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SERGE BRUSSOLO
Le Labyrinthe de Pharaon
ÉDITIONS DU MASQUE
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© Serge Brussolo, 1998, et Éditions du Masque-Hach...
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SERGE BRUSSOLO
Le Labyrinthe de Pharaon
ÉDITIONS DU MASQUE
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© Serge Brussolo, 1998, et Éditions du Masque-Hachette Livre, 1999.
J’éprouve le besoin de sortir du monde moderne, où ma plume s’est trop trempée et qui d’ailleurs me fatigue autant à reproduire qu’il me dégoûte à voir. Gustave FLAUBERT Maintenant je te restitue ta chair et je consolide tes os. Soigneusement, j’ai recueilli tes bras, tes jambes, jetés sur la terre aux quatre vents. Les membres de ton Corps Divin sont rassemblés, sur eux je fais bonne garde. Le Livre des Morts
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1 C’est en se penchant sur le sarcophage de bois peint qu’Anouna, parfumeuse au Per-Nefer de Sethep-Abou, s’aperçut que la momie sur laquelle elle travaillait depuis trois jours avait disparu. Une mince bandelette de lin sortait de la boîte funèbre, marquant le chemin emprunté par le mort lors de sa fuite. Une fine bande de tissu à peine froissée, imprégnée d’essences rares, et qui se tortillait comme la mue laissée par un serpent en train de faire peau neuve. La jeune fille voulut pousser un cri d’alarme mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il fallait donc se résoudre à admettre l’impossible : le défunt avait mis la nuit à profit pour quitter la maison d’embaumement en laissant se dérouler dans son sillage l’interminable pansement enduit de résine qui constituait son armure d’éternité. Pourquoi était-il parti ? Parce qu’il refusait d’entrer dans le royaume des morts… ou parce qu’il était mécontent des services de l’embaumeur choisi par sa famille ? Anouna opta pour cette deuxième hypothèse car elle savait que les travaux du Per-Nefer laissaient quelque peu à désirer dès lors qu’il s’agissait d’enterrements de seconde classe. Elle se mit à courir, traversant les salles de préparation où l’on empaquetait les entrailles des morts dans des pots bien distincts. Le sol était mou sous ses pieds nus, elle avait l’impression de fouler la tourbe d’un marécage, ou cette vase alluvionnaire qui recouvrait la terre aride lors de la décrue du Nil. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, ses camarades de travail ne s’étaient rendu compte de rien ; indifférents à ses cris, ils continuaient sans désemparer à laver les cadavres que l’inciseur se préparait à vider. Anouna se retrouva dans la rue. La bandelette immaculée se déroulait devant elle pour se perdre dans le labyrinthe des ruelles désertes. 4
« Ça ne va pas, lui souffla une voix au fond de sa tête. Ce n’est pas possible… Aucune bande de lin n’est assez longue pour traverser une ville dans toute sa largeur. » Et pourtant c’était bien ce qu’elle voyait en ce moment même. Le mort s’était enfui sans réaliser que son dernier vêtement n’était pas parfaitement noué, et maintenant il se déshabillait un peu plus à chaque pas. Bientôt il serait nu, exposant aux regards des passants son corps sillonné de cicatrices rituelles, statue de cuir creuse et fragile qu’une simple bourrasque pouvait renverser… ou même emporter dans les nuages telle une vessie de porc gonflée d’air. Anouna courait, jetant des coups d’œil affolés à chaque croisement. C’était une terrible faute d’avoir laissé s’échapper un cadavre. Le chef des embaumeurs, Horemeb, ne manquerait pas de la punir sévèrement pour cela. Il la ferait bastonner, en prenant soin de la frapper là où les coups de canne feraient le plus mal, comme il en avait l’habitude. Anouna avait à peu près seize ans. Elle ne connaissait pas sa date de naissance avec exactitude car elle avait été razziée par des coureurs de sable alors qu’elle était encore petite, et elle avait fini par oublier jusqu’au visage de ses parents. C’était une longue fille mince à la peau très sombre, aux cheveux nattés en tresses fines. Elle avait la chevelure rousse, chose fort rare en Égypte, et se teignait au henné noir car la couleur rouge qu’on rattachait au dieu Seth, l’assassin d’Osiris, était maudite. On la traitait souvent de « Négresse » mais elle s’en moquait. Les hommes la poursuivaient de leurs désirs tout en la maudissant d’être plus grande qu’eux car elle avait une stature élancée de guerrière aux gestes fluides. Elle traversa la cité sans parvenir à rattraper le mort en fuite. Une solitude effrayante écrasait Sethep-Abou. Les rues d’ordinaire gorgées de monde étaient vides. La ville, desséchée de soleil semblait prête à se craqueler telle une poterie trop cuite. Tout paraissait mort, sur le point de tomber en cendres. Même les lézards avaient l’air peints sur les murs au moyen d’un pinceau trempé dans une suie mêlée de larmes. Soudain, et sans qu’elle sache comment elle était arrivée là, Anouna vit se dresser à l’horizon la silhouette de trois 5
pyramides, ces escaliers symboliques ayant pour fonction de permettre aux défunts de monter vers les cieux. Elle détestait cette vallée jalonnée de tombeaux en ruines où maraudaient perpétuellement les voleurs en quête de mauvais coup. Depuis toujours, les pyramides – les « châteaux d’éternité » selon la terminologie des prêtres – se dressaient orgueilleusement à l’orée du désert… et depuis toujours les violeurs de sépultures s’infiltraient en elles, lézards rusés, malfaisants. Anouna, en fille razziée dont la vie s’était en grande partie déroulée au milieu des bandes de pillards, devinait que les riches faisaient fausse route en adoptant ce type de tombeau. Il aurait fallu au contraire abandonner toute pompe, toute gloire, se passer de bijoux d’or, de pierres précieuses, pour s’enterrer dans de simples cavernes sans apparat. N’emporter avec soi que des objets ordinaires, frustes, sans incrustations de nacre. Partir pour l’au-delà avec le simple bagage d’un fellah, d’un paysan du Nil. Dès lors, quel intérêt auraient eu les violeurs de sépultures à se glisser dans les tombes royales et à défier les pièges disséminés au long des galeries ? Pourquoi courir tant de risques pour un « butin » ne comptant que quelques jarres de terre cuite, des figurines de bois peint et trois pagnes de rechange en lin grossier ? Anouna avait la conviction d’avoir imaginé la solution qui rendrait définitivement impossible le saccage des sépultures. Hélas, quand elle s’était ouverte de ses conclusions à son patron, Horemeb, le chef des rites funéraires au Per-Nefer de Sethep-Abou, celui-ci l’avait regardée comme une hérétique avant de la tirer à l’écart pour lui chuchoter avec colère : — Parle plus bas… Je t’aime bien, mais tu n’es qu’une fille, et une Négresse de surcroît, tu n’as pas à réfléchir à de tels sujets. C’est l’affaire des prêtres. Personne ne peut prétendre décider pour Pharaon. Comment oses-tu imaginer que l’incarnation d’un dieu accepterait de partir pour l’Occident des morts avec pour tout viatique un pagne, une paire de sandales, une miche de pain, une botte d’oignons et une cruche de bière ? Tous les gens de noble naissance sont décidés à mener dans l’autre monde une existence semblable à celle qui était la leur sur la terre. Aucun n’envisage d’occuper un rang inférieur à 6
celui qu’il tenait ici-bas. Tes idées sont mauvaises, elles sentent le délire engendré par la solitude des sables. N’essaye pas de penser, pauvre folle ! Tu es une bonne parfumeuse, mais de tels domaines échappent à ton entendement. Contente-toi de mélanger tes gommes et laisse à ceux qui savent le soin de régler l’ordre du monde. La Maât, l’harmonie de l’univers, est régie par des rites immuables qu’il ne nous appartient pas de modifier. Oser-Maât-Râ. Puissant est l’ordre cosmique de Râ. Anouna était repartie vers ses pots d’onguents, tête basse, persuadée malgré tout d’avoir raison. Brusquement, la jeune femme aperçut son fuyard. Il était nu, le corps sec et jaune, avançant d’un pas saccadé entre les rangées de mastabas enfouis sous les éboulis. Elle se lança à sa poursuite, essayant de le raisonner par des paroles douces, mais il ne l’écoutait pas. Le vent du désert s’était levé, s’engouffrant avec violence dans le tunnel desséché de la vallée des morts. La bourrasque de poussière gifla la momie en marche, faisant crépiter ses grains de silice sur sa peau parcheminée. — Reviens ! hurla Anouna. Il faut te mettre à l’abri. Si tu abîmes ton corps, ton kâ sera mécontent. Viens… Tu ne pèses plus assez lourd pour affronter la tempête. Tu es creux. Le vent va t’emporter dans les airs. Elle saisit le défunt par le bras pour essayer de l’entraîner vers une caverne mais le membre, déshydraté par les interminables macérations du rituel, cassa avec un bruit sec, lui restant dans la main. Elle eut un sursaut de terreur. La momie continuait, indifférente à ses prières. La tempête pelait déjà sa peau jaunâtre. Anouna étouffait dans la poussière emplissant la vallée. Elle dut chercher refuge dans le vestibule d’une tombe abandonnée. Tout à coup, alors qu’elle se croyait à l’abri, des ombres commencèrent à couler d’entre les interstices des pierres. C’étaient des silhouettes d’un noir de suie, bitumineuses, qui se déplaçaient dans l’air avec les mouvements fluides d’une algue agitée par le courant. « Les kâ ! pensa-t-elle en proie à la plus extrême terreur. Les âmes errantes des morts ensevelis dans la vallée. Pourquoi marchent-elles vers moi ? » 7
Les âmes des défunts l’entouraient à présent, elles vibraient d’une énergie mauvaise qui déformait leurs contours. — C’est toi, Anouna, la parfumeuse du Per-Nefer, gronda l’une d’elles. La Négresse qui dispense les onguents et les gommes. Apprends que nous sommes fort mécontentes du travail de ton patron, Horemeb. Les corps dont nous sortons ont été mal préparés. Ils se dégradent d’une manière inacceptable… Horemeb nous a dupées. Ses macérations ne valaient rien, son natron était de mauvaise qualité. Nos familles ont payé une fortune pour un embaumement dont les effets sont déjà en train de s’effacer. Une deuxième ombre se glissa contre la jeune femme, l’enveloppant telle une fumée étrangement compacte. La haine la hérissait d’aiguilles urticantes qui déchiraient la peau de la parfumeuse. — C’est à cause de toi que nous sommes aujourd’hui perdues, siffla-t-elle. Les corps auxquels nous sommes attachées sont devenus méconnaissables… Leurs faces sont hideuses, leurs traits effacés. Nous ne sommes plus capables de les identifier. Faute de pouvoir réintégrer les momies dont nous sommes sorties, nous errons dans le désert en nous lamentant. La tempête est fille de notre colère. C’est ta faute, entends-tu ? — Je n’y suis pour rien, balbutia la jeune femme d’une voix à peine audible. Je ne suis que parfumeuse… Je ne m’occupe pas des macérations. — Tais-toi ! hurlèrent les ombres à bout de patience, et ce sifflement de rage domina le bruit du vent de sable. Tais-toi ! Nous avons été dupées ! Nous avions acheté l’éternité des corps, on a fait de nos dépouilles des sacs mal cousus remplis de moisissure. Nos visages s’émiettent, nos doigts s’effritent, nos membres tombent en morceaux… La terreur paralysait Anouna. L’accusation était grave. Terrible. Un kâ avait pour fonction de voyager entre le monde des vivants et l’au-delà, mais, tel un navire sorti en haute mer, il lui fallait chaque fois au terme de sa course rentrer au port, et ce port, ce havre, c’était son corps momifié. Quand ce dernier était défiguré, le kâ, incapable de le reconnaître, se mettait à errer interminablement, en proie à la plus atroce déréliction. 8
— Tu as fait de nous des chiens perdus ! siffla une âme à l’oreille de la jeune femme. Nous allons et venons au long de cette vallée sans pouvoir nous fixer nulle part. — Tu nous dois réparation ! hurlèrent les autres âmes qui s’agglutinaient en masse compacte au pied de la muraille. Tu dois nous aider à réparer nos corps. — Ta main droite remplacera celle de ma momie qui s’est émiettée ! gronda une ombre en saisissant le poignet d’Anouna avec violence. — Moi je veux ta jambe gauche ! exigea un autre fantôme. — Et moi ton visage ! conclut une troisième silhouette haineuse. Les créatures de fumée s’abattirent sur Anouna avant que celle-ci ait eu le temps de prendre la fuite. Sa main, sa jambe, son visage lui furent arrachés, confisqués, dans un grand éclaboussement de souffrance et de sang.
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2 — Réparation ! hurlait le chœur des ombres. Réparation ! Anouna émergea du cauchemar sur cette ultime explosion de colère. Suffocante, elle roula sur le flanc, le cœur cognant douloureusement contre les côtes. Quel rêve atroce ! La sueur lui couvrait le visage et la poitrine. La natte sur laquelle elle était étendue pour dormir s’en trouvait imbibée. Elle s’agenouilla, encore frissonnante. Les images oniriques refusaient de s’effacer. Elle se demanda avec angoisse s’il s’agissait d’un rêve prémonitoire… et ce qu’il signifiait. Bien qu’elle fût maintenant parfaitement éveillée, elle ne put s’empêcher d’explorer son corps pour vérifier qu’il était toujours intact. Elle tâtonna pour trouver la cruche d’eau, en but une gorgée, puis s’en aspergea la figure et les seins. Elle eut beau faire, l’horrible impression d’être menacée par un danger imminent demeura ancrée en elle jusqu’au lever du jour. Lorsque le soleil se mit à briller sur Sethep-Abou, elle se promit d’aller consulter un diseur de rêves avant de se rendre à la maison d’embaumement. Peut-être le magicien saurait-il l’éclairer sur la signification cachée du cauchemar ? Dressé sur son chameau, face au désert, Netoub Ashra, le pilleur de sépultures, serra les poings. Il y avait maintenant trois semaines qu’il jouait à cache-cache avec des morts, et jusqu’à présent les défunts avaient toujours réussi à lui échapper. Cela devenait humiliant. C’était comme une partie de sénet opposant un enfant naïf à un vieux sage plein de ruse. Netoub, qui s’était d’abord cru très malin, commençait à déchanter. Il se savait pourtant tout près de réussir, et l’appréhension se faisait plus forte au fur et à mesure qu’il se rapprochait de ses proies. Il se garda de tourner la tête afin que ses hommes ne puissent lire l’angoisse sur ses traits. Cette nuit encore, il avait 10
rêvé du tombeau de Shakan-Hofer et s’était réveillé en sueur, terrifié à l’idée d’avoir crié pendant son sommeil. Un chef pillard ne pleurnichait pas comme un enfant, ou s’il lui arrivait de le faire, c’est qu’il avait été visité par de mauvais songes porteurs de funestes présages. Hélas, ni le vin, ni les vapeurs du lotus bleu ou de la mandragore ne parvenaient à effacer de sa mémoire le gâchis de sa précédente tentative, quand la bande avait, sur son initiative, violé la pyramide de Tetlem-Issou au lendemain de la décrue du Nil, au cœur de la saison de Pêrit, lorsque les paysans ensemençaient la vase fraîche dont le fleuve avait recouvert les terres arides. Tetlem-Issou, une sépulture de moindre importance mais qu’on prétendait toujours vierge en dépit des assauts supportés. Les pillards, pourtant prodigues en vantardises de toutes sortes, la disaient enchantée, enveloppée d’un maléfice tissé par les prêtres du dieu Sobek, le Grand Crocodile, le gardien des frontières, le mangeur d’hippopotames maudits. — Tous ceux qui ont tenté de s’y glisser n’en sont jamais ressortis, avait murmuré à Netoub un vieux receleur babylonien. La pyramide les a avalés. Hixsour à la barbe nattée, Chatawan le bossu, Abalon le belluaire, aucun n’en est revenu. On connaît pourtant la faille qui permet d’y entrer. Elle a été ouverte sur la face nord par un tremblement de terre. C’est une lézarde large d’une coudée, haute de deux, et qui plonge directement dans le ventre de la pyramide. Ce qui se cache là, personne ne le sait. — La sépulture est-elle intacte ? demanda Netoub. — Sans aucun doute, répondit le receleur. C’est celle de Shakan-Hofer, le gouverneur du vingt-deuxième nome. Un chacal qui s’est fait ensevelir avec assez d’or pour acheter trente galères. Une fripouille qui a saigné le peuple comme une belette pendue à la jugulaire d’un cheval. Tout est là, enfoui. Quand la crue du Nil est abondante, les eaux viennent baigner la base de la pyramide et l’humidité grimpe dans le parement de calcaire, c’est pourquoi il est peu à peu devenu vert. Les chambres
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funéraires doivent puer comme une grotte marine, mais l’or n’a pas d’odeur, n’est-ce pas ? Netoub avait décidé de tenter l’aventure. S’il réussissait, son prestige en serait magnifié. On le considérerait enfin comme le roi des pillards, le maître de la terre rouge. Dès que le fleuve fut rentré dans son lit, que les fellahs commencèrent à ensemencer la terre revivifiée, Ashra et ses hommes se glissèrent à l’intérieur de la pyramide. Le Babylonien n’avait pas menti, c’était comme d’explorer une grotte marine. L’eau du Nil qui s’était infiltrée par les fissures de la première assise avait empli les galeries de sa vase verte, cette vase qui, ailleurs, fertilisait la plaine et permettait à l’Égypte de ne pas mourir de faim. Tous, ils dérapaient sur ce tapis mou gluant, s’étalaient en jurant dans le marécage souterrain. Quel architecte de pacotille était donc allé chercher le dignitaire défunt ? Pourquoi avoir érigé la tombe si près du Nil en sachant que les fortes crues risquaient de l’inonder ? Bah ! Il n’était plus temps d’y penser. Netoub Ashra et ses brigands avançaient, courbés, progressant le long de la rampe inclinée qui menait à la chambre mortuaire. La fumée des torches résineuses leur piquait les yeux et ils avaient le plus grand mal à se tenir debout. L’humidité avait rongé toutes les peintures murales énumérant les grandes actions du défunt. Le plafond bas suintait. Netoub avait fait tendre une corde depuis le point d’entrée, de manière à pouvoir retrouver le chemin de la sortie dans l’obscurité si par malheur les flambeaux venaient à être soufflés par un courant d’air. Boutaka, son lieutenant – un Grec qui se vantait d’être né au pays du Minotaure, et qui exerçait désormais la fonction de nouou, c’est-à-dire de pisteur – déroulait la bobine du cordeau avec grand soin car sa terreur était de rester prisonnier d’un labyrinthe. La chose avait failli lui arriver par deux fois déjà ; depuis, la sueur ruisselait sur son visage chaque fois qu’il se risquait dans les entrailles d’une pyramide. Il fallait avouer à sa décharge que les bons architectes multipliaient les pièges : trappes qui vous faisaient tomber dans des puits garnis d’épieux, blocs de pierre posés en équilibre, et 12
qui vous écrasaient si vous aviez le malheur de provoquer leur mise en branle… Mais Netoub, lui, restait relativement serein. De telles précautions étaient fort rares car elles coûtaient cher. La plupart du temps, les constructeurs se contentaient d’obturer les galeries au moyen de herses de granit qu’on pouvait contourner en creusant un boyau dans la paroi. À Tetlem-Issou, on n’avait de toute évidence rien prévu de tel ; la rampe d’accès le long de laquelle le sarcophage avait été acheminé jusqu’à sa dernière demeure plongeait dans le ventre de la pyramide comme une belle avenue dépourvue d’obstacles. Et puis le drame se produisit. Une forme sombre, longiligne, sortit soudain du limon pour happer la jambe d’un homme. Cela fit comme un claquement de couvercle rabattu, un bruit de sarment brisé. — Sobek ! hurla Boutaka en proie à un accès de terreur superstitieuse. C’est Sobek ! Malheur à nous ! Alors, la vérité leur apparut : le tombeau était rempli de crocodiles. La crue du fleuve les avait amenés là, au pied du tombeau, et ils s’étaient faufilés à l’intérieur de la pyramide fendue pour se reposer à l’ombre, comme ils aimaient le faire sur les rives du Nil. Le retrait des eaux les avait surpris ; désormais le fleuve était trop loin pour qu’ils se risquent à le rejoindre en rampant. Aussi ils restaient là, au sein de ce marécage clandestin que l’épaisseur des pierres entassées protégeait de l’évaporation. Ils étaient devenus les gardiens du trésor. La panique qui s’ensuivit fut atroce. Les sauriens surgissaient de partout. Il semblait qu’il y en eût des dizaines. L’obscurité ne permettait pas de deviner leur approche, ils utilisaient la couche de vase pour glisser au ras du sol avec une effrayante fluidité. Les brigands s’affolèrent, se bousculèrent pour remonter vers la sortie. Hélas, le limon tapissant la pente de la rampe d’accès leur faisait perdre l’équilibre et les jetait encore plus sûrement dans le cloaque des crocodiles. Alors ils s’élancèrent tous sur la corde-guide pour s’y cramponner, mais ils étaient si nombreux que le filin se rompit sous leur poids. Très peu parvinrent à s’extraire du tombeau et à rejoindre la plaine. 13
— Servez-vous des torches ! hurlait Netoub, fourrez les dans la gueule des bêtes ! Mais personne ne l’écoutait. La panique était à son comble. Les ténèbres avivaient la terreur des pillards, et les crocodiles revenaient à l’assaut, sans doute affamés d’être restés si longtemps loin du fleuve, loin de leurs proies habituelles. À ce moment Netoub ne s’occupa plus que de sa propre survie. La torche dans une main, un épieu de bronze passé dans la ceinture, il grimpa sur le socle d’une statue d’Osiris. Boutaka l’y rejoignit. Pendant un temps infini, l’obscurité ne fut peuplée que de glissements humides, de claquements de mâchoires. Des cris vibraient, atroces, de ces cris d’enfant que les hommes les plus rudes poussent au moment où la mort les met en pièces. Netoub comprenait enfin pourquoi personne n’était jamais ressorti de Tetlem-Issou. Les crocodiles amenés par la crue y montaient une garde vigilante sous l’œil du dieu Sobek. En Égypte, personne ne chassait le crocodile, qu’on considérait comme le gardien des frontières naturelles et l’ennemi juré de l’hippopotame, ce dernier figurant Seth, le dieu mauvais, l’assassin d’Osiris. Ce furent des heures de grande épouvante. Le limon verdâtre ne cessait de s’entrebâiller sur la béance de mâchoires hérissées de dents. Boutaka, grelottant de peur, ne s’apercevait même plus que les étincelles tombées de sa torche lui rôtissaient la peau du bras. Il voulait fuir lui aussi, courir sans attendre vers la lumière. Netoub le retint, adoptant le seul parti qui convient. — Laisse-les manger, murmura-t-il à son lieutenant, quand ils seront bien gavés nous pourrons nous échapper. Le jeune chef pillard se maudissait de n’avoir su prévoir le piège, car alors il aurait été facile de se faire précéder d’un troupeau de chèvres qu’on aurait jeté en pâture aux sauriens pour leur bourrer la panse. Les bruits de déglutition emplissaient la nuit des profondeurs. Une à une les torches s’éteignaient, abandonnées par les hommes déchiquetés. On entendait les malheureux se débattre, pris aux jambes, frappant la vase des deux bras. Les crocodiles les coupaient en deux d’un seul coup de mâchoires, et pourtant, bien que réduits à l’état d’hommes-troncs, les pillards 14
s’obstinaient à ramper vers le minuscule point lumineux de la sortie. Quand les sauriens eurent achevé leur repas, ils s’enfoncèrent dans la vase et le calme revint. Gavés, indifférents, ils regardèrent Netoub Ashra et Boutaka descendre du piédestal. Le premier mouvement du lieutenant grec fut de s’élancer vers la lumière, mais le chef des brigands l’arrêta d’un geste. — Non, siffla-t-il. La chambre funéraire… c’est le moment ou jamais. Il faut que ce gâchis serve à quelque chose. Ils continuèrent donc à descendre au lieu de remonter, déambulant au milieu des crocodiles repus, des cadavres mutilés et des membres épars. Une mauvaise surprise les attendait cependant dans la crypte funéraire. Les crocodiles affamés avaient ouvert le sarcophage à grands coups de queue, fracassant le coffre de cèdre et les différents cartonnages. Ils avaient dévoré la momie du grand vizir, avalant la dépouille desséchée et ses bijoux d’apparat. Puis ils avaient saccagé les meubles, les vases d’or fin, les avaient broyés dans l’étau de leurs énormes mâchoires. Ils avaient mangé le trésor, alléchés par les parfums, les onguents dont chaque objet avait été frotté. S’il restait encore des gemmes, il aurait fallu les chercher dans les flaques d’excréments qui constellaient le sol de la chambre mortuaire. Netoub et Boutaka s’immobilisèrent, horrifiés. Torturés par la faim, les sauriens avaient même commencé à s’entre-dévorer, si bien que la crypte était pleine d’ossements rompus, de carcasses putréfiées d’où montait une pestilence aggravée par l’absence d’aération. Les deux hommes manquèrent défaillir. Netoub enrageait. Pour un peu, il aurait plongé les mains dans la fange à la recherche des escarboucles. Seule l’idée que les crocs des crocodiles avaient probablement réduit les gemmes en poussière le retint. Boutaka le tira en arrière. — Remontons, suppliait-il, tout est perdu. (Il s’affolait, voyait déjà bouger d’autres bêtes dans les profondeurs de la tombe ; le limon se ridait sous l’effet de leur lente approche.) Viens, il n’y a plus rien à espérer.
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Netoub se laissa entraîner. Ils réussirent à remonter en s’aidant du pieu de bronze comme d’un pic, et sans subir aucune attaque. Quand ils émergèrent en pleine lumière, ils étaient couverts de vase de la tête aux pieds. Ce fut en vérité un terrible échec pour la bande, et, longtemps, Netoub se reprocha d’avoir cédé aux injonctions de son lieutenant au lieu de plonger les mains dans les déjections des sauriens pour y chercher les pierres précieuses à tâtons. L’incursion à l’intérieur de la pyramide de Tetlern Issou coûta la moitié de ses hommes à Netoub Ashra. De plus, les brigands ne lui pardonnèrent jamais de les avoir jetés dans un pareil traquenard, et certains allèrent même jusqu’à murmurer qu’il s’était servi d’eux pour détourner l’attention des crocodiles. — Pendant que nous nous faisions dévorer, il se glissait dans la chambre mortuaire et remplissait sa besace de pierres précieuses, marmonnaient-ils. C’est un fourbe. Il faudra, un jour, lui faire payer cela…
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3 C’était comme si le soleil avait décoloré le pelage des chameaux pour donner aux bêtes la couleur du sable ; ce sable que le vent levait parfois en une muraille pulvérulente qui grimpait jusqu’au ciel. Une muraille bourdonnante, un essaim qui lacérait visage et oreilles si l’on n’avait pas pris la précaution de s’abriter sous le capuchon du burnous. Mosé le comparait souvent à un vol de mouches d’or, ces mouches honorifiques que Pharaon distribuait aux guerriers illustres au soir des batailles victorieuses. Mosé, vieux général, en avait reçu une douzaine au cours de sa carrière. Il avait connu l’ivresse de galoper sur son char bige à la tête d’une année en marche et de décocher ses flèches sur l’ennemi asiatique, d’amener enchaînés, aux pieds de Pharaon, les prisonniers capturés aux confins du royaume… Tout cela pour se retrouver aujourd’hui chef d’une caravane serpentant à travers le désert. Une caravane sans destination, vouée à zigzaguer de bivouac en bivouac. Les temps glorieux étaient loin, les années victorieuses avaient été emportées tels des grains de sable charriés par la bourrasque. Aujourd’hui, à quarante années – presque un vieillard – ses bras n’avaient plus la force de brandir le javelot, la massue ou le glaive de bronze. En récompense de ses bons et loyaux services, on lui avait offert la charge de gardien suprême de la nécropole royale. Il régnait désormais sur une armée de momies, sentinelle dressée au milieu du désert pour déjouer les entreprises des violeurs de sépultures. C’était toutefois une mission capitale car rien ne devait troubler le sommeil des princes et des princesses défunts, rien ne devait altérer leurs dépouilles momifiées, car, dans le cas contraire, leur âme – leur double – n’aurait su reconnaître son 17
enveloppe d’origine et se serait retrouvée condamnée à errer sans fin, privée de réceptacle. Oui, les corps devaient rester intacts, parfaits, comme au sortir des mains de l’embaumeur. La paix des morts était à ce prix. Or, il fallait compter avec les pillards, les infâmes, les impies, les-gens-qui-vivaient-sur-le-sable ; des peuplades barbares qui ne construisaient pas de villes et s’abritaient toute leur existence durant sous des tentes de grosse toile rapiécée. Mosé les haïssait. Mosé éprouvait à leur endroit un dégoût sans nom car il avait vu ce que ces « Asiatiques », ces « Bédouins », étaient capables de faire aux dépouilles royales. Dès les premiers temps de sa charge, il avait connu l’horreur des visites aux sépulcres violés. Il avait pu contempler les sarcophages brisés, éclatés, les tombes vidées de tous les objets nécessaires au défunt pour mener convenablement sa vie dans l’autre monde. Le pire, c’étaient les cadavres nus, arrachés aux cuves de basalte et démaillotés de leurs bandelettes de lin. De longs corps jaunes, cireux, à la peau ridée et couturée des incisions rituelles… Les pillards n’hésitaient pas à les dénuder pour récupérer les amulettes d’or pur cachées dans les plis des bandelettes ou apposées sur les plaies. Souvent, les bandits cassaient les doigts du mort pour lui voler ses bagues. Certains brisaient même les bras et les jambes des cadavres enduits de résine pour faire du feu, car le bois était rare dans le désert, et le froid de la nuit difficilement supportable sans le secours d’un bivouac. Combien de fois Mosé était-il arrivé sur les lieux d’une profanation pour découvrir dans les cendres d’un feu de camp refroidi le bras ou la jambe d’un prince utilisé tel un sarment pour alimenter les flammes autour desquelles s’étaient pressés les pillards grelottants ? Mosé s’abandonna au rythme du chameau. Il avait horreur d’être ainsi déguisé en Bédouin. Il abominait ce peuple, ses coutumes. Porter la barbe, ne pas se raser la tête, s’envelopper de guenilles superposées, tout cela lui était insupportable. Il se sentait sale, souillé, aussi puant que la bête sur laquelle il était juché. En bon fils d’Egypte, il ne se supportait que vêtu de lin
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blanc, rasé de près, épilé jusque dans les plus intimes recoins, un cône de parfum sur la tête, embaumant l’oliban. Il se retourna pour surveiller l’étirement de la caravane. À première vue, le convoi ressemblait à n’importe quelle colonne de marchand ralliant le delta pour décharger ses trésors à Bubaste, Bousiris ou Pi-Ramsès. Des chameaux en ligne sinueuse, surchargés de ballots, de jarres et de tapis roulés. En réalité les chameliers cachaient sous leur cape de laine des armes de cuivre et de bronze. Ils appartenaient tous aux troupes d’élite de l’armée. Qui aurait eu la mauvaise idée de les attaquer aurait eu affaire à forte partie. Les jarres géantes, les tapis larges de quatre coudées dissimulaient les momies royales que Mosé s’évertuait à protéger de la convoitise des pillards. C’étaient là de bien pauvres sarcophages pour de si grands personnages, mais le vieux général aux douze mouches d’or n’avait rien trouvé de mieux pour cacher aux yeux du vulgaire les morts illustres dont il avait la charge. Chaque jarre, chaque tapis enveloppait un prince, une princesse dont les bandelettes recelaient des dizaines d’amulettes d’or incrustées de lapis-lazuli. Mosé les promenait à travers les sables, les montagnes habitées par les lions, les changeant sans cesse de place. C’était la seule réponse, la seule stratégie qu’il avait été capable d’imaginer pour contrecarrer l’action des voleurs. Une nécropole mobile, nomade… Un cimetière qui changeait tout le temps de place. Mosé allait en zigzag, avec ses morts en croupe. Quand il dénichait une caverne, il y installait sa tribu de momies pour deux ou trois semaines et campait au milieu des roches ; aux aguets, car il n’ignorait pas qu’il se trouverait toujours un berger pour renseigner les voleurs. Il ne fallait rien espérer de plus que des répits de courte durée. Des haltes. Tôt ou tard survenaient des signes suspects, des ombres, des silhouettes à la crête des collines. Les inévitables éclaireurs. L’avant-garde des brigands. Alors il convenait de lever le camp au plus vite et de filer dans la nuit malgré les protestations des chameaux. On extrayait les momies de la caverne pour les replacer dans les
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jarres, les enrouler dans les tapis, et tout recommençait : le périple, la déambulation. Voilà ce qu’était devenu Mosé, un gardien de cimetière rusant avec un ennemi invisible et poursuivi par la mauvaise humeur des morts, mécontents d’être ainsi véhiculés sans fin. Eux, qui n’aspiraient qu’au repos éternel, connaissaient désormais l’existence des réfugiés, des fuyards n’ayant pour toute richesse que quelques lourds bijoux d’or pur. Où étaient les meubles, les lits, les coffres, les chars à parements d’ébène qu’on avait placés jadis dans leur dernière demeure ? Il avait fallu se résoudre à les abandonner au sein de la tombe menacée. Comment dans ces conditions pourraient-ils tenir leur rang dans l’au-delà ? Mosé devinait leur hargne, leur colère. Il en rêvait la nuit, enroulé dans sa cape de laine puante. La colère des morts était toujours dangereuse, il savait les défunts aussi impatients, injustes, que des enfants capricieux. Un jour, ils se vengeraient. Les morts mécontents étaient capables de n’importe quoi. Ils traversaient les murs de brique crue des maisons pour s’agenouiller au chevet des enfants et les étouffer en leur appliquant la paume sur le bas du visage. On savait bien que toutes les maladies dont souffraient les hommes venaient de là, de la rancune des défunts qu’on n’honorait plus selon les rites, ou dont on laissait les tombes se dégrader. Mosé se félicitait parfois de n’avoir ni femme ni descendance. Ainsi il serait seul à supporter le courroux des morts quand ceux-ci décideraient de le punir. Il regarda de nouveau derrière lui, le cœur étreint d’un mauvais pressentiment. Depuis des semaines, il avait la conviction d’être suivi. Les pillards l’avaient pris en chasse et il ne parvenait pas à casser la filature. Il avait beau faire se coucher les chameaux, les dissimuler sous des toiles couleur de sable, contraindre les hommes à s’enterrer, rien n’y faisait. L’irritante certitude continuait à le harceler. Elle était là telle la pointe d’un kopeck – un poignard de cuivre courbe – lui chatouillant la nuque. « C’est Netoub Ashra, lui soufflait la voix de la peur. Ce ne peut être que lui. Les autres ne se seraient pas accrochés avec 20
autant de ténacité. Il est intelligent, il a deviné ce que tu tentais de faire. Il sait que la caravane est en réalité un cimetière nomade. Netoub Ashra, le prince maudit de la confrérie des chiens, le roi chacal des violeurs de sépultures. L’homme à qui l’on aurait dû depuis longtemps couper le nez, les oreilles, à qui tous les policiers du Nome rêvent d’arracher les organes de la génération avec des tenailles de bronze. » Netoub Ashra… Personne ne connaissait son visage mais c’était sans conteste le plus acharné des pillards, le plus mauvais aussi puisqu’il ne se contentait pas d’emporter l’or et les bijoux amassés dans les tombeaux, mais s’appliquait à profaner les momies, à les défigurer pour condamner leur kâ à une errance sans fin. Il y avait de l’hérétique en lui, du démoniaque. Mosé scruta en vain l’horizon. On était au dixième jour du second mois de Sh émou, la période des récoltes, et le désert – la terre rouge, la terre de la mort – était comme une forge où crépitaient des flammes invisibles. Y plonger, c’était accepter de brûler vif. Les oasis s’asséchaient les unes après les autres, et il fallait continuer pendant que votre langue enflait à l’intérieur de votre bouche, une langue aussi râpeuse qu’un cartonnage de momie et qui s’écorchait à vos dents pour vous emplir la gorge d’un suintement de sang dont le goût salé avivait la soif. Mosé se sentait vieux et las. Il lui déplaisait de fuir en zigzag et d’éviter la bataille. Jadis, quand ses muscles étaient souples, qu’un sang brûlant coulait dans ses veines, il aurait fait face et exterminé les brigands. Netoub Ashra finirait par le rattraper parce qu’il était jeune, lui, parce qu’il ne connaissait pas encore la lassitude, et que la sottise de ses dix-huit ans lui permettait encore de se croire immortel, invincible. Mosé leva la main pour donner le signal de la halte. Depuis plusieurs jours, ni lui ni ses hommes ne parlaient plus car la soif leur rendait toute conversation douloureuse. Il leur semblait que les veines de leur gorge se mettaient à saigner dès qu’ils prononçaient plus de trois mots, et c’était un spectacle étrange que de voir ces chameliers perdus dans les solitudes désertiques
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qui communiquaient par gestes, comme pour se préserver de la curiosité des oreilles ennemies. Le général dévisagea ses compagnons. Les faces amaigries, fiévreuses, lui renvoyaient toutes le même message d’épuisement, la même volonté d’en finir. Ils avaient été forts, jadis, mais l’interminable fuite les avait usés. Tous se sentaient maudits, coupables d’avoir troublé le sommeil des morts. Ces guerriers d’élite finissaient par ne plus savoir s’ils se comportaient en protecteurs des défunts ou en impies. Ils attendaient de leur chef qu’il les délivrât de ce tourment. Mosé mit ses sandales avant de poser pied à terre car la chaleur du sable était telle qu’elle lui aurait cloqué la plante des pieds. La lumière de Râ au plus haut de sa course paraissait près d’enflammer les étoffes, et Mosé n’aurait pas été outre mesure étonné de voir grésiller le poil des chameaux. — Seigneur, murmura Thôset, son ordonnance. Regarde l’horizon. La tempête arrive… là-bas. Une grande tempête de sable. Il faut se mettre à l’abri. Il disait cela sans conviction, ou comme s’il espérait une autre réponse. Ils étaient tous là, serrés, à guetter les mots qui tomberaient de la bouche de Mosé. Tous anciens soldats d’élite ayant combattu au coude à coude derrière leurs grands boucliers rectangulaires, tous prêts à mourir pour la gloire de Pharaon, tous si familiers de la mort qu’ils avaient appris à n’en avoir plus peur et à l’accepter comme une délivrance. — Détachez les momies, murmura Mosé, enfouissez-les dans le sable et formez le cercle avec les chameaux. C’était la seule solution, il n’y avait aucune crête rocheuse à l’horizon, aucun obstacle naturel où s’abriter. Les hommes baissèrent la tête et s’activèrent. — Seigneur, insista Thôset. Ce sera une grande tempête, elle nous ensevelira si nous restons là… Mosé haussa les épaules. — C’est peut-être justement la volonté des dieux, dit-il avec fatalisme. Ceux qui ont fait le monde nous savent talonnés par les voleurs, ils ont choisi de nous envoyer cette tempête pour nous secourir… Si nous nous laissons enterrer avec les 22
dépouilles royales, la caravane disparaitra de la surface du désert. Les brigands ne nous retrouveront jamais et les morts pourront enfin dormir en paix. Thôset eut un faible sourire. — Tu as raison, seigneur, souffla-t-il. Je n’y avais pas pensé. — Nos corps resteront intacts, ajouta Mosé les yeux fixés sur les turbulences qui déformaient le ciel. Le sable sec nous momifiera aussi sûrement que l’auraient fait les embaumeurs. Que chacun se prépare à renaître. Pour ma part, je ne veux pas mourir dans la défroque d’un Bédouin. Il nous reste peu de temps. Donne-moi mon nécessaire de toilette et affûte mes rasoirs. Thôset s’inclina. Déjà, Mosé se dépouillait de ses hardes graisseuses. Dès que son ordonnance lui eut remis les lourds rasoirs de bronze, il se coupa la barbe, les cheveux et se rasa tous les poils du corps pour se purifier. Ses hommes l’observaient avec gravité, puis, dès qu’ils eurent fini d’ensevelir les dépouilles royales, l’imitèrent. Une atmosphère d’étuve s’installa bientôt au milieu du cercle des chameaux. Silencieux et nus, les soldats faisaient leur dernière toilette, la toilette des morts, s’aidant parfois mutuellement à se couper la barbe ou à se raser la tête. Et c’était grande pitié de voir ces hommes fiers aux corps marqués de cicatrices avoir l’un pour l’autre des gestes de femme attentive ou de servante zélée. Personne ne parlait plus. Au loin, dans les tréfonds du ciel, la tempête grossissait avec un bruit d’essaim en furie. Alors on sortit les parfums et les gommes pour s’oindre le corps car les senteurs agréables sont le seul langage qui plait aux dieux. On ceignit les pagnes blancs, militaires, à devanteau triangulaire et l’on se coiffa des perruques d’apparat, celles des défilés triomphaux, lorsqu’on ramenait, enchaînés, les vils Asiatiques aux pieds de Pharaon. Chacun était gagné par un sentiment de délivrance et de grand soulagement. Certains, avec du charbon de bois, se tracèrent des signes protecteurs sur le corps. Un œil oudjat, une effigie d’Horus grossièrement simplifiée, puis l’on s’agenouilla
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sous les toiles protectrices fixées au sol par des piquets, et l’on attendit la tempête. Personne ne se faisait d’illusion. Le vent arracherait la bâche à la première bourrasque. Ceux qui commettraient l’erreur de hurler verraient leur bouche s’emplir de sable et mourraient étouffés. Ceux qui ouvriraient les yeux auraient les globes oculaires hachés par la mitraille de cailloux, de grains de silice. Ce serait une mort difficile, une mort qu’ils s’étaient préparés à affronter depuis longtemps. Depuis toujours. « Nous avons survécu à tant de batailles, songea Mosé, que nous sommes déjà presque morts. Je suis prêt. Je suis pur. Je n’ai jamais failli. Ô Dieu suprême, vois mes actions en tas à côté de moi et juge-les. Pèse mon cœur et ouvre-moi la porte. Les quarante-deux juges de l’Amenti ne peuvent me refuser l’entrée dans la lumière. » Il écoutait monter la rumeur de la tempête. Le vent écorcheur approchait, le souffle terrible qui érodait les arêtes des pyramides les plus solides, le vent mangeur de murailles qui rongeait les contours des cités au cœur du désert, le vent qui rayait des cartes du monde connu les orgueilleuses forteresses aux enceintes de brique crue. Il bourdonnait comme dix millions de mouches frottant leurs ailes les unes contre les autres. Mosé songea aux douze mouches honorifiques octroyées par Pharaon. Il lui semblait que c’étaient elles qui venaient à lui en ce moment même. Elles menaient l’essaim. Elles disaient : « Tu as trop duré, Mosé. Il est temps de poser ton cœur dans la balance et d’entendre le jugement du tribunal suprême. Prépare-toi. » Les chameaux s’énervaient, certains essayaient de se redresser pour prendre la fuite ; il avait fallu les entraver. Mosé ferma les yeux. Le vent arrivait, poussant devant lui mille dunes éparpillées dans les airs. Quand ces montagnes molles retomberaient sur le sol, elles engloutiraient tous ceux qui avaient commis l’imprudence de rester là, le dos courbé. « Fais ton travail, murmura Mosé en s’adressant à la tempête, enfouis-nous bien profond, qu’il ne subsiste aucune trace de notre passage, que les pillards s’interrogent en vain sur 24
la piste que nous avons pu prendre. Offre-nous une nécropole de sable et enterre-nous, dressés, le javelot à la main, fais de moi et de mes soldats les sentinelles éternelles des princes défunts. Enferme-nous dans un cocon brûlant et sec, loin des atteintes des hommes. Je sais que les dieux t’envoient pour pallier ma défaillance et j’accepte leur sentence. Sans toi, les dépouilles royales auraient été profanées. Viens, ne tarde plus. » Ce fut d’abord comme un crépitement léger sur la toile, puis le sable s’abattit en gifles de plus en plus lourdes qui sonnaient sur la bâche en grands coups de boutoir. Les chameaux blatéraient de terreur mais personne ne pouvait plus les entendre tant le bruit de la tempête dominait tout. Enfin la toile de protection fut arrachée, emportée avec ses piquets longs de deux coudées. Alors le souffle grésillant enveloppa hommes et bêtes.
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4 Recroquevillés au fond d’une crevasse, au cœur d’un oued asséché, Netoub Ashra et ses hommes laissèrent passer la tempête. Il y avait maintenant des semaines qu’ils jouaient au chat et à la souris avec le vieux Mosé, le gardien du cimetière ambulant, et ils étaient presque aussi épuisés que ceux qu’ils poursuivaient. Netoub écouta passer la tourmente en serrant les poings car il en redoutait les conséquences. C’était un jeune homme tout en nerfs et muscles, à la peau bistre, aux longs cheveux noirs, bouclés, huileux, à la barbe courte et crépue. Nu, il avait la complexion de ces hommes forgés par la matrice du désert, sans un pouce de graisse ; d’apparence émaciée et pourtant doués d’une vigueur peu commune. Ses bras, son ventre, ses jambes paraissaient taillés dans le bois d’olivier, et ses yeux habités d’une fièvre qui ne s’éteignait jamais. Il donnait peu, s’imposait des privations ou des efforts qui exténuaient ses compagnons et les faisaient se sentir inférieurs à lui. Certains l’adoraient pour cela, d’autres le haïssaient en secret. Depuis quatre ans, il régnait sur une bande de jeunes brutes avides et sans cervelle. Des étrangers, pour la plupart, qui riaient des dieux égyptiens, des pratiques d’embaumement, et n’étaient nullement frappés de terreur superstitieuse au moment de fracturer la porte d’un tombeau. Des Grecs, pirates ou galériens victimes de naufrages, mais aussi des Mangeursde-choses-immondes, peuplade sans dieux se nourrissant de serpents, de larves. Il y avait également avec lui des Nègres du pays de Pount, des hommes noirs encore un peu cannibales, qui se promenaient avec des os dans les cheveux ou en travers du nez. Des êtres qui riaient à gorge déployée quand on leur expliquait que les Égyptiens vénéraient certains légumes au 26
point de refuser d’en manger, tel le pois chiche dont la forme évoque celle d’une tête de faucon, et par conséquent celle d’Horus, dont il semble une minuscule effigie. Netoub cultivait soigneusement leur impiété en les abreuvant d’histoires analogues. Il leur racontait comment les prêtres de Sobek, le dieu saurien, buvaient fort religieusement chaque matin une coupe de l’eau des bassins où les crocodiles sacrés avaient fait leurs besoins naturels. Il leur disait comment les adorateurs de Bastet, la chatte divine, un jour frappés par une épouvantable famine, avaient préféré dévorer leurs enfants et leurs femmes plutôt que de faire rôtir les chats sacrés proliférant par centaines dans l’enceinte du temple. Alors ses hommes hurlaient de rire à en suffoquer, et la peur les quittait. L’Égypte leur semblait un pays de fous, d’arriérés abîmés en des cultes absurdes, et ils se mettaient à parler des vrais dieux, les leurs, ceux dont il fallait se garder d’encourir la colère. Netoub les y encourageait. On le connaissait aujourd’hui à travers les quarante-deux nomes, on l’appelait « le Profanateur ». Il était la terreur des riches, des puissants, de tous ceux qui passaient leur vie à préparer leur mort et engloutissaient des sommes fabuleuses dans la construction d’un tombeau. Car il en allait ainsi des Égyptiens, peuple contradictoire, obsédé par l’au-delà au point de bâtir ses villes de brique crue et ses sépulcres de granit. Il haïssait ces gens, il crachait sur ces princes arrogants qui, à chaque crue du Nil, réquisitionnaient des dizaines de milliers d’hommes pour ériger une pyramide, l’un de ces prétentieux « châteaux d’un million d’années », comme disaient les prêtres. Son père, ses frères, étaient morts ainsi, écrasés par les énormes blocs de calcaire qu’on leur faisait hisser sur la pente d’une rampe de terre battue. Mais c’était là le destin de beaucoup de paysans ; quant aux plus chanceux, ils revenaient infirmes des grands chantiers, le dos rompu, les os luxés, les vertèbres ne tenant plus en place. Et ces imbéciles – que la réverbération du soleil sur le parement de calcaire de Tourah poli à la main avait rendus presque aveugles – se rengorgeaient d’avoir collaboré à rendre plus douce la vie future de Pharaon ! 27
Crétins, chiens sans dents, au cul pelé à force de trop de coups de pied ! Engeance de victimes qui méritait les bastonnades dont on l’accablait ! Combien de fois, au cours de son enfance, Netoub Ashra avait-il vu son père, sa mère, jetés nus dans la poussière et bastonnés par les fonctionnaires royaux venus collecter les impôts ? Ils se tortillaient sous la grêle de coups, tels des vers coupés en deux ; le père protégeant son sexe à deux mains, la mère ses seins. Ah ! Comme les scribes aimaient faire donner le bâton aux pauvres gens ! Les scribes ! Race infâme et méprisante, toujours à compter, à dénombrer, le papyrus d’une main, le calame – ce bambou biseauté qui leur servait à écrire – de l’autre. Ils établissaient des listes, des nomenclatures, additionnaient sans fin, inventoriaient… et réclamaient toujours plus. Netoub Ashra les haïssait. À quatorze ans, il en avait aveuglé trois en leur plantant des calames dans les yeux. À quoi pouvait bien servir un scribe aveugle, hein ? La fièvre de la vengeance coulait dans ses veines sans jamais cesser de bouillir. La haine le consumait, il le savait. Elle le poussait aux pires imprudences, mais il devait bien cela à ses parents battus, humiliés, traités comme des esclaves dans un pays qui – au demeurant – se glorifiait de ne point pratiquer l’esclavage. C’était cette même haine qui l’empêchait de trouver le repos et lui faisait ce visage émacié de marabout. Malgré les années, il lui arrivait encore de revoir en rêve le jour où son père, sa mère avaient été traînés sur la place publique pour avoir laissé mourir l’un de leurs enfants. Le scribe les accusait d’avoir étouffé le bébé pour ne point le nourrir, mais Netoub savait que c’était faux. Le gosse était mort de faim, tout simplement, parce que la crue du Nil avait été trop basse cette année-là, parce que la moisson avait été mauvaise et les impôts trop lourds. Parce que, comme toujours, la vie était trop dure pour les pauvres gens. On ne tuait pas les mères suspectées d’infanticide car, comme le proclamaient les scribes : « Pharaon a besoin de tous les ventres femelles pour engendrer de nouveaux travailleurs, de 28
nouveaux soldats. » On ne les exécutait pas, non, mais on les forçait à s’agenouiller sur la place du village, leur enfant mort dans les bras, et à rester là en plein soleil deux ou trois jours durant, jusqu’à ce que, sous l’effet de l’atroce chaleur du midi, le petit corps commence à se décomposer sur le sein de celle qui lui avait donné le jour. Les scribes estimaient que c’était là une bonne leçon dont la criminelle ne manquerait pas de tirer profit. Quand cela s’était produit, la haine avait aveuglé Netoub au point que les voisins avaient dû le garrotter pour l’empêcher de se jeter sur le fonctionnaire et de se laisser aller à quelque acte irréparable. Oui, aujourd’hui on le surnommait « le Profanateur », et il en était fier. Il savait qu’en réalité, il aimait moins l’or que le saccage. Rien ne lui faisait plus plaisir que de briser sur son genou la momie d’un haut dignitaire et d’en jeter les bras, les jambes dans le feu. — Regardez ! criait-il à ses hommes. Ça brûle encore mieux que de la bouse de vache séchée. Chauffez-vous, compagnons, c’est bien la première fois que ces bons princes seront utiles à quelque chose ! Et les forbans des sables, aux dents limées en pointe, riaient plus fort que des hyènes. Quand le vent retomba, Netoub et ses hommes sortirent de leur cachette. Ils étaient tous fatigués, assoiffés, car Mosé les avait fait marcher au cours des dernières semaines. Le jeune chef pillard tremblait de mécontentement, il redoutait que le fanatisme du vieux général n’ait conduit celui-ci à se jeter dans la tempête pour échapper définitivement à ses poursuivants. Netoub Ashra connaissait bien ces soldats d’élite prêts à tous les sacrifices, toujours soucieux d’une fin grandiose. À la place de Mosé, il aurait lui aussi profité de la tempête pour fausser compagnie à ses poursuivants. Un tel acte était tout à fait envisageable de la part d’un groupe de gardes fanatiques, car il y avait chez ces gens un mépris de la mort qu’on ne pouvait attendre d’une bande de brigands. Ils se remirent en marche. Le cyclone avait modifié le contour des dunes, enseveli certaines excroissances rocheuses, si bien que le paysage s’en trouvait considérablement modifié. 29
Les hommes grommelaient, désagréablement surpris de ne plus trouver trace de la caravane. Ils voulaient du butin car la dernière saison avait été mauvaise. Les plus hostiles d’entre eux commençaient à murmurer que la chance insolente de Netoub avait tourné. Boutaka, l’ancien galérien grec qui faisait office de lieutenant, ne cessait de mettre Netoub en garde contre une éventuelle rébellion. — Les Nubiens disent que tu as le mauvais œil, répétait-il. Ils prétendent qu’à force d’outrager tes dieux, tu as fini par éveiller leur colère. Ils pensent qu’ils devraient peut-être se choisir un nouveau chef. Fais attention, ce sont des bêtes fauves. Si tu le désires j’égorgerai les meneurs pendant leur sommeil, tu n’as qu’un mot à dire. Boutaka détestait les cannibales, qu’il assimilait à des survivants du grand chaos primordial, ces créatures qui – parce que les dieux n’avaient encore créé ni les animaux ni la végétation – en avaient été réduites à s’entre-dévorer pour ne pas mourir de faim. Il brûlait de s’en défaire avant de finir sous leurs dents limées en pointe. Quand il dormait, c’était toujours un glaive à la main. Netoub Ashra ne l’écoutait pas, mais il avait hâte lui aussi de mettre fin à la cascade de déveines qui s’était abattue sur la bande au cours des derniers mois. — Il n’y a plus personne, gémit Boutaka en scrutant la plaine de sable. Ils ont filé pendant que nous nous cachions. — Non, répondit Netoub. La tempête était trop puissante, personne n’aurait pu l’affronter. Ils se sont laissé enterrer pour nous échapper. Il faut sonder le sable. Ils sont là, quelque part sous les pattes de nos chameaux. Examine le sol au lieu de scruter l’horizon. Avec un peu de chance, tu trouveras quelque chose qui dépasse : la pointe d’une lance, une longe, une sandale. C’est là qu’il faut chercher, fais passer la consigne. Dès lors, on n’avança plus que les yeux baissés, fixant la surface dorée du sable dont les grains de mica accrochaient des éclats de soleil. On crut la partie gagnée lorsqu’on découvrit une sandale de papyrus. Comme c’était l’usage, son propriétaire avait fait 30
peindre sous la semelle l’image d’un ennemi abhorré, de manière à piétiner sa représentation à chaque instant. Dans le cas présent, il s’agissait de l’effigie d’un Bédouin occupé à profaner un sarcophage. — Sondez ! ordonna Netoub. Le vent a pu promener cette sandale sur une distance de trois cents coudées, mais il ne faut rien négliger. Les hommes se saisirent de leurs lances dont ils piquèrent la pointe dans le sable. Netoub avait mis pied à terre et observait les ondulations des dunes. La réverbération, déjà très forte, lui faisait cligner les paupières. Il tira de sa ceinture une boîte d’os contenant de la poudre de galène et, y trempant l’index, s’entoura les yeux d’un trait noir épais. L’éblouissement cessa aussitôt. Les brigands fouillaient la dune en maugréant. À la manière dont ils lardaient le sable on aurait pu croire qu’ils attaquaient le corps d’un géant couché sur le désert. On ne trouva rien. La chaleur devenait terrible. Netoub savait qu’on ne pourrait pas pousser plus loin faute d’oasis. De plus, la tempête avait peut-être comblé les puits découverts, cela s’était déjà vu. Il jura lui aussi, maudissant le vieux Mosé et son ultime ruse. Les dépouilles royales pouvaient se cacher n’importe où et l’on ne pouvait sonder toute l’étendue du désert. Une dune avait pu se former au-dessus de la caravane engloutie, s’enracinant sur le cercle des chameaux, pyramide dérisoire qu’une autre tempête disperserait un jour ou l’autre. Dans trois semaines ou dans mille ans… Netoub sentait les regards haineux des pillards lui brûler la nuque. Ils le détestaient depuis le formidable gâchis de TetlemIssou, le piège aux crocodiles… Il leur avait promis la fortune et ils se retrouvaient à sonder la poussière en pure perte. Trois semaines de traque inutile, dans la chaleur et la soif. Trois semaines à suivre le cimetière ambulant et à guetter le moment où l’épuisement des soldats d’élite rendrait enfin le coup de main possible. Il avait fallu acheter bien des complicités pour apprendre que les jarres 31
d’argile contenaient en fait les momies de plusieurs princes à masque d’or. Et voilà que tout était perdu, que l’opération se soldait par un nouvel échec. Comme là-bas, dans la pyramide remplie de vase et de sauriens… Netoub s’ébroua, repoussant ces souvenirs fâcheux. Il n’ignorait plus qu’il était en train de perdre son emprise sur la bande. Quand un chef était poursuivi par la malchance, on le tuait pour se défaire du sortilège. S’il voulait survivre, il lui fallait réussir une action d’éclat qui gommerait les échecs passés. Alors il songea à Anathotep, le vieux nomarque qui, depuis trente années, ruinait la province de Sethep-Abou pour se faire construire un tombeau inviolable. On disait qu’il s’y installerait avec toutes les richesses accumulées au cours de son règne, quitte pour cela à laisser derrière lui un pays exsangue. Anathotep le vautour, le dépouilleur dont les corvées avaient causé la mort de centaines de paysans. Il n’avait pas encore rendu l’âme, soit, mais cela pouvait s’arranger. — À quoi penses-tu, seigneur ? interrogea Boutaka qui s’inquiétait de l’immobilité de son chef. — À notre revanche, murmura Netoub. * ** La nuit même Anouna fit un autre rêve. Elle était seule dans le Per-Nefer, penchée sur une momie dont elle enduisait les cheveux de gomme odorante quand, soudain, entrait Chesmou, le dieu des pressoirs, le dieu des parfumeurs. La divinité était comme à l’ordinaire à la recherche de têtes à broyer, de crânes à jeter dans son pressoir, car Chesmou était un dieu marqué de rouge : le rouge du vin, le rouge du sang. — Je veux la tête d’Anouna la Négresse hurla-t-il de sa voix de boucher. Où se cache-t-elle ? Je veux le crâne de la parfumeuse… La jeune femme se recroquevilla contre un sarcophage pour se dissimuler. — Osiris ! supplia-t-elle, viens à mon secours. 32
Mais elle savait qu’il était stupide de procéder ainsi. Le seul moyen d’établir le contact avec un dieu, c’était d’avoir recours au parfum, de faire brûler de l’encens. La fumée odoriférante avait valeur de convocation et aucune divinité ne pouvait s’y dérober. Aussi, saisissant un morceau d’encens sur la table à onguent, se dépêcha-t-elle de l’enflammer. — Osiris ! balbutia-t-elle dès que les volutes commencèrent à s’élever. Dis-moi pourquoi Chesmou veut ma mort ? Qu’ai-je fait de mal ? À cet instant elle éprouva une vive morsure au creux de la paume. Baissant les yeux, elle s’aperçut que sa main, son bras… et tout le reste de son corps étaient à présent faits d’encens ; le feu la consumait tout entière. Ses doigts, après avoir rougeoyé, achevaient de se changer en bâtonnets de cendre grise. — Osiris, supplia-t-elle encore une fois. Réponds-moi avant que toute ma chair ne se consume… Son bras n’était déjà plus qu’un sarment carbonisé, le feu attaquait son épaule, son cou, remontait vers son visage. Elle brûlait sans éprouver la moindre douleur mais en dégageant un parfum étrange et entêtant. Femme encens, elle se consumait sur le sol, son corps s’émiettant au fur et à mesure que sa chair devenait cendre. Elle fut tentée de ramper vers le bassin d’eau froide pour éteindre le feu sournois qui la rongeait, mais Osiris n’avait toujours pas répondu, aussi devait-elle continuer à répandre son parfum, même au prix d’une combustion générale de tout son être. — Osiris… gémit-elle alors que ses jambes s’émiettaient à leur tour. Et brusquement Chesmou fut là, la dominant, le pied levé au-dessus de son visage. Il abattit sa sandale sur Anouna, faisant éclater sa tête, l’écrasant comme on piétine les tisons d’un feu de camp. Et la parfumeuse ne fut bientôt plus qu’une tache de poussière grise sur le sol. Ainsi s’acheva le rêve. La première pensée qui vint à l’esprit de la jeune femme fut qu’il s’agissait d’une frayeur symbolique liée à sa peur de vieillir, car elle avait déjà seize ans, et depuis quelque temps, cette évidence la hantait. 33
Les gens du peuple vivaient en moyenne trente ans c’était la longévité communément admise, le cycle trentenaire de la vie terrestre au terme duquel le faucon prenait son vol pour renaître à l’occident et se fondre dans l’or du soleil. Seul Pharaon, ses prêtres, ses scribes, dépassaient cette limite. Bien nourris, bien soignés, préservés des durs travaux et des corvées meurtrières, ils atteignaient sans peine la soixantaine et même parfois beaucoup plus. Il n’était pas rare qu’un pharaon s’éteigne à soixante-dix ou quatre-vingts années révolues, mais cela n’avait rien d’étonnant puisque le sang des dieux coulait dans ses veines et que ses organes étaient faits de l’or le plus pur – la chair de Râ – imputrescible et superbe. Anouna, elle, avec ses seize années d’existence, avait parfaitement conscience d’avoir déjà parcouru plus de la moitié de son trajet terrestre. Il était temps pour elle de profiter des bonnes choses car dans dix ans – à condition d’être encore vivante ! – elle ne serait plus qu’une vieille femme. Aujourd’hui, à cause du rêve, elle se sentait encore plus mal à l’aise que d’ordinaire, menacée, comme le mulot qui se brûle les pattes dans le sable surchauffé tandis qu’au-dessus de lui, très haut dans le ciel, le faucon décrit des cercles pour amorcer sa descente en piqué. Au matin, elle se rendit chez le Devin, l’homme qui lisait dans les songes. Beaucoup d’Égyptiens le consultaient, aussi la parfumeuse dut-elle attendre son tour. Quand elle lui raconta son cauchemar, le saint homme parut effrayé. — Un grand danger te menace, murmura-t-il en fuyant le regard de la jeune femme. Tu vas être mêlée d’ici peu à quelque chose qui te dépasse. Une terrible injure faite aux dieux. Un blasphème. C’est pour cette raison que dans le rêve, Osiris refuse de te répondre et que Chesmou te réduit en cendres. Ton crime aura un rapport direct avec ton métier : les parfums. Sois aux aguets, essaye d’éviter le piège. L’ombre de la mort est sur toi.
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5 Ce fut l’odeur des assassins qui réveilla Dakomon alors qu’il rêvait du serpent Apopi. Dans le songe, le reptile qui, chaque nuit, essaye d’entraver la course de la barque de Râ, se tortillait dans le sable pour dessiner le tracé d’un labyrinthe, et ce tracé était si subtil que Dakomon en pleurait de joie. C’est alors que le remugle était venu lui agresser les narines, au cœur du sommeil. C’était l’une de ces odeurs comme il n’en flottait jamais à l’intérieur de la demeure du maître architecte : une odeur de crasse, de sueur, à laquelle s’ajoutait la fragrance bitumineuse des bandelettes utilisées par les embaumeurs. Sur tout cela planait la senteur aigrelette du cuivre des poignards. Dakomon se dressa sur sa couche, le cœur fou. Bien qu’architecte de profession, il avait toujours eu la passion des parfums et son nez était capable de déchiffrer les odeurs les plus infimes, comme un prêtre lit les hiéroglyphes les plus hermétiques. Son premier réflexe fut de déboucher un flacon de tubéreuse pour le porter à ses narines ; il suspendit son geste en comprenant que le danger était bien réel cette fois. Il sentit la sueur lui couler sur le visage mais cette odeur ne l’indisposa pas car il absorbait des infusions de citronnelle pour remédier à cet inconvénient, si bien que ses émanations corporelles les plus vulgaires étaient parfumées par cette plante qui avait, en sus, l’appréciable pouvoir de faire fuir les moustiques. Il regarda le soleil rouge mourir à l’horizon. La barque de Râ s’enfonçait sous terre pour son trajet nocturne semé d’embûches. La nuit s’installait, et avec elle les démons de l’ombre, les fantômes propagateurs de maladie, les génies venus du désert et qu’attirait l’odeur de la chair humaine. Dakomon examina la jeune servante nue étendue contre son flanc. Un instant, il avait cru voir une large tache de sang sous sa gorge ouverte, mais ce n’était qu’une ombre, et ce qu’il avait 35
pris pour une blessure béante, un fin collier de poils d’éléphant tressés. L’illusion s’était trouvée renforcée par le fard rouge vif dont la fille s’était enduit la paume des mains et la plante des pieds, selon la mode féminine du moment. Il s’ébroua. Il était décidément trop nerveux. Il se rappelait s’être assoupi sur la terrasse après avoir fait l’amour ; il avait rêvé d’Apopi, et puis… Et puis l’odeur l’avait submergé. L’odeur des assassins à la solde du pharaon. Des tueurs sans visage qui s’enveloppaient de bandelettes comme des momies échappées de leur sarcophage. C’était là une astuce d’Anathotep, un subterfuge pour glacer de terreur ses ennemis et leur faire croire qu’Anubis lui avait donné le pouvoir de commander aux morts et de les manipuler tels des pantins, par-delà la tombe. On n’en parlait qu’avec prudence, à mots couverts, car l’on redoutait la méfiance haineuse du vieux nomarque. N’avait-il pas fait peindre récemment de grands yeux oudjat sur tous les murs de la ville, et même à l’intérieur de la demeure de ses ministres, pour les surveiller dans leurs gestes les plus intimes ? On disait que l’œil magique d’Horus lui transmettait toutes les images qui passaient à sa portée, aussi bien dans les rues de la cité que dans les riches villas des fonctionnaires. Il était formellement interdit de masquer ces yeux avec une étoffe, ou de les barbouiller de glaise sous peine d’avoir les oreilles tranchées. Comme les autres, Dakomon n’avait pu que s’incliner en feignant de sourire quand les peintres du palais s’étaient présentés à sa porte pour tracer l’oudjat sur plusieurs de ses murs. — Ce n’est pas pour te surveiller, Dakomon mon ami, avait grincé Anathotep, c’est pour assurer ta sécurité. Tu sais que j’ai beaucoup d’ennemis. On te jalouse d’être si proche de moi, de compter parmi les amis-uniques-de Pharaon. Un jour prochain, on pourrait bien être tenté de te faire du mal. Les yeux peints sur tes murs m’en avertiront et je pourrai voler à ton secours. Grâce à eux je puis te suivre dans toutes tes occupations… et je me sens moins seul.
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L’architecte avait répondu qu’il en était fort honoré, mais, n’étant point sot, il en avait conclu que le nomarque se méfiait désormais de lui comme des autres. On n’y pouvait rien, c’était chez lui une maladie incurable. Tôt ou tard, Anathotep croyait déceler dans l’âme de tous ceux qui l’entouraient des ferments de rébellion, des germes de complot ; il s’estimait alors en droit de les faire supprimer préventivement pour assurer sa sécurité. Il entretenait un corps d’assassins fantômes dont on ignorait les identités. Certains prétendaient qu’il s’agissait de prêtres fanatiques, d’autres d’une légion de jeunes concubines recrutées au sein du harem. — Ce sont ses fils cachés, murmurait l’un. — Non, ses filles, corrigeait l’autre. Il a tenu leur naissance secrète car il n’a jamais voulu avouer qu’il n’était pas capable d’engendrer des mâles. En réalité personne ne savait rien, sinon que les tueurs à bandelettes s’infiltraient dans les palais les mieux gardés pour étouffer avec un coussin ou pendre à un lacet de cuir tous ceux que le pharaon avait pris en haine. Dakomon frissonna et plissa le nez, à la recherche de l’odeur terrible qu’il avait cru surprendre. Il avait passé toute son enfance ainsi, à renifler, faisant le désespoir de ses parents qui lui reprochaient de se comporter comme un porc. Il n’y pouvait rien, les dieux l’avaient doté d’un nez hors du commun. S’il n’avait été architecte, comme son père, il serait devenu parfumeur. Sa famille l’en avait dissuadé car c’était une besogne de commerçant impliquant des voyages dangereux au pays de Pount, là où poussait le meilleur encens du monde. Dakomon fit quelques pas sur la terrasse. C’était un homme mince, bien musclé, qui plaisait aux femmes. Il avait un très beau visage aux yeux de biche frangés d’épais cils noirs, et une bouche à la sensualité gourmande. Pharaon, dont le profil évoquait aujourd’hui celui d’un vieux vautour, le jalousait également pour cela. L’architecte enfila son pagne et ses sandales. D’habitude il se déplaçait pieds nus, mais quelque chose lui soufflait qu’il aurait peut-être à courir d’ici peu sur un terrain accidenté.
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Il chercha quand il avait pu commettre une erreur susceptible de lui attirer la haine d’Anathotep. Par les dieux ! Il avait toujours été d’une extrême prudence dans ses actes et ses propos. Il n’avait même jamais cherché à se soustraire à la surveillance des yeux peints comme le faisaient certains. Il n’ignorait pas que le nomarque savait lire sur les lèvres, et que même si l’oudjat ne lui permettait pas d’entendre, Anathotep n’avait aucun mal à découvrir ce qu’on disait de lui en scrutant les mouvements des bouches. Le pharaon était vieux. Depuis quelque temps, son entourage le suspectait d’être en proie à une certaine forme de démence sénile. Sa mort prochaine l’obsédait, et avec elle son futur emménagement dans le « château d’un million d’années » qu’il s’était fait construire. Il dépensait sans réaliser qu’il était en train de ruiner le nome. Rien n’était assez beau pour lui, et l’on racontait qu’il se rendait deux fois par semaine chez l’embaumeur Horemeb pour essayer son sarcophage afin de s’assurer qu’il ne s’y trouvait point gêné aux entournures. Mais sa préoccupation principale restait le viol éventuel de sa sépulture. Cette crainte le tenait éveillé des nuits entières, et, lorsqu’il parvenait enfin à s’assoupir, c’était pour voir en songe sa momie profanée, sa vie dans l’au-delà compromise par l’action des pillards. C’est pour cette raison qu’il avait fait appel à Dakomon. Le jeune architecte s’était spécialisé dans la construction des labyrinthes défensifs, des pièges funéraires. Il n’avait pas son pareil pour imaginer un cheminement complexe, inextricable, semé de chausse-trapes. Sa réputation avait rapidement grandi et il s’était peu à peu constitué une clientèle de riches fonctionnaires rongés, eux aussi, par l’angoisse de la profanation. Car le problème était grave. Une momie profanée, défigurée, mutilée, compromettait irrémédiablement votre existence dans l’au-delà. Les préjudices subis par la dépouille terrestre pouvaient vous rendre manchot, unijambiste, dans l’incapacité de mener une vie normale aux champs d’Ialou. De même, si les pillards vidaient la tombe de tous les objets ensevelis au moment du décès, vous vous retrouviez dans l’audelà plus pauvre qu’un fellah, incapable de tenir votre rang, 38
privé de serviteurs, délesté des fameux oushebtis, ces figurines que chaque défunt emmenait dans la mort avec l’espoir de les faire travailler à sa place sur les terres divines, Sans ces précieux auxiliaires, il ne vous restait plus qu’à vous atteler à la charrue, tel un bœuf, et à labourer sous le regard du dieu. Qui avait envie de connaître une telle déchéance ? Devenir une bête de trait après avoir commandé à des dizaines de serviteurs ? Qui ? Cette peur d’outre-tombe jetait les scribes, les ministres dans les bras de Dakomon. Le jeune homme les rassurait en leur montrant les maquettes des labyrinthes qu’il avait imaginés. Il y introduisait une souris et la laissait courir jusqu’à en perdre la tête, pour la plus grande joie de ses futurs clients. Au début, cette activité s’était révélée fort lucrative, puis les viols de sépulture s’intensifiant, les commanditaires avaient commencé à se montrer sceptiques, exigeants. — Ce n’est qu’une souris, disaient-ils avec une grimace. Qu’espères-tu prouver ainsi ? Un homme serait sans doute plus malin. On prétend qu’il suffit, lorsqu’on veut sortir d’un labyrinthe, de tourner systématiquement dans le même sens lorsqu’on arrive à une bifurcation, de cette manière il serait relativement facile de se retrouver à l’air libre. Est-ce vrai ? — En théorie, oui, répondait Dakomon. Mais c’est compter sans l’affolement qui vous gagne peu à peu… et sans les pièges. Tout homme perdu dans un labyrinthe est gagné par la frénésie, l’étouffement. Je sais de quoi je parle, j’ai procédé à de nombreux essais avec des esclaves à qui j’avais promis la liberté s’ils parvenaient à sortir du dédale en un temps limité. Aucun n’y est parvenu. — Mais en va-t-il de même s’ils prennent la précaution de s’encorder ? ripostaient les clients. S’ils remontent les galeries en marquant leur passage au moyen d’une cordelette ? — Si le trajet de déambulation est assez étendu, aucune bobine ne suffit à le couvrir, expliquait patiemment Dakornon. De plus, au premier piège, les pillards perdent toute méthode. Surtout si leur progression doit s’effectuer dans le noir. J’ai récemment mis au point un système de conduits d’aération qui entretient un courant d’air constant au sein du labyrinthe si bien que les torches ou les lampes à huile y sont aussitôt 39
soufflées. Rien n’est plus terrifiant que de se retrouver perdu dans les ténèbres au sein de couloirs se ramifiant à l’infini. L’âme la mieux trempée n’y résiste pas. Surtout si le courant d’air qu’on aura pris soin de faire passer par un goulet soigneusement taillé – produit une modulation évoquant le ululement du chacal Anubis. Les violeurs de sépultures sont des imbéciles, ils ne manquent jamais de s’affoler. Ils se mettent alors à courir et se jettent dans le premier piège disposé à leur intention. Quant aux trappes, j’en ai de fort subtiles. À l’aller, elles ne bougent pas d’un pouce –, elles ne basculent qu’au retour, si bien que le brigand qui est déjà passé à cet endroit s’imagine qu’il se déplace sur un sol ferme. Et s’il a marqué les dalles où il a précédemment posé le pied, comme le font la plupart, il se jette lui-même dans le piège sans réaliser que la trappe ne fonctionne que dans un sens. Il est important que la tombe ait très vite la réputation d’avaler les pilleurs qui ont eu la mauvaise idée de s’y introduire. C’est là un gage de tranquillité. À cet endroit du discours, Dakomon citait toujours le cas de la pyramide de Tetlem-Issou, astucieusement conçue pour se remplir de crocodiles à l’époque de la crue du Nil, et qui avait tenu en échec Netoub Ashra lui-même, le prince des voleurs. Ce système, qu’il avait créé, faisait sa fierté. Les clients devenant au fil du temps de plus en plus réticents, il avait érigé dans ses jardins un labyrinthe grandeur nature au-dessus duquel on pouvait se déplacer au moyen d’un jeu de passerelles. Quand le futur commanditaire était appuyé à la balustrade, Dakomon faisait amener par son domestique Outi un esclave au seuil de l’interminable couloir. C’était le plus souvent un prisonnier de guerre libyen, ou un mangeur-dechoses immondes, ou encore l’un de ces détestables coureurs de sable parmi lesquels on recrutait les meilleurs pillards. Du haut du praticable Dakomon criait au malheureux : — Il y a une statuette d’or au centre du labyrinthe ; si tu parviens à t’en emparer et à retrouver la sortie, elle est à toi. Croyant à un jeu cruel, l’homme avançait avec prudence, en prenant soigneusement des repères. Le plus souvent, il déchirait ses vêtements pour semer derrière lui des lambeaux d’étoffe qui 40
lui permettraient de retrouver son chemin. S’il était nu, il se mordait le doigt pour se faire saigner et maculait les murs. — Regarde, ami, chuchotait Dakomon en se rapprochant de son client, ce pauvre bougre vient déjà de marcher sur deux trappes sans même s’en apercevoir. Il est désormais persuadé que ce chemin est sûr, et qu’il n’y a plus aucun danger à repasser par là… N’est-ce pas amusant ? La dalle qui ne pivote qu’au retour a cela de subtil qu’elle déjoue les précautions exploratoires de certains pillards qui se font précéder par une brebis, voire par un enfant. — Oui, oui, approuvaient les grands fonctionnaires, cela parait effectivement fort bien pensé. Quand l’esclave, la statuette d’or à la main, finissait par basculer au fond d’un puits garni d’épieux, ils applaudissaient et ne faisaient plus aucune difficulté pour signer le contrat de commande. La fortune de Dakomon s’était bâtie sur de semblables astuces. Jeune, riche et beau, son existence dorée éveillait bien des jalousies, mais il s’était laissé griser. À force de se croire le plus astucieux, il avait oublié qu’Anathotep, le nomarque, n’avait rien à apprendre en matière de ruse. C’est alors qu’il avait commis une erreur. Une terrible erreur… Dakomon rentra dans la maison, le cœur battant douloureusement sous les côtes. Il habitait une belle demeure à la lisière du désert, dont les fenêtres très étroites ne laissaient rentrer que peu de chaleur. La pénombre, qui jusqu’alors lui avait toujours semblé agréable, lui parut soudain abriter mille dangers. Il renifla doucement, cherchant à retrouver l’horrible odeur des bandelettes. Avait-il rêvé ou bien Anathotep lui avait-il réellement dépêché ses assassins ? Il se débarrassa de ses sandales qui claquaient trop fort sur le dallage. Il se demanda où était Outi, son valet. Outi avait le même âge que son maître. Dakomon le soupçonnait d’aimer les garçons, vice peu apprécié en Egypte, mais il tolérait ce penchant car il devinait qu’Outi, secrètement amoureux, se serait jeté au feu pour lui sans l’ombre d’une hésitation. Ce dévouement était bien utile à une époque où tout le monde 41
complotait contre tout le monde. Dakomon s’impatienta. Où se cachait donc ce bougre de serviteur ? Les tueurs momifiés lui avaient-ils déjà tranché la gorge ? L’architecte réalisa que sa propre odeur commençait à lui devenir désagréable et en éprouva un violent malaise. Son odorat trop développé lui jouait souvent de semblables tours. Lorsqu’il traversait la ville en litière, il devait prendre la précaution de s’appliquer un linge parfumé sur le bas du visage pour ne pas être incommodé par la puanteur de la populace. Une fois, sur un chantier, il s’était trouvé à court de parfum ; le relent de sueur des maçons lui avait causé un étourdissement si violent qu’il avait cru mourir. Hors de la myrrhe, du benjoin et de l’encens, tout lui était pestilence, au point qu’il avait parfois du mal à supporter l’odeur corporelle de certaines courtisanes pourtant récurées au plus près. Anathotep était comme lui. De là venaient tous ses malheurs. Il entra dans la chambre d’Outi. Le jeune valet dormait nu sur une natte, un flacon de vin de jujubier à portée de la main. Dakomon le réveilla d’un coup de pied dans le ventre. — Il y a quelqu’un dans la maison, souffla-t-il au serviteur d’une voix qu’il eut du mal à reconnaître. Les assassins du nomarque… Ils sont là… Je sens leur odeur. Outi écarquilla les yeux sous l’effet de la terreur. — Tu ne les sens pas ? insista l’architecte. Outi fit signe que non. — Mais je n’ai pas ton nez, seigneur, chuchota-t-il. Es-tu certain de ne pas avoir rêvé ? Pourquoi Pharaon te voudrait-il du mal ? N’es-tu pas son ami ? Dakomon eut un geste d’irritation ; Outi était décidément trop naïf ! D’ailleurs, Anathotep ne méritait pas le titre de pharaon, il n’était qu’un gouverneur de province tenaillé par une ambition démesurée. Seul l’émiettement progressif du pouvoir central lui avait permis de se parer de ce titre sans encourir les foudres du vrai pharaon. Jadis, quand celui qui portait les deux couronnes était plus puissant, on l’aurait châtié pour une telle impertinence, mais ces temps étaient loin.
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— Il faut partir, murmura le jeune serviteur. Passons par les jardins. Dakomon était pétrifié. Jamais il n’avait envisagé de prendre la fuite. Plus que la pauvreté ou l’anonymat, les odeurs atroces du monde du dehors le terrorisaient. Comment pourrait-il y survivre sans son coffre à senteurs ? Sans ses mille flacons tous remplis des essences les plus rares ? Privé du brouillard odoriférant dont il avait coutume de s’envelopper, la vie lui deviendrait vite insupportable. Ne valait-il pas mieux se laisser ouvrir les veines par les tueurs sans visage ? — As-tu préparé un sac ? s’enquit Outi. De l’or, des bijoux, des lingots de cuivre ? Non, non, il n’avait rien fait de tel. Et d’ailleurs, en ce moment même, il ne pensait qu’à la caisse en bois de santal où il alignait ses boîtes de pommade, ses gommes, ses encens les plus rares achetés à prix d’or aux voyageurs revenant du pays de Pount. Non, il ne voulait pas partir sans eux. Il suffoquerait, il mourrait… Allait-on vraiment le tuer pour avoir fabriqué un parfum que seuls Anathotep et lui-même étaient capables de sentir ? Il avait le plus grand mal à l’admettre, et pourtant il savait que résidait bien là l’objet de sa condamnation. Un parfum dont deux personnes, seulement deux personnes, dans tout le nome – et peut-être même dans toute l’Égypte – étaient en mesure de percevoir les effluves. Quelle folie l’avait poussé à se vanter de ce prodige auprès du vieux nomarque, quelle vanité ? Quand il ne traçait pas les plans d’un labyrinthe, Dakomon inventait des parfums. C’était là en réalité sa vraie passion. Il ne travaillait qu’avec les essences les plus rares, son odorat trop sensible lui interdisant l’emploi des substances communes, de ces « parfums » qui suffisaient ordinairement à faire la joie des grands fonctionnaires. Un jour cependant, à force de raffiner, il avait fini par mettre au point une senteur exquise, véritable langage divin, mais que personne, hélas, n’avait été capable de sentir. Il l’avait offerte à des courtisanes qui l’avaient accusé de se moquer d’elles. 43
— Ce n’est que de l’eau ! protestaient-elles en portant le flacon à leur joli nez. Quelle est cette farce, Dakomon ? As-tu perdu l’esprit ? Il avait alors voulu en faire présent aux prêtres du naos royal pour qu’ils en parfument chaque matin la statue du dieu, cette statue qu’ils lavaient, habillaient et nourrissaient à chaque lever de soleil. Là encore, il avait été accueilli avec une incrédulité outragée. — Tu te moques, Dakomon, lui avait-on dit. Ton onguent n’a aucune odeur et le dieu ne pourrait s’en satisfaire. L’architecte avait alors compris qu’il était victime de son odorat trop délicat. Il avait conçu un parfum extraordinaire… mais qu’il était seul à sentir. Une fragrance pour maître parfumeur, pour une élite de « nez » hors du commun. Un parfum « inodore » qui n’existait que pour lui ! Il en avait éprouvé tout à la fois une grande tristesse et un immense orgueil. Par dérision, par vanité, il avait peu à peu pris l’habitude de se parfumer avec cet élixir divin dont l’existence échappait aux hommes du commun, mais que les dieux, eux, ne pouvaient manquer de sentir. Il s’imaginait dans sa naïveté, bénéficier ainsi d’une protection toute spéciale car il savait l’ennéade friande de parfums de choix. De tout temps, les dieux avaient privilégié ce moyen de communication avec la terre, avec les hommes. Si l’on voulait éveiller leur attention, si on voulait leur parler, on ne pouvait le faire qu’au moyen des parfums. Seul le brouillard des senteurs exquises s’élevant vers le ciel établissait le contact entre les deux mondes. Sans parfums, la communication était rompue. Dakomon s’enorgueillissait d’être sans doute l’unique mortel dont l’odeur forçait les divinités à sortir de leur éternelle indifférence. Cette vanité l’avait perdu. Un jour qu’il se tenait auprès d’Anathotep pour régler certains détails d’architecture funéraire, il eut la surprise de voir le nomarque froncer le nez et renifler ostensiblement. — Quel est ce parfum ? interrogea le vieil homme de cette voix impérieuse et caquetante qui causait l’affolement dans le palais chaque fois qu’elle s’élevait. Je n’en ai jamais senti de pareil. Il… il est indescriptible. 44
Les yeux mi-clos, le visage empreint d’une gourmandise obscène, Anathotep flairait le vent. Dakomon le savait amateur d’odeurs, mais dans sa fatuité, il s’était toujours estimé doté d’un nez plus fin que celui du « pharaon ». Il pâlit, devinant que le nomarque risquait de lui faire payer fort cher cette insolence. — Je comptais vous en faire présent, ô maître, improvisa-til, mais tout le monde prétend qu’il est insipide… et jusqu’à présent ceux à qui je l’ai fait sentir l’affirmaient indécelable. Je commençais à me croire victime d’hallucinations olfactives. C’est pourquoi j’ai décidé de m’en remettre à votre jugement, vous qui possédez, par essence divine, le nez le plus fin d’Égypte. Une lueur rusée, calculatrice, s’alluma au fond des prunelles d’Anathotep. — Tu dis que personne n’est capable de le sentir ? répéta-t-il d’un air entendu. Personne à part toi… et moi ? — C’est vrai, seigneur, souffla Dakomon, et encore ai-je moi-même un peu de mal à le percevoir par moments. Sûrement l’appréciez-vous beaucoup mieux que moi. — Cela me donne une idée, siffla Anathotep. Une idée comme personne n’en a jamais eu. Voilà, tout était parti de là. La gloire et la perte de Dakomon. — Maître, supplia Outi en secouant l’architecte par la main. Il faut partir, réveille-toi, tu es comme un somnambule. Dakomon essayait d’imaginer sa vie à l’extérieur. Une vie de fuyard dans la pestilence des bas-fonds. Dès que le contenu de sa boîte à parfums serait épuisé, il mourrait, c’était sûr, suffoqué par les puanteurs. — Ma caisse, parvint-il enfin à balbutier. Va chercher ma caisse de santal. — Elle est trop lourde ! protesta Outi. C’est l’or, les lingots d’argent et de cuivre qu’il faut emporter. Où les as-tu cachés ? Mais l’architecte n’avait rien dissimulé, rien organisé. Jamais ne lui était venu à l’idée qu’il devrait un jour prendre la fuite comme un paria.
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Un grand découragement l’envahit et il faillit renoncer, puis l’odeur le frappa de nouveau, ce relent de bitume et de résine qui évoquait pour lui les ateliers de la mort. Il sut que les assassins de Pharaon se rapprochaient. Il poussa un gémissement de terreur. Outi le saisit par le poignet et le tira vers les jardins. Le valet avait toujours entretenu mille complicités avec les gens du peuple, la fuite ne l’effrayait pas. Mentalement, il essayait déjà de voir quel réseau il emprunterait pour sortir son maître bien-aimé du nome de Sethep-Abou. Dakomon se laissa entraîner. Dehors, le vent glacé de la nuit se levait déjà, faisant bruire les feuilles de palmiers. La braise des brûle-parfums disposés au long des allées luisait doucement dans l’obscurité, avivée par la caresse des bourrasques qui la faisait passer du rouge sombre au rose pâle en une palpitation irrégulière. Quand Anathotep venait lui rendre visite, Dakomon jetait de la poudre d’oliban sur les charbons ardents, de manière à envelopper le nomarque d’un véritable brouillard de parfum, comme s’il était un dieu descendu sur la terre.
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6 Une statue d’Oupouaout, le dieu guide, l’ouvreur de chemins, se dressait au seuil du dédale. Dakomon, qui titubait, les jambes coupées par la peur, eut une illumination. — Entrons dans le labyrinthe, haleta-t-il à l’adresse du valet. Ils n’oseront jamais s’y risquer ! Oui, le labyrinthe nous protégera ! — Non, maître, gémit Outi, c’est dangereux, il fait nuit, on n’y voit rien. — C’est moi qui l’ai dessiné et construit, grogna Dakomon. Je connais son tracé par cœur, je pourrais m’y promener les yeux fermés. — Il vaut mieux quitter la maison. — Idiot ! Tu ne comprends pas qu’ils ont probablement cerné la propriété ? Ils nous tomberont dessus dès que nous ferons mine de franchir le mur d’enceinte. L’architecte reprenait confiance. Sa création, son génie le protégeraient. Il serait en sécurité dans le labyrinthe comme un roi au cœur d’une forteresse, et si les tueurs momifiés se hasardaient à le suivre, ils tomberaient les uns après les autres dans les mille pièges qu’il y avait disposés. Oui, c’était là qu’il devait courir sans s’occuper des larmoiements d’Outi. Jusqu’à présent, la vie lui avait été douce, et il n’avait aucunement l’habitude d’affronter des turbulences de cette sorte. Lorsqu’il quittait sa belle demeure, c’était en litière, escorté de serviteurs brandissant des brûle parfums. Il voyageait rideaux tirés pour ne rien voir du spectacle hideux de la cité, et ces rideaux qui l’entouraient d’un rempart protecteur étaient eux-mêmes imprégnés de senteurs subtiles. — Viens, ordonna-t-il à Outi. Donne-moi la main et pose tes pieds exactement où je pose les miens.
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Le valet tremblait comme un lévrier à l’approche du lion. Une odeur de sueur aigre sortait de lui, incommodant Dakomon. — Fais ce que je te dis ! Siffla l’architecte, et tout se passera bien. Ils contournèrent la statue d’Oupouaout pour entrer dans le labyrinthe où Dakomon faisait la démonstration de ses pièges. La nuit la plus compacte emplissait à présent les couloirs ; un homme normal aurait été contraint de s’y enfoncer à tâtons. Il était cependant hors de question d’allumer une torche ou la mèche d’une lampe à huile dont la lueur aurait pu guider les poursuivants puisque le dédale ne comportait pas de plafond. « Même si l’un d’eux monte sur la passerelle qui nous surplombe pour guider les autres et les renseigner sur notre position, il ne pourra leur signaler l’emplacement des pièges », songea Dakomon en tirant dans son sillage le valet qui claquait des dents. Il avançait les yeux fermés pour se concentrer sur ses souvenirs. Il n’avait nullement peur de se perdre car il n’avait pas usurpé sa réputation de maître des labyrinthes. Il n’avait qu’à regarder pendant une dizaine de battements de cœur le tracé d’un dédale pour s’en souvenir à jamais. C’était un don étrange qu’il possédait depuis l’enfance. Un don qui avait fait sa richesse… et provoqué sa perte. Il avançait en comptant ses pas tandis que sous ses paupières closes défilait le paysage des parois étroites où les mêmes scènes avaient été constamment reproduites de manière à engendrer une impression d’uniformité qui interdisait tout repère. Les bifurcations étaient innombrables et les pièges devenaient plus nombreux au fur et à mesure qu’on se rapprochait de la chambre centrale. Une telle architecture coûtait fort cher. De plus, il convenait de la faire bâtir par des groupes de maçons qu’on changeait sans cesse, de cette façon, aucun d’entre eux ne pouvait reconstituer dans sa tête l’image du labyrinthe dans son état final. Pour plus de sécurité, Dakomon employait des prisonniers de guerre parlant des langues différentes. À mots couverts, il recommandait au commanditaire des travaux de se débarrasser 48
ensuite des ouvriers en les expédiant « le plus loin possible ». Il laissait au client la liberté d’interpréter cette notion de « distance » comme il lui convenait. La plupart du temps les propriétaires du futur tombeau se dépêchaient d’organiser un accident de chantier dans lequel disparaissaient les malheureux creuseurs de souterrains. C’était sans doute regrettable, mais l’architecte ne voyait pas moyen de faire autrement. Ils avaient atteint la chambre centrale. Dakomon s’adossa au sarcophage factice qu’il avait installé là pour donner plus de poids à ses démonstrations. — Ça va, souffla-t-il à Outi, arrête de claquer des dents, nous sommes en sécurité. Jamais ils ne réussiront à parvenir jusqu’ici sains et saufs. Le labyrinthe va les tuer les uns après les autres. En disant cela, il se sentit envahi par un étrange sentiment de puissance. Peut-être cela dissuaderait-il Anathotep de recommencer ? Non, il ne fallait pas se faire d’illusions. Outi avait raison, le mieux était de prendre la fuite, de quitter le nome… et même l’Égypte. Mais pour aller où ? À Babylone ? On disait les Asiatiques grands amateurs de parfums. Il pourrait sans doute se bâtir une nouvelle vie là-bas. — Écoute ! gémit Outi. Ils viennent, je les entends… Dakomon les avait sentis avant de les entendre. Leur odeur nauséabonde les précédait. Une odeur de mort en marche. Ils venaient d’entrer dans le labyrinthe sans allumer de torches, comme si leurs yeux de bêtes de proie leur permettaient de voir la nuit. Cette constatation fit passer un frisson superstitieux sur la peau de l’architecte. « Et si c’étaient réellement des momies ? songea-t-il avec une crispation de terreur. Des cadavres animés que le nomarque peut mouvoir à distance au moyen d’un maléfice enseigné par les prêtres ? » Non, ce n’était pas possible, Anathotep n’était pas un magicien, seulement un vieillard méchant, obsédé par les complots et la nécessité d’assurer l’inviolabilité de ses secrets. Et pourtant les assassins sans visage continuaient d’avancer. Dakomon guettait en vain le claquement des pièges se déclenchant. Rien ne se produisait, comme si les tueurs 49
évitaient soigneusement toutes les embûches. C’était incompréhensible. — Ils viennent ! glapit Outi. Ils seront bientôt là… Ah, tu nous a jetés dans la gueule du lion ! Nous aurions mieux fait de filer dans le désert comme je le voulais. — Tais-toi ! hoqueta l’architecte dont les mains devenaient moites. Comment se pouvait-il que… L’illumination le frappa soudain de plein fouet. N’avait-il pas, un jour, invité Anathotep à visiter le labyrinthe ? Oui, bien sûr. Cela avait suffi… La mémoire infaillible du nomarque avait enregistré la configuration exacte du dédale et l’emplacement des pièges. Comment lui, Dakomon, avait-il pu se montrer aussi stupide ? Anathotep, de retour au palais, s’était empressé de dresser un plan des installations, plan qu’il avait communiqué à sa légion de tueurs, au cas où… Dakomon se mit à trembler, il s’était lui-même livré aux lions en jouant les courtisans. L’odeur des tueurs l’étourdit. Il sut qu’ils venaient d’entrer dans la chambre centrale. Il n’avait pas besoin de les voir pour deviner qu’ils se tenaient là, devant lui, alignés, le poignard de cuivre à la main. — Nous venons te chercher, murmura une voix qui sortait de la nuit. Nous venons te chercher, Dakomon, par ordre de Pharaon, pour le bien de l’État et la sécurité de son kâ. C’était une voix sans âge ni sexe. Sans haine non plus. Dakomon était pétrifié, au bord de la suffocation. Subitement, des mains bandées l’empoignèrent ; il se heurta à l’obstacle de poitrines emmaillotées de pansements raidis par la résine. On l’emmenait. Il n’osa se débattre de peur de pousser ses agresseurs vers l’une des fameuses trappes qui ne s’ouvraient qu’au retour. S’ils tombaient, il tomberait avec eux. Les épieux de bronze qui garnissaient le fond des puits n’épargneraient personne. Ils sortirent du labyrinthe en silence. Deux assassins attendaient près d’un brasero qu’on laissait brûler en 50
permanence au centre du jardin pour éloigner les bêtes nocturnes : hyènes, chacals, qui sortaient du désert, alléchés par les odeurs de nourriture montant des habitations. Les momies approchèrent l’architecte du brasero. Les bandelettes entrecroisées ne laissaient libres que leurs yeux. — Anathotep, notre maître à tous – vie, force, santé, gloire à son kâ. — Anathotep a beaucoup d’amitié pour toi, dit celui qui semblait le chef du groupe. Beaucoup d’admiration également. Il te considère comme un fils. D’ailleurs, s’il n’en était pas ainsi, il nous aurait demandé de te tuer, ce soir. Au lieu de quoi il a insisté pour que nous ne prenions pas ta vie. Le premier sentiment de Dakomon fut un soulagement intense, puis la peur revint, plus forte encore. S’ils ne voulaient pas attenter à ses jours, que faisaient ici les tueurs de Pharaon ? Il allait poser la question quand il avisa, posée sur les braises, une tige de fer qu’on avait mise à blanchir. — Tu dois comprendre que tu représentes une menace pour la survie de Pharaon, dit l’homme masqué. Tu sais des choses que lui seul désormais doit savoir. S’il s’agissait d’un autre, la solution aurait été plus simple, nous lui aurions tranché la gorge, mais je te le répète, Pharaon t’aime comme un fils et il a décidé d’être clément. Nous allons donc te laisser la vie sauve après avoir pris quelques petites précautions. Ne résiste pas, cela rendrait l’opération plus longue et plus douloureuse. Ferme les yeux et laisse-nous agir, c’est le parti le plus sage. Dakomon se cabra entre les mains de ses agresseurs. — Qu’allez-vous me faire ? glapit-il. Tout cela n’a aucun sens, jamais je ne causerai de tort à Pharaon. Je l’aime comme mon propre père. Je m’exilerai s’il le faut, je quitterai l’Égypte, j’irai m’établir à Tyr, à Ninive, plus loin encore… — Non, dit doucement l’homme. Le risque serait trop grand. Nous devons obéir, toi et moi, tu dois te soumettre. Comprends que l’enjeu est trop grand, qu’il te dépasse, et incline-toi. Tu ne devras concevoir aucun désir de vengeance, aucune rancœur contre Pharaon, car il te fait une bien grande faveur en te laissant la vie. As-tu compris ? Ce que nous allons te faire dans un instant, tu le devras à son affection, non pas à sa haine. 51
Étourdi de paroles, Dakomon ne savait plus ce qu’il devait croire. C’est alors qu’il aperçut les ciseaux entre les mains de l’un des assassins. — Tenez-le bien, ordonna le chef. Le jeune architecte se sentit saisi par les oreilles. On le força à s’agenouiller et à relever la tête. Dans l’instant qui suivit on lui coupa le nez à l’aide des ciseaux de bronze, puis on lui cautérisa les fosses nasales en y enfonçant la tige de métal mise à rougir sur le brasero. La souffrance fut si atroce qu’il perdit connaissance. Outi s’effondra, en larmes, tremblant de terreur. — Occupe-toi de lui, lança le chef des assassins. Soigne ses blessures pour empêcher que la pourriture ne s’y mette. Si le besoin s’en fait sentir, va au palais, Pharaon t’enverra son médecin personnel. Quand ton maître sera réveillé, annonce-lui la bonne nouvelle : le nomarque double le montant de sa pension annuelle à titre de dédommagement. Ils s’en allèrent comme ils étaient venus, et la nuit les absorba de la même façon que l’eau d’un étang avale la pierre jetée par un enfant. Outi caressa du bout des doigts le visage mutilé de Dakomon. La plaie était atroce, elle ravageait la beauté du jeune architecte et lui donnait l’aspect d’un lépreux ou d’un fonctionnaire condamné pour prévarication, puisque l’ablation du nez était justement la punition ordinairement appliquée pour cette sorte de crime. Outi pleura longtemps puis se ressaisit ; il alla chercher dans la maison des baumes à base d’opium qui endormaient les douleurs les plus vives, et prépara plusieurs pipes de chanvre dont la fumée calmerait le blessé. Peu de gens fumaient en Égypte, car c’était là un vice de coureur de sable communément désavoué. Outi, lui, avait contracté cette habitude au contact des étrangers. Des Bédouins notamment, qui ne se séparaient jamais de leur pipe à eau. Il resta là jusqu’à l’aube, éventant son maître avec une palme pour éloigner les mouches qui, déjà, cherchaient à se poser sur la blessure.
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Quand Dakomon reprit conscience, son premier réflexe fut de réclamer un miroir. Outi refusa de lui tendre le morceau de cuivre poli devant lequel, chaque matin, l’architecte se fardait les yeux à la poudre de galène broyée. Il se dépêcha de jeter des copeaux de chanvre sur la braise d’un petit encensoir qu’il posa devant son maître en lui intimant d’aspirer la fumée bien à fond. Engourdi par les onguents opiacés, Dakomon ne semblait pas trop souffrir. — Je suis défiguré, n’est-ce pas ? ne cessait-il de répéter d’une voix molle. Je suis horrible… Comment prétendre le contraire ? Comment lui dire qu’il avait l’air d’un lépreux dont le nez vient de se détacher pour révéler l’affreuse cavité des fosses nasales ? Ce n’était pas possible, on ne disait pas cela à un homme qui avait accumulé les succès féminins et qui avait vécu toutes ces dernières années dans le tourbillon de la séduction. Outi eut soudain peur que l’architecte ne s’ouvre les veines et jeta une nouvelle poignée de haschich sur l’encensoir. — Seigneur, dit-il en évitant de regarder Dakomon au visage. Il faut partir. Le nomarque est fou. Aujourd’hui il t’a mutilé, demain il exigera qu’on te tue. — Tu as raison, balbutia le blessé. Nous prendrons l’or, le cuivre, et nous partirons… J’aurais besoin d’argent pour me venger. (Il émit un ricanement terrible et conclut :) Cette petite aventure aura au moins le mérite de me guérir à jamais des bonnes et des mauvaises odeurs. C’est aussi bien car je compte m’associer avec les pires canailles, et de cette manière je n’aurai pas à supporter leur puanteur. — Qui veux-tu rencontrer ? gémit Outi que cette perspective effrayait déjà. — Netoub Ashra, laissa tomber Dakomon. Le roi des profanateurs. Quand nous serons sortis d’ici, c’est à lui que tu devras me mener. * ** Le chef des assassins enveloppés de bandelettes s’inclina devant Anathotep et dit :
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— Le dieu faucon a établi ton nom dans le ciel, il t’a fait Taureau puissant. En ce tien nom, Horus Taureau Puissant, tel tu apparais dans Sethep-Abou, il t’a sacré au nom d’Horus et t’a confié ses couronnes. Puissance et vaillance. En ce tien nom, Anathotep, tu règnes sur la Terre Blanche, tu règnes sur la Terre Rouge et tu piétines tes ennemis. Inébranlable est le devenir de Râ. Le vieillard eut un geste d’impatience. Il était maintenant trop âgé pour céder au plaisir de flatteries dont il se délectait encore dix ans auparavant. Il n’avait aucun droit au rituel des cinq noms de Pharaon et s’irritait parfois de la bassesse de ses sujets. N’y aurait-il donc jamais parmi eux quelqu’un d’assez fier pour se dresser et l’accuser d’hérésie ? — Est-ce fait ? demanda-t-il au tueur déguisé en momie. — Comme tu l’avais ordonné, seigneur, force, vie, santé. Gloire à ton kâ. — A-t-il souffert ? — Le pire est à venir, mais son valet semble capable. Avec un peu de chance il survivra. Anathotep soupira tristement. — Lui avez-vous dit que je ne le haïssais pas ? demanda-t-il, car ce point de détail le préoccupait tout particulièrement. Le chef des assassins assura qu’il avait répété les mots dictés par Pharaon sans en omettre un seul. — C’est bien, c’est bien, murmura Anathotep soudain las de l’entretien. Retire-toi, tu as bien travaillé. Je te ferai donner dix debens de cuivre pour ta peine. Le tueur sans visage sortit à reculons et disparut entre les colonnes papyriformes qui soutenaient le plafond de la salle. Les murs, les piliers, tout était inhabituellement nu car Anathotep avait fait gratter les peintures dont il ne supportait plus les odeurs. Dès qu’il s’approchait d’une fresque, il n’en voyait pas le sujet parce qu’il se trouvait aussitôt submergé par la senteur des ingrédients contenus dans les pigments… Il sentait l’œuf pourri, il sentait l’urine ou les matières fécales qu’on utilisait dans la composition de certaines couleurs. Il sentait les bêtes écrasées sous le pilon : coquillages, vers, insectes, murex, kerrnès. Et ce magina lui semblait poursuivre 54
un lent travail de putréfaction sur ses murs. Sous prétexte d’embellir sa demeure, on le forçait à vivre dans un charnier ! Il n’avait qu’à fermer les yeux pour imaginer les parois dégoulinantes de charogne. Personne n’avait jamais rien compris à ses tourments. Les médecins consultés lui avaient déclaré avec bien des réticences : — Tu souffres peut-être d’une maladie du cerveau, ô fils d’Horus, Taureau puissant. Car ces sortes d’affections ont pour effet d’accabler le patient de mauvaises odeurs illusoires. Quelle insolence ! Pharaon ne pouvait être souffrant, c’était là un fait reconnu. S’il percevait des odeurs que personne n’était capable de détecter, c’était tout simplement parce que les dieux l’avaient doté d’un odorat hors du commun. Il avait fait couper le nez des médecins et le leur avait fait manger, pour leur apprendre le respect. Mais sa vie avait continué à être un enfer. Il exigeait à présent que ses ministres se fassent entièrement épiler à la boule de sucre caramélisé, et masser avec de la résine de térébinthe avant de paraître devant lui, leurs effluves corporels lui donnant la nausée. Pendant l’entretien, chacun devait tenir à la main un petit brûle-parfum pour s’envelopper d’un écran protecteur, car – sous l’effet de l’angoisse – tous transpiraient d’abondance. Dans le même ordre d’idée, Anathotep avait fait installer dans une salle contiguë un bassin à ablutions où les serviteurs couraient se tremper toutes les heures, et se faire oindre de pâte d’oliban par des masseuses. Lorsqu’ils se déplaçaient dans le sillage du nomarque, c’était un encensoir à la main. Anathotep n’avait qu’à froncer le nez pour lire en eux. Il lui suffisait de renifler pour savoir lequel venait d’uriner un instant plus tôt, lequel avait fait l’amour au cours de la nuit, lequel avait dormi avec un garçon… Cette promiscuité était pour le vieil homme une torture de tous les instants. Mais le pire de tout, c’était l’odeur de la ville, cette puanteur que le vent rabattait sur le palais, cet enfer putride de corps mal lavés, de vêtements sales. Chaque fois qu’il voulait faire quelques pas sur la terrasse, le nomarque envoyait un serviteur s’assurer que la bourrasque soufflait bien du désert 55
et non de la cité. L’odeur du désert était bonne et propre. Elle apaisait Anathotep, même si parfois, la pestilence d’une caravane d’Asiatiques, passant au loin, la corrompait l’espace d’un instant. Le phénomène s’était aggravé avec l’âge, atteignant les limites du supportable. Quand le vieillard devait recevoir des émissaires étrangers, à la propreté toujours douteuse – de ces êtres immondes qui affichaient des barbes teintes au henné rouge – il cachait son visage derrière un masque d’or à l’effigie d’Horus, et dont le bec évidé était empli de moelle de sureau imbibée de benjoin. C’était à ce prix qu’il pouvait rester assis sur son trône sans défaillir. Aujourd’hui, il en arrivait à deviner l’entrée d’un insecte à sa seule odeur. Oui, il sentait l’odeur des mouches, des moustiques, il pouvait dire sur quoi ou sur qui les insectes s’étaient posés un instant auparavant. Il percevait l’émanation intime des scarabées, des lézards escaladant les pierres du palais. Il pouvait les dénombrer, les yeux fermés. Additionner leurs odeurs. — Il s’imagine tout cela, chuchotaient ses ennemis. Il invente. En réalité il est fou. Il est atteint d’une méchante maladie de la cervelle qui lui dérègle les sens. Mais il ne veut écouter personne, et surtout pas les médecins. Anathotep quitta son trône en grimaçant. C’était un petit homme très mince, presque desséché et qui, à l’état naturel, semblait déjà présenter tous les caractères d’une momie en voie d’achèvement, juste avant qu’on ne l’enveloppe dans les cent cinquante coudées de lin réservées aux grands dignitaires. Son nez corbin lui conférait un profil d’oiseau de proie, et au début de son « règne », il avait beaucoup joué de cette particularité pour s’affirmer élu d’Horus. Afin de parfaire cette ressemblance, il s’était même appliqué à bouger la tête par saccades, à la façon des faucons. À cette époque, son odorat ne lui rendait pas encore la vie impossible, il était simplement beaucoup plus sensible que celui du commun des mortels, et il n’était pas rare qu’aux satisfactions du harem Anathotep préférât rester en tête à tête
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avec un brûle-parfum sur les braises duquel une servante jetait des pincées de poudre odoriférante.
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7 Du plus loin qu’il se souvint, son existence avait toujours été gouvernée par les odeurs. C’est pourquoi, quand il avait rencontré Dakomon, il avait eu l’impression de se trouver brusquement en face d’un double de lui-même. Comme lui, le jeune architecte était doté d’un odorat à la finesse exceptionnelle. Comme lui, il était capable de détecter des fragrances dont le vulgaire ne soupçonnait même pas l’existence. C’est ainsi que tout avait commencé. Depuis quelque temps, Anathotep sentait ses forces vitales décliner, les prêtres auxquels il avait ouvert son cœur lui avaient dit que le moment où il lui faudrait s’envoler dans le soleil approchait, et qu’il devait s’occuper activement de ses funérailles. Pour la première fois de sa vie le nomarque s’aperçut qu’il tremblait à l’idée que sa dépouille éternelle soit profanée par les violeurs de sépultures. Il fit venir Mosé, le vieux général préposé à la garde des tombeaux. — Je voudrais te rassurer, seigneur, lui dit celui-ci, mais je ne le puis pas. Malgré tous nos efforts de surveillance, aucune tombe à ce jour n’a échappé au pillage. Netoub Ashra, le Profanateur, se rit de nos sentinelles. Il jouit de multiples complicités. Il emploie des étrangers qui se moquent de nos croyances et ne sont nullement effrayés par les textes d’exécration qu’on fait peindre au-dessus des tombeaux. Pour t’assurer une éternité de paix, il te faudrait accepter d’être enseveli comme un pauvre, sans or ni bijoux, avec un simple masque de plâtre ou de carton sur le visage ; sans rien emporter avec toi sinon un pagne de rechange et une paire de sandales. Anathotep frémit en entendant ce discours. Mosé avait-il perdu la tête ? Avait-il laissé le soleil du désert lui rôtir la cervelle ? 58
— C’est hors de question, dit-il sèchement. Ne peux-tu vraiment éliminer ces bandes ? — Non, seigneur, avoua le vieux soldat en gardant la tête baissée. On a tout essayé, la torture, les supplices, les exécutions publiques, rien n’y fait. Beaucoup de ces pillards viennent du pays de Kouch, ils sont aussi stupides que des singes. Quant aux Nubiens, on les sait magiciens, et ils possèdent sûrement les moyens de détourner les malédictions des dieux gardiens. — Alors selon toi, il faut se résigner ? gronda Anathotep vibrant de colère. — Il existe peut-être une solution, hasarda Mosé. On m’a parlé d’un jeune architecte habile en systèmes défensifs, il s’appelle Dakomon. Le monarque convoqua sur-le-champ le maître des labyrinthes. Dakomon avait cette grâce des hommes habitués à emporter tous les suffrages et qui s’appliquent sans même s’en rendre compte à séduire les hommes aussi bien que les femmes. — Vie, force, santé, gloire à ton kâ, annonça-t-il en s’agenouillant, seigneur, pour toi j’ai mis au point un labyrinthe d’un genre inconnu à ce jour. Personne parmi tes ministres n’est assez riche pour en entreprendre l’exécution, mais pour toi cet aspect des choses ne constituera pas un obstacle. Anathotep sourit en prenant soin de cacher ses dents gâtées derrière son sceptre. L’insolence du jeune homme lui plaisait autant que la perfection de ses traits. De plus, Dakomon présentait une qualité que le nomarque rencontrait rarement dans son entourage : il sentait bon. — Explique-moi, dit Anathotep soudain conciliant. L’architecte déroula des plans. — C’est un nouveau système de labyrinthe évolutif, dit-il en chuchotant. Au fur et à mesure que l’intrus s’enfonce à l’intérieur des couloirs, il actionne sans le savoir des contrepoids cachés sous les dalles, ces contrepoids mettent en branle un système d’engrenages qui fait se déplacer certaines cloisons mobiles, montées sur pivot. Si bien qu’à son insu, le tracé du labyrinthe se modifie constamment derrière lui. Il est impossible au voleur de prendre aucun repère puisque toutes les parois sont couvertes de peintures identiques, et même s’il lui 59
vient l’idée de tracer des croix sur le sol ces marques ne lui sont d’aucune utilité puisque le passage qu’il a emprunté un instant plus tôt n’existe déjà plus. Dakomon s’excitait en parlant, mais sa sueur répandait un agréable parfum de citronnelle. Anathotep comprit que le jeune homme prenait grand soin de ses fluides internes, et il se demanda si le sperme du garçon avait également un goût citronné. Le sang afflua soudain à ses pommettes parcheminées. Il fut surpris, à son âge, d’éprouver encore du désir physique, car il y avait bien longtemps qu’il ne s’adonnait plus aux jeux de l’amour. En sa jeunesse, il avait souvent mis en pratique l’adage bien connu des coureurs de sable : « La femme pour la procréation, le garçon pour le plaisir, la chèvre par nécessité. » À cette différence près qu’il n’avait jamais connu la nécessité. Que lui arrivait-il ? Si près du tombeau, allait-il tomber amoureux d’un jouvenceau qui aurait pu être son petit-fils ? — Ce système fonctionne-t-il ? interrogea-t-il en accomplissant un effort pour revenir au sujet de la rencontre. En quoi sont faites ces cloisons mobiles ? En brique crue sans doute, dans ce cas ton intrus n’aura aucun mal à les percer d’un coup de pioche. — Non, seigneur, rétorqua Dakomon avec une pointe d’agacement qu’il ne sut masquer et qui aurait coûté la vie à tout autre que lui. Ce sont de beaux blocs de granit. L’agencement sur pivot est très fiable et presque silencieux. Et surtout, il peut se réarmer indéfiniment, si bien qu’à chaque nouvelle pesée sur le déclencheur, la paroi pivotante prendra une autre orientation, réorganisant le tracé des corridors. Un cul-de-sac apparaîtra là où un instant auparavant s’ouvrait un passage, et ainsi de suite, si bien que le pillard, complètement égaré, finira par perdre la tête et mourir de soif. Anathotep exigea une démonstration. Dakomon s’exécuta, mais seulement au moyen d’un modèle réduit. Le nomarque put, par contre, constater l’efficacité des pièges à l’intérieur du labyrinthe que l’architecte avait érigé dans ses jardins. — L’idée est séduisante, fit-il. Elle me rassure, cependant je nourris quelque crainte quant à ma propre circulation à l’intérieur du dédale. Quand je serai mort, mon kâ, mon double, 60
continuera d’aller et venir entre les mondes, comme tu le sais. La nuit, il sortira du sarcophage pour se promener à travers la ville, visiter les vivants, leur apporter secours ou les punir, c’est selon… Dakomon fronça les sourcils, il ne voyait pas où le vieillard voulait en venir. — J’ai peur, dit Anathotep, j’ai peur que mon kâ ne soit luimême victime des pièges disposés pour les pilleurs de sépultures… ou qu’il se perde dans le labyrinthe des corridors et ne retrouve plus le chemin de mon sarcophage. — Un kâ doit pouvoir traverser les murs, objecta le jeune homme, je suppose qu’il voit à travers les choses et qu’il est en mesure de détecter les pièges. Du moins je l’imagine… — Tu l’imagines mais tu n’en es pas certain, siffla le nomarque. Personne ne sait exactement ce qui se passe dans la tête des morts, pas plus les prêtres que les autres. Nous en sommes tous réduits aux suppositions. Si mon kâ et ma dépouille mortelle ne peuvent plus se réunifier, ma vie dans l’au-delà sera compromise. Je me retrouverai déchiré, écartelé, condamné à une errance sans fin. C’est cela qui me terrifie : l’idée de mon double, perdu dans les galeries du labyrinthe, tournant, tournant, sans pouvoir rejoindre la momie dont il est sorti… et finissant victime des pièges disséminés dans les couloirs ! Ton système est parfait, trop peut-être. Il pourrait se retourner contre le principal habitant des lieux, et faire de moi le prisonnier du tombeau. — Mais vous disposerez du plan des pièges, des dalles à contrepoids, objecta Dakomon. Vous pourrez mémoriser tous les emplacements… — Une fois mort, caqueta le vieillard, conserverai-je encore ces souvenirs ? Ce sont là des connaissances très précises et il me semble à moi que la tête des morts ne doit pas être en mesure de se rappeler quoi que ce soit. J’imagine leurs pensées comme des fumées, impalpables et changeantes, bousculées par le vent, promptes à se dissoudre. Non… Je ne peux pas me contenter d’apprendre ton plan par cœur. Il faudra trouver autre chose. Un moyen de jalonner l’itinéraire. D’indiquer où se
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cachent les pièges. Un moyen de poser des repères qui ne seraient visibles que par moi… Par moi seul. Anathotep ferma les yeux. Oui, c’était cela. Il fallait parsemer le chemin du labyrinthe de petits cailloux, des cailloux invisibles pour tout le monde sauf pour lui. Ce n’est qu’à cette condition qu’il se sentirait rassuré. Ainsi son kâ pourrait aller et venir en toute sécurité. Quitter le sarcophage pour espionner les vivants et donner d’épouvantables maladies à ceux qui se laisseraient aller à maudire le nom d’Anathotep, le nornarque défunt. Depuis qu’il sentait la fin approcher, il réfléchissait beaucoup à cet aspect des choses et s’abîmait des journées entières dans ses pensées. Il organisait son déménagement avec un soin maniaque. Parfois, cependant, il butait sur des points de détail, tel celui qu’il soulevait en ce moment. Une terrible angoisse le saisissait à l’idée que son kâ puisse se perdre dans le dédale défensif et tourner inlassablement, prisonnier immortel d’un labyrinthe qui changerait sans cesse de forme comme un serpent se tortillant dans le sable. — Seigneur, insista Dakomon percevant le trouble du nomarque. On a coutume de peindre sur les murs des tombeaux de fausses portes, de fausses fenêtres par lesquelles le kâ peut sortir de la sépulture. La plupart des gens se contentent de ces simulacres, après tout, le kâ est supposé posséder une texture immatérielle. Le jeune architecte avait prononcé les mots qui, justement, chagrinaient le vieillard : « la plupart des gens »… et « supposé posséder »…
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8 Anathotep n’avait rien de commun avec le vulgaire ; il voulait se nourrir de certitudes, pas de spéculations. — Je sais ce que nous allons faire, dit quelque temps après le vieil homme à l’architecte. Nous allons utiliser ce parfum que toi et moi sommes les seuls à sentir pour marquer l’emplacement des pièges dans la tombe. Ainsi mon kâ pourra les éviter et le labyrinthe ne changera pas de forme. Le parfum est le langage préféré des dieux, ce qui prouve qu’on continue à jouir de son odorat même dans l’autre monde. Oui, c’est exactement ce qu’il faut faire. Dakomon s’était retenu de hausser les épaules. Après tout, que lui importait cette lubie de vieillard si cette concession pouvait lui apporter le contrat de construction du labyrinthe. — C’est une merveilleuse idée, seigneur, déclara-t-il, et pour un odorat tel que le vôtre, ce parfum restera immortel. Dans dix mille ans, vous en percevrez encore l’odeur comme si elle datait de la veille. Mais Anathotep était plus malin que ne le supposait Dakomon. Il acheta les plans des pièges, celui du labyrinthe évolutif, en redessina le tracé, y ajouta des inventions de son cru, et fit construire le dédale section par section en confiant le travail à des groupes de prisonniers de guerre. Anathotep fit office de maître d’œuvre et surveilla lui-même les travaux, ce qui lui causa de grandes fatigues et abrégea sûrement sa vie. Ses maçons étaient parqués à l’écart, loin des autres ouvriers, et le chef des assassins se chargeait de les faire disparaître chaque fois qu’une nouvelle portion du labyrinthe était achevée. Quand tout fut prêt, Anathotep procéda seul au marquage des pièges en laissant tomber quelques gouttes de parfum sur chaque dalle cachant un contrepoids ou une trappe. En prévision de la cérémonie funéraire dont sa future dépouille ferait l’objet, il déroula sur le sol un interminable 63
ruban rouge de façon à matérialiser l’itinéraire qui séparait la cuve de granit destinée à accueillir le sarcophage de l’entrée du tombeau. Ce ruban indiquerait aux prêtres le seul chemin à suivre. Ils ne devraient en aucun cas s’en écarter sous peine de voir le labyrinthe se modifier derrière eux. Une fois le cercueil mis en place, le cortège se retirerait en enroulant le ruban, pour ce qu’il ne subsiste aucune indication sur le chemin menant à la chambre funéraire. Ces précautions prises, l’entrée de la tombe fut scellée et gardée nuit et jour par des sentinelles d’élite en attendant la mort prochaine du nomarque de Sethep-Abou. Anathotep poussa alors un soupir de soulagement. Il était épuisé. La construction du dédale l’avait plongé dans un état de surexcitation qu’il n’avait pas connu depuis longtemps. Toutefois sa satisfaction devait être de courte durée, car, très vite, sa méfiance habituelle se réveilla. Dakomon connaissait le stratagème du parfum… Dakomon pouvait sans difficulté s’enfoncer dans le labyrinthe en évitant tous les pièges. Il n’aurait pour cela qu’à se fier à son nez. Dakomon pouvait être capturé par des pillards de sépultures et contraint, sous la menace, de leur servir de guide. Dakomon, comme tous les jeunes gens, était trop vantard pour conserver longtemps un secret. Tôt ou tard il se laisserait aller à évoquer le marquage invisible des dalles piégées, et cette confidence tomberait dans l’oreille d’un quelconque profanateur qui s’empresserait de le faire enlever. Anathotep, qui dormait pourtant très peu étant donné son grand âge, ne parvint même plus à bénéficier du court répit que lui avait octroyé jusqu’à maintenant la vieillesse. Au lieu de s’assoupir trois heures par nuit, il devint tout à fait insomniaque et commença à attendre l’aurore en tournant et retournant les hypothèses les plus alarmantes dans son cerveau malade. Son premier mouvement fut d’ordonner l’assassinat de l’architecte. C’était simple et net. Il ne put cependant s’y résoudre car il s’était pris d’affection pour Dakomon dont la beauté et la jeunesse avaient égayé ses jours. Enfin, il avait eu l’idée de lui faire couper le nez et brûler les fosses nasales. Cette solution présentait deux avantages : elle rendrait Dakomon 64
incapable de sentir le moindre parfum et elle l’enlaidirait de manière irrémédiable, ce qui délivrait le nomarque de l’ascendant que le jeune homme avait pris sur son cœur. Car Anathotep n’aimait guère dépendre de quelqu’un. Matériellement ou affectivement. Le vieil homme poussa un soupir amer. Il lui coûterait de ne plus voir la jolie figure de l’architecte, de ne plus respirer l’odeur de sa peau frottée de baume à la cannelle. Il fit un effort pour se ressaisir. Contrairement à la plupart des vieillards, il n’avait jamais éprouvé une passion immodérée pour le passé, le ressassement des souvenirs. Sa vie s’était principalement écoulée dans le présent du pouvoir et le futur d’une puissance qu’il espérait toujours accrue. Le passé ? Non, il n’y avait jamais consacré beaucoup de temps, et ce n’était pas maintenant qu’il allait commencer ! Fort de cette constatation, il décida qu’à partir du lendemain, il cesserait à tout jamais de penser à Dakomon. D’un pas hésitant il s’avança sur la grande terrasse du palais pour contempler l’avancement de son tombeau à la lumière de la lune. C’était une pyramide modeste, mais qui avait tout de même fière allure et il avait toujours grand plaisir à l’admirer. Parfois même, il éprouvait une sorte de curieuse impatience, comme un enfant qui trépigne devant une gourmandise que lui refusent ses parents. Il lui tardait de s’allonger dans sa dernière demeure et d’être enfin tranquille. Alors, avec une pointe d’angoisse et dans le secret de son âme, il se demandait s’il n’était pas, par hasard, en train de devenir gâteux. * ** Les femmes attendaient Anouna à l’entrée du Per-Nefer, le lieu du rajeunissement, la maison d’embaumement. Elles étaient mécontentes et semblaient prêtes à faire un mauvais parti à la jeune parfumeuse. — La dépouille de mon cher mari a été embaumée en dépit du bon sens ! hurla l’une d’elles. Il s’est rempli de champignons qui ont fait éclater les bandelettes ! — Le mien s’est mis à bouger tout seul, gronda une autre. Ses bras qui étaient repliés sur sa poitrine se sont brusquement 65
tendus, raides comme des piquets, à croire qu’il voulait nous attraper. Ma belle-mère en est morte de peur. Anouna tenta de les apaiser. Le maître embaumeur Horemeb, pour qui elle travaillait, bâclait souvent la besogne dès qu’il s’agissait de funérailles de troisième classe. Les corps des pauvres gens étaient évidés à la hâte et trempés dans l’huile de genévrier-cade. C’était là une vieille recette de tanneur qui produisait un cuir très souple, imperméable. Une fois la peau débarrassée de toute chair, on l’aspergeait d’huile de cèdre et on la battait avec un maillet. Beaucoup d’embaumeurs faisaient de même avec les cadavres de fellahs ou d’ouvriers. Pour ces genslà, pas de bandelettes : un simple suaire cousu à gros points et un masque de carton sur lequel un artisan peignait, avec une tige de papyrus à l’extrémité mâchouillée, le sempiternel visage souriant. Horemeb exigeait qu’on travaillât rapidement car la préparation des pauvres ne lui rapportait rien. Les bonnes affaires, il les faisait avec les scribes, les hauts fonctionnaires. Ceux-là étaient préparés avec mille soins, immergés soixantedix jours dans un bain de natron qui dissolvait les graisses, frottés avec du sel, des épices. Après les avoir débarrassés des organes susceptibles de se putréfier rapidement, on les remplissait de poivre, de bitume. Jusqu’à ce qu’ils aient l’aspect de statues capables d’affronter l’éternité. Un tel rituel coûtait fort cher, car il allait de pair avec la confection des sarcophages et leur embellissement. Anouna calma les femmes comme elle put. Elle savait leur colère justifiée car un défunt ne pouvait prétendre mener une existence normale dans l’autre monde si sa dépouille mortelle ne restait pas intacte. — C’est criminel, sanglota l’une des plaignantes. Tu sais ce qui arrive aux morts dont la momie est abîmée. Ils deviennent des monstres hideux, et on les chasse des champs d’Ialou. Alors ils reviennent sur terre et hantent les nuits des vivants. Ils traversent les murs et posent leurs mains sur la bouche des bébés pour les étouffer. Anouna promit n’importe quoi : qu’elle apporterait des baumes, qu’elle viendrait soigner les dépouilles. Elle voulait 66
avant tout éviter que les cris des plaignantes ne parviennent aux oreilles d’Horemeb qui n’aurait pas hésité à les faire bastonner par ses valets. La jeune femme se dépêcha de pénétrer dans la maison d’embaumement. De lourds remugles planaient entre les murs percés de minuscules fenêtres, et Anouna, qui était très sensible aux odeurs, prenait toujours soin de se remplir les narines au moyen de bouchons de moelle de bambou sur laquelle elle avait fait tomber deux gouttes d’une solution de benjoin. Ce petit subterfuge lui permettait de ne pas s’évanouir quand elle devait affronter les relents des viscères en macération. La plupart des officiants – les out – se contentaient de se boucher le nez avec de la glaise fraîche, ou de la cire d’abeille. Anouna, elle, avait besoin d’une protection plus efficace. Dès qu’elle s’avança dans la première salle, elle sentit qu’il régnait une atmosphère anormale. Le bataillon des pleureuses semblait plus abattu qu’à l’ordinaire. Il s’agissait de vieilles femmes se louant aux familles des défunts pour assurer une escorte digne de ce nom au mort qu’on s’en allait mettre en terre. Elles avaient le visage couvert de vase, en signe d’affliction, et étaient si habituées à se répandre en lamentations qu’elles affichaient en toutes circonstances une expression de profond désespoir. Certaines d’entre elles, à force de se frapper sur la tête avec une pierre pour manifester leur chagrin, avaient fini par devenir chauves ou à moitié folles, si bien qu’elles pleuraient en permanence, comme si un lien véritable les unissait aux défunts inconnus dont elles suivaient le cortège funèbre. Ce matin-là, Anouna les trouva trop silencieuses. Padirarn vint à sa rencontre. Padirarn était inciseur, un métier ingrat, à la fois nécessaire et chargé d’opprobre. Quand on amenait un cadavre, Padirarn avait pour fonction de lui ouvrir le flanc au moyen de son couteau en pierre d’Éthiopie très affilé. C’est par cette ouverture qu’on retirait ensuite les viscères du mort. Hélas, ce geste inévitable qui rappelait trop celui de l’ignoble dieu Seth, mutilant le corps d’Osiris pour le couper en morceaux, se devait d’être rituellement châtié, si bien que les parents du défunt se trouvaient dans l’obligation de lapider le « criminel » – en 67
l’occurrence l’inciseur – qui se voyait chaque fois forcé de prendre la fuite sous un déluge de pierres et d’injures. Padiram avait beau être rapide, il ne parvenait pas à esquiver tous les projectiles. Anouna s’était habituée à le voir couvert d’hématomes, de plaies croûteuses, comme s’il exhibait là les insignes de sa profession. — Anathotep vient encore une fois essayer son sarcophage, murmura le jeune homme en n’essayant nullement de dissimuler son effroi. La jeune femme se raidit. Tout le monde avait peur du nomarque. Si on levait les yeux sur lui, il vous les faisait crever sur l’heure avec un poinçon de cuivre. Si par inadvertance on commettait l’erreur de le frôler, il vous faisait couper les doigts. Si on lui adressait la parole sans avoir été sollicité, il commandait à l’un de ses gardes de vous trancher la langue ou les lèvres, pour vous inviter à plus de respect. Chacune de ses visites donnait lieu à un incident regrettable car il devenait de plus en plus cruel avec l’âgé. — Tu en es certain ? murmura Anouna. — Oui, dit Padiram. Fais bien attention et applique toi à conserver les yeux tournés vers le sol. On prétend qu’il est de mauvaise humeur parce que la maladie l’empêche de trouver le sommeil. Il va tous falloir se laver très soigneusement car tu connais son obsession des odeurs corporelles. Que les pleureuses fichent le camp, elles ne veulent pas se débarrasser de la vase dont elles sont recouvertes, et le nomarque ne supportera pas leur relent de poisson pourri. Anathotep faisait de plus en plus fréquemment visite au Per-Nefer pour surveiller les préparatifs de ses prochaines funérailles. Il demandait à essayer les sarcophages, exigeait de s’y coucher, bien que cette opération soit rendue très difficile par les rhumatismes dont il souffrait. Une fois étendu dans la boite, il restait là, gigotant de temps à autre, comme s’il éprouvait l’élasticité d’un vêtement. — Je me sens à l’étroit, caquetait-il. J’étouffe là-dedans. L’odeur de ce bois n’est pas agréable. Son grain est trop grossier, il m’irrite la peau. Je ne pourrai pas passer l’éternité dans de telles conditions. 68
Horemeb baissait la tête et implorait son pardon tandis que la sueur lui coulait sur le front. Tout le monde savait qu’il était inutile de discuter les caprices du vieillard. Ensuite, le nomarque demandait à voir le lin choisi pour son linceul, et il s’installait pour palper les bandelettes comme il l’aurait fait de coupons d’étoffe en vue d’un vêtement d’apparat. — Où es-tu allé chercher cette charpie ? grognait-il. Ce tissu est tout juste bon à épancher le sang des blessés. Et cet autre est si raide qu’il me blessera aux entournures. Ah ! Qui m’apportera de la soie ? De la belle soie douce… Personne ne pouvait lui répondre. La soie était trop rare en Égypte, elle provenait de lointains pays où les hommes étaient jaunes et avaient les yeux bridés. À d’autres moments, Anathotep changeait complètement d’idée et exigeait des bandelettes de lin si solides qu’elles pourraient affronter l’usure des siècles sans jamais se désagréger. « C’est mon costume d’éternité ! Glapissait-il. Si je dois le porter trois mille ans, il faut qu’il soit capable de défier le temps. Apportez-moi des bandelettes de lin assez résistantes pour supporter le poids d’un éléphant ! » La voix d’Horemeb tonna, rappelant Anouna à la réalité. Le maître de la maison d’embaumement se tenait au seuil de la salle, l’air sombre. La jeune femme se précipita vers lui et s’inclina. Le chef embaumeur était aussi large que haut, il avait le crâne rasé, le corps intégralement épilé, et parlait d’une voix nasale en raison des boules de cire enfoncées dans ses narines. — Je sais, maître, dit Anouna, le nomarque sera bientôt là. Je vais préparer les parfums. — Pas du tout, grommela Horemeb. Le grand vizir Panathemeb est venu en personne, c’est vrai, mais pas pour m’annoncer la visite d’Anathotep. Il veut que nous fassions quelque chose pour le nomarque… Prépare tes gommes et tes parfums, nous partons dans le désert. Dépêche-toi, je dois rassembler une équipe d’embaumement, les chameaux nous attendent déjà dans la cour. Anouna fronça les sourcils, un embaumement, en plein désert ?
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— Ne cherche pas à comprendre, lui chuchota Horemeb. Et si tu vois des choses étranges, là où nous allons, fais comme si elles te semblaient très naturelles. Tu sais bien que nous vivons une époque dangereuse. La jeune femme éprouva un brusque sentiment d’angoisse. Depuis quelque temps, elle avait souvent peur la nuit. On répétait qu’il ne fallait pas traîner dans les rues après le coucher du soleil car les suppôts du nomarque enlevaient les enfants et les jeunes gens par dizaines. Isir, la matrone chez qui elle logeait, prétendait que les gosses étaient enfermés dans des forteresses où les prêtres les dressaient à répéter inlassablement le nom d’Anathotep. — C’est la vérité vraie, murmurait la grosse femme. On les aligne dans une cour, en rangs serrés, et on les fait déclamer en chœur. Il y a des équipes de nuit et des équipes de jour qui se relaient de manière à ce que le nom ne cesse jamais de retentir. On dit que certains mioches deviennent muets après trois mois de ce régime. C’est de cette manière que le nomarque espère devenir éternel. Anouna ne savait s’il fallait croire ces rumeurs, mais, au fil des jours, son angoisse grandissait. On en venait à souhaiter la mort rapide du vieillard capricieux dont les interminables préparatifs funéraires avaient saigné le nome. Désormais, en dépit de la chaleur, elle évitait de dormir sur la terrasse, comme c’était l’usage, car elle avait entendu d’inquiétantes histoires de femmes razziées dont, au petit jour, on ne retrouvait que la natte vide ou la paire de sandales abandonnée. Des gens disparaissaient, de plus en plus. La nuit, alors qu’elle se retournait d’un flanc sur l’autre en essayant de trouver le sommeil, elle entendait des galopades lointaines dans le dédale des ruelles, des cris étouffés, des coups sourds. On se battait, on se débattait. Les mères avaient peur pour leurs fils. Le cœur étreint par l’appréhension, elle prépara son lourd coffre à parfums et s’enveloppa dans un manteau de laine de chameau. Elle avait peur du désert. D’ailleurs tout le monde avait peur de la terre rouge car c’était le domaine des djinns, des démons, des créatures fantastiques ayant survécu au chaos, avant que les dieux ne viennent mettre de l’ordre sur la terre. 70
Elle traversa la salle d’embaumement des pauvres, où des aides peu qualifiés massaient grossièrement les cadavres pour faire pénétrer l’huile de cade dans les chairs. Ici, pas de vases canopes aux effigies des quatre fils d’Horus pour recueillir les viscères mais de simples paquets de toile ficelés et scellés à l’argile. L’odeur était insoutenable. Elle gagna la cour avec soulagement. Une dizaine de chameaux attendaient sous la garde de soldats portant le némès jaune rayé de noir, emblème de la garde personnelle d’Anathotep. Anouna frissonna, cela n’annonçait rien de bon. Il était toujours dangereux d’être mêlé de près ou de loin aux affaires du nomarque. Elle lutta contre la brusque panique qui lui commandait de s’enfuir. Déjà Padiram arrivait, prêt pour le voyage, et suivi d’une équipe d’embaumeurs de troisième classe. Anouna ne comprenait rien à ce qui se tramait. On les envoyait en plein désert, escortés par la garde personnelle du nomarque, pour un enterrement de pauvres ? Il y avait là de quoi perdre la tête. Horemeb apparut enfin. Le visage sombre. Il avait peur, lui aussi, c’était manifeste. Anouna réalisa que les montures avaient été chargées de tout le matériel nécessaire au rituel des funérailles. Elle n’eut toutefois pas le temps de s’interroger davantage car les soldats leur commandèrent de grimper sur les chameaux. Conduite par les gardes du nomarque, la caravane quitta la maison de la mort, traversa la ville, et franchit le mur d’enceinte pour s’enfoncer dans le désert. Le voyage dura une éternité. La canicule était si forte que l’horizon se plissait sous l’effet d’une brume de chaleur, prenant l’aspect d’une robe de lin qui ondulerait dans le vent. Recroquevillée sous la carapace du burnous, Anouna se cramponnait au pommeau de la grande selle de cuir sur laquelle on l’avait perchée. Les ondulations de l’animal en marche lui décrochaient l’estomac. Elle n’osait respirer tant la chaleur était atroce. La laine du chameau était si chaude qu’elle semblait près de s’enflammer. Elle se faisait l’effet de ces poissons qu’on enveloppe de glaise avant de les mettre à cuire sous la braise. La caravane atteignit enfin une sorte d’ancienne carrière abandonnée, l’un de ces gisements de pierres dures dont on tirait les blocs nécessaires à l’érection des pyramides. Un 71
campement de toile occupait le centre de la cuvette, une douzaine de tentes sales qui palpitaient dans le vent. Les chameaux s’engagèrent sur la rampe par où, jadis, on avait évacué les masses de granit dégrossies. L’endroit était désert. Bien qu’on pût voir des lances et des glaives rangés en faisceaux, il n’y avait ni sentinelles ni activité d’aucune sorte. Dès que le vent tomba, Anouna fut submergée par une odeur abominable. L’odeur de la mort… et elle comprit que la caravane descendait au cœur d’un charnier. Le chef des gardes donna le signal de la halte. On fit s’agenouiller les bêtes. — C’est là, dit-il en guise d’explication. Les corps sont à l’intérieur des cavernes, à l’abri du soleil. Il y en a un certain nombre que vous devrez préparer le mieux possible. Pharaon réglera la dépense, n’épargnez aucun soin. Faites comme si c’était de hauts dignitaires. Les momies devront être impeccables. — De qui s’agit-il ? s’enquit Anouna. Le militaire détourna le regard. — De jeunes recrues de l’aristocratie qui se trouvaient ici en entraînement, dit-il rapidement. Ils ont bu de l’eau empoisonnée par une quelconque charogne et sont tous morts. Anathotep tient à leur assurer des funérailles de qualité. Vous avez compris ? On ne pouvait pas ramener ces corps en ville sans provoquer la panique. Le peuple aurait cru à une épidémie. Allez, assez parlé, mettez-vous au travail. Et ne touchez pas au puits. Si vous avez soif, buvez uniquement l’eau des outres. Les soldats s’installèrent sous le vent, laissant aux embaumeurs le soin de descendre dans le cratère ébréché. À l’approche des hommes, des hyènes sortirent des galeries d’extraction et s’enfuirent en poussant des ricanements odieux. Au fur et à mesure que la troupe s’enfonçait dans la cuvette, l’odeur devenait plus forte. Anouna tira un flacon de parfum de son sac de toile, s’en aspergea le menton, le nez. Les hommes se mirent à mâcher des racines odoriférantes. Ils pénétrèrent enfin à l’intérieur de la première caverne désaffectée. Les corps nus avaient été enterrés dans le sable sec, dans l’espoir que ce linceul naturel les protégerait de la pourriture, mais les hyènes, 72
toujours à l’affût d’un festin, s’étaient empressées d’en dégager une demi-douzaine pour les dévorer. C’étaient ces cadavres, à demi déchiquetés, que la chaleur avait corrompus. Horemeb fit quelques pas. Anouna le suivit. Elle sentit sous sa sandale de papyrus les contours d’une main. Elle marchait sur un corps. Les soldats ne s’étaient pas donné la peine de creuser profond, les cadavres reposaient sous cinq doigts de sable, pas davantage. — Par les dieux, soupira Padirarn, combien y en a-t-il ? Nous ne serons jamais assez rapides pour devancer la putréfaction. — Tais-toi, siffla Horemeb. Au lieu de parler, mettons-nous à la besogne. Déballez les instruments, dressez une table sous l’une des tentes. J’espère que nous aurons assez d’huile, je ne savais pas que nous aurions à embaumer toute une armée. Ils s’agenouillèrent et commencèrent à creuser. De jeunes visages émergèrent du sable. Des garçons d’une quinzaine d’années, peut-être dix-huit pour les plus âgés, tous magnifiquement proportionnés. Ils étaient nus, les yeux clos. Un sondage rapide permit d’en dénombrer une cinquantaine, c’était énorme. Horemeb décida qu’on ne les dégagerait du sable qu’au fur et à mesure, pour éviter qu’ils ne se corrompent et attirent des essaims de mouches. L’équipe d’embaumement s’installa dans les tentes où les jeunes gens avaient jadis dormi. Les nattes avaient été roulées dans un coin, et tous les objets personnels des défunts avaient disparu. On improvisa une ouâbet – une table de préparation – avec trois planches jetées sur des tréteaux, et l’on amena le premier cadavre. — Ne le lavez pas à grande eau, grogna Horemeb, sinon nous allons tous crever de soif. Frottez-les avec du sable ou de la poussière. Pendant qu’Anouna ouvrait son coffre à parfums, Padiram examinait le corps du garçon avec une attention soupçonneuse. — Ce gamin n’a sûrement pas vu le jour dans une noble famille, murmura-t-il au bout d’un moment. On nous raconte des histoires. Regardez ses pieds ! C’est un pauvre qui n’a jamais porté de sandales. Les riches ont, sur le gros orteil, une callosité qui leur vient de ce qu’ils ont l’habitude de se chausser 73
lorsqu’ils sont en visite, ou dans l’exercice de leurs fonctions. Celui-ci est allé pieds nus toute sa courte vie. Il a le talon plus dur que la pierre. Et ses mains, vous avez vu ses mains ? Ce ne sont pas celles d’un fils de riches. Elles sont trop calleuses. — Le maniement des armes, peut-être ? Hasarda Anouna. Padiram haussa les épaules. — C’était un paysan, marmonna-t-il. Sa peau n’a jamais été assouplie par les massages. Et je suis certain que tous ses compagnons seront comme lui. Ces gosses ont été recrutés de force comme c’est souvent le cas. Vous connaissez le subterfuge ? On les attend à la sortie des maisons de bière, où officient les putains, on les assomme d’un coup de gourdin et ils se réveillent dans la cour d’une forteresse… (L’inciseur examinait le visage et la gorge du cadavre.) Il n’y a aucune trace de convulsions. S’il avait bu de l’eau croupie, il serait mort dans des spasmes abominables et son corps serait couvert de déjections, or il est propre… Ça m’étonnerait qu’on ait pris soin de le nettoyer avant de l’ensevelir. Anouna s’approcha de la table. Le garçon avait été très beau mais Padiram avait raison, il s’agissait d’une beauté fruste de coq de village. Jamais il n’avait appartenu à l’aristocratie. — On l’a empoisonné, chuchota l’inciseur, mais avec un poison foudroyant qui tue en l’espace de quelques battements de cœur. Certains venins asiatiques sont capables de cela. Et ce sont des toxiques qui coûtent fort cher. — Tu veux dire des poisons que seul un nomarque pourrait s’offrir ? demanda Anouna. Padiram détourna les yeux. — Il vaudrait peut-être mieux ne pas chercher à en savoir davantage, soupira-t-il. Et puis le temps presse, il faut se mettre au travail si nous ne voulons pas être submergés par la pestilence des charognes. Il tira son couteau d’obsidienne, le même qui servait à l’émasculation rituelle de certains prêtres, et fendit le flanc du cadavre sur toute sa longueur. La cérémonie commençait. Ils eurent beau faire aussi vite qu’ils pouvaient, la nuit les surprit avant qu’ils aient réussi à traiter plus d’une demidouzaine de cadavres. D’un seul coup la brûlure du soleil fut 74
remplacée par un froid glacial qui faisait claquer les dents des plus endurcis. Des chacals se mirent à crier au loin, excités par l’odeur des hommes. Anouna, Padiram et les autres étaient épuisés. Jamais jusqu’alors ils n’avaient besogné dans d’aussi mauvaises conditions. L’hypothèse émise par l’inciseur n’avait cessé de se vérifier tout au long de l’après-midi. Les morts provenaient tous des milieux les plus populaires. À certaines déformations osseuses, à des cicatrices très particulières, on pouvait sans crainte de se tromper affirmer qu’ils avaient travaillé au chantier d’une pyramide en construction, ce que n’auraient jamais fait des fils de hauts fonctionnaires. Pourquoi les avait-on empoisonnés après leur avoir fait subir un entrainement militaire poussé ? C’était là une question à laquelle personne ne savait répondre. Quand Horemeb voulut faire apporter les grandes jarres d’huile de cèdre pour en imbiber les dépouilles, le chef des gardes s’interposa. — Laissez cela, dit-il d’un ton sans réplique. C’est juste bon pour les fellahs. Ceux que vous avez la charge de préparer pour l’autre monde ont droit aux meilleures essences. Suivez-moi, tout a été préparé selon les règles. Interloqués, Horemeb et ses aides l’accompagnèrent jusqu’au seuil d’une galerie ménagée dans le flanc de la montagne. Brandissant un flambeau, le soldat les conduisit dans une crypte où de grandes cuves avaient été disposées. — Voilà, annonça-t-il fièrement. Elles sont remplies de natron, vous pourrez y mettre à tremper les cadavres pendant soixante-douze jours, comme l’on fait pour la dépouille d’un pharaon. Je vous l’ai déjà dit, il ne faut rien bâcler. Dans ce coin, vous trouverez le meilleur lin à bandelettes qui puisse s’acheter sur le marché. Anouna et Padiram échangèrent un regard horrifié. Allaient-ils réellement devoir rester prisonniers de la carrière pendant plus de deux mois ? Et pour quelle raison offrait-on un enterrement princier à cinquante jeunes paysans visiblement morts empoisonnés durant leur sommeil ?
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Tout cela n’avait aucun sens. Horemeb s’inclina mais il paraissait désarçonné. Quand le soldat se fut retiré, les embaumeurs laissèrent éclater leur inquiétude. — On ne nous laissera pas repartir, gémit l’inciseur. Je ne sais pas ce qui se prépare ici, mais c’est à coup sûr un secret d’État. Ces garçons étaient beaux, forts, on leur a enseigné le métier des armes pendant plusieurs mois, puis, brusquement, on les a supprimés tous en même temps. Et aujourd’hui, on veut que nous traitions ces cadavres comme si c’étaient ceux de princes du sang… — Tais-toi, grogna Horemeb, tu radotes comme une vieille pleureuse. Ne nous fais pas la leçon, nous sommes tous parvenus aux mêmes conclusions. Je ne sais pas plus que toi ce qui se passe ici, mais il ne faut pas laisser voir notre affolement, sinon on nous « remplacera ». Et je suppose que tu comprends parfaitement ce que cela implique ? Je propose que nous fassions trainer les choses en longueur, histoire de nous donner le temps de réfléchir. Pour l’heure allons dormir, demain sera une rude journée. Quand ils sortirent de la caverne, ils purent se rendre compte que les militaires encerclaient la carrière. Des sentinelles en armes montaient la garde sur tout le pourtour de l’excavation. — Nous sommes prisonniers, gémit Padiram. Anouna se sentait de plus en plus inquiète, elle aurait donné n’importe quoi pour ne pas se trouver là. Ils décidèrent de s’installer sous l’une des tentes et d’utiliser les nattes des anciens occupants des lieux. Padiram se recroquevilla dans son manteau de laine sans parvenir à trouver le sommeil. À la fin, n’y tenant plus, il toucha la main d’Anouna du bout des doigts. — Tu ne crois pas que nous devrions essayer de nous enfuir ? chuchota-t-il. — Tu es fou, soupira la jeune femme. Tu te crois assez fort pour passer sous le nez des sentinelles et voler un chameau ? Ce n’est pas parce que tu poignardes des cadavres à longueur de journée que tu es un bon guerrier.
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Elle était à la fois terrifiée et exaspérée. Depuis son plus jeune âge, elle avait toujours eu à cœur d’essayer de survivre par tous les moyens en se dépêchant d’oublier les mauvais moments endurés. Elle avait été razziée à cinq ou six ans, si bien qu’elle ne conservait aucun souvenir précis de ses parents. Elle doutait parfois d’être égyptienne et se demandait si elle ne venait pas en fait d’un pays plus lointain, comme sa peau sombre et ses traits négroïdes semblaient le prouver. À onze ans, elle avait été déflorée par le chef des coureurs de sable qui l’avaient enlevée, puis offerte en récompense à Hassad, un vieux marchand trafiquant l’encens au pays de Pount. Le vieillard l’avait mise dans son lit sans parvenir à l’engrosser. Plus utilement, il avait communiqué à Anouna sa science des parfums dès qu’il avait compris qu’elle était dotée d’un odorat d’une grande sensibilité. C’avait été des années de voyages incessants. Avec l’âge, Hassad se glissait de moins en moins souvent entre les cuisses de sa jeune compagne, si bien que celle-ci avait fini par s’habituer au contact de sa vieille peau recuite par le soleil du désert, et qu’une sorte de vague tendresse avait fini par s’installer entre eux. Au cours de tout ce temps, Anouna avait appris à ne pas trop réfléchir et à suivre son instinct. À seize ans, elle avait développé une philosophie toute personnelle de la perte de mémoire appliquée aux mauvais souvenirs. Elle avait compris qu’il ne servait à rien de se lamenter, le passé était le passé, et elle ne tenait nullement à se remémorer l’odeur âcre des hommes vautrés sur elle, dans la touffeur d’une tente plantée au milieu des sables. Les femmes des tribus lui avaient appris qu’il valait mieux s’habituer très tôt à ce genre de désagréments, car, en tant que femelle, elle aurait probablement à les subir jusqu’à ce que son beau visage se flétrisse enfin, lui apportant la paix. Quand le vieil Hassad était mort d’une mauvaise fièvre, elle s’était louée chez un parfumeur, à Sethep Abou. De là, à cause de la jalousie que la femme de son patron avait inutilement développée à son endroit, elle avait échoué chez Horemeb, à la maison de la mort. Le pire endroit qui soit pour une fille au nez si délicat.
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— Ils vont nous tuer, gémit Padirarn. Quand nous aurons terminé notre travail. Je le sens. Ils ne voudront pas courir le risque de nous laisser raconter ce que nous avons vu. — Tais-toi, souffla Anouna. Tu m’écorches les oreilles avec tes sanglots. Horemeb a raison, tu as raté ta vocation, tu aurais dû te faire pleureuse.
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9 À l’intérieur de la carrière désaffectée, la routine avait fini par supplanter la peur dans le cœur des embaumeurs. Il y avait beaucoup de besogne, et il fallait faire vite. Dans la crypte, les grandes cuves de natron se remplissaient de cadavres évidés qui macéraient au coude à coude, se débarrassant de leurs dernières graisses. Anouna aimait s’attarder là car c’était l’endroit le plus frais de la carrière. Toute l’équipe commençait à souffrir de la fatigue et des mauvaises conditions d’installation. Le jour on cuisait, la nuit on gelait. Les soldats ne relâchaient pas leur vigilance. Quand ils montaient la garde, ils ne surveillaient pas l’étendue du désert mais bel et bien le centre de la cuvette où allaient et venaient les employés du Per-Nefer. Ils tenaient une lance à la main, tandis qu’à leurs pieds un arc et un carquois rempli de flèches n’attendaient que l’occasion de servir. Anouna essayait de ne pas trop y penser pendant qu’elle préparait les gommes et vernis dont il lui fallait enduire les momies afin qu’elles conservent une agréable odeur à travers l’éternité. C’était capital, car il était hors de question d’arriver aux champs d’Ialou environné d’une puanteur préjudiciable aux bons rapports sociaux. Un mort qui sentait mauvais s’attirait le courroux des dieux, aussi la question des parfums occupait-elle un chapitre important dans le rituel funéraire. Pendant qu’Horemeb psalmodiait les prières et saisissait le crochet avec lequel il extrayait le cerveau du mort par les narines, Anouna ne pouvait s’empêcher de songer qu’elle n’avait jamais complètement adhéré à la religion égyptienne, et cela sans doute parce que la jeune fille venait d’ailleurs, d’un ailleurs où régnaient des dieux qui lui paraissaient plus authentiques, moins drapés dans l’or et la pourpre, plus proches de la nature et des hommes. Elle était encore toute petite quand elle avait été razziée, mais elle gardait le souvenir d’un grand totem de bois 79
caparaçonné de boue séchée, de danses tribales conduites par des hommes nus brandissant des sagaies. Curieusement, ce dieu bancal, asymétrique, taillé par une hachette malhabile dans un tronc à peine écorcé lui semblait beaucoup plus crédible que la pléiade des divinités égyptiennes aux avatars multiples, aux attributions confuses et souvent contradictoires. Au cours des années, elle avait été gagnée par le sentiment que les prêtres compliquaient à plaisir un cérémonial dans lequel plus personne ne s’y retrouvait sans leur aide ; aide qu’il fallait bien sûr monnayer sous peine d’encourir les pires malédictions. Elle en était venue à détester ces statues colossales, cette enflure du style, ces peintures figées qui répétaient toujours la même énumération laudative, et que les peintres copiaient dans des catalogues répertoriant tous les stéréotypes en usage dans la profession. Elle avait la nostalgie d’une autre terre, d’une religion plus proche du peuple, et dont les prêtres n’étaient point chamarrés d’or de la tête aux pieds. Souvent, au moment de sombrer dans le sommeil, elle revoyait l’image du gros totem de bois mal taillé, et elle confiait son destin à ce dieu dont elle avait oublié jusqu’au nom. Elle se jurait alors de retourner làbas – elle ne savait où – un jour, plus tard, quand elle serait devenue assez riche pour voyager dans de bonnes conditions. Au bout d’une semaine tous les cadavres avaient été traités. Ils baignaient à présent dans le natron pour une durée de soixante-dix jours. Horemeb fit savoir aux soldats qu’on ne pouvait plus rien faire pour l’instant. — Laissez-nous partir, supplia-t-il. Nous reviendrons quand le délai sera écoulé. — Pas question ! répliqua le militaire dont on ignorait toujours l’identité. Je vais vous faire apporter du bois, des outils, et vous fabriquerez les sarcophages nécessaires. Cinquante cercueils entièrement décorés, cela devrait vous tenir occupés pendant deux mois, vous ne croyez pas ? Il parlait avec arrogance et brutalité. Anouna le détestait. Elle n’aimait pas davantage être la seule femme au milieu de tant d’hommes coupés du monde. Quand elle traversait la carrière, elle sentait les regards fiévreux des soldats suivre chacun de ses mouvements pour essayer de deviner les formes 80
de son corps sous les gros vêtements de bédouin dont elle avait pris soin de s’envelopper. Avec le désœuvrement revint la peur. Horemeb et ses employés se mirent à mâcher du lotus bleu, la drogue utilisée par les prêtres pour parvenir à l’extase et entrer en contact avec les dieux. Dès lors, les embaumeurs eurent le regard flou de certains oracles, et leurs gestes devinrent mal assurés. Ceux qui en abusaient balbutiaient des mots sans suite ou éclataient de rire sans raison. Padirarn prétendit avoir vu Anubis, le dieu des morts, passer la tête dans l’ouverture de la tente collective, au cours de la nuit et désigner du doigt ceux qu’il comptait prochainement emmener avec lui. Horemeb souriait en permanence, abîmé dans un défilé d’images intérieures dont il ne soufflait mot. Anouna s’abstenait de ces pratiques qui faisaient le jeu de leurs geôliers. Elle ne tarda pas d’ailleurs à s’apercevoir que les soldats, chaque fois qu’ils apportaient la nourriture des détenus, n’omettaient jamais d’y adjoindre un approvisionnement de chanvre, de mandragore, de belladone ou de lotus. L’ahurissement des embaumeurs leur facilitait la tâche. Enfin, on amena les planches nécessaires à la confection des sarcophages et un grand panier rempli d’yeux de verre qu’on glisserait dans les orbites évidées des cadavres. Le manque d’eau rendait les ablutions difficiles, et Anouna souffrait du relent de sueur dégagé par ses compagnons, aussi s’isolait-elle le plus longtemps possible dans la crypte aux cuves, là où les morts flottaient dans leur dernier bain. Elle n’avait pas peur des cadavres. Elle déplorait simplement que tous ces beaux jeunes gens au corps parfait aient été assassinés pour une raison qui lui échappait. Parfois, allant et venant entre les cuves, elle caressait du bout des doigts un visage aux traits séduisants, qu’elle eût aimé rencontrer de son vivant. Elle regardait les lèvres décolorées par le sel, car contrairement aux Égyptiens, qui se manifestaient leur affection réciproque en se frottant le nez – rituel qu’elle avait toujours trouvé ridicule –, elle aimait le contact de la bouche d’un homme sur la sienne, probablement parce qu’elle venait d’un pays où l’on pratiquait le baiser, et que ce rite lui paraissait plus voluptueux, plus intime. 81
Elle se trouvait justement dans la crypte quand son attention fut attirée par un parfum qu’elle ne connaissait pas, une fragrance qu’elle n’avait pas apportée dans son coffre et qu’elle n’avait jamais sentie flotter dans l’air jusqu’à présent. Elle regarda autour d’elle, bêtement, comme si l’odeur allait se matérialiser sous la forme d’une fumée bleue ou dorée. C’était trop élaboré pour provenir d’une source naturelle, c’était le genre de chose dont s’enveloppaient les prêtresses d’Isis pour attirer le regard bienveillant de la déesse mère. Elle eut soudain la certitude que quelqu’un se tenait dans l’obscurité de la caverne, à l’observer, et venait de déboucher un flacon d’essence rare pour attirer son attention. — Qui est là ? lança-t-elle en essayant de conserver à sa voix un ton ferme. D’un mouvement rapide, elle dégagea ses narines des tampons de moelle de sureau qui les obturaient. Le parfum, violent, lui fit presque tourner la tête. Elle tituba. Comme tous ceux qui possèdent un nez d’une extrême sensibilité, elle était si vulnérable aux odeurs que celles-ci l’amenaient parfois au bord de l’ivresse, la grisant tel un vin trop capiteux. Elle se plaqua la main sur le visage pour se préserver de l’étourdissement, mais elle avait eu le temps de déceler d’autres effluves : ceux de la laine sale, de vêtements imprégnés de sueur, un relent d’homme négligé comme peut en produire un chamelier. Le contraste était étonnant et incompatible. Anouna marcha rapidement vers le coin d’ombre d’où émanait le parfum, mais elle ne trouva qu’un morceau de chiffon sur le sol. C’était de ce bout de tissu que montait l’odeur, de ce lambeau effrangé et crasseux. Elle le ramassa, n’y comprenant rien. Une crainte superstitieuse la saisit. Elle songea à Padiram, à cet Anubis venu dénombrer les futurs morts parmi les dormeurs. Elle se demanda si le dieu chacal n’avait pas, par hasard, pointé l’index vers elle. Elle se sentait toujours un peu en faute vis-à-vis des divinités égyptiennes, et elle redoutait obscurément que celles-ci ne finissent un jour par prendre ombrage de son manque de ferveur religieuse à leur endroit. Elle regarda vers le fond de la crypte, s’attendant presque à voir surgir des ténèbres le redoutable profil du dieu des morts. Une 82
brusque terreur la fit courir vers la lumière. La chaleur de la carrière lui coupa le souffle. Padirarn la dévisagea avec un rire sot. — C’est pour te jeter dans mes bras que tu cours ainsi ? Ricana-t-il. Il ne fallait pas sortir de la crypte, nous serons mieux à l’ombre. — Sens ça ! ordonna Anouna en lui tendant le chiffon. Qu’en penses-tu ? L’inciseur haussa les épaules. — C’est trop léger, décida-t-il, on le sent à peine. Ça s’évaporera tout de suite, pas question de l’utiliser sur les morts. Anouna lui arracha le chiffon des mains et s’éloigna sans un mot. Ce n’était pas la première fois qu’elle mesurait l’abîme olfactif la séparant de ses compagnons. Ils ne sentaient « presque rien » alors qu’elle suffoquait sous l’agression d’odeurs qui hurlaient en elle comme une meute de hyènes affamées. Qui était venu l’observer dans la crypte ? Et quelle était la signification du chiffon parfumé ? Elle passa une mauvaise nuit. Il faisait trop froid et elle ne parvenait pas à trouver le sommeil. Les couvertures empestaient le poil de chameau et seul le parfum montant du lambeau d’étoffe qu’elle tenait toujours à la main l’empêchait de céder à la nausée. N’y tenant plus, elle se glissa hors de la tente, dans l’obscurité. Les sentinelles étaient toujours à leur poste. Elles avaient allumé un brasero pour se garantir du froid nocturne. Anouna se déplaça de manière à ne pas être vue des guetteurs. Elle ne tenait pas à ce que sa présence au milieu de la carrière soit interprétée comme une invite par les guerriers en faction. Le vent du désert apaisa son malaise et chassa vers l’infini la pestilence des chameaux. Par réflexe, elle regarda vers l’entrée de la crypte et tressaillit. Quelqu’un se tenait là qui l’observait. Pas un soldat… Un homme vêtu comme un chamelier, et dont le visage était à demi dissimulé par une écharpe de toile, à la manière des Bédouins. Il s’appliquait à ne pas sortir de l’angle mort qui le protégeait de la surveillance des soldats et demeurait immobile. Il portait un turban et un grand manteau 83
de laine noir ; malgré la distance il émanait de lui des effluves mêlés de senteurs rares et de crasse. Anouna se demanda comment cet inconnu qui semblait apprécier les parfums pouvait supporter la puanteur montant de ses propres vêtements. Il y avait là quelque chose qu’elle ne comprenait pas. Tout à coup, l’homme leva la main pour lui faire signe, puis recula dans l’obscurité de la caverne. La jeune femme crut comprendre qu’il l’invitait à le suivre, mais elle ne put se décider à obéir et rentra précipitamment dans la tente. Le lendemain, après avoir grignoté un morceau de pain et bu un peu de cette bière chaude, si épaisse qu’il fallait la filtrer à travers un morceau de tissu, elle s’attarda dans la carrière pour seconder ses compagnons dans la confection des premiers sarcophages. En réalité, et bien que la curiosité la torturât, elle voulait différer le moment où elle ne pourrait résister au besoin d’entrer dans la crypte. Un peu avant midi, elle cessa de lutter et prit la direction de la caverne. Comme elle l’avait deviné l’inconnu l’attendait, assis au bord d’une cuve de natron où flottaient trois garçons dont les corps commençaient à se couvrir d’une carapace vitreuse de cristaux de sel. — Je me demandais si tu allais te décider, grogna l’homme en se redressant. Il parlait d’une voix nasillarde peu agréable à l’oreille. Ses yeux, au-dessus de l’écharpe qui lui dissimulait la moitié inférieure du visage, étaient très beaux. — Que me veux-tu ? interrogea Anouna, pourquoi tous ces mystères ? — Tu le sauras si tu parviens à triompher des deux ou trois petites épreuves que je vais t’imposer maintenant, répondit l’homme. Je vais te faire sentir des chiffons, et tu me décriras les odeurs que tu perçois… Si tu mens ou si tu te trompes, je partirai comme je suis venu. — Quel est ce jeu ? S’impatienta Anouna. Es-tu fou ? Tu t’es glissé dans ce camp pour me faire renifler des parfums ? — Je ne plaisante pas, dit sèchement l’homme masqué. Ne prends pas l’épreuve à la légère, ta vie dépend peut-être de ce 84
que tu vas me dire maintenant. J’ai besoin de savoir si tu es bien la personne dont on m’a vanté les talents. Il tira de sa manche un petit sachet de cuir dont il desserra le cordon. Un morceau de tissu grand comme l’ongle du pouce occupait le fond de la bourse. — Sens, ordonna-t-il en levant le petit sac vers le visage d’Anouna. Dis-moi ce que c’est. — De l’oliban, répondit la jeune femme, mêlé au suc d’une fleur assez laide mais très rare qui ne pousse qu’au pays de Pount, dans les montagnes du Hazar, et qu’on nomme « safadit ». La préparation en contient très peu, à peine une tête d’épingle. — Bien, dit l’homme qui parut impressionné. Voyons celuilà, à présent. Et il tira un autre sachet de cuir du revers de sa manche. Anouna triompha sans peine de l’épreuve mais nota que les odeurs se faisaient au fur et à mesure plus ténues. Elle fut bientôt certaine qu’un nez normal les aurait dédaignées parce que trop légères, à peine perceptibles. — Ta réputation n’est pas usurpée, conclut l’homme avec dans le ton quelque chose qui ressemblait à de la haine voilée. — Quel est le sens de tout cela ? s’impatienta la jeune femme. — Je devais savoir si tu valais la peine d’être sauvée, répondit l’inconnu. — Sauvée ? s’étonna Anouna. — Oui, répondit l’inconnu. On va tous vous tuer. Et cela dès que vous aurez terminé votre besogne. Anathotep ne veut pas courir le risque que vous puissiez parler de ce que vous avez vu ici. Quand vous aurez fermé le couvercle du dernier sarcophage, les soldats vous cribleront de flèches et vous enterreront au fond d’une galerie, comme ils l’ont fait pour la première équipe d’embaumeurs amenée ici. — Il y avait une autre équipe avant nous ? — Oui, mais ils se sont méfiés, ils ont refusé de travailler dans ces conditions. Hélas pour eux ils en avaient déjà trop vu, alors les soldats les ont supprimés. Si tu creuses un peu, tu trouveras leurs cadavres dans la dernière galerie, au nord de la 85
carrière, celle dont l’accès est fermé par des planches clouées en croix. Anouna sentit le froid l’envahir. — Qu’est-ce qui se trame réellement ici ? murmurât-elle. Pourquoi a-t-on assassiné ces garçons ? — Anathotep l’a voulu ainsi. Tous ces morts sont destinés à former l’armée d’outre-tombe qui l’escortera dans l’au-delà. Notre vénéré nomarque ne veut pas se contenter des habituelles statuettes de bois peint. Tous ces pauvres gars ont reçu une formation militaire d’élite avant d’être assassinés. Mais Anathotep tient à conserver le secret sur ses agissements, il a peur d’une réaction du peuple. Voilà pourquoi on vous tuera, vous aussi, dès la dernière momie déposée dans son sarcophage. Anouna aurait voulu croire que l’homme mentait, mais elle savait au fond d’elle-même qu’il disait la vérité. À partir du moment où elle avait pénétré dans la carrière à la suite des embaumeurs, son sort avait été scellé. — J’ai un marché à te proposer, chuchota l’inconnu. Cette nuit, mes compagnons t’aideront à t’évader, car tu as pour nous une certaine valeur, même si tu n’en as pas conscience. Mais cette offre ne vaut que pour toi. — Et les autres ? protesta la jeune femme, Horemeb, Padiram… Tu veux que j’accepte de fuir en les laissant derrière moi ? — Exactement. Tu ne devras pas leur souffler mot de ton évasion. C’est une chose de sortir une personne de la carrière, c’en est une autre de faire s’échapper un groupe entier. Nous ne voulons courir aucun risque. Et, de toute manière, ces gens-là ne nous seraient d’aucune utilité. — Mais je ne peux pas ! Balbutia Anouna. Ce serait agir de façon répugnante… L’homme la saisit violemment aux épaules et la secoua. — Assez de scrupules mal placés ! grogna-t-il. Rien ne te lie à ces imbéciles, tu le sais bien. Si je leur proposais le même marché, crois-tu vraiment qu’ils hésiteraient à t’abandonner aux soldats ? Ne sois pas naïve. Quelqu’un viendra cette nuit, ici, dans la crypte. Tu devras faire tout ce qu’il te dira. Avec un peu de chance, vous parviendrez à vous faufiler hors du camp. 86
Ensuite tu nous appartiendras. C’est normal, puisque nous t’aurons sauvé la vie. Anouna se dégagea avec brusquerie. — Je vous appartiendrai ? répéta-t-elle. Qu’est-ce que ça signifie ? — Tu devras faire ce que nous te dirons de faire, répondit simplement l’homme à la voix nasillarde. Je t’expliquerai cela lorsque tu seras hors de danger. À présent, c’est à toi de décider. Le passeur viendra t’attendre cette nuit, cette nuit seulement. Si tu laisses passer ta chance, tu mourras sous les flèches des soldats, dès que votre équipe aura terminé son travail. Il recula vers le fond de la crypte, là où devait s’ouvrir la faille qui lui permettait de s’introduire dans la carrière sans éveiller l’attention des sentinelles. — Ne commets pas l’erreur de prévenir tes camarades, insista l’étrange personnage. Tu ferais tout rater. Et il s’enfonça dans l’obscurité, laissant Anouna seule au milieu des morts. La jeune femme resta un moment abasourdie. Le pacte qu’on venait de lui proposer était à première vue inacceptable et elle savait qu’elle aurait normalement dû refuser d’être sauvée si ses compagnons ne faisaient pas partie du voyage. Cependant, elle devinait que le visiteur avait raison. Il ne serait guère possible d’espérer faire s’enfuir l’équipe des embaumeurs au grand complet sans aussitôt donner l’alarme. Le désir de vivre la poussait à suivre les conseils de l’inconnu, même si elle concevait une grande honte à abandonner les autres à leur triste sort. « Ils ne sont rien pour toi, lui soufflait une voix intérieure. Pourquoi te soucier d’eux ? Qu’ont-ils fait pour toi au cours de ces derniers mois à part essayer de te culbuter dans les remises de la maison de la mort ou te tripoter dès que l’occasion leur était donnée de te serrer d’un peu près ? » Mal à l’aise, elle quitta la crypte. L’homme mentait peutêtre ? Et s’il inventait cette histoire d’exécution collective pour la pousser à le suivre ? Elle ne comprenait pas ce qu’il attendait d’elle. Pourquoi lui avait-il fait renifler ces chiffons imprégnés de parfums délicats ?
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La chaleur de l’extérieur la cloua contre la paroi, lui coupant la respiration. Elle jeta un coup d’œil instinctif en direction de la galerie dont l’accès était défendu par deux planches clouées en croix. « Il te suffit d’aller voir, songea-t-elle. C’est très simple. Glisse-toi là-bas et tu sauras si l’homme au turban t’a menti…» Elle vérifia que les sentinelles ne regardaient pas de son côté et se coula le long de la muraille naturelle. Le granit lui brûlait la peau à travers l’épaisseur des vêtements. Le cœur battant, elle plongea dans le boyau obscur, persuadée qu’elle allait recevoir une flèche entre les épaules. Rien ne se passa. Elle attendit un moment, plaquée contre la roche, que ses yeux s’habituent à l’obscurité, Puis elle s’enfonça lentement dans la galerie. Au fur et à mesure qu’elle s’éloignait de l’entrée, les ténèbres s’épaississaient : elle comprit qu’elle serait vite obligée de continuer à tâtons. Seule dans la nuit, elle s’agenouilla et plongea les doigts dans le sable, à la recherche d’un indice. D’abord elle fut satisfaite de ne rien trouver. Il n’y avait pas de cadavres, l’homme avait menti… Elle poussait un soupir de soulagement quand sa main toucha le visage d’un mort enfoui dans la poussière. Elle tressaillit mais s’obligea à continuer. Quelque chose semblait fiché dans la poitrine du cadavre, un morceau de bois… le tronçon d’une flèche brisée. Anouna reboucha le trou à la hâte et chercha un peu plus loin. Cette fois sa main se posa sur un pénis. Elle se redressa en s’essuyant les paumes sur sa robe. Il était inutile de poursuivre. L’homme au turban avait dit la vérité. L’équipe d’embaumeurs qui les avait précédés était bien là, ensevelie tout au long de la galerie. « Et nous les rejoindrons dès notre travail achevé », songeat-elle en reculant vers la sortie. Elle devait maintenant prendre une décision, accepter de s’enfuir seule ou mettre ses camarades au courant de la possibilité d’évasion qui s’offrait à eux. Tout le jour elle fut torturée par l’hésitation. L’équipe comptait dix personnes qu’elle connaissait au demeurant fort mal. Elle n’avait aucune idée de la manière dont on accueillerait ses révélations, et pourtant le temps pressait.
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« Ne t’occupe pas d’eux ! lui répétait la voix qui résonnait dans sa tête. Saisis la chance qui t’est offerte et ne pense qu’à ton seul salut. » À la dérobée, elle observait Horemeb, Padiram… cherchant à déterminer ce qu’elle éprouvait pour eux. Serait-elle réellement bouleversée par leur mort ? Elle ne savait quelle attitude adopter. À la fin, n’y tenant plus, et intimement persuadée de faire une grave erreur, elle s’approcha du maître embaumeur et lui murmura : — Il faut que nous parlions, au moment du repas. J’ai des choses importantes à dire. Préviens les autres. Que tout le monde garde un air naturel, il ne faut pas que les sentinelles se doutent de quoi que ce soit. Horemeb lui jeta un regard éberlué mais se ressaisit. Il se déplaça ensuite de groupe en groupe sous prétexte d’examiner le travail de chacun et fit passer la consigne. Quand on se rassembla pour partager le pain et la bière, les visages trahissaient une grande tension nerveuse. Anouna exposa rapidement ce qu’elle avait à dire. Elle eut beau supplier l’équipe de ne pas regarder en direction de la galerie condamnée, ils tournèrent tous la tête au même moment comme si, d’où ils se tenaient, ils allaient voir les morts enfouis dans le sable. — Ne regardez pas ! gémit-elle. Les gardes vont se douter que nous avons découvert leur secret. — Je le savais, balbutia Padiram. Je le savais depuis le début… Oh, par les dieux, nous sommes perdus ! — Tu les as vus ? insista Horemeb. Tu les as touchés ? — Oui, souffla Anouna. Ils sont enterrés sous une coudée de sable. — Ce sont vraiment des embaumeurs ? martela le patron de la maison de la mort. Tu peux le jurer ? — Non, avoua la jeune femme. Il faisait noir. Je n’ai pu que palper des corps qui présentaient des blessures mortelles. — Alors tu n’as aucune preuve, lâcha Horemeb. Il peut s’agir de soldats révoltés. De mutins qu’on a exécutés. Ton histoire d’homme masqué ne tient pas debout. Pourquoi voudrait-il te sauver, toi, et seulement toi ? Qu’as-tu d’aussi exceptionnel ? Tu 89
n’es après tout qu’une petite négrillonne habile au maniement des gommes, rien de plus. On le sentait fâché de n’avoir point été choisi, mais Anouna étant incapable de justifier les motivations de l’inconnu de la crypte, son histoire manquait de crédibilité, et les embaumeurs ne cachaient pas leur méfiance. — Le soleil t’a tapé sur la tête, ricana Houzouf, un tailleur d’oushebtis. Ou alors tu as abusé du lotus. Je ne crois pas un mot de cette histoire d’homme masqué. — Et les morts dans la galerie condamnée ? répliqua Anouna. Pourquoi les soldats ne nous en ont-ils pas parlé ? Je vais te le dire : parce que les cadavres sont des confrères que nous connaissons peut-être. — Et que proposes-tu ? chuchota Padiram qui étreignait nerveusement son couteau d’inciseur. — Cette nuit, dit Anouna, nous quitterons la tente un par un, pour nous rendre dans la crypte, là où est le rendez-vous. Vous menacerez le passeur de donner l’alarme s’il refuse de vous emmener avec lui. Je ne crois pas qu’il aura le choix. Si nous sommes assez silencieux, si nous ne cédons pas à l’affolement, nous avons une chance de quitter la carrière. — Tu décides bien vite pour les autres, cracha Horemeb. Et que ferons-nous après, hein ? Si nous prenons la fuite, nous deviendrons des parias, plus jamais nous ne pourrons revenir en ville, nous perdrons tout, nos maisons, nos familles. Toi, tu n’as rien ni personne, alors le choix est facile. Mais moi… Que deviendra mon commerce ? Je ne veux pas mener la vie d’un mendiant. Crois-tu qu’Anathotep nous pardonnera d’avoir rompu le contrat qui nous liait à lui ? — Anathotep a déjà arrêté notre condamnation, fit Anouna. Il attribuera le Per-Nefer à l’un de ses protégés, et le tour sera joué. Nous sommes déjà morts pour lui. La discussion s’enlisa très vite et tout le monde se mit à parler sans écouter personne. Certains, comme Padiram, prenaient le parti d’Anouna, d’autres refusaient d’admettre qu’on courût le moindre danger. — Nous avons trop pris de lotus, répéta Houzouf Et cela nous a enfiévré l’esprit. Nous sommes venus ici pour accomplir 90
un travail des plus ordinaires, et nous rentrerons chez nous une fois la besogne achevée. Le reste n’est que balivernes. Vous n’allez pas écouter les délires d’une femme qui n’est même pas réellement égyptienne ! — Suffit ! Coupa Horemeb. Il faut se remettre au travail. Que chacun réfléchisse à ce qu’il compte faire d’ici la tombée de la nuit. Mais que ceux qui décideront de partir comprennent bien qu’ils deviendront des parias et se retrouveront dans l’obligation de quitter le nome. On se sépara. Houzouf ne décolérait pas ; il prit Anouna à partie : — Si tu t’enfuis, lui cracha-t-il au visage, tu attireras la vengeance des soldats sur nous. On nous punira pour cela. Je ne sais pas ce qui me retient d’aller te dénoncer tout de suite ! — Moi, lança Padiram en brandissant son coutelas. Je pourrais bien t’inciser par erreur car la bière trouble mon jugement autant qu’elle fausse le tien. Quelque chose me dit qu’il me serait facile de te confondre avec tous ces jeunes gens que j’entaille du matin au soir depuis que nous sommes arrivés ici. — Arrêtez ! siffla la jeune femme. Vous parlez trop fort. Les sentinelles regardent dans notre direction. Elle se maudissait déjà d’avoir cédé à son sens du devoir. Ces imbéciles allaient tout faire rater. L’homme au turban avait vu juste, elle avait été stupide. L’après-midi s’écoula dans un climat de grande tension. Distraits, les ouvriers accumulaient les erreurs et les accidents. Anouna tremblait à l’idée que les soldats ne finissent par se douter de quelque chose. — Je pars avec toi, lui chuchota Padiram. Ne crains rien, je te protégerai. Pour ce qui est d’ouvrir un homme en deux, je connais mon affaire. On attendit la nuit. Quand la lumière baissa, on alluma le feu et on se rassembla pour manger. Les visages étaient crispés, inquiets. Horemeb distribua les portions de nourriture, conscient que la plupart des travailleurs calqueraient leur conduite sur la sienne.
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— J’ai réfléchi, annonça-t-il. Je vais partir avec Anouna. Je crois qu’elle a raison, si nous restons ici, on nous tuera. Il s’est passé trop de choses étranges depuis notre arrivée. Et Padiram a rêvé qu’Anubis désignait ceux d’entre nous qu’il comptait emmener avec lui… Il faut prendre les songes au sérieux. Nous nous glisserons un par un dans la crypte, en rampant entre les sarcophages que j’ai fait disposer cet après-midi de manière à former une double haie nous protégeant du regard des sentinelles. Chacun devra se déplacer à plat ventre dans la travée qui sépare les cercueils. Si la lune ne brille pas trop, nous pourrons rejoindre la caverne sans difficulté. Sa voix, qu’on avait l’habitude d’entendre tonner à travers les ateliers de la maison de la mort, semblait ce soir bien indécise, et, au lieu de rassurer les embaumeurs, elle ne fit qu’accentuer leur désarroi. On gagna la tente en silence. Des groupes se formèrent. Ceux qui voulaient partir et ceux qui rechignaient, contestant les affirmations d’Anouna. Mais le temps n’était plus aux discussions. Horemeb souffla la lampe et s’assit sur sa natte. À tâtons, il commença à rassembler les objets de première nécessité qu’il comptait emporter. — Évidemment, ronchonna Houzouf. C’est facile pour lui, il est riche. Il a probablement amassé des réserves de cuivre ou d’argent dans un autre nome. — Je ne force personne à me suivre, déclara Anouna. Je me sentais incapable de partir sans vous prévenir, c’est tout. J’ignore ce que me veut l’homme que j’ai rencontré dans la crypte, je ne sais absolument pas où il compte m’emmener. Je sais que tout cela peut vous paraître bien hasardeux, mais pour ma part, ma conviction est faite. J’ai touché les morts cachés dans la galerie condamnée. Je sais que nous ne tarderons pas à leur tenir compagnie si nous restons ici. Cette mort sans sépulture était propre à effrayer des embaumeurs professionnels, et même les plus réticents ne pouvaient se résoudre à courir ce risque. — Anouna partira en dernier, décida Horemeb. De cette manière le passeur sera forcé d’attendre. Je sortirai de la tente le premier, car si l’homme est déjà là-bas, je saurai sûrement 92
mieux discuter avec lui que vous autres, qui risquez de l’assommer de questions et de lui donner envie de fuir. Laissez s’écouler un moment entre chaque départ. — Nous allons tous le regretter, grogna Houzouf. C’est de la folie ! Horemeb s’installa près de l’ouverture de la tente pour observer l’état du ciel. Il attendit que les nuages couvrent la lune, et se glissa au-dehors en rampant aussi silencieusement que le lui permettait sa corpulence. Tout le monde se pressa sous l’auvent pour suivre sa progression. Par bonheur, le vent soufflait fort, levant un nuage de poussière qui courait en cercle dans le trou de la carrière, si bien que les sentinelles avaient le plus grand mal à distinguer ce qui s’y passait. — Il doit être arrivé, maintenant, lâcha Padiram. Allez, au suivant… Qui se décide ? Il y eut un moment de flottement, puis les ouvriers s’élancèrent à la suite du maître embaumeur, et la tente commença à se vider. — Je partirai juste derrière toi, murmura Padiram en posant la main sur l’épaule d’Anouna. La jeune femme essaya de lui sourire. Elle trouvait soudain touchant ce garçon au physique ingrat que les femmes fuyaient à cause de sa profession. Elle s’en voulut d’avoir été souvent brutale avec lui par le passé, lorsqu’il la poursuivait de ses compliments maladroits. Elle aurait voulu lui dire quelque chose, mais ne trouva pas. Enfin ce fut son tour de quitter la tente. Elle se coucha sur le ventre et entreprit de ramper entre les sarcophages inachevés qu’on avait remplis de pierres pour empêcher que le vent du désert ne les renversât. Le nuage de poussière tournoyait, prisonnier de la cuvette rocheuse. Anouna l’entendait crépiter sur les cercueils. Elle atteignit bientôt le bout de la travée et gagna l’entrée de la grotte en trois enjambées. La faible lueur d’une lampe à huile brillait au bout de la galerie. Faute de pouvoir enflammer un flambeau, Horemeb avait allumé ce minuscule photophore pour éviter aux fuyards de basculer dans les cuves de natron occupant la crypte. Anouna rejoignit le groupe. La peur avivait l’odeur de sueur des hommes, la rendant presque insoutenable. Dans les cuves, les 93
cadavres flottaient, maintenant recouverts d’un cocon de sel qui les rendait inidentifiables. — Il n’y a personne, grogna Horemeb. Tu es certaine que le rendez-vous était ici ? — Oui, souffla la jeune femme. Il faut attendre. Un bruit de gravier fit tressaillir tout le monde, mais ce n’était que Padiram qui entrait dans la grotte. — Je savais que c’était idiot, chuinta Houzouf. Personne ne viendra, cette fille est folle. Au même moment, un léger éboulement de sable et de cailloux se produisit dans le fond de la crypte. Quelqu’un descendait de la voûte par un conduit vertical, une sorte de cheminée naturelle très étroite dans laquelle on avait jeté une échelle de corde. L’homme était vêtu comme un coureur de sable, il portait une lanterne sourde accrochée au cou. Deux grands poignards de cuivre étaient passés dans sa ceinture. Il parut extrêmement mécontent en découvrant les ouvriers rassemblés dans la crypte, et laissa échapper un juron en une langue qu’Anouna ne comprit pas. — Je viens chercher la parfumeuse, lâcha-t-il d’une voix habituée au commandement. Il n’a jamais été question que je vous emmène tous. Il était jeune, avec un visage tanné, durci, et des cheveux bouclés, très noirs. La fureur l’auréolait d’une beauté menaçante. Horemeb s’avança vers lui, bombant la poitrine. — Je ne sais pas qui tu es, dit le maître embaumeur, mais tu n’emmèneras pas Anouna si tu ne nous fais pas d’abord sortir d’ici, moi et mes ouvriers. Comprends-tu ? Le jeune homme feula de colère comme une panthère. Sa main droite se posa sur la poignée de l’un des kopecks de cuivre passé dans sa ceinture. — Allons, intervint Horemeb. Tu es tout seul et nous sommes une dizaine. Qu’espères-tu ? Maintenant nous ne te laisserons plus repartir. Fais sortir mes hommes, cela ne te prendra pas beaucoup de temps. Une fois là-haut, nous nous séparerons. Je ne veux pas savoir ce que tu comptes faire d’Anouna. Si tu la veux, elle est à toi. 94
Le coureur de sable parut réfléchir, puis désigna l’échelle de corde qui tombait de la voûte. — Ça va, capitula-t-il. Allez-y. Il ne faut pas traîner, le vent de poussière nous protège mais il peut retomber à tout moment. Dépêchez-vous… Et il saisit l’échelle entre ses mains pour lui donner un semblant d’assise. Horemeb expédia une bourrade dans le dos d’Houzouf et lui dit : — Vas-y, qu’attends-tu ? Le tailleur de statuettes empoigna les échelons de bois et se hissa rapidement vers la voûte. On le vit bientôt disparaître dans l’orifice de la cheminée naturelle. — Une fois en haut, il faut se coucher et ramper, expliqua sèchement le brigand. Pas question de se tenir debout. Une faille s’ouvre dans le plateau rocheux, et si l’on y progresse comme un lézard, sur le ventre, on peut passer sous le nez des sentinelles sans être vu. Essayez d’être rapides et silencieux. (L’échelle étant redevenue molle, il intima :) Vite, au suivant ! Tous grimpèrent, mais ces escalades répétées prenaient beaucoup de temps. — Tu vois, jeta le coureur des sables à Anouna. Ta stupidité nous met en danger. Sans ces imbéciles, nous serions loin depuis longtemps, toi et moi. La jeune femme ne sut que répondre. Les yeux du jeune homme brillaient d’un feu qui la mettait mal à l’aise. Elle fut certaine qu’il ne s’agissait pas de l’inconnu aux parfums, sa voix était très différente, pas du tout nasillarde. Quand il ne resta plus que trois ouvriers, Horemeb les bouscula pour sortir à son tour. Enfin ne subsista plus que Padiram qui voulut faire passer Anouna devant lui. — Pas question ! gronda le bandit. La fille, je m’en occupe. Grimpe au lieu de parler. L’inciseur hésita, puis capitula. Il émanait du coureur de sable une telle aura de violence qu’on avait du mal à lui résister. À peine Padiram avait-il disparu dans la cheminée rocheuse que le jeune homme laissa exploser sa colère. — Stupide femelle ! cracha-t-il en se tournant vers Anouna. Si tu n’étais pas si précieuse, je te ferais éclater les seins à coups 95
de pied. Tu as failli tout compromettre avec ta sensiblerie. Maintenant tu vas grimper et te taire, quoi qu’il arrive. Tu entends ? Nous allons passer à dix coudées du poste de garde. Ta tête ne devra jamais dépasser de la tranchée. Jamais. Lui saisissant violemment le poignet, il la poussa vers l’échelle et lui fit signe de grimper. Dès qu’elle fut à quatre coudées au-dessus du sol, il l’imita. Anouna ne voyait plus rien. Elle se hissait en aveugle dans le goulet de la cheminée dont les aspérités lacéraient ses vêtements. Le conduit empestait la fiente de vautour, la pourriture des petites proies déchiquetées. Elle avait à peine la place de remuer les bras, et, à chaque échelon, ses genoux heurtaient douloureusement la paroi. Enfin sa tête émergea à l’air libre. Des mains puissantes la saisirent sous les aisselles pour l’extraire de la cavité. Il y avait une curieuse odeur dans l’air… Une odeur de sang. Anouna tourna la tête, cherchant à comprendre ce qui se passait. Et soudain, elle les vit, tous : Horemeb, Houzouf, Padiram… Ils étaient couchés sur le dos, les yeux fixant la lune ; les pillards embusqués au sommet du conduit les avaient égorgés, les uns après les autres, au fur et à mesure qu’ils sortaient de la cheminée. Elle fut sur le point de crier mais une paume calleuse s’abattit sur sa bouche. C’était celle du jeune homme aux cheveux bouclés. Elle sentit sa bouche brûlante se coller contre son oreille. — Tu ne croyais tout de même pas que j’allais satisfaire à tes caprices ? lui souffla-t-il avec une joie haineuse. Personne ne me dicte ce que je dois faire. Jamais. Aussi vrai que je me nomme Netoub Ashra.
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10 Anathotep s’avança sur la terrasse. Le vent soufflait du désert, lui apportant une odeur de dattes fraîches. Sans savoir pourquoi, il pensa soudain au vieux Mosé qui avait préféré se laisser engloutir par la tempête de sable plutôt que de livrer aux pillards les momies royales dont il avait la charge. Brave serviteur… Dakomon aussi l’avait bien servi, mais, avec le temps, il s’était cru plus important qu’il n’était en réalité, et par là même, comme cela se produit habituellement, il était devenu trop dangereux. Il avait fallu le neutraliser. Désormais, Anathotep restait le seul « nez » d’Égypte à pouvoir détecter les effluves du parfum « inodore » mis au point par l’architecte. Le balisage des souterrains n’était perceptible que pour lui, pour lui seul. Et cette certitude apaisait son angoisse. Anathotep s’approcha d’un gong qu’il fit résonner. Aussitôt un serviteur apparut, le visage et le corps dégoulinants des parfums dont il avait pris la précaution de s’asperger avant de paraître devant le nomarque. — Je veux marcher ! lança ce dernier. Je veux me promener, qu’on m’apporte mes cannes vivantes. On réveilla en hâte deux garçonnets portant encore la mèche de l’enfance et sur les épaules desquels Anathotep aimait s’appuyer lors de ses déambulations nocturnes. C’étaient deux gamins d’une dizaine d’années à qui le vieillard avait fait coudre les paupières de manière à ce qu’ils ne puissent rien deviner des secrets de « Pharaon ». D’autres, plus méchants que lui, n’auraient pas hésité à leur faire crever les yeux, mais Anathotep n’était point mauvais, et le spectacle des petits corps nus le ravissait, surtout lorsque le froid glacial de la nuit du désert les faisait grelotter. Ses mains arthritiques crochèrent les épaules des garçons qui bâillaient en pleurant de sommeil. 97
— En avant, mes petits poulains, leur susurra Anathotep de cette voix de bon grand-père qu’il lui plaisait parfois d’adopter. En avant, je vous guiderai, soyez attentifs à la pression de mes paumes. Hop ! Hop ! Et il se mit en marche, courbé, clopinant, pétrissant avec gourmandise la chair dorée des garçonnets sur lesquels il faisait porter le poids de son vieux corps aux articulations rouillées. Aidé de ses « cannes vivantes », il s’enfonça dans les profondeurs du palais pour contempler une fois de plus les préparatifs de son enterrement prochain. Il passa d’abord en revue ses corps et ses têtes de remplacement, magnifiquement ciselés par des artisans émérites. Ces mannequins de bois grandeur nature serviraient d’habits à son kâ lorsque celui-ci déciderait d’aller se promener chez les vivants. Anathotep, par ruse, avait choisi de donner aux têtes de rechange les traits de tous ceux qu’il côtoyait au palais : scribes, ministres, généraux, fonctionnaires… Il espérait que son kâ, en empruntant pour une nuit l’identité de ces gens, parviendrait à percer leurs secrets, à posséder leurs femmes, leurs filles et même leurs fils. Il envisageait, au moyen de ce subterfuge, de puiser dans leurs réserves d’or, de cuivre, pour en faire don aux prêtres chargés de l’entretien de sa tombe. Ces petites méchancetés sans conséquence l’amusaient, lui arrachant des caquètements de joie semblables à ceux d’un perroquet. Il caressa les têtes de bois alignées sur une étagère, s’assurant de n’avoir oublié personne. Tout son état-major figurait là, attendant le bon vouloir du double immortel. Les corps taillés dans le bois, Anathotep les avait voulus puissants, affublés d’organes virils avantageux. Le vieillard reprit sa marche. Il venait là de plus en plus souvent, pour se rassurer. Des amoncellements de jarres débordaient d’or, d’argent et de lingots de cuivre. Le nomarque savait qu’en emportant ces richesses dans son tombeau, il ruinerait la province, mais cela le laissait indifférent. Chacun ne faisait-il pas de même à son niveau et selon ses possibilités financières ? Le père, le mari ruinait sa maison, sa famille en se faisant ensevelir avec les 98
gains, les acquisitions de toute une vie de labeur. Parfois même, la veuve et ses fils découvraient avec horreur que le défunt tant chéri avait contracté auprès des prêtres chargés de l’entretien de la tombe des accords engageant sa descendance la plus lointaine… Des accords qui garantissaient aux serviteurs des divinités de grosses sommes d’argent, ainsi que des offrandes journalières en pain, bière, miel et viandes de premier choix. La seconde vie des morts acculait bien des familles à la ruine sans qu’elles aient moyen de se soustraire à leurs obligations, les traités ayant été dûment enregistrés dans les archives de la Maison de Vie où officiaient les scribes de l’administration. Ce qu’un simple marchand pouvait faire dans sa maisonnée, pourquoi un nomarque ne l’aurait-il pas envisagé à l’échelle d’une province ? Ainsi pensait Anathotep en dénombrant les cratères bourrés de pierres précieuses qui s’alignaient dans la chambre secrète. Il comptait bien partir en vidant le palais et le trésor royal. Non, il ne laisserait rien derrière lui, pas un lit, pas un coffre, pas un char, pas une arme rehaussée d’or. Les plus beaux chevaux des écuries, il avait commencé à les faire momifier. De même pour les lévriers magnifiques des meutes de chasse. Sa ménagerie privée le suivrait dans le grand voyage ; les embaumeurs y travaillaient. On avait déjà abattu les gorilles, les panthères, les tigres d’Asie pour les plonger dans la résine selon les meilleures recettes de conservation. Anathotep ferait table rase. Il ne se contenterait pas de méchants simulacres de bois ou d’argile, comme le commun des mortels, non. Il entendait bien prendre toutes ses précautions. Un jour il avait demandé à un prêtre ce qu’il serait censé faire une fois mort, en arrivant aux champs d’Ialou. — Seigneur, répondit l’homme, l’existence là-bas est fort simple et ressemble à celle des paysans d’ici-bas. Grands et petits travaillent aux champs pour contenter les dieux. Le simple fellah y côtoie le scribe du palais, et tous deux poussent la charrue ou portent l’eau dans de grandes jarres d’une rive à l’autre du fleuve d’éternité. Ainsi le veulent les dieux. Tous, pauvres ou riches, deviennent les serviteurs de l’assemblée divine. 99
Anathotep frémit d’horreur en entendant ces mots. — Tu veux dire qu’il me faudra travailler comme le dernier des culs-terreux ? s’emporta-t-il. Moi, un prince ? Le prêtre se tordit les mains. Une sueur d’angoisse perla sur son crâne rasé. — C’est la loi, murmura-t-il d’une voix tremblante. Toutefois, les grands personnages se font exempter de cette obligation en emportant avec eux des cohortes de serviteurs qui feront le travail à leur place. On utilise pour cela des oushebtis – ceux qui répondent à l’appel –, des figurines de bois peint entre les mains desquelles on place des outils miniatures. De cette manière le défunt n’a plus à se soucier des corvées imposées par les dieux. — Des figurines ? grommela Anathotep. Des poupées ? Et cela suffit, vraiment ? À la différence de la majorité de ses contemporains, il se défiait des simulacres et leur préférait de loin la chose réelle. La simple représentation ne lui suffisait pas, son esprit perpétuellement tourmenté, perfectionniste, réclamait la plus grande vérité possible. Il n’avait nullement l’intention de pousser la charrue ou de puiser de l’eau au chadouf. Il n’était pas monté si haut de son vivant pour redescendre si bas dans la mort. C’était inacceptable. Quand les prêtres lui apportèrent un coffre plein d’oushebtis, il retourna entre ses doigts ces poupées de bois colorié avec un réel dégoût. Les serviteurs du dieu insistèrent. Ils lui récitèrent l’invocation magique qui « agrandirait » les statuettes le moment venu : Ô toi, figurine magique, écoute-moi. Si je suis condamné à exécuter les travaux pénibles que l’on réserve aux morts dans l’au-delà. Apprends que c’est toi qui devras à ma place ensemencer les champs, remplir l’eau des canaux et transporter le sel d’est en ouest. Car tu es là pour te substituer à moi. À quoi la figurine devait répondre : Me voici, je suis à tes ordres. Parle et j’obéirai. 100
Anathotep avait beau faire des efforts, il n’y croyait pas. Des poupées ! Des jouets pour les enfants… Comment pouvait-on être aussi naïf ? S’il voulait être réellement exempté des besognes infâmes qui l’attendaient aux champs d’Ialou, il lui fallait emmener avec lui des serviteurs autrement convaincants. C’est ainsi qu’il fit abattre et momifier deux cents prisonniers de guerre qu’on enferma dans des sarcophages d’acacia avec tous les outils dont ils pourraient avoir besoin dans l’autre monde : bêches, henninettes, ciseaux de cuivre, boules de dolérite… — Avancez tout droit, mes petits poulains ! ordonna le vieillard aux garçonnets aveuglés. Le spectacle de la crypte le ravissait – mieux, le rassurait. Les deux cents sarcophages des serviteurs s’alignaient contre la paroi, simples boites dépourvues d’ornementation. Mais le plus saisissant restait la vision des sarcophages confectionnés pour les chevaux, gigantesques, et qu’on avait attelés deux par deux à des chars de combat couverts d’incrustations d’ébène et d’or. Pour plus de précaution, Anathotep avait également fait capturer et enfermer en plusieurs temples du nome deux mille enfants qu’on dresserait à répéter son nom toute la journée, car on lui avait dit qu’un mort dont on cessait d’évoquer le patronyme se dissolvait peu à peu, victime de l’oubli des hommes. Le seul moyen de rester fort et actif aux champs d’Ialou était d’empêcher par tous les moyens que votre souvenir s’efface de la mémoire des vivants. L’image de ces deux mille enfants psalmodiant son nom de concert réchauffait le vieux cœur du nomarque. Mais ce dont Anathotep se méfiait par-dessus tout, c’étaient des dieux eux-mêmes. Ces dieux impudents qui prétendaient faire travailler les puissants comme de simples fellahs. Cette exigence le tourmentait à la façon d’une insulte, d’une grave offense. Il n’entendait pas, une fois mort, perdre ses privilèges, son rang, et régresser dans l’échelle sociale. — À mon âge, disait-il aux prêtres gênés, je ne vais pas me mettre à labourer la terre, à garder les chèvres ! — Aux champs d’Ialou, tout est différent, essayaient de lui expliquer les religieux au crâne rasé. Tout le monde redevient
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jeune, les maux du corps sont oubliés. Là-haut, tu auras de nouveau quinze ans, et pour l’éternité. — Mais mon rang ! s’emportait alors Anathotep. Qui se souciera là-haut de respecter mon rang ? Il revenait toujours à cela, taraudé par la peur de la dégringolade. Il faisait des cauchemars dans lesquels il se voyait redevenu pauvre paysan, dormant sur une natte trouée, à même le sol, dans une maison de brique crue pleine d’odeurs abominables, dans la promiscuité de corps mal lavés. Pourquoi les champs d’Ialou étaient-ils aussi mal organisés ? Pourquoi les grands de ce monde acceptaient-ils de telles vexations ? Anathotep n’était pas décidé à se laisser faire. Il envisageait de s’installer là-bas en seigneur de guerre bien résolu à défendre ses droits. Il ne partirait pas les mains vides. De même que certains emportaient leurs meubles, leurs animaux domestiques, Anathotep emmènerait dans son sillage une cohorte de soldats d’élite momifiés avec toutes leurs armes. Pas des statues de bois, non, de vrais combattants qui auraient accepté de mourir pour accompagner leur chef dans l’autre monde. Le recrutement avait d’ailleurs commencé et une dizaine de jeunes exaltés s’étaient ouvert les veines sans une hésitation pour précéder Anathotep dans sa dernière demeure. Le nomarque les avait fait momifier comme s’il s’agissait de princes du sang, et ordonné qu’on place dans leurs sarcophages toutes les armes dont ils auraient besoin en cas de conflit. Car le vieillard envisageait sans honte de faire la guerre aux dieux si ceux-ci lui imposaient des contraintes insupportables. Il avait demandé aux prêtres d’établir une carte détaillée des champs célestes, carte sur laquelle il méditait en ébauchant des plans de bataille. Evidemment, dix soldats, ce n’était pas assez. Il faudrait susciter d’autres vocations… ou bien organiser des rafles dans les villages. Emmener de force les jeunes hommes les plus vigoureux, les former au métier des armes dans un camp secret perdu en plein désert, puis, une nuit, lorsqu’ils auraient achevé leur formation, les faire empoisonner par le chef des assassins. 102
On les momifierait sur place pour couper court aux commérages, et le tour serait joué. Oui, c’était une bonne idée. Il avait donné des ordres au grand vizir pour qu’on travaillât dans ce sens, et, à ce qu’on lui avait rapporté, la machine était déjà en branle, fabriquant çà et là les futurs combattants de son armée d’outre-tombe. Anathotep tenait à ses cohortes de soldats fantômes, elles le rassuraient. Entouré de ses guerriers, il serait le seul défunt des champs d’Ialou à ne pas se plier aux caprices infantiles des dieux. Labourer la terre ? Transporter des cruches de sel de part et d’autre d’un fleuve ? On verrait ça ! Il mettrait de l’ordre làhaut comme jadis il avait pris les rênes du nome dont il avait reçu la charge. — Avancez mes poulains, ordonna le vieil homme. Je dois aller voir un ami. Trottez, trottez donc. Vos petits mollets remuent avec tant de grâce. Je vous donnerai des gâteaux de miel et des tiges de papyrus confites. Trottez ! Hop, hop ! Les gosses nus grelottaient. Le plus jeune, écrasé de fatigue, tenait à peine sur ses jambes. Le nomarque leur planta ses ongles dans la chair des épaules pour les aiguillonner. Sous la morsure des cônes d’argent qui recouvraient chacun des doigts du « pharaon », les garçonnets se cabrèrent. Anathotep les poussa devant lui, dans la travée serpentant au milieu du trésor funéraire. Tout au bout s’ouvrait une chambre secrète défendue par une formule d’exécration sculptée au-dessus du linteau de la porte. Celui qui passe ce seuil, proclamait le texte, le dieu lui arrachera bras et jambes. Il lui sortira le cœur de la poitrine et le jettera aux chiens. Et ses fils, il organisera pour eux des accidents où ils se casseront la tête contre une pierre. Sa femme, il la fera violer par les barbares et emmener en esclavage dans un pays immonde où les gens cuisent leurs aliments dans le lait bouillant. Celui qui lit cet avertissement, s’il est moins stupide qu’un habitant du pays de Kouch, il tournera les talons et oubliera qu’il est venu ici. — Attendez-moi là, ordonna Anathotep aux enfants. Vous pouvez vous reposer un moment.
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Pendant que les garçonnets se laissaient tomber sur un coussin au milieu de l’amoncellement hétéroclite du trésor funéraire, le vieillard poussa la porte d’acacia à deux battants qui fermait la chambre. Une atmosphère lourde, pleine d’une odeur de sommeil et d’air épaissi lui sauta au nez, le faisant grimacer. La pièce, meublée avec un grand luxe, était la réplique exacte de ses propres appartements, à cette différence près qu’elle ne comportait aucune ouverture sur l’extérieur et que les fenêtres y étaient peintes en trompe-l’œil. Un homme dormait sur un lit de prince dont les pieds représentaient les quatre fils d’Horus. Un vieil homme qui ronflait, lâchait de temps à autre de légers pets, et dont le visage rappelait curieusement celui du nomarque, à tel point qu’on aurait pu croire qu’un lien de parenté étroit les unissait. En réalité, il s’agissait d’un ancien paysan venu d’un village situé à proximité de la première cataracte, un nommé Tomak, qu’Anathotep avait rencontré trente ans auparavant lors d’une expédition punitive contre les Bédouins. L’homme, un fellah de la plus basse extraction, lui ressemblait étrangement. Anathotep en avait d’abord été humilié, puis il avait réalisé tout le parti qu’on pouvait tirer d’une telle coïncidence. Se sachant en effet détesté par le peuple et les hauts fonctionnaires, il redoutait par-dessus tout un complot de palais débouchant sur son assassinat. Une doublure lui serait fort utile ; un pantin, qu’il pourrait livrer à la vindicte populaire si le besoin s’en faisait sentir. Un homme qui irait renifler les mauvaises odeurs du peuple à sa place. C’était surtout ce dernier point qui l’avait décidé car chaque comparution en public était pour lui une torture olfactive dont il se remettait à grand-peine. Mais Tomak était presque un singe ; parviendrait-on à le dégrossir à la manière de ces cynocéphales qu’on dresse à cueillir les figues dans les campagnes ? La gageure l’amusa. Pendant cinq ans, il tint le paysan en captivité dans une forteresse du désert, lui donna les meilleurs professeurs, l’abreuva de bière, de vin et lui fournit des femmes à volonté. Quand Tomak sut lire, écrire et tenir son rang, 104
Anathotep le fit revenir en grand secret, tua les professeurs, et installa sa doublure dans les caves du palais. Tomak était un être simple, gourmand, paresseux, et qui n’aimait rien tant que dormir et forniquer. Depuis vingt-cinq ans, il prenait la place d’Anathotep dans toutes les manifestations publiques. Victime de plusieurs complots, il avait encaissé trois coups de dague. Deux dans la poitrine, un dans le ventre. Chaque fois, Anathotep avait aussitôt paru en public pour montrer au peuple qu’il était bel et bien d’essence divine – comme un vrai pharaon – et que rien ne pouvait l’abattre. Ces « guérisons » éclairs installèrent dans l’imagination des masses l’image d’un nomarque invincible que les lames ne parvenaient même pas à blesser de façon durable, et contre lequel il était inutile de se rebeller. Tomak, lui, faillit mourir à chacune de ces agressions, mais comme il était de constitution plus robuste qu’Anathotep, il fut de nouveau sur pied en l’espace de quelques semaines, prêt à reprendre son rôle. Le nomarque s’approcha du lit couvert de peaux de faon et de panthère. L’odeur de son double le révulsait. Il dut presser contre ses narines un linge imbibé d’essence de térébinthe pour supporter cette promiscuité sans défaillir. Avec la vieillesse, la ressemblance entre les deux hommes s’était accrue, à ceci près toutefois que Tomak s’obstinait à rester en meilleure santé que son maître. Pour qu’on ne puisse les différencier, même au bain, Anathotep avait poussé le souci du détail jusqu’à se faire inciser superficiellement la peau aux mêmes endroits que Tomak. Ces fausses blessures, peu profondes, avaient été volontairement mal recousues de manière à paraître beaucoup plus graves qu’elles n’étaient en réalité. Anathotep haïssait Tomak qu’il trouvait laid et vieux. Il lui en voulait de lui renvoyer cette image si décrépite de lui-même. Les miroirs de cuivre poli savaient mentir, eux. Seuls le grand vizir, le chef des prêtres d’Horus et le médecin du palais étaient au courant de la supercherie. Ils s’y laissaient prendre en toute ingénuité, confondant le nomarque 105
et son double. Cette pratique était cependant assez répandue chez les pharaons comme chez les autres rois. Certains même entretenaient une cohorte de remplaçants qu’ils faisaient paraître en différents points du pays pour que leurs ennemis ne puissent savoir où le vrai souverain résidait en réalité. Anathotep s’assit sur un siège de fer garni de coussins emplis de duvet d’autruche pour observer Tomak. Le bougre d’homme ne souffrait pas d’insomnie, lui. Il mangeait comme quatre, buvait comme six, et exigeait chaque semaine du grand vizir qu’il lui envoie de nouvelles concubines. Celles-ci, persuadées d’avoir été honorées par Pharaon, contribuaient à répandre dans l’aristocratie du nome le mythe d’un chef toujours vert méritant bien son appellation rituelle de « Taureau puissant ». Anathotep jalousait également Tomak pour cela. Pour cette verdeur dont il n’avait au demeurant jamais bénéficié, même lorsqu’il était plus jeune. Anathotep n’avait jamais beaucoup fréquenté le harem, n’avait pas pris d’épouse et n’avait jamais donné naissance à aucun fils. Tomak, lui, dès son entrée en fonction, s’était mis à engrosser les concubines à la file, procréant des légions de petits bâtards qui passaient pour les fils du nomarque. Cette prétendue descendance éveillait chez Anathotep des pulsions d’holocauste. Il aurait presque souhaité le surgissement d’une quelconque calamité naturelle pour avoir la joie d’offrir cette progéniture encombrante en sacrifice. Il eut soudain envie de saisir une dague d’obsidienne et de la planter dans la gorge du donneur pour faire cesser ses insupportables ronflements. Pourtant Tomak lui était utile. Lors des fêtes jubilaires, ces fêtes-Sed, où Pharaon était censé rajeunir au cours des cérémonies rituelles, Tomak prenait sa place pour courir autour de l’arène devant le peuple rassemblé, lancer le javelot et faire preuve de sa vitalité intacte. Anathotep, lui, perclus de rhumatismes, en aurait été parfaitement incapable, tant par faiblesse que parce que l’odeur de la populace l’aurait à demi asphyxié.
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Tomak ne s’arrêtait pas à ces détails, son nez grossier se satisfaisait des odeurs les plus communes et il avait conservé malgré les années une santé insolente, conséquence de ses origines grossières. Parfois, Anathotep était gagné par l’étrange impression que Tomak avait la meilleure part, et l’envie le submergeait de mettre un terme aux insolents privilèges de ce mangeur de poisson qui n’aurait jamais dû quitter son village natal. Le nomarque soupira. Tout cela finirait bientôt, quand il mourrait. Le grand vizir avait des ordres. Dès qu’Anathotep aurait rendu le dernier soupir, Tomak serait égorgé par le chef des assassins, car il était impensable qu’un paysan pût survivre à un pharaon, même si ce dernier avait usurpé son titre. Anathotep rassembla ses forces pour se redresser. Les douleurs de ses os lui rappelèrent que la fin était proche et il étouffa un ricanement de satisfaction en songeant à la mauvaise surprise qu’aurait Tomak ce jour-là.
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11 Une fois hissée au sommet de la cheminée de pierre, Anouna n’eut guère le temps de protester, Netoub Ashra la poussa dans le passage étroit d’une crevasse entaillant le plateau rocheux. La faille, profonde de deux coudées, serpentait à la façon d’une tranchée, ce qui permettait – à condition toutefois de s’y déplacer en rampant – de traverser les lignes ennemies sans être aperçu des sentinelles en faction. La jeune femme dut progresser sur le ventre et les coudes dans ce boyau à peine assez large pour un chacal, et où elle avait le plus grand mal à respirer. Un brigand dont elle n’avait pas eu le temps de distinguer le visage la précédait. Incapable de réfléchir, elle se contenta de faire ce qu’on lui disait tandis qu’au-dessus de sa tête, le vent de poussière forçait les soldats à s’abriter derrière leur bouclier. La crevasse la mena jusqu’à un éboulis où attendaient deux chameaux dont on avait ficelé le museau pour les empêcher de blatérer dans la nuit. Netoub contraignit Anouna à monter avec lui et lui passa autour de la taille un bras si dur qu’il lui meurtrit les côtes. — N’essaye pas de nous fausser compagnie, lui souffla-t-il à l’oreille. Nous sommes au beau milieu du désert et tu n’aurais aucune chance de retrouver ton chemin. Les bêtes se mirent en marche. Anouna ne comprenait rien à ce qui lui arrivait. Elle ne pouvait effacer de son esprit l’image de Padiram et d’Horemeb, égorgés comme des agneaux, les yeux grands ouverts sur une lune qu’ils ne pouvaient plus voir ni l’un ni l’autre. Elle n’avait fait que hâter leur mort en croyant les sauver. Mais elle avait l’habitude de la violence, elle savait la vie brève, susceptible de s’interrompre à tout moment. De son existence chez les nomades, elle avait gardé le souvenir des razzias, des bandes déferlant le sabre brandi, le plus souvent lorsqu’on s’y attendait le moins. On pouvait se coucher contre un amoureux, le cœur en paix, et mourir égorgée quelques 108
heures plus tard, sans avoir cherché querelle à quiconque. C’était la vie. C’était le destin. Mektoub, comme disaient les caravaniers. — Écoute bien ce que je vais t’expliquer, continua Netoub Ashra, car je ne me répéterai pas. Je t’emmène dans mon repaire ; là, je te remettrai aux mains d’un homme que tu as déjà rencontré dans la crypte. Celui qui t’a fait sentir les parfums. Tu devras être comme une servante pour lui et ne jamais le contrarier. Tu entends ? S’il veut te posséder, écarte les cuisses et laisse-toi faire, ou je te livrerai à mes bandits pour t’apprendre la docilité. Ne cherche jamais à voir son visage. Il a été horriblement défiguré et devient à moitié fou lorsqu’une femme pose les yeux sur sa mutilation. La semaine dernière, il a étranglé une pauvre Nubienne de douze ans que j’avais achetée pour occuper ses nuits. Une fille de toute beauté. Cette idiote était trop curieuse, elle n’a pu résister au besoin de soulever l’écharpe dont il s’entoure le visage pour dormir. Le spectacle lui a tellement déplu qu’elle s’est mise à hurler. Notre ami l’a fait taire. Définitivement. Quand on l’a mise en terre, on s’est aperçu qu’il lui avait crevé les yeux avant de lui tordre le cou. Garde bien cela en mémoire. Dès qu’il s’agit de son infirmité, il perd la raison. — Mais qui est-ce ? cria Anouna pour se faire entendre dans le vent. — Il s’appelle Dakomon, répondit Netoub. Tu n’as pas besoin d’en savoir plus. Obéis-lui, ne le regarde jamais en face, et tout ira bien. Tu as pu voir que je ne plaisantais pas. Ah, encore une chose : Dakomon possède un serviteur, un certain Outi. C’est un homme qui aime les garçons, et il sera probablement jaloux de toi. Méfie-toi, il te tendra sans doute des pièges. C’est un scorpion, mais nous ne pouvons pas nous passer de lui car il est le seul à savoir calmer les crises de son maître. Ces deux-là sont imprévisibles, et ne te rendront pas la tâche facile, mais ta survie dépend d’eux. Pour moi, tu n’es que de la viande à chacal. Si tu ne m’es d’aucune utilité, je me débarrasserai de toi sur-le-champ. Par contre, si tu joues le jeu jusqu’au bout, tu auras ta récompense, comme tous ceux de ma bande. Tu deviendras riche. Très riche. 109
Il ne dit plus rien, et le reste du trajet se déroula en silence. Les chameaux avançaient dans la nuit au milieu des dunes toutes semblables. Anouna se demanda comment Netoub pouvait retrouver son chemin dans une telle obscurité. Sans doute grâce aux étoiles ? Elle se laissa porter par le balancement des bêtes et finit par s’endormir. Quand Netoub la secoua, l’aube se levait déjà, rose au-dessus de la ligne molle des sables. Un camp de nomades avait été dressé près des ruines d’une ancienne forteresse dont les murailles de brique crue s’étaient émiettées dans les bourrasques au fil des siècles. Anouna remarqua qu’une tente, plus belle que les autres, avait été dressée à l’écart, probablement pour échapper aux odeurs grossières des chameliers. Un beau garçon aux yeux soulignés de khôl attendait, campé devant le chapiteau à la manière d’une sentinelle. Son manteau de lin blanc, immaculé, formait un curieux contraste avec les guenilles bariolées des brigands. — C’est le garçon dont je t’ai parlé, grogna Netoub. Outi. Va le rejoindre, il t’expliquera la marche à suivre, mais ne te laisse pas prendre à ses sourires. Je serai impitoyable. Je veux des résultats, et rapidement. S’il s’avère que tu ne nous es d’aucune utilité, je te trancherai la gorge après avoir laissé mes hommes s’amuser avec toi. Maintenant va… Tu vivras avec Dakomon et son valet, tu dormiras avec eux. Ne viens pas traîner par ici, mes voleurs n’ont pas eu de femme depuis longtemps et je n’ai pas besoin de t’expliquer ce qu’ils te feront subir si tu viens les agacer. Anouna reçut une violente bourrade entre les omoplates. Elle s’aperçut qu’elle frissonnait de fatigue et de peur. Elle avança, davantage pour fuir la pestilence des brigands que parce qu’elle en avait pris la décision. L’agréable parfum qui se dégageait d’Outi lui fut un soulagement. — Alors c’est toi, Anouna, dit le garçon avec un sourire qui n’était pas dénué de mépris. J’espère que tu seras moins idiote que celle qui t’a précédée. Je suppose que Netoub Ashra t’a parlé de mon maître ?
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Saisissant le bras de la jeune femme d’une main dure, il lui fit, en termes plus diplomatiques, les mêmes recommandations que le chef des pillards. — Tu as intérêt à obéir, siffla-t-il entre ses dents. Ces brigands sont des bêtes fauves de la pire espèce. Il y a même d’anciens cannibales parmi eux. Des Nègres qui viennent d’audelà de la troisième cataracte, de contrées encore en proie au chaos. J’espère que tu n’es pas comme eux. Tu n’as pas les dents limées en pointe, au moins ? Ouvre la bouche ! Il faut que je vérifie. Anouna eut envie de lui hurler de se taire. Elle sentait les yeux des voleurs rassemblés au centre du bivouac l’accompagner dans chacun de ses pas. Ils étaient tous là, avec leurs visages recuits, leurs hardes, leurs ceinturons de cuir hérissés de poignards. Certains avaient les cheveux huilés au beurre de chamelle, d’autres souriaient en découvrant des dents taillées en triangle pour mieux déchirer la chair de leurs ennemis. Quelques-uns s’étaient couvert la tête d’argile pour se protéger du soleil. Elle en distinguait même dont la barbe nattée était teinte au henné rouge. Ils paraissaient armés de bric et de broc, de glaives, de poignards, ramassés ici ou là, principalement sur les corps de leurs victimes ou volés dans les tombes royales qu’ils avaient profanées, et c’était une curieuse chose de voir ces armes si belles, si précieuses, sur des êtres vils aux joues plus velues que le flanc d’un chameau. — Viens, ordonna Outi. Mon maître t’attend. Il poussa Anouna vers la tente. Quand la jeune femme pénétra dans l’abri de toile, elle fut surprise d’y découvrir une installation luxueuse, au sol couvert de tapis magnifiques. Une odeur de chanvre flottait entre les parois de coton huilé, comme si l’on avait fumé tout récemment. Des coupelles offraient des tiges de papyrus confites à la gourmandise du visiteur. L’homme aux parfums se tenait là, allongé sur une natte, seulement vêtu d’un pagne. Sa quasi-nudité soulignait la perfection de son corps fraîchement épilé et massé, mais il conservait, enroulée sur la moitié inférieure du visage une longue écharpe de lin blanc qui lui montait jusque sous les yeux. Il se redressa avec élégance à l’entrée d’Anouna. Le moindre de ses gestes était 111
plein de cette grâce exquise qu’on n’acquiert qu’en fréquentant les hautes sphères de la société. — Entre, sois la bienvenue, lança-t-il de son étrange voix nasillarde. Et débarrasse-toi de ces guenilles, Outi va te dénicher des habits dignes de ce nom. Comme tu peux le voir, nous essayons de nous différencier des barbares dont nous devons hélas supporter la promiscuité. Ton évasion s’est bien passée ? Tant mieux, car nous avons beaucoup de travail, toi et moi. Des étoffes translucides séparaient la tente en plusieurs chambres, mais ces voiles n’avaient qu’une valeur symbolique car ils laissaient tous passer le regard. Anouna nota qu’on avait rassemblé là une incroyable quantité de fioles de parfums, et à peu près tous les matériaux existant dans l’univers pour en créer de nouveaux. Les pots d’onguents, de racines, cachetés à la cire, s’alignaient sur les râteliers de grands coffres en bois de santal. Elle n’eut pas le temps d’y réfléchir davantage car Outi lui arracha ses hardes comme s’il voulait la mettre nue en prévision d’une quelconque vente d’esclaves. Elle se détourna car elle n’aimait pas l’étincelle qui brillait dans les yeux de l’homme masqué. Le serviteur lui tendit une robe de femme, lavée, et dont on avait formé les plis en la mettant à sécher dans un pressoir en bois creusé de stries parallèles. — Netoub t’a sûrement dit qui je suis, lança l’homme masqué d’une voix soudain moins cordiale. Je me nomme Dakomon, j’étais le maître des labyrinthes… L’architecte funéraire le plus en vue de la cour d’Anathotep. J’étais aussi parfumeur à mes heures, pour mon plaisir et celui de mes maîtresses. Il se mit à expliquer comment il avait mis au point un parfait système de défense pour chambres funéraires : le labyrinthe évolutif, et comment ce prodige l’avait fait remarquer de Pharaon. Il parlait d’une voix atone et nasillarde, difficile à supporter parce qu’elle était entrecoupée de curieux bruits humides, de crachotements qui provenaient de dessous son écharpe, à la hauteur du nez… ou du moins de l’endroit où aurait dû normalement se trouver son appendice nasal, car Anouna nota que le voile était anormalement plat là où l’arête 112
de cartilage aurait dû faire une bosse. Elle en éprouva un réel malaise et baissa les yeux pour ne pas être tentée de porter son attention sur ce point particulier du visage de l’infirme. — Un jour, conclut l’architecte, j’ai inventé un parfum que seuls le nomarque et moi-même étions capables de sentir. Un parfum inodore pour le reste de l’humanité. Anathotep s’en est servi pour marquer le trajet à suivre dans le labyrinthe qui défendra l’accès de la chambre funéraire où on l’ensevelira à sa mort, au milieu de tous ses trésors. Tu comprends ce que j’essaye de t’expliquer ? Il a laissé tomber une goutte de cette essence sur chaque dalle piégée. — Mais pourquoi ? — Parce qu’il craignait que son kâ, en se perdant dans les couloirs, ne déclenche accidentellement les pièges… et se retrouve incapable de sortir du tombeau. Il a eu peur d’être ainsi condamné à tourner en rond dans un labyrinthe changeant perpétuellement de forme. Je sais que c’est idiot, mais je n’y puis rien. Il faut admettre la chose comme une lubie de vieillard gâteux. Grâce au parfum, son double connaîtra l’emplacement des contrepoids dissimulés dans le sol, et pourra les éviter. L’avantage de ce marquage, c’est qu’il est invisible et inodore pour tout autre qu’Anathotep, puisque lui seul peut en percevoir l’odeur. — Mais toi aussi, tu en es capable, non ? fit bêtement Anouna dans une ébauche de flatterie qu’elle regretta aussitôt. — Non, chuinta Dakomon tandis que ses ongles crissaient sur la paille de la natte. Anathotep m’a fait arracher le nez et brûler les fosses nasales, pour plus de sûreté. Je ne sens plus rien, aucune odeur. Je pourrais vivre sur un tas de fumier sans être incommodé. Voilà, tu sais tout. Pendant qu’on me mutilait, on m’a fait comprendre que je devais cette faveur à la tendresse du nomarque, car, s’il ne m’avait point aimé comme un fils, on m’aurait tout bonnement égorgé. Anouna s’efforça de ne pas laisser transparaître sa gêne. Elle percevait à présent une légère odeur de sanie en provenance du foulard. Elle en déduisit que la blessure continuait à suppurer en dépit des soins apportés. Elle repoussa les images qui envahissaient son esprit. Elle ne devait à aucun 113
prix laisser voir son dégoût car elle sentait le regard de Dakomon braqué sur elle. Il la scrutait, la fouaillait avec une attention jalouse, malsaine, comme s’il espérait la prendre en faute. — Mais moi, parvint-elle enfin à murmurer, quel est mon rôle dans cette histoire ? — Tu seras mon nez de remplacement, lâcha Dakomon. Tu ne l’avais pas encore compris ? J’ai bien l’intention de me venger en pillant la sépulture d’Anathotep lorsqu’il sera mort. Je veux profaner sa momie, la défigurer, la réduire en miettes pour compromettre sa vie dans l’au-delà. Mais pour parvenir jusqu’à la chambre funéraire, j’ai besoin d’un guide capable de sentir ce que j’étais jadis capable de flairer. Un « nez » qui pourra localiser l’emplacement des pièges, car Anathotep a complètement redessiné le labyrinthe. Il a modifié les plans que je lui avais proposés, si bien que j’ignore tout, aujourd’hui, de la disposition des dalles à contrepoids. Si je commettais l’erreur de m’y risquer, je serais victime de mes propres inventions. — C’est impossible, protesta Anouna, je ne suis qu’une petite parfumeuse de troisième classe. Je n’ai jamais travaillé que pour les morts, à la maison d’embaumement d’Horemeb. Tu étais sans doute doué d’un odorat beaucoup plus subtil que le mien. Je ne suis pas du tout certaine de pouvoir sentir les émanations éthérées dont tu parles. — Ce serait bien dommage, dit froidement Dakomon. Car dans ce cas, je serai forcé d’avouer à Netoub Ashra que tu ne m’es d’aucune utilité, et il n’hésitera pas à te supprimer, car tu en sais beaucoup trop à présent et il est hors de question de te rendre ta liberté. Tu es condamnée à réussir. Anouna se figea, glacée par la peur. — Tu perds ton temps, maître, intervint Outi. Ce n’est qu’une Négresse habituée à croupir dans les mauvaises odeurs. Les femmes puent par tous les orifices, tu le sais bien. Jamais elle ne pourra rivaliser avec toi. Je suis certain que mon nez est encore plus sensible que le sien. — Il suffit ! siffla Dakomon. Je sais qu’elle est meilleure que toi, je lui ai fait passer des épreuves dont elle a triomphé. On peut l’affiner, sans doute, et je m’y emploierai dans les semaines 114
qui viennent. (Se tournant vers la jeune femme, il ajouta :) Tu n’es pas la première à venir ici. J’ai fait enlever d’autres parfumeuses dans les nomes voisins. Toutes m’ont déçu, et j’ai dû les livrer à Netoub Ashra. Certaines de ces pauvres filles ont mis longtemps à mourir entre les mains des pillards, beaucoup trop longtemps. Je crois que leurs cris de souffrance ont même fini par effrayer les chacals et les hyènes. Je ne te mentirai pas, c’est cela qui t’attend si tu refuses de coopérer. Je t’ai choisie parce qu’on m’a parlé de toi, de ton incroyable sensibilité aux odeurs. Malheureusement, lorsque Netoub s’est rendu en ville afin de préparer ton enlèvement, tu étais déjà partie embaumer les cadavres des jeunes gens assassinés dans la carrière. Il leva les mains, paumes offertes, à la manière des conteurs de rue signifiant que l’histoire est terminée. Anouna recula instinctivement. Outi l’empoigna par le bras. — Sors de cette tente, Négresse, lui lança-t-il avec insolence, mon maître est fatigué de ta vue et nous avons à parler de choses que tu ne dois pas entendre. La jeune femme ne chercha pas à se rebeller. Elle se baissa pour quitter l’abri de toile. Dès qu’elle fut dehors, les pillards la dévorèrent des yeux, et certains lui firent des gestes obscènes.
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12 Les premiers jours, Dakomon fit subir à la jeune femme un interminable interrogatoire pour s’assurer qu’elle connaissait bien toutes les essences utilisées dans l’art des parfums. Avec la routine, les craintes d’Anouna diminuèrent. À l’heure des repas, l’architecte s’isolait pour manger sans qu’on puisse distinguer son visage. Seul Outi l’assistait dans ce rituel. La nuit, la tente était le lieu d’un étrange cérémonial. Anouna s’étendait à l’écart, dans l’une des « chambres » délimitées par les écrans de lin transparent, tandis qu’Outi s’accroupissait au chevet de son maître, pour le veiller et rajuster la sacro-sainte écharpe si par malheur elle venait à glisser pendant le sommeil de Dakomon. Le valet avait banni de la tente tous les miroirs de cuivre poli, mais également tous les objets de métal dont la surface brillante aurait pu malencontreusement refléter l’image du supplicié. La jeune femme en fit la remarque au serviteur qui lui saisit brutalement le poignet pour le tordre comme s’il voulait lui rompre les os. — C’est vrai, siffla-t-il en parlant bas pour ne point être entendu de son maître. Et dis-toi bien que les seuls miroirs dans lesquels il peut encore se contempler, ce sont tes yeux. Alors prends garde au reflet que tu lui renvoies… S’il s’y découvre tel qu’il est en réalité, il pourrait bien te coudre les paupières. Après tout, ce n’est que de ton nez qu’il a besoin ! Le jour durant, Dakomon affichait une coquetterie d’homme de cour. Il se faisait raser, épiler, masser, et paradait, vêtu de lin immaculé. Sa conversation était agréable, et Anouna, malgré l’angoisse qui ne la quittait plus, n’était pas insensible à la perfection de ce corps doré, dont la musculature délicate n’avait rien de comparable à celle, hideuse, des galériens aux bras sillonnés de grosses veines qu’on rencontrait à SethepAbou, à la porte des maisons de bière. Dakomon avait l’habitude de séduire, et il se comportait avec Anouna comme il l’aurait fait 116
avec la fille d’un haut fonctionnaire. Mais le démon qui l’habitait s’éveillait avec le soir. Alors il devenait fébrile, tripotait son écharpe pour s’assurer qu’elle ne glissait pas. Ou bien il s’isolait avec Outi et le pressait de questions. — Ça sent ? lui demandait-il. Je suis sûr que ça sent… Ça suinte, ne me raconte pas d’histoires. Il doit y avoir une odeur. Si je découvre que tu me mens, je t’arracherai les yeux… Tu sais que j’en suis capable. Tu te rappelles comment j’ai traité cette petite Nubienne, l’autre fois… Ne me mens pas, Outi. Est-ce que ça sent ? Le valet essayait de le rassurer, et, fébrilement, imprégnait l’écharpe d’essence de benjoin. — Toi, tu ne le sens peut-être pas, soupirait Dakomon en s’affaissant entre les bras d’un fauteuil, mais elle ? La fille… Elle a l’odorat plus développé que toi. — C’est pas vrai ! protestait Outi d’une voix de petit garçon. Elle n’est pas meilleure que moi. Tu ne me fais pas confiance, seigneur, alors que je pourrais te guider aussi bien qu’elle dans la tombe du nomarque. Dakomon haussait les épaules avec lassitude. — Mon pauvre Outi, soupirait-il. Cesse de te raconter des balivernes. Tu n’as qu’un gentil petit talent, rien de plus. Tu nous conduirais tous à la mort. Chacune de ces rebuffades faisait grimper d’un nouveau cran la haine que le serviteur nourrissait à l’égard d’Anouna. Celle-ci se pliait aux fantaisies de l’architecte et respirait à longueur de journée les innombrables parfums qu’on faisait défiler sous son nez. Dakomon ouvrait un flacon, puis exigeait qu’elle lui donne la composition exacte de la fragrance qui venait de flotter à ses narines. Si elle se trompait, il lui fouettait les épaules ou les cuisses avec une badine de bambou. Elle devait énumérer avec exactitude le nombre de gouttes, de pincées. Apprendre à identifier des effluves qu’elle n’avait jamais approchés de toute sa vie. Un jour elle se rebella. Ses cuisses étaient zébrées d’hématomes, et il venait de la gifler, c’en était trop.
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— Finissons-en ! lui cria-t-elle. Fais-moi sentir ton fameux parfum « inodore », et arrêtons ces jeux, nous ne sommes pas à l’école des scribes. — Pauvre idiote ! gronda Dakomon. Tu te crois très forte. Tu n’es pas mauvaise dans ton genre, mais tu n’es pas encore prête. Si je te faisais flairer le parfum en question, tu ne sentirais rien… Comme les autres, comme tous les autres. Il faut affiner ton odorat. — Qu’en sais-tu ? siffla Anouna. Donne-le-moi, donne-lemoi tout de suite et je te dirai de quoi il est composé. Dakomon eut un rire grinçant. — Tu es charmante mais d’une parfaite sottise, dit-il. Je ne suis pas assez idiot pour en avoir conservé un flacon avec moi. Crois-tu que j’aie confiance en Netoub Ashra ? Je ne veux pas qu’il puisse se passer de moi. Le parfum secret, je ne le composerai qu’à la dernière minute, au moment où nous descendrons dans le labyrinthe. De cette manière, Netoub est forcé de veiller sur ma santé et de satisfaire mes caprices. En attendant, fais tes exercices car tu n’as pas l’habitude de travailler avec des substances de prix. Tu aurais pu devenir aussi bonne que moi mais ton odorat s’est gâché à vivre au milieu des odeurs vulgaires. Lorsque la nuit venait, Anouna s’abattait sur sa natte, brisée par la tension nerveuse. À plusieurs reprises, au milieu d’un demi-sommeil, elle eut l’impression que Dakomon se penchait au-dessus d’elle pour la regarder dormir, mais elle se garda d’ouvrir les yeux. Elle tremblait toujours à l’idée qu’un faux mouvement ou une saute de vent lui arrachât son écharpe de lin, car elle savait qu’elle ne pourrait retenir un cri. Elle avait travaillé à la maison d’embaumement, elle avait vu bien des cadavres, mais elle n’avait jamais eu peur d’eux car aucun mort n’avait jamais essayé de l’embrasser, or elle devinait que Dakomon ne pourrait s’empêcher de le faire, tôt ou tard. Il avait mené l’existence d’un séducteur et ne parvenait pas à admettre qu’il était devenu, aujourd’hui, un objet de répulsion. Cette idée le rendait fou, lentement. Il faisait fréquemment des cauchemars dont il se réveillait en hurlant. Outi le prenait alors dans ses bras et le berçait. 118
Il régnait dans la tente une atmosphère lourde, viciée, à laquelle Anouna avait bien du mal à s’habituer. Elle ne se risquait que très rarement au-dehors, car la concupiscence des brigands inactifs lui causait un véritable malaise. Dès qu’elle paraissait, ils multipliaient les gestes obscènes ou les mimiques salaces. Le lieutenant de Netoub Ashra, un Grec du nom de Boutaka, se précipitait alors pour l’escorter, le glaive à la main. La tension ne cessait de monter, et Anouna n’ignorait pas qu’on la surnommait déjà « la putain de Nez-Coupé ». Un jour, Netoub l’attira à l’écart, et lui demanda de l’accompagner sous les murailles du fortin en ruine. — Alors ? interrogea-t-il avec une mimique d’impatience. Les choses avancent-elles ? Anouna le dévisagea. Elle eut la surprise de le découvrir encore plus beau que dans son souvenir. Il y avait du loup en lui, une sorte de fureur qui faisait peur et qui ne devait s’apaiser que dans la fatigue des tueries. Il était de ces hommes pour qui les femmes ne sont que des instruments de plaisir, au même titre que le vin et la viande rôtie. Elle devinait qu’il souffrait de se découvrir dépendant d’elle. Sans doute l’aurait-il voulue plus soumise, plus terrifiée ? — Je ne sais pas, dit-elle en reportant son regard vers l’immensité du désert. Dakomon semble assez satisfait… — Fais attention, grogna Netoub. Vous êtes tous en danger. Mes hommes le détestent, ils ne rêvent que de lui couper la gorge. — Pourquoi ? N’est-il pas votre allié ? Netoub haussa les épaules. — Cet imbécile s’est vanté, un soir, d’avoir construit la pyramide de Tetlem-Issou, dit-il d’une voix sourde. C’est un nom que nous n’aimons pas entendre… Un foutu piège où nous avons laissé beaucoup des nôtres. Un tombeau rempli de crocodiles… Depuis, mes hommes ne pensent qu’à planter sa tête au bout d’une pique. J’ai beau leur répéter que sans Dakomon, notre affaire tombe à l’eau, ils ne veulent rien entendre. Ce sont des brutes, presque des bêtes. J’ai peur qu’ils essayent une nuit de s’introduire dans la tente de l’architecte. Si cela se produit, n’hésite pas à crier. Tu ne pourras guère 119
compter que sur moi ou sur Boutaka, car personne d’autre ne prendra le parti de cette charogne. Si tu peux, dis-lui d’éviter de se pavaner aux abords du campement, habillé en prince. Obligele à rester le plus possible à l’intérieur, même si tu dois pour cela lui faire l’amour toute la journée. Sa vie en dépend… et donc la tienne. Anouna fut irritée que Netoub puisse croire qu’elle partageait la couche de Dakomon. Elle se demanda d’ailleurs pourquoi, mais ne trouva pas de réponse. Quand elle rapporta cette conversation à l’architecte, celuici éclata d’un rire haineux. — Je conchie ces porcs ! hurla-t-il. Sans moi ils ne peuvent rien. Je suis intouchable. Moi seul suis en mesure de faire leur fortune. Je sais qu’ils me détestent mais ils doivent tout de même me protéger. Je trouve ce paradoxe délicieux. Parfois, lorsqu’il était en proie aux idées noires, il ordonnait à Outi de jeter de la poudre d’opium dans les brûle-parfums. La tente s’emplissait alors de vapeurs lourdes qui plongeaient Anouna dans la stupeur. Si l’un des coureurs de sable s’était alors glissé dans l’abri pour lui trancher la gorge, elle aurait été incapable d’ébaucher le moindre mouvement de fuite. — Nous allons passer au stade supérieur de l’entraînement, lui dit un soir Dakomon. Demain, je te perdrai au milieu du labyrinthe que j’ai fait construire dans les ruines du fort, comme cela tu auras une idée plus précise de ce qui t’attend dans le tombeau d’Anathotep, et tu deviendras peut-être une élève plus docile.
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13 Le lendemain, Dakomon conduisit Anouna dans l’enceinte des ruines. Les briques émiettées par les bourrasques avaient empli le fortin d’une poussière rougeâtre, très fine, qui se soulevait à chaque pas. Une curieuse construction occupait le centre de la place, telle une espèce de seconde forteresse en réduction dont les parois mesuraient cinq coudées de haut et soixante de long. — Voilà, expliqua l’architecte. C’est la reproduction approximative d’un labyrinthe funéraire. À cette différence près que celui-ci ne comporte pas de plafond, et que tous les murs sont en tourbe séchée au lieu d’avoir été taillés dans le granit. Il a fallu plusieurs mois de travail pour le mettre au point. Ce n’est qu’un simulacre, un parcours d’entrainement, mais qui te familiarisera avec ce qui t’attend en bas. J’y ai installé les pièges habituels. Comme dans une vraie tombe, ils sont actionnés par des dalles à contrepoids qui réagiront dès que ton pied s’y posera. J’ai marqué ces pierres avec un parfum cent fois plus odoriférant que celui employé par Anathotep, l’épreuve est donc facile en comparaison de celle que tu devras affronter en réalité. Il tira un rouleau de papyrus de sa ceinture, le tendit à la jeune femme. — Voilà le plan du tracé, dit-il. Le dessin en est classique, et si tu ne déclenches aucun piège tu en triompheras aisément. Par contre, les choses deviendront plus difficiles si tu mets en branle les cloisons montées sur pivot. Dans ce cas, les couloirs modifieront leur itinéraire dans ton dos, et chaque fois que tu poseras le pied sur une dalle piégée, un nouveau labyrinthe s’organisera autour de toi. Inutile de te dire qu’alors ce plan ne te servira plus à rien. Une porte s’ouvrait dans la paroi de tourbe. Anouna s’en approcha. 121
— Garde bien à l’esprit qu’il s’agit d’une reproduction malhabile, insista Dakomon. Dans la réalité, les murs mobiles pivoteront bien plus rapidement, et sans faire de bruit. Les fosses seront bien plus profondes, et hérissées d’épieux. Ta vie, et la nôtre, dépendront de ton nez. Cette épreuve n’est pas un jeu. Il remit le plan à la jeune femme et lui fit renifler un parfum à peine perceptible dont l’odeur était enfermée dans une bague creuse. — Va, ordonna-t-il sèchement. Et fais attention, sinon tu auras de mauvaises surprises. Anouna franchit le seuil de l’étrange construction. Tout de suite, les couloirs étroits, dépourvus de la moindre ornementation, lui procurèrent une sensation d’étouffement. Le sol était formé de dalles dégrossies à la hâte, qui joignaient mal et bougeaient sous ses pieds, si bien qu’à chaque pas, elle avait la détestable impression d’actionner des ressorts cachés. Le vent ne pénétrait pas à l’intérieur du dédale, un air brûlant, lourd de miasmes y stagnait. Anouna s’immobilisa au bout de trois pas, examinant le sol. Le couloir de gauche, comme celui de droite, n’était large que de deux dalles : si elle voulait avancer, il lui fallait choisir sur quelle pierre elle poserait le pied. Elle fronça le nez, cherchant à repérer la senteur que Dakomon lui avait fugitivement fait renifler. Elle réalisa tout à coup qu’un parfum aussi impalpable était difficile à isoler au milieu de toutes les odeurs dont le labyrinthe était imprégné : odeur de tourbe, de bouse de chameau, de poussière chaude… Odeur de charogne émanant probablement d’animaux dont les carcasses pourrissaient dans les ruines. Tout cela formait un tourbillon d’agressions olfactives qu’elle avait le plus grand mal à trier. Au début, tout se passa bien, elle tourna deux fois à gauche selon les indications du plan. Les parois, toutes semblables, ne permettaient aucun repérage visuel. « Ce sera encore pire dans la vraie tombe, songea-t-elle. Il y aura un plafond de granit qui accentuera l’impression d’enfermement. Et l’obscurité… surtout l’obscurité. » Elle frémit à la pensée de ces ténèbres au sein desquelles il lui faudrait s’enfoncer. Pourrait-on allumer des lampes à huile ? 122
« Si nous sommes nombreux, il faudra économiser l’air, pensa-t-elle avec angoisse. On devra donc se contenter d’un éclairage très faible. Une flamme minuscule pour éclairer toute l’étendue du labyrinthe. » Elle s’aperçut que son visage et son corps ruisselaient de sueur. Sa propre odeur l’indisposa et troubla sa perception du milieu où elle évoluait. Elle localisa enfin le parfum que lui avait fait sentir Dakomon. Elle s’accroupit pour tenter de déterminer s’il avait aspergé la dalle de droite ou celle de gauche. À gauche, l’exhalaison était plus forte. Elle décida donc de poser les pieds sur la pierre de droite. Elle franchit l’obstacle sans déclencher la moindre catastrophe, et en fut soulagée. C’était plus facile qu’elle ne l’avait cru ! Elle déchanta bien vite lorsqu’elle comprit que Dakomon, s’il avait copieusement aspergé les premières dalles, n’avait laissé tomber qu’une goutte de parfum sur les suivantes, si bien que le marquage devenait à peine perceptible et se trouvait noyé au milieu des relents de fumier qui montaient des murs de tourbe. La panique envahit Anouna. À force de trop s’appliquer, elle finissait par ne plus rien percevoir. Elle commit l’erreur que souhaitait justement lui voir commettre l’architecte. Fuyant les mauvaises odeurs, elle ne chercha bientôt plus qu’à isoler les bonnes, jusqu’au moment où elle réalisa que Dakomon avait lâchement usé de plusieurs parfums pour marquer les dalles. Ces marquages fonctionnaient comme des leurres destinés à l’embrouiller. On les avait déposés sur des dalles inoffensives, mais ils finissaient par emplir les couloirs d’un brouillard odoriférant qui faisait tourner la tête d’Anouna et l’empêchait d’isoler efficacement la seule fragrance importante. Elle demeura un long moment paralysée, ne sachant plus sur quelle dalle elle devait faire porter son poids. — On hésite ? fit la voix goguenarde de Dakomon dans le lointain. On ne s’attendait pas à cette petite ruse ? C’est pourtant le genre de fourberie qu’Anathotep serait capable de nous avoir préparée. Tu imagines ? Toutes les dalles marquées avec des parfums différents… Seul un nez exceptionnel pourrait y retrouver son chemin. On se sent moins forte à présent ?
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La colère s’empara de la jeune femme… et elle fit le mauvais choix. À peine avait-elle posé le pied sur la dalle qu’un grondement sourd retentit dans son dos. Elle se retourna… Trop tard ! Les murs de tourbe avaient déjà pivoté. Le passage qu’elle venait d’emprunter n’existait plus. Là où, un instant plus tôt, s’ouvrait une porte, il n’y avait qu’un cul-de-sac. Le couloir s’était refermé, la condamnant à aller de l’avant. Elle s’affola, commettant bévue sur bévue. L’odeur de sa sueur la submergeait, brouillant sa perception. Elle ne savait plus ce qu’elle devait chercher ; le souvenir du parfum de référence s’effaçait de sa mémoire. Elle accumulait les mauvais choix, se trompant chaque fois d’odeur, et les murs bougeaient, bougeaient, dans un tumulte de grondements sourds. Elle voyait les couloirs se défaire sous ses yeux, des portes disparaître, des angles se former là où il n’y avait eu précédemment que des lignes droites. Le labyrinthe paraissait pris de folie. À chaque faux pas, son dessin se modifiait, et Anouna tournait en rond, se heurtant aux parois. Elle courait après une sortie qui se déplaçait sans cesse, après un itinéraire en constante évolution. Elle voulut se précipiter dans la découpe d’une porte qui s’effaçait et faillit être broyée entre deux pans de mur en train de pivoter. La machinerie, construite avec des matériaux primitifs, produisait beaucoup de bruit et de poussière. Les corridors s’emplissaient d’un brouillard jaune provenant de l’effritement des cloisons s’usant à chaque nouveau mouvement. Anouna, aveuglée, se débattait dans cette tourmente qui la faisait tousser, éternuer. C’est ainsi qu’elle commit une faute capitale, et que le sol s’ouvrit sous ses pas. Elle hurla, mais la trappe l’avait déjà avalée. Elle tomba dans l’obscurité d’une fosse ayant la forme d’un cône dressé pointe en l’air, ce qui annulait tout espoir d’en escalader les parois. Le sable amortit sa chute. À peine avait-elle repris ses esprits qu’elle fut submergée par une épouvantable odeur de putréfaction. Elle n’osa plus bouger. Au-dessus de sa tête le silence était revenu, les murs avaient cessé leur danse folle. Le labyrinthe
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avait retrouvé son calme, mais son paysage s’était complètement transformé. Anouna suffoquait. Quand elle voulut se redresser, sa main toucha la poitrine d’une femme. La texture gluante de la peau lui permit de comprendre qu’il s’agissait d’un cadavre. Elle était ensevelie avec une morte… Une pauvre fille qui pourrissait là depuis une semaine au moins. La puanteur était atroce. Bien qu’elle eût l’habitude des corps en mauvais état, Anouna ne put s’empêcher de vomir car la pestilence dépassait les limites du supportable. La voix de Dakomon lui parvint de l’extérieur, étouffée par la distance et l’épaisseur de la trappe. — Où es-tu ? lança l’architecte. Tu es tombée au royaume des ombres ? Dans ce cas, tu es peut-être en compagnie de l’une des filles qui t’ont précédée. Celles-là étaient douées, c’est vrai, mais beaucoup moins que toi, je le reconnais. Quand j’ai compris qu’elles ne parviendraient jamais à détecter le parfum « inodore », j’ai décidé d’être indulgent avec elles. J’ai pensé qu’il était plus humain de les lancer dans le labyrinthe que de les livrer aux hommes de Netoub Ashra. Elles sont mortes de soif au fond des fosses, mais on entendait à peine leurs cris de l’extérieur. Les brigands étaient fort tentés d’aller les secourir pour en faire l’usage que tu imagines, toutefois ils n’ont pas osé se risquer dans le dédale. Les petites n’ont pas résisté plus de trois ou quatre jours. Mais elles étaient très sottes. Plus on hurle, plus on avale de poussière… et plus on a soif. Anouna garda le silence. Elle avait repris son calme. Elle avait suffisamment côtoyé de cadavres à la maison d’embaumement pour dominer sa répulsion, seule la puanteur lui causait un réel malaise. — Prends ton mal en patience, ricana Dakomon. Tu as complètement bouleversé la structure du labyrinthe, et il va me falloir du temps pour te retrouver. Je connais heureusement toutes les configurations que peut adopter le système, et dès que je serai monté sur les remparts pour voir quel est maintenant son dessin, je serai en mesure de venir te chercher. Cette petite tricherie n’est possible que parce que le labyrinthe n’a pas de plafond. Si tu étais dans une vraie tombe, je serais incapable 125
d’aller à ton secours puisque je ne puis plus me fier à mon odorat. Anouna ferma les yeux et s’éloigna le plus possible du cadavre en putréfaction. Elle se demanda avec une pointe d’angoisse si Dakomon allait réellement être en mesure de la sortir de la fosse. Et si, victime de sa mutilation, il s’embrouillait lui aussi dans le tracé au point de tomber dans une autre trappe ? Qui viendrait les chercher ? Personne, sûrement, car aucun des brigands n’oserait franchir le seuil des corridors piégés. « Pourvu qu’il ne se trompe pas ! » songea-t-elle en serrant les poings. Dakomon mit longtemps à la retrouver. Il était accompagné d’Outi qui portait une pleine brassée de plans répertoriant les différentes configurations que le système de cloisons mobiles était en mesure d’adopter, et le nouvel emplacement des pièges pour chacune d’entre elles. — Il a fallu avancer en comptant les dalles, expliqua Dakomon penché au-dessus de la trappe. C’est très délicat. Comme je te le disais tout à l’heure, cette tricherie serait impossible si nous avions un vrai plafond de granit au-dessus de la tête, car je serais alors incapable de déterminer quelle disposition ont adopté les rouages installés dans le sous-sol. Outi lança à contrecœur une échelle de corde dans le trou pour permettre à Anouna de sortir du piège. Quand elle fut enfin hors de la fosse, la jeune femme examina ses membres car elle s’était légèrement écorchée en tombant. — Et pourquoi ne pas saboter justement le système d’engrenages et de contrepoids ? interrogea-t-elle. Il me semble qu’il suffirait de déplacer une dalle et de s’y glisser… Cette machinerie doit bien occuper une salle souterraine. Une fois le système détruit, les murs seraient condamnés à l’immobilité. Dakomon hocha la tête. — Bien raisonné, dit-il d’un ton ironique. En théorie, cela pourrait se faire, mais, pour plus de sécurité, j’ai fait remplir cette crypte d’aspics. Des milliers de serpents venimeux qui vont s’entre-dévorer et se reproduire en vase clos, se suffisant à euxmêmes. Il faudrait être fou pour prétendre les déranger, et celui 126
qui le ferait n’aurait aucune chance d’en ressortir vivant. De plus, en soulevant la dalle d’accès, on courrait le risque de faire sortir les reptiles et d’en remplir la tombe. Anouna dissimula son dégoût à grand-peine. — Non, insista l’architecte. Il n’y a qu’un moyen de violer le tombeau d’Anathotep, et c’est celui auquel j’essaye de te préparer. J’espère que la mésaventure d’aujourd’hui t’aura servi de leçon et que tu seras plus attentive demain. Ils durent remonter les couloirs en marchant les uns derrière les autres. Dakomon ouvrait le chemin, comptant soigneusement les dalles et vérifiant fréquemment le tracé des plans. Anouna crut qu’ils n’en sortiraient pas avant la nuit. Elle était épuisée, meurtrie, et son nez, tout rempli de l’odeur de la morte, ne percevait plus aucun parfum. Quand ils émergèrent enfin du piège, Dakomon la saisit brutalement par le poignet pour l’attirer contre sa poitrine. — Dis-toi bien qu’aujourd’hui c’était facile, crachat-il d’une voix soudain chargée de menace. Le parfum avait cent fois plus de présence que celui employé par Anathotep. Il va te falloir être plus attentive. Si tu tombes demain dans une autre trappe, je t’y laisserai un jour entier en compagnie de la pauvre idiote qui achève d’y pourrir. C’est compris ? Toute la nuit, Anouna rêva qu’elle courait à l’intérieur du labyrinthe sans jamais en trouver la sortie tandis que de l’autre côté du mur d’enceinte résonnait le rire de Dakomon. Les jours suivants, elle parvint à maîtriser de manière plus satisfaisante l’espace intérieur du dédale. Elle réussit enfin à trouver son chemin au milieu du mélange des parfums et à discerner les dalles susceptibles de mettre les murs en mouvement. Les brigands avaient pris l’habitude d’assister à ses exercices, et, pour mieux suivre sa déambulation, grimpaient sur l’ancien chemin de ronde du fortin en ruine, où ils se massaient, tels des spectateurs sur des gradins. De là-haut, ils l’invectivaient, ou lui criaient des encouragements. Certains s’amusaient à hurler de fausses indications, d’autres, pour l’embrouiller dans son processus d’identification olfactive, lui pissaient sur la tête en poussant des hurlements de joie. Netoub
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devait intervenir en personne, et les chasser à coups de pied dans le derrière. Anouna tombait de moins en moins souvent dans les fosses creusées dans le sol, mais chaque fois, elle avait la désagréable surprise de se retrouver nez à nez avec un nouveau cadavre. Elle commençait à comprendre que Dakomon préparait sa vengeance depuis trop longtemps maintenant pour s’arrêter à des détails. Curieusement, ses rapports avec l’architecte s’amélioraient. Elle devina qu’après lui avoir fait peur, il essayait de l’apprivoiser. Si elle n’était pas dupe de la manœuvre, elle y était néanmoins sensible. Cela se passait le soir, quand Dakomon ordonnait à Outi de leur verser du vin de palme sans lésiner. Alors l’architecte s’allongeait sur une natte, au milieu des rochers, et regardait le soleil se coucher. — Que feras-tu quand tu seras riche ? demandait-il à la jeune femme. Pourquoi ne resterions-nous pas ensemble, hein ? Je sens bien que tu as vécu et que tu n’es point femme à t’effrayer d’un homme un peu mutilé. Je sais ce qu’il convient de faire quand on a de l’argent, je connais les usages des grands, leurs lois, leurs ruses. Tu seras complètement désarmée face à ces gens-là. Ils ne feront de toi qu’une bouchée et te plumeront en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Si tu deviens ma compagne, nous partirons vers l’Asie, nous irons à Babylone, à Ninive. Je ferai de toi une grande parfumeuse et je me contenterai d’être architecte. Tu sais bien que nous ne pourrons pas rester en Égypte. Anouna devinait ce qu’il pouvait y avoir d’humiliant à mendier ainsi de la compagnie pour un homme qui avait jadis vécu environné de femmes. Elle n’osait le rabrouer, le trouvait à la fois touchant et dangereux, car la menace affleurait toujours sous la supplique, Au vrai, quand on faisait l’effort d’oublier ce qui se cachait sous l’écharpe de lin blanc couvrant le visage de Dakomon, on ne pouvait qu’être sensible à la perfection de son corps, de son torse lisse et doré, et Anouna se surprenait parfois à s’imaginer couchée sous cette poitrine haletante, ou l’encerclant de ses bras. Il devait y avoir une certaine 128
satisfaction à faire gémir de plaisir un homme de haute naissance. Pour sa part, elle n’avait jamais partagé la couche d’un garçon de son âge, et elle ne conservait des étreintes subies que le souvenir de peaux aigres et ridées, parsemées de poils blancs aussi rudes que du crin de chameau. Elle avait toujours servi de jouet à de vieux chameliers, des hommes qui auraient pu être ses grands-pères. Elle avait fini par s’habituer à leurs exigences, mais n’y avait jamais trouvé le moindre plaisir, même si, à la longue, elle avait éprouvé pour eux une vague tendresse, née principalement du fait qu’ils la battaient rarement. Dakomon, lui, la séduisait. Il éveillait en elle des désirs inconnus. En homme habitué à plaire, il avait senti cela, et en jouait, s’appliquant à ne se laisser voir que sous le meilleur angle, ou dans des postures qui le mettaient en valeur. Encore une fois, Anouna n’était nullement dupe de ces coquetteries. Elle maudissait l’habileté de l’architecte, sa fatuité, mais ne pouvait s’interdire d’y succomber. C’était un jeu dangereux, elle en avait conscience, car la beauté du corps demi-nu ne devait pas lui faire oublier que, sous l’écharpe de lin, se cachait une plaie suppurante, atroce, qui ne parvenait pas à guérir. « Essaye d’imaginer ce qui se passera quand il se penchera sur toi pour te faire l’amour, se disait-elle, et que les gouttes de pus tombant de sa blessure s’écraseront sur ton visage ou entre tes seins…» Elle essayait, par ce tableau atroce, de réfréner le désir qu’elle avait de Dakomon, car ce désir était un leurre, un mirage. Hélas, il était beau parleur, et ajoutait à sa séduction naturelle le charme de ses évocations. Il faisait défiler dans l’esprit d’Anouna les tableaux d’une existence de luxe et de sécurité qu’elle n’avait jamais connue, elle qui avait passé la majeure partie de sa vie sous une tente, dans le chaos et la puanteur des caravanes en marche. Elle se voyait, soudain, se baignant dans un bassin de marbre, entourée de servantes dociles qui la sécheraient avant de la masser longuement. Elle se voyait accoudée à la terrasse d’une haute demeure, d’un palais, dominant une ville étrangère grouillant de marchands et 129
de voyageurs. Dakomon connaissait les mots qu’il fallait, il avait le don d’évoquer ces contrées lointaines, ces plaisirs étranges. « Si tu parviens à supporter sa laideur, lui soufflait la voix de la raison, tu n’auras plus jamais faim, plus jamais froid. Il te chérira comme un trésor parce que tu seras la seule femme au monde à ne pas hurler de terreur lorsqu’il se démasquera. Si tu sais lui faire croire que tu n’éprouves aucun dégoût, si tu arrives à oublier son infirmité et à le regarder comme un homme normal, ta fortune est faite. » Oui, c’était vrai… C’est ce qu’elle aurait dû essayer de faire. Une fille comme elle, démunie, sans famille, ne pouvait se passer de protecteur. Si elle voulait vivre au-delà de trente ans, il lui fallait cesser d’être pauvre et commencer à manger à sa faim, à se faire soigner, à habiter ailleurs que dans des cloaques infestés de miasmes et de vermine. Il lui fallait saisir la chance qui passait à sa portée. Il lui fallait se faire aimer de Dakomon, lui devenir indispensable. Savoir le regarder avec cette expression d’admiration sensuelle qu’avaient dû lui témoigner ses maîtresses dans le passé. Elle devait le faire vivre dans une illusion, un rêve. L’illusion qu’il était toujours beau. C’était cela qu’il attendait, c’était ce contrat qu’il s’obstinait à lui proposer sans jamais aborder la chose de façon trop directe. Il lui suggérait un pacte impossible. « Je ne pourrai pas », s’avouait-elle la nuit, lorsqu’elle se couchait sur sa natte et regardait, à la dérobée, l’architecte s’envelopper le visage avec un soin maniaque. Elle comprenait pourquoi il ne l’avait pas encore forcée, violée. Il espérait… Il espérait qu’elle accepterait sa compagnie, de plein gré. « A-t-il proposé la même chose aux autres filles ? se demandait Anouna. À toutes celles qu’il a laissées mourir de soif dans les puits du labyrinthe ? » N’était-elle qu’une postulante parmi tant d’autres ou l’avaitil réellement distinguée ? Elle n’en savait rien. Elle avait peur de lui. Elle avait envie de lui. Toutefois, elle n’était pas certaine de savoir maîtriser sa réaction lorsqu’il enlèverait son voile et qu’il frotterait son visage contre le sien pour l’embrasser. Car il la 130
soumettrait bientôt à cette épreuve, elle n’en doutait pas. Il n’était pas homme à se contenter d’une mauvaise comédie. Un matin, alors qu’elle faisait quelques pas hors de la tente pour essayer d’apaiser la migraine que faisaient naître en elle les parfums qu’elle respirait tout le jour, Outi la rejoignit sous prétexte de lui apporter un remède dilué dans du vin de jujubier. — N’essaye pas, lui murmura-t-il comme s’il lisait en elle. N’y pense même pas. Tu n’as pas idée de ce qu’il te faudrait supporter. Aucune des guenons qu’il a tenté de séduire avant toi n’y est parvenue. Oh ! Elles se croyaient fortes, les petites putains, mais j’ai ri en les entendant hurler au moment suprême, quand il a exigé de les embrasser et qu’il a approché son visage du leur. Elles avaient beau s’être préparées au pire, elles étaient encore bien au-dessous de la vérité. Je suis le seul à pouvoir le regarder en face sans dégoût, parce que je l’aime vraiment… Parce que je pourrais mourir pour lui s’il me le demandait. Tu n’as pas cette force, tu n’es qu’une petite salope qui veut monnayer le trou qu’elle a entre les cuisses, rien de plus. Je te le répète, n’essaye pas. C’est un conseil d’ami. — Pourtant tu ne m’aimes guère, répliqua Anouna. — C’est vrai, dit Outi. Mais je veux qu’on en finisse. Dakomon ne recommencera à vivre qu’une fois la momie d’Anathotep mise en pièces, et j’en ai assez de croupir sur cette colline au milieu de ces brigands qui puent comme cent boucs. Cependant elle progressait dans son apprentissage. Dakomon lui avait enseigné comment se priver de nourriture pour affiner son odorat. Il lui avait montré comment la faim pouvait décupler la perception des senteurs, et Anouna était elle-même surprise de ses propres talents. Jamais elle n’aurait pensé être capable de déceler des odeurs aussi ténues. Une nuit, alors qu’elle se glissait hors de la tente pour satisfaire un besoin naturel, quelqu’un s’approcha d’elle et lui souffla du poivre rouge au visage. Elle ne vit qu’une ombre, la seconde suivante, ses yeux, son nez, sa bouche la brûlaient comme si on venait de lui plonger la tête dans le feu. Elle hurla ; le poivre lui ravageait les narines telle une coulée de plomb fondu. Perdant l’équilibre, elle roula dans le sable, dévalant le 131
versant de la colline. Bien qu’elle n’en eût pas la preuve, elle fut aussitôt convaincue que cette agression était le fait d’Outi. Ainsi, à bout d’arguments, il n’avait trouvé que cette méthode pour se débarrasser d’elle… Elle suffoquait, gémissait, pleurait. Aveuglée, elle ne savait où dénicher de l’eau. Enfin, on vint à son secours. Des mains rugueuses l’aidèrent à se relever et à remonter vers le campement. À travers les explosions de souffrance, elle entendit la voix de Netoub Ashra qui disait : — Renverse ton visage en arrière, je vais essayer de te laver. Elle obéit. D’abord l’eau aviva la douleur, puis elle commença à éprouver une sensation de soulagement. — Du lait, lança la voix de Dakomon. Il faut lui laver les yeux et les narines avec du lait de chamelle. Vite ! — Qui lui a fait ça ? gronda Netoub. Par les dieux, si c’est ton valet, je vais lui trancher la gorge ! — Et pourquoi ne serait-ce pas plutôt l’un de tes bandits ? riposta l’architecte. Un lâche qui n’oserait pas avouer que notre projet lui fait peur… Les deux hommes se querellèrent un moment, oubliant qu’elle souffrait. Elle dut les rappeler à l’ordre. On glissa une calebasse remplie de lait entre ses mains, elle ouvrit les yeux et y plongea le visage. — Il faut battre des paupières, lui expliqua Dakomon. Aspire également le lait par les narines, c’est le plus important. Je me moque que tu deviennes aveugle, mais je ne veux pas que tu perdes l’odorat. Elle fit comme il disait ; elle avait si mal qu’elle se croyait près de mourir. Elle aspira le lait par le nez, s’étouffa, fut prise d’une interminable quinte de toux. Dakomon la saisit sous les aisselles et la força à se redresser. — Viens dans la tente, dit-il. Je vais te donner un peu d’opium, cela calmera la douleur. Elle s’abandonna, elle avait trop mal pour laisser exploser sa colère. Elle s’allongea sur sa natte ; l’architecte entreprit de lui nettoyer les yeux et la bouche avec une éponge. Anouna avait l’impression que ses lèvres avaient doublé de volume. Les 132
larmes l’aveuglaient, mais le pire, c’étaient encore ses narines à travers lesquelles semblait circuler un air chargé de scories. Elle entendit Dakomon apostropher Outi : — C’est toi, n’est-ce pas ? Sale petit scorpion ! C’est toi qui lui as jeté du poivre à la figure. Ne dis pas le contraire. — Pas du tout, protesta le serviteur. Tu ne comprends donc pas qu’elle s’est fait ça toute seule ? Cette salope veut se débarrasser de moi afin de pouvoir te manipuler à sa guise… Elle a bien compris que j’étais ton seul ami ici, elle veut me faire accuser pour que tu me livres aux bandits. C’est une machination… Ne te laisse pas berner, maître. Elle espère rester en tête à tête avec toi, si tu tombes dans le piège, tu es perdu. Je suis ton seul ami. — Assez, gronda Dakomon. Arrête de pleurnicher ! Je déteste quand tu parles avec cette voix de femme. Nous réglerons cela plus tard. Il feignait d’être toujours en colère mais Anouna devina qu’il commençait déjà à douter. — Il ment, balbutia-t-elle. On m’a jeté du poivre à la figure… Quelqu’un qui s’est approché par-derrière… Je n’ai pas eu le temps de voir son visage. — Ça suffit ! siffla l’architecte. Je n’ai pas de temps à perdre avec des querelles de domestiques. Mais si tu t’es infligé cela toute seule, dans je ne sais quel but, laisse-moi te dire que tu es folle. Le poivre peut détruire un nez de parfumeur, irrémédiablement. Il est fort possible que tu ne guérisses pas de cette agression, ou que tu en restes infirme, à jamais privée de tes talents olfactifs. Si cela t’arrive, je serai sans pitié… — Ce n’est pas moi, gémit Anouna. Quel intérêt aurais-je eu à cela ? — Avec les femmes, on ne peut jamais savoir, rétorqua Dakomon, votre manière de penser est si tortueuse… Il passa l’heure suivante à lui instiller des baumes et des élixirs dans les narines. Lentement, la douleur s’apaisa, mais Anouna dut s’avouer qu’elle ne sentait plus rien. Autour d’elle le monde n’avait plus d’odeur. Assommée par la drogue, elle finit par s’endormir.
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Elle fut réveillée le lendemain matin par l’écho d’une conversation que tenaient Dakomon et Netoub Ashra sur le seuil de la tente. — Pourra-t-elle encore sentir quelque chose ? demandait le chef des brigands. — Je ne peux pas l’affirmer, soupira l’architecte. Les nez de cette qualité sont extrêmement fragiles, une odeur trop forte peut les briser à jamais. Cela s’est vu. Elle peut également guérir mais ne jamais récupérer sa sensibilité initiale. — Dans ce cas, elle ne nous servira plus à rien, grogna Netoub. Par les dieux, nous aurons encore perdu du temps. Je commence à me demander si ton idée est vraiment réalisable. Et si nous ne trouvions jamais personne qui soit en mesure de sentir ton fichu parfum « inodore » ? Y as-tu pensé ? — Rien ne presse, fit Dakomon. Anathotep n’est pas encore mort. Et quand il aura rendu l’âme, nous disposerons encore de deux mois et demi pour fignoler nos préparatifs. Tu sais bien qu’il lui faudra tremper soixante-douze jours dans le natron avant d’être placé dans son sarcophage. — Les hommes s’impatientent, rétorqua Netoub. L’inactivité les rend mauvais. Bientôt ils ne tiendront plus en place. Anouna connut trois jours difficiles pendant lesquels le monde cessa d’avoir la moindre odeur. Ses muqueuses nasales, brûlées par le poivre, ne percevaient plus rien, ni l’agréable ni le désagréable. Dakomon l’entourait d’attentions et de soins, comme il l’aurait fait pour une maîtresse chérie. Cette tendresse irritait la jeune femme qui se savait au demeurant fort près d’y succomber. Habituée à l’autorité des hommes âgés qui l’avaient toujours traitée en petite fille indocile qu’il convient de dresser à la façon d’un animal, elle découvrait des sensations nouvelles qui la grisaient telle la fumée du chanvre. « Ce n’est qu’un jeu pour lui, se répétait-elle en essayant de se durcir. Ne succombe pas à ses mômeries. Il a tellement l’habitude de séduire qu’il ne s’en rend même plus compte. » Elle n’ignorait pas que Netoub Ashra s’impatientait. Heureusement, elle triompha du mal et récupéra progressivement ses capacités de parfumeuse. L’entraînement
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reprit, à la grande déception d’Outi qui, de toute évidence, avait espéré que sa ruse le débarrasserait d’Anouna. — Nous approchons du but, dit un soir Dakomon. Il faut fêter cela. Je sens que tu es au bord de la réussite. Il paraissait très excité et ses yeux brillaient d’un éclat maladif au-dessus de son voile. Quand il chassa Outi de la tente avec l’ordre de ne plus revenir avant l’aube, Anouna réalisa qu’il avait l’intention de la prendre. Elle éprouva un mélange de peur, de désir, et réalisa qu’elle avait attendu ce moment avec impatience. L’architecte lui tendit une coupe remplie à ras bord de vin de palme et lui ordonna de boire. Elle obéit. La tête lui touma. C’était agréable. Dakomon éteignit les lampes et jeta sur la braise des brûle-parfums une poussière de chanvre qui emplit la tente d’une fumée entêtante. « Il espère m’étourdir, songea Anouna. Il croit que j’aurai moins peur si je suis sous l’influence de la drogue. » Et elle comprit qu’il avait l’intention de se démasquer… Avait-il fait de même avec ses précédentes « apprenties » ? Avaient-elles eu droit au même cérémonial – le vin, le chanvre – avant de connaître l’horreur ? Dakomon ne semblait pas dans son état normal. Anouna eut la conviction qu’il avait absorbé du lotus bleu. Il riait d’un étrange rire de jeune garçon farceur, et transpirait beaucoup. Cette sueur répandait un parfum de citronnelle qui vous donnait l’impression d’être couchée dans un jardin. Grisée par le vin, Anouna avait du mal à conserver son équilibre. Quand les paumes du jeune homme se posèrent sur ses épaules, elle plia les genoux et se laissa coucher sur la natte. Elle n’avait plus aucune volonté. « Relève-toi ! lui cria une voix lointaine au fond de sa conscience. Prends la fuite. Tu ne seras pas plus forte que les autres. Quand il ôtera son voile, tu pousseras un hurlement qui le rendra fou de colère. Pars, pars avant qu’il ne te tue. Tu vois bien qu’il n’est plus lui-même. » Mais elle refusa d’écouter la voix. Elle se répéta qu’elle n’aurait pas peur, qu’elle avait travaillé à la maison de la mort,
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qu’elle avait l’habitude des cadavres, que la vie l’avait endurcie, que… Dakomon était en train de la dévêtir. Il avait ces mains incroyablement douces qui sont l’apanage des riches, et dont Anouna n’avait jamais éprouvé le contact que par accident. Elle s’abandonna. — Ne ferme pas les yeux, dit Dakomon d’une curieuse voix sifflante. Garde les paupières levées. Je veux que tu me regardes. Les paumes de la jeune femme devinrent moites. Elle ne s’était pas trompée. Il allait se démasquer, d’un moment à l’autre. Il n’avait eu que cette pensée en tête depuis le début. Il espérait sans doute qu’elle triompherait de cette dernière épreuve comme elle avait triomphé des pièges du labyrinthe. Il avait misé sur elle, il avait fini par s’imaginer qu’elle était d’une autre trempe, qu’à la différence des autres filles, elle accueillerait la vision de sa face mutilée sans broncher. Anouna n’avait pas été loin de le croire elle-même, mais en ce moment elle en était beaucoup moins sûre. Elle regrettait soudain de n’avoir pas bu plus de vin, fumé plus de chanvre. Elle aurait voulu plonger dans ce somnambulisme auquel certaines prêtresses accédaient en usant du lotus. Dakomon était nu. Très délicatement, il écarta les cuisses de la jeune femme et la pénétra. — Je savais qu’avec toi il en irait autrement, balbutia-t-il. Tu n’as rien de commun avec les gourdes que m’a amenées Netoub… Tu es plus forte, n’est-ce pas ? Tu n’as peur de rien, je l’ai senti dès le premier jour. Anouna eut envie de lui crier qu’il se trompait, qu’il lui fallait renoncer à ses projets, qu’elle n’était pas certaine de… Il était habile, il avait cette science de la femme que les hommes acquièrent très jeunes par la pratique assidue du harem. Anouna frémit de plaisir en effleurant les muscles parfaits de sa poitrine. Par les dieux ! Comme sa peau était souple et douce. — Regarde-moi ! haletait Dakomon. Regarde-moi dans les yeux…
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Il était penché au-dessus d’Anouna, la dominant, la possédant. Brusquement, elle le vit qui levait la main droite vers son voile. Elle voulut l’en empêcher, mais il la saisit à la gorge et la tint clouée au sol. C’était trop tard, elle ne pouvait plus rien arrêter. Elle suffoqua car il l’étranglait presque. Réduite à l’impuissance, elle le regarda dérouler lentement le foulard de lin qui lui faisait plusieurs fois le tour de la tête, ce foulard à l’aide duquel il allait peut-être l’étrangler dans une minute, ce foulard au moyen duquel il avait sans doute garrotté toutes celles qui avaient échoué à l’épreuve. — Non, voulut supplier Anouna. Pas cela… — Regarde, commanda une dernière fois Dakomon, regarde-moi bien ! Et il fit tomber le voile. Planté comme il l’était dans le ventre de la jeune femme, il ne put ignorer le spasme de dégoût qui la traversa. La blessure était atroce. Le nez arraché au ras du visage lui donnait l’apparence d’un lépreux. La plaie était malsaine, infectée de sanie qui suintait des fosses nasales. Le contraste avec la beauté des yeux, la bouche sensuelle à la courbe parfaite, était tel qu’il aggravait l’horreur de la mutilation. Anouna réussit à ne pas hurler, et Dakomon y vit un encouragement. Un sourire plissa ses lèvres. L’espace d’un instant, il crut la partie gagnée. Il ignorait que ce sourire lui donnait l’apparence d’un squelette. — Bien, murmura-t-il d’une voix tremblante. Bien, je savais que j’avais raison d’avoir confiance. Tu es celle que j’attendais. Nous serons inséparables. Nous allons sceller le pacte. Embrasse-moi… Maintenant. Il se coucha sur Anouna, approchant sa pauvre figure de celle de la jeune femme. Une goutte de pus s’écrasa sur la bouche de la parfumeuse. C’était davantage qu’elle n’en pouvait supporter. Elle hurla et se débattit, luttant pour repousser l’homme qui l’écrasait. Une expression de folie traversa le regard de Dakomon. Il se redressa et se mit à gifler Anouna de toutes ses forces en lui criant des injures ignobles. — Je vais te crever les yeux ! bégaya-t-il d’une voix qui semblait celle d’un démon. Après tout, il fera noir dans la 137
tombe, et je n’ai besoin que de ton nez… Nous nous compléterons. Je serai tes yeux, et toi mon odorat. Tu verras, nous formerons un beau couple. Arrête de bouger. Cela ne prendra pas beaucoup de temps. Anouna vit qu’il brandissait un poignard de cuivre à la lame très affilée. Ruant pour lui échapper, elle lui saisit le poignet à deux mains afin d’écarter la lame de son visage. Il s’ensuivit un combat confus au cours duquel ils roulèrent sur le flanc. Dakomon ne cessait plus de lui crier des ordures. Alors qu’Anouna était près de flancher, il se tut subitement et devint mou entre ses bras. La jeune femme réalisa alors qu’au cours de sa gesticulation, l’architecte s’était empalé sur son propre couteau dont la lame s’était plantée dans sa poitrine, sous le téton gauche, à la hauteur du cœur. Elle était si épuisée qu’elle n’eut même pas la force de le repousser. Elle se mit à pleurer et à trembler, incapable de se dégager de ce mort dont le sexe était toujours fiché en elle. Quelqu’un entra dans la tente, attiré par les cris. C’était Outi. Découvrant son maître mort, il se mit à pousser des lamentations déchirantes qui rappelèrent à Anouna celles des pleureuses du Per-Nefer. La jeune femme tremblait qu’il ne perdit la raison et ne fût tenté de finir le travail commencé par Dakomon. Heureusement, Netoub Ashra fit irruption, suivit de Boutaka, son lieutenant. Le Grec repoussa Anouna d’un geste brusque et fit rouler le cadavre sur le dos. — Pas de doute, fit-il en posant sa main sur la jugulaire de l’architecte. Il est crevé. Cette petite putain lui a traversé le cœur, ça devait finir comme ça. Outi gémit de plus belle. Netoub le gifla à la volée et le bourra de coups de pied. — Vous n’êtes que deux imbéciles, cracha-t-il. Vous venez de signer votre arrêt de mort. Maintenant, plus rien n’empêchera mes hommes de vous mettre en morceaux. Se tournant vers Anouna, il la saisit par les cheveux et la força à se redresser en dépit de sa nudité. — T’a-t-il fait sentir le parfum ? lui cria-t-il au visage. Le parfum du pharaon ? Peux-tu le remplacer ?
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— Non, balbutia la jeune femme. Il a toujours été convenu qu’il ne le fabriquerait qu’une fois dans la tombe… Il avait peur que tu ne cherches à te débarrasser de lui s’il commettait l’imprudence de le confectionner trop tôt. — Alors tu es déjà morte ! rugit le chef des pillards en la jetant sur le sol. Tu es aussi morte que lui. On vous enterrera ensemble, comme ça vous pourrez continuer à copuler dans la tombe. Les pans de la tente s’écartèrent, livrant le passage à la horde des brigands. Certains brandissaient des torches, et leurs yeux, dédaignant la dépouille de l’architecte, détaillaient avec une gourmandise hallucinée le corps d’Anouna. Netoub retourna sa colère contre Outi qu’il frappa à coups redoublés avec le fouet qui lui servait d’ordinaire à fustiger les chameaux. Des traits sanglants se dessinèrent sur le visage de fille du valet. — Et toi ? vociférait Netoub. En sais-tu davantage ? Par les dieux ! Tout ce temps perdu, toute cette préparation… Je vais vous faire écorcher vifs et rouler dans le sel… — Non, hoqueta Outi en s’étouffant avec le sang qui coulait de sa bouche lacérée. Il ne me confiait pas ses secrets… Je n’ai jamais senti le parfum du pharaon… Il disait que je n’en serais pas capable… Les épaules de Netoub Ashra s’affaissèrent. Il eut un geste de lassitude en direction de ses hommes. — Emportez-les, soupira-t-il. Faites-en ce que vous voulez. Les brigands se précipitèrent sur Outi et Anouna, les mains tendues, la face fendue d’un horrible sourire. C’est alors que le valet se mit à crier d’une voix que la terreur rendait presque incompréhensible : — Attendez ! Il reste peut-être un moyen… Je crois que Dakomon avait noté la formule du parfum… Je l’ai surpris, une fois, alors qu’il se croyait seul… Il lisait un papyrus. Il m’a dit : « C’est la définition exacte du parfum d’Anathotep, je crois qu’on ne peut pas faire mieux. » Et il a roulé la feuille pour l’enfermer dans un tube de cuir. Elle est ici… dans la tente. Mais je ne sais pas lire… — Cherche ! ordonna Netoub. Trouve-moi ce tube, vite. 139
Outi se rua à quatre pattes entre les coffres débordant de flacons. Sa maladresse lui faisait renverser les fioles qui emplissaient la tente d’odeurs capiteuses. — Là, là… bégaya-t-il enfin en brandissant un mince rouleau en cuir de gazelle. C’est là-dedans, je le reconnais… Il y rassemblait toutes les formules des parfums qu’il créait. Netoub Ashra lui arracha le rouleau des mains, l’ouvrit, et en tira une poignée de fines feuilles de papyrus couvertes de signes qui ne signifiaient rien pour lui. — Est-ce que quelqu’un sait lire, ici ? aboya-t-il. Les pillards éclatèrent de rire tant la question était absurde. Netoub eut un grondement de fureur. Il se tourna vers Anouna. — Et toi ? lança-t-il. Tu es parfumeuse, tu as approché les scribes, les prêtres… Mais Anouna ne savait pas lire. Elle ne connaissait que les signes conventionnels en usage dans sa profession et qu’on peignait sur les flacons pour les différencier. Les riches n’utilisaient pas cette symbolique de pauvres, et chaque caste avait sa propre écriture. En outre, personne en Égypte ne savait lire à part les scribes et les puissants. — Non, avoua-t-elle, je ne sais pas déchiffrer les vraies écritures. Il faudrait demander à un scribe. — On peut en trouver un, marmonna Netoub en froissant les feuilles délicates dans ses mains calleuses. Ce n’est pas ce qui manque ! Les pillards grommelèrent, déçus. L’espace d’un instant, ils avaient cru qu’on les laisserait jouer avec la femme et le valet, mais voilà que tout était remis en cause, l’exécution différée. Leur déception se changea en colère, et Netoub les devina proches de la rébellion. Il fallait faire quelque chose, leur jeter un os. Il feignit d’éclater d’un rire énorme et lança en désignant le corps de Dakomon : — Regardez-le, le constructeur de Tetlem-Issou, la pyramide où nous avons laissé tant de nos bons compagnons ! Il est moins fier à présent ! Les voleurs rugirent, se jetèrent sur le cadavre qu’ils soulevèrent au-dessus de leurs têtes et l’emportèrent, ainsi brandi, en direction des ruines du fortin. 140
— Vous avez peut-être gagné un répit, souffla Netoub à l’intention d’Anouna et d’Outi, mais les heures qui viennent seront difficiles. Je ne suis pas certain de pouvoir assurer votre sécurité. Il ne se trompait pas, ce fut une nuit horrible, placée sous le signe du vin, de la barbarie et du blasphème. Il y avait parmi les brigands des guerriers venant des terres hautes, bien au-delà des cataractes, des hommes à la peau sombre habitués aux famines des savanes, et qui avaient contracté là-bas l’habitude du cannibalisme. C’étaient des êtres cruels et frustes, parlant peu, mais d’une redoutable habileté à la sagaie. Ils portaient sur le visage et le corps des scarifications tribales qui leur donnaient une apparence redoutable. Alors qu’on se préparait à démembrer Dakomon pour le simple plaisir du saccage, l’un d’eux se leva et dit : — Puisqu’il nous a fait manger par ses crocodiles, à TetlemIssou, mangeons-le ! Dès lors ce fut la curée. On amena de force Outi et Anouna pour les obliger à vider le cadavre selon la technique des embaumeurs. Puis l’on dressa un foyer sur lequel Dakomon fut installé, tel un animal préparé par un rôtisseur. Un long morceau de bois, enfoncé dans sa bouche lui traversait le corps ; cette broche improvisée reposait en équilibre sur deux fourches, pour que les « cuisiniers » puissent le faire cuire harmonieusement. Anouna essayait de dissimuler sa terreur car elle sentait les brigands prêts à toutes les abominations. Netoub et Boutaka l’entouraient pour la protéger au cas où les voleurs se laisseraient déborder par la folie. Les traits de Netoub trahissaient une tension extrême, et s’il feignait parfois de rire avec les autres, ses yeux restaient glacés. Outi avait l’air d’un spectre. Entre les balafres qui lui striaient les joues, sa peau était blême. Il tremblait de façon continue, comme s’il allait s’abattre, victime des fièvres. Quand l’odeur de la viande en train de cuire parvint aux narines d’Anouna, la jeune femme s’enfonça les ongles dans les paumes… Car cette odeur était agréable.
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Pressentant qu’elle était au bord de l’effondrement, Netoub se pencha vers elle pour lui souffler à l’oreille : — Reste calme, ne laisse rien voir de ta peur. C’est répugnant, mais il fallait en passer par là. C’était Dakomon ou toi. Ses mains ne s’éloignaient jamais des deux poignards passés dans sa ceinture. Boutaka avait jeté un manteau de laine sur le glaive posé à côté de lui. Des jarres de vin circulaient, celles qu’on avait volées dans les réserves de Dakomon. Les hommes hurlaient, riaient. Les cannibales s’étaient mis nus et dansaient autour du feu, selon le rituel de leur pays. Ils criaient aux Égyptiens qu’après avoir goûté à la chair humaine, ils ne pourraient plus jamais s’en passer. C’était ainsi. C’était pour cette raison qu’on prohibait l’anthropophagie : pour empêcher que les humains, victimes d’une irrépressible gourmandise, ne se jettent ensuite les uns sur les autres pour s’entre-dévorer. Les pillards les écoutaient en roulant des yeux ronds, abrutis de vin et presque tentés par cette ignominie qui, peut-être, les rendrait plus forts. Ils avaient tous entendu parler de ces tribus qui dévoraient le cœur, le foie et la cervelle de leurs ennemis. Ils savaient qu’en Égypte même, bien qu’on en parlât rarement, les longues disettes avaient débouché sur des actes de cannibalisme collectif. Ils hésitaient, se demandant s’ils ne pourraient pas, en mangeant Dakomon, s’approprier un peu de sa science des labyrinthes, une science qui leur serait bien utile dans l’exercice de leur difficile métier. — Je ne pouvais pas faire autrement, murmura de nouveau Netoub. Finalement, tu devras la vie sauve aux crocodiles de Tetlem-Issou. Anouna ne répondit pas, elle aurait voulu perdre conscience. Elle supplia Netoub de lui donner du lotus. — Non, répondit fermement le chef des brigands. Ces drogues provoquent des réactions imprévisibles. Si tu en prends, tu deviendras incontrôlable. Reste comme tu es. Si tu te montres aussi impitoyable qu’eux, tu gagneras leur estime. Quand la viande fut cuite, le cuisinier en détacha de larges portions avec son coutelas. Les Égyptiens refusèrent d’y
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toucher, mais ils exigèrent qu’Anouna et Outi prennent part au festin. — La meilleure part pour le chasseur ! Scandaient-ils avec de gros rires. La meilleure part pour le chasseur. Anouna voulut se redresser pour prendre la fuite, mais la poigne de Netoub se referma sur son épaule, la forçant à se rasseoir. — Mange ! ordonna-t-il d’une voix blanche. Mange ou tu mourras de leurs mains. Je ne suis plus maître d’eux, pas ce soir. Et Anouna dut mordre dans le morceau de chair brûlante qu’on venait de déposer devant elle sur une pierre plate, tandis qu’Outi, en proie à une crise nerveuse, s’effondrait en bavant.
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14 Les hommes de Netoub se rendirent à Sethep-Abou. Ils capturèrent un scribe affecté au recensement des récoltes, l’enfermèrent dans un sac, le rouèrent de coups de bâton et le ramenèrent au camp. Quand on le libéra, le bonhomme saignait du nez et avait une arcade sourcilière fendue. Il commença par protester de cette voix de commandement qui était celle des scribes, puis, à la vue des trognes effrayantes qui l’encerclaient, se calma quelque peu. Netoub Ashra s’agenouilla pour lui expliquer ce qu’on attendait de lui. — Nous allons te montrer des papyrus, et tu vas les lire à haute voix pour nous. Si tu refuses, ou si tu essayes de nous mentir, nous te couperons un doigt à chaque essai, principalement le pouce et l’index qui te servent à tenir ton calame. Sans eux, tu auras bien du mal à exercer ta profession, je crois. As-tu bien compris ? Le scribe transpirait d’abondance en essayant de conserver malgré tout un maintien digne. Il avait l’habitude de distribuer les punitions, pas de les subir, et cet outrage à son rang le gonflait d’une colère qui lui faisait presque oublier sa peur. Outi apporta le tube de cuir dont il fit tomber une à une les minces feuilles de papyrus. Le scribe les parcourut rapidement, parut étonné, et fit la moue. — Ce sont des recettes de parfums, énonça-t-il avec une pointe d’arrogance. Ces documents n’ont aucune importance… — Lis-les-nous tout de même, gronda Netoub. N’avons-nous pas l’air d’hommes soucieux de leur apparence ? Voudrais-tu nous priver du bonheur de sentir bon ? Comme tu es méchant, l’ami ! Les brigands éclatèrent de ce rire menaçant qui roulait comme une avalanche, et le scribe se dépêcha de déchiffrer à voix haute les signes tracés sur les papyrus. Anouna eut de la 144
peine à masquer sa déception, et Netoub l’interrogea avec rudesse. — Ce n’est pas cela ? lança-t-il. — Non, soupira la jeune femme. Ce sont des parfums délicats, c’est vrai, mais que tout le monde pourrait apprécier. — Continue, aboya Netoub en giflant le scribe sur l’oreille droite. Ta chanson ne me plait pas, j’en veux une autre. Brusquement, alors qu’il feuilletait les morceaux de papyrus, le fonctionnaire parut frappé de stupeur et s’inclina comme s’il venait d’apercevoir quelque signe divin tracé à la suie délayée. — Là… là ! balbutia-t-il. C’est le cartouche d’Anathotep. La signature de Pharaon… Cette missive est de sa main. Quel honneur… Moi, simple grammate ordinaire, je puis lire un message tracé de la main même du fil d’Horus. Il s’inclina devant le feuillet en bredouillant des formules d’allégeance. — Arrête tes singeries et lis ! hurla Netoub. Le scribe se mit alors à déchiffrer d’une voix pleine d’émotion, comme s’il lisait un passage du rituel de la vie dans le grand Livre des Morts. « C’est comme une odeur de lapis-lazuli rendu brûlant par soleil du désert, et sur lequel tombe soudain la larme d’un enfant qui s’évapore en grésillant avec ce parfum de miel et de lait que seules les femmes savent percevoir. C’est comme la poussière d’un million de roses s’effeuillant au cœur d’un tombeau, et que le vent du temps soufflerait soudain au visage des dieux. C’est comme l’améthyste, quand elle a trop chauffé dans le ventre de la montagne changé en four, et que sa couleur fonce et qu’elle dégage une senteur de lune tombée dans une flaque de soleil. Merci à toi, ô Dakomon mon fils, de m’avoir procuré cette joie ineffable. » Le scribe se tut, des larmes d’émotion coulaient sur ses joues. — C’est tout, balbutia-t-il. Ensuite figure le cartouche d’Anathotep, vie, force, santé, gloire à son kâ !
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— C’est tout ? aboya Netoub. Mais ce n’est pas une formule… Aucun ingrédient n’est clairement spécifié ! Ce n’est pas une recette. Ça ne veut rien dire, c’est sans aucune utilité. — C’est un poème, intervint Anouna. Et je ne suis pas aussi certaine que toi qu’il soit totalement inutile. Même si nous ne sommes pas en présence d’une recette précise, ce texte dresse une liste de correspondances subtiles, d’analogies qui parlent à l’imagination d’un parfumeur. Netoub lui fit face, le visage déformé par la colère. — Tu veux dire que tu pourrais imaginer le parfum qui nous intéresse à partir de cette chanson idiote ? hurla-t-il. — Oui, répondit la jeune femme en soutenant son regard. Je sais que cela peut paraître insensé pour quelqu’un de normal, mais un « nez » peut percevoir bien des choses qui échappent aux gens du commun. Laisse-moi apprendre ce poème par cœur, il me semble que je pourrai en tirer quelque chose. Il y eut un moment de flottement. Netoub, Boutaka et les brigands scrutaient Anouna avec incrédulité, cherchant à deviner si elle ne tentait pas simplement de gagner du temps en s’appliquant à leur faire croire qu’elle était capable d’imaginer un parfum à partir d’un simple morceau de papier. — C’est ainsi, insista la jeune femme. Les musiciens entendent des musiques dans leur tête, les parfumeurs sentent des parfums qui n’existent pas encore. — Très bien, capitula Netoub. Je n’y connais rien, je ne puis pas te contredire. De toute manière nous n’avons pas le choix. Anouna s’agenouilla en face du scribe et lui demanda de relire le poème jusqu’à ce qu’elle le sache par cœur. Ce fut long et pénible, mais la répétition des mots faisait éclore dans l’esprit de la parfumeuse des analogies étranges. Contrairement aux gens ordinaires, elle savait que tous les objets ont une senteur spécifique, même ceux qu’on croit totalement inodores, comme les pierres précieuses. Elle l’avait vérifié à maintes reprises en disposant sur les momies de la maison de la mort les bijoux apportés par les familles des défunts. Elle connaissait l’odeur intime du lapis-lazuli, celle de l’améthyste, mais aussi celle de l’émeraude ou de la cornaline. Elle savait que l’or possède un
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parfum inimitable qui évoque celle, acide et verte, de la sève qui s’écoule de la tige d’une fleur fraîchement coupée. Elle ferma les paupières et laissa les mots d’Anathotep faire monter en elle une curieuse levure fantasmatique constituée d’odeurs fantômes. Quand elle sut le poème par cœur, elle se releva. — Je sais que vous allez me tuer, dit calmement le scribe. Accordez-moi l’honneur d’être enseveli avec le poème de Pharaon. Ce sera pour moi une joie inexprimable. Sans vous, jamais je n’aurais eu la possibilité de déchiffrer un texte écrit de sa main. Jamais. Car je suis trop humble pour qu’on m’autorise à porter les yeux sur un tel trésor. Je vous remercie pour cela, infiniment. Il s’inclina, provoquant les rires des brigands qui le croyaient devenu fou. On creusa une fosse profonde dans laquelle on lui demanda de s’allonger, ce qu’il fit sans protester, le poème d’Anathotep serré sur sa poitrine, à la manière de ce rituel de la vie qu’on plaçait entre les jambes des momies avant de refermer le sarcophage. Alors les brigands le recouvrirent, faisant couler sur lui le sable brûlant du désert. Le scribe pleurait en souriant, les mains serrées sur le tube de cuir que lui avait abandonné Netoub Ashra. Quand son visage eut disparu, les bandits sautèrent à pieds joints sur la sépulture pour tasser le sable, et la recouvrirent de grosses pierres afin de décourager hyènes et chacals. Anouna regagna la tente de Dakomon et s’installa devant les coffres à parfums, puisant dans les essences les plus rares, prélevant des poudres aux fragrances éthérées, émiettant des insectes séchés ou des pétales de fleurs inconnues. Elle travailla jusqu’à la tombée de la nuit, essayant de recréer l’odeur qu’avait fait naître dans son imagination le poème d’Anathotep. Elle finit par s’abattre, épuisée, mais se remit à l’œuvre dès le lendemain. Lentement, quelque chose prit naissance au fond du creuset. Quand elle fut à peu près satisfaite, elle se tourna vers Outi et lui demanda ce qu’il en pensait. Elle vit tout de suite
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à l’expression dépitée du serviteur qu’il ne percevait aucune odeur… Quant à elle, la senteur mystérieuse montant de la calebasse d’obsidienne évoquait un soleil froid que transperçait le vol d’un Horus d’or filant vers l’occident. Les ailes du dieu soulevaient cette poussière de roses sèches évoquée par le poème, cette senteur à la fois usée et magnifiée par le temps, privée de sève et de joliesse mais chargée d’une puissance secrète. C’était l’odeur du Bâ, l’odeur du kâ… La marque d’une piste tracée par des fantômes. C’était comme les larmes de Noût, la déesse qui forme la voûte céleste, et dont les sanglots font naître des constellations. Oui, c’étaient les pleurs en forme d’étoile qui tombent de ses yeux immenses et s’en viennent tiédir dans les lacs des grandes cataractes, bien au-delà de la terre rouge, en ces contrées où ne se risquent jamais les humains… — Ça ne sent rien ! cracha Outi le visage empourpré de colère. Tu n’y arriveras pas, c’est comme de l’eau. De toute façon personne ne pourra jamais y arriver. Il n’y avait que Dakomon pour réussir de tels prodiges. Tu crois avoir réussi à recréer le fameux parfum inodore, mais c’est un mirage. Quand tu descendras dans la tombe d’Anathotep, tu ne sentiras rien, rien, rien… Tu marcheras sur les dalles piégées, et tu mourras. Il criait d’une voix stridente, insupportable. Anouna le gifla, il fondit en sanglots. — Alors ? lui demanda Netoub lorsqu’elle émergea de la tente, les reins et les genoux rompus par la trop longue immobilité. — Je crois que je tiens quelque chose, murmura-t-elle. Sens cela. Et elle lui tendit un linge humecté qu’il flaira en vain. — Ça sent vraiment ? S’étonna-t-il. J’ai l’impression que l’eau d’un puits aurait plus d’odeur. Tu n’essayes pas de me berner, au moins ? — Non, dit Anouna. C’est ineffable mais puissant… Je crois comprendre maintenant ce que voulait dire Dakomon. On n’a jamais fabriqué un parfum pareil. Si celui qu’a utilisé Anathotep dans le labyrinthe lui ressemble un tant soit peu, je le reconnaîtrai aussitôt, même s’il est brouillé par d’autres odeurs. 148
Ce n’est pas un parfum pour les humains, c’est vraiment quelque chose de… divin. Il n’y a pas d’autre mot. — Bien, fit Netoub en souriant pour la première fois. Alors rien n’est perdu. Il faut fêter cela, viens boire avec nous. Et sa main se posa sur le bras d’Anouna, plus brûlante qu’une lame portée au rouge. * ** Le lendemain un homme arriva, amenant de grands paniers d’une substance rougeâtre qui ressemblait à ce matériau constitué d’argile et de paille hachée qu’on utilisait pour modeler les briques crues servant à édifier les maisons du peuple. Il s’isola dans un angle des ruines et travailla longtemps sans que personne ne puisse voir ce qu’il faisait exactement. Pendant qu’il besognait, les brigands avaient construit un four en pierre réfractaire à partir des cailloux ramassés dans les ruines de la forteresse. Au début de l’après-midi, Anouna, qui venait chercher un peu d’eau au chadouf, aperçut des silhouettes humaines couchées sur le sol. Des hommes nus qu’on avait écorchés vifs, et que les brigands enfournaient un à un dans la gueule du four de potier. Poursuivie par les images épouvantables du festin cannibale auquel elle avait dû prendre part, la jeune femme crut un instant que les Mangeurs-de-choses immondes organisaient un nouvel holocauste. Il lui fallut s’approcher pour comprendre qu’il s’agissait seulement de grandes statues de terre rouge, modelées avec cette glaise qui sert d’ordinaire à confectionner les jarres. Grimaçant sous la chaleur du four, elle observait le spectacle sans rien comprendre à ce qui se déroulait sous ses yeux. Les statues creuses semblaient avoir été conçues pour abriter des guerriers fortement charpentés. Elles s’ouvraient comme des sarcophages – la partie dorsale du corps formant boîte, la partie faciale servant de couvercle – à cette différence près qu’elles avaient réellement une forme anatomique pourvue de bras et de jambes. Anouna s’interrogeait pour savoir à quoi pouvaient bien servir ces modelages dont la taille et la corpulence différaient 149
d’un spécimen à l’autre. Elle finit par poser la question à Netoub Ashra qui lui expliqua : — C’est grâce à ces statues que nous allons pénétrer dans la pyramide. Quand les modelages seront prêts, chaque membre du groupe se couchera à l’intérieur de l’un d’entre eux. On les a prévus assez grands pour qu’on puisse y placer, en plus d’un homme, des outils, de la nourriture et une réserve d’eau. Quand le passager clandestin sera bien installé, on recouvrira la statue de bandelettes, comme s’il s’agissait d’un vrai mort, et on la placera dans un sarcophage de bois léger, du type habituellement utilisé pour les serviteurs. Anouna se sentit devenir fébrile. — Attends, balbutia-t-elle, tu veux dire que je vais devoir prendre place à l’intérieur de ces potiches géantes ? — Oui, grogna Netoub avec une mimique d’impatience. Il n’y a pas moyen de faire autrement. Le but de la manœuvre, c’est de substituer ces fausses momies à celles des serviteurs et des soldats qu’Anathotep compte emporter avec lui dans la tombe. Nous bénéficierons de complicités qui nous permettront d’effectuer l’échange à la dernière minute, au moment où l’on formera le cortège funéraire. Il nous suffira de remplacer les momies initialement prévues par les nôtres. Ce sera comme un tour de passe-passe. — Et bien sûr, siffla Anouna, je me trouverai empaquetée à l’intérieur de l’une de ces fausses momies. — Bien sûr, approuva Netoub, puisque toute l’opération repose sur toi. Il te faudra rester immobile et parfaitement silencieuse, même si tu manques un peu d’air. Des trous d’aération ont été prévus à la surface des statues, mais il est possible qu’il fasse tout de même un peu chaud à l’intérieur. Ce ne sera qu’un mauvais moment à passer. — Combien de temps devrai-je rester enfermée ? questionna la jeune femme. — Le temps de la cérémonie. Tu sais bien comment cela se passe. Les prêtres feront amener les sarcophages un à un sur la rampe d’accès. Ils ôteront tous les couvercles, sans exception, pour procéder au rituel de l’ouverture de la bouche qui permet au défunt de manger et de parler dans l’autre monde. 150
Anouna connaissait le rite. Le prêtre ouvrait le cercueil et touchait le menton de la momie avec une herminette, ce simple geste étant censé rendre au mort l’usage de ses sens perturbés par le processus d’embaumement. Ensuite on refermait le sarcophage pour le descendre dans les profondeurs du tombeau. — Ce sera le moment le plus dangereux, dit Netoub. Quand le prêtre se penchera sur toi, tu ne devras pas bouger. Il est capital qu’il ne surprenne aucun bruit en provenance de la momie, sinon il se doutera de quelque chose. Anouna serra les dents. — C’est de la folie, dit-elle d’une voix oppressée, ça ne marchera jamais. — Ça marchera si tu ne perds pas le contrôle de tes nerfs, grogna Netoub d’un ton plein d’irritation. Ensuite les prêtres descendront les momies dans la tombe pour les placer autour d’Anathotep. Il y aura là ses serviteurs, ses soldats, et peut-être quelques filles du harem qu’il aura également fait momifier pour ne pas être seul dans l’au-delà. L’installation des objets prendra un certain temps, car le labyrinthe piégé obligera les prêtres à se montrer prudents. Anouna ferma les yeux. Elle s’imaginait déjà, s’asphyxiant lentement à l’intérieur de la statue d’argile creuse dans l’atmosphère confinée de la chambre funéraire. Que se passerait-il si elle s’évanouissait soudain et faisait basculer le sarcophage ? Le cercueil s’ouvrirait… La fausse momie se briserait en heurtant les dalles de granit… La supercherie serait découverte. — Quand tous les objets précieux du pharaon auront été descendus, continua Netoub, les prêtres se retireront en enroulant derrière eux le ruban destiné à leur montrer la voie à suivre, puis les ouvriers scelleront le tombeau. On abattra les étais, et les herses de granit tomberont dans le couloir d’accès. La pyramide sera fermée. — Comment saurai-je qu’ils sont tous partis ? objecta Anouna. Tu crois que je me rendrai compte de ce qui se passe autour de moi ?
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— Oui, tu percevras la vibration sourde des blocs de pierre obstruant le couloir. Ils sont assez lourds pour que l’écho retentisse à travers toute l’épaisseur du tombeau. — Admettons, fit la jeune femme. Et après ? — Après, tu utiliseras un couteau affilé que tu glisseras à la jointure des deux moitiés de la statue d’argile pour sectionner les bandelettes. Dès que tu auras cisaillé cette enveloppe, ta prison s’ouvrira comme une simple boîte. Anouna ricana. En paroles tout cela paraissait en effet fort simple. Mais elle songeait à ce qui arriverait si la lame du couteau se brisait. — De toute manière tu ne seras pas seule, insista Netoub. Sur tout le groupe, il s’en trouvera au moins un qui parviendra à s’extirper de son cocon et à voler au secours des autres. — Et après ? — Après ce sera à toi de jouer. Tu devras guider tes compagnons au milieu des pièges. — Mais si l’on nous transporte jusqu’à la chambre funéraire, objecta la jeune femme, nous émergerons des sarcophages au beau milieu du trésor d’Anathotep… — C’est exact, fit Netoub. Mais le problème, ce sera de transporter tout cet or jusqu’à la sortie. Anouna fronça les sourcils. — Tu parles de la vraie sortie ? dit-elle, interloquée. Mais elle sera bouchée par plusieurs tonnes de granit. — Non, je parle de la sortie que vous emprunterez. Il s’agit d’un conduit creusé en diagonale dans l’épaisseur de la pyramide, et qui doit normalement déboucher sur la face sud après avoir traversé toute l’épaisseur de la paroi. C’est un couloir très étroit, à peine une coudée de large, et qu’on installe dans presque tous les tombeaux, pour que le défunt ne soit pas totalement coupé de l’extérieur, et que son kâ puisse s’envoler sans trop de difficulté. Cette cheminée est la plupart du temps beaucoup trop étroite pour qu’un homme ou même un enfant puisse s’y glisser. Ce n’est d’habitude qu’un conduit symbolique où je pourrais à peine glisser mon bras. Mais dans le cas qui nous occupe, nous avons bénéficié de complicités bien placées, et nous avons obtenu que le boyau soit élargi. 152
— Pourquoi alors ne pas investir la pyramide par là ? demanda Anouna. Il me semble que ce serait plus simple que de se faire transporter à l’intérieur des sarcophages. — Parce que nous ne savons pas où débouche le conduit, rétorqua Netoub, et parce qu’il est présentement recouvert par le parement de calcaire blanc décoratif qui caparaçonne chaque face du tombeau. Tu nous vois, escaladant la pyramide pour piocher au hasard ? Combien de temps crois-tu que les sentinelles mettraient pour nous repérer ? Quand vous remonterez, du cœur de la tombe, vous vous heurterez fatalement à cette couverture de calcaire recouvrant chaque pan de la construction, et ce placage obturera le boyau ; il vous faudra le percer si vous voulez sortir, mais je pense qu’il ne sera pas très épais en ce point précis. Nous avons payé pour qu’il en soit ainsi. — À quelle hauteur serons-nous ? — Je ne sais pas. Tout dépend de l’angle d’inclinaison du conduit. Sans doute assez haut. Et comme le parement est lisse, vous devrez descendre au moyen d’une corde. Netoub parlait d’une voix sourde, en traçant des dessins dans le sable avec une badine. — Si ça se trouve, marmonna Anouna, ton fichu conduit grimpe jusqu’au sommet et débouche juste sous le pyramidion d’or pur. Ce sera comme de se jeter dans le vide du haut d’une montagne. Elle eut un désagréable frisson lorsqu’elle s’imagina, glissant interminablement le long de la paroi immaculée. Le frottement lui arracherait ses vêtements, puis s’attaquerait à sa peau, l’écorchant vive. Elle tournoierait dans la nuit, inscrivant sur le placage blanc un long sillage sanglant. — C’est faisable, martela Netoub. Je regrette de ne pouvoir descendre avec toi, mais je suis trop large d’épaules : jamais je ne pourrais me glisser dans le boyau. Toi c’est différent, tu es longue, menue. Tu as l’allure d’une liane. Si tu t’enduis le corps de graisse, tu parviendras à forcer le passage. — Combien de temps resterons-nous en bas ? S’enquit Anouna qui sentait le vertige la gagner.
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— Je ne sais pas, fit le jeune homme, ça dépendra de toi. Essaye de faire le plus vite possible car les couloirs ne contiendront pas beaucoup d’air et vous serez forcés d’allumer une lampe. Cette flamme vous causera rapidement préjudice. Je crois que vous ne pourrez pas tenir plus d’une nuit, surtout si vous faites des efforts… et vous serez bien obligés d’en faire puisqu’il vous faudra transporter le trésor jusqu’au sommet du conduit. Anouna baissa la tête, vaincue. — Tu es fou, soupira-t-elle. Nous allons tous y laisser la vie. Dans les jours qui suivirent, on procéda aux premiers essais. Anouna dut s’étendre à l’intérieur d’une statue avec pour tout viatique une gourde remplie d’eau et quelques pains. Boutaka plaça entre ses jambes un monceau de charpie et des éponges, pour retenir les liquides si par malheur elle était prise d’une irrépressible envie d’uriner. Puis on rabattit le « couvercle » d’argile, et l’on enveloppa l’homme de terre cuite dans plusieurs dizaines de coudées de bandelettes de lin. Anouna entendait la voix de Netoub résonner à travers la statue. — Enveloppez ! Grondait-il. N’ayez pas peur d’en mettre. Les prêtres devront avoir l’impression d’être en présence d’une vraie momie. Il ne faut pas bâcler le travail. — Mais la fille ne pourra plus sortir si on en met beaucoup, protestaient les brigands. Si c’est trop serré, elle n’arrivera jamais à glisser la lame de son couteau dans le jour du couvercle. Anouna partageait leurs craintes, mais Netoub ne voulait rien entendre. La lumière du dehors parvenait à la jeune femme par les gros trous d’aération que le potier avait ménagés dans la glaise, cependant cette lumière diminuait au fur et à mesure que le cocon de bandelettes s’épaississait. — Arrêtez ! hurla-t-elle. Je vais mourir étouffée. Personne ne parut entendre ses plaintes. Elle sentit qu’on la soulevait de terre, qu’on l’adossait contre un mur, dans un coin d’ombre. L’impression de confinement était pénible. Elle se mit vite à souffrir de la chaleur, de la soif. Elle eut conscience qu’elle respirait trop fort, et qu’on devait percevoir l’écho de son souffle 154
pour peu qu’on se penchât sur la fausse momie. Les dimensions de la statue lui permettaient toutefois de ramener les bras sur sa poitrine. Elle pouvait ainsi porter la gourde à sa bouche ou piocher des morceaux de pain dans la musette suspendue à son épaule. Elle comprit qu’il lui faudrait boire le moins possible pour échapper au besoin d’uriner, mais cette abstinence la mettrait en grand danger de se déshydrater, et elle ne devrait pas perdre cela de vue, surtout par cette chaleur. Le plus terrible, c’était la perspective d’être abandonnée en plein soleil au bout de la rampe d’accès, pendant que les prêtres psalmodieraient les chants et les hymnes. Si l’on entassait l’une par-dessus l’autre les momies des serviteurs de Pharaon, il se trouverait fatalement quelques brigands pour manquer d’air et périr asphyxiés. Netoub avait-il pensé à cela ? Elle ferma les yeux et tenta de discipliner sa respiration, mais la panique l’envahissait. Elle étouffait. Elle voulait sortir. Cédant à la peur, elle gigota, déséquilibrant la statue d’argile qui explosa en heurtant le sol. Quand elle s’extirpa des débris, haletante, Netoub la saisit violemment par les cheveux. — Il faudra bien que tu t’habitues, lui cracha-t-il au visage. Tu as intérêt à faire des efforts. Sinon, la prochaine fois, je te laisse enfermée trois jours dans le ventre du bonhomme de glaise. Elle savait qu’il tiendrait parole. Le problème venait de ce qu’en raison du poids considérable qu’aurait impliqué une statue plus solide, les potiers étaient obligés de se contenter d’un modelage aux parois fragiles. — Si c’est trop lourd, grommelaient-ils, les prêtres se douteront de quelque chose. Il faut alléger le plus possible, surtout si les gars doivent emporter des vivres, des cordes, des sacs et des outils. Peu à peu, Anouna réfréna ses angoisses. Elle respirait le plus lentement possible, en essayant de se détacher de l’horrible chaleur enveloppant son corps. À plusieurs reprises, on la sortit du cocon à moitié étouffée, et Netoub la gifla pour lui faire reprendre conscience. Puis elle dut apprendre à utiliser le 155
couteau pour cisailler les bandelettes maintenant serrées les deux parties du sarcophage de terre cuite. Ce n’était pas facile, et elle cassa trois lames avant de réussir. Elle imaginait avec horreur ce qui se passerait si personne parmi les passagers clandestins de la pyramide ne parvenait à se dégager… « Nous deviendrons les compagnons involontaires d’Anathotep, songeait-elle en étouffant un rire nerveux. Nous resterons prisonniers de son tombeau pour l’éternité. » — Comment as-tu fait pour jouir d’autant de complicités ? demanda-t-elle un soir à Netoub. Je ne te pensais pas si bien introduit chez les grands de ce monde. — C’est Dakomon qui a tout arrangé, lâcha le chef des brigands. C’était relativement facile car beaucoup de gens haïssent le nomarque et ne rêvent que de se venger. Dakomon était riche et connaissait tout le monde. Il a dépensé énormément d’argent pour organiser ce pillage, mais ce qui comptait pour lui, c’était avant tout de profaner la momie d’Anathotep. Le trésor, je crois qu’il s’en moquait. Il aurait pu refaire sa vie sans attendre sa part. Il n’avait pas besoin de devenir riche, il l’était déjà. Maintenant tout repose sur toi. Quand tu seras en bas, n’oublie pas de mettre en pièces la dépouille du nomarque, Dakomon en sera content et t’aidera dans tes entreprises. Il est toujours bon d’être protégé par un mort. * ** Les nains arrivèrent à la fin de la semaine. Ils avaient voyagé en litière, comme des princes, mais n’avaient pas apprécié le trajet qu’ils avaient trouvé monotone. C’étaient en réalité des Pygmées, une race provenant d’un lointain pays, et que, de tout temps, les pharaons avaient considérée avec une sorte de fascination amusée. La plupart des Pygmées menaient une vie de luxe dans l’ombre des souverains, et on les traitait avec une grande déférence. En contrepartie, on leur demandait de danser ou de chanter. Toutes les troupes de jongleurs se faisaient un devoir d’en posséder au moins un. Compter un nain ou un Pygmée dans ses rangs, c’était l’assurance d’être invité à la cour, tant la noblesse égyptienne nourrissait une extravagante 156
curiosité pour ces êtres hors du commun. Il s’en faisait par conséquent un grand trafic, les chasseurs prenant d’énormes risques pour aller les dénicher au cœur des contrées perdues, souvent fort dangereuses. — C’est encore une idée de Dakomon, avoua Netoub. Les Pygmées sont très forts malgré leur taille, et leur petitesse nous laissera la place d’emporter les sacs et les outils d’escalade dont nous aurons besoin. Ceux-là sont acrobates. Ils ont fait partie d’une troupe de baladins mais ne veulent plus mener cette vie de voyage. Ils n’aspirent qu’à devenir riches et à rentrer chez eux pour s’y faire construire un palais. Ne te laisse pas abuser par leur allure. Ils sont coriaces et méchants. Tu auras peut-être du mal à t’en faire obéir car ils considèrent les femmes comme des animaux privés de cervelle. — Parlent-ils notre langue ? s’enquit Anouna. — Plus ou moins, mais ils nous méprisent et ne se lient jamais avec plus grand qu’eux. Ne tente pas de les amadouer par des agaceries. Les Pygmées étaient au nombre de huit. Plus noirs que la suie, ils offraient au regard un corps prodigieusement musclé, aux membres torses. Ils se révélèrent d’emblée très capricieux et peu sociables. Refusant de se mêler aux brigands, ils campaient à l’écart et exigeaient une nourriture raffinée, du vin de qualité. Tout le jour durant, ils s’entraimaient. Contorsionnistes émérites, ils pouvaient se glisser dans une jarre et en ressortir sans l’aide de personne. — On les a dressés à cela dès l’enfance, expliqua Netoub. Quand ils étaient bébés, leur mère leur déboîtait systématiquement les os pour leur donner de l’élasticité. Aujourd’hui, ils sont capables de se démettre une épaule à volonté si le besoin s’en fait sentir. Cela leur permet de se faufiler par des ouvertures minuscules. Instinctivement, Anouna pensa au conduit par lequel les pillards devraient prendre la fuite. Les nains pourraient s’y engager, cela ne faisait aucun doute, mais elle ? Personne ne lui avait appris à déboîter ses articulations… La peur de rester en bas, prisonnière du tombeau, l’assaillit de nouveau. Elle décida
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de s’alimenter le moins possible afin d’affiner sa silhouette dans les semaines à venir. Les Pygmées formaient des pyramides humaines en s’escaladant les uns les autres. Doués d’un prodigieux sens de l’équilibre, ils pouvaient constituer une sorte de colonne vivante haute de douze ou treize coudées, et se déplacer ainsi sans jamais dégringoler. Celui qui se trouvait à la base de cet empilement avançait à pas lents, supportant le poids de tous ses compagnons. Il ne souffrait apparemment pas, et les muscles de ses courtes jambes ne laissaient deviner aucun tremblement de fatigue. Les brigands assistaient à ces démonstrations bouche bée, jaloux d’une telle habileté. Quand la nuit tombait, les Pygmées dansaient autour du feu selon un rituel compliqué et barbare qui leur donnait l’air de démons surgis des ténèbres. Il y eut toutefois un problème quand ils firent savoir qu’ils avaient besoin de femmes pour satisfaire leurs ardeurs et exigèrent de Netoub qu’il leur dépêche Anouna au plus vite. Le chef des pillards refusa, et la frustration des nains manqua dégénérer en querelle. La jeune femme tremblait à l’idée que Netoub pût être tenté de céder au caprice des affreux bonshommes. Heureusement il tint bon et envoya ses séides rafler les prostituées d’une cité voisine qui acceptèrent de se déplacer moyennant plusieurs debens de cuivre. — J’ai parfois l’impression que l’organisation de ce vol représente à elle seule plus d’argent que le trésor que nous extrairons de la pyramide, persifla un soir Anouna. D’où sors-tu tout ce cuivre ? Tout cet or ? — Je puise dans les réserves de Dakomon, répondit Netoub en évitant le regard de la jeune femme. En quittant SethepAbou, il avait emporté toute sa fortune pour financer l’opération. — Et tu n’as jamais été tenté de t’en emparer ? s’étonna Anouna. Ç’aurait été facile. Et surtout beaucoup moins risqué que ce que nous allons entreprendre. As-tu pensé que la fortune de Dakomon, avant que tu n’y pioches pour acheter mille complicités, était peut-être supérieure à ce que sera ta part éventuelle du trésor d’Anathotep ? De plus, ce butin, tu l’avais 158
déjà sous la main… il t’aurait suffi de le voler à l’architecte et de t’enfuir sans partager avec personne. Ne crains-tu pas d’avoir lâché la proie pour l’ombre ? Netoub eut un geste de colère. — Tu ne comprends pas, siffla-t-il. Ce n’est pas seulement une question d’or, de richesse… Il y va de notre dignité. Il faut faire payer ses crimes au nomarque. Le dépouiller de son trésor, mais également le profaner. C’est important. Tu ne peux pas savoir comme je regrette de ne pouvoir descendre avec toi pour mettre sa momie en pièces. Ah ! Comme j’aurais aimé la briser sur mon genou, la démembrer… Comme j’aurais voulu lui piétiner le visage à coups de talon. Il faudra que tu le fasses à ma place. C’est capital. Il est hors de question qu’Anathotep puisse mener dans l’autre monde la vie impunie qu’il a menée ici. — S’il est si mauvais, objecta Anouna, les quarante-deux juges de l’Amenti pèseront son cœur et le jetteront à la Dévoreuse, la chienne de l’enfer qui siège au pied de la balance. C’est la loi. Netoub éclata d’un rire insultant. — Comme tu es naïve, ma pauvre fille, cracha-t-il. Les puissants s’entendent toujours entre eux. Il y a bien longtemps qu’Anathotep a acheté l’indulgence des dieux par des sacrifices et des offrandes somptueuses. Son cœur ne sera pas pesé sur la même balance que celui des pauvres gens. L’entraînement reprit. Comme l’avait prévu Netoub, les Pygmées pouvaient s’installer à l’intérieur des statues creuses en emportant tout un assortiment de sacs, d’outils, de cordes. Ils faisaient preuve d’une remarquable endurance et se montraient capables de rester enfermés une journée en plein soleil. Pour éviter de se déshydrater sans trop boire, ils suçaient des cristaux de sel. Ils expliquèrent également que lorsque l’envie leur en prenait, ils pissaient dans une fiole et buvaient leur urine pour se réimbiber de manière constante, tout en évitant de courir le risque d’une fuite de liquide à l’extérieur. C’étaient de coriaces petits bonshommes qui, la nuit venue, s’obstinaient à danser sur un tapis de braises pour la plus grande joie des bandits. 159
Toutefois, les statues d’argile, affreusement minces, inquiétaient Netoub. Il avait pensé, dans un premier temps, utiliser du bois, mais cette expérience avait produit des figures trop lourdes. Une momie vidée de tous ses organes ne pesait presque rien, et il était hors de question d’éveiller la curiosité des prêtres lors de la cérémonie d’ouverture de la bouche. Quand il s’agissait de défunts subalternes, les serviteurs du dieu se donnaient rarement la peine de sortir la momie de son cercueil. Ils se contentaient de soulever celui-ci à la verticale pour présenter le masque de carton ou de plâtre recouvrant la tête du mort à l’herminette brandie par l’officiant. Celui-ci en touchait les lèvres et prononçait les paroles sacrées rendant à la momie ses facultés sensorielles, puis passait au défunt suivant. — Tu comprends, maugréait Netoub en se rapprochant d’Anouna pour ne pas être entendu des autres. Vous serez mélangés à de vraies momies, et il n’est pas impossible que les servants notent une différence de poids pendant la manipulation. C’est là le point critique. Nous devons alléger les statues d’argile. J’ai même un moment pensé les remplacer par des bonshommes de carton. — Les cartonnages ne seront jamais assez rigides, objecta Anouna. Ils ont tendance à s’enfoncer sous la pression des doigts. Les outils risquent de les crever. — Je sais, soupira Netoub. C’est pour cette raison que je me suis finalement rabattu sur la solution de la glaise. — Combien de temps crois-tu pouvoir retenir tous ces gens ici ? interrogea Anouna. Ils finiront par s’ennuyer, voudront retourner en ville… Et là, dans les maisons de bière, ils parleront aux putains. — Nous ne resterons plus ici très longtemps, répondit Netoub dont le visage disparaissait dans la nuit. Anathotep va mourir d’un jour à l’autre. — Ah oui ? ricana la jeune femme. Et comment peux-tu en être aussi sûr ? — Parce que nous allons l’assassiner, dit tranquillement Netoub Ashra.
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15 Netoub fit voir à Anouna le poison qu’ils utiliseraient pour parvenir à leurs fins. C’était une fiole en pâte de verre bleue fermée par un bouchon d’argile, à peine plus grosse que l’index. — Tu crois que tu pourras l’approcher suffisamment pour verser cette drogue dans son vin ? lança la jeune femme. — Non, pas moi, lâcha le chef des brigands. Je remettrai la fiole à deux enfants qui accompagnent Anathotep dans ses déambulations nocturnes. Deux frères que le nomarque a pris en affection et qu’il surnomme ses « cannes vivantes » parce qu’il a coutume de prendre appui sur eux pour se déplacer. — Des enfants accepteront d’empoisonner le nomarque ? dit Anouna, incrédule. — Ils le détestent. Ils ont peur de lui. Anathotep leur a fait coudre les paupières afin qu’ils ne puissent rien voir de ses secrets. Ils n’ont qu’une idée, se débarrasser de lui et retrouver la vue. Tu crois que ce n’est pas une motivation assez puissante ? — Si, avoua la jeune femme. — J’irai demain à Sethep-Abou, dit Netoub. Tu m’accompagneras car je ne veux pas te laisser seule avec mes hommes en mon absence. Maintenant que tout est prêt, il faut se dépêcher, en finir. Les deux mois pendant lesquels la momie d’Anathotep trempera dans le natron seront déjà une rude épreuve, et j’ai hâte d’être à pied d’œuvre. Ce fut une étrange expérience pour la jeune femme que de revenir à Sethep-Abou comme un fantôme. Accompagnant Netoub Ashra, elle se glissa dans la cité déguisée en chamelier. Il lui sembla qu’une vie entière s’était écoulée depuis qu’elle avait quitté la maison de la mort. Horemeb, Padiram, Houzouf lui paraissaient les lointains camarades d’une quelconque vie antérieure, et elle n’avait plus rien de commun avec la petite, parfumeuse qu’elle était alors. 161
La ville était encore plus effrayante que dans son souvenir. Elle se vidait avec l’obscurité ; les rues se transformaient en désert au fur et à mesure que la lune montait dans le ciel. — C’est à cause des pourvoyeurs d’Anathotep, lui souffla Netoub. Chaque nuit, ils s’introduisent dans les maisons pour voler des enfants ou des femmes. Ceux qui commettent l’imprudence de dormir sur les terrasses sont leurs premières victimes. — Ils les momifient ? demanda la jeune femme d’une voix haletante. — Les femmes ? Oui, chuchota Netoub. Le nomarque veut s’entourer d’un harem de momies, pas de poupées de bois, et comme ses véritables courtisanes rechignent à l’accompagner dans l’au-delà, il fait enlever les plus belles filles des quartiers populaires. Mais finalement, tout cela fait notre affaire puisque c’est grâce à ces cadavres que vous pourrez entrer dans la pyramide. Enveloppés dans leurs burnous, ils se faufilèrent dans les rues vides, pleines d’un silence terrifié. On entendait miauler les trois cents chats du temple de la déesse Bastet mais l’on aurait vainement cherché l’écho d’une chanson braillée par les soûlards échappés d’une quelconque maison de bière. Avec les ténèbres, les habitants de Sethep-Abou s’étaient barricadés de leur mieux, laissant la rue aux fantômes malfaisants du nomarque. Netoub et Anouna rasèrent les façades. Le chef des voleurs avançait, le poignard à la main, prêt à trancher la gorge de tous ceux qui tenteraient de lui barrer le chemin. Ils finirent par se glisser dans le jardin d’une petite maison de brique crue dont la porte était marquée du cartouche d’Anathotep. Une femme précocement vieillie les attendait, tremblante. Assis sur un banc de pierre, deux enfants aux paupières cousues se tenaient assis côte à côte. Ils étaient nus et portaient la mèche de l’enfance. Leurs bijoux étaient princiers ; il émanait de leur corps un parfum rare. — Fais vite, supplia la femme. On va bientôt venir les chercher pour les conduire au palais. Anathotep ne leur permet
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presque plus de venir me voir, moi, leur mère. Il est temps que cela cesse. Sans lui répondre, Netoub s’avança vers les garçonnets et s’agenouilla pour se mettre à leur hauteur. — J’apporte ce que vous savez, dit-il d’une voix sourde. C’est un poison éthiopien, violent mais sans saveur. Les hommes de là-bas en enduisent la pointe de leurs flèches pour foudroyer les animaux. N’en versez pas trop tout de même, car les signes d’empoisonnement deviendraient trop apparents. Il faut que le nomarque ait l’air d’être tombé de mort naturelle. Vous avez compris ? Les gamins hochèrent la tête avec un bel ensemble. Anouna les trouva très beaux mais marqués par une profonde tristesse, comme s’ils n’attendaient déjà plus rien de la vie. — Boit-il encore du vin ? s’enquit Netoub, pris d’une crainte subite. — Oui, dit l’un des garçons. La nuit, il nous fait traverser une immense salle qui pue la momie. Parfois il s’arrête pour puiser dans des vases, quelque chose qui ressemble à des perles de verre… Je crois qu’il s’agit de pierres précieuses. Il ricane tout le temps, comme s’il était content. Pour nous remercier, il nous fait ouvrir la bouche et nous glisse quelque chose sur la langue en nous conseillant de ne pas l’avaler. — Ce sont des perles, expliqua la mère. — Au bout de la salle, continua l’enfant, il y a une grosse porte fermée. Nous n’avons pas le droit d’en franchir le seuil. Il nous fait asseoir là, sur des coussins, et entre seul dans la pièce. Je ne sais pas ce qu’il y fait. Peut-être y contemple-t-il un trésor plus important encore. C’est un vieux fou. — Mais le vin ? s’impatienta Netoub. — Il y a des jarres partout, répondit l’enfant qui jusque-là était resté silencieux. Le nomarque est comme tous les vieux, il manque de salive, il a tout le temps la bouche sèche. Alors il nous ordonne de lui verser à boire. Il faut le faire à tâtons, et il nous punit si nous renversons du vin sur le sol. — Il vous frappe souvent ? s’inquiéta Anouna. — Non, pas trop, marmonna l’enfant. Mais le pire c’est quand il nous force à l’embrasser. 163
— Comment cela ? demanda la jeune parfumeuse. — Parfois, il ne veut pas boire dans un gobelet, expliqua le gamin. Il nous commande de prendre le vin dans notre bouche pour le cracher dans la sienne. C’est dégoûtant. Anouna devint blême. Instinctivement, elle referma les doigts sur le bras de Netoub. — C’est affreux, balbutia-t-elle. Que se passera-t-il si Anathotep leur impose ce caprice lorsque le vin sera empoisonné ? Netoub se dégagea avec irritation. — C’est prévu, grogna-t-il. Tout est prévu, inutile de s’alarmer. La mère des gosses va leur enduire l’intérieur de la bouche avec un vernis, une laque végétale qui empêchera le poison de pénétrer dans la chair. S’ils n’avalent pas le vin, ils ne courront aucun danger. Il leur suffira ensuite de se rincer la bouche au plus vite avec de l’eau pure. S’ils buvaient une grande quantité de résine ils se protégeraient aussi l’estomac, mais cela risquerait de leur donner la colique, car tout le monde ne supporte pas le vernis, et nous ne pouvons pas courir ce risque. Anouna était abasourdie par la cruauté de Netoub. Pas une seconde il n’envisageait que les enfants, par mégarde, puissent avaler une gorgée de vin empoisonné. Au vrai, il s’en moquait, seul comptait la réussite de son plan. Il tira de sa ceinture le flacon de verre bleu contenant la substance toxique et le posa dans la paume du garçonnet. Celuici le suspendit à une agrafe dissimulée dans la mèche pendant sur le côté droit de son visage, et qui constituait la coiffure rituelle des enfants impubères. Ses yeux aux paupières cousues se tournèrent vers Anouna, et il tâtonna pour entrer en contact avec la jeune femme. Celleci saisit la petite main moite qui s’avançait, avec l’horrible impression d’envoyer cet enfant à une mort certaine. — N’ayez pas peur, belle dame, dit le petit. Tout se passera bien… Et de toute façon mon frère et moi préférons mourir plutôt que de continuer à devoir embrasser le nomarque. — Très bien, coupa Netoub, voilà qui est parler, mais n’oublie pas : si Anathotep veut jouer à te transformer en gobelet vivant, n’avale pas une goutte de vin. Le vernis te 164
protégera, c’est une résine tirée d’un arbre à gomme. Elle n’a pas mauvais goût. On dirait du papyrus confit. Tu aimes le papyrus confit ? — Oui, dirent les enfants avec un sourire. Anouna vibrait de colère rentrée. Il lui sembla qu’elle n’avait jamais détesté quelqu’un avec autant de force. — Je vous en supplie, gémit la mère, partez maintenant. L’escorte ne va plus tarder et il faut que je fasse se gargariser les enfants avec la résine, au cas où… Que les dieux nous protègent. Et elle s’inclina pour baiser les mains de Netoub Ashra. L’instant d’après, le voleur et la parfumeuse étaient dans la rue. — Comment cette femme peut-elle te remercier alors que tu envoies ses fils à la mort ? rugit Anouna. Tu es ignoble. — Calme-toi, siffla Netoub. Ce n’est pas moi qui suis ignoble, c’est Anathotep. Parce que tu crois sans doute que le nomarque se contente de jouer au gobelet vivant avec ces deux mioches ? Il se sert d’eux de toutes les façons que tu peux imaginer… Et crois-moi : cela doit être plutôt désagréable pour que des gosses de cet âge envisagent sans trembler de mourir pour en être délivrés.
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16 Anathotep était d’humeur maussade, et même la longue énumération des compagnons momifiés qu’il emmènerait avec lui dans son dernier voyage n’avait pas réussi, ce soir, à l’égayer. Au terme de sa promenade nocturne, il avait donc franchi le seuil des appartements secrets de Tomak, sa doublure, abandonnant les deux garçonnets qui lui servaient de cannes vivantes dans la salle du trésor funéraire, comme il en avait l’habitude. Contrairement à ce qui se passait d’ordinaire, il avait surpris Tomak éveillé, et tout excité de l’hommage qu’il venait de rendre à une femme du harem, une jeune Nubienne de douze ans récemment acquise par le grand vizir Panathemeb. Depuis près d’une heure, à présent, les deux vieillards entretenaient une conversation languissante, la même qu’ils échangeaient depuis bientôt trente ans. En réalité, ils monologuaient, chacun dans un coin de la pièce, ressassant des idées qui ne leur communiquaient plus ni chaleur ni réconfort. Anathotep ne pouvait se défendre d’une sourde rancœur à l’égard de son double, rancœur tissée de sentiments contraires puisque tout à la fois il reprochait à Tomak de lui renvoyer une image déplaisante de lui-même, et d’être en meilleure forme physique. Il se demanda subitement ce qu’il faisait là, à écouter ce vieux bonhomme qui radotait sur le grain de peau d’une quelconque courtisane. Ce vieux squelette n’était donc pas encore fatigué des jeux du lit ? « À moins qu’il ne raconte cela dans le seul but de me contrarier ? songea le nomarque. Il en serait bien capable. » Il était irrité, mécontent de n’avoir finalement personne d’autre à qui parler que cette caricature de lui-même dont les tics de langage, les manières, lui semblaient ridicules et l’inquiétaient sournoisement, car ils n’étaient peut-être que les reflets à peine grossis de ses propres coquetteries. Il s’en voulait de ne pouvoir s’empêcher de venir là pour se planter devant une 166
espèce de miroir vivant dont l’aspect le révulsait. Était-il donc réellement si vieux, si laid ? La vie avait-elle passé si vite ? Une étrange peur sourde lui taraudait alors l’estomac, un serpent invisible se nouait autour de sa cage thoracique, l’empêchant de respirer. Plus que tout, il se reprochait d’être incapable de tenir sa langue, car, fatalement, il se laissait aller aux confidences, dévidant sans même s’en rendre compte l’écheveau de ses tourments secrets. « De toute manière ça n’a aucune importance, se répétait-il au début. Ce crétin a trop peu de cervelle pour comprendre ce que je lui dis, c’est comme si je parlais à un chien. C’est sans conséquence…» Mais ce besoin de compagnie lui faisait honte. Un homme tel que lui n’aurait pas dû avoir besoin du moindre auditoire. Un homme tel que lui aurait dû se suffire à lui-même et ne prendre plaisir qu’au spectacle de son propre esprit. « À une époque, songea-t-il, tu étais capable de te réjouir en solitaire du souvenir de tes victoires, de tes manœuvres politiques. Tu passais des soirées entières abîmé en toi-même, à sourire de ton habileté. Pourquoi, aujourd’hui, cela ne te suffit-il plus ? » Il se méprisait de venir ainsi quêter l’attention d’un paysan, d’un mangeur de poisson qu’il avait dressé comme un singe à accomplir quelques tours. « Qui de nous deux imite l’autre ? se demanda-t-il soudain. Il m’étudie, c’est certain, puisque son travail consiste à se faire passer pour moi… Mais ne fais-je pas la même chose, à mon insu ? Lorsque je sors d’ici, il me semble parfois que je mime sa démarche, plus assurée que la mienne, que j’aligne mon port de tête sur le sien, parce que je le trouve finalement plus conquérant… Je l’avais engagé pour m’imiter, et c’est peut-être moi, en définitive, qui suis devenu sa doublure. N’est-il pas un meilleur « Anathotep » que je ne le suis ? Il m’influence, alors que ce devrait être le contraire… Je galope derrière lui pour rester à sa hauteur. Il me force à presser le pas. C’est inadmissible. C’est absurde. »
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Au fil des années, chacun avait fini par ne rien ignorer de l’autre. Cela s’était fait insensiblement, pour les besoins de la supercherie d’abord, puis parce que l’habitude s’était peu à peu changée en besoin. Un besoin que le nomarque s’était toujours reproché. « Il m’envie, se répéta Anathotep, mais je l’envie également, je ne puis le nier. Chacun de nous pense sans doute dans le secret de son cœur que l’autre a la meilleure part. Nous ne sommes que deux vieux imbéciles. Pour un peu, nous nous jetterions l’un sur l’autre pour nous arracher nos derniers cheveux, et nous battre comme ces femmes qui s’empoignent parfois sur les marchés publics. » Il poussa un soupir et porta une coupe de vin à ses lèvres. Elle était vide, il voulut la remplir, mais la jarre se révéla asséchée, elle aussi. « Je suis ivre, pensa-t-il. C’est pour cela que ces idées stupides tourbillonnent dans ma tête comme des gypaètes cherchant une proie. » Il hésita sur la conduite à tenir. Devait-il se coucher ? Mais non ! Le sommeil allait encore le fuir, comme toujours. Il était encore trop tôt pour envisager de fermer les yeux. « Je ne suis pas assez saoul pour ne plus être triste, décidat-il soudain, il me faut davantage de vin ! » Il faillit claquer ses mains pour appeler ses serviteurs mais se rappela soudain qu’il se trouvait dans les appartements secrets de Tomak, et qu’aucun esclave n’avait le droit de franchir le seuil de la crypte. Il se leva en pestant contre ses rhumatismes, s’il voulait boire, il lui faudrait aller lui-même chercher une nouvelle carafe car Tomak était encore plus ivre que lui et dans l’incapacité à peu près totale de s’arracher des bras de son fauteuil à têtes de lion. Dans la grande galerie du trésor funéraire, les deux garçonnets frémirent en entendant résonner le pas du nomarque. Pelotonnés sur des coussins, ils feignaient de dormir au milieu des lingots d’or et des momies qu’ils ne pouvaient voir. La résine dont leur mère leur avait enduit la bouche leur mettait sur la langue un goût bizarre de gomme arabique. 168
Jusqu’à présent, cette précaution n’avait pas été d’une grande utilité puisque Anathotep n’avait manifesté aucun désir de s’abreuver à leurs lèvres. Ce soir, le nomarque ne semblait pas d’humeur lascive. Les enfants l’entendaient marmonner derrière la porte interdite. Probablement parlait-il tout seul, à la manière des vieux qui radotent sans même s’en apercevoir ? D’un commun accord, ils avaient décidé de vider dans la jarre de vin toute l’ampoule de poison remise par Netoub Ashra. Le chef des voleurs les avait incités à la prudence mais ils ne voulaient pas courir le risque de voir Anathotep survivre à l’attentat. Malgré leur jeune âge, ils connaissaient assez bien le nomarque pour savoir qu’il suspecterait aussitôt un complot et les ferait torturer avec toute la cruauté dont il était capable. — Il faut qu’il crève, avait dit Famé. Je ne veux plus sentir sa vieille bouche se promener sur moi. Et je ne veux plus faire les choses auxquelles il nous oblige. — Je veux revoir le soleil, avait gémi le plus jeune. Et la figure de maman… Il y a si longtemps qu’on m’a cousu les paupières que je commence à oublier son visage. Ils avaient donc vidé tout le contenu de la fiole dans le cratère de vin de palme. Depuis, ils attendaient, pelotonnés l’un contre l’autre pour avoir moins froid. La porte à deux battants s’ouvrit et Anathotep parut en titubant. Il n’eut pas un regard pour les garçons et s’empara de la jarre de vin avec avidité. Il voulait montrer à Tomak qu’il n’était pas impotent et savait encore se débrouiller sans le secours d’une armée de serviteurs. Il rentra dans la chambre secrète, serrant le cratère dans ses bras maigres. — Buvons ! glapit-il d’une voix qui semblait celle d’une vieille femme. Buvons aux dieux de l’Occident, buvons à la campagne que je mènerai aux champs d’Ialou quand je m’envolerai dans le soleil… Gloire à mon kâ ! Il remplit deux coupes avec beaucoup de maladresse, et tendit l’une d’elles à sa doublure qui la saisit avec gourmandise. Tomak aimait le vin. Le vin et les femmes. — Buvons ! répéta Anathotep. Les deux vieillards vidèrent chacun leur calice d’albâtre, goulûment, indifférents au vin qui débordait de leurs 169
commissures pour dégouliner sur le grand pectoral d’or et de lapis-lazuli dont leur cou était ceint, car ils s’habillaient de façon identique, depuis toujours, pour ajouter à la confusion. Il s’écoula une trentaine de battements de cœur avant que le poison ne fasse son effet. Le pharaon et son double s’affaissèrent l’un sur l’autre, pêle-mêle, lâchant les coupes de pierre qui se brisèrent en touchant le sol. Dans la salle du trésor, les enfants qui avaient perçu le bruit de la chute, se levèrent précipitamment et quittèrent les lieux à tâtons pour rejoindre leur mère qui les attendait dans les jardins. — C’est fini, murmura l’aîné. Demain, Netoub Ashra nous découdra les paupières. Et plus tard nous deviendrons des brigands, comme lui.
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17 On mit un certain temps à comprendre ce qu’était devenu Pharaon. Les serviteurs, inquiets, s’obstinèrent à courir d’une pièce à l’autre, à travers l’étendue du palais sans oser donner l’alarme. Tout le monde ayant peur du nomarque, on craignait de l’indisposer en le dérangeant au milieu de quelque méditation. Cette timidité générale fit que le grand vizir Panathemeb ne fut prévenu de la disparition d’Anathotep qu’au milieu de la matinée. Panathemeb était l’une des trois personnes – avec le grand prêtre d’Amon Mene-Ptah, et le médecin personnel du maître de Sethep-Abou – à connaître l’existence de Tomak. Son premier réflexe fut d’aller chercher le double du nomarque pour l’exhiber en public avant que le bruit de la disparition d’Anathotep ne transpire hors de l’enceinte du palais. Il savait la haine du peuple vivace et redoutait de la voir exploser en manifestations violentes si la cruauté du tyran s’affaiblissait ne serait-ce qu’un instant. Panathemeb, fils d’un marchand d’olives, avait gravi une à une les marches du pouvoir dans l’ombre du nomarque dont il avait favorisé toutes les lubies, notamment son désir absurde d’être considéré comme un pharaon. C’était un homme courtaud, au teint rouge, qui dissimulait sous une apparente affabilité une volonté de fer et une totale absence de scrupules politiques. Il avait de grosses mains de paysan qui lui faisaient honte et qu’il surchargeait de bagues dans l’espoir de leur donner une allure plus aristocratique. Il prétendait être beaucoup plus jeune qu’il n’était en réalité et se faisait épiler le corps dans le moindre recoin pour qu’aucun poil gris ne subsiste à la surface de sa peau. Ce matin-là, il se pressa de descendre dans les entrailles du palais où il ôta ses sandales de papyrus pour se déplacer avec plus de rapidité et de silence. Une odeur de vin répandu lui sauta aux narines dès qu’il entra dans la grande galerie 171
funéraire où s’entassaient pêle-mêle les momies des chevaux, celles des serviteurs, des femmes, et des soldats que le nomarque comptait emmener avec lui dans l’autre monde. Panathemeb avait toujours eu la prudence de paraître encore plus fou que ne l’était Anathotep, ce qui avait conduit le nomarque à se sentir libre, et à modérer son vizir, tout en ayant l’illusion d’être un sage. Au cours de sa carrière, Panathemeb ne s’était jamais départi d’une absurde confiance en lui-même et en sa chance, jusqu’à présent il n’avait pas eu à le regretter. Quand le grand vizir poussa la porte à double battant des appartements secrets, ce fut pour découvrir Anathotep et Tomak effondrés l’un sur l’autre au milieu d’une flaque de vin. L’un était mort, l’autre râlait, mais, passé le premier moment de stupeur, Panathemeb s’aperçut soudain qu’il était incapable de savoir qui était qui… Une suée d’angoisse perla sur son crâne rasé. En grande hâte, il fit chercher le médecin du palais et le grand prêtre d’Amon dans l’espoir que les deux hommes sauraient trancher mieux que lui. En les attendant, il transporta le pharaon et sa doublure sur le lit couvert de peaux de panthère, puis scruta leur visage avec une attention farouche. Le prêtre et le médecin le surprirent au beau milieu de cet exercice… n’ayant toujours arrêté aucune conclusion. Panathemeb leva la main pour couper court aux lamentations rituelles de Mene-Ptah. Il exposa la situation aussi rapidement que possible. — Je viens de les trouver allongés sur le sol, énonça-t-il. Dans une flaque de vin. Soit ils ont trop bu, soit on les a empoisonnés, il faudra faire laper par un chien le liquide répandu et observer son comportement. L’un est mort, l’autre agonise… mais je ne sais lequel des deux ! C’est pour cette raison que je vous ai fait mander : je suis incapable de les différencier. Le médecin s’approcha du lit et entreprit de dévêtir les deux hommes. Sa physionomie était empreinte de gêne. — Par les dieux, souffla-t-il au bout d’un moment. J’avoue que je ne le sais pas davantage. Il y a longtemps qu’Anathotep 172
ne se laissait plus approcher. Il ne permettait à personne de le toucher ou de le regarder dans les yeux. Je ne l’ai pas ausculté depuis des années. Il prétendait ne pas être malade, il disait que ses organes étaient constitués d’or pur, comme il en va pour tous les pharaons… — Mais les blessures, insista le grand vizir. Les cicatrices des coups de couteau reçus lorsqu’on a essayé d’attenter à sa vie… — Tu sais bien que si Tomak les a bel et bien encaissés, Anathotep s’en est fait tailler de factices dans la chair, aux mêmes endroits, justement pour qu’on ne puisse les différencier, rétorqua le médecin. Et cela est si vieux que je ne garde pas un souvenir précis de leur aspect. Je te le répète : il y a au moins six ans que je n’ai pas vu le nomarque nu. Chaque fois qu’il m’a consulté, c’était pour me parler de son obsession des odeurs, des parfums… et comme il trouvait que je sentais mauvais, il m’obligeait à me tenir agenouillé à vingt coudées de son trône. — Panathemeb, murmura le grand prêtre, ce que tu nous demandes est impossible. Rappelle-toi que la plupart du temps, nous ne savions même pas à qui nous avions affaire : au nomarque ou à son double ? J’ai souvent suspecté Anathotep de jouer à nous embrouiller. Quant à Tomak, il était d’une redoutable habileté dans l’imitation. — C’est vrai, renchérit le médecin. Anathotep était luimême démoniaque. J’ai plus d’une fois eu l’impression qu’il s’appliquait à imiter Tomak pour nous faire croire qu’il n’était pas Anathotep. Ces deux-là s’entendaient comme larrons en foire. Peux-tu, toi-même, affirmer que le nomarque t’a laissé l’approcher au cours des dernières années ? Je veux dire : l’approcher vraiment, presque à le toucher ? Le grand vizir secoua la tête avec découragement. — Non, chuchota-t-il. Toujours à cause des odeurs corporelles. J’avais beau m’inonder de parfum, il affirmait que je sentais la crasse et m’obligeait à lui parler depuis l’autre bout de la salle. — C’était une stratégie concertée, grogna le prêtre. Un moyen pour nous tenir éloignés. Je n’ai jamais vraiment cru à ces histoires d’odorat délicat. 173
— Là n’est pas la question, trancha-t-il. Lequel des deux est vivant ? Lequel des deux est mort ? Le médecin se pencha de nouveau sur les corps, les palpa, pour finir par hausser les épaules en signe d’impuissance. — Je ne sais pas, dit-il. Celui qui agonise va peut-être s’en sortir si on lui fait boire beaucoup de lait de chamelle et si on le force à vomir. Le poison semble l’avoir moins touché, sans doute parce qu’il a moins avalé de vin que son compagnon. Dois-je tout mettre en œuvre pour le ramener à la vie ? Panathemeb hésita. Le moment était crucial. — Mais si c’est Tomak ? Balbutia Mene-Ptah. Nous installerons un imposteur sur le trône… — Il y est déjà depuis trente ans, ricana Panathemeb, pas en permanence, c’est vrai, mais il y a tout de même un bon moment que nous sommes habitués à lui. — Ce n’était pas pareil, protesta le médecin. Anathotep était là, tirant les ficelles. Tomak n’était qu’une potiche, un singe savant. Si c’est lui qui a survécu, il sera incapable de tenir les rênes de l’État. — Je serai là pour l’y aider, fit le vizir en scrutant tour à tour les deux hommes. Jusqu’à présent ni vous ni moi n’avons eu à nous plaindre du « règne » d’Anathotep. Nous avons prospéré, nous nous sommes enrichis. L’arrivée d’un nouveau nomarque peut compromettre ce bel équilibre. — Tu penses donc que je dois le sauver ? interrogea de nouveau le médecin. — Essaie, grogna Panathemeb. De toute façon, rien ne nous affirme qu’il survivra. Il semble bien mal en point. — Mais s’il meurt, gémit le grand prêtre d’Amon. Lequel enterrerons-nous dans le château d’éternité ? On ne peut pas ensevelir un paysan avec les honneurs réservés aux princes d’Égypte. Ce serait un blasphème sans précédent. La tombe doit être habitée par Anathotep, et seulement par lui. Si nous nous trompons de cadavre il s’ensuivra un horrible sacrilège qui mécontentera les dieux, et nous tomberons tous sous le coup d’une terrible malédiction. Avez-vous pensé à cela ? Panathemeb baissa la tête, mal à l’aise.
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— Ne pourrait-on pas les ensevelir côte à côte ? proposa-t-il. Comme des… frères ? — Peut-être, marmonna Mene-Ptah. Ce serait effectivement une solution acceptable. Mais il faudrait qu’ils meurent tous les deux en même temps. — Si celui qui est à l’agonie triomphe de la mort, fit observer le médecin, il nous dira qui il est, et nous saurons alors ce que nous devons faire. Panathemeb serra les dents mais ne laissa rien paraître des pensées qui le traversaient. Comme le médecin était naïf. « Si j’étais Tomak et que j’échappais à la mort, songea-t-il, je me dépêcherais d’affirmer que je suis Anathotep. En exploitant la confusion des esprits je pourrais finir ma vie tranquillement installé sur le trône. Oui, c’est certain : j’affirmerais haut et fort que Tomak est mort. » Il s’approcha du lit où gisaient les deux corps aux profils si semblables. Les différences anatomiques étaient si légères qu’elles en devenaient négligeables. La vieillesse avait peu à peu gommé la personnalité des vieillards, les rendant étrangement jumeaux. Certes, ils n’avaient pas exactement les mêmes traits de physionomie, mais on ne s’en apercevait que parce qu’ils étaient couchés côte à côte. Dans la vie de tous les jours, celui qui les aurait rencontrés l’un après l’autre aurait été bien incapable d’affirmer qu’il venait d’avoir affaire à deux personnes différentes. « Voilà pourquoi il nous interdisait de lever les yeux sur lui, se répéta le vizir. Pour empêcher que les traits de son visage ne se gravent dans notre mémoire. » Son attention se porta sur l’agonisant dont le souffle stertoreux devenait de plus en plus pénible. « Et comment faire confiance à celui-ci ? songea-t-il avec colère. Comment le croire si demain, il ouvre les yeux en me disant : « Oui, je suis Anathotep, le nomarque de SethepAbou. » Jamais je ne réussirai à m’ôter de l’esprit que je suis peut-être en train de me faire rouler par un filou de paysan. » Ses épaules s’affaissèrent. Il fallait prendre une décision.
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— Très bien, dit-il en se tournant vers le médecin. Fais ton possible pour le sauver. En grand secret, on fit préparer le mort par des prêtres qui l’immergèrent dans une cuve de natron. Cette préparation plongea le chef du culte d’Amon dans un grand malaise car il était horrifié en son for intérieur à l’idée de réciter le rituel des princes pour un homme qui n’était peut-être qu’un infect mangeur de poisson des bords du Nil. L’agonisant fut placé sous bonne garde dans les appartements du nomarque. Il passa deux jours et deux nuits à lutter contre la mort. Le médecin du palais ne quitta pas son chevet. Son diagnostic était pessimiste. Pourtant, à l’aube du troisième jour, l’homme qui était peut-être Anathotep ouvrit les yeux. Il parut terriblement effrayé et en proie à une grande confusion mentale. On s’aperçut très vite qu’il ne savait plus qui il était. Il avait perdu la mémoire. — C’est fréquent, expliqua le médecin au grand vizir. J’ai souvent observé cette aberration chez les soldats victimes d’une plaie à la tête… ou qui étaient restés très longtemps entre la vie et la mort. La mémoire se perd. L’homme semble se dépouiller de son passé comme s’il se préparait à quelque renaissance. Je crois que c’est parce qu’il s’est approché très près du tribunal céleste et des quarante-deux juges de l’Amenti. Tu connais la formule rituelle que le mort doit prononcer à ce moment-là : « Vois mes actions en tas, à côté de moi. » Je pense que l’entassement des actions vide en quelque sorte la tête du défunt, comme on vide un sac pour étaler des objets sur une table… d’où cette perte de mémoire quand par malheur on réveille l’agonisant avant qu’il n’ait complètement passé les épreuves d’entrée dans l’au-delà. Son corps revient, mais le contenu de sa tête reste là-bas, au pied de la balance où l’on va peser son cœur. Voilà pourquoi l’homme qui se trouve dans cette chambre ne se rappelle plus rien. Nos efforts pour le guérir l’ont privé de son passé. Nous n’aurions peut-être pas dû contrarier la procédure du jugement dans laquelle il semblait déjà très engagé. La médecine ne doit pas contrarier les desseins divins.
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Panathemeb s’approcha du lit et interrogea le vieillard effrayé qui se tenait là. Le malade, dont les lèvres étaient encore brûlées par l’action du poison, se révéla incapable de répondre aux questions que lui posa le grand vizir. Il ne savait plus où il se trouvait, et ne conservait aucun souvenir de la charge qu’il avait exercée. Il ne cessait de regarder autour de lui avec curiosité, comme s’il découvrait le décor qui l’entourait pour la première fois. Panathemeb prit le médecin par le bras et l’entraîna dans un coin de la pièce. — C’est Tomak, chuchota-t-il. J’en suis certain. — Et sur quoi appuies-tu cette certitude ? s’étonna le médecin. — Les odeurs… Tu n’as pas remarqué qu’il ne s’est pas plaint de nos odeurs corporelles depuis son réveil ? Anathotep n’aurait pas manqué de le faire dès qu’il aurait ouvert les yeux. Le médecin fit la grimace. — Je regrette, murmura-t-il, mais ça ne veut rien dire. D’abord, cette soi-disant sensibilité aux parfums était peut-être feinte, ou imaginaire. Ensuite, dans le cas où elle aurait été bien réelle, il n’est pas impossible qu’Anathotep l’ait perdue comme il a perdu tous ses autres souvenirs. J’ai soigné des soldats qui, après être sortis du coma, ont vu leurs pulsions physiques considérablement modifiées. Certains qui aimaient les femmes se sont mis à désirer les garçons, d’autres qui raffolaient jadis de la bière ne voulaient plus que du vin. J’en ai vu qui, après avoir été des archers émérites, n’étaient plus capables de planter un trait dans une cible, j’ai vu des pleutres devenir des foudres de guerre, des hommes sages se métamorphoser en vicieux. — Comment expliques-tu cela ? — Je crois que lorsqu’un homme s’aventure sur le territoire de la mort, il devient perméable aux âmes errantes. Les esprits qui rôdent aux abords du fleuve d’éternité se glissent en lui pour essayer de revenir parmi les vivants, et quand, par nos remèdes, nous ramenons effectivement le blessé à la vie, nous faisons entrer dans notre monde tous les démons qui ont usé de son enveloppe charnelle comme d’un véhicule. Voila pourquoi s’installent en lui des traits de caractère qui n’étaient pas les 177
siens. Ces pulsions étrangères sont celles des esprits qui l’habitent. Dans le cas qui nous occupe, l’âme d’un mort que nous ne connaissons pas s’est peut-être installée dans le corps d’Anathotep. Nous avons fait revenir quelqu’un de l’au-delà. Quelqu’un qui n’avait aucun lien avec le nomarque. Il est toujours délicat de s’acharner à ranimer les agonisants, ils sont déjà trop près des dieux. En insistant on risque de s’attirer des ennuis. Le médecin paraissait presque effrayé. Anathotep se tourna instinctivement vers le vieillard blême qui grelottait au milieu du grand lit d’ébène. Cet homme n’avait assurément rien de commun avec le nomarque. On ne sentait en lui ni cruauté, ni désir de pouvoir. Ce n’était plus qu’un très vieil homme plus faible qu’un enfant. « Il a survécu, songea Panathemeb. La question est maintenant de savoir s’il est capable de reprendre ses fonctions. » L’idée d’un Anathotep démuni, tremblant, somme toute facile à manipuler n’était pas pour lui déplaire. On pourrait se contenter de l’exhiber de loin, de lui mâcher les paroles qu’il aurait à réciter. « Je ne perds peut-être pas au change, pensa-t-il tandis que l’excitation le gagnait. Cet homme, quel qu’il soit en réalité, peut me permettre de m’enrichir davantage encore car je n’aurai plus à redouter sa méfiance, ses ruses, son espionnage permanent. Je pourrai le manier à ma guise, comme une poupée de glaise molle, et je deviendrai, moi Panathemeb, le seul vrai nomarque de Sethep-Abou. » — Que dois-je faire ? s’enquit le médecin. — Remets-le sur pied, ordonna le grand vizir. À partir de maintenant, considère qu’il s’agit bien d’Anathotep, notre nomarque. L’autre… nous l’enterrerons en secret, dans une tombe anonyme. Officiellement, il ne s’est rien passé. Pharaon a seulement été victime d’une indisposition passagère résultant d’une trop grande activité au harem. La vie continue. — Mais comment tiendra-t-il son rôle ? balbutia le médecin. — Je le formerai, dit sèchement Panathemeb. Ne t’occupe pas de ça. 178
18 Mais les choses ne se passèrent pas comme le grand vizir l’espérait. L’homme sans mémoire ne voulait pas devenir nomarque. Il s’estimait revenu en fraude dans le monde des vivants. — Je n’ai plus de souvenirs, gémissait-il, mais ce n’est pas tout. Les choses autour de moi n’ont plus d’odeur, les aliments ou le vin n’ont plus de goût. Et quand je pose la main sur un objet, c’est à peine si j’en perçois les contours sous mes doigts. Toute ma chair est comme engourdie. J’y vois la preuve que je suis mort. Vous m’avez arraché à la paix de l’au-delà en vous acharnant sur mon corps, et les dieux me punissent de m’être faufilé hors des champs d’Ialou. Je ne suis qu’un défunt égaré… Je n’ai rien à faire parmi vous. Dès les premiers jours, il avait tenu à examiner son corps nu, persuadé qu’il était en réalité une momie libérée de ses bandelettes. Lorsqu’il avait aperçu les cicatrices des coups de couteau sur son ventre et sa poitrine, il avait poussé des cris d’effroi, croyant qu’il s’agissait d’incisions funéraires laissées par les embaumeurs. Le médecin du palais avait eu le plus grand mal à lui faire admettre que c’étaient là les traces d’anciens attentats perpétrés contre sa personne. Le vieil homme était resté méfiant, trait de caractère qui le rapprochait d’Anathotep. On avait beau dire, il s’obstinait à se croire une momie arrachée à son sarcophage. Il frappait son corps décharné de ses doigts arthritiques et murmurait : — Je suis creux, je le sens. Je suis vide. Je n’ai plus rien à l’intérieur. On m’a tout enlevé, le cerveau, les viscères. C’est pour cela que je ne me rappelle rien, c’est pour cela que je n’ai plus faim ni soif, et que rien n’a de goût ni d’odeur. Je suis mort. Et les morts n’ont ni souvenirs ni sensations. Où sont mes vases canopes ? Qu’avez vous fait de mes entrailles ? 179
Quand il se mettait à caqueter ainsi, d’une voix stridente et autoritaire, on n’avait aucun mal à reconnaître le ton d’Anathotep. Mais cela ne prouvait rien, puisque Tomak avait toujours su contrefaire le timbre du nomarque à la perfection. Lorsque Panathemeb tentait de lui expliquer le rôle honorifique qu’il aurait à tenir dans les rouages du pouvoir, le vieil homme se bouchait les oreilles. — Ce sont des affaires de vivants, hurlait-il. Elles ne me regardent pas. Votre monde ne m’intéresse pas, je veux retourner chez les miens, je veux repartir aux champs d’Ialou. Je vous maudis, vous et votre médecine impie qui dérange les morts au moment du grand passage et les fait revenir contre leur gré ! Ses hurlements devenaient gênants. Très vite, les serviteurs répandirent la rumeur que le nomarque avait perdu l’esprit. Le vieillard se révélait extrêmement difficile à contrôler. Il déchirait les tentures pour se confectionner des bandelettes dont il s’enveloppait ensuite maladroitement. À deux reprises, il se mit à déambuler à travers le palais dans cet accoutrement, cherchant où l’on avait caché son sarcophage. Il devenait méchant, accablant d’injures et de menaces tous ceux qui se mettaient en travers de son chemin. « C’est bien Anathotep, songeait Panathemeb. Son caractère n’a pas autant changé que le prétend le médecin. L’ennui c’est qu’il est devenu encore plus fou qu’il ne l’était déjà. » Un roi fou, c’était la pire chose qu’on puisse imposer à un peuple. La foule – qui supportait sans mot dire la cruauté et l’arbitraire – ne tolérait jamais bien longtemps que sa conduite lui soit dictée par un dément. Si le gâtisme du nomarque devenait public, la révolte ne tarderait pas à éclater. Aux crises de violence succédèrent des périodes d’abattement. Le vieil homme, à force d’épier les bavardages des serviteurs, avait fini par apprendre les tristes exploits d’Anathotep. Il en avait conçu un dégoût de lui-même sans bornes. Panathemeb, pour le sortir de sa dépression, eut l’idée de lui expliquer le subterfuge inventé par le nomarque, et tenta – comble du paradoxe – de le convaincre qu’il était en réalité 180
Tomak, la doublure d’Anathotep, et n’avait par conséquent rien à se reprocher. Cette nouvelle parut quelque peu rasséréner le vieillard. — Alors je suis un paysan, répétait-il en dodelinant de la tête comme un très vieil enfant. Je ne me suis jamais mêlé des affaires de l’État. Je ne suis qu’un être naïf, un mangeur de poisson. Je ne suis nullement responsable des exactions du nomarque… — Non, ânonnait le grand vizir. Tu te contentais de paraître en public lors des cérémonies religieuses. Tu n’as jamais pris aucune décision politique. — C’est bien, marmonnait le vieux. Alors mon cœur n’est pas corrompu. C’est vrai, tu as raison, je ne suis pas Anathotep, je suis Tomak… Je le sens. Oui, oui, c’est cela. Tomak, c’est mon nom. Il me semble bien qu’on m’appelait ainsi. Panathemeb poussa un soupir de soulagement ; hélas le répit fut de courte durée car, dès lors, le vieillard exigea de quitter le palais où il n’avait pas sa place pour mener une vie humble au bord du Nil, comme le lui imposait sa « véritable » identité. Le vizir s’empressa de faire bâtir une cabane dans les jardins de la résidence, à proximité d’un bassin qu’on remplit de poissons vivants. Le vieil homme s’installa dans ce réduit, seulement vêtu d’un pagne, et s’escrima à pêcher – à l’aide d’un harpon qu’il n’avait même plus la force de brandir – les poissons s’ébattant dans l’immense conque d’albâtre. Panathemeb commençait à désespérer de l’utiliser en public. Faire paraître ce vieux fou dans une assemblée, c’était courir le risque de le voir adopter un comportement extravagant ou se lancer dans un discours compromettant où il énumérerait les crimes d’Anathotep et réclamerait une punition exemplaire. Des idées de meurtre lui traversaient l’esprit. La nuit, il s’imaginait s’approchant à pas de loup de la hutte de tourbe et traînant le vieux jusqu’au bassin pour l’y noyer. Mais il n’osait passer à l’acte. La voix de la prudence lui soufflait qu’il pouvait s’agir là d’une ruse tortueuse d’Anathotep pour s’assurer de la fidélité de son entourage… À la fin de la comédie, le nomarque tomberait le masque du gâtisme et prononcerait des
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condamnations sans appel. Tout était possible avec lui. Il convenait d’être prudent. « Il veut me faire croire qu’il est Tomak parce qu’en réalité il est Anathotep, se répétait-il. Il veut voir si je vais chercher à profiter de la situation. Tout cela n’est peut-être qu’un piège. Il joue au fou pendant que sa légion d’assassins masqués le protège, aux aguets dans les fourrés. Il attend de voir si je vais commettre une erreur… mais il se trompe. Je ne ferai rien. » Un matin, on réalisa que le vieil homme avait disparu. On le chercha vainement dans l’enceinte du palais sans parvenir à retrouver sa trace. Il s’était de toute évidence enfui sans rien emporter que les quelques menus objets dont on avait garni sa hutte afin qu’il puisse jouer au pêcheur. Déguisé en fellah, il avait quitté la résidence en se mêlant aux jardiniers qui rentraient chez eux à la tombée de la nuit. Les sentinelles n’avaient pas prêté attention à ce grand-père habillé de guenilles, s’appuyant sur un bâton. — Il faut lancer la garde à sa recherche, lança le grand prêtre d’Amon, on ne peut le laisser errer dans la ville comme un mendiant. Panathemeb haussa les épaules. — Il est perdu pour nous, dit-il calmement. Il refuse de collaborer, il est devenu extrêmement compromettant. Il se croit revenu d’entre les morts, nous ne pourrons pas l’utiliser comme nous comptions le faire. — Qui est-ce, en définitive ? interrogea Mene-Ptah en baissant la voix. Es-tu parvenu à une conclusion ? — Je crois que c’est Anathotep, murmura Panathemeb, mais il a perdu la tête. Le voilà devenu vertueux. À mon avis, il est préférable de le laisser s’en aller. Un nomarque sans bijoux, sans litière ni escorte, n’est plus qu’un fellah. Personne parmi les gens du peuple n’a jamais vu Anathotep d’assez près pour le reconnaître dans ce vieillard vêtu de chiffons. — Qu’allons-nous faire alors ? — Nous avons un cadavre en réserve, n’est-ce pas ? Alors déclarons le nomarque décédé et organisons ses funérailles. On ne peut laisser cette situation se prolonger, c’est trop dangereux.
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Les rumeurs vont bon train ; il est temps de nommer un successeur. Le grand prêtre écarquilla les yeux. — Qui donc ? souffla-t-il. — L’un des bâtards de Tomak, répondit Panathemeb. Tu sais bien que la charge se transmet de père en fils. Je doute qu’Anathotep ait engendré la moindre descendance, mais je n’en ai pas la preuve. Officiellement, les fils nés des femmes du harem sont les siens. Il suffit de prendre le plus âgé et de le déclarer successeur en titre, j’assurerai la régence. La populace adore être gouvernée par un enfant, cela émeut sa naïveté. — Un bâtard… bredouilla le prêtre. Il n’existe vraiment aucune chance pour que l’un d’eux soit du sang d’Anathotep ? — Non, fit Panathemeb en détournant le regard. Le nomarque n’aimait pas les femmes. — Nous allons donc ensevelir un paysan dans la chambre funéraire de la pyramide ? hoqueta le zélateur d’Amon-Râ. Tu n’ignores pas que c’est une épouvantable hérésie ? Après cela, le véritable Anathotep ne pourra plus jamais jouir du tombeau qui lui revient de droit. Il partira pour l’autre monde comme un moins que rien, un pauvre fellah… Lui qui organisait ses funérailles depuis si longtemps, et avec tant de soin. — Tu n’as qu’à te dire que tu ensevelis le véritable nomarque, grommela Panathemeb que ces lamentations irritaient. Après tout, le doute reste raisonnable. Rien ne nous prouve que le mort qui baigne en ce moment dans une cuve de natron n’est pas bel et bien Anathotep. — C’est vrai, souffla le prêtre qui paraissait en proie à un grand trouble. Mais si nous nous trompons, il faudra supporter le poids de la malédiction. Une fois mort, Anathotep nous poursuivra de sa haine, toi et moi, pour l’avoir frustré de son tombeau, et sa vengeance sera terrible. Le grand vizir serra les dents. Il aimait se dire réaliste mais, comme tout bon Égyptien, il avait peur des fantômes, et plus particulièrement des défunts en colère. — Nous n’avons pas le choix, conclut-il d’une voix mal assurée. Fais le nécessaire. Demande aux hérauts d’annoncer le décès dans tout le nome et déclenche le rituel funéraire. 183
L’arrivée d’un successeur fera tomber la colère du peuple et nous accordera un nouveau sursis, surtout si le nouveau nomarque est un enfant des plus charmants. — Je ferai comme tu le souhaites, dit Mene-Ptah en se retirant. J’espère seulement que tu ne fais pas de nous des blasphémateurs. Panathemeb le regarda s’éloigner avec soulagement. Les fanatiques religieux le mettaient toujours mal à l’aise. Une fois seul, il eut une pensée pour le trésor qui accompagnerait le défunt dans sa dernière demeure. C’était pitié que d’emmurer de telles richesses dans le ventre d’un tombeau, mais les prêtres veilleraient à ce que pas un anneau d’or ou une bague de cornaline n’en soit distrait, c’était leur fonction ; il était donc inutile d’espérer diminuer l’importance du bagage.
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19 Le vieil homme avançait dans la nuit aussi vite que le lui permettait son corps épuisé par les ans. Il avait fui le palais sur une impulsion, parce qu’une voix enfouie au fond de son esprit lui soufflait qu’il n’avait pas sa place en un tel endroit. Un homme méchant avait habité là, un homme dont on n’évoquait le nom qu’avec terreur et dont les méfaits semblaient innombrables. Lorsqu’il avait deviné que le grand vizir, Panathemeb, projetait de lui faire prendre la place de ce criminel abhorré, le vieillard avait préféré disparaître. D’ailleurs, il n’avait aucun désir du pouvoir, aucune aspiration à régner. Il lui semblait qu’un élan naturel le portait vers les choses simples, la vie naturelle. Cependant il n’avait pas la moindre idée de sa propre identité. Certes, il aurait préféré être Tomak, la doublure de Pharaon, car ce paysan lui paraissait d’une naïveté reposante, mais, en même temps, cette éventualité le gênait car il lui aurait déplu de n’être pas de noble naissance. Cette contradiction l’irritait profondément, aussi avait il décidé de ne plus y penser. De toute manière, il était mort, il en avait l’absolue conviction. Le monde n’avait plus pour lui ni goût ni odeur. Les aliments se défaisaient comme de la cendre dans sa bouche et ses mains étaient incapables d’établir une quelconque différence entre la peau d’une femme et le bois d’une canne. Il se sentait creux. De temps à autre, il se penchait en avant, persuadé qu’en agissant ainsi il entendrait rouler à l’intérieur de son torse évidé son cœur et ses reins, seuls organes que les embaumeurs remettaient traditionnellement en place, car le cœur et les reins résument l’homme tout entier et contiennent sa force, son courage. C’est pourquoi les dieux s’empressent de les sonder avant d’admettre les défunts aux champs d’Ialou. 185
Sa tête était vide, et lorsqu’il essayait d’y faire naître un souvenir, il n’y trouvait que des images confuses auxquelles il était incapable de donner une signification. Il avait encore assez de lucidité pour réaliser que ces bribes mémorielles pouvaient aussi bien appartenir à Tomak qu’à Anathotep puisque les deux hommes avaient pratiquement mené la même vie pendant trente ans, aussi ne cherchait-il nullement à les approfondir. D’ailleurs il s’en moquait, tout cela n’avait pas la moindre importance puisqu’il était mort. « Cependant, lui chuchotait la voix de la sagesse, Tomak a plus de chance d’accéder aux champs d’Ialou qu’Anathotep, voilà pourquoi il serait bon que tu sois un simple paysan et non un prince d’Égypte… À l’heure de la pesée des actions, il se pourrait bien que le cœur d’Anathotep soit jeté à la chienne des enfers par les juges de l’Amenti. » — Tomak, Tomak, se répétait-il. Oui, je suis Tomak car je ne sens aucune méchanceté en moi. Mon cœur est pur, et je ne veux point de mal aux gens qui m’entourent. Il ne mentait pas, il n’aspirait plus qu’au repos. Il aurait voulu trouver un tombeau, un sarcophage où s’étendre et fermer les yeux en attendant que les choses reprennent leur cours, que la Maât – l’harmonie de l’univers – soit rétablie. Oser-Maât-Râ. Il ne savait où diriger ses pas. Par les serviteurs du palais, il avait entendu parler d’une vallée où les morts étaient ensevelis dans des mastabas, des caveaux creusés dans le flanc de la montagne. Il espérait obscurément pouvoir se glisser dans l’un d’eux, tel un passager clandestin et s’allonger au pied d’un sarcophage, dans une quelconque chambre funéraire. Il ne savait pas si l’habitant de la tombe en prendrait ombrage mais il essaierait de se faire le plus petit possible, comme ces chiens familiers que certains faisaient momifier afin qu’ils accompagnent leur maître chéri dans le grand voyage. Assez curieusement, une prière du Livre des Morts continuait à tourner dans sa tête, lui tenant lieu de bagage. Il savait que c’était l’invocation rituellement prononcée par les prêtres pour rendre sa mémoire au défunt : Que mon nom me soit rendu dans le grand Temple de l’Ailleurs. Que je garde le souvenir de mon nom. Au milieu des 186
murailles de feu des Territoires Inférieurs. Pendant cette nuit où seront comptées les années. Car je demeure à côté du Grand Dieu d’Orient. Voici que toutes les divinités se placent une à une derrière moi, et chaque fois que passe l’une d’elles je peux prononcer son Nom… Il avait espéré demander son chemin aux passants, hélas, les rues de la cité étaient curieusement vides, les tavernes et les maisons de bière obstinément closes. Il était le seul à errer dans le dédale des ruelles, silhouette desséchée, cramponnée à un bâton dont le tap-tap régulier résonnait étrangement sur les façades de brique crue. Il avait essayé d’appeler à l’aide, de solliciter un renseignement, mais sa voix avait jailli de sa bouche en une plainte aigrelette et sans force que personne n’avait entendue. Mais qu’y avait-il d’étonnant à cela puisque c’était la voix d’un mort ? Le vieil homme savait que les défunts ne peuvent se faire entendre des vivants. Les gens tapis dans la découpe des étroites fenêtres devaient s’interroger sur sa présence parmi eux. Qui était cette momie toute déshabillée qui se promenait dans les rues de la ville ? Que faisaient donc les prêtres ? N’y aurait-il donc personne pour la reconduire à sa tombe et lui expliquer qu’elle n’avait rien à faire dans le monde d’en haut ? Un grand abattement s’empara du vieillard, et il fut sur le point de se coucher dans la poussière, les bras croisés sur la poitrine. Il se sentait si démuni, si égaré. Il venait de s’adosser à un mur quand trois silhouettes sortirent de l’obscurité et s’avancèrent avec empressement. C’étaient trois prêtres subalternes du culte d’Amon, qui s’inclinèrent devant lui. — Gloire à toi, Pharaon, murmura l’un d’eux, nous te cherchons depuis des heures à travers tout Sethep-Abou. Le grand prêtre d’Amon, Mene-Ptah, nous a lancés sur tes traces depuis que tu as quitté le palais. Nous te supplions de nous suivre, tu ne sais où aller et nous sommes tout disposés à t’offrir le refuge que tu cherches en vain. Le vieillard se laissa entraîner. Il était à bout de forces et n’aurait pu opposer la moindre résistance. On le fit monter dans une litière et on le porta à travers les rues désertes jusqu’au 187
temple d’Amon. Il fallut le soutenir sur le trajet du grand escalier car ses jambes se dérobaient sous lui. Il pesait si peu que les prêtres, à cette occasion, furent persuadés qu’il s’agissait effectivement d’une momie dont on avait retiré tous les organes. Le contact de ce mort errant entre les mondes les emplit d’une terreur sacrée. Le fugitif fut débarrassé de ses guenilles et enveloppé dans un manteau de lin brodé d’or, après quoi on l’installa sur le trône ordinairement réservé à Pharaon lorsqu’il présidait aux cérémonies du culte d’Amon. Le grand prêtre, averti de son arrivée, se jeta à ses pieds, heurtant du front les dalles de marbre recouvrant le sol. — Seigneur, dit Mene-Ptah, je suis dans un grand trouble. Je t’ai bien observé au palais, et je suis parvenu à l’intime conviction que tu es bien Anathotep, le nomarque de SethepAbou. Ton vizir, Panathemeb, m’a ordonné de procéder aux funérailles de ta doublure, Tomak, et de l’ensevelir avec tous les honneurs d’ordinaire réservés aux princes d’Égypte. Je ne puis m’y résoudre, car c’est là un blasphème dont les dieux me demanderaient compte. Cette tombe est la tienne, tu as mis dix longues années à la faire bâtir, tu y as apporté bien des perfectionnements dans le but de garantir ton repos éternel et de te défendre des pillards ; il n’est pas possible qu’un usurpateur prenne place dans ton château d’éternité, cette place est la tienne. Je ne sais que faire, ô Anathotep, guide-moi, nous sommes là pour te servir. Délivre-nous du tourment du doute. Le vieil homme hocha la tête. Rien n’avait plus d’importance à ses yeux que cette tombe qu’on lui offrait de bon cœur, à lui, qui une heure plus tôt envisageait de se glisser dans un caveau comme un rat en quête de tanière. — J’accepte ton aide, murmura-t-il en se penchant vers le grand prêtre. Voilà ce que nous allons faire. Le jour de la cérémonie, c’est moi que tu placeras dans le sarcophage du pharaon, et ce sarcophage, tu le descendras dans la cuve de basalte qui doit l’accueillir. Quant à Tomak, tu mêleras sa momie à celles des autres serviteurs qui doivent m’accompagner dans l’au-delà. Ainsi, il ne sera pas totalement privé de sépulture. 188
Mene-Ptah inclina la tête, n’osant poser les questions qui lui venaient aux lèvres. — Je suis déjà mort, fit le vieil homme d’un ton coupant, comme s’il avait deviné les réticences du grand prêtre. Je le sais, je le sens. Tu n’auras donc point à me momifier. Le travail a déjà été accompli, et sans ce stupide médecin qui s’est acharné à me sauver, je serais en ce moment même installé aux champs d’Ialou depuis plusieurs semaines. Je te demanderai donc seulement d’ordonner à tes bandagistes de m’envelopper de lin, comme il se doit. Je m’allongerai dans le sarcophage et je resterai silencieux durant toute la cérémonie. Une fois mon tombeau scellé, les choses rentreront dans l’ordre, la Maât sera rétablie et les dieux reprendront le rituel là où il a été interrompu. — Il en sera fait comme tu le souhaites, seigneur, murmura Mene-Ptah en s’inclinant encore davantage. Oser-Maât-Râ. Il tremblait de frustration, mais il était inenvisageable d’espérer arracher au nomarque la permission d’examiner son corps. Un prêtre ne pouvait contester les affirmations de Pharaon. Si Anathotep décrétait qu’il était déjà mort, il fallait plier devant son intime conviction et faire comme si c’était là chose irréfutable. « Mais par tous les dieux, songeait le grand prêtre en masquant le sentiment d’effroi qui s’emparait de lui, si cet homme se trompe sur son véritable état, il va au-devant d’une fin atroce. » Les cas de momification vivante étaient rares, c’était là une punition exemplaire qu’on réservait aux félons, aux régicides. Elle paraissait si terrible dans ses conséquences qu’on hésitait à l’appliquer. Si Anathotep n’était pas réellement mort, il allait se condamner lui-même à périr enfermé dans son propre sarcophage, tel un rat prisonnier d’une jarre dont il n’a pas la force de faire sauter le bouchon d’argile. Mene-Ptah se retira à reculons. « Si seulement il pouvait mourir au cours des prochaines semaines, se surprit-il à espérer. Il a l’air tellement fatigué… S’il trépassait, je n’aurais qu’à faire trainer les préparatifs
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d’embaumement pour donner à son corps le temps de se momifier convenablement, et le tour serait joué. » Cette pensée le rassura quelque peu. Tomak trempait depuis deux semaines dans son bain de natron, mais la mort d’Anathotep ne serait officiellement proclamée que dans les jours à venir, lorsque Panathemeb aurait arrangé les détails de la succession. Alors commencerait le long rituel de l’envol vers l’occident.
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20 Au cours des deux mois qui venaient de s’écouler, les relations d’Anouna et de Netoub avaient peu à peu évolué. Ils étaient devenus amants la nuit même où ils étaient allés porter le poison aux jeunes garçons aveugles des faubourgs de SethepAbou. « Je vais sans doute mourir dans le ventre de la pyramide, avait brusquement songé la jeune femme en tournant le dos à la ville, il serait peut-être temps de profiter de la vie puisqu’il me reste encore dix semaines de sursis avant les funérailles d’Anathotep. » Dès lors, sa décision avait été prise, et elle s’était offerte à Netoub à leur retour au campement, sans honte ni pudeur inutile. Il n’était pas question d’amour entre eux, mais la jeune femme savait que, de toute manière, elle ne pourrait plus résister très longtemps au désir de toucher la peau tannée du chef des brigands. Elle était lucide ; elle s’avouait sans détour qu’elle avait envie de poser sa joue sur la poitrine et le ventre de Netoub depuis la première nuit où elle l’avait vu dans la crypte funéraire de la carrière abandonnée, cette nuit de sang où il avait froidement assassiné les embaumeurs en fuite. Horemeb, Padiram… C’était ainsi, comme une fièvre, un besoin qu’on sait déraisonnable mais qu’on ne peut contrôler. Elle avait fini par céder à cette gourmandise qui brûlait en elle, cette faim qui la faisait se coucher sur le corps nu de Netoub pour capter par toute la surface de sa peau la fermeté des muscles du pillard. Il était son onguent, son baume, son remède. Il la guérissait des vieux chameliers dont elle avait dû jadis subir les étreintes, il effaçait les dégoûts intimes dont elle avait cru ne jamais se défaire. Elle ne parvenait pas à se rassasier de lui. Elle encerclait 191
son torse de ses bras et l’étreignait comme un arbre pour mieux percevoir la solidité de ses flancs. Elle voyait en lui une magnifique statue vivante, l’une de ces statues sacrées que les prêtres lavaient, parfumaient et habillaient chaque matin. Toutefois, elle se grisait de Netoub Ashra en secret, sans rien lui laisser deviner de l’incroyable attraction qu’il exerçait sur elle, car pour rien au monde elle n’aurait supporté qu’il puisse s’imaginer la tenir en son pouvoir. Elle jouissait clandestinement, à bouche close, les lèvres scellées sur les cris qu’elle aurait aimé pousser. Elle ne voulait pas lui donner l’occasion de se rengorger de l’avoir réduite à merci. Elle souhaitait demeurer son égale, ne pas être une vaincue qu’on pourfend, qu’on cloue sur une natte de paille. Pas seulement. En habitué des putains, il ne savait d’ailleurs que lui dire lorsqu’ils se désunissaient, et il s’enfermait dans une bouderie maussade. Cela n’avait aucune importance, car Anouna n’attendait de lui nul mot d’amour, nulle cajolerie niaise ; elle lui en aurait même voulu de céder à de telles fadeurs, de la traiter comme une gardeuse de chèvres qu’on récompense d’une nuit d’abandon en lui offrant des rubans. Non, leurs relations fonctionnaient sur un autre mode et s’enveloppaient du silence tendu des bêtes qui s’accouplent sans cesser de se surveiller, de peur que l’autre, dans la confusion du plaisir, ne se laisse aller à quelque coup de patte meurtrier. Elle avait toujours faim de lui, de ses bras, de ses mains larges et dures, de ses cuisses solides comme du bois d’olivier. Elle les touchait, les caressait, s’émerveillant – après avoir promené sa paume sur toute cette chair dure et semée de cicatrices – de rencontrer le grain de peau soyeux du sexe, si vulnérable, comme une oasis d’enfance au milieu de ce corps de guerrier. Elle aimait plus que tout refermer doucement les doigts sur cette chose si désarmée, si désarmante, en laquelle les hommes mettent paradoxalement leur honneur et leur puissance. Alors elle avait l’impression de le tenir tout entier, comme on tient un chien par le collier. Au demeurant elle n’était point sotte, elle savait Netoub fourbe, cruel, égoïste, incapable d’un geste de tendresse. Tout en 192
lui avait été durci par le malheur précoce, il était désormais trop tard pour espérer que les choses changent. Il était beau comme une rose des sables qui vous lacère les mains si vous la serrez trop fort. Le mépris et la dureté des grands avaient fait de lui un être méprisant et dur qui n’avait confiance en personne. Anouna ne s’en plaignait pas. Grâce à lui, en l’espace de trois mois, elle était passée du statut de petite parfumeuse du Per-Nefer à celui de voleuse de haut vol. Elle se sentait presque l’égale de Netoub Ashra, elle se grisait de l’idée que le pillage de la pyramide reposait sur elle, et sur elle seule… La petite parfumeuse était devenue quelqu’un d’important. Elle existait enfin. Elle ne faisait plus partie du troupeau des filles anonymes que les hommes écrasent sous eux le temps d’une nuit de plaisir et congédient en se dépêchant d’oublier leur visage. Elle n’était plus une servante, un être inférieur. Elle était la pierre d’achoppement d’un complot fabuleux, comme jamais personne n’avait osé en concevoir jusqu’alors en Égypte. Au cours des deux derniers mois, elle avait pris conscience qu’elle n’avait plus peur, et même qu’elle était gagnée par une certaine impatience. L’action lui manquait, elle avait hâte de descendre à l’intérieur du tombeau et d’y guider les pillards. Ce serait son heure de gloire, à elle, Anouna, la métisse venue du Sud lointain, la compagne de lit des vieux chameliers, l’humble parfumeuse qui avait failli finir son existence dans la peau d’une servante de la maison d’embaumement, préposée aux gommes et senteurs à l’usage des momies. Netoub, le voleur fou aux projets nébuleux, était sa chance, elle ne devait pas la laisser passer. Le jeune homme, lui, enrageait de devoir s’effacer devant elle au moment le plus important de l’action. — Je donnerais n’importe quoi pour être en bas avec toi, grognait-il en frappant le sable du poing. Rester à l’extérieur, à attendre que vous sortiez de la pyramide, me rend malade. Anouna s’amusait de son tourment. Il était trop large d’épaules pour espérer pouvoir se glisser dans le boyau d’aération. Elle n’était pas certaine, elle-même, de ne point s’y trouver à l’étroit. La frustration du chef des pillards l’emplissait d’une joie secrète dont elle ne se lassait pas. 193
Dès que la mort d’Anathotep avait été proclamée, les brigands avaient mis les bouchées doubles pour que l’équipement soit enfin prêt. Toutefois, Anouna rencontrait toujours des difficultés avec les Pygmées qui refusaient de lui obéir. Bien que de petite taille, il était hors de question pour eux de se plier aux ordres d’une femme. Netoub et Boutaka avaient beaucoup de mal à leur faire comprendre que le talent secret de cette femelle leur sauverait la vie une fois qu’ils seraient tous enfermés dans le tombeau du nomarque. Anouna soupçonnait Outi de dresser secrètement les nains contre elle. Depuis la mort de Dakomon, le valet ne lui adressait plus la parole. Il semblait être devenu le compagnon de natte de Boutaka, le lieutenant de Netoub, qui essayait de faire de lui un brigand. Sans grand succès apparemment. Après avoir gâché beaucoup d’argile, les potiers avaient enfin réussi à cuire des statues creuses ni trop lourdes ni trop fragiles. Les bandelettes étaient prêtes, Anouna avait enseigné aux bandits la manière dont il conviendrait d’emmailloter les bonshommes de glaise rouge. On avait placé à l’intérieur des statues tout le matériel nécessaire : cordes, pics, outils, lampes, réserves d’huile, ainsi que de l’eau et de la nourriture. Le tout enveloppé d’étoupe et ficelé de façon à ne produire aucun bruit lorsque les prêtres manipuleraient les sarcophages. On attendait le jour de la cérémonie pour s’approcher de la caravane funéraire et glisser les faux cercueils dans le bagage du pharaon. — Il faudra faire très vite, répétait Netoub. Si les sentinelles se doutent de quelque chose, nous sommes fichus. Ils avaient prévu de se mêler à la cohorte des pleureurs, le visage barbouillé de vase, les vêtements déchirés en signe de deuil. Le concert des lamentations engendrait toujours un chaos formidable que les soldats avaient le plus grand mal à contenir. Les choses étaient maintenant imminentes. — Dans deux jours, les prêtres chargeront le sarcophage d’Anathotep sur la barque funéraire et descendront le Nil jusqu’à la hauteur de la pyramide, annonça-t-il un soir. C’est là que nous les attendrons.
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21 Mene-Ptah, le grand prêtre d’Amon, ne s’était jamais senti aussi mal à l’aise de toute son existence. C’était la première fois qu’il enterrait quelqu’un vivant, et la chose le troublait considérablement. Le matin même, au lever du soleil, il avait procédé en grand secret à l’emmaillotement d’Anathotep afin qu’on ne puisse se douter qu’il allait se livrer à une substitution de cadavre. Le vieil homme, qui vivait caché dans l’enceinte du temple depuis deux mois, s’était allongé sur la table de pureté, l’Ouâbet, et avait abandonné son corps décharné aux mains expertes des bandagistes. Sa conviction n’avait pas changé, il persistait à se croire mort, déjà préparé pour le voyage vers l’occident. La perspective d’être enterré vivant ne l’effrayait pas. Il avait hâte de rentrer chez lui et faisait montre d’une impatience fortement teintée d’irritation. Mene-Ptah était plus que jamais convaincu d’avoir affaire au véritable Anathotep. S’il avait encore nourri quelque doute, les dix semaines passées en compagnie du vieil homme auraient suffi à les dissiper. Il était cependant beaucoup moins certain de la qualité de défunt du nomarque amnésique, mais comme il ne pouvait décemment s’opposer à la volonté d’Anathotep, il s’était résolu à lui obéir, la mort dans l’âme, persuadé de condamner le vieillard à une fin atroce. C’est donc avec un réel effroi qu’il aida la momie vivante à s’allonger au fond de son sarcophage. Les bandelettes de lin ne laissaient libres que les yeux. Contrairement à ce qui se faisait d’ordinaire, les cercueils emboîtés, les cartonnages, avaient été laissés sans décoration. Anathotep avait dicté ces exigences de son « vivant », arguant du fait qu’il ne supportait pas l’odeur des pigments employés par les scribes des contours, c’est-à-dire les peintres. Cette nudité, cette blancheur, effrayaient MenePtah. Les parois du tombeau étaient pareillement vides, aucune 195
ne relatait les hauts faits d’Anathotep ou n’énumérait ses qualités. Un tel dépouillement frisait l’hérésie. Quant aux statues des dieux tutélaires, le nomarque les avait désirées sans couleurs, en pierre brute. — On aurait pu sculpter les murs en ronde-bosse, avait objecté le grand prêtre. De cette manière, seigneur, tu n’aurais pas été incommodé par l’odeur de peinture, et toute l’histoire de ton règne aurait été consignée dans la pierre. Anathotep n’avait rien voulu savoir. Ni peintures ni sculptures, rien. Il s’était obstiné à vouloir s’enterrer dans un caveau sans ornementation, comme si son passé d’homme n’avait pour lui aucune importance. Mene-Ptah n’était pas loin d’éprouver de la peur. Lui revenaient soudain à la mémoire des rumeurs glanées dans les couloirs des palais. Il se rappelait tout ce qu’on avait jadis raconté sur le nomarque, ce fou décidé à faire la guerre aux dieux eux-mêmes, et qui, pour conquérir les champs d’Ialou emmenait avec lui une armée de jeunes soldats fraîchement momifiés. L’histoire d’Égypte comptait d’autres pharaons hérétiques – Akhenaton, notamment, ce pauvre demeuré qui avait eu l’audace d’inventer un nouveau dieu ! – mais aucun prêtre ne pouvait se réjouir d’avoir collaboré à de pareilles infamies, et Mene-Ptah commençait à s’inquiéter de la colère éventuelle des dieux qu’il servait depuis tant d’années si Anathotep, à peine débarqué dans l’au-delà, semait le désordre dans le séjour des ombres. Tout cela ne risquait-il pas de se retourner contre lui ? Si Anathotep s’en allait, indifférent à l’idée que les hommes pourraient se faire de sa personne, n’était-ce pas parce qu’il était bien décidé à recommencer sa vie dans l’au-delà, et à réinstaller là-haut le règne de tyrannie que la mort avait interrompu ici-bas ? — Qu’on presse le déroulement de la cérémonie, grogna soudain le vieillard du fond de son sarcophage, j’ai déjà subi tout cela puisque je suis mort. Les juges du tribunal de l’Amenti m’attendent. J’ai peur qu’ils ne commencent à s’impatienter. Mene-Ptah s’inclina. Depuis deux mois, il supportait docilement les caprices du vieil homme sans n’en laisser 196
paraître de son exaspération. Pendant que la dépouille de Tomak continuait sa macération purificatrice dans le traditionnel bain de natron, Anathotep s’était installé dans une chambre dépourvue de fenêtre. Là, il avait exigé de dormir nu dans une cuve de basalte, réplique approximative du réceptacle où s’emboîterait son sarcophage. Un prêtre devait alors s’agenouiller à ses pieds et réciter la liste complète des objets, bijoux, animaux et serviteurs constituant le bagage funéraire du pharaon. Il fallait recommencer cette énumération plusieurs fois par jour car le nomarque, dont la mémoire et les facultés mentales s’étaient perdues au cours du coma, oubliait tout ce qu’on lui disait au bout d’un court moment. Il était resté ainsi, dans l’obscurité, tout le temps qu’on préparait la dépouille de Tomak, n’acceptant pour nourriture qu’un peu de pain et d’eau claire. Pour lui, les choses n’avaient plus ni goût ni odeur. Ces déficiences s’accompagnaient d’une légère surdité qui obligeait ses interlocuteurs à se répéter ou à crier. — C’est parce que je suis déjà de l’autre côté du fleuve d’éternité, prétendait-il. Vos voix me parviennent de très loin. De trop loin. Cependant, malgré l’antipathie qu’il éprouvait désormais pour Anathotep, Mene-Ptah répugnait à l’enterrer vivant. Hélas, il était trop tard pour arrêter le cours des choses. Un scandale n’arrangerait rien. Mene-Ptah s’était donc résolu à fermer le couvercle du sarcophage en prononçant les paroles rituelles. — Ô Noût, déesse de la nuit. Toi qui t’es ouverte pour laisser venir Osiris, mon Père Divin. Toi qui lui as donné Horus pour successeur. Horus dont les ailes sont puissantes comme celles d’un faucon royal. Horus qui se tient perché sur mon lit de mort pour guetter mon dernier soupir. Regarde, voici qu’il vole vers toi pour t’apporter mon âme… Et les assistants répondirent : — En vérité je suis pur. Purs sont les chants qui sortent de ma bouche. En vérité mes vertus et mes perfections sont plus nombreuses que les vagues de la mer. Tout était prêt. Dehors, sur le parvis du temple, la foule attendait, massée et silencieuse. Mene-Ptah doutait qu’il y eût, 197
dans la population, des gens véritablement affligés par la mort du nomarque. Panathemeb avait prévu cela et ordonné qu’on ne lésinât point sur le nombre de pleureuses de manière à envelopper le cortège d’un tumulte de lamentations. Derrière le sarcophage viendrait la cohorte des serviteurs chargés des bagages funéraires d’Anathotep : ses chevaux momifiés, ses chars, son mobilier serti d’or et de gemmes. Suivraient les oushebtis, que le nomarque avait voulus réels, cette fois. Le grand prêtre d’Amon s’inquiétait des réactions de la populace quand elle verrait passer ces esclaves et soldats de l’au-delà qui n’étaient rien d’autre que des hommes, des femmes razziés et momifiés sur les ordres de Pharaon. On pouvait tout craindre. Un mouvement de colère, une ruée générale sur les dépouilles, un pillage des trésors. Le défilé de ces richesses, qu’on s’en allait enfouir dans les entrailles d’une pyramide alors que le nome tout entier crevait de faim, risquait d’échauffer dangereusement les esprits. Il fit signe aux servants de placer le sarcophage sur une litière et de se diriger vers l’escalier d’honneur. Les funérailles d’Anathotep commençaient. Anouna, elle, se trouvait bouclée à l’intérieur du bonhomme d’argile depuis l’aurore. Aveugle et sourde, elle n’entendait que des échos diffus en provenance du monde des vivants. Au moment où l’on avait refermé sur elle la partie frontale de la statue, la jeune femme avait été saisie d’oppression et tout son beau courage des dernières semaines l’avait abandonnée. Elle avait été sur le point de repousser le couvercle avec ses paumes pour retrouver la lumière, et ne s’était dominée qu’à grandpeine. Il ne fallait pas s’énerver, c’était capital, car l’air ne lui parvenait que par le canal des quelques trous d’aération ménagés dans le sarcophage de terre cuite. Elle essaya donc de se calmer tandis que les bandagistes recouvraient de lin le défunt de glaise. Au cours de la période d’entraînement, Anouna avait clairement compris que le problème principal, une fois bouclée au sein de la carapace, serait celui d’une possible asphyxie. Netoub avait tout fait pour que les cercueils soient aérés le plus possible, mais on ne pouvait multiplier les orifices sans risquer 198
de donner l’éveil, aussi la ventilation du sarcophage restait-elle précaire. Anouna avait en outre connu un bref instant de panique lorsqu’on avait rabattu sur elle le couvercle de la momie d’argile car, impuissante, couchée au fond de sa coquille, elle avait vu Outi s’approcher des tréteaux sur lesquels se trouvait posé le faux cadavre qu’on s’apprêtait à emmailloter de lin. Que venait faire là l’ancien valet de Dakomon ? Sûrement pas lui souhaiter bonne chance ! Elle faillit appeler à l’aide, crier à Netoub de tenir le serviteur à l’écart, car elle gardait un cuisant souvenir de l’attentat dont elle avait été victime. Si Outi récidivait en soufflant de la poudre de piment par l’un des orifices de la statue, elle perdrait toute sensibilité olfactive et se retrouverait incapable de suivre la piste du parfum secret une fois enfermée dans la pyramide. Lorsque Outi lui avait jeté le poivre au visage, elle avait mis plusieurs jours à récupérer son odorat, aujourd’hui elle ne disposerait pas d’un tel répit car une attente prolongée au cœur du tombeau les ferait mourir de soif, si ce n’était d’asphyxie… Heureusement, le valet n’avait rien tenté, et c’est avec un soulagement paradoxal qu’Anouna avait vu les bandelettes s’entrecroiser sur les orifices d’aération. Le dernier regard d’Anouna avait été pour Netoub. Elle aurait aimé qu’il l’embrasse ou qu’il lui caresse le visage, mais il était vain d’espérer un tel comportement du prince des brigands, surtout lorsqu’il se déplaçait au milieu de ses hommes. Au cours de la veillée d’armes, ils s’étaient abstenus de faire l’amour car le jeune homme redoutait la déperdition d’énergie qu’entrainait une telle activité. « Il ne faut jamais jouir à la veille d’un combat, avait-il murmuré, c’est le meilleur moyen de se faire tuer le lendemain. » Les deux amants avaient donc passé la nuit chacun sous leurs tentes respectives, Anouna seule dans l’abri princier de Dakomon. Elle avait mis beaucoup de temps à s’endormir en écoutant le vent du désert faire claquer la toile du chapiteau. Depuis plusieurs heures, Anouna attendait donc, allongée dans le ventre obscur de la momie factice, le corps couvert d’une sueur de plus en plus abondante, la gorge desséchée par la soif. 199
Elle avait bien une gourde, mais elle n’osait s’en servir, de crainte d’être saisie d’une irrépressible envie d’uriner. Elle essayait de prendre son mal en patience, tressaillant chaque fois que le cercueil était soulevé de terre et manipulé par les hommes de Netoub. Coupée de l’extérieur, il lui fallait accepter cette passivité, cette ignorance du déroulement des choses. À chaque nouveau choc, elle s’attendait à ce que la supercherie soit découverte, le couvercle du cercueil violemment arraché. L’oreille tendue, elle s’épuisait à capter les échos du dehors, sans grand succès. Seuls lui parvenaient des bruits de voix incompréhensibles. Par-dessus tout, elle redoutait, au moment où l’on redresserait la fausse momie, de perdre l’équilibre et de basculer en avant dans les bras du prêtre. Instinctivement, elle se cramponnait aux aspérités internes du bonhomme de glaise, comme si ces pauvres points d’appui allaient la sauver de la chute. Le bruit de sa respiration lui semblait énorme, la coquille d’argile l’amplifiant, mais elle avait déjà si peu d’air qu’il lui était pratiquement impossible de rester en apnée sans courir le risque de tomber en syncope. Quand le sarcophage était entreposé à l’ombre, elle souffrait moins ; hélas ! lorsqu’on le laissait exposé au soleil, la chaleur à l’intérieur de la momie de terre cuite devenait insupportable, et Anouna avait soudain l’impression horrible que son cœur allait s’arrêter. Parfois on bougeait, parfois on restait immobile. La jeune femme essayait de reconstituer mentalement le trajet des cercueils. Netoub lui avait expliqué que la bande allait, étape par étape, se rapprocher du convoi funéraire jusqu’au moment où l’on pourrait échanger les sarcophages factices contre ceux des véritables serviteurs du nomarque. Il faudrait faire très vite, avec l’aide et la complicité d’un serviteur du palais qu’on avait grassement payé, et qui croyait les caissons remplis d’amulettes maléfiques ayant pour fonction de compromettre la survie d’Anathotep dans l’autre monde. Bastonné plus souvent qu’à son tour sur l’ordre du nomarque, il se délectait de cette petite vengeance d’outre-tombe. Après une longue station à l’ombre, le cercueil fut subitement manipulé avec une grande violence, comme s’il 200
s’agissait de faire vite, et la jeune femme sut que les brigands étaient en train de réaliser l’échange tant attendu. Elle se cramponna aux parois de la statue, priant pour que les heurts ne fassent pas éclater la coquille d’argile. Il suffisait d’une fêlure pour que le bonhomme de terre rouge commence à s’émietter. Si la fragile enveloppe se fragmentait, les bandelettes de lin ne suffiraient pas à maintenir la cohésion des divers tronçons et la momie se déferait dès que les prêtres la saisiraient pour la soulever. Pendant un long moment, l’univers d’Anouna ne fut plus que chaos. On la secouait avec tant de frénésie qu’elle avait l’impression qu’on s’apprêtait à la jeter dans le vide du haut d’une falaise. À l’extérieur, la foule restait étrangement silencieuse, seules les lamentations contrefaites des pleureuses emplissaient l’air de gémissements qui restaient sans écho. Anouna fut saisie d’une brusque frayeur. Que se passerait-il si la populace se révoltait tout à coup ? Si les citadins massés de part et d’autre du cortège funèbre décidaient que cet enterrement royal était une insulte à leur misère ? « Ils pourraient forcer le cordon des sentinelles, songea-telle, s’emparer des bagages d’Anathotep et les jeter dans le fleuve…» Car on se rapprochait du Nil, elle le savait à l’indicible odeur de vase qui montait à ses narines. Si les fellahs en colère se saisissaient de son cercueil pour le lancer dans les eaux limoneuses, elle se noierait. Le poids de la statue l’entraînerait tout de suite vers le fond, et avant qu’elle ne soit parvenue à trancher les bandelettes qui maintenaient fermées les deux moitiés de la coquille, l’eau lui aurait empli les poumons. La peur la fit haleter de plus belle. Tout était possible, car la haine inspirée par Anathotep à ses administrés était vivace. Maintenant qu’il était mort, et que la peur des châtiments s’estompait, une envie de blasphème s’emparait de chacun. On voudrait le profaner, lui interdire l’accès de l’au-delà, le condamner à errer dans cet univers de limbes, désespérant, où se lamentaient les défunts privés de sépulture, ou dont la momie avait été mutilée. 201
L’odeur de l’eau devenait plus forte. Anouna eut l’illusion de l’entendre clapoter. On était en train de charger le trésor du nomarque sur les barques funéraires qui allaient descendre le Nil jusqu’au débarcadère de la rampe d’accès menant à la pyramide. Cette impression lui fut confirmée par un brusque roulis. Le cercueil, mal arrimé, glissa sur le pont. Anouna se mordit les lèvres pour retenir un cri tandis que ses ongles griffaient la glaise durcie de la coquille. Allait-on la laisser passer par-dessus bord ? N’y aurait-il personne pour s’apercevoir qu’elle était en train de basculer dans le vide ? Comme toujours, les barques funéraires étaient surchargées et les officiants avaient beaucoup de mal à assujettir convenablement les bagages du défunt. Il n’était pas rare qu’on perde quelques meubles, coffres ou momies d’animaux familiers pendant le transport, car les canges restaient peu maniables, les Égyptiens n’ayant jamais été très savants en matière de navigation. Le sarcophage d’Anouna fut enfin rattrapé au bord du vide, et serré contre les autres. Aux chocs sourds qui ébranlaient le cercueil, la jeune femme supposa qu’on entassait les momies les unes par-dessus les autres. L’air se raréfia au sein de la coquille, elle dut se mettre à respirer bouche grande ouverte pour combattre l’oppression qui lui comprimait la poitrine. Elle ruisselait de sueur et les battements de son cœur lui martelaient les tempes. « Je vais mourir, songea-t-elle avec terreur. Je vais étouffer avant d’avoir atteint la rampe d’accès…» Les barques s’éloignèrent du quai pour gagner le milieu du fleuve. Des chants s’élevèrent, psalmodiés par les prêtres, mais que la foule massée sur les berges ne reprit pas. La lente navigation des canges sacrées symbolisait le voyage du mort vers l’occident sur la barque d’Osiris. Dès que les navires auraient atteint le débarcadère, le déchargement commencerait. La momie du nomarque, d’abord, qu’on descendrait en grande pompe à l’intérieur de la pyramide, puis les divers éléments de la maison du défunt : meubles, vêtements, nourriture, bijoux mais aussi serviteurs et soldats.
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Cet interminable défilé de compagnons d’outre-tombe impressionnait fâcheusement les curieux. Là où l’on avait l’habitude de voir s’amonceler les oushebtis, ces statuettes symboliques censées servir le maître dans sa nouvelle demeure et le décharger des tâches ingrates, on voyait aujourd’hui s’entasser des sarcophages occupés par de vraies momies. C’était pour le moins inhabituel. Les prêtres avaient beau répéter qu’il s’agissait de serviteurs fidèles, de soldats d’élite ou de maîtresses chéries s’étant volontairement donné la mort pour suivre le nomarque dans l’au-delà, on n’y croyait pas… De tels suicides existaient, certes, mais ils restaient rares, et dans le cas d’Anathotep, ils devenaient totalement invraisemblables. On voyait mal qui aurait pu vénérer ce méchant vieillard au point de mettre fin à ses jours de son plein gré pour le suivre aux champs d’Ialou ! Non, on suspectait quelque horrible caprice satisfait en secret avec la complicité des prêtres, et l’on se rappelait l’épidémie de disparitions inexpliquées qui avait sévi au cours des derniers mois à travers toute la province. Anouna suffoquait. Bien que très mince et presque nu, son corps lui semblait rendre des litres de sueur. Respirer lui faisait mal, ses poumons paraissaient près de se déchirer chaque fois qu’elle inspirait une nouvelle bouffée de l’air moite et chaud qui emplissait désormais la caisse. — Maintenant je te restitue ta chair et je consolide tes os, chantaient les prêtres. Soigneusement j’ai recueilli tes membres jetés sur la terre aux quatre vents. Les membres de ton Corps Divin sont rassemblés, sur eux je fais bonne garde. Alors qu’on atteignait enfin le débarcadère, Anouna perçut un fourmillement suspect à la hauteur de sa cuisse droite. C’était comme… un grouillement de pattes, l’avance hésitante d’une bête qui explore un territoire. Elle se raidit, gagnée par la conviction qu’une bestiole quelconque se trouvait enfermée avec elle dans la statue creuse. Une araignée ou… un scorpion. Elle faillit hurler. Par les dieux, c’était exactement cela ! Un scorpion… Un de ces petits scorpions du désert qu’Outi avait subrepticement jeté à l’intérieur de la fausse momie au moment où on la refermait.
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« J’avais raison de me méfier, pensa Anouna. Je savais qu’il ne renoncerait pas à sa vengeance. Il attendait le moment propice, voilà tout. » Elle s’obligea à l’immobilité en dépit de l’horreur qu’éveillait dans sa chair le trottinement de la bestiole venimeuse explorant son nouveau territoire. Elle ne devait bouger à aucun prix. Il existait de nombreuses variétés de scorpions, leur piqûre pouvait soit vous donner la fièvre, soit vous tuer en quelques heures. Tant qu’elle ne savait pas à quelle espèce elle avait affaire, elle ne devait pas tenter de l’écraser. L’horrible bête allait et venait, grimpant puis rebroussant chemin. Les secousses imprimées à la caisse la faisaient s’immobiliser, le dard probablement dressé, ne sachant qui frapper mais cherchant une proie. Ses pattes couraient en diagonale sur le ventre et les seins d’Anouna en un chatouillement insupportable qui donnait envie de se débattre. La jeune femme ne prêtait plus attention qu’au cheminement des porteurs qui tantôt s’interrompaient, tantôt reprenaient leur marche. Le scorpion remonta le long de son bras gauche, escalada son épaule puis s’installa dans le creux d’une clavicule pour boire sa sueur. Il ne lui faisait pas mal, il était là, c’est tout. Elle ferma les yeux et la bouche car il n’allait plus tarder à grimper sur son visage. Le plus dangereux, ce serait la chevelure. Si les cheveux crépus l’emprisonnaient, il risquait de perdre patience, de s’affoler et de piquer, au hasard, mettant directement son venin dans la tempe de sa victime. Anouna se demanda combien de temps elle serait capable de résister avant de devenir folle. Bouche fermée, elle avait encore plus de mal à respirer qu’auparavant. Sa main droite explora doucement la coquille, à la recherche de la charpie qu’on avait placée là pour absorber l’urine au cas où elle ne pourrait se retenir. Serait-elle assez rapide pour emprisonner le scorpion dans le bouchon d’étoffe avant qu’il ait le temps de réagir ? Alors qu’elle serrait les doigts sur le tampon de chiffon, le sarcophage fut soulevé du pont de la cange et porté sur la rampe d’accès. Les oscillations du cercueil suffirent à décrocher la bête qui était justement occupée à escalader son menton. La jeune 204
femme sentit le scorpion dégringoler le long de son ventre et de ses jambes pour atterrir sur son pied droit. Là, furieux de la chute qu’il venait de subir, il abattit son dard et la piqua à la hauteur de la cheville. « C’est fini, songea Anouna en se cambrant sous la douleur. Outi a gagné. » Le grand prêtre d’Amon, Mene-Ptah, se tenait tout au bout de la rampe d’accès, près des fosses symboliques où seraient placées tout à l’heure les barques en bois de santal qui permettraient au défunt d’entreprendre son voyage vers les nouveaux territoires. Pour la circonstance, il s’était rasé tout le corps et portait des sandales de cuir blanc. Une peau de léopard était drapée sur son épaule, et il tenait à la main le grand bourdon de Râ. C’est avec une réelle appréhension qu’il regardait s’avancer vers lui le sarcophage d’Anathotep soutenu par six prêtres vêtus de pagnes blancs. La réverbération du soleil sur la chaussée de calcaire lui blessait les yeux. Derrière lui, la pyramide blanche brillait comme si elle avait décidé de rendre aveugles tous ceux qui assistaient aux funérailles du nornarque. Cet éclat était insupportable, inquiétant. Au sommet de l’édifice, le pyramidion, ce cône recouvert d’or chapeautant le tombeau, scintillait tellement qu’on s’attendait à le voir s’amollir, victime d’une fusion spontanée, et couler en larmes dorées sur le parement des quatre faces. Mene-Ptah commençait à redouter qu’il ne s’agisse là d’une manifestation de la colère de Râ. Le dieu suprême prenait-il ombrage de ces funérailles hérétiques où l’on ensevelissait un vivant qui se croyait mort et un mort dont l’identité demeurait problématique ? Il leva les yeux vers le ciel, auscultant le soleil. « Nous allons brûler vifs, songea-t-il, Râ va nous changer en cendres avant même que le cortège n’ait atteint le seuil du tombeau…» Il tituba, effrayé par l’image de ces cendres humaines soulevées par le vent et chassées vers le désert où les bourrasques les mêlaient au sable. L’odeur de l’encens lui donna la nausée, il se cramponna à son bâton d’apparat pour ne point tomber car ses genoux ne le portaient plus. 205
— En vérité tu es Horus fils des dieux, psalmodiaient les prêtres. Osiris t’a engendré, Ptah t’a façonné et tu es sorti du ventre de Noût. Toi, l’être de lumière pareil à Râ lorsqu’il scintille à l’horizon. Les servants posèrent le sarcophage d’Anathotep sur le sol, en ôtèrent le couvercle et le redressèrent lentement pour lui faire reprendre la station verticale qui est celle de la vie. C’était l’instant du rituel d’ouverture de la bouche. Mene-Ptah saisit l’herminette d’or qu’on lui tendait sur un coussin. Cette réplique de l’humble outil que les fellahs utilisaient pour retourner la terre allait, par son simple contact, permettre au défunt de reprendre possession de ses cinq sens dans l’au-delà. MenePtah se dit que le rituel guérirait peut-être le nomarque des infirmités dont il n’avait cessé de se plaindre au cours de sa réclusion au temple, à savoir la perte du goût et de l’odorat. — Regarde ! ordonna le grand prêtre en levant l’herminette vers le visage du nomarque recouvert d’un masque d’or pur. C’est l’œil d’Horus qui s’ouvre devant toi. Vois en lui une offrande. Il te nourrira, il te soutiendra. Ô vous, pauvres laboureurs des champs d’Ialou, raidissez votre courage. Purifiez vos corps célestes, prenez l’œil d’Horus… La prière était fort longue et Mene-Ptah, pour la première fois depuis qu’il exerçait sa charge, sentit la salive lui manquer. Il récitait mécaniquement, sans plus savoir ce qu’il disait. Il redoutait un acte fou, un caprice soudain et incompréhensible d’Anathotep. Et si l’envie prenait au nomarque d’arracher soudain son masque et de sortir du sarcophage ? S’il se mettait à bouger, jugeant le rituel trop ennuyeux ? Mene-Ptah tremblait à la pensée d’une aberration qui eût ruiné son crédit. Plus il scrutait la « momie » du nomarque, plus il lui semblait évident qu’elle s’agitait. Tout le monde devait le voir… Les soldats, la foule… Dans un instant on allait pousser des cris de stupeur. Le grand prêtre égrenait les vers du poème funéraire, pressé d’arriver au terme de la litanie. Il se rendit compte qu’il bredouillait et que les servants lui lançaient des coups d’œil surpris. Il espéra qu’on mettrait son curieux comportement sur 206
le compte de l’émotion. Il faisait si chaud qu’il s’attendait à voir Anathotep plier les genoux et tomber sans connaissance à ses pieds… ou réclamer de l’eau d’une voix geignarde qu’on entendrait depuis l’autre bout de la rampe d’accès. Enfin l’on abaissa le sarcophage dont on remit le couvercle en place. Mais les nerfs de Mene-Ptah avaient été si ébranlés que, par la suite, effectuant le même rituel sur les autres momies qu’on lui présentait, il eut l’illusion de les entendre respirer, gémir et même s’agiter sous leurs bandelettes. Plusieurs d’entre elles lui parurent si vivantes qu’il faillit s’enfuir, se croyant gagné par la folie. Il décida de rester imperturbable et de traiter par le mépris les hallucinations qui l’envahissaient. Il ne retrouva ses esprits qu’une fois à l’intérieur de la pyramide, lorsqu’il lui fallut prendre la tête du cortège funèbre pour suivre le long ruban rouge déroulé sur le sol, et qui marquait l’itinéraire à suivre. Anathotep l’en avait averti : il s’agissait de ne pas s’écarter de plus de trois pas de ce trajet si l’on ne voulait pas déclencher les pièges dont le labyrinthe était jonché. La procession plongea au cœur du tombeau, serpentant au travers des couloirs tortueux pour atteindre enfin la chambre mortuaire où attendait la cuve de basalte dans laquelle on enchâsserait le sarcophage d’Anathotep. La peur des pièges rendait les assistants nerveux. Ils avançaient en prenant soin de poser les pieds sur le ruban rouge, tels des danseurs de corde suspendus au-dessus du vide. Tous nourrissaient le plus vif désir de s’échapper de cet endroit sinistre où la mort vous guettait à chaque pas. Mais la procession était interminable car il fallait bien acheminer le bagage funéraire du défunt. Les meubles et les momies des serviteurs furent entassés au hasard, souvent en vrac. Plus le temps passait, plus la peur des officiants augmentait. Leurs gestes devenaient heurtés, approximatifs. Une seule chose les obsédait : la ligne rouge, le ruban dont il ne fallait pas dévier sous peine de mort. Il eût suffi d’un rien pour déclencher la ruée, la panique : un claquement sec, un bruit sourd. Tout le monde se serait alors précipité vers la sortie dans le plus grand désordre, sans hésiter 207
à piétiner ceux qui auraient eu le malheur de tomber. MenePtah le sentait. Le labyrinthe lui faisait l’effet d’une forteresse de granit où la mort se tenait tapie sous chaque dalle, prête à vous attraper la cheville. Personne ne savait exactement en quoi consistaient les pièges installés par Anathotep, car le secret avait été jalousement gardé. On n’était sûrs que d’une chose : seule la chambre mortuaire en était dépourvue afin de permettre l’entassement des objets personnels du mort. Celle-ci s’emplissait à vue d’œil d’un invraisemblable fatras de sarcophages. On ne savait plus où mettre tous les guerriers, les esclaves et les chevaux momifiés que le nomarque avait exigé d’emporter. Cette armée d’outre-tombe menaçait de submerger le cercueil du maître de la pyramide. À présent, les officiants se bousculaient, chacun cherchant à se défaire au plus vite de son fardeau pour retrouver la lumière du soleil. Des coffrets remplis de pierres précieuses se renversèrent, des jarres pleines de lingots d’or éclatèrent. Les gemmes se répandaient en pluie scintillante sur le granit des dalles et les sandales des porteurs les piétinaient comme s’il s’était agi de simples cailloux. On n’avait plus qu’un désir : s’enfuir pour que les herses de pierre s’abaissent enfin, scellant définitivement l’accès du tombeau. Mene-Ptah donna le signal de la retraite. Il sortit le dernier en enroulant autour de son bâton de cérémonie l’interminable ruban rouge au tracé si curieux. Maintenant ne subsistait plus aucun repère permettant de s’orienter dans le dédale défensif dont s’était entouré le nomarque. La brûlure du soleil lui fut d’un grand soulagement, et c’est d’une voix épuisée qu’il dit : — Abattez les herses. Alors les ouvriers firent basculer les étais qui retenaient les derniers blocs destinés à obturer le couloir. Il se fit un grondement sourd de pierre raclant la pierre, une sorte d’avalanche souterraine, comme si une montagne s’éboulait de l’intérieur. Le choc leva un nuage de poussière qui gifla les assistants. Quand le silence se réinstalla, la pyramide était scellée. Les prêtres se mirent à chanter.
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— Voici qu’Horus s’est installé sur son trône. Accorde-moi, ô Râ, que tous les jours de ma vie me conduisent, serein, par l’interminable chemin des béatitudes… Mais leurs voix, étouffées par le vent de sable, ne parvenaient pas à s’élever vers le soleil.
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22 Anouna avait la fièvre. Depuis que le venin du scorpion coulait dans ses veines, tout son corps s’était embrasé. Elle se rappelait confusément avoir écrasé la bestiole d’un coup de talon, dans un mouvement réflexe, ensuite… Ensuite elle n’avait plus cessé de s’enliser dans un brouillard mental de plus en plus épais. Elle avait rêvé qu’elle criait au secours, qu’elle frappait des deux poings sur le couvercle de la coquille. L’avait-elle réellement fait ? Elle n’en savait rien. Sans doute pas, puisque personne n’avait déposé le cercueil pour l’ouvrir… Ou bien avait-elle agi de la sorte trop tard (heureusement) une fois les prêtres sortis de la pyramide ? Elle avait chaud, toute énergie l’avait quittée. Allait-elle mourir ? À quelle race appartenait le scorpion qui l’avait piquée ? Elle tendit l’oreille, essayant de capter, par-dessus le bourdonnement du sang boursouflant ses tempes, les bruits du dehors. Il lui sembla qu’un silence comme elle n’en avait jamais connu planait autour d’elle. « Je suis dans la chambre funéraire, songea-t-elle. Je suis emmurée vive dans la pyramide d’Anathotep. » Elle tâtonna, à la recherche du stylet qu’elle devait utiliser pour fendre les bandelettes qui maintenaient serrées les deux moitiés de la statue d’argile. À partir de maintenant, elle allait devoir se débrouiller en aveugle, et cela tant qu’elle n’aurait pas les moyens d’allumer la petite lampe à huile qui se trouvait quelque part à ses pieds. Elle avait soif, elle manquait d’air. Essayant de ne pas se trancher les doigts avec la lame du couteau, elle commença à sectionner les bandelettes entourant les deux moitiés de la statue de terre cuite. Le mouvement de va et vient faisait crisser le métal sur une note stridente. 210
L’interstice n’était pas large ; les aspérités de la glaise durcie rendaient le travail difficile. Anouna redoutait par-dessus tout que la lame se brise ou se torde. Les bandelettes de lin lui opposaient leur obstacle mou. Par moments, elles se rassemblaient en une masse élastique sur laquelle le fil tranchant avait peu de prise. Ces efforts épuisèrent vite la jeune femme. La fièvre lui donnait la nausée. Elle réussit enfin à faire pivoter la partie frontale de la momie factice. Il ne lui restait plus qu’à repousser le couvercle du sarcophage pour recouvrer sa liberté. Les ténèbres, d’une rare densité, la faisaient suffoquer. Elle leva les paumes pour exercer une poussée sur le couvercle du cercueil, mais celui-ci refusa de bouger. Quelque chose de très lourd pesait dessus, le bloquant. Sans doute un autre sarcophage… Anouna devina que les prêtres, pressés de quitter la pyramide piégée, avaient entassé les cercueils les uns pardessus les autres, faute de place, au lieu de les aligner debout contre les parois comme cela se faisait d’ordinaire. Du coup, elle se retrouvait prisonnière d’un amoncellement de caisses funéraires qu’elle n’aurait jamais la force de bouger. Une panique amplifiée par la fièvre lui fit pousser un cri étranglé. Où se trouvaient les nains ? Les Pygmées… Étaient-ils eux aussi enfouis sous un autre entassement de cercueils ? Dans ce cas ils étaient tous perdus. Pas un d’entre eux ne parviendrait à se libérer. Netoub n’avait pas prévu cela. La hâte des officiants… La cérémonie bâclée… Quelle ironie ! Les violeurs de sépultures victimes de leur propre stratagème ! Les dieux devaient en pleurer de rire. Anouna donna des coups de poing et de pied dans le couvercle, sans obtenir le moindre résultat. Le son mat qu’elle produisait ne faisait que conforter son hypothèse : son cercueil se trouvait tout en bas d’une pile de sarcophages. Les Pygmées – en admettant que certains d’entre eux aient réussi à échapper au piège – n’auraient jamais la force de déplacer les caisses qui s’élevaient peut-être jusqu’au plafond de la crypte. À bout de souffle, les poings meurtris, elle cessa de frapper et tendit l’oreille. Elle perçut des bruits en provenance de l’extérieur. Des raclements, des voix. Certains nains étaient tout 211
de même parvenus à s’extirper des sinistres boîtes, ils allaient pouvoir l’aider… Elle les appela, cogna de la paume pour signaler sa présence, mais ne récolta que des rires étouffés. Les sales petits bonshommes avaient parfaitement compris qu’elle était prisonnière, mais aucun d’entre eux ne se dépêchait de venir à son secours. Ils l’avaient toujours détestée, ils n’avaient jamais accepté son autorité, parce qu’elle était une femme et qu’ils venaient d’une tribu où les filles avaient moins de valeur qu’une chèvre. Ils s’imaginaient sans doute qu’ils parviendraient à s’orienter dans le labyrinthe sans son aide. Les imbéciles ! Ils allaient provoquer par leur comportement irresponsable la mise en branle des parois mobiles ; dès lors, le dédale n’arrêterait plus de changer de forme. Elle hurla, les insulta, leur ordonna de venir l’aider, mais ils continuaient à rire, à échanger des plaisanteries dans leur langue. Ils se fichaient d’elle. Anouna haletait. La fièvre du poison la faisait claquer des dents. Elle attendit que son cœur se remette à battre à un rythme moins rapide et changea de stratégie. S’il lui était impossible de soulever le couvercle, elle réussirait peut-être à déclouer l’un des flancs du sarcophage ? C’était du bois assez mince. Quelques bonnes ruades finiraient sûrement par faire exploser la paroi latérale… Elle roula sur la hanche, passa une jambe par-dessus la demi statue d’argile où elle reposait toujours, et expédia un violent coup de pied droit devant elle. Elle sentit le bois craquer sous l’impact. Elle s’acharna, ménageant une ouverture dans laquelle elle aurait une chance de se glisser. Des échardes se fichèrent dans son mollet mais elle n’y prit pas garde. Une lueur jaune et tremblotante lui parvint du « dehors ». Les Pygmées avaient allumé une lampe à huile. L’odeur de graisse fondue supplantait toutes les autres. Il faudrait leur faire éteindre cette mèche graillonneuse avant que sa puanteur n’enfume la totalité du tombeau, rendant impossible tout repérage olfactif. Anouna se glissa dans l’ouverture qu’elle venait de ménager. Les aspérités des planches fracassées lui labourèrent les côtes. Dès qu’elle fut 212
dehors, elle constata qu’elle avait vu juste, son sarcophage se trouvait pris sous une montagne d’autres cercueils. Le poids des caisses était tel qu’elle aurait même pu périr écrasée si le couvercle de la boîte où elle était encore cachée un instant auparavant avait fini par céder sous la pression. Elle rampa sur les dalles de granit dont la fraîcheur lui fit du bien. La tête lui tournait. Ses paumes en sueur laissaient des marques sombres sur la pierre sèche. La petite lampe à graisse de mouton n’était pas assez puissante pour éclairer la chambre mortuaire, et Anouna ne distingua d’abord qu’un capharnaüm d’objets, de meubles jetés en vrac au milieu desquels les nains essayaient de ramper. Ils se contentèrent de lui jeter un regard moqueur et se remirent au travail, glissant dans des sacs de jute tous les bijoux qu’ils pouvaient rafler. Certains, à l’aide d’un poignard, énucléaient les statues aux yeux de pierres précieuses, d’autres raclaient soigneusement le placage d’or pur déposé sur les parois des coffres ou des chars. Ce travail soulevait dans l’air déjà épaissi de la tombe une poussière dorée qui se déposait sur la peau moite des voleurs, faisant scintiller leurs corps difformes dans la pénombre. Anouna réclama un peu d’eau, on fit comme si elle n’existait pas. Elle grelottait de froid alors que ses veines charriaient du feu. Elle aurait voulu se rouler en boule et ne plus s’occuper de rien. Elle s’adossa contre la muraille. La tombe était dépourvue de peintures. Quelques hiéroglyphes, quelques rares figures indispensables au rituel de passage avaient été gravés en ronde-bosse mais laissés sans couleurs. Les statues des dieux elles-mêmes paraissaient curieusement blanches dans la nuit du tombeau. Anouna se rappela qu’Anathotep avait les pigments en horreur, à cause des odeurs naturelles qui s’en dégageaient et qu’il affirmait ne pouvoir supporter. « Où est le parfum ? se demanda-t-elle. Le fameux parfum inodore… Le sens-tu ? » Elle crispa les mâchoires pour empêcher ses dents de claquer. Une peur atroce la tenait clouée contre la paroi de granit. Là-haut, dans le désert, les choses avaient paru relativement faciles. Elle s’était crue assez forte pour recomposer le parfum mystérieux à partir d’un simple poème, mais maintenant… 213
Maintenant elle se retrouvait submergée par un essaim d’odeurs disparates où dominait celle du granit, sèche, râpeuse ; une odeur qui donnait soif. Une odeur de muraille gorgée de soleil, même si cela semblait paradoxal ici, au cœur des ténèbres. Elle ferma les yeux et renversa la tête en arrière pour détecter le parfum inventé par Dakomon. Grâce aux divers mélanges effectués après la mort de l’architecte, elle pensait encore pouvoir l’isoler au milieu des autres émanations. Le tout était de parvenir à faire abstraction des fragrances trop brutales. L’odeur des Pygmées, par exemple, que Netoub n’avait pas réussi à convaincre de se laver malgré les prières répétées d’Anouna. La jeune femme avait toujours su que le relent de suint répandu par les danseurs nains la gênerait une fois à pied d’œuvre. Elle constatait à présent combien elle avait eu raison de nourrir une telle crainte. Et puis il y avait tous les autres effluves : l’or, le bitume, le natron, le cèdre, le cuivre… mille agressions olfactives qu’un nez ordinaire n’aurait nullement perçues. Elles lui sautaient au visage, tel un essaim de guêpes dans lequel on vient par mégarde de donner un coup de pied. Tout était là, bourdonnant, vibrant dans la nuit du tombeau, insectes invisibles qui agaçaient ses narines. Elle eut un geste absurde pour les chasser, comme on éloigne des mouches importunes. Elle comprit que la fièvre lui faisait perdre la tête. Mais où se cachait l’odeur ? La seule qu’il lui importait d’isoler au plus vite. Où ? Elle respirait à petits coups, sans rien percevoir que la puanteur de graisse bouillonnante montant de la lampe… ou la transpiration des Pygmées qui s’affairaient au milieu des richesses éparses. « Outi avait peut-être raison, songea-t-elle tout à coup. Je n’ai pas le talent de Dakomon. J’ai été folle de le croire. Mon nez n’est pas assez sensible… Le parfum secret est trop ténu pour que je puisse le repérer. J’aurai beau flairer comme une chienne pendant des heures, il restera pour moi totalement imperceptible. » Les odeurs grossières… Oui, elle resterait prisonnière des odeurs grossières, et conduirait tout le monde à la mort. Ce serait sa punition pour s’être crue beaucoup plus forte qu’elle n’était en réalité. Elle tournerait en rond dans le labyrinthe 214
tandis que les parois mobiles entameraient leur danse de mort, se réorganisant à l’infini. « Ne t’affole pas, se répétait-elle. Ne cède ni à la panique ni à la fièvre. Le parfum inodore est là, quelque part au milieu du tumulte des odeurs. Donne-toi le temps de faire le tri. » Elle prit brusquement conscience que les Pygmées n’étaient pas tous présents autour d’elle. Elle en dénombrait six, donc il en manquait deux. Des coups en provenance d’un sarcophage lui firent comprendre que deux des danseurs nains se trouvaient encore prisonniers d’un cercueil coincé sous une pile de caisses funéraires entassées à la hâte. De toute évidence, leurs compagnons n’avaient pas même tenté de les dégager. Anouna s’approcha des gnomes pour essayer d’attirer leur attention sur le problème ; ils la repoussèrent avec impatience, occupés qu’ils étaient à remplir les sacs de perles et d’améthystes. L’un d’eux alla même jusqu’à la menacer de la pointe de son arme. « Quels affreux petits bonshommes ! » pensa la jeune femme en s’écartant. Titubante, elle s’avança jusqu’au seuil de la chambre mortuaire, là où commençait le labyrinthe. Le manque de lumière changeait les couloirs en un immense trou sombre, d’une obscurité si dense qu’Anouna avait l’illusion de se tenir à moins d’une coudée d’un mur peint en noir. Il lui semblait qu’il lui aurait suffi d’avancer la main pour toucher du bout des doigts cette surface froide, dure. La mort habitait là, dans le trajet sinueux des corridors. Elle les attendait, tapie sous les dalles à ressort qu’il suffirait d’effleurer de la plante du pied pour déclencher la danse des parois mobiles. Un grincement fit sursauter la jeune parfumeuse. Se retournant, elle vit les Pygmées, s’arc-boutant autour de la cuve de basalte du pharaon pour faire basculer le couvercle de pierre qui la fermait. Elle ne put s’empêcher de frissonner. En dépit de l’habitude qu’elle avait du commerce des morts, c’était la première fois qu’elle assistait au viol d’une sépulture royale. Elle esquissa un mouvement de recul involontaire qui faillit la jeter dans le corridor. Elle se rattrapa de justesse aux montants de la porte granitique. Tant qu’elle serait incapable d’isoler le parfum mystérieux, elle devrait éviter de poser le pied dans le couloir sous peine de déclencher les pires catastrophes. 215
Les nains réussirent à faire basculer la dalle, qui heurta le sol avec un bruit sourd dont l’écho courut à travers tout le labyrinthe. Anouna se mordit la lèvre en songeant qu’on avait peut-être entendu ce vacarme à l’extérieur, dans ce monde des vivants qui lui semblait tout à coup aussi impossible à atteindre que le ventre de Noût, autrement dit la voûte des cieux. Les Pygmées se juchèrent sur le bord de la cuve pour soulever le couvercle du sarcophage. La jeune femme savait ce qu’ils voulaient : le masque d’or recouvrant le visage de la momie, le pectoral, ainsi que toutes les amulettes insérées entre les bandelettes de lin. Ces bijoux, coulés dans l’or le plus pur, avaient une valeur considérable. Tous étaient aussi épais que la paume d’un paysan de la vallée du Nil. Ils tombaient au fond des sacs avec le bruit mat d’une pierre creusant sa niche au milieu d’une jarre de grain. Au moment où les Pygmées soulevaient le grand masque funéraire incrusté de lapis-lazuli, la momie d’Anathotep se redressa… Les nains poussèrent un couinement de terreur et détalèrent, abandonnant leur butin. Anouna les vit sauter sur le sol et disparaître dans le bric-à-brac des objets funèbres tels des rats fuyant la lumière. Elle-même s’était rejetée en arrière avec tant de force que ses omoplates furent meurtries par le contact de la paroi. Là-bas, dans la lumière tremblante de la lampe à huile abandonnée sur le sol, la momie s’était assise au milieu de son sarcophage, ses mains bandées – dont chaque doigt se terminait par un cône d’or – s’accrochant aux rebords de la cuve de basalte. « Je délire, songea d’abord la jeune femme. C’est la fièvre, c’est le poison du scorpion. Je ne dois pas avoir peur, ce n’est qu’une hallucination. » Là-bas, la momie haletait, le buste penché en avant. Le masque d’or, tombé de son visage, reposait en travers de ses maigres cuisses. Elle prononça tout à coup deux mots qui, quoique articulés avec une extrême faiblesse, résonnèrent étrangement dans le silence du tombeau. — J’ai soif…
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Le son de cette voix d’outre-tombe fit se rencogner un peu plus les nains au cœur du capharnaüm des bagages funéraires. Anouna, cédant à une impulsion, saisit l’outre en peau de chèvre qui battait sa hanche et s’approcha du sarcophage. Quand elle ne fut plus qu’à six pas du mort, elle vit briller les yeux de la momie dans l’entrecroisement des bandelettes. Elle avait vu trop de cadavres au Per-Nefer de Sethep-Abou pour continuer à croire qu’elle se trouvait en présence d’un défunt ressuscité. Bien qu’elle fût incapable de comprendre ce que cet homme faisait là, elle eut la conviction qu’il était bel et bien vivant. Les prêtres ne pouvaient l’avoir enterré par erreur, car la préparation anatomique des dépouilles n’autorisait pas de semblables méprises. Ne restaient donc que deux solutions : soit ce « mort » avait été condamné à être enseveli vivant, soit il avait choisi de subir ce sort atroce, de son plein gré, et pour une raison que la jeune femme s’avouait incapable de deviner. — J’ai soif, balbutia encore la momie avec une voix de très vieil homme à bout de forces. Anouna s’avança. Quel qu’il fût, il lui rappelait les vieillards qu’elle avait jadis eus pour maîtres. Les chameliers dont elle avait d’abord subi le joug, mais qu’elle avait fini par soigner comme de vieux enfants. Elle leva l’outre pour arroser les bandelettes de lin à l’endroit de la bouche. L’inconnu poussa un gémissement de plaisir. Anouna, au moyen de son stylet, entreprit alors de cisailler les bandages sur tout le pourtour de tête. C’étaient des bandes tissées à partir de fibres extrêmement résistantes, faites pour défier le temps. Elle se rappela que, lors de ses visites au Per-Nefer, le nomarque avait l’habitude d’exiger des pansements « assez solides pour supporter le poids d’un éléphant » et qu’il surnommait cet emmaillotement son « armure d’éternité ». La figure d’Anathotep émergea enfin du fouillis de lin. La jeune parfumeuse se figea. Elle ne comprenait rien à ce qui se passait. Si elle avait été de pure souche égyptienne, elle aurait peut-être interprété cette résurrection comme un miracle onirique, mais tel n’était pas le cas, et elle choisit de voir dans ce vieillard émergeant du tombeau un vivant enterré par erreur ou 217
malignité. C’était bien Anathotep, elle n’en doutait pas, car les traits du ressuscité correspondaient à ceux du nomarque qu’elle avait eu plusieurs fois l’occasion d’entrevoir à la maison d’embaumement, lorsqu’il venait essayer son sarcophage. — Je ne suis pas mort, balbutia le vieil homme en la regardant. Si j’étais mort, je n’aurais pas aussi soif, n’est-ce pas ? Il paraissait plus faible qu’un enfant et elle en fut curieusement émue. Ce n’était plus le potentat cruel qui avait jadis régné sur Sethep-Abou, c’était un petit vieillard aux membres grêles qui se cramponnait aux rebords de la cuve comme s’il essayait désespérément de retarder le moment où il lui faudrait entrer dans le trépas. — Je me suis trompé, répéta Anathotep, je me croyais mort… Je n’ai cessé de le répéter aux prêtres. Comme j’ai été stupide… Il tremblait de la tête aux pieds. L’emmaillotement de lin, soulignant la maigreur de son corps et la voussure de son dos, le rendait désarmant. — Aide-moi à sortir, gémit-il en cherchant le regard d’Anouna. Il faut quitter la pyramide avant que les prêtres ne scellent le tombeau. — C’est trop tard, répondit la jeune femme. Le passage est fermé. — Mais que fais-tu ici ? s’étonna le vieillard. As-tu accepté de t’enterrer vivante ? Es-tu l’une de mes femmes ? M’aimais-tu assez pour choisir de mourir avec moi ? — Non, dit Anouna. Nous sommes des pilleurs de sépultures. Anathotep écarquilla les yeux, comme s’il cherchait la signification de ce mot. Il avait l’air absent. — Mais toi, lança Anouna en rassemblant son courage. Que fais-tu ici si tu n’es pas mort ? Les hérauts ont proclamé ton décès dans tout le nome. À quoi rime cette comédie ? Elle ne savait plus ce qu’elle disait. Il lui semblait vivre un rêve, un rêve au cours duquel elle, l’humble parfumeuse, parlait d’égale à égal avec le nomarque de Sethep Abou. Le vieil homme hocha la tête. 218
— On a voulu m’empoisonner, marmonna-t-il. Quand je me suis réveillé je ne savais plus qui j’étais, mais un autre moimême était mort. Je l’ai vu de mes yeux. Mon double. Un méchant homme. « Il a perdu la raison, décida Anouna. Le poison qu’on lui a fait boire lui a troublé l’esprit, mais pourquoi les prêtres l’ont-ils enseveli vivant ? » Cette énigme la dépassait. Comme le vieillard s’agitait, elle l’aida à enjamber la cuve et à prendre pied sur le sol de granit. Il faillit perdre l’équilibre et se raccrocha à elle. Il ne pesait rien. Rien du tout. Ç’aurait pu être un fantôme… ou une momie vidée de ses entrailles. On avait l’impression que seule la raideur de la carapace de bandelettes le maintenait en position verticale. Comme il vacillait sur ses jambes, Anouna le fit s’asseoir le dos à la muraille. — Je ne suis pas Anathotep, murmura le nomarque, en proie à une idée fixe. Je suis Tomak, sa doublure, son remplaçant secret… Vous n’avez aucune raison d’avoir peur de moi. Je ne suis pas méchant. Le vrai Anathotep est mort… Il était trop faible, il n’a pas résisté au poison. Moi, je suis un ancien pêcheur du Nil, je suis solide. J’ai toujours été en meilleure santé que lui, c’est pour cela qu’il me haïssait, je le sentais bien. La jeune femme s’agenouilla près de lui, cherchant à déchiffrer les propos apparemment dépourvus de sens du vieil homme. La main crochue du nomarque chercha la sienne, trahissant un besoin de réconfort qui l’émut. — Tu me crois fou, n’est-ce pas ? dit le vieux. Tu ne peux pas comprendre. C’était un secret d’État. Il y avait deux nomarques. Un vrai et un faux. C’était une fourberie imaginée par Anathotep, un moyen de se protéger des attentats. Et il entreprit d’expliquer à la jeune femme le principe de la doublure, et la façon dont avait tourné la tentative d’empoisonnement. — Anathotep est tombé foudroyé, conclut-il, mais Tomak a résisté, parce qu’il était en meilleure santé que son maître. C’est pour cela que j’ai la certitude d’être Tomak. Les prêtres ont 219
tenté de m’embrouiller la cervelle, mais j’ai retrouvé ma lucidité. Si j’étais Anathotep, comme ils l’affirment, je n’aurais pas pu survivre au poison. Anathotep était malade, proche de l’agonie. Son organisme était incapable de supporter les effets du vin empoisonné. Anouna l’écoutait, troublée. Elle commençait à croire ce que lui disait le vieillard. Encore une fois, Netoub avait été mal informé. Jamais il n’avait soupçonné l’existence d’un double clandestin, d’un bouffon qu’on sortait de sa cachette à chaque cérémonie publique. — Je suis Tomak, chuchotait le vieux bonhomme avec un entêtement d’enfant grincheux. Je ne suis pas méchant, je n’ai jamais fait de mal à personne. Je me contentais de me promener au milieu de la foule habillé comme un pharaon, une barbe postiche accrochée au menton. Je répétais les mots qu’on me faisait apprendre, je faisais les gestes que les prêtres m’avaient enseignés. J’étais un pantin, mon rôle se bornait à encaisser les coups de couteau à la place du nomarque lors des tentatives d’assassinat. C’est tout. Je voudrais sortir d’ici, retourner dans mon village, au bord du Nil, pour y mourir en paix. — Te rappelles-tu le nom de ce village ? interrogea Anouna. — Non, avoua le vieil homme. Je n’ai plus aucun souvenir. Tout est éteint en moi, le corps, les sens. Rien n’a plus de goût ni d’odeur. C’est pour cette raison que je me suis longtemps cru mort. Il expliqua d’une voix presque inaudible comment il avait exigé d’être enterré au plus vite afin de pouvoir retourner aux champs d’Ialou. — Les prêtres n’ont pas osé me contrarier, souffla-t-il, ils me prenaient pour Anathotep. C’était drôle de les voir obéir en tremblant… Je voulais qu’on me laisse en paix. J’avais la certitude d’être mort. J’ai compris mon erreur tout à l’heure, quand la soif a commencé à me torturer. Je crois que mon corps et mon esprit sont en train de se réveiller de l’engourdissement du poison. — As-tu faim ? s’enquit Anouna.
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— Non, chuchota le vieux. Seulement soif… Verse encore un peu d’eau dans ma bouche, ma belle, mes bras ne sont plus assez solides pour soulever la gourde. La jeune femme s’exécuta. Le vieillard but avec une avidité étrange, comme si le sentiment de la vie lui revenait avec cette eau tiède qui avait pourtant déjà pris le goût du cuir de chèvre. Anouna s’assit à ses côtés. Elle aussi se sentait au bord de l’épuisement. Le sang battait à ses tempes et toute sa cervelle lui semblait sur le point d’éclater. Elle n’avait pas la force de réfléchir aux révélations du curieux bonhomme aux membres grêles. Anathotep ? Tomak ? C’était trop compliqué. Les nains, voyant que la « momie » ne faisait pas mine de les poursuivre de son courroux, sortirent lentement de leur cachette. Ils s’approchèrent d’Anouna pour l’interroger sur un ton autoritaire et hargneux, mais la jeune femme, ne comprenant rien à leur sabir, leur fit signe de la laisser en paix. Ils en furent irrités et la saisirent violemment par le poignet pour lui désigner la flamme qui dansait au bout de la lampe à huile. — Je sais… soupira Anouna avec lassitude. Les Pygmées n’avaient pas tort, elle retardait tout le monde et compromettait le succès de l’opération en se laissant aller au marasme de la fièvre. La réserve d’huile était limitée, quand la dernière goutte en aurait brûlé, les lampes s’éteindraient, et les ténèbres se réinstalleraient dans la tombe, pour l’éternité. Dans la nuit complète qui régnerait alors au long des couloirs, il deviendrait absolument impossible de localiser le tunnel d’aération par où le groupe devait s’échapper. « Un trou dans le plafond », avait dit Netoub. Un trou carré, dont la section n’excédait pas une coudée, c’est-à-dire la distance séparant la pointe de l’index de l’extrémité du coude chez un homme de taille moyenne. Personne, parmi les voleurs, ne savait avec précision où se trouvait ce trou. Il faudrait le chercher en parcourant les couloirs, le nez levé, la lampe brandie à bout de bras. Anouna hocha la tête, l’œil fixé sur la flamme tressautante de la petite lampe de terre cuite. Le nain avait raison, il fallait se remettre en marche, dominer l’immense fatigue qui la tenait 221
clouée sur les dalles et guider ses compagnons à travers le dédale des corridors piégés. Les nains insistaient, désignant les sacs remplis de lingots d’or, de pierres précieuses, de bijoux, qu’ils avaient noués deux par deux afin de pouvoir les porter en sautoir. On aurait pu emporter beaucoup d’autres richesses, c’est vrai, mais il fallait se contenter de ce que les acrobates étaient capables de traîner. Un excès de poids aurait pu rendre la fuite impossible. Le vieil homme observait ce pillage d’un œil indifférent, comme si ce viol de sépulture ne le concernait pas. Il ne fit aucune difficulté pour se débarrasser des amulettes d’or massif glissées dans ses bandelettes et les remettre au chef des danseurs nains. — Où se trouve la momie d’Anathotep ? demanda Anouna en laissant courir son regard sur l’amoncellement des sarcophages qui mangeait tout l’espace. Les cercueils avaient l’air d’avoir chu dans la chambre mortuaire au terme d’une interminable avalanche qui les avait imbriqués dans les postures les plus curieuses. — Quelque part là-dedans, dit Tomak. Avec les momies des serviteurs et des soldats. Anouna songea que ce serait peut-être là la punition du nomarque, de son vivant si jaloux de sa puissance. La mort l’aurait privé des honneurs dus à son rang. Enterré comme un valet anonyme, quelles seraient ses chances de régner dans l’autre monde ? Les Pygmées rassemblaient le matériel d’escalade, les cordes et les crochets qu’ils enroulaient méthodiquement autour de leur ventre. On n’oublia pas l’huile, les lampes de rechange et la réserve d’eau. Anouna respirait de plus en plus mal, sans pouvoir toutefois déterminer si son malaise provenait de la fièvre ou de la raréfaction de l’air. Il fallait se mettre en marche, entamer la lente remontée à travers les méandres du labyrinthe. Jusqu’à présent, en comparaison, tout n’avait été qu’un jeu d’enfant. Le vrai danger les attendait maintenant, au seuil de la chambre mortuaire. Anouna se redressa, le souffle court, et tendit la main à Tomak pour lui permettre de l’imiter. 222
Le chef des nains attendait déjà au seuil de la crypte funéraire, la lampe brandie, essayant d’éclairer la perspective du corridor. La jeune femme s’approcha. Le couloir qui s’étendait devant elle mesurait environ vingt coudées ; au bout de ce bref trajet, il bifurquait à angle droit sur la gauche. Le plafond de granit était bas, oppressant. La flamme de la lampe à huile avait bien du mal à éclairer convenablement ce paysage pourtant réduit. Les parois étaient distantes de quatre coudées, ce qui correspondait à la largeur de deux dalles au sol. Pour avancer, il fallait obligatoirement poser le pied sur l’une ou l’autre… Sur celle de droite ou celle de gauche. Et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on découvre enfin l’orifice de sortie ouvert dans le plafond. Anouna inspira profondément, les yeux fermés. Elle ne perçut rien, que l’odeur de sa propre sueur, le relent de vieillard répandu par le corps de Tomak, la puanteur des nains, les aromates dont étaient imprégnées les bandelettes de lin. — Sens-tu quelque chose ? demanda-t-elle au vieil homme. — Non, avoua celui-ci. Mais j’ai perdu aussi le goût… L’eau que tu m’as donnée tout à l’heure était fraîche, mais elle n’avait aucune saveur. Que devrais-je sentir ? Est-ce important ? Elle n’avait pas le temps de le lui expliquer. Se penchant, elle huma l’odeur des dalles. Il se dégageait d’elles la même fragrance de pierre sèche qui sortait des murailles et du plafond. Une odeur de montagne entrouverte. « Je dois me décider, songea-t-elle. Sinon nous n’aurons jamais assez d’huile pour aller jusqu’au bout du labyrinthe. » La menace de la nuit la terrifiait. Une fois perdus dans l’obscurité, les nains en seraient réduits à former une pyramide humaine et à progresser en aveugle, tandis que celui qui se tiendrait tout en haut de cette échelle vivante ausculterait le plafond à main nue… Non, ça ne marcherait jamais. Pas avec les dalles piégées. Tôt ou tard, le Pygmée formant la base de la colonne vivante ferait un pas de côté pour assurer l’équilibre de ses compagnons. Un faux pas, qui déclencherait un ressort dissimulé… Non, les ténèbres seraient leur mort à tous. Elle devait avancer, vaincre la peur qui la tenait paralysée à l’entrée du corridor. 223
Retenant son souffle, elle avança. Son pied nu toucha la dalle de gauche, l’effleurant à peine, puis elle fit porter tout son poids sur sa cheville. Voilà, le sort en était jeté. Il ne se passa rien. Elle continua, les narines dilatées, telles ces devineresses qu’on enfumait au moyen de vapeurs de lotus pour les plonger dans les transes divinatoires. Elle parcourut ainsi toute l’étendue du premier couloir sans provoquer aucune catastrophe. Avait-elle eu de la chance ? Le hasard lui avait-il fait poser le pied sur les bonnes dalles sans qu’elle en sache rien ? Derrière elle, les gnomes s’impatientaient. Si c’était si facile, pourquoi lambinait-elle ? Cette stupide femelle ne comprenait-elle pas que la réserve d’huile s’épuisait vite ? Anouna fit un effort pour ne plus penser aux petits hommes. Elle décida d’agir comme si elle était seule à l’intérieur du tombeau. Pour ne plus être incommodée par la puanteur de l’huile grillée, elle fit signe au chef des Pygmées de reculer le plus loin possible. Le nain grimaça de colère, prenant cet ordre pour une offense. Il était le chef, c’était à lui d’ouvrir la route. Il se mit à jurer dans sa langue, d’une voix que la haine rendait chuintante. Anouna l’ignora, ajoutant à son dépit. La perspective des couloirs se modifiait. Des portes s’ouvraient dans les parois, de part et d’autre de la travée, débouchant sur d’autres couloirs eux-mêmes percés de nouvelles portes. Il fallait choisir son itinéraire, accepter d’affronter la prolifération… « Par les dieux, pensa Anouna, si nous manquons de chance, il nous faudra parcourir tous les couloirs les uns après les autres pour dénicher ce fichu trou. Nous risquons de tourner pendant une éternité… et les lampes finiront par s’éteindre. » Elle examina la portion de trajet qu’elle venait de parcourir et, à l’aide d’un morceau de craie, traça une flèche sur les dalles pour marquer son passage. Mais elle n’avait pas grande confiance dans ce système de repérage car Dakomon lui avait mille fois répété qu’elle devrait se méfier des dalles piégées ne basculant qu’au retour, lorsque le poids du marcheur les prenait en sens contraire. Il suffisait d’un simple ergot et d’un pivot soigneusement équilibré pour rendre le piège indécelable au
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premier passage. Rien n’était sûr, pas même le chemin déjà parcouru. La jeune femme continua tout de même à marquer le sol, par superstition. Les scènes gravées dans la pierre des parois n’autorisaient aucun repérage, c’étaient partout les mêmes. Une ronde-bosse nue, dépourvue de peinture, qui conférait à la tombe un aspect d’inachèvement inhabituel. Elle abordait le deuxième couloir quand l’odeur la surprit. Anouna croyait déjà qu’elle ne la sentirait jamais, et pourtant elle fut soudain là… lui sautant au visage, à peine discernable mais curieusement différente des autres. De toute sa vie elle n’avait jamais rien senti de pareil. C’était quelque chose qui n’appartenait pas au monde réel. Un fantôme d’odeur, l’exhalaison laissée par un dieu traversant une muraille. Un morceau d’étoile tombé du ciel devait avoir cette senteur. C’était à la fois charnel et divin, tellement infime qu’on avait l’illusion d’être en train de respirer l’odeur intime d’un rêve en train de se dissoudre dans la lumière. — C’est là ! balbutia-t-elle en s’immobilisant. Vous la sentez ? Elle avait parlé sans réfléchir, incapable de se maîtriser. Les nains la regardèrent sans comprendre, et reniflèrent en faisant des grimaces pour lui signifier qu’elle perdait la tête. Le chef s’empara d’un levier qu’il portait en bandoulière et, d’un signe, signifia qu’il suffisait d’en frapper les dalles pour savoir si oui ou non elles dissimulaient une trappe. Anouna réalisa que Netoub n’avait pas réussi à expliquer aux Pygmées que le labyrinthe d’Anathotep fonctionnait d’une manière plus complexe que ceux des tombes ordinaires. Les nains croyaient que le danger venait seulement de ces puits cachés que les architectes funéraires avaient l’habitude de forer dans le sol. Ils ignoraient tout du labyrinthe évolutif à parois mobiles inventé par Dakomon. Ils ne comprenaient rien aux tergiversations d’Anouna, à son avance trop prudente. Ils n’y voyaient qu’un manque de courage typiquement féminin. La jeune femme essaya de leur expliquer par gestes qu’il n’y avait pas de trappes mais des ressorts qu’ils pourraient bien déclencher s’ils se mettaient à frapper les dalles à coups de 225
barre de fer pour éprouver leur solidité. Ils ne lui prêtèrent aucune attention et voulurent la dépasser pour prendre la tête de la colonne. Anouna dut sortir son stylet et en menacer leur chef pour les contraindre à rester en arrière. — Ce n’est pas aussi simple qu’ils le croient, lança-t-elle à l’adresse du vieillard. Les dalles piégées sont marquées au moyen d’un parfum qu’un nez ordinaire ne peut pas sentir. Il faut les contourner. Tomak hocha la tête mais son expression effarée montrait qu’il ne voyait absolument pas à quoi Anouna faisait allusion. La jeune femme dut lutter contre un brusque vertige. La tension nerveuse et la fièvre usaient ses forces plus vite qu’elle ne l’aurait désiré. Quand elle reporta son attention sur le trajet à emprunter, elle se rendit compte qu’elle ne percevait plus le parfum mystérieux. L’énervement avait eu raison de sa sensibilité olfactive. Elle faillit céder au découragement. « Dakomon disait vrai, pensa-t-elle. Je n’ai pas son talent, je ne l’aurai jamais. Je peux bénéficier de courts moments de grâce pendant lesquels je devine le fruit de son travail… mais pas davantage. » Elle s’agenouilla sur le sol de granit. L’une des dalles qui s’étendaient devant elle provoquerait une première altération du labyrinthe si on la pressait, mais laquelle ? Lentement, le parfum vint flotter à ses narines. Elle abaissa la tête pour approcher son visage du sol afin de déterminer laquelle des deux dalles avait été aspergée par Anathotep. Derrière elle, les nains ricanèrent. — Celle de gauche, souffla-t-elle. L’odeur vient de la gauche. Il faut prendre à droite. Ne marchez que sur la pierre de droite. C’est compris ? L’obstacle franchi, ils purent remonter deux tronçons de couloir, puis le parfum se manifesta de nouveau, et il fallut recommencer le processus d’identification, à la grande colère des Pygmées qui désignèrent ostensiblement la lampe à huile dont la mèche commençait à charbonner. Anouna se savait au bord de l’évanouissement. Seule la terreur de s’effondrer sur 226
une dalle piégée l’empêchait de s’abandonner à la perte de conscience. La complexité de la tâche la terrifiait. Elle n’avait pas imaginé que le parfum serait si ténu, si… capricieux. Qu’il faudrait en quelque sorte le mériter par une concentration de toute sa sensibilité, de tout son être. Dès qu’elle se laissait distraire, il s’évanouissait, et les dalles redevenaient de simples cubes de granit indifférenciables. Elle se raidit pour retenir les sanglots qui lui gonflaient la gorge. Elle parvint à éviter trois pièges. La sueur lui ruisselait sur le visage et le corps, ses mains tremblaient et ses jambes la portaient à peine. Il fallut faire une halte pour permettre aux nains de regarnir en huile le réservoir de la lampe. On progressait dans une quasi-obscurité qui compliquait affreusement les choses, et souvent il était difficile de distinguer le tracé exact des dalles tant leur ajustement se révélait parfait. Anouna devait s’agenouiller avec mille précautions et en explorer les contours du bout des doigts, en une imperceptible caresse, comme on effleure le museau d’un lion endormi. Ses mains moites imprimaient des marques sombres sur la pierre. Elle redoutait de se tromper, de ne pas avoir été assez attentive… N’y avait-il réellement aucune odeur, ou bien n’avait-elle pas su la repérer ? Certains couloirs se révélaient dépourvus de pièges, d’autres au contraire comportaient une dalle « marquée » sur deux, si bien qu’il fallait zigzaguer au ralenti, en essayant de ne pas se laisser griser par les odeurs au point de ne plus distinguer ce qui était parfumé de ce qui ne l’était pas. Tout cela prenait beaucoup de temps, et le grésillement de la mèche huileuse dans le silence du tombeau était pour Anouna un reproche de tous les instants. La catastrophe se produisit alors qu’elle prenait un peu de repos, les yeux clos, adossée à la muraille blanche d’un couloir. Brusquement, le chef des nains la bouscula pour prendre la tête de la colonne et se mit à frapper le sol au moyen du levier de bronze qu’il avait déjà exhibé. Il tapait de toutes ses forces pour éprouver la solidité des dalles, persuadé qu’il s’agissait de déterminer l’emplacement de trappes éventuelles. Anouna, pétrifiée, perçut le déclic du ressort à l’intérieur du sol, elle le sentit courir dans ses chevilles et résonner dans son ventre. 227
Instinctivement, elle s’éloigna du mur pour ne pas être écrasée par celui-ci quand il pivoterait. Mais la paroi resta immobile tandis qu’un bruit soyeux emplissait le corridor. D’abord, Anouna ne comprit pas ce qui se passait, puis elle leva les yeux et vit qu’un orifice jusque-là caché s’était ouvert dans le plafond. Du sable tombait par ce trou, une avalanche de sable ininterrompue qui emplissait le couloir à une vitesse effrayante, tout en levant un nuage de poussière jaune qui rendait l’atmosphère irrespirable. Le déplacement d’air souffla la flamme de la lampe à huile, et la jeune femme se retrouva plongée dans les ténèbres pendant que le sable continuait à se déverser de manière intarissable. Anouna esquissa un mouvement de fuite, mais le tapis crissant lui emprisonnait déjà les jambes jusqu’aux genoux, et elle eut le plus grand mal à extraire ses pieds de la gangue sablonneuse en extension constante. Elle suffoquait, toussait, aveuglée par la poussière de silice qui pénétrait dans ses yeux, sa bouche et ses poumons. C’était comme si une tempête venait d’éclater à l’intérieur du labyrinthe, recouvrant tout, ensevelissant les hommes et les objets. Anouna se protégea le visage du mieux qu’elle put. La couche compacte ne cessait de s’épaissir, il fallait bouger, grimper à l’aveuglette pour ne pas se laisser enterrer. Qu’étaient devenus les nains ? Leur petite taille faisait d’eux des victimes rêvées pour ce genre de piège. Anouna toussait à s’en arracher la poitrine. Elle ne savait plus où elle se trouvait, elle n’entendait que le chuchotement soyeux du sable s’écoulant du plafond, en une colonne si dense qu’elle paraissait solide. « Dakomon se trompait, songea-t-elle en cherchant à atteindre le bout du corridor. Anathotep n’a pas respecté ses plans, il ne s’est pas servi du labyrinthe mobile, il a remplacé les cloisons montées sur pivot par des réservoirs logés dans le plafond. Chaque fois qu’on marche sur un ressort, on déclenche une avalanche. Si l’on se trouve juste au-dessous de la trappe, on a toutes les chances d’être assommé ou écrasé par le poids du sable tombant du haut de la voûte…» C’était un stratagème dont Anouna n’avait jamais entendu parler. Un piège inédit qui transformait la pyramide en un 228
immense sablier aux parois de granit, un sablier dont les réservoirs multiples se videraient à la moindre sollicitation. « Par les dieux ! songea la jeune femme. Quelle quantité de poussière a-t-il emmagasinée au-dessus de nos têtes ? » C’était à croire qu’on avait pelleté la moitié du désert à l’intérieur de la pyramide. Le piège, fluide, sournois, semblait parfaitement en mesure de remplir tous les couloirs les uns après les autres. « C’est ce qui arrivera si nous nous trompons encore, pensa Anouna. Nous serons enterrés vivants, écrasés, étouffés…» Elle se débattait, luttant contre la masse molle et sèche qui se refermait sur elle, la rattrapant au fur et à mesure qu’elle essayait de s’éloigner. L’avalanche cessa enfin, mais la poussière mit longtemps à retomber. Anouna demeura allongée à la surface du sable, la tête dans les mains, protégeant ses yeux, ses narines. Elle fut prise d’éternuements. La nuit l’enveloppait. Elle se demanda où se trouvaient les lampes à huile. Comment les retrouver dans la masse sablonneuse obstruant le couloir ? Et où étaient les autres ? Tomak, les nains ? Avaient-ils été ensevelis, écrasés par le poids de la colonne de poussière ? Elle appela, terrorisée à l’idée de n’obtenir aucune réponse. Et si elle était l’unique survivante ? Des gémissements lui répondirent. Aux crissements du tapis siliceux, elle comprit que quelqu’un rampait vers elle. Des doigts maigres palpèrent ses chevilles. Ceux du vieillard. Elle se maudit d’avoir oublié sa lampe et tout son attirail au fond de son sarcophage, mais c’était la faute du scorpion et de la fièvre qui lui avait troublé l’esprit. Cette erreur risquait de lui coûter la vie. Elle appela les nains, usant pour se faire des bribes de dialecte que lui avait enseignées Netoub. Un grognement retentit, lointain, suivi d’une quinte de toux. Un long moment s’écoula, peuplé de bruits de fouissage, puis des étincelles jaillirent dans les ténèbres, étrangement éblouissantes. Anouna se fit la réflexion qu’elle aurait normalement dû sentir l’odeur des silex entrechoqués. La poussière avait insensibilisé son nez, c’était de mauvais augure pour la suite du parcours. Elle trembla de joie en voyant scintiller la minuscule flamme au bout 229
de la mèche huileuse. Le Pygmée qui avait réussi à faire revenir la lumière se trouvait lui-même aux trois quarts ensablé. Seuls ses bras, sa tête, émergeaient du tapis crissant. Anouna rampa vers lui pour l’aider à se dégager. Il fallait se garder de faire de grands gestes, car le sable, très sec, se changeait facilement en nuage de poussière. — Où sont les autres ? s’enquit Anouna lorsque l’acrobate nain fut à peu près libéré. D’un signe, il lui signifia que ses compagnons se trouvaient quelque part sous la surface, prisonniers de la poudre mortelle tombée du plafond. Anouna se remit à creuser. Le couloir était comblé sur la moitié de sa hauteur. Si la jeune femme n’avait pas eu le réflexe de se mettre à courir, elle aurait été elle aussi engloutie par l’avalanche. Lorsqu’elle fut sous la trappe, elle leva les yeux pour tenter de sonder la hauteur du réservoir, mais il était trop grand pour qu’elle puisse en distinguer les limites. Combien y en avait-il sur toute l’étendue du plafond ? Construits en hauteur, ils contenaient probablement d’énormes quantités de sable, n’attendant qu’un déclic pour se déverser sur la tête des intrus égarés au cœur du tombeau. À force de creuser, elle finit par toucher un bras, un visage. Elle dégagea ainsi deux autres Pygmées presque inconscients. Un quatrième fit surface par ses propres moyens. Il lui fallut beaucoup plus de temps pour localiser le chef de la troupe, celui qui avait déclenché la catastrophe en frappant les dalles à coup de levier. Il était mort, la nuque brisée par le poids du sable auquel on avait mêlé des pierres. Anouna s’immobilisa, les mains en sang. Tout autour d’elle, les nains creusaient avec frénésie. Elle comprit qu’ils cherchaient les sacs d’or et de bijoux que l’avalanche avait engloutis. — Les lampes et l’eau… leur cria-t-elle d’une voix cassée par la poussière. N’oubliez pas les outres d’eau. On déchanta bien vite. Si les sacs de pierreries et de lingots furent dégagés sans grand problème, il n’en alla pas de même pour les outres en peau de chèvre, dont certaines, bombardées par les pierres tombant de la voûte, avaient éclaté, répandant leur précieux contenu dans le sable. Malgré des fouilles acharnées on ne put retrouver toute la réserve d’huile. De plus, 230
ces travaux de fouissage, effectués dans une atmosphère raréfiée, épuisaient tout le monde. Anouna et les survivants se replièrent au bout du couloir, à l’orée d’une nouvelle salle, et s’accordèrent un répit en grignotant quelques galettes et une poignée de dattes. — Il faut attendre, murmura Anouna à l’intention des nains. Pour le moment je ne sens plus rien. La poussière a tué toutes les odeurs. Si nous continuons à l’aveuglette, nous risquons de provoquer une deuxième avalanche. Elle appuyait ses paroles de gestes évocateurs, espérant se faire entendre des Pygmées. Ils hochèrent la tête. La catastrophe et la perte de leur chef avaient quelque peu ébranlé leur superbe. — Que va-t-il arriver maintenant ? s’enquit Tomak. Allonsnous mourir ici ? Il avait prononcé ces paroles d’un ton curieusement désabusé, en homme qui n’a plus grand-chose à perdre. — J’espère que non, soupira la jeune femme, mais je ne peux rien te promettre. Nous n’avons plus beaucoup d’eau, pas tellement d’huile, et nous ignorons où se trouve le conduit d’aération qui doit nous permettre de sortir de la pyramide. — Ce n’est pas un conduit d’aération, corrigea le vieillard d’un ton docte, c’est le chemin par lequel le Bâ et le kâ peuvent aller et venir. Toutes les pyramides en possèdent un. Normalement, une effigie d’Oupouaout, le dieu ouvreur de chemins, signale l’emplacement de cette rampe par laquelle l’âme et le double entrent et sortent à leur guise du tombeau pour retourner visiter les vivants. — Te voilà bien savant, fit remarquer Anouna. Tout à l’heure tu ne te rappelais plus rien. — C’est vrai, avoua le vieil homme. Ça m’est revenu tout à coup… — Es-tu sûr de ce que tu avances pour l’effigie d’Oupouaout ? insista la jeune femme. C’est très important. Si nous pouvions apercevoir cette statue de loin, nous saurions aussitôt dans quelle direction aller. Tomak haussa ses maigres épaules.
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— Ma pauvre petite, gémit-il, comment verrais-tu la moindre statue avec une lampe qui n’éclaire pas à plus de cinq pas ? Il faudrait plus de lumière. De cette façon, au moins, tu embrasserais toute la perspective des couloirs. — Tu as raison, grogna Anouna, mais si nous allumons toutes les lampes en même temps, nous raccourcissons d’autant notre temps d’éclairage. Le vieux eut un geste de lassitude. — C’est un choix à faire, lâcha-t-il. De toute manière, je pense que nous n’aurons pas assez d’huile pour parcourir la totalité du labyrinthe, tu te déplaces trop lentement. — Tu as vu ce qui arrive quand on va vite ? siffla Anouna piquée par la critique. Pense qu’il y a sans doute assez de sable au-dessus de nos têtes pour bâtir une belle petite colline. La pyramide est probablement creuse sur un tiers de son volume, et ce tiers n’attend qu’une erreur de notre part pour s’abattre sur nos épaules. À la prochaine faute, nous nous retrouverons peut-être en face d’une galerie tellement obstruée que nous ne pourrons plus ni avancer ni reculer. — Fais comme tu veux, marmonna Tomak. Je suis trop vieux pour prétendre vous commander. Ils ne dirent plus rien et se contentèrent de regarder fixement la petite flamme qui grésillait au bout du bec de terre cuite de la lampe. Anouna était troublée. Le vieillard avait peutêtre raison après tout. À force de se montrer trop prudente, elle diminuait leurs chances de survie. Elle hésitait cependant à tout risquer sur un coup de tête. Allumer toutes les lampes ? Oui, c’était une idée séduisante, mais cette statue d’Oupouaout existait-elle vraiment ? Anathotep en avait-il fait mention devant son double ? S’agissait-il d’un vague fantasme privé de fondement ? Elle se redressa. L’averse de sable lui avait mis la chair des épaules à vif. Les Pygmées saignaient eux aussi. L’un d’eux, qui avait eu une oreille arrachée par une pierre, s’était noué un bandeau autour de la tête. Il ne se plaignait pas, en dépit du sang qui dégouttait du pansement. Il fallait se remettre en route, à cause de l’huile, à cause de la lumière, à cause des ténèbres… 232
Les nains, alourdis par les sacs d’or, marchaient courbés, mettant scrupuleusement le pied dans les traces de la parfumeuse. Anouna flaira la pénombre, essayant de retrouver la présence du parfum magique sous l’odeur de poussière sèche qui avait stérilisé les couloirs. Il y eut hélas deux nouvelles avalanches. Deux fois le plafond s’entrebâilla pour permettre au désert de s’engouffrer dans les profondeurs de la pyramide. Chaque fois, la pluie de sable souleva la même tempête, comblant la section de couloir en un temps étonnamment court. Anouna et ses compagnons avaient beau tenter de se mettre hors de portée, toujours la marée de sable fluide et crissante les rattrapait, leur couvrant les pieds, les genoux. Quand on était englouti à mi-cuisses, on se retrouvait dans la même position qu’une statue rivée à son socle : on ne pouvait plus bouger… Il n’y avait plus qu’à attendre, en priant pour que l’avalanche finisse vite et ne vous enterre pas tout entier. Un autre nain mourut étouffé ; quand on le dégagea, il avait la bouche remplie de sable. Les Pygmées creusaient opiniâtrement, bien décidés à n’abandonner aucun des sacs contenant le trésor ravi à la chambre funéraire. Comme leur nombre diminuait, chacun des survivants devait désormais porter davantage de besaces. Bien que dotés d’une grande force physique, ils commençaient à éprouver quelque difficulté à avancer. Anouna avait perdu la notion du temps. Chaque tempête de poussière l’obligeait à attendre longuement le retour des parfums. Elle était épuisée et craignait de multiplier les erreurs. Brandissant la lampe à huile, elle scrutait les ténèbres du labyrinthe pour tenter d’y découvrir la silhouette d’Oupouaout, le dieu chien, le guide, l’ouvreur de chemins mentionné par Tomak. Mais le vieux bonhomme avait vu juste, il aurait fallu beaucoup plus de lumière. Elle regretta de n’avoir par emporté de flambeaux, puis se ravisa en prenant conscience qu’une telle initiative aurait relevé de la stupidité car les torches auraient consumé tout l’air contenu dans les couloirs en un laps de temps extrêmement réduit, ce qui aurait obligé les voleurs à se déplacer au pas de course. 233
Elle hésita, l’obscurité lui faisait croire le dédale plus grand qu’il n’était en réalité. Comme elle ne savait quelle direction emprunter, elle était réduite à explorer systématiquement chaque couloir pour en scruter le plafond. À ce régime, le soleil serait levé depuis longtemps qu’elle n’aurait pas encore parcouru la moitié du labyrinthe. Il fallait prendre une décision, jouer le tout pour le tout. Se tournant vers les nains, elle dit : — Nous allons changer de tactique. Vous allez allumer toutes les lampes. Chacun de nous en portera une en la levant le plus haut possible. Il faut trouver la statue d’Oupouaout… scrutez les galeries, essayez de localiser l’effigie du dieu chien. Quand nous l’aurons trouvée, nous cesserons enfin d’avancer au hasard. Elle eut du mal à se faire entendre. Les Pygmées commencèrent par refuser d’allumer les lampes. Ils répétaient tous en chœur le mot « nuit », pour signifier qu’ils redoutaient le surgissement irrémédiable des ténèbres dès la dernière goutte d’huile brûlée. — De toute manière nous sommes fichus, s’emporta la jeune femme. La poussière met trop longtemps à retomber, et je ne peux rien sentir tant qu’elle n’a pas décanté. Si nous devons subir une nouvelle avalanche, il faudra encore attendre, et attendre… Le jour va bientôt se lever, ce qui rendra notre sortie impossible. Vous ne pourrez pas crever le parement de calcaire alors que les gens circulent aux alentours de la pyramide. Il se trouverait forcément quelqu’un pour signaler cette anomalie aux soldats du cantonnement le plus proche. Cela signifie que si nous voulons fuir sans être vus, nous serons condamnés à attendre le retour de la nuit. Or, il n’y aura bientôt plus assez d’air dans le souterrain. C’est évident, vous ne sentez pas comme l’atmosphère s’épaissit ? Il faut sortir maintenant, avant que l’aube ne se lève. Après ce sera trop tard. Nous mourrons étouffés. Elle palabra longuement. Les Pygmées se concertèrent dans leur langue, s’appliquant sans doute à reconstituer ce qu’elle avait tenté de leur expliquer. Ils finirent par capituler et sortirent des sacs les autres lampes à huile dont ils remplirent les réservoirs. On enflamma les mèches une à une, et chacun 234
s’empara d’un lumignon qu’il leva le plus haut possible. L’addition des flammes améliorait considérablement le champ de vision jusqu’alors terriblement réduit. L’odeur de la graisse de mouton indisposait Anouna tout autant qu’au début de la déambulation, mais elle ne voyait aucun autre moyen d’échapper au piège imaginé par Anathotep, Les lampes brandies, ils remontèrent un nouveau couloir, éclairant la perspective du labyrinthe par chacune des portes qui s’y découpaient. — Là-bas ! glapit soudain Tomak, son maigre doigt pointé vers une silhouette dressée au milieu d’un couloir. C’est lui… Anouna fronça les sourcils. Était-ce Oupouaout ou Anubis ? À cette distance on pouvait confondre les deux représentations. Le dieu chien et le dieu chacal – Celui qui-est-couché-sur-sonventre – se ressemblaient étrangement. « Le sort en est jeté, songea-t-elle. Il faut y aller, de toute façon nous n’avons aucun autre point de repère. » — Regardez bien la direction à prendre, lança-t-elle. Il ne faudra pas en dévier. Maintenant éteignez les lampes en surnombre, nous n’en avons plus besoin, et leur odeur m’incommode trop. Alors recommença la lente avancée au milieu des dalles. Anouna allait en tête, guettant le retour du parfum créé par Dakomon. Elle ne savait plus si elle était encore capable de le percevoir car la poussière de sable avait en grande partie insensibilisé ses narines. Il fallait en finir, marcher droit sur la statue et ne plus penser à rien d’autre… Elle localisa trois dalles piégées. Les abords de la figurine de calcaire semblaient « défendus » par un réseau de ressorts, et elle en fut rassurée, cela signifiait que Tomak ne s’était pas trompé. Oupouaout désignait le chemin à suivre. Il avait été planté là pour aider le Bâ et le kâ dans leurs déambulations incessantes entre le monde des vivants et celui des morts. Il restait une vingtaine de coudées à parcourir, cela représentait également une vingtaine de dalles de granit puisque chaque couloir mesurait quatre coudées – deux dalles – de large. C’était à la fois très court et très long, car elle craignait qu’Anathotep n’ait intensifié les pièges autour du tunnel d’aération. Il fallait 235
plus que jamais se montrer d’une extrême prudence. Elle isola cinq dalles « parfumées », si proches les unes des autres qu’elles en devenaient difficiles à localiser. Cet obstacle l’immobilisa longtemps et lui coûta toute l’énergie dont elle disposait encore. Quand elle put enfin poser la main sur la poitrine de la statue, elle tenait à peine debout. — C’est là ! lança Tomak en pointant sa maigre main vers le plafond. Regardez ! Un orifice carré se découpait dans le granit de la voûte, bien trop haut pour qu’on puisse l’atteindre en levant les bras. — Par les dieux ! hoqueta la jeune femme. Mais c’est un trou minuscule ! Elle était horriblement déçue, atterrée même… Netoub avait parlé d’un tunnel large d’une coudée… Il s’était trompé ! L’orifice que contemplait Anouna était à peine assez large pour qu’un enfant s’y glisse en rentrant les épaules. Les Pygmées pourraient s’y introduire sans mal, mais… elle ? Un doute affreux l’assaillit. Et si Netoub lui avait menti, depuis le début ? S’il l’avait fait descendre dans la tombe tout en sachant qu’elle n’en pourrait jamais remonter ? La peur et le dégoût lui donnèrent envie de hurler. Et s’il s’était servi d’elle comme il se servait de tout le monde ? N’était-ce pas un brigand, après tout ? Une canaille ? Elle avait cru qu’un lien indéfinissable avait fini par se tisser entre eux ; elle s’était peutêtre trompée… Les Pygmées avaient entrepris de préparer le matériel d’escalade. Ils déroulaient les cordes dont leurs hanches étaient couvertes, y attachaient les sacs d’or. Par gestes, ils signifièrent à Anouna qu’ils allaient grimper les premiers afin de préparer le chemin et de percer le mince parement de calcaire obturant l’extrémité supérieure du conduit symboliquement creusé pour permettre au kâ de sortir du tombeau. Quand tout serait prêt, ils lui lanceraient une corde pour qu’elle les rejoigne. Ces explications données, ils se mirent nus, se frottèrent de graisse, puis tendirent le pot à la jeune femme en lui faisant signe de les imiter. Comme elle hésitait, l’un d’eux fit mine de lui arracher ses vêtements. Anouna hocha la tête pour montrer qu’elle avait compris. Si elle avait la moindre chance de se faufiler dans 236
l’étroit conduit qui s’ouvrait au-dessus de sa tête, c’était effectivement à condition d’être nue et enduite d’huile. Les nains formèrent alors l’une de ces pyramides humaines qu’ils excellaient à construire en l’espace d’un clin d’œil. Celui qui se trouvait tout en haut de la colonne disparut aussitôt dans cet orifice que les prêtres appelaient « le chemin des âmes ». Les jambes écartées, il s’y cala, et commença immédiatement à creuser des encoches dans la pierre, de façon à pouvoir assurer ses prises. Une fois de plus, Anouna fut émerveillée par la vitalité et la puissance de ces petits bonshommes. Elle comprenait pourquoi les pharaons cherchaient à s’en procurer par tous les moyens. Elle réalisa soudain qu’elle avait toujours été dans l’incapacité de les différencier, et qu’elle ignorait leurs noms. Le grimpeur travaillait vite. De la poussière de calcaire tombait en pluie fine sur les épaules du dieu guide. Le tunnel, incliné à quarante-cinq degrés, amplifiait le bruit des outils. Bientôt le nain fut hors de vue. Il progressait dans l’obscurité du conduit, taillant de droite et de gauche, plantant des crochets de bronze auxquels les grimpeurs pourraient s’assujettir au fur et à mesure qu’ils s’élèveraient dans le conduit. Anouna s’était assise sur le sol, le dos contre la paroi, pour essayer de reprendre des forces. Il n’y avait plus rien à faire qu’à attendre en espérant que le jour ne soit pas déjà en train de se lever. La tension et la terreur lui avaient fait perdre la notion du temps. La nuit qui venait de s’écouler lui semblait à présent tout à la fois très courte et interminable, comme cela arrive souvent dans les moments de crise. Une corde tomba du conduit. Les Pygmées restés en bas s’empressèrent d’y attacher un sac rempli d’or. Le trésor avait bien sûr la priorité. On ne s’occuperait d’Anouna et du vieux qu’une fois les richesses hissées en haut du puits. La jeune femme se sentait plus nerveuse que jamais. Elle se savait vulnérable, livrée pieds et poings liés au bon vouloir des gnomes acrobates. Qu’avaient-ils l’intention de faire ? Que leur avait ordonné Netoub Ashra ? Elle songea au jeune homme, au plaisir qu’elle avait pris dans ses bras, à la gourmandise sensuelle avec laquelle elle s’était tant de fois couchée sur lui. 237
Elle s’était mille fois répété : « Je ne suis pas amoureuse de lui, je ne l’aime pas. Ce n’est qu’un jouet merveilleux…» Mais la souffrance qu’elle éprouvait en ce moment même à l’idée qu’il ait pu la trahir la faisait douter de ce bienheureux détachement. Les sacs d’or disparurent dans le conduit, un à un. Ils frottaient contre les parois, montant par tractions. Anouna supposa que le nain les arrimait chacun à un crochet, puis reprenait son ascension. Elle se demanda comment le Pygmée conservait encore assez d’énergie pour mener à bien cette tâche épuisante. Les paquets hissés, un appel résonna dans le conduit. Les derniers nains se cramponnèrent à la corde et s’élevèrent dans les airs avec une souplesse étonnante. Avant de disparaître, le dernier d’entre eux fit comprendre à Anouna qu’elle devrait attendre leur signal pour grimper à son tour, car le conduit était si étroit qu’on risquait de manquer d’air si l’on s’y entassait avec précipitation. « Au moins, ils n’enlèvent pas la corde », constata la jeune femme en observant le filin qui tombait du plafond. Elle était seule avec Tomak, assise sur les dalles de granit, encerclée par les ténèbres du tombeau. « Je ne leur sers plus à rien, ressassait-elle en silence. Pourquoi se donneraient-ils la peine de me hisser dans leur sillage… et d’ailleurs suis-je assez maigre pour me glisser dans le conduit ? » — Ils vont rejoindre Netoub Ashra, n’est-ce pas ? murmura brusquement le vieil homme qui n’avait plus ouvert la bouche depuis deux heures. Anouna tressaillit. Elle n’avait jamais prononcé le nom du chef des brigands. D’où le vieillard tenait-il cette information ? — Comment le sais-tu ? demanda-t-elle. Le vieux haussa les épaules. — Oh, soupira-t-il, j’en sais beaucoup plus que tu ne l’imagines, car c’est moi qui ai organisé ce vol. « Il délire, pensa la jeune femme. Ne perds pas ton temps à le contrarier. » — Oui, reprit Tomak. C’est moi qui ai eu l’idée de ce pillage, je viens de m’en souvenir à l’instant. Le plan a germé dans mon esprit quand j’ai compris qu’Anathotep avait donné l’ordre à ses assassins de me supprimer dès qu’il aurait rendu l’âme. Il ne 238
voulait pas que je lui survive, il ne supportait pas cette éventualité. Cela lui était odieux… Imagines-tu la chose ? Un humble pêcheur du haut Nil vivant plus vieux que le pharaon dont il a été la pauvre doublure ? Ça ne se pouvait pas. Il fallait que le fil de ma vie soit tranché net au moment même où celui d’Anathotep se briserait… Anouna se rapprocha du vieillard. Brusquement, elle n’était plus du tout aussi certaine d’être en train d’écouter un simple radotage sénile. Par les dieux ! Tomak recouvrait la mémoire, c’était évident. Le traumatisme de l’empoisonnement s’effaçait, lui permettant de récupérer ses souvenirs un moment égarés. Ainsi c’était lui qui avait tiré les ficelles ? Depuis le début ? Elle le pressa de questions, et sa voix haletante se mit à résonner dans le tombeau, éveillant des échos lointains au fond des couloirs. — Je me doutais depuis longtemps que j’étais condamné, reprit le vieil homme, j’avais passé tant d’années à écouter les monologues d’Anathotep que je savais presque lire dans ses pensées. Il se croyait malin, fourbe, retors, mais en vérité il était terriblement prévisible… J’ai joué les nigauds pendant tout ce temps, pour ne pas éveiller sa méfiance car un imbécile ne fait pas peur. Je me suis appliqué à paraître sans finesse, gourmand, ivrogne, uniquement préoccupé des joies du harem et de la table. Il venait quotidiennement me visiter, tard dans la nuit, parce qu’en définitive c’était un homme seul, détesté de tous, et qui n’avait personne à qui parler. Il s’asseyait, buvait, et monologuait, comme on s’adresse à un chien ou à un singe apprivoisé. Il s’interrompit car il avait la bouche sèche. Il réclama de l’eau, et Anouna lui donna le peu qui restait au fond de la gourde. À cause de la poussière de sable, ils avaient tous beaucoup bu au cours des dernières heures. Il était vital qu’on les fasse sortir de la pyramide avant longtemps s’ils ne voulaient pas mourir de soif à brève échéance. Tomak hochait la tête, essayant de s’orienter dans le labyrinthe de ses souvenirs disloqués. La flamme de la lampe à huile creusait ses traits décharnés, et il avait plus que jamais l’apparence d’une momie évadée de son sarcophage. 239
— Dès que j’ai eu la conviction qu’il allait me faire assassiner, j’ai pris mes précautions, murmura-t-il. J’étais en meilleure santé que lui, je savais que je pouvais lui survivre bien des années encore… Mais la richesse m’avait gâté, je ne pouvais plus me passer de cette vie princière que je menais depuis trente ans. Je savais que je ne pourrais plus me satisfaire d’une existence humble… Il n’était pas question que je m’échappe sans rien emporter. — Tu aurais pu le faire ? questionna Anouna. — Oui, répondit le vieil homme. C’était facile, personne ne me surveillait. J’aurais pu me faire passer pour Anathotep et ordonner aux porteurs de me conduire hors du palais, et de là, leur fausser compagnie, me fondre dans la foule. Mais qu’aurais-je pu emmener avec moi ? Peu de choses en vérité. Deux ou trois lingots d’or, une poignée de pierres précieuses. On n’aurait pas compris que je sorte du palais avec un bagage important. Tout de suite les gardes auraient voulu m’accompagner… Le danger aurait été le même si je m’étais déguisé en jardinier. Nu, vêtu d’un simple pagne et d’un bâton, on m’aurait laissé passer sans me poser de question, mais si j’avais porté un sac en bandoulière, les sentinelles m’auraient aussitôt fouillé… Et puis, je ne voulais pas me contenter d’une misère, d’une poussière de trésor… Combien de temps durent trois lingots quand on veut mener grand train ? Il me fallait tout rafler. Dépouiller cette vieille charogne de nomarque. — Quand as-tu compris que la chose devenait possible ? — Quand Anathotep a commis l’erreur de mutiler Dakomon. Ce garçon lui était tout dévoué, mais le nomarque était trop torturé par la méfiance pour s’en rendre compte. En saccageant sa beauté, il s’en est fait un ennemi acharné. J’ai senti qu’avec lui je tenais la clef du problème. Je l’ai rencontré en secret, alors qu’il se remettait de ses blessures… et j’ai tout arrangé avec lui. Je l’ai poussé à s’allier avec Netoub Ashra, parce que nous n’étions ni l’un ni l’autre en mesure d’assumer la partie physique de l’action… Mais c’est moi qui ai tout imaginé : les fausses momies, les nains… Dakomon et Ashra n’ont été que des exécutants.
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Anouna porta la gourde à ses lèvres pour recueillir quelques gouttes d’eau. Elle mourait de soif, elle aussi. — Je ne comprends pas comment tu as pu te retrouver dans ce tombeau, toi qui es si malin, lança-t-elle. Était ce intentionnel ? Tu voulais peut-être surveiller le déroulement de l’opération ? Le vieillard leva les mains en signe d’impuissance. — Non, souffla-t-il. Les choses n’ont pas tourné comme prévu, c’est tout… L’empoisonnement, c’est là que quelque chose est allé de travers… mais je ne me rappelle plus très bien quoi… Il fallait que je boive en même temps qu’Anathotep le vin empoisonné, c’était obligatoire, car il était horriblement méfiant. Il fallait même que je vide ma coupe d’un trait avant qu’il ne touche à la sienne… C’était à cette seule condition qu’il accepterait de boire à son tour, je le savais… Il me semble que j’avais pris mes précautions pour ne pas succomber au poison … mais je ne sais plus en quoi consistait ce subterfuge … À partir de là mes souvenirs s’embrouillent. — Je sais ! fit la jeune femme. Car c’est moi qui ai apporté le poison aux deux enfants chargés de le verser dans le vin du nomarque. Tu as fait comme eux : tu as bu de la résine pour que le poison n’entre pas en contact avec ton estomac. Le vernis végétal t’aurait protégé le temps qu’Anathotep s’effondre, ensuite tu n’aurais eu qu’à te faire vomir pour te débarrasser du liquide toxique. C’était très malin… mais tu as raison, il s’est passé quelque chose d’imprévu, et je crois savoir ce que c’est. Netoub avait beaucoup insisté auprès des deux gosses pour qu’ils n’emploient qu’une très petite dose de poison, mais dans leur désir de voir mourir le nomarque, ils ont désobéi, et c’est tout le contenu de la fiole qu’ils ont versé dans le vin. Voilà pourquoi tu es tombé foudroyé, toi aussi. Le poison était trop concentré, le vernis végétal n’a pas été en mesure de t’en protéger complètement… Sans la résine, tu serais mort, comme Anathotep. Grâce à elle tu as survécu le temps que les médecins te prennent en charge et te fassent rendre. — Oui, approuva Tomak, c’est sûrement cela… Mais c’est alors que j’ai perdu l’esprit. J’ai connu un long moment d’égarement… Je ne savais plus qui j’étais. Tout se mêlait dans 241
ma tête. J’étais fou, je me croyais mort… Je n’ai repris conscience qu’en émergeant du sarcophage, tout à l’heure. C’est alors que le voile s’est progressivement déchiré. — Que devais-tu faire après la mort d’Anathotep ? — M’enfuir du palais, rejoindre Netoub Ashra et attendre les funérailles. — Netoub ne m’a jamais parlé de toi… — Bien sûr, tout cela devait rester secret. Tu n’étais qu’une exécutante, nous n’allions pas te mettre au courant de nos plans. Anouna serra les dents. Comme elle avait été idiote. Elle s’était crue proche de Netoub alors que celui-ci l’abreuvait de fausses confidences, cultivant une complicité factice destinée à la rassurer. — Et maintenant ? lança-t-elle en saisissant le vieil homme par les épaules. Que va-t-il se passer ? — Ils vont t’abandonner ici, chuchota Tomak. Cela a toujours été prévu ainsi… À l’heure qu’il est, les nains sont déjà sortis de la pyramide avec le trésor, ils galopent sur la plaine, nous sommes tout seuls, toi et moi. Et personne ne viendra nous chercher. Anouna se redressa violemment. — Tu ne pouvais pas le dire plus tôt ? hurla-t-elle d’une voix qui résonna à travers toute l’étendue du labyrinthe. Le vieillard se ratatina sur le sol comme un enfant molesté. — Je ne m’en souvenais plus, balbutia-t-il. Et puis je suis trop vieux… Qu’aurions-nous pu tenter contre ces horribles nains ? Je me suis puni moi-même… Je me suis jeté dans mon propre piège. C’est sans doute la volonté des dieux. Ils ont voulu me châtier pour mes blasphèmes. Calme-toi, il faut se préparer à mourir. Il n’y a rien d’autre à faire. C’est moi qui ai ordonné à Netoub de te laisser au fond du tombeau, pour grossir les parts du trésor. Les Pygmées devaient seulement se préoccuper d’acheminer le butin. De toute manière, tu vois bien que le passage est trop étroit pour nous… — Ils ont laissé une corde ! lança la jeune femme. Rien n’est perdu.
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— C’est un leurre pour te rassurer, gémit Tomak. Elle est à demi sciée, si tu tentes de t’y suspendre, elle cassera. Essaye, tu verras bien. Je te le répète, tout a été prévu. J’ai organisé notre propre agonie. Tout est ma faute. Il faut se résigner, implorer la clémence des dieux. Retournons dans la chambre mortuaire, nous retrouverons la momie d’Anathotep et nous l’installerons dans la cuve de basalte, comme il se doit… Le tribunal de l’Amenti nous saura peut-être gré de cette réparation ? Je ne veux pas qu’on jette mon cœur à la chienne des enfers… Il se cramponnait aux jambes d’Anouna qui le repoussa sans ménagement. — Assez ! cria-t-elle. Je me moque d’Anathotep, je veux sortir d’ici, je veux ma part du trésor, je l’ai bien gagnée. Je ne laisserai pas Netoub Ashra me berner. Et tu sortiras avec moi. — C’est impossible, pleurnicha Tomak, je n’aurai jamais la force… Sans plus s’occuper de lui, Anouna saisit la corde et s’y suspendit. Elle céda presque aussitôt, comme l’avait prévu le vieillard. Lorsque la jeune femme en examina le tronçon, elle vit qu’il avait effectivement été à demi scié d’un coup de couteau. — Tu vois ! triompha Tomak, il n’y a rien à faire. Retournons dans la chambre funéraire et réparons nos torts… La clémence des dieux nous épargnera peut-être les tourments de l’enfer. Anouna ne l’écoutait pas. La tête levée, elle s’appliquait à détecter d’éventuels bruits à l’intérieur du conduit. Tout était silencieux ; elle en déduisit que les nains avaient crevé le parement de calcaire plaqué sur la face de la pyramide, et qu’ils avaient quitté le tombeau en se laissant glisser jusqu’au sol. Il fallait emprunter le même chemin, sans attendre que les lampes s’éteignent ou que l’eau vienne totalement à manquer. Se tournant vers le vieillard, elle se mit à défaire les bandelettes dont il était toujours enveloppé. — Nous allons les tresser pour en faire une corde, expliquat-elle. Je passerai devant et je te tirerai. Tu n’es pas gros ; une fois enduit de graisse de mouton, tu ne devrais pas rencontrer de difficultés.
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— Mais comment atteindre le trou ? geignit Tomak en désignant l’orifice découpé dans le plafond. Même en sautant tu n’y arriveras pas. — Je vais grimper sur la statue d’Oupouaout, dit Anouna. Si elle ne se renverse pas, je parviendrai peut-être à m’accrocher à l’une des encoches que les nains ont creusées à l’intérieur du conduit. — C’est du calcaire friable, observa le vieillard en effleurant l’effigie du dieu chien. Si elle bascule, elle se cassera en mille morceaux. — Tu vas la maintenir, gronda la jeune femme. En l’enserrant de tes bras, comme si c’était l’une des femmes de ton harem. Ça l’empêchera de bouger. Allez, mets-toi nu, il faut se frotter de graisse. L’aube va se lever. Si nous ne sortons pas maintenant, nous crèverons de soif avant la fin de la journée. J’ai l’impression d’avoir mâché du natron tant ma langue est sèche. Elle se dénuda et se frictionna de la tête aux pieds, en insistant tout particulièrement sur les épaules qu’elle craignait être trop larges. Puis elle se nettoya les mains avec une poignée de sable pour les rendre moins glissantes. Avec un lambeau d’étoffe, elle confectionna une bourse qu’elle remplit de poussière et suspendit à son cou. Elle utiliserait cette poudre de silice pour s’assécher les paumes au cours de l’ascension. Quand elle s’estima prête, elle tressa grossièrement les bandelettes de manière à confectionner une sorte de harnais qu’elle noua sous les aisselles du vieillard. Elle mit toute la graisse dont elle disposait dans un autre sac et attacha celui-ci autour des hanches de Tomak. Elle voulait agir sans trop réfléchir à ce qui l’attendait làhaut. Sa grande terreur était de rester coincée dans le conduit, et de ne plus pouvoir avancer ni reculer. Si cela arrivait, elle serait condamnée à mourir à quelques mètres de la liberté, en fixant la lumière du jour qui lui parviendrait par le trou ouvert dans le parement. — On y va, haleta-t-elle. Je vais grimper sur la statue. Serrela de toutes tes forces pour l’empêcher de bouger.
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Les mains et les pieds frottés de poussière, elle escalada l’effigie d’Oupouaout. La statue n’était pas très grande, mais elle lui permettait de gagner trois coudées, c’était suffisant pour toucher du bout des doigts les contours de l’orifice. Quand elle grimpa sur les épaules du dieu chien, elle le sentit osciller sous son poids. — Serre ! hurla-t-elle à l’intention de Tomak. Serre plus fort ! Le vieillard faisait tout ce qu’il pouvait, toutefois ses maigres bras n’étaient guère en mesure de développer une puissance appréciable. Anouna se tenait dressée sur la pointe des pieds, les doigts explorant l’intérieur du conduit à la recherche d’une encoche. Elle était encore trop bas, il aurait fallu qu’elle saute… au risque de perdre l’équilibre au moment où elle retomberait. Et pourtant il y avait des encoches, elle en était certaine, elle avait vu le nain les creuser… Elle hésita car elle n’avait pas grande confiance dans la force de ses bras. Elle était parfumeuse, pas maçon. Jamais elle n’avait eu à compter sur ses muscles pour gagner sa vie. Elle le regrettait aujourd’hui. Il fallait sauter… Elle plia les genoux, et, d’une détente des jarrets, bondit vers le plafond, les bras tendus, les ongles raclant la face interne du tunnel. Ses doigts touchèrent une faille, elle s’y accrocha, et, par tractions, entreprit de se hisser dans le conduit. Sans l’aide des larges encoches ouvertes par ses prédécesseurs, elle n’y serait jamais parvenue. Heureusement, les coups de pic avaient profondément entaillé le calcaire friable, y creusant des échelons réguliers. Elle connut un moment de panique quand le poids de son corps parut près de lui arracher les tendons, puis son ventre s’engagea à son tour dans la galerie, et elle sut qu’elle avait réussi. Elle avait à peine la place de respirer, et sans la graisse dont elle était couverte, elle aurait eu la plus grande peine à progresser. Elle ne pouvait avancer que les bras levés au-dessus de sa tête, et il lui était presque impossible de plier les genoux. « Si le passage se rétrécit encore, songea-t-elle, je suis fichue. »
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Elle ne voyait rien et devait se contenter de tâtonner en aveugle. Elle grimpa sur une distance de dix coudées, localisa enfin un crochet de bronze et l’utilisa pour attacher le filin de bandelettes tressées dont elle portait l’extrémité en bandoulière. Elle utiliserait le piton comme une poulie pour hisser Tomak. Reculant pour se donner du champ, elle commença à tirer sur la « corde ». — Grimpe ! hurla-t-elle sans savoir si sa voix descendait jusqu’au vieillard. Grimpe sur la statue, je vais te tirer. Elle se laissa tomber en arrière pour jouer le rôle de contrepoids, et hisser progressivement Tomak jusqu’au conduit. Il lui était impossible de regarder entre ses jambes pour voir ce qui se passait sous elle tant la galerie était étroite. Pendant un long moment la corde fut agitée de soubresauts désordonnés, puis le calme revint et la traction cessa. « Soit il est derrière moi soit il est tombé…» pensa Anouna. — Tomak ? appela-t-elle. Tu es là ? Une main tremblante toucha sa cheville gauche et la pressa. Le vieux avait réussi à se hisser dans le conduit. — Cale tes pieds dans les encoches, lui cria-t-elle. Il y en a une à chaque coudée, ça t’empêchera de glisser en arrière. Le tunnel n’est pas vertical, mais si nous lâchons prise, nous tomberons en prenant rapidement de la vitesse, surtout enduits de graisse comme nous le sommes. Tomak lui répondit de manière inintelligible. Elle décida d’entamer l’escalade sans attendre. La reptation des Pygmées avait enduit les parois du conduit d’une fine couche de graisse, ce qui, tout à la fois, facilitait la progression mais rendait les prises beaucoup moins sûres. Chaque fois qu’il lui fallait passer par-dessus l’un des pitons fichés dans le calcaire, Anouna souffrait le martyre car la tige de bronze lui labourait alors la poitrine et le ventre, quand ce n’étaient pas le dos et les reins. Elle serrait les dents mais le sang gouttait en une ligne chaude le long de l’estafilade, se mêlant à la graisse et à la poussière de craie. Anouna grimpait, les mains raidies par la souffrance, les doigts écorchés par la taille rugueuse des encoches. Elle regardait droit devant, vers ce trou que les 246
gnomes avaient creusé tout au bout de la route, et par lequel allait bientôt entrer la lumière du jour naissant. Si le soleil se levait avant qu’ils n’aient atteint la sortie, elle devrait rester là jusqu’à la tombée de la nuit, arc-boutée au-dessus du vide, à la merci d’une crampe qui lui ferait lâcher prise et la ferait retomber droit dans le ventre de la pyramide. Non, cela ne devait pas arriver… Elle serait incapable d’attendre une journée entière. Le soleil du désert frappant le parement de calcaire blanc allait chauffer la muraille comme un morceau de métal jeté dans une forge. Le tunnel s’emplirait très vite de cette chaleur pour se changer en fournaise. « Sans eau nous ne tiendrons pas, pensa-t-elle. Ce sera comme d’être attachés sur un rocher au milieu du désert. » De plus, il n’était pas impossible qu’un badaud remarque le trou déparant la face lisse de la pyramide. Dans les jours qui suivaient les funérailles d’un haut dignitaire, beaucoup de gens venaient rôder autour de son tombeau, par curiosité ou dévotion. Il se trouverait bien quelqu’un parmi eux pour pointer le doigt vers l’orifice de sortie et interpeller ses voisins. Pour l’heure, il faisait toujours nuit et rien n’était perdu. Anouna essayait de compter les encoches creusées par les nains afin de déterminer quelle distance il lui restait encore à parcourir. Tout son corps lui faisait mal, les parois du conduit lui étreignaient les côtes comme si elles voulaient l’étouffer. La jeune femme savait que ce fantasme n’était dû qu’à la peur et luttait pour ne pas y céder, mais elle respirait de plus en plus mal et ses muscles se contractaient. Derrière elle, Tomak progressait plus à l’aise parce qu’il était maigre et parce qu’elle le remorquait, l’aidant considérablement dans son effort. « Ne pas rester coincée, se répétait-elle. Surtout ne pas rester coincée. » Elle se savait à la limite de l’obstruction. Sa respiration haletante gonflait sa cage thoracique, augmentant d’autant l’impression d’étroitesse. Elle sut qu’elle approchait de l’orifice de sortie quand l’air frais de la nuit vint caresser son visage. Elle prit conscience qu’elle percevait les odeurs du dehors. Le parfum des palmiers, celui des dattes, la senteur du Nil. 247
— Ça y est ! souffla-t-elle, nous y sommes ! Tomak, tu m’écoutes ? S’il lui répondit, elle ne l’entendit pas. Les bras tremblants, elle assura ses dernières prises. Ce n’était pas le moment de perdre l’équilibre et de dévaler le conduit en sens inverse ! « Si cela se produisait, les crochets t’arrêteraient peut-être, se dit-elle, mais ils t’éventreraient par la même occasion. » Enfin elle vit les étoiles, la lune… L’ouverture n’était pas très large, et les nains ne s’étaient pas donné la peine d’en aplanir les aspérités. Des crochets et des anneaux avaient été plantés au bord du vide pour descendre les sacs contenant le butin, mais toutes les cordes avaient disparu. Anouna passa la tête à l’extérieur pour s’emplir les poumons d’air frais et mesurer la distance qui la séparait du sol. À la seule lumière de la lune, elle estima que l’orifice de sortie se trouvait à une hauteur de cent cinquante coudées. C’était beaucoup, même en tenant compte de la pente de la muraille. On ne pouvait pas marcher sur une paroi pareillement inclinée, pas même ramper. Sans corde pour s’arrimer, on était aussitôt aspiré par le vide, et l’on se mettait à glisser en tournoyant sur le parement de calcaire, tel un rocher dévalant le flanc d’une montagne. « Il a beau être lisse, songea-t-elle, j’y laisserai toute la peau avant de toucher le sol. » Elle ne se tuerait sans doute pas, soit, mais elle aurait l’apparence d’une écorchée vive. Autant qu’elle pût en juger, il n’y avait personne en bas. D’ailleurs, pourquoi y aurait-il eu quelqu’un ? La cérémonie était terminée et la vie avait déjà repris son cours. Anathotep, le nomarque cruel, appartenait désormais au passé. Rentrant la tête à l’intérieur du passage, elle tira sur la corde pour attirer l’attention de Tomak. — On va utiliser les bandelettes pour descendre, dit-elle en détachant les mots. J’espère qu’elles résisteront à la traction. La corde ne sera sans doute pas assez longue pour atteindre le sol ; arrivés au bout, il faudra tout lâcher et se laisser glisser. Nous nous enduirons de graisse pour diminuer le frottement, mais il est probable que nous laisserons pas mal de peau dans l’aventure… Tu as compris ? Détache ton harnais, je dois le 248
dédoubler pour gagner de la longueur. Je ne pourrais pas t’aider. Une fois que je serai sortie, tu devras te débrouiller tout seul. Elle attendit un peu, puis tira sur le filin. Elle savait que les embaumeurs utilisaient à peu près cent cinquante coudées de lin d’un seul tenant pour envelopper une momie royale. Cent cinquante coudées… la distance approximative qui la séparait du sol, à condition toutefois d’utiliser la bande en simple épaisseur, ce qui était affreusement risqué. Si elle mettait la bande en double, elle en réduirait la longueur de moitié mais augmenterait sa solidité. Elle misait sur le fait qu’Anathotep avait exigé du lin de première qualité, d’une extrême résistance, afin de traverser les siècles sans que son vêtement funéraire ne subît les effets de l’usure. Il fallait prendre une décision rapide car la nuit commençait à pâlir. Au fur et à mesure qu’elle récupérait la bande de lin, elle la jetait par l’ouverture. Le vent de la nuit jouait avec cette interminable et mince écharpe, la faisant voleter contre la muraille blanche du tombeau. Anouna décida d’utiliser le bandage en double. Le torse à demi sorti du tunnel, elle travaillait le plus vite possible, penchée au-dessus du vide, manipulant l’immense ruban d’étoffe qui claquait dans la bourrasque. Quand elle estima qu’elle l’avait à peu près divisé en deux parties égales, elle le noua aux anneaux plantés par les nains au bord de l’orifice. Puis elle s’enduisit de graisse du mieux qu’elle put, et entreprit de s’extraire du boyau, les mains nouées au filin, la tête en bas. L’exigüité du conduit – qui lui interdisait de se retourner – ne permettait pas une autre posture. Les aspérités lui labourèrent les hanches, puis, tout à coup, elle bascula dans le vide, et se retrouva suspendue le long de la paroi, au bout du ruban de lin que son poids raidissait. « Descends ! lui criait une voix au fond de sa tête. Descends tant que tes bras ont encore la force de te soutenir. » Elle gémit de terreur, les seins et le ventre plaqués contre le calcaire du parement immaculé. Ses mains crispées refusaient de se dénouer. La tête de Tomak apparut au-dessus d’elle, dans la découpe de l’excavation. Anouna commença à descendre, en 249
essayant de minimiser les à-coups. Le lin tenait bon. Sous son ventre, la pente était vive, inclinée à près de cinquante degrés. Elle essaya de s’y agenouiller, mais ne réussit qu’à s’écorcher et à s’aplatir contre la paroi avec une violence qui faillit lui faire lâcher prise. Le calcaire était très lisse, poli à la main par des légions d’ouvriers. Si elle glissait, elle souffrirait du frottement, non de la morsure des aspérités. Elle continua sa descente. Le vent de la nuit, fouettant son corps en sueur, lui semblait glacé et la faisait claquer des dents. Elle arriva sans encombre au bout de la dernière longueur de lin, et se retrouva soudain sans aucun appui au-dessus du vide. Soixante-quinze coudées la séparaient encore du sol. En se ramassant en boule, elle avait une chance de rouler le long de la pente sans trop s’écorcher. En bas, le sable du désert amortirait sa chute. Il n’existait aucun autre moyen de s’en sortir. Petite fille, elle avait souvent roulé sur les flancs des dunes, à l’orée du désert, mais la pente était alors de sable mou, pas de pierre… Se recroquevillant en position fœtale, elle lâcha prise et s’appliqua à retrouver ses réflexes d’enfance. Elle rebondit durement à deux ou trois reprises, puis se mit à rouler de plus en plus vite comme un ballot de linge lâché au flanc d’une colline. Elle fut rapidement prise de vertige mais heurta le sol plus tôt qu’elle ne l’aurait cru. Le choc l’assomma à demi, si bien qu’elle n’assista pas à la descente de Tomak. Quand elle reprit ses sens, le vieillard gisait sur le dos, dans le sable, gémissant et tout écorché. Elle l’aida à se relever. Il s’était démis une épaule et vagissait comme un enfant. — Nous avons réussi, souffla-t-elle sans y croire. Nous sommes vivants ! Viens, il faut se mettre à l’abri. Elle soutint Tomak tandis qu’il clopinait en direction des maisons de brique crue bâties au bord du fleuve. Et c’est nus, meurtris, sanglants, qu’ils tournèrent le dos au royaume des morts. La nuit virait au violet, dans peu de temps elle deviendrait rose. Dans moins d’une heure, quand le soleil du désert tomberait sur la pyramide, personne, à la vue des bandelettes déroulées flottant au vent, n’ignorerait plus qu’Anatothep le mal aimé était sorti de son tombeau pour
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revenir hanter les vivants, et tous se couvriraient la face de vase en implorant la clémence d’Osiris.
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23 C’étaient d’humbles bâtisses de brique, érigées à partir d’un mélange d’argile et de paille hachée. Anouna espérait pouvoir y voler quelques vêtements, non pas parce qu’elle éprouvait de la gêne à être nue – en Égypte, les ouvriers et les paysans travaillaient ainsi, le plus souvent, le sexe protégé par un simple étui pénien de bambou ou de cuir – mais elle tenait à dissimuler les éraflures sanglantes dont son corps était couvert, et qui auraient pu attirer l’attention. Elle mourait de faim et soif. Hélas, il n’y avait aucun arbre fruitier à l’horizon car ici commençait le désert, et seuls les abords du fleuve étaient frangés de touffes de papyrus. Elle soutint Tomak jusqu’à un muret de grosses pierres, et d’un mouvement brusque qui arracha un cri de souffrance au vieillard, lui remit l’épaule en place. Les alentours étaient déserts, nulle part on ne trouvait trace de Netoub et des Pygmées. Quelle direction avaient-ils prise ? Avaient-ils rejoint le camp de base, au milieu des ruines de l’ancienne citadelle ? — Ils ont emprunté le fleuve, murmura Tomak comme s’il devinait ses pensées. Regarde, on voit encore les traces des sacs… Ils les ont traînés vers la berge, là où devait les attendre une grosse barque. Ils vont fuir la province, descendre vers la mer. Une fois dans le delta, ils quitteront l’Égypte. — C’est ce que tu avais décidé avec eux ? questionna la jeune femme d’un ton amer. — Non… enfin, je ne sais plus… En tout cas, c’est ce que je ferais à leur place. Ils ont tout intérêt à quitter le nome au plus vite. S’ils se faisaient intercepter par des soldats, une fouille des sacs révélerait aussitôt que le butin provient d’un trésor funéraire. Tous les bijoux portent le cartouche d’Anathotep. 252
— Il faut leur donner la chasse, s’entêta Anouna. Je ne veux pas me laisser déposséder de ma part… J’ai pris tous les risques. Le vol était impossible sans moi. — Ma pauvre petite, gémit Tomak. Que peux-tu faire contre ces canailles ? — Je ne sais pas, avoua la jeune femme, mais je ne me contenterai pas d’attendre ici. Elle se leva pour se faufiler dans la cour d’une maison aux murs craquelés. Du linge séchait, suspendu à des bâtons ; elle vola deux pans d’étoffe grossière dont Tomak et elle-même pourraient s’envelopper pour se protéger du soleil. Puis elle vint chercher le vieil homme et l’aida à prendre le chemin du fleuve. Elle comptait emprunter l’une de ces barques faites de bottes de papyrus qu’utilisaient les pêcheurs faute de bois. Elle était trop fatiguée pour ramer, mais le courant aurait l’avantage de les entraîner dans la bonne direction. Avant d’embarquer, elle arracha de la vase quelques tiges de papyrus qu’elle dépiauterait tout à l’heure, pour en dévorer la moelle. C’était là une nourriture de pauvres, mais qui calait momentanément les estomacs affamés. Quand Tomak fut assis dans l’embarcation, elle s’arcbouta dans la vase pour mettre le canot à l’eau et le rejoignit d’un bond. Quelques coups de pagaie suffirent à placer la barque au milieu du courant, ils n’eurent plus ensuite qu’à se laisser porter par le flot. Tomak s’était recroquevillé sur le fond pour dormir. Anouna sentit que la fatigue la rattrapait, elle aussi. Maintenant que la tension nerveuse ne la portait plus, elle avait bien du mal à garder les paupières levées. « Il faut que je dorme…» constata-t-elle. Après s’être protégée du soleil avec le morceau de lin dérobé, elle se cala à la poupe du bateau et ferma les yeux. Elle sombra presque aussitôt dans le sommeil. Un choc terrible la réveilla en sursaut. Elle crut tout d’abord que la barque avait heurté un rocher, puis elle vit que ce rocher bougeait. C’était le dos d’un hippopotame. Tomak poussa un cri de vieille femme effrayée. Les Égyptiens détestaient ces animaux, ennemis des crocodiles, et qui s’en prenaient souvent 253
aux barques des pêcheurs lorsqu’elles venaient à croiser un troupeau immergé. « Nous allons chavirer ! » songea Anouna alors même que le canot se renversait. Elle plongea dans l’eau, obscurcie par le piétinement des hippopotames. La peur la saisit lorsqu’elle se retrouva coincée entre deux masses sombres. Si les bêtes la prenaient en tenaille, elles broieraient son corps sans même en avoir conscience. Elle lutta contre le courant, essayant de se dégager au plus vite car les flancs des animaux se rapprochaient. La vase en suspension rendait toute orientation difficile ; la jeune femme battit des jambes, heurta la muraille compacte et vivante d’un hippopotame énervé. Elle refit surface. Alors qu’elle nageait vers la rive, elle entendit la barque éclater sous la pression des animaux rassemblés autour d’elle. Où était Tomak ? Savait-il nager ? Sans doute puisqu’il avait été pêcheur dans une autre vie… Elle le chercha, l’aperçut enfin qui se débattait maladroitement dans les vagues boueuses. — Ici ! lui cria-t-elle. Par ici ! Il ne l’entendait pas. Elle dut nager vers lui, aller le chercher. Quand elle le saisit, elle eut l’impression d’attraper un chat efflanqué qu’on aurait essayé de noyer. Elle le tira vers la berge. Ils rampèrent dans la vase de la rive, s’empêtrant dans les tiges des papyrus. « Où il y a des hippopotames, il n’y a pas de crocodiles », se répétait Anouna pour se rassurer. Mais c’était faux, elle ne l’ignorait pas, puisque les crocodiles s’embusquaient souvent à proximité des hippopotames dans l’espoir de s’emparer de leurs petits. Soutenant Tomak, elle s’ouvrit un chemin dans les herbes aquatiques, tremblant de se trouver soudain nez à nez avec un saurien embusqué. Il fallait sortir du marécage au plus vite, se hisser sur la terre ferme. Anouna haletait, la fatigue ajoutait à son affolement. Maintenant qu’ils n’avaient plus la barque, tout était perdu, jamais ils ne retrouveraient la piste de Netoub. Chaque fois qu’elle prononçait mentalement le nom du chef des pillards, elle ressentait un choc douloureux au creux du 254
ventre. Elle se répétait que c’était là un effet de la haine. Seulement de la haine… Ils émergèrent enfin des roseaux pour s’abattre sur le sable. Devant eux s’étendait la plaine désertique qui couvrait les deux tiers de la province en aval de Sethep Abou. Anouna ne reconnaissait pas le paysage, probablement n’était-elle jamais venue ici. « Je me suis endormie, pensa-t-elle. La barque a dérivé dans le courant pendant un jour entier. Le soleil est déjà bas sur l’horizon, la nuit va tomber. Nous sommes très loin de SethepAbou…» Elle comprit qu’ils se trouvaient en réalité aux portes du désert, loin de toute agglomération. Son regard avait beau sonder les alentours, il ne trouvait trace d’aucune présence humaine. « Nous sommes perdus, constata-t-elle, l’obscurité sera là dans peu de temps… et avec elle les hyènes, les chacals. Et les lions. » Les prédateurs, percevant l’odeur des proies humaines de fort loin, convergeraient aussitôt dans leur direction pour les mettre en pièces. Anouna se dépouilla de sa tunique trempée. Dès que les ténèbres envahiraient la plaine, la température deviendrait glaciale. Il aurait fallu allumer un feu… mais comment ? Elle aida Tomak à se mettre debout et le tira vers la colline qui se dressait devant eux. Peut-être parviendraient-ils à y dénicher un trou où se tasser en attendant le jour. « En roulant des pierres devant l’entrée, se dit-elle, je pourrais en interdire l’accès aux lions. » L’éminence rocheuse se situait malheureusement beaucoup plus loin qu’elle ne le pensait, et le crépuscule s’installait déjà quand ils atteignirent le pied de la colline. Anouna avait peur de la nuit terrible des étendues désertiques, cette épaisse noirceur qui, lorsque ni la lune ni les étoiles ne daignaient apparaître, vous donnait l’impression d’être devenu aveugle. Tomak grelottait, elle le frictionna comme un vieil enfant. Elle avait trop l’habitude des vieillards pour être rebutée par cette chair plissée, pendante, prête à se décrocher du squelette, mais ce contact raviva dans son esprit le souvenir du corps parfait de 255
Netoub Ashra, de son torse si dur qu’il paraissait taillé dans du bois d’olivier. Elle jura entre ses dents, furieuse de se découvrir si vulnérable. Ils ne trouvèrent pas d’endroit où se cacher. Recroquevillés derrière un rocher, ils essayèrent de se protéger du vent glacé. Anouna attira Tomak contre elle pour lui communiquer sa chaleur, retrouvant les réflexes qui avaient été les siens bien des années auparavant, quand elle partageait la couche des caravaniers à barbe grise. Elle s’étonnait de ne pas entendre hurler les chacals quand elle devina, dans le lointain, le rugissement d’un lion. Le grand prédateur avait fait fuir les petits. « Il sait que nous sommes là, pensa-t-elle. Il vient de se mettre en marche… C’est nous qu’il vient chercher. » Elle fut submergée par un mélange de terreur et de rage. Avoir échappé à la mort lente au fond d’une pyramide pour périr ici, sous la griffe d’un lion, c’était trop injuste ! Tant d’efforts pour rien ! Les doigts grêles de Tomak pressèrent son épaule. — Nous sommes perdus, murmura le vieillard. Le lion… Tu l’as entendu ? Le vent lui a apporté notre odeur. Il faudrait faire du feu. — C’est impossible, fit la jeune femme. Il n’y a pas de bois, pas d’herbe sèche, pas de silex. Rien. Cette colline n’est qu’un entassement de poussière et de cailloux. — Alors il faut redescendre, balbutia Tomak, creuser un trou et s’enterrer dans le sable, c’est une astuce de chasseur… Avec un peu de chance, le lion ne percevra pas notre odeur. — Je n’y crois pas, grommela Anouna. Nous étoufferons dans le sable, et le lion n’aura aucun mal à creuser. Il lui suffira de quelques coups de patte pour nous mettre à nu. — Fais quelque chose… bégaya Tomak avec, dans la voix, un frémissement de peur qui avait quelque chose d’enfantin. Le rugissement retentit de nouveau, plus proche. Beaucoup plus proche. Anouna se représenta le fauve, galopant à longues foulées à travers les sables. Peut-être n’avait-il rien mangé depuis des jours ? Il n’en serait que plus dangereux. Alors elle imagina des moyens absurdes de le tenir à distance : lui balancer des pierres, provoquer une avalanche… lui jeter Tomak 256
en pâture pour survivre ? La peur de mourir la rendait ignoble, elle en avait conscience, mais son corps refusait l’idée d’être mis en pièces. Quand un lion mourait de faim, il ne se donnait même pas la peine de vous achever et vous dévorait vif, vous arrachant de grands morceaux de viande sans tenir compte de vos hurlements. « Quand il commencera à grimper le flanc de la colline, lui suggéra la voix de cette part d’elle-même qui voulait survivre, pousse Tomak sur la pente… Il dégringolera jusque dans les pattes du lion. Ce sera suffisant. Les grands fauves ne chassent jamais une seconde proie quand ils ont de quoi manger, même si celle-ci se promène sous leur nez. Si tu t’éloignes aussitôt, il se mettra à manger sans plus s’occuper de toi. Fais-le… Tu sais bien que tu n’as aucun autre moyen de survivre. Tomak n’est qu’un vieillard. Il payera pour tous les chameliers à poil gris qui t’ont chevauchée jadis, quand tu avais à peine dix ans. Ne tombe pas dans le piège de la pitié, tu n’en as pas les moyens. Poussele… Il ne se défendra pas, il est trop faible. Pousse-le. C’est la seule solution. » Le rugissement retentit une fois encore. Tout proche. Le prédateur n’était plus qu’à une centaine de coudées de la colline. Maintenant il allait ralentir, avancer pas à pas, le ventre touchant le sol, les cuisses nouées, se préparant déjà au bond. « C’est le moment ! siffla l’atroce murmure dans la tête d’Anouna. Pousse le vieux ! Fais-lui dévaler la pente et dépêchetoi de courir vers le sommet. Le lion ne te poursuivra pas. Un lion se contente toujours d’une seule proie. Donne-lui ce qu’il est venu chercher, c’est le prix à payer pour avoir la vie sauve. Tomak est vieux… il sera bientôt mort, il a mené une existence de riche, il a été le complice d’Anathotep. Tu n’as que seize ans, tu n’as jamais eu de chance, tu ne mérites pas de finir dans la gueule d’un lion. » Elle posa les mains sur les omoplates du vieillard tandis que son regard essayait vainement de scruter la nuit. Il n’y avait pas de lune, pas d’étoiles. Noût, la déesse de la voûte céleste, demeurait invisible, le ventre caché par les nuages. Anouna s’écarta précipitamment de Tomak pour ne pas céder à la tentation. Elle s’injuria en secret, puis, d’un seul coup, la peur la 257
submergea car elle sentit l’odeur du lion, cette puanteur de sueur, d’excrément, et de viande pourrie qui s’échappait de sa gueule entrouverte. Il approchait. Prise de panique, elle se mit à ramper dans la poussière en direction du sommet, s’écorchant aux pierres du sol. Elle ne savait plus ce qu’elle faisait. Le parfum de son sang monta dans la nuit par les estafilades de ses bras et de ses genoux, avivant la faim du prédateur. Tomak poussa un cri étranglé. Anouna se retourna, croyant qu’il avait été happé par le fauve. Elle ramassa des cailloux à tâtons pour les lancer au hasard, avec l’espoir qu’ils dissuaderaient le lion de monter plus haut. — Là ! Là ! criait le vieux. Elle pensa qu’il cherchait à lui indiquer la position de l’animal, puis elle distingua des taches lumineuses au bas de la colline. Des torches. Des torches, brandies par des hommes, qui crépitaient dans le vent de sable. Le lion rugit, contrarié. Le feu lui faisait peur. Une flèche siffla ; Anouna comprit que les Bédouins essayaient de prendre le fauve pour cible. Avec un feulement de rage mêlée de douleur, le lion s’enfuit. Anouna ne le vit pas s’enfoncer dans les ténèbres mais elle sentit son odeur s’éloigner au fur et à mesure qu’il courait sur la plaine. — Ici ! cria-t-elle sans savoir si elle n’était pas en train de se jeter dans la gueule du loup. La procession de torches s’éleva le long de la pente. C’étaient bien des Bédouins, une demi-douzaine, vêtus de haillons décolorés par le soleil. Ils portaient des armes de cuivre à la ceinture, des armes comme on avait l’habitude d’en voir dans les mains des soldats de Pharaon. Brusquement, les nouveaux venus adoptèrent un curieux comportement. Alors qu’ils arrivaient à la hauteur de Tomak, ils se laissèrent tomber à genoux et se prosternèrent, le front dans la poussière. — Seigneur, balbutia le plus âgé d’entre eux. Ce sont les dieux qui m’ont guidé vers toi. Tu ne me reconnais pas ? Je suis Mosé, le gardien des sépulcres royaux… J’erre depuis trois mois dans le désert avec ces quelques soldats. Nous avons failli périr ensevelis dans une tempête de sable, mais toi, fils d’Horus, que fais-tu ici en pleine nuit ? 258
Anouna s’approcha. Les hommes répandaient une puanteur insoutenable que Tomak ne semblait pas percevoir. Elle comprit qu’il s’agissait de guerriers d’élite, proches de Pharaon, et elle redouta que le vieillard ne soit pas capable de leur donner le change comme il aurait convenu. — Salut à toi, je suis Anouna, dit-elle d’une voix pleine de morgue, la première femme du harem, la favorite d’Anathotep, Taureau puissant. Pharaon a été victime d’un ignoble complot. Des conjurés ont essayé de l’empoisonner et de l’ensevelir vivant dans le château d’éternité. — C’est vrai, balbutia Tomak, réagissant enfin. C’est elle qui m’a sauvé. Si elle n’avait pas exigé d’être enterrée vive à mes côtés, jamais je n’aurais pu m’échapper du tombeau. — Grâces te soient rendues, cria Mosé, grâces soient rendues aux dieux qui t’ont permis de triompher de la ruse des méchants. Prononce leurs noms maudits, mes hommes et moi, nous les poursuivrons jusqu’aux rivages les plus ténébreux de l’Amenti ! — Faites du feu, ordonna Anouna désireuse d’abréger les formules cérémonieuses dont usaient toujours longuement les proches du nomarque. Pharaon a froid. — Tu as raison, fit Mosé en se redressant. Nous sommes impardonnables, mais la surprise nous a paralysé l’esprit. Il s’éloigna avec ses hommes pour aller chercher le reste du paquetage abandonné au pied de la colline. — Qui est-ce ? s’empressa de demander Anouna en se penchant vers Tomak. Tu le connais vraiment ? — Oui, fit le vieillard, c’est Mosé, le général des tombeaux. Il avait pour mission d’empêcher Netoub Ashra de profaner les momies royales. Il avait disparu dans le désert avec la nécropole dont il avait la charge. Tout le monde pensait qu’il était mort… Qu’allons-nous faire ? Comment expliquer notre présence ici ? — Tiens-toi à la fable du complot, souffla la jeune femme. Et si ses questions deviennent trop gênantes, feins d’être fatigué. Nous avons peut-être une chance de retrouver Netoub à présent. Nous ne sommes plus seuls, nous avons des soldats. Tes soldats. C’est Netoub l’âme du complot… Tu comprends ? Il faut utiliser ces hommes pour récupérer le trésor. 259
Elle se tut car Mosé revenait, portant le paquetage que ses hommes et lui avaient trainé à travers le désert. Ils avaient dans leurs affaires des bouses séchées et s’en servirent pour allumer un feu. Pendant que Tomak tendait ses bras maigres vers les flammes, le général raconta comment il avait voulu se laisser ensevelir par la grande tempête de poussière pour échapper à Netoub Ashra. — Nous étions prêts à l’ultime sacrifice, dit-il doucement, sans aucune forfanterie. Mais les dieux d’En-bas n’ont pas voulu de moi, ni des hommes qui sont là, ce soir. La tempête nous a roulés dans ses tourbillons, nous entraînant loin de nos compagnons, et, quand nous avons repris conscience, nous ne savions même plus où se trouvait la caravane. Le sable l’avait engloutie. Même Netoub n’a pas été capable de la localiser… Alors nous nous sommes mis en marche, avec l’espoir de rejoindre Sethep-Abou. Nous avons failli cent fois nous égarer. Nous nous sommes battus avec des Bédouins, nous leur avons pris leurs chameaux, mais ces bêtes sont mortes les unes après les autres. Son récit achevé, il ne cessa de poser des questions sur le complot dont Anathotep était censé avoir été victime. Anouna se substituait le plus souvent à Tomak pour lui répondre. Elle se rendait bien compte que son récit était bancal, peu convaincant, mais la présence du prétendu Anathotep légitimait ses fantaisies. Et après tout, elle n’était qu’une femme, n’est-ce pas ? Et il est bien connu que les femmes n’ont aucun sens politique… Dans ce cas il était bien normal que ses explications soient quelque peu embrouillées. Elle mit en avant qu’elle ne connaissait de la conjuration que les détails ayant transpiré dans le monde clos du harem. Le grand vizir Panathemeb avait tout organisé pour renverser Anathotep et mettre à sa place un enfant pris au hasard parmi tous ceux qu’avait engendrés Pharaon. En réalité, c’était lui qui, désormais, régnait sur la province. Netoub Ashra avait été l’outil de la machination, de cela elle était certaine. Il avait conspiré pour empoisonner Pharaon et le faire ensevelir vivant, puis il avait percé la tombe pour voler le trésor royal et les insignes du pouvoir. Il fallait récupérer ce bagage funéraire le plus vite possible, sinon le 260
nomarque resterait privé de sa puissance, et la colère d’Horus s’abattrait sur lui. — Maintenant qu’un usurpateur est sur le trône, conclutelle, notre maître aura besoin d’argent pour lever une armée, Une armée dont tu seras le général. Elle entremêlait supplications, invocations et menaces, se donnant l’air d’une folle mystique. Les hommes n’osaient pas la regarder en face. Elle savait que son histoire ne résisterait pas à un examen approfondi, mais elle comptait sur la terreur sacrée qu’inspirait Anathotep à ses proches pour emporter l’adhésion des soldats. — Quelle direction ont-ils prise ? s’enquit Mosé. — Ils ont suivi le fleuve jusqu’à la première ville visitée par les bateaux étrangers qui remontent du delta, répondit-elle. — Alors il ne peut s’agir que de Kefer Aris, déclara Mosé. On trouve là des navires grecs qui apportent du vin, du miel, des étoffes teintes à l’aide de coquillages rouges. — Est-ce loin ? — Trois jours de marche. Moins si l’on peut fabriquer un radeau avec des bottes de papyrus. Je hais Netoub Ashra, je donnerais ma vie pour pouvoir lui trancher la gorge. Si nous fabriquons ce radeau cette nuit, nous le mettrons à l’eau dès les premiers rayons du soleil, lorsque Râ émergera de sa course souterraine. — Bien, dit Anouna. Alors c’est ce qu’il faut faire. Retournons au bord du fleuve. Que tes hommes portent Pharaon, car il est très fatigué. Ils descendirent le versant de la colline en une colonne sinueuse qui levait beaucoup de poussière. Quand ils eurent atteint la rive du fleuve, les soldats tirèrent leurs glaives de bronze et commencèrent à moissonner les abords du marécage, coupant de grosses bottes de roseaux et de papyrus, les liant de manière à former des rondins fibreux qu’ils juxtaposeraient par la suite. Faute de bois, la plupart des Égyptiens utilisaient cette technique pour fabriquer des embarcations légères. Anouna s’assit près de Tomak, à l’écart, en se demandant combien de temps mettrait Mosé pour comprendre qu’on lui avait raconté des mensonges. 261
Le radeau fut prêt alors que les premières lueurs du soleil rosissaient l’horizon. Râ émergeait de l’empire souterrain, il avait une fois de plus triomphé des assauts du serpent Apopi ; la terre d’Égypte recevrait sa lumière vivante pour un jour entier.
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24 Lorsqu’ils atteignirent la ville, Anouna comprit que tout était perdu. À la différence de Sethep-Abou, Kefer Aris était une grande cité marchande, le lieu de convergence où se nouaient tous les échanges, où se troquaient toutes les marchandises convoyées à dos de chameau ou dans la cale des galères venues de Grèce. C’était un labyrinthe de ruelles encombrées, grouillantes, où la population se bousculait et s’invectivait. Les bêtes y côtoyaient les humains, luttant pour s’ouvrir un passage dans la cohue des venelles et des souks. L’odeur de ce cloaque frappa Anouna alors que la troupe n’était encore qu’à deux mille coudées de la muraille d’enceinte. La jeune femme fut giflée par cette houle de pestilence comme par un vent de sable nauséabond. Elle suffoqua alors que ses compagnons continuaient à progresser sans paraître souffrir de cette agression olfactive. Après la sécheresse du désert et les relents limoneux du fleuve, la pouillerie humaine prenait plus de relief encore. Anouna crut qu’elle serait incapable de faire un pas de plus. Au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient de la grande porte, se mêlant à la foule des marchands, elle prenait conscience que Netoub Ashra et ses hommes n’auraient aucun mal à se fondre dans cette populace bigarrée. Il y avait trop de gens, trop de voyageurs, trop d’étrangers affichant des oripeaux bizarres… Si Netoub s’était glissé à l’intérieur de cette fourmilière, il pouvait d’ores et déjà s’estimer hors de danger. Une grande fatigue s’empara de la jeune femme. La poursuite allait s’arrêter là, à n’en pas douter. Jamais elle n’avait vu un tel rassemblement humain en un lieu aussi étroit. Tout était grouillement, cohue, débordement. Les rues exhalaient une odeur de suint chaud auquel se mêlait la stridence des épices. Anouna se voila le bas du visage 263
pour s’isoler des odeurs. Elle aurait donné n’importe quoi pour pouvoir respirer une poignée d’encens. — Seigneur, murmura précipitamment Mosé en s’adressant à Anathotep, permets-moi de te rappeler que nous ne sommes pas ici sur tes terres. Il serait prudent de taire ton nom. Si l’on nous interroge, je dirai que tu es mon père… Je sais que c’est une terrible insolence mais elle ne vise qu’à te protéger. Tomak hocha la tête sans répondre. La chaleur l’avait épuisé et il avait de toute évidence le plus grand mal à se tenir debout. À plusieurs reprises au cours des derniers jours, Anouna, le voyant s’assoupir le dos contre un rocher, s’était sentie gagnée par la certitude qu’il ne se réveillerait pas. Toutefois, contrairement à ce qu’elle prévoyait, Tomak ressuscitait à chaque sieste, échappant de justesse aux griffes d’Anubis. C’était un long périple pour un si frêle vieillard, et les efforts accomplis pour rallier Kefer-Aris n’avaient pas arrangé son état. Mosé s’approcha d’Anouna pour lui souffler à l’oreille ses ultimes recommandations : — Veille bien sur lui, n’oublie pas qu’ici, nous n’avons aucun pouvoir et que certains pourraient même nous considérer comme des hors-la-loi. Nous sommes bien loin de Sethep-Abou, mais il se trouve des gens pour considérer que notre seigneur s’est un peu trop aisément attribué le titre de pharaon alors qu’il n’était que nomarque… Cela nous mettrait en fâcheuse posture si nous venions à être démasqués. Comprends-tu ? Anouna fit signe qu’elle avait parfaitement saisi ce qu’on attendait d’elle. Mosé s’obstinait à voir en elle une fille du harem, la favorite des derniers jours, celle qui avait accepté de se laisser ensevelir avec son bien-aimé maître. Sans doute étaitil impressionné par ce dévouement, lui qui n’était, justement, que dévouement… — J’ai encore un peu d’or, précisa le général en montrant les bagues qui ornaient ses doigts. Nous échangerons ces bijoux contre le vivre et le couvert. Le manche de mon poignard contient des rondelles de cuivre et de bronze, nous les troquerons également mais cela ne nous permettra pas de rester bien longtemps, car la vie est fort chère dans ces endroits de grand commerce. 264
Ils eurent beaucoup de mal à se frayer un chemin dans la foule. Les soldats de Mosé formaient une haie protectrice autour de Tomak pour le garantir de la bousculade car personne ne se souciait de ce fragile vieillard vêtu de haillons. Le général s’approcha d’une fontaine et remplit un gobelet de bois qu’il tendit respectueusement à Tomak. Le vieux prit la coupe entre ses mains décharnées et la porta à sa bouche en tremblant. Anouna luttait contre le découragement. La multitude des visages qui dansaient autour d’elle lui donnait le vertige. Comment retrouver Netoub au milieu de tous ces inconnus ? Il aurait fallu bénéficier d’une coïncidence extraordinaire, d’un miracle… La chose aurait été encore possible à Sethep-Abou, où elle connaissait beaucoup de gens, mais ici… Ici, marchands et acheteurs ne cessaient d’entrer, de sortir de la ville en un écoulement continu. Netoub et ses hommes pouvaient se cacher n’importe où. Il y avait tant de maisons. Les bâtisses s’empilaient comme des cubes de craie, toutes semblables, toutes percées des mêmes fenêtres minuscules. Kefer-Aris était une termitière, et Netoub y avait élu domicile, insecte perdu parmi des millions d’autres. Il n’y avait plus qu’à renoncer… Tout était perdu. Mosé avait l’air de partager les mêmes sentiments, Anouna le devinait à l’affreuse lassitude qui alourdissait ses traits. Lui aussi se demandait comment retrouver sa proie alors qu’il ne jouissait d’aucun pouvoir policier. À Kefer-Aris, pas question d’enfoncer les portes, de forcer les gens à parler en leur appliquant une lame de bronze sur la gorge. Il n’était rien, qu’un voyageur parmi tant d’autres. S’il avait posé des questions de manière trop insistante, on l’aurait vertement rabroué. — Ils sont passés par là, murmura tout à coup Tomak en pointant un maigre index en direction d’une ruelle au-dessus de laquelle on avait mis à sécher des écheveaux de laine teinte. — Comment le sais-tu, seigneur ? s’enquit Mosé en s’inclinant brièvement. — L’odeur… souffla Tomak. L’odeur de l’or. Je la sens, elle flotte encore dans l’air. Je la vois presque… comme un trait jaune qu’on aurait dessiné au-dessus de nos têtes.
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Anouna dissimula sa surprise. Sa première pensée fut que Tomak s’appliquait à jouer le rôle d’Anathotep en mimant les manies du nomarque. Elle lui en voulut. Était-ce bien le moment de faire du zèle ? À quoi servirait donc d’envoyer les soldats sur une fausse piste ? Car il ne pouvait s’agir que d’une fausse piste, n’est-ce pas ? — L’or, dit encore Tomak. Et les pierres précieuses arrachées aux sarcophages… Elles ont gardé l’odeur des onguents, des baumes dont étaient imprégnées les momies. Je les sens, elles aussi… Elles dessinent des traits plus minces : bleus, verts, rouges. Ils vibrent encore dans l’air. — Pourrais-tu nous guider, maître ? interrogea Mosé. Toi seul jouis de la faculté de nous mener jusqu’aux voleurs. Avec un peu de chance, tu pourras nous indiquer la maison où ils sont cachés. — Oui, chuchota le vieil homme. C’est facile… Il n’y a qu’à suivre les parfums. Vous ne les sentez pas ? Pourtant ils sont si puissants… surtout celui de l’or. Anouna essayait depuis un moment d’attirer l’attention de Tomak pour lui signifier qu’il jouait la comédie en pure perte et que ses mensonges ne serviraient à rien, mais il semblait ne pas la voir. Qu’essayait-il de faire ? Avait-il perçu le découragement de Mosé, avait-il compris que le général était sur le point de renoncer à poursuivre les voleurs ? Ou bien… Ou bien sentait-il réellement ce qu’il prétendait sentir ? « Dans ce cas, songea Anouna en se mordant les lèvres, ce n’est pas Tomak que j’ai sorti de la tombe, c’est… Anathotep. » Qui d’autre, en effet, à part Anathotep, aurait été capable d’isoler une odeur aussi insaisissable que celle de l’or ? Quel « nez » ? Dakomon, bien sûr… Mais Dakomon était mort. « Même moi je ne sens rien, s’avoua la jeune femme. S’il ne s’agit ni d’une pitrerie ni d’une hallucination, nous sommes en présence du pharaon… J’ai cru sauver Tomak et c’était Anathotep. » Ses jambes tremblaient. Tomak lui avait paru sympathique, égaré, inoffensif, mais Anathotep lui faisait peur. Elle
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comprenait soudain pourquoi l’arrivée des soldats l’avait si peu décontenancé. — Par là, dit le vieillard en désignant une ligne invisible qui n’existait que pour lui. La traînée jaune… Elle sent la sève… Elle est acide, elle agace les gencives comme un vin aigrelet. Vous ne la sentez pas ? — Non, seigneur, souffla Mosé, mais indique-nous le chemin, nous te suivrons. Mène-nous à ces canailles, nous ferons le reste. Le général ordonna à ses hommes de se cacher le visage. Lui-même rabattit le capuchon du burnous sur la tête d’Anathotep pour dissimuler le plus possible les traits du pharaon. La troupe se mit en marche, s’ouvrant rudement un chemin dans la cohue. Les soldats travaillaient de l’épaule, forçant les badauds à laisser la place. Leurs traits, peu avenants, dissuadaient les mécontents de réclamer des excuses. Anouna fermait la marche, ne sachant plus si elle devait continuer ou s’enfuir. On remonta vers le quartier haut. Anathotep avançait, les narines palpitantes, dans un état proche de la transe. Il déclara enfin que l’odeur avait atteint son point culminant et qu’elle sortait d’une maison bien précise, devant laquelle Mosé passa sans s’arrêter. Anouna jeta un regard en biais en direction de l’habitation. C’était une sorte de grande demeure perdue derrière un long mur blanc. Des palmiers indiquaient la présence d’un jardin intérieur. La maison avait dû connaître des jours meilleurs. Mosé trouva enfin ce qu’il cherchait : une demeure modeste ouvrant sur une courette. Une famille travaillait là, fabriquant une mauvaise bière avec des miches de pain, de l’eau, de l’orge et des dattes qui fermentaient dans des cuves de pierre. Les femmes et les enfants écumaient le liquide au moyen de longues spatules. Mosé saisit le plus jeune des enfants par sa tresse et lui posa sur la gorge un poignard de cuivre. — Pas un cri, pas un mot, rugit-il, ou bien ce gosse meurt sur-le-champ. Toi le vieux, fais taire tes femmes. Si une seule se met à hurler, je lui crève un œil. Les soldats l’avaient aussitôt imité, sortant les armes de dessous leurs haillons, ils s’étaient emparés des autres enfants, 267
les bâillonnant d’une main, les menaçant de l’autre. Le maître de maison se redressa, tremblant, et chassa les femmes terrifiées dans le fond de la cour. — Si tu nous aides, tout se passera bien, lâcha Mosé d’une voix dure, et, même, nous te récompenserons. Mais si tu appelles la garde, nous vous égorgerons tous. L’homme tomba à genoux, les mains levées en signe de supplication. Il bredouillait tellement qu’on ne comprenait pas un mot de ce qu’il essayait de dire. — Nous voulons juste rester ici jusqu’à la nuit, expliqua Mosé. Personne ne devra savoir que nous sommes cachés chez toi. Tu entends ? Sinon les enfants mourront. — Nous ne dirons rien… bégaya le vieux. Nous ferons comme tu veux. Je ne suis qu’un marchand de bière… Je ne suis pas riche, mais prenez tout ce que vous voulez… Ne faites pas de mal à mes fils. — Je me moque de tes richesses, gronda Mosé. Je veux seulement ton silence. Dis-moi qui habite en face, la grande bâtisse avec un jardin intérieur. La maison aux palmiers. — C’est la demeure de Cotilidès, le marchand d’olives, expliqua le brasseur. Il y habitait quand il était riche… maintenant c’est fini, il a tout perdu… Il la loue pour des banquets… des orgies. — Quelqu’un s’y trouve en ce moment ? — Oui, des coureurs de sable. Des gens bien inquiétants en vérité… Depuis ce matin ils ne cessent de faire entrer des victuailles en prévision d’un grand festin. Ils ont engagé mon neveu comme cuisinier. Il y a des sauvages parmi eux, sûrement des cannibales. Ils ont loué les services des filles du bordel voisin. Ils n’ont pas voulu de ma bière… Ils ont dit qu’elle était trop claire pour eux. Mosé chercha le regard d’Anathotep. Le nomarque hocha la tête sans qu’on puisse déterminer ce que cette mimique signifiait. — Nous allons rester là, répéta Mosé, dans tes appartements. Nous gardons les enfants avec nous. Au moindre signe de trahison, nous leur coupons la gorge. Tu as compris ?
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Le brasseur affirma qu’il ferait tout ce qu’on voudrait. Mosé investit la maison et posta ses hommes sur la terrasse pour surveiller les jardins de la maison d’en face. — Cette nuit, dit-il, lorsqu’ils seront tous ivres, nous traverserons la rue pour aller les égorger. Il suffit d’attendre que le soleil se couche. Dès que la nuit sera là, ils commenceront à boire. Il nous suffira de rester là, aux aguets. Quand la dernière chanson d’ivrogne s’éteindra, nous passerons à l’action. — C’est bien, approuva Anathotep. Mais ne tuez pas Netoub Ashra. Je veux que vous lui coupiez les bras, les jambes, la langue. Que vous lui creviez les yeux et que vous le laissiez ainsi. S’il survit, il pourra imaginer ce qu’est la détresse d’un homme prisonnier d’un sarcophage, et dont le kâ s’est perdu. Les autres, abattez-les comme des chiens enragés. — Il en sera fait comme tu souhaites, dit Mosé en s’inclinant. Le silence retomba. Dans la cour de la maison, on entendait sangloter les femmes que le brasseur injuriait à voix basse. Anathotep s’était laissé tomber sur un siège, dans un coin d’ombre. Anouna s’approcha de lui. — Tu n’es pas Tomak, n’est-ce pas ? chuchota-t-elle en scrutant le visage du vieillard. Tu es Anathotep. Seul Anathotep est capable de retrouver la piste d’une odeur dans le tourbillon des pestilences d’une grande ville. Moi-même je ne le pourrais pas. — J’ai retrouvé mon odorat tout à l’heure en franchissant la grande porte de Kefer-Aris, répondit le vieillard. Comme cela, d’un coup… De la même manière que la mémoire m’a été rendue à mon réveil, dans la pyramide. Je n’en suis pas particulièrement heureux. Lorsque je me prenais pour Tomak, j’étais libéré de cette torture. — Tu m’as menti, dit Anouna, sans se soucier de paraître insolente. Tu me mens depuis que tu es sorti de ton sarcophage. Pourquoi ? Le vieil homme parut enfin émerger de son engourdissement, il eut un sourire rusé, cruel, qui le fit paraître plus jeune l’espace d’un éclair.
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— J’ai pensé que ce bon vieux Tomak te serait plus sympathique qu’Anathotep, fit-il en dévoilant ses dents gâtées. Si j’avais révélé ma véritable identité, aurais-tu déployé autant d’efforts pour me faire sortir du tombeau ? Je ne le crois pas. Anouna dut s’avouer qu’il avait vu juste. Anathotep était un despote sanguinaire, jamais elle n’aurait risqué sa vie pour lui venir en aide, et c’est même avec un secret contentement qu’elle l’aurait vu disparaître sous les avalanches de sable tombant de la voûte. — Mais… mais comment savais-tu ce qui allait arriver ? balbutia-t-elle. Tu m’as dit que les nains allaient m’abandonner dans le tombeau, qu’ils scieraient la corde… Comment pouvaistu prévoir cela ? Anathotep haussa les épaules. — Comme tu es sotte, ricana-t-il. C’était si facile à imaginer ! Je me contentais d’énoncer ce que j’aurais fait à leur place. Il était évident qu’on te bernait ! Par les dieux, comment pouvais-tu être la seule à ne pas t’en rendre compte ? Netoub Ashra t’a rendue idiote ma pauvre petite, il t’a envoûtée, comme toutes celles dont il a écarté les cuisses. Il a fait de toi sa femelle. Dès que j’ai recouvré mes esprits, j’ai deviné ce qui allait se passer. Je savais qui j’étais, mais je ne pouvais pas le dire, alors j’ai joué la comédie, j’ai endossé la personnalité de Tomak, le vieux pêcheur, la victime, l’innocent, pour que tu me prennes en pitié et m’aides à sortir du piège où j’étais tombé. — Pourquoi n’es-tu pas mort lorsque tu as bu le vin empoisonné ? cracha la jeune femme. Si tu es Anathotep, tu n’as pas pu protéger ta bouche et ton estomac avec le vernis végétal dont Netoub avait enduit la bouche des enfants… Je ne comprends pas ! Le nomarque soupira. Sa main grêle ébaucha un geste de lassitude. Parler le fatiguait. — Tomak est mort parce que c’était un ivrogne. Il n’avait bien sûr aucun lien avec Netoub Ashra, il ne savait rien du complot. Il n’a jamais entretenu le moindre lien avec les pillards. Pauvre vieux, comment l’aurait-il pu, puisque je le tenais en permanence enfermé dans le palais ? J’ai inventé cette complicité pour fortifier ta colère. Tomak était un imbécile 270
glouton, toujours assoiffé. Quand j’ai pris sans le savoir la jarre de vin empoisonné, cette nuit-là, il s’est jeté dessus et il a été le premier à vider sa coupe. La concentration du venin était telle qu’il est tombé foudroyé sous mes yeux. En le voyant se convulser, j’ai aussitôt compris ce qui se passait, et comme j’avais à peine trempé mes lèvres dans le liquide, je me suis empressé de cracher ce que j’avais en bouche… mais il était déjà trop tard. Le poison courait en moi, il avait suffi qu’il touche ma langue pour entrer dans mon sang. Si j’ai survécu, c’est uniquement parce que j’ai eu la présence d’esprit de n’en pas avaler, même une goutte. Hélas, l’ombre de la mort m’a troublé l’esprit. Je m’étais trop approché du royaume d’Anubis pour en revenir intact. Quand j’ai rouvert les yeux, je ne savais plus qui j’étais. (Il prit le temps de retrouver son souffle et dit :) Oh, la résine… c’était une fière idée. Oui ! Elle aurait pu me tuer si j’avais, comme d’habitude, utilisé mes petits pages en guise de gobelets vivants pour boire le vin à même leur jolie bouche. J’ai compris le stratagème en retrouvant mes esprits, en repensant à tout cela. Et ce que tu m’as dit m’a remis une chose en mémoire : avant de m’isoler avec Tomak, cette nuit-là, j’ai embrassé mes petits chevreaux rétifs… ce baiser a laissé sur mes lèvres un goût étrange, végétal. Sur le moment, j’ai pensé que les deux bambins avaient occupé leur solitude à sucer quelques tiges de papyrus confit. Ce n’est qu’après, grâce à tes confidences, que j’ai perçu l’importance de ce détail inhabituel… On a donc voulu se servir des enfants pour m’empoisonner. On a capitonné leur bouche avec un vernis imperméable interdisant au poison de pénétrer la muqueuse… C’était bien imaginé. Je suis certain que ces pauvres petits ont agi sous la contrainte, car ils m’aiment d’un amour naïf et pur. Comme Netoub Ashra a dû les terroriser pour les amener à me tromper ! — Toi aussi tu m’as bernée, cracha Anouna. Comme j’ai dû te paraître idiote… — Ce que je ne savais pas, tu me l’as livré par ton bavardage, corrigea le nomarque. J’ai ravaudé mon histoire à gros points, lui donnant un tour propre à te séduire. Je te pardonne d’avoir aidé mes ennemis à piller mon tombeau puisque sans toi, je serais mort là-bas. 271
— C’est vrai, releva la jeune femme. Je t’ai sauvé la vie… — Tu ne comprends pas ce que je veux dire, coupa le nomarque avec une pointe d’agacement. Ce n’est pas ma vie qui est importante, c’est le fait que tu ne m’aies pas laissé agoniser dans une tombe vide, privé de mon bagage funéraire… Dépouillé. Ridicule. C’est cela dont je te remercie en ne demandant pas à Mosé de te trancher la tête. Grâce à toi, j’ai encore une chance de récupérer mon trousseau d’outre-tombe, mon trésor, l’or sans lequel je serai réduit à mener une existence de pauvre fellah aux champs d’Ialou. Tu m’as permis de ne pas perdre la face, grâce à toi je rendrai l’âme en vrai pharaon. Le trésor, je veux le récupérer pour mourir en paix, pas pour couler des jours heureux au bord du Nil. Il parut sur le point d’ajouter quelque chose, mais renonça, vaincu par la fatigue. Son menton retomba sur sa poitrine et il s’endormit, passant sans transition de la veille au sommeil, comme il arrive souvent avec les vieilles personnes. L’interminable attente reprit. Anouna se retira dans une autre pièce pour s’allonger sur une natte et dormir un peu. Personne ne parlait. Dans la cour, les femmes avaient repris le travail sous la surveillance de deux soldats plantés de part et d’autre de la porte d’entrée. D’abord, Anouna avait été satisfaite de voir sa vengeance prendre forme, Netoub serait bientôt puni, c’est tout ce qui comptait. Tout au long de la longue marche vers la ville, elle avait imaginé mille châtiments, mille sévices à l’intention du chef des pillards. À présent, ses certitudes s’effritaient. Avaitelle vraiment envie de voir Netoub mutilé par les soldats du nomarque ? Elle tenta de se le représenter, réduit à l’état d’infirme, d’homme-tronc. « Il serait enfin à toi, lui souffla la méchante petite voix qui résonnait parfois dans les dédales de son esprit. Tu pourrais en faire tout ce que tu voudrais…» Elle prit peur. L’amour la rendait-il folle ? Pourrait-elle encore aimer Netoub lorsqu’il serait sorti des mains du bourreau ? Elle aurait voulu pouvoir dire non, sans une hésitation, mais le pire, c’est qu’elle n’en était pas capable. « Il ne pourrait plus t’échapper ! insinuait la voix. Il serait comme 272
un enfant entre tes mains, il dépendrait uniquement de toi. Tu serais tout son univers… Il aurait besoin de toi pour vivre, à chaque instant. Il ne pourrait plus se passer de tes services. Tu serais son seul lien avec le monde. » Des images la submergeaient, dérangeantes. Elle se voyait, vivant avec Netoub dans une petite maison au bord du Nil ; lui, couché sur une natte, se chauffant à un soleil qu’il ne pouvait plus voir, elle le rafraîchissait avec une éponge, le Massant au moyen de baumes parfumés. Il ne pouvait rien faire par luimême, elle le nourrissait en glissant entre ses lèvres des morceaux de poisson bouilli. Elle gagnait leur vie en travaillant dans un quelconque Per-Nefer. Toute la journée, en parfumant des momies, elle songeait à cet homme qui l’attendait chez elle. À cet homme qui lui appartenait. Elle était heureuse… Elle se cacha le visage dans les mains tant elle avait honte. Elle se faisait horreur. Netoub avait empoisonné son âme et son corps. Combien de temps faudrait-il avant que l’action de ce venin s’affaiblisse en elle ? Anathotep dormait. Mosé également. La nuit emplissait la maison où l’on n’avait allumé aucune lampe à huile. Anouna se leva, mue par une impulsion. Elle savait ce qu’elle devait faire : prévenir Netoub. L’avertir que les hommes de Pharaon étaient là, sur le point de passer à l’attaque, et lui permettre de s’échapper avant l’assaut. « Pauvre idiote ! siffla la voix dans sa tête. Tu espères peutêtre qu’il t’emmènera avec lui ? » « Non, répliqua-t-elle mentalement. Je ne suis pas aussi naïve. S’il m’aimait, il ne m’aurait pas abandonnée dans le ventre de la pyramide. Je veux qu’il s’échappe pour… pour être débarrassée de lui ! » Oui, c’était la seule solution. Netoub parti au bout du monde, elle retrouverait enfin la paix. Elle l’oublierait, elle serait guérie de lui. Il fallait juste qu’elle n’ait plus jamais son image sous les yeux, qu’elle ne sache pas comment le retrouver, alors, seulement, elle pourrait recommencer à vivre. Elle quitta la chambre après avoir volé un voile rouge dont elle s’enveloppa pour modifier son apparence. Elle se glissa dans la cour après avoir masqué son visage au moyen d’un pan 273
de tissu. Elle savait qu’on ne se méfierait pas d’elle. N’était-elle pas, aux yeux des soldats, la favorite d’Anathotep, celle qui avait accepté d’être ensevelie vivante ? Ils ne l’empêcheraient pas de sortir. Les deux gardes se redressèrent à son approche, elle dut baisser le voile pour s’identifier. — Je vais chercher des parfums pour Pharaon, murmura-telle d’un ton qui n’admettait pas la réplique. Les odeurs de cette porcherie le rendent malade. Ils s’inclinèrent, osant à peine soutenir son regard. Elle quitta la maison du brasseur en rasant les murs avec l’intention de se perdre dans la foule qui était encore dense en dépit de l’heure tardive. Sans doute parce qu’on se trouvait dans un quartier de plaisirs attirant les nautoniers et les caravaniers. Au bout d’un moment, elle revint sur ses pas, le visage voilé, de façon à ce que les soldats postés sur la terrasse ne puissent pas la reconnaître. Elle marchait comme on marche dans un rêve peuplé d’ombres. Il lui semblait qu’elle aurait pu passer la main au travers du corps des paysans ivres titubant au seuil des maisons de bière. Tout n’était que fumée. Tout, sauf Netoub Ashra. Rien n’existait à part lui. Elle se rendit compte qu’elle avait faim de son corps, même s’il l’avait trahie, même s’il avait décidé sans une hésitation de l’abandonner au fond de la pyramide. C’était plus fort qu’elle, et elle se détestait pour cela. Comment pouvait-on manquer de fierté à ce point ? Était-ce là ce qu’on appelait l’amour ? Comment pouvait-on tellement avoir envie d’enfoncer ses doigts dans les cheveux bouclés d’un homme qui avait froidement envisagé de vous laisser mourir dans l’obscurité d’un tombeau ? Elle maudit cette servitude du corps et de l’esprit contre laquelle elle restait sans défense. Des marins essayèrent de lui saisir les mains, elle se dégagea. Ils n’insistèrent pas, effrayés par le regard fixe de cette fille qui avait probablement fumé trop de haschich. Elle entra dans la grande maison aux fenêtres étroites. L’odeur du vin, exaltée par la chaleur, la frappa, l’étourdissant, et, sans en avoir bu une goutte, elle éprouva tous les symptômes de l’ivresse. Elle tituba, saisie par la même fragrance de sueur
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mâle, de viande rôtie et de beuverie que là-bas, dans le désert, lors du festin cannibale qui avait suivi la mort de Dakomon. S’appuyant au mur pour ne pas défaillir, elle remonta un long couloir encombré de paniers, de jarres. Tout était jeté en vrac, les olives, les raisins secs, les amphores cachetées à la cire et remplies d’un vin épais, noir, venu de Grèce, qu’il faudrait délayer avant de boire. La bière coulait à flots, mousseuse, souvent gluante, au relent de moisissure. Anouna déboucha dans un jardin illuminé par des torches dont le vent faisait crépiter les flammes, saupoudrant d’étincelles les crânes et les épaules des convives déjà trop saouls pour s’en apercevoir. Les brigands étaient là, assis ou vautrés autour d’une immense table à pieds de bronze. La plupart étaient nus, le torse, le ventre brillants de graisse, de sueur et de sauces. Quand leurs doigts devenaient trop glissants à force de fourrager dans les plats, ils les essuyaient sur leur barbe ou leurs cheveux. Un vacarme tissé de rires, d’injures, d’obscénités installait au centre du jardin une atmosphère de champ de bataille. Pour manger, les pillards utilisaient les outils qui leur servaient d’ordinaire à tuer : glaives, poignards, coutelas. Ils découpaient les cochons de lait avec le même bon acier qui leur servait à trancher les gorges. Anouna hésita, suffoquée par cette fureur jubilatoire, ces dents carnassières qui déchiquetaient les viandes, ces mains qui plongeaient dans les plats pour démembrer les bêtes cuites que les serviteurs tremblants déposaient à la hâte avant de s’enfuir vers la cuisine. Ils fêtaient la réussite du pillage, le viol de la pyramide qui faisait d’eux des hommes riches. Les nains se tenaient là, sur la table, assis au milieu des victuailles, titubant entre les cratères, s’effondrant parfois dans les plats. L’un d’eux dormait, la bouche ouverte, les bras amoureusement refermés sur une antilope rôtie qu’il semblait enlacer comme une prostituée. Anouna demeura dans l’ombre, incapable d’affronter les rugissements des hommes ivres. C’était un énorme gâchis où la bêtise des convives éclatait, décuplée par le vin, la bière. Pour montrer leur force, les brigands essayaient de rivaliser avec les lions en broyant entre leurs mâchoires les os des animaux cuits dans leur jus. Ils s’y cassaient les dents sans même s’en 275
apercevoir, avalaient tout à la fois la moelle et les esquilles des molaires brisées qui leur emplissaient la bouche. Ils couraient au fond des jardins, là où les serviteurs avaient dressé la cuisine en plein air, et récupéraient dans les déchets les peaux des bêtes écorchées, ils s’en habillaient, se coiffaient d’une tête tranchée, et paradaient autour de la table en poussant des cris de guerre. Certains d’entre eux, qui avaient avalé d’énormes quantités de nourriture, gémissaient sur le sol, affalés au milieu de leurs vomissures. Et puis il y avait les putains, bien sûr… Une escouade de laides femelles louées dans une maison de bière du voisinage. Il avait fallu les payer fort cher, car les pensionnaires du bordel avaient été horrifiées par l’allure de ces coureurs de sable aux dents de cannibales. L’une d’entre elles se débattait en ce moment même, prisonnière d’une carcasse de bœuf à l’intérieur de laquelle un brigand l’avait culbutée. C’était une épouvante de voir ce couple forniquant dans le ventre béant de la bête rôtie, et cet homme qui mêlait sa semence à la sauce tandis que ses compagnons continuaient à manger, se taillant de larges portions dans la « couche nuptiale » improvisée. Anouna restait plaquée contre le mur de la maison. On avait jeté du chanvre sur les braseros, de manière à amplifier l’ivresse générale, et la tête commençait à lui tourner. Elle crut qu’elle allait perdre connaissance. Maintenant, les brigands rivalisaient en défis absurdes, comme il en allait chaque fois au cours d’un festin. Ils voulaient, disaient-ils, donner un peu de goût à ces fades nourritures, les relever d’une épice peu commune. Ces vantardises leur mettaient les yeux hors de la tête. Alors ils tirèrent chacun du sac qu’ils portaient en bandoulière des perles, des pierres précieuses, ou de la poudre d’or. Anouna comprit que Netoub avait déjà procédé au partage du butin, et que ce banquet était en quelque sorte le repas d’adieu au terme duquel la bande se séparerait. Par gloriole, les pillards se mirent à saupoudrer les viandes de paillettes d’or pur, ou à glisser un diamant dans un fruit ; certains essayaient de dissoudre des perles dans du vin, quand ils ne les disposaient pas à l’intérieur des coquillages. Ils avalaient ces trésors avec des jappements de plaisir, comme si la poudre d’or magnifiait le goût des aliments. Quelques-uns 276
déclarèrent en se frappant la panse qu’ils se sentaient enfin riches, que la fortune allait germer en eux, leur faire des os dorés et des couilles de rubis. — L’estomac est la meilleure des bourses ! vociféra l’un d’eux. On ne risque pas de me le voler pendant mon sommeil ! — Et pour payer tes créanciers, tu leur chieras dans la main ! rétorqua quelqu’un avant d’éclater d’un rire énorme. Quand la viande vint à manquer, ils hurlèrent qu’ils avaient encore l’appétit en éveil, que le repas commençait à peine. Ils feignirent d’être en colère pour effrayer les esclaves, mais ils avaient l’entendement si troublé qu’ils se prirent à leur propre jeu et finirent par se convaincre qu’ils mouraient réellement de faim et qu’on ne leur avait jusque-là servi que des miettes. Ils se levèrent tous, se ruèrent vers les rôtissoires en poussant d’horribles braillements qui provoquèrent la fuite éperdue des serviteurs. Une fois parvenus au pied des braseros, ne trouvant rien à faire cuire, ils jetèrent dans les flammes plusieurs chiens qui se trouvaient là, occupés à dévorer les rogatons éparpillés par les aide-cuisiniers. S’emparant des corniauds, ils leur brisaient les pattes pour les empêcher de s’enfuir et les empalaient vivants sur des broches avant de les placer au-dessus du foyer. Les animaux torturés hurlaient lamentablement tandis que leur poil prenait feu, répandant une pestilence insoutenable. — De la chair fraîche ! hurlaient les pillards, de la bonne viande pour les braves ! Par forfanterie, ils feignaient de se régaler de cet ignoble repas, dévorant les cuisses des chiens encore à demi vivants, et réclamaient d’autres portions. Les putains, terrifiées, sentaient venir le moment où on les jetterait au bûcher. Quelques-unes s’éclipsèrent dans la nuit, fuyant le lieu du carnage. Boutaka et Outi, indifférents au tumulte, dormaient dans les bras l’un de l’autre, dans un buisson, là où l’ivresse les avait abattus. Alors, enfin, Anouna aperçut Netoub. Il feignait de rire mais ses yeux étaient froids, il faisait semblant d’être saoul, toutefois ses titubations relevaient de la pure comédie. Assis tout au bout de la table, il portait des vêtements neufs, des sandales d’homme riche, et une ceinture rehaussée de médaillons d’or 277
qui devait à elle seule coûter une fortune. Il avait choisi de s’habiller à la mode grecque, de lin blanc, et, à ce simple détail, la jeune femme sut qu’il se préparait à quitter la terre d’Égypte. Elle aurait voulu lui cracher au visage, lui labourer les joues avec ses ongles, elle réalisa qu’elle en était incapable. « Chienne, songea-t-elle. Tu n’es qu’une pauvre chienne… Tu devrais avoir honte. » Il la vit à son tour mais demeura imperturbable. Anouna n’eut même pas la satisfaction de le voir pâlir ou écarquiller les yeux. L’instant d’après il était debout, courant à sa rencontre avec empressement. Avant qu’elle ait eu le temps d’ouvrir la bouche, il l’avait prise dans ses bras, la serrait contre lui. Elle crut défaillir à son contact. Était-elle envoûtée ? Comment pouvait-on avoir envie de s’abandonner à l’homme qui avait comploté pour vous tuer ? — Tu en as réchappé ! dit-il dans un souffle. Je n’ose pas y croire… Les nains m’ont dit que tu étais morte, prise dans un éboulement de sable… Ils m’ont menti, les charognes ! C’était pour me forcer à partir plus vite… Ils ne voulaient pas que je t’attende. Son souffle brûlant faisait courir un frisson sur la tempe d’Anouna, ses mains broyaient les épaules de la jeune femme. — Tu me crois, dis ? gronda-t-il en plantant ses yeux dans ceux de son interlocutrice. Je suis innocent, je te croyais morte… Ce sont les nains… Ces Pygmées répugnants, ils ont voulu se débarrasser de toi pour augmenter leur part du butin. Anouna resta statufiée, la haine dans la gorge, ne sachant plus que dire. « Il te ment, lui chuchotait la voix de la raison. Les nains n’y sont pour rien. C’est lui. C’est lui qui…» Mais elle avait envie d’y croire. Tellement envie. Netoub berné par les Pygmées, cela expliquait tout. Il n’avait jamais songé à l’abandonner au fond du tombeau, et s’il s’était résolu à partir, c’était sur la foi du témoignage rapporté par les gnomes du pays de Pount. — Tu me crois ? répéta Netoub. Je suis innocent… Par les dieux ! Tu les connais, ce sont des bêtes. Regarde-les. Il suffirait d’un rien pour qu’ils se retournent contre moi. J’ai eu le plus grand mal à les empêcher de s’égorger au moment du partage. 278
— Justement, siffla la jeune femme en se dégageant. Où est ma part ? — Je la prélèverai sur la mienne, dit Netoub sans une hésitation. Tu auras ce qui te revient. Nous partirons demain matin, à l’aube. Un bateau grec m’attend dans le port, je quitte le pays, je vais refaire ma vie dans les îles. Je suis si heureux de te revoir… Tu vas venir avec moi, l’Égypte est devenue trop brûlante pour nous. Là-bas, on nous traitera comme des seigneurs. Anouna s’enfonça les ongles dans les paumes pour ne pas mollir. Il la tenait en son pouvoir, elle n’était qu’un jouet entre ses mains, il aurait pu lui faire croire tout ce qu’il voulait. C’était atroce ; elle se sentait déjà sur le point d’accepter sa version des événements. La bouche de Netoub se posa sur la sienne et toutes ses résolutions s’effritèrent. « Il dit la vérité, pensa-t-elle, les nains lui ont menti. Jamais il n’a eu l’intention de m’abandonner dans la pyramide… Je l’ai accusé à tort. » Les mains du jeune homme s’étaient rivées sur ses hanches. Anouna ne parvenait plus à réfléchir, tout s’embrouillait. Ses sens s’embrasaient, exigeant une étreinte plus complète. Elle en oublia le spectacle infernal du jardin, pour un peu elle se serait laissé prendre sur la table, comme les prostituées de la maison de bière, au milieu des taches de sauce. Elle voulait lui appartenir, le sentir en elle, enraciné. Elle voulait lui prouver qu’il avait besoin d’elle, qu’il ne jouirait jamais mieux ailleurs que dans son ventre. La salive de Netoub avait un goût étrange. « C’est le chanvre, pensa-t-elle en se raccrochant à lui. Les vapeurs de la drogue, tout est en train de se distordre…» Elle fut soudain prise de tremblements : il fallait qu’elle lui dise pourquoi elle était là ! Elle devait le prévenir de la présence d’Anathotep. Pharaon et ses soldats attendaient que l’écho de la dernière chanson s’éteigne pour monter à l’attaque. Ils étaient peu nombreux mais décidés. Il leur faudrait un instant à peine pour égorger les pillards assommés par l’ivresse. C’étaient des bouchers, eux aussi, mais portant un autre uniforme. Netoub s’écarta. Ses yeux pétillaient de joie, son visage d’ordinaire si dur parvenait presque à sourire. 279
— Viens, dit-il, tu vas porter avec nous la dernière libation, car c’est ce soir que nous mettons fin à notre association. Saisissant la jeune femme par le poignet, il l’attira près de la table et cogna sur un plat avec le manche de son poignard pour attirer l’attention des convives. Les brigands s’approchèrent. — Compagnons, lança Netoub en levant au-dessus de sa tête une jarre de vin qu’il avait prise sous son siège, voici le moment venu de trinquer à notre nouvelle vie. Demain, nous deviendrons tous d’honnêtes marchands, des hommes respectables, mais ce soir… ce soir encore, nous sommes des bandits. Buvons à nos crimes. Buvons à la belle vie de saccage que nous avons menée, buvons aux bonnes tueries, aux franches ripailles et aux combats sans lesquels l’existence d’un homme serait bien morne. Il se peut que dans quelque temps, entourés de nos serviteurs, les pieds massés par nos courtisanes, nous regrettions notre passé. Ainsi va la vie du brigand. Pauvre, il se rêve grand de ce monde ; riche, il gémit sur ses exploits d’antan. Buvons à la seule chose qui compte en réalité : après tout ce sang versé et tant de blessures nous sommes encore vivants ! Des hurlements de joie saluèrent cette tirade. Tous les pillards cherchèrent une coupe sur la table en désordre et la tendirent vers Netoub. — Toi aussi ! lança le jeune homme à Anouna qui, instinctivement, choisit un gobelet au milieu du chaos de plats et d’écuelles de pierre. Netoub se mit à distribuer le vin, noir, épais, non coupé. Anouna se passa la langue sur les lèvres car elle mourait de soif. De nouveau, elle perçut le goût étrange qu’avait laissé la bouche du jeune chef en se posant sur la sienne… et la vérité lui transperça le cœur. Le vernis… Le vernis végétal dont Netoub avait enduit la bouche des enfants la nuit de l’empoisonnement d’Anathotep ! Par les dieux ! Elle revoyait toute la scène : les deux gosses nus aux paupières cousues, leur mère tremblant que les soldats de Pharaon ne frappent à la porte… Le vernis, destiné à capitonner la bouche et l’estomac des enfants au cas où Anathotep aurait exigé de boire le vin empoisonné à même leurs lèvres, comme c’était parfois son caprice. 280
Anouna se retint à la table pour ne pas s’évanouir. Elle comprenait tout. Netoub avait lui-même absorbé la résine végétale pour se protéger du poison… Le vin qu’il versait si généreusement à l’assemblée était mortel. Il se préparait à assassiner ses hommes, sans doute pour récupérer leur part du trésor. Jamais il n’avait eu la moindre intention de partager le butin. Elle avait failli s’y faire prendre. S’il n’avait pas commis l’erreur de l’embrasser pour couper court à ses accusations, elle n’aurait jamais repéré le goût de la résine sur ses lèvres. Elle n’aurait jamais su… Elle leva son gobelet comme les autres, espérant qu’à la dernière seconde Netoub se raviserait. Quand vint son tour, elle le fixa dans les yeux, espérant le voir ciller, mais il lui dédia un sourire des plus charmants… et remplit la coupe. — Buvons ! hurla-t-il en renversant la jarre au-dessus de son visage afin que le vin coule à flots dans sa bouche de la manière la plus évidente qui soit. Anouna remarqua qu’il prenait toutefois soin d’en avaler très peu et laissait la plus grande partie du liquide ruisseler sur son menton et son torse nu. Elle se dépêcha de faire semblant de boire pendant qu’il avait la tête levée. Elle se savait trop épuisée pour résister à l’action d’une dose de poison, même infime. Autour d’elle, les brigands buvaient leur mort à grandes lampées, mais elle n’entendait plus leurs rugissements. Elle était devenue plus froide que la plus froide des nuits du désert. Un grand effondrement s’était produit en elle, et tout son corps était creux, comme un sarcophage vide d’occupant. Elle n’éprouvait plus rien, elle n’était même plus certaine d’exister. L’espace d’un battement de cœur, elle fut sur le point d’avaler le poison pour se punir d’avoir été si naïve… et pour se protéger de la souffrance qui ne manquerait pas de la frapper lorsque Netoub s’en serait allé, mais son corps fut plus fort que son esprit et commanda à son poignet de renverser le contenu du gobelet sur le sol. Elle avait à peine fini que Netoub l’empoigna par le bras pour l’entraîner vers la maison.
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— Notre dernière nuit ! lui souffla-t-il. Notre dernière nuit de canailles ! Il faut en profiter. Demain je ferai de toi une femme honnête, tu commanderas à nos serviteurs, tu prendras des bains de lait, tu te feras masser avec les huiles les plus odorantes. Elle se laissa conduire en vacillant. Le jeune homme lui jeta un regard acéré et elle devina qu’il mettait sa défaillance sur le compte du poison déjà à l’ouvrage. Il parlait beaucoup mais elle n’entendait plus ses paroles qu’au travers d’un voile épais. Elle se retrouva au premier étage de l’habitation, dans une chambre encombrée de brûle-parfums, de coussins et de peaux de panthères. Un lit s’y trouvait sur lequel Netoub la jeta. Il prit toutefois la précaution de s’éclipser un moment, probablement pour vomir le vin qu’il avait été forcé de boire devant ses hommes. Il se dénuda dans l’obscurité que trouaient les fulgurances des torches brûlant dans le jardin. Il s’abattit sur Anouna, et la jeune femme retrouva cette impression délicieuse d’être couchée sous un arbre, un arbre dont ses bras encerclaient le tronc vivant. Il était lourd et dur, il l’écrasait, l’étouffait. Il la fendait en deux. C’était un menteur, un traitre et un assassin… Il allait la prendre, la faire jouir, et la regarder mourir, et tout le temps qu’il irait et viendrait en elle, il ne cesserait de la fixer dans les yeux pour voir la mort poindre en même temps que le plaisir dans les pupilles de cette femme qu’il aurait trompée jusqu’à l’ultime seconde. Anouna le reçut en frissonnant et s’effraya une nouvelle fois de l’emprise physique que Netoub avait sur elle. « Tu ne connaîtras plus jamais ça, songea-t-elle tandis que le plaisir montait en elle. Après lui, tous les hommes te sembleront des ombres. Il t’aura marquée pour toujours. Et pourtant c’est un monstre…» Elle se cramponna à lui, plantant ses ongles dans les reins du jeune chef. Il la fixait, guettant la venue de la mort sur le visage de la femme qu’il clouait sous lui. Anouna sut qu’elle devait feindre de mourir : si elle ne le faisait pas, il l’étranglerait. Elle hésita, oscillant au bord de la vengeance. Après tout, elle n’avait qu’à fermer les yeux et 282
attendre que Mosé monte à l’assaut avec ses hommes. Netoub ne pourrait leur tenir tête. Les soldats de Pharaon s’empareraient du pillard et le feraient périr dans les tourments les plus affreux. « Tu en as le droit, souffla une voix en elle. Il a voulu t’empoisonner. Si tu te tais, tu te venges… Fais semblant de mourir, il se désintéressera aussitôt de toi. » Oui, c’était facile, si facile. Garder la bouche fermée et laisser faire le sort. Elle avait couru vers Netoub pour le prévenir, pour le sauver, et il n’avait su répondre que par la tromperie, une fois de plus. C’était un fourbe qui jamais ne s’amenderait. Un scorpion. Il méritait cent fois de mourir. Et pourtant… Elle le sentit jouir en elle, et elle cria tout contre sa tempe. C’étaient leurs dernières noces. Elle s’abattit sur la paillasse, à bout de souffle, couverte de sueur. Elle savait qu’il lui fallait savourer chaque miette de ce qu’elle était en train d’éprouver, engranger des souvenirs pour le reste de son existence, quand sa vie serait redevenue d’une fadeur insupportable. Elle grappillait les sensations, les odeurs. Elle caressa une dernière fois le torse de Netoub, sa poitrine dure griffée par mille cicatrices. — Anathotep, s’entendit-elle murmurer. Il est là… embusqué de l’autre côté de la rue avec ses soldats. Il attend que vous soyez tous saouls pour venir vous égorger. J’étais avec eux… je me suis enfuie pour t’avertir. Il faut partir sans attendre… La colère et la haine flambèrent dans les yeux du chef des brigands. Il se pencha sur elle, les mâchoires serrées. — Tu le savais, haleta-t-il enfin, tu le savais depuis le début et tu ne me disais rien… Stupide femelle, si tu n’étais pas déjà à moitié morte, je t’arracherais le cœur ! — Quoi ? balbutia Anouna en feignant d’avoir du mal à garder les yeux ouverts. — Rien, dit-il en s’arrachant de son ventre. Dors, ne t’occupe plus de rien. Il sauta du lit sans un geste d’adieu, pas même une caresse, une pression de la main. Il se détournait d’elle comme on 283
s’éloigne d’une charogne avant qu’elle ne commence à sentir. Elle n’était rien pour lui, qu’un ventre, qu’une peau qui lui avaient donné ce plaisir fugace dont les mâles ne se lassaient jamais. Elle l’entendit courir dans l’escalier, appeler Boutaka. Elle réalisa qu’elle n’avait pas la force de se redresser, une intuition obscure lui soufflait qu’en retenant le plus longtemps possible la semence de Netoub au creux de son ventre, elle aurait peut-être une chance d’avoir un enfant de lui. Un enfant, c’était conserver quelque chose du brigand, une image, un double. « Je suis folle, pensa-t-elle en passant la main entre ses cuisses mouillées. Comment peut-on avoir envie de porter le fils d’un chacal ? » La tête lui tourna, elle se demanda si, en levant la coupe de vin empoisonné jusqu’à ses lèvres, elle n’avait pas suffisamment effleuré le liquide pour s’intoxiquer de façon mortelle. Tout dépendait de la dose de poison versée par Netoub dans la jarre. Elle avait cru déjouer le piège alors qu’elle était peut-être en train d’y succomber. La peur la fit se redresser, accentuant son malaise. La chambre se mit à tourner autour d’elle. Incapable de se lever, elle retomba sur la couche, le visage baigné d’une sueur glacée. Mourir la débarrasserait du souvenir de Netoub Ashra, c’était au moins quelque chose d’assuré ! Ainsi elle ne passerait pas le reste de son existence à pleurer sur son amant perdu ! Elle tenta malgré tout de se redresser. Le jardin était presque silencieux à présent. Les clameurs s’éteignaient au fur et à mesure que les fêtards glissaient dans l’inconscience. Bientôt le calme reviendrait, c’est le moment que choisirait Mosé pour lancer son attaque. Il surgirait dans le jardin, le coutelas d’obsidienne à la main. Ses hommes auraient vite fait de trancher la gorge des soûlards affalés dans les flaques de vin. Un seul homme serait pris vivant : Netoub Ashra. « Pars ! cria faiblement Anouna, pars, ils vont venir… Dépêche-toi ! » Elle s’affaissa avant d’avoir atteint le seuil de la chambre.
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25 Un coup de pied la réveilla, un coup de pied sec et méchant, vicieusement expédié entre ses cuisses. Elle gémit et se redressa sur un coude, ne sachant plus où elle se trouvait. La lumière de l’aube entrait dans la pièce. Anathotep se tenait là, observant la femme étendue avec cet air de dégoût qui lui déformait les traits dès qu’il subissait l’assaut d’une odeur désagréable. — Réveille-toi ! caqueta-t-il. Tu pues, tu pues la femme, tu pues l’homme. Va t’asperger d’eau. Anouna s’agenouilla, elle avait mal à la tête et sa bouche était comme insensibilisée par une pommade au pavot. Elle en déduisit que le poison avait effectivement essayé d’entamer son ouvrage en elle. La seule goutte de venin ayant touché ses lèvres avait suffi à engendrer un malaise de tout son être, malaise dont son corps avait fini par triompher au prix d’un combat épuisant. Elle avait envie de vomir, sa langue reposait comme une bête morte au fond de sa bouche. — Tu n’as pas pu t’empêcher de nous trahir, fit Anathotep. Tu l’as prévenu de nos intentions, c’est ça ? Anouna se leva, elle chercha la tunique de lin dont elle était habillée la veille. Elle s’en vêtit mais ne trouva pas ses sandales. Elle réalisa qu’elle retardait le plus possible le moment où il lui faudrait dire : « Netoub est-il vivant ? », car elle ne pourrait pas s’empêcher de poser la question, elle le savait, et elle se maudissait pour cette faiblesse de chienne reconnaissante. Comment pouvait-on manquer à ce point de dignité ? Comme elle relevait la tête, Anathotep lui saisit le menton et scruta sa bouche. — Il a essayé de t’empoisonner, toi aussi, n’est-ce pas ? lança-t-il. Tes lèvres portent la flétrissure du venin. Tu es venue lui sauver la vie et il t’a mise à mort. Quel homme est-ce là ? Son pouvoir sur toi est-il si grand ? 285
La jeune femme se dégagea. Ce mouvement fit passer un voile noir devant ses yeux. — Descendons au jardin, commanda Anathotep, je veux que tu voies ce que Mosé et ses hommes ont découvert en investissant les lieux. Anouna le suivit dans l’escalier. C’est en posant le pied sur la première marche qu’elle prit conscience de l’épouvantable puanteur qui régnait dans la maison. Des milliers de mouches bourdonnaient, se cognant aux murs. Dehors, la pestilence était encore plus forte. La chaleur montante avait accéléré la décomposition des cadavres effondrés autour de la table du banquet. Les mouches s’en donnaient à cœur joie, passant des reliefs du repas à la chair des morts. Le premier mouvement d’Anouna fut de chercher Netoub, qu’elle imaginait déjà crucifié, les mains coupées, ou empalé sur une lance fichée en terre… Elle ne vit rien, que des cadavres couverts d’insectes, et dont certains avaient été éventrés, de la pointe du sternum jusqu’au pubis. — Mosé les a trouvés dans cet état, expliqua Anathotep. C’est Netoub qui les a traités de cette manière. Je me demande bien pourquoi, puisqu’ils étaient déjà morts. Anouna se pencha sur les dépouilles. Toutes portaient sur la bouche la flétrissure du poison. Une tache livide pareille à une brûlure. Certains brigands avaient péri au milieu de convulsions atroces qui les avaient figés dans des postures obscènes. Elle ne trouva aucune trace de Boutaka ou d’Outi. Le pillard grec et l’ancien serviteur de Dakomon avaient manifestement accompagné Netoub Ashra dans sa fuite. — C’est Netoub et son lieutenant qui les ont éventrés, murmura Anouna en masquant le bas de son visage avec un pan de sa tunique. Ils ont sans doute voulu récupérer les diamants que ces pauvres bougres avaient avalés par vantardise au cours du festin. Elle se détourna pour vomir mais ne parvint à rendre qu’un peu de bile. Les spasmes douloureux la plièrent en deux. — Sortons d’ici, ordonna Anathotep, cette odeur est insupportable !
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Saisissant la jeune femme par le bras, il la poussa vers le couloir menant à la rue. Là, il tira de sa ceinture un chiffon imprégné d’essence d’oliban qu’il lui tendit. — Tiens, dit-il, c’est un parfum vulgaire acheté à un marchand du bas de la rue, mais c’est mieux que rien. Les gens comme nous peuvent mourir d’avoir respiré une mauvaise odeur. Anouna se jeta sur le lambeau d’étoffe et la plaqua contre son nez. Anathotep l’observait avec, sur le visage, une expression de curiosité étrangement bienveillante. — Tu l’aimes, n’est-ce pas ? caqueta-t-il au bout d’un moment. C’est pour ça que tu nous as trahis. C’est plus fort que toi. Tu sais que tu n’es rien pour lui, mais tu ne peux t’empêcher de te traîner à ses pieds. — Je le déteste ! cracha la jeune femme. Il a voulu me tuer. — Ne mens pas, trancha le nomarque. Je comprends ce que tu ressens, j’ai éprouvé la même chose pour Dakomon. Un sentiment… d’obsession. Je crois bien que c’est la vraie raison pour laquelle je l’ai fait défigurer : pour le rendre laid. Pour m’en libérer. Je ne voulais pas être réduit à l’état qui est le tien aujourd’hui. Je l’ai fait pour me préserver du ridicule… Oui, je crois bien que c’était la seule et unique raison. Le secret du parfum, les pièges du labyrinthe n’étaient que des prétextes. Je détestais l’idée d’être asservi par ce garçon. Il radotait. Anouna baissa la tête. Elle fut sur le point de lui faire remarquer qu’ils ne devaient pas rester ici, la puanteur des cadavres allait bientôt se répandre dans la rue, et il se trouverait forcément un enfant curieux pour se glisser dans le jardin. On appellerait à l’aide, on irait chercher la garde… — Il faut t’en délivrer, continua Anathotep qui paraissait abîmé dans sa réflexion et indifférent au reste du monde. Il faut te libérer de Netoub Ashra comme je me suis libéré de Dakomon. Je vais le tuer. Je vais le tuer pour toi… Parce que tu m’as sorti de la pyramide alors que rien ne t’y obligeait… Ce sera mon cadeau d’adieu. Il parlait de cette voix lointaine qu’il adoptait de plus en plus souvent ces derniers temps.
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Avant qu’Anouna ait eu le temps de répondre, Mosé s’interposa. — Seigneur, haleta-t-il, il faut partir, s’éloigner de ce carnage. Si la garde du nome nous surprend, on nous arrêtera comme de vulgaires voleurs. Anathotep s’ébroua. Pendant un moment son regard resta vague, incapable de se fixer sur un point précis. « Il est en train de mourir, songea Anouna. Sa tête se vide. Ce n’est plus qu’un mort qui marche. » Mosé se tourna vers la jeune femme. Lui aussi semblait fatigué, la crasse et les hardes qui le recouvraient lui donnaient l’apparence d’un vieux marchand de tapis. — Sais-tu où est allé Netoub Ashra ? souffla-t-il. Il t’a bien dit quelque chose, non ? Anouna hésita, ne sachant plus ce qu’elle avait envie d’avouer. — Le port, murmura-t-elle. Il m’a dit qu’il embarquait ce matin pour les îles grecques. — Alors il est là-bas, gronda Mosé. Il a chargé le trésor sur un bateau. Avec un peu de chance, il n’a pas encore levé l’ancre. Et il fit signe à ses hommes de se mettre en marche. Anouna dut les suivre car la main décharnée d’Anathotep s’était verrouillée sur son poignet. De quoi avait-il peur ? Craignait-il qu’elle se mette soudain à courir vers le port en criant à Netoub de lever l’ancre ? Mosé était nerveux, sur le quivive. Il n’ignorait pas que les cadavres des pillards seraient bientôt découverts. Anouna se demanda ce qu’il avait fait du brasseur et de sa famille. Les avait-il supprimés ? Dans le cas contraire, le marchand de bière n’aurait aucun mal à fournir aux soldats du nome une description détaillée de ses agresseurs : un groupe de Bédouins armés jusqu’aux dents qu’accompagnaient une Négresse et un vieillard très maigre… Avec cela, les patrouilles auraient beau jeu de les repérer, même au milieu de la foule. Quand ils atteignirent enfin le quai, ils eurent la désagréable surprise de découvrir que le port était placé sous la surveillance d’une dizaine de sentinelles. Dès lors, toute action armée perpétrée au grand jour devenait impossible. Les felouques, les 288
canges, les galères attendaient, amarrées le long du môle. Anouna observa les marins occupés à transporter les jarres d’huile, les balles de coton ou de lin. Netoub n’était nulle part. — Le vois-tu ? s’enquit Mosé. — Non, avoua la jeune femme. Je pense qu’ils sont trois : Netoub, Boutaka, son lieutenant, un Grec, et Outi l’ancien serviteur de Dakomon, le maître des labyrinthes. Peut-être le connaissais-tu ? — Oui, grogna Mosé. S’ils ne sont que trois, ils sont sans aucun doute cachés au fond d’une cale, nous n’avons aucune chance de les voir se promener sur un pont. — Il a parlé d’un bateau grec, dit Anouna, mortifiée. — Presque tous ces navires sont grecs, grommela le général. Je n’ai aucun pouvoir ici. Je ne peux pas les investir l’un après l’autre pour les fouiller. Leurs capitaines appelleraient la garde, nous serions aussitôt encerclés. (Il parut réfléchir.) Vas-y, toi. Une fille qui cherche un marin, ça n’étonnera personne… Essaye de savoir sur lequel de ces bateaux sont grimpés les trois hommes dont tu parles, tu les connais mieux que moi, tu pourras les décrire. D’une bourrade, il poussa Anouna en direction du môle. La jeune femme remarqua qu’il ne la traitait plus avec déférence, comme au cours des jours précédents. Elle en déduisit qu’Anathotep avait révélé sa véritable identité au général, ainsi que le rôle exact qu’elle avait joué dans l’affaire. Il savait désormais qu’elle n’était qu’une voleuse, une chienne ne demandant qu’à se coucher au pied de son maître, Netoub Ashra, le prince des pillards. Elle se retrouva sur le quai, allant d’un groupe à l’autre, se faisant accueillir par des rires entendus et des obscénités. — Il est parti sans te payer, c’est ça ? ricanaient les marins. Il t’a fait un enfant ? Leurs mains délaissaient les ballots pour explorer le corps d’Anouna. Elle se forçait à rire, supportait les caresses, décrivait Netoub et ses compagnons. Elle s’affligeait de ne savoir que dire : « un bel homme, un petit Grec trapu et un adolescent à figure de fille…»
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Elle remonta le môle, se faisant insulter par les capitaines qui l’accusaient de racoler et de ralentir la manœuvre. Elle avait peur que leurs braillements ne finissent par attirer l’attention des sentinelles. Un peu partout, des scribes établissaient la longue liste du fret entassé dans les cales. Elle atteignait le bout du quai quand elle rencontra enfin un vieil homme coiffé d’un bonnet phénicien. — Tu viens trop tard, la belle, dit-il en lui désignant le fleuve. Ton amant a levé l’ancre à l’aube. Son bateau descend vers le delta, il l’aura atteint lorsque Râ aura parcouru la moitié de sa course céleste, après, il fera voile vers la haute mer. — Comment est ce bateau ? interrogea Anouna. — Une felouque avec une voile rouge, indiqua le vieux, elle est lente parce que basse sur l’eau. Avec une barque légère et bien gréée, tu pourrais la rattraper… En y mettant le prix, bien sûr. Elle comprit qu’il faisait allusion à sa propre embarcation et qu’il offrait ses services. — C’est bon, dit-elle, je t’engage, attends-moi, je vais chercher mes amis. Pendant qu’elle revenait sur ses pas, elle fut prise d’un doute affreux. Devait-elle dire la vérité à Mosé ? Pour épargner Netoub, il suffisait de mentir : prétendre que personne ne l’avait encore vu, égarer les soupçons sur un autre bateau encore à l’amarre… « Je suis folle, pensa-t-elle, même après ce qu’il m’a fait, je continue à vouloir le protéger. » — Alors ? aboya Mosé quand elle eut rejoint le groupe. Elle lui rapporta les propos du marin phénicien. — C’est bien, dit le général, nous allons louer ses services. Nous aborderons la felouque sur le fleuve, ainsi personne ne pourra venir en aide à ces canailles. Le marin grimaça en voyant s’avancer cette troupe d’hommes en haillons, aux faces rudes, et Anouna le devina sur le point de s’enfuir, mais Mosé fit briller de l’or dans ses paumes, et le Phénicien devint attentif à ce qu’on attendait de lui. Quelques instants plus tard, la grosse barque quittait le quai. Dès qu’on fut au milieu du courant, le vieux marin déploya 290
toute sa toile et l’esquif se mit à filer vent arrière. C’était un bon canot, bien taillé pour la course, et qui fendait le flot sans trop embarquer, ce qui dispensait les passagers d’écoper tout au long du voyage. On dépassa très vite la plupart des bateaux lourdement chargés qui descendaient vers le delta. Anouna se surprit à prier les dieux pour que surgisse un troupeau d’hippopotames qui leur barrerait la route. Elle ne savait plus ce qu’elle désirait réellement. Se venger de Netoub, récupérer sa part du trésor… ou tout oublier. Elle ne savait pas davantage ce qu’Anathotep attendait d’elle. La libérerait-il après la capture de Netoub ? Lui accorderait-il une récompense ? Lui demanderaitil de rejoindre son harem ? Beaucoup de femmes auraient été flattées d’une telle offre, d’autant plus qu’un maître très âgé, comme l’était Anathotep, impliquait un « service » peu contraignant… Mais Anouna n’était plus si jeune, elle serait très vite reléguée au rang des « aînées » et les successeurs du nomarque lui préféreraient bientôt des filles de douze ans à la peau claire, des Circassiennes, des femmes du Nord capturées par les pirates… Elle songea de nouveau au trésor. Elle avait de plus en plus de mal à croire qu’Anathotep lui concéderait une part du butin amassé par Netoub. Et que se passerait-il s’il lui donnait à choisir entre l’or et la vie du chef des pillards ? Une sueur d’angoisse lui perla aux tempes à cette seule idée. Netoub ou l’or ? Elle fut assaillie par l’image d’un Netoub mutilé, les bras et les jambes réduits à des moignons hâtivement cicatrisés au bitume chaud, un Netoub aveugle et muet, entièrement livré, vulnérable… Un Netoub qui lui appartiendrait tout, entier tel un monstrueux enfant. « Netoub ou l’or ? » demanderait Anathotep, s’amusant avec cruauté de son indécision. Elle se savait assez bête pour choisir Netoub et renoncer à la richesse. Sa récompense, ce serait cela : ce fardeau impossible à porter, une vie d’enfer avec un homme-tronc qui avait essayé à deux reprises de la supprimer. La felouque à voile rouge apparut soudain au milieu du fleuve, lourde, allant bas sur l’eau.
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Les soldats de Pharaon se dépouillèrent de leurs haillons, comme s’il leur déplaisait de mourir accoutrés en Bédouin. Ils ne conservèrent qu’un pagne et le baudrier supportant leurs lames de combat : glaive, poignard. C’étaient des hommes de bronze, épais et durs, façonnés par l’éprouvante vie du désert et dont le corps mille fois blessé ne demandait jamais merci. Le général fit comprendre au Phénicien qu’il devait manœuvrer en silence, sans se faire repérer de l’équipage de la felouque. Le vieux marin s’affola. Il venait seulement de prendre conscience qu’il participait à un acte de piraterie. Malgré tout, il fit ce qu’on attendait de lui et affala sa voile. Le canot vint donner du nez contre la coque du navire. Mosé et ses hommes se hissèrent sans bruit par la poupe – ce fut facile car la ligne de flottaison de la felouque était haute. Les matelots furent pétrifiés par l’apparition brutale de ces inconnus aux faces peu avenantes, qui brandissaient des armes de bronze. Le général posa la pointe de son glaive sur la gorge du capitaine et lui dit simplement : — Si tu veux vivre, ordonne à tes marins de sauter pardessus bord, et fais comme eux. Pendant qu’il parlait, les soldats d’Anathotep avaient envahi le pont, occupant les points stratégiques. Leurs armes, les blessures dont ils étaient couverts témoignaient de leurs qualités de combattants et n’invitaient pas à la réplique. Les marins se ruèrent d’un même mouvement vers le bastingage, l’enjambèrent et sautèrent dans les eaux du fleuve. Au moment où le capitaine allait les imiter, Mosé le retint. — Tes passagers, souffla-t-il. Trois hommes, parmi eux un Grec et un adolescent. Où sont-ils ? — Dans la cale, haleta le capitaine. Ils veillent sur leurs marchandises. Ils sont armés et pas commodes… — File ! ordonna Mosé. Puis, par gestes, il fit signe à ses soldats de surveiller les sabords. Anouna pensa que c’était une précaution inutile, Netoub ne s’enfuirait pas en laissant le trésor derrière lui. Il préférerait se battre jusqu’à la mort. Le panneau d’écoutille qui menait à la cale se souleva doucement, laissant apparaître la tête de Boutaka. Alerté par la multiplication des plongeons, le 292
Grec venait aux nouvelles. Les soldats du nomarque l’empoignèrent par les cheveux et lui posèrent une lame en travers de la gorge. Désormais, Netoub était seul. — Netoub Ashra, dit solennellement Mosé, nous savons que tu es là. Tu es pris, le bateau est à nous, tu n’iras plus nulle part. Je suis Mosé, général du nome de Sethep-Abou, préposé à la garde des tombeaux royaux. Tu m’as longtemps pisté à travers le désert pour t’emparer de ma cargaison, mais c’est moi, finalement, qui te prends au piège. Jette tes armes sur le pont et sors en levant les bras. Pharaon décidera de ton sort. — Quel pharaon ? ricana le chef des pillards. Anathotep ? Il est mort… Les momies donnent-elles encore des ordres ? Un glaive dans son baudrier de cuir fut jeté par l’ouverture. Netoub parut, il était pâle mais la fureur et l’arrogance lui conservaient sa prestance. Toutes les armes se pointèrent sur sa poitrine. Anouna eut peur qu’il ne se jette en avant, pour s’empaler sur les lances et s’épargner les souffrances de la torture. Cependant, quand il aperçut le nomarque et la jeune femme, le prince des brigands perdit quelque peu de sa superbe. — Tu… tu es là ? balbutia-t-il en dévisageant Anouna. La jeune femme aurait voulu lui assener une repartie cinglante, mais les mots lui manquèrent, elle dut s’avouer qu’elle avait surtout peur de ce qui allait maintenant arriver au chef des pillards. Mosé aida Anathotep à prendre pied sur le pont. Le vieillard hocha la tête en examinant Netoub. Le visage du vieillard était empreint d’une morgue royale, toute pharaonique. Malgré les oripeaux dont il était habillé, on ne pouvait ignorer qu’il était Anathotep, le grand nomarque redouté de Sethep-Abou, celui qui avait survécu à tous les attentats, tous les complots, toutes les haines. Netoub recula imperceptiblement sous le choc de ce regard lourd de cruauté. — Tu vois, dit enfin Anathotep, tu as voulu m’empoisonner mais je suis revenu d’entre les morts pour te punir. Tu as cru piller ma tombe, mais je suis là, pour récupérer mon bien. Rien ne m’abat jamais, je suis celui qui survit. On m’a cent fois cru à l’agonie, et, toujours, j’ai enterré mes ennemis. 293
— Que doit-on faire de ces canailles, seigneur ? demanda Mosé. — Attache-les au mât, ordonna le nomarque. Solidement. Je ne veux pas qu’ils s’échappent. J’ai décidé que nous allions rester ensemble. Très longtemps. Une éternité… Les soldats se jetèrent sur Netoub, Boutaka, Outi, et les ligotèrent au mât sans se soucier de leur écorcher la peau. Le bateau continuait sa route sous la poussée du vent. — Devons-nous aborder ? s’enquit Mosé. — Non, dit le nomarque. Tiens le cap. Nous allons vers la haute mer. Je veux sortir du delta et gagner l’océan. — L’océan ? répéta le général sans comprendre. Tu veux quitter le pays, seigneur ? — Je veux quitter la vie, répondit sourdement Anathotep en fixant la ligne d’horizon. Il est temps que j’entre dans le repos, que je prenne mon vol vers l’occident. Je suis fatigué. Si une pyramide n’a pas su me protéger, peut-être les profondeurs de la mer en seront elles capables, elles ? Tout ce dont j’ai besoin pour mon voyage dans l’au-delà est présent sur ce bateau. Le trésor est dans la cale. Mes soldats sont autour de moi, et montent une garde vigilante. Ces trois hommes, ces voleurs, travailleront pour moi aux champs d’Ialou, ils seront mes serviteurs, ils laboureront, ils transporteront l’eau, le sel, d’une rive à l’autre du grand fleuve d’éternité, ce sera leur punition. Cette femme, Anouna, sera ma servante. Tous, vous serez mes oushebtis, vous remplacerez les figurines de bois peint qu’on place au pied du sarcophage pour soulager le défunt des travaux qu’on lui demandera dans l’autre monde. Il s’avança vers la proue du bateau, fixant le disque solaire avec, sur le visage, un sourire étrange qu’Anouna ne lui avait jamais vu. — Quand nous serons en haute mer, là où commencent les fonds abyssaux, tu crèveras la coque, Mosé, pour que nous coulions vite. Les vagues nous engloutiront, nous descendrons au plus profond de l’océan, là où aucun voleur ne pourra me dérober mon trésor. Oui, c’est ainsi que je veux mourir. Mosé posa un genou sur le pont et baissa la tête. Tous les soldats l’imitèrent. 294
— C’est un grand honneur que tu nous fais, Pharaon, dit-il d’une voix qui tremblait un peu. Nous serons tes gardiens, nous aborderons la rive des morts la tête haute et le glaive en main, décidés à te défendre et à faire respecter ta maison. Le dieu faucon a établi ton nom dans le ciel, il t’a fait Taureau puissant. En ce tien nom, Horus Taureau puissant, tel tu apparais dans Sethep-Abou, il t’a sacré au nom d’Horus et t’a confié ses couronnes. Puissance et vaillance. En ce tien nom, Anathotep, tu règnes sur la Terre Blanche, tu règnes sur la Terre Rouge et tu piétines tes ennemis. Inébranlable est le devenir de Râ. Les soldats répétèrent respectueusement la litanie des cinq noms de Pharaon. L’annonce de leur mort prochaine n’avait pas éveillé un tressaillement en eux. — Il est fou ! hurla Netoub. Écoutez-le ! Il va tous nous tuer pour que nous l’accompagnions dans l’au-delà. Et vous allez vous laisser faire ? Chiens ! Bande de chiens dociles ! Jetez-le par-dessus bord et partageons l’or de la cale ! — Mosé, bâillonne cet homme, ordonna simplement le nomarque. Les gardes se ruèrent sur Netoub et lui tassèrent dans la bouche un chiffon maculé de bitume qui servait d’ordinaire au calfatage. Boutaka et Outi subirent le même sort. Puis Anathotep se tourna vers Anouna et lui dit : — Tu es parfumeuse et embaumeuse, tu vas me préparer pour l’ultime voyage. Tu feras avec les moyens du bord. Il y a des épices sur ce bateau, je les sens à travers les planches du pont. Il y a du natron, il y a de l’encens. Mosé me taillera un sarcophage dans le bois de la cale, et nous déchirerons les voiles pour me confectionner des bandelettes si la réserve de lin embarquée par le capitaine n’y suffit pas. Netoub se débattit dans ses liens en poussant des cris inarticulés. Le bitume lui coulait de la bouche comme un sang noir. Outi avait uriné sous l’effet de la terreur. Anouna éprouvait elle-même la plus grande difficulté à feindre l’impassibilité. Anathotep était fou, elle l’avait toujours su, sa démence sénile allait tous les tuer. Maintenant qu’il avait exposé ses dernières volontés, Mosé, son chien de garde, veillerait scrupuleusement à ce qu’elles soient respectées. Ils étaient tous perdus. 295
— Mosé, attache un poids à la cheville de cette femme, dit encore le nomarque. Cela lui ôtera la tentation de sauter pardessus bord. Je veux qu’elle m’accompagne dans l’au-delà, làbas elle se tiendra derrière mon fauteuil et m’éventera avec une palme. Je la nommerai maîtresse des gommes et onguents. Elle sera ma parfumeuse. Les soldats saisirent Anouna par les coudes et la jetèrent sur le pont. L’instant d’après, ils avaient noué à sa cheville droite une gueuse de pierre servant à lester les filets. Le nœud était si complexe qu’Anouna n’aurait pu s’en libérer sans l’aide d’un couteau ; si elle commettait l’erreur de plonger dans le fleuve, elle serait aussitôt entraînée vers le fond par ce morceau de roche trouée. L’angoisse paralysait son esprit, la colère également, car elle n’avait pas échappé à tous ces dangers pour servir d’oushebti à un vieillard gâteux qui n’aspirait plus qu’à entrer dans la mort entouré de son trousseau funéraire. Elle n’était pas une figurine de bois peint, elle n’avait aucunement l’intention d’être la servante d’Anathotep dans l’au-delà. Les soldats manœuvraient le bateau sans grande difficulté, et l’on vit bientôt se dessiner à l’horizon la fourche scintillante du delta. Anathotep, assis sur un rouleau de cordage, énumérait les objets qu’il faudrait fabriquer s’ils ne se trouvaient pas déjà à bord. Il se comportait en voyageur soucieux de ses aises, se garantissant contre une éventuelle mauvaise surprise. Les gardes inventorièrent les cales du navire. Le trésor était bien là, il permettrait à Pharaon de tenir son rang dans l’au-delà. Manquaient bien sûr les chevaux et les chars. Il faudrait s’en passer. Tant pis, on combattrait à pied s’il fallait mener bataille aux champs d’lalou. On trouva des outils en grand nombre car on était à bord d’un bateau marchand. Il y avait aussi beaucoup de toile de lin, d’encens, d’épices et de parfums, comme l’avait pressenti le nomarque. Les soldats s’improvisèrent charpentiers pour construire un sarcophage à partir des planches du pont. Quand cette boîte grossière fut achevée, ils demandèrent à Anouna de la couvrir de symboles funéraires en utilisant la peinture qui servait à l’entretien de la felouque. Anouna n’avait jamais été scribe des contours, mais elle s’acquitta de sa tâche sans trop de honte. La caisse ainsi obtenue était plus misérable 296
que le plus misérable des sarcophages jadis fabriqué par Horemeb au Per-Nefer de Sethep Abou. Après avoir connu le faste des demi-dieux, Anathotep s’envolerait pour l’Occident dans le vêtement de mort d’un pauvre hère. — C’est bien, dit le nomarque en étudiant le cercueil. Occupe-toi de mon corps à présent. Parfume-moi car je ne veux pas entrer dans l’au-delà au milieu des mauvaises odeurs. Tu purifieras ce bateau et tu ordonneras aux hommes de se laver. Ce navire est désormais ma barque funéraire. Anouna agissait comme une somnambule. Son seul espoir était de mettre la main sur un instrument tranchant au cours de ses préparatifs. Hélas, un garde l’accompagnait partout où elle allait, soulevant le poids fixé à sa cheville quand elle devait descendre à la cale et en remonter. Anathotep se mit nu et s’étendit sur le couvercle du sarcophage. Anouna dut le laver en utilisant la provision d’eau douce embarquée par les marins. Gaspiller cette eau n’avait plus aucune importance puisque le voyage serait de courte durée. Le vieillard avait fermé les yeux et respirait si faiblement qu’on l’aurait cru mort. Anouna se demanda ce qui se passerait s’il rendait l’âme avant qu’on ait atteint la haute mer. « Cela ne changerait rien, décida-t-elle. Mosé a reçu ses ordres, il s’y conformera. C’est un soldat d’élite, un fanatique. Nous sommes tous condamnés. » De temps à autre, elle regardait Netoub par-dessus son épaule. Elle attendait de lui un improbable prodige, une ruse par laquelle il viendrait à bout de ses entraves et de ses geôliers. Elle s’aperçut qu’elle délirait. Netoub était bel et bien vaincu. Sa trajectoire fabuleuse s’achevait ici, sur le pont de ce bateau marchand. Au moins, il ne serait pas mutilé, car Anathotep avait besoin de ses bras et de ses jambes pour le faire travailler à sa place dans les champs de l’au-delà. Il était devenu un oushebti vivant. Ils étaient tous des oushebtis… Elle parfuma le corps d’Anathotep en le massant avec les huiles de senteurs qu’elle avait fabriquées à la hâte à partir des ingrédients rassemblés par les soldats. Comme on était loin des parfums subtils imaginés par Dakomon !
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— Tu laveras et tu parfumeras tous les autres participants, murmura Anathotep. Même les prisonniers. L’odeur des mortels indispose les dieux. C’est pour cette raison que j’ai toujours su que j’étais d’essence divine : ma perception des odeurs est comparable à celle d’une divinité. Anouna enflamma des cassolettes d’encens qu’elle disposa sur le pont, tout autour du sarcophage. Le nomarque ne bougeait plus, comme s’il économisait ses dernières forces vitales pour mourir en haute mer. La jeune femme se munit d’une éponge, d’une calebasse, et entreprit de laver les corps nus des hommes qui l’entouraient. Pas un d’entre eux ne réagit sexuellement à ses attouchements, et elle eut l’impression de faire la toilette de cadavres figés en posture verticale. « Ils sont déjà morts, songea-t-elle. Ils sont tous morts depuis longtemps. » Quand vint le tour des prisonniers, elle sentit son courage se dissoudre. Poser l’éponge sur la poitrine de Netoub l’émut audelà de ce qu’elle pouvait supporter. Le chef des brigands la dévisageait férocement, incapable de feindre l’amour pour tenter de l’apitoyer. Il était redevenu le brûlot de haine que tout le monde connaissait. Elle le lava longuement, caressant son visage et ses muscles en sachant qu’elle le touchait pour la dernière fois. C’étaient leurs adieux. Elle ne croyait pas qu’ils se retrouveraient dans l’au-delà car elle n’avait jamais réellement partagé les croyances des Égyptiens. Si elle devait renaître dans quelque monde supraterrestre, se serait dans l’univers des dieux de sa tribu, et non dans celui de Netoub Ashra. Ainsi, même dans la vie qui commençait après la mort, ils seraient encore séparés. La lassitude la gagnait, elle avait envie que tout cela finisse au plus vite. Elle se demanda si la mort par noyade était douloureuse. La felouque sortit du delta et sa proue, sur laquelle était peint un œil blanc, encaissa les premières vagues du grand large. Anathotep ordonna à Mosé de s’agenouiller à son chevet pour lui réciter l’inventaire des biens contenus dans la cale. Il parlait d’une voix de crécelle qui évoquait plus que jamais celle d’une vieille femme. Il voulait tout savoir, tout vérifier : y avait298
il des instruments aratoires ? Assez d’étoffe pour les pagnes ? Et des sandales… avait-on trouvé des sandales en bon cuir d’antilope ? Patient, Mosé le réconfortait. Oui, le bagage était suffisant. On emportait de l’or et des pierreries en quantité, Pharaon pourrait tenir son rang. Les armes des soldats étaient solides, les outils de bonne qualité. On avait même trouvé des charrues en provenance d’un autre pays : Netoub et ses complices pourraient s’y atteler comme des bœufs. — Le petit, murmura Anathotep, celui qui a une figure de fille… Comment s’appelle-t-il ? — Outi, seigneur. C’était le valet de Dakomon. — Libère-le et amène-le ici, dit le nomarque, je veux lui tenir la main quand nous nous enfoncerons dans les flots. Tu attacheras son poignet au mien. Ce sera mon page dans l’autre monde. — Il en sera fait selon tes souhaits, maître, dit Mosé en s’inclinant. Outi fut détaché. Il grelottait de peur et son beau visage de jouvencelle avait perdu toute couleur. On le fit s’agenouiller au chevet du nomarque et on lia leurs deux poignets avec un morceau de cuir qu’on mouilla, pour le rendre impossible à dénouer. La bouche toujours obstruée par le bâillon de bitume, Outi en était réduit à gémir comme un chiot. L’ancien valet de Dakomon roulait des yeux fous. Anouna scruta la mer, quêtant de l’aide. C’était inutile car personne n’oserait aborder la felouque. La côte s’éloignait. La jeune femme, qui n’avait jamais affronté l’océan, s’effraya des secousses que les vagues imprimaient au bateau. Le vent gonflait la toile jusqu’à faire grincer les écoutes. Conçue pour le cabotage, la felouque tenait mal la haute mer, si bien qu’il devenait difficile de conserver son équilibre. Anouna mesura la distance qui la séparait de la côte. Jamais elle ne parviendrait à nager jusque-là, même si elle réussissait à se débarrasser du boulet fixé à sa cheville. Quand le rivage ne fut plus qu’une mince ligne jaune à l’horizon, Anathotep réclama qu’on descende chercher la toile de lin entassée dans la cale et qu’on la coupe en longues bandes pour envelopper son corps. 299
— Je ne peux pas déchirer l’étoffe avec mes dents ! protesta Anouna. Un emmaillotement complet nécessite cent cinquante coudées de lin. Donne-moi un couteau ou fais accomplir ce travail par tes soldats ! Mosé mit deux guerriers à l’œuvre. À l’aide de leur poignard, ils débitèrent l’étoffe en bandelettes irrégulières qu’Anouna enroulait aussitôt autour du corps d’Anathotep. Outi lui jetait des regards suppliants, comme si elle était encore en mesure de l’aider. « Tu ne comprends pas que je ne peux rien pour toi ? eutelle envie de lui crier. Nous sommes perdus ! Cette barque est la barque des morts ! » Elle agissait sans réfléchir, reproduisant les gestes qu’elle avait tant de fois accomplis au Per-Nefer, avant d’être entraînée dans cette histoire folle qui, dans peu de temps allait lui coûter la vie. Fille du désert, des collines de sable, des vents de poussière, elle était terrifiée par l’océan, cet abîme liquide où il lui semblait qu’un continent entier aurait pu s’engloutir. Elle se demanda, dans un éclair de terreur, si la terre d’Égypte ne flottait pas à la surface des vagues comme le faisait la felouque ; cette image lui donna envie de se recroqueviller au fond d’un sac pour fuir le vertige qui montait en elle. Et c’était cette chose sans fond qui allait l’avaler… Cette béance liquide dont la peau paraissait frissonner de colère contenue. Quand elle eut fini d’emmailloter le corps du nomarque, elle réclama l’assistance des soldats pour le placer à l’intérieur du sarcophage. Outi dut se redresser, et se tenir debout près du cercueil car son poignet était toujours lié à celui du vieillard. — Maintenant ! lança Anathotep du fond de son sarcophage de fortune. Mosé, procède à l’inhumation. — C’est un immense honneur que tu nous fais, ô fils d’Horus, dit le général. Que nos faucons s’envolent dans le soleil. Mes hommes et moi ne pouvions rêver fin plus glorieuse. Il pleurait en silence, les larmes roulant sur sa face ravinée. Il n’eut qu’à lever la main pour que deux soldats se précipitent dans la cale, une masse au poing, et entreprennent de crever la coque. Les coups ébranlèrent tout le navire. Des craquements leur succédèrent, puis un horrible bruit mouillé, semblable à 300
celui d’une citerne qui se vide. C’était la cale qui se remplissait. La mer entrait dans les flancs du navire par les brèches ouvertes à coups de cognée. Les soldats se mirent à chanter un hymne militaire à la vaillance. Ils se tenaient droits, raides, sans un regard pour le bouillonnement qui se faisait sous leurs pieds. La felouque, déjà basse sur l’eau, allait s’enfoncer comme une enclume. Outi, en proie à la plus terrible des paniques, s’était penché sur le cercueil. Ayant réussi à cracher son bâillon, il essayait de couper avec ses dents le lien de cuir qui l’unissait au nomarque. Dans la confusion de la peur, il ne se rendait même plus compte qu’il était en train de dévorer le poignet d’Anathotep et qu’il avait la bouche pleine de la chair et du sang du vieillard. Anouna sentit l’eau sourdre d’entre les planches du pont, sous ses pieds nus. De minces ruisselets d’abord, une humidité qui devint rapidement flaque. Tout irait très vite, maintenant, car le navire était trop chargé. Comme les hommes de Mosé avaient pris la précaution de percer la coque de façon symétrique, le flot emplissait la cale sans se localiser à la proue ou à la poupe, si bien que le vaisseau, au lieu de s’incliner, s’enfonçait en conservant une assiette horizontale presque parfaite. L’eau pénétra dans le sarcophage d’Anathotep, puis tous les objets abandonnés sur le pont se mirent à flotter, et partirent à la dérive. Anouna se rapprocha de Mosé. Sa seule chance de survie était d’essayer d’arracher le glaive du vieux général au moment où les vagues le submergeraient. Elle n’était pas certaine d’y parvenir. Les soldats chantaient toujours, le regard tourné vers le soleil. Anouna remarqua que la plupart d’entre eux s’étaient attaché les chevilles à une quelconque partie du pont de manière à être entraînés par le navire lorsqu’il s’enfoncerait. Mosé, lui, s’était lié le bras gauche au gouvernail. De grosses bulles d’air s’échappaient des écoutilles et des sabords. Les voiles affalées se gorgeaient d’eau et commençaient à flotter. Quand les vagues passèrent par-dessus le bastingage pour balayer le pont, Anouna se jeta sur le général comme si elle voulait se suspendre à son cou. Il la repoussa de son bras libre, elle en profita pour lui arracher le glaive passé dans sa ceinture 301
et se rejeta en arrière. Il l’injuria, tenta de l’attraper, mais son poignet garrotté au gouvernail limitait ses mouvements. À présent, les vagues bouillonnaient autour de l’épave ; Mosé, qui était plus petit qu’Anouna, se mit à suffoquer. La jeune femme emplit ses poumons d’air, plongea la tête sous l’eau et entreprit de scier la corde qui l’attachait au boulet de pierre. Elle crut qu’elle n’y arriverait jamais. Ses pieds ne touchaient déjà plus le pont. Quand la corde céda enfin, elle se propulsa vers la surface d’une détente des jambes pour refaire provision d’air. De la felouque, on ne distinguait plus que la proue, avec son gros œil blanc, et le mât dressé au-dessus des flots. Anouna replongea, le glaive à la main. L’épave descendait lentement, dans un brouillard bleuté où la chair des hommes semblait plus pâle qu’à l’accoutumée. La jeune femme se dirigea vers le mât, là où était attaché Netoub. Le chef des pillards avait gonflé ses joues d’air mais il était visible qu’il commençait déjà à suffoquer… Anouna essaya d’attaquer avec le tranchant du glaive le filin qui le maintenait prisonnier. C’était difficile, car elle ne nageait pas très bien et avait du mal à retenir sa respiration. Elle entailla la peau de Netoub par accident, et un brouillard de sang pâle s’éleva dans l’eau, lui dissimulant le visage du jeune homme. Le bateau continuait à descendre, l’eau devenait plus froide, plus sombre. Brusquement, alors qu’elle tentait une fois de plus de trancher la corde, Anouna sentit la main de Netoub se refermer sur son poignet avec férocité… Elle y vit d’abord un geste de supplication ou de frayeur, puis elle comprit qu’il essayait de l’entraîner avec lui au fond des abîmes. Il voulait la tuer ! Il ne supportait pas l’idée qu’elle puisse lui survivre. Elle rua pour se dégager mais il tenait bon, ses doigts formant comme un cercle de fer impossible à rompre. Gagnée par la panique et l’asphyxie, Anouna lui porta un coup d’épée dans le gras du bras. La douleur le contraignit à lâcher sa proie. La jeune femme battit des jambes pour regagner la surface ; hélas, l’épave en s’enfonçant créait un mouvement de succion qui l’aspirait, et elle crut qu’elle n’arriverait jamais à sortir de ce puits d’attraction liquide.
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Quand elle émergea à l’air libre, elle était à bout de souffle et n’avait plus la force de nager. Elle se cramponna à un espar qui flottait devant elle et se laissa porter par les vagues en priant pour qu’un requin ne se mette pas en tête de lui arracher les jambes.
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26 Elle fut recueillie par un pêcheur d’éponges et ses deux fils qui regagnaient la terre. Ils s’étonnèrent qu’elle ait pu faire naufrage par une belle journée, alors que la mer était si clémente. Le plus jeune des plongeurs lui confirma que le vaisseau avait coulé à la verticale d’une fosse marine bien connue. Un abîme sans fond, qui avait la réputation de servir de tanière aux serpents de mer. Les Grecs prétendaient que s’ouvrait là l’une des entrées menant au Tartare, c’est-à-dire aux enfers. Ils s’appliquaient à la réconforter mais Anouna les entendait à peine. C’étaient des gens bienveillants, sans malice. Ils lui donnèrent du pain, des oignons et de la bière pour qu’elle reprenne des forces. Quand elle se mit à pleurer, ils crurent que c’était sur un tendre fiancé englouti par les flots, et Anouna n’eut pas le courage de les détromper. Ils n’auraient pas compris qu’on puisse verser des larmes sur un criminel, un pillard et un forban sans religion comme Netoub Ashra, le prince des voleurs. Le démon fait homme. Plus tard, quand elle fut de nouveau seule sur la grève, elle se tourna vers l’océan, et, fixant le soleil, récita doucement : — Je vous invoque, ô Dieux. Vous tous, Dieux du Ciel et de la Terre. À l’esprit de ces morts accordez le Vêtement de Pureté. Donnez-leur la vigueur et la puissance. Par le pouvoir magique du Vêtement de Pureté, détruisez le mal qui s’attache à leur âme. Afin que lors du dernier jugement, à la face de l’Éternité, ils soient reconnus purs et innocents. Ô Dieux, détruisez le mal qui est en eux. Cette prière achevée, elle tourna le dos à la mer et se perdit dans Kefer-Aris. Elle avait seize ans, dans le meilleur des cas, il lui restait une quinzaine d’années à vivre. Elle n’avait pas de temps à perdre. 304
Achevé d’imprimer en Europe (Allemagne) par Elsnerdruck à Berlin.
LIBRAIRIE GÉNÉRALE FRANÇAISE 43, quai de Grenelle – 75015 Paris Dépôt légal Édit. 23994-08/2002 ISBN 2-253-17119-0
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