historiques dépendaient de la nature de la consonne initiale. En FQ, il semble que le rôle segmental ait été transféré dans la perte et que la stabilisation dépende d’autres facteurs, morphologiques et lexicaux. Quant à l’influence des consonnes sur la perte du schwa, il faut distinguer trois zones dans le tableau 2 ; chacune fera l’objet d’une discussion plus détaillée dans les sections suivantes. La zone hachurée correspond aux séquences obstruante + liquide, où la perte du schwa est grandement favorisée, à la fois dans le RéFQA et les jugements. La zone gris clair indique les séquences dans lesquelles la sonorité décroît, étant donné une échelle de sonorité classique : liquides > nasales > fricatives > occlusives. Le schwa dans ces séquences ne disparaît presque jamais (il est stable ou variable). Le reste du tableau comprend toutes les séquences qui ne tombent dans aucune des deux catégories précédentes : occlusive + {occlusive/fricative/nasale} ; fricative + {fricative/nasale} ; et nasale + {nasale/liquide}. Dans ce groupe résiduel, le comportement du schwa peut être fortement déterminé par la nature fricative ou occlusive de la consonne initiale, selon les locuteurs. Chez les informatrices montréalaises, les schwas non stabilisés restent généralement variables après une occlusive, mais sont absents après une fricative ; pour les informatrices de Québec, la perte est aussi évitée après des occlusives, mais les fricatives ne déclenchent pas de comportement particulier du schwa. Dans le RéFQA, la consonne initiale n’a pas d’effet sur le statut du schwa. Il reste les combinaisons nasale + nasale et nasale + liquide, pour lesquelles aucune tendance nette ne se dessine ; cela ne concerne que les deux séquences [mn ml] et les deux mots mener (et ses formes conjuguées) et melon. 3.2.1 Combinaisons obstruante + liquide Les séquences concernées sont données en (5), avec pour chacune d’elles les mots analysés, dans le RéFQA ou grâce aux jugements d’acceptabilité des locutrices. Les 4 mots communs au RéFQA et aux jugements dans cette catégorie sont soulignés. Comme le montre le tableau 3, le schwa dans les combinaisons obstruante + liquide est généralement absent (A).
109
Marie-Hélène Côté
(5) a. [fr]
fera (ferai, etc.)
b. [vl]
velours
c. [sr]
cerise, sera (serai, etc.), serin, seringue
d. [sl]
selon
e. [ʒl]
gelée, geler
f. [pl]
pelote, peloton, pelotonner, pelouse, peluche, pelure
Tableau 3 Proportion et nombre de schwas absents, variables et stables dans les séquences obstruante + liquide dans le RéFQA et les jugements d’acceptabilité, pour l’ensemble des mots et pour les 4 mots communs Toutes les données
Mots communs
A
V
S
A
V
S
RFQA
91 % (21)
9 % (2)
0 % (0)
91 % (20)
9 % (2)
0 % (0)
Jugements
82 % (69)
6 % (5)
12 % (10)
100 % (24)
0 % (0)
0 % (0)
Pour l’ensemble des données du RéFQA, 91 % des combinaisons mot-locuteur comportant une séquence obstruante + liquide sont classées en A (21/23) ; les deux exceptions sont fera et sera, verbes qui ont chacun un schwa variable pour un locuteur. Pour les mêmes séquences, 82 % des jugements d’acceptabilité fournis indiquent un schwa absent (69 sur 84 = 14 mots x 6 locuteurs), proportion qui s’élève à 100 % si on ne considère que les mots communs avec le RéFQA. Les exceptions proviennent de quatre mots : selon (variable pour 1 locuteur, stable pour les 5 autres), pelouse (variable pour 3 locuteurs et stable pour 2), pelote (stable pour 3 locuteurs) et seringue (variable pour 1 locuteur). Il est intéressant de constater que trois de ces mots (14 des 15 exceptions) peuvent donner lieu à une explication particulière. Selon et pelouse, des mots d’usage relativement récent au Québec (d’ailleurs, aucun des deux n’apparaît dans le RéFQA), sont susceptibles de voir leur prononciation davantage influencée par la forme écrite ou standard. Quant au mot pelote, il a deux sens principaux au Québec : il désigne soit une boule de fil ou de laine soit, dans une acception moins standard, le sexe de la femme (et, par extension, la femme elle-même). Dans son sens sexuel, pelote est toujours prononcé sans schwa ; dans le sens standard, il est souvent prononcé avec le schwa, qui est même obligatoire pour certains locuteurs, peut-être justement pour distinguer ce sens de l’autre, considéré comme vulgaire. 110
Contraintes segmentales et variation dans la perte et la stabilisation du schwa en syllabe initiale
La perte du schwa dans les combinaisons obstruante + liquide n’est pas surprenante d’un point de vue phonologique puisque ces séquences ont le profil de sonorité désiré pour les attaques complexes, avec un niveau de sonorité fortement ascendant. Deux remarques additionnelles s’imposent. D’une part, il faut noter que la perte n’est pas liée au fait que la combinaison soit déjà ou non attestée en début de mot en français. L’inexistence des groupes [ʒl] et [sr] en début de mot (sauf dans des emprunts comme Sri Lanka pour [sr]) n’empêche pas la chute du schwa dans les mêmes séquences. D’autre part, les schwas se sont souvent stabilisés historiquement quand la consonne suivante était une liquide, comme dans belette, querelle et peler (Morin 1978 : 105), mots où le schwa est également stable en FQ. Cependant, dans les mots où le schwa est resté variable en FR, comme ceux en (5), nos données de FQ illustrent plutôt la tendance inverse, celle de la perte des schwas dans les mêmes séquences. Nous n’avons pas d’explication pour cette différence de comportement. Il n’est pas impossible que la chute du schwa dans ces séquences ait été évitée historiquement pour mieux marquer la distinction entre les séquences #CC sous-jacentes (comme dans bleu, cru et plus) et celles, identiques en surface, qui découleraient de la chute d’un schwa sous-jacent. Ce facteur ne serait de toute façon pas actif en FQ. 3.2.2 Combinaisons à sonorité décroissante Les combinaisons de consonnes à sonorité décroissante, où C1 est plus sonore que C2, et les mots qui les contiennent sont donnés en (6). Les mots communs aux deux bases de données, 7 au total dans cette catégorie, sont de nouveau soulignés. Les proportions de schwas absents, variables et stables dans le RéFQA et les jugements d’acceptabilité pour ces séquences apparaissent dans le tableau 4. (6) a. [lv]
levée, lever, levure
b. [ls]
leçon
c. [mz] mesure, mesurer
d. [nv] neveu
e. [sk]
secouer, secours, secousse
f. [sɡ]
second, seconde
g. [ʒt]
jetée, jeter, jeton
111
Marie-Hélène Côté
Tableau 4 Proportion et nombre de schwas absents, variables et stables dans les séquences à sonorité décroissante dans le RéFQA et les jugements d’acceptabilité, pour l’ensemble des mots et pour les 7 mots communs Toutes les données A
V
RéFQA
4 % (1)
Jugements
4 % (3)
Mots communs S
A
V
S
61 % (14)
35 % (8)
5 % (1)
59 % (13)
36 % (8)
38 % (32)
58 % (49)
2 % (1)
50 % (21)
48 % (20)
Nous constatons que le schwa n’est presque jamais absent dans ces séquences, à l’inverse des groupes obstruante + liquide. Que ce soit dans le RéFQA ou les jugements, pour l’ensemble des données ou seulement les mots communs, la proportion de schwas classés en A dans les combinaisons de consonnes en (6) ne dépasse pas 5 %. Les cas exceptionnels de schwa absent sont jetée, secouer et neveu pour une informatrice et seconde pour un locuteur du RéFQA. La perte du schwa dans ces séquences créerait des attaques qui violent le principe de sonorité, selon lequel le niveau de sonorité ne doit pas diminuer du noyau de la syllabe vers chacune de ses deux extrémités (p. ex., Clements 1990 ; voir Cser 2000 pour une revue récente et Côté 2000 pour une approche non syllabique du principe de sonorité). Si un mot comme mesure était réanalysé en /mzyr/, son attaque initiale [mz] n’aurait pas le profil de sonorité croissante attendu. La conservation du schwa, variable ou catégorique, a donc l’effet d’éviter les violations du principe de sonorité en début de mot. Si cette motivation pour le comportement du schwa dans les mots en (6) peut se comprendre aisément, elle appelle un certains nombre de commentaires. Premièrement, la hiérarchie de sonorité adoptée, qui établit une distinction entre les occlusives et les fricatives, contredit Côté (2004a), qui suggère que toutes les obstruantes ont le même niveau de sonorité dans le processus de réduction des groupes consonantiques en fin de mot en FQ (voir aussi Clements 1990). Si le comportement du schwa interne appuie plutôt la distinction traditionnellement établie entre fricatives et occlusives, une révision minimale et sans conséquence de l’analyse de Côté (2004a) permettrait d’accommoder ce résultat. Le maintien du schwa dans les séquences à sonorité décroissante contredit également la généralisation de Malécot 112
Contraintes segmentales et variation dans la perte et la stabilisation du schwa en syllabe initiale
(1977 : 28), selon laquelle plus la consonne initiale est faible (sonore) par rapport à la consonne suivante, plus le schwa est facilement omis. Les données de Hansen (1994) pour le français parisien n’appuient pas non plus l’hypothèse de Malécot. Enfin, il faut noter que même si la séquence [sk] en (6e) est bien attestée en début de mot en français (p. ex., dans squelette et skier), elle n’est pas plus susceptible de perdre son schwa interne que les séquences absentes du lexique ; trois des quatre exceptions où on a pu observer une perte du schwa contiennent une séquence initiale absente du lexique ([zɡ] dans seconde, [nv] dans neveu et [ʃt] dans jetée, l’autre étant [sk] dans secouer). Comme pour les séquences obstruante + liquide, nous constatons que le comportement du schwa dépend davantage de principes phonologiques que de l’existence préalable de séquences données dans le lexique. Notons que si le profil de sonorité des consonnes joue un rôle presque catégorique dans la perte du schwa (celui-ci est maintenu quand la consonne précédente est plus sonore que la suivante), il n’a pas eu d’influence sur les stabilisations historiques d’après l’analyse de Walker (1996). Il n’est pas surprenant que la sonorité empêche la perte du schwa mais ne favorise pas sa stabilisation. La perte catégorique de la voyelle entre deux consonnes à la sonorité décroissante conduit nécessairement à une violation du principe de sonorité lorsque le mot précédent se termine par une consonne qui est également moins sonore que la consonne initiale du mot. Par exemple, il n’est pas possible de syllaber la séquence [nls] dans [ynlsɔ˜] (une leçon) sans violer le principe de sonorité : dans [ynl.sɔ˜], il y a violation en coda ; dans [yn.lsɔ˜], violation en attaque. Par contre, si le schwa est variable, il est toujours possible d’éviter les violations du principe de sonorité. Donc, du point de vue de la sonorité, il y un avantage à éviter la perte du schwa, mais il ne semble pas y en avoir à le stabiliser (ce qui n’exclut pas que la stabilisation puisse être favorisée par d’autres facteurs). 3.2.3 Fricatives vs occlusives initiales Les séquences du tableau 2 qui sont exclues des deux catégories précédentes (obstruante + liquide et sonorité décroissante) comprennent essentiellement les combinaisons obstruante + obstruante et obstruante + nasale. Dans ce groupe, il faut distinguer les combinaisons à fricative initiale (7) de celles à occlusive initiale (8). Parmi les 35 mots communs au RéFQA et aux jugements, soulignés en (7) et (8), 13 ont une fricative initiale et 10, une occlusive initiale. 113
Marie-Hélène Côté
(7) a. [fn]
fenêtre
b. [vn] venir
c. [sm] semaine, semelle, semence, semer, semestre, semoule
d. [ʃm] chemin, cheminée, chemise
e. [ʃn]
chenapan, chenil, chenille
f. [ʃv]
cheval, chevet, cheveu, cheville
g. [ʒn] genou
(8) a. [bd] bedeau
b. [pt]
petit
c. [dm] demain, demande, demander, demeure, demie
d. [tn]
tenaille, tenir, tenue
e. [dv] devait (-aient, -ez), devancer, devant, devanture, deviner, devinette, devis
f. [ds]
dessous, dessus
g. [dh] dehors
h. [db] debout
i. [dd]
dedans
Comme on peut le constater dans le tableau 5, la nature de la consonne initiale n’a pas d’effet clair sur la stabilisation, contrairement à ce que Walker (1996) a obtenu pour les stabilisations historiques en FR. La proportion de schwas stables ne dépend pas de la nature occlusive ou fricative de la consonne initiale, ni dans le RéFQA ni dans les jugements, puisqu’on observe des proportions similaires après les deux types de consonnes et que les écarts observés peuvent aller dans un sens comme dans l’autre. La stabilisation semble dépendre davantage de la fréquence et de la morphologie que de contraintes segmentales.
114
Contraintes segmentales et variation dans la perte et la stabilisation du schwa en syllabe initiale
Tableau 5 Proportion et nombre de schwas absents, variables et stables dans les séquences à fricative ou occlusive initiale (non considérées dans les tableaux 3 et 4) dans le RéFQA et les jugements d’acceptabilité, pour l’ensemble des mots et pour les 23 mots communs Toutes les données A RéFQA Jugements
V
Mots communs S
A
V
S
Fricative
23 % (10) 68 % (30)
9 % (4)
23 % (10) 70 % (30)
7 % (3)
Occlusive
28 % (19) 68 % (46)
4 % (3)
31 % (19) 67 % (41)
2 % (1)
Fricative
51 % (55) 26 % (28) 23 % (25) 55 % (43) 31 % (24)
Occlusive
6 % (7)
64 % (73) 30 % (34)
3 % (2)
14 % (11)
92 % (55)
5 % (3)
Le tableau 6 donne, pour l’ensemble des données, la répartition des schwas non stabilisés entre perte (A) et variabilité (V) dans le RéFQA et les jugements, avec cette fois-ci un découpage plus spécifique entre la locutrice âgée de Québec, les deux jeunes locutrices de Québec et les informatrices de Montréal.
Tableau 6 Proportion et nombre de schwas absents et variables parmi les schwas non stabilisés du tableau 5 pour l’ensemble des mots dans le RéFQA et les jugements (locutrices de Montréal, jeunes locutrices de Québec et locutrice âgée de Québec) Fricative initiale
Occlusive initiale
A
V
A
V
RéFQA
25 % (10)
75 % (30)
29 % (19)
71 % (46)
Québec (âgée)
44 % (7)
56 % (9)
19 % (3)
81 % (13)
Québec (jeunes)
46 % (12)
54 % (14)
4 % (1)
96 % (25)
Montréal
88 % (36)
12 % (5)
8 % (3)
92 % (35)
Il semble qu’on soit en présence de trois « modèles » en ce qui a trait au rôle de la consonne initiale pour les schwas non stabilisés. Dans le RéFQA, 115
Marie-Hélène Côté
la consonne initiale est sans effet sur la répartition entre perte (A) et variabilité (V) du schwa : les proportions de schwas variables et absents sont essentiellement les mêmes dans les mots commençant par des fricatives et ceux commençant par des occlusives, avec un avantage pour le maintien de la variabilité dans environ les trois quarts des cas. Cependant, l’effet de la consonne initiale se fait clairement sentir dans les jugements. Pour les informatrices montréalaises, la consonne initiale a un effet presque catégorique sur le comportement des schwas non stabilisés, qui sont très majoritairement absents lorsque précédés d’une fricative (88 % contre 12 % de schwas variables) et très majoritairement variables lorsque précédés d’une occlusive (92 % contre 8 % de schwas absents). Les fricatives favorisent la perte et les occlusives, le maintien de la variabilité. Le seul mot débutant par une occlusive où le schwa est classé absent est petit, mot pour lequel les trois informatrices fournissent le même jugement. Ce comportement va dans le sens des données du RéFQA, où le schwa de petit n’est prononcé que dans 0,6 % des occurrences, et il est sûrement lié à la fréquence disproportionnée du mot (voir section 2.1). Les cas exceptionnels de variabilité du schwa dans les mots à fricative initiale sont : chevet, variable pour une locutrice (stable pour les deux autres, comme dans Picard 1991), et semaine et cheveu, variables pour deux des trois locutrices (pas les mêmes), le schwa y étant absent pour la troisième. Le cas de semaine est intéressant puisque son comportement peut être mis en relation avec la grande fréquence de deux expressions figées dans lesquelles [œ] est prononcé et qui aident à maintenir la forme [sœmɛn] aux dépens de [smɛn] : par semaine [parsœmɛn] et fin de semaine [fe˜tsœmɛn]8. Les locutrices de Québec ont un comportement intermédiaire entre celui du RéFQA et celui des Montréalaises. Comme à Montréal, la perte des schwas est clairement évitée dans les mots à occlusive initiale, cette tendance étant plus nette chez les jeunes locutrices de Québec que chez la locutrice âgée. Mais, comme dans le RéFQA, les fricatives initiales ne favorisent pas nettement la perte des schwas, quoique la proportion de schwas absents après fricative soit supérieure à celle du RéFQA (45 % contre 25 %)9. 8. La forme [fe˜tsœmɛn] fait partie des quelques expressions figées qui ne respectent pas le modèle dominant à Montréal pour la prononciation de schwas consécutifs, tel qu’on le précise plus loin ; il y a aussi queue de cheval [køtʃœval]. 9. Il n’est pas impossible que cette situation indique un certain alignement de Québec sur un modèle montréalais plus « avancé », avec une exclusion des pertes après occlusive et une augmentation après fricative. Mais les limites des données et l’absence de données montréalaises plus anciennes ne nous permettent pas de quitter ici le niveau de la spéculation. D’autre part, le comportement des locuteurs montréalais n’est pas stable et pourrait tendre
116
Contraintes segmentales et variation dans la perte et la stabilisation du schwa en syllabe initiale
La différence entre les occlusives et les fricatives dans le comportement du schwa rejoint celle observée par Walker (1996) pour les stabilisations. Les occlusives initiales favorisent la prononciation du schwa. Cela se manifeste soit par le maintien de schwas variables plutôt que par leur perte (FQ), soit par la stabilisation des schwas plutôt que par le maintien de la variabilité (stabilisations historiques). Les fricatives, par contre, facilitent l’omission du schwa. Cela favorise le maintien de la variabilité du schwa plutôt que sa stabilisation, en FR, et la perte du schwa en FQ (de façon presque absolue en montréalais et de façon relative, par rapport aux occlusives initiales, chez les locuteurs de Québec). Pourquoi les fricatives et les occlusives influencent-elles de la sorte le schwa ? Walker relie cette tendance segmentale à la resyllabation de la consonne initiale avec la voyelle précédente dans le cas où le schwa est omis : les fricatives se resyllabent plus facilement que les occlusives et favorisent ainsi la chute du schwa. Nous avons vu dans la section 1 que cette explication pose certains problèmes. La perte du schwa en FQ après fricative ajoute un argument contre cette analyse. On suppose que la perte est possible lorsque la consonne initiale peut « survivre » sans le schwa entre deux consonnes (quand le mot précédent se termine par une consonne, comme dans une chemise [ynʃmiz]). Dans ce cas, la consonne initiale ne se resyllabe pas, du moins pas nécessairement, avec la consonne précédente ; donc la resyllabation n’est pas la source du statut spécial des fricatives. Je propose plutôt une explication perceptuelle, qui rend compte à la fois des résultats obtenus ici et de ceux de Walker. Les fricatives sont perceptuellement plus saillantes que les occlusives en l’absence de voyelles (ou d’approximantes) adjacentes (Côté 2000 et 2004b). Elles bénéficient de bons indices internes de mode et de lieu d’articulation, alors que les occlusives dépendent davantage des segments voisins pour leur identification. Les fricatives tolèrent donc l’omission du schwa plus facilement que les occlusives : soit l’omission variable par opposition à la stabilisation (Walker), soit l’omission catégorique par opposition à l’omission variable (FQ). Parmi les fricatives, les stridentes sont plus saillantes et devraient favoriser davantage que les fricatives labiales l’omission du schwa, une généralisation que Walker a en effet observée. La relative vulnérabilité perceptuelle des occlusives en vers un retour des schwas variables dans les mots à fricative initiale. Par exemple, j’ai noté chez les enfants (les miens et d’autres) que les schwas sont fréquemment prononcés, même en contexte post-vocalique, dans des mots comme fenêtre, chemise, cheval et cheveu, où le schwa est littéralement absent dans ma propre production mais pas dans celle des éducateurs de garderie ou des enseignants en contexte éducatif.
117
Marie-Hélène Côté
l’absence d’approximante adjacente explique l’absence rarissime du schwa après occlusive chez nos informatrices, à Montréal comme à Québec. Les fricatives ne sont pas sujettes aux mêmes contraintes et tolèrent facilement la perte du schwa qui suit. Elles ne créent toutefois pas nécessairement de pression contre les schwas variables, qui se maintiennent mieux à Québec qu’à Montréal, où la perte est nettement favorisée. La plus grande propension à la perte des schwas à Montréal qu’à Québec après des fricatives, ou le maintien plus robuste des schwas variables à Québec, semble devoir être associée à une autre différence entre les deux régions. Dans les séquences clitique + schwa interne, comme dans tu le demandes, deux prononciations sont possibles : (a) [tylœdmãd], avec omission du schwa interne, et (b) [tyldœmãd], avec omission du schwa dans le clitique. À Montréal, Picard (1991) note que l’option (a) est normalement utilisée. C’est également le cas de nos trois informatrices. À Québec, par contre, les deux options sont utilisées. C’est vrai dans les données du RéFQA et pour nos trois informatrices. L’option (a) réduit la fréquence des schwas internes et est donc susceptible de favoriser davantage leur perte. On peut ainsi envisager une relation entre la plus grande fréquence de (a) à Montréal et la perte régulière des schwas internes dans les mots à fricative initiale, et entre l’utilisation courante de (b) à Québec et le maintien des schwas variables.
Conclusion Cet article apporte quelques éléments d’analyse au problème de l’évolution du statut des schwas internes, entre le maintien de la variabilité, la perte du schwa et sa stabilisation. La discussion se base sur deux types de données, corpus et jugements d’acceptabilité, couvrant des générations et des régions distinctes du français québécois. Les résultats soulignent d’une part la grande proportion de stabilisations et de pertes du schwa en FQ. Il se dessine peut-être également une tendance accrue à la stabilisation depuis quelques générations, comme plusieurs l’ont déjà proposé pour le français parisien, mais les données sont trop fragmentaires et la question mérite une exploration plus approfondie. D’autre part, le profil de sonorité des consonnes entourant le schwa a un rôle déterminant dans le comportement du schwa ; la nature de la consonne initiale, fricative ou occlusive, peut également favoriser la perte ou le maintien des schwas variables, mais les données suggèrent des variations dialectales fines 118
Contraintes segmentales et variation dans la perte et la stabilisation du schwa en syllabe initiale
à l’intérieur même du domaine québécois, la région de Québec préservant davantage les schwas variables que celle de Montréal, où l’on note une tendance nette à la perte des schwas après fricative. Ces résultats soulèvent à leur tour de nombreuses questions de recherche, qui touchent notamment la variation dialectale. Dans quelle mesure le FQ se distingue-t-il ou se rapproche-t-il d’autres variétés de français, tant par rapport à la proportion des schwas non variables que par rapport au rôle du contexte segmental ? Quels sont les facteurs qui peuvent expliquer d’éventuelles différences interdialectales dans le comportement des schwas en syllabe initiale ? Nous avons suggéré des liens possibles entre l’évolution du statut des schwas internes et certaines différences dans la distribution des schwas variables dans d’autres contextes : 1) présence en FR vs absence en FQ de schwas aux frontières de mot, 2) dans les cas où le schwa interne est précédé d’un clitique contenant un autre schwa, prononciation du schwa clitique à Montréal vs prononciation variable de l’un ou l’autre schwa à Québec. Il faudra cependant amasser des données beaucoup plus riches si l’on veut tester ce type de lien, la variation dialectale dans le comportement du schwa étant encore un terrain sous-exploité.
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Marie-Hélène Côté
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Contraintes segmentales et variation dans la perte et la stabilisation du schwa en syllabe initiale
Appendice Les mots en italique ne sont utilisés que dans les jugements d’acceptabilité Les mots en majuscules n’apparaissent que dans les données du RéFQA Les mots précédés d’un * sont réputés avoir un schwa stable dans Marc Picard, 1991. « La loi des trois consonnes et la chute du cheva en québécois », Revue québécoise de linguistique, vol. 20, no 2, p. 35-49.
Fricatives (37) cerise chemin *cheminée chemise chenapan chenil chenille cheval (CHEVAUX) *chevet cheveu(x) cheville fenêtre fera (FERAI, etc.) gelée geler genou *jetée jeter *jeton *second *seconde (nom) secouer *SECOURIR *secours *secousse *selon semaine semelle *SEMENCES *semer *semestre *semoule sera (SERAI, etc.) serin seringue velours venir
OCclusives (28) BEDEAU debout dedans DEHORS demain demande (nom) demander demeure demi(e) dessous dessus DEVAIT, -AIENT, -EZ *devancer devant devanture *deviner *devinette devis pelote peloton PELOTONNER *pelouse peluche pelure petit *tenaille tenir tenue
SonNantes (9) *leçon levée lever *levure *melon *MENACER mener *mesurer neveu
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Page laissée blanche intentionnellement
Essai de panorama phonologique : les accents du Midi
Jacques Durand, Université de Toulouse et CNRS (CLLE-ERSS UMR5263)
Introduction1
L
a phonologie du français constitue un champ virtuellement inégalé dans la richesse qu’elle offre à l’analyse. La plupart des grandes questions qui préoccupent les chercheurs contemporains – les inventaires segmentaux, les structures syllabiques, le schwa, la liaison, le h aspiré, les glissantes, les voyelles nasales – ont fait l’objet d’observations et de généralisations depuis les balbutiements de la réflexion grammaticale. En même temps, la constitution de l’État-nation « France » et la politique de la langue qui l’a accompagnée, en particulier le rôle de l’orthographe, ont entraîné une vision normative de la langue qui ne cesse de hanter les analyses. Comme l’a souvent fait remarquer Yves Charles Morin (1987, 2001/2000), cet objet construit qu’est le français de référence (alias français standard ou standardisé) est pris comme allant de soi, même si nombre de chercheurs ne se privent pas de modifier les données par extension arbitraire, 1. Je tiens à remercier Luc Baronian, Laurie Buscail, Annelise Coquillon, François Dell, Sylvain Detey, Pierre Encrevé, Julien Eychenne, Françoise Gadet, Aurélie Guerrero, Bernard Laks, Chantal Lyche, Noël Nguyen, Michel Roché, Patrick Sauzet, Jean-Michel Tarrier et Gabor Turcsan pour leurs commentaires et leur aide à la préparation de cet article. Si j’ai beaucoup appris d’eux, ils ne sont évidemment pas responsables des erreurs que contient ce travail. Je remercie également tous les participants aux enquêtes que j’ai organisées et, en particulier, Jean-Louis Fanjeaud, Mireille Fanjeaud, Gilles Granier et Maryse Granier qui ont fait preuve d’une disponibilité totale au fil des ans pour répondre à toutes mes questions, même les plus saugrenues.
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Jacques Durand
voire même par pure invention. L’obsession de la norme signifie que les variétés régionales du français (urbaines ou non) dans l’espace de l’Hexagone sont relativement mal décrites et souvent appréhendées à travers le prisme déformateur du français dit commun, comme j’essaierai de le démontrer en parlant du français du Midi. 1. Les accents du Midi Il n’existe évidemment pas une seule variété de français du Midi. Même si, comme d’autres, j’ai pu parler de « français du Midi » (au singulier) dans diverses publications, j’ai toujours donné des repères géographiques précis. La majorité de mes travaux2 a porté sur mon propre usage et celui que j’observais autour de moi et dans ma ville natale, Pézenas, une petite ville de l’Hérault (8 000 habitants actuellement) où j’ai effectué une enquête sociophonologique sur mon réseau familial avec Hilary Wise et Catherine Slater (voir Durand, Slater et Wise 1987). Depuis presque une dizaine d’années, mes données se sont élargies grâce aux enquêtes effectuées au sein du projet Phonologie du français contemporain : usages, variétés et structure (PFC), que j’ai l’honneur de coordonner avec Bernard Laks et Chantal Lyche (Durand, Laks et Lyche 2002, 2003a ; Durand et Lyche 2003)3. Il existe fort heureusement assez d’études phonologiques et phonétiques qui permettent de cerner les principales caractéristiques des variétés méridionales4. Le portrait que je vais dresser contiendra sans doute quelques généralisations abusives, mais il faut espérer qu’il permettra néanmoins de repérer les grandes tendances et la dynamique de divers changements en cours. Je me limiterai aux aspects phonologiques car, au moins sur le plan analytique, on peut séparer la prononciation des autres niveaux de description. Il est néanmoins clair que tout locuteur qui possède un accent du Midi traditionnel aura intégré dans sa pratique des traits lexicaux, morphosyntaxiques et énonciatifs, qui l’identifient comme tel. Chaque sous-domaine géographique possède ses propres particularités. Pour un exemple particulièrement convaincant ayant trait au lexique du français toulousain, on se reportera à 2. Voir Durand (1976, 1988, 1990, 1995). 3. Voir le site PFC : http ://www.pfc-projet.net. 4. L’article présent contient des références abondantes aux travaux effectués sur le français du Midi. Une vision assez complète de la phonologie du français méridional se dégage de trois thèses récentes autour du projet PFC : Eychenne (2006), Lonnemann (2006), et enfin Sobotta (2006), publiée sous forme révisée en 2007 et sous le nom de Pustka. Pour une étude des liens entre phonologie et morphologie pour le français méridional, voir la thèse de Turcsan (2005).
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Essai de panorama phonologique : les accents du Midi
Moreux et Razou (2000), ouvrage qui contient de nombreuses références documentaires sur le français méridional et d’excellentes notes sur la phonologie, la morphologie et la syntaxe5 de la variété toulousaine6. Par avance, il faut signaler que de grands changements sont en cours dans les régions du sud de la France et, en particulier, dans les centres urbains. Il est dommage qu’aucune équipe sociolinguistique de taille n’ait pris à brasle-corps le projet de décrire à grande échelle la diversité des pratiques dans de grandes villes méridionales comme Bordeaux, Toulouse, Marseille ou Nice. Tous les traits présentés ici sont bien attestés, mais nous n’avons aucune donnée statistique significative permettant de spécifier leur force dans le champ des usages contemporains. Du point de vue géographique, je ne me lancerai pas dans une délimitation précise de l’accent dit méridional. Le travail essentiel de Walter (1982), que je suivrai ici, reprend la division oïl-oc de La langue occitane de Bec (1963 : 13). Les variétés méridionales incluses dans son fond de carte correspondent, dans la description de Bec, aux parlers du nord occitan (limousin, auvergnat et provençal alpin) et à ceux de l’occitan moyen (languedocien et provençal) et du gascon. Je n’aurai rien à dire sur l’Auvergne et le Limousin, mais les études disponibles suggèrent que ce sont des zones de transition avec des traits du Sud (en particulier, les systèmes vocaliques) et des traits du Nord (effacement de schwa, voyelles nasales)7. Je ne dirai rien non plus sur les parlers correspondant au franco-provençal traditionnel (mais cf. Durand et Lyche 2004, Lyche 2003 sur Grenoble). Comme Walter, j’inclurai la phonologie du français en pays catalan dans le domaine méridional et je ferai de même pour le Pays Basque. En effet, à la suite du locuteur témoin d’Hasparen étudié par Walter (1977 : 130-135 ; 1982 : 192), dont la plupart des traits étaient caractéristiques des accents du Midi, c’est ce que démontre clairement l’enquête PFC effectuée dans un réseau familial et amical de 13 personnes à SaintJean-Pied-de-Port et dans la communauté d’agglomération de BayonneAnglet-Biarritz (voir Aurnague et Durand 2003 et Aurnague, Durand et Eychenne 2004). 5. Françoise Gadet (1992) a attiré mon attention sur le fait qu’il y avait peu de traits syntaxiques dans les variétés régionales qui leur étaient propres et qui ne caractérisaient pas tout aussi bien le français dit « populaire ». C’est effectivement ce que souligne Séguy (1950 : §54-82) à plusieurs reprises en décrivant le français de Toulouse. 6. Le lecteur intéressé peut compléter les références fournies ici en consultant l’excellent article de Blanchet et Armstrong (2006). 7. Blanchet et Armstrong (2006 : 264), Soupel (2002) et Walter (1982 : 205).
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Jacques Durand
2. Brèves remarques sur l’histoire du français dans les provinces du Midi L’implantation du français dans les provinces du Midi n’est pas de date récente. Dans son travail classique sur le français de Marseille, Brun (1923 : 349-350) pense que l’apparition du français dans cette ville n’est pas antérieure à 1540 : [I]l était sans doute connu des gens de robe et dans l’administration communale, puisque l’ordre de François Ier y fut rapidement obéi. Mais la population l’ignorait, et ne se mit à l’apprendre que lorsqu’il devint la langue des affaires publiques, des procès, des contrats. Les notaires furent donc les éducateurs forcés d’un public, sinon réfractaire, du moins pris de court, et cette éducation fut lente puisqu’au passage de Charles IX en 1563, on dut recourir à un Lyonnais pour complimenter le souverain en vers français. C’est vers 1570 que le français a dû cesser d’être l’apanage des robins, et qu’il se répand davantage dans la vie courante de la cité. Alors le provençal disparaît comme langue écrite.
Mais, comme le signale Morin (2004) dans sa mise au point sur la question, Brun exprime probablement un point de vue très conservateur. En effet, Morin cite Rostaing (1990 : 20), selon qui une forme de français régional avait probablement fait son apparition à Marseille au début du XVIe siècle, et Audisio (1993 : 44), qui avance des preuves de ce que les artisans dans la petite ville d’Apt avaient, dès 1532, une connaissance du français non seulement passive mais sans doute active. Dans d’autres régions du Midi, comme celle de Toulouse, l’implantation du français à l’écrit semble avoir été encore plus rapide qu’en Provence et le français y jouissait d’un statut prestigieux comme langue littéraire. Il semble néanmoins vrai qu’il faut attendre le XIXe siècle pour que le français soit une langue véritablement maîtrisée par de larges pans de la population dans les provinces méridionales. La forte présence du français sous sa forme écrite a sans aucun doute joué un grand rôle dans le profil général de la variété méridionale. C’est l’hypothèse qu’avance Jean Séguy (1950) dans son ouvrage classique sur le français de Toulouse. L’exemple le plus évident du rôle de l’écrit est sans doute la prononciation du ‘e’ muet. Selon Fouché (1958) et les sources qu’il cite, les effacements de schwa dans la variété septentrionale sont nombreux dès le XVe siècle et la situation moderne prévaut dès le XVIIIe siècle. En revanche, dans le Midi, les locuteurs occitanophones ont dû développer des pratiques de lecture à haute voix qui préservaient une valeur vocalique chaque fois que la graphie présentait un ‘e’ graphique. Morin évoque la possibilité d’un habitus régional fort ancien et d’un orgueil des spécialistes de français. Il cite, par exemple, Gratien du Pont qui n’avait guère de doute sur l’univer126
Essai de panorama phonologique : les accents du Midi
salité de son français de Toulouse et blâmait le Normand Pierre Fabri (1521) de ne pas fournir une définition adéquate du ‘e’ féminin. En effet, Gratien du Pont n’hésitait pas à en offrir une fondée sur son accent régional : « Touteffoys et quantes q̃ vng mot et terme eſt eſcript par, E, en la fin dicelluy, et la reſonãce dudict terme termine en, O, […] tel mot ſe prent pour feminin » (Gratien du Pont 1539 : f° xi, v°). Comme l’explique Morin (2004), un mot féminin est un mot paroxyton qui se termine par une voyelle épelée e dans l’orthographe commune et prononcée à Toulouse avec une qualité postérieure arrondie de type [ɔ] ou de valeur approchante. Au XXe siècle, la sphère des langues régionales (occitan, provençal, gascon, basque, catalan, etc.) s’est fortement rétrécie. Des facteurs comme l’école primaire obligatoire et l’accès massif à l’enseignement secondaire puis supérieur, le service militaire obligatoire8, deux guerres mondiales et les déplacements de population qu’elles ont entraînés, le développement des transports, la radio, la télévision, Internet et l’immigration ont complètement transformé les pratiques linguistiques. Les études dialectologiques ne signalent guère de locuteurs monolingues dans une langue régionale autre que le français. Au contraire, les diglossies qu’on observe sont en général peu équilibrées avec le français comme système dominant applicable à un plus grand nombre de domaines d’activité que la langue régionale. Comme le déclarent Rey, Duval et Siouffi (2007 : 1111) à propos de l’Occitanie moderne : « là comme ailleurs, surtout après la Première Guerre Mondiale, un français régional spontané se substitue à la pratique normale du dialecte9 ». On ne peut donc plus expliquer la prononciation méridionale seulement dans son rapport à un substrat occitan (au sens large de ce terme), même si ce type d’explication est indispensable pour expliquer certains usages (Mazel 1978 et 1980)10. À mon sens, il faut être d’autant plus prudent dans le recours au substrat que ce dernier a souvent été influencé par le français 8. Même si dans la foulée de la révolution française on avance vers une conscription élargie à la fin du XVIIIe siècle, c’est la loi Berteaux du 21 mars 1905 qui instaure pour la première fois un véritable service obligatoire personnel (pas de remplacement), universel (pas de dispense) et obligatoire (pas de tirage au sort). La suspension de l’appel sous les drapeaux est proclamée par loi le 28 octobre 1997 et devient effective fin 2001. 9. Le rôle des structures et politiques étatiques et le statut concomitant des langues régionales sont des sujets épineux. Pour des points de vue contrastés, comparer Blanchet et Armstrong (2006), Blanchet (1999, 2001 et 2002), Blanchet et Schiffman (1999 et 2004), Boyer (1988 et 1990), Dubois, Kasbarian et Queffélec (2000), Gardy et Lafont (1981), Hammel et Gardy (1994), Lafont (1994) ainsi que Sauzet (1988). Pour des perspectives plus générales sur la diffusion de la langue d’oïl en France, voir Lodge (1997) et Pooley (2006). 10. Il y a également toute une réflexion à mener sur la perception des accents. Voir Coquillon (2005) et Woehrling et Boula de Mareüil (2006) pour des expériences ayant trait
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commun. Ainsi, de nombreuses variétés de l’occitan sont caractérisées par un ‘r’ uvulaire qui remonte à guère plus d’une génération (voir §4.2.1). Mes grands-parents paternels venaient du Tarn et de l’Aveyron et parlaient en français et en occitan avec un ‘r’ apical (plutôt d’ailleurs une battue qu’un « r » vibrant). Mon père est né en 1912 et a passé une partie de sa petite enfance chez ses grands-parents dans le Tarn pendant la guerre de 1914-1918. Il en est revenu à la fin de la guerre. Ma grand-mère me racontait que, à l’issue de son premier jour à l’école primaire de Pézenas, il est rentré à la maison en pleurs : on s’était moqué de lui parce qu’il ne parlait spontanément que le « patois ». Or, mon père, malgré l’influence de ses parents et de ses grands-parents, employait un ‘r’ uvulaire en occitan et en français, et le ‘r’ que j’entends chez les occitanophones piscénois, jeunes ou vieux, me semble systématiquement uvulaire. Il ne semble pas impossible que ce « r » uvulaire soit historiquement le résultat d’une influence du français standard (cf. en 4), en dehors de facteurs auditifs endogènes qui peuvent entraîner ce changement d’articulation entre apical et dorso-uvulaire. Ce cas est loin d’être isolé. Aurnague et Durand (2003) notent, par exemple, l’apparition d’un son /y/ (ü) (variante phonétique puis phonème) – à côté du /u/ (u) – dans certains dialectes du basque. Ils citent René Lafon (1999/1973 : 18), selon lequel : […] le passage de u à ü devant consonne (sauf r douce et s) et en fin de mot dans le dialecte souletin et dans quelques parlers voisins est l’effet le plus frappant d’une tendance à la palatalisation de la sonante u qui s’est manifestée dans la moitié orientale du domaine basque, et plus particulièrement dans la région du nord-est […] Elle est due au contact du basque avec des langues possédant la voyelle ü (gascon ; provençal en Navarre) (de la deuxième moitié du XIe siècle jusqu’au XIVe siècle).
3. Esquisse phonologique J’adopterai un cadre descriptif classique. Nous examinerons essentiellement les inventaires segmentaux (phonèmes et allophones) des variétés à décrire. D’un point de vue plus théorique, il faudrait clairement séparer ces inventaires des contraintes phonotactiques et syllabiques et, bien sûr, spécifier le modèle adopté : ainsi, doit-on parler de règles, de processus, de principes et paramètres, de contraintes ou, au contraire, adopter une grammaire dite des usages fondée sur des généralisations statistiques ? Je donnerai ici
au français méridional. Voir Boughton (2006) pour une discussion plus générale et une abondante bibliographie. Cette question ne peut malheureusement être abordée ici.
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Essai de panorama phonologique : les accents du Midi
la priorité à la description, mais en essayant de ne pas négliger la portée théorique des questions soulevées. J’utiliserai ci-dessous l’abréviation FS (français standard ou standardisé) pour désigner des pratiques linguistiques attestées « au nord de la Loire » et décrites dans de nombreux manuels descriptifs ou pédagogiques, mais sans attribuer une réalité intangible à ce dernier, vu la diversité des points de vue sur la norme (voir Durand et Lyche 2008). 3.1 Systèmes vocaliques Dans cette partie, seront traités tour à tour les voyelles orales (3.1.1), le schwa (3.1.2) et les voyelles nasales (3.1.3). 3.1.1 Les voyelles orales (sauf schwa) Les enquêtes PFC réalisées dans le sud de la France11 démontrent la stabilité des systèmes vocaliques tels qu’ils sont traditionnellement décrits (Brun 1931, Séguy 1950, Delattre 1966, Durand 1976, Carton et collab. 1983, inter alia). Dès l’examen des paires minimales de la liste de mots (liste où l’on est en droit de s’attendre à un contrôle linguistique particulièrement surveillé, et donc à un contexte particulièrement favorable à d’éventuelles réalisations se rapprochant d’un français de référence), il est patent que, pour la plupart des variétés et des locuteurs, aucune opposition phonologique n’est établie dans des paires comme épée et épais (opposition /e/ ∼ /ɛ/), jeune et jeûne (opposition /œ/ ∼ /ø/), cotte et côte (opposition /ɔ/ ∼ /o/) de même que patte et pâte (opposition /a/ ∼ /ɑ/). Cette absence d’opposition se retrouve, au demeurant, dans l’ensemble des productions des locuteurs, tant dans la lecture oralisée de la liste de mots et du texte que dans les entretiens guidés et non guidés. L’absence d’opposition entre /a/ et /ɑ/ semble générale et ne sera pas traitée plus avant. Nous noterons tout simplement que les réalisations de cette voyelle affichent des différences graduelles allant d’une articulation de type antérieur à une articulation de type postérieur, un grand nombre de ces réalisations paraissant d’ailleurs se situer autour d’une articulation « centrale ». Somme toute, il semble légitime de considérer cette grande variabi-
11. Voir les références à la note 4 et aussi Aurnague et Durand (2003), Aurnague, Durand et Eychenne (2004), Coquillon (2005), Durand et Tarrier (2003), ainsi que Meisenburg (2003). Voir également Coquillon (2007), Durand et Rossi-Gensane (2007), Lonnemann et Meisenburg (2007) de même que Putska (2007b) pour des exemples d’analyse concrète, de la phonologie au discours.
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Jacques Durand
lité comme assez « naturelle » dès lors que les différences dans la réalisation de cette unité ne mettent précisément en œuvre aucune opposition phonémique. En tout cas, comme le notent Durand et Tarrier (2003), il semble abusif de décrire cette voyelle ouverte comme un « a » antérieur, ce qui est pourtant assez souvent affirmé de la prononciation de cette voyelle dans les accents du Midi. En exceptant le schwa (voir §3.1.2 ci-dessous), le système phonologique des voyelles orales comporte sept unités que nous représenterons de la manière suivante : (1) Système vocalique minimal i
y
E
Ø
a
u
O
Les symboles E, Ø, O ne représentent pas des archiphonèmes au sens de Martinet, mais des voyelles moyennes sous-spécifiées pour l’aperture (mi-ouvert/mi-fermé ou tendu/lâche selon les traits adoptés) ou des classes de sons pour rester théoriquement plus neutre. Il serait abusif de penser qu’il n’existe aucune variété méridionale avec un système phonémique plus complexe que celui de (1). En effet, il existe des variétés (voir plus loin) où l’opposition /e/ ∼ /ɛ/ est attestée, sans être cependant accompagnée par les oppositions /ɔ/ ∼ /o/ et /œ/ ∼ /ø/. Il a été noté par plusieurs spécialistes, dont Moreux (1985 a, b et 2006) et Morin (2004), que l’opposition /e/ ∼ /ɛ/ faisait partie des systèmes occitans et que rien donc n’empêchait les occitanophones de reproduire les systèmes du Nord sur ce plan. Citons Moreux (2006) : [C]ette opposition a été observée en Gascogne, en Languedoc et en Provence, surtout chez des ruraux, avec une distribution lexicale conforme à celle du fr. st. [=FS, JD]. Certains de mes informateurs Béarno-Bigourdans ruraux âgés, et donc gascophones, respectaient le /ɛ/ final des conditionnels, de l’imparfait, de près, vrai, lait, poulet, etc. ; conformément à l’usage standard, ils alternaient /e/ et /ɛ/ dans les déterminants les, ces, etc. Presque tous les autres Vieux gardaient un certain pourcentage de /ɛ/ dans ces mots, quelques-uns cependant dans quelques occurrences sporadiques, tout comme un bon nombre des informateurs ruraux de la génération intermédiaire ou même jeunes, qui pourtant tendaient, comme les urbains, à généraliser dans cette position le /e/ conforme à la LdP [Loi de Position ; voir plus bas JD]. Le statut socioculturel modeste de ces locuteurs permet
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Essai de panorama phonologique : les accents du Midi
d’écarter l’hypothèse d’une influence hypercorrective de l’école sur ce point. Du reste, ils réalisaient avec [ɛ] la désinence –ai du futur, conformément à un usage bien établi en fr. du Nord mais contrairement à l’enseignement traditionnel de l’école.
Pour les variétés où les locuteurs pratiquent l’opposition /e/ ∼ /ɛ/, on obtient donc un système vocalique asymétrique : (2) Système vocalique asymétrique i
u
e
y
Ø
O
ɛ
a
Un tel système est intéressant car il est conforme à une conjecture de Martinet (1955 : 97-99 et 1970 : §6.31), qui invoquait l’asymétrie des organes de la parole, à savoir le degré d’aperture plus grand dans la partie antérieure que dans la partie postérieure de la bouche, pour rendre compte de systèmes déséquilibrés ne faisant pas un usage maximal de traits distinctifs : « Pour le même nombre de phonèmes dans la série d’avant et d’arrière, les marges de sécurité seront plus étroites à l’arrière qu’à l’avant, et ceci peut, en partie, expliquer les divergences de comportement entre les deux séries » (Martinet 1955 : 99). Les études typologiques réalisées grâce à la constitution de grandes bases de données comme UPSID (UCLA Phonological Segment Inventory Database) ont permis de valider cette hypothèse. Comme le signale Vallée (1994 : 115), qui invoque aussi le contrôle sensoriel du conduit vocal : Toujours en ce qui concerne les voyelles périphériques du triangle vocalique, le nombre de degrés de hauteur dans les voyelles antérieures arrondies […] tend à être supérieur ou égal au nombre de distinctions de hauteur dans les voyelles postérieures arrondies […] (91 % des cas [de la base UPSID, JD]). En effet, 67,5 % des systèmes ont le même nombre de distinctions de hauteur dans les deux catégories de voyelles périphériques et 24 % ont quant à eux un nombre plus élevé de distinctions de hauteur dans les voyelles antérieures que dans les voyelles postérieures.
S’il est vrai que, pour beaucoup de variétés ou de locuteurs méridionaux, on n’observe pas d’opposition phonémique d’aperture pour les voyelles moyennes, il n’en demeure pas moins que ces trois unités sont sujettes, 131
Jacques Durand
dans leurs réalisations phonétiques, à des différences graduelles quant à cette même aperture. La distribution de ce que nous appellerons ici des réalisations mi-fermées et mi-ouvertes semble très largement s’organiser en fonction de la fameuse « loi de position » (désormais LdP). Selon celle-ci, les apertures mi-ouvertes [ɛ, œ, ɔ] apparaissent en syllabe fermée et les apertures mi-fermées [e, ø, o] en syllabe ouverte, ce que montre une grande partie des productions observées. Toutefois, énoncée de cette façon, cette « loi » omet la description de réalisations comme [nɛtə] nette, [ɔtrə]12 autre, [ʒœnə] jeûne ou encore [sɛʃəmɑ̃ŋ] sèchement – pour ne citer que ces exemples – où une ou plusieurs consonnes après la voyelle mi-ouverte précèdent un schwa. Le problème phonologique est le suivant : ces réalisations mi-ouvertes apparaissent alors même que, si on applique les règles de syllabation habituelles du français, les consonnes ou les suites Obstruantes + Liquides intervocaliques sont des attaques. La LdP a fait l’objet de nombreuses descriptions théoriques. De nombreux spécialistes partagent l’idée que la meilleure description doit se faire à partir du déséquilibre accentuel et d’un constituant appelé par Eychenne (2006) le pied Durand-Selkirk. Il fait allusion au fait que, dès 1976, j’avais postulé qu’une façon intéressante de saisir le contexte de réalisation de la voyelle mi-basse était par le biais d’une projection au-dessus de la syllabe qui subordonnait un schwa lorsqu’il était présent à la voyelle de gauche et établissait un lien structurel entre la consonne intervocalique et la voyelle régissant le domaine. (3) Graphe de dépendance pour seize (Durand 1976) o o o : : o : o : : : : : s ɛ z ǝ
12. Dans mes transcriptions du français méridional ou du FS, j’utilise le symbole /r/ pour le phonème correspondant à la lettre , sauf si je tiens à attirer l’attention sur la qualité de la consonne en question. En droit, bien sûr, ce symbole désigne une apicale vibrante dans l’API, mais il est utile lorsqu’on ne veut pas rentrer dans la diversité des usages. Qu’on n’en déduise pas que je considère [r] comme la réalisation par défaut de /r/.
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Essai de panorama phonologique : les accents du Midi
Dans des travaux ultérieurs (Durand 1986 et 1990), j’ai également exploré la possibilité d’une structure ambisyllabique au sein d’un domaine de la taille ‘Pied’. (4) Ambisyllabicité
o
o o : : o : o : : : : : s ɛ z ǝ La variante mi-haute apparaît par défaut dans le contexte complémentaire, à savoir un pied ouvert. Je ne chercherai pas à défendre cette solution et je me contenterai de renvoyer le lecteur aux nombreuses analyses en compétition13. Les principales sont comparées et évaluées par Eychenne (2006), lequel présente de nouvelles propositions dans un cadre OT morique. S’il est vrai que la LdP joue un rôle central dans la phonologie de nombreux locuteurs méridionaux, il faut néanmoins observer que cette loi présente quelques complexités souvent négligées. On remarquera tout d’abord, à la suite du travail stimulant de Rochet (1982) sur le français de Bordeaux, que la constitution morphologique des mots joue un rôle non négligeable14. La LdP ne s’applique pas à un préfixe vocalique : cp. préscolaire [preskolɛr] vs prestataire [prɛstatɛr], sauf si le mot est lexicalisé et n’est plus interprété comme morphologiquement complexe. Ainsi, pour des composés comme chauffe-eau ou baise-en-ville15, les prononciations [ʃofo] et [bezãɱvilǝ] sont attestées alors que la structure morphologique prédirait
13. Voir Durand (1976, 1986, 1990 et 1995), Durand et Lyche (2004), Lyche (2003), Moreux (1985a, b et 2006), Rizzolo (2002), Turcsan (2005) et Watbled (1995). Les voyelles moyennes et la loi de position ont été abondamment étudiés par Morin dans de nombreux travaux (par ex., Morin 1983 et 1986). 14. Voir Turcsan (2005 : §5.11) pour une discussion récente relative à l’interaction de la phonologie avec la morphologie. 15. Défini par le Nouveau Petit Robert (2000) comme « FAM. Petite valise, sac de voyage qui peut contenir ce qu’il faut pour passer la nuit hors de chez soi ».
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[ʃɔfo] ou [bɛzãɱvilǝ]16. La frontière forte qui sépare habituellement les deux éléments d’un composé s’est donc effacée et le mot est traité comme un domaine phonologique unique permettant à la LdP d’opérer. Eychenne (2006 : 127) note, à juste titre, que l’élargissement du domaine à des syntagmes courants comme neuf heures [nøvœrǝ] (à côté de [nœvœrǝ]) ou sept ans [setãŋ] (à côté de [sɛtãŋ]) « apportent assurément de l’eau au moulin exemplariste : ces structures étant particulièrement fréquentes, elles seraient enregistrées par les locuteurs comme des constructions autonomes plus sujettes au changement17 ». Par ailleurs, la structure syllabique joue un rôle non négligeable. Rochet (1982) signale la possibilité de prononciations avec une voyelle mi-haute devant [sC] dans des mots comme austère [ostɛrǝ] (à côté de [ɔstɛrǝ], réalisation usuelle). On sait que le groupe sC est souvent ambigu du point de vue de la constituance syllabique en français et dans d’autres langues. De tels exemples ne démontrent donc pas l’invalidité de la LdP. À l’inverse de telles prononciations, on peut d’ailleurs citer la variante [tʃekɔslovaki] (Tchécoslovaquie), alors qu’une analyse morphologique compositionnelle et que l’harmonie vocalique prédiraient [tʃekoslovaki] (Eychenne 2006 : 128). Une autre classe d’exemples où la structure syllabique joue un rôle indéniable est celle où l’on trouve des voyelles moyennes devant la séquence [rj] (Rochet 1982/1980. : 85-88). Ainsi entend-on régulièrement des prononciations comme [vɔrje͂ŋ] pour vaurien ou derrière [dɛrjɛrǝ], alors que la LdP prédirait [vorje͂ŋ] et [derjɛrǝ]. Un yod après ‘r’ semble avoir un comportement hétérosyllabique. Une étude plus poussée du phénomène semble nécessaire, d’autant plus qu’Eychenne (2006 : 129, note 35) note dans son propre parler des oppositions systématiques entre les formes verbales (nous) aurions [orjɔN], (vous) l’auriez [orje], (vous) beurriez [børje] et les formes Orion [ɔrjɔN], laurier [lɔrje] et beurrier [bœrje] (en respectant les transcriptions de l’auteur). Pour compléter cette discussion de la LdP en français méridional, je voudrais mentionner trois autres complications. Premièrement, il y a des cas attestés d’harmonie vocalique. Moreux et Razou (2000 : 602) notent, par exemple, les valeurs [ɛ] et [œ] dans la syllabe antépénultième de merveilleuse et heureuse sous l’influence de la voyelle suivante. Mon collègue Marc Plénat a également attiré mon attention sur une telle harmonisation dans une rédu16. Pour un bel exemple du même type, voir la discussion de ‘Rocamadour’ dans Eychenne (2006 : 126-127). 17. Voir notamment Bybee (2001 et 2006), Laks (2005), Sobotta (2006) et Pustka (2007a).
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plication comme chochotte : [ʃɔʃɔtǝ] dans ma propre prononciation, mais [ʃoʃɔtǝ] est également attesté. L’étude expérimentale lancée dans Nguyen et Fagyal (2008) de l’interaction de la fidélité à la racine avec la LdP et l’harmonie vocalique demande à être complétée à grande échelle pour diverses variétés de français. Deuxièmement, bien qu’on sache que la présence d’un schwa à droite d’une syllabe contenant une voyelle moyenne déclenche une valeur mi-basse (par ex., rɔzǝ, rose, vs FS rozǝ), il y a un certain nombre de mots en /E/ qui ont été signalés comme des exceptions. Ainsi Moreux et Razou (2000 : 602) déclarent-ils : « comme en fr. standard mais avec des distributions différentes, [e] apparaît (obligatoirement ou facultativement suivant les mots) dans les mots comme détenir, échelon, écrevisse, médecin ». Je reviens sur cette question dans mes remarques sur le schwa (§3.1.2). Enfin, il y a des mots où apparaît effectivement une valeur imprévue par rapport à la LdP. Mon attention a été attirée par ce phénomène : près de Pézenas, divers noms propres se terminant par des syllabes fermées étaient prononcés par certains locuteurs avec une voyelle mi-fermée là où la LdP prédirait une voyelle mi-ouverte. Par exemple, des noms de villages proches de Pézenas sont prononcés [fɔ͂ntes] (Fontès) et [peret] (Péret) par une informatrice (60 ans) d’Adissan (Hérault) qui a été en contact avec l’occitan dans son enfance, même si elle ne l’utilise pas de manière active. La même locutrice prononce les noms propres Barthez [bartɛs] et Mazamet [mazamɛt] (plus lointain géographiquement) en conformité avec la LdP. Une autre informatrice de 85 ans à qui je montrais un panneau indiquant Fontès a prononcé ce mot [fɔ͂ntes] et, lorsque j’ai fait semblant de ne pas avoir bien entendu, elle l’a répété en adoptant la prononciation [fɔ͂ntɛs]. Moreux (1985a et b) et Morin (2004) ont eu raison de souligner que les systèmes occitans qui ont pu jouer le rôle de substrat n’étaient pas gouvernés par la LdP et qu’en principe les locuteurs pouvaient maîtriser l’opposition /e/-/ɛ/. Il faut cependant expliquer pourquoi la LdP est si vivante dans de nombreuses variétés méridionales (et semble même fonctionner comme une norme par rapport à des prononciations plus proches d’un substrat occitan). Une explication, dont j’ai pu discuter profitablement avec Patric Sauzet, est que la distribution des /e/ et des /ɛ/ dans diverses systèmes d’oc était si différente de celle du FS que les locuteurs ont neutralisé l’opposition dans leur prononciation du français. Je note par exemple que, dans le languedocien de Pézenas décrit par Mazuc (1899), /e / et /ɛ/ sont censés s’opposer en syllabe fermée accentuée finale avec des exemples comme boutél (mollet) vs mèl (miel). Or c’est un contexte où le FS neutralise l’opposition /e/-/ɛ/. En revanche, en syllabe 135
Jacques Durand
finale ouverte, Mazuc mentionne bien la présence des /e/ et des /ɛ/ (en discutant les effacements de voyelles dans les jonctures V#V), mais tous les lexèmes qu’il fournit contiennent des /e/ en position inaccentuée et des /ɛ/ en position accentuée. Dans sa notation, contiennent un /ɛ/ les mots candayê (chandelier), abê (abbé), papiê (papier), cafê (café), sourciê (sorcier), pagnê (panier) et couchê (cocher). En revanche, les mots en /e/ qu’il discute sont hóme (homme), áse (âne) et oúnte (où). En examinant le lexique qu’il fournit en fin d’ouvrage, j’ai cependant trouvé les exemples suivants avec un /e/ accentué final : alé (respiration), (a)tabé (aussi), debé (devoir), de qué (fortune) et tout-plé (beaucoup). On peut penser que tous les mots que nous venons de citer n’étaient pas d’une grande utilité pour maîtriser les oppositions du FS, ce qui a dû jouer un rôle non négligeable dans la constitution d’une nouvelle norme régionale. 3.1.2 La question du schwa La différence entre les accents du nord et du sud de la France en ce qui concerne le schwa est connue depuis plusieurs siècles. L’abbé de S*** dans un Dictionnaire languedocien-français français-languedocien publié en 1756 déclare18 : Le Languedocien n’a point d’e muet ou féminin. On sait que cette sorte d’e se fait entendre sourdement dans le François, et qu’il n’a presque que le son de la consonne qui le précède ; ainsi on prononce la phrase suivante, que faites vous de ce petit livre, comme si elle étoit écrite de cette façon, q fèt vous d c pti livr (p. xx).
Il ajoute : Cette prononciation, qui est aisée pour ceux qui habitent au-delà de la Loire est une de celles qui réussissent le plus mal aux Languedociens, sans doute qu’ils ont contractée de donner à tous les e un son plein et distinct ; c’est ce qui les jette par rapport à l’e muet dans des prononciations qui lui sont étrangères et qui occasionne des équivoques qui aprêtent à rire à leur dépens […] On nous passera sur cela le trait suivant d’un Prédicateur Languedocien qui prechant à Paris prononça le Fils de Dieu, de façon que l’auditoire entendit L’office de Diu (p. xxi).
Si l’histoire est plaisante et peut-être instructive pour une reconstruction diachronique, elle ne permet pas, dans sa simplification de la pro18. La graphie de l’original est respectée dans ses caprices par rapport à la norme actuelle : contractée, aprêtent et prechant.
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nonciation du nord de la Loire (où on effacerait tous les ‘e’ graphiques) et de celle du Sud (où il y aurait toujours une voyelle pleine accentuée dans les mêmes contextes), de comprendre le fonctionnement du schwa en tant que phénomène à théoriser. La description du schwa dans les accents du Midi contemporains est bien plus complexe qu’il n’y paraît à première vue. Un premier problème classique, et qui s’applique à toutes les variétés du français, est le rapport à la graphie19. De nombreux spécialistes continuent à coder pour le schwa des mots comme crevette, brebis ou grenade alors que la voyelle n’y tombe jamais, n’alterne pas avec une autre voyelle et n’est pas distinguée, dans les accents décrits par ces mêmes auteurs, du <eu> de creuser ou breuvage. Un deuxième problème, crucial pour le français méridional, est que le français de référence sert trop souvent d’étalon par rapport auquel les observations sont faites, plutôt que d’envisager le système observé en lui-même et pour lui-même dans le cadre théorique que l’on choisit. Enfin, les analyses (surtout sociolinguistiques) parlent du schwa comme si le concept théorique allait de soi et présentent trop souvent des statistiques sans que le soubassement phonologique ait été clarifié. Nous débuterons donc par quelques rappels méthodologiques avant d’examiner une partie de nos données. Les définitions phonétiques du schwa – à savoir que ce serait une voyelle centrale non arrondie (un [ə] au sens de l’API) avec une qualité par définition différente de toutes les autres voyelles pleines – n’est en général pas opérationnelle (cf. Dell 1985/1973, Durand 1990 : chap.1 et passim). Dans les syllabes initiales (demain, secouer, revoir, genêts, etc.), on constate, pour de nombreuses variétés du français décrites dans la deuxième moitié du XXe siècle, que, lorsque la première voyelle est prononcée, elle correspond le plus souvent à un [œ] ou un [ø] (cf. Dell, ibid.). Cela signifie qu’un mot comme genêt, avec réalisation du <e>, est homophone à jeunet ou que Genevois est identique à jeune voix. Ce qui sépare phonologiquement jeunet de genêt en FS est que le premier mot a une voyelle stable alors que le deuxième peut présenter une alternance de [œ]/[ø] avec zéro : par exemple, chaque genêt [ʃakӡœnɛ] vs les genêts [leӡnɛ]. On peut donc dire que des mots comme genêt, secouer, revoir et petit comprennent dans la première syllabe une position à schwa et qu’il revient à la théorie phonologique de déterminer la manière de traiter ces alternances (règles d’effacement ou d’insertion, stockage des formes de surface, contraintes, etc.).
19. Sur le rapport à la graphie et l’effet dit Buben, voir Buben (1935), Chevrot et Malderez (1999) ainsi que Laks (2002 et 2005).
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Du point de vue phonétique, comme la plupart des autres variétés du français, les variétés méridionales que j’ai examinées de près dans le cadre du projet PFC ne présentent pas de distinction entre un mot qui contient un <e> graphique (prononcé) et un mot qui contient <eu> dans la première syllabe des polysyllabes. Que ce soit dans la liste de mots, dans le texte ou dans la parole spontanée, genêt est prononcé de façon identique à jeunet [ӡøne] avec une voyelle mi-haute. De même, demain = deux mains [døme͂ŋ] et meniez = meunier [mønje]. Néanmoins, à la différence du FS, on ne trouve pas, à quelques exceptions près, une alternance de [ø] avec zéro dans les premières syllabes de polysyllabes. Je prendrai l’exemple de l’enquête PFC à Douzens, où nous avons effectué des codages systématiques pour les positions à schwa potentielles à partir de la transcription orthographique. Ces codages et ceux des autres enquêtes ont été comptabilisés et classés à l’aide d’outils mis au point pour le projet PFC20. Il est important de comprendre que les codages en tant que tels ne fournissent pas une analyse : leur but est uniquement de mettre en évidence une réalisation vocalique dans telle ou telle position des mots de nos corpus. Mais, sans ces informations, les analyses restent le plus souvent subjectives. Soit le contexte V#C—CV (sa venue, la semaine, tu ferais), contexte où, dans les variétés non méridionales, l’effacement est très fréquent dans la parole spontanée. Durand et Tarrier (2003) et Eychenne (2006 : chap. 6) ont pu démontrer qu’il n’y avait pratiquement aucun effacement en Languedoc en dehors de quelques mots. Sur 128 codages examinés par Durand et Tarrier pour tous les styles (lecture du passage, conversation guidée et conversation libre), seuls sept exemples présentent une absence de voyelle, ce qu’on traiterait dans le cadre de Dell (1985/1973) comme un effacement. Cependant six de ces non-réalisations impliquent le mot petit (ex. : un p’tit peu de) et un seul implique une autre unité lexicale, à savoir le mot serait : Non, non, ce s’rait soit une maladie […] (chez un locuteur « innovateur » qui présente d’ailleurs 3 des 7 exemples d’effacement). En revanche, 121 cas illustrent un maintien du schwa dans cet accent. Citons quelques exemples :
20. Les outils PFC sont disponibles dans le site PFC (http ://www.pfc-projet.net). Sans le travail d’ingénierie linguistique d’Abderrahim Meqqori, d’Atanas Tchobanoff et de Julien Eychenne, les données quantitatives présentées dans cet article et d’autres travaux n’auraient pas été possibles.
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(5) maintien de schwa (<e> souligné) je suis venu à la viticulture je suis à la retraite tout ce qui est petit matériel agricole Il y avait deux chevaux, enfin un cheval ici, et un cheval là-bas Le maintien d’une voyelle dans la syllabe initiale des mots semble vrai de nombreuses variétés du Midi. L’enquête PFC au Pays Basque, qui révèle un groupe très innovateur du point de vue du schwa final (voir plus bas), démontre que cette position est robuste, avec 86,9 % de maintien, et n’est pas fondamentalement différente de ce qu’on observe dans le Languedoc conservateur (Eychenne 2006 : 271). Pour la plupart de ces locuteurs, on peut donc se demander si on a vraiment des positions à schwa dans des exemples de ce type. Pour les usages traditionnels, je penche vers une analyse qui interprète la voyelle utilisée dans la première syllabe de ces mots, non pas comme un schwa phonologique, mais tout simplement comme le phonème /Ø/ (où la majuscule ne désigne pas un archiphonème, mais une voyelle antérieure moyenne arrondie qui alterne phonétiquement d’un [œ] à un [ø] en fonction de la structure syllabique). On note d’ailleurs que la qualité phonétique observée (genêt = [ӡøne], semaine = [sømɛnə]) est tout à fait prévisible puisque, comme nous l’avons signalé en 3.1.1, les voyelles moyennes sont normalement mi-fermées en syllabe ouverte. À l’opposé de ce qui est proposé ici, dans de nombreuses descriptions de locuteurs méridionaux traditionnels, on trouve le plus souvent des transcriptions du type suivant : / səmɛnə/ (semaine), /ӡəne/ (genêt) et /dəmɛ͂/ (demain). On y affirme aussi, parfois à l’aide de statistiques, que le schwa est toujours prononcé dans cet accent dans ces syllabes initiales. Formulées de façon aussi brutale, de telles descriptions et transcriptions reflètent des préjugés hérités de la graphie et du français de référence. D’un point de vue phonologique, elles entretiennent un flou préjudiciable à la compréhension des variétés régionales dans leur dynamique interne. La position finale de mot présente un contraste important avec la syllabe initiale. En effet, on peut démontrer (voir plus bas) que, dans les accents du Midi conservateurs, il existe une opposition entre des mots se terminant par consonne seule et des mots à consonne + voyelle inaccentuée : roc-rauque [rɔk]-[rɔkə] ou fard-phare [far]-[farə]. Si le <e> final est souvent un marqueur morphologique (féminin, désinence verbale), il fonctionne aussi sur le plan lexical (cf. fard-phare, port-pore, mer-mère, etc.). Que son origine 139
Jacques Durand
soit morphologique ou lexicale, il doit être intégré aux représentations sousjacentes de ces mots. Comme dans les exemples ci-dessus, nous adopterons la transcription phonologique /ə/ et parlerons de schwa pour deux raisons indépendantes : du point de vue phonétique, cette voyelle n’est pas accentuée et elle est normalement effacée devant voyelle dans un groupe rythmique (ma caiss(e) elle est partie, cf. Durand, Slater et Wise 1987). Elle possède cependant une qualité très variable : à côté d’un véritable [ə], on trouve des réalisations diverses ; par exemple, API [œ], [ø], [ɐ], [Λ] et parfois même un [e] comme à Douzens (Durand et Tarrier 2003)21. C’est un lieu de différenciation sociale fort, car on peut opposer un accent « distingué » du Midi et un accent plus « populaire » par la qualité et la longueur des réalisations de /ə/ final. Il y a aussi des variations interdialectales significatives. Comme le démontre Coquillon (1997, 2005), dans une étude de phonétique expérimentale, la prononciation des schwas finaux est plus marquée (plus longue) à Toulouse qu’à Marseille. Nous n’avons pas encore procédé à une étude à grande échelle de cette question, mais notre propre intuition dicte que l’accent de Toulouse se révélera plus « conservateur » dans ce domaine que celui de Marseille. Pour l’analyse, je reprendrai les données qu’avaient exploitées Durand et Eychenne (2004)22. Le corpus Douzens nous livrait 4 805 codages « schwa ». Pour la position finale, à laquelle nous nous intéressons, nous disposions de 3 136 codages. La première chose que l’on essaie de vérifier est s’il existe véritablement, pour cette variété, une opposition /C#/ vs /Cə#/ et si elle correspond à une distinction vs dans la graphie (du type mer ~ mère). Si l’on considère tous les polysyllabes en contexte préconsonantique ou prépausal, on observe la distribution suivante :
21. Un [e] comme réalisation finale d’un schwa chez des locuteurs méridionaux était signalé par Séguy (1950 : §31). Moreux et Razou (2000 : 599) en discutent et signalent cette qualité dans d’autres enquêtes. Walter (1982) l’a observé en Auvergne et en Gascogne. 22. Ces résultats sont affinés et élargis dans Eychenne (2006).
140
Essai de panorama phonologique : les accents du Midi
Tableau 1 Distribution de schwa en contexte XC_#{C ; #} à Douzens e graphique Voyelle Absente Présente Incertaine Total
Occurrences 208 1 523 23 1 754
Pourcentage (%) 11,9 86,8 1,3 100
Occurrences 730 19 9 758
Pourcentage (%) 96,3 2,5 1,2 100
pas de e graphique Voyelle Absente Présente Incertaine Total
Lorsqu’une consonne finale prononcée est suivie d’un e dans la graphie, on remarque qu’elle est suivie d’une réalisation vocalique dans 86,8 % des cas. En revanche, lorsqu’elle n’est pas suivie d’un e dans la graphie, le taux de réalisation n’est que de 2,5 %. Cet écart se révèle hautement significatif, et montre clairement l’existence dans cette variété d’une opposition phonologique /C#/ vs /Cə#/ en étroite corrélation avec l’opposition graphique vs . Nous donnons ci-dessous quelques exemples : (6) Réalisation avec schwa (e souligné)
une maladie génétique,
en Bourgogne c’est sympa
on habite le village
c’est une personne sympathique
mon autre grand frère.
un litre d’alcool
il faut être de gauche
elle prenait ses livres
moi je la marque,
de lettres modernes 141
Jacques Durand
(7) Réalisation sans schwa (notée par un astérisque)
Marc* [rkbl] Blanc
tous les week-ends* [wike͂nd].
conseil* municipal*,
c’est le top*.
elle a pris un box* [ks##],
mais j’ai habité, Moux* [ks##],
Je suis né à Douzens*,
Par ailleurs, on note une certaine asymétrie dans la distribution du schwa : alors qu’un schwa sous-jacent peut ne pas apparaître en surface (11,9 % dans le corpus, ces cas étant essentiellement l’œuvre des jeunes locuteurs, qui se révèlent les plus innovateurs de ce point de vue), un schwa n’apparaît jamais en surface s’il ne correspond pas à un schwa sous-jacent. Les 19 occurrences (2,5 %) qui semblent contredire cette affirmation sont particulièrement intéressantes. Elles concernent pour l’essentiel les mots donc, avec et vingt. Durand et Tarrier (2003 : 126), s’appuyant sur Greimas (1968), soulignent que « donc vient historiquement d’un croisement entre dumque (alors) et tunc (alors) et [que] la graphie donques est attestée jusqu’au moins au XVIIe siècle ». Notons aussi qu’en tant que particule énonciative, donc est très fréquemment suivi d’une pause/hésitation (euh), dont le timbre se confond souvent avec schwa. En ce qui concerne avec, il est opportun de souligner que la graphie avecque est parfaitement établie, parallèlement à la forme avec (voir Vaugelas 1970/1647 : 311-315, qui prescrit de manière très détaillée les contextes où l’on doit préférer l’un à l’autre). Il n’est donc pas impossible qu’une forme /avEkǝ/ soit présente dans le lexique de certains de nos locuteurs douzenois. Pour la forme vingt, enfin, on peut défendre, à la suite de Séguy (1950) et Durand, Slater et Wise (1987), que la forme vingtə+numéral (ex. : vingt-deux [ve͂ntǝdø]) a été alignée sur le paradigme des dizaines (trente, quarante, cinquante, etc.). Par ailleurs, il ne fait aucun doute que la prononciation de ces séquences avec schwa est fort répandue dans la plupart des usages du nord de la Loire. S’il est vrai que, de manière générale, une opposition graphémique vs reflète une opposition phonologique /C#/ vs /Cə#/, on s’aperçoit, par l’observation rigoureuse de données massives, que l’adéquation n’est pas parfaite et que certains éléments, à la suite d’aléas historiques, peuvent ne pas traduire cette opposition. Ainsi, nous ne serions pas surpris si une partie des effacements de schwa constatés en fin de polysyllabe devait en réalité être attribuée à une absence de schwa 142
Essai de panorama phonologique : les accents du Midi
phonologique final malgré un e dans la graphie. Par exemple, comme me l’avait fait remarquer Eychenne, pour certains (jeunes) locuteurs du Midi qui maintiennent une opposition schwa vs absence de schwa, le mot pote est lexicalisé comme /pɔt/, malgré le e graphique. Le système languedocien de Douzens est un type de français du Midi conservateur (FMC), voire hyperconservateur (FMHC), mais je ne chercherai pas à détailler les contextes où un schwa final peut être effacé. Je m’intéresserai plutôt à l’évolution générale de ce système. Toute personne qui se promène dans les rues des villes méridionales et qui écoute attentivement les locuteurs repérera très vite des personnes qui ont un accent du Midi marqué mais qui présentent une forte variabilité en ce qui concerne la présence/absence d’un schwa final. Nous n’avons pas encore traité toutes les enquêtes méridionales, mais les résultats de notre étude au Pays Basque se sont révélés fort intéressants car, à l’écoute, nous avions l’impression qu’en position finale l’opposition /C#/ vs /Cə#/ avait disparu. C’est d’ailleurs l’hypothèse que formulent Durand et Tarrier (2003). Après examen des codages, les données basques se révèlent cependant plus complexes que prévues. Nous disposions pour ce corpus de 5 217 codages, dont 3 242 pour la position finale (tous contextes confondus). Si nous regroupons tous les polysyllabes en contexte prépausal ou préconsonantique, comme nous l’avons fait à Douzens, nous obtenons la répartition rapportée au tableau 2 :
Tableau 2 Distribution de schwa en contexte XC_#{C ; #} à Biarritz e graphique
Voyelle Absente Présente Incertaine Total
Occurrences 732 877 80 1689
Pourcentage (%) 43,3 52 4,7 100
Pas de e graphique
Voyelle Absente Présente Incertaine Total
Occurrences
Pourcentage (%)
570 120 55
76,5 16,1 7,4
745
100 143
Jacques Durand
Dans ce contexte, il apparaît que, lorsqu’une consonne finale prononcée précède un e dans la graphie, elle est suivie d’un schwa dans 52 % des cas. En revanche, si la consonne n’est pas suivie d’un e dans la graphie, le schwa n’est réalisé que dans 16,1 % des cas. Ainsi, le taux de réalisation sur l’ensemble du corpus est plus de trois fois supérieur s’il y a un e graphique, ce qui semble très significatif. Néanmoins, une fois sur deux, un e graphique ne correspond à aucune manifestation phonétique dans la chaîne parlée. Pour pouvoir interpréter ces données de manière pertinente, il est nécessaire de passer à un niveau de détail plus fin : ces chiffres globaux donnent certes une idée du comportement du schwa dans notre corpus et peut-être, moyennant extrapolation, au Pays Basque, mais ils ne nous renseignent pas sur le système intégré par chacun des locuteurs. Ainsi, plusieurs pistes s’offrent a priori à nous pour expliquer ce taux d’effacement important : soit que le corpus est relativement homogène – et l’on s’attend à ce que chaque locuteur réalise un schwa correspondant à un e graphique environ une fois sur deux (dans ces cas, on peut supposer que les locuteurs maintiennent une opposition phonologique, et il reste à élucider les contextes favorisant l’effacement de la voyelle) – soit que le corpus est hétérogène, avec d’un côté des locuteurs conservateurs maintenant le schwa et de l’autre des locuteurs « innovateurs » ayant perdu l’opposition /C#/ vs /Cǝ#/. Durand et Eychenne (2004) – c’est élargi et précisé dans Eychenne (2006) – ont examiné les performances de tous les individus touchés par leur enquête, et il semble rester chez tous les locuteurs des résidus d’opposition, même si globalement le contraste /C#/ vs /Cǝ#/ est fortement menacé. L’étude détaillée de l’enquête au Pays Basque (Eychenne 2006) démontre clairement un système en mutation. Une des preuves de la mutation du système est la différence de traitement des schwas « épenthétiques » entre l’enquête en Languedoc et l’enquête au Pays Basque. À Douzens, nous n’avons pu observer d’épenthèse dans la parole spontanée ou la lecture qui présente les occurrences suivantes : Marc* Blanc et Ouest* France. En revanche, l’enquête au Pays Basque fait apparaître quelques schwas épenthétiques dans le contexte CC_#C, par exemple Marc ǝ Blanc ou Ouest ǝ France. Une autre preuve indirecte des évolutions en cours est la qualité du « r » final selon la présence ou l’absence d’un schwa. À Douzens, si un mot comme phare peut être prononcé [faʁə] ou [faʁ] par les jeunes locuteurs qui effacent le plus, un mot comme fard a normalement une réalisation dévoisée [faχ] en fin de groupe rythmique. À Bayonne et Saint-Jean-Pied-de-Port, les locuteurs n’ont pas recours à cette stratégie et des mots comme phare et fard 144
Essai de panorama phonologique : les accents du Midi
peuvent donner naissance à des prononciations strictement homophones chez certains locuteurs : [faʁə], [faʁ] ou [faχ]. Il en résulte une opacité réelle qui, à terme, sonne sans doute le glas de l’opposition Cǝ# vs C#. Enfin, nous nous pencherons très brièvement sur les effacements en position interne au sein des mots (type tellement). Même dans un accent innovateur comme au Pays Basque, cette position démontre une relative résistance à l’effacement : une voyelle y est maintenue dans 65 % des cas, contre 85 % dans l’enquête languedocienne (Eychenne 2006 : 270-271). Du point de vue phonologique, on peut donc constater que la position finale inaccentuée est plus faible que la position interne et que celle-ci, à son tour, est plus faible que l’initiale de mot23. Avant de clore ces remarques sur la position interne, il faut à nouveau ne pas faire preuve de trop de naïveté phonologique. Peut-on postuler un schwa pour les locuteurs, et il en existe, qui n’effacent jamais dans cette position : tellement, pelletée, omelette, fausseté, heureusement ? L’identification de schwas dans les syllabes internes, même pour les locuteurs conservateurs qui n’effacent pas dans cette position, peut s’appuyer sur plusieurs critères indépendants : la morphologie (tellement = telle + ment) ; l’application de la loi de position (LdP) à la voyelle de la syllabe précédente si elle appartient aux voyelles moyennes ([tɛlǝma͂ŋ]) ; l’accentuation (*telǁlement) et la qualité de la voyelle elle-même (possibilité d’un véritable schwa phonétique). Mais ces critères ne sont pas toujours satisfaits. Par exemple, la qualité du schwa méridional est très variable, comme nous l’avons signalé plus haut, et peut être identique à un [ø] ou un [œ]. L’accentuation n’est pas toujours probante, dans la mesure où un mot phonologique long dans un groupe rythmique a souvent un accent principal sur la syllabe finale, mais aussi un contre-accent à l’initiale. Dans un mot de trois syllabes, on n’observera donc pas une différence accentuelle marquée entre dégueulant et tellement prononcés par des méridionaux. J’avais pris conscience de cette question en examinant la LdP en 1976 et en me rendant compte que certains mots, comme en FS, semblaient y échapper : par exemple, écrevisse, médecin, échelon et détenir (voir Moreux et Razou 2000 : 602). Pour certains de ces mots, on peut invoquer la structure morphologique (par exemple, détenir = dé+tenir), mais cette dernière ne rend pas compte 23. L’étude du schwa dans les monosyllabes exigerait un traitement détaillé et, en particulier, une comparaison systématique avec les syllabes initiales. Nous ne les examinerons pas ici. Les chiffres disponibles semblent indiquer que monosyllabes et syllabes initiales offrent deux contextes très similaires, mais des travaux récents comme ceux de Côté et Morrison (2007) insistent sur la spécificité du schwa dans les monosyllabes. Nous laissons cette question en suspens. Pour d’autres remarques sur le schwa du point de vue sociolinguistique, voir Armstrong et Unsworth (1999).
145
Jacques Durand
de tous les exemples. On peut également décider que le mot écrevisse ([ˌekrøˈvisə], dans ma prononciation) est à analyser comme /EkrØvisǝ/, autrement dit avec le phonème /Ø/ dans la syllabe médiane. D’autres locuteurs qui disent [ˌɛkrəˈvisə] (ou [ˌɛkrœˈvisə], ou [ˌɛkrøˈvisə]) auront intériorisé la représentation /Ekrǝvisǝ/. Mais quelle analyse doit-on adopter si un locuteur traite de façon quasi identique allemand et aveuglant en les prononçant respectivement [ˌaløˈma͂ŋ] et [ˌavøˈgla͂ŋ] ? Je n’ai pas de réponse satisfaisante à donner. Tous les exemples présentés ici introduisent une véritable opacité au sein du système grammatical. Je laisse au lecteur le soin de consulter Eychenne (2006 : chap. 6), qui soulève les problèmes d’apprenabilité que posent ces lexèmes et qui offre une solution dans le cadre de la théorie de l’optimalité. 3.1.3 Les voyelles nasales Tous les spécialistes qui ont travaillé sur le français méridional réservent une place importante aux voyelles nasales (Brun 1931, Séguy 1950, Borrell 1975, Durand 1988, inter alia). Ce n’est guère surprenant puisque, d’un point de vue sociolinguistique, la prononciation méridionale des unités correspondant aux voyelles nasales du français de référence constitue un stéréotype fort des accents méridionaux (Taylor 1996 : 64, Sobotta 2006 : 157-158, Pustka 2007a : 132-135). Brun (1931 : 34-35) offre la description suivante : En français commun la nasalisation commence dès les premières vibrations de la voyelle […] Ici, on entend successivement un son oral, puis un son nasal, l’un prolongeant l’autre […] Quand la nasale est suivie d’une consonne, la période finale de nasalisation est très courte, et même chez la plupart des sujets il y a une émission purement orale, suivie d’une résonance nasale qu’on pourrait décrire ainsi la-mpe, te- ndre, co-nte, etc.
Séguy (1950) est plus précis dans sa description du français parlé à Toulouse. Pour la position prépausale, il note que la résonance nasale qui suit la partie orale est une occlusion consonantique vélaire ([ŋ] comme en anglais sing). Par ailleurs, devant consonne au sein des mots, il signale divers ajustements articulatoires (par exemple, [m] dans lampe, [n] dans chanter). Il n’utilise pas le concept d’assimilation ou d’homorganicité qui aurait pourtant été utile pour décrire le phénomène. À sa décharge, il identifie des possibilités articulatoires que l’homorganicité simple ne couvre pas, par exemple une sorte de yod nasalisé devant sifflante ou chuintante (chance, change, branche) dans une prononciation « vulgaire » (notée chayce, chayge, 146
Essai de panorama phonologique : les accents du Midi
brayche par cet auteur). Il faut également signaler – ce que ne font ni Brun ni Séguy – que l’assimilation du lieu d’articulation de la nasale finale au lieu d’articulation de la consonne suivante peut se produire par le biais des frontières de mots (par exemple, en patois [ampatwa]). Brun (1923, 1931) et Séguy (1950) signalent que la qualité de la voyelle orale qui précède la partie nasale est très différente de la norme orthoépique. Il existe à ce niveau-là beaucoup de variations mais, dans les variétés languedociennes les plus conservatrices, les réalisations de hein, un, an et on sont proches des valeurs API suivantes : [eŋ], [œŋ], [ɔŋ], [aŋ] (voire [æŋ]). Dans ce français du Midi conservateur (FMC), il y a quatre qualités vocaliques en opposition et aucune tendance à neutraliser les oppositions entre les voyelles nasales comme c’est le cas dans la norme parisienne. Il ne faudrait cependant pas croire qu’il n’existe aucune variation au sein des accents méridionaux. Les prononciations ci-dessus sont particulièrement conservatrices et beaucoup de locuteurs emploient des voyelles nasalisées devant l’appendice consonantique : [e͂ŋ] ou [ɛ͂ŋ], [œ͂ŋ], [ɔ͂ŋ], [a͂ŋ] (transcriptions étroites que j’ai adoptées dans cet article) ; et, dans les variétés les plus innovatrices, l’appendice peut tout simplement disparaître. Dans ce cas, le locuteur sera néanmoins perçu comme méridional, car la qualité de ses voyelles nasales sera différente du FS (voir Violin 2001, Violin-Wigent 2006). Pour les accents traditionnels, et même si la voyelle est nasalisée, devant un appendice consonantique, je tiens à souligner qu’il ne semble pas correct de parler de voyelles nasales, de dénasalisation et d’épenthèse dudit appendice. Les présentations de divers spécialistes (dont Henriette Walter 1977 et 1982, malgré la valeur des descriptions offertes) semblent refléter le point de vue de la norme orthoépique. On peut fournir plusieurs arguments convergents (Durand 1988) démontrant qu’au niveau sous-jacent les voyelles dites nasales en FMC sont en fait des séquences voyelle + élément nasal (VN). On peut noter les séquences sous-jacentes de la façon suivante : /ɛN/, /œN/ /aN/, /ɔN/ ; mais on remarquera que, dans la citation d’Eychenne (2006) fournie plus loin, la notation large qui est proposée est la suivante : /ɛN/, /œN/ /aN/, /ɔN/.
147
Jacques Durand
En faveur d’une analyse de type VN, je rappellerai : (1) l’existence de nombreuses alternances flexionnelles et dérivationnelles (baron-baronne, vient-viennent, clan-clanique) ; (2) la présence systématique d’une voyelle orale en contexte de liaison : en avant [anavaŋ] et dans des exemples humoristiques comme la prononciation anys pour en us ; (3) la simplification des VN dans des séquences consonantiques lourdes laissant comme trace des voyelles orales (‘costruire’ pour construire, ‘trasporter’ pour transporter). Marc Plénat a attiré mon attention sur le fait que, dans la parole rapide, une séquence comme dans la cuisine est souvent prononcée [dalakɥizinǝ] (ou [dallakɥizinǝ]) par les méridionaux. L’explication est facile à formuler si le point de départ est /danlakɥizinə/ ou /daNlakɥizinə/ ; (4) la difficulté à prononcer des consonnes nasales labiales ou dentales en position finale : p. ex., jerrycan prononcé [ʒerika͂ŋ]. Eychenne (op. cit.) a observé chez un locuteur conservateur de Nîmes les réalisations suivantes : Carmen [karme͂ŋ], for men [fɔrme͂ŋ], tchin tchin [tʃĩŋtʃĩŋ]. Les analyses vont diverger selon les cadres théoriques : Durand (1988) propose de traiter le N comme le trait [nasal] qui peut être étoffé par d’autres traits selon le contexte et qui sera réalisé par défaut par une vélaire. Eychenne (2006 : 118-119) réinterprète cette analyse dans un cadre OT morique et fournit un argument supplémentaire en faveur de l’hypothèse VN (mais il faut souligner que tout dépend évidemment du concept de more qu’on adopte et de son application aux segments du français) : Dans certains idiolectes, la coda peut accueillir au plus deux consonnes : tact [takt], est [ɛst], correct [korɛkt], extravagant [ɛkstravagaN]. Elle peut aussi accueillir exceptionnellement, en finale de mot, des séquences RN (Tarn et film) ou RT (Oort). En revanche, si la voyelle est suivie de l’appendice nasal, il ne peut y avoir qu’une seule consonne : cinq [sɛNk], instinct [ɛNstɛN], mais aussi les emprunts tank [taNk], punk [pœNk], funk [fœNk], shunt [ʃœNt] […] Cette asymétrie s’explique mal si la « voyelle nasale » est considérée comme un seul segment, puisqu’on ne voit pas pourquoi les voyelles nasales limiteraient la coda à une seule consonne. En revanche, si la voyelle est au niveau profond VN, la généralisation qui se fait jour est que le mot accepte au plus VCC#, la première C étant en première approximation, une obstruante ou un appendice nasal […] Interprétée en 148
Essai de panorama phonologique : les accents du Midi
termes de mores, cette généralisation revient à dire que la syllabe peut être maximalement trimorique24. Ces quelques remarques devraient démontrer que la question des voyelles nasales dans les variétés méridionales ne doit pas s’arrêter à des observations phonétiques, même si des études comme celle de Demolin et Teston (1998) sont essentielles. Sans aucun doute, ce qu’on entend est primordial, mais seule une étude des voyelles dites nasales dans la diversité des contextes linguistiques est susceptible de mener à une analyse fine des phénomènes et à un éclairage sur la structuration des systèmes en synchronie et en diachronie25. 3.2 Les consonnes Nous prendrons le terme de consonne au sens de ‘segment non syllabique’ (contoïdes et vocoïdes non syllabiques dans la terminologie de Pike 1943). Nous ferons d’abord quelques observations générales sur les contoïdes avant de passer aux glissantes. 3.2.1 Remarques générales Le système consonantique des accents du Midi ne semble pas fondamentalement différent de l’inventaire du français de référence. Pour permettre une discussion rapide, nous partirons d’un tableau pour un locuteur basque de Hasparren étudié par Henriette Walter en 1977. Ce dernier a l’avantage de présenter un grand éventail d’oppositions phonémiques. (Nous laisserons cependant de côté les glissantes traitées en 3.2.2.)
24. Eychenne (2006 : 118) note que les contre-exemples proviennent tous du grec (sphinx, pharynx) et font intervenir le groupe [ks] au statut particulièrement ambigu. Les voyelles orales du français du Midi sont toutes traitées comme monomoriques par Eychenne. J’ai adapté ses transcriptions pour qu’elles correspondent à celles de l’article. 25. Pour la diachronie relative aux voyelles nasales, voir notamment Hajek (1997) et Morin (2002).
149
Jacques Durand
(8) Liste des phonèmes consonantiques de l’enquête Walter (1977) Sourdes : p f t s ʃ k Sonores : b v d z ӡ g Nasales : m n ɲ ŋ Latérales : l ʎ Vibrantes : r ʁ ----------------------------------------------------------- h Comme dans les autres enquêtes effectuées par Walter, les oppositions entre obstruantes se maintiennent bien dans les variétés méridionales. Il faut néanmoins noter la possibilité de dévoisement total ou partiel en finale de mot chez les locuteurs les plus conservateurs de certaines variétés : club [klœp], gas [gas], Rodez [rodes], sud [syt]. Par ailleurs, pour de nombreux méridionaux, on observe de nombreuses assimilations régressives de voisement, comme : [izlamik] islamique ou [sosjalizm] socialisme. Ces dernières sont attestées dans d’autres variétés du français, mais dans le FMC elles peuvent même affecter une séquence à l’initiale de mot, comme [zlip] slip. Elles sont rencontrées tant dans les entretiens guidés et non guidés que dans les lectures oralisées. Durand et Tarrier, dans leur enquête à Douzens, notent que ces assimilations semblent plus caractéristiques des seniors et des moyens que des juniors.
Tableau 3 Occurrences de voisement régressif dans la liste de mots « Seniors »
« Moyens »
« Juniors »
Loc1
Loc2
Loc3
Loc4
Loc5
Loc6
Loc7
Loc8
Loc9
Loc10
‘islamique’
oui
oui
oui
oui
oui
non
non
non
oui
oui
‘socialisme’
oui
non
oui
oui
oui
oui
non
oui
oui
non
‘slip’
oui
oui
oui
oui
non
oui
oui
non
non
non
Toujours en ce qui concerne les obstruantes, on observe de nombreux cas de simplification consonantique tant dans des groupes finaux, comme dans infect [ɛ͂ɱfɛk], que dans des groupes internes, comme dans explosion [ɛsplozjɔ͂ŋ]. À nouveau, dans l’enquête Douzens, Durand et Tarrier (2003) soulignent que ces simplifications sont produites exclusivement par des locuteurs « seniors » ainsi que par Loc5 de la classe des « moyens ». 150
Essai de panorama phonologique : les accents du Midi
Tableau 4 Simplification des groupes consonantiques finaux « Seniors »
« Moyens »
« Juniors »
Loc1
Loc2
Loc3
Loc4
Loc5
Loc6
Loc7
Loc8
Loc9
Loc10
‘infect’
oui
non
oui
non
oui
non
non
non
non
non
‘intact’
oui
oui
non
oui
non
non
non
non
non
non
Tableau 5 Simplification des groupes consonantiques internes « Seniors »
« Moyens »
« Juniors »
Loc1
Loc2
Loc3
Loc4
Loc5
Loc6
Loc7
Loc8
Loc9
Loc10
‘explosion’
oui
oui
oui
oui
oui
non
non
non
non
non
‘extraordinaire’
non
oui
non
oui
oui
non
non
non
non
non
Dans l’ensemble des nasales, /m/ et /n/ sont stables de manière prévisible dans tous les accents du Midi que j’ai étudiés. Le statut de la nasale vélaire est sujet à débat. Dans une approche qui maintient une différence entre représentations de surface et représentations sous-jacentes, c’est un segment dérivé. On pourrait évidemment, comme en français de référence, attribuer le statut de phonème marginal à /ŋ/ à cause des séquences finales de type -ing (parking, jogging, fooding). Ces dernières sont cependant analysables comme /iN/ dans un cadre de sous-spécification tel celui qu’adopte Durand (1988). Nous laisserons au lecteur le soin d’interpréter ces observations selon le cadre théorique qu’il favorise26. En ce qui concerne la différence possible entre /ɲ/ et /nj/, il semblerait que de nombreuses variétés méridionales ne possèdent pas une véritable nasale palatale, mais utilisent systématiquement la séquence /nj/. Ce point demande cependant à être étudié de près aussi bien pour le sud que pour le nord de la France. En ce qui concerne la latérale palatale /ʎ/, notre enquête au Pays Basque a révélé la survivance de cette opposition chez les seniors. La liste PFC a permis l’observation d’une opposition entre étriller /etriʎe/ et étrier 26. Pour compliquer les choses ( !), Julien Eychenne me fait observer qu’il prononce parking [parkiŋg] (effet Buben ?) et qu’il a également relevé [parkiŋgə] chez son grand-père nîmois.
151
Jacques Durand
/etrije/ chez deux locutrices (âgées respectivement de 65 et 92 ans au moment de l’enquête). Hors enregistrements, nous avons pu entendre des palatales chez ces locutrices dans des mots comme émailler, éveiller et sourciller. Loc11 de l’enquête au Pays Basque, qui était enseignante, a même signalé que les prononciations du type /etriʎe/ étaient intégrées à son enseignement (par exemple, en dictée), ce qui démontre que des normes régionales ou personnelles se substituent plus souvent qu’on ne le croit à un français de référence bien mal connu en dehors des manuels orthoépiques. Les petitsenfants de la même famille (LOC6, qui a 38 ans, et LOC8, 39 ans) ne font pas cette opposition et, ici comme dans d’autres variétés du français, la latérale palatale est en voie de disparition. Toutefois, son étude pourrait se révéler précieuse pour notre compréhension de la diachronie et de la synchronie. La glottale /h/ n’a été repérée que dans la même enquête au Pays Basque et chez la locutrice la plus âgée. Cette dernière a prononcé la séquence le hasard comme [lø hazar] dans la lecture du texte. Nous n’en avons aucun autre exemple dans la conversation enregistrée, mais ce phonème fait bien partie du système de Loc13 qui l’utilise dans héron, hêtre, héros, etc. Le marqueur sociolinguistique le plus connu du point de vue des consonnes est la prononciation du ‘r’ déjà évoquée en §2. Pour des raisons de place, je ne traiterai pourtant cette question que très brièvement. Je signalerai tout d’abord que les enquêtes PFC en cours ne révèlent pas d’opposition entre deux types de ‘r’ (par exemple, mari « époux » et marri « plein de regrets ») signalés dans des portraits phonologiques d’Henriette Walter (1977 et 1982). Par ailleurs, l’affirmation que le Midi est caractérisé par un ‘r’ apical antérieur (vibrant ou battu), qui traîne encore dans quelques travaux, est une simplification abusive de la variation sociolinguistique dans la France entière où villes et campagne n’ont pas procédé au même rythme dans l’évolution générale vers un ‘r’ postérieur. En Provence, le ‘r’ est postérieur depuis plusieurs générations. On signalera d’ailleurs au passage que Coustenoble (1945 : 92-95) dans La phonétique du provençal moderne en terre d’Arles attribuait à cette variété un /R/ (consonne « roulée uvulaire ») qui s’opposait à /r/ : [tuˈruŋ] touroun (billon, tronçon) vs [tuˈRuŋ] tourroun (espèce de nougat). Elle précisait que, dans le Vaucluse, le [r] « roulé lingual » avait disparu et que seul demeurait [R]. Nos enquêtes à Aix et Marseille ne révèlent aucun usage apical, même chez les locuteurs les plus âgés. Dans leurs caricatures des locuteurs de l’Aude et des Pyrénées orientales, certains de mes amis héraultais utilisent souvent des ‘r’ antérieurs très vibrants. Mais l’enquête dans un tout petit village 152
Essai de panorama phonologique : les accents du Midi
languedocien de l’Aude (Douzens) de Durand et Tarrier (2003) atteste une coupure nette entre les « seniors » et les « moyens ». Les locuteurs nés après 1945 ont tous un ‘r’ postérieur (quelle qu’en soit la qualité précise). Prévisiblement, l’étude de Pickles (2001) sur des adolescents à Perpignan ne révèle aucune réalisation apicale, mais fait des observations fort intéressantes sur la qualité de cette réalisation postérieure. De même, dans notre enquête au Pays Basque (Aurnague et Durand 2003 ; Aurnague, Durand et Eychenne 2004), sur 13 personnes examinées, nous n’avons trouvé qu’une seule locutrice de 92 ans qui utilisait un ‘r’ apical au demeurant très vibrant. La question du ‘r’ mériterait un développement plus approfondi, mais elle est tellement présente dans tous les travaux qu’on nous pardonnera de nous pencher plus en détail sur une question habituellement moins bien traitée, à savoir le statut des glissantes. 3.2.2 Les glissantes Dans les variétés méridionales, les trois segments phonétiques [j], [w] et [ɥ] sont parfaitement attestés. La distribution de ces segments et leur comportement dans les mots complexes ne sont cependant pas tout à fait identiques à ce que l’on observe dans les variétés du nord de la Loire censées représenter la norme ou s’en approcher, encore qu’il existe au sein de ces dernières une très grande variation souvent gommée ou déformée dans les ouvrages de référence (cf. Morin 2001/2000 : §4.2). Je m’en tiendrai à quelques exemples de monomorphèmes avant de passer aux polymorphèmes par suffixation (pour des raisons d’espace, je laisserai de côté la préfixation et la composition). Je reprendrai, en les élargissant, les données héraultaises de Durand et Lyche (1999). En début de mot, comme en FS, toutes les glissantes sont possibles en FMC soit à l’initiale absolue, soit après une consonne, soit après deux consonnes, respectivement positions 1, 2 et 3. En position 1, les mots suivants débutent par les mêmes séquences glissante + voyelle qu’en FS : (9) iambe, iode, ion, hiérarchie, hyacinthe, yaourt, yougoslave, huit, huître, oiseau, ouest, water, western (à savoir [ja͂mbə], [jɔdə], etc.). Comme en FS, il faut diviser ces mots en deux classes au regard de leur comportement (souvent variable) dans les contextes de liaison, d’élision et de supplétion (p. ex., les[z]oiseaux vs le(s) westerns ; l’oiseau vs le western ; bel oiseau vs beau western). 153
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En position 2, un certain nombre de mots présentent les mêmes séquences Consonne + Glissante (CG) qu’en FS : biologie, diabète, pion, croupion, fiacre, fjord, couette, chouette, poids, puis, Puech (à savoir [bjoloӡi], [djabɛtə], [pjɔ͂ŋ], etc.). Mais on trouve ici de nombreux écarts entre FS et FMC. Même si les locuteurs que nous avions étudiés prononcent les mots ci-dessus avec synérèse, on ne peut exclure que d’autres locuteurs préfèrent la diérèse dans certains de ces mots. Et, pour nos locuteurs, la diérèse est fréquente là où l’usage standard favorise la synérèse : Lia [lija] (prénom), liane [lijanə], liasse [lijasə], lion = Lyon [lijɔ͂ŋ], champion [ʃãmpijɔ͂ŋ], miette [mijɛtə], via [vija], mouette [muɛtə], luette [lyɛtə] et nuage [nyaӡə]. Mais, comme le souligne Morin (2001/2000), le travail de Martinet et Walter (1973) a mis en évidence que la semi-vocalisation était beaucoup moins avancée pour les voyelles arrondies [y] et [u] que le laissaient prévoir les traités antérieurs. Quoi qu’il en soit, un marquage lexical semble s’imposer. Je m’explique en notant quelques-unes de mes prononciations de [u]/[w] devant /E/ (que je ne crois guère exceptionnelles, y compris dans certaines variétés au nord de la Loire) : (10) (a) /wE/ : cacahuète (= cacahouète) [kakawɛtə], chouette [ʃwɛtə], couette kwɛtə], fouet [fwe]/[fwɛt], souhait [swe] (b) /uE/ : alouette [aluɛtə], mouette [muɛtə], silhouette [siluɛtə], bouée [bue], roué [rue] Dans une position fonctionnaliste stricte inspirée de Martinet, on pourrait alléguer qu’il n’y a pas de vraies paires minimales dans ces exemples et donc qu’on a toujours affaire à des réalisations d’un phonème unique /u/ dans les cas (a) et (b). Mais, en fait, il n’y a pas d’environnement phonologique formulable du point de vue des classes naturelles permettant de prédire si on a affaire à /u/ ou à /w/. Si on adhère au principe qu’une représentation phonémique n’inclut que ce qui n’est pas prédictible par règle, on est forcé de coder la différence entre les mots des groupes (a) et (b). Reformulé en termes psychologiques, le locuteur doit avoir intériorisé la présence d’un /w/ ou d’un /u/ en fonction des éléments lexicaux. En position 3, dans les séquences CCG, plus précisément Obstruante + Liquide + Glissante (OLG ci-après), il existe des différences encore plus marquées entre FS et FMC. Selon les ouvrages de référence moderne, seuls [wa], [ɥi] et [wɛ͂] sont autorisées dans ce contexte en FS. En FMC, les possibilités de séquences OLG sont plus grandes, comme le montrent les exemples ci-dessous fournis par Durand et Lyche (1999) : 154
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(11) FS FMC croix
[krwa]
[krwa]
pluie
[plɥi]
[plɥi]
groin
[grwɛ͂]
[grwə͂ŋ]
grief
[grijɛf]
[grjɛf]
brièveté
[brijɛvte]
[brjɛvəte]
pliocène
[plijɔsɛn]
[pljɔsɛnə]
On constate, en particulier, que la séquence Olj qui est interdite en FS, est tolérée ici. Il faut cependant noter qu’à côté des exemples OLjV, il y en a avec diérèse, dont brio [brijɔ]. Dans ce deuxième groupe présentant des séquences du type (OLijV), j’ai pu observer les mots suivants : brio, brioche, client, clientèle, la Clio, griotte, prière, a priori, priorité, triolet et triomphe. Là aussi, un marquage lexical semble s’imposer. Enfin, dans les mots complexes, on observe des différences plus systématiques entre le FS et le FMC. Dans les mots suffixés, la diérèse est obligatoire en FM à la frontière morphologique lorsque la base se termine par une voyelle haute. Soit : (12) Français standardisé Français du Midi lier
[lje]
[lije] (avec [j] de transition)
tuer
[tɥe]
[tye] (sans [ɥ] de transition)
nouer [nwe]
[nue] (sans [w] de transition)
oublier [ublije]
[ublije] (avec un [j] de transition)
à première vue, le dernier exemple, oublier, avec [j] dit de transition (provoqué par le /i/ final de la base), pourrait s’expliquer en FM par la présence d’une contrainte interdisant Olj. Or nous avons constaté qu’une telle séquence était attestée en FM dans les monomorphèmes. Il s’avère, en fait, qu’elle l’est aussi dans certains polymorphèmes, mais on notera que ces derniers doivent avoir une base se terminant en OL comme en (13) : (13) Exemples de séquence OljV en FM (a) flexion Je câblais [kable] vs vous câbliez [kablje] Nous ancrons [a͂ŋkrɔ͂ŋ] vs nous ancrions [a͂ŋkrjɔ͂ŋ] 155
Jacques Durand
(b) dérivation peuplier [pøplje], tablier [tablje], cendrier [sa͂ndrje] 27 Nous sommes donc confrontés à un ensemble de données où FS et FM sont parfois semblables, parfois divergents. En se limitant à la glissante [j], on observe en résumé les principaux cas suivants dans les polymorphèmes : (14) Français standard Français du Midi liez
[lje]
[lije] (racine /li/)
oubliez
[ublije]
[ublije] (racine /ubli/)
câbliez
[kablije]
[kablje] (racine /kabl/)
cendrier
[sa͂drije]
[sa͂ndrje] (racine /sa͂Ndr/)
Comme nous l’avons signalé, le système décrit dans l’aperçu ci-dessus est une prononciation héraultaise conservatrice (voire hyperconservatrice). Les observations suggèrent que ce système est en mutation. En particulier, les séquences de surface OLj semblent céder le pas dans les monomorphèmes et les polymorphèmes à des séquences OLij créant des formes de surface semblables à celle du FS. La prononciation du mot quatrième est [katrjɛm] pour les locuteurs du FMC. C’est, par exemple, la seule réalisation de ce mot dans l’enquête PFC à Douzens dans l’Aude pour tous les locuteurs, toutes classes d’âge et catégories sociales confondues (Durand et Tarrier 2003). Hors enquête, j’entends cependant [katrijɛm] chez des jeunes locuteurs héraultais. Mon collègue Patric Sauzet m’a fait remarquer que, dans des variétés languedociennes de l’occitan, la diphtongue -iá (p. ex. dans la forme au conditionnel –batriá [baˈtrjɔ], « il/elle battrait ») serait également « attaquée » par la contrainte *OLj28. Je note que pour les locuteurs provençaux décrits par Watbled (1991b), il est affirmé que la contrainte *OLj est 27. Il peut être utile de rappeler que [je] est en français une ancienne diphtongue légère (cf. Gougenheim 1974/1951 : 22) et que Corneille est le premier à faire meurtrier trisyllabique au théâtre. On peut considérer la prononciation méridionale de sanglier et cendrier comme un conservatisme, d’autant plus qu’en occitan le suffixe –ièr ou –ier qui correspond au français –ier ne fait traditionnellement pas diérèse. Dans la carte 365 de l’ALLoc (Atlas linguistique et ethnographique du Languedoc occidental), toutes les formes du Gard et de l’Hérault où le mot balestrièr est en usage pour ‘martinet’ (oiseau) ont une réalisation en synérèse de la syllabe finale. Je remercie Patric Sauzet pour ces observations. 28. Ces questions sont soulevées dans Sauzet (1994 : 9 et 466) qui renvoie également à Maurand (1974 : 226).
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Essai de panorama phonologique : les accents du Midi
inviolable. Je me garderai bien de tirer une conclusion tranchée et hâtive. Morin (2001/2000 : §4.2.3) fait observer que les séquences OLj ne sont pas aussi rares au nord de la Loire qu’on le prétend habituellement. Pour le citer : Aucun traité ne note les variantes [-jɔ͂] et [-je] régulièrement entendues après Occlusive + [l] ou [fl], comme dans vous souffliez (cf. Dell 1972). Bien que ces formes soient très fréquentes dans le parler spontané de nombreux parisiens cultivés, ceux-ci n’en sont généralement pas conscients. Si elles ne sont pas consignées dans le dictionnaire de Warnant, c’est peut-être aussi parce qu’elles sont stigmatisées en Wallonie, où elles apparaissent aussi après Occlusive + [r/ʁ] et [fr/ʁ], p. ex. dans nous entrions [atr-jɔ͂]/ [atʁ-jɔ͂] (cf. Remacle 1969/1948 :113).
Ces remarques montrent que nous sommes loin d’une cartographie socio-géographique fiable en ce qui concerne la distribution et le fonctionnement des glissantes dans les variétés de français. Par ailleurs, sur le plan phonologique, l’idée qu’on puisse prédire toutes les variantes à partir de formes sous-jacentes non syllabées ne contenant que les voyelles fermées /i/, /u/ et /y/ me paraît davantage une vue de l’esprit qu’une démonstration scientifique. Elle est tout à fait louable si on veut faire prendre conscience aux étudiants de la notion de distribution complémentaire (Gardes-Tamine 2005/2002 : 31-33) mais elle est pernicieuse si on tient à mettre les théories à l’épreuve des faits. 3.3 Faits suprasegmentaux 3.3.1 Prosodie L’accentuation des méridionaux ne semble pas fondamentalement différente de la variété standard. La structure de base la plus fréquente consiste à accentuer la syllabe finale d’un groupe rythmique (avec un contre-accent initial possible). Néanmoins la présence de schwas prononcés entraîne une présence assez grande de pieds trochaïques éventuellement internes au sein des mots (nette, nettement, parfaite, parfaitement, ronde, rondelette, écarteler, porte-plume, porte-manteau, etc.). Ces schwas correspondent le plus souvent à des voyelles finales faibles dans les langues régionales historiques ou dans des langues voisines. Dans les variétés hyperconservatrices, un certain nombre d’emprunts à ces variétés en relation de substrat ou d’adstrat sont des paroxytons avec une voyelle autre qu’un schwa. Ainsi Brun (1931) observe que, dans l’accent de Marseille, les « mots d’origine locale terminés en i et qui sont, on le verra, assez nombreux, ont l’accent sur la pénultième, 157
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aióli, arléri, bábi, chichi bélli, fióli, nérvi, nóvi, páti, tafanàri, et ce phénomène atteint certains mots du français commun ; on dit un cólis, le charivàri ». Brun note aussi que certains noms de lieux ou de personnes terminés en i ou o peuvent être accentués par les gens du cru à la manière italienne ou provençale (ex. : Bottó ou Bótto), mais il signale déjà que ce trait semble en recul. Il est difficile, hors enquête, de se prononcer. Si j’avais à faire un pari, ce serait que la plupart de ces formes sont progressivement régularisées. Moreux et Razou (2000 : 598-599) disent bien que, dans les emprunts à l’occitan de leur corpus toulousain, la quasi-totalité des paroxytons terminés en [i], une partie de ceux à finale [e] et certains à finale [ɔ] gardent inchangée leur voyelle finale et, du coup, leur accentuation d’origine, mais ils observent que le mot tafanari (« parties sexuelles de la femme » – étendu dans certaines variétés au « derrière », [tafaˈnaʁi] dans ma prononciation) est réalisé par leurs informateurs avec un accent final ! Lors de mon enfance, il était fréquent d’entendre les gens qui dégustaient une paella appeler ce plat [paˈelja] (ou [paˈɛlja] avec un [ɛ] déclenché par la structure en pied). Désormais, je n’entends pratiquement plus parler que de [paeˈla] et on a de la chance si un jeune serveur de restaurant comprend les prononciations [paˈelja] ou [paˈɛlja] ou [paˈeʎa] (s’il ne les trouve pas d’une affectation extrême). Les liens avec les langues régionales ou les langues voisines comme le castillan ou l’italien se sont très souvent distendus avec une homogénéisation des patrons accentuels. Enfin, on rappellera que l’intonation n’est pas la même, loin de là, dans tous les accents méridionaux. En général, l’intonation la plus imitée et caricaturée est celle de la Provence. Sur le plan de l’intonation, les paramètres les plus prégnants de l’accent dit provençal concernent l’étendue du registre tonal (l’empan mélodique y est significativement plus étendu qu’en FS), et certaines configurations mélodiques et rythmiques particulières (notamment un patron mélodique typique en forme de « chapeau mou », ainsi que des contours mélodiques caractéristiques réalisés sur les fins d’unités intonatives comportant un schwa). Le lecteur est renvoyé à Coquillon (2005) pour la discussion la plus détaillée ayant trait à cette dernière29. 3.3.2 Liaison Si la liaison a fait l’objet de nombreuses études sur le plan sociostylistique (Encrevé 1988, Laks 1983 inter alia), on en sait fort peu à son sujet
29. Voir aussi Léon (1968).
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du point de vue géographique (en dehors des variétés canadiennes ; par exemple, Tousignant et Sankoff 1979). En ce qui concerne le français de Marseille, on rappellera le jugement sans appel de Brun : « Les liaisons sont donc beaucoup moins fréquentes qu’en français commun. Cette négligence, ainsi que la paresse à articuler les groupes de consonnes, donne au parler du provençal ce caractère de vulgarité qui choque le nouveau-venu. » Dans le cadre de PFC, nous avons pu vérifier que l’espace de la liaison catégorique est le même dans toutes les enquêtes effectuées en France, en particulier, en simplifiant : déterminatif + X dans un syntagme nominal (les[z]enfants, nos[z]autres amis), clitique (+ clitique) + verbe (on[n]en[n]avait), verbe + clitique (Où va-t[t]-on ?). En ce qui concerne la liaison variable, Chantal Lyche avait noté des différences entre deux enquêtes rurales d’oïl et d’oc comparables (Brecey dans la Manche vs Douzens dans l’Aude) qui suggéraient que le village occitan était plus conservateur ou plus proche de la norme orthoépique sur le plan de la liaison. Dans un travail récent (Durand et Lyche 2008), nous avons décidé de comparer quatre points d’enquête PFC dans le Sud à six points d’enquête non méridionaux : à savoir 11a (Douzens, Aude), 13a (Marseille, Bouchesdu-Rhône), 13b (Aix-Marseille, Bouches-du-Rhône) et 64a (Biarritz, Pyrénées-Atlantiques) face à 42a (Roanne, Loire), 50a (Brécey, Manche), 54b (Ogéviller, Meurthe), 75c (Paris), 91a (Brunoy, Essonne) et 85a (Treize-Vents, Vendée). De nombreuses formes de liaison ne sont pas assez fréquentes pour permettre une comparaison globale. Nous avons donc décidé de sélectionner des formes fréquentes : deux réalisations du verbe être ((c’)est et (c’)était), et une réalisation du verbe avoir (avait). Nous n’avons pas utilisé le texte PFC, mais seulement les conversations guidées et libres. Les résultats sont les suivants et semblent conforter l’hypothèse initiale formulée par Chantal Lyche sur Brecey et Douzens : Tableau 6 C’est, c’était, avait, Nord vs Sud Nord (C’)est (C’)était Avait
liaison 155 33,91 % 10 5,34 % 0 0 %
Sud pas de liaison 302 177 126
liaison 146 42,69 % 26 15,75 % 11 11,34 %
pas de liaison 196 139 86 159
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Nous avons alors comparé les résultats de quatre enquêtes PFC en Belgique pour les mêmes exemples et constaté des fréquences entre le nord et le sud de la France : (c’)est est proche du Sud avec 40,15 % des liaisons réalisées (151/376 occurrences), alors que (c’)était révèle un usage proche du Nord avec 4,6 % des liaisons réalisées (7/152 occurrences), de même que avait 0 % (0/62 occurrence). Il ne saurait être question de tirer des conclusions hâtives de ces résultats et de renverser le jugement de Brun par une affirmation présomptueuse du bon et bel usage méridional. Il me semble probable que les usages dans l’Hexagone sont fortement similaires sur ce plan, vu l’interpénétration des pratiques et la pression qu’exercent les conventions orthographiques communes et les modèles des médias (voir le chapitre 8 de Laks). En tout état de cause, ces données initiales démontrent que seul un travail empirique sérieux peut nous éclairer dans ce domaine comme dans d’autres30.
Conclusion J’ai cherché à présenter un ensemble de traits ou tendances caractérisant les usages phonologiques dans le midi de la France. Ces traits ont fait l’objet de descriptions par de nombreux spécialistes, mais nous avons vu que les faits étaient souvent plus complexes que ne le prétendaient les analyses et qu’ils méritaient des études complémentaires. Une fois de plus, s’applique le Cumulative Paradox de Labov : « Mieux une langue est connue, plus on peut faire de découvertes à son sujet » (cité par Encrevé 1988 : 22). Je tiens également à rappeler que les usages décrits ici sont loin d’être les seuls et que nous ne disposons pas de grandes études sociolinguistiques permettant de dresser une cartographie fine des systèmes en compétition dans le sud de la France, particulièrement dans les grandes métropoles31. Enfin, j’ai souligné à de nombreuses reprises le danger que posait la projection sur les variétés régionales d’une conception étriquée et fictive de la norme. Yves Charles Morin a démontré dans de nombreux écrits à quel point les descriptions du français et les théorisations qu’elles induisaient souffraient d’une 30. Sur les phénomènes de sandhi en français méridional, voir Watbled (1991b). La consultation de Watbled (1991a et 1995) et Watbled et Autesserre (1988) est fortement conseillée pour compléter les observations phonologiques sur le français méridional avancées dans le présent article. 31. Même si certains travaux sociolinguistiques continuent à enrichir nos connaissances sur les variétés méridionales, voir Binisti et Gasquet-Cyrus (2003), Gasquet-Cyrus (2004), Jamin, Trimaille et Gasquet-Cyrus (2006).
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base empirique inadéquate. Qu’on me permette donc de citer une fois de plus un article fameux tiré d’un numéro spécial que j’ai eu l’honneur de co-diriger : Although the phonology of French, perhaps more than any other single language, has served as the testing ground for a wide range of theories (Anderson 1982 : 534), one cannot but be worried about the relevance of such theories if, as notes Kaisse (1985 : 63), ‘it is an unfortunate fact that much of the literature on liaison is prefaced with a paragraph disagreeing with the basic data on which some previous analysis was based’, a remark which also applies to other aspects of French phonology, and in particular the analysis of shwa and aspirated ‘h’’. The causes of this disagreement (are) : (1) variability of usage, even within what is known as standard French, (2) heterogeneity of the analyzed data, (3) insufficient control of monitored speech, (4) unwarranted extrapolation of marginal data, and even (5) use of what appears to be mere fiction. It is important to realize that sound theories can only be based on sound data (Morin dans Wenk, Durand et Slater 1987 : 815). J’ose tout simplement espérer que le panorama phonologique présenté ici, y compris dans ses erreurs et ses généralisations abusives, orientera les lecteurs intéressés vers des descriptions plus complètes et plus fines des variétés méridionales. C’est le prix à payer si on veut hisser la linguistique au rang de véritable science du langage.
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Un regard dialinguistique sur les ‹ français marginaux ›1
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es « zones variables » du français, du point de vue de la syntaxe, commencent à être un peu mieux identifiées, documentées et étudiées, après une longue période où les linguistes ont considéré plus ou moins implicitement que seuls les niveaux du phonique et du lexique (et, pour la grammaire, la morphologie) étaient porteurs de variabilité structurée. Mais la syntaxe elle aussi offre d’intéressants recoupements entre des faits linguistiques qui peuvent être mis en relation avec des types de variation différents.
L
Nous allons ici poursuivre la réflexion sur quelques effets d’un partage dans l’investissement de la variabilité. Notre objectif à long terme est de mieux décrire, d’un point de vue syntaxique, le français (ou plutôt : les français) selon toute l’ampleur de son/leur empan potentiel ; et, d’un point de vue plus épistémologique, de revenir de façon critique sur deux notions d’usage très courant, mais que les linguistes font souvent fonctionner de façon trop floue : celles de variation et de variété.
1. Un dispositif de mythes2 Quelles que soient leurs attaches théoriques, une bonne part de la pratique méthodologique des linguistes consiste à comparer. C’est ainsi le 1. Merci à France Martineau pour sa relecture particulièrement fine d’une première version, qui m’a certainement conduite à mieux justifier mes positions. 2. « Mythe » est pris ici, comme chez Bauer et Trudgill (1998), dans le sens d’idées reçues sur la langue, telles que les manifestent le grand public certes, mais fréquemment aussi des linguistes, qui sont aussi des locuteurs ordinaires – ce qu’ils révèlent parfois au détour des représentations qu’ils ont des langues.
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Françoise Gadet
dispositif à la base de toute idée de (socio)linguistique variationnelle3, qu’elle use de façon intuitive de la notion de variété ou qu’elle y ajoute des notions associées à de l’invariant, comme variation, variante et variable. L’objectif dans les deux cas est de rendre compte de l’hétérogénéité et de la variabilité des langues, dont les effets se manifestent à la fois dans la variation et dans le changement. 1.1 Mythe 1 : les variétés Nous identifions ici un premier mythe, l’idée qu’une langue comporte des variétés, dans lesquelles prennent corps les faits de variation. Cela suppose deux prérequis : la spécificité de certains traits linguistiques dits variables, et le fait que leur organisation peut donner naissance à un objet linguistiquement identifiable, une variété. Le français constituerait alors un champ privilégié pour étudier ce mythe, pour au moins deux raisons qui produisent un grand nombre d’usages diversifiés. La première, d’ordre historique autant que géographique (diatopique), est l’expansion du français dans le monde4, à la suite de divers aléas historiques. La deuxième raison, sociale, concerne le poids de la norme ayant marginalisé la plupart des variétés ordinaires, particulièrement dans leurs versions parlées. Les modalités d’attribution d’un phénomène à une variété peuvent relever de différentes démarches. La première est naïve (et nous ne citerons pas d’auteur) : le descripteur croit ou semble croire que le(s) phénomène(s) qu’il a isolé(s) est/sont spécifique(s) à la variété X. Il se sent donc autorisé à dire : « en X, le phénomène z fonctionne de telle manière ». La catégorisation en variétés peut aussi être dictée par la prudence méthodologique : « je ne parle que de X, parce que je n’ai réuni de données qu’à/en X » ; et il est admis qu’on ne cherche ni à comparer ni à généraliser. Que suppose cette idée de variété, au-delà de l’évidence externe ? Soit il est possible d’établir que l’étiquetage repose sur des bases linguistiques (et il faut alors s’interroger sur ce qu’il y a là de spécifique : spécificité d’un 3. Nous prenons ici variation au sens de variationnel – selon une tradition instaurée par Coseriu (1978/1973) – et non de variationniste (au sens établi par William Labov), qui constitue un cas particulier du dispositif général qu’est une perspective variationnelle. 4. Chaudenson (2005) rappelle un aspect de l’histoire du français et des hasards de son exportation qui le rend exceptionnel parmi les langues du monde : à une même époque, des colons français sont partis les uns vers ce qui deviendra les aires francophones d’Amérique, les autres vers des îles où apparaîtront les créoles. C’est, pour un linguiste, une occasion de confrontation et de remontée vers le terminus a quo, surtout exploitée par les historiens de la langue ou les créolistes.
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trait ? d’un faisceau de traits ? spécificité d’organisation globale ? spécificité d’ordre statistique ? spécificité des contraintes lexicales ?). Soit, tel ne paraît pas le cas, et il faut construire une argumentation. 1.2 Mythe 2 : l’allocation des variantes Ici intervient le deuxième mythe, dans le droit fil du premier : si les phénomènes linguistiques variables prennent corps en des variétés, il faut qu’il y ait une raison externe derrière cela. Et c’est le processus d’allocation des variantes (« français de Louisiane », « français populaire », « langue des jeunes »...). Allocation à une région de France ou de la francophonie, à un type de locuteurs (définis de façon sociale et/ou démographique, donc non linguistique), à une époque, à un type de situation, à un genre discursif… selon une sociolinguistique spontanée se coulant dans des classements externes. Ainsi, un classique de cette littérature a longtemps été : « j’ai identifié un trait z caractéristique de la variété X », ou « j’ai rencontré le trait z, connu jusqu’ici dans la variété X, dans la variété Y ». Est-ce qu’on fait alors autre chose qu’appeler des traits linguistiques à la rescousse d’une notion établie pour des raisons tout à fait autres, d’ordre socio-historico-politique ? Prenons l’exemple de la grammaire de Jean-Marcel Léard (1995), où l’étiquetage de variété est affiché dès le titre, Grammaire québécoise. De façon à donner corps à cette variété, qu’il institue par le fait de la nommer5, Léard ne peut faire autrement que de souligner des différences (il parle d’ailleurs de « grammaire différentielle », à la p. 9) entre le québécois et ce qu’il appelle « français standard », « français de référence » ou « français international » (p. 3), qu’il oppose au « français parlé » (p. xxvii), bien que ses exemples québécois soient tout aussi parlés. Le québécois y est donc institué dans une comparaison à des abstractions, opération facilitée par l’absence d’appui sur des corpus pour le français de France (ce qui est parfaitement légitime, car tel n’est pas le propos), contrairement au québécois, appuyé sur le corpus de Sherbrooke (Beauchemin et collab. 1973, 1975, 1977, 1978 et 1980-1981). De même, nous avons montré dans Gadet (2003b) que la notion de « français populaire » en tant que telle, historiquement tardive (la rencontre-t-on avant le XXe siècle ?) et mal implantée dans l’usage ordinaire, était un après-coup d’une question sociale, les « classes 5. La critique est facile et notre objectif n’est nullement de dénigrer ni cette grammaire, qui a le grand mérite de discuter des faits intéressants, ni aucun des auteurs que nous citerons. Il s’agit seulement d’interroger une pratique largement partagée chez les (socio)linguistes, pour des raisons bien compréhensibles sur lesquelles nous reviendrons.
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dangereuses » urbaines du XIXe siècle. Quant aux allocations géographiques, elles concernent d’autres évidences, quelque chose comme « il y a une variété X parce que le pays X n’est pas la France », laissant peut-être transparaître une croyance implicite en un effet de l’existence des États-nations sur la/les langue(s), qui reste largement à démontrer, surtout pour la syntaxe (en effet, il n’en va pas de même pour le lexique). Inutile d’insister sur le fait qu’une telle démarche n’est pas de nature linguistique. 1.3 Mythe 3 : emprunts et interférences Un troisième mythe peut être signalé, dont nous ne parlerons pas plus longuement, mais que nous évoquons dans la mesure où il n’est pas sans relation avec les deux précédents, la sous-classification des langues en variétés, et l’allocation de variantes par démarcage du français de référence. Ce troisième mythe ne peut être illustré sur tous les faits de langue qui sont en cause dans les deux premiers, car il y faut une situation de contact de langues, et de contact minoritaire (ce qui est justement très largement le cas des français hors de France) : il s’agit des emprunts ; voir Gadet et Jones (2008) pour l’étude de quelques phénomènes syntaxiques dans différentes variétés de français hors de France. Si, dans une variété, un trait diverge par trop de ce qui est attendu dans le français de référence, alors il est fait implicitement (ou très explicitement, d’ailleurs) l’hypothèse qu’il a été emprunté à l’autre langue, la langue majoritaire – sans que soit toujours clairement posée la question même de la possibilité des emprunts syntaxiques ; voir Vinet (1996), qui tend à une grande prudence dans l’usage de cette notion. Ce troisième mythe ne sera abordé ici que de façon marginale : il ne s’agit pas de dire qu’il n’y a jamais influence des langues de contact, mais il s’agit plutôt de ne pas en faire un mode d’explication hâtif, unique ni même prioritaire, en tout cas tant que les potentialités du français n’ont pas été plus longuement explorées. 1.4 Les trois mythes s’organisent en un dispositif Ces trois « mythes » ne sont pas purement imaginaires. Ils renvoient bien à des questions qui se posent pour les langues, que les locuteurs (et parfois les linguistes-locuteurs) reflètent dans leurs représentations spontanées. Tous les trois, ainsi que le dispositif sociolinguistique qui leur donne 174
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consistance, souvent pris comme des évidences, nous semblent à questionner, en particulier quant au principe qui se trouve à leur fondement, qui pourrait être un désir de sauver de l’homogénéité, et peut-être en dernière instance une certaine « pureté » des idiomes : les ancrer dans un terroir est une façon d’y tendre et d’écarter la possibilité de mélange. Ce qui est ici en cause, c’est la notion même de langue, facilement acceptée comme une évidence. En particulier, il nous semble y avoir à l’horizon l’idée qu’il faut de l’homogénéité pour qu’il y ait idiome (langue ou variété), que trop de variabilité risquerait de rendre un parler dysfonctionnel. Ainsi Léard (1995 : 3), par exemple, affirme-t-il que « le québécois est assez homogène pour être opposé au français et considéré comme un système linguistique unique » – donc une seule variété. Or, étant donné les manifestations de la variation, à quel niveau situer l’homogénéité ? Nous ne jugeons pas réaliste de tenter de croiser ce dispositif avec un autre problème soulevé par l’idée de variété : les éventuels effets de la relativement faible diversification en genres discursifs des corpus disponibles, qui documentent beaucoup plus les interviews que quelque autre genre (Cappeau et Gadet 2007) : qu’est-ce, par exemple, que le français parisien, une fois décliné par différents locuteurs en des situations diversifiées ? Pourtant, c’est un problème qu’il ne faut pas perdre de vue, surtout pour la syntaxe : en particulier, quels sont les faits qui risquent de se trouver sous-documentés du fait de la domination du genre interview et de la monotonie qu’il peut engendrer ? Après avoir considéré quelques exemples (sous 2), nous retournerons aux notions de variété et de variation (sous 3). Car nous avons ici affaire à un paradoxe. Il est difficile de fournir à « variété » une définition sur des bases linguistiques, et même de montrer comment des faits linguistiques prendraient corps en une telle chose, au-delà de l’idée vague que la langue « reflète le social » (comme le disait, pour la rejeter, le titre de Cameron 1990). Mais en même temps, il apparaît difficile de se passer totalement de la notion.
2. Quelques exemples et questions Pour poursuivre l’analyse des effets des mythes, nous allons évoquer des faits de variation parmi les plus souvent signalés.
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2.1 Les pronoms personnels Au début de son chapitre 3 sur les pronoms, Léard pose la question : « le québécois possède-t-il des formes inconnues du français ? ». Il répondra que oui. 2.1.1 Cinq différences morphologiques Pour les pronoms personnels, cinq différences lui semblent déterminantes (il y en a d’autres, en effet) d’un point de vue morphologique, entre français de France et québécois : 1) a(l) « a remplacé » elle ; 2) [i] ou [j] « a remplacé » lui ; 3) [i] « a remplacé » elles ; 4) le suffixe -autres « s’ajoute à » toutes les formes de pluriel ; 5) eux-autres « vaut pour » elles. Naturellement, Léard ne prétend pas que ces formes n’apparaissent qu’en québécois : il sait qu’elles apparaissent aussi dans d’autres variétés de français. Et, certes, 2) est fréquent sinon généralisé en langue parlée ordinaire, au moins de France ; 3) était signalé par Henri Bauche (1920), et 1) est toujours localement attesté en Europe6. Les points 4 et 5, qui sont le même trait à quoi 5) ajoute une neutralisation masculin/féminin, se rencontrent entre autres dans plusieurs français d’Amérique du Nord (parmi d’autres, Stäbler 1995 pour la Louisiane). Alors, phénomène américain ? Mais on le trouve aussi en Belgique. Conservateur ? Périphérique ? Même si l’on s’assurait qu’on les trouve dans plusieurs variétés périphériques, et que la valeur qu’ils y revêtent est sinon la même du moins comparable7, ces étiquettes ne font pas beaucoup avancer, car la périphérie se définit autant par rapport à un centre que par rapport à une périphérie (voir les débats entre québécois, acadien et canadien, ou 6. Brunot et Bruneau (1949 : 269) écrivent : « la langue populaire actuelle, à Paris, semble opposer à i, il, pronom masculin (singulier et pluriel), al, a, elle [sic], pronom féminin (singulier et pluriel). Le pronom masculin i appartient encore à la langue familière des ‘honnêtes gens’ ; mais les formes féminines al et a sont rigoureusement ‘interdites’ ». Toutefois, on peut se demander s’ils ne reflètent pas ainsi un état antérieur de la langue, et dans quelle mesure la prononciation des formes féminines perdure. Mais Patrice Brasseur (c. p.) me signale que ces deux formes se rencontrent encore aujourd’hui au moins dans le français rural de Haute-Normandie. La prononciation a au singulier est l’un des traits que Morin 1979 revendique comme faisant partie de son propre parler ordinaire (qu’il nomme populaire) briard. 7. Pour la Belgique, Jean-Marie Klinkenberg (c. p.) me fait remarquer la proximité avec le wallon, où chez nous ne se dit pas *amon nos, mais amon nos-autes, ce qui pourrait conforter une hypothèse conservatrice. Mais il ajoute que les Belges ne sentent pas particulièrement ce trait comme typique, ce qui expliquerait qu’il ne soit évoqué ni par Wilmet (1997), ni dans la 14e éd. du Bon usage, pourtant plus accueillante à la variation que jamais auparavant.
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sénégalais et panafricain). Ou bien elles ne font avancer que si l’on cherche des processus d’arrière-plan (nous y reviendrons en 3e partie). 2.1.2 Excursus : « à la place de » ? Les expressions entre guillemets dans la formulation de ces cinq différences figurent chez Léard, comme d’ailleurs chez beaucoup de linguistes travaillant sur des variétés non normées. Elles imposent un détour par ce qu’implique « à la place de », comme d’autres expressions que l’on rencontre chez des auteurs occupés à décrire des variétés non standard, comme « X remplace Y », ou « X est mis pour Y »… Les linguistes n’ont-ils comme marge de manœuvre que de penser ces phénomènes en termes de « X en lieu et place de Y » ? Cela met le standard en position d’organisateur d’un idiome de façon abusive, parce que cette place ne lui est pas donnée pour des raisons de système linguistique, mais pour des raisons sociales. Ce privilège au standard est d’ailleurs reflété dans la dénomination même de « non standard », étiquette qui n’a de sens qu’en démarcage – voir Ploog (2002) pour une critique de ce terme et une évaluation des conséquences pour la description grammaticale. C’est pourtant un tel point de vue qui domine les conceptions des linguistes et, explicitement ou non, les représentations sociolinguistiques. Ce n’est donc pas sur une énumération de formes que Léard fonde sa conception de la variété, mais sur l’argumentation qu’un regroupement des cinq divergences dans des positions où le français possède une forme unique pour les fonctions autonomes et non autonomes constitue une organisation qui n’est pas celle du français standard. Le québécois ferait ainsi un axe majeur d’une opposition entre des formes qui, en français non québécois (hexagonal ? standard ? de référence ?), ne sont distinguées que de façon aléatoire ou marginale (comme la première personne du singulier vs pluriel). Pour Léard (1995 : 84), « seul le québécois en a fait un système cohérent ». 2.1.3 Spécificités syntaxiques des pronoms Une perspective syntaxique sur les pronoms conduit également à la question de spécificité des traits. Nous n’en prendrons qu’un seul exemple, celui du pronom on. À côté du « mouvement déjà ancien qui a poussé on à remplacer nous comme sujet » (ibid., p. 89), selon lui plus avancé au Québec 177
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qu’en France, Léard (1995 : 90) donne on indéfini concurrencé par ça, tu ou i en québécois, comme dans les exemples repris ici de (1) à (3) : (1) écoute, ça frappe à la porte (2) quand t’es fatigué, t’as juste envie dormir (3) en France, i boivent beaucoup de vin Les exemples (2) et (3) sonnent tout à fait familiers à une oreille hexagonale, contrairement à (1) qui est en principe inconnu en français européen pour référer à un animé. Cependant, il y a deux raisons pour lui disputer l’étiquette de québécois. Côté français de France, la barrière entre animé et inanimé n’est pas si étanche, car si un exemple comme (4) recèle une valeur un peu particulière (globalisante ?), il est bien implanté. Et, côté français d’Amérique, cet usage de ça n’est pas restreint au Québec, le corpus de Louisiane de Stäbler en comportant de nombreux exemples, comme (5), et Neumann-Holzschuh et Wiesmath (2006) en faisant un « trait acadien » (Acadie canadienne et Louisiane) : (4) ça veut voler de ses propres ailes mais ça peut même pas gagner sa vie (5) et tous les deux semaines ça payait pour le lait (Stäbler : 8) Certains faits s’avèrent ainsi partagés entre (au moins) le québécois et le français parlé hexagonal ordinaire, ce qui amène Léard (1995 : 88) à écrire : « Les règles du français standard sont complexes, au point que le français parlé tend à se rapprocher du québécois ». Cette formulation est troublante, à la fois par l’opposition entre standard et parlé, et par celle entre parlé et québécois. En effet : 1) aucun locuteur ne parle standard, nulle part ; 2) le québécois sur lequel Léard travaille est une version parlée ordinaire de français relevée au Québec. On peut se demander si ce qui est ici en cause ne serait pas simplement qu’il s’agit de versions parlées ordinaires des deux variétés (ou probablement de toute variété vernaculaire), où les locuteurs tendent à faire intervenir des processus d’autorégulation et/ou de réanalyse. Dès lors, on pourrait tenter l’hypothèse que les traits observés seraient liés à l’exercice de l’oralité et à l’interaction, plus qu’à telle ou telle localisation diatopique ; voir aussi Morin (1979), qui évoque des observations d’un grand nombre de lieux. Et on voit le biais interprétatif qui risque d’être introduit par le dispositif de localisation, sans gain évident pour la compréhension des phénomènes. 178
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2.2 Les relatives Les relatives « non standard » ont depuis longtemps été signalées comme lieu de forte variabilité en français, au moins depuis Damourette et Pichon, dont la typologie a été reprise et affinée (Guiraud 1966, Gadet 2003a, Gapany 2004…). Il est plus rare qu’elles soient documentées à partir de données provenant de variétés non centrales (voir cependant les travaux de Ruth King et d’Yves Roberge, sur différents français d’Amérique du Nord). 2.2.1 Ce qu’une typologie dissimule Quand ils sont décrits dans les grammaires (ce qui est loin d’être toujours le cas), les différents types de relatives se voient en général assignés à des variétés, à tel ou tel lieu de la francophonie (relatives dites « typiques de X », comme chez Knutsen 2007, qui parle de « relatives observées en français abidjanais »). Ou bien elles sont rapportées à du social et sont dites « populaires », l’étiquette la plus fréquente sous laquelle on les désigne. On trouve même la dénomination de « plébéienne » pour qualifier l’un des types chez Damourette et Pichon (ex. 6), alors que leurs autres dénominations renvoient à des aspects formels des séquences, comme « phrasoïde » (ex. 7 et 8), qui signale la relation à une phrase, « défective » (ex. 9), qui insiste sur un manque, ou même « pléonastique » (ex. 10), renvoyant à la fois à la forme et au sens. Même si ces dénominations sont elles aussi souvent stigmatisantes, « plébéienne » est la seule étiquette à référer au type de locuteurs qui les produisent. Le point commun entre les différents types est la fonction, ramenée à relative, mais ils sont introduits soit par un complémenteur qui n’est pas pronom relatif, soit par un pronom relatif redoublé d’une spécification de la relation syntaxique – en (10) – qui s’oppose ainsi aux autres types, tous introduits par que. Gadet 2003a donnait comme exemples : (6) c’est le jour où qu’on se saoule (Damourette et Pichon 1968 : § 1332 sq.) (7) c’est vraiment la seule prof qu’on peut lui faire confiance (exemple modifié) (8) le candidat qu’il a voté pour (9) le môme que j’ai la charge le mercredi / il est mignon comme tout 179
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(10) tous les gens auxquels je leur en ai parlé / ils m’ont dit la même chose Laissons de côté (10), peu répandu dans le monde francophone et nulle part à ma connaissance le seul type de relative auquel recourent les locuteurs, au point que l’on peut se demander s’il s’agit d’une structure ou d’une figure croisée (tel est le point de vue de Damourette et Pichon 1968 et 1969, sans doute d’ailleurs surtout pour des raisons sociales) ; et leur usage dans l’Hexagone même répond souvent à des situations déclenchant l’hypercorrection. L’exemple (9) ne comporte qu’un complémenteur, et (7) et (8) un complémenteur + pronom résomptif ou préposition orpheline. Ces séquences apparaissent-elles ailleurs qu’en France ? Le type (7) impose que la variété fasse facilement appel aux clitiques, ce qui n’est pas courant dans des variétés obsolescentes où ceux-ci tendent à être remplacés par ça, qui respecte l’ordre SVO, comme en (11) ; et il n’y a aucune relative de type (7) dans le corpus de Stäbler : (11) un veau c’est un embarras faut tu te défais de ça parce que si tu gardes ça ça coûte pour nourrir (Stäbler : 16) Voir aussi Morin (1979) sur les restrictions dans les combinaisons de clitiques de différentes formes de « français populaire ». 2.2.2 que comme ressource discursive Le type (9) quant à lui se rencontre largement à travers la francophonie (et peut-être partout, même si c’est selon des amplitudes variables), y compris en français d’Afrique (Knutsen 2007 pour la Côte d’Ivoire). Mais s’agit-il vraiment d’une structure ? Ou avant tout d’une ressource dont usent les locuteurs ? On pourrait la dire de simplification, mais tout autant de cohésion discursive, car elle a pour effet de relier deux séquences, de façon à peine moins élémentaire que l’absence de tout lien segmental, comme on l’obtient en manipulant légèrement l’exemple (12) : (12) le dictionnaire des mots qu’il n’y a que moi qui les connais (titre d’un livre de Jean Yanne paru en 2000, cité dans Gadet 2003a) (12’) ces mots / il n’y a que moi qui les connais En désignant ces formes comme des relatives, est-ce qu’on ne risque pas de se laisser entraîner par le filtrage des catégories standard ? Cependant, comment les nommer autrement ? Voir Sankoff et Brown (1976), sur les étapes de leur surgissement dans un pidgin, à partir de la simple juxtaposition d’une séquence à un nom, marquée de la seule intonation. La présence de 180
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séquences comme (13) dans le corpus de Knutsen (2007) va dans cette direction, à laquelle on confrontera la relative « de Louisiane » qu’est (14) : (13) moi j’ai des petites sœurs qui vont à l’école que je prends la charge (p. 205) (14) la femme qu’est / que le canal appartient / ‘tait une femme (Stäbler 1995 : 74) 2.2.3 Les prépositions orphelines dans les relatives Quant au type (8), toutes les prépositions sont en principe concernées, sauf à, de et par (dans, sur et sous offrant les variantes dedans, dessus et dessous). Pourtant, 1) la possibilité d’utiliser avec, pour et contre en préposition orpheline ne répond pas partout aux mêmes contraintes : ainsi, avec renvoyant à un référent animé, comme en (15), a souvent été regardé comme un germanisme à cause de sa fréquence en Suisse (voir le mythe 3) ; 2) Roberge et Rosen (1999) affirment que c’est le français très obsolescent de l’île-du-Prince-Édouard qui est le plus accueillant, acceptant toutes les constructions de (16) à (19), alors qu’un continuum de variétés de ce point de vue commence au Québec (la moins accueillante), en passant par l’Ontario ou l’Alberta : (15) ma femme / je viendrai avec (16) le gars que je travaille pour (17) c’est la personne que j’ai du trouble avec (18) la fille que je te parle de (19) la fille que j’ai donné la job à À première vue, on pourrait penser que les relatives avec préposition orpheline sont soit une interférence avec l’anglais soit confortées par les structures anglaises. Cependant, plusieurs arguments s’y opposent, en tout cas pour les prépositions autres que à et de : 1) le caractère ancien du phénomène, attesté en français au moins depuis le XVIe siècle ; 2) sa persistance en français populaire et même ordinaire hexagonal ; 3) le fait que l’anglais peut placer en cette position des prépositions légères non autonomes (to, from), ce qui ne se produit en français avec à et de qu’à l’île-du-PrinceÉdouard ; 4) le fait que la séparation de la préposition et du pronom interrogatif existe en anglais (whom did you talk to ?), mais pas en québécois ni en français populaire (sur ce point, voir Léard 1995, p. 98 sq.). 181
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Mais même si les exemples (16) à (19) devaient être regardés comme influencés à des degrés divers par l’anglais (quoique pas forcément de façon directe, ni uniforme – et (16) est très proche de (8), relevé en France), cela n’éviterait pas d’avoir à se demander ce que de tels fonctionnements peuvent nous apprendre sur le français en général (voir Roberge et Rosen 1999, Vinet 2001), car seules certaines structures se montreraient ainsi perméables à l’autre langue. Il s’agirait alors davantage de convergence que d’emprunt, et certainement pas de copie. L’argumentation de Léard apparaît donc plus nuancée que son titre. Et, du moins pour les pronoms personnels et relatifs, c’est bien sur des raisons linguistiques (contraintes et organisation globale) qu’est posée l’idée de variété québécoise. 2.3 Documenter les phénomènes syntaxiques Revenons aux possibles effets pervers de la localisation, à partir d’une réflexion de Lemieux (1985). Travaillant sur la négation, Monique Lemieux signale l’éventuelle ambiguïté de j’en veux plus, en précisant dans sa note 4 : « en français de Montréal, cette ambiguïté n’existe pas car on distingue deux morphèmes, l’un prononcé /plys/ et l’autre /ply/ ou /py/ ». Certes, elle ne prétend pas qu’il n’y a que dans le français de Montréal que cela se produit. Certes, il n’est pas déplacé, dans un livre intitulé Les tendances dynamiques du français parlé à Montréal, de parler d’abord du français de Montréal. Mais est-ce que le lecteur ne risque pas d’induire de la phrase ci-dessus qu’il ne se passe pas la même chose partout ailleurs, alors qu’il en va de même dans la version la plus courante au moins du français parisien, et sans doute de beaucoup d’autres français (tous ?) ? On retrouve ainsi un problème méthodologique soulevé en première partie : les travaux descriptifs tendent à mettre l’accent sur les différences entre variétés et moins sur les ressemblances, même si elles sont évidemment bien plus nombreuses que les divergences8. Pourtant, on est bien en droit de se poser des questions comme : est-ce que tous les français désambiguïsent oralement j’en veux plus ? Arrive-t-il, en quelque français que ce soit, que les deux plus soient toujours prononcés de façon identique ? Et ainsi pour des milliers de questions, ayant trait à des centaines de phénomènes… Par exemple, pour ne parler que de phénomènes abordés en 2.1 et 2.2 : peut-on 8. Il pourrait y avoir là une persistance de la problématique des inventaires d’écarts, qui sous le nom de particularismes, constituent la préhistoire de l’étude des variétés.
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faire la liste exhaustive des variétés où -autres est fréquemment adjoint aux formes pronominales du pluriel9 ? Quelle est l’extension précise de l’usage de a et/ou de al ? Quelles variétés neutralisent l’opposition de genre au pluriel (par exemple, en sujet : i, il, iz, eux, eusses, zeux, masculin et féminin), et selon quelle fréquence ? Est-ce que la préposition orpheline correspondant à sur est partout dessus, ou demeure parfois sur ?... On voit à quel point nous sommes loin de disposer de la documentation pour répondre à toutes ces questions. Le problème est particulièrement aigu pour la syntaxe, du fait de la relative rareté des phénomènes syntaxiques, qui peuvent exiger des corpus très longs et d’une grande diversité de genres. Pour un grand nombre de variétés, les corpus ne sont pas assez fiables, ou ne le sont pas tous, ou ne documentent pas suffisamment les faits, et, au-delà d’une aire géographique spécifique, on manque de possibilités de comparaisons de structures grammaticales ou de phénomènes, si l’on prend ce terme au-delà d’une identification à la grammaire de la langue standard.
3. Retour sur les notions de variation et de variété Une réflexion sur ce que les variétés non standard et non centrales apportent à la connaissance du français doit tenter de préciser les notions de variété et de variation. 3.1 La notion de ‘français marginaux’ L’examen de corpus d’origines locales diversifiées conduit à soulever des questions dissimulées derrière l’allocation des variantes. 3.1.1 Une notion bien intéressante… Le processus de localisation en effet risque de laisser négliger le fait que différents usages montrent, en certains points grammaticaux du français (pas tous, loin de là), des faits dont on dira dans un premier temps qu’ils sont comparables, pour éviter d’affirmer trop vite qu’ils constituent « la même 9. Une formulation aussi généralisante risque de dissimuler des différences fines : Arrighi (2003), par exemple, a pu montrer une différence entre nous-autres et vous-autres dans l’usage au Nouveau-Brunswick.
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chose ». On les rencontre dans des situations historiquement et sociolinguistiquement différentes, comme des variétés hexagonales vs coloniales, en pleine vitalité vs obsolescence, langue maternelle vs seconde, minoritaires à des degrés divers, ayant connu différents modes de dissémination historique, confrontées à des langues de contact diversifiées... « Il est frappant de voir comment la variation du français se fait, de façon permanente, quels que soient les temps et les lieux, selon des processus constants », écrit Chaudenson (1998 : 164). L’histoire de la langue en effet (voir par exemple Brunot et Bruneau 1949) atteste que des formes désormais hors norme ont jadis ou naguère relevé du français central, et il arrive qu’on les rencontre encore. Ainsi, Schøsler (2004) met en rapport avec la diachronie des faits diatopiques qui concernent les périphrases verbales. Féral (1998) rapproche des exemples de structures panafricaines de français, de formes qui ne sont pas inconnues dans des variétés hexagonales, mais qui y sont renvoyées à des statuts marginaux – régionales, populaires, orales, enfantines… (le là postposé, oui/non comme réponse ordinaire à une interronégative, l’omission de l’objet après un verbe transitif). Arrêtons-nous justement aux constructions absolues, souvent dites typiques du français d’Afrique. Elles sont signalées par Knutsen (2007) et Boutin (2005) à Abidjan, mais aussi par Lavarjaara (2000), pour certains écrits d’un français de France que l’auteure ne parvient pas à qualifier autrement que comme des formes « qui se veulent proches de la langue parlée » (p. 14). Sauvageot (1962) donnait déjà ce phénomène comme « de plus en plus fréquent » (en parlant de la France). Et Wilmet (1997) rappelle que « les utilisations absolues de verbes transitifs », comme « des régimes indirects au lieu de régimes directs », ont longtemps été épinglées comme des belgicismes par les grammairiens normatifs... Alors, phénomène localisable, ou processus concernant la complémentation en français, ordinaire et même courant ? La possibilité de parallèle pour certains phénomènes est telle que Chaudenson (2005) adopte l’expression « variétés marginales » (idée qu’il défend depuis les années 1970), et l’hypothèse que certaines zones du système grammatical, qu’il appelle « zones de faiblesse », présentent des variables « qui selon les époques et les lieux, suscitaient l’apparition de variantes, c’est-à-dire de réalisations spécifiques de la variable en cause » (1998 : 164)10. 10. C’est l’un des problèmes récurrents posés par le changement : la relation entre innovation individuelle ou spécifique à une interaction, et généralisation à un groupe, une communauté, une variété, une langue.
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Ce terme a le mérite d’inciter à rapprocher des phénomènes linguistiques au-delà des variétés, ce pour quoi il ne semble pas exister de terme unique reçu. Cependant, il soulève aussi quelques réticences. 3.1.2 …mais qui n’est pas sans soulever quelques problèmes Nos réticences sur « variété marginale » concernent d’abord le fait qu’une telle dénomination entérine la place « à la marge », qui ne peut être assignée que du point de vue de la norme, alors que les phénomènes touchés ont souvent au contraire pour effet de rendre le système lisible, comme pour les pronoms en et y derrière un verbe à l’impératif (Blanche-Benveniste 1983). à côté de cas comme (20), où la prononciation est rapportable à la liaison, (21) avec son –s graphique demeure isolé (ininterprétable en terme de système) tant qu’il n’est pas confronté aux formes non standard attestées de façon ancienne (22) et (23), qui invitent à regarder z’en comme une possible variante postverbale de en. On ne sera d’ailleurs pas étonnés de la trouver dans des variétés périphériques, comme (24) cité par King (1988) pour Terre-Neuve : (20) donne-nous-en (21) demandes-en (22) donne-moi-z’en (23) donnes-en-moi (24) il me fait manger z’en On soulignera ensuite la maladresse, en syntaxe ou en discours, des notions de variable et variante, qui suggèrent avant tout examen qu’il y a de l’invariant du sens (même si ce type de postulat est adapté à la phonologie, d’où il est issu) ; tout autant que l’idée de zones faibles ou fragiles, qui épouse une conception structuraliste de la langue (sans doute venue elle aussi de la phonologie). Par ailleurs, il reste la notion même de variété, dont les défauts ne se trouvent pas compensés par sa mise au pluriel et l’adjonction d’un adjectif. Nous rejoignons ainsi les réflexions critiques présentées dans Dufter et Stark 2003.
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3.2 Catégoriser les faits langagiers Les opérations de catégorisation, loin d’être prises comme une évidence, doivent donner lieu à réflexion. En ce qui concerne la catégorisation linguistique et métalinguistique, peut-on parler de « relative » quand l’élément de jonction que ne fonctionne pas comme un pronom relatif ? Ploog (2002), travaillant sur les sujets, parle à un tel propos de « crible imposé par le métalangage, inévitablement fondé sur le standard » ; et Katja Ploog en vient à renoncer à nommer « sujet » des « séquences qui n’en suivent pas les contraintes définitoires ». Cela pose encore la question de la supposée équivalence de formes, en continuité d’« à la place de » : comment affirmer que telle forme aurait pu (aurait dû ?) se trouver là plutôt que telle autre ? C’est une question qui touche à des questionnements essentiels de linguistique générale, comme la possibilité d’équivalence communicative et/ou fonctionnelle entre structures formellement différentes. Quant à la catégorisation externe, dont l’allocation des variantes, elle pose le même genre de problème : peut-on entériner des catégories sociodémographiques instituées par le bon sens ordinaire ou même par les sciences sociales mais sans référence au langage ? Einar Haugen rappelait en 1972 qu’il avait proposé dès les années 1950 le composé dialinguistics11, afin d’éviter que « the prefix socio- compromises the term by identifying variation with its social correlates » ; son terme écologie des langues s’inscrit dans un même objectif dialinguistique, qui tient compte de ce qu’instabilité et variation sont des phénomènes au fondement de la pratique des langues, et invite à penser le non-standard hors de tout démarcage par rapport au standard, en particulier pour les effets de sens (éviter de poser avant toute démonstration une équivalence systémique). Les lieux grammaticaux où se condensent les faits qui peuvent permettre de parler de variétés marginales montrent que des phénomènes où des formes semblables, bien que pas nécessairement avec toutes les mêmes caractéristiques, les mêmes fréquences ni les mêmes contraintes, apparaissent dans des situations sociolinguistiquement diversifiées, selon une relative stabilité des zones de variation en cause. On peut alors faire des hypothèses quant aux relations entre les différents niveaux, les tendances dialinguistiques formant un faisceau complexe de facteurs enchevêtrés. 11. Il y a une certaine proximité avec la démarche de Coseriu dans les mêmes années 1950, dans un autre contexte ; proximité qui ne sera pas poursuivie ici.
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Jouent d’abord des facteurs purement linguistiques. Sans décider, entre le locuteur et le système, où est le moteur des évolutions, Chaudenson parle de processus autorégulateurs (dans Chaudenson, Mougeon et Beniak 1993) ; Berrendonner (1988) parle de « matériau variationnel » pour le stock de phénomènes variationnels dont dispose une langue ; et Wilmet (1997) énumère des mécanismes formels investis (analogie, syncrétisme, ellipse, économie, exploitation novatrice des ressources grammaticales...), qui regardent les faits linguistiques au niveau des processus. Une deuxième série de facteurs est d’ordre sociolinguistique : les variétés et les phénomènes variables qu’elles manifestent n’ont ni la même histoire ni le même statut, ni les mêmes conditions de fonctionnement écologique, ni le même rapport à la norme. à quoi s’ajoutent des facteurs identitaires, bien localisés quant à eux : par exemple, les mêmes formes surcomposées de la même aire franco-provençale, comme (25), sont évaluées plus positivement par les locuteurs suisses (Neuchâtel) qui en font un symbole identitaire que par les Français de Dijon ou de Saint-Étienne (Carruthers 1999) : (25) je l’ai eu fait mais je le fais plus depuis longtemps Les facteurs concernés relèvent enfin de l’énonciatif et de l’interactionnel : le déroulement d’une prise de parole a été davantage étudié du côté de l’interaction que du côté de la gestion du discours par le locuteur en place, mais Krötsch (1998), par exemple, montre les limites d’une syntaxe, fût-elle de l’oral, par rapport à une analyse de discours, et l’intérêt actuel pour l’idée d’émergence (Auer et Pfänder 2008). Les facteurs sont enfin cognitifs : la capacité de réanalyse et de restructuration est partagée par tous les locuteurs quelle que soit leur langue, compte tenu de ce qu’est l’exercice de l’oralité dans l’interaction. Ainsi, Miller et Weinert (1998) ont montré qu’il y a davantage de rapports entre les versions parlées ordinaires de langues non apparentées qu’entre leurs versions standardisées (compte tenu toutefois des différences d’impact des traditions rhétoriques). Il n’y a donc pas un mode interprétatif unique de la variation, selon les phénomènes. Ainsi, la fréquence des périphrases verbales en acadien se situe du côté de la conservation de structures européennes, marginalisées dans l’évolution du français standard (Wiesmath 2005), et s’avère relativement localisée. Au contraire, la possibilité d’effacement de que, où agissent des contraintes phonologiques et syntaxiques, est sûrement plus proche du discursif, et on peut s’attendre à voir ce phénomène assez bien répandu dans la francophonie, sans localisation. Et tel est bien le cas, comme le montre 187
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Raphaële Wiesmath en 2002 qui, en décrivant que en acadien du NouveauBrunswick, constate très vite que les deux tendances contradictoires qu’elle y relève, à la fois effacement et extension des usages, ne sont pas propres à l’Acadie, mais se retrouvent aussi dans d’autres variétés américaines (Québec, Ontario, Missouri, Louisiane, Terre-Neuve)… et européennes ‘marginales’ (où le phénomène est nettement moins décrit). Ce qui conduit à revenir à la question : peut-on parler à ce propos de structures grammaticales, ou bien de jeu de stratégies communicatives des locuteurs ?
Conclusion Le partage en différents ordres de catégories en dia- a certainement constitué une avancée méthodologique de la réflexion sur les parlers ordinaires (Coseriu 1973), qui s’est matérialisée dans une forme largement répandue d’une discipline académique, la sociolinguistique (Gadet 2004). Mais il nous semble désormais possible d’y revenir : non pas pour réaffirmer un principe structuraliste de primat des structures linguistiques, mais pour tirer toutes les ressources de la complexité dialinguistique. Y revenir pour voir que ce n’est pas toujours entre phonie et syntaxe qu’intervient un partage décisif du point de vue de la variation, mais entre phénomènes dont les principes interprétatifs déclineraient différemment les différents processus qui peuvent être en cause. Car, sans affirmer bien entendu qu’il n’y a pas de variétés, on peut suspecter que cette notion exige, hors du phonique, de la morphologie et du lexique (soit ce qu’affirmait la tradition), davantage de subtilité de traitement, car elle met en cause la complexité et l’enchevêtrement de facteurs divers : à la fois des influences locales, liées soit à l’histoire soit aux conditions écologiques de fonctionnement, et des influences de plus en plus généralisantes, ayant à voir avec la langue même, avec le groupe dont celle-ci relève, avec les conditions d’exercice des langues dans l’oralité et/ ou dans l’interaction, et avec les fonctionnements cognitifs des êtres humains.
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Particules négatives du français : ne, pas, point et mie – Un aperçu historique
Yuji Kawaguchi,Université des langues étrangères de Tokyo
Introduction
L
e point de départ de mon exposé est l’évolution de la négation totale présentée par Ashby (1991) ; voir tableau 1.
Tableau 1 Évolution de la négation totale selon Ashby (1991) 1 2 3 4 5
latin classique ancien et moyen français français classique français moderne français futur
non ne ne (ne)
verbe verbe verbe verbe verbe
(pas, etc.) pas pas pas
Dans les lignes qui suivent, puisqu’on sait que le français ne provient pas directement du latin classique, mais en partie du latin parlé du haut moyen âge1, et que la prédiction relative au changement futur est hors de portée de
1. Kawaguchi 2005a, chap. I : 1-26.
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Yuji Kawaguchi
mes considérations2, je traiterai de trois étapes successives de 2 à 4, soit à partir de l’ancien français jusqu’au français moderne. De toute manière, il faut avouer que, dans ce petit exposé, je n’ai aucunement l’intention de traiter tous les problèmes de la négation verbale dans l’histoire du français, lesquels, à ma connaissance, n’ont pas encore été examinés à fond, non seulement en faisant la distinction rigoureuse entre la négation totale et la négation partielle, mais aussi en passant en revue la négation verbale sous ses contextes d’apparition très variés comme dans les phrases interrogatives et les propositions indépendantes, coordonnées ou subordonnées, etc.
1. Le plus ancien français Dans les Serments de Strasbourg, texte censément le plus ancien, mais en réalité conservé dans un manuscrit du Xe siècle, la forme négative est non ou nun. Si Lodhuuigs sagrament que son fradre Karlo jurat conservat et Karlus meos sendra, de suo part non lostanit, si io returnar non l’int pois, ne io ne neuls cui eo returnar int pois, in nulla aiudha contra Lodhuuig nun li iu er.
Il est vraisemblable que non et nun soient les continuateurs du latin3. Dans la Séquence de sainte Eulalie rédigée vers la fin du IXe siècle, on peut relever six formes négatives de non ou no. Elle no’nt eskoltet les mals conselliers, (v. 5) Niule cose non la pouret omque pleier La polle sempre non amast lo Deo menestier. (v. 9-10) Elle colpes non auret, por o nos4 coist. (v. 20) La domnizelle celle kose non contredist : (v. 23) En bref, la fonction de non et no se distingue clairement dans le texte. Ce n’est que la deuxième forme qui peut s’employer comme une forme contractée, no’int avec le pronom int et nos avec le pronom personnel se. 2. Voir aussi Martineau et Mougeon (2003) qui ont montré qu’au XIXe siècle, la progression de l’effacement de ne s’accélère, si bien qu’en français moderne, en France et au Canada français, la plupart des locuteurs effacent ne. 3. Il faut remarquer avec Konrad Ewald l’influence probable du formulaire juridique latin dans le texte des Serments (Kawaguchi 2005a : 24-25 et Ewald 1964). 4. La forme nos correspond à la forme négative no suivie du pronom personnel se.
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L’apparition de cette forme contractée présuppose la désaccentuation de non, d’où naît la particule négative no. Le texte Séquence de sainte Eulalie montre un état intermédiaire de la codification de non/no en ne5. Son scribe emploie quelquefois la graphie –o pour –e : lo pour le et czo pour ce, par exemple. Quarante ou cinquante ans après la Séquence de sainte Eulalie, un document bilingue6 a été rédigé et conservé dans le manuscrit Valenciennes 521. Celui-ci paraît être un mémorandum pour faire un sermon devant les fidèles. La forme ne est exclusivement attestée dans les quatre passages de ce Sermon sur Jonas. Ne n’apparaît jamais sous la forme contractée, mais comme particule indépendante placée avant les verbes. ---- ne fait et fu (v. 37) Co astreiet ruina Iudeorum. E ne doleiet ur salut. (v. 126127) Se Ninive destruite> astreiet u ne fereiet. (v. 139-140) E jo ne dolreie de tanta milia hominum si per dixit erent dixit ? (v. 181182)
On ne sait pas si la codification de la particule ne s’est généralisée pendant cette période très courte entre la Séquence de sainte Eulalie et le Sermon sur Jonas. De toute manière, il est hors de doute que la particule négative ne telle qu’on l’utilise aujourd’hui existait déjà depuis la première moitié du Xe siècle.
2. Ancien français Comment était la grammaticalisation de ne au cours de l’ancien français ? Curieusement, tandis que la « forme simple » ne se stabilisait, la négation verbale s’est consolidée par d’autres particules négatives telles que pas, point ou mie, d’où l’émergence d’une nouvelle négation verbale de « forme complexe » : ne + verbe + pas, point ou mie.
5. Il est erroné cependant de penser que ces non/no de la Séquence de sainte Eulalie se sont grammaticalisés au cours de l’ancien français. À compter de la période du moyen français jusqu’au XVIe ou XVIIe siècle au moins, la forme non a persisté dans certaines expressions verbales ou infinitives (Martin et Wilmet 1980 : 17-18 et 21). 6. C’est un texte latino-français, mais le poids du latin était important. De plus, l’état du manuscrit est tellement mauvais que seules les lignes 115 à 226 sont à peine lisibles. Voir De Poerck 1956.
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D’après une récente analyse quantitative basée sur le Corpus de la littérature médiévale (Champion Électronique, 20017), on a eu le résultat ci-après (tableau 2) pour les deux ouvrages en vers rédigés pendant l’âge d’or de l’ancien français, Aliscans vers 1150-1200, édition généralement basée sur les mss A2, BN fr. 1449 et A3, BN fr. 368, et Eneas vers 1160, ms A, Bibl. Laurent.
Tableau 2 Résultat de l’analyse quantitative Aliscans % Eneas %
ne simple 724 84,5 782 76,9
ne... pas 64 7,5 155 15,2
ne... mie 59 6,9 76 7,5
ne... point 10 1,1 4 0,4
total 857 1017
Le calcul représente les occurrences de « forme simple », c’est-à-dire ne seul, et de « forme complexe » comme ne... pas, ne... mie et ne... point dans les phrases actives. On a laissé de côté, dans ce dénombrement, la conjonction coordonnée ne, deux formes négatives, ne... onques et ne... ja, ainsi que pas, mie et point dans leur emploi nominal. En résumé, dans Aliscans et Eneas, 84,5 % et 76,9 % des occurrences sont avec ne seul. La forme complexe n’était pas encore prédominante, si bien que la grammaticalisation de la forme complexe était bien loin de la réalité8. Une telle conclusion est conforme d’ailleurs à la description du moyen français chez MarchelloNizia : Mais, ce qui caractérise le moyen français est le fait que très vite ne + adverbe va devenir la marque la plus courante de la négation totale devant verbe conjugué. Nous voyons en effet apparaître ce changement dès le début du XIVe siècle, [...] CHM : sur 208 négations totales, G et G ont relevé 115 ne + adverbe contre 93 ne seul ; d’autres textes témoignent de cette évolution : QJM (sur 20 pages, 26 ne + adverbe contre 17 ne), [...] Commynes (245 ne + adverbe contre 182
7. Taketsugu 2005. 8. Le tableau dressé par Queffélec (1986 : 562-563) à propos du négatif employé avec les verbes auxiliaires est très révélateur de la prédominance de la « forme simple » en ancien français.
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ne) ; mais le fait que ne domine encore à la fin du XVe siècle, dans Pathelin (94 ne contre 66 ne + adverbe), [...] JP (119 ne contre 79 ne + adverbe) invite à affiner l’analyse9. La concurrence entre forme simple et forme complexe a ainsi duré longtemps et la forme simple était la plus fréquente en moyen français dans la négation totale. Mais pourquoi la forme complexe a-t-elle pris une très longue période pour se stabiliser ? Il me semble qu’une des causes de cette évolution relativement lente consiste dans la présence de la variation régionale parmi les formes complexes, de sorte que le processus de l’unification ou la généralisation s’est étendu sur une période assez longue10. En réalité, le type ne... pas est plus ou moins caractéristique au Centre et à l’Ouest, alors que ne... mie l’est à l’Est et au Nord11.
Tableau 3 Nombre d’occurrences de pas/point/mie dans cinq textes d’ancien français 1. Roman de Thèbes 2. Guernes de Pont-Sainte-Maxence, La vie de saint Thomas 3. Jean de Meun, Roman de la Rose 4. Robert de Clari, La Conquête de Constantinople 5. Chronique d’Ernoul
pas 83 92
mie 16 6
point 1 2
total 100 100
81 -
14 115
5 -
100 115
9
89
2
100
Ne... pas est attesté dans le Roman de Thèbes, la Vie de Saint Thomas Becket et le Roman de la Rose, œuvres rédigées au Centre et à l’Ouest, alors que ne... mie l’est dans La Conquête et Chronique, rédigées respectivement en Picardie et en Lorraine. 9. Marchello-Nizia 1997 : 302. 10. La persistance de l’ancienne forme négative dans les dialectes régionaux peut constituer une des causes de la généralisation lente de la forme standard ; voir, par exemple, le maintien de la particule négative ne dans les dialectes régionaux qui s’oppose à la chute générale de ne en français parisien populaire (Martineau et Mougeon 2003 : 138). 11. Price 1997 : 176. Le cas classique est La Conquête de Constantinople de Robert de Clari, un petit chevalier picard, où pas était absent, contre mie 115 fois relevé.
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La prédominance de ne... mie dans les textes provenant du Nord et du Nord-Est est très bien démontrée dans l’analyse scriptologique des chartes du comté luxembourgeois du XIIIe siècle12. Se basant sur la comparaison de deux traductions versifiées de la fin du XIIe siècle et de deux chroniques sur la quatrième croisade du XIIIe siècle, Stewart est allé jusqu’à soutenir que la forme complexe était la norme dès le XIIe siècle en wallon13. Or, la situation linguistique n’était pas si simple, vu les leçons différentes du fameux fabliau, Auberee. Sept manuscrits ABCDEFJ et un fragment sont connus.
Tableau 4 Situation linguistique d’après sept manuscrits et un fragment ne... pas 1. Ele n’est pas de ton afere (A38) Ele n’est pas de’ton afere (B38) Ele n’est pas de ton afere (C40) Cele n’est pas de ton affaire (D38) Elle n’est pas de’ton afaire (E38) Qu’ele n’est pas de vostre afaire (F40) Ele n’est pas de ton afaire (J38) 2. Mes n’en est pas encor deliures (A128) Mes encore n’est pas deliures (C133) Encor n’est il pas deliuvres (E126) Mais il n’est pas del tout deliures (F148) 3. Que li’sires n’ert pas laienz (B143) Que li’sire n’iert pas laiens (C148) Que li sires n’ert pas laienz (D145) Que li sires n’iert pas laians (E141) Que li bourgois n’ert pas laiens (F163) Que li sire n’est pas laiens (J148)
ne... mie
Mes il n’est mie toz deliures (B128) Mais il n’est mie tost deliures (D130) Mais il n’est mie tous deliures (J134)
12. « Dazu ist anzumerken, daß sich sowohl L (= innerhalb der Grafschaft Luxemburg) als auch LL (= aus dem Raum Grafschaft Luxemburg und Herzogtum Lothoringen), LB (= aus dem Raum Grafschaft Luxemburg und Grafschaft Bar) und LF (= aus dem Raum Grafschaft Luxemburg und Grafschaft Flandern) mit demjenigen Raum decken, der im allgemeinen als von ne... mie dominiert beschrieben wird. » (Völker 2003 : 144.) 13. Gregory 1997 : 49.
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ne... pas 4. Ne lessa pas la chambre ouuerte (A308) Ne’lessa pas la chanbre ouerte (B318) Ne’laisse pas la’chanbre ouuerte (D315) Ne’laissa pas la’chambre ouerte (E312) Ne laissa pas la cambre ouuerte (J294)
ne... mie
5. 6.
Qu’i ne m’en fust ore mestiers (C597) Jl ne m’estoit or nus mestiers (D593) Jl ne’m’et or mie mestiers (E574) Jl ne me fust mie mestier (F680) Jl n’est ore mie mestiers (J501)
N’eust il pas ioie greignor (A589) N’eust il pas ioie greignor (C639) N’eust il pas ioie graignor (D638) N’eust il pas ioie grignor (E611) N’euist pas ioie grignor (F735) N’euist il pas ioie grignor (J516)
AB, etc. signalent les mss, et le chiffre, le vers. On a laissé de côté la position de rime.
Deux groupes de manuscrits sont clairement distingués pour le vers 2. Les mss BDJ avec mie seraient du Nord, tandis que les mss ACEF avec pas seraient du Centre. Néanmoins, une telle simplification géolinguistique n’est guère acceptable, d’une part, pour les vers 1, 3, 4 et 6, et d’autre part, pour le vers 5, parce que tous les mss ont adopté la leçon pas pour les premiers et mie pour le dernier dans les mss EFJ respectivement. On peut supposer une certaine préférence de mie dans le Nord et l’Est, mais le trait géolinguistique de la particule négative ne nous permettra pas d’expliquer la distinction des emplois de ne... pas et ne... mie.
3. Moyen français Deux textes du moyen français, Bérinus et Vie de Saint-Louis de Joinville, sont comparés du point de vue de l’emploi de la forme négative dans le tableau 5.
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Tableau 5 Forme simple ou complexe dans Joinville et Bérinus Joinville Bérinus
forme simple 433 (68,7 %) 1239 (73 %)
forme complexe 197 (31,3 %) 457 (27 %)
Par rapport à deux textes de l’âge d’or de l’ancien français, il est vrai que la forme simple a connu un net recul devant la forme complexe. Néanmoins la grammaticalisation de la forme complexe était encore loin de la réalité linguistique. Les formes complexes attestées relativement fréquentes n’étaient que de trois types : ne... pas, ne... point et ne... mie. En moyen français, ne... pas a commencé à prendre l’avantage graduellement sur ne... mie qui sera sur le déclin devant le troisième type, ne... point, qui devient de plus en plus puissant. Le tableau ci-dessous témoigne clairement d’une telle tendance de changement.
Tableau 6 Le tableau remanié de Marchello-Nizia (1997 : 304) Joinville, Vie de Saint Louis Chirurgie de maître Henri de Mondeville Philippe de Mézières, L’Estoire de Griseldis Alain Chartier, Le Quadrilogue invectif François Villon, Le Testament Maistre Pierre Pathelin Le Franc archier de Baignollet Le roman de Jehan de Paris
Date 1309 1314
ne... pas 156 110
ne... point 22 5
ne... mie 19 -
1395
19
5
9 (rimes 8)
1422
28
2
2
1456-1463 1464 1468-1480 1494-1495
prédominant 43 9 50
17 7 29
6 (rimes 5) -
La faible fréquence de ne... point dans la négation verbale en ancien français aussi bien qu’en moyen français provient du fait que point était 200
Particules négatives du français : ne, pas, point et mie – Un aperçu historique
utilisé aussi dans l’expression nominale comme point de + Nom. Price prétend que point s’est généralisé pendant les XVe et XVIe siècles, et que le rapport d’influence s’est renversé dans La Défense et illustration de la langue française publié par Joachim du Bellay en 1549 : ne... pas attesté 14 fois, en comparaison de ne... point, 56 fois. Certes, le tableau établi par Price14 présente la fréquence nettement élevée de ne... point au XVIe siècle. Néanmoins, il ne faut pas oublier que la forme simple ne persiste derrière le conflit entre ne... pas et ne... point. De nos jours, la forme simple est fossilisée avec les auxiliaires pouvoir et vouloir. En analysant le conflit entre la forme simple et la forme complexe utilisées avec les auxiliaires dans les textes des XVe et XVIe siècles, Neumann est parvenu à la conclusion qui suit, selon laquelle les facteurs favorisant l’emploi de la forme simple sont : 1) le style littéraire, latinisant et conservateur ; et 2) le souci chez les auteurs attentifs de ne pas détruire une locution verbale formant un bloc. Au contraire, les facteurs en faveur de la forme complexe sont : 1) le style populaire s’approchant de la langue parlée ; et 2) l’emphase sur la négation15. Selon le tableau dressé par Neumann16, l’emploi de la forme complexe s’est stabilisé en particulier avec le verbe vouloir, l’infinitif et l’impératif dans la littérature de style populaire, soit L’Heptaméron et Le grand Parangon. La tendance est diamétralement opposée à celle analysée chez Stewart, car le verbe vouloir, l’infinitif et l’impératif constituent des contextes favorables à la forme simple17. L’aube de la grammaticalisation de la forme complexe au XVIe siècle se distingue nettement de la période antérieure par l’apparition d’informations métalinguistiques précieuses chez les grammairiens.
4. Descriptions métalinguistiques chez les grammairiens Dans L’Éclaircissement de la langue française publié en 1530, John Palsgrave a émis la remarque suivante sur la négation dans la 46e feuille du second livre : « [...] for in maner there is no verbe that hath ne afore hym,
14. Price 1997 : 175. 15. Neumann 1959 : 216. 16. Ibid., p. 197, 209 et 214. La notion chez Neumann de « style familier ou populaire », lorsqu’il parle de L’Heptaméron et du Grand Parangon, peut être problématique et doit être remise en question. 17. Gregory 1997.
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but he must have eyther pas, poynt, or mye after hym. » (The Second Boke : f. 46.) Palsgrave considère comme ordinaire la forme complexe et mentionne sa valeur linguistique dans la 132e feuille du troisième livre : « [...] So that pas, poynt, or mye be used for a more clere expressying of negacion, and as though the speker wolde byde by the thing hiche be denyeth : in so moche that, if the speker do but fayntly denye a thyng, they use than to leave out pas, poynt, or mye [...] » (« Of the Verbe », The Second Boke : f. 132.) La forme complexe s’emploie pour indiquer clairement la négation, mais Palsgrave exprime son avis sur la distinction entre trois formes complexes : « And note that betwene pas and poynt is no maner difference, but it is in the spekars or writtars election whether he wyll use the one or the other, but as for mye is an olde Rommant worde18 and nowe out of use where the ryght frenche is spoken. » (The Second Boke : f. 46.) Il n’y a aucune différence sémantique entre pas et point, alors que ne... mie est une forme obsolète de l’ancien picard ou wallon. Dans son Isagωge (1531), Jacques Dubois explique que la forme complexe représente la négation forte. Autrement dit, ce type de négation implique qu’il n’y a même aucune trace de pas ou de point : « [...] Haec sermoni vernaculo (= pas et point) addimus ad maiorem negationem, vt il n’i est pas, vel point, ab ille non ibi est, tantá dicas, illius ne passus quidem seu vestigiú vel punctum ibi est. [...] » On comprend son avis par le titre de ce chapitre : Auxesis negationis (« Addition négative »). Vingt ans après Dubois, Louis Meigret a examiné la négation d’un point de vue un peu différent dans Le tretté de la gramęre françoęze publié en 1550 : « [...] denotet vehemęncę : comme tant, fort, par trop, bien, toutallemęnt, point, pas : Ny ne sey pourqoę infiniz de no’ Françoęs rebuttet çę’ deu’ dęrniers, lęs ęstimans supęrflus ęn notre lange » (p. 174). Meigret défendait la forme complexe de ne... pas et ne... point contre les grammairiens qui la critiquaient et, au contraire, il a sous-estimé la forme simple comme une façon de parler très froide et peu émotive19. On peut supposer que Meigret a modifié le statut non marqué de la forme simple tel que l’avaient décrit Palsgrave et Dubois. Dès lors, la forme simple n’était plus le terme non marqué de la négation, mais était stylistiquement marquée en tant que « façon de parler froide ». 18. Dans un manuel d’orthographe du moyen français, Tractatus Orthographiae T.H. Parisii Studentis, le mot Romanici représente « picard » ou « wallon ». Voir aussi Kibbee 1991. 19. Neumann a interprété le passage en question, « façons de parler qi se trouueroę́t bien froędes », comme « un air livresque » ; voir Neumann 1959 : 189.
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Particules négatives du français : ne, pas, point et mie – Un aperçu historique
Antoine Cauchie a expliqué la négation de la manière suivante dans sa Grammaire française publiée en 1586 : « Secundariæ negationes sunt pas, point, & mie, quæ cæteris ratior est nec quasuis orationes ingreditur. Secundarias uoco, quia alia consùeuit uerbo præponi, quod harum una sequitur, ut je ne parle point aut pas de vous : Aussi ne parloi-je mie de lui. » (p. 80) Il est à remarquer que la forme complexe était encore considérée comme secondaire, « secundarias uoco », par Cauchie, même vers la fin du XVIe siècle. La grammaticalisation de la forme complexe semblait encore en chemin.
5. Du français classique au français moderne Charles Maupas a distingué clairement les emplois de ne et non dans sa Grammaire et syntaxe françoise, publiée en 1618. Dans les énoncés, les verbes et les participes ayant leurs compléments sont précédés de ne, alors qu’il faut utiliser non lorsqu’on veut répondre sous la forme de négation totale avec les verbes avoir, estre, faire, faloir et vouloir comme Dites-moy vostre nom. Non feray20. Maupas a mentionné aussi la distinction entre pas et point : « Pas & point, ne sont que remplissage de negation. Et ne different gueres, Point convient mieux aux choses portans quantité. Je n’ay point d’argent, [...] Et nous sert souvent de negation absoluë. Pas, clost la negation simple, ou de qualité. Et ne nous sert jamais de negation absoluë, hormis ce dernier point, on les confond souvent. » (f. 167, verso). Ne... point est convenable pour le contexte négatif concernant la quantité, mais à part ceci, pas et point ne sont que des négatifs bouche-trous qui ne se distinguent pas clairement l’un de l’autre. L’attitude d’Antoine Oudin relative à la distinction entre pas et point est intéressante. Dans sa Grammaire françoise rapportée au langage du temps publiée en 1632, il a exprimé comme Maupas que point concerne la négation de la quantité, et que pas et point sont souvent interchangeables21. Cependant, dans sa Grammaire françoise rapportée au langage du temps reveuë et augmentée de beaucoup en cette seconde édition publiée en 1640, il a modifié son explication précédente en introduisant un nouveau principe de distinction : « Voicy vn exemple assez sensible de leur difference, Ne m’auez-vous pas dit, est vne espece d’affirmation, pour asseurer que l’on nous a dit vne chose, & ne m’auez-vous point dit, vne interrogation pour 20. Maupas 1618[1607], : f. 166 verso. Voir aussi note 5 supra. 21. Oudin 1972 [1632] : 290.
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sçauoir si l’on nous a dit, &c. Outre que point mis pour pas, a quelque force particuliere de non omnino ; ne voulez-vous pas faire cela ; point du tout. Et sert plus proprement à respondre à l’interrogation22. » Oudin a renoncé ainsi à l’interchangeabilité de pas et point. Il s’agit de l’alternative vrai ou faux dans la négation ne... pas, cette alternative démontrable étant un opérateur universel dans toute négation, d’où son caractère de prototype, alors qu’on a affaire à une chose douteuse difficile à vérifier dans la négation ne... point. La différence entre pas et point est pourtant difficile à expliciter chez les grammairiens de l’époque. Dans ses fameuses Remarques sur la langue françoise publiées en 1647, Claude Favre de Vaugelas a avoué la difficulté après la description de quelques contextes dans lesquels on n’emploie ni ne... pas, ni ne... point : « Au reste il est tres-difficile de donner des reigles pour sçauoir quand il faut plustost dire pas, que point, il le faut apprendre de l’Vsage, & se souuenir que point nie bien plus fortement que pas23. » Price a critiqué à juste titre l’interprétation trop simpliste d’un fameux passage de Vaugelas : « & se souvenir que point nie bien plus fortement que pas ». En réalité, il paraît peu vraisemblable qu’il se soit agi de la valeur forte de la particule négative point, mais, comme l’a souligné Price, il se serait plutôt agi de l’emploi encore consistant de la particule pendant le XVIIe siècle, en impliquant ainsi dans le passage en question qu’il vaut mieux employer point dans les cas où l’on a affaire à la négation absolue et où l’on veut souligner ou « nier manifestement » l’existence de quelque chose24. Finalement, selon les données de Price, c’est vers la fin du XVIIIe ou le début du XIXe siècle que l’on aurait mis, selon toute vraisemblance, le point final à la concurrence entre ne... pas et ne... point.
22. Oudin 1972 [1640] : 289. 23. Claude Favre de Vaugelas 1934, fac-similé de l’édition originale, p. 409. 24. Price 1979 : 254.
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Tableau 7 Calcul des 100 premières occurrences (Price 1997 : 181) Texte (date de publication) Descartes, Discours de la méthode (1637) Vaugelas, Remarques sur la langue française (1647) Pascal, Les Provinciales (1656) Montesquieu, Lettres persanes (1721) Voltaire, L’Ingénu (1767) Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie (1788) Constant, Adolphe (1816) Stendhal, Le Rouge et le noir (1830) Zola, La Fortune des Rougon (1871) Proust, Du côté de chez Swann (1913) Mauriac, Thérèse Desqueyroux (1927) Camus, L’Étranger (1942)
pas 68 87 86 74 86 80 86 89 96 100 99 100
point 32 13 14 26 14 20 14 11 4 1 -
Du point de vue philologique, on peut supposer avec Price que la grammaticalisation de ne... pas s’est achevée vers la fin du XVIIIe ou au début du XIXe siècle, qui correspond à l’époque de la dissolution du conflit entre les variantes pas et point par la prédominance de pas.
6. Négatif normatif et celui débordant de la norme Lorsqu’on lit les descriptions linguistiques chez les grammairiens du XVIIe siècle, on est étonné des descriptions semblables chez divers grammairiens. C’est attribuable aux citations réciproques de leurs ouvrages, mais en même temps on comprend très bien qu’une telle intertextualité, qu’elle soit consciente ou non, a beaucoup contribué à la formation de la norme linguistique au cours du siècle. Wendy Ayres-Bennett insiste sur l’importance du XVIIe siècle pour analyser l’évolution historique du négatif25. C’est à partir de ce siècle que diverses variantes ont fini par disparaître derrière la codification et la standardisation. 25. Ayres-Bennett 1994 : 65-66.
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Non suivi de l’infinitif est sorti probablement de la norme au cours du siècle. C’est ainsi qu’Oudin a dû préciser sa description dans la nouvelle édition de Grammaire en 1640 : « Quelquefois les negatiues, ne & pas, se mettent ensemble & principallement deuant l’infinitif : v.g. pour ne pas donner à connoistre […] » (p. 287). Au fur et à mesure que la grammaticalisation avance, quelques variantes s’avèrent de plus en plus éloignées de la norme. Il s’agit surtout du négatif sans ne, mais avec pas. Ce négatif est déjà attesté dans le Roman de la Rose, ms H, BN fr. 157326. Sez tu pas qu’il ne s’ensuit mie, / se lessier veill une folie, / que fere doie autele ou graindre ? (v. 5699-5701) Met, s’il te plest, en moi t’entente. / Sui je pas bele dame et gente, / digne de servir un preudome, / et fust enpereres de Rome ? (v. 57675770) « Qu’est ce, dist il, sui je tantez ? / Veille je pas ? Nenin, ainz songe. » (v. 21114-21115).
Il est à noter que tous les exemples sont des phrases interrogatives. On peut se demander si ces pas sont de l’emploi présuppositionnel ; voir Martineau et Vinet (2005 : 197-198). Et c’est dans le négatif sans ne dans les phrases interrogatives qu’on a affaire à une vive controverse chez les grammairiens. Dans ses Remarques, Vaugelas a consacré une section à ce type de négation : « N’ont ils pas fait, & ont-ils pas fait. Tous deux sont bons pour exprimer la mesme chose ; Car comme nostre langue aime les negatiues, il y en a qui croyent que l’on ne peut pas dire, ont-ils pas fait, & & qu’il faut tousjours mettre la negatiue ne deuant, & dire, n’ont-ils pas fait. Mais ils se trompent, & il est d’ordinaire plus elegant de ne la pas mettre. » (p. 210) Dans ses Observations sur la langue françoise publiées en 16751676, Ménage (1972 : 383) a dénoncé avec force l’erreur de Vaugelas : « Monsieur de Vaugelas veut qu’il soit mieux de dire, Ont-ils pas fait ? sans la négative, que N’ont ils pas fait ? avecque la négative. Je ne suis pas de son avis. N’ont-ils pas fait ? me semble plus élégant. [...] » (chap. LVII). C’est l’Académie qui a fini par adopter la même opinion que Ménage. Avant Vaugelas, Maupas avait mentionné la négation sans ne, mais il avait donné cet exemple comme solécisme chez les étrangers : « Les 26. Ibid., p. 66. Il n’y a pas de leçon différente pour les vers en question.
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estrangiers font souuent ce solœcisme en nostre langue d’obmettre la negatiue Ne, [...] Disans. I’ay rien fait, I’ay iamais entendu cecy, où il faut dire, Ie n’ay rien fait, Ie n’ay iamais, &c. [...] » (Maupas, op. cit., p. 168). Pourtant, grâce au journal de Jean Héroard, tuteur du futur Louis XIII27, on sait que la négation sans ne était très fréquente chez les jeunes nobles. Dans une analyse détaillée du journal, Ernst a noté que le dauphin né en 1601 utilisait ne... point en 1605, mais qu’il a commencé à se servir de la négation avec point sans ne en 1607 et qu’à partir de 1608 jusqu’en 1610, la moitié des occurrences de négation est sans ne. Cela revient à suggérer que la négation sans ne était propre au langage des enfants. De toute manière, une analyse récente du corpus historique du français a bien confirmé que l’effacement de ne est un phénomène relativement récent. Vu les exemples relevés, la chute de ne a commencé à émerger à partir du XIXe siècle : deux exemples seuls sur 765 phrases négatives au XVIIe siècle et 24 exemples sur 1631 au XVIIIe siècle ; voir Martineau et Mougeon (2003 :128-131). Conclusion D’abord, je voudrais remanier le tableau d’Ashby pour aboutir au tableau suivant28.
Tableau 8 Forme négative du point de vue diachronique Siècle
avant le IX IXe-Xe XIe-XIIIe XIVe-XVe XVIe XVIIe-XVIIIe après le XIXe
e
Forme prédominante
Forme non prédominante
Non... no (= ne)... ne... ne... ne... pas ↔ ne...point ne... pas ne... pas
non ne... pas ↔ ne... mie, ne… point, ne... goutte, non ne... pas ↔ ne... point, non, ...pas, ...point ne..., ...pas, ...point, non ne... point, ne..., ...pas, ...point ...pas, ne...
↔ variantes en conflit
27. Voir Ernst 1985 : 84-86. 28. Au sujet du synopsis historique du conflit entre pas et point, voir Price 1979 : 252.
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Il me semble particulièrement important de reconnaître que la variante prédominante et les autres variantes sont en concurrence dans tout état synchronique, et que la variante prédominante a commencé à former la norme linguistique à partir du XVIe siècle. Du point de vue philologique, dès la fin du IXe ou le début du Xe siècle, comme l’indiquent la Séquence de sainte Eulalie et le Sermon sur Jonas, la négation simple avec ne seul s’est déjà établie. Pendant la période de l’ancien français, la variante prédominante était la forme simple avec ne, et probablement que la forme complexe pouvait avoir une certaine connotation régionale : ne... pas fréquente au Centre et à l’Ouest, ne... mie au Nord et à l’Est. Pendant la période du moyen français, on a réorganisé le système de la forme complexe : ne... mie est tombée en décadence ; ne... pas et ne... point sont entrées en conflit. À partir du XVIe siècle, la forme simple avec ne a commencé à céder son statut prédominant à la forme complexe. C’est à partir du XVIIe siècle que ne... point est sur son déclin et que ne... pas s’est approché de plus en plus de la norme linguistique. L’expression Non feray est tombée en désuétude et la forme simple a seulement persisté avec les auxiliaires tels que pouvoir, savoir et vouloir. Au contraire, la forme simple avec pas ou point continue à s’employer. Après le XIXe siècle, ne... point a été chassé de la norme linguistique et, finalement, les trois formes ne... pas, ...pas et ne... ont persisté jusqu’à aujourd’hui.
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Introduction
A
s is well-known, French and Italian both have an alternation between have and be in their auxiliary + past participle construction. In the details, French and Italian are identical in certain respects. With ordinary transitives, both languages invariably have auxiliary have :1 (1) Marie a lu ce livre. (Fr : ‘M has read this book’) (2) Maria ha letto questo libro. (It : same)
In the presence of a reflexive clitic, on the other hand, both languages invariably have auxiliary be, even when a lexical direct object is present : (3) Marie s’est acheté un livre. (Fr : ‘M refl. is bought a book’) (4) Maria si è comprata un libro. (It : same) The two languages sometimes differ, though, when it comes to intransitives : (5) Jean a vieilli. (Fr : ‘J has become-older’) (6) Gianni è invecchiato. (It : ‘J is become-older’)
1. This holds for most of Romance. Benincà (1989 : 583) notes an exception in Friulian that might be due to the presence of a silent reflexive clitic, which might in turn carry over to the Eastern Abruzzese facts discussed by D’Alessandro and Roberts (2007).
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There are other intransitives whose auxiliary is the same in the two languages : (7) Jean est parti. (Fr : ‘J is left’) (8) Gianni è partito. (It : same) Here both have auxiliary be. In the following, both have auxiliary have : (9) Jean a dormi. (Fr : ‘J has slept’) (10) Gianni ha dormito. (It : same) Against the background of the fact that French and Italian behave identically in a number of respects as far as auxiliary selection is concerned, the question is why they do not always behave identically. Why do they differ precisely in (5) vs. (6) ? More specifically still, why, with vieillir/invecchiare (‘to-age/become old(er)’), is it French that has have and Italian that has be, rather than the reverse ? This last question has, as far as I know, not been addressed in the (extensive) literature on auxiliary selection for these languages. In this paper, I will suggest (the beginning of) an answer.
1. The class of verbs in question One question that has been addressed in the literature is that of determining which intransitive verbs have the differential behavior of vieillir/ invecchiare seen in (5) vs. (6). Some others that do are as follows (cf. Legendre 2007 : 149ff), with the French verb given preceding its close Italian counterpart : (11) a. grandir/crescere (‘to grow’) b. exploser/scoppiare (‘to explode’) c. augmenter/aumentare (‘to increase’) d. diminuer/diminuire (‘to diminish’) e. couler/affondare (‘to sink’) f. glisser/scivolare (‘to slip’) g. guérir/guarire (‘to get-cured’) 212
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h. empirer/peggiorare (‘to get-worse’) i. brûler/bruciare (‘to burn’) j. geler/ghiacciare (‘to freeze’) k. pâlir/impallidire (‘to get-pale’) All of these intransitive French-Italian pairs act like (5) vs. (6), in that French will have auxiliary have and Italian auxiliary be. Some of these pairs have transitive counterparts, in which case we have a double contrast, as illustrated here with (c) : (12) Les prix ont augmenté. (Fr : ‘the prices have increased’) (13) I prezzi sono aumentati. (It : ‘the prices are increased’) (14) Le gouvernement a augmenté les prix. (Fr : ‘the government has increased the prices’) (15) Il governo ha aumentato i prezzi. (It : same) The Italian intransitive example (13) has be, contrasting both with its French counterpart (12) and with the transitive examples in both languages, which have have, just as in (1) and (2).
2. Beyond auxiliary selection Many discussions of auxiliary selection of the French/Italian sort have tended to limit themselves to auxiliary selection. But an understanding of why the two languages differ with this class of intransitive verbs and why they differ in exactly the way they do (again, why is it French that has have and Italian that has be in these pairs, rather than the other way around ?) arguably requires moving beyond auxiliary selection to bring in other aspects of French and Italian syntax, in particular causatives, past participle agreement and passives. Past participle agreement is relevant insofar as the auxiliary contrast between (5) and (6) is paralleled by the fact that past participle agreement is obligatory in Italian (6) : (16) Maria è invecchiata/*invecchiato as seen by the need for the feminine form invecchiata ending in -a, whereas past participle agreement is not present in French (5) : 213
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(17) Marie a vieilli/*vieillie where the form in -e would be the feminine one. The relevance of causatives and passives has to do with the fact that although French causatives are by and large similar to Italian causatives, and French passives to Italian passives, they are not entirely the same. The important difference here has to do specifically with passives of causatives, which Italian allows in a way that French does not, as follows.2 Examples of French and Italian causatives containing an embedded intransitive infinitive are : (18) Les professeurs ont fait travailler les étudiants. (Fr : ‘the professors have made work the students’) (19) I professori hanno fatto lavorare gli studenti. (It : same) The two languages share the property that the underlying subject of the infinitive must end up following it : (20) *Les professeurs ont fait les étudiants travailler. (21) *I professori hanno fatto gli studenti lavorare. Yet they differ in that Italian allows passivization of such causatives : (22) Gli studenti sono stati fatti lavorare (dai professori). (It : ‘the students are been made work [by the professors]’) whereas French does not : (23) *Les étudiants ont été faits travailler (par les professeurs). (Fr : same) If the infinitive embedded under the causative matrix verb is transitive, then in both languages the subject of the embedded transitive must be ‘dativized’ (and so must be preceded by the preposition à/a).3 A French example is : (24) Marie a fait manger une pomme à l’enfant. (Fr : ‘M has made eat an apple to the child’) The Italian counterpart is essentially the same : 2. Cf. Kayne (1985), Burzio (1986 : 254) and Guasti (1993). 3. Both languages also allow having the embedded subject appear in the form of an agent phrase – cf. Kayne (1975 : sect. 3.5) and Burzio (1986 : 247) – in a way that is not important to the present discussion.
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(25) Maria ha fatto mangiare una mela al bambino. (It : same) Again, Italian allows passivization, here of the underlying embedded object : (26) La mela è stata fatta mangiare al bambino (da Maria). (‘It : ‘the apple is been made eat to-the child (by M)’) but French does not : (27) *La pomme a été faite manger à l’enfant (par Marie). (Fr : same)
3. A proposal A core proposal of this paper is that the French-Italian difference concerning passivization of causatives seen in (23)/(27) vs. (22)/(26) is in fact related to the difference in auxiliary selection that holds for the pairs of verbs in (11), in the following way (to be revised shortly) :4 (28) A Romance language allows auxiliary be with the ‘anticausative’ verbs of (11) only if it allows passivization of causatives as in (22)/ (26).5 This generalization needs to be refined, however, to take into account another fact concerning causatives (and past participle agreement). In French, causatives are odd insofar as a preceding direct object clitic does not trigger past participle agreement on the causative past participle, even for those speakers who otherwise have such agreement in non-causatives, i.e. there is a contrast between : (29) Jean l’a repeinte. (‘J it has repainted [fem.]’) in which past participle agreement in standard French is possible (and for some speakers obligatory), and the following : (30) Jean l’a fait repeindre. (‘J it has made repaint’ = ‘J has had it repainted’)
4. The term ‘anticausative’, taken over from some of the literature, is an informal one. Aspects of an analysis will be presented below. 5. Passivization of causatives here is to be distinguished from the middle construction applied to causatives, which is possible in French to a greater extent. Cf. Kayne (1975 : sect. 5.9). The generalization in (28) is not to be interpreted as a bidirectional.
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(31) *Jean l’a faite repeindre. (‘J it has made [fem.] repaint’) where the agreeing example (31) is not possible, in contrast to (29). There is a similarity between (31) and (23)/(27), to the effect that, in French, past participle agreement in the causative + infinitive construction is not possible, whether in actives like (31) or in passives like (23) or (27). As seen in the passive examples (22)/(26), Italian is different. It allows (and requires) past participle agreement there (the causative forms fatti and fatta are agreeing forms – masculine plural and feminine singular, respectively). As expected, then, Italian also allows (and requires) past participle agreement in its counterparts to (30)/(31) : (32) (Questa tavola) Gianni l’ha fatta/*fatto ridipingere. (‘this table G it has made [fem.] repaint’) When the object clitic l’ is feminine (in agreement with its antecedent questa tavola, here), then the causative verb past participle fatta must agree, in Italian. To integrate these facts concerning past participle agreement in nonpassives such as (29)-(32), the generalization in (28) should be revised to :6 (33) A Romance language allows auxiliary be with the anticausative verbs of (11) only if it allows past participle agreement in causatives.
4. More on past participle agreement That past participle agreement is of importance here is further supported by the French of speakers like Bouvier (2000), for whom passives of causatives are actually possible, but only in those cases in which the derived subject is masculine singular. Bouvier gives the following contrasting pair : (34) *Une jupe a été fait(e) faire. (‘a skirt [fem.] has been made made’) 6. I have maintained this revision as a unidirectional statement, rather than a bidirectional one, thinking of the fact that (31) is attested in (dialects of) French or Occitan (cf. Tuaillon (1988), Séguy (1978 : 54), Grevisse and Goosse (1993 : sect. 915)) in a way that I suspect is wider than the distribution of auxiliary be with anticausatives.
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(35) Un pantalon a été fait faire. (‘a pair of-pants [masc.]’) and suggests that the latter is possible by virtue of containing the default past participle form fait, which amounts to saying that for him there is no past participle agreement in (35).7 There is a partial similarity between Bouvier’s judgments and the fact that Ruwet (1972 : 114), in giving (36) as an example of French not allowing passivization of causatives : (36) *Les pommes de terre ont été fait manger (‘the potatoes have been made eat’) uses the non-agreeing form fait, rather than the agreeing form faites. (37) *Les pommes de terre ont été faites manger (‘the potatoes have been made eat’) presumably indicating that for Ruwet, (37), with agreement, would have been even worse than (36).
5. Impersonals, leading to a further revised proposal That auxiliary selection with the verbs of (11) is linked to past participle agreement in causatives, i.e. that there is a cluster of related properties in the familiar sense of comparative syntax, is supported by some additional data from French. For at least a number of French speakers, impersonal passives of causatives are acceptable where ordinary passives of causatives are not (cf. Bouvier 2000). By impersonal passive, I have in mind French sentences like : (38) Il a été arrêté plusieurs criminels. (‘it has been arrested several criminals’)
7. Alternatively, (35) might have the past participle agreeing with a silent expletive that has the property that its ‘associate’ must be masculine singular. (If so, un pantalon there might have been raised in a focalization-like manner.) Indirectly relevant here is the fact that Isabelle de Crousaz (p.c.) sometimes allows nonagreement with passive past participles, while requiring agreement with adjectives. This recalls Christensen and Taraldsen’s (1989 : note 1) observation that Oslo Norwegian and Danish both have adjective agreement, but no past participle agreement with unaccusatives even when the auxiliary is be. Why Germanic has less agreement of these sorts than Romance remains to be elucidated.
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in which the underlying object does not end up in subject position, but ends up rather in a postverbal position, with the ordinary subject position being filled by expletive il. A corresponding impersonal passive based on a causative is : (39) Il a été fait distribuer trop de poupées cette année (‘it has been made distribute too-many of dolls this year’). The corresponding ordinary (non-impersonal) passive would be : (40) *Trop de poupées ont été faites distribuer cette année in which the underlying embedded object trop de poupées has moved to matrix subject position. Setting aside the question why exactly the impersonal passive (39) should be so much better with causatives than the ordinary passive (40) (against the background of the fact that French readily allows ordinary passives in simpler sentences), we can see a link to the auxiliary selection question, as follows. The French intransitive verbs in (11) take auxiliary have, as discussed, and normally do not allow auxiliary be at all, for example in the following (non-passive) sentences : (41) a. Énormément de neige a fondu/*est fondue le mois dernier (‘enormously (much) of snow has melted/*is melted last month’) b. Beaucoup de bateaux ont coulé/*sont coulés le mois dernier (‘a-great-deal of boats have sunk/*are sunk last month’) c. Peu de patients ont guéri/*sont guéris en 1996 (‘few of patients have gotten-cured/*are gotten-cured in 1996’) d. Peu de maisons ont brûlé/*sont brûlées dans l’incendie de la semaine dernière. (‘few of houses have burned/*are burned in last week’s fire’) Yet for Jean-Yves Pollock (p.c.), the corresponding impersonal sentences with the same verbs of (11), but with auxiliary be (with subject expletive il and with the DP argument postverbal), are often improved :8
8. Unlike English : i) ( ?) There has/*is melted a great deal of snow this week presumably indicating that (42) depends on French having auxiliary be in (7) and/or (3). Not surprisingly, (42) does not carry over to unergatives or transitives.
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(42) a. ( ?) Il est fondu énormément de neige le mois dernier. b. ( ?) Il est coulé beaucoup de bateaux le mois dernier. c. ( ?) Il est guéri peu de patients en 1996. d. ( ? ?) Il est brûlé peu de maisons dans l’incendie de la semaine dernière. That the improved and acceptable status of the impersonal passive in French causatives seen in (39) vs. (40) finds a (marginal) parallel in (42) vs. (41) makes it clear, I think, that the impossibility of auxiliary be in (41) is not simply a fact about auxiliary selection per se, but is rather connected in some way to the impossibility of (ordinary) passives of causatives in French, of which (40) is one example. More specifically, it suggests that the generalization given in (33) should be further revised to : (43) A Romance language allows auxiliary be with the anticausative verbs of (11) only if it allows past participle agreement in corresponding causatives. This revision, adding the word ‘corresponding’, is to be understood as having two subcases : (44) A Romance language allows auxiliary be with the anticausative verbs of (11) in non-impersonal sentences like (16) and (13) only if it allows past participle agreement in non-impersonal causatives like (32) and (26)/(22).9 (45) A Romance language allows auxiliary be with the anticausative verbs of (11) in impersonal sentences like (42) only if it allows past participle agreement (with subject expletive il) in impersonal causatives like (39). The formulation in (45) is inspired by Christensen and Taraldsen (1989 : 71), who provide evidence that passive past participles in Swedish can agree with an expletive subject.10 Transposing this conclusion to French The fact that (42) is marginal as compared with (39) is very likely related to the unidirectional character of (28). 9. The unidirectional formulation of (44) implies that past participle agreement with an object clitic in causatives is more widespread than auxiliary be with the anticausatives of (11) (which seems to be true). This recalls the claim made in Kayne (1989 : sect. 3.3), to the effect that clitic climbing (in non-causative restructuring sentences) is more widespread than having the auxiliary determined by the embedded infinitive ; cf. Cinque (2006 : 33 and 59). 10. Christensen and Taraldsen’s (1989 : 75) proposal for a silent agent in impersonal passives might (if that agent is indefinite) provide, from Kayne’s (to appear) perspective, a
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amounts to saying that in (42), as well as (39) and (38), the past participle agrees with subject il.
6. The beginning of an analysis Why should (43)-(45) hold ? Why should there be a close link between the choice of auxiliary in anticausative sentences like : (46) La nave è affondata ieri (It : ‘the ship is sunk yesterday’) vs. its French counterpart : (47) Le bateau a coulé hier. (Fr : ‘the ship has sunk yesterday’) on the one hand, and properties of full causative sentences with an embedded infinitive, on the other ? Examples of the latter that contain the verbs of (46) and (47) are : (48) Il temporale ha fatto affondare la nave. (It. ‘the storm has made sink the ship’) (49) L’orage a fait couler le bateau. (Fr : same) The answer is arguably contained in the second half of the term ‘anticausative’ often used for (46) and (47) (though obscured by the prefix ‘anti-’). While (48) and (49) are clearly biclausal,11 (46) and (47) look monoclausal. I will, however, in agreement with Alexiadou et al. (2006),12 take the position that that is misleading. Put another way, part of the answer to why (43)-(45) should hold is :13
source for the der-type (‘there’-type) expletive that occurs in such passives in some Germanic. 11. For recent discussion, cf. Kayne (2004) ; also Kayne (1975 : chap. 6) and Cinque (2006 : 79) on the iterability of causatives. 12. In addition to work going at least as far back as Noam Chomsky’s (1965 : 189) suggestion concerning frighten ; see also Pesetsky (1995 : 67 ff). 13. (50) is not incompatible with the well-known pair (cf. Alexiadou, et al. (2006 :188) and references cited there) : (i) The boat was sunk in order to collect the insurance (ii) *The boat sank in order to collect the insurance which shows only that anticausatives (contrary to passives) lack a silent agent. Other arguments against a silent agent in anticausatives are given by Ruwet (1972 : 116 ff.). On why anticausatives could not have a silent agent, cf. Collins (2005). The absence of a silent agent in (ii) does not imply the absence of a silent nonagentive causer, of the sort visible in (48) and (49) and in : (iii) The storm sank the boat.
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(50) Anticausative sentences like (46) and (47) are biclausal causatives. ‘Clausal’ here must include ‘small clauses’. In addition, we can adopt Marantz’s (2005) idea that causation can (and perhaps must) be expressed by an activity v.14 This fits well with French and Italian, whose causative verbs, as in (48) and (49), are in fact verbs that otherwise correspond to English do, as in : (51) Che hai fatto ? (It : ‘what you-have done’ = ‘what have you done ?’) (52) Qu’as-tu fait ? (Fr : ‘what have you done ?’ = same) Putting all these strands together leads to the conclusion that (46) and (47) contain a silent counterpart of the causative/activity verb seen overtly
In other words, anticausative sentences like (46) and (47) may contain a silent nonagentive causer along with a silent causative verb. In some cases, non-agentive causers in English are found following from (cf. Alexiadou et al. (2006 : 194) and references cited there) : iv) The ice melted from the heat of the sun in which case they cannot be controllers : v) *The ice melted from the heat of the sun with extreme care/on purpose/before melting the copper and cannot parallel passive by-phrases : vi) *The ice had been melted from the heat of the sun. To some extent, such from-phrases can cooccur with causative verbs : vii) His poor health allowed/ ?caused him to die from the pneumonia that he had caught. viii) The lack of sunscreen (is what) allowed/( ?) caused his skin to shrivel up from the heat of the sun. See also Pesetsky (1995). 14. The term ‘activity’ must be understood broadly, to allow for (French) causatives like : i) La peur de la police a fait se dénoncer le cambrioleur. (Fr : ‘the fear of the police has made/done refl. denounce the burglar’ = ‘fear of the police made the burglar turn himself in’) as well as English cases in which do does not convey a standard activity : ii) Fear does funny things to people. On a possible link between the do of (51)/(52) (and by extension the other instances of do under discussion here) and that of do-support, see Haddican (2007). (Cf. also, perhaps, the done of AAVE.) English do cannot occur in causatives in the way Italian fare and French faire can : iii) The high winds made/*did the boat go down quickly though the following seems close to causatives : iv) They did him out of his inheritance.
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in (48) and (49). Using the capitalized form of the French root FAI-15 (‘do’) to represent this silent verb (in both languages), we have, leading to (46) and (47), at least the following :16 (53) ...FAI-... affondata... (It.) ; (54) ...FAI-... coulé... (Fr.).
7. An aside on past participles French and Italian differ in their past participle morphology. The Italian form affondata in (46) shows a participial -t- that the French form coulé does not show.17
15. In addition to fai- (plus participial -t in fait), this root sometimes appears as just f-, sometimes as fais-. How best to understand this alternation is almost certainly not germane to the text discussion. Similarly for Italian fa- and fac-, whose final consonant is related to the gemination of -t- seen in (48) and (51). 16. That (46) and (47) contain a small clause (cf. Williams 1975 and Stowell 1991) embedded under the causative may provide a way of understanding the interpretive difference between : i) The storm made the boat sink ; ii) The storm sank the boat. Fodor (1970) and Ruwet (1972 : chap. 4), among others, argued against having a silent (deleted) causative verb in (ii) in part on the grounds that (i) is more compatible with indirect causation than (ii) is. It may be that indirect causation requires an embedded clause that is ‘bigger’ than (i.e. contains a superset of the functional heads of) the small clause in (ii). Cf. the difference in interpretation between : iii) They got John to be angry. iv) They got John angry. with the latter small clause example feeling more ‘direct’ than the former. The incompatibility of an embedded small clause with indirect causation may also underlie the contrast discussed by Chomsky (1970 : 221) : v) They’re growing tomatoes/*their children. Cf. also the discussion of ‘internal causation’ in Alexiadou et al. (2006). 17. Strictly speaking affonda- also contains the theme vowel -a distinct from the stem/ root affond-. For recent discussion of such verbal theme vowels (which do not seem central to the text discussion), see Massuet (2000). In addition, affond- itself is almost certainly to be analysed as a- + ffond-, where a- is prepositional – see Di Sciullo (1997 : 66), who notes that such prefixal prepositions are more common in Italian than in French, in a certain class of cases. French does have some anticausatives of that form, e.g. embellir (‘em + bell + i + r’ = ‘in + beautiful + theme vowel + infin.’ = ‘to become beautiful’) and similarly for enlaidir, with laid = ‘ugly’ ; also empirer (‘em + pir + e + r’ = ‘in + worse + theme vowel + infin.’ = ‘to worsen’), whose Italian counterpart peggiorare lacks the prefix, at least overtly, with no effect on the choice of auxiliary.
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This -t- appears orthographically in French in the fait (= fai +t) of (49) and (52), although it is not pronounced there. It is pronounced when such participles are in a context that allows feminine past participle agreement, e.g. with a preceding direct object clitic, as in : (55) Je l’ai refaite. (‘I it have redone’) (56) Il l’a repeinte. (‘he it has repainted’) (57) Tu l’as dite belle. (‘you her have said beautiful’) (58) Tu l’as cuite. (‘you it have cooked’) and similarly in passives, e.g. : (59) La maison a été refaite/repeinte. (‘the house has been redone/ repainted’) and in actives with auxiliary be : (60) Elle est morte hier. (‘she is died yesterday’) Past participles in which this -t- can be pronounced are few in number ; in particular, the largest (first conjugation) class of French verbs is like coulé in (54), in which the participial t is not even orthographically present and is not pronounced even in contexts like (55)-(60). Nevertheless, it seems plausible to take all French verbs to cooccur with a past participial morpheme in the relevant cases, i.e. to take coulé to be ‘coulé + T’, where ‘T’ is a silent counterpart of -t-.18 In Italian, this participial -t- is always pronounced when it appears orthographically (the general case), as in (48) and (51).
8. Past participles and v The parallelism between the causative/activity verbs of (48) and (49), on the one hand, and little v, on the other, must be understood with sufficient flexibility as to allow for the fact that the verbs embedded under fatto/fait in (48) and (49) are infinitival in form, i.e. show an infinitival suffix that was not included in (53)/(54) for the simple reason that there is no infinitival suffix to be seen in (46) or (47). The lexical verb in (46) and (47) is rather in past participial form, as given in (53)/(54). 18. Partially similar is the case of French infinitival -r, which is also not pronounced with first conjugation verbs, except in ‘liaison’ contexts, and when part of the future/conditional.
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A key question now is how the silent causative/activity FAI- of (53)/ (54) and (46) and (47) stands with respect to infinitival and past participial morphemes. There is no reason to think that this FAI- should be accompanied by an infinitival suffix,19 if only because the auxiliaries (è and a) seen in (46) and (47) are never directly followed by overt infinitives, in French and Italian. More plausible would be to postulate the presence of a past participial morpheme following FAI-. This would lead us to revise (53) to the following, as a partial analysis of the Italian example (46) : (61) la nave è FATTA affondata ieri (‘the boat is DONE sunk yesterday’ = ‘the boat (has) sunk yesterday’). Like all proposals involving little v, this one leads to the question why v is not pronounced more often, or even systematically. With respect to (61) itself, this question becomes that of understanding why the following is not possible with overt fatta :20 (62) *La nave è fatta affondata ieri. There might be a link to the idea of Kayne (2006) that silent elements and their overt counterparts never occupy the same position (so that more movements must take place than meet the eye). And/or there might be a link between (62) and the well-known fact that English do-support is not found in the absence of special factors such as negation, stress, etc. : (63) Why the boat sank/*did sink is unclear. Similarly for the non-finite do of British English : 21 (64) The boat might have done vs. *The boat might have done sink. I leave this question open. A different question involves understanding why the lexical verb in (61) could not be in infinitival form : (65) *La nave è affondare ieri. (‘the boat is sink [infin.] yesterday’). It looks as if the two past participles of (61) (more exactly, the two past participial -t- morphemes) are in an agreement (or reduplication) relation, in a way that recalls the Faroese phenomenon of ‘attracted supines’ – Loc19. Italian -re may well be two morphemes, as in Cardinaletti and Shlonsky (2004). 20. Cf. perhaps Baker (1993). One will also need to understand the restrictions on the distribution of silent FAI-. 21. Cf. Chalcraft (2006), in the context of a striking argument for taking RNR to be an instance of ellipsis.
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kwood (1977 : 141) – in which the supine form (closely related to past participles – cf. Christensen and Taraldsen (1989 : 71) on non-agreeing past participles) can be preceded by the infinitival marker at.22 This in turn will lead to asking whether in (61) it is the first or second participial -t- that is interpretable, or whether it might not be the case that both are interpretable.23
9. Back to auxiliaries and past participle agreement More central to the auxiliary question than the interpretability one is the past participle agreement that I have indicated in (61) as holding of both past participles, including the silent one FATTA. In Italian passives, double past participle agreement is well-known : (66) La nave è stata affondata. (‘the boat is been [fem.] sunk [fem.]’ = ‘the boat has been sunk’). The proposal conveyed by (61) is that such double past participle agreement is also found in non-passives. In addition to the reasons given earlier, past participle agreement is important to the auxiliary alternation question insofar as the analysis of auxiliary alternations in Kayne (1993) turned out not to be in the spirit of later proposals concerning prepositions made in Kayne (1999, 2004) (where some prepositions are merged outside VP). In part for that reason, I would like to sidestep certain aspects of the general question of auxiliaries by approaching it indirectly through the following generalization :24 (67) In a Romance language, past participle agreement is obligatory in nonreflexive25 anticausative sentences like (46)/(61) whenever the auxiliary is be.
22. Cf. Anward (1988) and Wiklund (2005 : 6). 23. For relevant discussion, see Pancheva and von Stechow (2004), and references cited there. 24. Stated as unidirectional because some Romance languages (unlike French) have past participle agreement with auxiliary have in (some) cases that resemble (69) – cf. Kayne (1993 : sect. 2.2). (67) does not hold of Germanic. Whether certain Germanic languages could be analyzed as having unpronounced past participle agreement is unclear. 25. In reflexive anticausatives (which this paper is setting aside), past participle agreement is not obligatory in (some) French. Cf. Kayne (1975 : sect. 5.8).
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In other words, the following contrast is typical : (68) La nave è affondata/*affondato ieri. (‘the ship [fem.] is sunk [fem.]/*sunk [no agr.] yesterday’). In French, the auxiliary would be ‘have,’ with no past participle agreement :26 (69) La barque a coulé/*coulée (‘the boat [fem.] has sunk [no agr.]/*sunk [fem.]’). A direct French counterpart of the acceptable half of (68), with auxiliary be and with past participle agreement, is impossible : (70) *La barque est coulée hier. This would have had to have, transposing from (61), an analysis like : (71) *la barque est FAITE coulée hier (‘the boat is DONE sunk yesterday’ = ‘the boat [has] sunk yesterday’) Assume now that in French (70)/(71) past participle agreement is blocked for some reason independent of the presence of auxiliary be.27 It would then follow that anticausatives like (70)/(71) could not have auxiliary be in French, since, if they did, (67) would compel them to have past participle agreement, which by assumption is not possible. In other words, we can take the impossibility of auxiliary be with French anticausatives to be a side effect of the impossibility of past participle agreement in French anticausatives. That past participle agreement in (70)/(71) is indeed blocked independently of the presence of auxiliary be is made highly plausible by the similarly between (71) and the fact that French does not allow such agreement with overt causatives, as we saw in (30)/(31), repeated here : (72) Jean l’a fait repeindre. (‘J it has made/done repaint’ = ‘J has had it repainted’) (73) *Jean l’a fait repeindre. (‘J it has made/done [fem.] repaint’) in which there is no be at all.
26. In standard French, this is an orthographic fact with no phonetic counterpart ; the conjecture is that the orthography in this case accurately reflects the syntax. 27. Legendre (2007 : 176) gives La neige fondue, toutes les stations ont fermé (‘the snow melted, all the resorts have closed’), but that may well be an example of a reduced (adjectival) passive.
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A Note on Auxiliary Alternations and Silent Causation
Put another way, the absence of past participle agreement in French in (69)-(73) is a single fact about past participle agreement that interacts with but is at bottom independent of the question of choice of auxiliary. Neither overt agreeing faite in (73) nor silent agreeing FAITE in (71) is admissible in French, in either type of causative. Combined with (67), this property of causative faite/FAITE prevents French from having auxiliary be with anticausatives. Conversely, the presence of past participle agreement in Italian in (68)/(61) and in the Italian counterpart of (73), namely : (74) Gianni l’ha fatta ridipingere, is a single fact about past participle agreement that sharply distinguishes Italian from French. Combined with (67), this property of Italian, i.e. the admissibility of agreeing causative fatta/FATTA, produces a difference in auxiliary choice as compared with French, in that it allows Italian, unlike French, to have anticausatives with auxiliary be.28 In summary, the present proposal reduces the French-Italian difference concerning auxiliaries in anticausatives to the independent FrenchItalian difference concerning past participle agreement in full causatives, as illustrated in part by (73) vs. (74).
10. Other Romance languages This cross-Romance linkage between auxiliaries in anticausatives and past participle agreement was expressed earlier in (43), repeated here :
28. That a Romance language can be allowed to have be with anticausatives without being required to do so is shown by Paduan, which has, as a first approximation, both be and have (with the expected difference in past participle agreement – see Benincà (1984)). For relevant recent discussion, see Cennamo and Sorace (2007). Burzio (1986 : 123) gives a Piedmontese anticausative example with auxiliary be that is notable for also containing, post-participially, an ‘expletive’ object clitic ye (‘there’) that French and Italian lack in such cases. In apparent indirect contrast to Piedmontese, French prohibits its expletive y from occurring with be in : i) *Il y est un livre sur la table (‘it there is a book on the table’ = ‘there’s a book on the table’). Possible is : ii) Il y a un livre sur la table with have instead of be. In a more literary French, (i) becomes possible if y is removed.
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(75) A Romance language allows auxiliary be with the anticausative verbs of (11) only if it allows past participle agreement in corresponding causatives. The expectation is therefore that if we find a Romance language that allows auxiliary be in anticausatives, it will necessarily allow past participle agreement in full causatives. I do not know of any counterexample. A case of the converse sort that is compatible with (75) in a striking way is Sardinian. Sardinian is more like Italian than like French in certain very visible respects, in that it is a null subject language, it has clitic climbing with non-causative infinitives29, and its adverbs position themselves with respect to non-finite verbs in some Italian-like ways.30 Yet according to Jones (1993 : 107, 272 and 276), Sardinian seems to be more like French both in having auxiliary have with anticausatives31 and also in disallowing past participle agreement in full causatives.
11. Past participle agreement in full causatives (and anticausatives) Although Sardinian is like Italian in having robust clitic climbing, it differs from Italian in that Sardinian, in modal constructions, requires the clitic to climb – Jones (1993 : 142) – whereas Italian generally allows it to fail to climb. Possibly, this is relevant to a question not yet addressed, namely why French and Italian differ with respect to past participle agreement itself in full causatives (and in anticausatives). For example, it might be that the ‘optionality’ of clitic climbing in Italian (absent, in different ways, in Sardinian and in French) reflects a stepwise clitic movement available to Italian but not to Sardinian or French. If such stepwise movement had a counterpart in Italian in the case of causatives, with DP-movement of the kind involved in past participle agreement, we might be able to say that past participle agreement in causatives requires stepwise movement of the DP (starting from a post-lexical-verb position) and that movement is unavailable in Sardinian
29. These two properties may be related. Cf. Kayne (1989). A plausible conjecture is that French has fewer available clitic combinations than other Romance languages as a result of its having less clitic climbing. 30. Cf. Cinque (1999 : 146) and Kayne (1991 : sect. 1.1). 31. Jones (1993 : 111) notes that in some cases of anticausatives the addition of a possessive dative licenses be ; it remains to be understood how.
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A Note on Auxiliary Alternations and Silent Causation
and in French, in a way somehow related to the absence in those two languages of stepwise clitic climbing.32 If, as suggested earlier, the past participle agrees with expletive il in the impersonal passive of (39) and in the (marginal) impersonal anticausative of (42), then the stepwise movement in question must be more readily available to expletive il than to lexical DPs.33
12. Other unaccusatives Although French does not allow auxiliary be with anticausatives (except to some extent in impersonals), it requires auxiliary be with certain other unaccusatives, such as mourir (‘die’), sortir (‘go out’), partir (‘leave’), arriver (‘arrive’), venir (‘come’), intervenir (‘intervene’), devenir (‘become’) and rester (‘remain’).34 Recalling the proposal for Italian anticausatives from (61), repeated here : (76) la nave è FATTA affondata ieri (‘the boat is DONE sunk yesterday’ = ‘the boat (has) sunk yesterday’) and for its French counterpart : (77) le bateau a FAIT coulé hier (‘the boat has DONE sunk yesterday’) both containing a silent causative/activity verb FATTA/FAIT, the natural claim to make about those French unaccusatives that do take auxiliary be would be that they are not associated with a silent FAIT. Postulation of a silent causative verb in anticausative sentences amounts to claiming that anticausative sentences like : 32. There is a sense in which the proposed link between past participle agreement and auxiliary be is supported by Spanish, which has no past participle agreement at all with object clitics, and also no auxiliary be at all with unaccusatives (of any type). The status of passives of causatives in Spanish seems not to be clear. Cf. Guasti (1993 : 85). Conversely, there would appear to be speakers of French for whom past participle agreement with object clitics is absent in the spoken language, but for whom be with (certain non-anticausative) unaccusatives is robust (similarly in part for the dialect described by Dupraz (1938 : 289-294)). 33. On the derivation of (certain other instances of) expletive il, cf. Kayne (2007). 34. With main verb être (‘be’), however, French has auxiliary have, perhaps for reasons along the lines of Postma (1993). Whether Postma’s proposal could be relevant to the fact that French also has have with its counterparts of seem and (to a certain extent) appear and also disappear remains to be seen. On seem and appear, see Rooryck (1997).
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(78) The boat sunk are close to overt causatives like : (79) Something made the boat sink i.e. that anticausatives can be understood as containing a silent causer (whose position at various stages of the derivation I have left open). To say that French partir or English intransitive leave, for example, does not have this kind of analysis is to say that : (80) The student left is not equally close to : (81) Something made the student leave. and similarly for French. It is as if the autonomy of the student in (80) precludes attributing to (80) a derivation that would track that of (81). Since French mourir is like partir in requiring auxiliary be, the same must, by this reasoning, even hold of : (82) The patient died (83) Something made the patient die i.e. the language faculty must be treating the argument of die as autonomous to a degree sufficient to preclude (82) from being attributed a derivation close to that of (83). Of interest in this regard is the apparently synonymous French pair : (84) Le mur a noirci (‘the wall has blackened’) (85) Le mur est devenu (plus) noir (‘the wall is become (more) black’) (84) is a typical anticausative and has auxiliary have, as earlier, with a representation like (77) : (86) le mur a FAIT noirci in which the presence of causative FAIT ensures that (in French) the auxiliary will be ‘have’. (85), on the other hand, contains the French counterpart of become, plus an adjective (phrase) and has auxiliary be, which implies, from the present perspective, that it does not contain causative FAIT, i.e. it is not : 230
A Note on Auxiliary Alternations and Silent Causation
(87) *le mur est FAIT devenu noir Transposing back to English, the conclusion is parallel to the one drawn for (82) vs.(83), namely that the language faculty must be treating : (88) The wall became black(er) as not being able to have a derivation close to that of :35 (89) Something made the wall become black(er) as opposed to the following, which is close to (89) : (90) The wall blackened in the same way that (78) is close to (79). As for the reason for the difference between (86)/(90) and (87)/(88) with respect to the presence vs. absence of a silent causative/activity verb, there might be a link to :36 (91) *Something became the wall black vs. (92) Something blackened the wall but I will leave the question open.
Conclusion Italian anticausatives take auxiliary be with past participles, while French anticausatives take auxiliary have. This is not an isolated difference between the two languages that concerns only auxiliaries ; it is related to other differences having to do with causatives, passives and past participle agreement. Expressing this relation (clustering of properties) requires attri-
35. Despite the possibility of (i), with an overt causer of a certain sort following from : (i) The wall became black(er) from the coal dust. 36. Cf. also : i) The sheets will whiten up vs. ii) *The sheets will become up white iii) *The sheets will become white up. (ii) is possible with come in place of become, recalling deck vs. bedeck, which supports taking become to be be- + come ; on this be, see Mulder (1992).
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buting to anticausatives (but not to all unaccusatives) a derivation involving a silent causative/activity verb. * The core of the material discussed here was initially presented in July, 2005 in the context of a course given at the LSA Summer School at MIT.
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Page laissée blanche intentionnellement
Dynamiques de la liaison en français
Bernard Laks, Université de Paris X et laboratoire MoDyCo (UMR 7114)
Une histoire nécessaire
I
l y a 25 ans, Yves Charles Morin publiait, en collaboration avec Jonathan Kaye, un article qui devait devenir célèbre. Morin et Kaye (1982) rompaient radicalement avec l’air du temps qui voyait la liaison en français comme un pur mécanisme phonologique qui consisterait seulement à maintenir devant initiale vocalique une consonne finale muette partout ailleurs (Schane 1967), maintien conditionné uniquement par la porosité relative des frontières de mots, éventuellement réajustées par la syntaxe (Selkirk 1981/1972). À l’opposé de cette conception, Morin et Kaye (1982) réintroduisaient en phonologie du français la très riche analyse descriptive des conditionnements morphologiques, syntaxiques et même sémantiques du sandhi et en proposaient une analyse qui cadrait mal avec la vitrification empirique promue par la phonologie et la syntaxe génératives standard sous couvert d’algorithmique abstraite. Pratiquement au même moment, Pierre Encrevé (1986, 1988) ressourçait profondément l’analyse phonologique classique de la liaison en proposant une nouvelle mécanique formelle qui tirait parti de l’autosegmentalité, du flottement et des positions vides pour rendre compte d’un phénomène en apparence nouveau, sinon seulement inaperçu jusqu’alors, la liaison non enchaînée. Souvent notée de façon erratique et sans qu’aucun statut phonologique précis ne lui soit attribué1, la liaison sans enchaînement, enfin envi-
1. Comme le rappellent Morin et Kaye (1982 : 300), la possibilité de non-enchaînement de la consonne de liaison avait déjà été notée, seulement à titre d’exemple singulier, par
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Bernard Laks
sagée dans sa phénoménologie propre, devenait dans la systématique d’Encrevé la pierre de touche d’un changement profond de modélisation phonologique. Conjointement, ces deux analyses marquaient un changement radical d’époque en critiquant, chacune à sa manière, le système de référence sur lequel s’était construite, en phonologie générative, la réduction de la liaison à une simple algorithmique phonologique. C’est pourquoi elles constituent encore aujourd’hui les deux publications les plus citées du domaine. Avec Schane (1967, 1968), la phonologie générative illustrait en effet une méthode de raisonnement et d’analyse qui devait marquer la production de cette école2. Sans aucune analyse empirique complémentaire, et en se basant uniquement sur les descriptions classiques de ce que Morin (2000 : 92 et suiv.3) critiquera plus tard sous le nom de français de référence, la phonologie générative proposait une reformulation dans un cadre dérivationnel abstrait de l’ancienne approche, centrée sur le concept de consonnes latentes, initialement attribuable à Pichon (1938). Le parallélisme purement formel de la suppression devant consonne d’une consonne supposée latente parce que graphique et de la chute d’une Damourette et Pichon (1968). Pour d’autres exemples, voir : Ågren (1973), Delattre (1966) et Gougenheim (1935, 1938). Milner et Regnault (1987) notent également le non-enchaînement comme une possibilité dans la prononciation la plus soutenue du vers. 2. Toute la première période de la phonologie générative est ainsi marquée, sous couvert d’avancée scientifique et d’innovation, par la simple reprise d’analyses anciennes et de descriptions classiques reformulées dans un cadre dérivationnel. Les langues amérindiennes et singulièrement le corpus des publications de l’International Journal of American Linguistics constitueront la source presque inépuisable de données, de descriptions et d’analyses, peu, mal ou pas du tout citées, qu’il suffit alors de réécrire dans un format dérivationnel génératif à la Sound Pattern of English pour faire œuvre de phonologie contemporaine. Consulter, sur le yawelmani et les autres dialectes du yokuts, Archangeli (1984), Kisseberth (1969) et Kuroda (1967) qui reprennent Newman (1944), ou encore, dans l’esprit de Kenstowicz et Kisseberth (1979), la réanalyse du zoque (Wonderly 1951) par Dell (1973). S’agissant du français, Selkirk (1981/1972) ne propose ainsi aucune description phénoménale nouvelle, aucune observation originale, se contentant comme Milner (1973) de reprendre Delattre (1966), ce qui revient à fonder sa réanalyse du réajustement syntaxique sur une très petite sous-partie du riche corpus descriptif des usages et des contextes de la liaison. 3. Comme le souligne Morin, ce « français de référence » n’est, in fine, qu’une construction purement doxique cumulant descriptions anciennes et analyses classiques, intuitions et remarques personnelles de nombreux phonologues, notations plus contemporaines et analyses partielles d’usages spécifiques. L’hétérogénéité de cette norme d’usage est encore accrue par l’origine régionale de la plupart des descripteurs de ce français moyen, ce qui explique et motive sans doute quelques divergences tenaces sur le maintien de l’opposition de longueur ou l’affaiblissement de la loi de position.
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Dynamiques de la liaison en français
voyelle devant voyelle conduisait, par un curieux syncrétisme grammatical, à la création d’une chimère vite baptisée troncation que rien, ni dans l’histoire de la langue ni dans sa phonotactique synchronique, ne permettait de fonder, si ce n’est le préjugé normatif et pédagogique d’une tendance à l’évitement des hiatus dont Morin (2005b) devait également rendre raison. Sans reprendre une analyse historique et critique de la simple récriture formelle que la phonologie générative faisait passer pour une innovation théorique et conceptuelle radicale (Goldsmith et Laks 2005 ; Laks 2005, 2006), soulignons-en les conséquences pour le domaine qui nous occupe. À la suite de Schane et jusqu’à Encrevé en effet, la liaison, l’enchaînement et la resyllabation devaient être vus comme un processus unique et unitaire relevant d’une stricte circonscription phonologique. Selkirk (1981/1972, 1984) et avant elle Milner (1967, 1973) ne font pas exception à la règle. Tous les deux tâchent de rendre compte, par un réajustement des frontières de mot, des contextes syntaxiques conditionnant, selon les styles de parole, l’application des règles phonologiques de liaison. Pour autant, dans toutes les analyses proposées au cours de cette période, la liaison est toujours regardée comme un seul phénomène : liaisons de pluriel et liaisons des nasales, liaisons préposées à une catégorie principale et liaisons postposées, liaisons obligatoires du pronom et liaisons rares de l’infinitif verbal relèveraient toutes du même mécanisme strictement phonologique. Tous les autres facteurs d’ordre morphologique, syntaxique, sémantique, stylistique, lexical, fréquentiel ou autre sont tenus pour des dimensions facilitantes ou inhibantes, jamais pour des dimensions structurelles explicatives. Or cette réduction à une algorithmique phonologique dérivationnelle4 est acquise sans être adossée à une réanalyse descriptive, sans qu’aucune enquête phénoménologique nouvelle ne la motive, sans qu’aucune jouvence empirique ne la justifie. Comme on le sait, dans les approches générative et postgénérative, les analyses sont dites sous-déterminées par les données et surdéterminées par la théorie et le cadre formel. L’analyse de la liaison comme processus phonologique unitaire en offre un exemple nouveau et magnifique. Or, jusqu’à l’article de Schane (1967), la thèse phonologique unitaire n’avait jamais été soutenue comme telle, et l’importance de l’article de Morin et Kaye (1982) est de le rappeler. Ce qu’ils appellent la position classique 4. On admettra, sans qu’il soit nécessaire d’en rappeler la démonstration, qu’une analyse qui postule des consonnes latentes, qui donc distingue un niveau (plus ou moins) abstrait d’un niveau concret observationnel, est, peu importe la variante, dérivationnelle par définition, les représentations dites de surface étant conçues comme secondes par rapport aux représentations initiales.
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Bernard Laks
avait en effet, au cours des siècles, et spécialement de 1850 à 1950, accumulé un énorme capital d’observations, de faits synchroniques et diachroniques et d’analyses qui, tout en reconnaissant le rôle moteur de l’enchaînement, de la resyllabation et de la syncope consonantique, renvoyaient la complexité phénoménale de la liaison à l’intrication d’un très grand nombre de dimensions différentes relevant de niveaux d’analyse linguistique eux-mêmes nettement distincts (phonologie, morphologie, syntaxe, sémantique, sociolinguistique, diachronie, fréquence d’usage, orthographe, normes orthoépiques, etc.). À l’inverse de la réduction schanienne, Morin et Kaye ne se contentaient pas de colliger la position classique et de réaffirmer sa richesse descriptive, ils travaillaient eux-mêmes à produire des observations nouvelles et à ressourcer la phénoménologie de la liaison : analyses primaires et secondaires de corpus, recollection de données nouvelles et tests de locuteurs venaient à l’appui de leur revue de la liaison comme phénomène multiple et multiparamétrique. Cette façon de faire renouait avec la méthode structuraliste, qui ne concevait pas la proposition d’analyses nouvelles en dehors d’un travail préliminaire de rénovation et de récolement empirique. Elle sera poursuivie dans de très nombreux travaux (Morin 1986, 2000, 2002, 2003, 2005a et b) qui, ensemble, concourront à modifier profondément l’approche des phénomènes de sandhi en français et déboucheront sur les analyses les plus actuelles relatives aux grammaires de construction (Bybee 2001a et b, 2005 ; Chevrot et Fayol 2000 ; Chevrot, Chabanal et Dugua 2007 ; Chevrot, Dugua et Fayol 2005). Ayant moi-même proposé ailleurs une analyse de ce type, je n’y reviendrai pas ici (Laks 2005, 2006). Je voudrais au contraire, en signe de reconnaissance pour les 25 ans de travaux d’Yves Charles Morin sur la liaison, offrir à mon tour un corpus, sinon un datum, nouveau. Puisque la parenthèse formaliste de la phonologie générative était refermée par deux approches empiriques, celle de Morin et Kaye établissant à nouveau le caractère multiple et multiparamétrique de la liaison et celle d’Encrevé adossant à la construction phénoménologique du non-enchaînement son analyse autosegmentalisée du sandhi, je partirai de ces deux questions pour interroger un nouveau corpus, celui des hommes politiques français de 1908 à 1998 (ciaprès HPOL). Je m’appuierai également sur les premiers résultats (20032006) du projet international Phonologie du français contemporain (PFC) et de sa base de données. Pour mettre en perspective diachronique ces données, je reprendrai les résultats de l’enquête que j’ai menée à Villejuif en 1975 (ci-après VIL ; cf. Laks 1977, 1980 et 1983) et j’y ajouterai une analyse 240
Dynamiques de la liaison en français
secondaire des données collectées par Ferdinand Brunot en 1912 et 1913 (ci-après BRU ; cf. Cordereix 2001 et Veken 1984)5.
Le corpus des hommes politiques français de 1908 à 1999 Le corpus HPOL est constitué par des séquences de paroles de durée variable (1 à 16 minutes) prononcées par des hommes politiques français entre 1908 et 19996. Pour chaque séquence, la transcription complète de l’extrait est codée pour les caractéristiques suivantes : nature de la consonne de liaison potentielle (/z/, /t/, /r/, /p/, /n/), type de réalisation de la liaison (réalisée enchaînée, réalisée non enchaînée, non réalisée), statut de liaison dans la typologie de Delattre (1966) et d’Encrevé (1988) légèrement modifiée (obligatoire, facultative, erratique ou interdite), nombre de syllabes du mot liaisonnant gauche, puis sa morphologie (masculin, féminin, singulier ou pluriel), enfin catégorie syntaxique du mot liaisonnant gauche (N, V, Det, Adj, Pro, Adv, ConjS, ConjC, Prep, participe passé, mot outil) et catégorie syntaxique du mot de droite (ibid.). Le corpus, d’une durée totale de 342 minutes, compte 74 extraits de discours tenus par 43 locuteurs différents. Pour certains locuteurs, on dispose de plusieurs discours permettant de construire des séries temporelles longues7. Le corpus est constitué par tous les présidents du Conseil, premiers ministres et présidents de la République des IIIe, IVe et Ve Républiques françaises auxquels on a adjoint un certain nombre de femmes politiques, pour rétablir une représentativité sexuelle minimale, et d’hommes politiques, pour rééquilibrer l’échantillon du côté de 5. Le corpus VIL comporte les interviews de huit adolescents issus de classes populaires. Les enregistrements sont conduits dans deux situations (formelle et informelle). Le corpus BRU comporte l’enregistrement, très bref, de trois ouvriers parisiens nés respectivement en 1848, 1873 et 1875. 6. Le corpus HPOL a été construit à partir du fonds des Archives de la parole, géré et maintenu par le département de l’Audiovisuel de la Bibliothèque nationale de France (BnF), augmenté pour la période contemporaine de phonogrammes du dépôt légal géré par le même département de la BnF. Je remercie Pascal Cordereix, conservateur en chef, chef du service Documents sonores du département de l’Audiovisuel, qui a mis ces enregistrements à ma disposition et qui m’a fourni le corpus brut. Je remercie également Antonio Balvet qui a transcrit, analysé et codé ces enregistrements, ainsi qu’Atanas Tchobanov qui en assure la maintenance informatique et la disponibilité sur le Web. Le corpus secondaire analysé et étiqueté et ses instruments de fouille appartiennent au laboratoire MoDyCo. HPOL et PFC sont consultables dans le site Internet du projet PFC : http ://www.projet-pfc.net/ et dans celui du laboratoire : http ://www.modyco.fr. 7. C’est le cas de Philippe Pétain (1927, 1934, 1940 et 1944), de Léon Blum (1929 et 1947), de Charles de Gaulle (1940, 1944, 1953, 1958, 1962, 1968 et 1969) et de François Mitterrand (1972, 1981 et 1991).
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Bernard Laks
la gauche communiste et socialiste8. L’analyse quantitative d’ensemble de ces corpus est présentée dans le tableau 1. 2.1 Diachronie, diaphasie et diastratie de la liaison
N Locuteurs
N Discours
L Possibles
L Réalisées
L Réalisées (%)
L.Fac. Possibles
L. Fac. Réalisées
L. Fac. Réalisées (%)
Tableau 1 Analyse quantitative des corpus
BRU
19111913
2
5
207
123
59,42
84
32
38,7
HPOL
19081998
43
73
2 879
1 915
66,51
1 536
1 036
64,25
VIL
1975
7
11
1 357
562
41,41
721
204
28,29
PFC
20032005
212
636
30 306
14 780
48,76
26 213
10 687
40,77
Corpus Dates
Si l’analyse du pourcentage total de liaisons réalisées semble confirmer la tendance historique à l’affaiblissement quantitatif de la liaison, très souvent alléguée, mais sur des bases impressionnistes ou normatives, une analyse plus fine des données conduit à infirmer cette conclusion. Les liaisons
8. Le corpus comprend 74 extraits de discours. Les 43 locuteurs sont les suivants : Auriol Vincent (1929), Badinter Robert (1981), Blum Léon (1929, 1936 et 1947), Bourgeois Léon (1917), Bruant Aristide (1908), Buisson Suzanne (1936), Cachin Marcel (1936), Cassin René (1948), Chaban-Delmas Jacques (1974), Chirac Jacques (1976 et 1995), Déat Marcel (1930), de Gaulle Charles (1940, 1942, 1944, 1953, 1958, 1961, 1962, 1965,,1968 et 1969), Deschanel Paul (1916), Doumergue Gaston (1916 et 1934), Duclos Jacques (1936), Faure Paul (1929), Frey Roger (1962), Giscard d’Estaing Valéry (1974, 1977 et 1979), Henriot Philippe (1943), Herriot Édouard (1932 et 1945), Jospin Lionel (1999), Laval Pierre (1942), Malraux André (1964), Marchais Georges (1977), Mendès France Pierre (1954), Mitterrand François (1972, 1981 et 1991), Moch Jules (1934), Pétain Philippe (1927, 1934, 1940 et 1944), Pinay Antoine (1952), Poincaré Raymond (1915), Pompidou Georges (1970 et 1972), Ramadier Paul (1949, 1956 et 1961), Reynaud Paul (1940), Ribot Alexandre (1917), Schumann Maurice (1944), Thorez Maurice (1936), Vaillant-Couturier Paul (1936), Veil Simone (1974), Vermeersch Jeannette (1944), Viviani René (1914 et 1917), Weiss Louise (1936) et Zay Jean (1938).
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Dynamiques de la liaison en français
obligatoires étant toutes, par définition, réalisées avec des fréquences très élevées, affectées seulement d’un delta d’erreur, ce sont bien entendu les liaisons variables (facultatives) qui doivent retenir l’attention. Ces dernières montrent très nettement une organisation diastratique qui l’emporte de beaucoup sur la tendance diachronique à la non-liaison. Les ouvriers nés au XIXe siècle enregistrés par Brunot font montre d’un usage de la liaison facultative seulement légèrement supérieur à celui des adolescents de Villejuif enregistrés 60 ans plus tard (38,7 %/28,2 %), et en tout cas très inférieur à celui des hommes politiques pour la même période. Le corpus HPOL, sur l’ensemble de la période 1908-1998, montre en moyenne chez les professionnels de la parole publique un usage socialement distinctif, quantitativement très élevé de la liaison facultative (64,2 %), tandis que PFC, corpus équilibré du point de vue social, montre que la liaison facultative est aujourd’hui comparable à ce qu’elle était chez les ouvriers un siècle auparavant (40,7 %/38,7 %). L’analyse du style formel de PFC (non détaillée ici) montre qu’au niveau d’hétérosurveillance où se livre la parole publique (lecture ou quasi-lecture), le taux de liaison facultative reste stable dans le dernier siècle. Au total on retiendra donc, contre les contempteurs d’un usage qui affaiblirait continûment la liaison, une très grande stabilité du poids des facteurs sociaux et stylistiques qui la contrôlent : loin de s’affaiblir, la liaison facultative reste globalement stable dans sa variabilité9. Toutefois, cette stabilité d’ensemble masque encore une évolution plus fine et plus intéressante
9. Les analyses des meilleurs observateurs de l’usage, d’hier et d’aujourd’hui, convergent toutes de Martinon (1913) à Grammont (1914) et même Fouché (1959/1956) pour dire qu’un fort taux de liaison facultative, hors la lecture d’un texte, est un signe d’affectation et d’insécurité sociale propre à une bourgeoisie peu cultivée tout entière dominée par la norme écrite et emportée par son insécurité scolaire. C’est ce que résument parfaitement Milner et Regnault (1987 : 52) : « Il ne faut pas croire que l’évolution de la langue sur ce point soit univoque et qu’on soit passé par transition d’une prononciation ancienne, riche en liaisons, à une prononciation moderne de plus en plus pauvre en liaisons. II ne faut pas croire non plus que l’on ait toujours opposé, comme aujourd’hui, une prononciation socialement haute (riche en liaisons) et une prononciation socialement basse (pauvre en liaisons). Au XVIIe siècle, l’opposition est tout autre : la prononciation des honnêtes gens est pauvre en liaisons et celle des lettrés, au contraire, est raillée pour son excessive attention aux liaisons. Encore en 1924, dans son inimitable Xavier ou les Entretiens sur la grammaire française, Abel Hermant admoneste son jeune élève : “je vous accuserai d’aller à la bourgeoisie si vous faites trop de liaisons. Nos pères en faisaient fort peu. Je ne vous conseillerai pas de dire comme eux les Éta-Unis, mais ne dites pas qu’il est deux heures-z-un quart”. On sait du [au] reste que la prononciation comment (h)allez-vous, sans /t/ de liaison, a longtemps valu et vaut peut-être encore titre de noblesse. »
243
Bernard Laks
que nous abordons à présent en analysant la dynamique diachronique par période de temps. 2.2 Diachronie fine de la liaison
Figure 1 Périodisation du corpus HPOL
Figure 2 Le non-enchaînement
244
Dynamiques de la liaison en français
Les figures 1 et 2 présentent la périodisation de HPOL pour la liaison totale, la liaison facultative et la liaison non enchaînée. La liaison présente une décroissance régulière jusque dans les années 1970, suivie par une remontée brusque jusqu’aujourd’hui. Cette décroissance globale semble mécaniquement liée à une décroissance plus forte des liaisons facultatives qui commande la dynamique d’ensemble observée : les liaisons obligatoires sont peu affectées par ce mouvement et restent assez stables ; comme le montre le parallélisme des courbes, c’est bien la liaison facultative qui commande l’évolution globale. De 1970 à 1999, la remontée de cette liaison facultative est très brutale et dépasse même la pente de la courbe de liaison totale. Le bilan global fait donc apercevoir une évolution insignifiante, le pourcentage atteint à la fin du siècle étant très comparable à celui du début du siècle (70 % par rapport à 80 %). Sur l’ensemble de la période, on ne peut donc certainement pas parler d’une tendance à la non-liaison. Remarquons d’ailleurs que la forte remontée de la liaison dans la période récente apporte un démenti cinglant aux orthoépistes de tous ordres qui voient, dans l’affaiblissement fantasmé de la liaison, le signe même de la décadence de la langue française. Toutes conditions sociales et stylistiques tenues constantes, la liaison facultative peut, au fil du temps, connaître une évolution à la baisse comme à la hausse. Cela confirme à nouveau le rôle dominant des facteurs diastratiques et diaphasiques sur les facteurs proprement diachroniques. Comme le soulignait Encrevé (1988), en la qualifiant de variable sociolinguistique inversée, la liaison est donc un phénomène essentiellement sociostylistique. De ce point de vue sociostylistique, la plage temporelle où apparaît le point d’inflexion doit nous arrêter. En effet, cette période correspond assez précisément au moment où le non- enchaînement commence à croître10. Insignifiant avant 1970, le non-enchaînement dépasse le seuil de significativité de 10 % entre 1970 et 1980, pour retomber autour de 5 % par la suite (figure 2). Tout se passe comme si l’apparition des liaisons non enchaînées au-dessus de 10 % était liée à une réalisation des facultatives de l’ordre de 30 %. Lorsque les facultatives retrouvent un étiage à 60 %, les non enchaînées baissent à 5 %. Il apparaît ainsi que, dans HPOL au moins, la croissance du nonenchaînement déclenche une remontée rapide de la liaison facultative. Celle-ci en retour, dès qu’elle atteint un haut niveau, ramène le non-
10. Cette périodisation est globalement la même que celle que l’on peut reconstruire en partant des données d’Encrevé pour la plage temporelle 1928-1981.
245
Bernard Laks
enchaînement à la marge statistique. On en déduit que c’est bien le phénomène sociostylistique extrêmement classant du non-enchaînement qui conditionne la remontée massive de la liaison facultative, mais que peu ou mal intégré au système de l’oral, dès que la liaison facultative redevient un trait classant de la parole publique, il régresse fortement. Au total, jusque dans la périodisation fine de l’évolution diachronique, la primauté des facteurs diastratiques et diaphasiques est confirmée. Pour le corpus HPOL, cette analyse est évidemment tributaire du réaménagement par Encrevé de la taxinomie des liaisons selon Delattre que nous avons évoquée ci-dessus : ainsi, si jusque dans les années 1950 la liaison du nom et du prénom (Vincent ͡ Auriol) était facultative mais possible, elle doit aujourd’hui être décomptée comme impossible. Au titre des obligatoires non réalisées, HPOL n’en présente que trois, deux chez Charles de Gaulle (hommes / et femmes ; tout / indique) et une chez Thorez (nous/empêcher). C’est dire qu’on ne saurait les regarder autrement que comme de pures erreurs de performance, au même titre que leur inverse, les cuirs et velours, aussi rares d’ailleurs (Pétain : avaient développé r ͡ en lui ; Ouvrier 1 de Brunot : mon parrain qu’était établit z ͡ à Denfert, Malraux : l’accent ͡ invincible de la fraternité). On considérera séparément les consonnes finales prononcées sans enchaînement, mais devant consonne (Giscard : il faut / ͡ reconnaître ; Chaban : sont/͡ strictement). Elles sont certes fautives, et décomptées comme telles, mais ressortissent à la liaison non enchaînée que nous abordons plus précisément à présent. 2.3 Diachronie de la parole publique et liaison non enchaînée
Figure 3 Diachronie des corpus secondaires
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Dynamiques de la liaison en français
Figure 4 Le non-enchaînement
Considérons tout d’abord la figure 3 qui présente les données des corpus secondaires. Elles vont nous permettre de mettre en perspective les dynamiques observées dans HPOL. La figure 3 confirme très nettement nos premières conclusions : bien que légèrement inférieure en 2000 à ce qu’elle était en 1912, la liaison globale se maintient à un niveau élevé et les liaisons facultatives se renforcent même légèrement. Cette constatation globale doit néanmoins être nuancée par une décroissance marquée de la liaison totale et des liaisons facultatives, toujours durant la période 1970-1980. Par la suite, la remontée significative observée dans HPOL s’observe également ici. La courbe en U avec minimum en 1970-1980 semble donc confirmée11. Les trois corpus considérés, à la différence de HPOL, sont socialement équilibrés (PFC) ou correspondent à des locuteurs fort peu légitimes. La liaison se confirmant en tant que variable majoritairement sociostylistique, ceci explique que, pour les mêmes périodes, le taux de liaison globale comme le taux de liaison facultative restent toujours inférieurs dans les trois corpus secondaires relativement aux taux observés dans la parole publique (HPOL).
11. On sait que, dans les études acquisitionnelles, les courbes en U sont considérées comme typiques de phénomènes de décatégorisation puis de recatégorisation observés au cours de l’apprentissage (voir par exemple Plunkett et Marchman 1991).
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S’agissant de la liaison sans enchaînement, comme nous l’avons déjà dit, elle ne connaît pas de diffusion diachronique et reste globalement absente des corpus secondaires. Totalement absente en 1912 et 1975, dans PFC elle est réduite à 0,51 %. Elle y est par ailleurs également répartie par point d’enquête (16 sur 20), par âge (de 21 à 83 ans) et par CSP. Elle ne présente pas un comportement adventice des femmes, et seuls 37 locuteurs sur 212 (17,45 %) en réalisent une ou plus, alors que seuls 2 locuteurs en présentent au moins trois occurrences. Cela confirme absolument les analyses de HPOL : le non-enchaînement n’est pas significatif et est même inférieur à la marge d’erreur (dans 80 % des cas, il est inférieur au taux de réalisation des liaisons interdites). Du point de vue typologique (figure 4), alors que la liaison porte majoritairement sur /z/, le non-enchaînement affecte très majoritairement /t/. Si l’on ajoute que les 24 occurrences de non-enchaînement en /z/ affectent seulement 17 éléments lexicaux différents, et que les 43 occurrences de nonenchaînement en /t/ n’en affectent que 13, on est fortement tenté d’en déduire que, plus qu’un phénomène phonologique ou phonotactique, il s’agit d’un phénomène lexical très marginal. On en conclut donc que le non-enchaînement n’est pas une propriété de la parole ordinaire. Il y est statistiquement comparable aux cuirs et aux velours. Comme nous l’avons dit, HPOL permet de reconstruire des séries temporelles longues pour certains locuteurs (pour de Gaulle, on dispose par exemple de 10 plages temporelles). Ce sont ces profils de locuteurs que nous analysons à présent.
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Dynamiques de la liaison en français
2.4 Évolution par locuteur
Figure 5 Évolution de la liaison chez Pétain et six présidents successifs de la République
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Dynamiques de la liaison en français
Pour les sept locuteurs considérés, la périodisation déjà évoquée est très précisément vérifiée. On observe une décroissance régulière jusqu’en 1970. Elle est particulièrement nette chez Pétain, où la liaison facultative chute à 28 % en 1944, et chez de Gaulle où elle dépasse à peine 15 % pour la période considérée12. Dans les deux cas, c’est clairement la chute des liaisons facultatives qui entraîne la chute du total de liaisons réalisées. Cette dynamique peut connaître une inversion brusque, comme on le voit chez de Gaulle, et à nouveau les liaisons facultatives permettent la remontée remarquable du taux de liaison global. Cela confirme encore que l’ensemble des dynamiques affectant la liaison est conduit par les liaisons facultatives, les liaisons obligatoires étant quasiment inertes. Partant d’un point exceptionnellement haut de liaisons facultatives réalisées, relevé avant 1940 chez Pétain à 75 % et chez de Gaulle à 61 %, l’étiage est donc observé dans les années 1970 où de Gaulle lui-même chute à 15 % et où Pompidou et Mitterrand ne dépassent pas les 40 %. Le score de Giscard d’Estaing est conforme : partant d’un niveau bas de 40 % au début des années 1970, il remonte à un peu plus de 50 % à la fin de cette période, confirmant le début d’inversion de la dynamique. La remontée des années 1980 et 1990 est, pour chaque locuteur considéré, extrêmement forte et rapide. Mitterrand, tout comme Chirac, retrouve un niveau supérieur à 60 %, dépassant même les 75 % de liaisons facultatives réalisées en fin de période. Ainsi, les analyses détaillées des sept 12. Les figures présentent des moyennes par période de temps. Dans le texte, nous citons les maxima et minima d’un locuteur donné pour un discours donné. Ceux-ci peuvent légèrement diverger des moyennes par période.
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chefs d’État ou présidents successifs de la République confirment la dynamique d’ensemble que nous avons dégagée : seul le pourcentage de liaisons facultatives réalisées est réellement significatif, et après une chute progressive jusqu’à un seuil très bas de 15 à 20 % dans les années 1970, il retrouve à partir des années 1980-1990 le seuil significativement élevé de 75 % qui était le sien près d’un siècle auparavant. Il n’y a donc aucun affaiblissement de la liaison facultative sur un siècle, au moins dans la parole publique, pour les autres niveaux sociostylistiques, bien qu’avec moins de force, la même conclusion s’impose (cf. supra). Dans cette dynamique décroissante puis fortement croissante, il semble bien que le non-enchaînement ait joué un rôle important. Inférieur au seuil d’erreur jusqu’en 1970, il est pratiquement inexistant chez Pétain et de Gaulle, avec néanmoins des pointes anecdotiques à 4 % et 7 %. Dès les années 1970, il croît fortement, dépassant chez Pompidou 25 %, chez Mitterrand 15 %, chez Giscard d’Estaing 18 % et encore 16 % chez Chirac. Le maximum, pour tous les locuteurs, est atteint au début des années 1980, période où les liaisons facultatives enchaînées croissent fortement. À partir de cette période, le non-enchaînement décroît alors pour sa part, et se stabilise autour du seuil de significativité de 10 % chez les deux derniers présidents (Mitterrand et Chirac). Ainsi il semble bien que la montée significative du non-enchaînement coïncide chez tous les locuteurs avec leur niveau le plus bas de liaisons facultatives. Comme Encrevé l’a observé, le non-enchaînement devient alors significatif. Les analyses convergent avec, pour la période de 1980-1990, un taux moyen de 13,3 % de non-enchaînement dans les données d’Encrevé, pour un taux moyen de 12,6 % dans HPOL. Par la suite, comme le montre encore HPOL, dès que les liaisons facultatives retrouvent un niveau élevé, voire très élevé, le non-enchaînement retourne à sa position marginale initiale. Il atteint pour la période de 2000 un taux moyen de 6,7 %. Si l’on considère à présent l’ensemble du siècle passé représenté dans HPOL, le non-enchaînement ne représente plus que 1,46 % de l’ensemble des liaisons facultatives relevées. Seuls 18 locuteurs sur 43 en réalisent au moins une, soit 42 %. Enfin seuls Pompidou, Giscard d’Estaing, Mitterrand et Chirac atteignent ou dépassent le niveau de 15 %. Le type de consonne impliqué souligne encore la singularité du phénomène : le non-enchaînement présente une structure inverse de l’ensemble de la liaison facultative : au maximum sur /t/ (78,5 %), il est faible sur /s/ (14,28 %) et non significatif ailleurs (<3 %).
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Dynamiques de la liaison en français
On soulignera que, dans l’analyse par période que nous avons présentée, il s’agit de moyennes pour une plage temporelle donnée. Dans tel discours formel lu, la fréquence de non-enchaînements peut être beaucoup plus importante (dans son discours très formel sur les plages du débarquement, en présence de George Walker Bush, Chirac dépasse encore les 20 % le 8 mai 2005). Dans tel autre discours beaucoup moins formel, ce même taux peut être inférieur à la moyenne (dans un discours assez peu formel de 1995, Chirac n’atteint pas les 6 % de non-enchaînements moyens de la période). Néanmoins l’analyse moyenne par période de temps confirme parfaitement la dynamique déjà observée : après un pic entre 1970 et 1980, le non-enchaînement se stabilise entre 6 % et 7 %. C’est dire qu’il ne connaît plus aujourd’hui de diffusion massive dans le discours public et qu’il constitue à présent un phénomène marginal limité à un style très particulier de discours. Il n’apparaît dans aucun style de la parole ordinaire (cf. supra PFC), ne correspond pas à un changement par le haut, ne montre ni stratification sociale ni différenciation sexuelle. On doit donc aujourd’hui le considérer comme un stéréotype stable d’un style particulier de discours.
La liaison facultative J’ai rappelé ci-dessus que l’un des apports les plus considérables d’Yves Charles Morin, depuis son article de 1982 jusqu’aujourd’hui, à l’aide de ses très nombreuses publications, a consisté à analyser de façon précise et très détaillée chacune des dimensions particulières de la liaison française, argumentant avec force en faveur d’une conception multidimensionnelle et multiparamétrique. C’est l’avantage de toutes les analyses appuyées sur des corpus riches et variés que de montrer, par une analyse contextuelle fine, que contrairement à la « vulgate » phonologique, la liaison ne peut être tenue pour un phénomène unitaire, tributaire d’une mécanique simple, qu’elle soit dérivationnelle ou configurationnelle, conçue comme strictement monotone et monovalente. Nous venons de confirmer ces analyses en montrant, à un niveau assez général, comment liaison et enchaînement, voire non-enchaînement, interagissaient et comment liaisons obligatoires, interdites et facultatives présentaient des phénoménologies très particulières. Nous considérons à présent les liaisons facultatives afin de montrer que cette catégorie n’est pas plus unitaire que les autres et que le processus de liaison facultative est lui aussi multiparamétrique, et clairement non monotone.
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Figure 6 Analyse contextuelle de la liaison facultative (I)
1908-1917 1927-1932 1934-1938 1940-1944 1945-1949 1952-1958 1961-1965 1968-1972 1974-1979 1981-1991 1995-1999 Total général
L fac. réal. 80,85 81,26 66,33 56,87 63,55 53,25 49,93 31,98 55,48 78,13 67,94
CG Syll 1 50,14 50,74 52,54 67,22 64,71 62,50 70,45 56,07 42,49 55,83 78,57 57,01
CG Syll 2 32,72 30,96 30,48 25,17 32,63 21,33 16,90 35,71 32,70 35,83 17,86 28,97
CG Syll CG Syll CG Syll CG Syll 3 4 5 6 14,06 2,72 0,37 0 13,63 4,66 0 0 14,30 2,00 0,23 0,45 6,69 0,93 0 0 2,66 0 0 0 10,83 5,33 0 0 11,37 1,28 0 0 2,86 5,36 0 0 5,56 1,85 6,30 0 8,33 0 0 0 3,57 0 0 0 9,56 2,24 0,83 0,08
CG sing. % 50,38 43,63 46,14 52,59 86,67 46,67 40,69 25,83 54,63 29,17 38,10 47,82
CG plur.% 49,62 56,37 53,61 47,41 13,33 53,33 59,31 74,17 23,15 70,84 61,91 49,51
CG Fém. 59,43 61,69 63,19 54,51 25,00 0 0 0 0 0 0 33,42
CG Masc. 30,57 38,31 28,78 28,82 0 60,00 33,33 40,00 22,22 50,00 0 30,99
CG N 15,00 24,90 19,44 10,97 2,38 7,67 16,37 7,86 10,56 18,33 3,57 13,75
CG V 52,43 44,86 50,33 53,28 70,03 55,00 56,63 69,29 54,74 48,33 75,00 54,79
CG ADJ 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0
Figure 7 Analyse contextuelle de la liaison facultative (II)
CG ADV
CG CONJ C
CG CG CG DET PRO PREP
CG CG Mot CD PP outil N
16,80
0 0,27 0,94
2,56 2,37
3,69 0,86
1927-1932
17,69
0
0 0,60
3,23 1,59
0,27 4,04
1934-1938
8,09
0 0,70 3,24
6,54 0,62
0,23 5,59
1940-1944
15,68
0 0,76 2,64
4,64 3,34
1,20 4,62
1945-1949
8,26
0
0
0 16,67
0
1952-1958
22,83
0
0
0
4,50
4
1961-1965
19,62
0
0 4,45
2,31
0
0 3,42
1968-1972
15,36
0
0 2,50
2,50
0
0
1974-1979
16,46
0
0
0
5,87
0
1981-1991
20
0
0 5,00
8,33
0
1995-1999
14,29
0
0
3,57
255
Total général 15,34
0
0 0,27 1,92
0 3,85 1,33
0
CD ADJ
8,79 30,17 11,35
5,76
7,40
6,08
4,75 10,22
0
6,78 10,58
1,60
5,67 15,14 14,81
6,14
9,78
0
8,53 11,34
2,10
10,22 19,29 13,70
7,36
6,66
0 12,83 16,39
0,52
8,30 26,15
4,41
0
10,83 18,50 17,50
5,33
3,85
7,70 34,49
0
6,67
0 10,50 23,17
0
0 25,34 22,18
0
7,87
1,92
15 33,57
5,36
5
0
12,72 18,23 13,81
0
0,74
0
13,33
15 13,33
0
0
3,57 3,57
30,95
7,15 34,52
5,19 1,33
1,01 2,75
10,13 19,26 13,27
0
7,87
7,82
4,23
0,74 0,53
CD Mot outil
0
9,70
0
CD PP
5,68
10,74 23,91
3,77
CD CD PRO PREP
0
0
0 25,36
0 14,81
2,86
19
0
5
0 12,50 22,50
0
0
0
0
0 20,24
0
4,62
5,22
0 10,29 17,06
1,56
Dynamiques de la liaison en français
1908-1917
CD V
CD CD CONJ CD ADV C DET
Bernard Laks
Le corpus HPOL est entièrement codé et étiqueté, ce qui permet une analyse contextuelle fine. Les figures 6 et 7 présentent les données par plage temporelle. Rappelons qu’elles comprennent le pourcentage de liaisons facultatives réalisées, puis pour le contexte gauche (CG), la longueur syllabique. Elles présentent ensuite pour CG les liaisons facultatives réalisées pour des mots liaisonnants singuliers, pluriels, masculins et féminins. Le CG est également morphologiquement étiqueté en Nom (N), Verbe (V), Adjectif (Adj), Adverbe (Adv), Conjonction de coordination (Conj C), Déterminant (Det), Pronom (Pro), Préposition (Prep), Participe passé (PP) et Mot outil. Ces catégories, reprises de Delattre (1966) et Fouché (1959/1956), sont également colligées pour le contexte droit (CD). Comme nous l’avons dit précédemment, la dynamique d’ensemble de la liaison facultative présente une courbe d’évolution temporelle en U, partant d’un maximum de 80 %, pour retrouver aujourd’hui un point haut à environ 70 %, en étant passée dans les années 1970 par un minimum d’un peu plus de 32 %. 3.1 Analyse contextuelle Si globalement la liaison facultative met prioritairement en jeu un contexte gauche monosyllabique ou dissyllabique, on observe une dynamique évolutive assez nette. Tandis que pour toutes les périodes de temps, et pour l’ensemble, les mots de 5 et 6 syllabes lient très peu, la liaison des mots de deux, trois et quatre syllabes décroît fortement, passant respectivement de 32,7 à 17,8 %, de 14 à 3,5 % et de 2,7 à 0 %. L’influence majeure de la longueur syllabique, souvent soulignée de façon impressionniste par les analyses classiques (Fouché 1959/1956, Grammont 1914 et Martinon 1913), est ici confirmée : plus le mot de gauche est long, moins il lie proportionnellement. Cette tendance se renforce spectaculairement de 1908 à nos jours. La tendance globale de la liaison facultative demeurant stable, à peu de chose près, on en induit que le poids liaisonnant du contexte monosyllabique gauche doit se renforcer. C’est parfaitement établi par nos données : le poids des monosyllabes croît sur l’ensemble de la période de 50,1 à 78,5 %, avec un creux significatif dans les années 1970 où, précisément, l’ensemble de la liaison facultative était particulièrement faible. C’est donc l’augmentation du poids liaisonnant des monosyllabes du contexte gauche qui conditionne en priorité la remontée et la stabilisation de la 256
Dynamiques de la liaison en français
liaison facultative13. On voit à nouveau que les contempteurs de l’usage sont pris en défaut : plus le mot liaisonnant gauche est court, plus la tendance à réaliser la liaison se renforce historiquement. S’agissant du nombre du mot situé à gauche, lorsqu’il en possède un, sur l’ensemble du corpus, les poids liaisonnants du singulier et du pluriel semblent comparables. On observe pourtant à nouveau une évolution diachronique très nette : partant d’un rapport 50 %/49 %, on note, après la période de remontée quantitative de la liaison facultative, pour les périodes contemporaines, un très fort privilège à la liaison du pluriel (61,9 % contre 38,1 %). On en déduit que la liaison du pluriel s’est renforcée tandis que celle du singulier s’affaiblissait et que la proportion de liaison du pluriel dans l’ensemble des liaisons facultatives, qui restent singulièrement fréquentes, se renforce significativement. La liaison facultative tend donc de plus en plus à réaliser phonétiquement le pluriel du contexte gauche. Le genre de l’élément liaisonnant du contexte gauche, lorsqu’il en possède un, ne semble plus aujourd’hui constituer un paramètre. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le féminin avait régulièrement un poids plus fort que le masculin. Lorsqu’on se rappelle que le féminin est en général marqué par une consonne, on comprend que le nouvel équilibre que l’on observe, au détriment du féminin et en faveur du masculin, va de pair avec le très fort poids relatif donné désormais à la liaison au pluriel qui assure que l’élément gauche se termine par une syllabe virtuellement fermée. Ainsi, jusqu’à la guerre 1939-1945, l’enchaînement permis par la consonne féminine au singulier (une pomme-acide) contribuait à donner un poids fort au paramètre de genre (contra un mets/acide). Aujourd’hui ce type de liaison s’est statistiquement affaibli (une pomme/acide). À l’inverse, la liaison du pluriel permise par la présence d’une consonne à gauche, au féminin comme au masculin (des pommes-acides, des mets-acides), joue désormais un rôle plus important dans le bilan total des liaisons réalisées. S’agissant de la catégorie syntaxique présente à gauche, on observe une stabilité diachronique des dynamiques : les catégories majeures, N et V, sont celles qui conditionnent le plus fortement la liaison, et la liaison facultative postverbale est, sur l’ensemble des périodes considérées, toujours beaucoup plus productive que la liaison postnominale. Seules les liaisons 13. Pour être plus affirmatif, il faudrait croiser nos données avec une analyse des fréquences statistiques moyennes des éléments lexicaux classées par longueur syllabique. Cela permettrait aussi de considérer l’évolution du lexique du point de vue de la fréquence d’occurrence de ses éléments par type de discours.
257
Bernard Laks
post-adverbiales ont encore une fréquence significative. Toutes les autres catégories syntaxiques – adjectif, conjonction de coordination, déterminant, pronom, préposition, participe passé, mots outils – ont un poids nul ou inférieur au seuil de significativité. On voit donc que, dans HPOL, la liaison facultative est majoritairement postposée à une catégorie majeure, alors que la liaison obligatoire est majoritairement préposée à une telle catégorie. Comme je l’ai montré ailleurs, à la suite de Morin et de toute la tradition classique, cela interdit de considérer la liaison comme un phénomène unique, unitaire et monotone, strictement circonscriptible du seul point de vue phonologique (Laks 2005, 2006). Considérons à présent le contexte droit (figure 7). Si le contexte gauche est très majoritairement occupé par un élément appartenant à une catégorie syntaxique majeure, il faut s’attendre à ce que le contexte droit soit occupé par une catégorie syntaxique mineure ou dépendante. Dans le corpus qui nous intéresse, c’est effectivement le cas : la liaison facultative a majoritairement lieu entre un élément majeur régissant et un élément mineur régi. À droite, on note ainsi un poids liaisonnant assez fort des catégories postposées d’adjectif, d’adverbe ou de préposition. La faiblesse quantitative relative de la liaison sur le nom lorsqu’il occupe la position de droite s’explique par la limitation en type des constructions à épithète, qui sont tout de même assez fréquentes. Comme l’avait déjà souligné Louis Cledat (1917), un petit nombre d’adjectifs seulement est susceptible d’être préposé au nom. Les autres cas de liaison sur le nom sont constitués par des liaisons de pluriel. On note enfin un poids quantitativement très significatif des liaisons avec un contexte droit occupé par un participe passé. La force syntaxique du lien entre l’auxiliaire et le participe qui le suit n’a pas besoin d’être rappelée. Or, c’est un trait majeur de la liaison facultative, amplement souligné par Grammont (1914), que d’être extrêmement sensible à l’étroitesse de la relation syntaxique, et aussi sémantique, qui unit les éléments gauche et droit lorsqu’ils sont le siège de la liaison. À droite, toutes les autres catégories syntaxiques (conjonction de coordination, déterminant, pronom et mots outils) ont une représentativité inférieure au seuil de significativité. L’analyse d’ensemble des contextes gauche et droit de la liaison facultative dans le corpus HPOL vérifie donc très précisément la conception classique que j’ai rappelée ci-dessus : la liaison facultative est extrêmement sensible à la force de la cohésion syntaxique qui unit les éléments qu’elle lie. Cette liaison réunit en général une catégorie syntaxique majeure et une catégorie mineure qui lui est postposée. Les autres cas sont ceux de forte 258
Dynamiques de la liaison en français
cohésion syntaxique entre ce qui est préposé à la catégorie principale et cette dernière, qui pourtant ne constituent pas un contexte de liaison obligatoire. 3.2 La partition obligatoire/facultatif des mots outils (mots invariables) Jusqu’aux travaux statistiques menés sur des corpus représentatifs, la distinction entre les contextes où la liaison est obligatoire et ceux où elle est facultative était construite sur l’intuition du phonologue ou sur ses observations personnelles, plus ou moins impressionnistes. Les bases de données structurées HPOL et PFC permettent de construire statistiquement cette distinction en dégageant un continuum regroupant à l’un des pôles ces contextes où la liaison a toujours lieu et à l’autre ceux où elle n’est jamais avérée. Entre ces deux pôles, les contextes trouvent leur place selon la fréquence des liaisons qui y ont lieu. La distinction obligatoire/facultatif paraît alors assez relative et la construction de deux catégories distinctes est assez arbitraire, tant il est vrai que nombre de liaisons dites normativement obligatoires sont loin d’être catégoriques et n’atteignent que des scores de 70 à 80 %, tandis que nombre de liaisons classées facultatives par la norme atteignent des scores de 60 % et 70 %. Certes, aux deux bornes du continuum, la distinction obligatoire/facultatif est beaucoup plus claire, opposant ce qui a presque toujours lieu au très rare, mais au centre du domaine, la discontinuité alléguée entre ces deux catégories reste problématique. L’analyse statistique permet ainsi de lever ce qui restait encore de normatif chez les meilleurs observateurs de la phonologie du français : les deux catégories qui découpent le continuum (obligatoire, facultatif) sont des constructions abstraites, elles-mêmes encore hétérogènes et marquées par une grande variabilité interne. Nous rencontrons donc le problème très général de la construction de catégories disjointes en partant d’un continuum phénoménologique : entre la moins réalisée des obligatoires et la plus réalisée des facultatives, la distance est certainement moindre qu’entre la plus réalisée et la moins réalisée des obligatoires pourtant censées appartenir à la même catégorie14. Faute de 14. Nulle part ailleurs sans doute qu’en sociologie, cette question de la différenciation catégorielle construite sur le continuum social n’a suscité autant de débats. En sociologie, la construction de catégories disjointes ou la reconnaissance d’un continuum social a des conséquences pratiques, le plus souvent politiques. On pense à la question de la distinction entre pauvres et riches et au travail, par exemple de Simmel (1987/1900). Pour gloser, de ce point de vue, ce que j’écris dans le texte, on peut dire que bien que la différence de richesse entre le plus pauvre des riches et le plus riche des pauvres soit certainement inférieure à la différence de richesse existant entre le plus riche des pauvres et le plus pauvre des pauvres, il est indéniable
259
Bernard Laks
tomber dans le discours substantialiste qui est toujours peu ou prou celui de la pensée normative, l’indétermination partielle et la porosité des frontières intercatégorielles doivent être constamment rappelées. Mettre l’accent sur la porosité des catégories est particulièrement important du point de vue diachronique15. Faute de place nécessaire pour présenter en détail l’ensemble de l’analyse statistique des catégories obligatoires et facultatives, ainsi que son évolution au cours du dernier siècle, je me contenterai, pour éclairer ce point, d’aborder la question des changements diachroniques qui ont affecté la catégorie syntaxique dite des mots invariables ou mots outils. Cette catégorie syntaxique et les éléments qui lui appartiennent sont définis par Delattre (1966) sur la base d’une recension de la tradition classique et de ses propres observations. Il n’appuie pas sa définition sur une analyse statistique. J’ai rappelé ci-dessus qu’Encrevé (1988 : 47) avait légèrement retouché les listes de Delattre, à la lumière d’observations faites sur son propre corpus, mais lui aussi sans analyse statistique explicite. C’est de cette dernière version de la partition obligatoire/facultatif pour les mots outils que je partirai. Pour les deux corpus ici considérés, le nombre d’occurrences et le nombre de locuteurs considérés permettent de présenter des résultats significatifs. La figure 8 présente les données statistiques pour le corpus HPOL.
que la distinction catégorielle entre riches et pauvres est indispensable à toute analyse sociologique, voire à toute politique économique. 15. « Les énoncés d’observation ne peuvent être proférés qu’à la lumière d’un cadre conceptuel ou d’une théorie qui leur donne un sens. [… ] Mais il faudrait dire, en même temps, que les observations mettent en crise le cadre catégoriel, un cadre qu’il faudra donc chercher à réadapter. On procède par conséquent en réajustant le cadre catégoriel en fonction des nouveaux énoncés d’observation, et, parallèlement, en reconnaissant des énoncés d’observation comme vrais en fonction du cadre catégoriel assumé. Au fur et à mesure que l’on catégorise, on s’applique à identifier de nouvelles propriétés […] ; au fur et à mesure que de nouvelles propriétés sont découvertes, on essaie de réorganiser le dispositif catégoriel. Mais toute hypothèse sur le cadre catégoriel à assumer influence la façon de rendre les énoncés d’observation valides et de les considérer comme tels (ainsi, celui qui veut faire de l’ornithorynque un mammifère ne cherche pas les œufs ou se refuse à les reconnaître lorsqu’ils entrent en scène, tandis que celui qui veut faire de l’ornithorynque un ovipare cherche à nier l’existence des mamelles et du lait). » Eco (1999 : 254)
260
Dynamiques de la liaison en français
Figure 8 Mots invariables dans le corpus HPOL Corpus HPOL L fac
devant tellement jamais toujours depuis mais avant souvent beaucoup puis pendant après assez Total
Réalisées
Non réalisées
%
L obl
1 1 8 8 2 31 1 1 1 2 0 0 0 56
0 0 3 3 1 18 1 1 2 5 0 0 1 35
100 100 72,73 72,73 66,67 63,27 50 50 33,33 28,57 0 0 0 61,54
chez sans quand dans plus En tout très pas bien trop moins sous dès rien Total
Réalisées
Non réalisées
%
1 12 9 30 27 12 26 5 45 3 1 3 0 0 0 174
0 0 0 1 1 1 3 1 13 1 1 4 1 0 1 28
100 100 100 96,77 96,43 92,31 89,66 83,33 77,59 75 50 42,86 0 0 0 86,14
Les données confirment nos remarques précédentes. Les liaisons dites obligatoires ne le sont que modérément. Elles ne se réalisent en moyenne que dans 86 % des cas. Seuls trois éléments dits à liaison obligatoire lient toujours (chez, sans et quand) quand trois éléments pareillement qualifiés ne lient jamais (sous, dès et rien), avec, notons-le néanmoins, un nombre d’occurrences très faible. Trop et moins, donnés pour lier obligatoirement, ne réalisent la liaison que dans 50 % des cas ou moins. Ils devraient, en toute logique, être tenus pour facultatifs. Les données montrent que 14 % des liaisons de mots outils données pour obligatoires par Delattre sont en fait déjà facultatives. D’autre part, HPOL ne présente pas d’évolution diachronique nette pour ces deux catégories.
261
Bernard Laks
En ce qui concerne les liaisons facultatives des mots outils dans HPOL, on note qu’ils lient dans plus de 60 % des cas en moyenne (à comparer aux 86 % des obligatoires). Deux éléments (devant et tellement) lient catégoriquement et se comportent comme s’ils étaient obligatoires, tandis que quatre éléments (avant, souvent, beaucoup et puis) ne lient pas plus d’une fois sur deux et que trois éléments (pendant, après et assez) ne lient jamais. On voit donc que les deux catégories considérées, obligatoire et facultatif, ne le sont chacune qu’en moyenne et que l’on observe plutôt un continuum de fréquences avec un recouvrement partiel. Par rapport aux listes de Delattre, la parole publique conduit donc à un certain nombre de réaménagements : devant et tellement passent dans la catégorie obligatoire ; sous, dès, rien, trop et moins, dans celle des facultatives. Observons à présent le comportement des éléments appartenant à ces deux catégories dans le corpus PFC. La figure 9 présente les données. Sur le potentiel de liaisons obligatoires, seules 68,5 % sont réalisées. Dans PFC, en considérant pourtant des occurrences en nombre très significatif, il n’y a plus de liaisons obligatoires qui soient toujours réalisées. Trois catégories sont à distinguer : les liaisons qui se réalisent très fréquemment et que l’on peut encore considérer comme obligatoires (en, très, dans, sans et tout), celles qui tendent à l’obligation en se concrétisant plus de deux fois sur trois (quand, chez, rien et sous) et les liaisons dites obligatoires qui sont définitivement passées sous le régime des facultatives (bien, moins, plus, trop, pas et dès). Les corpus HPOL et PFC convergent sur ce point : ces derniers éléments sont au mieux facultatifs. Quelques changements diachroniques sont notables : plus et bien qui liaient dans HPOL à plus de 75 % sont devenus variables dans PFC. à l’inverse, sous, qui liait peu, doit être aujourd’hui considéré comme obligatoire en dépassant les 75 %. Si l’on considère à présent les liaisons des mots outils tenues pour facultatives par Delattre, on voit qu’elles sont majoritairement devenues non liantes dans le corpus PFC ; 99 % du potentiel de Delattre ne lie plus : pendant, après, devant, souvent et tellement ne lient plus jamais, mais et puis seulement de façon infinitésimale. Seuls avant, depuis, assez et beaucoup ont encore une liaison réellement facultative, mais avec une fréquence de réalisation faible ou très faible. Pour la liaison facultative des mots outils, entre HPOL et PFC, les changements diachroniques sont donc considérables. Devant et tellement, qui liaient à 100 %, ne lient plus du tout ; jamais et toujours passent de plus de 77 % à la marge non significative de 1 %. Avant et depuis décroissent fortement d’un potentiel de liaison significatif (50 % et 66 %) à une fréquence de réalisation faible (20 % et 13 %), tandis que 262
Dynamiques de la liaison en français
assez se maintient. Comme on le voit, la variation diachronique (plus de la moitié du corpus HPOL est antérieure à 1950) et surtout diastratique et diaphasique affecte principalement la catégorie des liaisons facultatives des mots outils. Plus globalement, c’est essentiellement sur le déficit de liaison des facultatives en général que s’opère le tassement d’ensemble de la liaison en français.
Figure 9 Mots invariables dans le corpus PFC Corpus PFC L fac
avant depuis assez beaucoup jamais toujours mais puis pendant après devant souvent tellement Total
Non Réalisées réalisées
2 2 3 3 1 4 2 1 0 0 0 0 0 18
8 13 35 36 83 334 672 625 33 108 12 19 14 1992
%
L obl
20 13,33 7,89 7,69 1,19 1,18 0,3 0,16 0 0 0 0 0 0,9
en très dans sans tout quand chez rien sous bien moins plus trop pas dès Total
Non Réalisées réalisées
1141 61 520 23 398 442 43 48 3 72 14 141 8 11 0 2925
13 1 15 1 39 118 12 14 1 88 25 262 30 724 0 1343
%
98,87 98,39 97,2 95,83 91,08 78,93 78,18 77,42 75 45 35,9 34,99 21,05 1,5 0 68,53
Nous venons de voir que le déficit de liaison facultative est beaucoup plus marqué, voire sévère, en ce qui concerne la catégorie des mots outils. Or, on peut légitimement s’interroger sur la fonction assumée par ce type de liaison. Même si l’on peu considérer ces éléments comme des clitiques antéposés entretenant donc un lien syntaxique fort avec l’élément qu’ils 263
Bernard Laks
modalisent, leur consonne de liaison est de type lexical et n’assure aucune fonction syntaxique particulière (genre, nombre). On vérifie ainsi la tendance d’ensemble que j’ai déjà soulignée : la liaison se stabilise et même parfois se renforce lorsque le lien syntaxique, voire sémantique, entre les éléments liés est fort et que la consonne de liaison est en elle-même fonctionnelle. Lorsque la liaison est stylistique, lexicale, voire arbitraire, et qu’elle ressortit entièrement à l’usage, elle s’affaiblit fortement. Comme aime à le rappeler Yves Charles Morin, c’était déjà l’analyse de Grammont au début du XXe siècle : lorsqu’elle constitue une marque de style ou un effet de distinction sociale et stylistique, la liaison s’affaiblit. Lorsqu’elle constitue une marque fonctionnelle et qu’il s’agit d’un sandhi interne à une composition syntaxique ou sémantique forte constituant un seul groupe de souffle ou mot phonologique, la liaison se maintient à des niveaux élevés. Ainsi, suivant en cela la ligne ouverte par Morin et Kaye (1982) il y a plus de 25 ans, l’analyse empirique, quantitative et qualitative de riches corpus de parole infirme aussi bien la conception unitariste de la phonologie générative que la vulgate normative. La liaison en français apparaît comme un phénomène complexe et composite, multifactoriel et multidimensionnel, mettant en œuvre simultanément une multitude de niveaux grammaticaux et s’appliquant de façon fondamentalement non monotone. Contrairement aux jugements normatifs, ce phénomène complexe et multiple, loin de s’affaiblir, se maintient voire, pour quelques périodes historiques récentes et pour quelques contextes conditionnants, se renforce.
Références bibliographiques Ågren, John, 1973. Étude sur quelques liaisons facultatives dans le français de conversation radiophonique. Fréquences et facteurs. Upsala et Stockholm, Université d’Upsala, Studia Romanica Upsaliensa, no 10, Acta Universitatis Upsaliensis, 141 p. Archangeli, Diana B., 1984. Underspecification in Yawelmani Phonology. Thèse (Ph.D.), Département de linguistique et philosophie, Cambridge (MA), Massachusetts Institute of Technology, 359 p. Bybee, Joan L., 2001a. Phonology and Language Use. Cambridge (MA), Cambridge University Press, coll. « Cambridge Studies in Linguistics », no 94, xviii, 238 p. Bybee, Joan L., 2001b. « Frequency Effects on French Liaison », dans. Joan Bybee et Paul Hopper (dir.), Frequency and the Emergence of Linguistic Structure, Amsterdam, John Benjamins, p. 337-359. Bybee, Joan L., 2005. « La liaison : effets de fréquence et constructions », Langages (Paris, Larousse), no 158, p. 24-37.
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Dynamiques de la liaison en français
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Page laissée blanche intentionnellement
Le français et l’occitan en Auvergne au XIVe siècle : l’exemple de Montferrand
Anthony Lodge, University of St Andrews
Introduction
L
es histoires de la langue française débutent presque toutes par une carte qui divise le pays en trois zones linguistiques : langue francaise (au Nord), langue occitane (au Sud) et franco-provençal (dans le Centre-Est) (voir, par exemple, Chaurand 1999 : 37). Appliquée à la situation dialectale de la France actuelle, cette division ne correspond évidemment plus à grandchose, les langues et dialectes traditionnels ayant disparu presque com plètement. Mais, plus on remonte dans l’histoire, plus la variabilité géographique devient la réalité essentielle de la langue, et cela oblige le linguiste diachronicien à généraliser, à tracer des isoglosses et à faire des groupements de dialectes. Mais quel sera le statut des frontières qu’il établit entre les grandes aires dialectales de la Gallo-Romania ? Faut-il y voir des démarcations abruptes auxquelles on attribue une existence réelle, ou s’agit-il de lignes assez floues dans un continuum, de simples fictions méthodologiques ? L’historiographie conventionnelle du francais opte en général pour la thèse des clivages nets, et il est certain que cette démarche facilite considérablement la tâche descriptive et pédagogique des historiens de la langue. Le fait de détacher la langue d’oïl des autres variétés gallo-romanes leur permet de cibler uniquement la langue standard et de tout ignorer de l’histoire des autres langues. C’est un procédé peu innocent sur le plan idéologique, mais il offre des avantages pratiques évidents. 269
Anthony Lodge
Dans la présente étude, dédiée à un des plus grands spécialistes de la dialectologie historique du gallo-roman, nous allons considérer d’abord le problème général des rapports dans l’espace entre la langue d’oïl et la langue d’oc, avec la question annexe de leur intelligibilité réciproque au Moyen âge. Nous allons ensuite interroger des documents rédigés en BasseAuvergne aux XIIIe et XIVe siècles pour voir s’ils confirment ou non la thèse d’un clivage net entre ces deux langues. Nous conclurons par l’analyse des conséquences que pourraient avoir nos remarques pour l’historiographie du français.
1. La délimitation des langues d’oc et d’oïl Délimiter dans l’espace des langues voisines et génétiquement très proches soulève des problèmes qui n’admettent pas normalement de solutions proprement linguistiques, mais qui, depuis le début de la linguistique romane, n’ont cessé de préoccuper les romanistes (voir Wüest 2003 : 654-655). On peut les réduire à deux questions fondamentales, l’une portant sur l’espace et l’autre sur le temps : (1) Où situer les frontières linguistiques entre les différentes zones de la Romania ? S’agit-il de frontières abruptes ou floues ? (2) à quelles époques les différentes langues romanes se sontelles séparées du latin pour devenir des langues autonomes ? À quels moments ont-elles commencé à n’être plus intelligibles entre elles ? Une tendance, que je qualifierai de « traditionaliste », cherche à établir des frontières abruptes entre les différentes zones, et à faire remonter aussi loin que possible dans le temps le processsus de divergence linguistique. Une tendance opposée, que je qualifierai de « révisionniste », soutient le contraire. Dans ce qui suit, nous allons poser rapidement ces questions à propos de la frontière entre la langue d’oïl et la langue d’oc. 1.1 La frontière oc-oïl Un des traits les plus remarquables de la géographie dialectale de la Gallo-Romania est l’existence d’un faisceau d’isoglosses divisant le pays en deux entre Bordeaux et Genève (voir Jochnowitz 1973).
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Le français et l’occitan en Auvergne au XIVe siècle : l’exemple de Montferrand
CARTE 1
Le faisceau d’isoglosses que nous voyons ici est impressionnant, et il a l’air de justifier l’établissement d’une frontière nette entre deux langues différentes. Deux choses appellent, toutefois, des réserves. Tout d’abord, bien que le tracé de ces isoglosses se recouvre sur une bonne partie du chemin est-ouest, on trouvera facilement d’autres isoglosses qui ne le font pas. Les dialectologues n’ont pas jusqu’ici développé un système rigoureux et logique pour sélectionner et classer les isoglosses selon leur valeur diagnostique (voir Chambers et Trudgill 1998 : 112-120). Ensuite, lorsque nous examinons de 271
Anthony Lodge
près le tracé des isoglosses sélectionnées pour la carte 1, la frontière « nette » devient tout de suite une frontière floue. Dans la section orientale de la ligne de partage (entre Clermont-Ferrand et Genève), l’idée de faire une coupure nette entre langue d’oc et langue d’oïl est totalemant exclue, et les dialectologues ont accepté, il y a longtemps, l’existence d’une zone de transition étiquetée le franco-provençal. Les choses ne sont guère plus prometteuses dans la section occidentale : Jacques Pignon (1962) a détecté il y a plus d’un demi-siècle en Poitou une deuxième zone de transition. Enfin, dans la section centrale, la zone étiquetée déjà par Jules Ronjat (1932) « le croissant », sur laquelle s’est penchée assez récemment Guylaine Brun-Trigaud (1990), présente le même aspect « transitoire ». Les dialectes traditionnels de la Romania semblent, en effet, se comporter exactement de la même façon que leurs équivalents germaniques, celtiques et slaves. Il existait, jusqu’au milieu du XXe siècle, une chaîne dialectale ininterrompue qui s’étendait de Lille à Naples, ignorant toutes les frontières politiques. Lorsque Gaston Paris (1889) a signalé la présence de ce phénomène au sein du domaine gallo-roman, il s’est vite attiré des accusations de jacobinisme. Prétendre que langue d’oïl et langue d’oc ne fussent qu’une même langue ne pouvait ne pas choquer les régionalistes, et il est vrai que, une fois lancé dans la voie du continuum dialectal, rien ne permet, empiriquement, d’arrêter l’aire du gallo-roman aux frontières politiques de l’Hexagone. Cela n’empêche, toutefois, que la constatation de Gaston Paris reste difficile à réfuter. La seule grande barrière à la communication entre la zone d’oc et la zone d’oïl en est une de distance et de variation de proche en proche. C’est seulement lorsque les gens du Nord ont sauté un grand nombre de maillons de la chaîne – à la suite de l’annexion par les Capétiens du comté de Toulouse au début du XIIIe siècle – qu’ils ont eu conscience d’une autre « langue » qu’ils ne comprenaient pas au sud de la Gallo-Romania. Ils ont ressenti aussitôt le besoin de lui trouver un nom (voir Lusignan 1987 : 38). 1.2 L’intelligibilité réciproque Le concept d’intelligibilité réciproque est difficile à cerner. L’intercompréhension est toujours une question de degré (entre 0 % et 100 %), elle peut mieux fonctionner dans un sens que dans l’autre, et la compétence bilingue peut varier selon les activités communicatives – écouter, parler, lire et écrire – et selon la volonté subjective des locuteurs individuels. Il est raisonnable de penser que, lorsque la cohésion du monde romain fut à son apogée, le taux d’intercompréhension entre les latinophones de la Gaule se 272
Le français et l’occitan en Auvergne au XIVe siècle : l’exemple de Montferrand
trouvait à son point maximal, et que, avec la dislocation sociale et économique de l’empire au Ve siècle, il se développa au sein du latin des normes linguistiques divergentes, dans le Nord (plus attiré par le monde germanique) et dans le Sud (toujours ancré dans l’économie méditerranéenne). Cela implique que le taux d’intercompréhension entre le Nord et le Sud commença à baisser dès cette époque. Mais à quel rythme ? Les « traditionalistes » soutiennent que la baisse a procédé bien plus rapidement que ne le veulent les « révisionnistes » (voir Wright 2002). Quand il s’agit de déterminer le niveau d’intercompréhension entre locuteurs de langues ou dialectes différents au Moyen âge, nous pouvons nous baser sur les rares réflexions métalinguistiques exprimées par les locuteurs de l’époque. Nous pouvons également faire appel au témoignage de textes littéraires, question qui vient d’être traitée de façon tout à fait intéressante par Rainier Grutman (2006). Parmi les textes littéraires pertinents, un des plus révélateurs a fait l’objet d’un article récent de Roger Wright (2005). Il s’agit du descort multilingue de Raimbaut de Vaqueiras, composé au début du XIIIe siècle et conservé dans un manuscrit copié cent ans plus tard. Nous l’imprimons tel qu’il est cité par Wright.
I Eras quan vey verdeyar pratz e vergiers e boscatges, vuelh un descort comensar d’amor, per qu’ieu vauc aratge ; q’una donam sol ama, mas camjatz l’es sos coratges, per qu’ieu fauc dezacordar los motz e’ls sos e’ls lenguatges.
IV
Dauna, io mi rent a bos, coar sotz la mes bon’e bera q’anc fos, e gaillard’e pros, ab que no’m hossetz tan hera. Mout abetz beras haisos e color hresc’e noera. Boste son, e sibs agos no m destrengora hiera
II
V
Mas tan temo vostro preito, Todo’n son escarmentado. Por vos ei pen’e maltreito e meo corpo lazerado : la noit, can jatz en meu leito, so mochas vetz resperado ; e car nonca m’aprofeito falid’ei en mon cuidado.
Io son quel que ben non aio ni jamai non l’averò, ni per april ni per maio si per ma donna non l’ò ; certo que en so lengaio sa gran beutà dir non sò, çhu fresca qe flor de glaio, per qe no m’en partirò.
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III
Belle douce dame chiere, a vos mi doin e m’otroi je n’avrai mes joi’entiere si je n’ai vos e vos moi. Mot estes male guerriere si je muer per bone foi ; mas ja per nulle maniere no’m partrai de vostre loi.
VI
Belhs Cavaliers, tant es car lo vostr’onratz senhoratges que cada jorno m’esglaio. Oi me lasso ! que farò si sele que j’ai plus chier me tue, ne sai por quoi ? Ma dauna, he que dey bos ni peu cap Santa Quitera, mon corasso m’avetz treito e mot gen favlan furtado.
Les cinq premières stances de ce poème sont composées chacune dans une langue romane différente – occitan, italien, français, gascon et castillan. La cinquième rassemble les cinq langues en consacrant deux versets à chacune. Les documents littéraires de ce genre sont à lire avec le plus grand soin : le texte de Raimbaut de Vaquairas nous offre une imitation stéréotypée de cinq langues et non cinq échantillons de langage authentique. Il s’agit de jeux de salon, pas d’actes de parole normaux. La culture courtoise partagée par toute l’aristocratie européenne garantissait que, pour eux, le sens de chaque spécimen fût en partie prévisible – un peu comme l’italien de l’opéra. On se souviendra également que le lieu de naissance du poète – Vacqueyras (Vaucluse, ar. Carpentras, c. Beaumes-de-Venise) – se trouvait, géographiquement, au centre du groupe de langues romanes qu’il utilise dans son texte. Raimbaut était donc mieux placé pour comprendre ces langues qu’une personne élevée dans la périphérie. Cela dit, on peut néanmoins soutenir que, pour le public de Raimbaut de Vaquairas, chacune des langues avait beau posséder sa graphie et sa prononciation particulières, les frontières qui les séparaient étaient sensiblement moins étanches qu’aujourd’hui. Dans les milieux courtois, du moins, les gens semblent avoir passé facilement d’une langue romane à l’autre, encore au XIVe siècle. Il est parfaitement acceptable et même nécessaire que les dialectologues modernes, pour des raisons descriptives, mettent dans des cases différentes les dialectes d’oc et les dialectes d’oïl. Mais ce qui leur est interdit de faire, c’est d’attribuer à nos ancêtres un ensemble de perceptions métalinguistiques analogues. Conditionnés par deux siècles de standardisation, nous trouvons difficile d’imaginer l’extrême relativité des normes qui caractérisait le Moyen âge. Les vernaculaires non standardisés de cette époque 274
Le français et l’occitan en Auvergne au XIVe siècle : l’exemple de Montferrand
étaient marqués par une variabilité inhérente. Cette variabilité est à analyser non pas en fonction de quelque norme centrale – il n’y avait pas de norme centrale – mais du point de vue de différences quantitatives dans la distribution de variantes linguistiques clés (voir van Reenen 1989). Nos contemporains peuvent trouver cette notion assez troublante mais, pour l’homme du Moyen âge, elle était complètement banale.
2. Les livres de comptes de Montferrand L’exemple tiré du texte de Raimbaut de Vaqueiras concernait le langage des élites. Qu’en est-il des « locuteurs ordinaires » occupant des places inférieures dans la hiérarchie sociale ? Pour entamer une réponse à cette question, nous pouvons examiner les documents rédigés par les consuls de Montferrand en Basse-Auvergne s’occupant de l’administration quotidienne de leur ville. Leur dialecte (occitan) se situait tout près de la frontière avec la langue d’oïl. Comment s’arrangeaient-ils pour communiquer avec leurs voisins au nord ? On classe le dialecte auvergnat dans le groupe septentrional des dialectes d’oc (Bec 1968 : 8). S’étendant sur un vaste territoire allant de Vichy (Allier) dans le Nord jusqu’à Aurillac (Cantal) dans le Sud, les dialectologues le divisent en deux zones : le haut-auvergnat (Cantal, sud de la Haute-Loire), qui atteint le cœur de l’Occitanie, et le bas-auvergnat (Puy-de-Dôme, nord de la Haute-Loire), qui côtoie la frontière avec le bourbonnais et la langue d’oïl (voir Lodge 1996). Ma connaissance du dialecte médiéval de la Basse-Auvergne vient essentiellement de la série remarquable de registres municipaux de la ville de Montferrand (Puy-de-Dôme), dont la partie la plus volumineuse – des livres de comptes – est rédigée, jusqu’à la fin du XIVe siècle, en occitan (voir Lodge 1985, 2006). Puisque Montferrand est située à une vingtaine de kilomètres de la « frontière » entre langue d’oc et langue d’oïl, c’est un endroit idéal pour étudier les effets de contact entre les deux systèmes. Montferrand ne figure pas parmi les places anciennes qui plongent leurs racines dans l’Antiquité. C’est une ville neuve créée au XIIe siècle, à la manière des bastides que l’on trouve un peu partout dans le sud-ouest de la France. Elle reçut sa charte, en 1196, du comte d’Auvergne, qui encouragea le développement de la ville pour faire pièce aux ambitions temporelles de l’évêque de Clermont, dont le marché allait être sérieusement concurrencé par celui de Montferrand. La rivalité entre Clermont et Montferrand persista 275
Anthony Lodge
jusqu’à la fusion définitive des deux villes au XVIIIe siècle. Il convient d’ajouter que, pour mieux assurer leur protection dans un monde hostile, les Montferrandais engagèrent dès 1225 le soutien du roi de France, qui se servait systématiquement des villes pour miner le pouvoir des seigneurs locaux. Comme dans la plupart des villes méridionales, l’administration des affaires municipales à Montferrand était confiée à un conseil de huit consuls qui se renouvelait annuellement. Le fait qu’aucun consul, sous ce système, ne pouvait rester en poste plus d’une année a eu pour conséquence que la comptabilité consulaire était tenue avec le plus grand soin. La liste des livres de comptes rédigés en bas-auvergnat est donnée dans le tableau 1 (établi à partir de Teilhard de Chardin 1922) :
Tableau 1
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COTE
DATE
NOMBRE DE FEUILLETS
CC 154 CC 155 CC 174 CC 156 CC 157 CC 158 CC 159 CC 160 CC 539 [CC 161] CC 162 CC 163 CC 164 [CC 165] CC 166 CC 167 CC 168 CC 169 CC 170 CC 171
1259-1272 1273-1275 1275-1280 1282-1289 1285-1286 1296-1298 1307-1313 1315-1318 1318-1319 1325 1346-1348 1352-1353 1355-1356 1355-1358 1356-1357 1364-1365 1366-1367 1372-1373 1379-1385 1385-1390
75 91 11 81 89 76 91 27 12 6 45 82 49 149 96 73 61 53 192 143
Le français et l’occitan en Auvergne au XIVe siècle : l’exemple de Montferrand
2.1 La langue des livres de comptes Il est sans doute vrai que l’occitan était plus facile à manier à l’écrit pour nos consuls que le latin, mais les choix de langue, surtout dans les administrations publiques, sont la plupart du temps le résultat de choix politiques. Lorsque les consuls ont préféré l’occitan au latin à la fin du XIIe siècle pour la conduite de leur administration, ce ne fut pas par ignorance de la langue savante, car c’est en cette langue qu’ils ont continué à correspondre avec Paris jusqu’au XVe siècle. Vu l’opposition permanente entre Montferrand et l’évêque de Clermont, dont les officiers n’abandonnèrent jamais la langue ecclésiastique, on peut supposer que les Montferrandais attribuaient une grande valeur symbolique à l’emploi officiel de la langue vulgaire. Lorsque les consuls finirent par abandonner dans leurs documents écrits le dialecte local, à la fin du XIVe siècle, en faveur du français parisien, les raisons étaient de nouveau politiques. Pendant la guerre de Cent Ans, en raison de la proximité des terres féodales du roi d’Angleterre en Aquitaine, l’Auvergne se trouvait près du centre des opérations militaires. En 1360, le roi de France délégua le gouvernement de l’Auvergne à son frère, Jean de Berry. Celui-ci, naturellement préoccupé par la situation militaire, éprouva le besoin de surveiller de plus en plus près les villes placées sous sa juridiction. Il voulait, en particulier, que les agissements financiers de ces administrations municipales soient plus transparents aux yeux de ses officiers, recrutés la plupart du temps dans le nord de la France. à la suite de la capture de la ville par les Anglais en 1388 et de l’exaction d’une rançon considérable, le duc imposa d’office l’emploi du français dans l’administration municipale. Dans une étude récente sur l’histoire sociolinguistique de l’Auvergne pendant le haut Moyen âge (Chambon 2000), l’auteur démontre comment, avant l’émergence d’un système d’écriture vernaculaire au XIIe siècle, la langue utilisée dans certains textes de la région n’était souvent que le dialecte local habillé à la latine. Trois siècles plus tard, le même phénomène se reproduit, à la seule différence que c’est maintenant le français parisien qui occupe la place de la langue haute : dans les textes montferrandais de la fin du XIVe siècle, la langue qu’on trouve n’est souvent que le dialecte local habillé à la française. Entre ces deux dates (fin du XIIe siècle et second tiers du XIVe siècle), la langue écrite à Montferrand dérive plus ou moins directement du parler local. Voici un spécimen de cette langue, écrite au milieu du XIIIe siècle (1264) :
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F39
F40 F41 F42 F43 F44 F45 F46 F47 F48 F49 F50 F51 F52 F53 F54
[f.33r] Item E l’autra anada de Vichey costet 60s. e 18d. per tot, honte fo E Jo. De Rochafort, e En Baro Tonderes, e En D. Faures, e W. Besos per lo batol c’on fei en la vina D. Chautela. Item 3s. que ac un mesages que anet a San Porsa a l’enquiridors (17 mars 1264). Item 4s. una anada de Charmon per parlai a Mosen W. Ros. E plus 4s. per logers de rosis que ac En W. de la Porta. E plus 16s. li despes d’un jors de Maitre P. de Gerra e de Maitr’ Ugo D’Aura per En G. de Figac. E plus 18d. de cordos. E plus 2s. li cosol de Cebarac per la batala. E plus 12d. a dos homes que garderont lo rii e l’archera. E plus e 6d. que ac Rastols d’anar a Riom. E plus 4s. que costet l’anars d’enoc a Clarmont per la prero G. de Figac. Item 4s. a Rastol. E plus 20s. li espreit e li chausada troqu’a la festa de mar (25 mars1264). E plus 3s. de logers de rosis que ac P. Bonomes. E plus 4s. que costet d’ana araronar lo baile d’Alnac a Corno per lo batol que fo en la vina D Chautela. E plus 4s. que eront pres a Alnac. [f33v] Item plus 4s. d’anar a Maurac parlai a Mossen Hugo de la Porta. (Lodge 1985 : 92)
Le rapport de parenté qui existe entre la langue de ce texte et celle qu’on trouve à Aurillac, à Toulouse et dans d’autres villes du Midi est très évident. En même temps, on y trouve de nombreux traits linguistiques appartenant également aux dialectes de langue d’oïl :
Tableau 2 (a) (b) (c) (d) 278
Latin ca-ct -c-d-
Occitan ca-ch -g-s-
Mont-ferrand cha-it -i–
Français cha-it -i–
Exemple castel/château frucha/fruit pagar/payer lauzar/louer
Le français et l’occitan en Auvergne au XIVe siècle : l’exemple de Montferrand
La frontière entre la langue d’oc et la langue d’oïl dans le nord de l’Auvergne a été étudiée en profondeur par Escoffier (1958) et, plus récemment, par Dahmen (1985). En regardant la trajectoire est-ouest des isoglosses utilisées habituellement pour distinguer la langue d’oc de la langue d’oïl, on s’aperçoit que certaines passent en effet au sud de Montferrand :
CARTE 2
(a) (b) (c) (d) (e)
[ka-] initial [-kt] [-ka] intervocalique [t/d] intervocalique [a] tonique libre
(Lodge 2006 : XXVII)
Pour qui étudie un texte comme celui de 1264, la frontière abrupte qu’on cherche à créer entre langue d’oc et langue d’oïl a l’air extrêmement floue. Peut-on savoir si l’existence d’une frontière linguistique a gêné en quelque sorte les mouvements des habitants de Montferrand ? 279
Anthony Lodge
2.2 Les relations externes des Montferrandais Les Montferrandais envoyaient constamment leurs représentants dans d’autres villes de France pour y défendre leurs intérêts judiciaires, commerciaux et politiques. Leurs frais de voyage étaient remboursés par la ville et les consuls notaient scrupuleusement qui allait où et quand (voir, dans l’extrait cité ci-dessus, F39, F40, F41, F47, F48, F52, F53 et F54). En faisant le total de mentions de telle ou telle localité dans nos registres, nous pouvons en quelque sorte quantifier les interactions de la ville de Montferrand avec d’autres villes de France. Dans la carte 3, qui couvre la période 1258-1272, le diamètre des cercles est proportionnel au nombre de mentions de la ville en question dans les comptes.
CARTE 3
(Lodge 1985 : 33)
280
Le français et l’occitan en Auvergne au XIVe siècle : l’exemple de Montferrand
Il ressort que les activités des Montferrandais les emmenaient surtout dans l’axe nord-sud qui suivait la vallée de l’Allier, et on constate tout de suite qu’ils se rendaient non moins fréquemment en terre de langue d’oïl qu’en terre de langue d’oc. On constate également qu’ils traversaient assez souvent les monts du Forez pour aller à Lyon – la langue de nos consuls possède, en effet, de nombreuses affinités avec les textes rédigés en francoprovençal (voir Gonon 1973). Ce qui frappe surtout dans cette carte, c’est pourtant la largeur du cercle autour de Paris. Déjà au XIIIe siècle, la destination la plus fréquente des Montferrandais était Paris, située à plus de 400 km de chez eux, soit à 10 jours de route. Si la langue des Montferrandais contenait des traits appartenant à la langue d’oc et à la langue d’oïl, c’est que les taux d’interaction entre ces deux régions du centre de la Gaule étaient très élevés. Jamais il n’est question dans les comptes de problèmes de communication. Si les consuls ne mentionnent ni traducteurs ni interprètes, c’est qu’ils n’en ont pas besoin. La conscience de différences entre langue d’oc et langue d’oïl ne fait surface que lorsque les deux systèmes d’écriture viennent en contact et en compétition au milieu du XIVe siècle. Considérons maintenant un texte analogue à celui de 1264 tiré de nos archives cent ans plus tard. La langue de l’administration montferrandaise passe définitivement au français en 1390 mais, pendant un quart de siècle avant cette date, le duc de Berry semble avoir exercé une pression (implicite et non explicite) pour que les Montferrandais tiennent leur comptabilité en français. Les différents clercs des consuls étaient peu enthousiastes, car il s’agissait pour eux de modifier des habitudes acquises pendant toute une vie de travail. Le scripteur du registre CC168, par exemple, rédige son paragraphe d’ouverture en français parisien, mais on voit que c’est seulement pour la forme, puisque, tout de suite après, il reprend ses comptes en écriture occitane. Le rédacteur du registre CC 169 (1372-1373) écrit tout en français, ou plutôt tâche de tout écrire en français, mais ce qu’il produit, c’est de l’occitan habillé à la française le plus superficiellement possible : 7.76
7.77
[fol. 22v] Item le VIII jour de septembre [8 septembre 1372] furent faitez IIII tourchez de XXI lb. de sire que cousterent … ……….........……….......……….......……….......……….. LVI s. lez quellez tourchez furent donneez a Nostre Dame le jour de la festa de septembre. Item per la faisson dez ditez torchez ........…...……….. XIIII s.
281
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7.78
7.79 7.80 7.81 7.82
7.83 7.84
7.85
7.86 7.87 7.88 7.89
7.90 7.91 7.92 7.93 7.94
282
Item le dit jour furent achapteez XIIII lb. de sire per fere lez sirez que ardent chescun jour davant Nostre Dame a la chapelle per se que Baissac non avoit de quoy il les pous fere …………………….………………........…… XXXVII s. IIII d. Item fu donné aux menestrers que furent a la dite festa …………………….………………........……................ XXX s. Item per lez raubez du clerc e du sergen e de lez huchez .…………………….………………............. XVII £ X s. VIII d. Item le dit jour fu donné le present de la ville au frere que dis le prezic, en pain e en vin ………………………….……… XII s. Item le IX jour du dit mois [9 septembre 1372] fu donné le present de la (la) ville a monseigneur le seneschal pour ce qu’el estoit venus a lez assisez generalx que estoient le dit jour .........……………………………………….....………….. XII s. Item le venredi X jour de septembre [10 septembre 1372]. Some XXVIII £ XIIII s. VIII d. [fol. 12] Item le dumenche XIX jour de septembre [19 septembre 1372] avons paié au faure de Nohanent per II sarralhez novas e III veulhez, lezquels furent mizes a la porta de l’Espital e a la porta de Biza ………….............................……….. XII s. Item le samedi XXV jour de septembre [25 septembre 1372] furent a Riom mestre Geraut Champa, Robert Bonhome per le jour du prevost que estoit le dit jour, despans de boche e de leur chivaux ………………....……………......................... XXIII s. Item per le loier de leur chivaux ……………….………….. V s. Item per leur salaris …………………..……………………. II s. Item a mestre Jehan Manlie, mestre Durans Roux per leur salaires per le dit jour …………………..........…………... X s. Item le sapte a II d’ottobre [2 octobre 1372] anet Robert Bonhome a Riom per tenir le jour du prevost a la fin que nostras letrez noz fussent acompliez, despans de boucha et de son chival …………………........…….……………...… VII s. VI d. Item per le loier de son chival …………………….… II s. VI d. Item per son salairy du dit jour ………………………..… XII d. Item per mestre Roux, S. Chaplanc per leur salairys du dit jour …..........................................................................……. X s. Item fu donné a ceux que charcherent lez vignez per vezer quant sariont madurez per assigner lez venengez ..................….. IIII s. Item le VIII jour du dit mois [8 octobre 1372] fu donné le present de la ville au frere que prezigue per la past …….. XII s. Some IIII £ IX s.
Le français et l’occitan en Auvergne au XIVe siècle : l’exemple de Montferrand
Les mots soulignés dans cet extrait sont les mots occitans qui survivent intacts dans un texte rédigé apparemment en français. Si notre comptable rédigeait en français, c’était à contrecœur. Dès que cela demandait un tant soit peu d’effort, il baissait les bras et reprenait son occitan. Que faisait notre comptable pour convertir l’occitan qu’il avait en tête en un français plus ou moins acceptable par les officiers du duc de Berry ? (a) Phonétique Pour donner à son texte un air français, il suffisait à notre clerc de maîtriser certaines formules simples de conversion automatique (voir Weinreich 1953). Voyelles toniques : ‘a’ 'e'
exemple donat donné (7.81), las cals lezquels (7.84)
'e' 'oi'
exemple que quoy (7.78), mes mois (7.82, 7.94)
‘o’ 'eu' exemple lor leur (7.85, 7.86, 7.87) Voyelles atones : ‘a’ 'e'
exemple faitas faitez (7.76), torchas torchez (7.77)
boucha (7.89) boche (7.85)
Mais les formes occitanes reviennent facilement à la surface : achapteez (7.78) = achetees ; festa (7.79) = feste ; raubez (7.80) = robes. La graphie française de l mouillé échappe complètement à notre scribe : sarralhez (7.84) = serrailles, veulhez (7.84) = vieilles. (b) Morphologie Le clerc des consuls maîtrise les éléments de base du système morphologique parisien. Groupe verbal : – Les formes principales du verbe estre, par exemple fo fu (7.79), foront furent (7.78) et era estoit (7.82, 7.85). – Les terminaisons de la 6e personne en -ent, par exemple costeront cousterent (7.76). Mais dès que le scribe est confronté à des formes irrégulières moins fréquentes, il se contente de la forme occitane : 283
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dis (7.81) = dist, pous (7.78) = peust, sariont (7.93) = seroient, et vezer (7.93) = veoir. Groupe nominal : – Démonstratifs, aquels ceux (7.93). – Articles définis, lo le (7.76), los / las lez (7.78), dal du (7.82, 7.85, 7.91), al au (7.94). Mais certaines formes enclitiques du français posent problème : de las de lez (7.80), a las a lez (7.82), ainsi que le pluriel du possessif nostras letrez (7.89). (c) Syntaxe La syntaxe des livres de comptabilité est normalement des plus élémentaires : exemple 7.77 Item per la faisson dez ditez torchez ……….. XIIII s. Mais dès que le clerc est appelé à articuler des séquences quelque peu plus complexes, ses lacunes en syntaxe parisienne deviennent évidentes. – Pronoms personnels sujets : en occitan, le pronom personnel sujet est la plupart du temps non exprimé, tandis que le moyen français a vu la généralisation de ces pronoms. Le scribe avait conscience de ce fait : de quoy il les pous fere (7.78). Mais parfois il oublie : avons paié au faure (7.84) ; et parfois c’est la forme occitane du pronom qui lui vient à l’esprit : pour ce qu’el estoit venus (7.82). – Négation : l’occitan médiéval marquait normalement la négation du verbe en se servant de l’adverbe simple non, tandis qu’en moyen français, la négation complexe ne… pas était en passe de se généraliser. Notre clerc en reste la plupart du temps à la négation occitane en non : Baissac non avoit de quoy il les pous fere (7.78). (d) Lexique La gamme lexicale de cet extrait n’est pas large, et on voit que le clerc des consuls connaît les équivalents français des mots qui reviennent le plus souvent : Nostra Dona Notre Dame (7.78), mosen monseigneur (7.82), sirven sergen (7.80) et les jours de la semaine : venre venredi (7.83), sapte (7.89) samedi (7.85) et dumini umanche (7.84). Mais dès que le scribe est confronté à un mot de fréquence plus basse, l’auvergnat 284
Le français et l’occitan en Auvergne au XIVe siècle : l’exemple de Montferrand
revient combler le trou : faure (7.84) = fevre, madurez (7.93) = meures, past (7.94) = paix, prezic (7.81) = sermon, prezigue (7.94) = prescha. Les noms propres ne sont jamais francisés. Certains articles montrent que le scribe pense certaines choses moins facilement en français que d’autres : plus le paiement qu’il enregistre touche des choses terre à terre et locales, moins il fait d’efforts pour l’enregistrer à la française. Par exemple, 7.131 [fol.15] Item le dit jour per II massos e III manobras per cubrir la chabana de la porta de Biza ............… IX s. VI d. 7.132 Item per se que monseigneur le seneschal noz tenoit prez de noz deslaisser de la cause de Peire d’Entraiguas e aussi qu’il nous mis a execution lez letrez que nous eumez en execution de monseigneur le duc contre le prevost e per plusieurs autrez chouses qu’il fit per la ville, nous, de la volunté e contentement du comu, nous donamez au dit monseigneur le seneschal VI charges de vin valant ............................................................. XXX £. Un texte comme celui-ci a l’air de constituer un bon exemple d’alternance de codes, mais il illustre en même temps la meilleure procédure à suivre pour convertir de l’auvergnat en français – un ensemble de formules de conversion automatique à utiliser dans la production de textes écrits, qui n’étaient pas très difficiles à maîtriser. On pourrait aller plus loin et extrapoler de ces données écrites les procédés que tout locuteur de bas-auvergnat aurait à employer dans la langue parlée, s’il voulait qu’on le comprenne lors de ses déplacements en territoire d’oïl (voir Weinreich 1968). Il convient de se rappeler, à ce propos, que le territoire d’oïl était loin d’être uniforme sur le plan dialectal. Paris se trouvait à 400 km de Montferrand et, entre Basse-Auvergne et l’île-de-France, s’interposaient de nombreux maillons dans la chaîne dialectale. La langue d’oïl bourbonnaise était bien plus proche du bas-auvergnat que la langue d’oïl parisienne. D’ailleurs, nous avons un texte qui indique à quel point les habitants du Bourbonnais étaient conscients de la distance qui séparait leurs façons de parler de celles de la capitale : Si je dy mal, pardonnez-moy ; Je fais par bonne intencion. Je n’ay pas lengue de François : De la duchié de Bourbonnois Fu mes lieu et ma nacion.
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Anthony Lodge
Moult de gens y presumeront Sus ces proverbes et diront Que ce sont jangles emprumtees (ca. 1350, Jean Dupin, originaire de Jaligny [arr. Vichy, ch. l.c.], cité dans Mattéoni 1998 : 100)
La langue de nos consuls était loin de celle de Paris : s’agissant de langues incompréhensibles pour les gens du Nord, un fabliau du XIIIe siècle met l’auvergnat sur le même pied que l’allemand (et l’anglo-normand) : « Qua vas tu, fait il, fastroillant ? Es tu Auvergnaz ou Tiois ? - Nai, nai, fait il, mi fout Anglois. » (De deus Anglois et de l’anel, v. 48-52, T. B. W. Reid 1958)
Nous savons toutefois que plusieurs Montferrandais sont arrivés à faire des carrières brillantes au service du roi sans que la langue soulève le moindre obstacle à leur ascension (voir Boudet 1911-1912). L’inventaire après décès de Raynard Balbet nous indique que la bourgeoisie clermontoise du milieu du XIVe siècle lisait volontiers des textes littéraires français (voir Lescuyer 2002). On a l’impression que pour qu’un Auvergnat arrive à se faire comprendre en langue d’oïl, il suffisait de faire un nombre d’ajustements dialectaux relativement faciles.
Conclusion Je n’ai pas cherché dans cette étude à nier le caractère multilingue de la France médiévale. Loin de là. Je n’ai pas cherché non plus à considérer le français et l’occitan comme la même langue. J’ai voulu simplement démontrer que, si nous voulons pénétrer l’univers métalinguistique de nos ancêtres, il convient d’abolir toute idée d’une ligne de démarcation rigide entre les systèmes oc et oïl. L’homme du Moyen âge trouvait naturel que les langues vernaculaires varient considérablement dans l’espace, et il élaborait les stratégies d’accommodation qui s’imposaient. Aucunement influencé par les pressions de la standardisation, il adoptait une attitude extrêmement flexible en face de la variation linguistique. Au XIVe siècle, la variation posait problème non pas aux gens qui parlaient, mais à ceux qui écrivaient : la conscience d’une forte différenciation entre langue d’oc et langue d’oïl ne montait à la surface que lorsque deux systèmes d’écriture entraient en compétition.
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Le français et l’occitan en Auvergne au XIVe siècle : l’exemple de Montferrand
On peut poser comme principe que la diversité dialectale est fonction du degré d’isolement communicatif des groupes, et que la perméabilité des frontières dialectales varie selon les taux d’interaction entre locuteurs. On admettra, comme deuxième principe, que la variabilité spatiale n’est pas uniquement déterminée par des facteurs matériels. Nous avons aperçu brièvement le rôle joué par la subjectivité des Montferrandais et par leurs besoins identitaires. Ces facteurs aussi ont leur rôle à jouer dans la constitution de normes locales, supralocales et régionales, sans parler des normes suprarégionales et nationales. Si nous acceptons que le modèle du continuum oc ~ oïl est préférable au modèle qui suppose une frontière abrupte, cela aura des implications importantes pour l’historiographie du français. La coupure traditionnelle entre langue d’oc et langue d’oïl n’est pas innocente sur le plan idéologique : elle permet à l’historien du français de se concentrer sur la langue standard, la langue du pouvoir, et d’effacer de l’histoire la langue du Midi et le francoprovençal, qui défiaient l’idéal jacobin « langue une – nation une ». Il est temps maintenant d’adopter une approche multidimensionnelle de l’histoire de la langue, tout comme David Crystal (2004) l’a tenté récemment dans The Stories of English.
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Anthony Lodge
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Page laissée blanche intentionnellement
Vers l’Ouest : les variétés laurentiennes1
France Martineau, Université d’Ottawa
Introduction
L
a recherche sur les langues migrantes est une importante source d’informations sur le changement linguistique. L’analyse du développement des langues migrantes nous permet de comprendre l’influence des facteurs externes ou internes sur le changement entre variétés provenant d’une même langue source. Le français du Canada, langue migrante formée à partir de français régionaux parlés dans la France des XVIIe et XVIIIe siècles, est particulièrement intéressant à examiner dans ses rapports avec l’évolution de la variété française hexagonale, mais aussi dans une perspective où le français de la vallée du Saint-Laurent – le Québec actuel – ou celui de l’Acadie sont eux-mêmes à la source de variétés migrantes en Amérique. Dans cette dernière perspective, il faut tenir compte d’un rythme de changement soumis à des facteurs sociohistoriques différents et de l’influence du contact de la langue avec l’anglais.
1. Cet article a reçu l’appui financier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (subvention GTRC, Modéliser le changement : les voies du français, projet dirigé par F. Martineau ; subvention ordinaire de recherche Des Pays d’en haut à l’Ouest canadien : variation et changement linguistique (titulaires : France Martineau et Douglas Walker). Je voudrais remercier Yves Charles Morin qui, par sa rigueur, sa générosité et son amitié, a inspiré de près ou de loin plusieurs de mes recherches. Cet article a reçu, dans une version différente, des commentaires d’Anthony Lodge, que je voudrais remercier. Des remerciements particuliers à Raymond Mougeon, dont les suggestions et les discussions que j’ai eues avec lui ont contribué à enrichir ma réflexion. Un grand merci à mes assistantes de recherche, en particulier à Marie-Pier Bleau.
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France Martineau
Dans cet article, nous examinons le français de la vallée du SaintLaurent – ou français laurentien – en rapport avec des variétés qui en sont issues : le français du Détroit et du Manitoba et, de façon moins approfondie, le français de la Nouvelle-Angleterre. Alors que le français laurentien s’est essentiellement développé en contexte majoritaire, les français du Détroit, de l’Ouest et de la Nouvelle-Angleterre ont connu un contact plus étroit avec l’anglais, surtout à partir du XIXe siècle. De plus, contrairement aux régions de l’Ouest ou de la Nouvelle-Angleterre, qui ont connu une migration somme toute assez récente en provenance de la vallée du Saint-Laurent, la région du Détroit est l’une des plus anciennes zones de peuplement francophone continu hors Québec en Amérique (voir aussi Pubnico fondé en 1651). La région du Détroit est d’autant plus intéressante d’un point de vue linguistique qu’elle a connu deux vagues de migration venant du Québec, l’une au XVIIIe siècle et l’autre au XIXe siècle, qu’elle a subi une réorganisation politique de ses frontières et que le français, prédominant au XVIIIe siècle, a peu à peu perdu du terrain. Récemment, les travaux que j’ai entrepris soit seule soit avec Ruth King, Yves Charles Morin et Raymond Mougeon2 ont mis en lumière certains traits de l’évolution de la grammaire du français des deux régions de peuplement d’origine (vallée du Saint-Laurent et Acadie), à partir de corpus historiques couvrant quatre siècles de français (du XVIIe au XXe siècle). Un patron se dégage : le français de la vallée du Saint-Laurent à date ancienne suit une évolution parallèle, quoique légèrement décalée, à celle du français hexagonal jusqu’au début de l’ère industrielle3. On connaît toutefois beaucoup moins la trajectoire historique des variétés de français qui sont issues du français de la vallée du Saint-Laurent. Ainsi, si le français de l’Ontario a fait l’objet d’une abondance d’études linguistiques menées entre autres par Raymond Mougeon et Édouard Beniak, Terry Nadasdi et Shana Poplack4 pour son état contemporain, par contraste les recherches sur des états plus anciens sont peu nombreuses et se limitent
2. Martineau et Mougeon (2003), King, Martineau et Mougeon (2004), Martineau et Mougeon (2005), Martineau (2005), Martineau et Morin (2006) et Martineau (à paraître). 3. En Acadie, le contexte historique différent de celui de la vallée du Saint-Laurent, en particulier la déportation de la population acadienne au milieu du XVIIIe siècle, a été à l’origine de trajectoires variées, selon le degré d’isolement des régions et le repeuplement, et a permis le maintien d’archaïsmes disparus ailleurs au Canada français. 4. On peut mentionner entre autres Mougeon et Beniak (1989) Mougeon et Beniak (1991), Nadasdi (2005), Poplack (1989). Voir aussi http ://www.yorku.ca/rmougeon/frenchv. htm.
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Vers l’Ouest : les variétés de français laurentien
presque toutes au lexique5. Sur la grammaire du français de l’Ontario, les recherches sont quasi inexistantes6. Il en va de même pour le français de l’Ouest et de la Nouvelle-Angleterre. Nous présentons d’abord le corpus de recherche, puis nous discutons brièvement de la notion de variété du français, appliquée au contexte canadien. Ensuite, nous examinons deux phénomènes qui sont déjà en variation au moment de la colonisation de la Nouvelle-France au XVIIe siècle : l’alternance des adverbes de négation pas et point et l’expression du verbe aller à la première personne du singulier, comme auxiliaire du futur (je vas, je vais, m’as dormir)7. L’examen de ces variables dans une perspective diachronique devrait permettre d’atteindre plusieurs objectifs : a) mieux définir l’effet de l’isolement sur le rythme du changement et la structure de la langue ; b) mieux cerner la notion de variétés laurentiennes et mesurer les différences structurales entre les variétés laurentiennes ; c) évaluer l’apport de différents types de document dans la recherche en sociolinguistique historique.
1. Laboratoire voies du français Pour reconstruire le français à date ancienne, le linguiste peut recourir à différents types de sources : des traces écrites, témoins imparfaits et fragmentaires de la langue parlée, et des traces orales, s’il travaille sur le français à partir de la première moitié du XXe siècle. Ces types de sources nous donnent un portrait fragmentaire du français, d’où l’importance d’avoir recours à plus d’un type de sources pour croiser les informations. Dans la perspective d’une reconstitution du français à date ancienne par un croisement de différents types de sources, nous avons établi divers corpus au Laboratoire Voies du français de l’Université d’Ottawa : corpus de lettres, d’entrevues, de représentations de la langue orale. Le tableau 1 présente l’envergure historique, dialectale et les genres des corpus. Cette perspective, fondée sur
5. Halford (2003). Plusieurs études ont aussi été faites sur le français du Missouri, mais ces études linguistiques ou ethnologiques se sont d’abord intéressées au lexique. 6. Martineau (2005). 7. Nous n’avons pas considéré la valeur habituelle de l’auxiliaire aller.
293
France Martineau
différents genres, permet de pondérer les résultats liés à des stéréotypes de genre (théâtre ou conte) tout en étalonnant l’écart entre un usage oral et un usage écrit de la langue.
Lettres
Théâtre/ XVIIeParodies/ XIXe s. Feuilletons
XIXe-XXe s.
Journaux
XIXe-XXe s.
XVIIeXIXe s.
Entrevues/ Contes
XXe s
Grammai- XVIeres et XXe s. dictionnaires
XIXe-XXe s.
Fin XIXe s. - Début début XXe s. XXe s.
XXe s.
XXe s.
Autres colonies (Maurice, Haïti, etc.)
XVIIe s. Fin XVIIIe s. e début XX s. début XXe s. XXe s
XXe s.
/Mississipi
Acadie/Louisiane
Nouvelle-Angleterre
XVIIe s. Fin XVIIIe s. e début XX s. début XXe s.
Ouest
XVIeXIXe s.
Ontario
Vallée du SaintLaurent
Corpus de français familier ancien Théâtre et textes parodiques de France et d’Amérique française 1700-2000 Presse pamphlétaire Voix de l’Amérique française : entrevues et contes Base de remarques grammaticales sur le français classique et moderne
France (Nord-Ouest et Paris)
Genre
Tableau 1 Répartition historique, dialectale et par genre des documents du Laboratoire Voies du français
XXe s
XXe s
Notre Corpus de français familier ancien (CFFA)8, corpus de lettres écrites entre parents et amis, en France et en Amérique française, permet de reconstruire en partie l’histoire des variétés de français en Amérique du Nord. Ce corpus, à notre connaissance, est original par sa répartition diachronique, dialectale et sociale. Le CFFA compte, entre autres, plus de cinq mille lettres 8. France Martineau, 1995-2008. Corpus de français familier ancien. Ottawa, Université d’Ottawa.
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Vers l’Ouest : les variétés de français laurentien
familiales, transcrites dans l’orthographe d’origine, et couvre différentes régions de part et d’autre de l’Atlantique, de façon à reconstruire l’état du français en France lors de la colonisation de la Nouvelle-France, puis l’évolution du français en terre d’Amérique. Les documents proviennent des régions d’origine des colons en France (Poitou, Picardie, Normandie, Bretagne, région parisienne) et des régions de peuplement francophone en Amérique (Acadie, Québec, Ontario, Ouest canadien, Louisiane, État du Mississippi) et sur une période s’étalant entre le XVIe siècle et le milieu du XXe siècle9. Même si ces documents sont des lettres entre parents, qui ne sont pas destinées à une sphère publique comme les documents administratifs, la langue qui y est représentée n’est pas la langue vernaculaire et spontanée de l’oral, dont les traces sont disparues à tout jamais. Cette langue écrite entrebâille toutefois la porte sur la langue parlée, en particulier parce que le CFFA est structuré selon les standards de la sociolinguistique moderne : répartition sociale et dialectale avec profil des scripteurs (lieu et date de naissance, métier, formation). Les scripteurs les moins éduqués, ceux qui sont les plus susceptibles de produire des écrits où l’oral apparaît en filigrane, sont bien représentés, tout comme les scripteurs d’autres classes sociales. À ce corpus de correspondance privée s’ajoutent des corpus de représentations de la langue (théâtre10, parodies et feuilletons), des corpus d’entrevues et des corpus de contes, également structurés en fonction de critères historiques et sociolinguistiques, ainsi qu’une base de remarques grammaticales émises par des remarqueurs et grammairiens de la langue sur différentes variables. Les corpus historiques posent des défis particuliers pour la reconstruction du français dans une perspective sociolinguistique. Soulignons-en trois : la disponibilité des documents en fonction des parcours migratoires ; l’indication des classes sociales ; la datation des attestations. 9. Une description détaillée de ce corpus se trouve dans Martineau (2005). 10. Raymond Mougeon a également bâti un corpus du même type, Corpus de théâtre et de dialogues parodiques, pour la France et le Québec. Ces deux corpus, celui de Raymond Mougeon et le mien, sont nés d’un même désir d’élargir la recherche historique à des documents dialogiques et d’une collaboration de recherche fructueuse. Un nombre important de documents sont communs aux deux corpus, étant donné la genèse même de ces deux corpus dialogiques. Toutefois, certains documents sont complémentaires ; notre corpus de textes inclut aussi des chroniques pamphlétaires de la presse alors que le corpus de Raymond Mougeon est beaucoup plus large pour le théâtre français. Je tiens à remercier Raymond Mougeon pour cette ouverture dans le partage de son corpus de pièces de théâtre. Nous avons aussi utilisé, pour d’autres articles, le corpus de Mazarinades et de Sarcellades d’Anthony Lodge, que je remercie.
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France Martineau
Dans les corpus de lettres et d’entrevues, nous avons pris soin de distinguer la région de naissance de la région de migration, ainsi que les dates de naissance et de migration. Cela a impliqué, dans de nombreux cas, des recherches généalogiques. Les locuteurs/scripteurs ont été classés par lieu de naissance et nous avons écarté ceux dont nous ignorions le lieu de naissance. En d’autres mots, il ne suffit pas qu’un conte soit recueilli à Charlevoix pour que le conteur soit classé comme venant de Charlevoix ou qu’un document soit rédigé à Montréal pour que le scripteur soit considéré comme un résident de Montréal. La distinction du lieu de naissance par rapport au lieu de migration ou de production des documents est particulièrement importante lorsqu’il s’agit d’étudier les différences entre des variétés d’une même langue. C’est pourquoi nous avons aussi tenu compte du lieu de migration et de la date de migration, lorsqu’elle était connue. En raison du contexte socio-historique, la disponibilité des textes n’est pas égale pour toutes les régions des Amériques. Ainsi, bien que le Détroit compte trois siècles d’histoire francophone, et que dès 1749-1750, comme le souligne Gouger (2003), les autorités coloniales essaient d’établir Détroit comme la capitale des postes des Pays d’en Haut en y installant une population stable autour du fort et du poste de traite, les documents écrits par des scripteurs francophones nés dans la région sont très rares avant le dernier quart du XVIIIe siècle. En 1760, le Détroit compte environ 800 habitants français et est au confluent de toute une aire culturelle et économique qui s’étend vers le sud et l’ouest du continent, incluant les États actuels de l’Ohio, de l’Indiana, de l’Illinois et du Missouri. On y trouve des militaires, des commerçants, des esclaves et des engagés, mais nombre de documents de cette période proviennent de migrants de première génération nés ailleurs, ou même plus souvent, de voyageurs de passage. C’est le cas des écrits du père Pierre Potier11, qui demeurent précieux pour attester le vocabulaire local, mais qui ne nous renseignent pas sur la grammaire de la variété de français du Détroit de l’époque. Le document, de toute façon, demeure une source indirecte sur le français du Détroit. On peut faire la même observation pour un journal extrêmement intéressant rédigé par Charles-André Barthe au tournant de la Conquête : « journaille Commansé le 29 octobre 1765 pour Le voiage que je fais an Mis
11. Voir Halford (1994).
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a Mis12 ». Même si Barthe habite le Détroit et y fait le commerce des fourrures, il est né dans la vallée du Saint-Laurent en 1722. La date d’arrivée de Barthe au Détroit reste inconnue ; s’il y épouse Marie-Thérèse Campau en 1747, rien ne permet de supposer qu’il y ait passé sa jeunesse. Du point de vue linguistique, et bien qu’il ait intégré dans son vocabulaire des termes locaux, on peut difficilement le considérer comme un locuteur représentatif du Détroit. Que reste-t-il donc pour retracer le français du Détroit avant la Conquête ? Rien, à notre connaissance. Le Journal de la Conspiration de Pontiac est parfois considéré comme un exemple du français du Détroit au tournant de la Conquête. L’identité de son auteur n’est toutefois pas confirmée. Dans l’introduction de l’édition anglaise, on peut lire : « Historians have puzzled for years over the identity of the narrator, without coming to a more definite conclusion that it may have been Robert Navarre, Royal Notary, or a French priest stationed within the fort13. » De nouveau, si ce journal est bien rédigé par Robert Navarre, on doit conclure que ce scripteur, bien que vivant au Détroit, n’est pas représentatif de la langue qui y est parlée puisqu’il est né en France à Villeroy14. Les corpus utilisés sont structurés en fonction des classes sociales. La catégorisation des classes sociales, sous le Régime français, puis après la Conquête au moment où s’amorce l’industrialisation, est un problème bien connu des historiens. Dans notre base de données sociolinguistiques, nous avons catégorisé les scripteurs/locuteurs par métier plutôt que par classe sociale. Pour les besoins théoriques du présent article, ces métiers ont ensuite été classés selon qu’ils étaient associés à l’élite ou non. Ainsi, la classe des marchands de fourrures de Montréal fait partie de l’élite. Les représentations de la langue orale, qui commencent à paraître au XIXe siècle au Québec, posent le problème de la représentation des classes sociales que se font les auteurs, en fonction d’objectifs littéraires. Le rapport dialogique entre les personnages de pièces de théâtre permet, dans une certaine mesure, de reconstituer les rapports hiérarchiques qui pouvaient être perçus entre les classes sociales. En ce sens, les variantes linguistiques sont des révélateurs des rapports sociaux. Pour les pièces de théâtre, nous avons classé les personnages selon trois grands groupes sociaux : classe haute, moyenne et basse. La classe haute est constituée de personnages dont 12. Bénéteau et Martineau (2006). 13. Burton [1912], p. 11. 14. Robert Navarre, Dictionnaire biographique du Canada en ligne, en collaboration avec l’équipe de la Burton Historical Collection. [http ://www.biographi.ca/FR/ShowBio. asp ?BioId=36209&query=navarre]
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France Martineau
la situation économique est telle qu’ils n’ont pas besoin de travailler (nobles) ou de personnages ayant une éducation élevée pour l’époque (des enseignants, des membres du clergé, des médecins et de hauts fonctionnaires) ; la classe moyenne est constituée de personnages dont la situation économique est telle qu’ils dirigent une petite entreprise (des marchands, des aubergistes et des habitants) ; la classe basse est constituée de serviteurs, d’ouvriers et de cultivateurs (voir également Martineau et Mougeon 2003 pour cette méthodologie). Comme l’expliquent O’Neill-Karch et Karch (2006) au sujet de l’une des pièces de Régis Roy, L’oncle de Baptiste, « Régis Roy établit une différence marquée entre les classes, que ce soit entre le citadin et le campagnard, ou entre le maître et son serviteur ». Nous avons décidé de placer les cultivateurs, sans autre mention, dans la catégorie basse, étant donné le stéréotype au XIXe siècle du personnage rural non dégrossi par rapport au personnage citadin. Lorsqu’ils sont mentionnés comme habitants – donc, sans doute, comme propriétaires terriens –, nous les avons placés dans la classe moyenne. Évidemment, la représentation des types théâtraux ne coïncide pas nécessairement avec la situation actuelle de l’époque ; elle reflète plutôt la perception des groupes sociaux par les auteurs de l’époque. Contrairement aux pièces de théâtre, les contes ne tendent pas à reproduire, dans leur usage linguistique, ce rapport hiérarchique entre personnages. Ainsi, la langue du roi dans un conte ne diffère pas de celle de son sujet. Les contes ont donc été considérés différemment des pièces de théâtre. Ils reproduisent le plus souvent une langue populaire, sans doute parce que les conteurs sont le plus souvent issus d’un milieu populaire. Enfin, la question de la datation des documents à des fins d’analyse est également importante. Pour le théâtre, c’est la date de production du document qui est considérée. Une pièce écrite à la fin du XIXe siècle serait datée de cette période, même si son auteur est né au début du XIXe siècle. Nous avons considéré que la réception critique de l’œuvre, écrite pour un public correspondant à la période de la production de l’œuvre, avait sans doute plus d’influence sur les choix linguistiques de l’auteur que sa date de naissance. Pour les documents privés, lettres, contes et entrevues, se pose la question du choix de la date du document, représentative d’un état de langue pour la période où le document est écrit, ou de la date de naissance du locuteur. Dans notre base de données, les deux dates apparaissent, ainsi qu’une date de migration si le locuteur/scripteur n’est pas né là où il produit le document. Dans cet article, les deux datations sont données, lorsqu’elles sont 298
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connues, mais la date de naissance sert de base pour le classement des occurrences15. Cette méthodologie ne peut reposer que sur une datation large puisqu’un locuteur né en 1900 ne peut représenter la langue de cette année : de façon raisonnable, ce locuteur n’a pas encore appris à parler. La même logique s’applique aux scripteurs pour lesquels nous avons considéré la date de naissance plutôt que la date de rédaction : le scripteur né en 1900 ne sait pas écrire à cette date. Cette méthodologie a toutefois l’avantage de regrouper des locuteurs appartenant à une même génération. Reste la question de la période de production qu’ils représentent. Comme les travaux de Sankoff et Blondeau (2007) l’ont montré, entre autres, la langue d’un locuteur peut varier au cours de sa vie. C’est sans doute encore plus vrai pour les documents oraux, comme les contes et les entrevues, que pour les documents écrits. Il faut donc garder à l’esprit que des documents oraux, recueillis dans les années 1970 auprès de locuteurs nés à la fin du XIXe siècle, ne sont peut-être pas seulement représentatifs du français du XIXe s. C’est pourquoi nous avons systématiquement inclus aussi la date de production des documents16. 3. Des français variables On s’est beaucoup interrogé sur ce que le français de la vallée du Saint-Laurent a conservé du français classique et sur l’écart qui s’est creusé entre le français de la vallée du Saint-Laurent et les français régionaux d’origine. On a toutefois tenu pour acquis que les variétés de français canadien issues du français de la vallée du Saint-Laurent avaient suivi un parcours parallèle, à l’exception de leur contact plus ou moins soutenu avec l’anglais17. L’emploi du terme même de variété soulève problème puisqu’il sous-entend des différences structurales, mineures certes mais réelles, entre le français selon qu’il est implanté dans la vallée du Saint-Laurent ou dans les aires de migration des locuteurs issus de la vallée. Il est vrai que les
15. Dans Martineau (2005) et Martineau (à paraître), les résultats ont été regroupés en fonction de la date de rédaction du document. 16. La question du problème du changement intra-individuel est occultée dans des travaux comme ceux de Poplack et Saint-Amand (2008) qui ne considèrent que la date de naissance des conteurs ; des corpus de contes comme ceux que Luc Lacourcière a recueillis au milieu du XXe siècle, sont alors analysés comme des corpus représentatifs de la langue de la deuxième moitié du XIXe siècle. 17. Papen (1984). Mougeon et Beniak (1986) Beniak, Carey et Mougeon (1984) ainsi que Walker (2005) pour une étude des variétés de français en contact avec l'anglais.
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France Martineau
contextes socio-historiques de ces régions sont assez différents pour que s’impose une approche historique autonome. De même, à cause de ces conditions socio-historiques, les identités culturelles sont parfois senties comme différentes, à tout le moins entre la vallée du Saint-Laurent et l’Ouest canadien, et même entre l’Ouest canadien et la région du Détroit. On doit toutefois se demander si ces facteurs politiques qui ont façonné les communautés francophones de la diaspora laurentienne sont suffisants pour établir, du point de vue linguistique, des variétés différentes. Que recouvre la notion même de variété si ce n’est une frontière d’abord territoriale (le français du Détroit, de l’Ontario, de l’Ouest, etc.) ? On admet ainsi généralement que la grammaire du français parlé en Ontario moderne se distingue peu de celle du français du Québec. Les fréquences d’emploi de la plupart des phénomènes morphosyntaxiques entre des francophones vivant dans un milieu majoritairement francophone en Ontario et les francophones du Québec sont très semblables. Nadasdi (2005) montre ainsi que, pour un phénomène comme l’emploi de on, pour exprimer la quatrième personne nous, les francophones en milieu majoritairement francophone (ce qu’il appelle les francophones non restreints) emploient on à 99 % alors que les Québécois emploient on à 98 %. Les différences de fréquence d’emploi entre les deux variétés sont surtout perceptibles entre, d’une part, les francophones parlant peu leur langue dans la sphère publique (locuteurs semi-restreints et restreints) et, d’autre part, les francophones ontariens utilisant de façon courante le français comme langue de communication ou des francophones québécois – et encore cette différence se concrétise seulement pour certaines variables (voir aussi Mougeon et Beniak 1991). Il n’est toutefois pas exclu que le parcours des deux variétés ait pu diverger à un moment de leur histoire, en raison de conditions socio- historiques différentes. À partir de la constatation que le lexique du Détroit fait preuve d’une certaine spécificité qui reflète le contexte politique et culturel de l’intérieur, des chercheurs ont proposé de définir le français du Détroit comme un français de la frontière, au confluent de plusieurs influences18. Cette spécificité est-elle uniquement de nature lexicale ou a-t-elle pu aussi toucher des aspects de la grammaire ? Est-elle structurale ou les différences sont-elles seulement de fréquences, – et donc peut-être de rythme de diffusion du changement ?
18. Hull (1979), Johnson (1961), Vézina (2000) et Halford (2003).
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Pour des besoins pratiques, nous emploierons le terme de variété du français, à défaut d’autre, tout en gardant à l’esprit que l’analyse de ces français devrait permettre de mieux cerner la notion même de variété. Pour mesurer l’écart éventuel entre les français de la diaspora laurentienne, nous avons examiné deux variables morphologiques, communes au français laurentien et aux variétés qui en sont issues et qui connaissent une évolution importante durant la période qui s’étend entre la Conquête et le début du XXe siècle19. La première variable, en (1), touche à l’alternance d’emploi entre les adverbes de négation pas et point. En français classique, au moment de la colonisation de la Nouvelle-France, les deux variantes étaient en concurrence, sans qu’il y ait de stratification sociale clairement associée à l’emploi de l’une ou de l’autre, selon les grammairiens de l’époque. Alors qu’en français laurentien moderne, pas est la variante prédominante, point s’est maintenu dans certaines régions d’Acadie que Flikeid (1994) a étudiées. Si, comme on le suppose, ce maintien est lié à l’isolement de ces régions, on peut se demander si des régions comme le Détroit et le Manitoba ont pu maintenir tardivement la variante point. (1) Alternance point/pas :
Je ne veux point/pas
La deuxième variable, en (2), connaît en français laurentien une stratification sociale. Pour exprimer le futur périphrastique à la première personne du singulier, l’emploi de m’as est associé au français populaire, celui de je vas est familier ou neutre et je vais est la variante la plus soutenue20. Comme la situation d’une langue en contexte minoritaire peut modifier la valeur sociale associée à une variante, l’étude de cette variable permet de mesurer si le français du Détroit et du Manitoba a maintenu la même stratification sociale que celle observée dans le français de la vallée du SaintLaurent. (2) Futur périphrastique
Je vais / je vas / m’as partir
19. Ces phénomènes ne sont pas propres au français du Canada et se retrouvent dans la plupart des français de la francophonie. 20. Lire le chapitre 12 de Mougeon, Nadasdi et Rehner.
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France Martineau
4. Point, comme un isolement 4.1. Contexte hexagonal En ancien et en moyen français, la répartition entre les adverbes pas et point était presque complémentaire : pas servait à nier dans des contextes non partitifs (3), fortement concurrencé dans certains régions par mie, alors que point apparaissait surtout dans des contextes partitifs (4)21. Le contexte non partitif se caractérise par une négation qui a une portée sur le verbe. Le contexte partitif se caractérise comme une négation qui porte sur une quantité définie par le substantif. (3) Contexte non partitif : Je ne peux pas/point dormir. (4) Contexte partitif : Je n’ai pas/point d’argent. Au XVIIe siècle, la variante mie a presque disparu, laissant ouverte une compétition entre pas et point. Cette compétition se fait essentiellement par une perte de la spécialisation des deux variantes selon le contexte syntaxique ; point tente de percer en contexte non partitif alors que pas cherche à s’imposer en contexte partitif. La compétition n’est toutefois pas associée à une stratification sociale ou régionale par les grammairiens de l’époque classique. Pourtant, il ne semble pas impossible qu’une certaine stratification régionale ait existé au XVIIe siècle. À partir des enquêtes de l’Atlas linguistique de la France (ALF), au début du XXe siècle, Morin (2002 : 46) montre que l’emploi de la négation point est devenu rare en contexte non partitif, sauf en Picardie d’une part et, d’autre part, dans la région Vendée-Charente (Poitou, Aunis, Saintonge et Angoumois). Cette restriction de point en contexte non partitif dans certaines régions contraste avec le maintien de point en contexte partitif dans la plupart des régions rurales (carte 89). L’emploi de point, en milieu rural, au moment des enquêtes de l’ALF, suggère une large diffusion régionale aux XVIIe et XVIIIe siècles. Mais cette répartition régionale de l’ALF nous renseigne peu sur la stratification sociale. Point était employé en milieu rural, mais était-il stigmatisé socialement ? Sans doute un peu à l’époque des enquêtes de l’ALF où le modèle parisien s’impose de façon forte. Mais au XVIIe siècle, il est possible que cette répartition régionale n’ait pas été associée à une répartition sociale, en d’autres
21. Price (1997) et Marchello-Nizia (1997). Voir aussi le chapitre 7 de Yuji Kawaguchi.
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mots que, même en milieu urbain, cet emploi n’ait pas été associé au milieu populaire. Dans Martineau (2005, 2007) mais surtout dans Martineau (à paraître), nous avons montré que l’emploi de point, en contexte non partitif, semble plus répandu dans les documents provenant de scripteurs nés dans le nordouest de la France au XVIIIe siècle. Toutefois, en plus en plus de devoir être confirmée par un plus grand nombre de données, il reste à vérifier si cette présence plus forte de point est limitée à certaines régions ou si elle n’est pas plutôt liée à un phénomène plus fréquent en dehors de la zone d’influence de Paris. L’emploi plus fréquent de point ne semble pas lié non plus à une répartition sociale ; ainsi, à Paris, des membres de l’élite, un militaire (26,4 % de point), une religieuse (26,3 % de point), un administrateur (27,4 % de point) mais aussi un artisan (29,5 % de point), emploient point de façon à peu près égale en contexte non partitif ; les scripteurs sont nés entre 1687 et 173822. Cette absence de stratification sociale semble corroborée par l’absence de commentaires des grammairiens qui, s’ils relèvent l’alternance, ni n’en condamnent l’usage ni ne l’associent à un groupe particulier. 4.2 Variétés laurentiennes aux XVIIIe et XIXe siècles La répartition régionale de point qui a pu exister en France au moment de la colonisation en Nouvelle-France explique sans doute qu’on trouve, au début du Régime français dans la vallée du Saint-Laurent, un emploi légèrement plus élevé de point qu’à Paris, les colons de la vallée du Saint-Laurent provenant en grande partie du nord-ouest de la France23. Pour des scripteurs nés au Canada à la fin du XVIIe siècle, la fréquence de point tend à être plus élevée qu’à Paris, surtout chez les femmes24. Mais déjà au XVIIIe siècle, la progression de pas se fait sentir et les fréquences dans la vallée du SaintLaurent s’alignent sur celles de Paris. Comme pour les scripteurs de Paris examinés25, les scripteurs canadiens, par exemple les membres de la famille Baby, de l’élite marchande, qui échangent une correspondance dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, présentent des fréquences de point se situant en moyenne autour de 20 %.
22. Ces résultats reposent sur un nombre élevé d’occurrences, mais le nombre de scripteurs par région devrait être augmenté pour mieux mesurer les différences régionales et sociales (Paris, 5 scripteurs ; Orléans, 2 scripteurs ; Ouest, 7 scripteurs ; Picardie, 1 scripteur ; Grenoble, 1 scripteur ; Normandie, 11 scripteurs). 23. Charbonneau et Guillemette (1994). 24. Martineau (2005), Martineau et Morin (2006). 25. Ceux de la note 22.
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Tableau 2 Fréquence d’emploi de point (par rapport à pas) chez des membres de la famille Baby nés dans la vallée du Saint-Laurent et écrivant au XVIIIe siècle entre 1753 et 1785 Génération 1 Génération 2
Date de naissance 1699 1722
Partitif 71,4 % (5/7) 60 % (3/5)
Non partitif 28 % (7/25) 25 % (7/28)
1727 1731 1732 1733 Vers 1760
40 % (2/5) 71,4 % (5/7) 62,5 % (15/24)
16 % (4/25) 0 % (0/12) 26,8 % (11/41) 13,3 % (2/15) 0 % (0/4) 20,7 % (31/150)
Génération 3 Total
La progression de pas continue durant tout le XIXe siècle, sans qu’il y ait d'évidence de stratification sociale.
Tableau 3 Fréquence d’emploi de point (par rapport à pas) chez des scripteurs nés dans la vallée du Saint-Laurent et y habitant, écrivant entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle (entre 1793 et 1913) Date de naissance
Partitif
Non partitif Élite
1752 1769 1772 1786 1789 Autour de 1820 1840 1860 Total élite
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0 % (0/2) 50 % (1/2) 0 % (0/1) 0 % (0/7) 0 % (0/1) 7,7 % (1/13)
16,7 % (9/54) 0 % (0/42) 5,9 % (1/17) 12,9 % (5/39) 8,3 % (2/24) 28,6 % (2/7) 0 % (0/64) 0 % (0/99) 5,5 % (19/346)
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Date de naissance
Partitif
1806 1820 1840 1860 1844 1867 1864 1864 Entre 1840 et 1860 Entre 1840 et 1860 Entre 1840 et 1860 Entre 1840 et 1860 Entre 1840 et 1860 Entre 1840 et 1860 Total non-élite
32 % (8/25) 0 % (0/3) 0 % (0/2) 11,1 % (1/9) 0 % (0/1) 0 % (0/3) 0 % (0/1) 0 % (0/2) 0 % (0/1) 0 % (0/2) 0 % (0/4) 0 % (0/1) 0 % (0/7) 14,8 % (9/61)
Non partitif Non élite 8,9 % (22/248) 0 % (0/61) 0 % (0/44) 3,5 % (3/85) 0 % (0/5) 0 % (0/32) 0 % (0/12) 0 % (0/7) 0 % (0/2) 0 % (0/8) 0 % (0/3) 0 % (0/10) 0 % (0/2) 0 % (0/20) 4,6 % (25/539)
Cet emploi récurrent de pas, chez toutes les classes sociales dans la vallée du Saint-Laurent, apparaît également dans les pièces de théâtre de la fin du XIXe siècle26. Peu importe la classe sociale des personnages, l’emploi de pas est presque catégorique. De plus, bien que ces pièces soient d’origine urbaine, elles mettent souvent en scène des paysans en jouant sur le contraste ville/campagne. Les paysans, comme les citadins, utilisent presque toujours la variante pas.
26. Pour la correspondance, nous avons établi une distinction binaire (élite/non-élite) alors que pour les pièces de théâtre, la distinction est ternaire (haute/moyenne/basse).
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Tableau 4 Fréquence d’emploi de point dans 20 pièces de théâtre / monologues de la fin du XIXe dans la vallée du Saint-Laurent Classe haute Classe moyenne Classe basse
Partitif 0 % (0/39) 2,5 % (1/40) 0,74 % (1/135)
Non partitif 0,75 % (3/402) 0 % (0/425) 0,35 % (4/1150)
4.3 Le Détroit au XVIIIe siècle Les premiers documents de scripteurs nés dans le Détroit ne sont disponibles que pour la fin du XVIIIe siècle. Si on tient compte de la date de naissance des scripteurs, plutôt que de la date de rédaction des documents, l’emploi de point semble mieux se maintenir dans le Détroit que dans la vallée du Saint-Laurent, excluant la scriptrice née en 1775, Archange Askin (tableau 3 par rapport au tableau 5)27.
Tableau 5 Fréquence d’emploi de point chez des scripteurs nés dans la région du Détroit, écrivant entre 1791 et 1860 Date de naissance
Partitif
Non partitif Élite
1758 1760 1763 1769
100 % (1/1) 100 % (1/1) 100 % (4/4) 100 % (6/6)
100 % (3/3) 100 % (4/4) 23,1 % (3/13) 95,9 % (93/97)
27. Nous n’avons retenu que les scripteurs pour lesquels nous disposions d'informations généalogiques liées au lieu de naissance. Tout un travail reste à faire sur cet aspect. Remarquons également que les tableaux 3 et 5 ne sont pas exactement comparables, puisqu’il manque de données pour la période 1811-1860 pour le Détroit, la majorité des documents étant rédigés en anglais à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle. Cela pourrait expliquer en partie la fréquence plus haute de point dans le Détroit, bien que le processus d’alignement, lorsqu’on compare exactement les mêmes périodes, soit déjà évident pour la vallée du Saint-Laurent alors qu’il n’est pas aussi apparent pour le Détroit.
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Date de naissance
Partitif
Non partitif Élite
avant 1772 1774 1775 1819 TOTAL élite
100 % (3/3) 6,7 % (1/15) 53,3 % (16/30)
83,3 % (5/6) 20 % (1/5) 0 % (0/121) 0 % (0/1) 43,6 % (109/250) Non élite
Autour de 1740-1760 1790 1791 1791 1797 1811 Total non-élite
100 % (2/2) 100 % (1/1) 92,9 % (13/14) 94,1 % (16/17)
87,5 % (7/8) 0 % (0/1) 93,3 % (14/15) 0 % (0/3) 100 % (2/2) 87,5 % (42/48) 84,4 % (65/77)
En l’absence de documents provenant clairement de scripteurs nés au Détroit avant la Conquête, il est difficile de savoir si les fréquences élevées d’emploi de point représentent un état conservateur de point qui se maintient après la Conquête. Observons tout de même que le tableau 2 montre que dans la vallée du Saint-Laurent, autour de la Conquête, les fréquences sont déjà assez basses. En d’autres mots, avant la Conquête, lorsque les contacts sont plus étroits entre le Détroit et la vallée du Saint-Laurent, les locuteurs du Détroit sont en relation avec des individus dont l’emploi de point est peu fréquent. Sans pouvoir l’affirmer, il est possible que les locuteurs nés dans le Détroit n’aient pas un emploi si différent de ceux de la vallée du SaintLaurent avant la Conquête et que le conservatisme observé date de la période qui suit la Conquête. L’emploi plus fréquent de point pourrait-il alors être associé à une classe sociale moins élevée dans le Détroit, après la Conquête ? Rien n’indique, ni en France à l’époque de la colonisation ni dans la vallée du SaintLaurent, que point a été associé à cette époque à une classe socialement moins élevée. Dans la vallée du Saint-Laurent, les scripteurs de l’élite et de milieux moins favorisés utilisent très peu point.
307
France Martineau
Même en admettant que l’élite de la vallée du Saint-Laurent ne puisse se comparer vraiment à celle du Détroit (mais voir Gitlin et Ackley (2003 : 221), en dépit du fait qu’elles partagent une certaine aisance financière et une notabilité, les scripteurs des classes sociales favorisées et moins favorisées dans la région du Détroit utilisent point de façon plus fréquente que ceux de la vallée du Saint-Laurent, si on excepte la scriptrice née en 1775, dans le tableau 4. On note toutefois une différence entre les scripteurs de l’élite et ceux n’appartenant pas à l’élite. Chez les classes basses, l’emploi de point est l’emploi privilégié dans les deux contextes, partitif et non partitif, alors que chez l’élite, les fréquences d’emploi de point sont plus variables en contexte non partitif. Il n’est donc pas exclu que dans le Détroit, le maintien de point ait été en partie lié à une stratification sociale, alors que dans la vallée du Saint-Laurent, la progression de pas ait été telle que son usage se soit diffusé dans les classes basses et hautes. Les membres de l’élite du Détroit auraient eu tendance à se rapprocher d’une norme laurentienne ou hexagonale, en particulier dans l’usage de pas en contexte non partitif, là où pas s’était déjà bien imposé. Ce prestige de la norme hexagonale ou laurentienne senti par l’élite du Détroit pourrait expliquer pourquoi une scriptrice comme Archange Askins, née en 1771, emploie systématiquement pas. Éloignée du Détroit, en Angleterre où elle a suivi son mari, elle se trouve surtout en contact avec le français hexagonal ou celui de la vallée du Saint-Laurent. Cet effet de proximité d’une norme hexagonale, qui favorise l’usage de pas, aurait eu l’effet inverse dans le Détroit, plus isolé. 4.4 Le Détroit au XXe siècle Il faut attendre le tournant du XXe siècle pour que l’isolement linguistique de la région du Détroit se brise, sans doute à cause des nouvelles vagues d’immigration provenant du Québec, du développement de l’Ontario français et de l’apparition du chemin de fer qui relie la région à la vallée du Saint-Laurent. Au début du XXe siècle, alors que l’emploi de pas a remplacé celui de point dans la région du Détroit, rien ne pouvait laisser supposer, en ce qui a trait à l’emploi de cette variable, que la région du Détroit ait pu se distinguer du Québec. Aussi bien dans les lettres produites par des scripteurs de la région, que dans les entrevues effectuées autour de 1970 auprès de locuteurs nés à la fin du XIXe siècle, l’emploi de pas prédomine, quelles que soient la condition sociale et l’origine géographique (voir tableau 6).
308
Vers l’Ouest : les variétés de français laurentien
C’est également le cas pour les scripteurs du Manitoba, dont certains y sont depuis plusieurs générations. En ce qui concerne les scripteurs de la Nouvelle-Angleterre et du Dakota, ceux-ci sont nés au Québec, mais au moment où ils écrivent, ils ont quitté la vallée laurentienne. Ils emploient de façon catégorique l’adverbe pas.
Tableau 6 Fréquence d’emploi de point en contexte partitif et non partitif dans quatre communautés francophones hors Québec, première moitié du XXe siècle Détroit
Manitoba
NouvelleAngleterre
Dakota
Lettres
Entrevues
Entrevues
Lettres
Lettres
Journal
Région de naissance
Windsor/ Détroit
Windsor/ Détroit
Manitoba
Manitoba
Québec
Québec
Date de naissance
18601900
Début du XXe siècle
1901-1919
18681911
1853-1880
1849
Date des documents
19001962
1966
Après 1975
19031933
1912-1920
1894 ou après
Non partitif
0 % (0/111)
0 % (0/42)
0 % (0/549)
0 % (0/230)
0% (0/156)
0 % (0/22)
Partitif
0 % (0/12)
0 % (0/9)
0 % (0/91)
0 % (0/26)
0% (0/16)
0 % (0/157)
On ne trouve plus de traces de point, même dans les contes traditionnels, qui auraient pu garder des traits conservateurs, que ce soit dans les régions du Québec, du Manitoba, du Nord de l’Ontario ou du Détroit. Ces contes sont racontés par des locuteurs âgés nés à la fin du XIXe siècle.
309
France Martineau
Tableau 7 Fréquence d’emploi de point dans des contes traditionnels provenant de quatre communautés francophones28
Date de naissance Date d’enregistrement des contes Non partitif Partitif
1914-1919 1962-1968
Ontario Détroit/ Windsor 1894 1938-1940
1865-1891 1954-1971
0 % (0/128) 0 % (0/16)
0 % (0/274) 0 % (0/51)
0 % (0/67) 0 % (0/7)
Québec (Gaspésie)
Nord de l’Ontario
1894-1896 1960-1973 0,8 % (1/120) 0 % (0/7)
Manitoba
L’emploi de pas s’est donc établi de façon majoritaire dans toutes les variétés laurentiennes vers la fin du XIXe siècle. Comme on l’a vu, on ne trouve pour ainsi dire nulle trace de point dans les lettres et les pièces de théâtre de la fin du XIXe siècle ni dans les contes ou les entrevues menées auprès de locuteurs nés à la fin du XIXe siècle. Lorsqu’on examine les dialogues dans des romans du milieu du XXe siècle, comme Bonheur d’occasion (1945), Le Survenant (1945) et Les Plouffe (1948), les personnages emploient également pas de façon presque systématique29.
28. Les informations sur les dates des contes du Détroit, tirés des contes de Carrière, proviennent de l’Introduction de Marcel Bénéteau, dans Bénéteau et Deschênes (2005). 29. Dans le Tableau 8, deux des trois cas d’emploi de point sont associés à des personnages éduqués. De façon notable, dans Bonheur d’occasion, écrit par Gabrielle Roy, originaire du Manitoba, point apparaît fréquemment dans la narration [contexte non partitif : 16,8 % (77/457) ; contexte partitif : 47,6 % (10/21)]. Il faudrait une étude plus systématique de la valeur de point au XXe siècle pour déterminer si cet emploi est lié à l’originaire manitobaine de l’auteure ou à une résurgence de point, avec une valeur littéraire, à partir de la deuxième moitié du XXe siècle. Dans Les Plouffe et Le Survenant, point est également employé en narration, mais moins fréquemment [Les Plouffe : contexte non partitif : 4,2 % (7/167) ; contexte partitif : 28,6 % (2/7) ; Le Survenant : contexte non partitif : 1 % (4/376) ; contexte partitif : 0 % (0/20)]. Cette différence d’emploi de point entre dialogues et narration met également en évidence la distinction importante, quant à la représentation de la langue, entre les dialogues et la narration, et de façon générale, entre le recours au théâtre de nature essentiellement dialogique et au roman.
310
Vers l’Ouest : les variétés de français laurentien
Tableau 8 Pourcentage d’emploi de point dans trois romans canadiens du milieu du XXe siècle, dont l’action se situe au Québec Dialogues Bonheur d’occasion Le Survenant Les Plouffe
Non partitif 0,2 % (1/490) 0,69 % (2/290) 0 % (0/564)
Partitif 0 % (0/42) 0 % (0/24) 0 % (0/41)
Les seules régions qui semblent avoir maintenu point sont certaines régions acadiennes, assez isolées, comme Pubnico (79 %) et la Baie Sainte-Marie (72 %) (Flikeid 1994 ; voir aussi Comeau 2007 pour la Baie Sainte-Marie). Au contraire, des régions comme l’Isle Madame, Pomquet et Chéticamp présentent un taux d’emploi de point d’à peine 1 %, à l’époque des enquêtes de Karin Flikeid dans les années 1980. Il faudrait vérifier si la progression de pas s’est produite au même moment que dans la vallée du Saint-Laurent pour ces dernières régions. La période à laquelle point a commencé à régresser a pu être différente, selon les régions acadiennes qui, aujourd’hui, présentent un emploi généralisé de pas ; faute de documents sur une période continue provenant de ces régions, il est extrêmement difficile de reconstituer ces étapes pour des régions individuelles. Dans des contes acadiens racontés par des locuteurs âgés du XXe siècle, donc nés à la fin du XIXe ou au début du XXe siècle, pas est généralisé à Chéticamp, comme il l’était lors de l’enquête de Flikeid, et dans trois régions de l’est du Nouveau-Brunswick.
311
France Martineau
Tableau 9 Fréquence d’emploi de point dans des contes acadiens
Fin XIXe s., début XXe s. 1880
1957
% de point (partitif et non partitif) 0 % (0/117)
1952-1954
0 % (0/31)
1909
1977
0 % (0/24)
Fin XIXe, début XXe s.
1959
0 % (0/19)
Date de naissance Chéticamp, NE Baie Sainte-Anne, comté de Northumberland, NB Sonier, comté de Gloucester, NB Acadieville, comté de Kent, NB
Date des entrevues
Ces résultats coïncident avec ceux trouvés dans des documents satiriques acadiens où l’on tente de représenter la langue orale. Dans Causerie memramcookienne, représentant la langue du sud-est du NouveauBrunswick à la fin du XIXe siècle, l’emploi de pas est omniprésent (0 % ou 0/35 : emploi de point). La régression de point dans ces régions a dû se produire au plus tard au XIXe siècle30.
5. « Je vas me grellié pour allez en Ville » : de l’oral à l’écrit Dans la comparaison entre la vallée du Saint-Laurent et la région du Détroit, le rythme de progression de la variante novatrice pas est différent, mais dans les deux communautés, à l’instar du Manitoba, de la NouvelleAngleterre et du Dakota, le choix de pas ou de point n’est pas fortement associé à une stratification sociale. Au contraire, la variable je vais / je vas / m’as, comme auxiliaire du futur périphrastique, est associée à une stratification sociale, dès l’époque classique en France. Nous examinerons comment s’est transplantée cette stratification en Nouvelle-France, mais surtout si elle se présente de la même façon dans le français de la vallée du Saint-Laurent et dans les variétés laurentiennes qui en sont issues. 30. Cette recherche sera possible lorsque nous aurons terminé le travail généalogique sur les origines géographiques des scripteurs acadiens de notre corpus.
312
Vers l’Ouest : les variétés de français laurentien
5.1 Contexte hexagonal en français classique En français classique, il y a alternance possible des formes je vais et je vas, à la première personne du singulier du verbe aller, dans sa fonction auxiliaire du futur, comme en (5). (5) Je vais/vas prendre un peu de repos. Au XVIIe siècle, la forme je vas a été une forme standard, au point où Vaugelas, en 1647, recommande d’employer à la cour je vas au lieu de je vais, qu’il juge trop provincial ou associé au français populaire de Paris. Mais, dès la fin du XVIIe siècle, il y a retournement et la forme je vas est associée au parler populaire. Ménage prend alors le contre-pied de Vaugelas et soutient qu’à la cour, on dit je vais, tournure qu’il recommande d’employer. On lit : « Messieurs de Port Royal qui disoient autrefois je vas trompez par la remarque de M. de Vaugelas lui-même qui veut qu’on dise va a dit le plus souvent vais31. » L’association de je vas aux classes basses dès le XVIIe siècle apparaît clairement dans une recherche en cours sur l’usage de je vas / je vas / m’as en français hexagonal parlé à partir d’un corpus de pièces de théâtre et de parodies des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles32. L’emploi de je vais est fortement lié aux classes hautes alors que la forme je vas est associée aux classes populaires.
Tableau 10 Fréquence d’emploi de je vas / je vais selon la classe sociale, aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles dans des pièces de théâtre en France XVIIe s. 10 % (38/373) 0 % (0/120) 50 % (12/24)
XVIIIe s. Classe haute ,4 % (1/278) Classe moyenne 32 % (45/141) Basse classe 51 % (20/39)
XIXe s. 5 % (5/111) 12 % (21/177) 84 % (129/153)
31. Cité dans Fouché (1967 : 426). Dans Martineau et Mougeon (2003), nous montrons que le statut non normé de je vas est quasiment réglé en français oral dès le XVIIe siècle. 32. Martineau et Mougeon (2005).
313
France Martineau
Dans la fonction de futur périphrastique, une troisième variante existe en français canadien, la forme m’as33. (6) M’as prendre un peu de repos. L’absence de la forme m’as en français hexagonal et ses origines en français canadien restent à élucider. Le fait que m’as apparaisse aussi bien en français canadien que dans les créoles de colonies françaises porte à croire que cette forme était bien présente dans le français du XVIIe siècle, mais qu’elle était sans doute trop marquée socialement pour laisser des traces dans les documents écrits. 5.2 Vallée du Saint-Laurent aux XVIIIe et XIXe siècles Comme je l’ai montré34, la forme je vas est stigmatisée dans les documents écrits au XVIIIe siècle, en France et en Nouvelle-France. La scriptrice Élizabeth Bégon, appartenant à l’élite canadienne de l’époque, n’emploie que la variante je vais dans les lettres qu’elle adresse à son gendre (0 % : 0/25 de je vas en emploi futur périphrastique). On retrouve parfois la variante je vas au XVIIIe siècle chez des scripteurs plus malhabiles mais cet emploi, même chez cette classe, est très rare. Ce faible emploi de je vas à l’écrit, chez les scripteurs de l’élite mais aussi des classes moins favorisées, est sans doute en partie lié à la nature même du prestige de l’écrit. Comme on le voit dans le tableau 11, la stratification sociale de la variable est bien définie au XIXe siècle dans la vallée du Saint-Laurent. À l’écrit, je vais est la forme presque exclusive de la classe bourgeoise. La forme je vas n’est pas inconnue à l’écrit dans la classe populaire, mais la forme je vais, plus associée à la norme écrite, est bien présente.
33. La forme j’mas existe aussi. 34. Martineau (à paraître).
314
Vers l’Ouest : les variétés de français laurentien
Tableau 11 Distribution d’emploi de je vais et je vas chez des scripteurs nés et habitant dans la vallée du Saint-Laurent, et écrivant entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle (entre 1793 et 1913)35 36 Date de naissance
VAIS
VAS Élite
1769
3
0
1840
2
0 0 0
1860 Total élite
22 27 Non-élite
1806 1820 1840 1844 1860 entre 1840 et 1860 entre 1840 et 1860 entre 1840 et 1860 entre 1840 et 1860 entre 1840 et 1860 entre 1840 et 1860 entre 1840 et 1860 1864 1864 1867 Fin XIXe / Début XXe siècle Total non-élite
16 4 4 3 8 1 1 4 0 5 6 5 57
7 2 0 0 1 0 0 2 2 5 19
35. La forme m’as n’est pas employée à l’écrit. 36. Nous avons inclus pour le Québec des lettres écrites par des colons à leur curé, dans le cadre de la colonisation du Témiscouata (avant-dernière ligne du Tableau 11, Fin XIXe siècle/Début XXe siècle). Nous avons peu de renseignements sur ces colons ; la plupart sont sans doute originaires du Québec et sont nés durant le XIXe siècle.
315
France Martineau
À l’oral, la variante je vas a pu être mieux diffusée mais, pour le Canada, nous ne pouvons en retracer la stratification sociale pour le XVIIIe siècle, faute de documents oraux ou de représentations de l’oral. Cette lacune est en partie comblée pour la fin du XIXe siècle où nous pouvons avoir recours à des pièces de théâtre et des documents satiriques, écrits par des locuteurs canadiens, ainsi qu’à des entrevues et des contes enregistrés auprès de locuteurs âgés dans les années 1970. Ces locuteurs représenteraient, dans une logique où l’on tient compte de leur date de naissance plutôt que de leur date d’entrevue, le français de ces régions au début du siècle. Les données de représentation de l’oral proviennent d’une recherche préliminaire de Martineau et Mougeon (2005), fondée sur 5 pièces de théâtre québécoises. J’ai étendu l’analyse en ajoutant d’autres pièces de théâtre (15) et un long texte satirique (1). Les résultats font partie d’une recherche en cours. Le tableau 12 montre que, comme l’indiquait déjà le travail de Martineau et Mougeon (2005), dans l’esprit des auteurs de pièces de théâtre et de textes satiriques, la forme je vais est fortement associée au français de l’élite, celui des classes haute et moyenne, bien qu’elle ne soit pas exclue du français des classes basses. Au contraire, la variante je vas est fortement associée au français de basse classe. De façon notable, la variante m’as est complètement absente des pièces de théâtre, même chez les personnages populaires. Elle a certainement existé à l’époque, puisque le long texte satirique utilise cette variante pour caractériser le français populaire de basse classe.
316
Vers l’Ouest : les variétés de français laurentien
Tableau 12 Fréquence des variantes je vais/je vas/m’as du futur périphrastique dans des représentations de la langue orale de la vallée du Saint-Laurent, fin XIXe début XXe siècle Classe élevée
Théâtre Texte satirique Total
Classe moyenne
Théâtre Texte satirique Total
14 0 66,7 % (14/21)
Basse classe
Théâtre Texte satirique
9 24
Je vas 1 2 9,7 % (3/31) 6 1 33,3 % (7/21) 43 32
25,9 % (33/127)
59 % (75/127)
Total
Je vais 24 4 90,3 % (28/31)
M’as 0 0 0 % (0/31) 0 0 0 % (0/21) 0 19 15,1 % (19/127)
Le rapport étroit de m’as avec le parler des classes populaires apparaît de nouveau dans le tableau 13, qui présente la fréquence d’emploi des trois variantes dans des contes et des entrevues réalisées auprès de locuteurs, le plus souvent, des classes populaires. Ces contes et ces entrevues, enregistrés auprès de locuteurs nés au début du siècle, seraient représentatifs du français de la même époque que les pièces de théâtre et du texte satirique, si on admet que des enregistrements, effectués dans le dernier quart du XXe siècle auprès de gens nés au début du siècle, permettent de rendre compte de l’état d’une langue ancienne. Dans le tableau 13, la variante je vas apparaît aussi dans un rapport presque égal à m’as, ce qui suggère que je vas est loin d’avoir le statut soutenu de je vais et reste associé à un français courant, sinon populaire.
317
France Martineau
Tableau 13 Fréquence d’emploi de je vais / je vas / m’as dans des contes et des entrevues dans des communautés francophones Québec Contes
Ontario Entrevues Windsor/ Détroit
Contes Windsor/ Détroit
Manitoba Contes
Entrevues
Contes
Nord
Manitoba
Manitoba
Région de naissance
Québec
Date de naissance
1894-1896
Début du XXe siècle
1894
1914-1919
1901-1919
1865-1891
Date des documents
1960-1973
1966
1938-1940
1962-1968
Après 1975
1954-1971
Je vais
2,2 % (1/46)
14,3 % (1/7)
0 % (0/130)
0 % (0/283)
11,1 % (3/27)
0 % (0/27)
Je vas
58,7 % (27/46)
57,1 % (4/7)
51,5 % (67/130)
64,3 % (182/283)
51,8 % (14/27)
37 % (10/27)
M’as
39,1 % (18/46)
28,6 % (2/7)
48,5 % (63/130)
35,7 % (101/283)
37,1 % (10/27)
63 % (17/27)
Étant donné le statut de je vas à la fin du XIXe siècle – associé à un français populaire –, on est frappé dans le tableau 14 par l’emploi pour ainsi dire systématique de la forme je vas comme en (7), dans des lettres écrites par des scripteurs nés dans la région du Détroit (plus précisément, la ville de Windsor, pour cette période) et écrivant dans la première moitié du XXe siècle. (7) Je va rashèvé et mailé taleure. La fréquence de je vas chez les scripteurs de la région du Détroit ressemble à celle que l’on trouve dans deux autres corpus, de la NouvelleAngleterre et du Dakota, ce qui pourrait laisser supposer un effet de baisse de la pression normative en contexte minoritaire37. On ne peut toutefois exclure que ces scripteurs aient utilisé, de façon individuelle, la variante je vas à l’écrit, sans que le contexte minoritaire soit en cause. La présence élevée 37. Dans les lettres de ces communautés, on trouve plusieurs cas d’alternance de code ; par exemple : Lina Bob pi Dick mon appellé Dick pi Peggy son apré mové dans leur new apt. in Beverly Hills il von chez Bob Pour demin but I still will stay home and get my shopping and painting done
318
Vers l’Ouest : les variétés de français laurentien
de la variante je vais, au lieu de je vas, au Manitoba, dans des lettres très informelles de scripteurs, tous nés dans la région de Saint-Boniface, nous incite toutefois à envisager sérieusement l’hypothèse de l’influence du contexte minoritaire ; en effet, la présence du français dans la communauté de Saint-Boniface était encore très forte au moment de la rédaction des lettres.
Tableau 14 Fréquence d’emploi de je vais / je vas dans des lettres de scripteurs de quatre communautés francophones hors Québec, première moitié du XXe siècle38
Région de naissance Date de naissance Date des documents Je vais Je vas
Détroit
Manitoba
NouvelleAngleterre
Dakota
Lettres Windsor/Détroit
Lettres Manitoba
Lettres Québec
Journal Québec
1860-1900
1868-1911
1853-1880
1849
1900-1962
1903-1933
1912-1920
Après 1894
0 % (0/23) 100 % (23/23)
77,7 % (14/18) 22,3 % (4/18)
21,4 % (3/14) 78,6 % (11/14)
0 % (0/9) 100 % (9/9)
On peut émettre l’hypothèse que, sans contact continu avec le français et sa norme, ces scripteurs du Détroit, de la Nouvelle-Angleterre et du Dakota ont généralisé l’emploi de je vas de l’oral familier à l’écrit. L’utilisation plus restreinte du français dans la sphère publique aurait réduit leur sensibilité à la stratification sociale de la variante je vas. Comme le contexte de communication en français le plus fréquent demeure un contexte familial où le français vernaculaire est utilisé, ce contexte servirait de modèle à l’écrit en milieu minoritaire isolé. L’absence de la forme
38. La forme m’as n’est pas utilisée à l’écrit.
319
France Martineau
m’as dans les écrits de ces scripteurs, forme présente à l’oral, montre qu’il existe une sensibilité à la stratification sociale de la variante m’as alors que la forme je vas tend à remplacer la forme je vais à l’écrit. Dans une perspective historique, ces derniers résultats sont à mettre en relation avec ceux trouvés pour certaines communautés franco-ontariennes et québécoises contemporaines (voir chap. 12 pour un résumé plus complet). Au Québec, les recherches de Deshaies, Martin et Noël (1981) vont dans le même sens : l’emploi de je vas est neutre, peu importe l’éducation ou la classe sociale du locuteur39. Des résultats similaires ont été trouvés pour je vas en Ontario par Mougeon et ses collaborateurs dans plusieurs articles (mais avec des différences selon le niveau de restriction d’usage du français des communautés franco-ontariennes). Ainsi, dans le français des locuteurs de l’enquête de Welland en 1975 (Mougeon, Beniak et Valli 1988), l’emploi de la variante je vas est neutre parmi les classes sociales. Le chap. 12 de notre ouvrage révèle que dans le français des locuteurs de Hawkesbury, son emploi est également neutre. De plus, les auteurs notent une progression de la variante je vas entre les enquêtes de 1978 et de 2005 dans une communauté comme Hawkesbury, dont les locuteurs sont majoritairement francophones. Étant donné nos résultats pour la fin du XIXe siècle, où la variante je vas semble se cantonner encore dans les couches sociales plus basses, et ceux de Mougeon, Nadasdi et Rehner (chap. 12) qui trouvent une progression de l’emploi de je vas selon l’âge des enseignants – représentatifs de la norme scolaire –, on peut supposer que la progression de je vas à d’autres couches sociales a débuté récemment, sans doute dans la deuxième moitié du XXe siècle. Alors qu’en français hexagonal, je vais n’alterne qu’avec je vas, l’existence d’une troisième variante, m’as, clairement populaire, a pour conséquence un emploi social plus large et plus neutre de la variante je vas40. La progression de je vas bénéficie aussi de facteurs intrasystémiques de régularité morphologique : je vas est régulier, je vais ne l’est pas.
39. Cette neutralisation de la valeur populaire de je vas est clairement sentie par les auteurs de feuilletons télévisés québécois. Dans des émissions de la série La Vie la vie (9/11), mettant en scène des jeunes dans la trentaine de classe moyenne, l’emploi de je vas est prédominant et m’as est absent. Dans l’émission Ramdam, destinée aux jeunes adolescents, des membres de familles de la classe moyenne sont mis en scène ; l’emploi de je vas est prédominant (74/119). M’as n’apparaît que trois fois, dans la mise en scène d’un cauchemar. 40. Dans la plupart des études, les formes non pronominales et pronominales sont amalgamées. Pourtant, la stratification sociale et l’évolution de je vais / je vas et de je m’en vais / je m’en vas sont différentes. Voir Martineau et Mougeon (2005) et Mougeon (1996).
320
Vers l’Ouest : les variétés de français laurentien
Pour pouvoir mieux suivre la trajectoire de je vas au Canada, nous comptons poursuivre cette recherche par l’examen approfondi de données provenant de scripteurs/locuteurs nés durant la première moitié du XXe siècle. Comme la progression de je vas s’est produite des classes basses vers les classes hautes, les contes, qui reproduisent une langue populaire, sont ici de peu de recours pour suivre la trajectoire de cette variante, étant donné que dès le XVIIe siècle, la variante est employée par la classe populaire. Au contraire des contes, les entrevues, les pièces de théâtre et les lettres permettent de rendre compte de la dynamique entre les classes sociales. Ce sont ces documents qui doivent être examinés pour situer l’évolution de la variable du futur périphrastique dans la première moitié du XXe siècle. Il sera alors possible, espérons-le, de comprendre la progression de je vas au Canada français et ce qui relève d’une variété de langue en contexte minoritaire ou non.
Conclusion Notre recherche souligne l’importance d’examiner le rapport qu’entretiennent entre elles les différentes communautés francophones issues d’une même variété de langue. Pour mesurer ce qui est distinct des français des communautés issues de la vallée du Saint-Laurent, il faut tenir compte de l’emploi des mêmes phénomènes linguistiques à la même époque et dans une même classe sociale. Les deux phénomènes que nous avons examinés – alternance pas/ point et alternance je vais / je vas / m’as – montrent un patron très semblable d’une communauté à l’autre. Le Détroit présente un léger décalage dans la progression de pas, qui est résorbé dès la fin du XIXe siècle. Quant à la variante je vas, elle présente une même neutralisation d’emploi, sauf que cette neutralisation semble s’être propagée de l’oral à l’écrit chez les classes basses en milieu minoritaire. Ces différences sont-elles assez importantes pour définir la langue de ces communautés comme des variétés de français différentes de la variété souche ? Sans doute pas, puisqu’elles ne touchent pas à des différences structurales. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de différences structurales, comme peut-être l’emploi des particules verbales, mais il reste à le démontrer. Un autre aspect qui se dégage de notre étude est la complexité de la description du tissu social, selon les époques et les régions. Si certains scripteurs se classent facilement dans une catégorie, d’autres ont une identité 321
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sociale beaucoup plus complexe dont les traits linguistiques ne sont qu’un aspect. Le classement des scripteurs par lieu d’origine permet un premier tri objectif, indépendant du texte. Pourtant, on doit se demander à quel moment un individu cesse d’appartenir comme locuteur à son lieu d’origine et adopte l’identité de la communauté à laquelle il s’intègre. Enfin, l’étude de la langue du XIXe siècle et des siècles qui précèdent ne peut se fonder sur de véritables situations de communication verbale, comme les entrevues sociolinguistiques modernes. Lorsque les sources disponibles sont des représentations d’une situation de communication – lettres, théâtre ou contes –, il y a nécessairement diffraction. Cette diffraction peut être causée par l’écart entre le code oral et écrit, comme dans des lettres familiales, par l’écart entre la situation de communication et sa mise en scène, pour le théâtre et le conte, ou encore par le caractère parodique et stylisé des pièces de théâtre ou le caractère archaïsant et rural des contes. Ce serait un leurre méthodologique de croire que l’un de ces types de document, à lui seul, peut rendre compte de la langue ancienne.
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Évolution de l’alternance je vas/je vais/je m’en vas/je m’en vais/m’as dans le parler d’adolescents franco-ontariens (1978-2005)
Raymond Mougeon, Université York, Campus Glendon Terry Nadasdi, University of Alberta Katherine Rehner, University of Toronto/Mississauga
Introduction
L
e présent chapitre traite de l’alternance entre je vas, je vais, je m’en vas, je m’en vais et m’as exprimant le futur ou l’habituel. Notre étude repose sur deux corpus de français ontarien parlé recueillis, l’un en 1978 et l’autre en 2005, parmi des locuteurs adolescents dans des écoles secondaires de langue française de l’Ontario (au Canada). Notre étude s’inscrit dans le cadre d’un nouveau projet de recherche sociolinguistique dont le but principal est de décrire et d’expliquer les changements dans l’usage des variantes sociolinguistiques qui se sont produits durant la période de 28 ans qui sépare la collecte des deux corpus1. Nous 1. Ce projet de recherche se distingue des études antérieures sur le changement linguistique en français parlé ontarien effectuées à l’aide de corpus recueillis auprès d’échantillons transversaux de locuteurs qui ont fourni des données en temps apparent. Nous renvoyons le lecteur à Blondeau (2006) pour une discussion du caractère incontournable des données en temps réel en vue de documenter le changement linguistique. Les cochercheurs de ce projet sont Raymond Mougeon, Terry Nadasdi et Katherine Rehner. Nous sommes redevables au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et au ministère de l’Éducation de l’Ontario, qui ont financé la collecte de ces corpus et une partie de l’analyse préliminaire des
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nous concentrons sur le parler des adolescents de la communauté francophone fortement majoritaire de Hawkesbury et sur celui des adolescents de Pembroke, localité où les francophones ne constituent qu’une faible minorité. Dans ces deux communautés situées à proximité de la rivière des Outaouais, frontière naturelle entre l’Ontario et le Québec, la majorité des francophones sont d’origine québécoise, et cette origine remonte plus ou moins loin dans le temps2. Cela dit, tous les locuteurs inclus dans nos échantillons sont nés sur place ou dans les localités ontariennes avoisinantes. À Hawkesbury, en 1978, la grande majorité des locuteurs adolescents utilisaient le français beaucoup plus souvent que l’anglais dans la vie de tous les jours (usagers non restreints du français). Toutefois, en 2005, si les usagers non restreints du français étaient toujours majoritaires, près du quart des adolescents employait régulièrement le français et l’anglais dans la vie de tous les jours (usagers semi-restreints du français). Inversement, à Pembroke, en 1978, la grande majorité des adolescents francophones étaient des usagers semi-restreints et des usagers restreints (locuteurs qui communiquaient plus souvent en anglais qu’en français). En 2005, la génération adolescente francophone n’inclut que des locuteurs restreints. Après avoir passé en revue les recherches sociolinguistiques qui ont examiné la variable je vas/je vais/je m’en vas/m’as en français québécois et ontarien, nous fournissons les grandes lignes de l’évolution de cette variable, de la période classique à la période contemporaine. Nous abordons ensuite les résultats de la présente étude et mettons au jour plusieurs aspects d’une divergence accrue, de 1978 à 2005, entre le parler des adolescents de Hawkesbury et celui de Pembroke. Cette évolution divergente se traduit par une nette augmentation de la fréquence de je vais et la quasi-disparition de m’as dans le parler des adolescents de Pembroke et par la montée de je vas, la relative stabilité de m’as et la marginalité persistante de je vais dans le parler des adolescents de Hawkesbury. Ajoutons qu’à Hawkesbury la montée de la variante je vas fait partie d’un processus de valorisation impulsé par les locuteurs des couches sociales les plus élevées, alors qu’à Pembroke, ces mêmes locuteurs sont à l’avant-garde de la montée de je vais.
données. Nous tenons à exprimer notre profonde gratitude à France Martineau pour sa lecture critique d’une première version de notre étude. Ses précieux commentaires nous ont permis d’améliorer substantiellement la forme et le fond du présent article. 2. À Hawkesbury, les premiers immigrants en provenance du Québec sont arrivés durant la première moitié du XIXe s. et à Pembroke au début du XXe s. Dans ces deux communautés, l’immigration québécoise a continué avec plus ou moins d’intensité jusqu’à récemment.
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Dans la discussion des résultats de la présente étude, nous nous penchons sur les facteurs linguistiques et extralinguistiques qui ont pu entraîner l’accroissement de la divergence relative au parler des adolescents de ces deux communautés : i) acceptabilité des variantes (telle qu’indiquée par leur fréquence d’usage dans le discours des enseignants des élèves) ; ii) valeur stylistique des variantes (telle qu’indiquée par l’influence éventuelle de la nature [in]formelle des sujets abordés dans l’entrevue avec les élèves) ; iii) classe sociale et sexe des locuteurs ; et iv) niveau de restriction de leur emploi du français. Finalement, nous comparons les résultats de la présente étude à ceux de deux autres études de la variation dans le parler de ces mêmes adolescents. Cette comparaison nous permet de revenir sur la question des facteurs qui pourraient contribuer à la divergence sociolinguistique entre ces deux communautés. 1. Recherches sur la variation vas/vais/m’as Plusieurs études reposant sur des corpus de français québécois ou ontarien parlé ont attesté les variantes je vas/je vais/je m’en vas/je m’en vais/m’as employées comme auxiliaires (Deshaies, Martin et Noël 1981, Mougeon 1996, Mougeon et Beniak 1991 et Mougeon, Beniak et Valli 1988). Dans ces deux variétés de français, quand ces formes remplissent la fonction d’auxiliaire, elles peuvent exprimer le temps futur ou l’aspect habituel. Les exemples 1 à 8 tirés des corpus de Welland (1975) et de Hawkesbury et Pembroke (2005), désignés respectivement ci-dessous à l’aide des lettres W, H et P, illustrent ces deux catégories grammaticales3. A) Le futur Je vais 1) H je m’améliore beaucoup, je pense que je vais avoir une belle note cette année Je vas 2) P je vas aller jusqu’à ma treizième année, je pense Je m’en vais 3) W je m’en vais vous dire pourquoi 3. L’emploi de la variante je m’en vais semble très rare en français ontarien. Nous n’en avons trouvé qu’une seule occurrence dans le corpus du français parlé à Welland, où elle exprime le futur.
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Je m’en vas 4) H ça dérange pas, après ça je m’en vas poursuivre mes études M’as 5) H ça va dépendre dans quelle branche m’as m’en aller B) L’aspect habituel Je vais 6) H mais quand c’est des films, des fois je vais les écouter en anglais à cause Je vas 7) P si je sais pas dire le mot en français, je vas juste le dire en anglais Je m’en vais (non attesté) Je m’en vas (non attesté) M’as 8) H à part des fois, des films, m’as les louer en anglais Signalons d’emblée que la variante m’as est typique des variétés de français québécois ou issues des diasporas québécoises. Par contraste, elle est rare ou absente du français acadien. Nous renvoyons le lecteur à Dörper (1990) et Mougeon (1996) pour quelques hypothèses sur les origines de cette variante dans les parlers de l’Hexagone. Nous aborderons aussi brièvement cette question dans la section historique de la présente étude. Finalement, on peut mentionner que si la grande majorité des études ayant attesté les variantes illustrées ci-dessus notent leur emploi pour exprimer le futur, celles qui se sont penchées sur leur emploi pour exprimer l’aspect habituel sont rares (Leblanc 20064 et Mougeon, Nadasdi et Rehner 2005).
4. Précisons que l’étude de Leblanc ne porte pas sur le micro-système variationnel je vas/je vais/je m’en vas/m’as, mais sur le phénomène plus général de l’alternance entre le futur périphrastique (aller + infinitif) et le présent de l’indicatif pour exprimer l’habituel, à toutes les personnes.
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On ne manque pas d’études qui ont attesté les formes je vas, je vais, je m’en vas, je m’en vais et m’as dans les variétés de français d’Amérique du Nord contemporaines. Toutefois, peu d’entre elles ont mesuré la fréquence discursive de toutes ces variantes et en particulier des variantes réfléchies. À notre connaissance, seul Mougeon (1996) a calculé le taux de fréquence des cinq variantes dans le corpus du français parlé à Sherbrooke et celui du français parlé à Welland. Ce calcul a notamment mis au jour la fréquence très marginale des variantes réfléchies je m’en vais (0,2 %) et je m’en vas (1,8 %), par opposition à celle de je vais (24 %), m’as (25 %) et je vas (60 %)5. Nous reviendrons sur ces résultats dans la partie historique de la présente étude. En ce qui concerne l’effet de l’appartenance socio-économique des locuteurs sur la fréquence d’emploi des variantes, un nombre limité d’études a examiné cette question pour ce qui est des variétés de français québécois et ontarien. Commençons par les études qui ont porté sur le québécois. Dans un corpus de langue orale recueilli en 1977 auprès d’adolescents (de 10 à 17 ans) à Saint-Sauveur et Sainte-Foy (respectivement un quartier populaire et un quartier résidentiel de la ville de Québec), Deshaies, Martin et Noël (1981) ont trouvé que la fréquence de je vais était de 5 % et celles de je vas et m’as, de 75 % et 20 %. De plus, elles ont trouvé que la fréquence de je vas et m’as variait peu d’un quartier à l’autre. Selon elles, ce dernier résultat indique que ces deux formes sont des traits informels du « vernaculaire des jeunes de Sainte-Foy et de Saint-Sauveur, en ce que les différences retrouvées sont davantage imputables à des causes individuelles qu’à des causes sociales6 ». Dans le corpus de Sherbrooke (recueilli par Normand Beauchemin et Pierre Martel durant les années 1971 à 1973 et n’incluant que des locuteurs adultes7), Mougeon (1996) a trouvé les taux de fréquence suivants : i) je vais (18 %) ; ii) je vas (62 %) et iii) m’as (20 %)8. Il est probable que la plus grande fréquence de la variante standard je vais dans le corpus de Sherbrooke
5. Ces pourcentages représentent la fréquence des variantes dans les deux corpus. Mougeon (1996) ne fournit pas de pourcentages séparés pour chacun des deux corpus. 6. Parmi ces différences « individuelles », on doit mentionner l’effet du sexe sur l’emploi de m’as observé à Saint-Sauveur, qui se traduit par l’emploi plus fréquent de cette forme par les garçons que par les filles. 7. Les plus jeunes locuteurs de ce corpus avaient 20 ans et leur âge moyen se situait à 40,3 ans. 8. Dans son analyse de la variation dans le corpus de Sherbrooke, Mougeon (1996) a combiné les variantes réfléchies m’en vas et m’en vais avec leur contrepartie simple.
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que dans celui de Québec reflète en partie la différence d’âge entre les locuteurs. Autrement dit, il se pourrait qu’en vertu de leur scolarité plus élevée et de leur insertion professionnelle, les locuteurs adultes soient plus sensibles à la plus-value de je vais que les jeunes adolescents. Cette hypothèse est confortée par le plus grand usage de je vais, dans le corpus de Sherbrooke, par les locuteurs au niveau d’éducation plus élevé. De plus, m’as y est fortement associé au parler des locuteurs dont le niveau d’éducation est le plus bas et, inversement, est presque totalement évité par les locuteurs plus instruits. Par contre, la fréquence de je vas ne varie pratiquement pas en fonction du niveau d’éducation. À la lumière de ces résultats, on peut formuler l’hypothèse qu’au Québec, la scolarisation poussée pourrait favoriser l’usage de je vais et entraîner une diminution de m’as, mais pas de je vas, tout au moins en situation d’entrevue enregistrée. En d’autres termes, à l’opposé de je vais et m’as, je vas serait plutôt neutre, du point de vue sociostylistique, et les locuteurs tendraient à l’éviter seulement dans les situations de communication orale très formelles. À présent, faisons état des résultats de la recherche sur le français parlé ontarien. Dans le corpus du français parlé à Welland (qui inclut surtout des locuteurs adultes et est recueilli en 1975), Mougeon, Beniak et Valli (1988) ont mis au jour des corrélations qui vont dans le sens des observations de Mougeon (1996). En effet, la fréquence des variantes était très similaire à celle trouvée dans le corpus de Sherbrooke9 et, d’autre part, je vais et m’as étaient porteurs d’une marque socio-symbolique. Ces expressions étaient associées respectivement au parler des locuteurs du sexe féminin et des couches sociales les plus élevées et au parler des locuteurs du sexe masculin et des couches sociales les plus basses. Quant à je vas, elle n’était influencée ni par le sexe ni par la classe sociale. Dans leur recherche sur un corpus de français parlé recueilli en 1978 auprès de locuteurs adolescents (15 à 18 ans) dans les communautés francophones de Hawkesbury, Cornwall, North Bay et Pembroke, Mougeon et Beniak (1991) sont arrivés aux résultats qui suivent. Tout d’abord, dans les deux communautés ciblées par leur étude, Hawkesbury et Pembroke, la fréquence de je vais est faible (respectivement 3 % et 10 %)10. Cela dit, la différence entre ces deux pourcentages est statistiquement significative et, 9. À Welland, la fréquence des variantes je vas, je vais et m’as était respectivement de 55 %, 16 % et 23 %. Ici encore, ces pourcentages incluent le nombre très marginal d’emplois de je m’en vas et je m’en vais. 10. On peut noter à nouveau que, dans le parler de locuteurs adolescents, la fréquence de je vais peut être qualifiée de marginale.
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selon Mougeon et Beniak (1991), elle reflète le fait que, parmi les adolescents de Pembroke en 1978, on trouvait en majorité des locuteurs restreints, individus plus ou moins coupés du vernaculaire et donc particulièrement affectés par l’influence normalisatrice de l’école de langue française. Par contre, pour je vas et m’as, ces chercheurs n’ont pas trouvé de différences de fréquence significatives entre les deux communautés. En d’autres mots, en 1978, à Pembroke, on observait une légère tendance à la standardisation (emploi plus fréquent de je vais), mais pas encore de tendance au déclin de la variante vernaculaire m’as. Mougeon et Beniak (1991) ont aussi mesuré l’influence de ces facteurs : appartenance socio-économique, sexe et niveau de restriction dans l’emploi du français. Toutefois, leur évaluation de cette influence a reposé sur une analyse factorielle où les adolescents des quatre communautés mentionnées ci-dessus étaient regroupés. Les résultats de ces auteurs représentent donc, au mieux, des tendances générales qui demanderaient à être vérifiées par des analyses où chaque communauté serait considérée séparément. Dans la présente étude, nous allons entamer cette vérification, puisque l’effet des paramètres linguistiques et extralinguistiques de la variation a été évalué par le biais d’analyses factorielles où les deux communautés sont séparées. Nous résumons les principaux résultats de Mougeon et Beniak (1991) : a) aucune influence de l’appartenance socio-économique sur la fréquence de je vas, je vais et m’as ; b) association de je vais avec les locuteurs du sexe féminin et de m’as avec ceux du sexe masculin ; c) aucune influence du niveau de restriction sur la fréquence des variantes. Selon ces auteurs, ce dernier résultat était pour le moins surprenant, car à la lumière des résultats d’études consacrées à d’autres variables sociostylistiques, ils s’attendaient à trouver que les locuteurs restreints se distinguent des autres par un emploi plus fréquent de la variante formelle je vais et moins fréquent de la variante vernaculaire m’as. Il sera donc intéressant de vérifier si les analyses factorielles séparées confirment ces résultats.
2. Méthodologie : collecte des corpus Comme nous l’avons indiqué plus haut, les deux corpus sur lesquels repose la présente étude permettent de mesurer le changement linguistique à l’aide de données en temps réel. En effet, en 1978 et en 2005, nous avons ciblé la même génération de locuteurs (des élèves de 9e et de 12e année) et les mêmes communautés franco-ontariennes, celles de Hawkesbury et Pembroke. De plus, nos corpus ont été recueillis à l’aide d’entrevues enregistrées 333
Raymond Mougeon, Terry Nadasdi et Katherine Rehner
qui abordaient les mêmes sujets ou des sujets similaires (les réalités de 2005 n’étant pas toujours les mêmes qu’en 1978) auprès d’échantillons de locuteurs recueillis selon les même critères (voir ci-dessous). Nous avons voulu ainsi assurer le maximum de comparabilité entre les corpus de 1978 et de 2005. Le tableau 1 fournit des données sur les échantillons de locuteurs interviewés en 1978 et en 2005. Ces données suscitent plusieurs remarques. Quant aux trois niveaux de restriction linguistique (non restreint, semi-restreint et restreint), nous renvoyons le lecteur à Mougeon et Beniak (1991) pour une discussion de ce concept et des situations de communication que nous avons retenues pour calculer un indice de restriction dans l’emploi du français pour chaque locuteur. Celui-ci peut se lire comme un pourcentage du temps où les locuteurs communiquent en français (plutôt qu’en anglais) dans ces situations – locuteurs non restreints = 80-100 ; locuteurs semi-restreints = 45-79 ; locuteurs restreints = 5-4411. Contentons-nous de signaler qu’il s’agit des situations de la vie quotidienne associées à l’emploi de la variété vernaculaire (communication avec les parents, frères et sœurs, amis, etc.). On peut donc partir de l’hypothèse que plus le niveau de restriction est élevé, plus le locuteur est coupé du vernaculaire et, conséquemment, susceptible d’être influencé par l’effet standardisateur de l’école, hypothèse maintes fois confirmée dans les recherches réalisées à l’aide du corpus de 1978 (voir Mougeon 2004 pour les cas de standardisation attestés par ces recherches). De plus, étant donné que la fréquence d’usage du français a été mesurée par rapport à celle de l’anglais, le niveau de restriction dans l’emploi du français fournit aussi une mesure du niveau de contact avec l’anglais, mesure pertinente dans le cas de variables sociolinguistiques dont certaines variantes sont susceptibles de voir leur fréquence affectée par la convergence intersystémique.
11. La valeur de 5 % est la plus basse trouvée dans nos échantillons.
334
Évolution de l’alternance je vas/je vais/je m’en vas/je m’en vais/m’as...
Tableau 1 Répartition de locuteurs selon la communauté, la restriction dans l’usage du français et la classe sociale en 1978 et 2005 Communautés Facteurs externes Non restreints
Hawkesbury 1978 2005 19 95 % 37 74 %
Semi-restreints
1
Restreints
0
Classe sociale (parents) Professionnelle/ semi-professionnelle Moyenne Ouvrière
5 %
13
26 %
0
Pembroke 1978 2005 2
13 14
7 % 0 45 % 0 48 % 31
100 %
6
30 %
17
34 %
6
21 %
7
23 %
7
35 %
16
32 %
14
48 %
17
54 %
7
35 %
17
34 %
9
31 %
7
23 %
Le tableau 1 révèle aussi, de 1978 à 2005, une augmentation de la proportion d’adolescents dont l’usage du français est restreint, dans les deux communautés. En fait, à Pembroke, l’augmentation est telle que l’échantillon n’inclut plus que des locuteurs restreints et, à Hawkesbury, elle se traduit par la présence de plus du quart de locuteurs semi-restreints, alors qu’il n’y en avait que 5 % en 1978. Bien loin d’être attribuables à des différences de critères d’échantillonnage d’une étude à l’autre, ces fluctuations reflètent une montée de la fréquence d’emploi de l’anglais par les adolescents dans les communautés francophones ciblées par notre recherche, confirmée par des enquêtes par questionnaire auprès de tous les élèves de 9e et de 12e année des écoles de langue française en 1978 et 2005 (Mougeon, Rehner et Alexandre 2005)12. En ce qui concerne l’appartenance socio-économique des élèves, nous nous sommes servis des informations fournies par les élèves sur l’oc12. Nous n’avons pas effectué d’enquête par questionnaire à Hawkesbury en 1978. Les données des recensements de 1981 et de 2001 révèlent que la proportion des individus de langue maternelle française âgés de 10 à 19 ans qui sont bilingues selon le critère définitoire de Statistique Canada (répondants qui déclarent être capables de soutenir une conversation en français et en anglais) est passée de 64 % à 82 % et inversement que la proportion des répondants unilingues francophones (individus qui déclarent ne pouvoir converser qu’en français) est passée de 36 % à 18 % !
335
Raymond Mougeon, Terry Nadasdi et Katherine Rehner
cupation de leurs parents lors des enquêtes par questionnaire mentionnées ci-dessus. Ces informations nous ont permis de distinguer trois groupes selon l’échelle occupationnelle de Blishen (1987) ; cf. les trois catégories socioéconomiques mentionnées dans le tableau 113. Les informations sur l’appartenance socio-économique de tous les élèves de 9e et de 12e année recueillies lors des enquêtes par questionnaire nous fournissent une idée du milieu socio-économique local dans lequel sont insérés les adolescents que nous avons interviewés. Il ressort de ces informations qu’à Hawkesbury, ville dont l’économie repose surtout sur le secteur secondaire traditionnel (ex. : industries du bois et du papier), au sein de la population francophone active, les individus qui proviennent de la classe ouvrière constituent la majorité (45 %), ceux qui proviennent de la classe moyenne arrivent au deuxième rang de fréquence (39 %) et ceux qui appartiennent à la classe professionnelle ou semi-professionnelle constituent une minorité (16 %) ; voir Mougeon, Rehner et Alexandre (2005). Par contraste, d’après les résultats de nos enquêtes par questionnaire, à Pembroke, ville dont l’économie est plus diversifiée que celle de Hawkesbury, au sein de la minorité francophone active, on observe la distribution suivante : classe ouvrière (30 %) ; classe moyenne (48 %) ; et classe (semi-)professionnelle (22 %)14. Précisons finalement que, pour être inclus dans notre échantillon, en 1978 comme en 2005, les adolescents devaient avoir vécu au moins 12 ans dans leur localité de résidence et avoir au moins un parent de langue maternelle française15. Comme nous l’avons mentionné plus haut, dans les études effectuées à l’aide du corpus adolescent de 1978, on a souvent trouvé que le parler des locuteurs restreints était plus standardisé que celui des locuteurs non restreints. 13. (Semi-)professionnelle : occupations comprises entre .60 et l’indice supérieur sur l’échelle de Blishen ; moyenne : occupations comprises entre .40 et .59 ; et « ouvrière » : occupations dont l’indice est inférieur à .40. 14. Comme le montre le tableau 1, à Hawkesbury en 1978 et en 2005, nous avons sélectionné des échantillons de locuteurs incluant une proportion « égale » d’individus dans les trois groupes sociaux (échantillons pondérés), car les effectifs étudiants étaient suffisamment élevés. À Pembroke, faute d’effectifs étudiants suffisamment élevés, nous n’avons pas pu pondérer l’échantillon, et la distribution des locuteurs dans les trois classes sociales reflète, en 1978 et en 2005, celle que l’on peut observer dans la population générale. 15. L’inclusion d’adolescents issus de mariages mixtes de notre échantillon est motivée par l’importance numérique croissante de l’exogamie linguistique au sein de la population francophone de l’Ontario. Selon les données du recensement canadien, de 1971 à 2001, au sein de la population francophone de l’Ontario, le taux de mariages mixtes (francophone~anglophone) a augmenté de 30 % à 48 %.
336
Évolution de l’alternance je vas/je vais/je m’en vas/je m’en vais/m’as...
Toutefois, faute de données sur l’input éducationnel des élèves, on n’a pas pu déterminer dans quelle mesure ce résultat reflétait l’influence conjuguée de l’école et de la sous-utilisation du français dans les situations informelles. Ainsi, dans le cas des variantes fortement stigmatisées, on s’attendrait à ce que les enseignants ne les utilisent pas (ou marginalement) en salle de classe. On peut donc supposer que l’input éducationnel des élèves viendrait renforcer la dévernacularisation du parler des locuteurs restreints. Par contraste, dans le cas de variantes non standard moins stigmatisées, on peut s’attendre à ce que les enseignants les utilisent dans une certaine mesure en salle de classe, et donc on pourrait supposer que la dévernacularisation du parler des locuteurs restreints serait moins marquée. Dans le but de pousser plus loin notre réflexion sur cette question, nous avons recueilli un corpus de français parlé en salle de classe, par le biais d’enregistrements effectués dans les classes de 9e, 10e, 11e et 12e année où enseignent des professeurs de français et d’autres matières dans les écoles où nous avons recueilli notre corpus de français parlé adolescent. Ces enregistrements ont été effectués par les enseignants à l’aide d’une enregistreuse attachée à leur ceinture.
Tableau 2 Caractéristiques socioprofessionnelles des enseignants
Sexe Masculin Féminin Groupe d’âge 20-29 ans 30-49 ans 50-59 ans Lieu de naissance Ontario Québec Autre province Autre pays Matières enseignées Français Autres
Hawkesbury (N) %
Pembroke (N) %
Total (N) %
(11) 50 (11) 50
(7) 39 (11) 61
(18) 46 (22) 54
(7) 32 (6) 27 (9) 41
(3) 17 (13) 72 (2) 11
(10) 25 (19) 48 (11) 27
(19) 86 (3) 14 (0) 0 (0) 0
(10) 56 (5) 28 (1) 5 (2) 11
(29) 72 (8) 20 (1) 2,5 (2) 5
(10) 46 (12) 54
(2) 11 (16) 89
(12) 30 (28) 60 337
Raymond Mougeon, Terry Nadasdi et Katherine Rehner
En plus de fournir des éléments de réponse à la question mentionnée ci-dessus, comme le montre le tableau 2, ce corpus nous permet de mesurer l’influence de plusieurs caractéristiques socioprofessionnelles des enseignants (le sexe, l’âge, le lieu de naissance et la discipline enseignée). On notera toutefois que, dans le corpus de Pembroke, il sera difficile de mesurer l’influence de tous ces facteurs, étant donné le faible nombre d’enseignants de français et d’enseignants jeunes ou âgés16. Cela dit, le français parlé en salle de classe par les enseignants des écoles franco-ontariennes n’a fait l’objet d’aucune recherche variationniste17. Notre corpus de discours enseignant est donc susceptible de produire des résultats originaux et intéressants. D’une façon plus générale, comme on pourra le constater, le corpus de discours des enseignants a aussi l’intérêt non négligeable de fournir une mesure de la marque sociostylistique des variantes en milieu éducationnel. Une telle mesure est susceptible de jeter un éclairage complémentaire intéressant sur l’influence de plusieurs facteurs extralinguistiques sur la variation – notamment l’appartenance socio-économique, le sexe des locuteurs et la nature (in)formelle des sujets abordés dans l’entrevue.
3. Hypothèses de la présente étude Quant au discours des enseignants, la seule étude réalisée jusqu’à présent à partir du corpus de 2005 a examiné la variable parce (que) / (à) cause (que). Cette étude a révélé que, dans l’ensemble, les enseignants de Hawkesbury et de Pembroke emploient la variante non standard (à) cause (que) peu souvent en salle de classe. Toutefois, à Hawkesbury, communauté où cette variante a effectué une montée spectaculaire dans le discours des adolescents (voir ci-dessous), les enseignants les plus jeunes l’utilisent plus souvent que les plus âgés. À la lumière de ces premiers résultats, nous nous attendons à trouver, dans le discours des enseignants, une nette tendance à l’évitement de m’as, un emploi plus fréquent de je vais que de je vas et l’influence des caractéristiques socioprofessionnelles des enseignants sur l'emploi de l'une ou l'autre des variantes.
16. La répartition inégale des enseignants de Pembroke dans les différentes catégories considérées reflète en grande partie la faiblesse des effectifs (élèves et enseignants) dans l’école secondaire de langue française à Pembroke. 17. Les sociolinguistes commencent tout juste à examiner celui des enseignants québécois (Poplack 2007a et b).
338
Évolution de l’alternance je vas/je vais/je m’en vas/je m’en vais/m’as...
Du côté des adolescents, nous nous attendons à une fréquence des variantes réfléchies je m’en vais et je m’en vas très marginale aussi bien à Hawkesbury qu’à Pembroke. Cette hypothèse reflète les résultats de l’étude de Mougeon (1996), qui a trouvé que je m’en vais et je m’en vas étaient très rares dans le français parlé en Estrie et à Welland (corpus recueillis durant les années 1970). On se souviendra aussi que, dans le parler des adolescents de Hawkesbury et de Pembroke, la variante je vais était rare en 1978, mais que les adolescents de Pembroke l’employaient plus souvent que ceux de Hawkesbury, différence qui reflétait la présence à Pembroke d’une majorité de locuteurs restreints. Étant donné qu’en 2005, il n’y a plus que des locuteurs restreints à Pembroke, on s’attend à ce que la fréquence de cette variante ait sensiblement augmenté de 1978 à 2005 dans cette communauté et que la différence intercommunautaire se soit accentuée. Pour cette même raison, on s’attend à observer, en 2005, une diminution considérable de la fréquence de la variante vernaculaire m’as. Pour ce qui est de je vas, il est plus difficile de formuler une hypothèse sur son évolution. Si sa régularité morphologique peut être un facteur propice à son maintien, si jamais les enseignants montraient une nette préférence pour je vais, cela pourrait entraîner une diminution de je vas. En ce qui a trait à Hawkesbury, de 1978 à 2005, il est vrai que la proportion des locuteurs semi-restreints a augmenté ; cependant, la proportion des locuteurs restreints est restée marginale. Étant donné que les locuteurs semi-restreints sont moins coupés du vernaculaire que les locuteurs restreints, il ne nous semble pas que leur augmentation au sein de la génération adolescente constitue une évolution susceptible d’entraîner d’importants changements dans la fréquence des variantes. Nous estimons donc plus prudent de partir de l’idée que la question de l’impact éventuel de cette augmentation sur la fréquence des variantes est ouverte. En ce qui concerne la classe sociale, Mougeon et Beniak (1991) avaient trouvé que ce facteur n’avait pas d’influence significative sur la variation en 1978, mais on se souvient que ces auteurs étaient arrivés à ce résultat avec une analyse factorielle où les adolescents des quatre communautés étaient regroupés. Étant donné que dans la présente étude les deux communautés seront séparées, nous partons de l’idée que la question de l’influence de la classe sociale est ouverte. En d’autres termes, nous estimons qu’il n’est pas exclu que l’on trouve que, dans l’une ou l’autre des deux communautés, ce facteur influence la fréquence des variantes en 1978 ou en 2005, en particulier m’as et je vais, formes qui, dans les recherches antérieu339
Raymond Mougeon, Terry Nadasdi et Katherine Rehner
res, se sont avérées porteuses de marque sociale. Pour la même raison, nous estimons que les questions d’influence du sexe des locuteurs et de restriction dans l’usage du français sont ouvertes. Finalement, nous allons examiner deux facteurs dont l’influence n’a pas été mesurée dans les travaux antérieurs sur l’alternance je vais/je vas/je m’en vais/je m’en vas. Il s’agit du niveau de formalité des sujets abordés dans l’entrevue18 et de la catégorie grammaticale exprimée par l’auxiliaire. À la lumière des travaux antérieurs reposant sur le corpus de 1978 (cf. Mougeon et Nadasdi 1998 et Nadasdi 2005 pour une synthèse de ces travaux), nous nous attendons à ce que l’influence de ces deux facteurs se manifeste plus clairement à Hawkesbury qu’à Pembroke (voire qu’elle soit absente à Pembroke) et que cette différence soit encore plus marquée en 2005. En effet, dans ces travaux antérieurs, on a trouvé que dans les parlers des locuteurs restreints, les contraintes extralinguistiques et linguistiques de la variation tendent à s’estomper, résultat qui reflète l’utilisation du français par ces locuteurs dans un éventail limité de situations de communication19. Les corrélations attendues avec le degré de formalité du sujet sont les suivantes : une association entre les sujets formels et je vais, entre les sujets informels et m’as, et peu ou pas d’influence de la formalité/informalité des sujets sur je vas. En ce qui a trait à la corrélation avec la catégorie grammaticale, nous estimons qu’il s’agit d’une question ouverte.
4. Bref survol de l’histoire de l’alternance je vais/je vas/je m’en vais/ je m’en vas durant les quatre siècles derniers Avant de présenter notre étude du changement linguistique, sur une période somme toute assez courte, il n’est sans doute pas inintéressant de rappeler brièvement les grandes étapes de l’évolution des variantes ciblées
18. On trouvera en appendice (tableau A) les catégories de sujets abordés dans les entrevues avec les adolescents et leur répartition selon une opposition binaire (sujets formels – sujets informels). 19. Par exemple, dans une recherche sur l’effacement de /l/ dans les articles et pronoms objets, Tennant (1995) a trouvé que, dans le parler des locuteurs restreints de North Bay, l’effet du degré de formalité/informalité de la communication et celui de la classe sociale disparaissaient. Mougeon et Beniak (1995), quant à eux, ont trouvé que les locuteurs restreints des communautés minoritaires de Pembroke, North Bay et Cornwall n’observaient pas la contrainte morphosyntaxique qui limite l’emploi des formes verbales plurielles non marquées (ex. : eux-autres, ils comprend l’anglais) aux phrases introduites par les pronoms qui et ils.
340
Évolution de l’alternance je vas/je vais/je m’en vas/je m’en vais/m’as...
par notre étude, sur une période beaucoup plus longue, à savoir les quatre siècles derniers. Pour fournir une idée de cette évolution, nous présentons ci-dessous les résultats d’une recherche en cours (Martineau et Mougeon 2005) réalisée, pour le français hexagonal parlé, à partir d’un corpus de pièces de théâtre (XVIIe-XIXe s.), de parodies dialoguées du français populaire (XVIIe et XVIIIe s.) et de trois corpus d’entrevues sociolinguistiques (XXe s.)20 et, pour le français québécois parlé, à partir d’un corpus de pièces de théâtre (XIXe s.)21. Comme le montre le tableau 3, en français hexagonal, les formes réfléchies de l’auxiliaire, je m’en vais et je m’en vas (par opposition aux formes simples), étaient encore relativement fréquentes aux XVIIe et XVIIIe s., notamment dans le parler de la classe populaire. Cependant, leur fréquence est devenue marginale, quelle que soit l’origine sociale des individus, au XIXe s. Pour ce qui est du XXe s., il est probable que ces formes soient restées marginales, car elles sont absentes des trois corpus d’entrevues sociolinguistiques consultés pour la présente étude.
20. Le corpus de pièces de théâtre incluait 42 pièces du XVIIe s., 14 du XVIIIe et 31 du XIXe. Le corpus de parodies dialoguées du français populaire incluait Les agréables conférences, plusieurs mazarinades et les œuvres de Vadé. Nous tenons à remercier Anthony Lodge, qui nous a donné accès à des versions numérisées et éditées des Agréables conférences et des Mazarinades. Les corpus d’entrevues sociolinguistiques sont : i) le corpus de Coveney, recueilli en 1995 dans le nord de la France ; ii) celui d’Ashby, recueilli en 1976 et en 1995, et le corpus d’Orléans, recueilli à la fin des années 1960. Nous n’avons pas eu personnellement accès aux corpus de Coveney et d’Ashby, mais ces deux collègues, que nous remercions, ont vérifié la présence des variantes je m’en vais, je m’en vas et je vas dans leur corpus. Pour ce qui est du corpus d’Orléans, nous avons consulté le sous-corpus d’extraits de 60 entrevues mis en ligne sur le site Web ELICOP. Ce sous-corpus représente plus de 800 000 mots, soit environ le tiers du corpus total. 21. Il s’agit d’un ensemble de pièces écrites durant la deuxième moitié du XIXe s., période où certains auteurs de pièces de théâtre ont commencé à représenter la langue parlée par les Québécois des différentes couches sociales.
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Raymond Mougeon, Terry Nadasdi et Katherine Rehner
Tableau 3 Fréquence proportionnelle (%) de m’en vais/m’en vas selon la classe sociale (XVIIe-XXe s.) Siècles XVII s.
XVIII s. XIXe s. Haute bourgeoisie et noblesse 27 3 1 Petits commerçants, artisans, valets de chambre, suivantes 24 13 2 Paysans, domestiques de rang inférieur 67 54 5 e
e
XXe s. (semi-)professionnelle 0 moyenne 0 ouvrière 0
On doit aussi signaler qu’on n’a trouvé d’occurrences de la forme m’as dans aucun des textes du corpus de français hexagonal, y compris les parodies du français populaire. Ce résultat confirme les observations de Mougeon, Beniak et Valli (1986) et de Mougeon (1996) qui, dans un corpus de textes français des XVIIe et XVIIIe s., de taille nettement plus réduite que celui qu’ont examiné Martineau et Mougeon (2005), n’ont pas attesté d’emploi de m’as. Jusqu’à présent, les seules études qui ont attesté cette variante (ou plus précisément la forme je m’as) sont celles de Debrie (1998) et de Vasseur (1963), qui portent sur les dialectes picards de la Somme22. La présence de m’as en français québécois et dans ses dérivés, ainsi que dans plusieurs créoles à base lexicale française – cf. Goodman (1964) – n’a donc toujours pas été rattachée à une forme équivalente ou similaire dans les variétés de français hexagonal populaire anciennes ou modernes, bien qu’il soit plausible de postuler qu’elle a existé dans ces variétés à date ancienne. Le tableau 4, quant à lui, révèle que les variantes en vas (par opposition aux variantes en vais) sont demeurées fréquentes dans le parler de la classe populaire jusqu’au XIXe s. et que ce n’est qu’au XXe s. qu’il y aurait eu un alignement drastique de ce parler sur le parler de l’élite, tel que suggéré 22. Le premier auteur tient à remercier Yves Charles Morin de l’avoir mis sur « la piste » du picard, en attirant son attention sur une lettre qu’il a envoyée à René Debrie, auteur d’une étude publiée dans Eklitra qui atteste la forme j’ma dans les dialectes picards de la Somme (Debrie 1982). Dans cette lettre, M. Morin signalait entre autres que les variantes j’ma et m’as étaient courantes en français québécois vernaculaire et que la première était moins fréquente que la deuxième.
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Évolution de l’alternance je vas/je vais/je m’en vas/je m’en vais/m’as...
de nouveau par l’absence de ces variantes dans les corpus de Coveney et d’Ashby et le corpus d’Orléans. Par contraste, dès le XVIIe s., on est frappé par la fréquence nettement plus faible des variantes en vas dans le parler des couches sociales plus élevées et en particulier dans celui de la tranche sociale supérieure. En d’autres termes, la stigmatisation des variantes en vas était déjà bien amorcée dès le XVIIe s. Ce résultat semble donner raison à Ménage (1675) qui s’inscrivait en faux contre Vaugelas (1647), ce dernier recommandant l’usage de je vas, car selon lui c’était ainsi que s’exprimaient les membres de la cour royale.
Tableau 4 Fréquence proportionnelle (%) des variantes vas/m’en vas selon la classe sociale (XVIIe-XXe s.) Siècles XVII s.
XVIII s. XIXe s. Haute bourgeoisie et noblesse 10 1 5 Petits commerçants, artisans, valets de chambre, suivantes 0 32 12 Paysans, domestiques de rang inférieur 50 51 84 e
e
XXe s. (semi-)professionnelle 0 moyenne 0 ouvrière 0
Dans le tableau 5, nous présentons les résultats de l’analyse du corpus de pièces de théâtre québécois du XIXe s. Ces résultats sont indiqués à l’aide de nombres plutôt que de pourcentages, car le nombre total d’occurrences des variantes est peu élevé. Si on compare les tendances qui se dégagent du tableau 5 avec celles que révèlent les tableaux 3 et 4 pour le français hexagonal au XIXe s., on observe plusieurs points communs : i) faible fréquence des variantes réfléchies (représentées uniquement par je m’en vas dans le corpus québécois) ; ii) association entre la forme réfléchie de l’auxiliaire aller et les locuteurs de couches populaires (plus nette en québécois qu’en français hexagonal ?) ; iii) forte association entre les couches populaires et je vas et inversement entre les couches sociales les plus élevées et je vais.
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Raymond Mougeon, Terry Nadasdi et Katherine Rehner
Compte tenu de ce qu’ont révélé les recherches sociolinguistiques sur des corpus de québécois oral recueillis vers la fin du XXe s., les points communs mentionnés ci-dessus soulèvent plusieurs questions. L’absence de la variante m’as du corpus québécois du XIXe s. est-elle un indice de sa faible fréquence durant ce siècle23 ? La forte association entre je vas et les locuteurs des couches populaires du XIXe s. révélée par le corpus de théâtre québécois permet-elle de supposer que cette variante aurait pu connaître un accroissement de sa diffusion sociale au XXe s., au point de devenir sociostylistiquement non marquée dans la langue parlée durant la deuxième moitié de ce siècle ? En d’autres termes, se pourrait-il que la divergence marquée entre le français québécois et le français hexagonal parlés, observable à la fin du XXe s. dans les corpus sociolinguistiques, soit une évolution relativement tardive ? Autant de questions dont il serait intéressant de poursuivre l’examen, notamment en continuant l’analyse des pièces de théâtre québécoises produites durant le XXe s.24.
Tableau 5 Distribution sociale des variantes dans le corpus de théâtre québécois (XIXe s.) Variante Je vais Je vas Je m’en vas
Classe élevée 5 0 0
Classe moyenne 9 1 0
Classe basse 0 19 3
23. On sait que la variante m’as existait en québécois parlé au XIXe s., car on en trouve plusieurs occurrences dans les contes folkloriques analysés par La Follette (1969) et Juneau (1976). On peut donc aussi se demander si l’absence de m’as dans les pièces québécoises du XIXe s. ne refléterait pas aussi le fait que la représentation des traits de langue parlée québécoise dans les textes littéraires québécois en était encore à ses débuts et revêtait donc un caractère encore relativement aléatoire. 24. Dans ses recherches sur ses corpus de textes québécois écrits informels (XVIIIe-XIXe s.), France Martineau (à paraître a, b et chapitre 11 de ce volume) a trouvé elle aussi que je vais était typique des écrits produits par les membres des couches sociales élevées et que je vas était utilisé un peu plus souvent que je vais par les scripteurs des couches sociales les plus basses. Ce dernier résultat suggère que l’écrit informel des Québécois d’origine populaire était probablement plus proche de l’usage normatif que leur français oral (cf. l’usage catégorique de je vas dans le discours populaire du corpus de théâtre québécois du XIXe s.). Finalement, Martineau n’a trouvé aucune occurrence de m’as, résultat qui reflète soit la marginalité de cette forme, soit son emploi strictement confiné aux registres informels de la langue orale (ou les deux possibilités).
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Évolution de l’alternance je vas/je vais/je m’en vas/je m’en vais/m’as...
5. Analyse des corpus franco-ontariens 5.1 Méthode d’analyse Les corpus de français parlé par les adolescents et par les enseignants en salle de classe ont été traités à l’aide du logiciel MonoConc Pro, qui nous a permis d’identifier tous les exemples d’emploi des cinq variantes à l’étude. N’ont pas été retenues aux fins d’analyse : i) les formes pour lesquelles nous n’avons pas pu déterminer à l’oreille si nous avions affaire à vais ou vas ; ii) les formes pour lesquelles il n’a pas été possible de déterminer si on avait affaire à une valeur habituelle ou à une valeur future ; et iii) les formes où nous n’avons pas pu décider si nous avions affaire à un verbe de mouvement plutôt qu’à un auxiliaire25. Chaque exemple d’emploi des variantes retenu pour l’analyse a été codé selon les différents facteurs linguistiques et extralinguistiques susceptibles d’avoir un effet sur la fréquence des variantes. Dans un premier temps, nous avons examiné la fréquence des variantes dans les corpus adolescents de 1978 et 2005 dans le but de mettre au jour d’éventuelles fluctuations dans cette fréquence. Dans un deuxième temps, nous avons effectué des analyses factorielles à l’aide du logiciel GoldVarb, dont le but était d’identifier les facteurs linguistiques et extralinguistiques qui exerçaient un effet significatif sur la fréquence des variantes dans les corpus de français parlé recueillis auprès des adolescents et de leurs enseignants. 5.2 Résultats 5.2.1 Évolution de la fréquence des variantes Commençons par les résultats liés au parler des adolescents de Hawkesbury. Comme le montre le tableau 6, relativement aux variantes réfléchies, ces locuteurs n’emploient que je m’en vas. On constate aussi que cette variante n’exprime que le futur26 et que sa fréquence et sa dispersion (nombre de locuteurs ayant employé au moins une fois une variante donnée divisé par le nombre total de locuteurs), déjà faibles en 1978, sont encore 25. En effet, lorsque aller est suivi d’un infinitif, il est parfois difficile de distinguer la notion de déplacement et celle du futur. Normalement, si l’énoncé ambigu pouvait être une réponse à la question où [… ?], nous avons opté pour le sens de déplacement. Lorsque ce test syntaxique n’a pas réussi à lever l’ambiguïté d’une forme donnée, celle-ci a été éliminée. 26. Il serait intéressant de vérifier si, dans l’histoire du français ontarien (ou québécois) parlé, les variantes réfléchies n’ont jamais exprimé l’habituel.
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Raymond Mougeon, Terry Nadasdi et Katherine Rehner
plus faibles en 2005. En fait, la fréquence de je m’en vas en 1978 est presque aussi faible que celle trouvée par Mougeon (1996) dans le corpus du français parlé à Sherbrooke (recueilli au début des années 1970). De toute évidence, donc, en 2005, les variantes réfléchies sont devenues très marginales dans le parler des adolescents de Hawkesbury. En ce qui concerne ces locuteurs, cela confirme l’hypothèse de la marginalité des variantes réfléchies. Le tableau 6 révèle aussi qu’en 1978 et en 2005, à Hawkesbury, je vas arrive au premier rang de fréquence. Toutefois, la fréquence de cette variante est plus élevée lorsque l’auxiliaire a une valeur habituelle que lorsqu’il exprime le futur. Inversement, lorsque l’auxiliaire exprime le futur, on peut constater que la fréquence de m’as (variante qui occupe le deuxième rang de fréquence) est plus élevée que lorsque l’auxiliaire exprime l’habituel. Nous verrons plus bas que l’analyse factorielle effectuée par GoldVarb a conclu que ces différences sont statistiquement significatives. Ces résultats constituent donc un élément de réponse à la question de l’influence possible de la catégorie grammaticale sur la fréquence des variantes, question que nous avions laissée ouverte dans la section relative à nos hypothèses de travail. Toujours à Hawkesbury, on constate que la fréquence de je vas exprimant l’habituel est restée la même de 1978 à 2005, mais que sa dispersion a augmenté. Lorsque je vas exprime le futur, on constate à la fois une nette augmentation de sa fréquence et de sa dispersion de 1978 à 2005. Par contraste, en qui concerne m’as, la fréquence de cette variante tend à diminuer de 1978 à 2005, mais sa dispersion reste inchangée. On peut donc résumer la dynamique ainsi : je vas a effectué une montée remarquable durant la période considérée alors que m’as a peut-être légèrement décliné. Finalement, on n’observe pas de fluctuation notoire de la fréquence de je vais, d’un contexte à l’autre et de 1978 à 2005. Quant à la dispersion de cette forme, elle est relativement stable dans le contexte futur et montre une certaine augmentation dans le contexte habituel. Il n’en reste pas moins qu’en comparaison avec ses deux rivales, je vas et m’as, je vais fait figure de variante secondaire (pour ne pas dire marginale), en 1978 comme en 2005, à Hawkesbury. En fait, nous allons voir ci-dessous que je vais est une variante marginale dans le parler des adolescents à Hawkesbury parce qu’elle est fortement concurrencée par je vas, qui fait l’objet d’une valorisation dans le parler des locuteurs de la classe sociale la plus élevée. La distribution des variantes dans les corpus de Pembroke présente plusieurs différences intéressantes par rapport à celle que l’on a trouvée dans 346
Évolution de l’alternance je vas/je vais/je m’en vas/je m’en vais/m’as...
les corpus de Hawkesbury. Tout d’abord, il est remarquable que les variantes réfléchies sont totalement absentes en 1978 et 2005, quelle que soit la catégorie grammaticale exprimée par l’auxiliaire. On a vu plus haut que je m’en vais est absente et je m’en vas est marginale dans le corpus de Hawkesbury. Donc, leur absence dans le parler de locuteurs adolescents qui incluent une majorité d’usagers restreints du français n’est pas vraiment étonnante. Elle constitue une confirmation supplémentaire de notre hypothèse de la marginalité des variantes réfléchies. Par contre, les résultats du tableau 6 montrent que la contrainte contextuelle qui affecte la fréquence de je vas et m’as à Hawkesbury est inopérante à Pembroke. En effet, je vas n’est pas plus fréquent dans le contexte habituel que dans le contexte du futur en 1978, et s’il l’est un peu plus en 2005, il s’agit d’une différence statistiquement non significative ; voir plus bas les résultats de l’analyse factorielle. Par ailleurs, en 1978, la variante m’as n’est pas plus fréquente dans le contexte futur que dans le contexte habituel. Les résultats de l’analyse fréquentielle de la variation à Pembroke fournissent donc une réponse négative à la question de l’influence de la catégorie grammaticale. Comme nous l’avons déjà mentionné, ce n’est pas la première fois que nous avons trouvé que certaines contraintes linguistiques de la variation sont moins robustes, voire absentes, à Pembroke. Nous reviendrons sur ce phénomène dans notre discussion des résultats des analyses factorielles. En ce qui a trait à la variante vas, l’évolution de sa fréquence de 1978 à 2005 ne présente pas de fluctuations très marquées dans les deux contextes de l’auxiliaire. Toutefois, dans le contexte habituel, on observe une diminution de sa dispersion, et dans le contexte futur une certaine diminution de sa fréquence. Pour ce qui est de m’as, on peut constater que sa fréquence et sa dispersion connaissent une chute dramatique dans les deux contextes de l’auxiliaire de 1978 à 2005. L’évolution de m’as à Pembroke correspond donc à un cas de dévernacularisation dont on peut trouver en partie l’origine dans l’augmentation spectaculaire du nombre des locuteurs restreints dans cette communauté, locuteurs qui sous-utilisent le français dans les situations associées à l’emploi du vernaculaire. Nous y reviendrons dans la discussion des résultats des analyses factorielles. Finalement l’évolution de je vais est à l’inverse de celle de m’as. En effet, dans les deux contextes de l’auxiliaire, on peut observer une nette augmentation de sa fréquence et de sa dispersion : cette fluctuation constitue une indication supplémentaire de la plus grande standardisation du parler des adolescents de Pembroke. 347
Raymond Mougeon, Terry Nadasdi et Katherine Rehner
Tableau 6 Fréquence des variantes dans les corpus adolescents de 1978 et 2005 Fonctions
1978 Hawkesbury
2005 Hawkesbury
Habituel
Vas M’as Vais M’en vas M’en vais
Dispersion 20 loc. 78
50 loc. 05
45 9 1 0 0
82 % 16 % 2 % 0 0
199 29 12 0 0
83 % 12 % 5 % 0 0
14 (70 %) 4 (20 %) 1 (5 %) ---
39 (78 %) 10 (20 %) 6 (12 %) ---
33 17 3 3 0
59 % 31 % 5 % 5 % 0
222 72 10 4 0
72 % 24 % 3 % 1 % 0
9 (45 %) 7 (35 %) 3 (15 %) 2 (10 %) --
42 (84 %) 18 (36 %) 6 (12 %) 2 (4 %) --
28 loc. 78
31 loc. 05
Futur
Vas M’as Vais M’en vas M’en vais Habituel
Vas M’as Vais M’en vas M’en vais
1978 Pembroke
2005 Pembroke
38 13 6 0 0
67 % 23 % 10 % 0 0
31 0 14 0 0
69 % 0 31 % 0 0
18 (62 %) 4 (14 %) 6 (21 %) ---
13 (42 %) -8 (26 %) ---
36 8 8 0 0
72 % 16 % 16 % 0 0
50 2 29 0 0
61 % 2 % 37 % 0 0
13 (45 %) 3 (10 %) 7 (24 %) ---
16 (52 %) 2 (1 %) 12 (39 %) ---
Futur
Vas M’as Vais M’en vas M’en vais
348
Évolution de l’alternance je vas/je vais/je m’en vas/je m’en vais/m’as...
Somme toute, notre analyse de l’évolution de la fréquence des variantes à Pembroke confirme notre hypothèse d’un accroissement de la divergence entre cette communauté et Hawkesbury. Un tel accroissement se traduit à Pembroke par une montée notoire de je vais, une chute spectaculaire de m’as et un déclin relatif de je vas. 5.2.2 Influence des facteurs linguistiques et extralinguistiques Dans le but d’approfondir notre réflexion sur les facteurs associés aux différentes trajectoires évolutives décrites ci-dessus, nous allons examiner les résultats des analyses factorielles, l’une portant sur le discours des enseignants en salle de classe et l’autre sur les données des corpus adolescents de 1978 et 2005. Dans notre analyse du discours des enseignants, nous avons tenu compte des facteurs suivants : le sexe, l’âge, le lieu de naissance et la spécialité (discipline enseignée). L’analyse du discours des adolescents a tenu compte des facteurs suivants : la catégorie grammaticale exprimée par l’auxiliaire, l’appartenance socio-économique, le sexe, le niveau de restriction dans l’emploi du français et le caractère (in)formel des sujets abordés dans l’entrevue. Abordons maintenant les résultats de l’analyse factorielle relative aux enseignants en commençant par ceux de Hawkesbury. Ces résultats apparaissent dans le tableau 7. Précisons que l’analyse factorielle a évalué la signification statistique d’éventuelles différences de fréquence des variantes selon les facteurs mentionnés ci-dessus. Lorsque l’analyse a conclu que les différences étaient significatives, nous avons indiqué la valeur des effets exercés par les facteurs. Une valeur supérieure à .50 signifie que le facteur est favorable à l’emploi d’une variante donnée. Inversement, une valeur inférieure à .50 signifie que le facteur est défavorable à cet emploi. L’abréviation « ns » dans la colonne réservée aux effets des facteurs signifie que les différences n’ont pas été jugées significatives et donc que le facteur en question n’a pas d’influence sur la variation.
349
Hawkesbury Facteurs Sexe Masculin Féminin Groupe d’âge Entre 20 et 29 ans Entre 30 et 49 ans Entre 50 et 59 ans Lieu de naissance Ontario Québec Autres Matières enseignées Français Autres Total
vais
Pembroke effet sur vas
vas
vais
effet sur vas
vas
34 140
31 % 74 %
74 49
69 % 26 %
ns ns
76 109
58 % 65 %
55 60
42 % 35 %
,66 ,38
63 11 100
63 % 20 % 71 %
37 45 41
37 % 80 % 28 %
,54 ,72 ,38
40 136 9
77 % 61 % 38 %
12 88 15
23 % 39 % 62 %
ns ns ns
165 9
62 % 29 %
101 22
38 % 61 %
ns ns
86 46 53
65 % 45 % 80 %
47 55 13
35 % 55 % 20 %
,63 ,75 ,06
131 43 174
79 % 33 % 59 %
35 88 123
21 % 67 % 41 %
,32 ,72
10 175 185
39 % 64 % 63 %
16 99 105
62 % 36 % 37 %
,98 ,41
Raymond Mougeon, Terry Nadasdi et Katherine Rehner
350
Tableau 7 Analyse statistique de l’effet des caractéristiques s ocioprofessionnelles sur la fréquence de je vas, m’as et je vais dans le discours des enseignants en salle de classe (2005)
Évolution de l’alternance je vas/je vais/je m’en vas/je m’en vais/m’as...
Comme le montre le tableau 7, l’analyse factorielle de la variation dans le discours des enseignants repose sur une opposition binaire entre je vais et je vas. Celle-ci reflète le non-emploi de m’as par les enseignants et leur usage très parcimonieux de je m’en vais et je m’en vas (deux occurrences de je m’en vais et une de je m’en vas, exprimant toutes les trois le futur). L’absence de m’as dans le discours des enseignants constitue une indication supplémentaire de la vernacularité de cette variante. Associé au parler des locuteurs des couches sociales plus basses en français québécois et ontarien, m’as semble donc évité dans le discours surveillé des enseignants, conformément à notre hypothèse. Quant à la marginalité de je m’en vais et je m’en vas, elle est en accord avec les résultats des travaux antérieurs qui ont mesuré la fréquence de ces deux variantes. Pour ce qui est des variantes je vais et je vas, le tableau 7 révèle que je vas est employé par les enseignants en salle de classe moins souvent que je vais (résultat conforme à notre hypothèse). Fait remarquable, la différence de fréquence entre les deux variantes n’est pas grande. En fait, le taux de fréquence de je vas (42 %) n’est que de 20 % inférieur au taux moyen de fréquence de cette même variante trouvé par Mougeon, Beniak et Valli (1988) dans le corpus du français parlé à Welland (61 %). Le discours des enseignants de Hawkesbury nous fournit donc une indication supplémentaire de l’acceptabilité de cette variante dans le parler des Franco-Ontariens adultes. Les différences de fréquence en fonction de l’âge constituent aussi un résultat intéressant de l’analyse du discours des enseignants de Hawkesbury. En effet, on constate un effet favorable à je vas dans le discours des enseignants d’âge moyen et jeune, et défavorable à cet emploi (donc favorable à l’emploi de je vais) dans le discours des enseignants les plus âgés. Si on tient compte du fait que pas moins de 17 des 22 enseignants de Hawkesbury sont natifs de cette ville ou des localités avoisinantes, on peut se demander si, dans les communautés francophones de cette région, il n’y aurait pas un changement de norme en cours, qui se manifesterait par un accroissement de l’acceptabilité de je vas. Ceci dit, il est remarquable que le niveau d’acceptabilité de je vas au sein des enseignants de Hawkesbury est aussi influencé par la discipline enseignée. En effet, le tableau 7 montre que le discours des enseignants de français a un effet défavorable à je vas, alors que celui des enseignants des autres disciplines exerce au contraire un effet favorable. Une interprétation possible de ce résultat serait une plus grande sensibilité des enseignants de français à la norme canonique, ceux-ci percevant d’un moins bon œil la montée de l’acceptabilité de je vas dans la communauté.
351
Raymond Mougeon, Terry Nadasdi et Katherine Rehner
Somme toute, les résultats de l’analyse factorielle du discours des enseignants de Hawkesbury confirment notre hypothèse d’un effet possible des caractéristiques socioprofessionnelles de ceux-ci sur la variation et, comme nous le verrons, ils fournissent un éclairage complémentaire utile à l’avancement de notre compréhension de la dynamique des changements sociolinguistiques observés dans le parler des adolescents de cette communauté. Passons maintenant aux résultats de l’analyse factorielle de la variation dans le parler des adolescents de Hawkesbury (tableau 8). L’analyse factorielle de la variation dans le discours des adolescents est limitée aux trois variantes principales, je vas, m’as et je vais. Les effets des facteurs qui ont été calculés par le logiciel GoldVarb reposent sur des oppositions binaires où chacune des trois variantes données est opposée aux deux autres variantes ; par ex., je vas opposé à je vais et m’as.
Tableau 8 Analyse statistique de l’effet des facteurs linguistiques et extralinguistiques sur la fréquence de je vas, m’as et je vais (Hawkesbury 1978 vs 2005) Facteurs (1978)
vas
m’as
vais
Temps/aspect
N
%
Effet
N
%
Effet
N
%
Effet
futur habituel
32 47
59 84
,31 ,67
15 9
28 16
ns ns
3 1
6 2
ns ns
21 23 35
88 68 67
,77 ,48 ,37
2 6 16
8 18 31
,21 ,39 ,71
1 2 1
4 6 6
ns ns ns
14 65
67 73
ns ns
4 20
19 22
ns ns
2 2
9 2
ns ns
43 36
73 71
ns ns
14 10
24 20
ns ns
1 3
2 6
ns ns
Classe sociale
(semi-)professionnelle moyenne ouvrière Sexe
masculin féminin Sujets
informels formels
352
Évolution de l’alternance je vas/je vais/je m’en vas/je m’en vais/m’as...
Facteurs (2005)
vas
m’as
vais
Temps/aspect
futur habituel
186 270
68 82
,39 ,58
64 38
24 12
,60 ,41
8 14
4 3
ns ns
204 133 119
92 70 74
,74 ,35 ,33
14 49 39
6 24 23
,26 ,59 ,70
5 12 5
2 6 3
,39 ,68 ,42
207 249
73 78
,38 ,60
58 44
21 14
,66 ,35
13 9
5 3
ns ns
355 101
80 64
,56 ,32
56 46
13 29
,40 ,73
21 1
5 1
,66 ,13
365 91
69 78
ns ns
26 76
20 16
ns ns
7 15
5 3
ns ns
Classe sociale
(semi-)professionnelle moyenne ouvrière Sexe
masculin féminin Restriction
non restreints semi-restreints Sujets
informels formels
Examinons d’abord les résultats relatifs à l’influence de la catégorie grammaticale exprimée par l’auxiliaire. Le tableau 8 montre que l’association entre je vas et l’habituel se retrouve à la fois dans les corpus de 1978 et de 2005. En effet, on constate que la valeur ‘habituel’ a un effet favorable sur cette variante et que la valeur ‘futur’ a un effet défavorable. Pour ce qui est de la variante m’as, l’analyse GoldVarb a trouvé l’effet inverse, à savoir un effet favorable exercé par le futur et un effet défavorable exercé par l’habituel en 2005. Il est vrai que, dans le corpus de 1978, la différence de fréquence entre le futur et l’habituel n’a pas été confirmée par GoldVarb ; toutefois, elle va dans le sens de celle observée dans le corpus de 200527. Finalement, le tableau 8 montre que la catégorie grammaticale n’a aucun effet sur la 27. On verra que GoldVarb, dans l’analyse du corpus de 2005, a retenu plus de facteurs associés à la variation, dont la catégorie grammaticale, que pour 1978. Cette différence se reflète dans le nombre d’occurrences de la variable : près du sextuple de celui de 1978 en 2005. En effet, plus les occurrences d’une variable sont élevées, plus il est probable que les différences de fréquence exprimées en pourcentage soient jugées significatives et inversement.
353
Raymond Mougeon, Terry Nadasdi et Katherine Rehner
fréquence de je vais dans les corpus de 1978 autant que de 2005, résultat qui reflète probablement la marginalité de cette variante dans les deux corpus. En ce qui concerne la classe sociale, l’analyse GoldVarb a trouvé en 1978 comme en 2005 un effet nettement favorable à je vas dans le parler des locuteurs de la classe (semi-)professionnelle et défavorable à cette variable dans le parler des locuteurs des autres classes sociales, y compris la plus basse. Ce résultat conforte l’hypothèse que je vas ferait l’objet d’une valorisation accrue à Hawkesbury (et peut-être dans les communautés avoisinantes ; cf. la section précédente consacrée au discours des enseignants). En ce qui concerne m’as, l’analyse GoldVarb a trouvé dans les corpus de 1978 et de 2005 un effet nettement favorable à l’emploi de cette variante dans le parler des élèves de la classe ouvrière et nettement défavorable à un tel emploi dans le parler de la catégorie sociale la plus élevée. Ce résultat va de pair avec l’évitement de m’as par les enseignements en salle de classe, mais aussi avec les résultats des recherches antérieures qui ont examiné cette variante en français québécois (Sherbrooke) et ontarien (Welland). Finalement, les données du tableau 8 montrent que la variante marginale je vais n’est pas influencée par la classe sociale. Quant au facteur sexe des locuteurs, GoldVarb ne l’a retenu que dans l’analyse du corpus de 2005. Cependant, et c’est remarquable, pour je vas et m’as, on a trouvé des effets inversés qui confortent les résultats relatifs à l’effet de la classe sociale. En effet, les locutrices sont favorables à je vas et les locuteurs, à m’as. Ces résultats fournissent donc une indication supplémentaire de la valorisation accrue de je vas et de la vernacularité de m’as28. Finalement, l’analyse GoldVarb a trouvé de nouveau que je vais échappait à l’influence des facteurs externes, cette fois-ci le sexe des locuteurs. Somme toute, les résultats relatifs à l’influence du sexe et de la classe sociale dans le parler des adolescents de Hawkesbury sont passablement différents de ceux de Mougeon et Beniak (1991) et ils confirment l’utilité d’examiner cette influence par le biais d’analyse factorielle séparée pour chaque communauté. En effet, à Hawkesbury, d’une part la classe sociale exerce un effet sur la fréquence des variantes qui n’apparaissait pas dans l’analyse de Mougeon et Beniak (l’effet sur je vas est particulièrement inté-
28. L’effet du sexe sur je vas et m’as illustre deux des principes énoncés par Labov (1990 : 210 et 213) sur le rôle de ce facteur dans la variation et le changement linguistique : Principle Ia : In change from above, women favor the incoming variant more than men (ceci vaut pour je vas) et Principle I : For stable sociolinguistic variables men use a higher frequency of non standard forms than women (valable pour m’as).
354
Évolution de l’alternance je vas/je vais/je m’en vas/je m’en vais/m’as...
ressant) et, d’autre part, l’influence du sexe est quelque peu différente de celle trouvée par Mougeon et Beniak. En effet, si ce facteur exerce l’effet attendu sur la variante m’as, il a aussi une influence sur je vas qui reflète celle exercée par l’appartenance socio-économique. Avant de passer aux résultats sur l’influence du niveau de restriction dans l’emploi du français, nous aimerions discuter de l’influence du niveau de formalité des sujets de l’entrevue. Les différences de fréquence trouvées pour les variantes je vas et m’as vont dans le sens des résultats ayant trait à l’influence du sexe et de la classe sociale, à savoir un emploi plus fréquent de je vas quand les locuteurs abordent des sujets formels et un emploi plus fréquent de m’as pour les sujets informels. Toutefois, l’analyse GoldVarb a conclu que ces différences ne sont pas significatives. Il semblerait donc que ni la variante je vas ni la variante m’as ne soient porteuses d’une marque sociosymbolique suffisamment forte pour que l’on observe une fluctuation de leur fréquence selon le degré de formalité des sujets de l’entrevue29. Finalement, en ce qui concerne l’effet du niveau de restriction dans l’emploi du français, le tableau 8 montre que, dans le parler des locuteurs non restreints, on trouve un effet favorable à je vais comme à je vas et que, chez les semi-restreints, on trouve un effet défavorable à ces variantes et favorable à m’as ! À la lumière de ces résultats, on pourrait formuler l’hypothèse que les locuteurs non restreints sont plus sensibles à la plus-value des deux variantes standard, je vais (standard canonique) et je vas (standard local), car ils sont plus étroitement intégrés à la communauté francophone locale que les locuteurs semi-restreints qui communiquent régulièrement en anglais dans la vie de tous les jours. Encore une fois, nous avons affaire à des résultats qui sont différents de ceux de Mougeon et Beniak (1991) qui, on le rappelle, avaient trouvé, à leur grande surprise, que le niveau de restriction linguistique n’influençait pas la variation dans une analyse où les quatre communautés étaient regroupées. Cela dit, on doit garder à l’esprit que l’effet de la restriction dans l’emploi du français est un nouvel élément dans la dynamique sociolinguistique de la génération adolescente de Hawkesbury. En effet, en 1978 les locuteurs semi-restreints étaient très rares, alors qu’en 2005 ils représentaient plus du quart des adolescents. Or, il est remarquable que, pour la variable à l’étude, les locuteurs semi-restreints à Hawkesbury ne manifestent pas une 29. Les différences de fréquence qui reflètent le niveau de formalité des sujets d’une entrevue sont une manifestation assez subtile de la variation diaphasique. On peut donc concevoir que ce type de variation stylistique n’est observable qu’avec certaines variantes.
355
Raymond Mougeon, Terry Nadasdi et Katherine Rehner
tendance à la standardisation mais, bien au contraire, se distinguent de leurs congénères par la tendance inverse. Pour expliquer ce résultat qui va à l’encontre des recherches antérieures, portant sur les locuteurs semi-restreints adolescents dans les communautés franco-ontariennes minoritaires, on peut invoquer le fait qu’à Hawkesbury, les locuteurs semi-restreints communiquent certes en anglais dans les situations associées au vernaculaire, mais qu’ils y emploient aussi le français. En fait, dans ces situations, les locuteurs semirestreints emploient le français en moyenne 68 % du temps30. À cette explication, on peut ajouter que les locuteurs semi-restreints fréquentent des écoles où les locuteurs non restreints sont majoritaires, sans oublier que la communauté francophone de Hawkesbury est fortement majoritaire. Par contraste, dans les communautés francophones minoritaires, les locuteurs adolescents non restreints ne constituent, au mieux, qu’une faible minorité ; donc, dans ces communautés, les locuteurs semi-restreints sont plus coupés du français vernaculaire qu’ils ne le sont à Hawkesbury. Examinons maintenant les résultats des analyses factorielles de la variation dans les corpus de Pembroke en commençant par le corpus de discours enseignant (cf. le tableau 7). Comme le montre ce tableau, outre que le rapport entre je vais et je vas n’est pas très différent de celui trouvé dans le discours des enseignants de Hawkesbury (62 % de je vais et 38 % de je vas à Pembroke vs 58 % et 42 % à Hawkesbury), les résultats de l’analyse factorielle sont passablement différents de ceux que nous avons trouvés dans le corpus enseignant de Hawkesbury. En effet, deux des facteurs qui exercent un effet significatif sur la variation dans le corpus de Pembroke (le sexe et le lieu de naissance) n’influencent pas la variation dans le corpus enseignant de Hawkesbury. Par ailleurs, l’effet trouvé pour la discipline dans le corpus de Pembroke est à l’opposé de celui trouvé dans le corpus de Hawkesbury. En effet, à Pembroke on trouve un effet très défavorable à je vais dans le discours des enseignants de français et favorable à je vais dans celui des professeurs des autres disciplines ! Tel que nous l’avons pressenti dans nos hypothèses sur la variation dans le discours des enseignants de Pembroke, ces résultats divergents et déconcertants reflètent la distribution inégale des individus dans les cellules de l’échantillon d’enseignants de Pembroke (et dans l’école secondaire de langue française ; voir note 16). Ainsi, si le facteur âge n’a pas été retenu par GoldVarb dans l’analyse du corpus de Pembroke, c’est sans doute à cause
30. Car 68 % est la valeur moyenne obtenue pour l’indice de restriction des 13 locuteurs semi-restreints à Hawkesbury.
356
Évolution de l’alternance je vas/je vais/je m’en vas/je m’en vais/m’as...
de la rareté des enseignants jeunes et vieux, de la forte prépondérance des enseignants d’âge moyen dans l’échantillon (cf. le tableau 2) et de l’impact de cette répartition inégale sur le nombre de variantes produites par les différents groupes d’âge. En effet, dans le discours des jeunes enseignants et en particulier dans celui des vieux enseignants, les variantes sont très peu fréquentes, et donc probablement en dessous du seuil nécessaire pour que GoldVarb puisse confirmer d’éventuelles différences de fréquence. Phénomène intéressant, la variante je vais l’emporte sur je vas dans le discours des deux groupes d’âge les mieux représentés (20-29 et 30-49 ans). Cette distribution est à l’inverse de celle du discours des enseignants de Hawkesbury (effets favorables à je vas au sein de ces deux groupes d’âge) et va de pair avec la montée de je vais parmi les adolescents de la classe (semi-)professionnelle. Dans le cas de la discipline enseignée, GoldVarb a certes conclu que ce facteur exerçait un effet significatif, mais la très faible fréquence des variantes employées par les enseignants de français incite à la prudence. S’ils avaient été plus nombreux dans l’échantillon et avaient produit plus de variantes, nous aurions peut-être trouvé un pourcentage de fréquence pour je vais plus rapproché de celui trouvé pour les enseignants de français à Hawkesbury. Dans un même ordre d’idées, dans le cas des deux autres facteurs retenus par GoldVarb pour leur effet significatif (le sexe et le lieu de naissance), les variantes sont distribuées de manière relativement égale. L’effet favorable à je vais dans le discours des enseignantes et défavorable à cette variante dans le discours des enseignants corrobore la différence de pourcentage de fréquence en fonction du sexe trouvée dans le discours des enseignants de Hawkesbury. La corrélation positive avec le discours des enseignantes va aussi de pair avec la formalité de cette variante et de son association avec le français standard canonique. Quant à l’effet du lieu de naissance, il se traduit essentiellement par une opposition entre les enseignants nés au Québec ou en Ontario et trois enseignants nés en dehors de ces deux provinces. En fait, l’usage catégorique de je vais en salle de classe par ces derniers reflète probablement la naissance à l’étranger de deux d’entre eux. Somme toute, l’analyse statistique de la variation dans le discours des enseignants de Pembroke est surtout arrivée à des résultats difficilement interprétables en ce qui concerne l’effet des caractéristiques socioprofessionnelles. Cela dit, le discours des enseignants de Pembroke fournit l’indication supplémentaire, d’une part, de l’acceptabilité de je vas et donc du fait important qu’à l’école, lieu contextuel principal où les adolescents de Pembroke emploient le français, leur exposition à je vas est non négligeable et, d’autre 357
Raymond Mougeon, Terry Nadasdi et Katherine Rehner
part, de la forte marque sociostylistique de m’as qui se traduit, une fois de plus, par un évitement total de cette variante. Abordons maintenant les résultats de l’analyse factorielle du discours des adolescents de Pembroke (tableau 9), en commençant par l’influence de la catégorie grammaticale exprimée par l’auxiliaire. Contrairement à ce que l’on a trouvé dans le parler des adolescents de Hawkesbury, l’association entre je vas et l’habituel et entre m’as et le futur est absente dans le discours des adolescents de Pembroke en 1978 et en 200531. Ce n’est pas la première fois que l’on a trouvé que, dans le parler des adolescents de Pembroke, certaines contraintes linguistiques de la variation sont inopérantes alors qu’on les observe dans le parler des adolescents de Hawkesbury ; voir par exemple l’absence des contraintes syntaxiques de l’alternance juste/seulement/rien que (Rehner et Mougeon 1998) ou l’absence des contraintes phonologiques de l’effacement de que dans parce que et à cause que (Mougeon, Nadasdi et Rehner 2007). Pour comprendre ces résultats, on doit considérer que la majorité des adolescents de Pembroke étaient des locuteurs restreints en 1978 tandis qu’en 2005 ils étaient tous des locuteurs restreints (cf. tableau 1). L’absence de certaines contraintes linguistiques de la variation serait en fait le reflet plus général de la fragilisation ou de la mutation des contraintes linguistiques et extralinguistiques de la variation dans le parler des locuteurs restreints, non seulement à Pembroke mais aussi dans les autres communautés francophones minoritaires ; cf. Mougeon et Nadasdi (1998) pour d’autres exemples d’une telle fragilisation. En d’autres termes, comme nous l’avons dit plus haut, l’emploi trop restreint d’une langue minoritaire a non seulement un effet marqué sur la fréquence d’emploi des variantes, mais il peut aussi affecter l’internalisation de leurs contraintes.
31. En 2005, la fréquence de m’as est devenue tellement marginale que l’absence d’effet du futur n’est pas étonnante.
358
Évolution de l’alternance je vas/je vais/je m’en vas/je m’en vais/m’as...
Tableau 9 Analyse statistique de l’effet des facteurs linguistiques et extralinguistiques sur la fréquence de je vas, m’as et je vais (Pembroke 1978 vs 2005) Facteurs 1978
vas
m’as
vais
Temps/aspect
N
%
Effet
N
%
Effet
N
%
Effet
futur habituel
45 52
67 76
ns ns
11 12
17 17
ns ns
8 6
12 7
ns ns
9 50 36
33 82 80
,15 ,62 ,60
17 2 4
63 3 9
,95 ,22 ,48
1 8 5
4 13 11
ns ns ns
67 30
71 73
ns ns
20 3
21 7
ns ns
6 8
6 20
,40 ,70
28 39 30
93 58 79
ns ns ns
1 20 2
3 30 5
ns ns ns
2 6 6
7 9 16
ns ns ns
43 54
68 75 vas
ns ns
15 8
24 11 m’as
ns ns
5 9
8 12 vais
ns ns
44 30
56 70
ns ns
2 0
3 0
ns ns
32 13
41 30
ns ns
5 48 21
36 71 54
,25 ,60 ,41
0 2 0
0 3 0
ns ns ns
9 18 18
64 26 46
,75 ,38 ,59
48 26
67 53
ns ns
1 1
1 2
ns ns
23 22
32 45
ns ns
36 38
72 53
,61 ,40
2 0
3 0
ns ns
14 31
28 44
ns ns
Classe sociale
(semi-)professionnelle Moyenne Ouvrière Sexe
masculin feminin Restriction
non restreints semi-restreints restreints Sujets
Informels Formels Facteurs 2005 Temps/aspect
futur habituel Classe sociale
(semi)-professionnelle moyenne ouvrière Sexe
masculin féminin Sujets
informels formels
359
Raymond Mougeon, Terry Nadasdi et Katherine Rehner
Examinons maintenant les résultats relatifs à l’influence de la classe sociale. Ici encore, on observe une divergence marquée entre les résultats de Pembroke et ceux de Hawkesbury. En effet, on constate que parmi les adolescents de Pembroke, les individus de la classe (semi-)professionnelle sont le plus défavorables à l’emploi de je vas alors qu’à Hawkesbury on observait l’effet contraire (ces locuteurs sont le plus favorables à je vas). De plus, à Pembroke, la classe sociale exerce un effet sur la variante je vais en 2005, résultat qui reflète probablement la montée de cette variante et qui se traduit par l’effet hautement favorable à cette variante trouvé dans le parler des locuteurs de la classe (semi-)professionnelle. Il est vrai que ce dernier résultat doit être considéré avec prudence, car dans le parler des locuteurs de cette classe sociale la variable est peu fréquente. Toutefois, il est remarquable que les locuteurs de cette classe sociale sont les seuls à employer je vais plus souvent que je vas. Finalement, en ce qui concerne m’as, on est frappé par le caractère contre-intuitif de l’effet de la classe sociale sur cette variante en 1978. En effet, ce sont les locuteurs de la classe (semi-) professionnelle qui sont les plus favorables à l’emploi de m’as, résultat qui va à l’encontre de ceux de toutes les recherches antérieures et qui est peut-être symptomatique de la fragilisation des contraintes extralinguistiques, typique du parler des locuteurs restreints. Par ailleurs, on constate que dans le corpus de 1978, ce sont les adolescentes qui favorisent nettement l’emploi de je vais et que, dans le corpus de 2005, je vas est associé aux sujets informels. On pourrait donc formuler l’hypothèse que dans le parler des adolescents de Pembroke il n’y aurait pas, comme à Hawkesbury, une valorisation accrue de je vas, mais au contraire une montée de je vais qui serait impulsée par les locutrices de la classe (semi-)professionnelle. Finalement, on ne peut examiner l’effet du facteur restriction dans l’emploi du français qu’en 1978 et relativement aux locuteurs restreints et semi-restreints, les locuteurs non restreints constituant un groupe par trop réduit (deux locuteurs ; cf. tableau 1). Comme le montre le tableau 10, aucune des variantes n’est influencée par le niveau de restriction dans l’emploi du français. Cependant, il est remarquable que si on examine les différences de fréquence révélées par les pourcentages, les locuteurs semi-restreints emploient m’as nettement plus souvent que les locuteurs restreints et inversement les locuteurs restreints se distinguent par un emploi marginal de m’as et un emploi plus fréquent de je vais. Ces différences semblent préfigurer l’évolution du parler des adolescents de Pembroke en 2005, résultat compréhensible puisque alors tous les adolescents sont des locuteurs restreints. 360
Évolution de l’alternance je vas/je vais/je m’en vas/je m’en vais/m’as...
Somme toute, les résultats relatifs à l’effet des facteurs extralinguistiques sur le parler des adolescents de Pembroke ont dans l’ensemble mis au jour des associations absentes du parler des adolescents de Hawkesbury ou différentes de celles observées dans le parler des adolescents de Hawkesbury. Ces différences confortent notre hypothèse de l’accroissement de la divergence entre le parler des adolescents de Hawkesbury et de Pembroke. En effet, dans le parler des adolescents de cette dernière communauté, je vais est la seule variante valorisée. En 1978, elle s’opposait à deux variantes non standard, m’as et je vas, et en 2005, seulement à je vas.
Conclusion Jusqu’à tout récemment, la recherche sociolinguistique variationniste sur les langues minoritaires a abordé l’étude du changement linguistique par le biais de données en temps apparent fournies par des corpus recueillis à l’aide d’échantillons transversaux de locuteurs. Notre propre recherche se distingue des travaux antérieurs dans la mesure où elle repose sur des données en temps réel fournies par deux corpus recueillis au sein de la même génération à deux points différents dans le temps. L’intérêt principal de ces deux bornes temporelles réside dans le fait qu’elles délimitent une période de presque 30 ans, durant laquelle s’est produite une montée du contact avec l’anglais et de la restriction d’usage du français au sein de la génération de locuteurs à l’étude. Dans notre recherche, nous vérifions si cette montée influence le changement linguistique, tout en tenant compte des facteurs linguistiques et extralinguistiques normalement associés au changement linguistique dans les communautés « monolingues » (âge, sexe, classe sociale, etc.). Une autre dimension originale de notre recherche réside dans l’emploi de données sur le discours d’enseignants en salle de classe dans les écoles de langue française des communautés où nous avons recueilli nos corpus de parler adolescent. Étant donné que la majorité de ces enseignants sont originaires de ces communautés (ou des communautés avoisinantes), leur discours en salle de classe nous fournit des données sur l’emploi des variantes dans le registre formel des membres de l’élite locale. Ces données sont susceptibles de fournir un éclairage complémentaire intéressant sur d’éventuelles corrélations entre la variation et certains facteurs extralinguistiques dans le discours des adolescents (telle leur appartenance socio-économique).
361
Raymond Mougeon, Terry Nadasdi et Katherine Rehner
Il est vrai qu’en nous concentrant sur deux communautés francophones fortement contrastées, Hawkesbury, localité surtout ouvrière où les francophones sont très majoritaires, et Pembroke, où la classe moyenne est majoritaire et où les francophones constituent une faible minorité, on pouvait s’attendre à ce que l’étude du changement linguistique nous conduise à mettre au jour des mutations marquées. Toutefois, si on fait le bilan des résultats de cette comparaison, on est frappé par l’étendue de la divergence sociolinguistique observée entre les deux communautés, et en particulier par son augmentation dans le temps. En fait, le seul point commun qui a persisté de 1978 à 2005 dans les deux communautés réside dans le fait que je vas est la plus fréquente des trois variantes principales. Pour le reste, c’est un vaste ensemble de différences qui a été mis au jour par notre étude. Ainsi, relativement à l’évolution de la fréquence des variantes, on a trouvé que, de 1978 à 2005 : i) je vas a effectué une montée inattendue à Hawkesbury, et plutôt diminué à Pembroke ; ii) la fréquence de m’as a peu changé à Hawkesbury, alors qu’elle est devenue presque nulle à Pembroke ; iii) je vais est resté stable et marginal à Hawkesbury, alors qu’il a effectué une montée impressionnante à Pembroke ; et iv) je m’en vas est resté rare à Hawkesbury et inutilisé à Pembroke. En ce qui concerne la montée de je vas à Hawkesbury, nous sommes arrivés à plusieurs résultats qui permettent de supposer que cette forme fait l’objet d’une valorisation au sein de la communauté. Je vas est associé : i) au parler des adolescents de la classe (semi-)professionnelle, et des adolescents du sexe féminin ; et ii) au discours des enseignants de 20-49 ans et de ceux qui enseignent les matières autres que le français. Pourtant, plusieurs groupes de locuteurs semblent résister à cette valorisation : i) les adolescents de la classe ouvrière, qui sont nettement favorables à la variante m’as en 1978 comme en 2005, et les locuteurs semi-restreints, qui sont favorables à m’as en 2005 ; ii) les enseignants de français et les professeurs de plus de 49 ans, qui sont favorables à l’emploi de la variante canonique je vais. Pour ce qui est du point dans le temps où la valorisation de je vas aurait commencé à se manifester dans le registre formel des enseignants, on peut émettre l’hypothèse qu’il n’est peut-être pas trop éloigné, car l’effet favorable à je vas ne se manifeste pas dans le discours des enseignants les plus âgés. Nous émettons cette hypothèse avec prudence, car les différences de fréquence intergénérationnelles observées dans le discours des enseignants pourraient être en partie la manifestation d’une évolution dans les approches
362
Évolution de l’alternance je vas/je vais/je m’en vas/je m’en vais/m’as...
pédagogiques32. Une autre question intéressante soulevée par la valorisation de je vas est de savoir s’il s’agit d’un phénomène limité à Hawkesbury et à la région fortement francophone ou si on peut l’observer ailleurs en Ontario, voire au Québec. Si l’analyse des corpus recueillis à Cornwall et North Bay nous fournira ultérieurement des éléments de réponse à cette question, on sait déjà qu’à l’opposé de l’échelle de concentration francophone (c.-à-d. à Pembroke), une telle valorisation ne se manifeste pas puisque, au contraire, c’est la variante canonique je vais qui effectue une montée. La montée de je vais dans le discours des adolescents de Pembroke soulève plusieurs questions intéressantes. Tout d’abord, elle est impulsée par les locuteurs de la classe (semi-)professionnelle, le même groupe de locuteurs qui est à l’avant-garde de la montée de je vas à Hawkesbury. Par ailleurs, on peut supposer que la montée de je vais est partiellement liée au fait que les adolescents de Pembroke sont tous en 2005 des locuteurs qui emploient surtout le français à l’école, contexte où ils sont largement exposés à cette variante. En effet, dans le discours des enseignants qui sont le mieux représentés dans notre échantillon, les individus de 20 à 49 ans, la fréquence moyenne de cette variante est de 64 %. Cela dit, dans le parler des adolescents, la fréquence de je vais (37 %) n’a pas dépassé celle de je vas (61 %). On peut donc se demander si l’irrégularité morphologique de je vais ne restreint pas en partie son expansion au profit de sa concurrente régulière, je vas, forme que des locuteurs restreints du français pourraient trouver plus facile à utiliser33. Finalement, il serait sans doute intéressant d’essayer de situer dans le temps la montée de je vais à Pembroke. Si on tient compte du fait que la fréquence de je vais est de 77 % et 61 % respectivement dans le discours des enseignants (20-29 et 30-49 ans) qui ont produit le plus grand nombre de variantes, on peut supposer que l’emploi prépondérant de je vais dans le registre surveillé des enseignants n’est pas un phénomène récent. Finalement, on ne doit pas perdre de vue qu’à la montée de je vais en 2005, dans le discours des adolescents, se rajoute la quasi-extinction de la variante m’as. Cette double évolution suggère que, dans les communautés francophones minoritaires où les adolescents ont abandonné l’emploi du français dans les situations associées au vernaculaire, tout en étant scolarisés 32. Cette deuxième hypothèse est sujette à caution, car à Pembroke les enseignants de ces deux groupes d’âge utilisent majoritairement je vais en salle de classe. 33. Sans compter que, parmi les locuteurs restreints, ceux qui ont des indices de restriction particulièrement bas peuvent produire dans le discours des je vas résultant d'un processus de régularisation.
363
Raymond Mougeon, Terry Nadasdi et Katherine Rehner
en français, on peut s’attendre à un accroissement de la standardisation et de la dévernacularisation de leur parler. Autrement dit, dans de telles communautés, les adolescents sont plus influencés par le discours des enseignants que dans les communautés où la force démographique des francophones est plus élevée. En plus d’une accélération des processus de standardisation et de dévernacularisation, notre étude a aussi mis au jour une tendance à la fragilisation (ou à la disparition) des contraintes linguistiques et extralinguistiques de la variation dans le parler des adolescents de Pembroke : i) absence de la contrainte associée à la catégorie grammaticale exprimée par l’auxiliaire ; et ii) effet inexplicable de la classe sociale sur la fréquence de m’as. Ces résultats dans l’ensemble confirment les conclusions des recherches antérieures basées sur l’analyse des données du corpus de 1978 (Mougeon et Beniak 1991 et Mougeon et Nadasdi 1998) et illustrent le caractère distinctif de certains aspects de la variation sociolinguistique dans le parler des locuteurs qui font un usage restreint d’une langue minoritaire tout en étant scolarisés dans cette langue. La fragilisation des contraintes de la variation dans les communautés linguistiques minoritaires soulève plusieurs questions intéressantes relativement à certains présupposés théoriques de la sociolinguistique variationniste. En effet, selon la théorie classique, au sein d’une même communauté linguistique, on doit s’attendre à ce que les contraintes linguistiques et extralinguistiques de la variation soient partagées par l’ensemble des locuteurs. En fait, dans les écrits des plus ardents défenseurs de ce principe (Guy 1980 et 1996), on peut trouver le principe corollaire suivant : le fait qu’un ensemble de locuteurs partagent les mêmes contraintes linguistiques et extralinguistiques de la variation est un critère de leur appartenance à une seule et même communauté linguistique. Or, selon Mougeon et Nadasdi (1998), cette conception de la communauté linguistique est trop restrictive, car lorsque l’on examine la variation dans des communautés linguistiques où coexistent des locuteurs non restreints et des locuteurs restreints, dans le parler de ces derniers, les contraintes attestées dans le parler des premiers sont parfois absentes ou différentes34. Mougeon et Nadasdi (1998) qualifient ces diffé-
34. Nous avons mentionné plusieurs exemples d’absence de contraintes linguistiques dans le parler des locuteurs de Pembroke dans la section précédente. Comme exemple d’attestation de contraintes propres aux locuteurs semi-restreints et restreints de Pembroke, on peut mentionner l’effet défavorable exercé par la présence d’un clitique objet préverbal sur le redoublement du sujet observé dans le parler de ces locuteurs (ex. : Mon père m’emmène au Mont Tremblant –contexte défavorable au redoublement vs Le gars il tombe en bas – contexte
364
Évolution de l’alternance je vas/je vais/je m’en vas/je m’en vais/m’as...
rences dans l’effet ou la nature des contraintes de la variation de « discontinuités sociolinguistiques ». N’oublions pas que les discontinuités linguistiques notées par Mougeon et Nadasdi (1998) ont été attestées dans le parler de locuteurs restreints et semi-restreints qui résidaient en 1978 dans trois communautés francophones minoritaires. La présence actuelle d’un nombre non négligeable d’usagers semi-restreints du français parmi les adolescents de Hawkesbury nous incite donc à poursuivre la réflexion de Mougeon et Nadasdi (1998) et à vérifier si, dans une communauté francophone majoritaire, les locuteurs semi-restreints se distinguent des locuteurs non restreints relativement à l’effet des contraintes de la variation. Les résultats de cette vérification apparaissent dans les tableaux 10 et 11, dont les statistiques portent sur les variantes principales (je vas et m’as). Comme on le voit, dans le parler des locuteurs semi-restreints, l’effet de la contrainte linguistique et celui de la classe sociale sur je vas et sur m’as sont similaires à ceux qu’on observe dans le parler des locuteurs non restreints. Toutefois, l’effet du sexe des locuteurs semble plus faible dans le parler des locuteurs semi-restreints que chez les locuteurs restreints dans le cas de m’as, ou nul pour je vas. Bref, les résultats de notre comparaison suggèrent que, dans une communauté francophone aussi majoritaire que Hawkesbury, les locuteurs semi-restreints ne se distinguent que faiblement des locuteurs non restreints relativement aux contraintes de la variation. On peut expliquer ce résultat comme pour l’emploi préférentiel de m’as par les locuteurs semi-restreints. En effet, les locuteurs semi-restreints ont un indice moyen de restriction de l’emploi du français de 68 % et sont fortement exposés au parler d’une majorité de locuteurs non restreints. On peut donc supposer que les locuteurs semi-restreints des communautés francophones fortement majoritaires font un usage du français qui est généralement au-dessus du seuil où se manifesterait « à coup sûr » une fragilisation des contraintes linguistiques et extralinguistiques de la variation. La situation est tout autre dans la communauté francophone minoritaire de Pembroke. En effet, en 1978 les locuteurs semi-restreints et restreints sont numériquement dominants. De plus, l’indice moyen de restriction des locuteurs semi-restreints est plus bas (54 %) que celui de leur contrepartie à Hawkesbury. Finalement, en 2005, à Pembroke, l’indice moyen des locuteurs restreints se situe à 17 % ! Il n’est donc pas étonnant que, dans la présente favorable au redoublement), alors que ce même effet ne se retrouve pas dans le parler des locuteurs non restreints (Nadasdi 2001).
365
Raymond Mougeon, Terry Nadasdi et Katherine Rehner
étude, on ait trouvé trois cas de discontinuité sociolinguistique dans le parler des adolescents de Pembroke en 2005 : i) absence de l’effet de la catégorie grammaticale sur je vas et m’as ; ii) absence de l’effet du sexe sur ces mêmes variantes ; et iii) l’effet inexplicable de la classe sociale sur m’as.
Tableau 10 Fréquence de je vas en fonction du niveau de restriction dans l’emploi du français (Hawkesbury 2005) Facteurs Temps/ aspect
Habituel Futur Classe sociale (Semi-)pro Moyenne Ouvrière Sexe Masculin Féminin
Locuteurs non restreints
Locuteurs semi-restreints
N vas
% vas
N autres
% autres
N vas
% vas
N autres
% autres
214 141
83 77
45 43
17 23
56 45
81 51
13 43
19 49
170 74 111
95 66 73
9 38 41
5 34 27
34 59 8
77 62 44
10 36 10
23 38 56
183 172
75 86
61 27
25 14
24 77
65 64
13 43
35 36
Tableau 11 Fréquence de m’as en fonction du niveau de restriction dans l’emploi du français (Hawkesbury 2005) Facteurs Temps/ aspect
Habituel Futur Classe sociale (Semi-)pro Moyenne Ouvrière Sexe Masculin Féminin 366
Locuteurs non restreints
Locuteurs semi-restreints
N m’as
% m’as
N autres
% autres
N m’as
% m’as
N autres
% autres
26 30
10 16
233 154
90 84
12 34
17 39
57 54
83 61
5 22 29
3 20 19
174 90 123
97 80 81
9 27 10
20 28 56
35 68 8
80 72 44
45 11
18 6
199 188
82 94
13 33
35 28
24 87
65 72
Évolution de l’alternance je vas/je vais/je m’en vas/je m’en vais/m’as...
Finalement, si on compare l’évolution récente révélée par nos deux corpus franco-ontariens avec celle que Martineau et Mougeon (2004) ont mise au jour sur les quatre derniers siècles dans leurs corpus de français hexagonal, on est frappé par l’évolution observée à Hawkesbury (valorisation de je vas et accroissement de sa fréquence) qui est à l’opposé de celle trouvée en France (extinction de je vas vers la fin du XXe s.). L’évolution observée à Hawkesbury est aussi intéressante si on la compare à celle que l’on peut inférer des corpus québécois et franco-ontariens d’individus adultes. En effet, on a vu que dans le corpus de pièces de théâtre québécoises, je vas était associé au parler des couches populaires au XIXe s. et que, dans les corpus sociolinguistiques de locuteurs adultes recueillis dans les années 1970 (Sherbrooke au Québec et Welland en Ontario), je vas était une variante socialement neutre. Dans cette perspective, l’évolution décelée à Hawkesbury constituerait peut-être la progression d’un processus de diffusion sociale et de changement de valeur stylistique favorable à je vas. Inversement, et toutes proportions gardées, l’évolution observée à Pembroke est conforme à celle observée en France, dans la mesure où l’on observe une montée progressive de je vais à Pembroke. Toutefois, il est aussi intéressant de noter que l’évolution à Pembroke se distingue de ce que l’on peut observer dans les corpus québécois et ontariens mentionnés ci-dessus, puisqu’elle implique non seulement la montée de je vais, mais aussi l’extinction de m’as et une dévalorisation de je vas. Les différences évolutives que l’on vient d’évoquer soulignent l’importance de poursuivre et d’approfondir les recherches sociolinguistiques sur ce cas de variation au Québec et en Ontario afin de savoir si les évolutions observées à Hawkesbury et à Pembroke sont des cas plus ou moins isolés reflétant les conditions sociolinguistiques particulières à ces communautés ou si elles sont symptomatiques de deux changements possibles et plus répandus au sein des variétés de français québécois et ontarien35.
35. Dans son étude sur un corpus de lettres rédigées par des scripteurs ontariens et québécois, Martineau (à paraître b et chapitre 11 de ce volume) a mis au jour le fait que la valorisation progressive de je vas est une évolution possible en français ontarien. En effet, elle observe, du XIXe au XXe s., une montée impressionnante de la fréquence de je vas dans les lettres produites dans la région du Détroit, au point où cette forme supplante presque totalement je vais au XXe s. À l’inverse, dans les lettres produites par des scripteurs québécois, la fréquence des deux variantes est plus équilibrée et je vais ne donne pas de signe d’être « laminé » par je vas. Pour Martineau, l’évolution décelée au Détroit serait symptomatique d’un affaiblissement de la pression normative découlant de l’avancement de la minorisation et de l’isolement des francophones dans cette région.
367
Raymond Mougeon, Terry Nadasdi et Katherine Rehner
Terminons par quelques observations sur les résultats relatifs à l’évolution d’autres variables que je vas/je vais/je m’en vas/je m’en vais/m’as de 1978 et 2005 dans les corpus de Hawkesbury et Pembroke. Pour ce qui est de Hawkesbury, nous avons trouvé les résultats suivants. Dans le cas de l’emploi des conjonctions de conséquence donc/alors/(ça) fait (que)/so (Mougeon, Nadasdi et Rehner à paraître), on constate que : i) la fréquence et la dispersion de la variante « franco-vernaculaire » (ça) fait (que) ont progressé de 1978 à 2005 (les locuteurs de la classe ouvrière étant à l’avantgarde de cette fluctuation) au détriment de la variante alors, celle-ci était complètement éteinte en 2005 (!) ; ii) la variante « anglo-vernaculaire » so, quasi inexistante en 1978, atteignait presque 10 % et était employée par près d’un quart des locuteurs (changement impulsé par les locuteurs de la classe moyenne et les locuteurs semi-restreints) ; et iii) la variante standard donc est restée peu fréquente et stable de 1978 à 2005. Dans un même ordre d’idées, dans notre recherche sur la variable (à) cause (que) / parce (que), nous avons observé la montée spectaculaire de la variante « non standard » (à) cause (que) (1 % en 1978 vs 36 % en 2005 – changement impulsé par les locuteurs de la classe (semi-)professionnelle et les locuteurs semi-restreints)36. Il est évidemment trop tôt pour conclure que ces résultats sont des indices d’une tendance lourde, d’autant plus que lorsqu’il y a changement, ce ne sont pas toujours les mêmes groupes de locuteurs qui sont à l’avant-garde. Cependant, fait remarquable, jusqu’à présent, les changements mis au jour à Hawkesbury sont la manifestation d’une progression de variantes qui ne sont pas conformes à l’usage standard. Parmi les facteurs qui pourraient favoriser ce type de changement, on peut mentionner que : i) au sein de la population locale active, les locuteurs de la classe ouvrière constituent un groupe nettement majoritaire ; ii) le français est solidement implanté dans les foyers37 – condition nécessaire à la reproduction du ver-
36. Le fait que les locuteurs de la classe (semi-)professionnelle soient à nouveau à l’avantgarde du changement linguistique est intéressant. Cela dit, dans le cas de (à) cause (que), on a affaire à une variante qui est probablement moins standard que je vas. En effet, dans le discours des enseignants de Hawkesbury, (à) cause (que) est très peu fréquent, même si la variante donne des signes d’augmentation dans le discours des enseignants de 20-29 ans. Par ailleurs, dans la perspective du changement linguistique à plus long terme, la montée de (à) cause (que) à Hawkesbury est plutôt surprenante, car dans ses travaux sur l’évolution de cette variante dans des textes en français québécois des XVIIe et XVIIIe s., Martineau (à paraître b) a trouvé que la fréquence de cette variante diminue considérablement au XVIIIe s. et qu’elle fait l’objet d’une dévalorisation. La montée récente de à cause que à Hawkesbury serait peutêtre un cas singulier de résurgence d’une forme vernaculaire plus ou moins archaïque. 37. Le taux de maintien du français au foyer parmi les individus de langue maternelle française à Hawkesbury tel que révélé par les recensements nationaux de 1981 et 2001 était de 96 %.
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naculaire – ; et iii) peut-être la pression normative est-elle plus faible en Ontario qu’au Québec38. Par contraste, les changements (ou l’absence de changement) que nous avons observés à Pembroke semblent obéir à une dynamique opposée, à savoir la progression des variantes standard. Par exemple, i) la montée de la fréquence de donc (1978 = 9 % ; 2005 = 32 %) et de sa dispersion (14 % vs 58 % !) et la diminution de la fréquence de (ça) fait (que) (1978 = 17 % ; 2005 = 5 %) ; et ii) la progression minime de (à) cause (que) (1978 = 1 % ; 2005 = 4 %) et l’absence de la contrainte phonologique qui pèse sur l’effacement de que39. Dans le cas de la variable donc/alors/(ça) fait (que)/so, on constate aussi que les corrélations avec les facteurs classe sociale et sexe vont dans le sens contraire des attentes, à tel point que l’on peut se demander, à nouveau, si l’on n’assiste pas à la fragilisation des contraintes extralinguistiques engendrée par la montée de la restriction dans l’emploi du français. Ici encore, il est probablement trop tôt pour énoncer des généralisations solides. Cependant, la dévernacularisation/standardisation et la fragilisation des contraintes de la variation semblent des dimensions clefs du changement sociolinguistique à Pembroke. Les prochaines recherches, incluant les communautés de Cornwall et de North Bay et d’autres variables sociolinguistiques, devraient nous permettre de continuer à avancer dans notre réflexion sur le changement linguistique dans le parler des adolescents franco-ontariens et, d’une façon plus générale, dans les langues minoritaires qui bénéficient du soutien de la scolarisation dans ces langues.
38. À ce sujet, dans ses recherches sur le changement linguistique dans le français parlé des adolescents à Hull, Québec (communauté francophone majoritaire), Poplack (2007a et b) est arrivée à des résultats différents de ceux que nous avons trouvés jusqu’à présent à Hawkesbury. En effet, en ce qui concerne les variables sociolinguistiques suivantes, alternance indicatif (S)/conditionnel (NS) après si, alternance ne (S)/Ø (NS) dans les phrases négatives, alternance subjonctif (S)/indicatif (NS) dans les propositions subordonnées précédées de falloir et vouloir, en 2006, les adolescents n’affichent pas des taux d’emploi des variantes non standard différents de ceux des locuteurs du corpus de 1982. Ces résultats semblent renforcer l’hypothèse que l’augmentation de la fréquence des variantes non standard dans le parler des adolescents de Hawkesbury reflèterait l’influence de certains des facteurs mentionnés ci-dessus. 39. On observe cette contrainte dans le parler des adolescents de Hawkesbury.
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Appendice
Tableau A Catégorisation des sujets abordés durant l’entrevue enregistrée avec les locuteurs des corpus Mougeon et Beniak (1978) et Mougeon, Nadasdi et Rehner (2005) Sujets formels
Sujets informels
no 1 Information personnelle (âge, etc.) ; résidence ; information sur la famille (début d’entrevue)
no 2 Les programmes de radio et de télévision, les films, les lectures, les sports, les jeux, les passe-temps préférés
no 3 Religion ; politique (ex. : Que penses-tu de la séparation possible du Québec ?)
no 4 Les vacances estivales et traditions des fêtes de fin d’année ; les voyages à l’étranger
no 5 Bilinguisme ; enseignement du français ; français québécois / français ontarien ; matières et activités scolaires ; parler le bon français ; capacités en français et en anglais ; bilinguisme des Franco-Ontariens ; langues parlées par/avec les parents, les amis ; identité francophone
no 7 Histoires tristes ou terrifiantes ou comiques d’événements vécus par le locuteur (ex. : Peux-tu me raconter un bon tour joué à des professeurs de ton école ?)
no 6 Les relations parents-enfants ; les relations profs-élèves no 8 L’avenir et projets de carrière
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L’assibilation des occlusives /t/ et /d/ au Québec : le point sur la question
Claude Poirier, Université Laval
D
ans un article portant sur les causes de la variation géographique du français en Amérique du Nord (Poirier 1994), j’ai examiné trois facteurs qui paraissent avoir joué un rôle déterminant dans le processus de différenciation des parlers français du continent : le peuplement d’origine, les mouvements de population et l’influence de l’anglais. Pour illustrer le second, j’avais choisi la question de l’assibilation des consonnes /t/ et /d/ qui se produit devant les voyelles /i/ et /y/ ainsi que devant les semi-consonnes /j/ et /ɥ/. Dans ce contexte où la question de l’assibilation n’était pas étudiée pour elle-même, mais servait plutôt à illustrer un phénomène plus général, le sujet n’a pas été traité de façon approfondie. Je le reprends donc avec d’autant plus d’intérêt que je peux tirer parti d’une critique qu’Yves Charles Morin (2002 : 62-68) a faite de cette partie de l’article. Je profite de la publication de ce texte pour rendre hommage à ce collègue qui a régulièrement réagi à mes articles, prenant souvent la peine de m’adresser des correspondances développées. Notre dialogue s’est amorcé en 1980, à l’occasion d’une demande qu’il m’avait adressée, à titre de corédacteur de La revue canadienne de linguistique, de faire un compte rendu de l’édition par Ghislaine Legendre d’un manuscrit de Marie Morin, première religieuse née au Canada et première écrivaine du pays (Legendre 1979 ; c.r. Poirier 1981). Nous avons été régulièrement en désaccord sur tel ou tel point de l’histoire du français au Québec, ce qui n’a aucunement nui à l’estime réciproque que nous nous portons, ni à la cordialité de nos échanges. Yves Charles mérite un certificat de très grande distinction pour sa bonne foi
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constante et sa plume courtoise, grâce auxquelles j’ai toujours eu plaisir à lire ses commentaires. Si j’avais à caractériser nos deux approches, sans vouloir les attribuer de façon exclusive à l’un ou à l’autre, je dirais qu’Yves Charles trouve un malin plaisir à remettre en cause les explications qui paraissent établies et qu’il cherche à élargir la réflexion en explorant de nouveaux horizons. Pour ma part, je suis sans doute moins audacieux, préférant suivre les sentiers balisés par les attestations philologiques. Ces deux orientations me paraissent en tout cas avoir dominé nos démarches respectives dans l’étude des origines et de l’évolution de la prononciation québécoise. Je reprendrai donc la démonstration que j’ai présentée en 1994 en l’étoffant sur la base d’un plan mieux défini : nature du phénomène, bilan des attestations, explication historique, genèse articulatoire, évaluation sociale. Je précise tout de suite que Morin (2002) partage mon point de vue quant à la provenance régionale française de l’assibilation québécoise, estimant lui aussi que les attestations du phénomène dans le temps et dans l’espace sont des arguments convaincants à cet égard. Sa critique porte surtout sur le processus articulatoire qui a conduit à cette prononciation. Je continue de croire que l’assibilation doit être mise en rapport avec la palatalisation et j’apporterai des éléments nouveaux dans la discussion de cet aspect. Puisque ce texte vise à faire un bilan, j’ai cru utile d’ajouter une partie sur la perception sociale de cette prononciation qui, de défaut « indéracinable » (Rivard 1914 : 73), est devenue le trait phonétique le plus étroitement associé à l’identité linguistique des Québécois.
1. Nature du phénomène Du point de vue articulatoire, l’assibilation des /t/ et /d/ consiste en un relâchement progressif de l’occlusion, ce qui a pour effet d’allonger la durée de la portion finale de la consonne (la détente), d’où la perception d’un « fort bruit fricatif identique à celui de la consonne s ou z » (Gendron 1966a : 120). Le phénomène ne se produit que devant les voyelles /i/ et /y/ et les semi-consonnes /j/ et /ɥ/. Marchal (1981 : 160) décrit ainsi le phénomène : Il est […] facile d’expliquer « naturellement » ce changement phonétique, c’est-à-dire par des propriétés inhérentes aux phonèmes en cause. /t/ et /d/ sont articulés par la pointe de la langue qui s’appuie sur les alvéoles. Pour /i/ et /y/, la langue occupe une position haute dans la cavité buccale et est massée dans la partie antérieure de la bouche. Lorsque la langue quitte les
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L’assibilation des occlusives /t/ et /d/ au Québec : le point sur la question
alvéoles au moment de l’explosion pour gagner la position des voyelles /i/ et /y/, elle passe nécessairement par les positions articulatoires caractéristiques du /s/ et du /z/. La question ne consiste pas à se demander pourquoi les Québécois produisent l’affrication, ce qui est naturel, mais bien comment certains locuteurs font pour l’éviter. Quand on étudie attentivement le phénomène en analysant des radiofilms et des sonagrammes, on s’aperçoit qu’en fait, il y a présence de traces de /s/ ou de /z/ pour tous les locuteurs. Ce phénomène de l’affrication est moins remarquable si la langue se décolle brutalement des alvéoles pour s’éloigner rapidement de la voûte palatale.
On remarquera que Marchal, comme d’ailleurs de nombreux autres auteurs (par ex., Ostiguy et Tousignant 1993 : 125-130), utilise affrication plutôt qu’assibilation en parlant de ce traitement particulier des occlusives dentales /t/ et /d/. Ils n’ont certes pas tort, puisque le premier de ces termes se dit de façon générale du phénomène caractérisant une consonne « qui combine très étroitement une occlusion et une frication » (Dubois et collab. 2001, s.v. affriquée). Le terme se trouve alors à couvrir le cas où la portion constrictive correspond à une chuintante (comme dans les prononciations acadiennes [tʃ] et [dʒ]) et celui où elle devient une sifflante (comme dans les prononciations québécoises [ts] et [dz]). Pour ces auteurs, le terme assibilation ne s’emploie que dans le cas où l’occlusive disparaît au profit d’une simple sifflante. Pour ma part, j’ai préféré suivre l’usage qui s’est établi chez les linguistes québécois qui ont été formés, tout comme moi, à l’école de Georges Straka, notamment Jean-Denis Gendron et Marcel Juneau, en utilisant affrication pour parler des consonnes de type acadien et assibilation pour celles de type québécois. Le terme assibilation évoque ainsi sous ma plume un phénomène dynamique, variable en degrés, qui peut aller jusqu’à la disparition de la phase occlusive : il indique, en même temps qu’un résultat, un processus qui peut toujours être mené à terme, comme la chose s’est passée dans l’évolution du latin vers le français. Morin (2002 : 62-66) ne me donne pas tort, désignant d’abord le phénomène par « affrication des dentales /t, d/ > [ts, dz] », puis par « affrication sibilante », avant d’adopter résolument le terme assibilation dans la suite de son texte1.
1. Et puisqu’il est question de terminologie, je précise que les occlusives antérieures /t/ et /d/ seront désignées ici par dentales, comme c’est la pratique chez les historiens de la langue, étant conscient que d’autres parlent plutôt d’alvéolaires (ou, plus souvent, d’apico-alvéolaires). En revanche, j’utiliserai le terme alvéolaires en parlant des assibilées, considérant que la pointe de la langue ne touche plus les dents quand sont produites ces articulations (voir le
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Quelques auteurs ont fait à propos de l’assibilation des observations qui sont particulièrement pertinentes. Haden (1941 : 285-286) semble avoir été le premier à faire remarquer qu’elle se produit non seulement devant les [i] et [y] fermés, mais également devant les variantes ouvertes [ɪ] et [ʏ]. Dumas (1987 : 2) signale également ce fait qu’il illustre par de nombreux exemples, notamment petite, dont « le i sonne en réalité un peu comme é », ou habitude, qu’il transcrit habitseûde (le phénomène est observé aussi par Ostiguy et Tousignant 1993 : 126, et Locke 1949 : 92 et 96). Haden (1941 : 286) tire de son observation une conclusion provisoire sur la genèse de ces variantes vocaliques ouvertes : « The fact that even these slightly palatal vowel articulations cause assibilation of t and d, just as the close counterparts do, would seem to argue for their development within Franco-Canadian from the original standard articulation of i and y ». Mon sentiment est que la déduction de Haden ne s’impose pas2. J’y reviendrai plus loin. S’appuyant sur des palatogrammes qu’il a réalisés lui-même, Haden fait également remarquer qu’en plus de la modification dans l’articulation de la consonne, « [t]he several examples of assibilated articulations all show that the dental contact has shifted back to a gingival area » (p. 287). Enfin, des auteurs soulignent le fait que le /t/ s’assibile plus nettement que le /d/, que le /y/ a une action assibilante plus limitée que le /i/, le /j/ et le /ɥ/, et que l’oreille perçoit mieux le phénomène en syllabe accentuée qu’en syllabe inaccentuée (par ex., Gendron 1966a : 120 ; Thomas 1986 : 76). Ces comportements s’expliquent par les caractéristiques articulatoires des sons en cause et la dynamique de la phonétique combinatoire et ne posent pas de problème au phonéticien. Enfin, Dumas (1987 : 3-4) a observé que l’assibilation, qui se produit impérativement à l’intérieur d’un mot dans l’usage québécois, devient facultative « quand la consonne et la voyelle qui suit appartiennent à deux mots différents ». Il donne pour exemple le syntagme grande île qui peut se procommentaire de Haden sur ce point, un peu plus loin dans cette section). Quant aux occlusives postérieures /k/ et /ɡ/, on conserve ici l’appellation de vélaires même si des phonéticiens québécois ont montré que ces consonnes empiètent sur la zone palatale même devant des voyelles postérieures. Ces choix terminologiques éviteront des ambiguïtés dans la discussion puisqu’il y sera constamment question de l’influence de la zone palatale sur les occlusives d’en avant comme sur celles d’en arrière. 2. Du reste, il ne manque pas d’indices pointant vers une origine régionale française de la tendance à ouvrir ces voyelles. Voir Gendron 1970 : 349 (« tout l’ouest de la France ») ; Juneau 1973 : 477 (« Une ouverture de ce phonème en un i moyen dans certaines positions a été remarquée par Rousselot en français ; cette tendance a pu s’accentuer au Québec sous l’influence de prononciations dialectales d’origine diverse […]. ») ; Debrie-Maury 1968 (parenté avec l’usage normand).
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noncer aussi bien [ɡʁãdɪl] que [ɡʁãdɪl]3. Comme l’explique l’auteur, exemples convaincants à l’appui, « [l]e passage d’un mot à l’autre est le lieu privilégié où se produisent toutes sortes de changements de prononciation dans beaucoup de langues du monde ». Dans ces conditions, il ne semble pas que cette « exception » puisse apporter un éclairage quelconque sur les aspects qui retiendront notre attention plus loin, soit la provenance historique de l’assibilation québécoise et sa genèse articulatoire. Par contre, elle révèle que les prononciations non assibilées des occlusives dentales /t/ et /d/ devant /i/ et /y/ ne sont pas impossibles en français du Québec. Quant à la question de savoir si l’assibilation s’explique par la force ou la faiblesse articulatoire, les phonéticiens demeurent partagés. Selon l’enseignement de Straka (1965), l’articulation d’une consonne palatale nécessite une grande énergie, alors que le processus de dépalatalisation est lié à une diminution de l’effort. « Toutefois, ajoute-t-il (p. 134), l’assibilation ne semble pas devoir toujours être attribuée à un affaiblissement. » C’est cette idée que reprend Gendron (1966a : 125) quand il écrit que l’assibilation « peut être une conséquence d’une forte énergie d’articulation d’une consonne palatalisée dont l’explosion s’allonge indûment sous l’effet de cette force ». Léon (1994 : 391) ne le suit pas dans cette voie, arguant qu’« il semble difficile de faire admettre à la fois un renforcement pour la palatalisation et pour l’affrication ». Plus haut dans son texte (p. 124), Gendron suggérait que, chez les sujets instruits, l’assibilation pourrait même résulter d’un « effort conscient et plus poussé à remplacer les palatales t̮ et d̮, senties comme populaires, par des t et d ‘corrects’ ». Sur ce point encore, Léon émet des réserves : il se demande comment l’explication soumise par Gendron pourrait « s’appliquer au parler populaire où l’influence de la norme française a été longtemps nulle ». En plus de l’objection avancée par Léon, on peut douter qu’un phénomène ait une double origine au sein d’une même population. Au XIXe siècle, Oscar Dunn (1880) semblait d’ailleurs y voir un trait de prononciation partagé par tout le monde, sans faire de distinction entre les gens instruits et le peuple (voir la citation sous le point 3). Quoi qu’il en soit, l’opinion qu’on peut avoir sur la question devrait, en toute logique, découler de l’explication que l’on donnera de la genèse de l’assibilation.
3. Ce comportement des locuteurs a été noté également par Rochet (1994 : 438-440) dans le français de l’Alberta : « Alors que le phénomène d’assibilation est quasi général à l’intérieur de mot (par exemple étude, parti, midi), il ne se produit que très rarement lorsque l’occlusive et la voyelle suivante appartiennent à des mots différents, c’est-à-dire dans les cas de liaison et d’enchaînement. »
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2. Bilan des attestations Pour un étranger, la prononciation assibilée des occlusives dentales /t/ et /d/, quand elles sont suivies de la voyelle /i/, de la voyelle /y/ ou des semi-consonnes /j/ ou /ɥ/, est certainement la caractéristique la plus frappante de la phonétique québécoise. Cette prononciation s’entend dans tous les milieux, dans toutes les situations et sur la quasi-totalité du territoire du Québec. Il ne faut cependant pas croire qu’elle ne se rencontre qu’au Québec. En fait, on l’observe aussi dans d’autres aires francophones et dans des zones créolophones où le français a joué un rôle déterminant dans la formation de la langue locale. Il faut tout de même reconnaître que l’assibilation est de nos jours un fait rare au sein de la francophonie mondiale. Puisque sa distribution géographique peut aider à comprendre ses origines et peut-être jeter un éclairage sur sa genèse articulatoire, il importe d’examiner cet aspect attentivement. 2.1 Au Québec4 1o On sait aujourd’hui que les prononciations assibilées sont générales (ou presque) sur le territoire du Québec. À lire le début de l’article de Charbonneau (1955), on se rend compte que les linguistes n’en avaient pas la certitude il y a cinquante ans : L’étude expérimentale des occlusives [t] et [d] palatalisées, que nous proposons comme titre à ce travail, n’a pas pour but d’établir une répartition géographique du phénomène précité. C’est pourtant là un aspect important du problème, mais il faut encore attendre que soit menée à bien une enquête linguistique pour savoir si cette palatalisation5 est aussi généralisée qu’on le pense.
Puisque la question du peuplement d’origine sera centrale dans la discussion sur la provenance de l’assibilation, il faut noter que la colonie laurentienne s’est développée lentement de 1608 jusqu’aux années 1660, grâce surtout à l’apport de colons venant de la Normandie et du Perche. Dans les années 1660-1670, la population double par suite de l’arrivée d’un nombre important d’immigrants originaires de diverses régions de France, situées pour la plupart dans la moitié ouest du domaine d’oïl. C’est à cette époque que s’installent dans la colonie environ 770 jeunes femmes qu’on a appelées les 4. La numérotation en 1o, 2o, etc. sert à distinguer les diverses aires géolinguistiques prises en compte dans la discussion. Cette numérotation facilitera la mise en rapport des explications avec les données du tableau qui termine cette section. 5. Les termes palatalisé et palatalisation dans cet article font référence au phénomène de l’assibilation.
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L’assibilation des occlusives /t/ et /d/ au Québec : le point sur la question
Filles du roi6 et environ 400 soldats du Régiment de Carignan qui préfèrent demeurer au pays plutôt que de retourner en France. La région parisienne est bien représentée pour ce qui est des premières, avec environ 43 % des effectifs, tandis que les seconds viennent d’un peu partout en France, mais surtout d’une aire qui va des Pays-de-la-Loire jusqu’à la moitié nord de l’Aquitaine, avec une concentration marquée en Aunis-Saintonge (voir la carte 1).
CARTE 1 Origine de 300 soldats du Régiment de Carignan-Salières établis dans la vallée du Saint-Laurent à partir de 16687
6. Le chiffre de 770 est celui de Landry (1992 : 35) qui reconnaît que le nombre des Filles du roi peut varier en fonction des critères qu’on adopte pour les distinguer des autres immigrantes arrivées à la même époque. 7. Cette carte a été établie par Geneviève Joncas d’après les données de Jetté (1983), Trudel (1995) et Gareau (2001). Elle porte sur les 300 soldats dont les origines sont connues, soit sur les trois quarts de ceux qui sont demeurés au Canada après leur démobilisation, en 1668.
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On peut donc dire que les nouveaux arrivants viennent compenser l’influence initiale du Nord-Ouest (Normandie et Perche) – la Normandie continue tout de même de fournir un nombre important d’immigrants – en donnant une meilleure représentation aux régions du Centre et de l’Ouest de la France. Vers 1700, les trois grandes aires françaises qui viennent d’être nommées auront fourni chacune grosso modo un tiers des colons de la vallée laurentienne (un peu moins tout de même, pour ce qui est du Centre). Mais il faut prendre note, pour la suite de la démonstration, que les trois noyaux français à l’origine du peuplement de la colonie laurentienne n’ont pas eu une influence égale dans les établissements de Québec (1608), de Trois-Rivières (1634) et de Montréal (1642). Dechêne (1974 : 95) nous apprend en effet que « [l]a prépondérance numérique des immigrants de l’Ouest [de la France] est particulièrement marquée à Montréal ». Dans l’échantillon qu’elle a étudié, près des deux tiers des colons étaient « originaires d’un secteur restreint qui s’étend depuis la Garonne jusqu’aux confins des pays de la Loire », et cette immigration était à 65 % d’origine rurale. En mettant en rapport les données de Dechêne avec celles qui concernent l’ensemble de la colonie laurentienne, à savoir que les régions du Nord-Ouest, du Centre et de l’Ouest ont fourni un nombre comparable d’immigrants, ce qui a été établi déjà par Lortie (1903-1904), et que les immigrants étaient majoritairement d’origine urbaine (Charbonneau et Guillemette 1994 : 175), il faut conclure : i) que la région de Québec a reçu proportionnellement plus de colons provenant du Centre de la France (région dominée par l’influence parisienne) et du Nord-Ouest que celle de Montréal ; ii) que la contribution de l’Ouest de la France (Poitou, Aunis, Saintonge, Angoumois) ne devient substantielle que dans la seconde moitié du XVIIe siècle8 ; iii) que l’influence des ruraux a été sensiblement plus forte dans la région de Montréal. 2o Dans la région de Charlevoix, l’assibilation n’est pas automatique chez tous les locuteurs et paraît être un phénomène plus récent que dans l’ensemble du Québec. Dans l’étude qu’elle a faite du parler de cette région, Dominique Shuly Stein (1974 : 30), qui a mené son enquête en 1973-1974 auprès de familles établies depuis longtemps, signale que l’assibilation est
8. L’analyse de Lavoie (1994 : 131) confirme cette constatation et la précédente.
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inconnue chez les témoins qu’elle a interrogés9 : « /t/ and /d/ do not assibilate before high vowels or yod. The dialect of Charlevoix shares this non assibilation feature with Acadian speech. » Une observation semblable se trouve déjà chez La Follette (1952 : 359), qui avait fait l’étude de quatre contes folkloriques relevés quelques années plus tôt par Luc Lacourcière dans Charlevoix : « Nous signalons également l’absence des variantes assibilées [ts] et [dz], qui existent pourtant dans d’autres régions de la province de Québec10. » Enfin, Juneau (1976 : 55) signale la quasi-absence d’assibilation chez une conteuse des GrandesBergeronnes, village situé près de Tadoussac, dans une région qui continue l’aire linguistique charlevoisienne, à savoir la Haute-Côte-Nord. J’ai voulu vérifier le bien-fondé de ces affirmations en écoutant quelques enregistrements oraux de témoins de Charlevoix, conservés aux Archives de folklore de l’Université Laval11. J’ai donc choisi au hasard douze enregistrements réalisés entre 1952 et 1971 auprès de témoins habitant la partie centrale de Charlevoix (surtout Baie-Saint-Paul, Les Éboulements, Saint-Hilarion). Six des témoins sont nés au XIXe siècle (entre 1876 et 1899), un autre en 1909 et une en 1939 ; pour les quatre autres témoins, la fiche ne donne aucune indication sur l’âge (voir l’annexe). Des douze témoins formant l’échantillon, cinq assibilent de façon constante ou quasi constante, comme à Québec (témoins 6, 8, 9, 10, et 7 à un moindre degré) ; deux n’assibilent pas du tout (témoins 1 et 3) et les cinq autres (témoins 2, 4, 5, 11 et 12) n’assibilent que de façon occasionnelle et à un faible degré. On peut observer que les témoins qu’on sait nés au XIXe siècle n’assibilent pas ou le font très peu. Les données que j’ai recueillies confirment donc, dans une bonne mesure, les observations de Stein, La Follette et Juneau sur l’absence ou, du moins, le caractère quelque peu exceptionnel de l’assibilation dans Charlevoix. Ces données suggèrent cependant que cette prononciation se répand dans cette région depuis quelques décennies, ce qui invite à nuancer l’affirmation de Stein : au moment de ses enquêtes (en 1973-1974), l’assibilation
9. L’auteure précise (p. 17) que ses informateurs étaient nombreux mais qu’elle a fréquenté surtout un groupe de 12 personnes âgées peu instruites. Elle ajoute : « My daily observations had proven to me that my informants’ speech represented well the dialect of Charlevoix. » 10. Les quatre conteurs dont la langue a été étudiée par La Follette étaient nés au XIXe siècle ; ils habitaient respectivement aux Éboulements, à Saint-Joseph-de-la-Rive, à SaintIrénée et à Clermont. 11. Ce travail de vérification (repérage et écoute des enregistrements) a été fait en 1994 avec la collaboration de Linda Lamontagne.
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y était sans doute plus répandue qu’elle ne le croyait. Il reste qu’on peut affirmer que, dans les années 1970, la prononciation non assibilée des consonnes /t/ et /d/ devant /i/, /y/, /j/ et /ɥ/ était encore bien représentée dans le parler traditionnel d’une aire linguistique formant le cœur de la région de Charlevoix. D’autre part, vu que les témoins nés au XIXe siècle ne connaissent pour ainsi dire pas l’assibilation, on peut croire que cette prononciation est un phénomène récent dans cette région ou, du moins, qu’il n’a pris de l’ampleur que depuis peu de temps12. Il faut préciser, pour la compréhension de la démonstration historique (sous le point 3), que la région de Charlevoix n’a reçu ses premiers colons stables que dans le dernier quart du XVIIe siècle. Baie-Saint-Paul, par exemple, a été colonisée vers 1678 par un groupe venant de la région de Québec (les premiers registres datent de 1681). Par la suite, les habitants de Charlevoix ont vécu en vase clos jusque vers le début du XXe siècle, le lien ferroviaire avec Québec n’ayant été établi qu’en 1914. Selon le géographe Raoul Blanchard, les paroisses de Charlevoix « étaient réellement des îles, souvent isolées entre elles et à peu près privées de communications par terre avec Québec » (pour cet aspect historique, voir les références dans Stein 1974 : 2-11). Sortons maintenant du Québec et observons la situation dans d’autres variétés de français, au Canada, aux États-Unis et dans l’océan Indien, avant de considérer les créoles dont la formation s’inscrit dans l’histoire du français. 2.2 Au Canada (hors Québec) Le concept de « domaine linguistique » s’impose quand on veut traiter de la variation géographique du français au Canada, car la répartition
12. Dans un commentaire qu’il m’a fait parvenir en 1994, Jean-Yves Dugas s’étonnait que l’assibilation fasse partie des habitudes articulatoires des habitants du Saguenay–Lac-Saint-Jean puisque cette région a été colonisée massivement à partir de Charlevoix. Selon Dugas, « les premiers groupes des arrivants au Saguenay au cours de la période de 1852 à 1869 étaient originaires pour une proportion de 80 % de Charlevoix, alors que la Côte-du-Sud a fourni quelque 13 % des effectifs humains originels du Saguenay–Lac-Saint-Jean, pendant que la région de Québec n’a contribué sous cet aspect que d’un maigre 6 % ». Il faudrait d’abord vérifier si l’assibilation est attestée dans les enregistrements oraux les plus anciens du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Dans une correspondance qu’il m’a adressée, Luc Baronian, professeur à l’Université du Québec à Chicoutimi, écrit qu’il lui arrive d’entendre des ouvriers d’un certain âge qui n’assibilent pas. Du reste, selon toute vraisemblance, les quelque 20% de colons qui n’étaient pas d’origine charlevoisienne pratiquaient l’assibilation.
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L’assibilation des occlusives /t/ et /d/ au Québec : le point sur la question
des faits de langue s’accommode mal des limites politiques des provinces. Le français s’est diffusé au pays à partir de deux colonies dont le peuplement distinct a donné lieu à des pratiques linguistiques différentes : la première, établie dans la vallée du Saint-Laurent, et la seconde, en Acadie. De là découle l’existence de deux domaines linguistiques, le domaine laurentien et le domaine acadien. Par domaine laurentien, on entend l’espace où est pratiquée la variété anciennement appelée « franco-canadienne », soit la plus grande partie du Québec et toutes les aires francophones du Canada qui se trouvent à l’ouest de celui-ci. Cette appellation s’oppose à domaine acadien, lequel renvoie de nos jours à un ensemble de régions plus ou moins isolées à l’est du Québec, les plus importantes étant situées dans la province du NouveauBrunswick. La frontière linguistique entre les deux domaines n’épouse pas parfaitement les limites territoriales du Québec. Le domaine acadien empiète sur la Gaspésie, dans sa portion sud, et comprend la Basse-Côte-Nord ainsi que les îles de la Madeleine (voir la carte 2). Cette incursion sur le territoire du Québec est une des conséquences de la déportation des Acadiens par les Anglais, entre 1755 et 1762. Inversement, un bon nombre des traits du français laurentien débordent sur le nord-ouest du Nouveau-Brunswick. Il faut noter enfin que, jusqu’aux années 1960, l’appellation Canadiens ne se disait que des francophones du domaine laurentien, ceux des provinces maritimes étant appelés Acadiens. Il faudra tenir compte de cette remarque à la lecture de certaines citations reproduites dans la suite de ce texte. 3o L’assibilation est générale, mais avec des variations de degré, dans tout le domaine laurentien. On peut affirmer qu’elle se rencontre dans tous les parlers français issus du Québec, du moins tous ceux qui ont été décrits en Ontario et dans l’Ouest. Le phénomène est attesté partout dans l’Ontario francophone (voir Mougeon 1993 : 62, et Léon 1994 : 391). Sur la base d’un corpus recueilli auprès d’élèves de la région de Sudbury en 1975, Thomas (1986 : 73-82) observe cependant que l’assibilation « est moins fréquente à Sudbury qu’au Québec » ; il attribue cette différence à un recul naturel de cette prononciation, qui aurait été renforcé par la norme officielle : « Elle se maintient mieux avec /t/ ou en position accentuée qu’avec /d/ ou en position inaccentuée » (p. 81). Sauf pour la région de Windsor, dont la population de langue française est plus ancienne, les communautés francophones de l’Ontario, disséminées sur le territoire de cette province, se sont constituées depuis la première moitié du XIXe siècle jusqu’aux années 1960 à la faveur de vagues migratoires en provenance du Québec (voir Mougeon et Beniak 1991 :18-21). 385
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CARTE 2 Les régions acadiennes
D'après L. Péronnet, Le parler du Sud-Est du Nouveau-Brunswick, 1989, p. 4 (carte modifiée).
4o Le parler de Windsor (Ontario) est la continuation du français de Détroit, ville située de l’autre côté de la rivière du même nom. La colonie de Détroit a reçu ses premiers immigrants francophones en 1701 ; il s’agissait d’un groupe appartenant à la seconde génération des habitants de Mont réal, qui accompagnait les militaires chargés d’établir un fort « au Détroit » (voir Hull 1956 : 38). Dans ce parler, l’assibilation n’est que partielle. La réalisation de la consonne oscille entre l’affrication et l’assibilation. Le phénomène est décrit comme suit par Hull (p. 49) : The dentals [t] and [d] are affricated before [i] and [y]. The Windsor sound is not, however, quite the same as the clear Montreal [ts], [dz], but a slightly affricated [ts], [dz], varying to [tš], [dž], especially before [y]. For example : outil [utsi] ; dur [dzy:r, džy:r]. This probably represents an earlier stage of the affricating process.
5o Selon Rochet (1994 : 438), l’assibilation des /t/ et /d/ est « une des caractéristiques les plus marquantes » du français de l’Alberta. Examinant le même parler, Walker (2005 : 193, n. 11) apporte toutefois une réserve qu’il 386
L’assibilation des occlusives /t/ et /d/ au Québec : le point sur la question
faudra prendre en compte : « Il faut noter que l’assibilation dans l’Ouest est plus variable et moins prononcée que le phénomène correspondant au Québec, reflétant le comportement québécois du 19e ou du début du 20e siècle13. » 6o Il convient de considérer séparément le français des Métis qui, malgré ses caractéristiques saillantes, doit être considéré comme faisant partie également du français laurentien. Il est bien question ici de « français », et non d’un autre idiome parlé dans l’Ouest canadien et américain, qui porte le nom de mitchif (ou michif), langue mixte dont la grammaire est formée d’éléments du français et du cri (Papen 1993 : 25)14. Les deux parlers sont bien distingués par Papen (1984 : 117, et 2005 : 329) qui rappelle qu’on les confond souvent, en commençant par l’appellation mitchif qui se dit des deux. L’origine du français métis paraît remonter au milieu du XVIIIe siècle, époque au cours de laquelle des Canadiens français, participant à l’établissement de postes de traite, commencèrent à vivre avec les Autochtones et s’unirent à des femmes du pays. Le français apporté par ces hommes subit l’influence des langues locales, en particulier du cri. Cherchant à caractériser le parler qui en a résulté, Papen (1998 : 151-152) écrit : On peut supposer que le FM [= français métis] a ses racines profondes dans le parler du Bas-Canada. Encore aujourd’hui, le FM de l’Ouest canadien est indubitablement un français nord-américain, qui d’ailleurs ne manque pas de trahir ses origines « laurentiennes ». On y retrouve des prononciations et des tournures qui semblent refléter des états de langue plus anciens du français du Canada.
À la lecture de la description phonologique que donne Papen, après ce passage, on voit nettement la parenté avec le français laurentien, sauf sur un point, et c’est celui qui nous intéresse ici : les occlusives /t/ et /d/ suivies des voyelles fermées antérieures ou des semi-consonnes palatales ne se prononcent pas [ts] et [dz] comme au Québec, mais [tʃ] et [dʒ]. Les mots petit et dur s’entendent donc [ptʃi] et [dʒʏr]. L’auteur pose l’hypothèse que les prononciations affriquées se sont substituées aux assibilées sous l’influence du cri où [ts] et [tʃ] sont des allophones (Papen 1984 : 121). Chez certains informateurs, Papen (1993 : 33) a d’ailleurs noté une variation étonnante des
13. Concernant l’usage québécois du 19e siècle et du début du 20e, Walker présente ici comme une constatation ce qui doit pour l’instant être considéré plutôt comme une hypothèse (voir le point 3.3.3), puisqu’il n’existe pas de preuve documentaire qui puisse être invoquée. 14. Dans Papen (1998 : 147, n. 2), on ajoute que « [l]e michif est une langue ‘mixte’ dans laquelle le syntagme nominal est à toutes fins pratiques du français (FM), mais le verbe est du cri. »
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/t/ et /d/ devant /i/ et /y/ : [tʃ, dʒ], ou [ts, dz], ou [tj, dj], ou même [t, d]. Si ces faits ne peuvent établir clairement la priorité dans le temps de l’assibilation, du moins suggèrent-ils qu’une équivalence peut s’établir chez un même locuteur entre les sons résultant de l’affrication, de l’assibilation et de la palatalisation. 7o L’assibilation est en principe inexistante dans le domaine acadien (voir Lucci 1972 : 88 ; Ryan 1981 : 116 et 118 ; King et Butler 2005 : 176). On ne se surprend pas de la rencontrer cependant dans la partie nord-ouest du Nouveau-Brunswick, qui touche le Québec et où se sont établis un grand nombre de travailleurs de cette province15. L’assibilation est d’ailleurs le trait le plus évident permettant de distinguer un Québécois et un Acadien. Comme le rappelle Dumas (1987 : 8), « si quelqu’un prononce dans tous les cas t et d sans jamais de ts ni de dz, la première idée qui nous vient est qu’il est d’origine acadienne ». On peut penser que, dans les aires québécoises du domaine acadien (sud de la Gaspésie et Basse-Côte-Nord), l’assibilation a commencé à faire des percées, comme elle en a fait dans la région d’Edmunston où se sont installés un grand nombre de travailleurs québécois. Quoi qu’il en soit, l’important ici est de bien établir le fait que l’assibilation est typiquement laurentienne par comparaison avec l’usage des Acadiens. Il faut préciser que l’acadien, du moins dans sa variété traditionnelle, réalise les /t/ et /d/ comme en français de France devant /i/ /y/ et /ɥ/, mais comme des palatales ou comme des affriquées devant la semi-consonne /j/ suivie d’une voyelle, comme dans tien ([cɛ̃] ou [tʃɛ̃]), Dieu ([ɟø] ou [dʒø]), diable ([ɟɒb] ou [dʒɒb]). La fondation du premier établissement acadien (Port-Royal) remonte à 1605, mais le peuplement de cette colonie ne commence véritablement que dans les années 1630-1640, avec l’installation d’une vingtaine de « ménages amenés par le gouverneur d’Aulnay de sa seigneurie du Loudunais », située dans le département actuel de la Vienne (Massignon 1962 : 71). « Je crois, poursuit l’auteure, qu’on ne saurait trop insister sur l’importance de cet apport homogène de familles toutes constituées, arrivant d’une même petite région dans l’élaboration du langage commun à la petite colonie acadienne de la fin du XVIIe siècle. » La même auteure, citant les résultats d’une étude publiée dans les années 1940, souligne que « les patronymes remontant à 1671 grou15. Flikeid (1997 : 268), s’appuyant sur les travaux de A. McKillop et W. Cichocki, écrit : « […] the Madawaska dialect in northwestern New Brunswick, where there is a strong Québécois admixture. In this region, there is, for example, loss of the Acadian [tʃ], [dʒ] in both of the contexts mentioned above, and adoption of the Québécois [ts], [dz] before high fronts vowels and glides (e.g., tu [tsy], mardi [mardzi], entier [ãtsje]. »
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pent les deux tiers de la population totale d’aujourd’hui » (p. 31). Elle observe en outre que près de 50 % des noms figurant dans le recensement effectué cette année-là se rattachent à la seigneurie de Loudun (figure de la p. 72). Il paraît donc fondé de considérer que le Poitou intérieur a eu une influence déterminante dans la fixation des principaux traits de l’usage acadien. 8o Relativement à l’Acadie, il faut cependant signaler ce qui, à première vue, est une anomalie, soit la présence de l’assibilation, dans les mêmes contextes qu’au Québec, en plein cœur du domaine, c’est-à-dire sur l’île du Prince-Édouard. King et Ryan (1989 : 258) ont relevé le phénomène chez l’ensemble de leurs locuteurs représentant les deux régions acadiennes les plus importantes de l’île, « à savoir la région dite Évangéline autour de la baie de Malpèque et celle de la ville de Tignish à l’extrémité nord-ouest de l’île » (p. 246). Les auteurs insistent sur le fait que tous leurs locuteurs sont originaires de l’île, y ont passé presque toute leur vie et n’ont eu « aucun contact avec le Québec qui puisse expliquer ce phénomène » (p. 258). L’implantation d’immigrants français sur ce territoire remonte à 1720 ; il s’agissait de colons arrivant de La Rochelle, sans doute originaires du « Centre-Ouest de la France » (p. 246). La population s’est par la suite développée à partir d’immigrés acadiens, notamment à l’époque de la Déportation. 2.3 Aux États-Unis 9o En Nouvelle-Angleterre, on retrouve l’opposition assibilation/ non-assibilation dans les communautés francophones selon l’ascendance québécoise ou acadienne. Comme le Québec a contribué davantage au peuplement de cette région, l’assibilation y est beaucoup plus répandue. Toutes les études consultées confirment cet état de choses (Locke 1949 : 92-98, qui signale le phénomène en syllabe accentuée ou inaccentuée ainsi que devant les variantes ouvertes [ɪ] et [ʏ] ; Martel et Martin 1978 : 146 ; Fox et Smith 2005 : 135-136). Rappelons que l’émigration des Québécois vers la NouvelleAngleterre se situe entre 1840 et 1930 (Roby 2000). 10o Les études sur le français du Missouri, publiées au XXe siècle, confirment que l’assibilation s’y produit de la même façon qu’au Québec (voir par ex. Dorrance 1935 : 51 ; Carrière 1941 : 513 ; Thogmartin 1979 : 114). Ces travaux portent plus particulièrement sur le parler d’Old Mines, dans le district de Sainte-Geneviève. Vézina (2005 : 539) rappelle que ce parler est une survivance du français des Illinois, « dont l’origine remonte aux premiers peuplements français dans la région dite du pays des Illinois, à partir de la fin du 17e siècle ; il représente dans une certaine mesure un 389
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prolongement du français parlé dans la vallée du Saint-Laurent à l’époque où l’unification linguistique y était à peu près achevée ». Des pionniers canadiens, majoritairement d’origine montréalaise (Vézina 2005 : 548), sont arrivés dans la région dès le début du XVIIIe siècle, mais Old Mines aurait été fondé entre 1723 et 1726 (Thogmartin 1979 : 111-112). 11o Les attestations de l’assibilation dans les parlers français de la Louisiane sont rares. Picone et Valdman (2005 : 146) la signalent « dans la région de Ville Platte au nord, et nullement ailleurs ». Hull (1968 : 262), s’appuyant sur des thèses de maîtrise réalisées à la Louisiana State University dans les années 1930, la mentionne lui aussi dans la paroisse16 Évangéline, où se situe Ville Platte, mais également dans la paroisse de Livingston, plus à l’est (près de Baton Rouge) et, de façon occasionnelle, dans celle de Lafayette, au sud. Reconnaissant que cette prononciation ne peut être tenue comme caractéristique du français louisianais dans son ensemble, il se demande si elle est de formation indépendante, si elle est attribuable à une influence canadienne, ou encore si elle doit être tenue comme un trait du « français maritime », appellation par laquelle il désigne la variété populaire d’origine française dont dériveraient les français d’Amérique. Il ajoute en note : « This trait may well have once been more widespread, or it may be recreating itself under the same structural pressures that caused its origin in MarF [= français maritime] ». Les attestations sporadiques du phénomène suggèrent qu’il s’agit d’une habitude phonétique ancienne, qui pourrait être de provenance laurentienne. On sait en effet que des Canadiens ont participé à la fondation des premiers établissements en Louisiane. Comme l’écrivent Picone et Valdman (2005 : 145), « dès le début, la Louisiane coloniale [avait] deux patries : la France et le Québec » (voir aussi le début du témoignage de Vaugine, cité p. 146)17. À mon avis, l’assibilation aurait été ralentie du fait de la proportion décroissante, au profit d’autres groupes, des immigrants d’origine laurentienne au XVIIIe siècle. Elle aurait été tenue en échec par l’implantation de la phonologie de l’acadien avec l’arrivée d’un groupe important de locuteurs de cette variété, déportés en Louisiane par les Anglais.
16. Le terme paroisse désigne, en Louisiane, une division administrative pouvant comprendre plusieurs villages et petites villes. 17. Dans une communication présentée au Congrès de linguistique romane à Innsbruck, en septembre 2007, Luc Baronian a fait mention de la présence de plusieurs patronymes québécois (non acadiens) en Louisiane, surtout dans la paroisse Évangéline, de même que de certains traits linguistiques pouvant être attribuables à une influence canadienne ancienne.
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L’assibilation des occlusives /t/ et /d/ au Québec : le point sur la question
En somme, dans toutes les aires linguistiques francophones étatsuniennes où l’on retrouve l’assibilation, la filiation laurentienne est manifeste. C’est pourquoi, même si la documentation ne permet pas de l’affirmer avec pleine assurance dans le cas de la Louisiane, les prononciations assibilées qu’on y retrouve ont vraisemblablement la même origine. 2.4 Dans l’océan Indien 12o À la Réunion, l’assibilation des /t/ et /d/ devant les voyelles fermées antérieures et les semi-consonnes palatales fait partie des habitudes phonétiques des locuteurs du français local. Carayol (1977 : 346-349) a donné une description précise du phénomène en le rapprochant de l’assibilation québécoise ; à la lecture de ses commentaires, on en déduit que l’assibilation réunionnaise serait un peu plus faible que celle qu’on entend au Québec. Au jugement de ce chercheur, il s’agit tout de même de « l’un des traits les plus frappants de la prononciation du français réunionnais » (p. 346). 13o L’assibilation est plus prononcée à l’île Maurice qu’à la Réunion, selon Beniamino et Baggioni (1993 : 161 ; Baggioni et de Robillard 1990 : 86 en donnent confirmation). Elle est « très nettement perceptible » dans le français des Seychelles d’après Bollée (1993 : 125). Parler des français des Mascareignes, c’est nécessairement poser le problème de leurs relations presque inextricables avec les créoles. Je ne reprendrai pas ici la discussion de cette question, me limitant à rappeler le consensus des spécialistes de cette zone : « L’existence d’un français régional issu des français populaires et dialectaux [de France] peut être à l’origine de certains traits du créole et non l’inverse » (Beniamino et Baggioni 1993 : 153). Les Français ont commencé à occuper l’île de la Réunion (alors appelée « île Bourbon ») à partir de 1646, mais ce n’est qu’à partir de 1665 qu’on peut parler de véritable peuplement (p. 151). Jusqu’en 1715, les Noirs sont moins nombreux que les Blancs et doivent s’efforcer d’apprendre la langue de leurs maîtres. Ceux-ci venaient des mêmes régions de France que les immigrants qui ont fait souche dans la colonie laurentienne « (zone d’oïl au nord-ouest d’une ligne Bordeaux-Paris) et des mêmes catégories sociales et socio-professionnelles » (Chaudenson 1993 : 420). Maurice a été occupé par les Français de 1721 à 1810 et colonisé au départ à partir de la Réunion, qui a ainsi exercé une influence linguistique sur le nouveau territoire (de Robillard 1993 :129). À compter de 1770, la Réunion et Maurice ont contribué au peuplement des Seychelles qui ont été par la suite cédées aux Anglais en même temps que Maurice. L’assibilation a dû se transmettre à Maurice puis 391
LIEU 1. Québec (domaine laurentien)
DÉBUT PEUPLEMENT À partir de 1608 ; immigration intense de 1663 à 1673
2. Charlevoix
4. Détroit/Windsor
Années 1680 (puis population en vase clos) XIXe et XXe s., selon les zones, en provenance du Québec 1701 (immigrants venant de Montréal)
5. Ouest (Alberta)
Milieu XVIIIe s. (à partir du Québec)
6. Ouest : français des Métis
Milieu XVIIIe s. (à partir du Québec)
7. Domaine acadien
Années 1630 (familles venant surtout du Poitou)
Affrication [tʃ] / [dʒ]. Parfois assib. [ts] / [dz], ou palatal. [tj] / [dj], ou [t] / [d] Aucune assibilation (sauf Madawaska et 8)
8. Île-du-Prince-Édouard
1720 (immigrants du Centre-Ouest de la France, par La Rochelle)
Assibilation chez l’ensemble des locuteurs
3. Ontario
NATURE DU PHÉNOMÈNE Assibilation marquée devant [i], [y], [j] et [ɥ] Pas d’assibilation Assibilation marquée, sauf 4
COMMENTAIRE Assibilation générale sur tout le territoire, sauf 2 Se répand depuis milieu XXe s. Assibilation attestée dans toutes les zones francophones
Assibilation partielle, hésitation entre [ts] et [tʃ], [dz] et [dʒ] Assibilation, mais variable et moins prononcée qu’au Québec L’influence de la langue crie aurait-elle restreint l’assibilation ? [t] et [d] devant [i] et [y], mais [c] ou [tʃ]), [ɟ] ou [dʒ] devant [j] et [ɥ] suivis d’une voyelle Aucun contact avec le Québec
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Tableau 1 L’assibilation dans les parlers français et dans les créoles à base française
DÉBUT PEUPLEMENT 1840-1930 (immigration québécoise)
10. Missouri
Années 1720 (pionniers laurentiens)
11. Louisiane
Fin XVIIe – début XVIIIe s. (présence d’immigrants laurentiens)
Phénomène limité à quelques localités (paroisses d’Évangéline, de Livingston et de Lafayette)
12. La Réunion
Années 1660 (immigrants du CentreOuest de la France, comme au Québec) 1721 et 1770 (colonisés à partir de la Réunion)
Trait frappant, mais plus faible qu’au Québec À Maurice, assibilation plus prononcée qu’à la Réunion ; aux Seychelles, très nettement perceptible
XVIIe et XVIIIe s.
Assibilation devant /i/ et /j/, les phonèmes /y/ et /ɥ/ n’existant pas en créole
13. Maurice et Seychelles
14. Zones créoles : Haïti, Louisiane et océan Indien
NATURE DU PHÉNOMÈNE Assibilation marquée dans tous les contextes pertinents Assibilation comme au Québec
COMMENTAIRE Sauf dans les zones d’influence acadienne Parler issu du français des Illinois (fin XVIIe s.), aussi d’origine laurentienne Phénomène ancien ralenti par influence décroissante des Laurentiens et tenu en échec par la phonologie acadienne ? Général dans le français local Assibilation ne peut avoir une origine créole, paraît s’être répandue à partir de la Réunion
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L’assibilation des occlusives /t/ et /d/ au Québec : le point sur la question
LIEU 9. Nouvelle-Angleterre
Claude Poirier
aux Seychelles à partir de la Réunion, mais on ne peut exclure que l’arrivée d’autres colons de France ait pu la renforcer. 2.5 Dans les zones créolophones 14o L’assibilation des consonnes /t/ et /d/ est répandue dans les créoles à base française. Goodman (1964 : 98) a noté que le phénomène se rencontre dans les deux principales zones créolisantes, les Antilles et l’océan Indien. On peut compléter ses données avec les références suivantes : pour Haïti, voir Hall (1953 : 19, devant /i/ et /j/, étant entendu que les phonèmes /y/ et /ɥ/ n’existent pas en créole) ; pour la Louisiane, voir Valdman et Klingler (1997 : 114, « Dental stops are slightly palatalized : /pitsi/ (‘child’), / dzife/ (‘fire’) ») ; pour les Seychelles, voir Bollée (1977 : 19, devant /i/). On sait que la formation de ces parlers remonte à l’époque de la colonisation (XVIIe et XVIIIe siècles).
3. Explication historique Oscar Dunn est, sauf erreur, le premier à avoir signalé ce trait phonétique dans un article de 1874 (passage reproduit sous 3.1). Ce n’est qu’en 1880, dans son Glossaire franco-canadien, qu’il parle de son extension géographique (s.v. T) : Au t comme au d les Canadiens-fr. donnent un son sifflant. Nous mettons trois z dans turlututu. Cet accent n’est pas simplement populaire ; il est général dans le pays.
Clapin (1894, s.v. D) confirme cette observation dans un article qui se révélera fort utile pour la discussion relative à la genèse articulatoire de l’assibilation : Lorsque cette lettre d est suivie d’un i ou d’un u, on lui donne généralement une accentuation sifflante, et on la prononce comme dji ou dzi. Le d semble alors être soufflé à travers les dents, et cette modalité est bien particulière aux Canadiens de toutes les parties du pays18. Pourquoi ce phénomène n’a-t-il pas été noté avant ? Cette absence est probablement liée à la rareté des observations précises sur le français
18. Par pays, Clapin entend évidemment la province de Québec.
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L’assibilation des occlusives /t/ et /d/ au Québec : le point sur la question
canadien avant le milieu du XIXe siècle, surtout pour ce qui est de la prononciation. Pour Juneau (1972 : 128, n. 32), il s’agit d’un phénomène articulatoire qui échappe « à la conscience des sujets parlants ». Cela peut en effet expliquer qu’on ne rencontre pas de variante orthographique ancienne qui l’attesterait, sinon peut-être la graphie La Juranté pour La Durantaye de la fin du XVIIe siècle, discutée par Juneau et Poirier (1973 : 82-83), qui ne pourrait représenter qu’une attestation indirecte. « Il se peut aussi, ajoute Juneau, que cette assibilation soit un phénomène relativement récent en québécois. » On peut douter de cette possibilité, du seul fait que les deux glossairistes cités précisent que ce trait phonétique est général dans le dernier quart du XIXe siècle. Les développements qui suivent visent justement à apporter un nouvel éclairage sur cette question. 3.1 L’anglais n’est pas en cause Comme c’est le cas pour un grand nombre de traits du français québécois, certains ont suggéré que l’assibilation pouvait être une habitude héritée du contact avec l’anglais. Dunn (1874a), qui a été le premier à parler de cette prononciation, a eu le réflexe, typique de son époque, de proposer cette explication : Nous pouvons prononcer certains mots d’une manière plus ou moins vicieuse, à cause de l’usage habituel que nous faisons de la langue anglaise ; ainsi, nous prononçons les lettres d, l et t, devant l’i et l’u, de la même manière que ces lettres se prononcent en anglais dans les mots expedient, individual, familiar, dilute, teetotal, tube19. Rousseau (1935 : 369-370) a fait la démonstration qu’il fallait chercher ailleurs les origines de ce trait phonétique. D’entrée de jeu, il affirmait qu’il y avait « contre cette opinion le fait historique et l’évidence phonétique ». Il réfutait plus précisément la thèse qu’il puisse s’agir d’un développement lié à l’influence du th anglais. Il invoquait notamment un argument d’ordre géolinguistique : le fait que ce trait de prononciation soit inconnu des Acadiens, qui sont pourtant bilingues et « parlent même parfois plus volontiers anglais ». Dans la suite de son article, il fournissait des attestations
19. L’auteur rapproche ici deux phénomènes distincts : d’une part, l’assibilation de t et d, qui fait l’objet de notre discussion, d’autre part, semble-t-il, la prononciation du l mouillé qui est bien attestée en québécois des XVIIe et XVIIIe siècles (Juneau 1972 : 136-137) mais dont on trouve peu de traces par la suite. Geddes (1893 : 16, col. b, commentaire 12) la signale encore à Sainte-Anne-de-Beaupré à la fin du XIXe siècle.
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relevées sur le sol de France indiquant qu’il fallait orienter la recherche de ce côté. 3.2 La thèse de l’origine locale À l’exception de Rousseau et de Hull (1968 : 257-258), les opinions émises par les spécialistes avant les années 1970 donnent une certaine importance à la thèse d’une innovation laurentienne. La formulation de Haden (1941 : 288), qui rend assez bien le sentiment dominant chez ces chercheurs, montre que la prudence était de mise sur cette question : This phenomenon, most likely an indigenous development in Franco-Canadian, though the inherent tendency was undoubtedly latent in the French speech brought to this continent in the time of settlement, offers then a modern parallel to a stage in the development of Standard French. For this assibilated articulation [ts] was also a stage in the series of articulations which carried [k] in Latin cera to Modern French [s] in cire.
Carrière (1941 : 513), sans être catégorique, est un peu plus affirmatif : In all likelihood, when the early French settlers of Canada and the Mississippi valley left France in the seventeenth century, t and d had not yet become [dz] and [ts] ; that change must have taken place in America.
Gendron (1966a : 125) hésite quant à l’interprétation à donner du phénomène. Sa première opinion donne un poids égal aux deux hypothèses : rattachement à de « vieilles tendances phonétiques françaises » ou « traitement particulier au français canadien ». Avant de retenir la seconde explication, il préfère attendre les résultats de recherches plus fouillées. Mais quelques années plus tard (Gendron 1970 : 351), l’auteur croit « raisonnable de penser ici, en l’état actuel de nos connaissances, à une évolution phonétique qui s’est fait jour et s’est développée dans le parler français au Québec ». Dans l’ensemble, on peut quand même dire que les chercheurs mentionnés ont évité de trancher. Ces auteurs avaient en main les données rassemblées par Rousseau (1935) indiquant que le phénomène était connu ailleurs, mais les attestations sporadiques sur lesquelles on pouvait compter étaient vues, encore chez Thomas (1986 : 74), comme des « cas isolés sans commune mesure avec la généralisation du phénomène en français canadien ». Le tableau des attestations, constitué plus haut à partir d’études plus récentes pour la plupart, suggère l’existence d’une tendance ancienne qui a pu s’exercer librement dans certaines colonies.
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L’assibilation des occlusives /t/ et /d/ au Québec : le point sur la question
3.3 Tendance héritée de France Pour l’auteur du présent texte, il ne fait aucun doute que l’assibilation québécoise a ses racines en France. Morin (2002 : 63) partage cet avis : « De toutes les innovations allophoniques, l’affrication sibilante (ou assibilation) des dentales /t, d/ > [ts, dz] est celle qui est la plus susceptible de s’être produite en France avant la colonisation. » Le fait de la retrouver dans divers parlers qui se sont constitués de façon parallèle à la même époque que le français laurentien (français de l’océan Indien, créoles) est en soi un argument déterminant. Cet argument est celui sur lequel Hull (1968 : 257-258) fondait son raisonnement ; il a été repris par Bollée (1987 : 329), et c'est celui qu'invoque Morin. La situation observée à l’île du Prince-Édouard, dont le peuplement initial est français (et non acadien) et où l’influence laurentienne n’a pas joué, renforce cette hypothèse. Néanmoins, est-il possible d’approfondir cette explication, qui demeure très générale ? La comparaison des données géolinguistiques ne pourrait-elle pas permettre de cerner de plus près l’époque d’implantation de l’assibilation au Canada ? Et si l’on tient compte de la provenance des locuteurs, de ceux qui assibilent aussi bien que de ceux qui ne le font pas, serait-il possible de proposer une hypothèse valable quant à la région française d’origine de cette habitude phonétique ? Enfin, la comparaison envisagée est-elle susceptible de renseigner sur le processus de généralisation de ce trait dans l’espace laurentien et sur ses aires d’influence ? Cette dernière question suppose qu’on s’interroge d’abord sur le degré d’aboutissement qu’avait atteint, en France, ce phénomène articulatoire avant d’être importé au Canada. Telles sont les questions que nous examinerons dans les paragraphes ci-dessous. 3.3.1 L’époque Dire que l’assibilation est d’origine française, c’est poser du même coup qu’elle remonte à la colonisation, soit aux XVIIe et XVIIIe siècles. Par rapport à la palatalisation forte, tendance avec laquelle je la mettrai en rapport plus loin, il s’agit tout de même d’un trait phonétique à extension géographique restreinte. La palatalisation des occlusives dentales et vélaires est bien attestée en France, anciennement et jusqu’à récemment (voir le point 4.1), et dans toutes les colonies françaises de l’époque. L’assibilation, pour sa part, est limitée à certains parlers qui peuvent être éloignés sur le plan géographique et dont la formation s’est faite de façon indépendante (français laurentien, français réunionnais, français de l’Île-du-Prince-Édouard, créoles). Cette situation invite à chercher ce qu’ils pourraient avoir en commun. Il 397
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peut s’agir d’une tranche chronologique pendant laquelle le phénomène aurait pu les toucher simultanément ou du lieu de provenance des colons. Si l’on se base sur le facteur chronologique, on doit conclure que l’assibilation n’a pas été véhiculée vers le Canada avant la deuxième moitié du XVIIe siècle. En effet, les Acadiens ne connaissent pas ce trait ; or, les principales familles souches s’étaient établies en Acadie dans les années 1630-1640. Hull (1974 : 68) accorde beaucoup de crédit au facteur chronologique, au point de suggérer que les créoles à base française qui ne connaissent pas l’assibilation doivent s’être stabilisés avant ceux qui la connaissent. La colonisation de la Réunion ne débute que vers 1665. Or, cette date s’inscrit à l’intérieur d’une courte période pendant laquelle la population de la colonie laurentienne double, à la suite d’un regain important de l’immigration. Pendant la décennie 1663-1673, la colonie connaît ainsi un véritable boom démographique (arrivées et naissances) auquel participent le Régiment de Carignan, dont plus de 400 soldats vont s’installer au pays, et les Filles du roi. Le poids des nouveaux arrivants, originaires notamment du CentreOuest de la France alors que le Nord-Ouest avait été mieux représenté jusque-là, a certainement joué dans l’établissement du modèle linguistique. Le témoignage du père Le Clercq (1691, t. II : 16), qui fait l’éloge du comportement social des Canadiens, souligne l’influence qu’ont pu avoir ces nouveaux immigrants dans l’établissement d’une culture commune : « […] je sçai qu’on est principalement redevable aux personnes qui s’y sont habituées [‘se sont établies en Nouvelle-France’] depuis 6320. » La correspondance chronologique de cette immigration soudaine au Canada avec le peuplement de la Réunion donne à penser que le phénomène de l’assibilation a pu être importé sur les deux territoires à compter de la décennie 1660-1670, qui constituerait le terminus a quo. En effet, tout ce qu’il y a de commun entre la vallée laurentienne et l’île de la Réunion, quant à la formation de leurs français respectifs, est cette coïncidence historique du peuplement et les origines géographiques et sociales des colons. D’autres indices qui seront livrés plus loin appuient cette hypothèse qui concerne l’époque de l’introduction de l’assibilation dans les colonies françaises. 20. Il ne faut sans doute pas prendre à la lettre l’éloge dithyrambique qui est fait des Canadiens par ce religieux qui cherchait manifestement à susciter des vocations pour le Canada. D’autres témoignages d’époque soulignent d’ailleurs des traits de comportement qui sont moins glorieux.
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L’assibilation des occlusives /t/ et /d/ au Québec : le point sur la question
Le cas de l’Île-du-Prince-Édouard, où l’on assibile comme au Québec, peut nous apprendre autre chose relativement à la chronologie. Le peuplement de l’île par des Français dans les années 1720 – ils l’appelaient Isle Saint-Jean – pourrait être invoqué comme preuve que le processus articulatoire était alors complété en France, dans les régions qui ont fourni les immigrants à ce petit territoire investi par la suite par les Acadiens. 3.3.2 La région d’origine Morin (2002 : 68) n’a pas tort de souligner que « la comparaison des données modernes » ne peut conduire qu’à des hypothèses relatives à « l’origine géographique des changements allophoniques ». Il ajoute : Ceux-ci sont fondamentalement instables. Ils sont toujours sujets à des régressions rapides qui ne laissent aucune trace de leur existence antérieure et ils peuvent se répéter à plusieurs reprises. La « tendance latente dans des régions de France » que postule Poirier [...] a dû régresser dans toutes ces régions puisqu’elle y est somme toute inconnue maintenant. Elle pourrait provenir de Nantes, de Normandie ou… de la norme parisienne.
Dans ses articles, qui sont bien documentés et convaincants, Hull revient constamment sur l’idée que l’assibilation aurait pris naissance dans la vallée de la Loire et aurait été diffusée à partir du port de Nantes. Son argumentation est bien résumée dans Hull (1974 : 68), où l’assibilation est associée à la palatalisation de /t/ et /d/ devant les voyelles fermées antérieures. Je reproduis un extrait de ce texte qui permet de bien engager la discussion : In France today, affrication as such [= l’assibilation] is very rare (it is recorded from one village in the MaraisVendéen : see Svenson, II, map 388), but an area of palatalization of the dental stops occurs in the lower Loire valley (Pignon, pp. 390-391), a fact which suggests that the port of Nantes may have been the direct source of this feature in MarF [= maritime French]. La Rochelle pronunciation no doubt lacked it, thus accounting for its absence in AcadF, and in any case the affrication may have been a late development even in the Loire valley region.
La prononciation assibilée notée par Svenson pour le mot tisser, dans un village du nord-ouest de la Vendée, est en effet tout à fait isolée. D’après la notation de la carte suivante (tisserand) pour ce même village, le témoin n’a pas assibilé. Mais cette prononciation a été relevée effectivement dans le voisinage d’une aire où Pignon (1960 : 390-391) a noté la palatalisation de /t/ et /d/ devant /i/. Cette aire touche une petite portion de l’extrême nord399
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ouest des Deux-Sèvres, empiétant à peine sur la Vendée, et s’étend jusqu’à Cholet (Maine-et-Loire), donc en direction de Nantes. Toujours selon Pignon, cette palatalisation « est inconnue dans le reste du Poitou », ce qui signifie qu’elle ne se rencontrerait pas dans la région d’où sont venues les principales familles acadiennes, c’est-à-dire le Loudun (dans la Vienne, située à l’est des Deux-Sèvres). Dans la mesure où l’on accepte d’interpréter l’histoire phonétique à la lumière de relevés effectués au XXe siècle, ces données confortent l’hypothèse nantaise de Hull et contribuent à expliquer l’absence d’assibilation en Acadie. Il ne faut cependant pas oublier que Pignon signale l’existence du phénomène de la palatalisation de /t/ et /d/ devant /i/ également dans une partie du Massif central (Auvergne, Bas-Limousin, Marche) qui jouxte les provinces de l’Ouest. Rousseau (1935 : 370-371) fait état – preuves à l’appui – d’une distribution beaucoup plus large encore du phénomène, quoique diffuse, dans une vaste étendue qui va des Alpes à l’Atlantique, en passant par l’Auvergne. Le tableau qui se dégage de ces compilations suggère que la palatalisation des occlusives dentales devant les voyelles fermées et l’assibilation ont très bien pu transiter vers le Canada à partir de l’Ouest (Saintonge, Aunis, Vendée). C’est d’ailleurs dans un ensemble regroupant la Charente, le Poitou et les régions voisines que Dauzat, cité par Rousseau, invite à chercher les origines des [ts] et [dz] canadiens. Hull a des raisons valables de préférer l’hypothèse nantaise mais, à mon avis, il a écarté trop hâtivement l’option rochelaise. En tirant profit des résultats de la démarche que j’ai suivie jusqu’ici, et en tenant compte du point de vue de Hull, voici quelques réflexions qui apporteront peut-être un éclairage utile sur la question de la région d’origine de l’assibilation. a. La comparaison de l’usage québécois et de l’usage acadien invite à croire que l’assibilation n’était pas pratiquée dans les communautés du Poitou oriental (Vienne), du moins dans la première partie du XVIIe siècle, puisqu’elle ne se retrouve pas en Acadie dont le peuplement initial est grandement tributaire de cette région de la France. b. Comme ce trait phonétique ne se serait pas manifesté avant la seconde moitié du XVIIe siècle, il faut écarter en outre comme lieux d’origine possibles les régions du Nord-Ouest de la France, notamment la Normandie et le Perche qui ont fourni le plus grand nombre d’immigrants au Canada avant 1660. J’élimine de la même façon les provinces du Centre de la France, incluant Paris, pour lesquelles aucun indice n’a pu être produit. En toute probabilité, les origines 400
L’assibilation des occlusives /t/ et /d/ au Québec : le point sur la question
de l’assibilation se situent dans la frange atlantique du domaine d’oïl, quelque part entre la Loire et l’estuaire de la Gironde. c. Puisque l’immigration des années 1660 et suivantes est marquée par une forte participation de Français de l’Ouest (Aunis, Saintonge et Angoumois ; voir 2.1, no 1), il n’est pas impossible que la tendance à assibiler soit venue de cette région. À ce titre, la carte des origines de quelque 300 militaires du Régiment de Carignan parmi les 400 qui sont demeurés au Canada a valeur d’échantillon représentatif (voir la carte 1). d. L’existence de l’assibilation sur l’île du Prince-Édouard va dans le sens de cette explication et incite même à accorder une responsabilité toute particulière aux colons originaires de l’Aunis. Sa capitale, La Rochelle, était un port d’embarquement de première importance à l’époque. Charbonneau et Guillemette (1994 : 170) soulignent le « rôle joué par le port de La Rochelle dans le développement de la colonie » laurentienne et la contribution remarquable de l’Aunis à son peuplement : cette petite province se situe proportionnellement au premier rang de toutes les provinces françaises à cet égard, et son action s’est concrétisée après le milieu du XVIIe siècle (aucun apport avant 1640, selon les mêmes auteurs, à la p. 173). L’assibilation ne serait d’ailleurs pas le seul trait phonétique caractéristique de l’Ouest à s’être implanté sur le continent nord-américain. Hull (1979 : 173) rappelle que la prononciation vélarisée (aspirée) des [ʃ] et [ʒ], qu’on entend encore au Québec et en Acadie, provient de cette région (Aunis, Saintonge et zone septentrionale du Marais Vendéen)21. Ceci permet en outre de reconfirmer une constante dans les observations dialectologiques depuis les travaux de Jules Gilliéron, constante qui sert bien la démonstration qui vient d’être faite : dans les parlers exportés, le modèle linguistique de départ se conserve beaucoup plus longtemps que sur le territoire d’où ils proviennent. En terminant, il faut souligner la pertinence de l’hypothèse de Hull, à savoir que l’assibilation se serait implantée d’abord dans un milieu favorable, qu’il appelle « le français maritime ». On peut différer d’avis sur la façon de circonscrire et de désigner ce milieu, mais il me semble que les ports d’embarquement ont dû jouer un rôle important dans la genèse des
21. Gendron (1970 : 350) confirme cette localisation dans la carte qu’il a établie du phénomène. Voir aussi Chidaine (1967).
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français d’Amérique. C’est là qu’ont pu s’opérer les premiers tris dans la variété des usages des provinces de France pendant les semaines, voire les mois d’attente, de ceux qui se préparaient à émigrer vers les colonies22. On peut imaginer que des tendances linguistiques se sont propagées dans ce contexte d’adaptation et de changement. L’assibilation a pu ainsi être favorisée et devenir rapidement un modèle de prononciation à reproduire. 3.3.3 Aboutissement et généralisation du processus articulatoire La première question qui vient à l’esprit à propos de l’introduction de l’assibilation au Canada a trait au degré d’aboutissement qu’elle avait atteint en France dans les années 1660, chez les immigrants qui l’ont apportée avec eux. Il s’agissait certainement plus que d’une tendance latente, puisque ce trait articulatoire s’est implanté solidement dans deux colonies situées aux antipodes (le Canada et la Réunion) et qu’il s’est étendu à d’autres lieux à partir de ces points d’ancrage. Qu’il soit de nos jours un peu moins prononcé à la Réunion qu’au Québec pourrait indiquer qu’il n’avait pas atteint sa plénitude dans les années 166023. Toutefois, il était sans doute parvenu à un état de maturation avancé chez une partie des locuteurs qui se déplaçaient vers les colonies. L’assibilation complète a pu se réaliser plus rapidement au sein de telle communauté et évoluer plus lentement ailleurs. Le cas de l’île Maurice, où l’on a remarqué une assibilation plus marquée qu’à la Réunion, suggère que le phénomène était complété sur certaines aires géographiques à partir des années 172024. C’est aussi, soulignons-le, l’époque du peuplement, par des colons du Centre-Ouest de la France, de l’île du Prince-Édouard où cette prononciation s’entend avec la même force qu’au Québec. Comme nous le verrons à l’instant, la comparaison des aires d’Amérique du Nord où elle s’est diffusée à partir du Québec conduit à la même conclusion : le phénomène de l’assibilation était parvenu à terme dans un certain nombre d’endroits avant le milieu du XVIIIe siècle. Si cette prononciation, dans les quelques régions de la Louisiane où elle a été observée, est vraiment attribuable à des Canadiens, il faudrait croire que sa maturation a été plus rapide dans le monde des explorateurs et des coureurs
22. Canac-Marquis et Poirier (2005 : 518-520) ont souligné du reste le « le rôle considérable qu’ont joué les hommes de mer dans la genèse du français en Amérique du Nord » depuis l’époque pré-coloniale. 23. On ne peut évidemment pas exclure la possibilité d’une atténuation récente de l’assibilation sous l’influence de la métropole. 24. Rappelons que l’île Maurice a été occupée par les Français à partir de 1721.
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de bois, puisque c’est vraisemblablement au tournant du XVIIIe siècle que des locuteurs de ce milieu se sont rendus là-bas. Examinons plus spécifiquement le cas du Québec. De ce qui précède, on retiendra que l’assibilation était complète chez le groupe, majoritairement d’origine montréalaise, qui s’est rendu au Missouri (entre 1723 et 1726), mais légèrement moins chez ceux qui se sont déplacés vers l’Ouest canadien. À l’époque de l’immigration en Nouvelle-Angleterre, qui commence vers 1840 et qui a drainé une main-d’œuvre québécoise provenant de diverses régions, l’assibilation devait être complète un peu partout sur le territoire de la province – sauf dans Charlevoix – puisque les Franco-Américains prononcent [ts] et [dz] comme au Québec. Si l’assibilation moins fréquente à Sudbury qu’au Québec s’explique par un retour aux variantes non assibilées, comme le croit Thomas (1986 : 81), on ne peut rien en tirer pour la présente démonstration. Mais, à la lumière du tableau général, où l’on voit que la force du phénomène varie un peu selon les époques et les lieux, on peut croire aussi que les Québécois qui ont émigré vers le nord de l’Ontario dans les dernières décennies du XIXe siècle assibilaient un peu moins. Le terminus ad quem du phénomène se situerait alors vers la fin du XIXe siècle, à l’exception toujours de Charlevoix. Ce léger report de la limite permettrait de donner un sens à la remarque de Clapin (1894), qui a noté un certain flottement de la prononciation entre dji et dzi. Une dernière question qu’il convient de se poser a trait à l’existence ou non, sur le territoire du Québec, d’un foyer principal de rayonnement du phénomène. L’assibilation beaucoup plus récente dans la région de Charlevoix me porte à examiner cet aspect. En toute logique, ce trait articulatoire ne faisait pas partie des habitudes phonétiques des gens de Québec et de la Côte-de-Beaupré qui s’y sont rendus vers 1680. Or, comme le terminus a quo du phénomène a été fixé aux années 1660, ce ne serait donc pas la région de Québec qui aurait été le lieu d’incubation de ce trait. Par ailleurs, on remarque que les endroits où l’assibilation s’est implantée en Amérique du Nord ont été exclusivement ou principalement colonisés par des groupes de la région montréalaise : Détroit, Missouri, Ouest canadien (et Louisiane un peu avant). Cet état de choses donne à penser que c’est Montréal qui a porté le changement. Les prononciations assibilées se seraient propagées depuis la région montréalaise, d’une part, vers l’est de la province, d’autre part, vers les nouveaux peuplements francophones qu’elle a nourris en Amérique du Nord. La diffusion aurait été plus lente dans la province, puisque les locuteurs passaient progressivement aux /t/ et /d/ 403
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a ssibilés, mais plus immédiate à l’extérieur, puisqu’il s’agissait de lieux colonisés par des personnes qui pratiquaient déjà l’assibilation. Cette hypothèse concorderait avec ce qui a été dit de la chronologie du phénomène (début dans les années 1660) et de sa provenance française. C’est Montréal qui bénéficie le plus du boom migratoire de cette époque et les immigrants qui s’y installent, en bonne partie des ruraux, viennent majoritairement du Centre-Ouest de la France (notamment de l’Aunis) – ceux qui, en définitive, auraient importé le phénomène de France. À l’inverse, la région de Québec aura dans l’ensemble reçu davantage d’immigrants de la région parisienne, où l’on n’a jamais trouvé de traces de l’assibilation. Sur le plan géolinguistique, le Québec se divise en deux grandes aires dont les pôles sont la région de Québec et la région de Montréal. Les deux villes se livrent en quelque sorte une guerre d’influence sur le terrain, la région de Trois-Rivières étant au centre de la zone de rencontre où l’on peut mesurer l’avance de l’une sur l’autre pour tel mot, telle prononciation. Selon l’hypothèse qui vient d’être proposée pour la diffusion de l’assibilation à travers le Québec, Montréal aurait remporté une victoire nette dans ce cas. En revanche, le recul du [r] apical dans la région montréalaise depuis les années 1960 au profit du [ʁ] postérieur, qui est celui de Québec, devraitil être inscrit au crédit de la capitale ? Aucun indice ne permet de l’affirmer. Le mérite de Québec se limite peut-être au fait que son [ʁ] est celui de la majorité des francophones.
4. Genèse articulatoire Nous avons vu que les spécialistes sont partagés quant à savoir si l’assibilation découle de l’affaiblissement de l’articulation ou, au contraire, de son renforcement. Morin (2002 : 63-64) pose le problème de façon plus large en rappelant les trois modèles explicatifs qui ont été proposés pour l’assibilation : 1o un effet direct du flux aérodynamique ; 2o la fricativisation d’une transition palatale ; et 3o la dépalatalisation d’une affriquée. La première hypothèse rappelle la description du phénomène par Marchal (1981 : 160), reproduite sous le point 1. L’assibilation serait un « changement phonétique direct qui ne nécessite pas une phase de palatalisation préalable » (Morin 2002 : 64) ; c’est le caractère fermé des sons qui suivent les /t/ et /d/ (soit /i/, /y/, /j/ et /ɥ/) qui engendrerait une séquence de grande friction de l’air lors de l’explosion. Ce modèle explicatif, certainement 404
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valable en soi, ne permet peut-être pas de bien rendre compte du phénomène quand il se produit devant les variantes ouvertes /ɪ/ et /ʏ/ (qui peuvent être même très ouvertes en français québécois ; voir les notations de Dumas sous le point 1). Je laisse de côté ici la seconde explication que Morin rattache à un développement phonétique particulier de dialectes nord-occitans et francoprovençaux et qui touche d’autres consonnes occlusives que /t/ et /d/, et même des constrictives (soit /f/, /v/ et /l/). Il ne s’agit pas en effet de voir si tel ou tel modèle est théoriquement possible, mais bien de chercher une explication compatible avec les faits observés. C’est pourquoi j’ai retenu la troisième explication, qui situe l’assibilation dans le processus de dépalatalisation des occlusives. 4.1 Palatalisation et dépalatalisation On sait que la palatalisation des occlusives est bien attestée en français des XVIe et XVIIe siècles, particulièrement pour les dentales /t/ et /d/ et les vélaires /k/ et /ɡ/. Pignon (1960 : 386-391) relève chez des auteurs de cette époque des graphies comme apotiquierre « apothicaire », quieur « cœur », guiamans « diamants », quien « tiens ! ». « Il est évident, ajoutet-il, qu’il y a là une tendance profonde du français et de l’ensemble du domaine d’oïl » (p. 387). Le phénomène est général dans tous les français d’Amérique (Hull 1968 : 258 ; pour le français québécois, voir Juneau 1972 : 127-135). Les deux derniers exemples de Pignon (guiamans et quien) illustrent la confusion entre les occlusives postérieures et les occlusives antérieures qui découle de leur rencontre dans la zone du yod par suite de la palatalisation (voir Pignon 1960 : 390). Cette confusion est bien attestée dans l’histoire du français québécois jusqu’à récemment. Juneau (1972) a relevé un grand nombre de graphies du même type, dont : beniquet « bénitier », inguiene « indienne », etierre « équerre » et dyaume « guillaume ». Le jeu des équivalences (t <=> k, d <=> g) se complique quand intervient le processus de dépalatalisation. Celle-ci se manifeste en acadien par le déplacement de l’articulation vers [tʃ] pour les sourdes et [dʒ] pour les sonores. Ces prononciations affriquées deviennent ainsi des substituts de /k/ et /t/ ou de /g/ et /d/ selon le cas (Lucci 1972 : 88-89, 96-97, 100 ; Ryan 1981 : 116, 118, 128-129, 132-133). La palatalisation, qui est à l’origine de cette affrication, se produit dans ce parler devant yod + voyelle pour les occlusives antérieures et postérieures et, pour ces dernières, également devant les voyel405
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les antérieures25. Mais, en acadien, les /t/ et /d/ sont prononcés comme dans le français de référence, donc sans assibilation, devant /i/, /y/ et /ɥ/, ce qui distingue clairement ce parler du québécois. En revanche, les affriquées sont relativement rares en québécois, bien qu’on en trouve des attestations jusqu’au XXe siècle, comme nous le verrons plus loin. Divers indices donnent à penser que l’assibilation résulterait d’un avancement subséquent du point d’articulation vers la zone alvéolaire. L’assibilation s’inscrirait ainsi dans un processus de dépalatalisation des occlusives. Les consonnes [c] et [ɟ] auraient d’abord connu, en régressant, un stade [tʃ] ou [dʒ ] (affrication), stade que n’aurait pas dépassé le français acadien. Dans quelques parlers, devant les articulations fermées /i/, /y/, /j/ et /ɥ/, le déplacement aurait gagné la position alvéolaire où se produit l’assibilation26. La rareté des prononciations affriquées en français québécois s’expliquerait justement par l’existence de l’assibilation et pourrait signifier que sa progression a permis de franchir la limite du point d’articulation des affriquées assez tôt dans l’histoire linguistique du Québec. 4.2 Démonstration de l’hypothèse Outre le fait qu’un bon nombre de spécialistes situent l’assibilation dans le processus de la palatalisation (par ex., Charbonneau 1955 : 6-7 ; Léon 1994 : 392), voici quelques arguments qu’on peut invoquer à l’appui de cette hypothèse. a. On observe couramment, chez les témoins québécois âgés de la seconde moitié du XXe siècle, l’équivalence d’une part entre les prononciations fortement palatalisées (et leurs variantes relâchées en yod dans le cas de la sonore) et, d’autre part, les prononciations assibilées dans les cas où /t/ et /d/ sont suivis des semi-consonnes /j/ ou /ɥ/. On pourra arguer que ces données ne constituent pas un argument, puisqu’on peut imaginer que ces consonnes sont touchées parallèlement par deux phénomènes distincts (palatalisation et assibilation), ce qui expliquerait cette rencontre « fortuite ». Il faut tout de même rappeler ce fait non contestable qui constitue le premier jalon de mon argumentation. Le Glossaire du parler français au 25. Pignon (1960 : 384) décrit une situation semblable dans le Poitou. Selon toute vraisemblance, l’affrication acadienne est un héritage direct de France. 26. À la limite, les assibilées [ts] et [dz] ont pu connaître sporadiquement une réduction ultérieure pour aboutir à [s] et [z]. On trouve quelques attestations de ce traitement (voir Gendron 1966a : 121 ; Ostiguy et Tousignant 1993 : 129).
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Canada relève, au début du XXe siècle, de nombreuses variantes qui attestent ce phénomène d’équivalence bien connu (l’assibilation est notée par les auteurs dans tous les contextes pertinents dans les exemples qui suivent) : Canadien/Canayen ; chaudière/chauguére/ chauyère ; diable/guiâbe/yâbe ; tourtière/tourquière ; tuer/cuer ; tuyau/cuyau ; etc. L’équivalence se vérifie aussi pour les mots dans lesquels la consonne de départ est une occlusive postérieure : culière / tuyère ; qui / ti27. b. La seconde étape de la démonstration consiste à établir que la palatalisation des occlusives dentales /t/ et /d/ peut se produire devant /i/ et /y/. J’ai relevé dans ce contexte des exemples de palatalisation chez des témoins dont l’habitude est plutôt d’assibiler. Ceci montre que les voyelles fermées antérieures, aussi bien que les semi-voyelles, peuvent donner accès au circuit des palatales. Ainsi, dans un conte oral de Bellechasse de 1953, j’ai noté la palatalisation faible de /t/ et /d/ dans les mots bâtiment, tu, dit et du, et la palatalisation forte dans tillé (Poirier 1975 : 100-101). Gendron (1966b : 185) signale des cas semblables dans un conte de Dorchester (recueilli en 1954) et Juneau (1976 : 54-55) en a remarqué également chez un témoin des Grandes-Bergeronnes (dans petit, parti, quand il, menti, sortie, tu, tuerai ; dire, dit, du, étendu), parallèlement à quelques cas d’assibilation (petit, tu, dit) ; rappelons que, chez ce témoin, les /t/ et /d/ sont prononcés généralement comme dans le français de référence. c. Le Glossaire du parler français au Canada (1930) enregistre bon nombre d’exemples qui attestent que, dans le même contexte que sous b, des cas de confusion peuvent se produire entre /t/et /k/ et entre /d/ et /g/, ce qui démontre que les assibilées sont entrées dans la ronde des équivalences issues de la palatalisation28 : bétille « béquille », mastinongé « maskinongé » (dans une note s.v. maskinongé), ratuler « reculer29 », dichette « guichet », andille « anguille »
27. Exemple fourni : La semaine ti vient. Cet usage serait attesté en Saintonge d’après le Glossaire. 28. Dans les mots de la première série qui suit, les /t/ et /d/ devenus des équivalents de /k/ et /ɡ/ sont notés avec l’assibilation dans le Glossaire (sauf mastinongé, qui n’est pas transcrit phonétiquement). 29. C’est sans doute de la même façon qu’il faut, semble-t-il, interpréter la graphie battu pour bacul relevée par Juneau (1972 : 132) dans un document de Trois-Rivières de 1866 (3 occurrences).
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et mardillier « marguiller » ; inversement30 : curluter « turluter » et voiqure « voiture ». Autre exemple significatif : chouquiam pour chou de Siam, qui témoigne bien de l’équivalence établie entre [tsj] et [kj]. Ces attestations me paraissent répondre aux objections de Morin (2002 : 66). d. Puisque je fais l’hypothèse que les assibilées résultent d’un avancement de l’articulation à partir des affriquées, elles-mêmes nées de la palatalisation, il doit bien y avoir des indices d’une correspondance entre l’assibilation et l’affrication. J’invoquerai donc le témoignage d’auteurs (cités plus haut) qui ont noté dans le domaine laurentien des variantes se situant entre l’affrication et l’assibilation, celui de Hull (1956 : 49) décrivant le phénomène à Windsor (« a slightly affricated [ts], [dz], varying to [tš], [dž], especially before [y] »), et celui de Clapin (1894) dans son commentaire sous la lettre D (« on la prononce comme dji ou dzi »). Ces relevés suggèrent que les prononciations décrites sont en transition de l’affrication vers l’assibilation. Hull est même explicite sur ce point : « This probably represents an earlier stage of the affricating process [affricating refère ici à l’assibilation] ». Du reste, les relevés de Papen (1993 : 33) liés à l’alternance libre qui peut se manifester dans le français des Métis entre [tʃ, dʒ], ou [ts, dz], ou [tj, dj], ou même [t, d] pour les /t/ et /d/ devant /i/ et /y/, quelle qu’en soit la cause dans ce parler précis, montrent qu’il n’y a pas d’impossibilité phonétique au processus articulatoire que je suppose. J’ai noté moi-même (Poirier 1975 : 104) un cas d’affrication dans le mot Baptiste ([batʃɪs]) chez un témoin de Bellechasse dont l’habitude dominante est tout de même d’assibiler. Gendron (1966a : 118) fait état, pour sa part, de prononciations qui sont à la limite de la chuintante et de l’assibilée pour /t/ et /d/ devant /j/ et /ɥ/. Si l’assibilation est le résultat d’une avance du point d’articulation par rapport à l’affrication et que cette dernière représente le premier stade du processus de dépalatalisation, le problème des prononciations assibilées devant les variantes ouvertes /ɪ/ et /ʏ/ ne se pose plus. D’une part, ces variantes représentent pour les locuteurs les mêmes voyelles que [i] et [y], peu importe leur degré d’ouverture. D’autre part, comme les occlusives postérieures se palatalisent devant les mi-fermées et les mi-ouvertes antérieures, on peut croire que, dans le circuit des équivalences palatales qui a été décrit 30. Dans les deux mots qui suivent, l’occlusive est notée avec palatalisation forte : [c].
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plus haut, des variantes assibilées ont pu se manifester même devant des /e/ et des /ɛ/, du moins dans des séquences où l’occlusive est issue de la dépalatalisation de [c] ou de [ɟ]. Dans le conte qu’il a examiné, Gendron (1966b : 185) a cru percevoir ce phénomène dans un mot comme équerre. Enfin, le fait que l’articulation assibilée soit alvéolaire plutôt que dentale complète en un point le parcours qui lie les dentales et les vélaires dans le jeu des équivalences issues de la palatalisation.
5. Évaluation sociale Je reprends, en la complétant, la démarche de Charbonneau (1955 : 2-4) qui a fait un premier inventaire des jugements ayant été portés sur les prononciations assibilées des Canadiens. Les observations regroupées par Charbonneau commencent avec Rivard (1901 : 97 et 119), qui classe cette prononciation parmi les « fautes canadiennes » (même jugement dans la réédition de 1928). Dans Rivard (1935 : 81), l’auteur ne s’est toujours pas réconcilié avec l’assibilation : « Et devons-nous nous résigner à garder toujours nos d et nos t sifflants ? » Il faut dire qu’avant les années 1960, il est exceptionnel de trouver un témoignage qui soit favorable aux [ts] et [dz]. Il y a tout de même celui, bien documenté, de Jacques Rousseau (1935 : 372). Sans se prononcer sur la dimension esthétique de cette articulation, mais estimant qu’elle relève d’une tendance qui finira « presque infailliblement » par se répandre en France, l’auteur prend sa défense : « [...] tenter de modifier chez tout un peuple la valeur d’une consonne paraît une utopie que rien d’ailleurs ne saurait justifier. » On ne s’étonne pas de cette prise de position chez cet universitaire très engagé dans la promotion des usages du pays. Bien avant lui, un autre scientifique, américain celui-là, avait fait le commentaire suivant sur les prononciations assibilées (Geddes 1898 : 6, n. 68) : « Such dialectic characteristic affects the language as a whole quite sensibly and was rather pleasing than otherwise to my ear. » Ce n’était certes pas l’opinion d’Oscar Dunn (1880) qui, dans son Glossaire franco-canadien (s.v. D), écrivait : « Bien peu de personnes au Canada prononcent correctement le verbe dire. Nous prononçons dzire. Cet accent passe inaperçu chez nous, mais écorche l’oreille de l’étranger. C’est dans les écoles primaires qu’il nous faut commencer à le combattre. » Quelques années auparavant, l’auteur (Dunn 1874b) avait abordé la question de cette habitude phonétique dans un texte paru dans L’Opinion publique : « La 409
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classe instruite, surtout depuis quelques années, se défait de cet accent, et, aux intonations près, parle très-bien. » Legendre (1890 : 47) suggère, lui aussi, que cette façon d’articuler le /t/ et le /d/ devant /i/ et /y/ fait partie des défauts de la prononciation canadienne. Des invitations semblables à corriger les [ts] et [dz] se rencontrent jusqu’au début des années 1980. La question avait retenu l’attention à la fin des années 1930 à la suite d’une série de conférences sur la norme du français qu’avait prononcées à la radio de Radio-Canada le réputé linguiste français Charles Bruneau. Dans le texte qui en a été publié (Bruneau 1940 : 18), on peut lire : La plus désagréable de toutes [les fautes] pour l’oreille française, c’est la prononciation canadienne du groupe ti, dans tirer, par exemple, et du groupe di, dans diviser. Inutile de vous donner, n’est-ce pas, des spécimens de mauvais langage : les occasions d’en entendre ne vous manquent certainement pas. D’où vient ce défaut ? D’un manque d’énergie articulatoire. Le remède est facile : un peu d’attention, un petit effort. Les plus courageux peuvent établir une liste de mots : tison, tinette, tyran, etc., etc., qu’ils réciteront une fois le matin et une fois le soir, en y mettant tout leur cœur.
Dans Norme du français écrit et parlé au Québec, l’Office de la langue française (1965 : 8) en parle comme d’une prononciation vicieuse exigeant « un travail de redressement articulatoire ». Gendron (1965 : 145-151) s’y emploiera, tablant sur le fait que, dans les milieux canadiens cultivés, ce trait était, semble-t-il, mal perçu et commençait à s’atténuer (Gendron 1966a : 132). Dans le « nouveau modèle linguistique » qu’il décrira plus tard (Gendron 1983 : 10), le phonéticien recommande toujours l’élimination de l’assibilation. C’est pourtant à cette époque que l’assibilation remonte dans l’estime des Québécois. Le changement est manifeste à partir du moment où les scientifiques, percevant l’évolution du sentiment de la population, commencent à réfuter les prétentions des puristes qui faisaient valoir que l’assibilation empêche la bonne transmission du message. Marchal (1981 : 160) écrit à ce propos : Tant qu’il conserve une phase occlusive, [ts] ne peut être confondu avec aucun autre phonème que /t/, de telle sorte que la variabilité phonétique entre [t] et [ts] n’a pas d’influence sur l’intelligibilité du message. Le critère fonctionnel, invoqué par les puristes pour condamner l’usage des affriquées, ne peut s’appliquer.
Lappin (1982), qui a noté chez ses témoins montréalais une volte-face quant à l’évaluation de l’assibilation, rattache ce changement au fait que le complexe 410
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d’infériorité linguistique des Québécois s’était déjà largement dissipé dans les années qui ont suivi la Révolution tranquille. Quelques années plus tard, Dumas (1987 : 8) confirme que le vent a définitivement tourné : si un Québécois prononce ses /t/ et /d/ sans les assibiler dans les contextes où l’on attend cette prononciation, on dira qu’il parle « pointu ». Ostiguy et Tousignant (1993 : 129-130) entérinent ce jugement après avoir expliqué que l’assibilation est « un phénomène naturel qui ne devrait aucunement faire l’objet d’une chasse aux sorcières ». On l’entend, ajoutent-ils, « sur les lèvres des universitaires, des lecteurs de nouvelles de Radio-Canada, et du premier ministre ! ». Décrivant les attitudes des Québécois par rapport à leur prononciation, Reinke et Klare (2002 : 34) écrivent que « pour plusieurs variables linguistiques, les variantes de prestige sont des variantes du français québécois ». Selon leur étude, il s’agit généralement de prononciations différant peu de l’usage du français standard. C’est pourquoi ils notent avec un peu de surprise que les /t/ et /d/ assibilés figurent parmi ces variantes valorisées : ces prononciations sont jugées plus correctes que les non assibilées. Il y a là un changement de cap à 180 degrés par rapport à l’opinion qui dominait encore dans la première moitié des années 1960. Rousseau était d’avis qu’il était impossible d’imposer à toute une population la modification d’une habitude articulatoire aussi typique que l’assibilation. On ne voit pour l’instant aucun signe qui annoncerait un tel changement, mais il n’est peut-être pas utopique de l’imaginer. S’il s’est produit une évolution des occlusives dentales vers l’assibilation, pourquoi le processus inverse ne pourrait-il pas être enclenché ? À l’instar du [r] apical montréalais qui a subi une dégringolade marquée depuis les années 1960, l’impensable pourrait se produire dans un contexte sociolinguistique favorable. Il suffirait que le modèle québécois se rapproche un peu plus de celui de France pour que se produise ce changement qu’il serait pour l’instant téméraire de prédire.
Conclusion Dans cet article, construit à partir de toutes les données qu’il a été possible de réunir sur l’assibilation québécoise, les constatations et les hypothèses se côtoient et il est important de ne pas confondre les deux. Le tableau de la répartition géographique du phénomène, établi à partir des données observables, se veut complet, mais il n’est pas dit qu’on ne découvrira pas 411
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une nouvelle zone d’assibilation ou de non-assibilation qui obligerait à nuancer, et peut-être même à revoir, l’une ou l’autre des hypothèses avancées. Parmi celles-ci, il faut donner plus de crédit aux plus générales et demeurer prudent devant les plus pointues. Ainsi, il semble tout à fait raisonnable d’affirmer aujourd’hui que l’assibilation a ses origines dans le Centre-Ouest de la France, dans une aire délimitée par la Loire et l’estuaire de la Gironde. Je suggère plus précisément la zone Aunis/Saintonge en m’appuyant sur d’autres acquis de la recherche : c’est ce que j’appelle une hypothèse pointue. Il revient en définitive aux spécialistes de juger de la plus ou moins grande vraisemblance des explications. On peut résumer comme suit la démonstration qui précède. L’assibilation est un héritage linguistique de la France qui a été transmis aux Canadiens lors de la deuxième vague de colonisation qui s’est étendue sur une dizaine d’années à partir de 1663. La question de la région française d’origine vient d’être évoquée (Centre-Ouest). Le phénomène n’a pu toucher l’Acadie, dont le peuplement d’origine était pour l’essentiel réalisé à cette date. Dès son implantation dans la vallée laurentienne, l’assibilation était déjà en plein épanouissement, ce qui explique qu’elle ait atteint sa plénitude dans certains lieux avant le milieu du XVIIIe siècle, notamment dans des peuplements nourris par la région montréalaise. Le fait que cette habitude articulatoire ait apparemment tardé à s’imposer dans celle de Québec, et notamment dans Charlevoix, suggère que son foyer de diffusion était situé dans la moitié ouest de la province, dans le milieu plus animé de Montréal d’où partaient les expéditions de traite des fourrures. Cette hypothèse permet de boucler la boucle et de revenir sur les origines des Montréalais qui sont à chercher davantage dans l’Ouest de la France que dans le Centre ou le Nord-Ouest. Quant à la genèse articulatoire du phénomène, les descriptions qui ont été mises en rapport invitent à le rattacher au processus de la palatalisation. L’approche comparative adoptée dans cet article pourrait être mise à contribution pour l’étude de certains autres traits de prononciation des français nord-américains qui n’ont pas encore reçu une explication satisfaisante. Pensons notamment à la différence de prononciation des voyelles nasales en Acadie et au Québec. La diphtongaison des voyelles longues, qui est plus marquée dans la moitié ouest du Québec que dans la partie est, est un autre sujet qu’une telle démarche pourrait peut-être éclairer. J’espère que cet article, quel que soit le mérite que l’on reconnaîtra aux hypothèses qui y 412
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sont proposées, suscitera des vocations dans le domaine de la géolinguistique comparée31.
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31. Dans la préparation et la révision de cet article, j’ai reçu l’aide des personnes suivantes que je remercie beaucoup pour leur contribution généreuse et avisée : Luc Baronian, Myriam Côté, Geneviève Joncas, Gabrielle Saint-Yves et Jean-François Smith.
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Claude Poirier
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Claude Poirier
ANNEXE
L’assibilation dans la région de Charlevoix : étude d’un échantillon d’enregistrements (Archives de folklore, Université Laval) 1. Coll. Luc Lacourcière (enr. 3244, bob. 1662). Enr. de 1952, Les Éboulements. Homme de 76 ans, cultivateur.
Aucune assibilation (deux cas de légère assibilation). Palatalisation dans tourtière et moitié.
2. Coll. Luc Lacourcière (enr. 1803, bob. 1346). Enr. de 1954, Saint-Joseph-de-la-Rive. Homme de 74 ans. En général, pas d’assibilation. Quelques cas d’assibilation faible. 3. Coll. Luc Lacourcière (enr. 1806, bob. 1346). Enr. de 1954, Les Éboulements. Homme de 72 ans.
Aucune assibilation (sauf un cas ou deux où la consonne est légèrement assibilée).
4. Coll. Luc Lacourcière (enr. 1752, bob. 1334-1335). Enr. de 1954, Clermont. Homme de 55 ans.
Assibilation rare et très légère. Les [d] sont presque toujours non assibilés.
5. Coll. Luc Lacourcière (enr. 3228, bob. 1661). Enr. de 1956, Saint-Hilarion. Homme de 66 ans, cultivateur.
Assibilation légère, souvent aucune assibilation.
6. Coll. Luc Lacourcière (enr. 3231, bob. 1661).
Enr. de 1956, Saint-Hilarion. Homme (âge non précisé).
Assibilation constante, comme à Québec (à l’occasion plus faible pour le [d]).
7. Coll. Pierre Perrault (enr. 73, bob. 4927).
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Enr. de 1961, Saint-Joseph-de-la-Rive. Homme (âge non précisé), constructeur de bateaux.
L’assibilation des occlusives /t/ et /d/ au Québec : le point sur la question
Les prononciations assibilées et non assibilées sont à peu près à égalité. Quelques cas de palatalisation nette (quinze, quai).
8. Coll. Pierre Perrault (enr. 74, bob. 4927).
Enr. de 1961, Les Éboulements. Homme (âge non précisé), gardephare.
Assibilation constante, comparable à celle de Québec.
9. Coll. Pierre Perrault (enr. 86, bob. 4930).
Enr. de 1961, Baie-Saint-Paul. Homme (âge non précisé).
Assibilation constante, comparable à celle de Québec.
10. Coll. Richard Sage (enr. 10, bob. 6093). Enr. de 1970, Baie-Saint-Paul. Femme de 31 ans, professeure (15 années d’études).
Assibilation quasi constante, parfois plus faible pour les [d]. Palatalisation occasionnelle, qui paraît liée à certains mots (par ex., diable).
11. Coll. Richard Sage (enr. 9, bob. 6093). Enr. de 1970, Baie-Saint-Paul. Homme de 87 ans, cultivateur (6 années d’études), aucun déplacement à l’extérieur.
Assibilation très rare.
12. Coll. Jean-Arthur Harvey (enr. 6, bob. 78).
Enr. de 1971, Sainte-Mathilde (près de Cap-à-l’Aigle). Homme de 62 ans, cultivateur, a vécu quelque temps dans une communauté religieuse.
Pratiquement pas d’assibilation.
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Page laissée blanche intentionnellement
The phonological history of Métchif
Richard A. Rhodes, University of California, Berkeley
Introduction
T
he language of the Métis of the northern plains of North America has attracted great interest because it is a mixed language consisting of both French and Plains Cree elements (Rhodes 1977, Bakker 1997, et al.). The nouns and adjectives are almost entirely French along with a number of fixed phrases most of which function adverbially. The verbs are, with very few exceptions, Cree, although sentences with the reflexes of être and avoir as the inflected verb are common. The language developed in connection with the arrival of French trappers in the area who took up with local Cree-speaking women (Eccles 1983). The resulting families were bilingual in French and Cree, and, based on the external history of diaspora, as Crawford (1985) points out, Métchif could have arisen no later than the middle of the 19th century. In all likelihood the language goes back even earlier. It is only with the loss of the “outsiders” languages in Métis communities, French and particularly Cree, that the mixed language Métchif becomes visible to the outside world (Crawford 1973). The only significant previous discussions of the character of the French of Métchif are found in Rhodes (1977, 1986), Bakker (1997 : 250ff), and Peske (1981). None of these works give a complete point by point discussion of the phonological development from 17th century French to the earliest fully documented form of Métchif.1 That is the purpose of this paper. 1. The bulk of the documentation of Métchif took place between the mid-1970’s and the mid-1990’s. Recently extensive work has been done by Rosen (2006). That work reveals further phonological developments. Because most of these more recent developments are matters of details of pronunciation, this paper will draw almost exclusively on the earlier
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Richard A. Rhodes
In order to minimize confusion about the citation of forms, I will adhere to the following conventions. Métchif words are cited in IPA in square brackets in a transcription that is slightly subphonemic. The French words whose 17th century pronunciations are ancestoral to the Métchif words are cited in italics. Most of these words are also normal 21st century Standard French words. To be clear the citation of these forms here simply intended to connect to the well-documented pronunciation of such forms in the 1600’s. Reference to the presumed 17th century French phonemes is made between slashes. If there is need to refer to the Métchif phoneme rather than the phonetic form, the phoneme is cited between slashes but labelled as Métchif. If there is a semantic change in the Métchif word, the Métchif meaning is given in single quotes following the word. Métchif words from Cree are cited in Cree Roman orthography with an IPA transcription of their pronunciation followed by a gloss. 1.1. In overview a number of Métchif sound changes are shared with other varieties of Canadian French, including palatalization of apicals, raising of mid-vowels, and laxing of vowels in closed syllables. The difference is that in Métchif these changes are more thorough and more extreme. A second distinctive feature of Métchif French is that, both in terms of usage and in terms of phonological development, there are clearly two levels, a basilectal variety and an acrolectal variety.2 Preference for basilectal forms over acrowork, most heavily on the materials collected at the University of North Dakota from various Turtle Mountain speakers in the 1970’s and 1980’s. This is the generation of Rosen’s speakers parents. 2. There is some question whether one should talk about the differences in phonological development as basilect and acrolect or as low register and high register. Normally one associates basilect and acrolect with creoles with implications about relexification. But Métchif is not a creole by any ordinary definition of creole, pace Crawford (2001). (See Rhodes 1977 for arguments against Métchif as a creole.) As can be seen by the contents of the present paper, Métchif has lautgesetzlich developments from 17th century French. That is further evidence against its being a creole. However, the terminology of high and low register does not fit Métchif pattern well either. Let me call the two kinds of sociolinguistically differentiated Métchif forms type A (high register or acrolectal) and type B (low register or basilectal). If type A forms were appropriately high register, then why are there a large number of items with only a type B form but no type A form, e.g., fusil /fiˈziˑ/ ‘gun’ ? And, even ignoring that there a numerous forms with no type A form, no one speaks “pure” high register (or “pure” low register for that matter). While it might make apparent sense to say that soulier de neige /swi d ˈniˑʒ/ is low register and raquette /raˈtʃɛt/ is high register, it seems odd to say that Cree mishow /mɪˈʃoˑw/ ‘it (an.) is big’ is low register but the synonymous mixed Cree and French le-gros-iwiw /lɪˈgruˑiˌwiw/ is high register, or that Cree tahkinê /tʌhkɪˈnɛˑ/ ‘always’ is low register but the synonymous French tout le temps /tʊlˈtɑ̃ˑ/ is high. Finally, the differences between cognate type A and type B forms obtain only in the forms containing historically French morphemes. The Cree contribution to Métchif has only one
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The Phonological History of Métchif
lectal forms is used sociolinguistically to signal speakers’ identification as more “Indian” (chavage < sauvage). Correspondingly the preference for acrolectal forms identifies the speaker as more French. Many examples of acrolectal and basilectal usages side by side are found in alternant examples throughout Laverdure and Allard’s Michif Dictionary (1983). Some words have forms in both varieties – e.g., soulier acrolectal [suˈjiˑ], basilectal [swiˑ] ; goudron acrolectal [gʊˈdrõ], basilectal [gwaˈdrõ] ‘axle grease’ ; petit acrolectal [ptsiˑ], basilectal [ptʃiˑ] – or even distinct words in the two varieties : acrolectal ratchette [raˈtʃɛt] vs. basilectal soulier de nîge [ˌswi d ˈniʒ] ‘snowshoe’, acrolectal bélier [bɛlˈjiˑ] ‘goat’ vs. basilectal chèvre [ʃeˑvr] ~ [ʃeˑv]3. Nonetheless many words are, by sound change, either only basilectal or only acrolectal, e.g., basilectal fusil [fiˈziˑ] ‘gun’, never *[fyˈzi(l)] vs. acrolectal musique [myˈzɪk] ‘music’, never *[miˈzɪk] and their appearance does not mark the utterance as basilectal or acrolectal. For the purposes of this paper I will call the acrolectal variety Sunday French, because throughout their history, the Métis have been continuously exposed to more standard varieties of French through the Catholic Church. 1.2 While Métchif is a phonologically innovative form of Canadian French, it does retain a few conservative traits which shed light on the phoform. If there were two registers, you’d expect register differences in Cree, too, because the source of the Cree of Métchif, Plains Cree, like all other Algonquian languages, has register differences. However, what we find in Métchif is that all the straight Cree forms are de facto type B. Type B forms are, in some important sense, “down home” usage, hence basilect seems more a more appropriate term than low register. There is one other possible misunderstanding regarding basilectal and acrolectal forms. Acrolectal forms tend to be more like standard Canadian French than basilectal forms. The differences between basilect and acrolect, however, are sociolinguistic judgements about the status of the forms, not about how close they are to QF. That said, the sociolinguistic judgments do correlate well with particular phonological developments, e.g., basilectal forms have only four vowels in pre-final syllables, [ɪ], [a], [ɑ], and [ʊ] outside of tensing environments. (See §2.4.2.) Thus forms like musique [myˈzɪk], which lack the pre-final vowel neutralization, are felt to be acrolectal – cf. basilectal fisi’ [fiˈzi] ‘gun’. The use of more acrolectal forms, and occasional whole clauses in French, marks you as identifying with the more “urbane” Métis – more dependent on agriculture and livestock, more connected to the Catholic Church and to the white world. But the use of more basilectal forms and fewer whole clauses in French marks you as more “Indian” – chavage – more involved in hunting and trapping, more likely to practice Indian medicine – even if you go to church on Sunday. (These distinctions are seen in Louise Erdrich’s writings, most notably Love Medicine.) Being chavage is also associated with being Ojibwe/Chippewa/Saulteaux, who are looked down on by the Cree even outside of the Métchif area. 3. M bélier and M chèvre are both mean ‘goat’ without respect to sex. The SF/QF semantic distinction is transferred to a sociological distinction in Métchif.
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nology of older forms of both Canadian French and the 17th century French from which it arose. These include the retention of h aspiré and a widespread retention of oi /we/. The organization of this paper is as follows. In §2, we address a number of general sound changes most of which affect classes of segments in parallel ways and yielding the general shape of the Métchif sound system. Then we will proceed in §§3-4 to give the point by point development of individual segments and in §5 we catalogue the hard to classify irregular developments. 2. General changes. A number of general sound changes charac terizes Métchif French. These include : the raising of schwa, the palatalization of apicals, the raising of high-mid vowels, and the laxing of all vowels in closed syllables. 2.1 Schwa raising. Historical schwa is raised if it isn’t deleted. In most cases that means historical schwa is raised to [ɪ] : le [lɪ], de [dɪ], religion [rɪliˈʒjõˑ] ~ [rliˈʒjõˑ]. See §3.4 for the full range of reflexes. 2.2 Palatalization of apical stops. /t/ and /d/ are palatalized to [tʃ] and [dʒ] respectively before high front vowels : garantie [garɑ̃ˈtʃiˑ], couture [kʊˈtʃyˑr] ; dix [dʒɪs], dur [dʒyˑr], and before [j] : septième [sɛˈtʃjɛm]. This change precedes the raising of high-mid vowels (§2.3) : excité [ɪksɪˈtiˑ], répondez [rɪpõˈdiˑ] ; boiteux [bwɛˈtyˑ], deux [dyˑ]4 and the raising of schwa (§2.1) : de [dɪ]. 2.3 Raising of high-mid vowels. /e/, /o/, and /ø/ merge with the corresponding high vowels : thé [tiˑ], deux [dyˑ], haut [huˑ].5 2.4 Vowel laxing. Most vowels in closed syllables are lax. This distribution is not contrastive : /i/ abri [nabˈriˑ]6, huile [wɪl] ; /y/ cheveux [ʒvyˑ], rhume [rʏm] ; /u/ tout [tuˑ], toute [tʊt] ; /e/ après [aˈpreˑ], prêtre [prɛt], /o/ personne [parˈsɔn]. There are no examples of ø or o in final open syllables
4. There are a few examples of borrowed English words with palatalization, ticket [tʃɪˈkɛt]. 5. Bakker (1997 : 73) attributes mid-vowel raising to Plains Cree influence. But the effect is probably more widespread in Canadian French than just in Métis French, e.g. Sault Ste. Marie is borrowed into English as /ˌsu ˌsent məˈri/. There are also a few examples in QF although the usual explanation for them is vowel harmony, beaucoup [buku], rôti [ruti]. 6. There is a strong tendency for Métchif to avoid vowel initial words. With nouns this tendency is particularly strong. As a result historically vowel initial words are almost always cited with a liaison consonant, generally n, unless the word is prototypically plural, in which case it is z, e.g. oreilles [zaˈreˑj].
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in words of French origin.7 The few exceptions to this pattern are words which for some speakers retain a tense and slightly lengthened vowel as a reflex of an earlier long vowel, maigre [meˑgr] ~ [mɛgr], bête [beˑt] ~ [bɛt]. Most such words have completely lost the length – cf. tous [tʊs], prêtre [prɛt], maître [mɛtr] ~ [mɛt], messe [mɛs]. 2.4.1 Vowels are also laxed in pre-final syllables : /i/ piquant [pɪˈkɑ̃ˑ], mélasse [mɪˈlas] ; /y/ semelle [sʏˈmɛl] ; /u/ boucane [bʊˈkan] ; /e/ bêta /bɛˈtɑˑ/, /o/ procession [prɔsɪˈsjõˑ]. This laxing is optionally extended to prenominal modifiers : un gros feu [æ̃ ˌgru ˈfyˑ] ~ [æ̃ grʊ ˈfyˑ], vrai méchant [ˌvreˑ mɛˈʃɑ̃ˑ] ~ [vrɛ mɛˈʃɑ̃ˑ]8 ‘brutal’. Laxing is lexicalized in some vowel final function words il est [ɪl ɪ] ‘he/she is’, but i’ sont [i sõ], les chats [li ˈʃɑˑ]. In the case of the definite article, laxing would merge the plural les [li] with the masculine singular le [lɪ]. See §3.4 for the discussion of schwa. Vowel raising (§2.3) feeds laxing, réserve [rɪˈsarv], excité [ɪksɪˈtiˑ], répondez [rɪpõˈdiˑ]. 2.4.2 Vowels preceding /z/, /ʒ/, /v/, /r/, and /j/ are tense and slightly lengthened in final closed syllables, reflecting earlier French length in these environments. (Note that [ø] is quite long before [r].) This tensing is present whether the syllable is closed, as in (1) or pre-final, as in (2). (1) closed final syllables i
y
u
e
ø
o
/ __ z
valise [vaˈliˑz]
faiseuse [feˈzyˑz]
à cause [a ˈkuˑz]
framboise [frɑ̃ˈbweˑz]
—
—
/ __ ʒ
piège [pjiˑʒ]
juge [ʒyˑʒ]
rouge [ruˑʒ]
chaise [ʃeˑʒ]
—
loge [loˑʒ]
/ __ v
livre [liˑv]
cuve [tʃyˑv]
mauve [muˑv]
lièvre [ljeˑv]
—
—
/ __ r
pire [piˑr]
dur [dʒyˑr]
entour [ɑ̃ˈtuˑr]
fer [feˑr]
beurre [bøːr]
bord [boˑr]
/ __ j
fille [fiˑj]
—
citrouille [sɪˈtruˑj]
—
clin d’œil
—
[klæ̃ d ˈøˑj]
7. There are some English borrowings ending in [o], e.g. hobo [hoˈboˑ]. Métchif /ø/ is rare. The only Métchif examples are before /r/ and /j/, beurre [bøˑr], deuil [døˑj]. 8. Vrai is used in Métchif as an intensifier where SF would use très.
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(2) pre-final syllables i
y
u
e
ø
o
/ __ z
fusil [fiˈziˑ]
musique [myˈzɪk]
Josef [zuˈzɛf]
(n’)oiseau [nweˈzuˑ]
—
—
/ __ ʒ
pigeon [piˈʒõ]
jugé [ʒyˈʒiˑ]
rouget [ruˈʒeˑ]
Saint-Jean [seˈʒɑ̃] ‘ginger’
—
—
/ __ v
vivant [viˈvɑ̃]
—
ouvrage [uvˈraʒ]
crevé [creˈviˑ]1 ‘herniated’
—
—
/ __ r
sirop [siˈruˑ]
enduré [ɑ̃dʒyˈriˑ]
pourri [puˈriˑ]
terrain [teˈræ̃ˑ]
—
morceau [morˈsuˑ]
/ __ j
grillade [griˈjad]
juillet [ʒyˈjɛt]
soulier [suˈjiˑ]
réveillon [riveˈjõˑ]
—
moyen [moˈjæ̃ˑ]2
1. The Métchif participle is restructured from the noun crève. 2. Moyen can also be pronounced [mwaˈjæ̃ˑ]. The pronunciation with o is backformed on analogy with forms that alternate between o and wa discussed in §3.7.2.
2.4.2.1 Historical schwa does not tense : mesure [mɪˈzyˑr], merise [mɪˈriˑz] ‘wild cherry’. 3. Vowels. Aside from the changes noted in §2, Métchif vowels for the most part continue historical French vowels. Where there are irregular developments they are mostly in pre-final syllables. Most of the differences between the southern variety of Métchif reported on here and more northerly varieties represented in Bakker (1997) are also in the treatment of vowels, especially in pre-final syllables. A separate section (§3.7.3) is devoted to vowel harmonic effects first noted in Rhodes (1986). The variety of Métchif reported on here does not have the same stress system as that which Bakker (1997) and Rosen (2006) report. All French words and phrases have main stress final, no matter how long they are. Bakker (1997 : 85) also reports contrastive length distinguishing the reflexes of les choux and lit chaud. I have this distinction recorded as one of stress : les choux [li ˈʃuˑ] vs. lit chaud [ˌliˑ ˈʃuˑ]. In my analysis the slight length is a property of a stressed open syllable. For the purposes of this paper I am writing both the stress and the predictable length.9
9. The stress is probably also predictable based on the word class of the forms and structure of the phrase.
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3.1 High vowels. High vowels in open final syllables continue the older French qualities : joli [ʒaˈliˑ], charrue [ʃaˈryˑ], boue [buˑ]. High vowels in closed and non-final syllables are laxed as in §2.4. 3.1.1 Before Métchif /s/ /i/ is optionally tense in a few words : bâtisse [bɑˈtʃɪs] ~ [bɑˈtʃis]. In a single word /i/ becomes [y] : pipe [pʏp]. 3.1.2 Before Métchif /s/ /u/ is optionally tense in a few words : grosse [grus] ~ [grʊs]. Basilectally u in pre-final syllables becomes wa between labials and apicals : mouton [mʊˈtõˑ] ~ [mwaˈtõˑ], bouton [bʊˈtõˑ] ~ [bwaˈtõˑ] ‘button’. We will have more to say about this in §3.7.2. 3.1.3 The treatment of /y/ in pre-final syllables differs in basilect and Sunday French. In Sunday French /y/ remains. Basilectally /y/ unrounds to [i] : fusil [fiˈziˑ] ‘gun’, bureau [biˈruˑ] ‘dresser’, butin [bɪˈtæ̃ˑ] ‘clothes’, fumier [fɪˈmjiˑ]. Irregularly it backs or bleaches to a : jument [ʒʊˈmɑˑ], rhumatisme [rɪmaˈtʃiˑz] ~ [ramaˈtʃiˑz]. Basilectally /y/ becomes [ɛ] before word final nasals : plume [plʏm] ~ [plɛm], une [ɛn], brune [brɛn], brume [brɛm]. In Sunday French /y/ remains : musique [myˈzɪk], l’amusement [lamyzˈmɑ̃ˑ], plume [plʏm] ~ [plɛm]. 3.2 Mid-vowels. The history of Métchif mid-vowels is complex and includes a number of irregularities, particularly in pre-final syllables, but the overall effect is that the four height system of 17th century French is reduced to a three height system in Métchif. 3.2.1 High-mid vowels. Original high-mid vowels merge unconditionally with high vowels as detailed in §2.3. The resulting vowels pattern exactly like original high vowels with respect to laxing (§1.4). Some of the complexity can be seen as part of an ongoing reduction of the vowel system in pre-final syllables to [ɪ], [a], [ɑ], [ʊ]. Not surprisingly basilectal Métchif is further along in this sound change. 3.2.1.1 /e/. /e/ merges with /i/ : journée [ʒurˈniˑ], imbécile [æ̃biˈsɪl] (cf. §3.1.1). This yields [ɪ] in pre-final syllables : métier [mɪtʃiˑ], (n’)étoile [nɪtwɛl], séparé [sɪpɑriˑ], dessus [dɪsyˑ] – cf. QF [dəsy] ~ [desy] (ALEC Q133)10. The two words that apparently retain /e/ as a mid-vowel in pre-final syllables irregularly have attestations in QF with /ɛ/ : méchant [mɛˈʃɑ̃ˑ]
10. ALEC is Dulong et Bergeron (1980). Q + number refers to the number of the question response set in which the relevant form occurs.
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(ALEC, Q229) and éléphant [ɛlɪˈfɑ̃ˑ]. In one form the reflex of e is [a] : dehors [dahor] – cf. QF [dəhor] ~ [dehor] (ALEC Q133). 3.2.1.2 /o/. /o/ regularly merges with /u/, always in final syllables : gros [gruˑ]. Irregularly, pre-final /o/ bleaches to [a] : sauvage [saˈvaˑʒ] ~ [ʃaˈvaˑʒ] (cf. sauvé [suˈviˑ]), and more rarely, is retained before /r/ : restaurant [lɪstoˈrɑ̃ˑ] ~ [rɪstaˈrɑ̃ˑ]11 (see §4.4.2 for loss of /r/). 3.2.1.3 /ø/. /ø/ merges with /y/ : deux [dyˑ], (n’)essieu [nɪˈsjyˑ] ‘axle’. 3.2.2 Low-mid vowels. Historical low-mid vowels are realized as high-mid vowels in final open syllables, and before /z/, /ʒ/, /v/, /r/, and /j/, the complement of the laxing environment (§2.4). 3.2.2.1 /ɛ/. /ɛ/ becomes [e] in tensing environments : vrai [vreˑ] ; ver, verre, vert [veˑr], and where it represents original long /ɛː/ which can appear optionally as [ɛ] or [e] : bête [bɛt] ~ [beˑt]. Before nasals, however, original long /ɛː/ becomes short, lax [ɛ] : chêne, chaîne [ʃɛn], frêne [frɛn], traîne [trɛn] ‘sled’. In closed syllables /ɛ/ bleaches to [a] before /rC/12 : réserve [rɪˈsarv] ‘(Indian) reservation’, merci [marˈsiˑ], certain [sarˈtæ̃ˑ], otherwise /ɛ/ remains : tête /tɛt/. In pre-final syllables /ɛ/ becomes [ɪ] : restaurant [rɪstoˈrɑ̃ˑ], except as the reflex of earlier long /ɛː/ which can appear optionally as [ɛ] or [e] : bêta [bɛˈtɑˑ] ~ [beˈtɑˑ], and after Métchif /w/ regard less of source : soirée [sweˈriˑ], souhaité [swɛˈtiˑ]. (See §3.6 for the reflexes of orthographic oi.) The pre-final treatment extends to function words : est [ɪ], avec [aˈvɛk] ~ [avɪk]. 3.2.2.2 /ɔ/. /ɔ/ becomes [o] in tensing environments. There are no Métchif words that continue /ɔ/ in word final open syllables, so the only tensing environments are before /z/, /ʒ/, /v/, /r/, and /j/ : dehors [daˈhoˑr], loge [loˑʒ], torchon [torˈʃõˑ]. In closed final syllables /ɔ/ remains : personne [parˈsɔn], école [nɪˈkɔl]. In pre-final syllables /ɔ/ has distinct treatments in basilect and in Sunday French. In Sunday French /ɔ/ remains : polisson [pɔlɪˈsõˑ], possible [pɔˈsɪb], modeuse [mɔˈdyˑz]. Basilectally it appears as [wa] : collet [kwaˈleˑ], bonnet [bwaˈneˑ], otherwise as [a] : coron [kaˈrɔn] ~ [koˈrɔn], sonnants [saˈnɑ̃ˑ] ~ [sɔˈnɑ̃ˑ] ‘sleighbells’, estomac [ɪstaˈmɑˑ] ‘chest (body part)’, soldat [salˈdɑˑ] ~ [sɔlˈdɑˑ], (s’)oreilles [zaˈreˑj] ~ [zaˈreˑ], 11. This might be a reflex of a variation still present in QF between /ɔ/ and /o/ in restaurant, but the complexities associated with the consonantism in this form make the exact history less clear. 12. This development was already present in the 17th century French of the people who came to Canada (Morin 1996).
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(n’)oreiller [narɪˈjiˑ]. (See §3.7.2 below for fuller discussion.) Irregularly it is raised to [ʊ] : pommade [pʊˈmad]. 3.2.2.3 /œ/. /œ/ becomes [ø] in tensing environments. For /œ/ the only tensing environments are before /r/, and /j/ : cœur [tʃøːr], clin d’œil [kræ̃ d ˈøˑj], fleuré [fløˈriˑ]. There are no known words in [øz] or [øʒ]. With the exception of the word cœur [tʃøːr], all instances of [ør] vary speaker by speaker with [yr] : beurre [bøːr] ~ [byˑr], fleur [fløːr] ~ [flyˑr], including the agentive morpheme : chanteur [ʃɑ̃ˈtøːr] ~ [ʃɑ̃ˈtyˑr]. Before (and occasionally after) nasals /œ/ unrounds to [ɛ] : jeune [ʒɛn], déjeuner [dɪʒɛˈniˑ]. Elsewhere /œ/ becomes [a] ~ [æ] (and [ɑ] before /j/) : seul [sal] ~ [sæl], /z/’œuf [zaf] ~ [zæf], but feuille [fɑˑj]13. Irregularly /œ/ remains : gueule [jœl] ‘mouth (general word, also human)’, meule [mœl] ~ [mɛl] ‘grindstone’. 3.3 Low vowels. There are two low vowels in Métchif, the reflexes of older short and long a. In Métchif they are distinguished by quality rather than length as [a] and [ɑ]. As a result of the fact that the backed quality in 17th century final /a/’s is simply continued in Métchif, Métchif final a’s are now contrastively associated with the reflexes of earlier long /ɑː/ in closed and pre-final syllables. 3.3.1 /a/. In closed final syllables, short /a/ becomes a low fronted vowel which can be pronounced as far forward as [æ] : cave [kav] ~ [kæv], femme [fam] ~ [fæm], patte [pat] ~ [pæt], except before /r/ where it becomes [ɑ] ; tard [tɑˑr], part [pɑˑr]. In the function word par /a/ remains : par accident [par aksɪˈdɑ̃ˑ]. In one word /a/ becomes [ɑ] in a tensing environment : nuage [nwɑːʒ]. In pre-final syllables the fronting is less pronounced : après [apre]. In open final syllables /a/ continues as [ɑ] : gras [grɑˑ], à ras [a rɑˑ] ‘near’. In function words word-final /a/ remains [a] phrase medially : pas de chance [pa t ˈʃɑ̃s], i’ s’agrée pas [i s agri ˈpɑˑ]. 3.3.2 /ɑː/. The reflex of long /ɑː/ is a low back vowel [ɑ]. In final syllables it retains some length : l’âge [lɑːʒ], câble [kɑˑbl] ~ [kɑˑb] ‘rope’.
13. Forms ending in Métchif /aj/, regardless of source (§4.3.3), have confused spellings in Laverdure and Allard (1983). Most are transcribed variously with spellings suggesting [aj] (uy, ay, and y) and with spellings suggesting [ɑj] (awy). In fact, this sequence has a vowel halfway between the ordinary pronunciations of Métchif /a/ and Métchif /ɑ/. It could be assigned to either phonemically, hence the confusion of the native speakers. We will write it consistently as [ɑˑj]. Since it continues /ɑːj/ : bataille [batɑˑj], caille [kɑˑj] ‘quail’.
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In pre-final syllables it retains only the quality : passage [pɑˈsaˑʒ]14, séparé [sɪpɑˈri], bâtisse [bɑˈtʃis] ‘building (general word)’, châssis [ʃɑˈsiˑ] ~ [sɑˈsiˑ] ‘window’. 3.4 Schwa. The regular development of schwa is [ɪ] : le [lɪ], femelle [fɪˈmɛl]. In the environment of a following labial some of the expected [ɪ]’s appear instead as [ʏ] : semelle [sɪˈmɛl] ~ [sʏˈmɛl], or as a back round vowel, frequently Métchif /o/ : chevreux [ʃovˈryˑ] ~ [ʃuvˈryˑ]15, premier [prɔmjiˑ], quenouille [kʊˈnuˑj] ‘cattail’, grenouille [gorˈnuˑj]16. The reflexes of schwa are deletable by a rule like that of Standard French. Schwa is deletable from an open syllable just in case the resultant consonant cluster contains no more than two consonants : religion [rɪliˈʒjõˑ] ~ [rliˈʒjõˑ], pas de larme [pa d ˈlarm] next to bande de monde [bɑ̃d dɪ ˈmʊd] ‘crowd’17. Historical word final schwas are not recoverable : table [tab] ~ [tabl], but never *[ˈtablɪ]. In words beginning with /ʃ/, the loss of schwa is lexicalized, as in other so-called joual varieties of Canadian French : cheveux [ʒvyˑ] (*[ʃɪˈvyˑ]), chemin [ʃmæ̃ˑ] (*[ʃɪˈmæ̃ˑ]). 3.5 Nasal vowels. Métchif retains original nasal vowels and develops new ones by a rule of progressive nasalization borrowed from Ojibwe (Bakker 1997 : 258-259). New nasal vowels also arise in connection with the reflexes of /ɲ/ (§4.3.3). 3.5.1 /ɑ̃/. Nasalized /ɑ̃/ is continued in Métchif : sang [sɑ̃ˑ], à l’entour [a l ɑ̃ˈtuˑr]. There are some irregular developments of ɑ̃ relating to progressive nasalization which are discussed in §3.7.1. 3.5.2 /æ̃/. Nasalized /æ̃/ is continued in Métchif : bien [bæ̃ˑ], printemps [præ̃ˈtɑ̃ˑ]. In Métchif the placement of the vowel is lower than in Standard French. It has been transcribed as [æ̃]. There are also some irregular developments of [æ̃] arising out of progressive nasalization. These are discussed in §3.7.1. 14. Laverdure and Allard (1983) have one citation of this form as pawsawzh (suggesting [pɑˈsɑˑʒ]) under ‘passage’. Elsewhere they have pawsaezh (suggesting [pɑˈsaˑʒ]). The latter represents the regular development of the ending -age. 15. Cf. QF chevreux. In Rhodes (1986) I mistakenly thought the ‘deer’ word was an irregular development from chèvreuille. 16. The vowel r metathesis in this word is also found in Acadian (Niquette 2003) as well as in QF : « Au son de cloche, faut pas que le gendre d’Ovila Gornouille et le gendre de Banane Couture pensent que c’est l’heure de la messe. » (Carrier 1975 : 206-207) 17. The Métchif reflex of monde, [mõd] ~ [mʊd], means ‘person’ and has common gender, i.e., it bears the gender of its referent.
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3.5.3 /ɔ̃/. Nasalized /ɔ̃/ is continued in Métchif as [õ] : éperons [zɪˈprõˑ], content [kõˈtɑ̃ˑ]. In Métchif the placement of the vowel is higher than in Standard French. Bakker (1997 : 80) transcribes it as [ũ]. It is not that high in my data. A few words with /ɔ̃/ show irregular developments. In particular the masculine singular forms of the possessive pronouns frequently occur denasalized : mon [mõ] ~ [mu] ~ [mʊ], ton [tõ] ~ [tu] ~ [tʊ], son [sõ] ~ [su] ~ [sʊ]. Other irregular reflexes of /ɔ̃/ relate to progressive nasalization and are discussed in §3.7.1. 3.5.4 /œ̃/. Nasalized /œ̃/ merges with reflexes of /æ̃/ as [æ̃] : un [æ̃], brun [bræ̃ˑ], défunt [dɪˈfæ̃t]. 3.6 Treatment of oi. 17th century French had /we/, orthographic oi, as a reflex of the merged *e from Latin ē and i : avoir < L. habēre ; foi < L. fidem. Métchif regularly continues /we/. It becomes [wa] in a few words beginning with labials : pois [pwɑˑ], bois [bwɑˑ], mois [mwɑˑ] ~ [mw̃ɑ̃ˑ], moyen [mwaˈjæ̃ˑ], moitié [mwaˈtʃjiˑ], poignée de porte [pwaj̃ı̃ d ˈpɔrt], and in trois [trwɑˑ]. (Cf. ALEC Q770 for pois, Q777 for mois, and Q681 for trois ; the monosyllables bois, mois, pois and trois all had long [weː] historically). But /we/ is retained regularly : poing [pwæ̃ˑ], pointe [pwæ̃ t], poisson [pwɛˈsõˑ], boiteux [bwɛˈtyˑ], moi [mweˑ] ~ [mw̃æ̃ˑ], including after all labial fricatives : Ma foi ! [ma ˈfweˑ] ‘Oh my gosh !’, fois [fweˑ], foin [fwæ̃ˑ], voir [weˑr], avoir [aˈweˑr], avoine [aˈwɛn]18, and otherwise after /r/ where the /w/ usually is lost as the third member of a consonant cluster : roi [rweˑ], droit [drweˑ] ‘(legal) right’ (Sunday French), droit [drɛt] ‘right (side), straight’19, froid, froide [freˑ], [frɛt]. 3.7 There are two minor changes, each affecting more than one vowel, progressive nasalization and pre-final breaking. 3.7.1 Progressive nasalization. Métchif shows progressive nasalization of /e/ and /a/ after /m/ and /n/. Progressive nasalization occurs in tensing environments and word finally. The pattern is optional but very frequent : maison [meˈzõˑ] ~ [mæ̃ˈzõˑ], mâchoire [mɑˈʃweˑr] ~ [mɑ̃ˈʃweˑr], noir [nweˑr] ~ [nw̃æˑ̃ r], mois [mwɑˑ] ~ [mw̃ɑˑ̃ ]. The ultimate source of progressive nasalization in Métchif is Ojibwe. It is a regular feature of Ojibwe phonology : imaa [ɪmɑ̃ː] ‘there’ and is widespread in the Cree segment of the Métchif vocabulary particularly after m : mêkiw [mæ̃ːkiw] ‘he is given [something]’, wîhkwamêw [wiːhkwʌmæ̃ːw]20 ‘he takes a puff on it [a pipe]’. 18. For the loss of /v/ before w see §4.2.1.1. 19. The reflex of the word direct, by sound law *[diˈrɛk], has been replaced by [drɛt].a 20. Interestingly, this word is an Ojibwe formation, not Cree. The Plains Cree stems corresponding to Ojibwe stem wiikwam- ‘suck on, draw on [a pipe]’ are yôwam ‘suck on’,
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This pattern of optional nasality is extended to instances of [õ] yielding denasalized reflexes in laxing environments after nasals : monde [mõd] ~ [mʊd] ‘person’, démonté [dɪmõˈtiˑ] ~ [dɪmʊˈtiˑ] ‘confused, disheartened’, nom [nõˑ] ~ [nuˑ]. This is the probable source for the denasalization of possessive pronouns. First, mon denasalizes parallel to monde, [mõ] ~ [mu] ~ [mʊ], then the pattern spreads to the other pronouns shown in §3.5.3 above. There is at least one instance of progressive nasalization of /i/ : premier [prɔˈmjiˑ] ~ [prɔˈmj̃ı̃ˑ]. This form is analogized from other instances of final [j̃ı̃] arising from more regular historical processes. See §4.3.2.1 and §4.3.3. 3.7.2 Pre-final breaking. Métchif shows the development of [wa] in pre-final syllables where Métchif /o/ or Métchif /u/ are expected. All instances have a preceding grave consonant. This sound change is basilectal, leading to a number of basilectal-acrolectal pairs : corset [kɔrˈseˑ] ~ [kwarˈseˑ] ‘girdle’, poli [pɔˈliˑ] ~ [pwaˈliˑ], polisson [pɔlɪˈsõˑ] ~ [pwalɪˈsõˑ] ; bouton [bʊˈtõˑ] ~ [bwaˈtõˑ] ‘button’, goudron [gʊˈdrõˑ] ~ [gwaˈdrõˑ] ‘axle grease’, mouton [mʊˈtõˑ] ~ [mwaˈtõˑ]. All other instances of breaking in my database are reflexes of /ɔ/ and have no Sunday French alternant : cochon [kwaˈʃõˑ], collant [kwaˈlɑ̃ˑ], colletaille [kwalˈtɑˑj] ‘wrestling’, cordon [kwarˈdõˑ] ‘string, twine, (shoe) lace’, corneille [kwarˈneˑ], coron [kwaˈrõˑ] ‘denim’, correct [kwaˈrɛk], coton [kwaˈtõˑ], gorgé [gwarˈʒiˑ] ‘swallow, sip’, savonnage [savwaˈnaˑʒ] ~ [savaˈnaˑʒ]21 (cf. savon [saˈvõˑ]). There are three forms with [wa] from historical /we/ that have variants in Métchif /ɔ/ : moyen [mwaˈjæ̃ˑ] ~ [mɔˈjæ̃ˑ] ‘means, way’, moitié [mwaˈtʃjiˑ] ~ [mɔˈtʃjiˑ], voyage [wajaˑʒ] ~ [vɔjaˑʒ].22 3.7.3 Vowel harmony. As reported in Rhodes (1986), a number of Métchif words show optional vowel harmony : déjeuner [diʒɛˈniˑ] ~ [dɛʒɛˈniˑ], musique [myˈzɪk] ~ [myˈzʏk]23, pouilleux [puˈjyˑ] ~ [pyˈjyˑ], mesure [miˈzyˑr] ~ [myˈzyˑr]. Vowel harmony appears to be a casual speech phenomenon. It otam ‘draw on [a pipe]’. (See Baraga 1878 : 249 under suck and Wolvengrey 2001 : 159, 251.) 21. This word is interesting because /v/ is regularly lost before w, as discussed in §4.2.1, showing that breaking is a relatively late change. But note the /v/ lost in the reflex of voyage below. See §4.2.1.1. 22. All three of these forms have QF variants with /ɔ/, moitié (Q581), moyen (Q1772), voyage (Q829). This raises the possibility that the common ancestor of QF and Métchif had already had /we/ > [wa] > optional [wɔ], and the Métchif retains that variation with the added development of a loss of /w/ between a labial and ɔ. 23. Progressive harmony is also reported in Quebec French in Dumas (1976).
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is not pervasive and all instances are optional. Some of the forms cited in Rhodes (1986) have since proved to be regular or semi-regular sound changes : fusil [fiˈziˑ] (§2.4.2), chevreux [ʃovˈryˑ] ~ [ʃuvˈryˑ] (§3.4.). 3.8 Vowel initial nouns. No nouns in Métchif can appear with an initial vowel. Historically vowel initial nouns always appear in Métchif with a liaison consonant, or the l of the definite article, or d from de, non-etymological : enfant [n ɑ̃ˈfɑ̃ˑ], un enfant [æ̃ n ɑ̃ˈfɑ̃ˑ]24, notre enfant [nʊt z ɑ̃ˈfɑ̃ˑ], une grande histoire [æ̃ grɑ̃ n ɪˈstweˑr], next to etymological : l’enfant [l ɑ̃ˈfɑ̃ˑ], les enfants [li z ɑ̃ˈfɑ̃ˑ], une bande d’enfants [ɛn bɑ̃d d ɑ̃ˈfɑ̃ˑ], un petit enfant [æ̃ ptʃi t ɑ̃ˈfɑ̃ˑ]. The liaison consonant is most commonly /n/, affaire [n aˈfeˑr] ‘thing’, les histoires [li n ɪˈstweˑr], l’essieu [lɪ n ɪˈsjyˑ], or for those nouns whose referent is prototypically plural /z/, yeux [z jyˑ], éperons /z ɪˈprõˑ/. For at least one word the consonant is /t/, oiseau [t weˈzuˑ] (< petit oiseau25), un oiseau [æ̃ t weˈzuˑ], l’oiseau [lɪ t weˈzuˑ], les oiseaux [li t weˈzuˑ]. Many words vary between etymological and non-etymological forms, les oiseaux [li z weˈzuˑ] ~ [li t weˈzuˑ]. See Morin and Kaye (1982) and Morin (2003) for analyses of various cases of French liaison consonants having become, lexically, the initial consonant (sometimes a prefix) of the word following the original word to which it was attached. 4. Consonants. Most consonants continue into Métchif unchanged. The main consonantal sound changes are palatalization of apicals, palatalization of velars, various lenitions, and the common but irregular sibilant harmony. In general the second consonant in word final cluster is lost, unless the first is a sonorant : correct [kwaˈrɛk], but porte [port]. In Sunday French, final /l/ and /r/ in clusters may be retained : sable [sɑˑbl] ~ [sɑˑb], arbre [ɑˑbr] ~ [ɑˑb]. 4.1 Stops. Métchif stops continue earlier French stops except for non-labials in palatizing environments. 4.1.1 Labials. Métchif continues French /p/ and /b/ : papier [paˈpjiˑ], tripe [trɪp] ; bon [bõ], tambour [tɑ̃ˈbuˑr], robe [rɔb]. 24. The masculine indefinite article takes the form it has before consonant initial nouns. Native speakers regularly write it this way. See Laverdure and Allard (1983) for many examples, e.g., immature koum aen nawnfawn (p. 139), like the masculine in kingly koum aen rway (p. 154), not like the feminine in queenly koum en renn (p. 247). 25. Ojibwe makes a basic classificatory distinction between large birds (binesi) — eagles, hawks, and the like — and small birds (bineshi) — quail, song birds, wrens, and so on. This form shows both the Ojibwe influence and that the small birds are the prototypical birds.
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4.1.2 Apicals. Métchif continues French /t/ and /d/ in non-palatalizing environments : tête [tɛt], l’histoire [lɪsˈtweˑr] ; danger [dɑ̃ˈʒiˑ], l’odeur [lɔˈdyˑr] ~ [laˈdyˑr]. Before [i] from /e/, [ɪ] from /ə/, and [y] from /ø/, /t/ and /d/ are continued : thé [tiˑ], dé [diˑ], de [dɪ], deux [dyˑ]. /t/ is lost in the reflexes of the word final cluster /strə/ if the /r/ is dropped : ministre [mɪˈnɪstr] ~ [mɪˈnɪs], piastre [pjas] ‘dollar’. Some word final /t/’s are retained in basilect : droit [drɛt] ‘right (side), straight’ – cf. droit [drweˑ] ‘(legal) right’, bout [bʊt], fait [fɛt], ôte [hʊt] ‘take off [hat, coat] (only imperative)’. But some /t/’s retained in QF are lost : lit [li]. In clusters derived by schwa deletion, the [d] of Métchif /dɪ/ optionally devoices before another consonant : pas de fond [pa d ˈfõˑ] ~ [pa t ˈfõˑ] ‘bottomless’, pas de nom [pa d ˈnuˑ] ~ [pa t ˈnuˑ] ‘nameless’, and other Métchif /d/’s do not : bande des oiseaux [bɑ̃d dɪ z weˈzuˑ]26, une grillade de bœuf [ɛn grijad dɪ ˈbaf] ‘slice of steak’, except for those few that appear in the feminine forms of adjectives : froid [freˑ], froide [frɛt], where the devoicing is analogic and unconditioned, but laid [leˑ], laide [lɛd]. 4.1.2.1 Apical palatalization. Before high front vowels and glides, /t/ and /d/ palatalize to [tʃ] and [dʒ] respectively : tisonnier [tʃizaˈj̃ı̃ˑ], tortue [tɔrˈtʃyˑ], reintier [ræ̃ˈtʃjiˑ] ~ [ræ̃ˈtʃiˑ] ‘(lower) back ; spine’ ; dix [dʒɪs], caduc [kaˈdʒʏk] ‘disappointing’, tuyau [tʃiˈjuˑ]. There are three forms that have unpalatalized apicals before historical high front vowels : satisfait [satɪsˈfeˑ], différence [dɪfeˈrɑ̃s] ~ [dʒʏfeˈrɑ̃s] ~ [dʒɪfeˈrɑ̃s], difficile [dɪfɪˈsɪl] ‘fastidious’. The unpalatalized forms are Sunday French. (Note the retention of word final l in [dɪfɪˈsɪl]. See §4.4.1.) It can be shown that Métchif palatalization is the result of two sound changes. First the apicals underwent the common Canadian assibilation27 to [ts] and [dz] and the resultant affricates went through a further palatalization to true palatals. This can be seen in the history of the word médecine which had lexicalized the loss of the medial schwa and devoicing of /d/ leaving a derived cluster /ts/. This cluster underwent the Métchif palatalization along 26. This phrase contains the reflex of de (here d’), not des. The latter would be non-occuring *[di] rather than [dɪ] – cf. le [lɪ] and les [li]. 27. The assibilation does not take place in all of North American French, only in Canadian varieties outside of Acadian and in some Louisana parishes (Luc Baronian, p.c.). From the assibilation-palatalization facts alone, it’s clear that Métchif is part of general Canadian French.
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with the affricates produced by the general Canadian apical assibilation : médecine [mɪˈtʃɪn]. 4.1.3 Velars. Métchif continues k and g in non-palatalizing environments : que [kɪ], couette [kwɛt] ‘braid’, école [nɪˈkɔl], tuque [tʃʏk] ‘(stocking) cap’ ; gaillard [gaˈjɑˑr], engagé [ɑ̃gaˈʒiˑ] ‘employed’, épingle [nɪˈpæ̃g] ‘clip’. 4.1.3.1 Velar palatalization. Before historical front glides /j/ and /ɥ/ and historical mid-front vowels /ɛ/, /ø/, and /œ/, /k/ and /g/ are palatalized to [tʃ] and [j] in Métchif respectively : raquette [raˈtʃɛt] ‘snowshoe’, queue [tʃyˑ], cœur [tʃœːr], cinquième [sæ̃ˈtʃjɛm], cuir [tʃwiˑr] ‘leather’ ; guerre [jeˑr], gueule [jœl] ‘mouth (also human, general word)’. 4.2 Fricatives. Métchif continues fricatives unchanged with two exceptions. /v/ is lost before /w/, and sibilants harmonize. 4.2.1 Labials. Métchif continues /f/ and /v/ : femme [fam], affaire [naˈfeˑr] ‘thing’, un œuf [æ̃ ˈzaf] ; viande [vjɑ̃d], avant [avɑ̃ˑ], fièvre [fjeˑv]. Some final /f/’s are lost : bœuf [byˑ] ‘bull’ (ALEC Q1578) – cf. [baf] ‘beef’. Unlike QF and SF, the loss or retention of /f/ is lexical and does not signal number, un œuf [æ̃ ˈzaf], deux œufs [dy ˈzaf], (cf. ALEC Q611), le bœuf [lɪ ˈbyˑ], les bœufs [li ˈbyˑ], (cf. ALEC Q1578). 4.2.1.1 /v/ loss. Common French /v/ is lost before /w/ : voir [weˑr], avoine [aˈwɛn], voyage [wajaˑʒ] ~ [vojaˑʒ]. 4.2.2 Apicals. Métchif continues /s/ and /z/ : sans [sɑ̃], réserve [rɪˈsarv] ‘(Indian) reservation’, dix [dʒɪs] ; les yeux [li ˈzjyˑ] ‘the eyes’28, magazin [magaˈzæ̃ˑ], alise [zaˈliˑz] ‘haw, blackthorn (tree, fruit)’. 4.2.3 Palatals. Métchif continues /ʃ/ and /ʒ/ : chaud [ʃuˑ], cachette [kaˈʃɛt] ‘cache’, lâche [lɑˑʃ] ‘lazy’ ; joli [ʒaˈliˑ], visage [viˈzaˑʒ] ~ [viˈʒaˑʒ]. When word initial /ʃ/ ends up before /v/ as a result of schwa deletion (§3.4), the reflex is voiced, even if the /v/ is lost (§4.2.1.1) : cheveux [ʒvyˑ], cheval [ʒwal], chevaux [ʒvuˑ]. 4.2.4 Sibilant harmony. Sibilant harmony is widespread, but not regular in Métchif. Nonetheless, the forms without harmony are Sunday French. Sibilant harmony is regressive : /s/ > [ʃ] : sauvage [saˈvaˑʒ] ~ [ʃaˈvaˑʒ], souche [ʃʊʃ]29 ; /ʃ/ > [s] : châssis [ʃɑˈsiˑ] ~ [sɑˈsiˑ] ‘window’, chasse [sas], 28. The singular is [æ̃ z jyˑ], œil is only continued in the phrase clin d’œil [klæ̃ d ˈøˑj] (Un clin d’œil miyêw ‘to wink at someone’). 29. This form is widely attested in QF with sibilant harmony (ALEC Q995).
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chaise [ʃeˑz] ~ [seˑz] ; /z/ > [ʒ] : visage [viˈzaˑʒ] ~ [viˈʒaˑʒ] ; /ʒ/ > [z] : juste que [zʏsk] (a fixed phrase in Métchif), Jésus [zeˈzyˑ], Josef [zoˈzɛf]. There is only one indisputable example of progressive harmony : gésier [ʒiˈʒjiˑ] ‘gizzard’. The other possible candidate is sèche [sɛs] ~ [ʃɛʃ], but the apparently progressive form is attested only once and probably goes back to a common ancestor with a form with sibilant metathesis, chèsse attested in QF (ALEC Q701). With this etymology [sɛs] is just another instance of regressive harmony. Also rare are examples of regressive harmony at phrase level : ses chevaux [si ˈʒvuˑ] ~ [ʃi ˈʒvuˑ] and the fixed phrase je ne sais pas si > ch’ais pas si > [s ɪ pɑ ˈsiˑ] ‘(it’s) doubtful’ (next to je (ne) pense pas [ʒɪ pɑ̃s ˈpɑˑ] in the speech of others without harmony). A single Métchif word is cited in Wolfart and Ahenakew’s Plains Cree dictionary (1998 : 166), but it has sibilant harmony : šavâž (= [ʃaˈvaˑʒ]). This form is particularly notable because Plains Cree has only one sibilant and it is apical and it has no labial fricatives at all. 4.3 Nasals. Métchif continues /m/ and /n/, but the fate of /ɲ/ is complex. 4.3.1 /m/. Métchif continues /m/ : mon [mõ] ~ [mu] ~ [mʊ], habillement [nabijˈmɑ̃ˑ] ‘suit (clothes)’, homme [nɔm]. 4.3.2 /n/. Métchif continues /n/ : nom [nõˑ] ~ [nuˑ], année [naˈniˑ], cuisine [tʃwiˈzɪn]. 4.3.2.1 /nj/. Before /j/ /n/ is lost with concommitent progressive nasalization of both the /j/ and the following vowel which does not adjust height : manière [maˈj ̃ẽˑr], boutonnière [bwataˈj̃ẽˑr] ~ [bʊtɔˈj̃ẽˑr], crinière [kriˈj ̃ẽˑr] ‘mane ; roach (type of Indian headdress)’, panier [paˈj̃ı̃ˑ], tisonnier [tʃizaˈj̃ı̃ˑ], prisonnier [prizɔˈj̃ı̃ˑ], communion [kɔmiˈj̃õˑ]. This treatment yields the same result as the reflex of /ɲ/ before Métchif /i/. See also §4.3.3.1.30 4.3.3 /ɲ/. Although there are relatively few examples of words with reflexes of /ɲ/ in Métchif some patterns seem to be clear. There are no instances of Métchif [ɲ]. /ɲ/ becomes [ŋ] or [n] in monosyllables : ligne [lɪŋ], cygne [sɪn]. In polysyllables /ɲ/ becomes [j̃] : montagne [mõˈtɑˑj̃], campagne [kɑ̃ˈpɑˑj̃], ivrogne [nivˈroˑj̃] ‘drunkard, wino’ ; rognon [roˈj̃õˑ] ‘kidney (also
30. There are similar developments of /nj/ and /ɲ/ (§4.3.3) in Louisiana French (Luc Baronian, p.c.).
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human)’. When [i] follows it is nasalized : poignée de porte [pwaj̃ı̃ d ˈpɔrt], compagnie [kõpaˈj̃ı̃ˑ]. 4.3.3.1 Some forms have been recorded where the nasalization is also regressive regardless of whether the [j̃ı̃] is from /ɲ/ or /nj/ : gagner [gɑ̃ˈj̃ı̃ˑ], peigné [pɑ͂ˈj̃ı̃ˑ] ; prisonnier [prizɔ̃ˈj̃ı̃ˑ], poissonnier [pwɛsɔ̃ˈj̃ı̃ˑ]. 4.4. Liquids. Liquids are, in general, continued in Métchif except as the second member of final consonant clusters where they are lost in basilect : ventre [vɑ̃tr] ~ [vɑ̃t], faible [fɛbl] ~ [fɛb]. 4.4.1 /l/. /l/ is regularly continued in Métchif in all positions : long [lõˑ], bleu [blyˑ], malade [malad], soldat [salˈdɑˑ] ~ [sɔlˈdɑˑ], poule [pʊl], including before /j/ : escalier [nɪskalˈjiˑ], cenellier [snɛlˈjiˑ] ‘thornapple tree’, except in soulier [suˈjiˑ] – cf. the loss of l in the QF cognate (ALEC Q2078). /l/ is lost in basilect after /i/ word finally : fusil [fiˈziˑ], outil [nʊˈtʃiˑ]31, il [ɪl] ~ [i]32 ‘3rd person sg./pl.’. Other deletions of syllable final /l/ are irregular : malgré [maˈgreˑ] ‘against one’s will’. 4.4.2 /r/. /r/ is continued in Métchif as an apical flap : rond [rõˑ], trou [truˑ], marié [marˈjiˑ], étourneau [nɪturˈnuˑ] ‘blackbird’, soir [sweˑr]. Aside from loss in final clusters, /r/ is only lost irregularly : arbre [nɑˑbr] ~ [nɑˑb]33, rien que [jæ̃ k] ‘only’, but à rien [aˈrjæ̃ˑ] ‘nothing’, le restaurant [lɪstoˈrɑ̃ˑ]. 4.5 Glides. /w/ and /j/ are continued in Métchif. /ɥ/ is merged with /w/ to [w] or is lost. 4.5.1 /w/. /w/ is continued in Métchif : ouate [wat], poison [pweˈzõˑ], trois [trwɑˑ]. It is lost as the third member of a consonant cluster in basilect : droit [drɛt]. 4.5.2 /j/. /j/ is continued in Métchif : papillon [papiˈjõˑ] ‘kite’, mouillé [muˈjiˑ], caille [cɑˑj] ‘piebald’. In final position after a front vowel Métchif /j/ can be optionally deleted : guenille [gɪˈniˑj] ~ [gɪˈniˑ], oreille [zaˈreˑj] ~
31. The fact that the Standard French also loses this /l/, shows that this process is probably quite old. 32. The appearance of /il/ as Métchif /i/ or /il/ is conditioned by the presence or absence of a following consonant, e.g. il est [ɪl ɪ], il était [ɪl ɪte], il a [ɪl a], ils sont [ɪ sõ], ils sontaient [ɪ sõte], il m’a offert [ɪ m a ʊˈfeˑr] ‘he made me an official offer’, il veut pas ka-pichit [ɪ vʏ ˌpɑ ˈkapɪˌtʃɪt] ‘she doesn’t want to move’ (pichiw ‘to move residence’). 33. Note the compensatory lengthening in this form.
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[zaˈreˑ]. After Métchif /tʃ/ and /dʒ/ /j/ is optionally, but normally, deleted : métier [mɪˈtʃjiˑ] ~ [mɪˈtʃiˑ] ‘style, way of doing things ; (one’s) trade’, reintier [ræ̃ˈtʃjiˑ] ~ [ræ̃ˈtʃiˑ] ‘(lower) back ; spine’ ; gardien [garˈdʒjæ̃ˑ] ~ [garˈdʒæ̃ˑ], diable [dʒjɑˑb] ~ [dʒɑˑb], but le bon Dieu [lɪ bõ dʒyˑ]34 with no variants. 4.5.3 /ɥ/. /ɥ/ becomes [w] in Métchif : huile [wɪl], nuage [nwɑːʒ], luette [lwɛt] ‘palate’, suisse [swɪs] ‘squirrel’ (not ‘chipmunk’). After Métchif apicals and palatals the reflexes of /ɥi/ are irregular : cuisine [tʃwiˈzɪn], tuyau [tʃiˈjuˑ], cuillère [tʃuˈjeˑr], essuie-mains [nɪsʏˈmæ̃ˑ]35. 4.6 h aspiré. /h/ is continued in Métchif : hache [haʃ], haut [huˑ], honte [hõt]. Three other morphemes have non-etymological [h] : un [hɛn] ‘one (as number)’, onze [hõz] ~ [õz], onzième [hõˈzjɛm] ~ [õˈzjɛm], âcre [hɑˑkr] ‘bitter’. This could well be part of a tendency in Métchif to get rid of vowel initial words. Since none of these are nouns, the liaison consonant is unavailable. It is also unclear why Métchif chooses the feminine une for the number, e.g. [hɛn par hɛn] ‘one by one’. A complete list of Métchif /h/ follows : hors [hor], harnois [harˈnweˑ] ~ [harˈnw̃æ̃ˑ], herse [hars], hersé [harˈsiˑ], hanche [hɑ̃ʃ], hangar [hɑ̃ˈgɑr], haché [haˈʃiˑ], ôte [hʊt] ‘take off [hat, coat] (only imperative)’, also the adjective [hɑp] ‘anxious (to do something)’ of uncertain origin. There is only one form with expected Métchif /h/ which lacks it : hibou which has two variants : hibou [ɪˈbuˑ] ~ [jɪˈbuˑ]36. The first variant was only collected from one speaker and he treated it like h aspiré in Standard French : un hibou [æ̃ ɪˈbuˑ], le hibou [lɪ ɪˈbuˑ]. 5. Irregular forms. Many forms coming into Métchif show irregular developments from attested 16th century French. Most have been dealt with as special cases in the histories of particular segments. Some of these irregularities are shared with other varieties of North American French : rien > [aˈrjæ̃], rien que [jæ̃ k] ‘only’. Others appear to be unique to Métchif : quelque [tʃʏk] ‘some’ (/ɛl/ > /y/), pluie [pwiˑ] ‘rain’ (/l/ > Ø), coquille [kwaˈtʃiˑj] ‘seashell’ (expected *[kwaˈkiˑj], see fn. 36), cerise à grappes 34. Cf. palatalization to [dʒ] in both QF diable (ALEC Q2015) and dieu. In Métchif [dʒyˑ] is rare outside of the phrase [lɪ bõ ˈdʒyˑ]. 35. It is probably worth noting that there are significant variations in the pronunciations of reflexes of /ɥi/ in QF as well, cuillère (Q155), cuisine (Q28, Q63), tuyau (Q567) and essuiemains (Q103), although the irregularities do not seem to be cognate. 36. The second pronunciation is possibly a palatalized version of the QF variant guibou [ALEC Q1511]. This etymology is somewhat problematic in that velars normally do not palatalize before simple high vowels, e.g. guinille [giˈniˑj] ‘rag’. (See §4.1.3.1.) But there is one other form coquille [kwaˈtʃiˑj] with a velar palatalized before a high vowel.
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[se(ri)z a ˈgrap] ~ [zazaˈgrap] ‘chokecherry’, blé d’Inde [blaˈdæ̃ d] ‘maize’ (*[blɪˈdæ̃d] – cf. blé [bli]). Finally, there are a few irrational denasalizations beyond those in possessive pronouns (§3.5.3) : dans [da]37, tiens voir [tʃɪˈweˑr]. 6. Conclusion. This paper is a first attempt at outlining the historical development Métchif. A number of Métchif traits are shared with other rural varieties of North American French : both conservative and innovative. Among the conservative traits are : retention of /we/, retention of /a/ vs. /ɑː/ contrast, retention of some word final /t/’s, and retention of h aspiré. Common North American innovations include : loss of /v/ before /w/, and /ɛ/ before /rC/ becomes /a/. The implications of the various palatalizations for the relationships between Métchif and the other varieties of North American French have yet to be worked out.
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Les verbes exprimant la notion d’aide
Lene Schøsler, Université de Copenhague, Danemark
L’aide et le secours mutuel sont des actes typiques et spontanés entre amis. J’offre cette modeste étude sur les verbes exprimant la notion d’aide comme un salut amical à Yves en le remerciant de sa disponibilité d’aide dans des situations professionnelles ou privées.
Introduction
I
l est bien connu que les verbes exprimant la notion d’aide ont changé de construction au cours de l’histoire du français, puisqu’ils régissaient souvent le datif dans les périodes anciennes de la langue, alors qu’en français moderne standard ils régissent l’accusatif1. Dans ce qui suit, je me penche sur l’évolution de l’ensemble des verbes divalents régissant le datif, dans le but de comprendre pourquoi un verbe comme aider a changé de construction, du datif à l’accusatif, alors qu’un verbe comme plaire continue à régir le datif. Je propose un scénario de changement qui puisse rendre compte de la continuation, de l’inclusion et de l’exclusion de verbes dans le schéma divalent à complément datif. Je distingue quatre périodes : 1) le latin classi1. Je me sers du terme « datif » pour exprimer le fait que les verbes régissent la forme dative du pronom personnel (lui, leur) ou un syntagme prépositionnel introduit par la préposition à équivalant à cette forme dative. Je me sers du terme « accusatif » pour exprimer le fait que les verbes régissent la forme du pronom personnel (le, la, les) à l’accusatif ou un groupe nominal (GN) équivalant à cette forme du pronom personnel.
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que, 2) l’ancien français, 3) le moyen français, le français de la Renaissance et la période classique et enfin 4) le français moderne. Cette division va se montrer utile pour notre sujet.
1. Le latin classique Ma présentation des constructions divalentes latines à complément datif se base surtout sur Happ (1976), Pinkster (1990) et Van Hoecke (1976). En latin, il y avait un grand nombre de verbes régissant le datif. Selon Pinkster, le datif couvre la fonction de second argument2 (A2) presque aussi fréquemment que celle de troisième argument (A3). Selon Christol (1998 : 755), Van Hoecke (1996 : 32) et Pinkster (1990), on ne trouve pas de motivation pour le cas de l’argument A2 ni pour celui de l’A3. Blake (1994 : 144-145, 157) et Palmer (1954 : 295) expriment le même point de vue. Néanmoins, en examinant de plus près, j’ai trouvé quelques cas de distribution intéressants, dont il sera question par la suite. Les verbes divalents latins régissant le datif se rencontrent dans des constructions personnelles, et surtout dans des constructions non personnelles et impersonnelles. Une série de verbes permettent les deux constructions, mais avec une importante différence de sens, que je vais illustrer à l’aide du verbe contingo. La construction personnelle de contingo signifie ‘je rencontre’, ‘je suis proche de’. La construction non personnelle et impersonnelle de contingit signifie ‘cela arrive’. Le sujet de la construction personnelle (A1) renvoie à une entité ayant les traits ±humain. Son A2 renvoie à une entité avec les mêmes traits ±humain exprimés dans le datif ou l’accusatif, sans que l’on puisse discerner une différence de sens entre les deux cas. Les deux exemples d’emploi personnel (1a-b), provenant de César, indiquent une proximité locale des entités auxquelles se réfèrent les arguments A1 et A2. La construction non personnelle ou impersonnelle se distingue de la construction personnelle sur trois points : elle se trouve exclusivement à la troisième personne du singulier, son A1 renvoie à une activité ou à une situation souvent exprimée par un infinitif (1c) ou par un nom abstrait (1d). Dans cette
2. Je distingue les arguments (A1, A2 et A3) par une simple numérotation. Je suis en cela non seulement Lucien Tesnière, qui parle du premier, du second et du tiers actant, mais aussi Pinkster (1990). Le latin ne possède pas à proprement parler d’arguments prépositionnels.
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construction, son A2, qui revêt toujours la forme du datif, signale la personne concernée ou l’« experiencer ». (1a) …ut radices (A1) montis ex utraque parte ripae (A2 : datif) fluminis contingant (Caesar BG 1,38) ‘de sorte que le pied des montagnes est proche de la rive du fleuve des deux côtés’ (1b) Helvi, qui (A1) fines (A2 : accusatif) Arvernorum contingunt (Caesar BG 7,7) ‘Les Helvétiques, qui sont proches de la frontière des Arverniens’ (1c) non cuivis homini (A2 : datif) contingit adire (A1) Corinthum (Horats Ep. 1,17,36) ‘Cela n’arrive pas à qui que ce soit d’aller vers Corinthe’ (1d) … mihi (A2 : datif) maxime hic hodie contingit malum (A1) (Quintilian 10, 2, 28) ‘Aujourd’hui il m’est arrivé un malheur à moi’ Les deux constructions illustrées par le verbe contingere sont schématisées dans la figure 1. Elles s’opposent par les différences syntaxiques et fonctionnelles précisées ci-dessous qui figurent respectivement dans les colonnes « forme » et « fonction ». Ce type d’opposition rappelle les oppositions de paires minimales connues en phonologie ou en morphologie. Normalement on n’établit pas d’oppositions paradigmatiques en syntaxe, mais il me semble qu’il y a avantage à poser ainsi un niveau d’analyse plus abstrait par rapport à la description valencielle qui relève du niveau lexical. Par la suite, je parlerai de schéma au niveau valenciel, et je parlerai d’opposition paradigmatique et de construction (spécialisée) au niveau grammatical.
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Figure 1 Le paradigme des constructions divalentes illustrées par le verbe contingere (latin classique) verbe
forme de l’A1
emplois personnels : contingant (1a)
radices (montis) nominatif ‘le pied (de la montagne)’
contingunt (1b) indique la proximité de location entre A1 et A2
qui nominatif ‘qui’
Emplois non personnels / impersonnels : contingit (1c)
adire (Corinthum) infinitif ‘aller (vers C)’
contingit (1d) indique ce qui arrive à qqn
malum nominatif ‘malheur’
fonction de l’A1 dans les deux exemples : faire référence à une entité avec les traits ±humain
dans les deux exemples : faire référence à une entité avec les traits -hum et -concret
forme de l’A2 ripae (fluminis) datif ‘la rive (du fleuve)’ fines (Arvernorum) accusatif ‘la frontière des (A)’ cuivis homini datif ‘à qui que ce soit’ mihi datif ‘à moi’
fonction de l’A2 dans les deux cas (accus. ou datif) : faire référence à une entité avec les traits ±humain qui a le rôle de ‘patient’
dans les deux exemples : faire référence à une entité avec les traits +humain, qui a le rôle d’‘experiencer’
L’opposition présentée dans la figure 1 se rencontre non seulement avec contingere, mais avec un grand nombre de verbes. La construction personnelle avec l’A2 au datif se retrouve par exemple avec des verbes qui dénotent la notion de confiance ou avec leurs antonymes : fido, diffido ; avec des verbes signifiant différentes formes d’aide : ‘je favorise’, ‘j’épargne’ et ‘j’aide’ : faveo, parco et assideo ; avec des verbes signifiant une opposition comme adversor, obsto, occurro et resisto ; avec des verbes signifiant ‘je plais’ ou avec leurs antonymes : placeo, invideo et displiceo ; avec des verbes indiquant la présence ou l’absence : sum (est mihi lit. est pour moi, c’est-àdire ‘j’ai’), desum et resto ; avec des verbes signifiant ‘j’obéis’ : obtempero, cedo et pareo ainsi que le verbe praesum, ‘je dirige’. 446
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On voit d’une part que ces verbes ne forment pas un groupe sémantique délimité, et d’autre part que les arguments au datif ne semblent pas avoir de trait commun. Malgré cette absence de dénominateur commun, le schéma personnel en tant que tel s’oppose au schéma non personnel ou impersonnel, avec son A2 datif. Les verbes qui suivent se rencontrent dans cette deuxième construction : un verbe signifiant l’importance : interest ; des verbes indiquant des réactions psychologiques : piget (p. mihi lit. à moi existe ennui, c’est-à-dire ‘je m’ennuie’), pudet ( p. mihi lit. à moi existe honte, c’est-à-dire ‘j’ai honte’) et paenitet (p. mihi lit. à moi existe regret, c’est-àdire ‘je regrette’) ; un verbe signifiant la permission : licet ; et un verbe signifiant ce qui apparaît : videtur. La construction non personnelle ou impersonnelle est nettement marquée dans la mesure où elle se rencontre – nous l’avons vu – seulement à la 3e personne du singulier. Les constituants des arguments A1 et A2 sont soumis à de fortes restrictions, et la fonction de cette construction est de signaler qu’une personne subit un phénomène de nature avant tout psychologique ; c’est un ‘experiencer’. Les deux constructions divalentes sont à mettre en contraste avec la construction trivalente prototypique illustrée dans (1e) par le verbe mitto, ‘j’envoie’ : (1e) (ego) mitto litteras Herennio/ad Herennium ‘j’envoie (des) lettres à Herennius’
Figure 2 Aperçu de schémas trivalents et divalents en latin, illustrés par les exemples (1a-e) Argument la construction trivalente prototypique
A1 l’argument est marqué par la flexion verbale et éventuellement par la forme nominative d’un (pro)nom : (ego) mitto
A2 groupe nominal à l’accusatif : litteras (‘patient’)
A3 groupe nominal au datif, Herennio, ou introduit par la préposition ad régissant l’accusatif : ad Herennium (‘récipient’)
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Argument
A1
A2
la construction personnelle régissant le datif
l’argument est marqué par la flexion verbale et éventuellement par la forme nominative d’un (pro)nom : contingant radices (montis)
groupe nominal au datif : ripae (fluminis) (‘patient’)
la construction personnelle régissant l’accusatif
l’argument est marqué par la flexion verbale et éventuellement par la forme nominative d’un (pro)nom : qui contingunt
groupe nominal à l’accusatif : fines (Arvernorum) (‘patient’)
la construction non personnelle ou impersonnelle
l’argument est marqué par la flexion verbale et éventuellement représenté par un argument verbal, comme contingit adire (Corinthum) ou un nom abstrait, comme malum
groupe nominal au datif : cuivis homini ‘experiencer’
A3
Dans les périodes suivantes, ces schémas subiront d’importantes modifications très intéressantes.
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2. L’ancien français On retrouve, dans la période de l’ancien français, des constructions réorganisées, mais comparables à celles relevées en latin. Beaucoup de verbes ne survivent pas en français, et ceux qui survivent hésitent entre la forme dative et la forme accusative de l’A2. Dans ce qui suit, je vais étudier cette variation. Pour ce qui est de la construction divalente régissant le datif, on retrouve en français l’opposition latine de la figure 1, illustrée par le verbe contingere, verbe qui a seulement survécu en ibéroroman. Le verbe abelir nous servira d’illustration de cette opposition qui est schématisée en figure 3. Ce verbe, qui est dérivé de l’adjectif bel ‘beau’, ‘agréable’, se rencontre dans deux constructions. Premièrement dans la construction personnelle, avec son A1 faisant référence à une entité ayant les traits ±humain, revêtant la forme du nominatif dans les textes préservant la déclinaison bicasuelle. Le référent de l’A2 est caractérisé par le trait +humain, il exprime l’experiencer et il revêt la forme d’un pronom personnel au datif ou bien d’à + GN équivalant à lui/leur (voir la note 1). Ceci est illustré dans les exemples (2ab). Deuxièmement, le verbe se rencontre dans la construction impersonnelle, à la 3e personne du singulier, avec un A1 abstrait, exprimé par une phrase à l’infinitif ou par un verbe employé à la forme personnelle. Un tel A1 est parfois représenté auprès du verbe par le pronom neutre il. L’A2, qui indique l’experiencer, revêt la forme du datif ; voir les exemples (2c-d). En d’autres mots, l’opposition paradigmatique ressemble à celle du latin dans la mesure où elle dépend de la forme du verbe et de la forme et de la fonction de l’A1. D’autre part, elle se distingue des constructions latines dans la mesure où l’A2 tend à avoir la même forme et la même fonction dans les deux constructions. Je conçois cela comme le début d’une spécialisation de la construction divalente régissant le datif, spécialisation qui a quasiment abouti en français moderne, où l’opposition est de nature paradigmatique comme nous le verrons par la suite. (2a) Dames, ainz voir ne m’abeli / Chevaliers nus que je veisse, / […] / Tant con fet Malianz de Liz (Perceval 4970) ‘Mesdames, en effet, jamais nul chevalier que j’ai vu ne m’a plu autant que Melianz de Liz’ (2b) […] / Et comanda a Deu celi / Cui ses saluz point n’abeli (Perceval 764) ‘[…] / et commanda à Dieu celle à qui sa façon de saluer n’avait pas plu’
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(2c) […] ce m’abeli (Yvain 234) ‘cela m’a plu’ (ce refère aux phrases précédentes) (2d) A Percheval molt abeli / ce qu’il vit une hache pendre (Perceval ms. C, Nouveau Corpus d’Amsterdam) ‘Cela plut beaucoup à Perceval de voir une hache pendre’
Figure 3 Les constructions divalentes illustrées par le verbe abelir (ancien et moyen français) verbe
forme de l’A1
abeli (2a)
Chevaliers nus nominatif ‘nul chevalier’
abeli (2b)
ses salus nominatif ‘sa façon de saluer’
3e pers. sing. abeli (2c)
ce pronom démonstratif, neutre ‘cela’
abeli (2d) indiquant ce qui arrive à une personne
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ce que […] (subordonnée)
fonction de l’A1 dans les deux exemples : faire référence à une entité avec les traits ±humain
dans les deux exemples : faire référence à une entité avec les traits -humain -concret renvoyant à ce qui précède
forme de l’A2 me datif ‘me’ cui datif ‘à qui’ m’ datif ‘me’ A Percheval À Perceval
fonction de l’A2 dans les deux exemples : faire référence à une entité avec les traits +humain, qui est ‘experiencer’
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L’opposition illustrée dans la figure 3 se rencontre avec un nombre de verbes divalents régissant le datif qui présentent les deux possibilités de construction : par exemple, les verbes dont le sens est ‘plaire’ ou leurs antonymes : agreer, atalenter (des)plaisir, ennoyer, loisir, nuisir et seoir ; des verbes dont le sens est ‘déplorer’ : grever et peser ; enfin, ‘attendre’ : demorer et targier. Certains verbes régissent le datif uniquement dans leur construction impersonnelle, tels ceux signifiant ‘arriver’ : avenir ; ‘importer’ : chaloir ; ‘se souvenir’ : remembrer et sovenir ; d’autres uniquement dans leur construction personnelle, tels justement les verbes indiquant l’aide : aider, assister et servir (secourir hésite pourtant entre l’accusatif et le datif, parfois aussi aider – voir (2h)) ; ‘enseigner’ : endoctriner ; ‘nuire’ : faillir, forfaire et mesfaire ; et enfin quelques verbes qui ne forment pas de groupe sémantique : mentir, obéir et ressembler. L’A2 au datif est toujours associé au rôle d’expériencer dans les cas où le verbe se rencontre seulement dans une des deux constructions, c’est par exemple le cas du verbe obéïr, alors que dans un nombre de verbes on trouve d’une part hésitation entre les deux cas et d’autre part l’hésitation entre les deux fonctions ‘patient’ et ‘expériencer’ associées à l’A2. Malgré cela, par rapport au latin, les constructions régissant le datif en ancien français tendent à se distinguer d’autres constructions, par exemple de la construction divalente prototypique illustrée par (2f) et de la construction trivalente prototypique illustrée par (2e). (2e) Encor ai ge .lx. de voz pers / a cui ge n’ai ne promis ne doné [rien] (Charroi de Nîmes, ms. A2 v. 280-281) ‘J’ai toujours quarante de vos pairs à qui je n’ai ni promis ni donné [rien]’ (2f) Ne les osast veïr në esgarder (Charroi de Nîmes, ms. C v. 1043) ‘[qu’il] n’osât ni le voir ni regarder’ (2g) Et la pucele li aïe / Au mialz qu’el set et qu’ele puet (Perceval 6716) ‘et la jeune fille l’aide autant qu’elle peut’ (2h) Et cort por aidier son seignor (Erec 4987) ‘et [il] part en courant pour aider son seigneur’
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Figure 4 Le paradigme des constructions tri- et divalentes en ancien français A1 : GN*, pronom au nominatif, sujet zéro (Ø), subordonnée
A2 : GN ou pronom à l’accusatif / complément prépos. ou pronom au datif
A3 : complément prépositionnel introduit par à ou pronom au datif
(2e) pronom : ge n’ai doné
accusatif rien (‘patient’)
a cui (‘récipient’)
(2f), (2h) Ø : osast veïr në esgarder, cort por aidier [...]
accusatif les/son seignor (‘patient’)
(2g) GN : la pucele aïe
datif li (‘patient’)
(2a) GN : Chevaliers nus abelit
datif me (‘experiencer’)
(2d) subordonnée : abeli [...] ce que […]
compl. prép. A Percheval (‘experiencer’)
*. Pour la simplicité de la présentation, j’emploie la terminologie casuelle ‘nominatif’, ‘accusatif’ et ‘datif’ dans les figures 4 et 5, malgré le fait qu’un bon nombre de textes ne conservent pas la déclinaison bicasuelle et que ces formes se rencontrent uniquement dans les pronoms personnels après la période du moyen français. Pour le terme ‘datif’, voir aussi la note 1. La figure 5 présuppose une persistance du sens lexical des verbes.
La figure 4 montre que, mis à part la construction divalente impersonnelle illustrée par (2d), l’A2 n’a ni une forme ni une fonction unique en ancien français, puisqu’il existe toujours à cette époque-là une variation, dans la fonction d’A2, entre la forme dative que nous rencontrons avec des verbes tels qu’aider, assister, endoctriner, secourir et servir, mentionnés plus haut ; voir (2g) ou la forme accusative (2f), (2h), apparemment sans différence de sens, dans la mesure où la fonction de ‘patient’ est exprimée par les deux cas. Sur ce point, cette variation rappelle celle du latin illustrée par les exemples (1a) et (1b). Avec certains verbes, pourtant, tel abelir, nous constatons une nette tendance vers l’emploi de l’A2 datif dans le rôle d’experiencer. J’interprète ces débuts de réorganisation comme le résultat d’une réanalyse de la fonction de l’A2 par rapport à celle présentée dans la figure 2. Cette réanalyse consiste à étendre par analogie le rôle sémantique d’A2 de la construction non personnelle à la construction personnelle. Il s’agit ainsi du début de la création d’un paradigme opposant les constructions divalentes régissant le datif aux constructions divalentes prototypiques à l’accusatif, opposition caractérisée par le choix du cas de l’A2. Cette réorganisation se manifestera plus nettement dans les périodes suivantes. 452
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3. Le moyen français, le français de la Renaissance et la période classique 3.1 Introduction En général, la construction des verbes dans la période entre 1300 et 1600 est peu examinée, mis à part quelques études de Goyens (2000, 2001) et de Troberg (2006). Celles de Goyens nous permettent de suivre de plus près un nombre de verbes divalents régissant le datif ou l’accusatif. Les résultats des études de Goyens sont groupés dans la figure 5. On voit qu’aucun des verbes ne poursuit une évolution simple depuis le latin vers le français moderne. Dans plusieurs cas, le latin présentait différents schémas. Au cours de la période médiévale, nous voyons une forte variation qui ne cesse avant l’époque classique ou moderne.
Figure 5 La forme casuelle de l’A2 dans une série de verbes Verbes
déroger < derogo faillir < fallo mentir < mentior obéir < oboedio ressembler < re+similo contredire < contra + dico empêcher
moyen fr.
XVIe s.
accus. – – datif accus. datif – datif accus. datif
accus. datif accus. datif accus. datif accus. datif accus. datif accus. datif accus. datif
(accus.) datif accus. datif accus. – accus. datif accus. datif accus. datif accus. datif
(accus.) datif accus. datif accus. – accus. – accus. datif accus. datif accus. –
– datif accus. datif – datif – datif accus. datif accus. (datif ) accus. datif
– datif – datif – datif – datif – datif accus. – accus. –
accus. – accus. datif
– – – datif
accus. datif accus. datif
accus. datif (accus.) datif
accus. – – datif
accus. – accus. –
latin
accus. datif accus.
ancien fr.
XVIIe s.
fr. moderne
*. Prévenir est un verbe introduit au XVe siècle.
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La figure 5 montre que la variation entre l’accusatif et le datif de l’A2 reste importante jusqu’au XVIIe siècle où les verbes s’alignent sur un seul schéma. La période postclassique présente le schéma accepté par la norme. Il ne faut pourtant pas oublier que certains parlers régionaux ou francophones présentent d’autres schémas. L’analyse de Goyens est confirmée par celle de Troberg (2006), qui a examiné la variation entre l’accusatif et le datif pour une série de verbes3. Ses résultats confirment que la période de transition se trouve entre 1500 et 1700, alors qu’il y a peu de variations dans le français standard après 1700. Je propose que la réorganisation des schémas est due à ces deux facteurs indépendants : premièrement à la tendance normative du français classique et postclassique, et deuxièmement – ce qui est plus intéressant pour notre sujet – à la réanalyse de la construction divalente avec A2 au datif qui va résulter dans une spécialisation de cette construction. Jusqu’à maintenant, nous avons observé une variation entre les formes dative ou accusative de l’A2 depuis le latin jusqu’à la fin du moyen français. Nous avons pu constater que les verbes divalents régissant le datif, illustrés plus haut par le verbe abelir, sont caractérisés par le fait que leur forme est souvent liée à un sens spécifique qui est celui d’un experiencer. J’ai interprété cela comme le premier signe de la création d’une opposition paradigmatique. Le second signe est l’exclusion de verbes à sens déviant du même schéma. Je vais illustrer ce procès d’exclusion par le verbe aider qui, comme on l’a vu, au départ régissait le plus souvent le datif, mais qui en français standard moderne régit l’accusatif. Sans mentionner de façon explicite le verbe aider, Vaugelas (1647) recommande l’accusatif aux dépens du datif avec les verbes exprimant l’aide comme servir et assister (2000 : 479). Je vais suivre les modifications de la syntaxe d’aider dans la période allant de 1500 à 1799, puisque c’est là que se situe la période de changement. 3.2 Le verbe aider : changements survenus durant la période 1500-1799 Le verbe aider a été examiné dans trois corpus de registres différents, d’abord dans un corpus composé de récits et de lettres privées provenant de
3. Les verbes étudiés par Troberg sont administrer (= servir), aider, applaudir, assister, commander, congratuler, contrarier, contredire, empêcher (= gêner), ennuyer, épargner, éviter, favoriser, insulter, persuader, prier, requérir, secourir, servir, soigner et voir (= veiller).
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Frantext4. Les textes provenant du XVIe siècle ne contiennent aucune occurrence du verbe aider accompagné par un complément à la forme accusative. Les exemples (4a-b) représentent bien les constructions trouvées dans ce corpus. (4a) [...] mais il ne se faisoit point de mal : Dieu lui aidoit tousjours. (B. Des Périers : Les nouvelles récréations et joyeux devis 1. (1558 : 517) Nouvelle LXXVII, Du bon yvrogne Janicot et de Jannette sa femme). (4b) Ajoustant pour conclusion que s’il vouloit tenir cela secret et leur aider de son conseil. (P. Boaistuau : Histoires tragiques (1559 : 180) Sommaire de la sixième histoire). Au cours du XVIIe siècle se manifestent les débuts d’une concurrence entre les différentes constructions. Un seul auteur (J.-P. Camus) se sert exclusivement de l’accusatif (4c), alors que les autres auteurs hésitent entre le datif5 – forme pourtant prédominante (4d), puisqu’il se rencontre dans 67,5 % des cas – et l’accusatif (4e), qui apparaît dans 32,5 % des cas6. On ne relève pas de tendance spécifique qui puisse motiver la distribution. (4c) Quand elle vit l’object de sa vie, soudain elle ressuscita, et comme elle le vit empesché à faire secourir Glaphire, son amour, enfant de la complaisance, la porta aussi tost à l’aider en ces devoirs. (J.-P. Camus : Palombe ou la Femme honnorable [1625 : 119] Livre 2). (4d) Les bergeres incontinent se jettans toutes deux hors du lict, furent si diligentes à prendre leurs habits, qu’elles peurent encores aider à la nymphe à prendre sa robe et à s’accommoder, quoy qu’elle le fist avec la plus grande haste qu’il luy fust possible. (Honoré d’Urfé : L’Astrée [1631 : 556] Livre 10). (4e) Merindor et Periandre aidoient Dorinde à descendre. (Honoré d’Urfé : L’Astrée [1627 : 487] Livre 9). Au XVIIIe siècle, la variation s’étend à tous les auteurs, dorénavant en faveur de la construction accusative, qu’on relève dans 72,2 % des cas. 4. Je tiens à remercier mon collègue Xavier Lepetit, qui m’a aidée à composer les trois corpus du verbe aider. qui sont (1) des récits, (2) des lettres, (3) des essais et des traités ; relevé au printemps 2007. 5. J’ai relevé un petit nombre d’occurrences du verbe aider avec la forme y correspondant à à + GN qui sont exclues de l'investigation. 6. Les formes ambiguës ont été exclues de mon investigation.
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L’accusatif est particulièrement fréquent avec un complément animé, voir (4f). La construction dative se rencontre dans 27,8 % des cas ; à + GN persiste surtout avec un complément inanimé, voir (4g-h). Lorsque l’A2 est réalisé sous forme de pronom, celui-ci est toujours à l’accusatif. (4f) Comme elle crut que le silence lui donneroit un air piqué qu’elle ne vouloit pas avoir, et que peut-être aussi elle vouloit aider Schézaddin, elle lui parla la premiere avec toute la politesse imaginable. (Crébillon fils : Ah quel conte ! [1751 : 144] Livre 1, partie 2, chapitre 11). (4g) Peut-elle aider encore à l’illusion, sans avoir rien à se reprocher ? (Crébillon fils : Ah quel conte ! [1751 : 26] Livre 1, partie 1, chapitre 3). (4h) Mais vous savez combien le coeur aide à la mémoire, il ne lui échappe rien. (L’Abbé Prévost : Nouvelles lettres angloises ou Histoire du chevalier Grandisson [1755 : 18] Lettre 59). Le deuxième corpus composé de lettres privées de Frantext montre la même évolution : au XVIIe siècle, on rencontre aider accompagné par un complément à l’accusatif seulement dans 25 % des cas, mais au cours du XVIIIe, la fréquence de cette forme monte à 74 % des cas. Au XVIIIe siècle, tous les compléments faisant référence à un être animé et tous les pronoms personnels dépendant d’aider revêtent la forme de l’accusatif. À partir du XIXe siècle, l’accusatif est la norme en français standard dans tous les registres, alors que la construction dative se rencontre rarement : voir (4i), avec à + GN faisant référence à un inanimé, cité par Troberg (2006). La construction dative se rencontre toujours dans les parlers régionaux et francophones, selon Martineau (2007), de qui proviennent les exemples du français canadien moderne cités dans (4j)7. Dans le troisième corpus composé de registres élevés du XVIIIe siècle (essais et traités), on constate non seulement un processus d’évolution plus lent, mais aussi une grande variation individuelle chez les auteurs. Ceux qui emploient le datif le font même avec les compléments faisant référence à un animé – voir (4k-l) – contrairement à l’évolution que nous avons pu constater dans les registres moins formels. (4i) Il enveloppe un côté de l’estomac, et aide à la digestion par sa chaleur (Marivaux : Le Paysan Parvenu).
7. Les verbes exprimant l’aide continuent à régir le datif dans d’autres langues romanes ; par exemple, en espagnol.
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(4j) J’aide à Marie à faire la vaisseille – Je lui aide à faire la vaisselle. (4k) Vous lui devez vingt pistoles qui sauveroient la vie à sa femme malade, ou qui lui aideroient à marier sa fille ; (Charles-FrançoisNicolas Le Maître de Claville : Traité du vrai mérite de l’homme [1736 : 294] Chapitre 5). (4l) L’astronomie, qui lui avoit servi à découvrir ces riches pays, lui aida aussi à s’y établir. (Charles Rollin : Histoire ancienne des Égyptiens [1738 : 642] Tome 6). Le processus de changement du verbe aider me semble particulièrement intéressant pour les trois raisons suivantes : A. Le verbe adopte la construction transitive de base, c’est-à-dire celle avec l’A2 à la forme accusative, et cela depuis le début du XVIIe siècle, c’est-à-dire avant la période normative proprement dite. B. Le processus de changement débute dans le système pronominal, puis il s’étend aux noms, d’abord à ceux qui font référence aux êtres animés, ensuite à ceux qui font référence aux entités inanimées. Ce processus est conforme à la hiérarchie référentielle reproduite en (4m) et, fait très intéressant, conforme à la théorie d’actualisation d’Andersen (2001, 2006). La hiérarchie référentielle8 implique qu’un changement non marqué est d’abord introduit avec les noms faisant référence à des êtres définis et humains ; ensuite, selon la hiérarchie, avec des noms faisant référence à des animés et ainsi de suite, jusqu’aux noms faisant référence à des entités non individuelles indéfinies et inanimées, soit : (4m) [+deix] > [+propr] > [+pers] > [+hum] > [+anim] > [+discr] > [+concr] C. Nous venons de voir que le changement a d’abord été relevé dans un type de texte relativement peu soutenu : récit en prose et lettres, par rapport au style des essais et des traités. Cela suggère que le changement débute dans un contexte non marqué. En d’autres mots, c’est sans doute un changement non imposé par le haut, c’est-à-dire pas par les Remarqueurs9. Les registres élevés montrent une évolution plus lente, qui ne suit pas la même hiérarchie.
8. Cette hiérarchie est citée dans Detges (2001 : 292). 9. À noter que la recommandation de Vaugelas en 1647 n’est pas formelle.
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J’interprète cette évolution de la façon suivante : le verbe aider et ses synonymes ont été transférés de la construction divalente régissant le datif à la construction transitive de base. Ce transfert s’est effectué parce que ces verbes avaient un sens déviant par rapport aux verbes prototypiques de la construction divalente régissant le datif. Le transfert présuppose la réanalyse de la construction divalente régissant le datif selon laquelle l’A2 est identifié comme experiencer. Cette réanalyse constitue l’aboutissement de la spécialisation de la construction que nous avons suivie depuis le Moyen âge. Il est logique que de nouveaux verbes à sens déviant n’adoptent pas le schéma divalent au datif.
4. Le français moderne, standard et avancé 10 En français moderne, la construction divalente avec l’A2 au datif constitue un paradigme relativement transparent (voir la figure 6). La tendance relevée dans les périodes antérieures a abouti à une opposition entre une construction personnelle et une construction impersonnelle avec des restrictions au sujet de la forme verbale (toutes les personnes ou la 3e personne du singulier respectivement), de l’expression et du sens de l’A1 (arguments personnels ou arguments phrastiques représentés par un pronom impersonnel, le plus souvent par il). La différence par rapport aux périodes précédentes consiste dans le fait que l’A2 au datif signale la fonction d’experiencer11. Les exemples sous (5) illustrent à l’aide du verbe plaire le paradigme qui est présenté dans la figure 6 ; (5a) exemplifie la construction personnelle et (5b) la construction impersonnelle. (5a) Luc / le chocolat / la musique classique plaît à Marie (5b) Faites ce qu’il vous plaira
10. Les verbes divalents régissant le datif en français moderne ont été le sujet de nombreuses études parmi lesquelles j’ai inclus les suivantes : Gross (1975), Herslund (1988), Koch (2001) et Ludo Melis (1996. Les exemples de français avancé proviennent de Krötsch et Oesterreicher (2002 : 118). Pour le terme « datif », voir la note 1. 11. À l’exception de quelques cas, qu’il faut peut-être se résigner à considérer comme des cas de fossilisation ; voir (6c).
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Figure 6 Le paradigme de la construction divalente régissant le datif en français moderne, illustrée par le verbe plaire fonction de l’A1
verbe
forme de l’A1
forme de l’A2
(5a) plaît
Luc
faire référence à une entité avec les traits ±humain
datif : à Marie
(5b) plairai à la 3e personne du sing.
il
faire référence à un argument phrastique
datif : vous
fonction de l’A2 faire référence à une entité avec les traits +humain et ‘experiencer’
Ce paradigme se rencontre avec nombre de verbes, tels ceux indiquant que l’A1 convient ou non à l’A2, comme agréer, aller, convenir, profiter, servir et suffire ; déplaire, nuire, peser et répugner, tous synonymes ou antonymes de plaire ; des verbes indiquant que quelque chose arrive à l’A2, tels advenir, apparaître, arriver, échapper, parvenir, revenir et survenir ; des verbes indiquant une relation d’appartenance ou de manque de l’A1 par rapport à l’A2, comme falloir, manquer, importer, incomber et appartenir. Quelques verbes se retrouvent uniquement dans la construction personnelle. C’est le cas des verbes à sens moral : (dés)obéir, être fidèle, être loyal ; des verbes de communication intransitifs, parmi lesquels quelques-uns nouvellement forgés : mentir, sourire, téléphoner et causer ; des verbes d’équivalence : ressembler et succéder ; ainsi que du verbe survivre. Il est intéressant de constater qu’un nombre de nouveaux verbes, de la langue standard ou avancée, s’ajoutent à cette liste, notamment les deux types suivants : 1) des activités souvent désagréables subies par l’A2, exprimées par un verbe (souvent un verbe de mouvement) à particule : il lui court après, ils lui tirent dessus, évidence lui est tombée dessus et 2) des expressions indiquant que l’A1 plaît à l’A2 : ça (lui) parle, (lui) interpelle, (lui) dit. Ce fait montre la productivité de la construction.
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La plupart des verbes mentionnés sont conformes à la figure 6, et leur A2 assume le rôle d’experiencer. Je ne trouve que deux types d’exception : les verbes de communication intransitifs et les verbes indiquant l’équivalence. Dans le premier cas, l’emploi du datif est peut-être influencé par le schéma trivalent des verbes de communication. Ceci implique qu’avec ces verbes, l’A2 est réanalysé comme un A3 (‘récipient’) dont la forme est normalement le datif. Un exemple comme (6a) : (6a) Marie téléphone à Luc serait donc formé par analogie avec (6b) : (6b) Marie dit à Luc qu’il faut partir Le second type, qui comprend des verbes comme ressembler, succéder et survivre (voir 6c), est plus difficile à comprendre. Nous avons vu que ce type persiste depuis les premières attestations. S’agirait-il de cas de fossilisation ? (6c) Marie ressemble à sa mère – elle lui ressemble Considérons maintenant la relation entre le paradigme présenté dans la figure 6 et d’autres constructions où figurent les verbes du type plaire. À la suite de Koch (2001)12, je suppose qu’il y a deux façons d’organiser les expressions impliquant un objet ou un stimulus représenté par la lettre O, qui provoque une impression sur un experiencer, représenté par la lettre E. Les verbes comme plaire, déplaire et répugner représentent ce qu’on peut désigner par le terme ‘la perspective d’O’, c’est-à-dire que O a la fonction d’un A1. D’autres verbes d’appréciation (ou de dépréciation), tels adorer, aimer, apprécier et détester, représentent ‘la perspective d’E’, c’est-à-dire que c’est E – l’experiencer – qui a la fonction d’un A1. Les exemples ci-dessous illustrent les cinq constructions différentes qui expriment la relation entre O et E selon ces deux perspectives. Le schéma divalent prototypique est capable d’exprimer les deux perspectives, celle d’O (7a) et celle d’E (7b), ce qui est prévisible pour une construction de base. L’exemple (7c) montre que la perspective d’E se laisse exprimer à l’aide d’une construction réfléchie (je = E m’amuse) avec O exprimé par un complément prépositionnel (de Pierre). Ce schéma est une alternative au type (7a) avec les mêmes verbes. Certains verbes présentent, en dehors de la construction personnelle de la figure 6, comme on le voit dans (7d), un schéma prépositionnel exprimant la perspective de l’E – voir (7e).
12. Pour une argumentation plus détaillée, voir Lene Schøsler (2007).
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(7a) Pierre l’amuse (7b) Pierre aime le chocolat (7c) Je m’amuse de Pierre (7d) L’argent lui manque (7e) Je manque d’argent Si l’on considère de plus près les cinq schémas exemplifiés dans (7), on constate que le schéma divalent au datif, illustré ici par (7d), s’est spécialisé de façon à représenter la relation entre O et E vue depuis la perspective d’O. En d’autres mots, ce schéma est une construction spécialisée, avec une syntaxe spécifique et un sens spécifique.
5. Conclusion Le but de cette étude a été d’examiner l’évolution des verbes divalents régissant le datif dans le but d’expliquer pourquoi un verbe comme aider a changé de construction, alors qu’un verbe comme plaire continue à régir le datif. J’ai montré, je l’espère, que cette évolution est liée à l’émergence progressive d’une construction spécialisée ayant une forme spécifique : le schéma divalent régissant le datif, et une fonction spécifique : la représentation de la relation entre un stimulus et un experiencer vue dans la perspective du stimulus. J’ai interprété ce schéma comme un paradigme syntaxique. La constitution progressive de la construction s’est manifestée au cours de la période des XVIe et XVIIe siècles dans la langue standard. Il est prévisible que la constitution d’une construction spécialisée doive s’accompagner de deux phénomènes : primo, l’exclusion de verbes qui ne cadrent pas, sur le plan sémantique, avec les verbes prototypiques de cette construction ; secondo, l’inclusion de nouveaux verbes qui cadrent avec les verbes prototypiques. Nous avons vu que c’est bien cela qui s’est produit. Les verbes exprimant la notion d’aide, illustrés ici par le verbe aider, ont adopté le schéma transitif de base avec l’A2 à l’accusatif. D’autres verbes déviants ont suivi13. On aurait pu s’imaginer que le schéma divalent régissant le datif se serait figé avec son petit nombre de verbes exprimant l’impression d’O sur E, mais bien au contraire, nous avons vu que de nouveaux verbes 13. D’autres verbes qui changent de schéma en faveur du schéma transitif prototypique sont : commander, congratuler, contrarier, contredire, ennuyer, épargner, éviter, favoriser, insulter, offenser, persuader et requérir.
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viennent adopter le schéma spécialisé, comme ça (me) parle, (m’)interpelle, (me) dit ; il lui court après, ils lui tirent dessus, évidence m’est tombée dessus. Il est donc incorrect de postuler, comme le fait Geisler (1988), que le français généralise le schéma transitif prototypique avec l’A2 à l’accusatif. D’autre part, la construction divalente au datif acquiert sa spécialisation grâce à son opposition paradigmatique à la construction transitive prototypique. Je me suis servie du verbe aider pour illustrer le transfert d’un groupe de verbes du schéma divalent régissant le datif au schéma prototypique à A2 à l’accusatif. J’ai montré que le processus de changement se produit selon une hiérarchie référentielle. Le changement débute avec les noms animés. Je pense qu’il y a deux motivations à cela. Premièrement, nous avons vu que l’opposition paradigmatique qui est en train de s’établir se base sur la nature de l’A2. Si celui-ci a le rôle d’un experiencer, il prend la forme dative. S’il n’est pas un experiencer, il prend la forme accusative. Un experiencer est normalement un être animé, donc il est prévisible que le changement commence avec les animés. Deuxièmement, il n’y a aucune raison de croire que le changement ait une cause externe. Un changement à motivation interne se répand, selon Andersen (2001, 2006), selon la hiérarchie référentielle à partir des animés pour finir avec les inanimés. C’est exactement ce qui s’est produit. Finalement, il est prévisible qu’un changement à motivation interne commence dans les contextes les plus proches du langage spontané pour se répandre ensuite dans le langage écrit. Dans le langage écrit, il est prévisible que le changement se manifeste plus tôt dans les genres proches de l’oral et plus tard dans les genres plus élaborés. J’ai pu constater que l’évolution est conforme à cette hypothèse. Comme le changement implique une série de modifications de paradigmes, il s’agit d’une modification de la grammaire, c’est-à-dire d’une « regrammation », selon la terminologie d’Andersen.
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