LE MAHÆBHÆRATA TOME IV LA TREIZIÈME ANNÉE
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LE MAHÆBHÆRATA TOME IV LA TREIZIÈME ANNÉE
Page laissée blanche intentionnellement
Gilles Schaufelberger et Guy Vincent
LE MAHÆBHÆRATA TOME IV LA TREIZIÈME ANNÉE
Les Presses de l’Université de Laval
Les presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société d’aide au déve-loppement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIE) pour nos activités d’édition
Textes traduits du sanskrit par Gilles Schaufelberger et Guy Vincent Maquette de couverture: ISBN:
Les Presses de l’Université Laval 2008 Tous droits réservés. Imprimé au Canada. Distribution de livres Univers 845, Rue Marie-Victorin Saint-Nicolas (Québec) Canada G7A 3S8 Tél. (418) 831-7474 ou 1 800 859-7474 Téléc. (418) 831-4021 www.ulaval.ca/pul
À Madame Boulad-Ayoub Avec tous nos remerciements.
Le Tome I (La genèse du monde) présente trois textes où le mythe affleure encore. À l’Origine, les serpents ont été maudits et leur destruction annoncée (comme celle des hommes). Les pélerinages livrent le secret des lieux sacrés quand dieux et hommes étaient proches. Enfin a naissance du dieu Skanda dévoile l’infini de toute force divine. Le Tome II (Rois et guerriers) rassemble des épisodes conflictuels et significatifs du traitement épique des événements. Il regroupe des textes traitant de la guerre, montrant le dérouleme des combats avec les exploits et les infâmies qui l’accompagnentm mais aussi les aspects de la vie quotidienne dans les cours royales et les ermitages, et notamment le rôle primordial que joue la femme dans ces sociétés anciennes. Le Tome III (Les révélations) réunit des textes à visée eschatologiquee ou philosophiques propres à donner un sens à cette guerre et à la vie humaine. On y découvrira l’émergence de notions telles que la réincarnation, le karma, la théorie cyclique du temps, les avatars des dieux, dont l’influence sur les sociétés asiatiques sera capitale. Le tome IV (La treizième année) est constitué de la fin du livre III et du livre IV in extenso. Il s'agit du récit de la treizième année d'exil dans la forêt (livre III) et du séjour incognito des héros Pândava à la cour du roi Virâta (Livre IV). Période de renaissance, temps de reconquête du pouvoir. Le déguisement des héros préfigure une théâtralisation de l'épopée ; de nombreux éléments mythiques très anciens sont en filigrane.
PLAN DE L’OUVRAGE TOME I (pour mémoire): LA GENÈSE DU MONDE INTRODUCTION GÉNÉRALE LE SACRIFICE DES SERPENTS LE GUIDE DU PÉLERIN SKANDA TOME II (pour mémoire): ROIS GUERRIERS LA MORT DE JAYADRATHA L’ATTAQUE NOCTURNE LE LIVRE DES FEMMES SÆVITR¿ ET AUTRES RÉCITS HISTOIRE DE NALA ET DAMAYANT¿ TOME III (pour mémoire): LES RÉVÉLATIONS LA CHUTE DE YÆYATI LE FABULAIRE INDIEN FINS ET COMMENCEMENTS LE DEUXIÈME CHANT DU SEIGNEUR LES CHANTS DU CRÉPUSCULE
ET
Tome IV: LA TREIZIÈME ANNÉE INTRODUCTION
13
LA PERTE DES BÂTONS À FEU
67
L’enlèvement des bâtons à feu III - 295 Où l’eau est refusée III - 296 Les énigmes du génie III - 297 YudhiÒ†hira reçoit des dons III - 298 Le choix du séjour incognito III - 299
LE LIVRE DE VIRƙA
68 72 79 92 96
103
45 – Installation des Pæ≈∂ava (IV, 1 - 12) Le plan de YudhiÒ†hira IV - 1 Le déguisement de Bh∞ma et d’Arjuna IV - 2 Le déguisement des jumeaux et de Draupad∞ IV - 3 L’enseignement de Dhaumya IV - 4 Le dépôt des armes IV - 5 L’entrée de YudhiÒ†hira IV - 6 L’entrée de Bh∞ma IV - 7 L’entrée de Draupad∞ IV - 8 L’entrée de Sahadeva IV - 9 L’entrée d’Arjuna IV - 10 L’entrée de Nakula IV - 11 Le combat de J∞mºta IV - 12
104 104
46 - Meurtre de K∞caka (IV, 13-23) Draupad∞ repousse K∞caka IV - 13 La rencontre de Draupad∞ et K∞caka IV - 14 Les plaintes de Draupad∞ IV - 15 Bh∞ma consulté IV - 16
149 149 152 155 165
107 110 113 118 127 131 133 138 140 143 145
Lamentations de Draupad∞ IV - 17 Récit de Draupad∞ IV - 18 Plaintes de Draupad∞ IV - 19 Draupad∞ raconte ses malheurs IV - 20 Le meurtre de K∞caka IV - 21 Le meurtre des Upak∞caka IV - 22 Crémation de K∞caka IV - 23
168 172 176 180 184 191 195
47 - L’enlèvement du troupeau (IV, 24-62) Les Pæ≈∂ava sont introuvables IV - 24 Envoi d’espions IV - 25 Proposition de Dro≈a IV - 26 Discours de Bh∞Òma et Dro≈a IV - 27 Paroles de Kƒpa IV – 28 Proposition de Su‹arman IV – 29 Départ de Viræ†a IV – 30 Combat de Viræ†a et de Su‹arman IV - 31 Défaite de Su‹arman IV - 32 La reprise des vaches IV - 33 Le conseil de Sairandhr∞ (Draupad∞) IV - 34 Départ d’Uttara IV - 35 Fuite d’Uttara IV - 36 Éloge d’Arjuna IV - 37 Description des armes IV - 38 Révélations d’Arjuna IV - 39 Entretien entre Uttara et Arjuna IV - 40 Le prodige IV - 41 Discours de Duryodhana IV – 42 Discours de Kar≈a IV - 43 Discours de Kƒpa IV - 44 Discours d’A‹vatthæman IV - 45 Discours de Bh∞Òma IV - 46 Discours de Bh∞Òma IV - 47 La fuite des vaches IV - 48 Fuite de Kar≈a IV - 49
199 199 202 204 205 209 210 214 218 221 226 229 232 235 241 243 250 254 257 260 263 266 269 273 276 279 282
Description des chars des rois IV - 50 Apparition des chars des dieux IV - 51 Défaite de Kƒpa IV - 52 Fuite de Dro≈a IV - 53 Défaite d’A‹vatthæman IV - 54 Fuite de Kar≈a IV - 55 Défaite des fils de DhƒtaræÒ†ra IV - 56 Défaite des Kuru IV - 57 La débâcle IV - 58 Défaite de Bh∞Òma IV - 59 Fuite de Duryodhana IV - 60 Défaite des armées Kuru IV - 61 Envoi des messagers IV - 62
286 288 291 294 302 304 307 311 313 315 320 323 328
48 - Le mariage (IV, 63-67) L’arrivée d’Uttara IV - 63 L’arrivée d’Uttara (suite) IV - 64 Les Pæ≈∂ava retrouvés IV - 65 La main d’Uttaræ IV - 66 Le mariage d’Abhimanyu et d’Uttaræ IV - 67
329 329 337 341 344 347
ANNEXE
353
INTRODUCTION « La treizième revient... C'est encore la première » Les Chimères, G. de Nerval
Le Livre IV du Mahæbhærata ou Livre de Viræ†a tire son titre du nom du roi des Matsya: Viræ†a. Le contexte est simple à définir: les cinq Pæ≈∂ava (YudhiÒ†hira, Bh∞ma, Arjuna, Nakula et Sahadeva) et leur épouse commune (Draupad∞) ont été contraints à treize années d'exil après avoir tout perdu au jeu de dés devant leurs cent cousins, les Kaurava (l'aîné de cette abondante fratrie est le vil Duryodhana), et leurs alliés (Kar≈a, › akuni,...). Après douze ans passés en forêt, ils ont l'obligation de vivre incognito la treizième année. Ils choisissent le royaume de Viræ†a. La localisation de ce royaume est difficile: un royaume occidental, auquel les cinq héros Pæ≈∂ava et Draupad∞ accèdent en remontant la Yamunæ sur sa rive droite, puis en bifurquant à l'ouest et en traversant une grande forêt. Autant identifier ce royaume des Matsya à une contrée au centre de l'Inde bien que le mot Matsya désigne les poissons et pourrait être plus adéquat pour
LA TREIZI`ÈME ANNÉE un bord de mer. La capitale de ce royaume n'est jamais donnée de façon certaine: une ville Upaplavya1 pourrait prétendre à ce titre, elle est plutôt à proximité de la capitale et son nom signifie « celle qui peut être submergée ». Pourquoi ? Nous en reparlerons. Du roi Viræ†a, nous savons qu'il est une incarnation partielle des Marut (dieux associés aux vents, compagnons guerriers du roi des dieux Indra), qu'il a eu de sa première épouse, originaire du Kosala (à l'est du Gange), un fils › veta et de sa seconde épouse, du peuple des Kekaya (dans le Penjab), deux fils › ankha et Uttara et une fille Uttaræ. C'est donc un roi important lié à des royaumes éloignés. Sa seconde épouse porte le nom de Sude‹næ (« le beau don ») et sa fille celui d'Uttaræ, c'est-à-dire « la septentrionale, la future », d'une racine ut-T· signifiant « traverser », si bien que son nom, « celle qui assure la traversée », est prédestiné: mariée au fils d'Arjuna, un des cinq Pæ≈∂ava, elle mettra au monde l'unique rejeton d'une lignée détruite. Viræ†a intervient, à plusieurs reprises, comme allié des cinq Pæ≈∂ava et il meurt sous les coups de Dro≈a, leur maître d'armes, après maints duels glorieux. Comme les Marut sont les compagnons d'Indra, Viræ†a, incarnation des Marut, est une aide directe pour Arjuna, fils d'Indra. Le récit veut donc que les cinq Pæ≈∂ava aillent chez Viræ†a pour leur treizième année d'exil qu'ils doivent passer incognito. S'ils sont reconnus, ils devront recommencer douze ans d'exil ! YudhiÒ†hira, l'aîné, déclare: « Le puissant Viræ†a, le roi des Matsya, peut protéger les Pæ≈∂ava » (IV, 1, 13). Choix délibéré parmi bien d'autres rois. Il y a donc de sérieuses raisons à ce 1
Le royaume de Viræ†a couvre à peu près le territoire actuel d'Alwar, Une ville Vairât, située à160 kms au sud-ouest de New Dehli, tire son nom de Virâta.
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INTRODUCTION séjour à sa cour, dont il faut comprendre le caractère obligatoire: après avoir perdu tous leurs biens et risqué de perdre leur épouse Draupad∞ (incarnation de la déesse de la Fortune, › r∞), les Pæ≈∂ava sont exilés de leur royaume et laissent leur place à leurs cousins, les cent Kaurava. Duryodhana, l'aîné des Kaurava, a obtenu cet exil, a accepté sa durée et imposé ses conditions. Tous les lecteurs du Mahæbhærata, récit d'une guerre mondiale née de l'affrontement entre les Pæ≈∂ava et leurs cousins les Kaurava, savent que ces années ne seront pas inutiles pour les Pæ≈∂ava, elles leur donnent l'occasion d'apprendre, d'acquérir des armes divines, de se préparer au combat inéluctable qui les attend, de se confronter à l'épreuve et de s'affirmer. Période de « germination » qui s'achève par le royaume des Matsya. Ce passage obligé par ce royaume a-t-il un sens ? Il y aurait tant eu de royaumes possibles, tant de façons de se cacher car, même si le dieu Brahma leur a accordé le voeu que nul ne les reconnaîtra, aller chez Viræ†a qui les connaît bien, est, sinon un risque, du moins, lié à quelque avantage supérieur à obtenir pour parachever les douze ans d'exil. Seule l'observation des faits donne une réponse. La fin du livre III ou Livre de la Forêt est à associer au livre IV pour des raisons de sens et de construction. Notre traduction la tient pour essentielle aux épisodes du livre IV et la lie à ce livre. Il s'agit, en effet, des chapitres 295 à 299, intitulés « La perte des bâtons de feu ». En voici le résumé: 3.295. Dans la forêt Dvaita, un brâhmane vient dire à YudhiÒ†hira qu’une gazelle a emporté, pris dans ses cornes, ses bâtons à feu qu’il avait suspendus à un arbre. Les Pæ≈∂ava poursuivent la gazelle, mais soudain celle-ci disparaît. Fatigués, assoiffés, les Pæ≈∂ava s’asseyent sous un banian.
-15-
LA TREIZI`ÈME ANNÉE 3.296. Nakula part chercher de l’eau pour ses frères. « Ceci est un étang privé, réponds d’abord à mes questions si tu veux boire », dit une voix. Nakula n’y prête pas attention, boit et tombe sans vie. Il en va de même pour Sahadeva, Arjuna, Bh∞ma, l’un après l’autre. YudhiÒ†hira, à son tour, arrive au bord du lac. 3.297. Il voit ses frères, sans vie. La voix lui demande, à lui aussi, de répondre à ses questions s’il veut boire. YudhiÒ†hira accepte et un yakÒa (un Génie) lui apparaît et l’interroge. Après que YudhiÒ†hira a répondu brillamment à dix huit questions, le yakÒa lui offre de faire revivre un de ses frères: YudhiÒ†hira choisit Nakula, son demi-frère (fils de Mædr∞). Devant l’étonnement du yakÒa, il explique que c’est par bienveillance: il ne veut faire aucune différence entre Mædr∞ et Kunt∞ (sa propre mère). Satisfait de la réponse, le yakÒa lui accorde la vie de tous ses frères. Ces derniers reviennent à la vie et s'endorment. 3.298. En fait le yakÒa n’est autre que le dieu Dharma, venu éprouver son fils YudhiÒ†hira. C’est lui aussi qui, sous la forme d’une gazelle, avait emporté les bâtons à feu du brâhmane. YudhiÒ†hira obtient de lui un vœu: qu’ils ne soient pas reconnus durant la treizième année de leur exil. Dharma leur conseille de passer cette année chez Viræ†a, sous le déguisement qu’ils voudront: ils ne seront pas reconnus. YudhiÒ†hira obtient enfin de pouvoir toujours respecter le bien et le devoir, et aussi de savoir dominer la colère. 3.299. Les Pæ≈∂ava prennent congé des brâhmanes qui les ont accompagnés durant ces douze années d’exil. L'un d'eux, Dhaumya leur présente des exemples de déguisements qu’ont pris les dieux pour se cacher et vaincre leurs ennemis. Les Pæ≈∂ava poursuivent leur route avec leur épouse Draupad∞.
-16-
INTRODUCTION
Ce passage qui finit le livre III peut être placé, raisonnablement, au début du livre IV. Certes, on peut penser qu'il sert de liaison entre les deux livres mais nous aimerions plaider pour son inclusion dans le livre suivant, quitte au moins à poser le problème de la division en livres de l'épopée. Donnons quelques raisons: d'abord, tout le livre III est un assemblage d'histoires très variées, sans beaucoup d'unité, dans ce temps mort qu'est l'exil pour l'action tandis que la perte des bâtons de feu consacre moins la fin de la douzième année que le début de la treizième, en tant que reprise de l'action centrale; ensuite, les dons qu'accorde le dieu Dharma à son fils YudhiÒ†hira vont être utiles pour la vie incognito des héros et introduisent bien à leur future vie; de plus, la présence de cette eau narcotique, le sommeil mortel des héros, le jeu des énigmes font vraiment penser à un temps de passage, lié symboliquement, comme il se doit, à quelque idée de (re)naissance2 dont le caractère sacré se note aussi aux bâtons de feu dérobés, nécessaires pour allumer le feu du sacrifice quotidien obligatoire (sans le sacrifice, tout meurt); enfin, l'épopée est traditionnellement divisée en 18 livres ou en 100 livres mais ces divisions ont été faites après coup et sont un rien artificielles (la symbolique des nombres en trahit l'artifice) et le problème de la division originelle, qui n'est jamais posé, reste entier mais, si l'on admet que la 2
Il ne faut pas abuser de ce genre d'explication mais à la fin du séjour chez Viræ†a, Arjuna dit au roi: « nous avons été heureux dans ton palais, ô grand roi, et y avons séjourné incognito comme l'enfant dans le sein maternel » (IV, 66, 10). La treizième année est bien une année de renouveau, commençant par un coma et un réveil et s'achevant par une épiphanie.
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LA TREIZI`ÈME ANNÉE fin du livre III s'agence bien, quant au sens, avec le début du livre IV, cela serait un indice qu'une autre organisation des livres a pu exister3. Le séjour chez le roi Viræ†a comporte quatre parties: a) la première est une installation: les cinq héros Pæ≈∂ava adoptent un déguisement et un nom d'emprunt pour passer inaperçus, ils s'engagent dans leur nouveaux métiers; b) la deuxième correspond aux avances d'un commandant en chef K∞caka courtisant Draupad∞ leur épouse commune; l'un des frères, Bh∞ma, le tuera ainsi qu'un grand nombre de ses parents; c) la troisième s'ouvre avec les Kaurava, inquiets de ne pas savoir où se cachent leurs cousins, les Pæ≈∂ava, alors que la treizième année s'achève; une expédition est montée pour enlever les vaches du roi Viræ†a; c'est Arjuna qui, avec le fils de Viræ†a, se lance à la contreattaque de l'armée des Kaurava; il est victorieux; d) la quatrième est une scène de reconnaissance où les Pæ≈∂ava révèlent leur identité, où Viræ†a accorde sa fille au fils d'Arjuna; leur mariage est célébré. Donnons-en ce résumé détaillé: (45) A la cour de Viræ†a: 1-13 4.1. YudhiÒ†hira rend les bâtons à feu au brâhmane, puis discute avec ses frères: où iront-ils pour leur 3
Le même problème existe pour l'Iliade et l'Odyssée dont la division en 24 chants proviendrait de l'activité critique des érudits d'Alexandrie et de Pergame ou bien des copistes de l'âge classique voulant obtenir autant de livres qu'il y a de lettres dans l'alphabet grec. Ils firent en sorte d'obtenir pour chaque chant un nombre à peu près équilibré de vers. De même, le nombre 18 a une forte valeur en Inde. Comme 100, il dit une totalité.
-18-
INTRODUCTION treizième année d’exil et sous quels déguisements ? Les cinq Pæ≈∂ava et leur épouse se décident pour le royaume de Matsya où règne Viræ†a. YudhiÒ†hira sera un brâhmane du nom de Ka©ka et Maître Royal du Jeu de Dés. 4.2. Bh∞ma sera un chef cuisinier du nom de Ballava. Arjuna sera maître de danse sous le nom de Bƒhannadæ et se fera passer pour eunuque. 4.3. Nakula sera un chef palefrenier, sous le nom de Granthika, Sahadeva un chef d’étable sous le nom de Tantipæla. Draupad∞ sera une chambrière du nom de Saira‡dhr∞. 4.4. YudhiÒ†hira renvoie tous les serviteurs, avec l’ordre de dire qu'ils ne savent pas où sont les Pæ≈∂ava. Le brâhmane Dhaumya leur explique comment il faut se comporter à la cour d’un roi. 4.5. Les Pæ≈∂ava font route à travers la forêt vers le royaume de Matsya. Draupad∞, épuisée, est portée par Arjuna. Avant d’arriver à la capitale, ils cachent leurs armes dans les branches d’un arbre. Ils attachent à l’arbre le cadavre d’un vieil homme, pour dissuader les curieux. Ils se donnent des noms secrets: Jaya, Jayanta, Vijaya, Jayatsena, Jayadbala, et entrent dans la ville. YudhiÒ†hira demande par une prière l'aide de la déesse Durgæ. 4.6. Le roi Viræ†a s’émerveille devant la noble stature de YudhiÒ†hira, lui demande qui il est, et le prend comme maître de jeu. 4.7. Il engage Bh∞ma comme chef cuisinier, sans croire tout à fait qu’il ne soit que cela. 4.8. Sude‹næ, l'épouse de Viræ†a, ne veut pas croire que Draupad∞ soit une chambrière: elle l’engagerait bien, mais elle a peur que son époux ne tombe amoureux d’elle. Draupad∞ explique qu’elle est l’épouse de cinq gandharva qui la protègent et ne laissent personne l’approcher. Sude‹næ l’engage. 4.9. Viræ†a engage Sahadeva comme chef d’étable.
-19-
LA TREIZI`ÈME ANNÉE 4.10. Viræ†a engage Arjuna comme maître de danse et de chant pour sa fille Uttaræ. 4.11. Viræ†a engage Nakula comme chef palefrenier. 4.12. Les Pæ≈∂ava et Draupad∞ vivent ainsi déguisés à la cour de Viræ†a. Au cours d’une fête en l'honneur de Brahmâ, Viræ†a demande à Bh∞ma d’affronter un lutteur, J∞mºta, invaincu jusque là. Bh∞ma défait J∞mºta. Viræ†a est satisfait de ses nouvelles recrues. (46) Meurtre de K∞caka: 13-23 4.13. Après dix mois, K∞caka, le commandant en chef des armées de Viræ†a, tombe amoureux de Draupad∞. Il lui propose de la prendre pour femme. Draupad∞ refuse avec indignation. 4.14. K∞caka complote avec sa sœur, la reine Sude‹næ: elle enverra Draupad∞ chez lui chercher de la liqueur. Draupad∞ refuse cette mission, mais la reine insiste. Draupad∞ part à contre-cœur et se met sous la protection du Soleil qui lui envoie un “rækÒasa gardien”. 4.15 K∞caka presse Draupad∞. Celle-ci s’enfuit, poursuivie par K∞caka qui la saisit par les cheveux, la jette à terre et la frappe à coups de pieds en présence de YudhiÒ†hira et Bh∞ma qui n’interviennent pas de peur d’être reconnus. Le rækÒasa, envoyé par le Soleil, fait rouler à terre K∞caka. Draupad∞ se plaint au roi, en mettant en cause ses époux à mots voilés. YudhiÒ†hira lui fait comprendre à mots couverts qu’elle sera vengée. Draupad∞ retourne chez Sude‹næ. 4.16. Draupad∞ va trouver Bh∞ma de nuit et le réveille. 4.17. Elle se plaint de son sort et de la déchéance de YudhiÒ†hira. 4.18. Elle relate que la reine se moque d’elle en la croyant amante de Bh∞ma. Elle se désespère de voir Arjuna déguisé en femme. Elle a pitié de Sahadeva et de Nakula.
-20-
INTRODUCTION 4.19. Son propre sort n’est pas plus enviable. Elle éclate en sanglots. 4.20. Bh∞ma la console: il aurait tué K∞caka si YudhiÒ†hira ne l’en avait pas empêché. Mais elle ne doit pas le critiquer, elle doit supporter son sort. Draupad∞ demande à Bh∞ma de tuer K∞caka: s’il ne le fait pas, elle se tuera par le poison ! 4.21. Bh∞ma accepte: qu’elle donne rendez-vous à K∞caka cette nuit au pavillon de danse royal. Draupad∞ donne rendez-vous à K∞caka en lui recommandant la discrétion et rend compte à Bh∞ma. La nuit tombée, Bh∞ma attend K∞caka au lieu de rendez-vous Celui-ci arrive et commence à caresser Bh∞ma couché. Lutte entre Bh∞ma et K∞caka. Bh∞ma le réduit littéralement en bouillie. Draupad∞ se réjouit et annonce que ses époux gandharva ont tué K∞caka. 4.22 Les frères de K∞caka obtiennent de Viræ†a que Draupad∞ soit brûlée sur le bûcher de K∞caka. Ils prennent Draupad∞ et l’emmènent. Elle appelle ses époux, Jaya, Jayanta, Vijaya, Jayatsena et Jayadbala. Bh∞ma se précipite sur eux, en brandissant un arbre. A sa vue, le prenant pour un gandharva, les frères de K∞caka prennent peur, libèrent Draupad∞ et prennent la fuite. Bh∞ma en tue cent cinq. 4.23. On annonce à Viræ†a la mort des frères de K∞caka. Il prend peur et demande à son épouse de congédier Draupad∞: elle risque d’attirer la ruine sur la cité, ses époux gandharva sont trop dangereux. Draupad∞ rentre au palais. Elle félicite Bh∞ma et reproche à Arjuna d’être resté impassible. La reine la congédie: elle demande à rester treize jours de plus. (47) L’enlèvement du troupeau: 24-62 4.24. Le peuple de Matsya se réjouit de la mort de K∞caka et des siens. Les espions envoyés par Duryodhana pour retrouver les Pæ≈∂ava rentrent
-21-
LA TREIZI`ÈME ANNÉE bredouille. Ils rendent compte à Duryodhana de leurs recherches et lui annoncent que K∞caka a été tué par des gandharva. 4.25. Duryodhana les presse de retrouver les Pæ≈∂ava: la treizième année arrive à sa fin. Kar≈a conseille d’envoyer plus d'espions. Duß‹æsana pense qu'ils ont peut-être péri. 4.26. Dro≈a le détrompe: les Pæ≈∂ava sont trop sages pour périr. Qu’on les cherche mieux. 4.27. Bh∞Òma pense également que les Pæ≈∂ava ne peuvent avoir péri. Là où vit YudhiÒ†hira, la prospérité doit régner. On ne peut le trouver, il est protégé par sa droiture. 4.28. Kƒpa est de cet avis: que Duryodhana renforce ses alliances et se prépare au combat. 4.29. Su‹arman, le roi des Trigarta, propose que l’on aille attaquer Viræ†a, affaibli par la mort de K∞caka. Kar≈a l’approuve et Duryodhana donne l’ordre de marche: Su‹arman marchera avec son armée sur le royaume de Matsya, il suivra avec les siens à un jour de distance et que l’on prenne le maximum de bétail. Le vol du bétail commence. 4.30. Le chef des étables vient avertir Viræ†a que les Trigarta sont en train de voler des centaines de milliers de vaches. Les Matsya s’équipent et partent en campagne. Viræ†a ordonne que l’on arme également YudhiÒ†hira, Bh∞ma, Nakula et Sahadeva et qu’on les fasse combattre avec eux. L’armée de Viræ†a se met en route sur la trace du bétail. 4.31. Les Matsya rejoignent les Trigarta au coucher du soleil. Le combat commence aussitôt. Les Matsya pénètrent les rangs des Trigarta. Rencontre de Viræ†a avec Su‹arman. Il fait trop noir, le combat cesse. 4.32. La lune se lève et le combat reprend. Su‹arman et son frère capturent Viræ†a. Les Matsya prennent la fuite. YudhiÒ†hira envoie Bh∞ma délivrer Viræ†a.
-22-
INTRODUCTION Bh∞ma veut déraciner un arbre, mais YudhiÒ†hira le lui défend: on le reconnaîtrait à cet exploit. Bh∞ma délivre Viræ†a et capture Su‹arman. Les Trigarta fuient. Viræ†a offre son royaume à YudhiÒ†hira. Et se prépare à célébrer la victoire. 4.33 Pendant ce temps, Duryodhana dérobe soixante mille vaches dans le pays des Matsya. Le chef des vachers se précipite à la ville, annonce le désastre au fils de Viræ†a, Uttara: qu'il marche sur les Kaurava pour récupérer le bétail; son père lui a confié le royaume. 4.34. Uttara raconte comment il vaincra les Kaurava: il partirait bien, mais il lui faudrait un cocher pour conduire son char. Draupad∞ lui dit que le travesti Bƒhannadæ (Arjuna) a été autrefois cocher d’Arjuna. Uttara envoie sa sœur Uttaræ le chercher. 4.35. Arjuna accepte de conduire le char du prince et part avec lui sous les quolibets. Il promet aux femmes de leur rapporter des étoffes de couleur. 4.36. Ils aperçoivent l’armée des Kaurava. Uttara prend peur et ne veut pas combattre, mais Arjuna continue d’avancer et l’encourage. Uttara panique et s’enfuit. Arjuna le poursuit et les Kaurava croient le reconnaître. Arjuna rattrape Uttara, le ramène et le force à conduire le char tandis qu’il combattra. 4.37. Présages funestes. Dro≈a avertit les Kaurava: c’est Arjuna qui les attaque. 4.38. Arjuna ordonne à Uttara de grimper à l’arbre où ils ont caché leurs armes et de lui rapporter l’arc Gæ≈∂∞va. Uttara s’émerveille devant les armes qu’il découvre. 4.39. Uttara demande où sont les Pæ≈∂ava. Arjuna le lui révèle. Pour confirmer ses dires, il cite les dix noms d’Arjuna et explique leur sens. Uttara, rassuré, salue Arjuna.
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LA TREIZI`ÈME ANNÉE 4.40. Uttara n’a plus peur et demande ses ordres à Arjuna: il sait parfaitement conduire un char. Arjuna noue ses cheveux, prend ses armes et encorde son arc Gæ≈∂∞va. 4.41. Arjuna place son enseigne sur le char et sonne sa conque. Uttara prend peur: il n’a jamais entendu une telle sonnerie, ni vu une telle enseigne, ni entendu un tel claquement de la corde d’un arc. Arjuna le rassure. Dro≈a confirme que c’est bien Arjuna qu’on entend. 4.42. Duryodhana se demande pourquoi Arjuna se ferait reconnaître avant la fin de la treizième année: cela leur coûterait douze années d’exil supplémentaire. Est-ce bien lui, ou le roi des Matsya qui revient à l’attaque après avoir défait les Trigarta ? Il reproche à Dro≈a sa pusillanimité: qu’on l’ignore et qu’on se prépare au combat. 4.43. Kar≈a se propose d’affronter Arjuna: il le tuera au combat. 4.44. Kƒpa l'invite à réfléchir: Arjuna est trop fort pour lui. Qu’ils unifient leurs forces. 4.45. A‹vatthæman reproche sa vantardise à Kar≈a: quand a-t-il combattu Arjuna ? C’est par tricherie que la victoire sur les Pæ≈∂ava a été obtenue. Et ce ne sont pas des dés que lance l’arc Gæ≈∂∞va ! 4.46. Bh∞Òma les calme tous. Dro≈a leur propose de préparer un plan pour affronter Arjuna: qu’entretemps, Bh∞Òma fasse le décompte exact du temps écoulé. 4.47. Le délai de douze années plus une année est écoulé. Il faut donc se préparer à la bataille: Arjuna ne fera pas grâce. Bh∞Òma dispose ses forces: Duryodhana prendra un quart de l’armée et retournera à la ville, un autre quart de l’armée convoiera le bétail, le reste affrontera les Pæ≈∂ava ou les Matsya s’ils reviennent. 4.48. Arjuna arrive devant les Kaurava. Les ignorant, il cherche Duryodhana et, ne le voyant pas, fait
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INTRODUCTION faire demi-tour à son char. Dro≈a devine son plan et se prépare à l’attaquer par derrière. Arjuna fait faire demi-tour aux vaches. 4.49. Il continue à chercher Duryodhana. Les Kaurava l’attaquent par derrière. Arjuna fait demi-tour et perce leurs rangs pour attaquer Kar≈a. Il tue › atrumtapa et Sa‡græmajit, le frère de Kar≈a. Il rencontre Kar≈a et le fait fuir. 4.50. Uttara demande à Arjuna où il doit conduire son char. Arjuna lui demande de le mener successivement devant Kƒpa, Dro≈a, A‹vatthæman, Duryodhana, Kar≈a et Bh∞Òma. Uttara le mène devant Kƒpa. 4.51. Les dieux arrivent pour assister au combat et voir l’efficacité de leurs armes. 4.52. Combat entre Kƒpa et Arjuna. Arjuna blesse les chevaux de Kƒpa. Kƒpa perd l’équilibre, mais Arjuna ne tire pas pour préserver sa dignité. Arjuna coupe l’arc de Kƒpa, détruit sa cuirasse, détruit son épée, tue ses chevaux, son cocher, détruit son char et finalement le blesse d’une flèche à la poitrine. Les Kaurava l’emmènent. 4.53. Arjuna demande à Uttara de le mener devant Dro≈a. Arjuna salue Dro≈a et lui dit qu’il ne le combattra pas si Dro≈a ne l’attaque pas, mais Dro≈a commence le combat. Impressionnant combat entre Dro≈a et Arjuna. A‹vatthæman vient au secours de Dro≈a. 4.54. Combat entre A‹vatthæman et Arjuna. A‹vatthæman tombe en panne de flèches. Kar≈a vient à la rescousse. 4.55. Arjuna défie Kar≈a. Arjuna défait Kar≈a qui abandonne le combat. 4.56. Arjuna demande à Uttara de le mener devant Bh∞Òma et le rassure en rappelant ses exploits. Duß‹æsana, Vikar≈a, Dußsaha et Vivi‡‹ati
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LA TREIZI`ÈME ANNÉE essayent d’arrêter Arjuna, mais sont blessés et fuient. 4.57. Contre attaque générale. Arjuna défait l’armée entière. 4.58. Duryodhana, Kar≈a, Duß‹æsana, Vivi‡‹ati, Dro≈a et son fils et Kƒpa reviennent à l’attaque. Arjuna les met en fuite avec l’arme d’Indra. 4.59. Bh∞Òma marche contre Arjuna. Combat entre Bh∞Òma et Arjuna. Ils emploient les armes divines. Le combat est équilibré, les dieux applaudissent. Arjuna blesse Bh∞Òma qui quitte le combat. 4.60. Combat entre Duryodhana et Arjuna. Malgré l’appui de Vikar≈a, Duryodhana est défait et fuit. Arjuna raille Duryodhana. 4.61. Duryodhana, furieux, revient au combat avec Kar≈a, Bh∞Òma, Dro≈a, Kƒpa, Vivi‡‹ati et Duß‹æsana. Arjuna, encerclé, sonne sa conque et ses ennemis perdent connaissance. Uttara, à la demande d’Arjuna, ramasse les robes de couleur des guerriers évanouis. Arjuna sort de l’armée ennemie après un dernier affrontement avec Bh∞Òma. Bh∞Òma conseille à Duryodhana de cesser le combat et de laisser les vaches à Arjuna. Les Kaurava se retirent. Arjuna les salue, coupe d’une flèche le diadème de Duryodhana. Puis il se dirige vers la ville avec les vaches. 4.62. Arjuna renvoie indemnes les restes de l’armée de Duryodhana et fait envoyer des messagers à la ville pour annoncer la victoire. (48) Le mariage: 63-67 4.63. Viræ†a de son côté, ayant défait les Trigarta et récupéré ses vaches, rentre à la ville avec les quatre Pæ≈∂ava. On lui annonce qu’Uttara est parti avec Bƒhannadæ (Arjuna) contre les Kaurava. Il envoie son armée à la rescousse de son fils, mais les messagers d’Uttara viennent annoncer sa victoire. YudhiÒ†hira dit à Viræ†a que la victoire
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INTRODUCTION d’Uttara était certaine avec Bƒhannadæ comme cocher. Viræ†a envoie une ambassade accueillir son fils. Viræ†a joue aux dés avec YudhiÒ†hira; malgré ses mises en garde, YudhiÒ†hira insiste sur le fait que la victoire d’Uttara est due à Bƒhannadæ (Arjuna). En colère à l'idée qu'un eunuque puisse être comparé à son fils, Viræ†a lui lance les dés à la figure. YudhiÒ†hira saigne du nez, mais Draupad∞ empêche son sang de tomber à terre en le recueillant dans un vase. Uttara arrive, est reçu par le roi. YudhiÒ†hira demande que l’on retienne Bƒhannadæ jusqu’à ce que son sang cesse de couler: celui-ci en effet a fait vœu de tuer quiconque blesserait YudhiÒ†hira. 4.64. Uttara voit YudhiÒ†hira saigner du nez et demande qui a fait cela. Viræ†a lui explique que YudhiÒ†hira attribuait le mérite de la victoire à Bƒhannadæ (Arjuna). Il a bien fait, répond Uttara. Viræ†a s’excuse auprès de YudhiÒ†hira. Bƒhannadæ (Arjuna) entre. Viræ†a demande à son fils comment il a pu vaincre les Kaurava. Uttara répond qu’il n’a pas vaincu lui-même: tout a été fait par un fils de dieu. Il raconte la bataille. Viræ†a veut voir ce fils de dieu: mais il a disparu. Arjuna donne discrètement à Uttaræ les robes de couleur récupérées sur les guerriers. 4.65. Trois jours après, les Pæ≈∂ava reprennent leurs ornements et s’asseyent sur des trônes dans le Palais de l'Assemblée de Viræ†a. Devant l’étonnement de Viræ†a, Arjuna révèle l’identité de YudhiÒ†hira. 4.66. Puis celle des autres Pæ≈∂ava et de Draupad∞. Uttara révèle que c’est Arjuna qui a vaincu les Kaurava. Viræ†a donne sa fille Uttaræ à Arjuna, mais celui-ci ne l’accepte que comme belle-fille. 4.67. En effet il a vécu une année avec elle, comme son maître, et, bien que sa conduite ait été irréprochable, une suspicion pourrait naître s’il
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LA TREIZI`ÈME ANNÉE l’épousait. Il vaut donc mieux qu’elle épouse son fils Abhimanyu. Les Pæ≈∂ava s’installent à Upaplavya, capitale des Matsya. Ils envoient chercher Abhimanyu, KƒÒ≈a, d’autres rois, les fils de Draupad∞, › ikhandin et DhriÒ†adyumna. Le mariage est célébré en grande pompe.
Il se trouve que les épisodes racontés s'enracinent dans de très vieux récits alors que la forme employée est le produit de ré-écritures nombreuses proches du style de la poésie de cour (travaillée et raffinée, très recherchée). C'est une des caractéristiques de ce livre que cette tension entre un héritage archaïque et une mise en forme esthétisante. Nous en prendrons pour première preuve l'abondance de variantes selon les manuscrits, variantes importantes de plusieurs dizaines de vers, ajouts et continuations aux endroits clefs permettant un développement, montrant que le récit a plu et a donné envie à plus d'un de s'en emparer pour l'augmenter de sa prosodie plus ou moins heureuse, mais toujours aussi travaillée. Aucun livre du Mahæbhærata n'en comporte autant. L'édition de Poona que nous suivons fidèlement4 les considère comme des interpolations ou tout au moins constate que chaque manuscrit a sa version et ses augmentations, si bien qu'il est facile de les enlever pour retrouver le texte premier, celui commun à tous les manuscrits avant ajouts divers. Tout ce livre, d'ailleurs, est passionnant pour qui veut étudier comment on insère des vers au sein d'un texte déjà constitué: il y a des endroits-clefs qui s'y prêtent et comme les manuscrits indiens sont nombreux, on est 4
A quelques rares endroits nous avons trouvé bon de prendre, pour des raisons de sens, un vers ou deux d'une variante rejetée dans l'apparat critique. Une astérisque le signale alors.
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INTRODUCTION frappé de voir que certains endroits sont systématiquement choisis à cet effet. Choix performants pour d'amples développements et qui montrent bien comment une épopée s'écrit au cours des siècles, et s'accroît sans mal. On ne saurait, en effet, trouver tous ces ajouts inutiles ou maladroits; certains sont réussis et ne sont pas inférieurs en expressivité aux vers du texte, ni même inférieurs en degré de complexité désignant cette poésie de cour. Précisons les deux termes de cette tension originale pour étayer notre affirmation. Des récits hérités Cette treizième année est constituée de différents épisodes ou anecdotes qu'un regard mythologique reconnaît comme visiblement très anciens. Les matériaux dont est constituée l'épopée renvoient à de vieux récits mythiques qu'il n'est pas toujours facile de repérer, sauf par l'emploi du comparatisme. Donnons ici quelques uns de ces efforts érudits pour ressusciter la teneur mythique avant que le projet de l'épopée d'inscrire la geste des dieux au sein des affaires humaines n'efface ces saveurs anciennes. Il est évident que cette inscription a parfois tant déformé le sens que plus rien de net ne demeure. A d'autres endroits les traces sont encore très visibles. Marie Delcourt5, qui a tant étudié les rituels grecs et appris le sanscrit, dans un ouvrage resté célèbre6,
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Marie Delcourt (1891-1979) fut la première femme belge à avoir le droit de professer dans l'enseignement supérieur. Ses travaux ont surtout porté sur les religions grecques, sur l'humanisme et sur Euripide. Philologue helléniste, sanscritiste aussi, elle a le don de la clarté et de la profondeur associées.
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LA TREIZI`ÈME ANNÉE invitait, dès 1942, à un rapprochement entre le yakÒa et la Sphinx. Il s'agit de l'épisode (III, 295, sq.) où le héros affronte par des énigmes un génie vivant au bord d'un étang. Les éléments qu'elle donne pour une comparaison sont disponibles et il est regrettable qu'ils n'aient point été vus. Nous les ferons nôtres. Ces deux êtres monstrueux, yakÒa et Sphinx, posent des énigmes et vouent à la mort celui qui ne sait pas répondre. YudhiÒ†hira et Oedipe sont tous deux dans la même situation de pouvoir répondre et de l'emporter. Elle ajoute: « le folklore de tous les peuples connaît cette sorte de pari que devient une question posée lorsqu'elle a un enjeu grave (souvent la mort) qui contraste curieusement avec la puérilité de la chose » (p. 108). Ce trait se retrouve dans les deux histoires: les questions posées à YudhiÒ†hira sont naïves en soi, celle posée à Oedipe n'est pas non plus abstruse. Un autre fait apparaît: sans doute, dans le récit grec, la version primitive était la suivante: « Jocaste donnera sa main et son royaume à celui qui devinera l'énigme... Ni Laïos ni la Sphinx n'y jouent aucun rôle, ni le parricide, ni l'inceste ». Dans le récit indien, le yakÒa avoue son déguisement et se nomme: il est le dieu Dharma, le père du héros. L'épreuve subie n'a d'autre effet que de faciliter la vie à la cour royale de Viræ†a et sa future reconquête du pouvoir royal perdu. Ni parricide, ni inceste, non plus, et un monstre sans réalité (une illusion momentanée). Il faut, pour M. Delcourt, « se débarrasser de toutes les idées reçues en psychanalyse classique au sujet du « complexe d'Oedipe ». car « l'union avec la mère est une hiérogamie qui équivaut à une prise de possession du sol » (p. 109). 6
Légendes et cultes des héros en Grèce, PUF, 1942, Paris, coll. Mythes et Religions, chapitre VI « Oedipe » p. 98-117.
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INTRODUCTION Le yakÒa ne cesse de se déclarer propriétaire exclusif de l'étang: « cet étang m'appartient depuis longtemps » (III, 296, 12; formule répétée pour chacun des Pæ≈∂ava). Il n'est qu'une voix, une pure émanation ou esprit du lieu, et quand il se présente à YudhiÒ†hira, il se donne pour « Baka, se nourrissant de poissons et de lentilles d'eau » (III, 297, 11). Or Baka est le nom du héron; il précise alors qu'il n'est pas un oiseau aquatique mais un yakÒa. Son nom n'en révèle pas moins son étroite liaison avec le lieu mais plus significatif est le fait suivant: lorsque YudhiÒ†hira aura à se choisir un pseudonyme, il prendra celui de « Ka©ka », autre nom pour le héron. On voit bien que là où il y a union sacrée de la mère et du fils en Grèce, il y a même union du père et du fils en Inde. Le yakÒa n'est que le père de YudhiÒ†hira, et le père et le fils choisissent tous deux le même animal pour se déguiser: le héron (nommé Baka ou Ka©ka ). Dharma préside à l'ordre du cosmos comme tout roi, il est le garant du devoir, des règles, de l'honneur. Oedipe aussi aura à être roi et son éviction du trône ne vient que d'une épidémie de peste dont il ne sait maîtriser la propagation. YudhiÒ†hira sera un excellent roi mais il ne saura arrêter la guerre atroce entre les deux branches de la famille. Pour M. Delcourt, Jocaste est la déesse Terre et rêver de l'épouser est un signe de succès, une opération de magie (oser la redoutable hiérogamie), la marque des conquérants (s'emparant de la terre). On n'a pas manqué de relever dans les dix huit énigmes posées à YudhiÒ†hira cette question, la huitième: « Qu'est-ce qui est plus lourd que la terre, qu'est-ce qui est plus haut que le ciel ? »; à quoi il est répondu: « La mère est plus lourde que la terre, le père est plus haut que le ciel » (III, 297, 40 et 41). À cela ajoutons la treizième: « Quelle est
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LA TREIZI`ÈME ANNÉE l'essence de l'homme ? » et sa réponse: « Le fils est l'essence de l'homme ». Les deux récits, grec et indien, sont comme les deux faces d'une même pièce de monnaie: d'un côté la terre-mère, de l'autre le ciel-père. Le succès d'une entreprise dépend des deux aspects que renforce la différence sexuelle entre le yakÒa (Dharma) et la Sphinx (Jocaste). Le texte sanscrit insiste sur l'étroite liaison entre YudhiÒ†hira et son père, signe tout aussi faste que l'union d'Oedipe avec Jocaste, signe de victoires futures pour deux héros malmenés jusque là par le destin. Concluons avec ces mots de M. Delcourt et appliquons les à notre texte: « le complexe d'Oedipe est constitué par tout un ensemble de thèmes, tous relatifs à la prise violente du pouvoir, c'est le plus complet et le plus riche de tous les mythes politiques » (p. 117). La situation de YudhiÒ†hira est celle d'un exilé, privé de royaume, obligé de se camoufler, et qui risque de devoir recommencer douze ans d'exil. Certes, il ne pourra pas reconquérir son royaume sans violence mais il sera un jour cakravartin: « empereur de l'orbis terrarum ». Le thème qui domine est bien « la prise violente du pouvoir », ici la reprise. De cette première comparaison, il ressort que ce passage narrant l'épreuve des cinq héros auprès d'un étang, n'est pas une anecdote accessoire, mais que l'auteur du Mahæbhærata reproduit un schéma archaïque d'acquisition du pouvoir. Il y a donc moins ajout que trace d'un très ancien rite d'introduction au pouvoir. Dans cette optique, le livre IV (ici la fin du livre III) auquel tout le monde reproche son inutilité – il ne fait pas avancer l'intrigue centrale – mérite d'être reconsidéré.
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INTRODUCTION Un deuxième matériau est le choix des pseudonymes par les cinq Pæ≈∂ava et de leurs métiers. Déjà, en 1918, Jarl Charpentier7 s'était intéressé au choix de leurs noms. Trois d'entre eux font sens. Les jumeaux Nakula et Sahadeva choisissent de se faire appeler Granthika et Tantipæla et respectivement d'exercer les métiers de chef d'écurie et de gardien de vaches: le premier n'est pas clair, le second Tantipâla évoque celui qui mène un troupeau de vaches à l'aide d'une longe (tanti). Bh∞ma, quant à lui, prend le nom de Ballava qui signifie « vacher, gardien de vaches »; cela va assez mal avec son métier de cuisinier. Arjuna qui sera eunuque et maître de danse au harem se décide pour Bƒhannalæ qui peut signifier « homme puissant » (bƒhant nara – où nara est mis pour nala) ou selon une métaphore érotique « celui au roseau puissant » (le roseau étant le membre viril), ce qui ne manque pas d'ironie pour un eunuque (prétendu). YudhiÒ†hira se veut un brahmane expert au jeu et prend le nom de Ka©ka (« le héron ») dont nous venons de parler mais J. Charpentier mène une enquête sur l'image de cet oiseau dans la littérature sanscrite et y découvre que « le héron est le trompeur personnifié; il se tient immobile, la tête baissée et la patte levée, comme un pénitent; c'est pourquoi les poisson stupides le prennent pour un grand saint, et sont dévorés à cause de leur crédulité. Parmi les oiseaux, le héron est le faux saint, le coquin perfide, le loup déguisé en agneau. » Même les Lois de Manou8 l'écrivent: « le brahmane au 7
Le Nom des Pânduides à la cour de Virâta, trad. G. Schaufelberger, www.utqueant.org (« Die namen der Pânduiden am Hofe des Virâta », Zeitschrift der deutschen morgenländischen Gesellschaft, n° 72, 1918) 8 Ensemble de règles et de prescriptions, ce recueil fut composé entre le IIème s. avant J-C et le IIème s. ap. J-C.
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LA TREIZI`ÈME ANNÉE regard toujours baissé, d'un naturel pervers, pensant uniquement à son avantage, perfide, est dit avoir les manières d'un héron » (4, 196). Portrait peu flatteur pour YudhiÒ†hira qui est l'honnêteté même. Comme pour Arjuna, l'ironie domine, l'antiphrase. Il n'empêche que le sens de ces pseudonymes rappelle la croyance magique que le nom protège et qu'il convient, pour détourner le mauvais sort, de dire le contraire: comme on s'interdit en Grèce classique de nommer la main gauche (donc funeste) autrement que par « la bien-nommée ». Des noms de fantaisie auraient suffi mais dans le cas d'une épreuve préparant à un combat (car le séjour chez Viræ†a est tel), des noms disqualifiants concentrent la négativité sur eux et laissent les héros exempts de ces menaces. Cette double nomination trouve en un autre endroit à s'exprimer: les cinq Pæ≈∂ava s'accordent des noms secrets: Jaya, Jayanta, Vijaya, Jatatsena, Jayadbala (IV, 5, 30). Cette fois-ci, les noms disent la victoire espérée (jaya) mais on peut les voir comme devant favoriser tout aussi magiquement l'entreprise des héros. Enfin, en un autre endroit (IV, 39), Arjuna énumère les dix noms secrets qui sont les siens et en explique le sens au jeune prince Uttara. Autant de noms protecteurs, typiques de croyances magiques archaïques. Plus récemment9, G. Dumézil a repéré dans le choix des métiers une trace claire de tri-fonctionnalité. N'ayant plus à faire avancer l'intrigue en ce livre IV, « les poètes se sont donné, dans leur lourde tâche, une sorte de récréation qui leur a permis d'abord de décrire, Mænavadharma‹æstra, trad. Loiseleur-Deslongchamps, éd. de Crapelet, Paris, 1833; réed. Garnier, Paris, 1908. 9 G. Dumézil, Mythe et épopée, L'idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens, Paris, Gallimard, Tome I, 1968, p. 89-102.
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INTRODUCTION d'explorer plus complètement leurs personnages, hors des contraintes de l'intrigue principale; qui leur a permis aussi – c'est le propre de toute récréation – de s'amuser en nous amusant » (p. 89). Le registre de ce livre est celui du rire, dit la tradition critique indienne. G. Dumézil remarque alors que les jumeaux, représentants de la troisième fonction consacrée à l'agriculture, la richesse et la fécondité, choisissent des métiers en relation directe avec la fonction qu'ils représentent: l'un s'occupe des chevaux, l'autre des vaches. L'aîné, Yudishthira, fils de Dharma, choisit de se faire passer pour un brâhmane expert dans le jeu de dés: ce guerrier, toujours soucieux du Bien et du Droit, adhère à la première fonction consacrée au droit et à la religion. Le fait qu'il se dise expert en dés ne manque pas d'humour, vu que sa passion pour le jeu lui a fait perdre son royaume et l'a contraint à ces années d'exil. Mais il a été initié au jeu de dés par l’ermite Bƒhada‹va10 (III, 78, 17). Il sait contrôler ses émotions: quand Draupad∞ recevra un coup de pied de son grossier prétendant, K∞caka, alors que Bh∞ma est prêt à bondir, au risque de révéler leur identité, il impose la retenue à l'une et à l'autre. Qualités de sang-froid, de raison supérieure, typique de sa fonction intellectuelle. Bh∞ma, le guerrier à la massue, à la force brutale et gigantesque, choisit la cuisine et la lutte: il mettra en pièces K∞caka, le réduira à l'état de boule, déracinera un arbre et en fera une massue pour abattre les frères de K∞caka. On reconnaît là un des deux aspects de la fonction guerrière, celle de la fureur 10
Cet ermite raconte aux Pæ≈∂ava l’histoire de Nala, un roi qui, comme eux a tout perdu aux dés (Cf. « Histoire de Nala et Damayant∞ », in G. Schaufelberger et G. Vincent, Le Mahæbhærata, Tome I, « La Genèse du Monde », Presses de l’Université Laval, Québec 2004, pp 807-916.
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LA TREIZI`ÈME ANNÉE non maîtrisable. Enfin, Arjuna, autre représentant de la deuxième fonction guerrière, en choisissant de devenir maître de danse, de musique, et eunuque de harem, fait sourire mais outre qu'Indra, son père, le roi des dieux, toujours en guerre, est aussi maître de danse, on voit Arjuna, à la fin du livre IV, aider le jeune prince à défaire l'armée des envahisseurs, par une suite d'exploits où toute sa force intelligente se manifeste. G. Dumézil faisait remarquer aussi que le choix des armes était révélateur de la même tri-fonctionnalité: l'épée pour les jumeaux, la massue pour Bh∞ma, l'arc pour Arjuna, et YudhiÒ†hira sans armes11. Il y a, enfin, dans l'épopée iranienne du Shahnameh, un épisode consacré au roi Gustâsp12 qui, ne voulant pas régner en même temps que son père Lustâsp, s'enfuit à Byzance et pour gagner sa vie incognito, cherche à se faire employer comme scribe (première fonction), puis comme forgeron (deuxième fonction), enfin comme gardien de chevaux ou comme gardien de chameaux (troisième fonction). Comme dans le Mahæbhærata où les cinq Pæ≈∂ava suscitent le doute quant à leur réelle
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En IV, 5, les Pæ≈∂ava cachent leurs armes dans un arbre: ce sont des arcs et des épées. Mais en IV, 38, on a une description précise des armes: arcs et épées sont indifféremment attribués aux cinq héros. La donnée trifonctionnelle s'est donc perdue. 12 G. Dumézil, Le Roman des jumeaux, Paris, Gallimard, 1994, p. 142-165. Lustâsp et son fils Gustâsp sont en fait de la troisième fonction, assimilables aux dieux Ashvins dont Nakula et Sahadeva sont les fils. A‹vins a pour racine le cheval (a‹vin) comme la terminaison « âsp »désigne le cheval. Mais dans l'épopée, la troisième fonction est attirée par la deuxième guerrière si bien que les jumeaux sont de redoutables guerriers aussi.
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INTRODUCTION identité, les employeurs de Gustâsp se méfieront de ce héros dont la taille et la force les étonnent. Ces deux analyses ont au moins cet avantage de nous dire que le matériau narratif est ancien, date de l'idéologie indo-européenne (au moins d'avant la séparation des peuples indo-iraniens, soit environ 1500 avant J-C) et comme précédemment nous impose de considérer le livre IV comme un livre peut-être accessoire mais constitué de très vieilles structures. Un autre passage, liminaire, a bénéficié de l'analyse comparative d'un chercheur anglais de l'Université d'Oxford, N.J. Allen13: c'est le moment où les cinq héros pénètrent dans le royaume de Viræ†a et par précaution cachent leurs armes dans un arbre. Il convient de le rapprocher de cette partie de l'Odyssée où Ulysse revient incognito, après dix ans passés en mer, sur son île d'Ithaque. Les douze année d'exil en forêt des Pæ≈∂ava sont assimilables aux dix ans d'Ulysse passé en mer: forêt et mer sont deux lieux d'exclusion. Dans un précédent article14, l'auteur avait montré que le voyage d'Arjuna de cinq ans vers l'Himalâya pour rejoindre le royaume céleste d'Indra, roi des dieux, au cours duquel il lutte contre le dieu Shiva qui le réduit à l'état de « boule », avait un net répondant dans l'Odyssée: Ulysse essuie une violente tempête soulevée par Poséidon 13
N. J. Allen, « Athéna et Durgâ, Les déesses guerrières dans les épopées grecque et sanscrite », S. Deacy and A. Villing (eds), Athena in the Classical World, Brill, Leiden, 2001, p. 367382. Trad. française G. Schaufelberger, http://www.utqeant.org. 14 N. L. Allen, « The IndoEuropean prehistory of yoga », International journal of Hindu studies 2, 1988, p. 1-20. trad. française G. Schaufelberger, http://www.utqueant.org.
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LA TREIZI`ÈME ANNÉE (valant pour Shiva), arrive sur le rivage des Phéaciens, épuisé, réduit à l'état de « masse informe », puis rejoint la ville des Phéaciens, dont le royaume a tout d'un lieu imaginaire et utopique, enfin est transporté le temps d'un sommeil jusqu'en Ithaque (comme Arjuna est ramené sur terre par le char divin du dieu Indra). Bien des similitudes. Le retour d'Ulysse narré au livre XV fait l'objet d'un rapprochement en onze points avec l'arrivée des Pæ≈∂ava au royaume de Viræ†a: Ulysse est laissé endormi sur la plage d'Ithaque par les Phéaciens qui déposent ses trésors au pied d'un olivier qui pousse à l'écart du chemin et se trouve à proximité d'une grotte consacrée aux Naïades; Ulysse s'éveille, rencontre un berger qui n'est autre que la déesse Athéna, lui ment sur son identité, ce qui fait sourire la déesse qui se révèle à lui et l'assure de son soutien (personne ne le reconnaîtra), l'envoie déguisé en mendiant chez le porcher Eumée (on note une série de mensonges au nombre de cinq: face à Athéna, à Eumée, au prétendant Antinous, à son épouse Pénélope, à son père Laerte); enfin Ulysse, toujours dépossédé de son royaume, affronte les 108 prétendants qui courtisent son épouse et les massacre (ou mnestérophonie). Cette chronologie des événements s'apparente fortement avec celle que vivent les cinq Pæ≈∂ava à la cour de Viræ†a. Ils traversent la forêt, et Draupad∞ épuisée, est portée, puis déposée à l'entrée de la ville (Ulysse est de même transporté). Ils cachent leurs armes dans un arbre qui pousse à l'écart, y attache un cadavre pour faire fuir les curieux en prétendant que c'est celui de leur mère (les trésors d'Ulysse sont de même cachés près d'un arbre; les Naïades valent pour le
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INTRODUCTION cadavre). YudhiÒ†hira invoque la déesse Durgæ15, déesse guerrière, qui lui accorde son soutien, lui annonce qu'il pourra reconquérir son royaume et que nul ne les reconnaîtra à la cour de Viræ†a ( Durgæ a pour équivalent Athéna, elle confirme l'efficacité de leur déguisement, et là où les cinq Pæ≈∂ava ont cinq déguisements, on a les cinq mensonges d'Ulysse). Enfin, Draupad∞, courtisée par le commandant en chef K∞caka, fait appel à un de ses époux, Bh∞ma, qui massacre K∞caka et ses 105 frères (Pénélope subit la pression des prétendants, dont Antinous, le plus prestigieux d'entre eux; ils sont 108; Ulysse les massacre tous). Les similitudes, dont la succession des événements, sont trop nombreuses pour être dues au hasard. Nous sommes devant une protohistoire, datant d'avant la séparation des indo-européens orientaux (vers 2000 avant J-C), celle qui a mené certains d'entre eux vers la Grèce tandis que les autres poursuivaient leur route vers l'Arménie, les plateaux iraniens, et l'Indus. Le livre IV de Viræ†a conserve donc une des ces histoires communes. Faut-il toujours le considérer comme inutile, un ajout postérieur, un divertissement accessoire à l'intrigue centrale ? Profitons de ce moment comparatif étonnant pour revenir sur le nom de la ville d'Upaplavya, où arrivent les Pæ≈∂ava. Son nom: « celle qui doit être submergée », avons nous dit. Le royaume des Matsya (les poissons) se situe à l'ouest de la Yamunæ16. C'était peut15
Ce passage a été repoussé par l'édition critique de Poona (Mahæbhærata Critical Edition, Bandharkar Oriental Resarch Institute, Poona 1933-1966) en annexe. L'analyse de N. J. Allen lui redonne toute sa place au sein du récit. 16 Le texte va même jusqu'à dire que l'endroit est « montagneux » (IV, 5, 2); or les berges et les environs de la Yamunâ ne le sont pas. Indice que l'on applique à un lieu réel
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LA TREIZI`ÈME ANNÉE être un royaume encore plus occidental, près de l'océan. De toute façon il est entouré de forêt, l'équivalent de la mer en Grèce. Que sait-on de la localisation d'Ithaque, du royaume des Phéaciens (Schérie) ? D'Ithaque, Homère nous dit que c'est l'île la plus à l'ouest, « la dernière dans la mer vers le couchant » (Odyssée, IX, vers 25-26); de Schérie, on apprend qu'une malédiction pèse sur elle, qu'un jour elle sera engloutie par Poséidon qui annonce « je recouvrirai leur cité d'une montagne » (Od. XIII, vers 152). Le séjour d'Ulysse chez les Phéaciens est une période de bonheur. Ces éléments se retrouvent dans le livre IV: un royaume occidental, lié par son nom à la mer, où les Pæ≈∂ava vivront heureux, avec une ville dont le nom signifie un engloutissement futur (comme la menace de Poséidon le veut pour Schérie). Une différence demeure: le royaume de Viræ†a tient d'Ithaque et de Schérie à la fois car on y tue les K∞cakas comme Ulysse massacre les prétendants à Ithaque, mais c'est une terre pour un temps d'attente préparant la reconquête du pouvoir comme Ulysse chez les Phéaciens y attend de rentrer chez lui. Autres éléments communs d'une proto-histoire très ancienne. Deux autres épisodes retiendront notre attention pour leur caractère mythique indiscutable mais énigmatique. Nous les relèverons sans pouvoir formuler une explication certaine. D'autres trouveront sans doute la clef. Le premier épisode est une demande émanant de la jeune princesse Uttaræ auprès de Bƒihannalæ (Arjuna) qui part au combat avec son frère Uttara contre les des qualificatifs venus d'un autre récit. L'emplacement du royaume des Matsya au centre de l'Inde est donc bien incertain.
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INTRODUCTION Kaurava. Au cours de cet épisode, le frère échangera sa position sur le char avec Arjuna: de guerrier, il se fera cocher, laissant à Arjuna le soin de défaire les ennemis. Or la jeune princesse demande « des habits pour ses poupées » (« væsa‡si...pæñcælikæ-arthe » – IV, 35-22 – il existe une variante « pour nos petits d'animaux » bælakaarthe). Arjuna s'exécutera de bonne grâce: ses ennemis s'évanouissent au bruit de sa conque, et profitant de leur inconscience, Arjuna invite Uttara à leur ôter leurs vêtements: traduisons la strophe de quatre vers au plus près « Ote, ô guerrier valeureux, Les vêtements très blancs (su‹ukle) du maître d'armes (Dro≈a) et du fils de Sharadvant (Kripa), Le vêtement jaune (p∞ta) et radieux de Kar≈a, Les vêtements bleu nuit (n∞le) du roi (Duryodhana) et du fils de Dro≈a (Ashvatthaman) » (IV, 61, 13). Arjuna remet discrètement à la jeune princesse Uttaræ ces prises de guerre à son retour au palais (IV, 64, 34). Episode que l'on peut trouver charmant (un grand guerrier au service d'une enfant) mais des difficultés demeurent: que va faire Uttaræ de vêtements d'adultes pour des poupées, que signifie ce geste de dénuder des guerriers, pourquoi les remettre en cachette ? Les commentateurs supposent alors une corrélation avec l'épisode de la partie de dés au cours duquel l'épouse royale Draupad∞, perdue au jeu, a été traînée par les cheveux au milieu de l'assemblée tandis qu'un guerrier essayait de la déshabiller (Livre II, 61). Mais par l'intercession du dieu KƒÒ≈a , à chaque tour de son vêtement enlevé, le tissu s'allongeait. Pour étayer ce rapprochement, il y aurait le fait que la princesse Uttaræ demande des vêtements pour ses poupées; or « poupée » -41-
LA TREIZI`ÈME ANNÉE se dit « pæñcælikæ, pæñcælæ », ce qui est aussi le nom de Draupad∞: « la princesse des Pæñcæla ». Le commentateur donne alors ce sens: Draupad∞ est la déesse Terre que l'on a voulu déposséder, Uttaræ réclame ces vêtements pris sur le corps des guerriers qui ont participé à l'outrage, à titre de dédommagements. Elle est prédestinée à mettre au monde le dernier descendant de la lignée (KƒÒ≈a ressuscitera l'embryon frappé de mort). C'est une nouvelle Draupad∞, une nouvelle incarnation de la déesse Terre. Cela ne nous satisfait que très partiellement. Certes la demande d'Uttaræ doit avoir une raison d'être profonde. Mais le rapprochement avec Draupad∞ pose problème parce que l'épopée ne fait jamais allusion à l'épisode de la dénudation si bien que l'on est en mesure de penser que ce passage est une interpolation 17 (géniale en soi pour l'image offerte: les plis infinis du sari, la belle Draupad∞ défendue dans sa pudeur). La demande d'Uttaræ est donc liée à un passage peut-être interpolé, plus tardif. C'est possible et cela contredit notre effort de montrer que ce livre IV se fonde sur de vieux récits et n'est pas inutile au récit central. L'indication des couleurs des vêtements pourrait permettre une autre approche: blanc, jaune, bleu-noir. Les couleurs des castes (ou varna, c'est-à-dire « couleurs) sont bien connues: blanche pour les brahmanes, rouge pour les guerriers, jaune pour les agriculteurs, noire pour les serviteurs18. Mais cette répartition ne s’applique pas 17
Pradip Bhattacharya, «Was Draupad∞ ever disrobed ? », Boloji, 2005; trad française G. Schaufelberger, « A-t-on voulu déshabiller Draupad∞ ? » , www.utqueant.org. 18 Par exemple, au livre XII, 181, 5: « La couleur des brâhmanes est le blanc, celle des guerriers le rouge, la couleur des paysans est le jaune, celle des serviteurs le noir ». Voir: G.
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INTRODUCTION aux vêtements des personnages: Dro≈a et Kƒpa sont des brahmanes et leurs habits sont de couleur blanche, mais Ashvatthaman, fils de Dro≈a, également brâhmane, a un habit bleu nuit; le roi Duryodhna est un guerrier, mais a également un habit bleu nuit; Kar≈a, bien que fils du Soleil, a été élevé par des castes mixtes qui n’ont pas de couleur propre. Nous nous tournerons alors, à titre d'hypothèse, vers les couleurs prêtées au ciel19: il est bleu-noir (nuit), blanc (jour) et rouge (auroral). Il n'est pas bleu durant le jour mais blanc. Le vêtement de Kar≈a n'est pas rouge mais jaune. Cependant, comme souvent dans les mythes, les vêtements sont liés à une dramaturgie solaire; Uttaræ c'est « celle qui fait passer », sans doute le soleil, d'un point de l'horizon à l'autre. Les vêtements blancs et noirs évoquent le jour et la nuit. Le jaune du vêtement de Kar≈a est à ramener à la racine P¿ de p∞ta (jaune): « gonfler, déborder, être exubérant »; avant d'être le jaune, pîta est le « gonflé », image valable pour le soleil surgissant au matin. Kar≈a d'ailleurs est fils du Soleil (Surya). Dans la demande d'Uttaræ se cachent peut-être les restes d'un récit contant comment avoir dans son camp le soleil, d'autant que sa mère est nommée Sude‹næ (« le beau don ») et son frère jumeau (?) Uttara: au crépuscule du soir correspond le crépuscule du matin, soit deux moments de passage où aider le soleil. Il faut ramener le soleil dans le royaume privé de ses vaches (cf. les vaches du dieu Hélios dans l'Odyssée, les vaches aurorales dans les hymnes du Veda). A son niveau, Schaufelberger et G. Vincent, Le Mahæbhærata, Tome III, « Les Révélations », Presses de l’Université Laval, Québec 2005, p. 406. 19 J. Haudry, « Les trois cieux », Etudes indo-européennes, janvier 1982, p. 23-48.
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LA TREIZI`ÈME ANNÉE Uttaræ, princesse d'un royaume occidental, où le soleil disparaît, participe à l'effort collectif de reconquête et Arjuna est le héros rétablissant l'ordre cosmique. Enfin, pour confirmer cette interprétation, il serait bon de lier cet épisode à deux autres faits: pour récupérer « les centaines de milliers de vaches » (IV, 30, 7) volées par les Trigarta, le roi Viræ†a s'équipe somptueusement (l'enseigne de son char est en or, « brillante comme le soleil et la lune » IV, 30, 17) ainsi que ses guerriers: les couleurs brillantes prédominent sur leurs cuirasses et leurs enseignes. Quand le combat commence contre les Trigarta, c'est « au coucher du soleil » (IV, 31, 1) au milieu de nuées de poussière obscurcissant tout: « l'espace était plongé dans l'obscurité et la poussière » (IV, 32, 1). Le combat se poursuit à la clarté lunaire et le roi des Trigarta, Su‹arman (nom donné aussi à un démon), gagne, capture Viræ†a qu'il jette violemment au bas de son char. C'est Bh∞ma qui rétablit la situation et libère Viræ†a. Les vaches sont récupérées. Viræ†a offre son or et ses joyaux et aussi sa royauté à YudhiÒ†hira, l'aîné des Pæ≈∂ava et « ses messagers marchèrent toute la nuit, et au soleil levant, annoncèrent sa victoire aux portes de la ville » (IV, 32, 50). On note qu'à l'éclat des armures succède une mêlée sombre; on ne combat pas de nuit d'ordinaire, et la capture-libération de Viræ†a, arraché de son char, puis rétabli par Bh∞ma, évoquerait assez bien une théomachie axée sur le soleil (le char du soleil, le rapt de ses vaches, la nuit libérant les monstres, la victoire grâce à un héros solaire, la richesse retrouvée faite d'or et de joyaux, l'annonce matutinale de la victoire, etc.). Le second fait est lié à l'attaque suivante des Kuru qui reprennent le bétail au petit matin (IV, 33); c'est le second fils de Viræ†a, Uttara, qui intervient: le
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INTRODUCTION récit se répète, répète le vol de la lumière représentée par les vaches. Même thématique: Uttara a une enseigne « au lion d'or » (IV, 33, 17), un arc « comme un luth dont les flèches sont les notes, la corde le bourdon » (cf. en Grèce, les rayons du soleil assimilés aux cordes d'une lyre), il fait enfiler à Arjuna une cuirasse « brillante comme le soleil » (c'est à ce moment que la princesse Uttaræ lui demande des habits de couleurs pour ses poupées), il a peur devant l'armée des Kuru qui soulève une poussière aveuglante et se présente sombre comme une forêt, il est encouragé par Arjuna qui, après avoir récupéré ses armes cachées dans l'arbre « brille comme le soleil » (IV, 48, 7), il affronte les Kuru « ressemblant à des nuages se déplaçant lentement » (IV, 51, 1). Le combat cesse vers midi et Arjuna annonce qu'il sera l'après-midi dans la capitale de Viræ†a (IV, 62, 9). Nous n'en dirons pas plus, l'épisode des vêtements nous paraît lié à une thématique solaire mais cette proposition qui renverrait à des bribes d'un mythe ancien n'élucide pas tout. Un autre épisode (IV, 63), plus court, comporte aussi des éléments mythiques voilés. Le héros YudhiÒ†hira s'est déguisé en brâhmane spécialisé dans le jeu de dés. Viræ†a, excité par la victoire sur les ennemis, lui propose une partie. YudhiÒ†hira se méfie et le met en garde contre cet excès de joie qui peut altérer sa maîtrise de soi. Il a bien changé, lui qui, par passion du jeu, a perdu son royaume et contraint ses frères à vivre en exil ! Il ajoute que le fils du roi Uttara ne risque rien avec un cocher tel que Bƒhannadæ (Arjuna). Le roi a du mal à admettre que la victoire soit due à un eunuque et non à son fils, il se fâche et jette son dé au visage de YudhiÒ†hira: « le sang jaillit de son nez, et il le recueillit
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LA TREIZI`ÈME ANNÉE dans ses deux mains, avant qu'il ne touche terre. Il regarda Draupad∞ qui se tenait à ses côtés. Elle comprit la pensée de son époux et obéit à sa volonté tacite. Cette femme irréprochable prit un vase de cuivre doré et y recueillit le sang qui coulait du nez de YudhiÒ†hira » (IV, 63, 45-47). Deux raisons sont données: Arjuna a promis de tuer celui qui blesserait Yudhsithira (le vase cache l'écoulement); mais surtout, « si le sang qui coulait de mon nez avait touché le sol, toi et ton royaume auraient été détruits à coup sûr » (IV, 64, 8). On comprend d'ordinaire que c'est un rappel de la partie de dés qui a vu YudhiÒ†hira tout perdre et son épouse être traînée par les cheveux bien que ce soit la période de ses règles. On pense que cela annonce la future guerre où beaucoup de sang coulera. On établit aussi que blesser YudhiÒ†hira, fils de Dharma, dieu de l'Ordre cosmique, c'est comme blesser la déesse Terre. On loue la connivence de Draupad∞ avec son époux qu'elle comprend d'un seul regard. Tout cela n'est pas impossible ni insensé mais incertain. Le lien entre le contact du sang sur la terre et la destruction d'un royaume est bien étrange. Nous le mettrons en rapport avec l'impérieuse nécessité pour un roi d'avoir un corps « intègre » ou « indemne », sans aucune difformité, handicap ou maladie. Le roi se doit d'être le garant d'un monde sans défaut ni manque. Viræ†a donne par deux fois20 le titre de roi à YudhiÒ†hira, comme s'il y avait séparation du pouvoir entre un domaine politique (Viræ†a continue à régner et à se fâcher) et un domaine magico-religieux qui reviendrait à YudhiÒ†hira. Dans ce 20
En IV, 6, 11, à l'arrivée de YudhiÒ†hira déguisé en brâhmane, Viræ†a lui donne son royaume; en IV, 32, 43, à la suite de sa victoire sur les Trigarta, Viræ†a remercie ainsi YudhiÒ†hira de son aide.
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INTRODUCTION cadre, de l'état physique du Roi dépend l'état du royaume: les textes le répètent, si le roi est juste, il pleuvra sur le royaume, s'il est blessé, l'ordre est perturbé et le royaume s'en ressent. A ce sujet, le passage où Bh∞Òma fait l'éloge du roi YudhiÒ†hira est révélateur. Les Kaurava se demandent comment retrouver, avant la fin de la treizième année, leurs cousins Pæ≈∂ava, pour les dévoiler et les renvoyer à douze ans d'exil, selon les termes du contrat. Bh∞Òma, le grand-oncle, a un critère infaillible: là où vit le roi YudhiÒ†hira, le royaume est prospère. Il déclare: « Dans la ville ou la contrée où le roi YudhiÒ†hira se trouve, les hommes ne seront ni malveillants, ni envieux, ni arrogants, ni cupides... Les chants des brâhmanes y seront nombreux... les nuages y pleuvront toujours ce qu'il faut, n'en doute pas. La terre, protégée des calamités, y produira d'excellentes récoltes. Les grains y seront savoureux, les fruits délicieux... les vents y seront caressants... personne n'aura peur, là où le roi YudhiÒ†hira se trouve. Les vaches y seront nombreuses, grasses et faciles à traire... etc.» (IV, 27, 13 à 18). Nous renvoyons le lecteur à tout ce chapitre. C'est donc bien à la croyance magique basée sur l'influence à distance ou la corrélation secrète entre l'état physique du roi et l'état du royaume que nous nous tiendrons pour explication du sang royal à ne pas verser sur le sol, sans exclure que d'autres sauront en affiner le sens. Un dernier point pour inviter à penser que ce livre IV est nécessaire dans l'économie de l'épopée en raison d'éléments archaïques, c'est l'absence de KƒÒ≈a. KƒÒ≈a n'est pas encore « né » comme cocher et dieu. Arjuna a épousé sa soeur, c'est un prince vivant à Dværakæ. C'est un dieu récent, dont l'influence dans -47-
LA TREIZI`ÈME ANNÉE l'hindouisme sera énorme. Dans l'épopée, sa puissance monte mais à l'inverse, les parties les plus anciennes ne le rencontrent pas. Par ce qui précède, nous sommes donc conduit à un autre regard sur le livre IV. Il indique un temps de passage, de « retour » et non pas un temps creux: comme Ulysse quittant le monde de l'au-delà avec ses monstres profite de son séjour chez les bienveillants Phéaciens pour se raconter et « rebondir », de même, les Pæ≈∂ava, loin de la forêt, de ses monstres et dangers, vivent à la cour de Viræ†a des jours heureux où ils se renforcent et se délivrent de leurs inhibitions (YudhiÒ†hira ose jouer aux dés !). Pour nous, le livre IV a toute sa place au sein du récit général: il fait avancer l'action en ce sens qu'il transforme des « absents au monde » en des « présents au monde », il permet à des héros affaiblis de mettre en déroute des forces obscures (dérobant le soleil) et des peurs anciennes, avant même qu'un autre mouvement plus ample ne les précipite dans une catastrophe cosmique, la fin d'un âge ou cycle temporel. Des ré-écritures subtiles Le second aspect du livre IV est très différent du premier. Ce livre a plu, et a été amendé à n'en plus finir. L'ensemble des variantes produirait un volume quasi identique en volume à la traduction que nous donnons en suivant l'édition critique de Poona qui rejette en annexes ces nombreux apports, sans pour autant les refuser. Rappelons brièvement les principes de cette édition qui a demandé plus de trente ans de travail et la collation de plus de cent manuscrits dans les différentes langues de l'Inde. Elle choisit la lectio difficilior, c'est-àdire la forme verbale la plus ardue, gage d'une plus grande ancienneté (pour s'adapter aux évolutions, les -48-
INTRODUCTION manuscrits ultérieurs optent pour des formes simplifiées, plus compréhensibles). Elle pose que le texte a une cohérence forte qui interdit les répétitions ou les développements descriptifs: le scribe peut être tenté de rallonger le texte s'il est payé à la ligne. Mais, une fois ce travail d'émondage fait, elle affirme que ces variantes font quand même partie de l'épopée puisque ces ajouts ont été lus, commentés, récités, considérés comme partie intégrante du récit. Ces positions souples et intelligentes nous ont toujours paru valables. A quelques endroits, cependant, nous avons senti la nécessité d'intégrer une variante et le signalons au lecteur. Le livre IV a bénéficié d'une vaste ré-écriture qui l'a transformé au niveau du style, du registre, des intentions comme des effets attendus sur le public. Nous devrions même parler de « transcréation », c'est-à-dire que différents auteurs ont voulu transcrire le texte comme si c'était le leur, avec leurs mots et leurs émotions, réagissant à certains passages. Une ré-écriture évoque des pastiches, des parodies, des libertés de tons et des ajouts; une transcréation c'est une élaboration de l'intérieur qui occulte le texte initial et prend plus ou moins sa place, tout en le louant. Ce travail qui a affecté le livre IV n'est pas innocent, il donne à ce livre un cachet peut-être moins épique que théâtral, ou plutôt il fait évoluer l'épopée encore très orale vers ce second stade, celui de l'épopée savante, faite pour être lue ou représentée: travail important de modification des données, spectre plus étendu de sentiments, nuances stylistiques, horizon plus littéraire. Plusieurs données sont à relever, qui disent vers quels nouveaux horizons on a voulu amener ce moment de l'épopée. Nous les regrouperons sous quatre rubriques.
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LA TREIZI`ÈME ANNÉE La première rubrique est une affaire de registre de langue. Pour la critique indienne, le livre IV est lié à la « saveur » Érotique et à une sous-saveur intitulé « Comique ». La notion de « rasa » ou « saveur » est au centre de toute la poétique indienne; que ce soit la poésie, le théâtre, la danse ou même la logique ou la grammaire, le but poursuivi est d'amener le spectateur, l'auditeur, ou le chercheur à la délivrance, par des voies différentes. Celles de l'art seront agréables. Pour cela, il faut donner une saveur, comme on offrirait une friandise, qui amène chacun à s'identifier à ce qu'éprouve le héros d'un drame ou d'une épopée de façon à ce que l'on progresse comme lui vers la voie du salut. R. Daumal, dont nous suivons ici l'analyse21, a cette formule heureuse: « la prose parle de quelque chose, la poésie fait quelque chose par des paroles ». Transformation intérieure, sentiment éprouvé, mais dont on a conscience pour en faire une connaissance, moment de conscience élargie car produisant une illumination. Le spectateur passe par différents stades (obscurité, inertie, passions diverses, joies et clarté) grâce à ce qui lui est représenté, et son état affectif en est modifié. Tout le travail de l'artiste est donc dans les moyens de créer ces stades et leurs états affectifs afférents, dans la production de « saveurs » ou états affectifs dominés par un sentiment. La poétique indienne ne ménagera pas sa peine pour construire de nombreux catalogues des moyens à employer. 21
R. Daumal, Bharata, L'Origine du Théâtre, La Poésie et la Musique en Inde, Paris, 1970, Gallimard. Voir le chapitre III: « Les pouvoirs de la parole dans la poétique hindoue »p. 49-78. Analyse basée surtout sur le Sæhita-darpa≈a ou Miroir de la composition, traité difficile à dater (entre le XIIème s. et le XVIème s.).
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INTRODUCTION Le Livre IV est lié à « ‹ƒ©gâra » ou saveur érotique (‹ƒ©ga est le nom de la « corne »; on glose que la corne vaut pour le coup, c'est-à-dire le choc que produit l'amour). C'est une des huit saveurs fondamentales: quatre actives (Erotique, Furieuse, Héroïque, Horrible) et quatre passives qui leur répondent (Comique, Pathétique, Merveilleuse, Terrible). Une neuvième nommée « ‹ant∞ » ou Saveur de la Paix » montre l'état vers lequel aller au travers de ces couples de saveurs: le livre XII du Mahæbhærata ou livre didactique (Bh∞Òma sur son lit de flèches enseigne le devoir en attendant de vouloir mourir) est dit avoir la saveur ‹ant∞. Erotique et Comique vont ensemble et l'on peut se demander pourquoi le sentiment amoureux (ou saveur érotique) est associé au rire, si ce n'est qu'il faut comprendre « comique » à la façon dont Dante parle de « Divine Comédie »: les passions amoureuses engendrent plaintes, joies, peurs, exubérances diverses et ridicules, regrets et violences. Les termes étant ainsi définis, ils peuvent s'appliquer sans problème au livre IV. Il suffit d'énumérer quelques situations amusantes où la passion amoureuse est surtout désirs à assouvir ou à réprimer. Draupad∞ est très belle, et son déguisement en chambrière ne peut dissimuler sa beauté; la reine Sude‹næ craint qu'en la prenant à son service, son époux ne la désire; Draupad∞ bloque d’éventuelles avances par la menace de ses cinq époux, les Gandharva, des génies ombrageux. Draupad∞ plaît au général en chef, frère de la reine, K∞caka; elle lui donne rendez-vous de nuit dans un pavillon de danse mais elle envoie, à sa place, Bh∞ma, célèbre pour sa stature de géant et ses formes viriles; K∞caka, qui a passé la journée à se parfumer et se parer, caresse Bh∞ma dans la nuit, le trouve tendre, avant de se voir catapulté en l'air et fracassé par le même Bh∞ma outré: le public, au courant de la ruse, ne peut que rire -51-
LA TREIZI`ÈME ANNÉE de cette déconvenue, de ce quiproquo basé sur la confusion des sexes. Arjuna, le grand archer, le guerrier incomparable, déjà marié quatre fois, se fait passer pour un maître de danse (il dénoue sa chevelure), de chant et pour eunuque; le voici dans le harem, chargé de l'éducation de la fille du roi et de ses amies; sa castration a même été vérifiée (par qui?); voilà un guerrier en indigne position ou bien tel un loup dans la bergerie: le spectateur ne peut que sourire et s'amuser de le voir faire des manières lorsqu'il doit endosser son armure (la mettant à l'envers, comme s'il ne savait pas) pour aller au combat. Chaque fois, le texte se donne à voir, fait scène, et pour cette raison, nous le sentons proche du théâtre, d'un jeu d'acteurs, de mimiques et de dictions variées. Draupad∞ est tout amour, langoureuse à souhait, dans ses plaintes auprès de Bh∞ma qu'elle amadoue, mais YudhiÒ†hira n'est que retenue, contrôle de soi, quand il la voit recevoir un coup de pied de la part de K∞caka; sa voix murmure à Arjuna de ne rien tenter encore. Il y a aussi la voix juvénile d'Uttara, jeune prince plein d'ardeur pour aller se battre mais qui s'enfuit à la vue des guerriers à affronter; Arjuna lui court après, cheveux au vent; scène ridicule en soi. Quant à sa jeune soeur Uttaræ, est-ce une enfant réclamant des habits pour ses poupées ou déjà une pré-adolescente soucieuse de sa beauté et qui veut en tester les effets en soumettant Arjuna à une épreuve peu banale (aller déshabiller les chefs des guerriers ennemis) ? Aucun doute donc sur le caractère érotico-comique de ce chant. Il a été pensé et écrit dans cette optique. Au sein de l'épopée au caractère sombre et sanglant, il déploie une fresque colorée et légère, un feu d'artifice théâtral, un amusement distingué (aucune scène graveleuse, mais beaucoup de suggestions).
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INTRODUCTION La troisième partie du livre, celui du combat entre Arjuna et les Kaurava, ne fait, cependant, pas appel à ce couple de catégories « Érotique-Comique » mais peutêtre à cet autre couple « Héroïque-Merveilleux », deux autres saveurs qui associent aux exploits le sentiment d'émerveillement et d'admiration. Le combat est violent, la rapidité d'action d'Arjuna stupéfiante, et les flots de flèches, les étendards de toutes les couleurs, le bruit de la conque d'Arjuna forment un splendide spectacle « son et lumière ». Mais que ces chapitres consacrés au combat soient l'objet de beaucoup d'attentions, c'est-à-dire qu'ils soient originaux par rapport à l'écriture épique qui aime décrire les combats, nous en avons la preuve avec, par exemple le IV, 49 ou « Fuite de Kar≈a » (voir aussi le IV, 60 et 61): Kar≈a est le demi-frère d'Arjuna, son égal et principal rival; le chapitre change de versification (ce ne sont plus des shloka ou distique de 16 syllabes mais des strophes de 4 vers de 11 syllabes ou triÒ†ubh); la strophe épique s'efface au profit d'un autre, venu tout droit des Veda (textes sacrés), plus lyrique, plus solennel. Le reste des duels qui s'apparentent aux duels épiques n'en sont pas moins retravaillés quant au style: c'est comme un condensé des procédés et images que l'épopée utilise (les flèches mordantes comme des serpents, les deux belligérant assimilés à deux nuages d'automne, le ciel strié par les flèches brillantes, etc…), c'est aussi un renouvellement de l'expression par le regard porté sur le corps et sa gestuelle: le corps se tend au début de l'affrontement, il se précipite, il vacille sous les coups et il perd conscience parfois, il est emporté à un autre endroit du champ de bataille. Là-haut, installés sur une tribune céleste soutenue de « millions de colonnes les unes en or, les autres en perles et pierres précieuses » (IV, 51, 6), les dieux applaudissent, à l'instar des spectateurs que
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LA TREIZI`ÈME ANNÉE nous sommes. L'émerveillement naît de scènes de ce genre: Arjuna a reçu en plein front une flèche: « ce guerrier ressemblait à une belle licorne » (IV, 60, 3), le sang qui coule de son front est « une guirlande de fleurs merveilleuse d'or rouge » (60, 4), un éléphant royal s'effondre « comme le sommet d'une montagne frappée par la foudre » (60, 10). Nous pourrions multiplier les exemples de cette façon d'écrire qui ressemble déjà moins à celle de l'épopée et davantage à la poésie de cour des kavya (« poètes » ou « savants, sages ») dont l'art est en Inde particulièrement codifié et sophistiqué. En parodiant le vers de notre Boileau, on pourrait leur faire dire: « sur des images anciennes, faisons des vers nouveaux », tant les images forment un lot commun, toujours le même, mais leur traitement donne lieu à des enjolivures incessantes et raffinées. La deuxième rubrique est liée à une forme de théâtralisation, c'est-à-dire à l'usage de dialogues. De l'épopée sanscrite est né le théâtre indien en grande partie qui a emprunté thèmes et récits au monde épique. Comme pour le théâtre grec qui, lui aussi, s'est inspiré des cycles épiques, le théâtre indien innove en réduisant le rôle du conteur (la parole est confiée aux acteurs même) et en introduisant des échanges d'opinions (ou des différences de sentiments). Le processus a dû être lent, mais le livre IV peut, qui sait, nous aider à fixer quelques étapes. D'ordinaire, l'épopée donne la parole à un sage qui narre une vieille histoire, et ce sage est soumis au feu de la curiosité insatiable d'un disciple ou d'un héros; ou bien l'épopée confie la parole à un conteur qui rapporte les paroles et les actes des uns et des autres; enfin elle peut laisser s'affronter deux personnages s'en voulant ou l'un quémandant l'aide ou la
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INTRODUCTION pitié de l'autre. Tout cela n'est pas vraiment du théâtre qui pose une parole s'interrogeant, doutant, évoluant, passant d'un point de vue à l'autre, partagée entre des avis tout autant valables: surtout il faut une évolution des positions. Mais avant d'arriver à ce stade, il y a eu peutêtre un stade intermédiaire où le conteur met en présence des personnages incertains. Deux passages du livre IV nous intéressent particulièrement: l'arrivée des Pæ≈∂ava déguisés auprès de Viræ†a (du chapître 6 au chapitre 11); la délibération des chefs des Kaurava avant d'attaquer le royaume de Viræ†a pour lui dérober ses vaches (du chapitre 24 au chapitre 29). L'arrivée des Pæ≈∂ava a tout d'une entrée sur scène des acteurs, chacun d'eux a appris son rôle, son nouveau nom, joue sur sa nouvelle apparence. Leur présentation est impeccable, pleine d'humour (YudhiÒ†hira se présente comme ayant été le brâhmane de YudhiÒ†hira), et de fanfaronnades (Sahadeva se vante de rendre féconde des vaches stériles « en respirant leur urine » IV 9, 13), de clins d'oeil au public (Bh∞ma au surnom de Ventre-de-Loup se fait cuisinier), d'allusions à l'amusement qu'ils éprouvent à s'être déguisés. Quant au roi Viræ†a, il n'est guère dupe et s'étonne de leur aspect physique qui trahit leur origine royale, et sans trop insister les accepte pour ce qu'ils prétendent être. Ni trompeurs ni trompés en fait. Le roi interroge le conteur (qui est cet homme beau comme un dieu?), interroge luimême le nouveau venu, le nomme à sa fonction, et lui fait comprendre qu'en le voyant il croit reconnaître quelqu'un d'autre. Parole déjà théâtrale qui n'est plus dans la vérité épique mais dans l'hésitation, le mensonge et la duplicité, l'enquête avortée, la décision momentanée: Viræ†a change d'avis, sans trop y prêter attention. L'épopée, pressée d'en arriver aux actions -55-
LA TREIZI`ÈME ANNÉE d'éclat, aux paroles révélées, aurait résumé cette présentation par une phrase-type où l'énumération est importante: « Ils se présentèrent devant le roi Viræ†a qui, sans trop les reconnaître, leur accorda les postes qu'ils demandaient; l'un demanda à être... le deuxième choisit d'être..., etc… » Cette mise en scène ne peut être qu'un signe d'une évolution littéraire, liée à quelque transcription ou ré-écriture du texte, devenu plus souple et familier. L'autre passage est un temps de réflexion (les chefs Kaurava délibèrent autour de leur roi) et se présente comme une série d'avis sur la marche à suivre en cette fin de la treizième année d'exil des Pæ≈∂ava. Tout, dans ce passage, peut être considéré comme un ajout tardif, un habile développement, peu utile à l'avancement du récit. Cela commence par les espions revenant bredouilles et le disant. Kar≈a pousse à ce que l'on en envoie d'autres et le frère du roi appuie cette motion, tout en ajoutant que les Pæ≈∂ava sont peut-être morts; Dro≈a n'a pas cet avis et les croit en vie; Bh∞Òma les voit faire bénéficier un peuple des vertus de leur gouvernement idéal; Kƒpa revient au réel et demande à ce que l'on se prépare à la guerre; enfin, Su‹arman, roi des Trigarta, que le roi Viræ†a (en vérité son général K∞caka ) a défait, profite de l'occasion pour proposer une attaque contre Viræ†a dont le royaume regorge de richesses et de vaches (cela peut toujours être utile en temps de guerre). Kar≈a abonde dans ce sens et emporte l'adhésion du roi. La délibération est un progressif glissement vers une solution qui permet de mettre ensemble des intérêts privés (la vengeance personnelle de Susharman) et collectifs (préparer la guerre avec les richesses voulues). On a oublié de chercher les Pæ≈∂ava, d'envoyer des espions. La délibération a produit une évolution: nous sommes alors -56-
INTRODUCTION très proches du théâtre, et de ses revirements et de ses persuasions internes au discours. A tour de rôle, celui qui prend la parole se réfère à celui qui l'a précédé, en soulignant son complet accord (par exemple: «Ce qu'a dit Bh∞Òma est juste »), puis il s'en écarte et envisage une amélioration ou carrément une autre solution. Certes, les personnages ne se répondent pas, par une série de répliques vives, chacun écoute la fin du discours de l'autre mais le conteur s'efface, Kar≈a, le premier qui a parlé, clôt le débat, et on note même quelques expressions qui sont reprises d'un discours à l'autre (comme autant de façons de construire une unité). L'on serait entre épopée et théâtre, peut-être au moment où le genre théâtral se forme, ou bien au moment où le théâtre, déjà formé, impose son écriture aux épopées remaniées. Quoiqu'il en soit, le livre IV n'est peut-être pas à négliger dans l'histoire du théâtre indien. Ce dernier est à la fois très sacrificiel et très « mondain » (poésie de cour) mais entre ces deux extrema, il y a place pour un art du dialogue fondé sur une parole prise sur le vif. La troisième rubrique renvoie au délicat problème des variantes dont l'abondance, comme nous le signalions, est impressionnante en ce livre IV. Ne considérons pas si elles ont droit de cité au sein du texte ou non, si elles polluent ou embellissent, si elles sont des scories ou des apports anciens à ne pas négliger. Répétons le: nous avons suivi l'édition Poona, une édition qui expurge et restreint, mais qui donne comme autant de lectures possibles le domaine subtil des variantes. La question que nous nous posons est, dans le cadre d'une ré-écriture et d'une recréation même partielles, de savoir à quels endroits du poème épique
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LA TREIZI`ÈME ANNÉE l'on peut introduire des vers22. L'épopée est rude dans ses manières, un poète plus sensible peut avoir eu envie de la nuancer et de l'agrémenter. Parfois le vers est un ajout, parfois il remplace un vers (recréation). On s'aperçoit alors que certaines parties des vers épiques sont plus visitées que d'autres, que ces vers semblent offrir des commodités pour s'y installer. Le repérage de ces endroits est donc nécessaire car cela indique comment le matériau premier est retravaillé aux fins de le rendre plus lisible, dans une certaine société, pour un certain public, ou parce qu'il encourage un imaginaire à se prononcer. Attention: ces ajouts sont parfois géniaux (on citera l'invention du scribe Ga≈e‹a23 qui écrit l'épopée, invention due aux 22
Imaginons que nous ayons le désir de « faire parler » le texte. A la limite, toutes les interprétations, les commentaires, les pièces de théâtre et les films qui s'en inspirent, ont cette optique. Récemment, la transcréation de P. Lal, poète et savant de Calcutta, qui, depuis plus de vingt ans, chaque samedi, donne une lecture de ses vers anglais correspondant aux vers sanscrits, est un témoignage vivant de ce qui s'est produit siècle après siècle. P. Lal ne traduit pas, il exprime le sens des vers épiques. Cela signifie donc qu'il réagit à certains mots et passages, comme les variantes sont le signe de mots et passages qui ont provoqué une réaction. P. Lal dirige également la maison d’édition Writers Workshop à Calcutta. 23 Gane‹a est un dieu à tête d'éléphant, dieu protecteur des marchands, des voyageurs, des études et des lettres. Son côté sympathique le rend proche des hommes. Les manuscrits en devanagari (une des écritures de l'Inde), à la différence des manuscrits du Cachemire, du Bengale ou du Kerala, insèrent, tout au début de l'épopée, qu'il est chargé de noter par écrit ce que lui dicte Vyâsa, le narrateur oral du Mahæbhærata. Cf. J. L. Fitzgerald, « India 's Fifth Veda; The Mahâbhârata 's Presentation of Itself», Essays on The Mahâbhârata, 1991, Leiden-New York-Köln, éd. E. J. Brill, volume I, p. 150-171.
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INTRODUCTION manuscrits du centre, ou bien l'invention de ce vêtement infini qui protège la belle Draupad∞ que l'on cherche à dénuder24); mais beaucoup d'entre eux sont, au contraire, très conventionnels. Le poète s'adapte à ce que veut son public, sans doute, il lui arrive de manquer d'inspiration, il se complaît dans la facilité. Dans le livre IV, ainsi, nous avons admis dans le corps du texte, la prière que YudhiÒ†hira adresse à la déesse Durgâ parce que la donnée était ancienne et utile à l'interprétation. Ailleurs, il faut admettre que le récit s'allonge, se répète, se perd dans les bons sentiments et les images toutes faites. Ailleurs, la variante ne manque pas de finesse d'observation et aide à lier deux vers elliptiques. Prenons un chapitre pour échantillon; le chapitre cinq, celui où les Pæ≈∂ava font route, à travers la forêt, vers le royaume des Matsya. Observons où interviennent les ajouts variant d'un demi-vers à une douzaine. On négligera le fait que plusieurs manuscrits sont en cause, disons seulement que la version du sud est la plus prolixe. La strophe deux dit que les Pæ≈∂ava longent la rivière; ils sont dits « des archers »; un premier ajout les fait progresser de forêt en forêt; à ce moment, les deux extrémités de la strophe subissent une seconde greffe: les archers enclenchent sur une série de qualificatifs 24
Au chant II, Yudh∞Ò†hira perd tous ses biens aux dés, et ose mettre en jeu son épouse Draupadî qu'il perd également. Elle est alors traînée par les cheveux dans l'Assemblée. Certains manuscrits vont ajouter à cette humiliation une tentative d'arrachage de ses vêtements. Le dieu KƒÒ≈a intervient et rend infini l'étoffe de son vêtement déroulé. Cependant, à aucun autre endroit de l'épopée, Draupad∞, qui n'oublie pas son humiliation, ne fera pas allusion à son vêtement arraché. Preuve d'une interpolation ? Voir l'article de Pradip Bhattacharya, op. cit., trad française G. Schaufelberger, www.utqueant.org.
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LA TREIZI`ÈME ANNÉE pour désigner ces cinq héros; la forêt donne lieu à une description énumérant arbres et fleurs. Même chose aux strophes quatre et cinq (dès que le mot « forêt » apparaît, il provoque un ajout). La description de la forêt est un topos de la littérature sanscrite et donne lieu à d'infinies arabesques. A la strophe six, on apprend que Draupad∞ est épuisée par sa marche; YudhiÒ†hira ordonne à Arjuna de la porter. Des manuscrits intercalent une demande faite aux jumeaux Nakula et Sahadeva, lesquels refusent pour être aussi épuisés; douze vers intercalés. Mais qu'Arjuna le puisse, invite à lui attribuer des qualificatifs élogieux (ajout). On voit que l'occasion de passer en revue les personnages est saisie pour mettre en valeur un héros. La strophe dix évoque la crainte d'effrayer la population s'ils portent leurs armes; trois vers explicitent les pensées des habitants effrayés. La strophe onze dit la nécessité de trouver un séjour: le mot « séjour » sert de point de départ à quatre vers supplémentaires. La strophe treize réagit au mot « arbre »: on ajoute de quoi décrire cet arbre shamî (une sorte d'acacia). À la strophe quinze, Arjuna propose que l'on cache les armes dans cet arbre, et passe à l'action à la strophe seize. Entre les deux, des manuscrits intercalent la réponse que lui fait YudhiÒ†hira. La strophe dix-huit rajoute des qualificatifs élogieux pour Yudhsithira. À la strophe vingt et un, Bh∞ma décorde son arc. Un manuscrit en profite pour rappeler quelques exploits accomplis avec cet arc (quand Bh∞ma partit cueillir des fleurs merveilleuses pour Draupad∞, par exemple). Le même manuscrit intercale alors que YudhiÒ†hira s'adresse aux jumeaux Nakula et Sahadeva et évoque leur art à manier l'arc. Les strophes vingt-deux et vingttrois présentent ensuite les jumeaux décordant leurs arcs. La strophe vingt-quatre indique que les arcs sont -60-
INTRODUCTION décordés et leurs épées déposées. Il faut les placer dans l'arbre. Une variante précise l'ordre suivant: YudhiÒ†hira donne l'ordre de grimper sur l'arbre. Nous avons intégré ce vers supplémentaire. À la strophe vingt-cinq Nakula s'exécute. Les strophes suivantes (vingt-huit et vingt-neuf) disent les précautions prises pour préserver ces armes de la pluie, pour éviter la curiosité (ils accrochent un cadavre à l'arbre et prétendent qu'il s'agit de leur mère); deux variantes, l'une pour insister sur l'âge de leur mère, et l'autre pour indiquer que Nakula descend de l'arbre. Enfin, la strophe trente laisse place à différentes versions de la prière (soixante et onze vers) que YudhiÒ†hira adresse à la déesse Durgæ. Nous en avons choisi une version longue qui présente des qualités esthétiques (un certain lyrisme). Cela donne bien une idée du travail de ré-écriture qui n'est pas forcément sans réussite. Tout cela n'est qu'un sondage sur un seul chapitre mais nous voyons assez bien où se font les variantes: certains mots sont des mots-clefs liés à des topoi ou lieux communs de la littérature25: forêt, qualités d'un héros, rappels d'événements passés. D'autres places se libèrent au sein de la trame serrée d'une strophe: celles où une énumération est possible, celle où on peut introduire un échange, celle où une explication est donnée. Ces insertions ne manquent pas de bon sens: elles aident à passer d'une action à une autre et tout traducteur de cette épopée sait que le passage d'un lieu à un autre (par exemple, ici, du sol à la fourche de l'arbre 25
Il faudrait les recenser, systématiquement et au moyen de statistiques. Ce serait autant de discriminants pour justifier une édition moins critique que dynamique. L'édition Poona en a eu forcément conscience.
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LA TREIZI`ÈME ANNÉE ou l'inverse) y est souvent elliptique; on ne va pas d'un endroit à un autre, avec description du paysage, on saute d'un lieu à un autre, on est immédiatement là où l'action se déplace. C'est pourquoi nous ne rejetterons pas en bloc ces variantes, nous savons qu'elles sont des insertions, mais nous y trouvons souvent de la cohérence et parfois de la beauté. L'insertion tient de la ré-écriture. Une certitude: le livre IV a été apprécié, corrigé, augmenté, arrangé, soumis à une intense activité versifiée. L'abondance des variantes le prouve et donne tout son sens à l'expression « une épopée continuée ». La quatrième rubrique est l'emploi d'une fausse prolepse ou d'une vraie anticipation. Entre ces deux solutions il sera difficile de trancher. Il s'agit du combat que mène Arjuna sur le char d'Uttara contre les Kaurava (chapitre 48 à 62). Les commentateurs n'ont pas manqué de remarquer que ce combat anticipe la bataille qui durera dix huit jours et verra la victoire des Pæ≈∂ava sur les Kaurava. Il l'anticipe au point de lui ressembler, d'annoncer les futurs duels où Arjuna montrera sa valeur, et de prédire qu'il sera vainqueur. Par exemple, au VI ème livre, Arjuna s'arrête au milieu du champ de bataille, pris de tristesse devant le massacre à effectuer (son cocher KƒÒ≈a lui redonnera courage: c'est la fameuse Bhagavad G∞tæ); dans le livre IV, Arjuna demande à Uttara d'arrêter les chevaux pour observer (IV, 48). Il met en fuite Kar≈a et prend le temps à nouveau de décrire les chars de ses ennemis (IV, 50). La description des deux armées sera une partie du chant VI. On voit, par ce premier exemple, que les deux récits sont parallèles: l'un dit l'autre, certes en le miniaturisant. Ce n'est pas fortuit, les combats suivants ont un répondant dans la vraie bataille, au cours de laquelle Arjuna n'ose pas affronter son maître d'armes (à qui il -62-
INTRODUCTION doit respect), Dro≈a. Dans le livre IV, Arjuna, avant de lutter conte Dro≈a, en fait un vif éloge. Le récit même des combats où des flots de flèches s'emmêlent dans le ciel obscurci par elles, où les éléphants tombent avec fracas, où l'on se sert d'armes divines, est identique dans sa narration. Mêmes images, mêmes exagérations, mêmes formules. Une différence: dans le vrai combat, l'on meurt, ici l'on s'enfuit. Deux fois, Arjuna affronte son demi-frère Kar≈a; à la seconde, ce dernier s'enfuit et perd connaissance; dans le vrai combat, il meurt, la roue de son char brisé. Outre Dro≈a respecté, il y a aussi Bh∞Òma, le grand-oncle vénéré: ce sera un épisode important que le moment où il sera évincé du combat; cela sonnera comme le signe d'une victoire prochaine. Notre récit met la défaite de Bh∞Òma, blessé par Arjuna, juste avant la défaite du vil Duryodhana, le chef des Kaurava. Ce sera, en effet, Duryodhana qui sera le dernier à s'enfuir et à mourir. Le livre IV conclut par l'évanouissement des chefs des Kaurava (on en profite pour leur prendre leurs vêtements) et le seul qui reste conscient est Bh∞Òma; dans le vrai combat, tous meurent, et Bh∞Òma est le seul à pouvoir décider du jour de sa mort. On comprend, par ce simple parallélisme qu'il ne serait pas difficile d'étayer par d'autres similitudes, que les concordances ne sont pas fortuites mais suivent un ordre, que le phénomène d'écho est voulu. Deux positions sont alors possibles: le livre IV annonce, préfigure, prépare ce qui a lieu après ou bien il a été composé après les livres narrant la guerre qui oppose Pæ≈∂ava et Kaurava. C'est une fausse anticipation, une fausse prolepse. Le déroulement de la guerre a servi de modèle au récit du combat d'Arjuna récupérant les vaches du roi Viræ†a. L'écho est rétrograde.
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LA TREIZI`ÈME ANNÉE Si nous adoptons de point de vue, nous sommes donc à nouveau dans la ré-écriture. Le livre IV ré-écrit, en réduisant et en gommant la cruauté de la mort, les livres VI à X du Mahæbhærata, sa partie centrale. Nous penchons pour cette solution. La guerre peut être jolie, devenir un objet esthétique, enchanter par ses exploits merveilleux, surtout s'ils sont sans conséquence funeste. La mort est absente, la guerre devient un jeu, tout au plus on s'évanouit et on perd ses vêtements. Les dieux « réjouis, s'en retournèrent dans leurs palais » (IV, 61). Le livre IV, d'ailleurs, s'achève par une scène de reconnaissance (les Pæ≈∂ava quitent leur déguisement) et un mariage (la princesse Uttaræ épouse Abhimanyu): comment ne pas mieux terminer un récit ? Le théâtre indien a conservé cette règle: la fin est heureuse, bannit la mort. La théorie des saveurs le réclame: il faut amener le lecteur à une joie transcendante, à une paix intérieure, à un certain état psychique. On retiendra, au moins, de ce passage, combien il est vain de vouloir dater le Mahæbhærata: un récit qui narre un fait antérieur peut très bien avoir été écrit après. On se méfiera alors de finaliser le récit, de croire que ce qui est narré ici est une amorce de sens pour un passage ultérieur. Il peut y avoir un rappel et non une anticipation. C'est un charme supplémentaire que nous avons nommé, en d'autres lieux26, « l'épopée en son miroir se résumant ». Il reste au lecteur à « savourer » à son tour ce travail de ré-écriture, voire de transcréation dont nous avons, par ces quatre rubriques, tenté de montrer toute l'ampleur. Et de plus, il aura à considérer que notre 26
Introduction au Tome Mahæbhærata, op. cit., Tome I.
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I
de
nos
traductions:
Le
INTRODUCTION traduction s'inscrit aussi dans ce travail d'élaboration du texte, non que nous ayons voulu le modifier, mais nous sommes restés conscients que toute langue impose ses tournures et ses rythmes. Bien sûr, on ne saura jamais si l'auditeur ou lecteur indien sentait dans certaines anecdotes le vieux fond archaïque (les armes cachées dans un arbre auquel on accroche un cadavre, les vêtements aux couleurs du ciel et les vaches de la prospérité, les énigmes d'un génie pour acquérir la royauté, etc.) ou s'il se contentait de s'amuser de situations cocasses ou de clins d'oeil appuyés. Notre traduction, non plus, ne sépare pas ces deux styles confondus de facto par la ré-écriture. C'est la grande variété des images que peut soulever le livre IV qui est la plus juste des appréciations: une sortie de la forêt, l'annonce de jours plus heureux, la vie à la cour, la cuisine de Bh∞ma, les dés de YudhiÒ†hira et son nez qui saigne, les combats de nuit, Arjuna sur son char, seul contre tous, un triomphe, un mariage... Aucun livre du Mahæbhærata ne contient autant d'aspects aussi différents. Nous conclurons par une conviction. Ce livre n'est pas inutile à l'intrigue générale, il n'est pas ce temps mort que l'on y voit. Ne tenons plus compte de son style arrangé, regardons les faits qui se produisent et comparons-les aux récits qu'Ulysse tient aux Phéaciens. C'est grâce à l'évocation de ces épreuves qu'Ulysse obtient de rentrer chez lui, la parole confiée a une fonction cathartique, elle libère et fait renaître Ulysse (il est déposé endormi sur Ithaque, qu'il ne reconnaît pas). Nos Pæ≈∂ava ne racontent pas leurs épreuves, pour pouvoir rentrer sur leurs terres mais ils se taisent, se dissimulant sous des apparences peu flatteuses. Le silence a même fonction que la parole. Il évacue le passé, le réduit, atténue ses menaces (la cour est moins -65-
LA TREIZI`ÈME ANNÉE dangereuse que la forêt). Après tout, comme l'écrit le philosophe M. Heidegger, « pour se taire, l'être-là doit avoir quelque chose à dire »27. Le silence des Pæ≈∂ava clôt leur jeunesse et leurs erreurs, et les tend vers leur avenir à faire et à raconter. C'est comme si l'Iliade était la suite de l'Odyssée: le champ de bataille en lieu et place du siège de Troie, puisqu'un combat de dix huit jours horribles les attend. Les temps de passage sont toujours intenses.
27
M. Heidegger, l’Être et le Temps, Gallimard, Paris 1964, trad. fr. R. Boehms et A. de Waelhens, p. 203, paragraphe 165.
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LA PERTE DES BÂTONS À FEU
Mahæbhærata, III, 295-299
LA TREIZIÈME ANNÉE
44 - La perte des bâtons à feu (III, 295-299)28
L’enlèvement des bâtons à feu
III - 295
Janamejaya29 dit: 1. Le rapt de KƒÒ≈æ (Draupad∞ 30) avait provoqué une grande détresse chez les Pæ≈∂ava31. Que firent-ils après l’avoir récupérée ? 28
Ces titres, précédés d’un numéro, donnés en plus de ceux des chapitres, sont ceux d’une division en cent livres qui se mêle à la division en dix-huit livres. 29 Janamejaya: « qui fait trembler les hommes ». Arrière petit-fils d’Arjuna, fils de ParikÒit (l’unique survivant de la lignée des Pæ≈∂ava après la grande guerre fratricide que raconte le Mahæbhærata), il entendra ce poème épique de la bouche de Vai‹a‡pæyana, disciple de Vyæsa, au cours du Sacrifice des serpents (cf. Mahæbhærata, I, 54; G. Schaufelberger et G. Vincent, op. cit.,T ome I, p. 171 à 328). Janamejaya: « qui fait trembler les hommes ». Arrière petit-fils d’Arjuna, fils de ParikÒit (l’unique survivant de la lignée des Pæ≈∂ava après la grande guerre fratricide que raconte le Mahæbhærata), il entendra ce poème épique de la bouche de Vai‹a‡pæyana, disciple de Vyæsa, au cours du Sacrifice des serpents (cf. Mahæbhærata, I, 54; G. Schaufelberger et G. Vincent, op. cit.,T ome I, p. 171 à 328). 30 Draupad∞, la fille de Drupada est la femme commune des cinq Pæ≈∂ava. On l’appelle KƒÒ≈æ (la Noire) pour désigner moins peut-être la couleur de sa peau que sa beauté, Pæñcæl∞
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LA PERTE DES BÂTONS À FEU
Vai‹a‡pæyana32 dit: 2. Le rapt de KƒÒ≈æ (Draupad∞) avait en effet provoqué une grande détresse. YudhiÒ†hira33, ce roi inébranlable, quitta avec ses frères la forêt Kæmyaka et se dirigea à nouveau 3. Vers le splendide ermitage de Mærka≈∂eya34, riche en fruits savoureux et en racines, dans la belle forêt Dvaita35.
(du peuple des Pæñcæla), Yæjnasen∞ (née dans le sacrifice). Elle a été enlevée par le roi Jayadratha pendant une absence des Pæ≈∂ava durant leur exil de douze années. 31 Pæ≈∂ava: il s’agit des cinq fils de Pându. YudhiÒ†hira, le héros principal du Mahæbhærata, Bh∞ma ou Bh∞masena, célèbre par sa force, Arjuna, le compagnon de KƒÒ≈a, et les jumeaux Nakula et Sahadeva. Leur père Pæ≈∂u ne pouvait avoir d’enfants, mais leur mère Kunt∞ avait le pouvoir d’évoquer des dieux. Ainsi elle a eu YudhiÒ†hira avec Dharma, Bh∞ma avec Væyu, Arjuna avec Indra, et sa co-épouse Mædr∞ a eu Nakula et Sahadeva avec les A‹vin. 32 Vyæsa est l'auteur présumé du Mahæbhærata. Rappelons que son disciple, Vai‹a‡pæyana, récite pour la première fois l'ensemble de cette épopée à Janamejaya, l'unique survivant de cette grande guerre fratricide. 33 YudhiÒ†hira: le frère aîné des cinq Pæ≈∂ava, incarnation du dieu Dharma. On l’appelle Dharmaræja, « le Roi-très-Juste », Dharmaputra, « fils de Dharma », Ajæta‹atru, « dont l’ennemi n’est pas né », Pærtha, « fils de Pƒthæ ». Il est célèbre pour sa sa fidélité à la parole donnée et pour ses qualités qui en font un roi idéal. 34 Mærka≈∂eya: un ancien sage, auteur présumé du Mærka≈∂eya Puræ≈a,. Il a vu l’anéantissement de l’univers, a nagé dans l’océan résiduel avant de retrouver le monde intact résorbé dans le ventre de ViÒ≈u (cf. Mahæbhærata, III, 186; G. Schaufelberger et G. Vincent, op. cit., Tome III, pp. 357-391). Les Puræ≈a, littéralement « anciens récits » sont des textes où abondent légendes et explications diverses à la gloire d’un dieu.
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LA TREIZIÈME ANNÉE
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Tous les Pæ≈∂ava et KƒÒ≈æ (Draupad∞) s’installèrent là, ô Bhærata36. Ils se nourrissaient chichement des fruits qu’ils avaient gardés. YudhiÒ†hira, le fils de Kunt∞37, Bh∞masena 38, Arjuna39 et les deux fils de Mædr∞ 40 (Nakula et Sahadeva) s’installèrent dans la forêt Dvaita.
Dvaitavana, « la forêt de la dualité, la forêt du doute ». Sa localisation est par conséquent incertaine. 36 Bharata: un ancêtre éponyme de la dynastie des Kuru. Mahæbhærata signifie: « La Grande Histoire des Descendants de Bharata ». L’Inde s’appelle de nos jours encore « Bhærata ». Le roi DußÒanta avait séduit › akuntalæ, fille de la nymphe Menakæ, au cours d’une partie de chasse, et il fallut toute l’obstination de › akuntalæ pour que son fils Bharata fût reconnu par le roi (cf. Mahâbhârata, I, 62-69) . Les descendants de Bharata sont les Bhærata. 37 Kunt∞: fille de › ºra (grand-père de KƒÒ≈a), de la lignée de Yadu, adoptée par le roi Kuntibhoja, cousin de › ºra. Ele aura un fils, nommé Kar≈a, du dieu Soleil, puis épousera Pæ≈∂u et, devant l’impossibilité pour celui-ci d’avoir des enfants, fera appel à trois autres dieux pour donner naissance à trois des Pæ≈∂ava: YudhiÒ†hira avec Dharma, Bh∞ma avec Væyu et Arjuna avec Indra. Elle avait obtenu ce don de faire venir n’importe quel dieu de l’insupportable ermite Durvæsas (cf. Mahæbhærata, XV - 30). On l’appelle également Pƒthæ, Mædhav∞, VærÒney∞ (du peuple des VƒÒni), Yædav∞ (de la lignée de Yadu). 38 Bh∞ma, ou B∞îmasena, appelé aussi Vƒkodara (Ventre-deLoup) est le deuxième fils de Kunt∞, fils de Væyu. Il est connu pour sa force, sa gloutonnerie et son mauvais caractère 39 Arjuna ,« le blanc », est le troisième fils de Kunt∞, fils d’Indra (dieu de la guerre, le roi des dieux). Il est connu pour sa bravoure, son habileté au maniement de l’arc et pour son amitié avec KƒÒ≈a. On l’appelle aussi Savyasæcin, « habile à se servir de sa main gauche », Gu∂ake‹a, « aux cheveux touffus », Phælguna, « d’après une constellation », Dhana‡jaya, « qui gagne le prix », › vetæ‹va ou › vetavæhana, « au cheval blanc », B∞bhatsu, « qui aime repousser », Vijaya, « victoire », Kir∞†in,
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LA PERTE DES BÂTONS À FEU
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À cause d’un brâhmane, ces pieux, vertueux et courageux héros éprouvèrent un grand embarras qui mit fin à leur tranquillité. Un brâhmane s’approcha en courant d’Ajæta‹atru (YudhiÒ†hira) assis dans la forêt avec ses frères et lui dit son tourment:
(Le brâhmane dit:) 8. Mes bâtons à feu41 que j’avais accrochés ensemble à un grand arbre se sont pris dans les cornes d’une gazelle qui s’y frottait. 9. Cette grande gazelle les emporta d’un seul coup loin de l’ermitage. Elle fila à vive allure, ô roi. 10. Suivez vite ses traces et rattrapez-la. Faites cela, ô Pæ≈∂ava, afin que mon oblation au feu42 puisse se faire. (Vai‹a‡pæyana dit:) 11. Affligés par ces paroles, YudhiÒ†hira et ses frères saisirent leurs arcs et partirent en courant.
« au diadème », Pærtha, « fils de Pƒthæ », JiÒ≈u, « qui conquiert », Pæka‹æsani, « tueur du démon Pæka ». 40 Mædr∞, fille de › alya, roi de Madra, elle épouse Pæ≈∂u. Après lui avoir donné deux enfants par l’intermédiaire des A‹vin, elle cause la mort de Pæ≈∂u qui ne peut résister à ses charmes malgré la malédiction dont il est frappé, puis elle s’immole sur son bûcher. 41 ara≈i: les deux bâtons servant à allumer par frottement le feu sacrificiel. 42 agnihotra: oblation de lait ou de beurre fondu dans le feu, qui a lieu au crépuscule du matin et du soir et que tout brâhmane se doit d’offrir tous les jours, sa vie durant. Sans ses bâtons à feu, il ne peut allumer le feu sacrificiel.
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LA TREIZIÈME ANNÉE
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Munis de leurs arcs, tous ces héros partirent en courant. À cause du brâhmane, ils poursuivirent aussitôt la gazelle. Les grands guerriers Pæ≈∂ava décochèrent des flèches empennées et des flèches de fer sans la blesser. Et pourtant elle était proche. Tandis qu’ils la traquaient adroitement, elle disparut. Ne la voyant plus, fatigués, ils se découragèrent. Dans cette forêt profonde, les Pæ≈∂ava, affamés et assoiffés, s’assirent dans l’ombre fraîche d’un banian. Assis au milieu de ses frères, Nakula, malheureux, dit alors à son frère aîné, le meilleur des Kuru:
(Nakula dit:) 17. Dans notre famille, on n’a jamais abandonné ses obligations, On n’a jamais négligé ses décisions par paresse. Nous qui sommes les meilleures des créatures, Pourquoi sommes nous encore dans le pétrin, ô roi ?
Où l’eau est refusée
III - 296
YudhiÒ†hira dit: 1. Nos malheurs sont sans fin, sans but ni raison. Mais le devoir triera entre le bon et le mauvais.
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LA PERTE DES BÂTONS À FEU
Bh∞ma dit: 2. Un serviteur a conduit KƒÒ≈æ (Draupad∞) devant l’assemblée, comme une esclave43, et je ne l’ai pas tué alors. Voilà pourquoi nous sommes dans le pétrin. Arjuna dit: 3. Le fils du cocher (Kar≈a 44) a dit des paroles cruelles et fracassantes45 et je les ai supportées bien qu’elles fussent très cruelles. Voilà pourquoi nous sommes dans le pétrin.
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Duryodhana, le chef des ennemis, a envoyé un serviteur chercher Draupad∞, jouée et perdue lors de la partie de dés (Mahæbhærata, II, 60). 44 Karna: fils aîné de Kunt∞, qu’elle conçut avec le Soleil avant son mariage avec Pæ≈∂u. Recueilli par le cocher Adhiratha et sa femme Rædhæ, il combattra aux côtés de Duryodhana qui le fera roi des A©ga (capitale Campæ dans le Bengale). Grand adversaire d’Arjuna, son demi-frère, il sera tué par lui lors de la grande bataille. On l’appelle aussi Kæ≈ina, « né hors mariage », VƒÒa, « le taureau », VƒÒasena ou SuÒena, « qui commande une armée de héros, une belle armée », Sºtaputra, « fils du cocher », Rædheya, « fils de Rædhæ », Ædhirathi, « fils d’Adhiratha », Ædityænanda, « joie du soleil », Vaikarta≈a, « fils du soleil ». Au cours d’une partie de chasse, Kar≈a avait tué par mégarde le veau d’un brâhmane: celui ci l’avait maudit: « Que ta roue tombe dans une crevasse ! » (cf. Mahæbhærata, VIII, 29, 31 et XII, 1). Et lorsque Arjuna le poursuit, la roue de son char s’embourbe, et il sera tué tandis qu’il essayera de la tirer de l’ornière (cf. Mahæbhærata, VIII, 67). 45 Cf. Mahæbhærata, II, 63.
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LA TREIZIÈME ANNÉE
Sahadeva dit: 4. Lorsque › akuni t’a battu au jeu de dés 46, ô Bhærata, je ne l’ai pas tué alors. Voilà pourquoi nous sommes dans le pétrin. Vai‹a‡pæyana dit: 5. Alors le roi YudhiÒ†hira dit à Nakula: (YudhiÒ†hira dit:) Grimpe sur un arbre, ô fils de Mædr∞, et regarde dans toutes les directions47. 6. Regarde si tu vois de l’eau à proximité ou des plantes aquatiques. En effet, cher Nakula48, tes frères sont fatigués et ils ont soif. (Vai‹a‡pæyana dit:) 7. Nakula acquiesça, grimpa sur un arbre et après avoir regardé de tous côtés, dit à son frère aîné: (Nakula dit:) 8. Je vois beaucoup de plantes aquatiques et j’entends le cri des hérons. Là, il y a sûrement de l’eau ! (Vai‹a‡pæyana dit:) 9. YudhiÒ†hira, le fils de Kunt∞, ce héros attaché à la vérité, répondit: (YudhiÒ†hira dit:) Sois gentil. Cours, et rapporte-nous de l’eau.
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Cf. Mahæbhærata, II, 53-58. Le texte dit: « dans les dix directions », à savoir les quatre points cardinaux et les quatre points intermédiaires, plus le zénith et le nadir. 48 Nakula et Sahadeva, les jumeaux Pæ≈∂ava, fils de Mædr∞ et des A‹vin. 47
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(Vai‹a‡pæyana dit:) 10. Nakula acquiesça à l’ordre de son frère. Il courut chercher de l’eau, et il la trouva aussitôt. 11. Il découvrit un étang limpide, peuplé de hérons. Il voulut y boire quand il entendit une voix venue du ciel: (La voix dit:) 12. Pas de précipitation, mon cher ! Cet étang m’appartient depuis longtemps. Réponds à mes questions et tu pourras boire de cette eau et en prendre avec toi. (Vai‹a‡pæyana dit:) 13. Sans tenir compte de ces paroles, Nakula, très assoiffé, but cette eau fraîche ... et s’effondra. 14. Nakula tardant, YudhiÒ†hira, le fils de Kunt∞, dit à son frère Sahadeva, ce héros invincible: (YudhiÒ†hira dit:) 15. Mon cher Sahadeva, ton frère jumeau tarde à revenir. Va le chercher et rapporte-nous de l’eau. (Vai‹a‡pæyana dit:) 16. Sahadeva acquiesça et partit dans la même direction. Il vit Nakula étendu sur le sol, mort. 17. Affligé par la mort de son frère, et tourmenté par la soif, il courut vers l’eau. La voix se fit entendre: (La voix dit:) 18. Pas de précipitation, mon cher ! Cet étang m’appartient depuis longtemps. Réponds à mes questions et tu pourras boire de cette eau et en prendre avec toi.
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LA TREIZIÈME ANNÉE
(Vai‹a‡pæyana dit:) 19. Sans tenir compte de ces paroles, Sahadeva, assoiffé, but cette eau fraîche ... et s’effondra. 20. Alors YudhiÒ†hira, le fils de Kunt∞, dit à Vijaya (Arjuna): (YudhiÒ†hira dit:) O B∞bhatsu (Arjuna), toi que réduis en poudre tes ennemis, tes deux frères sont partis depuis longtemps. Ramène-les, mon cher, et rapporte de l’eau. (Vai‹a‡pæyana dit:) 21. À ces mots, le prudent Gu∂æke‹a (Arjuna) prit son arc et ses flèches, ceignit son épée et gagna cet étang 22. Où s’étaient rendus pour prendre de l’eau ses deux vaillants frères. › vetavæhana (Arjuna) les touva morts en cet endroit 23. Gisant comme endormis. Très affligé, le noble fils de Kunt∞ inspecta la forêt en brandissant son arc. 24. Savyasæcin (Arjuna) n’aperçut personne dans cette grande forêt. Alors, fatigué, il courut vers l’eau. 25. Tandis qu’il courait, il entendit une voix venue du ciel: (La voix dit:) Que fais-tu ? Tu ne dois pas prendre cette eau de force ! 26. Fils de Kunt∞, si tu réponds à mes questions, tu pourras boire et emporter de l’eau, ô Bhærata. (Vai‹a‡pæyana dit:) 27. Ainsi interpellé, le fils de Pƒthæ (Arjuna) dit:
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LA PERTE DES BÂTONS À FEU
(Arjuna dit:) Montre-toi ! Quand tu seras percé par mes flèches, tu ne parleras plus ainsi ! (Vai‹a‡pæyana dit:) 28. À ces mots, le fils de Pƒthæ (Arjuna) inonda cette direction d’une pluie de flèches incantées49, en tirant à l’aveuglette. 29. Il décocha des flèches empennées ou des flèches en fer, ô puisant Bhærata, et inonda le ciel de flots innombrables de flèches. Le génie dit: 30. À quoi bon cette résistance, ô fils de Pƒthæ (Arjuna) ? Réponds à mes questions et bois. Mais si tu ne réponds pas à mes questions, tu ne pourras pas boire.
Vai‹a‡pæyana dit: 31. Arjuna vit que ses flèches étaient sans effet50. Très assoiffé, ignorant les questions; il but ... et s’effondra.
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astra: les différents héros du Mahæbhærata disposent d’« armes » qui leur ont été données par les dieux. Il ne faut pas se les représenter vraiment comme des armes matérielles: il s’agit en fait d’armes animées par des formules magiques que l’on récite pour déclencher, souvent à partir d’une arme ordinaire, des effets dévastateurs, comme si une simple flèche, se transformait en bombe incendiaire, en obus ou en missile. On les contre par d’autres armes, à la manière de missiles/contre-missiles. Ainsi, plusieurs personnes peuvent disposer de la même « arme »: il suffit de connaître la formule magique, l’incantation particulière qui la régit.
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LA TREIZIÈME ANNÉE
32. Alors YudhiÒ†hira, le fils de Kunt∞, dit à Bh∞masena: (YudhiÒ†hira dit:) Nakula, Sahadeva et l’invincible B∞bhatsu (Arjuna) 33. Sont partis depuis longtemps chercher de l’eau. Ils ne reviennent pas, ô Bhærata. Ramène-les, mon cher, et rapporte de l’eau. (Vai‹a‡pæyana dit:) 34. Bh∞masena acquiesça et partit dans la direction où ses vaillants frères s’étaient effondrés. 35. À la vue de ses frères, le valeureux Bh∞ma, malheureux et tourmenté par la soif, pensa que c’était l’œuvre de génies ou d’ogres. Il se dit: « Il va sûrement falloir que je me batte. » 36. Ventre-de-Loup (Bh∞ma), le vaillant fils de Pƒthæ, se dit encore: « Je verrai cela quand j’aurai bu ! » Alors, voulant boire, il courut vers l’eau. (Le génie dit:) 37. Pas de précipitation, mon cher ! Cet étang m’appartient depuis longtemps. Réponds à mes questions et tu pourras boire de cette eau et en prendre avec toi. Vai‹a‡pæyana dit: 38. À ces mots du génie aux très grands pouvoirs, Bh∞ma ignorant ses questions, but ... et s’effondra. 39. Le vaillant roi YudhiÒ†hira, le vigoureux fils de Kunt∞ s’inquiéta. L’esprit en feu, il se leva
50
Nous avons choisi la lecture d’un autre manuscrit: sa tu moghæn n dƒÒtvæ. L’édition de Poona préfére tu amoghæn i‹ºn muktvæ, c’est-à-dire: « ayant décoché des flèches efficaces ». « Sans effet » est ici plus juste.
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40.
41. 42.
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Et entra dans la grande forêt peuplée d’antilopes, de sangliers et d’oiseaux, mais sans aucun bruit humain, Embellie par des arbres luisants au feuillage sombre, résonnant d’abeilles et d’oiseaux. L’illustre roi, marchant dans la forêt, aperçut l’étang miroitant de filets d’or, beau comme si Vi‹vakarman51 lui-même l’avait façonné, Recouvert de touffes de lotus, de lys d’eau, de roseaux, bordé de pandanus, d’oléandres et de figuiers. Épuisé, il s’approcha; la vue de cet étang le stupéfiait.
Les énigmes du génie
III - 297
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Il vit ses frères, aussi majestueux qu’Indra52, morts, comme tombent à la fin d’un âge53 les gardiens des mondes 54. 51
Vi‹vakarman, « celui qui construit tout ». C’est l’architecte des dieux, leur forgeron et charpentier, spécialisé en chars célestes et en armes divines. Il a notamment construit le foudre d’Indra avec les os du sage Dadh∞ca (Mahæbhærata, III, 98). Indra s’en servira pour tuer le démon Vƒtra. On le voit cependant rarement construire des étangs ! 52 Dieu de la guerre, il s'est illustré dans de nombreux combats contre les démons asura. En tant que tel, il est particulièrement vénéré par la caste guerrière des k‹atriya. A leur mort, Indra les accueille dans ses paradis (indraloka). On l’appelle aussi Cakra, « le dieu au disque », Devaræja, « le roi des dieux », Balavƒtrahæn, « le tueur de Bala et de Vƒtra », Maghavan « le libéral », › atakratu, « aux cent sacrifices »,
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LA TREIZIÈME ANNÉE
2.
3.
À la vue d’Arjuna mort, son arc et ses flèches répandus sur le sol, à la vue de Bh∞masena et des jumeaux inertes et sans vie, Il poussa un soupir profond et brûlant. Les yeux inondés de larmes, il se demanda:
(YudhiÒ†hira se demanda:) Par qui ces héros ont-ils été tués ? 4. Ils n’ont pas été tués par une arme, personne n’a laissé de traces. Je pense que c’est un être très puissant qui a tué mes frères. Je vais y réfléchir attentivement, ou bien de boire cette eau me montrera ce dont il s’agit.
Pura‡dara, « le destructeur de cités », SahasrækÒha, « le dieu aux mille yeux, le dieu “ocellé” », Vajrapæ≈in, « celui qui a le foudre à la main ». Il a pour monture l’éléphant Airævata. Après avoir tué Vritra, il se cache dans la tige d’un lotus (cf. Mahæbhærata, V, 9 à 18) 53 La conception hindoue du temps est cyclique: quatre âges successifs, (kƒta-, dvæpara-, tretâ-, et kali-yuga), du meilleur au pire, se déploient sur une durée de 4 320 000 années (catur- ou mahæ-yuga). Mille fois ces quatre âges, soit 4.320.000.000 années sont un “jour de Brahmæ” ou kalpa (ère cosmique). Pendant une période équivalente la création est suspendue, résorbée en Brahmæ. A la fin d’une ère, tandis que ViÒ≈u endormi sommeille, couché dans les replis du serpent › eÒa (vestige). Après un long sommeil, une nuit de Brahmæ, un lotus sort du nombril de ViÒ≈u sur lequel apparaît Brahmæ et un nouveau cycle recommence. 54 Les Gardiens des mondes sont les dieux suivants: Indra (est), Agni (sud-est), Yama (sud), Sºrya (sud-ouest), Varu≈a (ouest), Vayu (nord-ouest), Kubera (nord), Soma (nord-est).
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5.
6.
Certes, cela pourrait être le résultat d’un ordre secret de Duryodhana55 exécuté par le prince des Gændhæra (› akuni56) à l’esprit toujours déloyal, Et qui ne fait pas de différence entre licite et illicite. Quel homme pourrait se fier à ce scélérat sans principe ?
(Vai‹a‡pæyana dit:) 7. Ce grand guerrier se disait encore: (YudhiÒ†hira se disait:) Ou alors, ce scélérat aura fait exécuter son dessein par des espions. (Vai‹a‡pæyana dit:) 8. Il pensait aussi: (YudhiÒ†hira pensait:) Il n’a pas empoisonné cette eau: le teint de mes frères est clair et frais. 9. Qui d’autre, sinon le dieu de la fin des temps (Yama57), pourrait affronter l’un après l’autre ces héros à la force colossale ? 55
Duryodhana, le fils aîné de DhƒtaræÒ†ra, chef ds Kaurava, par son entêtement, a été à l’origine de la guerre fratricide que conte le Mahæbhærata. Au cours de la partie de dés, il a insulté Draupad∞ en lui montrant sa cuisse (cf. Mahæbhærata, II, 63). Bh∞ma, au cours du combat, lui brisera la cuisse avant de le tuer (cf. Mahæbhærata, IX, 57). 56 › akuni (oiseau de mauvais augure), fils de Subala et frère de Gændhær∞. C’est lui qui joue contre YudhiÒ†hira lors de la partie de dés qui amène la ruine des Pæ≈∂ava (cf. Mahæbhærata, II, 43 à 65). Il sera tué par Sahadeva au dixhuitième jour de la bataille (cf. Mahæbhærata, IX, 27). 57 Yama, « celui qui entrave » ou bien « jumeau »: Père des hommes et roi des morts, il juge les bons et les méchants, règne
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LA TREIZIÈME ANNÉE
(Vai‹a‡pæyana dit:) 10. Il descendit vers l’eau avec détermination, et, tandis qu’il y pénétrait, il entendit une voix (venue du ciel): Le génie dit: 11. Je suis Baka58, je me nourris de poissons et de lentilles d’eau. J’ai placé tes frères cadets sous le pouvoir des trépassés. Tu seras le cinquième (à subir le même sort), ô prince, Si tu ne réponds pas aux questions que je pose. 12. Pas de précipitation, mon cher ! Cet étang m’appartient depuis longtemps. Réponds à mes questions, ô fils de Kunt∞, et tu pourras boire de cette eau et en emporter. YudhiÒ†hira dit: 13. Je te demande qui tu es, seigneur: un dieu, un chef des Rudra, ou des Vasu, ou des Marut59 ? Ce n’est pas là l’œuvre d’un oiseau ! 14. Par quelle force as-tu terrassé (mes frères), ces quatre montagnes: Himavant, Pæriyætra, Vindhya et Malaya ? 15. Ô très fort, tu as réalisé un exploit incroyable dont ne seraient capables ni les dieux, ni les génies au sud. On le représente muni d'un bâton et d'un lacet. Il chevauche un buffle noir. On l’appelle aussi Dharma (la justice) Dharmaræja (le roi de justice), Antaka (la fin), Pæ‹in (le porteur de lacet) Pitƒræj (le roi des mânes). 58 Baka, le nom du génie, signifie aussi « héron ». On peut donc comprendre: « Je suis Baka », ou « Je suis un héron ». Ce qui explique la méprise de YudhiÒ†hira. 59 Rudra, Vasu, Marut, classes de dieux.
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LA PERTE DES BÂTONS À FEU
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musiciens, ni les démons, ni les ogres60. Tu as accompli un prodige. Je ne sais pas ce que tu fais, ni ce que tu veux et j’en suis à la fois très curieux et effrayé. C’est pourquoi, le cœur angoissé et l’esprit enfiévré, je demande, seigneur, qui se tient là devant moi.
Le génie dit: 18. Je suis un génie, mon cher, pas un oiseau aquatique ! Et j’ai tué tous tes vaillants frères. Vai‹a‡pæyana dit: 19. À ces paroles malveillantes du génie dites avec des mots humains, ô roi, YudhiÒ†hira, s’étant approché, s’arrêta 20. Devant le génie aux yeux hideux, au corps gigantesque haut comme un palmier, brillant comme flamboie le feu, invincible, semblable à une montagne. 21. Allant vers la berge, le puissant Bhærata (YudhiÒ†hira) vit devant lui cet être à la force colossale dont la voix menaçante grondait comme le tonnerre.
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gandharva « génies musiciens »: sorte de génies, ce sont des êtres hybrides, mi-homme mi-oiseau, compagnons des dieux, musiciens ou danseurs, qui se nourrissent des senteurs parfumées. Longtemps, l’étymologie les a rapprochés des centaures (Cf. G. Dumézil, Le Problème des Centaures, Ann. du Musée Guimet, Paris, 1929). Les rækÒasa, que nous traduisons par ogres, généralement d'aspect terrifiant, changent de forme à volonté, vivent la nuit, et ne dédaignent pas la chair humaine.
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LA TREIZIÈME ANNÉE
Le génie dit: 22. À chaque fois, j’ai interdit à tes frères de prendre cette eau de force. Alors, je les ai tués. 23. Qui veut rester en vie ne doit pas boire de cette eau, ô roi. Pas de précipitation, fils de Pƒthæ ! Cet étang m’appartient depuis longtemps. Réponds à mes questions, ô fils de Kunt∞, et tu pourras boire de cette eau et en emporter. YudhiÒ†hira dit: 24. Ô génie, je ne convoite pas ce qui t’appartient depuis longtemps. En effet, les hommes de bien désapprouvent toujours le désir 25. Qu’éprouverait un homme de se vanter, seigneur. Mais je répondrai à tes questions selon ce que je sais. Interroge-moi. Le génie dit: 26. Qu’est-ce donc qui fait lever le soleil ? Qui l’escorte ? Qui le fait coucher ? Où disparaît-il ? YudhiÒ†hira dit: 27. Le sacré (brahman) fait lever le soleil, les dieux l’escortent, le devoir le fait coucher et il disparaît dans la vérité. Le génie dit: 28. Comment donc maîtrise-t-on les Écritures ? Comment donc trouve-t-on la connaissance sacrée ? Par qui est-on accompagné, ô roi, et comment devient-on sage ? YudhiÒ†hira dit: 29. Par l’étude, on maîtrise les Écritures, par l’ascèse on trouve la connaissance sacrée, par la persévérance
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LA PERTE DES BÂTONS À FEU
on est accompagné, ô roi, et par la fréquentation des anciens on devient sage. Le génie dit: 30. Quelle est la nature sacrée des saints brâhmanes et quel est leur trait caractéristique ? Quelle est leur condition d’hommes et qu’en est-il de ceux qui sont mauvais ? YudhiÒ†hira dit: 31. La méditation est la nature sacrée des saints brâhmanes, l’ascèse leur trait caractéristique, être mortel leur condition d’homme. On réprouve ceux qui sont vraiment mauvais. Le génie dit: 32. Quelle est la nature sacrée des bons guerriers et quel est leur trait caractéristique ? Quelle est leur condition d’homme et qu’en est-il de ceux qui sont mauvais ? YudhiÒ†hira dit: 33. Les armes et les flèches sont la nature sacrée des bons guerriers, le sacrifice61 est leur trait caractéristique, la peur est leur condition d’hommes. Ceux qui sont mauvais désertent. Le génie dit: 34. Quel est le seul hymne sacrificiel, quelle est la seule formule sacrificielle, quelle est la seule à couper le sacrifice, et la seule que le sacrifice ne domine pas ?
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Ce sont eux, en effet, qui financent les sacrifices.
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LA TREIZIÈME ANNÉE
YudhiÒ†hira dit: 35. Le souffle est le seul hymne sacrificiel, l’esprit est la seule formule sacrificielle, la parole est la seule à couper le sacrifice, elle est la seule que le sacrifice ne domine pas. Le génie dit: 36. Quel est donc le meilleur de ce qui tombe du ciel, quel est donc le meilleur de ce qui tombe à terre, quel est donc le meilleur de ce qui prospère, quel est donc le meilleur de ce qui parle ? YudhiÒ†hira dit: 37. La pluie est le meilleur de ce qui tombe du ciel, la graine le meilleur de ce qui tombe à terre, la vache le meilleur de ce qui prospère, le fils le meilleur de ce qui parle. Le génie dit: 38. Quel est cet homme qui perçoit les objets des sens, qui est doté de raison, qui est respecté ici-bas et honoré par toutes les créatures, qui respire, et pourtant ne vit pas ? YudhiÒ†hira dit: 39. Celui qui n’accomplit pas les oblations pour ces cinq-là, les dieux, les hôtes, les serviteurs, les mânes et lui-même, même s’il respire, il ne vit pas62.
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Cf. Manava-dharma-sastra (Lois de Manu), trad. Loiseleur-Deslongchamps A, éd. De Crapelat, Paris 1833; réed.., Garnier Frères, Paris 1908, III, 72, p. 68: « Mais quiconque n’a pas d’égards pour cinq sortes de personnes, à savoir: les dieux, les hôtes, les personnes dont il doit avoir soin, les Mânes et lui-même, bien qu’il respire, ne vit pas ».
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LA PERTE DES BÂTONS À FEU
Le génie dit: 40. Qu’est-ce donc qui est plus lourd que la terre, qu’est-ce donc qui est plus haut que le ciel, qu’estce donc qui est plus rapide que le vent, qu’est-ce donc qui est plus nombreux que les hommes ? YudhiÒ†hira dit: 41. La mère est plus lourde que la terre, le père est plus haut que le ciel, la pensée est plus rapide que le vent, les soucis sont plus nombreux que les hommes. Le génie dit: 42 Qui donc ne ferme pas les yeux dans son sommeil, qui donc ne bouge pas à sa naissance, qui donc n’a pas de cœur, qui donc croît de son propre élan ? YudhiÒ†hira dit: 43. Le poisson ne ferme pas les yeux dans son sommeil, l’œuf ne bouge pas à sa naissance, la pierre n’a pas de cœur, la rivière croît de son propre élan. Le génie dit: 44. Qui donc est l’ami de celui qui part, qui donc est l’ami de celui qui reste à la maison, qui est l’ami du malade, qui donc est l’ami de celui qui va mourir ? YudhiÒ†hira dit: 45. La caravane est l’amie de celui qui part, l’épouse est l’amie de celui qui reste à la maison, le médecin est l’ami du malade, le don est l’ami de celui qui va mourir.
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LA TREIZIÈME ANNÉE
Le génie dit: 46. Qui donc se déplace seul, qui, une fois né, naît à nouveau, qui donc est le remède contre le froid, qui donc est le grand champ ensemencé ? YudhiÒ†hira dit: 47. Le soleil se déplace seul, la lune, une fois née, naît à nouveau, le feu est le remède contre le froid, la terre est le grand champ ensemencé. Le génie dit: 48. En un mot, qui donc est conforme au devoir, en un mot, qu’est-ce donc que la gloire, en un mot, qu’estce donc que le ciel, en un mot, qu’est-ce donc que le bonheur ? YudhiÒ†hira dit: 49. La compétence est conforme au devoir, le don est la gloire, la vérité est le ciel, la vertu est le bonheur. Le génie dit: 50. Quelle est donc l’essence de l’homme, quel est donc l’ami procuré par les dieux, qu’est-ce qui le fait donc vivre, quel est donc son but ? YudhiÒ†hira dit: 51. Le fils est l’essence de l’homme, l’épouse est l’amie procurée par les dieux, la pluie le fait vivre, le don est son but. Le génie dit: 52. Quelle est donc la plus grande des richesses, quel est donc le plus grand des trésors, quel est donc le plus grand des biens, quel est donc le plus grand des bonheurs ?
88
LA PERTE DES BÂTONS À FEU
YudhiÒ†hira dit: 53. L’intelligence est la plus grande des richesses, la science sacrée est le plus grand des trésors, la santé est donc le plus grand des biens, la satisfaction est le plus grand des bonheurs. Le génie dit: 54. Quel est le devoir suprême ici-bas et quel est le devoir qui porte toujours des fruits ? Qu’est-ce qui doit être discipliné pour que l’on ne souffre pas, avec qui l’entente dure toujours ? YudhiÒ†hira dit: 55. Ne pas faire de tort est le devoir suprême ici-bas, le devoir enseigné par les Écritures63 est celui qui porte toujours des fruits, l’esprit est ce qui doit être discipliné pour que l’on ne souffre pas, avec les gens de bien l’entente dure toujours. Le génie dit: 56. À quoi faut-il renoncer pour devenir aimable, à quoi faut-il renoncer pour ne pas souffrir, à quoi faut-il renoncer pour être riche, à quoi faut-il renoncer si l’on veut avoir des amis ? YudhiÒ†hira dit: 57. Il faut renoncer à l’orgueil pour devenir aimable, il faut renoncer à la colère pour ne pas souffrir, il faut renoncer au plaisir pour être riche, il faut renoncer à la cupidité si l’on veut avoir des amis.
63
tray∞dharma, « le devoir selon les trois Vedas ».
89
LA TREIZIÈME ANNÉE
Le génie dit: 58. Qu’est-ce qui tue l’homme, qu’est-ce qui tue le royaume, qu’est-ce qui tue les rites funéraires, qu’est-ce qui tue le sacrifice ? YudhiÒ†hira dit: 59. Être pauvre tue l’homme, ne pas avoir de roi tue le royaume, ignorer les Écritures tue les rites funéraires, ne pas donner d’offrandes tue le sacrifice. Le génie dit: 60. Qu’appelle-t-on direction, qu’appelle-t-on eau, qu’appelle-t-on nourriture, qu’appelle-t-on poison, ô fils de Pƒthæ (YudhiÒ†hira) ? Dis moi quelle est la condition du rite funéraire. Après, bois et emporte. YudhiÒ†hira dit: 61. Les gens de bien sont la direction, l’espace est l’eau, la vache la nourriture, le solliciteur le poison. Le brâhmane est la condition du rite funéraire. Qu’en penses-tu, ô génie ? Le génie dit: 62. Tu as bien répondu à mes questions, ô héros invincible. Dis-moi maintenant qu’est-ce qu’un homme et quel homme possède toutes les richesses ? YudhiÒ†hira dit: 63. La renommée des actions pieuses atteint le ciel et la terre. On est un homme pour autant que cette renommée existe. 64. Celui pour qui le plaisir et le déplaisir, le bonheur et le malheur, le passé et le futur sont équivalents, cet homme-là possède toutes les richesses. 90
LA PERTE DES BÂTONS À FEU
Le génie dit: 65. Tu as défini l’homme et celui qui possède toutes les richesses. Pour cela, que vive un de tes frères, celui que tu choisiras. YudhiÒ†hira dit: 66. Ô génie, que vive le vaillant Nakula à la large poitrine, aux yeux rouges, au teint sombre, grand comme un peuplier64. Le génie dit: 67. Bh∞masena t’est cher, Arjuna est ton soutien ! Alors, pourquoi veux-tu que vive Nakula, ô roi, né d’une rivale de ta mère ? 68. Tu délaisses Bh∞ma, fort comme dix mille éléphants, et tu désires que vive Nakula ? 69. On dit que Bh∞masena t’est cher. et tu désires que vive Nakula ? Pour quelle raison ? 70. Tu abandonnes Arjuna dont la force soutient tous les Pæ≈∂ava et tu désires que vive Nakula ? YudhiÒ†hira dit: 71. Ne pas faire de tort est le devoir suprême et le but que je me suis fixé. Je ne veux pas faire de tort. Que vive Nakula, ô génie. 72. Les sages disent que je m’attache toujours au devoir; je ne m’en écarterai pas. Que vive Nakula, ô génie. 73. Il n’y a aucune différence pour moi entre Mædr∞ et Kunt∞. Je veux traiter ces deux mères d’égale manière65. Que vive Nakula, ô génie. 64
‹æla, « l’arbre sal »; nous avons pris le peuplier comme équivalent, 65 YudhiÒ†hira est le demi-frère de Nakula. Son choix n’en est que plus remarquable.
91
LA TREIZIÈME ANNÉE
Le génie dit: 74. Tu penses que ne pas faire de tort vaut mieux que ton intérêt et tes préférences. Pour cela, ô puissant Bhærata, que tous tes frères vivent !
YudhiÒ†hira reçoit des dons
III - 298
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Alors, sur l’injonction du génie, les Pæ≈∂ava se relevèrent. Leur faim et leur soif disparurent à l’instant. YudhiÒ†hira dit: 2. À toi qui te tiens invincible à un pas de cet étang, je demande: « Quel dieu es-tu ? » Je ne pense pas que tu sois un génie. 3. Tu es un des Vasu, ou bien un des Rudra, ou le meilleur des Marut, ou bien Vajrin (Indra), le seigneur des Trente66. 4. Mes frères sont capables de se battre contre cent mille. Je ne comprends pas par quelle magie ils ont pu être abattus. 5. Je constate avec bonheur qu’ils sont revenus à leurs sens en pleine forme. Tu es donc notre ami, ou bien notre père ?
66
Les Vasu, les Rudra, les Marut sont des catégories de dieux. Les Trente, c’est l’ensemble des dieux: on en compte en fait trente-trois (8 Vasu, 11 Rudra, 12 Æditya, Indra et Prajæpati)
92
LA PERTE DES BÂTONS À FEU
Le génie dit: 6. Je suis ton père, Dharma67, ô mon cher fils, courageux et bienveillant68. Je suis venu pour te voir. Apprends qui je suis. 7. La gloire, la vérité, la discipline, la pureté, la rectitude, la modestie, la pondération, le don, l’ascèse, la chasteté, voilà ce dont je suis fait. 8. La non-violence, l’égalité d’humeur, l’absence de passion, l’ascèse, la pureté, le désintéressement, sache que ce sont mes portes. Pour cela, tu m’es toujours cher. 9. Par bonheur, tu te plais aux cinq qualités69 de l’âme, par bonheur, tu as vaincu les six états physiques70, les deux premiers, les deux du milieu et les deux derniers au moment de la mort. 10. Je suis Dharma, mon cher, je suis venu ici pour te mettre à l’épreuve. Je suis heureux que tu aies choisi de ne pas faire de tort. Je t’offre un vœu, ô guerrier sans tache. 11. Choisis un vœu, ô roi sans tache, et je te l’accorderai. Ceux qui m’adorent ne connaissent pas le malheur.
67
Dharma: dieu de la justice, père de YudhiÒ†hira. Ce qualificatif de YudhiÒ†hira, mƒduparækrama, « douxcourageux », est un hapax dans le Mahæbhærata. Serait-ce aussi un oximore ? 69 D’après K.M. Ganguli, ces cinq qualités seraient la tranquillité d’esprit, la discipline, la continence, la résignation et la méditation (The Mahabharata., Kisari Mohan, Calcutta 18831893, 5éme reed,. Munshiram Manoharlal, New-Delhi 1990, Vol. III, p. 612, note 1). 70 Ces six états sont la faim, la soif, le chagrin, le trouble mental, la vieillesse et la mort; voir aussi K.M. Ganguli, op. cit., Vol. III, p. 612, note 2. 68
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LA TREIZIÈME ANNÉE
YudhiÒ†hira dit: 12. Que celui dont la gazelle a emporté les bâtons à feu ne soit pas privé de ses feux 71: tel sera mon premier vœu. Dharma dit: 13. C’est moi qui, sous la forme d’une gazelle, ai emporté les bâtons à feu de ce brâhmane, ô puissant fils de Kunt∞. C’était pour te mettre à l’épreuve. Vai‹a‡pæyana dit: 14. Le seigneur Dharma dit: « Que je donne », et offrit un autre vœu: « Choisis un autre vœu, mon fils ». YudhiÒ†hira dit: 15. Nous avons passé douze années dans la forêt, et voici la treizième. Que l’on ne sache jamais que nous sommes ici. Vai‹a‡pæyana dit: 16. Le seigneur Dharma dit: « Que je donne », et offrit cet autre vœu. Cette parole redonna courage à l’héroïque fils de Kunt∞. (Dharma dit:) 17. Même si vous parcourez cette terre sous votre propre forme, personne ne vous reconnaîtra dans les trois mondes, ô Bhærata. 18. Durant cette treizième année, vous, les descendants de Kuru, vous vous cacherez dans la ville de Viræ†a72 où vous vivrez incognito.
71
Le brâhmane est tenu d’allumer quotidiennement les feux sacrificiels et il a besoin pour cela de ses bâtons à feu.
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LA PERTE DES BÂTONS À FEU
19. 20.
21.
Quelle que soit la forme que vous imaginerez et qui vous plaira, vous pourrez la prendre. Rendez à ce brâhmane ses bâtons à feu que, sous la forme d’une gazelle, j’ai emportés afin de te mettre à l’épreuve. Choisis un troisième vœu, important et sans égal, mon fils. Tu viens de moi, en effet, ô roi, et Vidura73 est une partie de moi-même74.
YudhiÒ†hira dit: 22. De mes propres yeux, j’ai vu le seigneur éternel, le dieu des dieux. Je prendrai volontiers ce troisième vœu que tu m’offres, ô père. 23. Que toujours je domine la cupidité, l’égarement et la colère, ô seigneur. Que toujours je pratique le don, l’ascèse et la vérité. Dharma dit: 24. Ô fils de Pæ≈∂u (YudhiÒ†hira), tu es naturellement pourvu de toutes ces qualités. Tu es le devoir personnifié. mais tu recevras encore ce que tu as demandé.
72
Viræ†a, roi des Matsya, auprés duquel les Pæ≈∂ava et Draupad∞ vont se réfugier incognito durant la dernière année de leur exil (cf. Mahæbhærata IV; voir infra). Il sera tué par Dro≈a au quinzième jour de la bataille (cf. Mahæbhærata, VII, 161). 73 Vidura: demi-frère de DhƒtaræÒ†ra, fils de Vyâsa et d’une servante, c’est une incarnation de Dharma, le dieu de la Justice (cf. Mahæbhærata XV, 35). On le nomme aussi KÒattƒ, i.e. issu d’un mariage avec une femme de basse caste. Il est renommé pour sa sagesse et ses bons conseils. 74 Sur les incarnations partielles, voir Mahæbhærata, I, 61.
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LA TREIZIÈME ANNÉE
Vai‹a‡pæyana dit: 25. À ces mots, le seigneur Dharma, le bienfaiteur des mondes, disparut. Réunis, les Pæ≈∂ava ressuscités, s’endormirent paisiblement. 26. Puis, reposés, ces héros tous ensemble regagnèrent l’ermitage où ils remirent ses bâtons à feu au pieux brâhmane. 26. Celui qui, obéissant et les sens maîtrisés, Récite75 cette histoire édifiante, la guérison Et la rencontre du père et du fils, vivra Cent ans et aura des fils et des petit-fils. 27. Et l’esprit de ceux qui connaissent ce récit Ne prendra jamais plaisir à l’injustice Ni à la brouille entre amis, ni au vol, Ni à l’adultère, ni même à l’avarice.
Le choix du séjour incognito
III - 299
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Ayant reçu les faveurs de Dharma, les courageux Pæ≈∂ava, sages et fidèles à leurs vœux, s’assirent côte à côte. Ils devaient encore vivre cachés sans être reconnus une treizième année. 2. Ces héros, fidèles à leur engagement, saluèrent ces ascètes qui leur étaient dévoués et avaient partagé leur séjour dans la forêt et leur demandèrent poliment le droit de s’en aller.
75
PATH-, « réciter, lire, étudier ». Lire le Mahæbhærata suppose une rédaction du texte plutôt qu’une composition orale. Hypothèse à ne pas négliger.
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LA PERTE DES BÂTONS À FEU
(Les Pæ≈∂ava dirent:) 3. Vous savez bien que les fils de DhƒtaræÒ†ra76 nous ont pris notre royaume par tricherie, et que nous avons été ruinés de toutes les manières. 4. Après que nous avons séjourné douze années entières dans la forêt, nous devons vivre incognito la treizième année77 restante (de notre exil). Daignez nous permettre de vivre cachés. 5. Le vil Suyodhana78 (Duryodhana), Kar≈a et Saubala (› akuni), nos ennemis de toujours, pourraient nous mettre en difficulté s’ils nous découvraient: ils sont habiles et ont l’appui de leurs gens et de leur parentèle. 6. Comme nous aimerions être à nouveau avec nos brâhmanes et régner dans nos royaumes ! (Vai‹a‡pæyana dit:) 7. À ces mots, le vertueux roi YudhiÒ†hira, le fils de Dharma, malheureux et écrasé de chagrin, des sanglots dans la gorge, s’évanouit.
76
DhƒtarâÒ†ra, « dont la royauté a été maintenue »: le roi Vicitrav∞rya étant mort sans descendance, sa mère Satyavat∞ charge Vyæsa, le frére du défunt, d’assurer une descendance à sa veuve Amb∞kæ. A l’aspect terrible de Vyæsa, elle ferme les yeux, si bien que son fils DhritaræÒ†ra naîtra aveugle. Il sera, néanmoins roi à la mort de son frère Pæ≈∂u. C’est le chef du camp des Kaurava, en partie responsable du conflit, en raison de sa faiblesse envers ses fils. 77 samaya: « convention » . 78 Suyodhana, « qui combat bien »., un autre nom de Duryodhana, donné probablement par euphémisme (su, « bon » , dur, « mal ») .
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LA TREIZIÈME ANNÉE
8.
Alors tous les brâhmanes et ses frères le ranimèrent et Dhaumya79 dit au roi ces paroles importantes:
(Dhaumya dit:) 9. Ô roi, tu es sage, discipliné, attaché à la vérité, tu maîtrises tes sens. Des hommes de cette trempe ne s’évanouissent pas à la moindre adversité. 10. Même des dieux ont connu bien des fois la détresse en voulant capturer leurs ennemis, et aussi des hommes courageux 11. Indra, ayant rejoint les NiÒadha dans l’ermitage Giriprastha, y séjourna en secret et accomplit l’exploit de capturer par la force ses ennemis80. 12. De même, après qu’il eut pris la Tête de Cheval81, ViÒ≈u 82 qui devait naître d’Aditi, resta longtemps caché en son sein pour tuer les Daitya. 79
Dhaumya est le chapelain de YudhiÒ†hira. Nous ne pouvons dire à quoi se rapporte cet épisode. 81 haya‹iras: « tête de cheval ». ViÒ≈u avait façonné une tête de cheval et l’avait portée pour tuer les deux asura Madhu et Kai†æbha qui avaient dérobé les Veda (cf. Mahæbhærata, XII, 335; G. Schaufelberger et G. Vincent, op. cit., Tome III, p. 449, sq). ViÒ≈u est né d’Aditi (mère des Æditya) sous la forme du nain Væmana. Le Dr. Harindranath Avaroth nous signale que dans le Hariva‡‹a, ch. 69, il est dit qu’il resta en son sein pendant mille années. Par contre, les Daitya sont les enfants de Diti, On sait qu’Indra a séjourné dans le sein de Diti et a divisé son embryon en quarante-neuf morceaux qui donneront naissance aux Maruts. Les deux épisodes semblent se télescoper. 82 ViÒ≈u deviendra la troisième figure de la trinité hindoue (trimºrti), avec Brahmæ et › iva. Il représente la tendance cohésive. Il s'incarne à plusieurs reprises au cours de l'histoire, en particulier sous la forme de KƒÒ≈a. On l’appelle aussi Hari, « le fauve », Govinda, « le berger », Ke‹ava, « le chevelu », 80
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LA PERTE DES BÂTONS À FEU
13.
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Tu sais que, caché sous la forme d’un brâhmane, Væmana, (ViÒ≈u) reprit en (trois) pas le royaume enlevé par Bali83. Tu sais, mon cher, tout ce qu’a fait ici-bas le saint brâhmane Aurva, caché dans la cuisse (de sa mère)84. Tu sais, ô Roi-très-Juste, ce qu’a fait Hari (ViÒ≈u) pour la capture de Vƒtra85, quand il entra secrètement dans le foudre de › akra (Indra)86. Tu sais tout ce qu’a fait Hutæ‹ana (Agni87) pour les dieux après être entré dans les eaux et s’y être tenu caché88.
Acyuta, « l’inébranlable », Vikuntha, « pénétrant », Trivikrama, « les trois pas », Padmanæbha, « dont le nombril porte un lotus) », Sthænu, « qui se tient ferme » et Næræya≈a, « demeurant sur les eaux », Parame‹tin, « qui vient en tête ». Il intervient par ses dix incarnations (avatæra: descente) au cours de l’histoire, et son importance ne cessera de croître (cf. G. Schaufelberger et G. Vincent, op. cit., Tome III, pp. 433-439). 83 L’asura Bali a conquis toute la terre. ViÒ≈u, sous la forme du nain Væmana, lui demande de lui accorder l’espace qu’il pourrait parcourir en trois pas. Bali accepte, et Væmana couvre en trois enjambées la terre, le ciel et l’espace intermédiaire. 84 Les descendants d’Arjuna Kærtav∞rya tuent tous les descendants de Bhƒgu. Les femmes s’enfuient. L’une d’elles garde son enfant caché dans sa cuisse pendant cent ans: c’est Aurva. Celui-ci, pour venger ses parents décide de brûler tous les kÒatriyas. Ses ancêtres le calment et il jette son feu dans l’océan (cf. Mahæbhærata, I, 169-171). 85 Vƒtra: un démon qui barrait la pluie, symbole de la sécheresse. Les dieux envoient Indra le combattre (cf. Mahæbhærata, V, 9 à 10). 86 ViÒ≈u donne sa force à Indra pour l’aider à tuer Vƒtra (cf. Mahæbhærata, III, 98-99: G. Schaufelberger et G., Vincent, Le Mahæbhærata, op. cit., Tome I, p. 415 sq).
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LA TREIZIÈME ANNÉE
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De même, mon cher, Vivasvant (le soleil) au grand éclat se cacha sur terre et brûla partout ses ennemis 89. Et aussi, ViÒ≈u aux exploits terrifiants habita en secret chez Da‹aratha et tua Da‹agr∞va (Ræva≈a) au combat90. Ainsi, ces êtres puissants se sont cachés à plusieurs reprises pour vaincre leurs ennemis au combat. Toi aussi, tu vaincras.
(Vai‹a‡pæyana dit:) 20. Le pieux YudhiÒ†hira, réjoui par les paroles de Dhaumya et s’appuyant sur sa sagesse et celle des traités, retrouva son calme. 21. Le vaillant Bh∞masena à la grande force, le plus fort des forts, dit alors, réjouissant le roi par ses paroles:
87
Agni (cf. lat. ignis ): dieu du feu, c'est un dieu important, ancien (plus de 100 hymnes lui sont consacrés dans les Veda). Il est le feu terrestre dans lequel on verse les offrandes, et donc l'intermédiaire entre les dieux et les hommes; il préside à tous les événements importants de la vie. On le représente traditionnellement chevauchant un bélier. On l’appelle aussi Hutæsha, « le dévoreur d’offrandes », Jætavedas, « celui qui est connu de tous les êtres vivants », Vai‹vænara, « l’universel », Dhºmaketu, « qui a la fumée pour insigne ». 88 Agni se cache dans l’océan (cf. Mahæbhærata, III, 212: XIII, 84; G. Schaufelberger et G. Vincent, op. cit. Tome I, p. 874). 89 Nous ne connaissons pas cet épisode. 90 Ræma, un avatar de ViÒ≈u, est le fils de Da‹aratha. Il tuera Ræva≈a, un rækÒasa qui avait enlevé son épouse S∞tæ. (cf. Le Ræmæya≈a de Vælm∞ki, sous la direction de M. Biardeau, La Pleiade, Gallimard 1999; Mahæbhærata, III, 258-275.
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LA PERTE DES BÂTONS À FEU
(Bh∞ma dit:) 22. Par égard pour toi, ô grand roi, et dans un esprit de devoir, le porteur de l’arc Gæ≈∂∞va (Arjuna) n’a commis aucun écart. 23. J’ai toujours retenu Nakula et Sahadeva, bien que ces deux guerriers, terriblement vaillants, fussent capables de les91 détruire. 23. Nous ne faillirons pas à la tâche que tu nous a assignée. Décide de tout, et nous vaincrons rapidement nos ennemis. (Vai‹a‡pæyana dit:) 24. Après ces paroles de Bh∞masena, les brâhmanes proférèrent leurs meilleures bénédictions, saluèrent les Bhærata et partirent chacun dans sa propre maison. 25. Et tous ces ermites, tous ces ascètes excellents, versés dans les Écritures, désirant les revoir, dirent les prières appropriées. 26. Les cinq Pæ≈∂ava, ces sages héros, et Dhaumya, se levèrent et partirent avec KƒÒ≈æ (Draupad∞). 27. Ils s’éloignèrent d’une portée de voix à peine de cet endroit, car dès le lendemain ils auraient à vivre incognito. 28. Et là tous les cinq, versés dans les traités, habiles à délibérer et à discerner le temps de la paix et celui de la guerre, s’assirent et tinrent conseil.
91
« les »: il s’agit des Kaurava.
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Page laissée blanche intentionnellement
Gilles SCHAUFELBERGER et Guy VINCENT
LE LIVRE DE VIRƙA
Mahæbhærata, Livre IV in extenso
LA TREIZIÈME ANNÉE
45 – Installation des Pæ≈∂ava (IV, 1 - 12)
Le plan de YudhiÒ†hira
IV - 1
Janamejaya dit: 1. Comment, par peur de Duryodhana, mes aïeux ontils vécu incognito dans la ville de Viræ†a ? Vai‹a‡pæyana dit: 2. Le meilleur des justes (YudhiÒ†hira) avait accepté les dons de Dharma; il était allé dans l’ermitage des brâhmanes et le leur avait raconté. 3. Après leur avoir raconté tout cela, YudhiÒ†hira avait rendu au brâhmane ses bâtons à feu. 4. Alors, ô Bhærata, YudhiÒ†hira, le fils de Dharma, ce noble roi, ramena ses frères cadets et leur dit: (YudhiÒ†hira dit:) 5. Pendant douze années, nous avons vécu bannis hors du royaume. La treizième année arrive: elle sera tout du long pénible à vivre. 6. Ô Arjuna, fils de Kunt∞, choisis maintenant un lieu convenable où nous puissions tous séjourner sans être reconnus de nos ennemis. Arjuna dit: 7. Ô roi, ô puissant Bhærata, Dharma nous a accordé de vivre sans être reconnus de quiconque. 8. Mais je te dirai des royaumes à habiter, agréables et secrets. Choisis donc l’un d’entre eux.
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LE LIVRE DE VIRƙA
9.
10.
Autour du territoire des Kuru, il y a des peuples accueillants et prospères: les Pæñcæla, les Cedi, les Matsya, les Sºrasena, les Pa†accara, les Da‹ær≈a, le royaume Nava, les Malla, les › ælva et les Yuga‡dhara. Chez lequel d’entre eux choisis-tu de séjourner, ô seigneur roi ? Nous y passerons cette année.
YudhiÒ†hira dit: 11. Ô vaillant héros, ce que le seigneur, le maître de toutes les créatures (Dharma) nous a conseillé92, cela sera; il n’en sera pas autrement. 12. Tout naturellement, il nous a indiqué un séjour agréable, favorable, tranquille, visible par tous et sans danger. 13. Le puissant Viræ†a, le roi des Matsya, peut protéger les Pæ≈∂ava. Il est de bonnes mœurs, généreux, âgé et très riche. 14. Nous passerons cette année dans la ville de Viræ†a, et nous y travaillerons, ô Bhærata. 15. Ô descendant de Kuru, quel que soit le travail qu’il nous demandera de faire, nous serons en mesure de le faire. Arjuna dit: 16. Toi, un roi, tu travaillerais dans son royaume ! Quel travail accompliras-tu pour plaire au roi Viræ†a ? 17. Ô roi, tu es doux, généreux, modeste, juste, courageux. Préoccupé par ton malheur, que ferastu, ô Pæ≈∂ava ?
92
Voir supra, III, 298, 18. Dharma leur a conseillé de séjourner chez Viræ†a.
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LA TREIZIÈME ANNÉE 18.
Celui qui n’est pas habitué au malheur, quand celuici se présente, comment traversera-t-il cette terrible épreuve ?
YudhiÒ†hira dit: 19. Écoutez, ô descendants des Kuru, le travail que je ferai, lorsque je serai dans le royaume du vaillant roi Viræ†a. 20. Je serai le maître des jeux 93 de ce noble roi. Je serai un brâhmane nommé Ka©ka94, un joueur ardent habile aux dés. 21. Fasciné, je lancerai les dés rouges et noirs, d’or, de beryl, et d’ivoire, avec les baies faites de pierres précieuses 95. 22. Si le roi me le demande, je lui dirai: « J’étais autrefois un ami très cher de YudhiÒ†hira ». 93
sabhæstæra: « assistant dans une salle de jeux ». J.A.B. van Buitenen traduit plus noblement par « Royal Gambling Master » (The Mahæbhærata, The University of Chicago Press, Chicago 1975, Tome 3, « The book of Viræ†a », p. 28). 94 ka©ka: « héron ». Souvenons-nous que Dharma, sous l’aspect de Génie qu’il avait pris, s’était présenté sous le nom de Baka, qui signifie également « héron » (cf. supra, III, .297, 11). 95 Nous ne connaissons pas les règles du jeu de dés, ni même comment il se jouait. Déjà dans le ·g Veda (X, 34), les dés (akÒa) sont appelés « les bruns » (babhru), Ils sont décrits comme « des noix brillantes » (bƒhat prævepa), ou bien aussi des « divins charbons» (divya a©gara). Dans le même hymne, ils sont cent cinquante (tripañcaÒi) à rouler sur le tapis. Dans le Mahæbhærata (III, 70), ce sont les fruits ou les baies de l’arbre vibh∞taka. Ici, il semblerait que ces baies aient été remplacées par des copies en pierres précieuses. Nous savons qu’il y a quatre coups, dont celui appelé kali est le coup perdant. Sur le jeu de dés, voir H. Luders, Das Würfelspiel im alten Indien, trad. G. Schaufelberger, Le Jeu de dés dans l’Inde ancienne, in http://www.utqueant.org.
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LE LIVRE DE VIRƙA
23.
Je séjournerai de cette façon, ainsi que je viens de vous le dire. Et toi, Ventre-de-Loup (Bh∞ma), quel travail accompliras-tu pour plaire à Viræ†a ?
Le déguisement de Bh∞ma et d’Arjuna
IV - 2
Bh∞ma dit: 1. Je pense que je servirai le roi Viræ†a comme cuisinier. Je me présenterai sous le nom de Ballava96. 2. Habile en cuisine, je lui ferai des sauces. Pour son plaisir, je l’emporterai sur les cuisiniers bien savants qui lui faisaient jusqu’ici ses assaisonnements. 3. Et de plus, j’amasserai d’immenses tas de bois. Le roi, voyant cela, sera content. 4. S’il y a de vigoureux éléphants ou de puissants taureaux à maîtriser, je les maîtriserai aussi. 5. Et quels que soient les lutteurs que l’on placera sur la piste, je les déferai pour son plus grand plaisir. 6. Mais je ne tuerai d’aucune façon ces combattants. Je les ferai tomber à terre, sans les mettre à mort. 7. Si l’on m’interroge, je dirai: « Je suis cuisinier, boucher, saucier, lutteur. J’appartenais à YudhiÒ†hira ». 8. Voilà ce que j’affirmerai dès que je séjournerai làbas, ô roi. Je ne me trahirai pas. YudhiÒ†hira dit: 9. Autrefois, Agni, déguisé en brâhmane et désireux de brûler la forêt Khæ≈∂ava97, avait rencontré le 96
Ballava, « gardien de vache ».
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meilleur des hommes accompagné de Dæ‹arha (KƒÒ≈a), Le vigoureux et vaillant descendant des Kuru (Arjuna), l’invaincu. Quel travail accomplira Dhana‡jaya (Arjuna), le fils de Kunt∞ ? Lui qui a réjoui Pævaka (Agni) en participant à cet incendie, lui qui, seul sur son char, a vaincu Indra, lui qui a tué les serpents et les ogres, lui qu’on nomme Arjuna, que fera-t-il ? Le soleil est le plus ardent des astres, le brâhmane le plus éminent des hommes, le serpent venimeux le plus dangereux des serpents, le feu la plus brillante des lumières, Le foudre est la plus puissante des armes, le buffle le plus fort des bovins, l’océan la plus grande des étendues d’eau, le nuage le plus chargé de pluies, DhƒtaræÒ†ra98 est le meilleur des serpents, Airævata 99 le meilleur des éléphants, le fils la plus forte des joies, l’épouse la plus précieuse des amies. Dans chacun des cas, c’est là ce qu’il y a de mieux. De même, le jeune Gu∂ake‹a (Arjuna) est le meilleur des archers.
cf. Mahæbhærata, I, 214-219: Agni demande aide à KƒÒ≈a et Arjuna pour brûler la forêt Khæ≈∂ava, malgré l’opposition d’Indra. 98 DhƒtaræÒ†ra est le nom de l’oncle de YudhiÒ†hira, mais aussi celui d’un serpent (voir Mahæbhærata, I, 31, 13; G. Schaufelberger et G., Vincent, Le Mahæbhærata, op. cit., Tome I, p. 264). En Mahæbhærata, II, 9, 9, ce serpent habite le palais de Varu≈a. 99 Airævata, né du barattement de l’océan de lait, est la monture d’Indra. Il est considéré comme un des dix gardiens de l’univers (lokapæla).
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Lui qui n’est pas inférieur à Indra ni à Væsudeva (KƒÒ≈a), lui qui a Gæ≈∂∞va pour arc, B∞bhatsu (Arjuna) aux chevaux blancs, que fera-t-il ? Il est resté pendant cinq années dans le palais du dieu ocellé (Indra)100 où, par sa grâce quasi divine, il a obtenu des armes célestes. Je pense qu’il est un douzième Rudra, un treizième Æditya101, lui dont les bras sont également calleux, tout du long, à gauche et à droite102, par suite du frottement de la corde de l’arc, comme le garrot des bœufs. Il est l’Himavant103 parmi les montagnes, l’océan parmi les rivières, › akra (Indra) parmi les Trente104, Havyavah105 (Agni) parmi les Vasu,. Il est le tigre parmi les bêtes fauves, Garu∂a 106 parmi les oiseaux, le mieux équipé parmi les guerriers. Arjuna, que fera-t-il ?
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Après avoir obtenu de › iva une arme magique, Arjuna est l’hôte du dieu Indra (cf. Mahæbhærata, III, 43-79). 101 Il y a onze Rudras et douze Ædityas, ce sont des classes de dieux. 102 Allusion au fait qu’Arjuna tire aussi bien de la main gauche que de la droite. 103 Himavant = Himælaya. 104 « Les Trente » (divinités), pour dire l'ensemble des dieux. On en compte en fait trente-trois (8 Vasu, 11 Rudra, 12 Æditya, Indra et Prajæpati). Cf. Bƒhadæra≈yaka-Upa≈iÒad, III - 9, 1-10 Trad. E. Senart, Les Belles Lettres, Paris, 1967. 105 Havyavah, « qui porte l’oblation », c’est-à-dire Agni, le dieu du feu. Agni fait partie des Vasu. 106 Garu∂a: « le dévoreur » ou « la parole volante », ennemi des serpents, est un oiseau mythique, d’une force colossale, monture de ViÒ≈u.
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LA TREIZIÈME ANNÉE Arjuna dit: 21. Je déclarerai au roi: « Je suis un eunuque ». Certes, ô roi, mes bras calleux sont difficiles à cacher. 58* Mais je les cacherai avec des bracelets. 22. Je mettrai à mes oreilles des boucles étincelantes, je dénouerai mes cheveux, ô roi, et j’aurai le nom de Bƒhanna∂æ107. 23. Alors, travesti en femme, je raconterai mille histoires pour charmer le roi et les autres habitants du gynécée. 24. Dans le palais de Viræ†a, j’enseignerai aux femmes des chants, des danses plaisantes, divers instruments de musique, ô roi. 25. Je dirai à tous que je suis de bonnes mœurs et gros travailleur: ainsi me dissimulera,-je habilement moimême. 26. Si le roi m’interroge, ô Bhærata, je dirai: « Servante de Draupad∞, j’ai habité le palais de YudhiÒ†hira ». 27. Caché sous cette fausse identité, je séjournerai sans problème dans le palais de Viræ†a.
Le déguisement des jumeaux et de Draupad∞ IV - 3
YudhiÒ†hira dit: 1. Nakula, mon cher, toi qui es délicat, brave, beau et habitué au luxe, quel travail accompliras-tu ?
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Bƒhanna∂æ, « celle qui a un grand roseau » (cf. Introduction) ». Pendant son séjour chez Indra, Arjuna a appris le chant et la danse avec le génie Citrasena.
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Nakula dit: 2. Je serai le palefrenier du roi Virâta. Je m’appellerai Granthika108 et mes services seront appréciés. 3. Je suis habile à dresser et à soigner les chevaux. J’ai toujours aimé mes chevaux comme les tiens, ô roi des Kuru. 4. Voici ce que je répondrai à qui m’interrogera dans la ville de Viræ†a, tant que j’y séjournerai. YudhiÒ†hira dit: 5. Sahadeva, mon cher, sous quel déguisement resteras-tu à ses côtés, et quel travail accomplirastu ? Sahadeva dit: 6. Je serai le vacher du roi Viræ†a: je suis habile à garder, traire et compter les vaches. 7. Sache que je m’appellerai Tantipæla109. J’agirai avec intelligence, ne t’inquiète pas ! 8. Autrefois, en effet, vous m’avez toujours confié les vaches. Maintenant, j’ai une bonne expérience. Ce travail m’est connu, ô roi. 9. Je connais parfaitement les critères de choix, la démarche, les signes auxquels on reconnaît les bonnes vaches, et bien d’autres choses; ô roi. 10. À leurs marques distinctives, je reconnais les taureaux qui rendent fécondes même les vaches stériles rien qu’en respirant leur urine. 11. Je ferai ce travail, car cela m’a toujours plu. Personne ne me reconnaîtra. Sois tranquille, ô roi.
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Granthika, « narrateur, astronome ». Tantipæla, « gardien des cordes ».
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LA TREIZIÈME ANNÉE YudhiÒ†hira dit: 12. Et toi, notre épouse bien aimée, toi qui nous es plus chère que notre vie, toi que nous devons honorer comme une mère et comme une sœur aînée, 13. Toi, Draupad∞ la Noire110, quel travail accomplirastu ? En effet, elle ne connaît aucun des travaux féminins. 14. Délicate, candide, noble, dévouée à ses maris, méritante, comment cette princesse vivra-t-elle ? 15. Depuis sa naissance, cette femme ravissante n’a connu que guirlandes, parfums, ornements, vêtements variés. Draupad∞ dit: 16. En ce monde, ô Bhærata, les caméristes n’ont pas de protecteur, car elles sont esclaves. Mais il est certain qu’ici-bas les autres femmes ne vivent pas ainsi111. 17. Je dirai que je suis Sairandhr∞112, une camériste habile à la coiffure. Je vivrai en me cachant, comme tu me le demandes. 18. J’irai chez la noble SudeÒ≈æ, la femme du roi, et, une fois là, elle me protégera. Ne t’inquiète pas113. 110
KƒÒ≈æ, « la noire », autre nom de Draupad∞, plus, semblet-il, pour signaler sa beauté que pour indiquer la couleur de son teint. 111 Cf. Mænavadharma‹æstra ou Lois de Manu, V, 148, trad. Loiseleur Deslongchamps, Garnier, Paris 1833: « Pendant son enfance, une femme doit dépendre de son père: pendant sa jeunesse, elle dépend de son mari; son mari étant mort, de ses fils, si elle n’a pas de fils, des proches parents de son mari, ou à leur défaut, de ceux de son père … » 112 Sairandhr∞ veut dire « femme de chambre, camériste ». 113 SudeÒnæ, une princesse Kekaya, épouse de Viræ†a.
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LE LIVRE DE VIRƙA
YudhiÒ†hira dit: 19. Tu parles bien, ô KƒÒ≈æ (Draupad∞) comme une fille de bonne famille. Tu ne connais pas le mal et vertueuse, tu te tiens vertueusement à tes obligations.
L’enseignement de Dhaumya
IV - 4
YudhiÒ†hira dit: 1. Les métiers que vous avez choisis, pratiquez-les. Je les approuve entièrement, pour autant que je puisse en juger. 2. Que notre chapelain (Dhaumya) garde les feux sacrés 114 dans le palais de Drupada115 avec les cuisiniers et les intendants, 3. Et que les cochers, avec leur chef Indrasena 116 conduisent vite tous les chars à Dværavat∞117, c’est là ce que j’ai résolu. 4. Et que toutes les servantes qui entourent Draupad∞ aillent chez les Pæñcæla avec les cuisiniers et les intendants118.
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agnihotra, « oblation au feu »: c’est le sacrifice que doit offrir soir et matin tout brâhmane chef de famille, sa vie durant. C’est aussi le feu sacré, le feu sacrificiel, qui doit être entretenu en permanence. 115 Drupada, le roi des Pæñcæla, est le père de Draupad∞. 116 Indrasena est le cocher de YudhiÒ†hira. 117 Dværavat∞ ou Dværakæ est la ville de KƒÒ≈a et de Vasudeva, son père. 118 On note que les Pæ≈∂ava, durant leur exil dans la forêt, sont accompagnés de toute une cour.
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LA TREIZIÈME ANNÉE 5.
Tous devront dire: « Nous ne savons pas où sont allés les Pæ≈∂ava: ils nous ont laissés et ont quitté la forêt Dvaita ».
Dhaumya dit: 6. S’ils vous veulent du bien, les amis doivent dire ce qu’ils savent. Donc, juste pour ce motif, je parlerai: écoutez ! 7. Eh bien ! Je vais vous dire, ô princes, ce que c’est que d’habiter chez un roi, et comment un serviteur d’une maison royale se comporte et ne fait pas d’erreurs. 8. Il est difficile, ô Kauravya dignes d’égards, d’habiter dans le palais d’un roi avec des gens qui vous méprisent et vous ignorent. 9. Si l’on montre la porte à un serviteur, il doit la prendre. Il ne doit pas se fier aux rois. Il doit aller chercher un siège qui n’est pas réservé à un autre. 10. Quand il habitera chez le roi, il ne devra pas monter sur son palanquin, sur son lit, sur son trône, sur son éléphant ou sur son char en disant: « J’ai la permission ». 11. S'il veut habiter la maison royale, il ne doit pas s’asseoir là où des gens malintentionnés pensent qu’il ne devrait pas s’asseoir. 12. Il ne doit jamais parler si le roi ne l’interroge pas, mais il doit attendre silencieusement et avec respect le moment voulu. 13. En effet, les rois n’aiment pas les gens qui parlent à tort, et méprisent les conseillers qui parlent en vain. 14. Un serviteur avisé ne doit en aucun cas se lier d’amitié avec les épouses (du roi), ni avec les gardiens du gynécée, ni avec les ennemis haïs par le roi.
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Il doit accomplir les tâches qu’il connaît, même les plus humbles. S’il agit ainsi, il n’encourra aucun dommage de la part du roi. Il doit l’honorer avec zèle, comme s’il honorait Agni ou un autre dieu. En effet, s’il faisait semblant de l’honorer, il serait certainement détruit par le roi. Il doit faire ce que le maître ordonne. Il doit éviter de se tromper, d’être insolent et de se mettre en colère. Chaque fois qu’il est sollicité par le roi, il doit lui répondre de manière agréable et utile, mais il doit dire surtout l’utile, au risque de lui déplaire. Il doit être amène dans ce qu’il dit ou fait pour le roi, il ne doit pas lui dire des choses désagréables ou inutiles. S’il est avisé, il ne doit pas courtiser le roi dans l’idée d’être son favori, mais il doit faire avec zèle et sans négligence ce qui lui est agréable et utile. S'il veut habiter la maison royale, il ne doit pas fréquenter ceux qui déplaisent au roi, il ne doit pas frayer avec les importuns, il ne doit pas se dérober à sa propre condition. S’il est avisé, il doit se tenir à droite ou à gauche du roi: en effet, les gardes armés se tiennent derrière le roi, et la place d’honneur devant le roi lui est toujours interdite. Il ne doit pas se vanter en présence du roi: cela est fortement déplacé, surtout chez les pauvres. Il ne dévoilera pas aux gens les mensonges du roi. Il ne doit pas parler à un homme qui a mécontenté les rois. Il ne doit pas s’enorgueillir en disant: « Je suis brave », ou encore « Je suis intelligent ». Son honneur, c’est d’être cher au roi en n’agissant que pour son bien. -115-
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S’il obtient du roi des pouvoirs et des faveurs rares, il doit s’appliquer à lui être utile et agréable. Quel homme sensé voudrait, même en pensée, nuire à un roi: sa colère est dommageable et sa faveur bénéfique. Il ne doit pas grimacer, ni proférer des insultes. Il doit éternuer, péter et cracher discrètement. Et même si, en certaines occasions, le roi se rend ridicule, il ne doit pas trop s’en gausser, ni rire comme un fou. Il ne doit pas se comporter avec une trop grande rigueur, cela serait en effet pesant: mais il doit montrer un sourire aimable et reconnaissant. S'il veut habiter la maison royale, il ne doit ni se réjouir d’une faveur obtenue, ni craindre la disgrâce, mais rester toujours sur ses gardes. Un conseiller, s’il est avisé, doit toujours satisfaire le roi et son fils: alors, il reste longtemps prospère. Un conseiller favori qui a été puni à juste titre retrouvera la faveur s’il ne persiste pas (dans son erreur) face au roi. Celui qui habite le pays du roi doit être humble, perspicace, et proclamer les mérites de celui-ci, en sa présence et hors de sa présence. Mais le conseiller qui veut forcer le roi ne garde pas sa place et risque sa vie. S’il a en vue son propre intérêt, il ne doit pas contredire le roi ni l’emporter sur lui dans des compétitions sportives. S'il veut habiter la maison royale, il doit toujours être enjoué, fort, brave, fidèle comme une ombre, sincère, doux et obéissant. S'il veut habiter la maison royale, il doit s’avancer et dire: « Moi, que dois-je faire ? » quand le roi missionne quelqu’un d’autre.
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S'il veut habiter la maison royale et que le roi le désigne, il ne doit pas hésiter, qu’il fasse chaud ou froid, que ce soit le jour ou la nuit. S'il veut habiter la maison royale, il ne doit pas se souvenir de ses amis dont il a quitté la maison. Dans son malheur, il doit viser au bonheur. Il ne doit pas s’habiller comme le roi, ni rire bruyamment en sa présence; ainsi, il deviendra cher au roi. Attaché à son devoir, il ne doit pas toucher des gratifications: en effet, s’il accepte de l’argent, il encourt l’emprisonnement ou la mort. Si le roi lui offre un véhicule, un vêtement, un ornement ou autre chose, il doit toujours le porter: ainsi, il deviendra plus cher au roi. Mon cher, vous chercherez à vous conduire ainsi durant cette année. Et, après ce délai, vous agirez à votre gré.
YudhiÒ†hira dit: 45. Tu nous as enseigné, grâce à dieu, comme personne ne l’avait fait, si ce n’est notre mère Kunt∞ et le sage Vidura. 46. Fais, s’il te plaît, sans délai, ce qu’il convient de faire pour nous tirer de ce malheur, pour notre départ et pour notre victoire. Vai‹a‡pæyana dit 47. À ces paroles prononcées par le roi, Dhaumya, le meilleur des brâhmanes, fit selon les règles tout ce qui est prescrit pour un départ. 48. Il alluma pour eux les feux avec les formules voulues et versa l’oblation pour leur succès et leur prospérité et pour la conquête de la terre.
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Puis ayant pris respectueusement congé du feu et des ascétiques brâhmanes, ils partirent, eux six seulement, Yæjñasen∞ (Draupad∞) en tête
Le dépôt des armes
IV - 5
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Les héros partirent vers la Kælind∞ (Yamunæ) l’épée au côté, leurs arcs tendus, leurs carquois en bandoulière, leurs bras et leurs mains gauches protégés par la courroie et le gantelet. 2. Ces archers longèrent à pied sa rive sud, 132* Partant vers l’ouest et progressant de forêts en forêts, 2... Dormant dans des endroits inaccessibles, 119 montagneux et couverts de forêts. 3. Et tuant beaucoup de gibier. Les Pæ≈∂ava, ces puissants guerriers, laissèrent les Da‹ær≈a à gauche et les Pæñcæla à droite 4. Et passèrent entre les Yakƒlloma et les › ºrasena120, puis, venant de la forêt ils pénétrèrent dans le royaume de Matsya en se disant chasseurs. 119
Comme le fait justement remarquer l’édition de Poona, il n’y a pas de montagnes sur les bords de la Yamunæ. Ce passage semble empunté à un récit plus ancien, similaire à un passage de l’Odyssée (cf. N.J. Allen, « Athena and Durgæ, warrior goddesses in Greek and Sanskrit epics », in Deacy S. et Villing A. Athena in the Classical World,, Brill, Leiden 2001, pp. 367382: Trad. G. Schaufelberger, Athéna et Durga, déesses guerrières dans les épopées grecque et sanskrite, in http://www.utqueant.org).
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Alors, arrivés dans ce pays, KƒÒ≈æ (Draupad∞) dit au roi:
(Draupad∞ dit:) Regarde. On ne voit que des sentiers et des champs. 6. Sans doute, la capitale de Viræ†a sera encore loin ! Arrêtons-nous pour la nuit: je suis très fatiguée YudhiÒ†hira dit: 7. Dhana‡jaya (Arjuna), prends Pæñcæl∞ (Draupadî) dans tes bras et porte-la. Délivrés de la forêt, allons jusqu’à la capitale. Vai‹a‡pæyana dit: 8. Aussitôt, comme un éléphant royal, Arjuna porta Draupad∞. Arrivé à proximité de la ville, il la reposa à terre. 9. Arrivé près de la capitale, le fils de Kunt∞ (YudhiÒ†hira) dit à Arjuna: (YudhiÒ†hira dit:) Où abandonnerons-nous nos armes, avant d’entrer dans la ville ? 10. Si nous entrons armés dans la ville, mon cher, nous alarmerons immanquablement la population. 148* L’arc Gæ≈∂∞va et la grande massue sont connus de tous. Si nous entrons avec ces armes dans la ville, les gens nous reconnaîtront, c’est certain. 11. Et si un seul d’entre nous est reconnu, nous le serons tous. Alors, nous devrons séjourner à nouveau douze années dans la forêt.
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Peuplades situées à l’ouest de la Yamunæ.
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LA TREIZIÈME ANNÉE Arjuna dit: 12. Sur ce sommet, ô roi, il y a un grand acacia touffu aux branches formidables: il est difficile à escalader, il pousse près d’un cimetière. 13. Là-bas, ô roi, personne 152* Ne nous verrait déposer nos armes. 13... Cet arbre pousse à l’écart des sentiers, dans une forêt habitée de féroces bêtes sauvages. 14. Après y avoir déposé nos armes, nous irons à la ville, où nous séjournerons comme nous l’avons décidé. Vai‹a‡pæyana dit: 15. Ainsi Arjuna s’adressa-t-il au noble roi YudhiÒ†hira. Puis il alla déposer les armes, ô puissant Bhærata121. 16/17.Pærtha (Arjuna), le descendant de Kuru, enleva la corde de son arc Gæ≈∂∞va pour rendre inoffensif cet arc au claquement sonore qui détruit les armées ennemies et avec lequel, seul sur son char, il avait vaincu les dieux, les hommes et les serpents et conquis de nombreuses contrées prospères122. 18. Le farouche guerrier YudhiÒ†hira détendit la corde incassable de son arc avec lequel il avait défendu le KurukÒetra. 19. Le noble Bh∞masena détendit la corde de son arc avec lequel il avait vaincu au combat les Pæñcæla et
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N’oublions pas que Vai‹a‡pæyana s’adresse au roi Janamejaya, appartenant lui aussi à la lignée des Bhærata. 122 YudhiÒ†hira avait décidé d’offrir un sacrifice royal (ræjasºya). Il envoie donc ses quatre frères, Arjuna vers le nord, Bh∞ma vers l’est, Nakula vers l’ouest et Sahadeva vers le sud, obtenir l’allégeance des différents rois, par la force si nécessaire. Ces strophes font allusion à cette « digvijaya, cette conquête du monde » (cf. Mahæbhærata, II, 23-29).
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repoussé seul de nombreux ennemis durant la conquête du monde. 20. Le claquement de la corde de cet arc, semblable au fracas d’une montagne qui se fend, au grondement du tonnerre, avait fait fuir ses ennemis au combat. 21. Bh∞masena, ô roi sans tache, enleva la corde de son arc avec lequel il s’était emparé du roi du Sindhu 123 (Jayadratha). 22. Le guerrier qui hurle dans les combats, le fils de Pæ≈∂u (Nakula), retira la corde124 de son arc avec lequel il avait conquis les contrées occidentales. 23. Le puissant guerrier Sahadeva décorda son arc avec lequel, marchant vers le sud, il avait conquis les contrées méridionales. 24. Ils déposèrent avec leurs arcs leur longues épées bien trempées 125, leurs carquois précieux et leurs flèches aiguisées comme des rasoirs. 170*. YudhiÒ†hira, le fils de Kunt∞, ordonna: « Nakula, grimpe sur cet acacia et caches-y nos armes.» 25. Nakula grimpa et déposa les arcs. Il choisit un endroit qui semblait sûr, 26. Et où il voyait que la pluie arrivait obliquement et là, il les attacha étroitement avec des cordes solides. 27. Puis les Pæ≈∂ava y attachèrent en plus le corps d’un homme mort. Ainsi, sentant cette odeur fétide, les gens s’écarteront et diront: « Ce n’est qu’un cadavre attaché à l’arbre ». 28/29.Aux bouviers et aux bergers qui les interrogeaient, 123
Cf. Mahæbhærata, III, 256. maurv∞, « faite de chanvre (mºrvæ) ». 125 p∞ta: « jaune » ou bien « qui a bu »; une épée jaune, une épée qui a bu (le sang), ou bien, comme le pense Ganguli, une épée bien trempée ? La connaissance partielle que l'on a des armes de cette époque ne permet pas vraiment de trancher. 124
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ces guerriers répondirent en disant: « C’est notre mère, âgée de cent quatre-vingts ans. Nous suivons une coutume familiale pratiquée par nos ancêtres: dans cet arbre, se trouvent nos parents ». Puis les fils de Pƒthæ (les Pæ≈∂ava), ces destructeurs d’ennemis, s’approchèrent de la ville. YudhiÒ†hira leur donna des noms secrets: Jaya, Jayanta, Vijaya, Jayatsena et Jayadbala.
Louanges à Durgæ (App. 4 D)126 Tandis que YudhiÒ†hira allait vers la belle ville de Viræ†a, Il loua en pensée la déesse Durgæ, la souveraine des trois mondes, Née dans le sein de Ya‹odæ127, très aimée de Næræya≈a (KƒÒ≈a). Née dans la famille du berger Nanda, auspicieuse et apportant à tous la postérité, 126
Nous insérons ces louanges à Durgæ (Durgæstava), placées en cet endroit dans différents manuscrits, et reléguées en appendice dans l’édition de Poona, en raison d’un article de N.J. Allen, « Athena and Durgæ, warrior goddesses in Greek and Sanskrit epics », op. cit.. Dans cet article, N.J. Allen rapproche l’arrivée d’Ulysse à Ithaque de celle des Pæ≈∂ava chez Viræ†a, et l’apparition de la déesse Athéna de celle de Durgæ. Voir la traduction de cet article sur http:/:www.utqueant..org. 127 Ka‡sa, averti qu’un fils de Devak∞ devait causer sa mort, les tuait tous à leur naissance en les fracassant sur une pierre plate. Lorsque Devak∞ fut enceinte de son huitième enfant qui allait être KƒÒ≈a, Durgæ s’introsuisit dans le sein de Ya‹odæ, la femme du berger Nanda, et naquit en même temps que KƒÒ≈a, avec lequel elle fut échangée. Tuée par Ka‡sa, elle monta au ciel et lui annonça sa mort.
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LE LIVRE DE VIRƙA
Elle a mis en fuite Ka‡sa et détruit les démons (5) Jetée sur le coin d’une pierre, elle a gagné le ciel. Ornée de divines guirlandes, elle est la sœur de Væsudeva (KƒÒ≈a), Elle porte des vêtements divins, elle porte l’épée et le bouclier. L’ayant ainsi saluée en pensée, le roi, avec ses frères, désireux de la voir, Se mit à célébrer la déesse et la loua de diverses manières. (10) (YudhiÒ†hira dit:) Louange à toi, ô dispensatrice de bienfaits, vierge chaste et noire ! Tu es belle comme le soleil levant, tu brilles comme la pleine lune, Tu as quatre bras, quatre visages, larges hanches et large poitrine, Tu portes des bracelets d’or et de saphir et d’émeraude128. Tu es belle comme Padmæ (› r∞), tu es la reine de Næræya≈a (KƒÒ≈a). (15) Ta nature et ta chasteté sont très pures, ô coureuse d’espace. Sombre comme un nuage noir129, tu ressembles à Sa‡karÒa≈a (Balaræma). Tu as deux bras, énormes, dressés comme l’enseigne de › akra (Indra).
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On énumère ici trois sortes de bracelets (valaya, keyura, a©gada) entre lesquels nous ne saurions faire de différence. On dit qu’il sont « queues de paon »(mayurapiccha). Nous avons supposé que c’était à cause des matériaux dont ils étaient faits. 129 kƒÒ≈æcchavi signifie aussi « antilope noire ».
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LA TREIZIÈME ANNÉE Tu es Pætr∞, Pa©kaj∞, Gha≈†∞130, tu es la très pure sur la terre. Tu portes un lacet, un arc, un grand disque et différentes armes. (20) Tes oreilles sont ornées de très nombreux pendants. Ô déesse, ton visage resplendissant rivalise avec la lune. Tu es parée d’un diadème, de multiples rubans ornent ta chevelure. Avec ta ceinture d’argent, telle un serpent enroulé, Tu resplendis comme le Mandara enserré par la boucle du serpent131. (25) Tu brilles, avec ton enseigne dressée, d’or, de saphir et d’émeraude132. Tu respectes ton vœu de chasteté et purifies le ciel d’Indra133. C’est pourquoi on te loue, ô déesse, et, comme aux Trente134, on te fait des offrandes. Tu as tué le démon MahiÒa pour préserver les trois mondes 135.
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Ce sont trois noms de Durgæ: Pætr∞ signifie « pot, vase », Pa©kaj∞ « lotus »et Gha≈†∞ « clochette ». 131 Le mont Mandara avait servi à baratter l’océan de lait. Le serpent Væsuki, enroulé autour de lui, servait de corde pour le faire tourner. (cf. Mahæbhærata, I, 16: G. Schaufelberger et G. Vincent, op. cit., Tome I, p. 219 sq). 132 De nouveau la queue de paon. 133 tridiva: « triple ciel » ou « paradis d’Indra ». 134 Les Trente sont les trente dieux. On en compte en fait trente-trois (8 Vasu, 11 Rudra, 12 Æditya, Indra et Prajæpati) (Cf . Brihadæra≈yaka-UpaniÒad, III - 9, 1-10 - Trad. E. Senart, Les Belles Lettres, Paris, 1967).
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LE LIVRE DE VIRƙA
Aide-moi, ô meilleure des déesses, aie pitié de moi, sois-moi favorable. (30) Tu es victorieuse, tu es la victoire et tu donnes la victoire au combat. Alors, donne-moi, ô bienfaitrice, la victoire qui me revient Ton séjour éternel est sur le mont Vindhya, l’excellente montagne. Kæl∞, ô Kæl∞, ô grande Kæl∞, tu aimes le rhum, la chair et les animaux du sacrifice. Tu vas où bon te semble, ô bienfaitrice, et les créatures t’escortent. (35) Aux hommes qui t’invoquent pour soulager leurs peines, Et aussi à ceux qui se prosternent à l’aube devant toi, Rien ne sera difficile à obtenir, que ce soit descendance ou richesses. Tu délivres de la détresse, ô Durgæ: c’est pourquoi on t’appelle Durgæ136. Pour les hommes qui souffrent de la famine, qui se noient dans le grand océan, (40) Pour ceux qui sont entourés de brigands, tu es le recours suprême. Dans la traversée des eaux, des jungles et des forêts, Les hommes qui t’invoquent, ô grande déesse, ne risquent rien.
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mahiÒa « buffle », un démon invincible pour les dieux (il ne pouvait être tué que par une femme), et qui fut tué par Durgæ (ou Skanda dans d’autres versions). 136 durga signifie « difficulté, adversité, danger, détresse », d’où cette étymologie fantaisiste.
-125-
LA TREIZIÈME ANNÉE Tu es la Gloire, la Fortune, la Fermeté, la Réussite, la Modestie, la Sagesse, la Continuité, Tu es le crépuscule, la nuit, l’aube, le sommeil, le clair de lune, la Beauté, la Patience, la Compassion, la Pensée. (45) Tu mets fin à la captivité, à l’égarement, à la perte des enfants, à la destruction des richesses, À la maladie, à la mort, à la peur, pour les hommes qui t’adorent. Exilé de mon royaume, je cherche refuge en toi. Respectueusement, je m’incline devant toi, ô déesse souveraine. Sauve-moi, ô déesse aux yeux de lotus, sois-moi fidèle, ô fidèle. (50) Sois mon refuge, ô Durgæ, toi qui sers de refuge et chéris tes adorateurs. (Vai‹a‡pæyana dit:) Ainsi louée, la déesse apparut (YudhiÒ†hira), Et, s’approchant du roi, elle lui dit:
au
Pæ≈∂ava
(La déesse dit:) Écoute cette mienne parole, ô vaillant roi, ô seigneur. Sous peu viendra ta victoire au combat. (55) Grâce à moi, tu vaincras, tu détruiras l’armée des Kaurava, Tu débarrasseras le royaume de ses ennemis et tu gouverneras la terre à nouveau. Avec tes frères, ô roi, tu connaîtras une joie complète. Ceux qui me célébreront ici-bas seront délivrés de leurs péchés. (60)
-126-
LE LIVRE DE VIRƙA
Contente d’eux, je leur donnerai royaume, longue vie, beauté et descendance. En voyage, en ville, en combattant des ennemis dangereux, Dans la forêt, la jungle impénétrable ou l’océan insondable, en montagne, Ceux qui m’invoqueront, ô roi, comme tu viens de le faire, Rien ne leur sera difficile à obtenir ici-bas. (65) Il faut réciter ou écouter avec ferveur cette louange parfaite. Par elle, les Pæ≈∂ava réussiront dans toutes leurs entreprises. Grâce à moi, tant que vous résiderez dans la ville de Viræ†a, Aucun Kuru, aucun habitant de cette ville ne reconnaîtra l’un de vous. Vai‹a‡pæyana dit: À ces mots, la déesse, qui venait de leur accorder une faveur, (70) En assurant leur protection, disparut sur le champ. 31.
Puis, pour accomplir leur promesse, ils entrèrent dans la ville et vécurent incognito dans ce royaume leur treizième année d’exil.
L’entrée de YudhiÒ†hira
IV - 6
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Sans tarder, le roi YudhiÒ†hira alla trouver Viræ†a qui siégeait dans la salle d’audience. -127-
LA TREIZIÈME ANNÉE
2.
3.
4.
Il avait placé sous son aisselle ses dés d’or Et de béryl et s’était enveloppé de son vêtement. L’illustre souverain (Viræ†a) vit venir à lui Ce roi glorieux, descendant de Kuru, Majestueux, honoré des rois et des peuples, Dangereux comme un serpent au cruel venin, Au dessus des hommes par sa force et sa beauté, Grand, rayonnant comme un immortel, Semblable à un soleil enveloppé de gros nuages, Semblable à un feu caché sous la cendre137. Le roi Viræ†a voyant venir le Pæ≈∂ava Semblable à une lune cachée par des nuages, Demanda à ses conseillers, ses brâhmanes, ses bardes, À son peuple et à ceux qui assistaient à l’assemblée,
(Viræ†a dit:) Quel est cet homme qui regarde l’assemblée Et que l’on voit ici pour la première fois ? 5. Un tel homme ne peut être un brâhmane ! Je pense plutôt que c’est un roi de la terre. Pourtant il n’a ni serviteurs, ni char, ni bracelets, Mais, vu de près, il brille comme Indra. 6. En effet, il a une prestance significative Qui me ferait penser qu’il a reçu l’onction ! Il s’avance vers moi sans peur Comme un éléphant amoureux vers un étang de lotus. (Vai‹a‡pæyana dit:) 7. Le puissant YudhiÒ†hira s’approcha Du souverain perplexe et lui dit:
137
-128-
Ces métaphores rappellent que YudhiÒ†hira est déguisé.
LE LIVRE DE VIRƙA
(YudhiÒ†hira dit:) Apprends, ô roi, que je suis un brâhmane Qui a tout perdu: je viens ici gagner ma vie. 8. Dans ma détresse, je désire, ô roi vertueux, Vivre près de toi et faire ce que tu désires. (Vai‹a‡pæyana dit:) Heureux, le roi lui répondit immédiatement: (Viræ†a dit:) Sois le bienvenu et accepte (ce que je vais t’offrir) 9. C’est avec plaisir, mon cher, que je te salue. De quel royaume viens-tu ? Quel est son roi ? Apprends-moi sans détour ta famille et ton nom. Et aussi quelle activité tu as pratiquée. YudhiÒ†hira dit: 10. Autrefois, j’étais un ami de YudhiÒ†hira, Un brâhmane de la lignée de Vyæghrapad138. Je suis un joueur habile à jeter les dés. On me connaît, ô Viræ†a, sous le nom de Ka©ka. Viræ†a dit: 11. Eh bien, je t’accorde le don que tu désires. Gouverne les Matsya, je suis ton serviteur. Car j’ai toujours aimé les joueurs habiles. Tu mérites le royaume, ô excellent brâhmane. YudhiÒ†hira dit: 12. Si une mauvaise querelle s’élève, ô Matsya, Venant du perdant, on n’en tiendra pas compte. Si je gagne, il ne doit pas emporter sa mise.
138
À l’âge kƒta, Vyægrapad eut deux fils, Upamanyu et Dhaumya, tous deux célèbres par leurs austérités. Vyægrapad est aussi l’auteur d’un hymne de ·g Veda.
-129-
LA TREIZIÈME ANNÉE Tel serait mon vœu, si tu le permets. Viræ†a dit: 13. S’il t’est inamical, je tuerai même l’intuable139. Quant aux brâhmanes, je les bannirai du royaume. Que mes sujets ici assemblés comprennent Que Ka©ka, comme moi-même, est roi de ce pays. 14. Tu partageras mon char, tu seras mon ami, Tu auras de riches habits, nourriture et boisson à foison. Tu pourras tout observer, au dedans et au dehors. Et par moi te seront ouvertes toutes les portes. 15 Pour les affamés et les indigents qui te supplient, Tu pourras toujours prendre des mesures en mon nom. Et je donnerai tout ce que tu as promis, n’en doute pas. Tu n’as aucune crainte à avoir en ma présence. (Vai‹a‡pæyana dit:) 16 Le vaillant héros, une fois passé Un tel accord avec le roi Viræ†a, Séjourna là, heureux et respecté, Sans que personne ne découvrît sa conduite.
139
avadhya: « celui qu’on ne peut pas tuer ou que l’on ne doit pas tuer ».
-130-
LE LIVRE DE VIRƙA
L’entrée de Bh∞ma
IV - 7
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Un autre homme apparut, d’une force terrible, Brillant de beauté, à la démarche féline, Portant à la main pilon, cuiller de bois Et coutelas tranchant à la noire lame nue. 2. Sous sa livrée de cuisinier, semblable au soleil, De son éclat intense il éclairait la terre. Tout vêtu de noir, solide comme l’Himavant (Himælaya), Il s’approcha du roi des Matsya et s’arrêta. 3. Le roi, perplexe, le vit arriver Et demanda à ses sujets assemblés: (Viræ†a dit:) Voici un jeune homme puissant, magnifique, Aux épaules hautes de lion. Qui est-il donc ? 4. Il brille comme le soleil ! On n’a jamais vu un tel homme ! J’ai beau m’interroger, sa perfection me dépasse. Et même en y réfléchissant, je ne vois toujours pas Exactement ce que ce vaillant homme compte faire (Vai‹a‡pæyana dit: ) 5. Alors, devant Viræ†a, le Pæ≈∂ava (Bh∞ma) Prit un air embarrassé et dit: (Bh∞ma dit:) Je suis cuisinier, ô roi, je m’appelle Ballava. Engage-moi, je fais d’excellentes sauces. Viræ†a dit: 6. Sans te vexer, je ne crois pas que tu sois cuisinier. -131-
LA TREIZIÈME ANNÉE En effet, tu ressembles plutôt au dieu ocellé140 (Indra). Ta majesté, ta beauté, ta démarche, mon cher, Te placent bien au dessus des hommes. Bh∞ma dit: 7. Je suis bien cuisinier, ô roi, un serviteur pour toi. Je connais parfaitement toutes les sauces Que le roi YudhiÒ†hira, en toutes occasions, Savourait autrefois, ô seigneur des hommes. 8. Personne n’a autant de force que moi. Depuis toujours, je pratique la lutte, ô roi. J’ai affronté des éléphants et des lions. Je ferai tout pour te plaire, ô roi irréprochable. Viræ†a dit 9 Eh bien, je t’accorde ton vœu, cuisinier ! Et tu pourras faire aussi bien que tu le dis. Mais je ne pense pas que cela soit ton métier. Tu mérites la terre ceinturée d’océans. 10. Qu’il en soit fait selon ton désir ! Je te fais chef des cuisines. Je te nomme à la tête de mes gens Qui exerçaient jusqu’ici cette fonction. Vai‹a‡pæyana dit: 11. Bh∞ma fut donc affecté aux cuisines Et devint très apprécié du roi Viræ†a. Il séjourna là, ô roi, et ni les gens du peuple, Ni aucun serviteur ne le reconnurent.
140
sahasranetra, sahasrækÒa: « aux mille yeux ». Indra avait séduit la femme de l’ascète Gautama. Ce dernier l’avait maudit et son corps s’était couvert de vulves. D’ou l’euphémisme « aux mille yeux », que nous rendons par « le dieu ocellé ».
-132-
LE LIVRE DE VIRƙA
L’entrée de Draupad∞
IV - 8
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Alors KƒÒ≈æ (Draupad∞), la belle aux yeux noirs, défit sa chevelure impeccable, douce, aux pointes bouclées, et la rabattit du côté droit, 2. Enfila un large vêtement d’une seule pièce, noir et poussiéreux. Prenant l’aspect d’une camériste, elle s’avança avec un air désolé. 3. En la voyant errer, des hommes et des femmes coururent au devant d’elle et lui demandèrent: « Qui es-tu, que viens-tu faire ? ». 4. Elle leur répondit, ô roi: « Je suis Sairandhr∞, une camériste141. Je désire travailler pour celui qui me nourrira ». 5. Mais à cause de sa beauté, de son aspect et de sa voix douce, ils ne crurent pas qu’elle fût une servante venue gagner sa vie. 6. Kaikey∞ (SudeÒ≈æ142), l’épouse vénérée de Viræ†a, l’apercevant de sa terrasse, comprit que c’était la fille de Drupada. 7. Elle observa son état, elle vit qu’elle était seule et portait un vêtement d’une seule pièce. Elle l’appela143 et lui dit: « Qui es-tu, que viens-tu faire ? ».
141
Sairandhr∞ signifie « camériste ». C’est aussi le nom d’emprunt que se donne Draupad∞. 142 SudeÒ≈æ est l’épouse de Viræ†a. Elle est la fille du roi de Kekaya, d’où son nom de Kaikey∞. On l’appelle également Citræ. 143 D’autres manuscrits disent que SudeÒ≈æ envoie des serviteurs chercher Draupad∞.
-133-
LA TREIZIÈME ANNÉE 8.
Elle lui répondit, ô roi: « Je suis Sairandhr∞, une camériste. Je désire travailler pour celui qui me nourrira ».
SudeÒ≈æ dit: 9. Celles qui possèdent une telle beauté ne sont pas ce que tu prétends être ! Elles posent leurs yeux sur de nombreux serviteurs et servantes de toutes sortes. 10. Tes chevilles sont couvertes, tes cuisses bien jointes, tu possèdes les trois profondeurs, les six hauteurs, les cinq rougeurs, tu chantes comme un cygne144. 11. Tu as un belle chevelure, de beaux seins, un large tour de hanches et de poitrine, un teint mat. Avec de tels avantages, tu es belle comme une jument du Cachemire.
144
sa‡hatorº, « qui a les cuisses étroitement fermées, ou fermes, compactes ». Nous supposons que cela veut dire qu’elle ne marche pas en canard, les jambes écartées. Les Indiens donnent aux femmes les caractères de beauté suivantes: les six hauteurs, à savoir les deux seins, les deux hanches, les deux yeux; les sept finesses , à savoir la peau, les cheveux, les dents, les doigts, les orteils, la taille, le cou; les trois profondeurs à savoir le nombril, la voix et l’intelligence; les cinq rougeurs à savoir les paumes, les coins extérieurs des yeux, la langue, les lèvres et le palais. Mais il y a des variantes. L’une d’elles donne cette liste: pour les hauteurs, les deux hanches, le front, les deux aisselles, le nez; pour les finesses, les doigts, les articulations, les cheveux, les poils, les ongles et la peau; pour les profondeurs, la voix, l’esprit et le nombril; pour les rougeurs, la paume de la main et la plante des pieds, les coins des yeux, la bouche et les ongles. Quant au chant du cygne, le texte dit: « tu parles comme un cygne balbutiant (ou une oie bégayante) ! »
-134-
LE LIVRE DE VIRƙA
12.
13.
14.
Tes yeux ont de longs cils recourbés, tes lèvres sont bien rouges 145, ta taille fine, ton cou nacré146, on ne voit pas tes veines, ton visage est semblable à la pleine lune. Comme tu n’es certainement pas une servante, dismoi qui tu es; es-tu une dryade147, une déesse, une musicienne céleste ou une nymphe ? Es-tu Ala‡busæ, Mi‹rake‹∞, Pu≈∂ar∞kæ, Mælin∞148 ? Es-tu l’épouse d’Indra, de Varu≈a, ou bien celle de TvaÒ†ƒ, de Dhætƒ, de Prajæpati149 ? Parmi les déesses renommées chez les dieux, laquelle es-tu, ma belle ?
Draupad∞ dit: 15. Je ne suis ni déesse, ni nymphe, ni démone, ni ogresse. Je suis la servante Sairandhr∞, je te dis bien la vérité. 16. Je connais l’art de coiffer, je prépare bien les fards, je tresse de très belles guirlandes colorées. 17. J’ai servi Satyabhæmæ, l’épouse aimée de KƒÒ≈a et KƒÒ≈æ (Draupad∞), l’épouse unique des Pæ≈∂ava, les descendants de Kuru. 18. Je vais de ci de là, prenant le meilleur, et je reste aussi longtemps que cela me plaît. 145
bimboÒ†hi, « aux lèvres de bimba ». Le bimba est une sorte de baie rouge. 146 kambu signifie « coquillage ». Nous avons traduit kambugr∞va, « cou de coquillage », par « cou nacré ». 147 yakÒ∞: nous traduisons d’ordinaire yakÒa par génie, mais ce mot n’a pas de féminin. Comme ces yakÒ∞ sont réputées habiter dans des arbres, nous avons choisi « dryade ». Nous avons mis « musicienne céleste » pour gandharv∞ et « nymphe » pour apsaras. 148 Ala‡busæ, Mi‹rake‹∞, Pu≈∂ar∞kæ, Mælin∞ sont des apsaras. 149 TvaÒ†ƒ, Dhætƒ, Prajæpati sont des dieux.
-135-
LA TREIZIÈME ANNÉE 19.
La reine Draupad∞ elle-même me nommait « Guirlandette150 ». Me voici arrivée chez toi, ô reine SudeÒ≈æ !
SudeÒ≈æ dit: 20. Je te logerais bien à l’étage, mais je crains que le roi ne soit fortement attiré par toi. 21. Regarde: les femmes du palais et celles de mes appartements ont les yeux fixés sur toi: à quel homme ne ferais-tu pas tourner la tête ? 22. Regarde, même les arbres qui se trouvent autour de mon palais semblent s’incliner devant toi: à quel homme ne ferais-tu pas tourner la tête ? 23. Tu as les flancs généreux et les hanches larges; le roi Viræ†a en voyant ta beauté plus qu’humaine me délaissera et ira vers toi de tout son cœur. 24. En effet, ton corps est irréprochable et tes yeux immenses; mon époux quand tu le regarderas, tombera fasciné sous l’emprise de Kæma151. 25. Tu as un sourire charmant, un corps parfait; mon époux, qui t’aura constamment sous les yeux, deviendra esclave d’Ana©ga (Kæma). 26. Le femelle crabe trouve la mort en procréant. Il en serait de même pour moi, si je t’hébergeais, ô belle au doux sourire. Draupad∞ 27. Je ne suis pas disponible pour Viræ†a ni pour aucun autre. J’ai cinq jeunes époux, des génies, ma belle dame.
150
malin∞; « porteuse de guirlande » . Kæma, dieu de l’amour. À la strophe suivante il sera appelé Ana©ga, « sans corps ». En effet › iva l’avait réduit en cendres parce qu’il avait troublé sa méditation. 151
-136-
LE LIVRE DE VIRƙA
28.
29.
30.
31.
Ce sont les fils d’un certain Mahæsattva, roi des génies. Ils me protègent toujours, malheur à qui m’importune ! Mes époux, les génies, se réjouiraient d’un séjour où l’on ne me donnerait pas de restes à manger et où l’on ne me ferait pas laver les pieds152. Celui qui me convoiterait comme une femme ordinaire, entrerait la nuit même dans un autre corps 153. Et même, je ne saurais être dévoyée par personne à la cour, car mes génies sont irascibles et très forts.
SudeÒ≈æ dit: 32. Je te logerai, ma fille, comme tu le désires et jamais tu n’auras à manger des restes ni à laver des pieds. Vai‹a‡pæyana dit: 33. Ainsi Draupad∞ fut-elle rassurée par les paroles de l’épouse de Viræ†a, et personne, en vérité, ne la reconnut, ô Janamejaya.
152
Damayant∞, l’épouse de Nala, qui devait se réfugier chez une reine, victime d’un sort contraire, formule les mêmes exigences quand elle entre au service de Sunandæ (cf. Mahæbhærata, III, 62, 38; G. Schaufelberger et G. Vincent, Tome II, « Rois et Guerriers », Presses de l’Université Laval, Québec 2005, p. 872 sq). 153 L’expression n’est pas très claire. Nous supposons que cela veut dire qu’il mourrait.
-137-
LA TREIZIÈME ANNÉE
L’entrée de Sahadeva
IV - 9
Vai‹a‡pæyana dit: 1. De son côté, Sahadeva, qui avait pris parfaitement l’aspect des vachers et leur façon de parler, s’approcha de Viræ†a. 2. Voyant arriver cet homme puissant et rayonnant, le roi alla vers lui et demanda au descendant de Kuru: (Viræ†a dit:) 3. Qui est ton père, d’où viens-tu et que viens-tu faire ? En effet, je ne t’ai jamais vu. Réponds-moi franchement, ô puissant vacher. (Vai‹a‡pæyana dit:) 4. Alors ce briseur d’ennemis s’approcha du roi, Et d’une voix tonitruante de nuage d’orage, dit: (Sahadeva dit:) Je suis un paysan du nom d’AriÒ†anemi. J’étais vacher chez les héroïques Kuru 5. Je désire habiter chez toi, ô roi de ce peuple. En effet, j’ignore où sont ces nobles rois, les fils de Pƒthæ. Je ne peux pas gagner ma vie avec un autre métier, Et aucun autre roi que toi ne me me plaît. Viræ†a dit: 6. Tu es un brâhmane, ou si tu es un guerrier, Tu ressembles à un roi de cette terre entourée d’océans. Dis-moi la vérité, ô tueur d’ennemis. Rien chez toi n’indique un métier de paysan. 7. Du pays de quel roi viens-tu ? -138-
LE LIVRE DE VIRƙA
Quel est le métier que tu pratiques ? À quel titre séjournerais-tu chez nous toujours ? Et dis-moi aussi quel serait ton salaire ici.
pour
Sahadeva dit: 8. Le roi YudhiÒ†hira, l’aîné des cinq fils de Pæ≈∂u, possédait mille troupeaux de huit cents vaches, cent troupeaux de cent vaches, 9. D’autres troupeaux de dix mille vaches et d’autres de deux fois autant. J’étais chargé de les compter. On m’appelait Tantipæla154. 10. Rien de ce qui concerne le décompte des vaches, dans le passé, dans le présent, dans le futur, et dans un rayon de dix lieues ne m’est inconnu. 11. Mes qualités étaient bien connues de YudhiÒ†hira, le noble roi des Kuru; il était content de moi. 12. Rapidement, mes vaches se multiplient Et elles ne tombent jamais malades. Je sais tout ce qu’il faut faire pour cela; Cela fait partie de mon métier. 13. Je connais aussi les taureaux, ô roi, et les signes qui permettent de les sélectionner: en respirant leur urine, même les vaches stériles deviennent fécondes. Viræ†a dit: 14. Je possède cent mille vaches, assemblées Selon leurs couleurs et leurs qualités. Je te confie mon bétail, avec ses bergers. Que mes bêtes soient sous ta garde !
154
tanti, « corde servant à attacher les veaux ensemble ». Tantipæla, « gardien des cordes », autrement dit « chargé de garder les veaux ».
-139-
LA TREIZIÈME ANNÉE Vai‹a‡pæyana dit: 15. Alors, seigneur, sans être reconnu par le roi, Il vécut là heureux, ce grand homme. Il n’y eut personne d’autre pour le reconnaître, Et il reçut le salaire qu’il désirait.
L’entrée d’Arjuna
IV - 10
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Alors on vit au pied des remparts155, un autre homme, puissant, D’une beauté parfaite, portant des vêtements féminins; Il avait enlevé ses deux boucles d’oreilles de corail Et ses deux grands et beaux bracelets de nacre156 et d’or. 2. Ce grand guerrier à la démarche d’éléphant furieux Avait dénoué son abondante et longue chevelure. Faisant alors trembler la terre sous ses pas, Il s’approcha de Viræ†a qui siégeait dans l’assemblée. 3. Voyant arriver à l’endroit de l’assemblée
155
prækæravapre, « sur la levée des remparts », si l’on prend ce mot au locatif. Mais ce peut aussi être un duel s’accordant avec ku≈∂ale, « boucles d’oreille »: on voit mal alors quel pourrait être son sens, peut-être « circulaires comme les remparts ». Il existe aussi une variante, pravælacitre « corail multicolore ». 156 kambu, « bracelet de coquillage ». Comme précédemment, nous avons remplacé coquillage par nacre.
-140-
LE LIVRE DE VIRƙA
4.
Le fils d’Indra (Arjuna), fier comme le roi des éléphants, Un destructeur d’ennemis, caché sous une fausse apparence, Mais brillant d’un éclat incomparable, Le roi interrogea tout le monde: « Celui-ci qui arrive, D’où vient-il ? Je n’en ai jamais entendu parler ! ». Ils répondirent: « Nous ne le connaissons pas ! ». Le roi alors lui adressa ces paroles étonnés:
(Viræ†a dit:) 5. Sans tes deux bracelets de nacre et d’or Sans tes boucles d’oreille, et ta tresse dénouée, Parfait, ravissant, jeune, mince, Semblable à un chef d’éléphants, es-tu vraiment un homme ? 6. Habille-toi autrement, fais une tresse de tes beaux cheveux, Munis-toi d’un arc, d’une cuirasse et de flèches, Monte, seigneur, sur un char aux beaux coursiers, Sois l’égal de mes fils, un autre moi-même. 7. En effet, je suis vieux, et je désire me retirer. Gouverne sans tarder tous les Matsya. Jamais les eunuques n’ont une telle apparence ! Voilà ce que me fait comprendre mon cœur. Arjuna dit: 8. Je chante, je danse, je joue de la musique. Je suis un maître pour la danse, un expert dans le chant. Donne-moi toi-même un salaire confortable, Et je deviendrai, ô roi, le danseur de ta reine. 9. À quoi bon te raconter pourquoi je me montre ainsi ! -141-
LA TREIZIÈME ANNÉE Cela ne ferait qu’augmenter encore mon chagrin. Sache, ô grand roi, que je suis Bƒhanna∂æ157, Abandonnée par mes parents, ne me sachant fils ou fille. Viræ†a dit: 10. Eh bien, je t’accorde ton vœu, Bƒhanna∂æ. Apprends à ma fille à danser, et à ses compagnes. Mais je ne pense pas que ce soit ton métier. Tu mérites la terre ceinturée d’océans. Vai‹a‡pæyana dit: 11. Le roi des Matsya (Viræ†a) mit Bƒhanna∂æ à l’épreuve Dans les arts 158, la danse et la musique instrumentale, Et se fit certifier que c’était bien un eunuque. Alors, il l’envoya dans les appartements des jeunes filles. 12. Le seigneur Dhana‡jaya (Arjuna) enseigna Le chant et la musique à la fille de Viræ†a159, À ses amies, à ses servantes, et le fils De Pæ≈∂u (Arjuna) fut apprécié d’elles. 13. Alors Dhana‡jaya séjourna sous ce déguisement, Prudent avec elles dans ses fonctions. Et tout le monde ignora son véritable état, Aussi bien les domestiques que ceux de l’extérieur.
157
Bƒhanna∂æ, « conteuse, astronome » kalæ, « les arts, les beaux arts ». On en compte traditionnellement 64. 159 Son nom est Uttaræ. À la fin de ce livre, elle épousera Abhimanyu, le fils d’Arjuna. 158
-142-
LE LIVRE DE VIRƙA
L’entrée de Nakula
IV - 11
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Le roi Viræ†a examinait ses coursiers Quand apparut un autre fils de Pæ≈∂u. Les gens du peuple le virent surgir, Comme un soleil sortant des nuages. 2. Il observait attentivement les chevaux. Le roi des Matsya (Viræ†a) le vit observer les chevaux Il dit alors à ses serviteurs, ô tueur d’ennemis: (Viræ†a dit:) D’où vient cet homme, semblable à un immortel ? 3. Il regarde attentivement mes chevaux, C’est sûrement un expert perspicace ! Qu’on le conduise vite auprès de moi, Car ce héros a l’éclat d’un immortel. (Vai‹a‡pæyana dit:) 4. Le tueur d’ennemis s’approcha du roi et dit: (Nakula dit:) Ô roi, que la victoire t’appartienne, et la prospérité ! On dit partout, ô roi, que je suis un spécialiste des chevaux. Je serai pour toi un habile cocher. Viræ†a dit: 5 Je donne des chars, de l’argent, une maison. Veuille, s’il te plaît, être mon cocher. D’où es-tu, qui est ton père, comment es-tu venu ? Dis-moi quel est le métier que tu connais.
-143-
LA TREIZIÈME ANNÉE Nakula dit: 6. Autrefois YudhiÒ†hira, l’aîné des fils de Pæ≈∂u, m’a placé aux écuries, ô briseur d’ennemis. 7. Je connais la nature des chevaux et tout ce qui concerne le dressage. Je sais observer leurs vices, et je connais tous les remèdes. 8. Aucune de mes monture ne doit être rétive Mes juments ne sont pas vicieuses, ni mes chevaux. Les gens, et même YudhiÒ†hira, le fils de Pæ≈∂u, M’appelaient du seul nom de Granthika. Viræ†a dit: 9. Tous mes chevaux, de trait et de combat, Seront maintenant sous ta responsabilité, Et tous mes palefreniers, et tous mes cochers Seront placés sous ta protection. 10. Tu ressembles à un dieu ! Et si tel est ton désir, Dis-moi ce que tu attends comme salaire. Tu n’as pas l’aspect d’un palefrenier; À mon avis, tu as plutôt l’éclat d’un roi. 11. En effet, tu es beau, et à mes yeux Tu as la même allure que YudhiÒ†hira. Comment serait-ce possible ? L’irréprochable fils de Pæ≈∂u, Privé de ses serviteurs, habite dans la forêt et s’y plaît ! Vai‹a‡pæyana dit: 12. Alors le roi Viræ†a accueillit avec joie Ce jeune homme semblable au chef des génies. Et aucun domestique ne le reconnut. Il vécut là de façon agréable et plaisante. 13. Ainsi, les fils de Pæ≈∂u habitèrent chez les Matsya, Déguisés pour réaliser leur promesse. Tous ensemble, ils conservèrent l’incognito, -144-
LE LIVRE DE VIRƙA
Ces malheureux rois de la terre ceinturée d’océans.
Le combat de J∞mºta
IV - 12
Janamejaya dit: 1. Les fils de Pæ≈∂u habitaient donc dans la ville des Matsya. Que firent ensuite ces grands héros, ô brâhmane ? Vai‹a‡pæyana dit: 2. Les descendants des Kuru (les Pæ≈∂ava) séjournaient là, incognito. Écoute ce qu’ils firent, au service du roi. 3. En tant que partenaire de jeu, YudhiÒ†hira fut apprécié des membres de l’assemblée, de Viræ†a et de son fils, ô roi. 4. Connaissant par cœur les dés, le fils de Pæ≈du faisait jouer comme il l’entendait les deux-foisnés160, ainsi que des marionnettes161. 5. À l’insu de Viræ†a, le Roi-très-Juste (YudhiÒ†hira) gagnait et ce guerrier courageux offrait ses gains à ses frères selon leurs mérites.
160
dvija signifie « deux-fois-né », c’est-à-dire un membre d’une des trois castes supérieures, ou bien encore un oiseau. 161 sºtrabaddha signifie « attaché à un fil, ou à des fils ». La plupart des traducteurs comprennent « les faisaient jouer comme des oiseaux attachés à un fil », ce qui ne veut pas dire grand chose. Nous avons fait « marionnette » de sºtrabaddha, bien que les dictionnaires ne donnent pas ce sens. L’image nous paraît ainsi plus crédible: il en fait ce qu’il veut.
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Quant à Bh∞masena, il donnait en échange à YudhiÒ†hira l’excédent des viandes et des autres mets distribués par le roi des Matsya (Viræ†a). Arjuna donnait en échange à tous les Pæ≈∂ava les vêtements usagés qu’il prenait dans les appartements des femmes. Déguisé en vacher, Sahadeva, le fils de Pæ≈∂u, donnait aux Pæ≈∂ava du caillé, du lait et du beurre clarifié. Nakula donnait aux Pæ≈∂ava les récompenses qu’il recevait quand le roi se trouvait satisfait de son travail avec les chevaux. La belle et noble KƒÒ≈æ (Draupad∞) voyait les cinq frères, tout en veillant à ne pas être reconnue. Ces grands guerriers s’entraidaient ainsi. Ils séjournaient là, voyant KƒÒ≈æ (Draupad∞) en cachette. Au bout de quatre mois il y eut une grande fête en l’honneur de Brahmæ, richement célébré et tenu en grande estime par le peuple des Matsya. Venant de partout, par milliers, y affluèrent des lutteurs très puissants et forts comme les démons Kælakañja162. Ils étaient d’une très grande force et fiers de leur vigueur: le roi les appréciait. Ils avaient des épaules de lion, des flancs et des cous de lion. Ils étaient excellents et habiles, et s’étaient plus d’une fois distingués dans l’arène en présence du roi.
Kælakañja ou Kælakeya (fils de l’asur∞ Kælakæ): soixante mille démons redoutables. Ils pillaient la terre de nuit, et de jour se réfugiaient dans l’oéan, si bien qu’on ne pouvait pas les combattre. Agastya but l’océan, afin qu’on pût les détruire (cf. Mahæbhærata, III, 99-103). Indra demande à Arjuna de détruire leur cité, ce qu’il a fait (cf. Mahæbhærata, III, 170).
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L’un d’entre eux, un grand, défia tous les lutteurs en bondissant dans l’arène. Personne ne se présenta ! Comme tous les lutteurs restaient là, humiliés et abattus, le roi des Matsya (Viræ†a) envoya son cuisinier combattre ce lutteur. Bh∞ma fut embarrassé par cet ordre: en effet, il ne pouvait pas désobéir publiquement au roi. Alors, pour la plus grande joie de Viræ†a, d’une démarche féline, ce brave entra dans la grande arène. Bh∞ma, le fils de Kunt∞, noua sa ceinture. Puis il défia ce lutteur semblable à Vƒtra163, et tout le monde se réjouit. Tous deux avaient une très grande force et une extrême ardeur à se battre: ils ressemblaient à deux gigantesques éléphants furieux dans la force de l’âge164. L’invincible Bh∞ma poussa des feulements comme un tigre attaquant un éléphant, écrasa le lutteur de ses deux bras et le traîna hurlant. Il le souleva de ses bras puissants et le fit tournoyer en l’air, au plus grand étonnement des lutteurs et des Matsya. Cent fois, le vigoureux Ventre-de-Loup (Bh∞ma) le fit tournoyer jusqu’à ce qu’il perde conscience, puis il écrasa sur le sol le lutteur évanoui. Après la défaite du célèbre lutteur J∞mºta, Viræ†a et ses compagnons se réjouirent grandement.
Démon, symbole de la sécheresse, tué par Indra. Le texte dit: « deux éléphants de soixante ans »,
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Dans sa joie, le noble roi, à la façon de Vai‹rava≈a (Kubera165), offrit beaucoup d’argent à Ballava (Bh∞ma) encore dans la grande arène. Ainsi, en défaisant de nombreux lutteurs et des hommes de grande force, Bh∞ma procurait une joie intense au roi des Matsya. Comme il n’y avait personne de sa valeur, on lui fit combattre des tigres, des lions et des éléphants. Ensuite, on le conduisit dans les appartements des femmes, et devant elles, Viræ†a lui donna à combattre des lions furieux et très puissants. B∞bhatsu (Arjuna) aussi, le fils de Pæ≈∂u, charma Viræ†a et toutes les femmes des appartements intérieurs par ses chants et par ses danses. En lui présentant des chevaux rapides et bien dressés qu’il avait rassemblés en plusieurs endroits, Nakula réjouit le meilleur des rois (Viræ†a). Voyant les taureaux dressés par Sahadeva, le roi lui donna, ô seigneur, beaucoup d’argent bien mérité. Ainsi, ces puissants guerriers séjournaient là incognito, au service du roi Viræ†a.
Kubera, dieu des richesses.
LE LIVRE DE VIRƙA
46 - Meurtre de K∞caka (IV, 13-23)
Draupad∞ repousse K∞caka
IV - 13
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Cela faisait dix mois que les fils de Pƒthæ (les Pæ≈∂ava), ces grands guerriers, séjournaient incognito dans la ville des Matsya. 2. De son côté, ô roi, Yajñasen∞ (Draupad∞), elle qui méritait d’être servie, devait, hélas, servir SudeÒ≈æ avec zèle 3. Le chef des armées de Viræ†a vit passer Pæñcæl∞ (Draupad∞) au beau visage dans le palais de SudeÒ≈æ. 4. En voyant passer cette beauté divine, cette enfant des dieux, K∞caka166, frappé par les flèches de l’amour167, s’enflamma. 5. Consumé par les feux de l’amour, le général en chef alla chez SudeÒ≈æ et lui dit en souriant: (K∞caka dit:) 6. Je n’avais pas encore vu cette belle Dans le palais du roi Viræ†a.
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K∞caka, le chef des armées de Viræ†a, est le frère de SudeÒ≈æ, ce qui explique sa présence dans les appartements de la reine. 167 Kæma, le dieu de l’amour, est décrit comme un jeune homme armé d’un arc en canne à sucre et tirant des flèches constituées de cinq fleurs.
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La beauté et le parfum de cette femme M’enivrent comme une boisson capiteuse. Cette divine beauté me va droit au cœur, Ma sœur. Dis-moi, qui est-elle et d’où vient-elle ? Elle trouble mes sens, elle me rend esclave. Je crois qu’elle est le seul remède à mon mal. Hélas, vois comme ta servante est belle ! Cette beauté dans la fleur de l’âge me plaît. Elle n’est pas faite pour être à ton service ! Qu’elle règne sur moi et tout ce qui m’appartient. Qu’elle soit l’ornement de ma grande maison, Opulente, riche en éléphants, chevaux et chars, Prospère, pleine de mets et de boissons, Ravissante, munie d’ornements tout en or.
(Vai‹a‡pæyana dit:) 10. S’étant ouvert ainsi à SudeÒ≈æ, K∞caka s’approcha de la princesse Comme un chacal d’une lionne dans la forêt, Et, d’une voix enjôleuse, dit à KƒÒ≈æ (Draupad∞): (K∞caka dit:) 11. Ma belle, ta grande beauté et ta jeunesse Sont ici complètement gaspillées. Comme de splendides guirlandes non portées. Tu es belle, mais on ne le dirait pas, ma jolie ! 12. Ton sourire est charmeur, ton visage ravissant. Je vais répudier mes épouses, elles sont vieilles. Qu’elles deviennent tes servantes, ma jolie ! Toujours à tes ordres, je serai ton esclave !
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Draupad∞ dit: 13. Tu me désires, fils de sºta168, mais tu ne peux m’épouser, moi une vulgaire camériste, une paria qui coiffe les cheveux. 14. Grâce à dieu, je suis déjà mariée; ce que tu veux maintenant n’est pas convenable. Chez les êtres vivants, on est attaché à ses épouses. Rappelle-toi tes obligations. 15. Jamais, au grand jamais, tu ne dois désirer la femme d’un autre. Les hommes de bien font vœu de renoncer à ce qui n’est pas permis. 16. Un homme mauvais, concupiscent, qui s’entête dans l’erreur, est l’objet d’un opprobre insupportable et tombe dans une très grande détresse. 17. Si tu ne veux pas perdre la vie, fils de sºta, ne t’excite pas à me désirer: protégée par mes époux, je suis inaccessible. 18. Je ne peux être à toi, mes époux sont des génies. Si tu les mets en colère, ils te tueront. Allons, assez ! Ne cours pas à ta perte ! 168
K∞caka est le fils de Kekaya, roi des Kekaya. Pourquoi donc est-il appelé « fils de sºta »., et non « fils de roi »? Vettam Mani, (Puræ≈ic Encyclopaedia, Motilal Banarsidass, Delhi 1975, rééd. 2002, p. 410) tourne la difficulté en disant que K∞caka est fils de Kekaya, roi des Sºta, mais on ne trouve nulle part ailleurs trace d’un peuple des Sºta. Nous verrons plus loin, en détail (Appendice 19, à la suite du chapitre IV, 15), la raison de cete appellation, « fils de sºta »: Kekaya, son père, est un sºta: c’est le nom de caste que l’on donne aux fils d’une brâhmine avec un kÒatriya, une mésalliance. Nous conserverons ce mot sanskrit, pour éviter « corniaud, mâtiné, sang mêlé », qui ne désignent pas exactement la même chose, et passeraient mal dans le texte. Draupad∞ l’emploie sans cesse, avec un intention nettement péjorative.
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Tu veux suivre une route réservée à des êtres invincibles. O insensé, tu veux faire comme un enfant faible d’esprit qui veut traverser (l’océan) d’un bord à l’autre. Si tu descends sous terre ou voles au dessus Ou si tu t’enfuis de l’autre côté de l’océan, Même alors, tu ne pourras pas leur échapper: Mes époux en effet sont des génies cruels. Pourquoi me désires-tu si fort, K∞caka ? Tu es comme un malade la nuit de sa mort. Pourquoi m’espérer ? Tu es comme un enfant Dans le giron de sa mère, voulant la lune.
La rencontre de Draupad∞ et K∞caka
IV - 14
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Repoussé par la princesse, K∞caka dit à SudeÒ≈æ: (K∞caka dit:) Je suis submergé par un désir intense et sans bornes. .2. Kaikey∞ (SudeÒ≈æ), organise-moi une rencontre avec Sairandhr∞ (Draupad∞). Veuille me la livrer, sinon j’en mourrais ! (Vai‹a‡pæyana dit:) 3. À l’entendre ainsi se plaindre abondamment, l’illustre reine, l’épouse de Viræ†a, eut pitié. 4. Visant son propre intérêt, pensant à celui de K∞caka, ainsi qu’à la détresse de KƒÒ≈æ (Draupad∞), SudeÒ≈æ dit au sºta:
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LE LIVRE DE VIRƙA
(SudeÒ≈æ dit:) 5. Fais préparer des liqueurs et de la nourriture pour la fête et alors, je te l’enverrai pour qu’elle me rapporte des liqueurs. 6. Elle viendra sans surveillance, en secret. Rassure-la comme tu l’entends, afin que, si elle est rassurée, elle soit à toi. (Vai‹a‡pæyana dit:) 7. Obéissant à sa sœur, K∞caka rentra chez lui et fit apporter des liqueurs bien filtrées, dignes d’un roi. 8. Il fit préparer en abondance par des cuisiniers habiles des viandes de chèvre et de mouton, de la venaison à profusion et d’excellentes boissons. 9. Cela fait, la reine SudeÒ≈æ, de connivence avec K∞caka, envoya Sairindhr∞ (Draupad∞) dans les appartements de K∞caka. SudeÒ≈æ dit: 10. Debout, Sairindhr∞ (Draupad∞) ! Va chez K∞caka chercher des boissons, ma belle, la soif me tourmente. Draupad∞ dit: 11. Ne m’envoie pas chez lui, ô fille de roi ! Tu sais, ô reine, combien il est entreprenant. 12. Belle reine au corps parfait, je ne voudrais pas être dans ton palais une débauchée, infidèle à ses époux. 13. Belle reine, tu sais l’accord que tu as conclu avec moi lorsque je suis venue dans ton palais169. 14. Belle reine aux cheveux bouclés, en me voyant, K∞caka, ce fou, emporté par sa passion, ne me respectera pas. 169
Cf. supra, IV, 8, 27 sq
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LA TREIZIÈME ANNÉE 15.
Reine, de nombreuses servantes sont à tes ordres. Envoies-en une autre, je t’en prie. En effet, il ne me respectera pas.
SudeÒ≈æ dit: 16. Jamais il ne te ferait du mal ! Je t’envoie donc chez lui. Vai‹a‡pæyana dit: Ainsi, elle lui donna un récipient d’or, fermé d’un couvercle. 17. Et Draupad∞, effrayée, se rendit en pleurs chercher de la liqueur dans les appartements de K∞caka, en invoquant la protection divine: (Draupad∞ pensa:) 18. Je ne dépends de personne d’autre que des Pæ≈∂u. Je suis tenue par cet engagement, K∞caka ne peut me soumettre à son désir quand j’arriverai ! (Vai‹a‡pæyana dit:) 19. Alors, à cet instant, cette faible femme à la taille fine implora le Soleil, et celui-ci, comprenant tout, 20. Ordonna à un ogre170 de la protéger discrètement, et cet ogre ne quitta en aucune circonstance cette femme irréprochable. 21. Quand le sºta vit arriver KƒÒ≈æ (Draupad∞), tremblante comme une gazelle, il sauta de joie,
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rakÒas ou rækÒasa. Les rækÒasa, que nous traduisons par ogres ou démons, généralement d'aspect terrifiant, changent de forme à volonté, vivent la nuit, et ne dédaignent pas la chair humaine. Mais ils peuvent aussi avoir un côté positif: Gha†otkaca, par exemple, un rækÒasa fils de Bh∞ma, joue un rôle important en combattant aux côtés de son père. Cela peut surprendre de parler “d’ogre gardien”, et pourtant ...
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LE LIVRE DE VIRƙA
comme s’il avait trouvé un bateau pour traverser une rivière.
Les plaintes de Draupad∞
IV - 15
K∞caka dit: 1. Bienvenue à toi, ma nuit s’achève en jour radieux ! Ma princesse aux belles boucles est arrivée. Rendsmoi heureux. 2. Qu’on apporte des guirlandes colorées, des boucles d’oreilles d’or et de nacre, des vêtements de soie et des fourrures. 3. Ma couche somptueuse est préparée pour toi. Viens boire l’hydromel avec moi ! Draupad∞ dit: 4. La reine m’a envoyée chercher de la liqueur chez toi, en me disant: « Apporte-moi vite à boire, je suis assoiffée ». K∞caka dit: 5. D’autres apporteront à la reine des liqueurs bien filtrées, ma belle ! Vai‹a‡pæyana dit: Alors le fils de sºta lui saisit la main droite. 6. Elle se défit de sa prise et le jeta à terre, puis elle courut se réfugier dans la salle du conseil, où se tenait YudhiÒ†hira. 7. Tandis qu’elle s’enfuyait, K∞caka la saisit par les cheveux et, sous les yeux du roi, la fit tomber et la frappa du pied. -155-
LA TREIZIÈME ANNÉE 8.
Alors cet ogre que le Soleil avait désigné écarta K∞caka en un éclair, ô Bhærata. 9. Frappé violemment par l’ogre, sans défense, il tomba en chancelant sur le sol comme un arbre aux racines coupées. 10. Assis là, Bh∞masena et YudhiÒ†hira virent KƒÒ≈æ (Draupad∞) frappée du pied par K∞caka et cela leur fut insupportable. 11. Le noble Bh∞ma grinçait des dents de rage, prêt à tuer le vil K∞caka. 12. Le Roi-très-Juste (YudhiÒ†hira) pressa de son orteil l’orteil de Bh∞ma, le retenant de peur qu’on le reconnût, ô roi. 13/14.Voyant ses maris embarrassés, la fille de Drupada (Draupad∞) aux larges hanches, l’œil enflammé de fureur mais préservant son déguisement, sa promesse et son engagement, s’approcha en pleurant de la porte de l’assemblée et dit au roi des Matsya: Draupad∞ dit: 15. Le fils de sºta m’a frappée du pied, moi, une femme respectée dont les époux empêchent de dormir tout mortel171 qui s’opposerait à eux. 16. Le fils de sºta m’a frappée du pied, moi, une femme respectée dont les époux, pieux et fidèles à leur parole, donnent et ne quémandent pas. 17. Le fils de sºta m’a frappée du pied, moi une femme respectée dont les époux font résonner sans trêve le roulement des tambours et le claquement des arcs. 171
padæ bhºmim upaspƒ‹an, « touchant la terre avec ses pieds », d’où « mortel », Les dieux, en effet, sont réputés se tenir légèrement au-dessus du sol.
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Le fils de sºta m’a frappée du pied, moi une femme respectée dont les époux sont illustres, généreux, forts et orgueilleux. Le fils de sºta m’a frappée du pied, moi une femme respectée dont les époux, s’ils n’étaient attachés au devoir, pourraient détruire cette terre tout entière. Ces grands guerriers qui offrent protection à qui la leur demande, et vivent ici–bas en cachette, où sont-ils maintenant ? Comment ces guerriers puissants à la vigueur incomparable acceptent-ils comme des lâches que leur vertueuse épouse soit molestée par le fils de sºta ? Où donc est leur indignation, leur fougue, leur vigueur ? Ils ne cherchent pas à protéger leur épouse frappée par un malotru ! Que puis-je faire ? La justice est bafouée par Viræ†a qui, me sachant innocente, supporte que je sois frappée. Ô roi, tu ne te comportes en rien comme un roi envers K∞caka. Ta façon de faire est celle des scélérats, elle ne fait pas honneur à l’assemblée ! Ni K∞caka, ni le roi des Matsya ne respectent leur propre devoir, et non plus les membres de l’assemblée qui le servent: ils savent pourtant ce qui est injuste. Ce n’est pas toi que je blâme devant l’assemblée, ô roi Viræ†a, mais il n’est pas admissible que K∞caka m’ait frappée devant toi, ô roi des Matsya. Que les membres de l’assemblée constatent les débordements de K∞caka !
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LA TREIZIÈME ANNÉE Viræ†a dit: 27. Je ne sais rien de votre querelle, elle s’est passée hors de ma vue. Je n’en connais pas la cause, que pourrais-je donc en dire de valable ? Vai‹a‡pæyana dit: 28. Mais l’assemblée, qui avait bien compris, approuva KƒÒ≈æ (Draupad∞) en disant à plusieurs reprises: « Bravo ! Bravo ! », et blâma K∞caka. L’assemblée dit: 29. Sa chance serait extrême, l’homme dont cette femme aux grands yeux et au corps parfait serait l’épouse, et il n’aurait pas lieu de se plaindre ! Vai‹a‡pæyana dit: 30. La sueur perla au front de YudhiÒ†hira, irrité de voir l’assemblée louer ainsi KƒÒ≈æ (Draupad∞). 31. Le descendant de Kuru (YudhiÒ†hira) dit à sa princesse et reine bien aimée: (YudhiÒ†hira dit:) Sairandhr∞, ne reste pas ici, va-t-en dans les appartements de SudeÒ≈æ ! 32. Par amour pour leur époux, les femmes de guerriers supportent, et en supportant docilement, elles gagnent les mondes172 de leurs époux. 33. À mon avis, tes époux, les lumineux génies, ne jugent pas opportun de montrer leur colère. C’est pourquoi ils n’accourent pas à ton secours. 34. Ce n’est pas le moment, tu sais, Sairandhr∞ ! Tu t’agites en tous sens comme une danseuse. Tu empêches les Matsya de jouer aux dés dans 172
patiloka, « le monde de leur mari »: elles obtiennent d’accéder au même paradis que leur époux.
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l’assemblée du roi. Va-t-en, Sairandhr∞, tes génies s’occuperont de toi. Draupad∞ dit: 35. Je suis trop fidèle à des malotrus dont l’aîné est un joueur de dés et qui méritent tous d’être châtiés. Vai‹a‡pæyana dit: 36. À ces mots, KƒÒ≈æ (Draupad∞), la belle aux larges yeux, courut vers les appartements de SudeÒ≈æ et, de colère, dénoua ses cheveux. 37. Dès qu’elle eut cessé de pleurer, son visage apparut comme le disque lunaire dans le ciel, quand il se dégage d’un amas de nuages. SudeÒ≈æ dit: 38. Qui t’a battu, ma belle, pourquoi pleures-tu, ma jolie ? Qui t’a rendue malheureuse, qui t’a offensée ? Draupad∞ dit: 39. K∞caka m’a frappée alors que j’allais chercher des boissons pour toi. Il l’a fait dans l’assemblée, en présence du roi, comme s’il n’y avait personne. SudeÒ≈æ dit: 40. Si tu veux, Sairandhr∞ aux beaux cheveux, je ferai frapper K∞caka qui, fou de passion, t’a désirée, toi qui n’est pas libre173.
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durlabhæ, « difficile à obtenir, inaccessible »: en effet, Draupad∞-Sairandhr∞ est mariée.
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LA TREIZIÈME ANNÉE Draupad∞ dit: 41. D’autres se chargeront de le tuer, parmi ceux qu’il a offensés. À mon avis, il est clair qu’il ira dès aujourd’hui dans l’autre monde. Janamejaya dit174: Hélas, Draupad∞, la meilleure des femmes, fidèle et méritante, Frappée par K∞caka, est dans une grande détresse. Par respect pour la belle Duß‹alæ175, cousine176 de ses maris, Elle n’avait pas maudit le roi des Sindhu qui l’avait enlevée de force177. Quand l’infâme K∞caka importunait et frappait du pied 174
L’édition critique du Mahæbhærata (op. cit.), donne en Appendice 19 ce texte qui apparaît dans des manuscrits du Sud de l’Inde et qu’elle situe à la fin du chapitre 15. La place de ce passage varie en effet selon les manuscrits. 175 Duß‹alæ est l’unique fille de DhritaræÒ†ra et de Gændhær∞ et la femme de Jayadratha, le roi des Sindhu. Elle est donc cousine germaine des maris de Draupad∞, les Pæ≈∂ava. 176 Le texte dit bhagin∞, « sœur ». Il est intéressant de noter ce que G. Tillon (Le Harem et les cousins, Le Seuil, Paris 1966, p. 71) écrit à ce propos: « Tous les Touaregs distinguent en effet les « cousines croisées » (filles des oncles maternels ou des tantes paternelles) qu’ils considèrent comme des alliées et non des parentes, et les « cousines parallèles » (filles des oncles paternels ou des tantes maternelles) qu’ils appellent « sœur et traitent fraternellement ». Plus loin, (p. 80): « En pratique, la « sœur » en question est une cousine germaine, fille d’un oncle paternel. Mais c’est précisément la cousine pour laquelle le seul terme ancien d’apellation est « ma sœur ». Duß‹alæ est fille de DhƒtaræÒ†ra, l’oncle paternel des Pæ≈∂ava. 177 Draupad∞ a été enlevée par Jayadratha, roi des Sindhu (cf. Mahæbhærata, III, 248-256).
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LE LIVRE DE VIRƙA
La méritante Draupad∞, pourquoi ne l’a-t-elle pas maudit ? Cette reine droite, sincère et radieuse, traînée par les cheveux, Elle pourrait lui pardonner ? Cela ne se peut pas ! Ce n’est pas une petite affaire ! Je désire que tu me la dises, ô brâhmane. Mon esprit s’enflamme à l’idée des malheurs de KƒÒ≈æ (Draupad∞). (10) K∞caka, ce débauché, de quelle famille vient-il, ô ermite ? Comment le beau-frère du Matsya a-t-il pu ainsi dépasser les bornes ? En voyant leur chère épouse frappée du pied par le fils de sºta Ses époux n’ont pas réagi ! Que firent-ils contre lui ? Vai‹a‡pæyana dit Tu m’interroges, ô illustre descendant de Kuru. (15) Je vais te dire en détail tout ce qu’il en est, ô roi. Un enfant né d’une brâhmine et d’un noble (un sºta), Parmi ceux qui naissent d’un mariage « à l’inverse » 178, c’est le seul à être deux-fois-né179 178
Le mariage d’un homme avec une femme d’une caste immédiatement inférieure à la sienne est dit « dans le bon sens », (anuloma). Avec une femme d’une caste supérieure, il est dit « à l’inverse», (pratiloma). 179 Les enfants nés d’un mariage « dans le bon sens » sont déclarés « semblables à leur père, mais non de la même caste ». Ceux qui sont nés d’un mariage « à l’inverse » sont déclarés vils et exclus des rites, sauf les sºta, nés d’un mariage entre une femme brâhmine et un kÒatriya, qui sont admis aux rites avec les deux-fois-nés, c’est-à-dire avec les membres des trois castes
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LA TREIZIÈME ANNÉE Inférieur aux nobles, on le considère comme supérieur aux artisans180. Il participe aux rites des deux-fois-nés et s’occupe des chars. (20) Les rois s’alliaient autrefois avec des sºta, Mais l’enfant de ces mariages « à l’inverse », n’était pas appelé roi, Mais son royaume était désigné par « royaume des sºta ». Car il avait autrefois la même façon de gagner sa vie que les rois181. Un chef des sºta, connu sous le nom de Kekaya, fut fameux ! (25) Né d’une femme noble, il était un excellent conducteur de char. Il eut des fils d’une princesse des Mælava, ô meilleur des Kuru, Au nombre de cent six. C’étaient les K∞cakas, Dont le plus fort et le plus conquérant était K∞caka182, seigneur.
supérieures (cf. Lois de Manu, op. cit., X, 6, sq), Le terme « sºta » désigne donc d’abord une caste mixte. Il désignera ensuite la profession de conducteur de char exercée par ses membres, puis celle de barde. Kekaya est un sºta. K∞caka, son fils, est « fils de sºta ». 180 Rappelons les quatre castes: bræhmana (les brâhmanes); kÒatriya (les guerriers, les nobles); vaiÒya (les artisans, les paysans, le peuple); ‹ºdra (les serviteurs). 181 Le sºta est le résultat d’un mariage « à l’inverse», entre un kÒatriya et une brâhmine. Nous sommes ici dans le cas du mariage, également « à l’inverse», d’un sºta avec une princesse kÒatriya, puisque les sºta sont considérés comme inférieurs aux kÒatriya. Leur fils peut exercer la fonction de roi, mais ne peut en porter le titre.
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C’était l’aîné, ivre de sa force. Cela faisait, avec lui, cent six sºta. Mais, ô descendant des Kuru, d’une autre princesse des Mælava, La cadette, le roi des Kekaya eut une fille, SudeÒ≈æ, Et il la donna avec joie au roi des Matsya, Viræ†a. Après la mort de Surathæ, princesse de Kosala et mère de › veta, Après la mort de › veta et le départ de › ankha chez son oncle, Le roi Viræ†a épousa SudeÒ≈æ et mit fin à son chagrin. La reine SudeÒ≈æ, la fille de Kekaya, eut avec Viræ†a, ô roi, Uttara et Uttaræ, pour enrichir sa descendance183. K∞caka, servant avec joie sa demi-sœur SudeÒ≈æ, L’irréprochable, habitait heureux chez Viræ†a, ô roi, Et tous ses vaillants frères étaient à ses ordres, Se plaisant à renforcer et l’armée et le trésor. Les démons ordinairement connus sous le nom de Kæleya Naquirent sur terre comme K∞cakas. Bæ≈a était leur aîné. K∞caka, habile avec toutes les armes, fort, d’un courage terrible,
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K∞caka est l’aîné des cent six K∞cakas, tous fils de Kekaya: voilà ce qui simplifie les choses ! Pour permettre de s’y retrouver, nous mettons exceptionnellement K∞caka au pluriel quand il s’agit des K∞cakas. On nomme aussi Upak∞caka les frères de K∞caka. 183 Viræ†a avait eu de sa première femme Surathæ, une princesse Kosala, deux fils › veta et › ankha. Puis il eut de sa deuxième femme, SudeÒ≈æ, la fille de Kekaya, un fils et une fille, Uttara et Uttaræ.
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LA TREIZIÈME ANNÉE Semant la terreur chez tous les êtres, ne connaissait pas de limites. Grâce à ce guerrier ivre de violence, le roi Viræ†a Vainquit tous ses ennemis, comme jadis Indra les démons. Les Mekhala, les Trigarta, les Da‹ær≈a, les Ka‹eruka, Les Mælava et les Yavana, les Pulinda, les Ka‹i et les Kosala (50) Les A©ga, les Va©ga, les Kali©ga, les Ta©gana et les Parata©gana, Les Karada, les NiÒiddha et les pacifiques Macchillika. D’autres héros nombreux, rois de différents peuples, Furent brisés par K∞caka et s‘enfuirent dans les dix directions. Viræ†a en fit le chef de ses armées, car il était très brave (55) Et valait à lui seul plusieurs dizaines de milliers de guerriers. Les dix frères de Viræ†a, semblables à Da‹aratha184, Obéissaient aux très puissants K∞cakas. Les K∞cakas, et Bh∞ma étaient de la même force Les beaux-frères du noble roi Viræ†a ne désiraient que lui être utiles. (60) Je t’ai montré toute la valeur de K∞caka. Draupad∞ ne le maudit pas, et voici pourquoi; écoute ! Pour conserver leurs mérites, les brâhmanes ne maudissent jamais Sous l’effet de la colère. Sachant cela, Draupad∞ ne l’a pas maudit. 184
Da‹aratha est le père de Ræma qu’il enverra en exil. Nous ne comprenons pas le sens de cette comparaison.
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LE LIVRE DE VIRƙA
La patience est devoir, la patience est don, la patience est sacrifice, la patience est gloire, (65) La patience est vérité, la patience est morale, la patience est renommée, la patience est le meilleur, La patience est pureté, la patience est lieu saint, la patience est tout, selon la tradition. Ceux qui sont patients possèdent ce monde-ci, ceux qui sont patients possèdent l’au-delà. Sachant tout cela, Draupad∞ s’arma de patience. Connaissant La pensée de ses époux, adeptes du devoir, forcés d’endurer, (70) Cette sainte femme aux larges yeux ne le maudit pas, ô Bhærata, même si elle le pouvait. Tous les Pæ≈∂ava, devant le malheur de Draupad∞, S’enflammèrent de colère en voyant sa honte. Le vaillant Bh∞ma, alors, voulut tuer K∞caka, mais il fut freiné Par le fils de Dharma (YudhiÒ†hira), comme l’océan est freiné par ses rives. (75) Retenant sa colère, soupirant jour et nuit, Il eut peine à s’endormir, cette nuit là, dans sa cuisine.185}
Bh∞ma consulté
IV - 16
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Frappée par le fils de sºta, la belle princesse KƒÒ≈æ (Draupad∞) fulminait, désirant la mort du chef des 185
Au chapitre suivant, on nous dira que Draupadî réveille Bh∞ma qui dort sans souci aucun.
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armées. La fille de Drupada (Draupad∞) regagna alors sa chambre KƒÒ≈æ (Draupad∞) à la taille fine se purifia selon les règles et lava à grande eau son corps et ses deux vêtements. Tout en pleurant, elle réfléchissait au moyen de se tirer de ce malheur: « Que faire, où aller, quelle solution trouver ? » Après réflexion, elle pensa à Bh∞ma: « Aucun autre, à mon avis, n’agira maintenant en ma faveur, sauf Bh∞ma ! » Se levant en pleine nuit, quittant son lit, l’esprit occupé par son grand malheur, KƒÒ≈æ (Draupad∞), cette vertueuse épouse, courut chercher 186 protection . Pæñcæl∞ (Draupad∞) au doux sourire rejoignit Bh∞masena dans sa cuisine. Elle était comme une jeune vache toute blanche dans la forêt187, comme une éléphante appelant son grand éléphant. Cette épouse au corps parfait l’enserra dans ses bras comme la liane enserre un grand arbre188 en fleurs, aux bords de la rivière Gomat∞, et le réveilla comme la femelle du roi des animaux réveille son lion endormi dans la forêt.
Il est difficile de rendre le jeu sémantique entre nathavat∞, « munie d’un protecteur », donc « épouse »., et natham icchat∞, « désirant un protecteur ». Il faudrait écrire: « cette vertueuse munie d’un protecteur courut cherhcer un protecteur ». 187 Cette métaphore exprime sans doute sa peur, son émotion. 188 Le texte précise qu’il s’agit d’un ‹æla (Shorea robusta) appelé « sal »à Pondichery.
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Pæñcæl∞ (Draupad∞) au corps parfait, à la parole mélodieuse comme un luth résonnant fortement en mode mineur 189, s’adressa à Bh∞masena:
Draupad∞ dit: 9. Debout ! Debout Bh∞masena ! Pourquoi gis-tu comme un mort ? Un scélérat a mis la main sur une épouse d’homme190, et il vit ! 10. Alors que cet odieux chef des armées, mon pire ennemi, a agi de cette manière, comment peux-tu profiter de ta nuit ? (Vai‹a‡pæyana dit:) 11. Réveillé par la princesse, Bh∞ma, menaçant comme un nuage d’orage, se leva et se tint à côté de son lit qui était muni d’un oreiller191.
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Comme beaucoup de traducteurs, nous traduisons v∞næ, l’instrument de musique inventé par Nærada, par « luth ». Gændhæra peut être une note de musique, un mode, ou encore un chant. Les notes de la musique indienne sont: Òadja, ƒÒabha, gændhæra, madhyama, pañcama, niÒæda et dhaivata. ÒadjarÒabhau ca gændhæro madhyamah pañcamastathæ / atahparam tu vijneyo niÒædo dhaivatastathæ // La gamme majeure (Sha-Græma), abrégée en Sha, Ri, Ga, Ma, Pa, Dha, Ni, comprend trois tons majeurs, deux tons mineurs et deux demis-tons, séparés par 22 micro-intervalles (‹ruti). Il pourrait s’agir ici d’une gamme en Gændhæra (Gæ-Græma), dont nous ne savons les sentiments (rasa) qu’elle porte. 190 næmƒta, « non immortel, mortel, homme ». 191 sopasa‡graha: upasa‡graha est un matelas dans le dictionnaire de Renou, un oreiller ou un coussin dans celui de Monier-Williams. Est ce que le fait, pour un lit de camp dressé dans une cuisine, d’être muni d’un matelas ou d’un oreiller est le signe un luxe suffisamment rare pour être noté ?
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Le descendant de Kuru (Bh∞ma) dit à sa princesse et reine bien-aimée:
(Bh∞ma dit:) Pourquoi es-tu venue vers moi en courant ? 13. Tu n’as pas ton aspect normal, tu as l’air pâle et chétive. Raconte-moi en détail, afin que je sache tout. 14. S’il s’agit d’un bonheur ou d’un malheur, d’un ennemi ou d’un ami, dis-moi tout exactement. Après cela, je saurai ce qui est le mieux. 15. En effet, tu peux avoir confiance en moi en toutes circonstances. Même en cas de difficultés, moi je t’en préserverai toujours. 16. Dis-moi vite ce que tu as à me dire: je ferai ce qui te plaira. Et va dormir, avant que quelqu’un d’autre ne s’éveille.
Lamentations de Draupad∞
IV - 17
Draupad∞ dit: 1. Comment ne pas se plaindre ? Pourquoi m’interroges-tu, alors que tu connais tous les malheurs de l’épouse de YudhiÒ†hira ? 2. Qu’un serviteur, en me traitant d’esclave, m’ait traînée dans la salle de l’assemblée, au milieu de ses membres, cet affront me brûle (encore), ô Bhærata !
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Après avoir subi un aussi grand malheur, quelle princesse de mon rang pourrait continuer à vivre, si ce n’est Draupad∞192 ? Quelle fille de roi pourrait supporter d’être en plus enlevée par le vil roi des Sindhu (Jayadratha), alors qu’elle vivait en exil dans la forêt193 ? Quelle princesse de mon rang, touchée par le pied de K∞caka en présence du roi des Matsya (Viræ†a) et sous les yeux de son (époux) banni194, pourrait continuer à vivre ? Ne vois-tu pas à quel point je suis tourmentée de nombreux tourments, ô Bhærata ? À quoi bon vivre, ô fils de Kunt∞ (Bh∞ma) ! K∞caka, le chef des armées du roi Viræ†a, son beaufrère, est un beau scélérat, ô vaillant Bhærata ! Comme j’habite dans le palais du roi, déguisée en servante, ce pervers me demande sans cesse: « Deviens ma femme ». Ce vaurien qui mérite la mort m’a fait cette proposition et mon cœur, comme un fruit mûr à point, s’est fendu, ô tueur d’ennemis. Blâme ton frère aîné, ce joueur malhabile. Par sa faute, je suis tombée dans ce malheur sans fin. Qui donc, après avoir perdu son royaume, tous ses biens et moi-même, a joué son exil, sinon ce joueur malhabile !
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anyatra draupad∞m, « si ce n’est Draupad∞ »: on attend normalement un ablatif après anyatra, « à l’exception de ... », et non un accusatif; mais ƒte, qui a le même sens, régit l’ablatif ou l’accusatif. 193 Cf. Mahæbhærata, III, 248-283 194 dhºta: « secoué, agité, rejeté, chassé ». Nous avons choisi « chassé (de son royaume), banni ».
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Que même s’il misait aux dés soir et matin, pendant de nombreuses années, des milliers de pièces d’or et d’autres biens précieux, Jamais ne s’épuiseraient son or et son argent, ses vêtements, ses chars, ses bêtes de trait, ses chèvres et ses moutons, ses chevaux et ses mulets: Voilà ce que l’on disait à tort à mon époux, à propos du jeu: maintenant, privé de sa fortune: il reste silencieux, comme désemparé, pensant à ce qu’il a fait195. Dix mille éléphants tachetés aux harnais d’or le suivaient dans ses déplacements: maintenant, il gagne maintenant sa vie aux dés ! À Indraprastha196 alors, cent mille serviteurs à la vigueur incomparable entouraient le grand roi YudhiÒ†hira. Dans ses cuisines, cent mille servantes, le plat à la main, nourrissaient sans cesse ses hôtes, de jour et de nuit. Ce roi, excessivement généreux, donnait des milliers de pièces d’or: il a été submergé par un grand malheur, à cause des dés. De nombreux chantres et de nombreux bardes 197 à la voix mélodieuse, parés de bracelets et de gemmes polies, le célébraient soir et matin.
On pourrait aussi comprendre: « Il a été privé de sa fortune sans rien dire, jouant ses coups comme un fou ». Dans un cas, on se situe lors de la partie de dés avec › akuni, dans l’autre, « privé de sa fortune, ... il pense à ce qu’il a fait », on est à la cour de Viræ†a. 196 Indraprastha: la ville des Pæ≈∂ava. 197 sºtamæghada; « venant du Maghada »; de caste mixte comme le sºta, le mæghada est, comme lui, un panégyriste officiel du roi. Les deux sont souvent associés, comme ici.
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Mille brâhmanes, ascétiques et instruits, siégeaient dans son assemblée, tous leurs désirs satisfaits. Sans se lasser, YudhiÒ†hira entretenait sans cesse sur ses domaines tous les aveugles, les vieillards, les malheureux, ceux qui étaient sans protection. Dans l’assemblée du roi, YudhiÒ†hira est devenu à contrecœur serviteur du roi des Matsya, le joueur de dés Ka©ka. Quand il habitait Indraprastha, tous les rois étaient obligés de lui payer tribut: maintenant, il se fait entretenir par d’autres. Les rois, gardiens de la terre, étaient soumis à son autorité: maintenant, privé de pouvoir, il obéit aux autres. Il éclairait la terre entière, comme le soleil: maintenant, YudhiÒ†hira est le maître des jeux du roi Viræ†a. Les rois et les brâhmanes le servaient dans l’assemblée: maintenant, ô fils de Pæ≈∂u (Bh∞ma), vois, c’est ton frère qui sert les autres ! Qui n’éprouverait pas de chagrin à la vue du juste et sage YudhiÒ†hira, qui ne méritait pas de gagner ainsi sa vie ? La terre toute entière lui rendait hommage dans l’assemblée: maintenant, ô vaillant Bhærata, c’est ton frère qui sert les autres. Ne vois-tu pas, Bh∞ma, que je suis maintenant sans protecteur, affligée de mille tourments, plongée dans l’océan du chagrin ?
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Récit de Draupad∞
IV - 18
Draupad∞ dit: 1. Je vais te dire mon grand chagrin. Ne me blâme pas ! Je te dis cela du fond de mon malheur. 2. Quand tu te bats dans le palais contre des tigres, des buffles ou des lions, sous les yeux de Kaikey∞ (SudeÒ≈æ), je défaille. 3. Kaikey∞ (SudeÒ≈æ) au corps parfait se lève pour m’observer, et voyant que je suis presqu’évanouie, elle dit à ses femmes: (SudeÒ≈æ dit:) 4. Cette belle au beau sourire s’inquiète pour ce cuisinier qui affronte des bêtes très combatives: je pense qu’ils s’aiment et qu’ils couchent ensemble. 5. Draupad∞ est très belle, très beau est Ballava (Bh∞ma). Le cœur des femmes est difficile à connaître, mais je pense que tous les deux vont bien ensemble. 6. Sairindhr∞ (Draupad∞) s’inquiète pour lui parce qu’ils vivent ensemble et qu’elle l’aime. Ils sont venus en même temps habiter dans le palais du roi. (Draupad∞ dit:) 7. Elle me le rappelle sans cesse avec de telles paroles. En me voyant en colère, elle m‘a soupçonnée d’être avec toi. 8. Ses propos m’ont causé un grand souci. Plongée dans le chagrin par la faute de YudhiÒ†hira, je n’ai plus envie de vivre !
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Celui qui, avec un seul char défaisait les dieux, les hommes et les serpents est maintenant maître de danse des jeunes filles du palais de Viræ†a. Celui qui, sans mesurer son courage, réjouissait Jætavedas (Agni) dans la forêt Khæ≈∂ava198, lui, le fils de Pƒthæ (Arjuna), est maintenant caché dans l’appartement des femmes comme un feu dans un puits. Ce vaillant guerrier, qui était toujours la terreur de ses ennemis, le voici maintenant sous un déguisement infamant ici-bas. Celui qui faisait trembler ses ennemis au claquement de la corde de son arc contre sa paume est maintenant entouré de femmes charmées par ses chants. Dhana‡jaya (Arjuna) qui portait sur la tête un diadème étincelant comme le soleil, maintenant ses cheveux sont dénoués. Celui qui avait rassemblé les grandes armes divines et connaissait toutes leurs formules ne porte maintenant que des boucles d’oreille. Celui qui arrêtait des milliers de rois à la valeur incomparable dans les combats, comme le rivage arrête l’océan, Est maintenant le maître de danse plein de jeunesse des jeunes filles du palais de Viræ†a. Caché sous un déguisement, il les sert. Celui qui, au bruit de son char, faisait trembler la terre, ses montagnes, ses forêts, ses êtres mobiles et immobiles, ô Bh∞ma,
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Allusion à l’épisode de l’incendie de la forêt Khæ≈∂ava, où Arjuna avait aidé Agni contre Indra (cf. Mahæbhærata, I, 214-225).
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Ce fils aux grands mérites qui a chassé le chagrin de Kunt∞, ton frère cadet, ô Bh∞ma, me désespère maintenant. Quand je le vois ainsi, orné de boucles d’oreille ouvragées en or fin, des bracelets au poignets, mon cœur défaille. Quand je vois Arjuna, ce redoutable archer, attifé comme une jeune fille, les cheveux tressés mon cœur défaille, ô Bh∞ma ! Quand je vois le fils de Pƒthæ (Arjuna), beau comme un dieu, entouré de jeunes filles, comme un éléphant en rut entouré de femelles, Servir Viræ†a, le roi des Matsya, au milieu d’instruments de musique, je suis déboussolée199 ! Certes, la noble reine (Kunt∞) ne sait pas que Dhana‡jaya (Arjuna) est dans le malheur, et Ajæta‹atru (YudhiÒ†hira), le descendant de Kuru, a sombré dans la tricherie. Et quand je vois ton cadet Sahadeva, un chef de guerriers, se mêler aux vaches dans l’étable, je blêmis ! J’ai beau penser à la conduite du courageux Sahadeva, je ne trouve rien dans ses actions, ô vaillant guerrier, qui justifie de tels ennuis ! Quand je vois, ô meilleur des Bhærata, que le roi des Matsya envoie ton frère bien aimé parmi les vaches, je me désole ! Quand je le vois à la tête des vachers, vêtu de rouge, cherchant avec zèle à plaire à Viræ†a, je souffre !
di‹o me na‹yanti, mot à mot « mes directions disparaissent ». Nous avons osé l’anachronisme « être déboussolé », qui rend parfaitement la chose.
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La noble reine (Kunt∞) m’a vanté le vaillant Sahadeva:
(Kunt∞ disait:) Il est très célèbre, il a une bonne conduite et de bonnes mœurs, 29. Il est timide, il a la voix douce, il est vertueux, c’est mon préféré. Tu dois veiller sur lui dans la forêt, ô Yæjñasen∞ (Draupad∞), même la nuit200. (Draupad∞ dit:) 30. Quand je vois Sahadeva, le meilleur des guerriers, s’occuper des vaches et dormir la nuit sur une peau de veau, comment vivre (encore), ô fils de Pæ≈∂u (Bh∞ma) ? 31. Nakula, que ces trois qualités – la beauté, l’habileté aux armes et l’intelligence – accompagnent toujours, est palefrenier de Viræ†a. Comme les temps ont changé ! 32. Des foules se pressaient pour voir Dæmagranthi 201 (Nakula) dresser en un clin d’œil des chevaux en présence du grand roi (YudhiÒ†hira). 33. Maintenant, je l’ai vu servir l’excellent Viræ†a, le riche et brillant roi des Matsya, et lui présenter ses chevaux. 34. Comment donc peux-tu imaginer, ô invincible fils de Pƒthæ (Bh∞ma), que je me dise heureuse, alors que je subis cent malheurs par la faute de YudhiÒ†hira, ô Bhærata ? 35. Je vais te raconter les différents malheurs qui me sont arrivés. Écoute encore, ô fils de Kunt∞ (Bh∞ma). 200
Kunt∞ avait recommandé tout particulièrement Sahadeva à Draupad∞ (cf. Mahæbhærata, II, 70, 8). 201 Nakula a pris le nom de Granthika. Ici on donne un équivalent, Dæmagranthi.
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Mon corps est flétri par des malheurs de toute sorte, alors que vous êtes encore vivants202. Y a-t-il pire malheur ?
Plaintes de Draupad∞
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Draupad∞ dit: 1. Déguisée en servante dans le palais du roi, par la faute d’un tricheur203, je fais la toilette de SudeÒ≈æ. 2. Vois, ô redoutable guerrier, quel terrible changement pour une fille de roi ! En ce moment, je suis une servante. C’est comme si je souffrais tous les malheurs. 3. Certes le résultat, victoire et défaite, ne dure pas pour l’homme. Faisant mienne cette pensée, j’attends que mes époux retrouvent le succès. 4. J’attends en me disant: « La cause de la défaite peut être la cause de la victoire. 5. Qui a donné mendie, qui a tué est tué, qui a abattu est abattu », voilà ce que l’on m’a appris. 6. J’attends que le destin se manifeste de nouveau, en me disant: « Le destin n’écrase pas excessivement, le destin ne joue pas de tours excessifs ». 7 « Ici se trouvait l’eau, elle s’y trouvera à nouveau ». En me disant cela, désireuse d’un changement, j’attends qu’elle revienne.
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«Et donc que vous devriez m’en protéger », telle est la pensée sous-entendue. 203 Il s’agit de › akuni qui a fait tout perdre à YudhiÒ†hira lors de la partie de dés.
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Certes, celui qui, même s’il a bien mené son affaire, a été malmené par le destin, doit faire un effort en connaissance de cause, pour que le destin se manifeste (à nouveau). Mais demande-moi pourquoi je te dis cela, moi qui suis malheureuse, ou si tu ne me le demandes pas, je te dirai ce qu’il en est. Je suis l’épouse des fils de Pæ≈∂u, la fille du roi Drupada. Qui d’autre que moi supporterait de vivre une telle situation ? En effet, le tourment qui m’échoit humilie tous les Kuru, les Pæñcæla aussi et les Pæ≈∂aveya (les Pæ≈∂ava), ô invincible Bhærata. Comment une femme pourrait-elle être malheureuse quand elle est ainsi pourvue d’époux, de beau-père et d’oncles, de nombreux enfants204 ? Sûrement, dans ma prime jeunesse, j’ai dû offenser Dhætƒ (Brahmæ205) ! Grâce à quoi, ô vaillant Bhærata, je connais cette infortune. Vois, ô fils de Pæ≈∂u, comme est grande ma déchéance206. Personne ici n’est aussi malheureuse que moi.
204
Èpoux, oncles, enfants sont là pour assurer sa protection: rien n’aurait dû lui arriver ! 205 Brahmæ (m.), est le dieu suprême du panthéon hindou, le recours des dieux dans les situations difficiles. On l’appelle aussi Pitæmaha, « le grand ancêtre », Prajæpati, « le maître des créatures », Loke‹a, « le seigneur du monde », Hiranyagarbha, « l’embryon d’or », Svayambhº, « né de lui-même », Dhætƒ, « l’ordonnateur » ou Vidhætƒ, « le créateur ». A la fin des temps, les mondes se résorbent en lui. 206 var≈ævakæ‹a: on traduit généralement par « pâleur ». var≈a signifie « couleur, caste », avakæ‹a « place, position »: d’où: « ma position de caste », et comme elle est servante en ce
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Tu connais, ô Bh∞ma, le bonheur dont je jouissais autrefois. Moi qui étais de condition libre, me voilà réduite à la servitude: je ne trouve pas la paix, ô fils de Pƒthæ (Bh∞ma). Je pense que c’est conforme à mon destin si le vaillant fils de Pƒthæ, Dhana‡jaya (Arjuna), le terrible archer, est comme un feu éteint. La destinée des êtres ne peut être connue par les hommes. Notre déchéance, ô fils de Pƒthæ (Bh∞ma) était imprévue. Vous autres, grands comme Indra, scrutiez toujours mon visage207. Maintenant, moi, une femme de haut rang, je scrute le visage de femmes de rang inférieur. Vois ma condition (actuelle), ô fils de Pæ≈∂u (Bh∞ma), que je ne mérite en rien. Vois combien l’altération des temps affecte vos vies. La terre bordée d’océans était à mes ordres. Aujourd’hui, effrayée, je suis aux ordres de SudeÒ≈æ ! J’avais des serviteurs qui marchaient derrière et devant moi. Maintenant, c’est moi qui marche devant ou derrière SudeÒ≈æ. Ce malheur, ô fils de Kunt∞ (Bh∞ma), m’est insupportable, sache-le. Je n’ai jamais, grâce au ciel, broyé moi-même des onguents pour ma propre personne, seulement pour Kunt∞. Aujourd’hui, je broie le santal. Regarde mes mains, ô fils de Kunt∞ (Bh∞ma): elles ne sont plus comme avant !
moment, « ma déchéance » est le sens qui convient le mieux au contexte. 207 Pour y deviner ses désirs, pour obéir à ses ordres avant qu’elle ne les formule.
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Vai‹a‡pæyana dit: 23. Et elle lui montra ses mains calleuses. Draupad∞i dit: 24. Moi qui n’avais aucune crainte, ni de Kunt∞, ni de vous, maintenant, servante, je me tiens craintive devant Viræ†a. 25. Que va me dire le grand roi: « L’onguent a été bien préparé », ou alors « Il a été mal préparé » ? Si le santal n’a pas été broyé d’une certaine façon, le roi des Matsya le refuse absolument. Vai‹a‡pæyana dit: 26. La belle KƒÒ≈æ (Draupad∞), après avoir raconté ses malheurs à Bh∞masena, leva les yeux vers lui en pleurant doucement. 27. Émouvant le cœur de Bh∞masena par sa voix entrecoupée de larmes et ses soupirs répétés, elle dit: (Draupad∞ dit:) 28. La faute que j’ai commise autrefois envers les dieux n’a pas été minime, puisque je continue à vivre malheureuse au lieu de mourir, ô fils de Pæ≈∂u (Bh∞ma) ! (Vai‹a‡pæyana dit:) 29. L’invincible Ventre-de-Loup (Bh∞ma) attira vers son visage les mains gonflées et calleuses de Draupad∞ tremblante. 30. Le vaillant fils de Kunt∞ (Bh∞ma) lui saisit les mains en pleurant et, en proie à une douleur extrême, s’exclama:
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Draupad∞ raconte ses malheurs
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Bh∞ma dit: 1. Honte à mes bras puissants, honte à l’arc Gæ≈∂∞va de Phælguna (Arjuna): tes mains, autrefois si douces, sont devenues calleuses ! 2. J’aurais fait un grand carnage dans l’assemblée de Viræ†a, si le Roi-très-Juste (YudhiÒ†hira) ne m’avait pas retenu par un regard de côté. Ayant compris son désir, je n’ai pas bougé, ma belle. 3. Et pourtant, que nous ayons perdu le royaume sans tuer les Kuru, sans arracher la tête de Suyodhana, de Kar≈a, de › akuni, le fils de Subala, 4. Et du vil Duß‹æsana, cela me brûle, ma belle, comme une épine enfoncée dans mon cœur. Patience, ma jolie, ne va pas contre notre intérêt208, laisse ta colère de côté. 5. Le roi YudhiÒ†hira, ma belle, quitterait la vie s’il prêtait attention à tous tes reproches 6. De même Dhana‡jaya (Arjuna) et les jumeaux, ô belle à la taille fine. Et quand ils seraient dans l’autre monde, je ne pourrais plus vivre ! 7. La fille de › aryati, la belle Sukanyæ, a aimé le fils de Bhƒgu, l’ascète Cyavana, devenu fourmilière dans la forêt209.
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Le texte dit: « ne va pas contre ton devoir » (dharma). Mais c’est pour leur intérêt commun qu’elle a le devoir de se taire. 209 Voir « Histoire de Sukanyæ », Mahæbhærata, I, 121-125; G. Schaufelberger et G. Vincent, op. cit., Tome I, pp. 184-193.
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La fille de Nala210, la belle Indrasenæ – tu as dû en entendre parler – a servi avec persévérance son époux âgé de mille ans211. La fille de Janaka, S∞tæ, la princesse de Videha – tu as dû en entendre parler – a accompagné son époux durant son exil dans la grande forêt. La chère épouse de Ræma, la belle S∞tæ, après avoir été enlevée par un ogre, a continué dans son malheur à aimer Ræma212. La douce Lopæmudræ, jeune et belle, délaissant son confort princier, a suivi Agastya213. Comme ces femmes célèbres, belles et fidèles à leurs époux, toi aussi, ma beauté, tu es munie de toutes ces qualités. Non ! Ce n’est pas long, un mois et demi ! Patiente: les treize années accomplies, tu redeviendras la reine du royaume.
210
Le texte dit Næ∂æyan∞ pour Nælæyan∞, fille de Nala. Pour Vettam Mani, Puræ≈ic Encyclopaedia, Motilal Banarsidass, Delhi 1975, p. 549, l’histoire est la suivante: Nælæyan∞ étair l’épouse du sage Mudgala (ou Maudgala), très vieux, squelettique, à l’haleine fétide, et de plus, lépreux, mais elle menait avec son époux une vie amoureuse échevelée. Après quelque milliers d’années de cette vie, Mudgala décide de retourner à la vie érémitique. Comme elle insiste pour continuer leurs ébats, son époux la maudit: elle renaîtra fille du roi des Pæñcæla et aura cinq maris. Effectivement, elle se réincarnera en Draupad∞. On donnerait donc à Draupad∞ un exemple tiré d’une de ses vies antérieures. 212 Voir Valm∞ki, Le Ræmæya≈a, La Pleïade, op.cit.. 213 Cf. Mahæbhærata, III, 94-95; G. Schaufelberger et G. Vincent, op. cit., Tome I, pp. 405-408. 211
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LA TREIZIÈME ANNÉE Draupad∞ dit: 14. J’ai versé des larmes parce que j’étais affligée, incapable de supporter mes malheurs. Je ne blâme pas le roi, ô Bh∞ma. 15. Laisse de côté le passé, ô vaillant Bh∞masena ! Ne tarde pas à faire ce qui doit être fait immédiatement. 16. Kaikey∞ (SudeÒ≈æ) craint que je ne la surpasse en beauté et s’inquiète constamment: « Comment le roi ne courrait-il pas vers elle ?» 17. Connaissant l’état d’esprit de SudeÒ≈æ, l’infâme et fourbe K∞caka lui-même me poursuit sans cesse. 18. J’étais furieuse contre lui. Maîtrisant à nouveau ma colère, ô Bh∞ma, j’ai dit à cet homme concupiscent: « Fais attention ! 19. « Je suis l’épouse et la reine chérie de cinq génies. Ces héros invisibles et violents pourraient te tuer ! » 20. À ces mots, le vil K∞caka me répondit: « Je ne crains pas tes génies , ô Sairandhr∞ au doux sourire ! 21. « J’en tuerais des centaines et des milliers assemblés pour se battre. Laisse-moi faire, ma douce !» 22. À ces mots, j’ai répondu à ce sºta214 malade d’amour: « Tu n’es pas de la même force que ces génies illustres. 23. De bonne éducation, je suis fidèle à mon devoir. Je ne désire la mort de personne, et c’est pour cela que tu es en vie, K∞caka ». 24. Malgré ce que je lui disais, ce vaurien éclata de rire bruyamment, car il n’est pas sur le droit chemin et ne se soucie pas du devoir. 214
En fait, comme nous l’avons vu plus haut, K∞caka n’est pas sºta, mais fils de sºta.
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LE LIVRE DE VIRƙA
25.
Il a le cœur mauvais, sa conduite est mauvaise, il est esclave de ses passions et de ses désirs; il est grossier et pervers. Je le repousse sans cesse; à chaque rencontre il veut me frapper; je pourrais en perdre la vie. 26… À vouloir votre avantage, un grand bien va périr. À tenir votre promesse, votre épouse va mourir. 27. Quand l’épouse est protégée, les enfants sont protégés. Quand les enfants sont protégés, on est protégé soi-même. 28. Et j’ai appris de brâhmanes parlant du devoir des castes que le devoir des guerriers est de toujours détruire l’ennemi. 29. K∞caka m’a frappée du pied sous les yeux du Roitrès-Jute (YudhiÒ†hira) et en ta présence, ô Bh∞masena, toi qui es si fort ! 30. Et pourtant, c’est toi qui m’as délivrée de cet horrible Ja†æsura215, c’est toi, avec tes frères, qui as défait Jayadratha216. 31. Tue donc ce vaurien qui ne me respecte pas. Parce qu’il est le favori du roi, ce K∞caka me harcèle, ô Bhærata. 32. Fracasse donc ce fou concupiscent comme une cruche sur une pierre ! Il me cause trop de peine, ô Bhærata. 33. S’il vit encore quand le soleil se lèvera demain, je préparerai du poison et je le boirai, afin que K∞caka ne me tienne pas en son pouvoir. Je préfère mourir devant toi, ô Bh∞masena. 215
Ja†æsura est un ogre qui, pour se procurer des armes, avait enlevé YudhiÒ†hira, les jumeaux et Draupad∞. Bh∞ma le tue (cf. Mahæbhærata, III, 154). 216 Jayadratha aussi avait enlevé Draupad∞. Bh∞ma l’a defait et humilié (cf.Mahæbhærata, III, 248-256).
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LA TREIZIÈME ANNÉE Vai‹a‡pæyana dit: 34. À ces mots, s’appuyant sur la poitrine de Bh∞masena, elle se mit à pleurer, et lui, la consola avec des paroles réconfortantes. À l’idée de fondre sur K∞caka, il se léchait les babines !
Le meurtre de K∞caka
IV - 21
Bh∞ma dit: 1. Je ferai, ma belle et tendre, comme tu le demandes: aujourd’hui je tuerai K∞caka et ses compagnons217. 2. Donne-lui rendez-vous au début de la nuit prochaine, sans lui montrer ton chagrin ni ta peine, ô Yæjñasen∞ (Draupad∞) au doux sourire. 3. Le roi des Matsya a fait construire une salle de danse. Le jour, des jeunes filles y dansent, la nuit elles rentrent chacune chez elle. 4. Il y a là un lit solide et bien construit. C’est là que je lui ferai voir ses ancêtres morts depuis longtemps ! 5. Fais en sorte que l’on ne découvre pas ton rendezvous et assure-toi qu’il soit bien présent, ma belle. Vai‹a‡pæyana dit: 6. Tous deux, malheureux, s’entretenaient ainsi et versaient des larmes. Ils passèrent avec courage le reste de cette nuit. 7. Au matin, la nuit achevée, K∞caka se rendit au palais et dit à Draupad∞:
217
bændhava signifie « parent, allié, compagnon ». Il s’agit probablement ici des 105 frères de K∞caka, les Upak∞caka.
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LE LIVRE DE VIRƙA
(K∞caka dit:) 8. Dans l’assemblée, sous les yeux du roi, je t’ai jetée à terre et frappée du pied. Moi, qui suis très fort, je t’ai attaquée et tu n’as pas reçu de secours ! 9 En effet, celui qui se fait appeler roi des Matsya ne l’est que de nom. C’est moi, le chef des armées, qui suis le roi des Matsya. 10. Consens à mon bonheur, ma douce et belle, et je serai ton esclave. Je te donnerai tout de suite cent pièces d’or. 11. Je te donnerai cent servantes et autant de serviteurs, un char attelé de mules, si tu me donnes rendez-vous, ma douce. Draupad∞ dit: 12. Accepte alors cette seule condition, K∞caka: aucun de tes amis, aucun de tes frères ne doit être au courant de notre rencontre. 13. Car, sinon, je crains que mes illustres génies ne l’apprennent. Promets-moi cela, et je t’obéirai. K∞caka dit: 14. Je ferai comme tu le demandes, ma belle, et je viendrai seul, ma chère, dans ta chambre vide, 15. Enivré de passion, pour m’unir avec toi, ma jolie218. Tes génies à l’éclat du soleil n’en sauront rien. Draupad∞ dit: 16. Le roi des Matsya a fait construire une salle de danse. Le jour, des jeunes filles y dansent, la nuit elles rentrent chacune chez elle.
218
rambhoru: « toi qui as des cuisses de bananier ». Les compliments que l’on adresse aux femmes sont bien éloignés des nôtres !
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LA TREIZIÈME ANNÉE 17.
Tu devras t’y rendre de nuit, les génies ne le sauront pas. Ainsi, à coup sûr, nous éviterons toutes les conséquences fâcheuses.
Vai‹a‡pæyana dit: 18. KƒÒ≈æ (Draupad∞) ayant ainsi acquiescé à sa demande, le reste de la journée parut un mois à K∞caka, ô roi (Janamejaya). 19. Inondé de joie, cet insensé rentra chez lui, sans comprendre que la mort avait pris les traits de Sairandhr∞ (Draupad∞). 20. Fou de parfums, de bijoux, de guirlandes, éperdu d’amour, il s’empressa de se faire beau. 21. Tandis qu’il se préparait ainsi, le temps lui parut long: il pensait à sa belle aux grands yeux. 22. Sa beauté, qu’il allait bientôt perdre, était à son sommet, comme une lampe sur le point de s’éteindre resplendit en brûlant sa mèche. 23. K∞caka était sans méfiance. Fou de désir, il ne vit pas le jour passer219, il pensait à son rendez-vous. 24. La belle Draupad∞ alla trouver Bh∞ma dans sa cuisine et resta au côté de son époux, le descendant de Kuru. 25. La princesse aux beaux cheveux lui dit: (Draupad∞ dit:) J’ai pris rendez-vous avec K∞caka dans la salle de danse comme tu me l’avais dit, ô guerrier redoutable. 26. K∞caka viendra seul cette nuit dans la salle de danse déserte. Tue-le, vaillant Bh∞ma.
219
On notera comment l’auteur rend par une contradiction le trouble de K∞caka, trouvant le temps trop long (21), et ne voyant pas le temps passer (23).
-186-
LE LIVRE DE VIRƙA
27.
28.
29.
Va dans cette salle de danse, ô fils de Pæ≈∂u et de Kunt∞, et enlève la vie à K∞caka, cet outrecuidant fils de sºta. Dans son orgueil, le fils de sºta a méprisé les génies. Tu excelles à la lutte: broie-le, comme un éléphant broie le roseau. Essuie mes larmes, ô Bhærata; ce malheur m’a humiliée. Relève ton honneur et celui de ta famille, et que le ciel te protège !
Bh∞ma dit: 30. La bonne nouvelle que tu m’apportes, ma toute belle, est bienvenue. En effet, je ne voulais pas qu’il soit accompagné par quelqu’un. 31. La joie que me procure l’annonce du rendez-vous avec K∞caka me rappelle celle que j’ai éprouvée en tuant Hi∂imba220. 32. Au nom de la vérité, au nom de mes frères, au nom du devoir, je te l’affirme, je tuerai K∞caka comme le roi des dieux (Indra) a tué Vƒtra221. 33. En cachette ou devant tout le monde, j’écraserai K∞caka. Et si les Matsya sont mis au courant, je les tuerai aussi sans hésiter. 34. Puis je tuerai Duryodhana et posséderai la terre. Laissons donc YudhiÒ†hira, le fils de Kunt∞, servir tout son content le roi des Matsya. Draupad∞ dit: 35. Puisque tu ne saurais te soustraire à ta promesse envers moi, alors tue K∞caka discrètement, ô vaillant seigneur ! 220
Cf. Mahæbhærata, I, 139 à 142. Rappelons que Vƒtra est un démon symbole de la sécheresse qui barrait les eaux du ciel. Les dieux envoient Indra le combattre et le tuer (cf. Mahæbhærata, V, 9 à 10). 221
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LA TREIZIÈME ANNÉE Bh∞ma dit: 36. Je ferai ce que tu me demandes, ô tendre et parfaite Draupad∞, à la nuit, sans être vu. 37. Comme un éléphant piétinant une orange, j’écraserai la tête de ce vil K∞caka aux désirs interdits. Vai‹a‡pæyana dit: 38. Alors aussitôt, Bh∞ma partit dans la nuit et se cacha comme un lion à l’affût d’une gazelle. Invisible, il attendait K∞caka. 39. Quant à K∞caka, qui s’était fait beau, il alla, selon son désir, à l’heure du rendez-vous attendre Pæñcæl∞ (Draupad∞) dans la salle de danse. 40. Songeant à son rendez-vous, il entra dans cette grande salle plongée dans l’obscurité. Une fois entré, 41. Ce pervers tomba sur Bh∞ma à la force sans égale, arrivé avant lui dans ce lieu solitaire. 42. Le sºta avança sa main vers sa mort, vers Bh∞ma étendu sur le lit, que la vue de KƒÒ≈æ (Draupad∞) avait enflammé de colère. 43. K∞caka éperdu de désir, concupiscent et obsédé, s’approcha de lui, et dit en souriant: (K∞caka dit:) 44. Je t’ai promis une infinité de richesses diverses. Tenant compte de cette promesse, je suis venu aussitôt auprès de toi. 45. Ce n’est pas sans raison que les femmes du palais m’admirent en disant: « Aucun homme n’est aussi beau et aussi bien mis que toi ».
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LE LIVRE DE VIRƙA
Bh∞ma dit: 46. Heureusement que tu es beau ! Heureusement que tu t’admires toi-même ! Mais tu n’as pas encore été caressé de la sorte ! Vai‹a‡pæyana dit: 47. À ces mots, l’intrépide Bh∞ma, le vaillant fils de Kunt∞, bondit en éclatant de rire et saisit l’infâme K∞caka par ses cheveux parfumés et ornés de guirlandes. 48. Saisi par les cheveux, K∞caka, très fort lui aussi, se dégagea d’un coup sec et saisit le fils de Pæ≈∂u (Bh∞ma) aux deux bras. 49. Entre ces deux furieux eut lieu un corps à corps comme entre deux puissants éléphants s’affrontant au printemps pour une femelle. 50. Bh∞ma, passablement ébranlé et trépignant de colère, fut jeté à terre d’un coup de genou par le solide K∞caka. 51. Mais Bh∞ma ainsi jeté à terre par le très vigoureux K∞caka se redressa tout aussitôt comme un serpent frappé par un bâton. 52. À minuit, le sºta (K∞caka) et le fils de Pæ≈∂u (Bh∞ma), ces deux fous valeureux rivalisant de force, s’empoignaient dans la nuit déserte. 53. Alors la splendide salle de danse se mit à trembler tandis que les deux furieux rugissaient violemment l’un contre l’autre. 54. Bh∞ma frappa des deux poings la poitrine du solide K∞caka, mais celui-ci, brûlant de colère, ne céda pas d’un pouce. 55. Le sºta (K∞caka) supporta un temps cet assaut irrésistible pour un mortel, puis, sous sa violence, il lâcha prise, mis à mal par la force de Bh∞ma.
-189-
LA TREIZIÈME ANNÉE 56.
Voyant que K∞caka avait le dessous, Bh∞masena l’ébranla avec force et le fit s’évanouir par ses coups sur la poitrine. 57. Haletant, furieux, Ventre-de-Loup (Bh∞ma), habitué à gagner, le saisit violemment par les cheveux une nouvelle fois. 222 58* .Le puissant Bh∞ma le saisit en hurlant, comme un tigre avide de chair saisit une grande gazelle. 59. Il lui enfonça entièrement dans le corps les pieds, les mains, la tête et le cou comme Pinækadhƒk 223 (› iva) le fait avec les victimes sacrificielles. 60. Le puissant Bh∞masena, après l’avoir broyé et réduit à l’état de boulette de viande, alla le montrer à KƒÒ≈æ (Draupad∞). 61. Le glorieux fils de Pæ≈∂u (Bh∞ma) dit à Draupad∞: (Bh∞ma dit:) Viens, Pæñcæl∞ (Draupad∞), et vois ce qu’est devenu ton amoureux ! (Vai‹a‡pæyana dit:) 62. Puis, sa colère apaisée après avoir tué K∞caka, il prit congé de Draupad∞ et retourna en hâte dans sa cuisine. 63. De son côté Draupad∞, la meilleure des femmes, heureuse et soulagée d’avoir fait tuer K∞caka, dit aux gardes:
222
Ces passages signalés par une * sont des variantes parmi les nombreux manuscrits qui sont proposés. Nous les avons conservées quand elles nous paraissent préciser ou éclairer le sens. 223 Pinækadhƒk: littéralement « le porteur du trident Pinæka, le trident de › iva », donc › iva.
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LE LIVRE DE VIRƙA
(Draupad∞ dit:) 64. Venez voir, K∞caka que le désir pour les femmes d’autrui enivrait ! Il est étendu ici, tué par mes époux les génies. (Vai‹a‡pæyana dit:) 65. À ces mots, les gardes de la salle de danse accoururent par milliers avec des torches. 66. En arrivant dans la salle, ils virent, baignant dans son sang, K∞caka à terre et sans vie. 67. Ils disaient: « Où est son cou, où sont ses pieds, où sont ses mains, où est sa tête ? », voyant bien qu’il avait été tué par un génie.
Le meurtre des Upak∞caka
IV - 22
Vai‹a‡pæyana dit: 1. À ce moment-là, tous les frères de K∞caka arrivèrent, l’entourèrent et le pleurèrent. 2. Ils avaient le poil hérissé de peur, ils tremblaient, à la vue de K∞caka, qui avait les membres rentrés dans le corps, comme ceux d’une tortue laissée sur un sol aride. 3. Désireux d’accomplir les rites funéraires, ils transportèrent dehors son cadavre écrasé par Bhîmasena comme les démons par Indra. 4. Non loin de là, les fils de sºta virent KƒÒ≈æ (Draupad∞) au corps parfait debout, enserrant un pilier.
-191-
LA TREIZIÈME ANNÉE 5.
Un Upak∞caka224 dit aux sºta accourus:
(L’Upak∞caka dit:) Il faut tuer sans tarder cette traînée ! À cause d’elle, K∞caka est mort. 6. Ou plutôt non, il ne faut pas la tuer ici. Il faut la brûler sur le bûcher funéraire avec son amant. Même défunt, le fils de sºta (K∞caka) doit avoir ce plaisir. (Vai‹a‡pæyana dit:) 7. Alors, ils dirent à Viræ†a: (Les Upak∞caka dirent) À cause d’elle, K∞caka a été tué. Il faut la brûler maintenant avec lui. Donne-nous, s’il te plaît, ta permission. (Vai‹a‡pæyana dit:) 8. Considérant la supériorité des sºta, le roi consentit à ce que Sairandhr∞ (Draupad∞) soit brûlée avec le fils de sºta. 9. Les K∞cakas s’approchèrent de KƒÒ≈æ (Draupad∞) aux yeux de gazelle225 tremblante, affolée, et la saisirent violemment.
224
Rappelons que K∞caka avait cent cinq frères, les Upak∞caka ou les K∞cakas (c’est le seul cas où nous mettons le “s” du pluriel, pour distinguer ces K∞cakas de K∞caka lui-même). K∞caka et les cent cinq Upak∞caka sont fils de sºta (leur père, Kekaya est un sºta), mais, bien qu’ils ne soient pas à proprement parler sºta eux-mêmes, on les appelle cependant couramment sºta. 225 Exactement « aux yeux de lotus », mais cette image nous parle peu.
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LE LIVRE DE VIRƙA
10.
11.
Puis, ils soulevèrent cette princesse à la taille fine, la ligotèrent et la portèrent tous au lieu de crémation proche. Laissée là par les fils de sºta, la belle et fidèle KƒÒ≈æ (Draupad∞), elle qui avait cinq maris, poussa un cri, pour que l’un d’eux la sauve:
Draupad∞ dit: 12. Jaya, Jayanta, Vijaya, Jayatsena et Jayadbala226, entendez mon cri ! Les fils de sºta m’ont enlevée ! 13 Vous dont le claquement de la paume sur l’arc, ce bruit terrible des guerriers fougueux, s’entend dans la mêlée, 14. Vous, dont le roulement des chars est celui des illustres génies, entendez mon cri: les fils de sºta m’ont enlevée ! Vai‹a‡pæyana dit: 15. Dès qu’il entendit la plainte pitoyable de KƒÒ≈æ (Draupad∞), Bh∞ma se précipita sans hésiter hors de son lit. (Bh∞ma dit:) 16. J’ai entendu ta plainte, ma douce Sairandhr∞ (Draupad∞). Tu n’as donc rien à craindre des fils de sºta ! (Vai‹a‡pæyana dit:) 17. À ces mots, le désir de tuer envahit Bh∞ma: il gonfla ses muscles, changea son apparence et, se précipitant, il sortit (du palais) par une porte dérobée. 226
Jaya, Jayanta, Vijaya, Jayatsena et Jayadbala sont des noms secrets que se sont donnés les Pæ≈∂ava (voir supra, IV, 5, 30).
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LA TREIZIÈME ANNÉE 18.
19.
20. 21.
22.
D’un coup, Bh∞masena arracha un arbre de l’enceinte et se dirigea vers le lieu de crémation où se trouvaient les K∞cakas. Ce robuste guerrier, brandissant son arbre de vingt mètres de haut avec son tronc et ses branches, courut sur les sºta comme Antaka (Yama)227, son bâton à la main. La violence de sa course jetait à terre des multitudes d’arbres: banians, figuiers, tecks. En voyant arriver ce génie tel un lion furieux, tous les sºta s’effrayèrent: abattus, ils tremblaient de peur. Voyant ce génie venir à eux tel la mort elle-même, les K∞cakas qui voulaient brûler leur frère aîné sur le bûcher, abattus et tremblant de peur, se dirent entre eux:
(Les K∞cakas dirent:) 23. Un génie puissant et furieux vient sur nous, brandissant un arbre: grande est notre frayeur, libérons Sairandhr∞ (Draupad∞). (Vai‹a‡pæyana dit:) 24. À la vue de cet arbre pointé sur eux par Bh∞masena, ils libérèrent Draupad∞ et coururent vers la ville. 25. Mais Bh∞ma les vit s’enfuir: il expédia tous les cent cinq Upak∞caka au royaume de Yama, comme Indra l’avait fait avec les démons. 227
Yama, « celui qui entrave » ou bien « jumeau ». Père des hommes et roi des morts, il juge les bons et les méchants, règne au sud. On le représente muni d'un bâton et d'un lacet. Il chevauche un buffle noir. On l’appelle aussi Dharma, « la justice », Dharmaræja, « le roi de justice », Antaka, « la fin », Pæ‹in, « le porteur de lacet) », Pitƒræ,j « le roi des mânes ».
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LE LIVRE DE VIRƙA
26.
Il réconforta KƒÒ≈æ (Draupad∞) qu’il avait sauvée, ô roi, et dit alors à la malheureuse Pæñcæl∞ (Draupad∞) qui avait le visage inondé de larmes:
(Bh∞ma dit:) 27. Ma douce innocente, ils sont morts, ceux qui te tourmentaient. Regagne la ville ô KƒÒ≈æ (Draupad∞) et n’aie pas peur. Moi, je rejoindrai la cuisine de Viræ†a par un autre chemin. (Vai‹a‡pæyana dit:) 28. Ils gisaient là, morts tous les cent cinq, comme les arbres abattus d’une grande forêt dévastée, ô Bhærata. 29. Ainsi furent tués, ô roi, les cent cinq K∞cakas, et avec l’ancien chef des armées (K∞caka), cela faisait cent six sºta. 30. À la vue de ce prodige, les hommes et les femmes s’attroupèrent au comble de l’étonnement et restèrent muets, ô Bhærata.
Crémation de K∞caka
IV - 23
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Ils virent les sºta morts et allèrent annoncer au roi: (Les gens dirent:) Les génies ont tué, ô roi, plus de cent fils de sºta ! 2. Comme le sommet d’une montagne brisé par la foudre s’éparpillerait en cent morceaux, les sºta gisent, dispersés sur le sol.
-195-
LA TREIZIÈME ANNÉE 3. 4.
5.
Sairandhr∞ (Draupad∞) a été libérée et a regagné ton palais. Toute la ville va avoir peur. En effet, Sairandhr∞ (Draupad∞) est très belle et les génies très forts. Et la grande affaire de ces mâles est, sans aucun doute, de s’accoupler ! Il faut vite décider d’une conduite, afin que la présence de Sairandhr∞ (Draupad∞) n’amène pas la destruction de ta ville.
(Vai‹a‡pæyana dit:) 6. À ces mots, Viræ†a, le chef des armées, leur répondit: (Viræ†a dit:) Que les rites funéraires soient célébrés tout de suite avec magnificence pour tous les sºta ! 7. Que tous les K∞cakas soient brûlés sur un seul bûcher ardent avec beaucoup de joyaux et de parfums ! (Vai‹a‡pæyana dit:) 8. Puis, saisi par la peur, le roi dit à la reine SudeÒ≈æ: (Viræ†a dit:) Tu convoqueras Sairandhr∞ (Draupad∞) sur mon ordre, et lui diras: 9. « Va-t-en où tu voudras, ma chère Sairandhr∞ (Draupad∞). Pars, ma petite. Le roi craint que tes génies s’en prennent à lui, ma belle ». 10. Je n’ose pas lui en parler moi-même, ses génies la protègent. Mais les femmes ne peuvent les offenser. Je te demande donc de le lui dire.
-196-
LE LIVRE DE VIRƙA
(Vai‹a‡pæyana dit:) 11. Par ailleurs, délivrée de sa peur et libérée par Bh∞masena qui avait anéanti les fils de sºta, KƒÒ≈æ (Draupad∞) regagna la ville. 12. Malgré sa présence d’esprit, elle avait eu aussi peur qu’une jeune gazelle effrayée par un tigre. Elle lava son corps et ses vêtements à grande eau. 13. À sa vue, ô roi, les gens s’enfuyaient dans toutes les directions. Certains, en proie à la peur des génies, fermaient les yeux. 14. Pæñcæl∞ (Draupad∞) aperçut Bh∞masena qui se tenait à la porte de la cuisine tel un éléphant furieux, ô roi. 15. Surprise, elle lui dit à voix basse, avec des signes de connivence: (Draupad∞ dit:) Louanges soit rendues au roi des génies, il m’a délivrée ! Bh∞masena dit: 16. Ceux qui sont soumis aux ordres d’une personne acquittent leur dette en lui obéissant. Vai‹a‡pæyana dit: 17. Alors, elle vit le vaillant guerrier Dhana‡jayaya (Arjuna) dans la salle de danse, faisant danser les filles de Viræ†a, 18. Et celles-ci, sortant de la salle de danse avec Arjuna, virent arriver l’innocente KƒÒ≈æ (Draupad∞). (Les princesses dirent:) 19. Grâce au ciel, Sairandhr∞ (Draupad∞), tu es sauvée, grâce au ciel tu es de retour, grâce au ciel, les sºta qui te molestaient, toi l’innocente, ont été tués.
-197-
LA TREIZIÈME ANNÉE Bƒhanna∂æ (Arjuna) dit: 20. Comment as-tu été sauvée, Sairandhr∞ (Draupad∞), comment ces pervers ont-ils été tués ? Je désire que tu me dises exactement ce qui s’est passé. Sairandhr∞ (Draupad∞) dit: 21. Bƒhanna∂æ (Arjuna), ma belle, tu habites toujours dans le confort des appartements des femmes. Pourquoi t’intéresses-tu à une chambrière ? 22. En effet, tu n’as pas de soucis, et tu m’interroges en souriant sur le malheur que Sairandhr∞ (Draupad∞) a subi et qui la rend malheureuse ! Bƒhanna∂æ (Arjuna) dit: 23. Même Bƒhanna∂æ, ma belle, est tombée dans un malheur sans fond ! Elle est réduite à l’état d’une bête, et tu ne le comprends pas, mon enfant. Vai‹a‡pæyana dit: 24. Alors Draupad∞ entra dans le palais royal avec les princesses, et, loin de se cacher, s’approcha de SudeÒ≈æ. 25. Sur l’ordre de Viræ†a, la fille du roi (SudeÒ≈æ) lui dit: (SudeÒ≈æ dit:) Sairandhr∞ (Draupad∞), va-t-en vite là où tu le désires. 26. Le roi craint que tes génies apportent la destruction: c’est que tu es une belle228 jeune femme à la beauté inégalée ici-bas.
228
-198-
subhrº, « aux beaux sourcils », pour dire « belle ».
LE LIVRE DE VIRƙA
Sairandhr∞ (Draupad∞) dit: 27. Que le roi patiente encore seulement treize jours229, ô reine, et mes génies seront contents de toi, n’en doute pas. 28. Puis ils m’emmèneront et t’accorderont leurs faveurs. Et certainement le roi et ses alliés en tireront profit.
47 - L’enlèvement du troupeau (IV, 2462)
Les Pæ≈∂ava sont introuvables
IV - 24
Vai‹a‡pæyana dit: 1. En y repensant, les gens étaient étonnés de l’extrême rapidité du meurtre de K∞caka et de ses frères. 2. On discutait dans toute la ville: en effet, le noble K∞caka était le favori du roi à cause de ses prouesses, 3. Mais ce pervers, passionné de femmes, était un rival pour les hommes. Cet homme corrompu à l’âme noire avait certainement été tué par les génies.
229
On est, en effet, à treize jours de la fin de la treizième année d’exil des Pæ≈∂ava.
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LA TREIZIÈME ANNÉE 4.
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Ainsi, ô grand roi, les gens discutaient de place en place à propos de l’invincible K∞caka, le destructeur d’armées ennemies. Alors les espions envoyés par le fils de DhƒtaræÒ†ra (Duryodhana), après avoir examiné les villages, les provinces et les villes Où ils avaient cherché attentivement, endroit par endroit, ce qui leur avait été demandé, retournèrent à la ville des éléphants (Hastinæpura230), leur opinion faite. Ils allèrent voir le fils de DhƒtaræÒ†ra, le roi des Kuru (Duryodhana) avec Dro≈a, Kar≈a, Kƒpa et le noble Bh∞Òma En compagnie de ses frères et des guerriers Trigarta231. Ils dirent à Duryodhana assis au milieu de l’assemblée:
(Les espions dirent:) 9. Nous avons fait tout notre possible pour chercher les Pæ≈∂ava dans cette grande forêt 10. Déserte, regorgeant de gibier, riche de toutes sortes d’arbres et de lianes, dense de plantes entremêlées, épaisse de mille buissons. 11. Nous n’avons pas trouvé le chemin qu’ont emprunté les Pæ≈∂ava au courage immense, bien que nous ayons cherché leur trace, encore et encore,
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Hæstinapura: «celle qui tire son nom des éléphants », capitale des descendants de Kuru. Elle serait située non loin de l’emplacement de l’actuelle Delhi. Appelée également Gajasâhvaya, Nâgasâhvaya, Nâgapura. 231 Trigarta: peuple de la région de la moderne Lahore, allié des Kaurava.
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LE LIVRE DE VIRƙA
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Sur chaque sommet, sur chaque colline, dans chaque contrée, dans chaque emplacement habité, dans chaque ville et chaque hameau. Nous avons cherché partout, ô roi et n’avons pas trouvé les Pæ≈∂ava. Ils ont disparu pour toujours, que le ciel te protège, ô roi puissant. Cependant, désireux de trouver les traces de ces guerriers, nous avons suivi quelque temps leurs cochers, ô roi, ô redoutable combattant. Nous avons cherché consciencieusement et nous avons eu la certitude que les cochers sont arrivés à Dværavat∞ (Dværakæ)232 sans les fils de Pƒthæ (les Pæ≈∂ava), ô roi invincible. Il n’y avait là ni les Pæ≈∂ava, ni même leur fidèle KƒÒ≈æ (Draupad∞), ô roi. Ils avaient complètement disparu. Louange à toi, ô puissant Bhærata. Nous ignorons où les nobles Pæ≈∂ava sont allés, où ils habitent, quel est leur sort et ce qu’ils ont fait. Donne-nous tes ordres pour la suite, ô seigneur roi. Que devons-nous faire encore pour retrouver les Pæ≈∂ava ? Mais écoute ce que nous allons dire: cela te sera agréable, utile et bon. Le noble K∞caka, le sºta, c’est lui qui, avec la grande armée du roi des Matsya, a défait les Trigarta233. Il gît raide mort: des génies invisibles ont tué ce pervers dans la nuit avec ses frères, ô invincible Bhærata. Après cette agréable nouvelle de la destruction de tes ennemis, tu peux être satisfait, ô descendant de Kuru. Décide de la suite.
Voir supra, IV, 4, 3. Voir supra, IV, 15, app. 19, 45-55.
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LA TREIZIÈME ANNÉE
Envoi d’espions
IV - 25
Vai‹a‡pæyana dit: 1. À ces mots, le roi Duryodhana s’attrista soudain et dit à l’assistance: (Duryodhana dit:) 2. Certes, l’issue de toute entreprise est difficile à connaître avant la fin. C’est pourquoi, vous tous, voyez où peuvent être allés les Pæ≈∂ava. 3. Il reste peu de temps: la plus grande partie de leur séjour incognito touche à sa fin. 4. Si les Pæ≈∂ava, toujours fidèles à leurs promesses, vont au bout de cette année (sans être reconnus), leur engagement arrivera à son terme. 5. Eux qui sont comme des éléphants puissants aux tempes fendues 234, comme des serpents venimeux, dans leur malheur ils seront certainement tous furieux contre les Kaurava. 6. Mais s’ils sont reconnus avant l’échéance, ils reprendront leur aspect misérable et, leur colère ravalée, ils regagneront la forêt pour la même durée. 7. C’est pourquoi, veuillez vous réveiller en vitesse afin que notre royaume reste pour toujours entier, incontesté, indemne et à jamais sans rival. (Vai‹a‡pæyana dit:) 8. Alors Kar≈a déclara: 234
kÒaranta: littéralement: « comme des éléphants “coulants” ». Au temps du rut, les tempes des éléphants se fendent, laissant couler un liquide séreux, le “mada”, et ils sont alors d’un tempérament particulièrement agressif.
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LE LIVRE DE VIRƙA
(Kar≈a dit:) Ô Bhærata ! Qu’on envoie vite d’autres espions, habiles, résolus, efficaces et plus rusés. 9. Qu’ils parcourent en secret les contrées prospères et peuplées, et là, qu’ils aillent dans les assemblées, chez les ascètes et les mendiants, 10. Dans les lieux de promenade et les lieux saints, dans les attroupements de toute sorte. Il faut que ces espions les découvrent par des enquêtes approfondies. 11. Les Pæ≈∂ava se cachent: de nombreux espions dévoués, connaissant parfaitement leur affaire et discrets, doivent les rechercher avec habileté 12. Dans les taillis au bord des rivières, dans les villes, dans les ravissants ermitages, dans les montagnes et les grottes. (Vai‹a‡pæyana dit:) 13. Alors Duß‹æsana, le deuxième frère, dit à son frère aîné, de nature enclin au mal: (Duß‹æsana dit:) 14. Faisons tout ce que Kar≈a a proposé: que tous les espions, comme il l’a dit, cherchent de tous côtés, eux et beaucoup d’autres, contrée par contrée, méticuleusement. 15. Mais on n’a trouvé ni où sont allés les Pæ≈∂ava, ni où ils séjournent, ni ce qu’ils font. Soit ils sont exceptionnellement bien cachés, soit ils sont allés de l’autre côté de l’océan, 16. Soit ces vantards ont été dévorés par des fauves dans la grande forêt, soit ils sont tombés dans un précipice et ont disparu pour toujours.
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LA TREIZIÈME ANNÉE 17.
C’est pourquoi, réfléchis, ô joie des Kuru, et fais aussi bien que possible ce que tu penses devoir faire, ô roi.
Proposition de Dro≈a
IV - 26
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Alors Dro≈a, ce grand héros, dit avec toute sa perspicacité: (Dro≈a dit:) Des guerriers comme eux ne périssent pas et ne sont pas défaits. 2. Ce sont des héros instruits et intelligents. Ils maîtrisent leurs sens, connaissent leur devoir, ils savent ce qui est bien et sont fidèles au Roi-trèsJuste (YudhiÒ†hira), 3. Leur frère aîné, qui connaît parfaitement la politique, la justice et l’économie, qui est comme un père pour eux, qui est ferme dans le devoir et pratique la vérité, qui respecte ses aînés235. 4. Ils sont fidèles à leur noble frère Ajæta‹atru (YudhiÒ†hira): il est modeste et attaché à ses frères. 5. Pourquoi le fils de Pƒthæ (YudhiÒ†hira), ce fin politique, ne ferait-il pas ce qu’il y a de mieux pour ses nobles frères, dociles et dévoués ?
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apacæyin est donné dans les dictionnaires pour « qui ne respecte pas », mais le verbe apaCÆY- veut dire « respecter, honorer ». C’est bien entendu ce dernier sens que nous avons retenu.
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C’est pourquoi, ils attendent patiemment l’arrivée de l’échéance. Je suis sûr, en effet, qu’ils ne peuvent pas être morts. À présent faites vite et sans tarder ce qu’il y a à faire: après réflexion, trouvez où se cachent réellement Les fils de Pæ≈∂u, maîtres d’eux mêmes en toutes circonstances. Bien cachés, ces héros rendus meilleurs par leur ascèse sont, certes, difficiles à trouver. Le fils de Pƒthæ (YudhiÒ†hira) est irréprochable, vertueux, véridique, noble et pur; il est si lumineux qu’il pourrait même aveugler d’un regard. Sachant cela, agissons donc et cherchons-les à nouveau avec des brâhmanes, des espions expérimentés et avec toute personne experte.
Discours de Bh∞Òma et Dro≈a
IV - 27
Vai‹a‡pæyana dit: 1. L’ancêtre236 des Bhærata, Bh∞Òma, le fils de › æ‡tanu, savait juger les situations et les opportunités et connaissait parfaitement les Écritures et la Loi
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pitæmaha, « grand-père, ancêtre ». Il s’agit là d’une appellation honorifique, Bh∞Òma, avec son vœu de célibat, ne pouvant être l’ancêtre de personne.
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LA TREIZIÈME ANNÉE 2.
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Il attendit que le maître (Dro≈a) eut fini de parler et pensant à ce qu’il avait dit, pour être utile aux Bhærata237, il tint des propos empreints de vertu Concernant le juste YudhiÒ†hira (ses propos sont toujours difficiles à saisir pour les mauvaises gens, mais toujours agréables aux sages). Bh∞Òma dit ces mots emplis de sagesse:
(Bh∞Òma dit:) 4. Comme l’a dit le brâhmane Dro≈a qui connaît bien la situation, les Pæ≈∂ava, favorisés par la chance, ne peuvent pas être morts. 5. Il sont instruits et vertueux, bons et pieux, ils suivent totalement l’enseignement des anciens, ils sont sincères et fidèles à leurs promesses. 6. Conscients des accords passés et les respectant, ils ont une conduite droite. Supportant les obligations des gens de bien, ils ne peuvent pas être morts. 7. Ma conviction est faite: les Pæ≈∂ava, protégés par la loi et par leur propre courage, ne peuvent pas être morts. 8. Mon opinion à propos des Pæ≈∂ava est bien établie, ô Bhærata ! Mais la voie de la sagesse ne peut être suivie par tout le monde. 9. Puisque nous pouvons, après réflexion, parler en connaissance de cause des Pæ≈∂ava, j’en parlerai sans animosité, sache-le. 10. Certes, on ne peut en aucun cas dire, si l’on s’en tient à l’enseignement des anciens et si l’on est de
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Bhærata: les Kaurava ainsi que les Pæ≈∂ava sont des descendants de Bharata, des Bhærata. Bh∞Òma combat dans le camp des Kaurava, mais son cœur penche pour les Pæ≈∂ava. On ne peut donc dire à qui il veut être utile.
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LE LIVRE DE VIRƙA
mœurs pures, que l’on a une conduite erronée, mon cher. 11. Celui que veut parler de façon sensée parmi les gens de bien doit nécessairement le faire en cherchant ce qui est juste, à mon avis. 12. À ce sujet, je ne pense pas comme les autres: dans la ville ou dans la contrée où le roi YudhiÒ†hira se trouve, 13. Les hommes ne seront ni malveillants, ni envieux, ni arrogants, ni cupides. Chacun y suivra son propre devoir. 14. Les chants des brâhmanes y seront nombreux, les cuillères d’oblations bien pleines, les sacrifices abondants et riches en honoraires pour les brâhmanes. 15. Les nuages y pleuvront toujours ce qu’il faut, n’en doute pas. La terre, protégée des calamités, y produira d’excellentes récoltes. 16. Les grains y seront savoureux, les fruits délicieux, les guirlandes parfumées et les voix mélodieuses. 17. Les vents y seront caressants, les rencontres faciles. Personne n’aura peur, là où le roi YudhiÒ†hira se trouve. 18. Les vaches y seront nombreuses, grasses et faciles à traire. Elles donneront un lait, un caillé et un beurre fondu savoureux et nourrissant. 19. Il y aura de délicieuses boissons et des mets savoureux dans le pays où le roi YudhiÒ†hira se trouve. 20. Goûter, toucher, sentir, entendre donneront le plus grand plaisir, et voir une grande joie, là où le roi YudhiÒ†hira se trouve. 539* Les devoirs y seront observés et pratiqués par les brâhmanes.
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Et les mérites spécifiques qu’ils apportent bénéficieront, mon cher, durant cette treizième année au pays où habitent les Pæ≈∂ava238. Le peuple y sera joyeux et content, vertueux, constant dans ses offrandes aux dieux et aux hôtes et bienveillant envers tous les êtres. Là où le roi YudhiÒ†hira se trouve, le peuple sera généreux, plein d’énergie, toujours respectueux de la loi. Il sera ennemi du mal et désirera le bien, il sacrifiera sans cesse et se conduira honnêtement. Là où le roi YudhiÒ†hira se trouve, le peuple ne prononcera pas de paroles mensongères, il voudra pratiquer le bien et aura de nobles pensées. Dans ses activités, il se comportera toujours aimablement. Or le vertueux fils de Pƒthæ (YudhiÒ†hira) est maintenant introuvable, même pour des brâhmanes. À plus forte raison, il ne peut être reconnu par des gens du commun, Bien que soient en lui vérité, fermeté, générosité, absence totale de passions, patience sans failles, modestie, majesté, gloire, éclat sans pareil, douceur et simplicité, Parce que le refuge et la dernière destination de ce sage sont actuellement cachés au moyen de faux semblants. Je ne peux rien dire d’autre. Réfléchis donc à l’action qui te semble utile et, si tu m’en crois, mène la promptement.
Ce passage est obscur. Nous avons réintroduit après 20 l’hémistiche placé dans l’apparat critique par notre édition, (n° 539) pour fournir un substantif pluriel (dharmæß) à sa‡yuktæß et donner un sujet à bhaviÒyanti de la strophe 21. Soit mot à mot: « des devoirs (dharmæß) seront (BhaviÒyanti) associés (sa‡yuktæß) à leurs mérites ».
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LE LIVRE DE VIRƙA
Paroles de Kƒpa
IV – 28
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Alors Kƒpa239, le fils de › aradvant, parla ainsi: (Kƒpa dit:) Ce qu’a dit l’Ancien (Bh∞Òma) à propos des Pæ≈∂ava est opportun et juste, 2. Utile pour le devoir, délicat, reflétant la réalité et digne de lui. Mais écoute ce que j’ai à dire d’autre. 3. Laissons les conseillers réfléchir à leur destination et à leur refuge et établissons maintenant une conduite qui soit vraiment utile. 4. Qui cherche le succès, mon cher, ne doit pas mépriser son ennemi, même s’il est de basse naissance. À plus forte raison, mon cher, s’il s’agit des Pæ≈∂ava, habiles à manier toutes les armes dans le combat. 5. Parce que les nobles Pæ≈∂ava se sont mystérieusement cachés sous de fausses apparences et que le moment de leur retour est venu, 6. Il nous faut évaluer nos propres forces, chez nous et chez les rois voisins. Il n’y a pas de doute, le moment du retour des Pæ≈∂ava est venu. 7. Ayant accompli leur promesse, les nobles et puissants Pæ≈∂ava vont être débordants d’énergie et extrêmement impatients.
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Kƒpa, « pitié », est le fils de › aradvant et d’une nymphe Jænapad∞ C’est un brâhmane guerrier, maître d’arme des Pæ≈∂ava et des Kaurava. Il a une sœur jumelle Kƒp∞, épouse de Dro≈a et mère d’A‹vatthæman.
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C’est pourquoi établissons une armée, un trésor et une politique afin de traiter avec eux quand le moment de leur retour sera venu. Voilà ce que je pense, mon cher. Considère tes propres armées et celles de tes alliés: sont-elles fortes ou faibles, ô Bhærata ? Quand nous saurons si nos forces sont supérieures, inférieures ou égales, alors, volontiers ou de mauvais cœur, nous traiterons avec les autres, En soumettant les ennemis suivant le cas par des paroles conciliantes, des trahisons, des présents, des punitions ou des sacrifices, et les faibles par la force240. Si tes alliés sont rassurés, tu lèveras facilement des armées. Une fois ton trésor et tes forces accrues, tu obtiendras le succès qui te revient. Tu combattras alors tout autre ennemi puissant qui se présentera, et même les Pæ≈∂ava privés d‘armée et de chars. Décide ainsi, selon ton droit et en temps voulu, ô roi, et tu connaîtras un bonheur durable.
Proposition de Su‹arman
IV – 29
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Alors le roi Su‹arman, chef des Trigarta241, se hâta de tenir avec force ces propos opportuns. 240
Cf. Mahæbhærata, XV, 12; G. Schaufelberger et G. Vincent, op. cit., Tome III, p. 689. 241 Peuple allié des Kaurava, habitant dans la région de l’actuelle Lahore.
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LE LIVRE DE VIRƙA
2.
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Il avait été défait à plusieurs reprises par les Matsya et les Sælveyaka242, et encore et encore par K∞caka, le sºta au service des Matsya, Et violemment malmené par ce guerrier puissant, ô seigneur. En se tournant vers Kar≈a, il dit à Duryodhana:
(Su‹arman dit:) 4. Plus d’une fois, mon royaume a été soumis de force par le roi des Matsya, et le puissant K∞caka en a été à chaque fois le maître d’œuvre. 5. Cet homme cruel, intraitable, pervers, malfaisant et abject, malgré sa vaillance bien connue ici-bas, a été tué par des génies. 6. Lui mort, je pense que Viræ†a aura perdu son arrogance. Il n’aura plus d’appui, et sera sans ressort, ô roi. 7. Si cela te semble bon, je pense donc à une expédition de tous les Kaurava et du noble Kar≈a, ô roi irréprochable. 8. Le moment est favorable et l’affaire est urgente. Envahis vite ce royaume qui regorge de grain. 9. Nous prendrons ses trésors et ses richesses multiples; nous nous emparerons l’un après l’autre de ses villages et de ses sujets. 10. Ou bien, après avoir assiégé la ville, nous enlèverons de force ses milliers de vaches, belles et de races diverses. 11. Nous enlèverons en un éclair ses vaches, ô roi, que tous les Trigarta unis aux Kaurava auront rassemblées.
242
Les Sælveyaka, peuple de la région d’Aravalli, sont probablement à identifier comme des Sælva.
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Ou bien, même si nous faisons alliance avec lui, nous réduirons sa puissance et, son armée entière détruite, nous le mettrons en notre pouvoir. L’ayant soumis à notre pouvoir, nous vivrons sans soucis. Et, sans aucun doute, tu augmenteras ta puissance.
(Vai‹a‡pæyana dit:) 14. À ces mots, Kar≈a dit au roi: (Kar≈a dit:) Su‹arman a bien parlé, de façon appropriée et utile pour nous. 15. Préparons donc l’armée et déployons les troupes selon ton idée, ô roi irréprochable. Puis mettonsnous en route. 16. À la façon dont le sage aîné des Kuru, notre ancêtre à tous (Bh∞Òma), Dro≈a le maître d’armes, Kƒpa le fils de › aradvant, 17. L’envisagent tous trois, il faut mener cette expédition. Délibérons vite et partons vaincre le roi des Matsya. 18. Qu’avons-nous à faire des Pæ≈∂ava ? Ils sont sans ressources, sans armées, sans courage. Ou bien ils ont complètement disparu, ou bien même Yama les a détruits. 19. Allons sans crainte dans le pays de Viræ†a, ô roi. Nous enlèverons ses vaches et ses multiples richesses. (Vai‡‡pæyana dit:) 20. À ces mots de Kar≈a, le fils de Vikartana (le Soleil), le roi Duryodhana donna aussitôt sa propre opinion 21. À son frère cadet Duß‹æsana toujours obéissant à ses ordres:
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LE LIVRE DE VIRƙA
(Duryodhna dit:) Après avoir pris conseil des anciens, mets vite l’armée en ordre de marche. 22. Comme il a été décidé, partons avec tous les Kaurava et que le grand guerrier Su‹arman aille dans ce pays dont nous avons parlé. 23. En effet, ce roi parfaitement équipé, partira peu avant nous avec toute son armée et ses montures et marchera en tête avec les Trigarta vers le royaume des Matsya. 24. Et nous, à une journée d’intervalle, nous le suivrons tous ensemble vers le royaume prospère du roi des Matsya. 25. Que les Trigarta se ruent sur la ville de Viræ†a, qu’ils attaquent aussitôt les vachers et s’emparent de grandes richesses. 26. Quant à nous, ayant partagé l’armée en deux, nous enlèverons aussi ces vaches grasses et en bonne santé par centaines de milliers. (Vai‹a‡pæyana dit:) 27. Alors le roi Su‹arman partit dans la direction assignée, le sud est243, et au septième jour de la quinzaine sombre244, enleva des vaches.
243
Le texte dit: « dans la direction de Vahni ». Vahni, c’est un autre nom du feu, Agni. Or Agni est la divinité (lokapæla) assignée au sud est. Cependant le royaume des Matya est situé au sud ouest d’Hastinæpura, la ville de Duryodhana. Ainsi J.A.B. van Buitenen (op. cit., Vol 3, p. 74), meilleur géographe, corrige et fait partir Su‹arman vers le sud ouest. 244 Le mois lunaire est divisé en deux quinzaines (pakÒa), la quinzaine claire (pºrva- ou ‹ukla-pakÒa, lune croissante) et la quinzaine sombre (apara- ou kƒÒ≈a-pakÒa, lune décroissante). Le texte dit dharmapakÒa ou « quinzaine du devoir », une façon
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LA TREIZIÈME ANNÉE 28.
Le jour suivant, le huitième, ô roi, tous les Kaurava les rejoignirent et s’emparèrent de troupeaux par milliers.
Départ de Viræ†a
IV – 30
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Ô roi, pendant que les nobles Pæ≈∂ava à la vigueur incomparable, cachés sous un déguisement, 2. Habitaient ensemble la meilleure des villes et obéissaient au roi Viræ†a, leur engagement arriva à son terme245. 3. Et c’est à la fin de cette treizième année, ô Bhærata, que Su‹arman s’empara par la force d’un grand nombre de vaches. 4. Alors un gardien de troupeau portant des boucles d’oreilles se rendit à vive allure à la ville, et, sautant de sa monture, vit le roi des Matsya 5, Entouré de ses braves guerriers portant boucles d’oreille et bracelets, de ses sages conseillers et des vaillants Pæ≈∂ava. 6. S‘inclinant devant Viræ†a assis dans l’assemblée, il dit à ce grand roi, source de prospérité pour son royaume:
de nommer aussi la quinzaine sombre, mais nous ne savons pas pourquoi. 245 Leur treizième année d’exil, qu’ils devaient passer incognito, arrive à son terme. Ils vont donc pouvoir retourner dans leur royaume.
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LE LIVRE DE VIRƙA
(Le gardien de troupeau dit:) 7. Les Trigarta nous ont défaits et ont battu nos compagnons. Ils poussent devant eux des centaines de milliers de vaches. Occupe-toi d’eux, ô roi, afin qu’ils n’emmènent pas nos troupeaux. (Vai‹a‡pæyana dit:) 8. À ces mots, le roi fit préparer l’armée des Matsya, riche en chars, en éléphants et en chevaux, avec ses multitudes de fantassins et d’étendards. 9. Le roi et les princes revêtirent leurs cuirasses brillantes, multicolores et utiles en tout point. 10. › atæn∞ka, le frère aimé de Viræ†a, endossa une armure d’or fin, renforcée de fer et de diamant. 11. Madiræ‹va, le frère cadet de › atan∞ka, endossa une solide cotte de mailles tout en fer recouverte de plaques d’or246. 12. Le roi des Matsya prit une cuirasse quasi intransperçable, ornée de cent soleils, de cent spirales, de cent ronds et de cent yeux, 13. À la surface de laquelle il y avait des centaines de millions de rubis. Sºryadatta247 prit une cuirasse d’or fin, brillante comme le soleil. 14. L’héroïque › a©kha, le fils aîné de Viræ†a, endossa une blanche cotte de mailles en fer, ornée de cent yeux.
246
Le commentateur N∞laka≈†ha explique kalya≈apa†alam « belle et enveloppante » par suvar≈a pa††acchaditam, « recouverte de plaques d’or ». Nous avons choisi ce sens plus précis. 247 Sºryadatta: un des généraux de Viræ†a, son frère, appelé aussi › atæn∞ka..
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Quant aux autres, ces centaines de guerriers beaux comme des dieux, prêts à se battre et à attaquer, chacun s’équipa de sa propre cuirasse. À leurs grands chars, splendides et somptueusement décorés, ils attelèrent, tous, des chevaux aux harnais d’or. Sur le magnifique char du roi des Matsya, on dressa son enseigne d’or, brillante comme le soleil et la lune, symbole de sa puissance. Et sur leurs chars, les vaillants guerriers placèrent leurs enseignes distinctives ornées d’or. Le roi des Matsya dit alors à son cadet › atan∞ka:
(Viræ†a dit:) Ka©ka, Ballava, le vacher (Tantipæla) et le vaillant Dæmagranthi248 doivent, sans aucun doute, combattre eux aussi. Tel est mon avis. 20. Qu’on leur donne des chars avec enseignes et drapeaux, qu’on fixe sur leurs corps des cuirasses multicolores, solides et souples à la fois et qu’on leur donne aussi des armes. 21. Ces hommes à l’aspect de héros dont les membres sont semblables à des trompes d’éléphants royaux, ne pourraient pas ne pas combattre, telle est mon opinion. (Vai‹a‡pæyana dit:) 22. À ces ordres du roi, › atan∞ka, prompt à obéir, assigna des chars aux fils de Pƒthæ, Sahadeva, le roi (YudhiÒ†hira), Bh∞ma, et Nakula, ô roi.
248
On reconnaît les noms d’emprunt de YudhiÒ†hira, Bh∞ma, Sahadeva et Nakula.
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Les cochers, tout heureux, attachés à leur souverain par-dessus tout, équipèrent en hâte les chars que le roi leur avait désignés. Et ces guerriers invincibles aux actes héroïques s’armèrent en revêtant ces cuirasses multicolores, solides et souples à la fois que leur avait indiquées Viræ†a. Ces impétueux et courageux Pæ≈∂ava, ces vaillants descendants de Kuru intrépides et habiles au combat, ces quatre frères suivirent tous ensemble Viræ†a en préservant leur incognito249. Des éléphants de soixante ans aux belles défenses, enivrés, terribles et furieux, les tempes fendues suintant à grosse gouttes250, Montés par des cornacs particulièrement habiles avec les éléphants, suivaient le roi comme des montagnes en mouvement. Les Matsya qui suivaient, bien entraînés, disciplinés et joyeux, se mirent en route: il y avait huit mille chars, dix mille éléphants et soixante mille chevaux. Et cette armée de Viræ†a en marche pour retrouver les traces des vaches avait belle allure, ô grand roi des Bhærata. Cette belle armée de Viræ†a, avançant avec sa multitude de solides combattants, de chars de chevaux et d’éléphants, avait vraiment belle allure.
249
channarºpæß: littéralement « leur aspect étant caché ». mattamæta©gæß: matta, « ivres »: on enivrait les éléphants (mæta©ga) avant le combat pour les rendre plus dangereux. prabhinnakara†amukhæß kÒaranta iva jimºtæß. À l’époque du rut, une sérosité, le mada, s’échappe des tempes fendues de l’éléphant (prabhinnakara†a) et il est alors spécialement furieux. Il est dit ici qu’ils « coulent comme des nuage (kÒaranta iva jimºtæß) », là où nous disons « suintant à grosse gouttes ». 250
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LA TREIZIÈME ANNÉE
Combat de Viræ†a et de Su‹arman
IV - 31
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Ayant quitté la ville, les vaillants Matsya, leur armée en ordre de bataille pour le combat, établirent le contact avec les Trigarta au coucher du soleil. 2. Les Trigarta et les Matsya, puissants, furieux, belliqueux, hurlant les uns contre les autres, convoitaient tous deux les vaches. 3. Les éléphants furieux, aiguillonnés du javelot et du croc, enivrés et terribles, étaient montés par des Græman∞ya251 particulièrement habiles avec les éléphants. 4. Le heurt des armées, violent, tumultueux, effrayant, comme celui des démons et des dieux eut lieu au coucher du soleil. 5. De la poussière monta du sol, empêchant de reconnaître quoi que ce soit. Les oiseaux, pris dans cette poussière soulevée par l’armée tombaient à terre. 6. Le soleil disparut sous les flèches qui se heurtaient et le ciel étincelait, comme empli de lucioles. 7. Les arcs au dos d’or de ces archers renommés, capables de tirer de la main droite ou de la main gauche, s’entremêlaient quand leurs porteurs étaient abattus.
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græman∞ya: « chef de village ». Sir Monier-Williams, op. cit., faisant référence explicite à ce passage du Mahæbhærata, donne: « nom d’un peuple ». Comme on voit mal des chefs de village jouer le rôle de cornacs, on peut penser que les Græman∞ya fournissaient des cornacs réputés.
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Les chars allèrent contre les chars, les fantassins contre les fantassins, les cavaliers contre les cavaliers, les éléphants contre les éléphants. Dans cette bataille, les guerriers furieux s’entretuaient à coups d’épées, de lances, de traits et aussi de javelots, ô roi. Et dans cette bataille, ces guerriers furieux aux bras comme des barres de fer se heurtaient et n’arrivaient pas à mettre leurs ennemis en fuite. On voyait rouler dans la poussière des têtes coupées qui avaient encore leur lèvre supérieure parfaite252, leur nez bien fait, leurs cheveux bien coiffés et leurs boucles d’oreilles. Dans cette grande bataille, on voyait les corps des guerriers tranchés par les flèches en plusieurs morceaux, pareils à des troncs d’arbre sciés. La terre était jonchée de bras oints de santal, gros comme des trompes d’éléphants, et de têtes ornées de boucles d’oreilles. Le sang versé absorba la poussière du sol, et alors s’élevèrent une terrible confusion et une consternation sans limites. Après que › atæn∞ka eut tué cent ennemis, et Vi‹ælækÒa253 quatre cents, ces deux guerriers
252
k¬ptottaroÒ†ha: Monier-Williams, op. cit., est le seul a donner ce sens de « parfait » à k¬pta. Van Buitenen et Ganguli traduisent tous deux par « déchirée », mais d’où viendrait cette déchirure ? 253 Vi‹ælækÒa: un jeune frère de Viræ†a, connu aussi sous le nom de MadirækÒa. (Vettam Manu, op. cit., p. 863). Le dictionnaire confond Madiræ‹va et MadirækÒa, mais on voit bien ici qu’il s’agit de deux personnes différentes, donc deux frères de Viræta.
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pénétrèrent dans la grande armée des Trigarta et se défendirent furieusement bec et ongles 254. Voyant que ces deux héros avaient pénétré dans la multitude des chars des Trigarta, Sºryadatta et Madiræ‹va les suivirent. Dans cette bataille, Viræ†a mit hors combat cinq cents chars, des centaines de chevaux et cinq chefs de guerre. Dans cette bataille, ce grand roi guerrier traçait son chemin parmi les chars. Au milieu des Trigarta, il attaqua Su‹arman sur son char d’or. Ces deux nobles et puissants guerriers s’affrontèrent en hurlant, comme deux taureaux dans l’enclos. Ils manœuvraient leurs chars en tous sens, et lançaient leurs flèches rapides comme des nuages leurs averses. En colère, furieux l’un contre l’autre, adroits à décocher des flèches aiguisées, armés d’épées, de lances, et de massues, ils se poursuivaient. Alors le roi frappa Su‹arman de dix flèches et chacun de ses quatre chevaux de cinq. Et Su‹arman, ivre de combat et habile dans toutes les armes, frappa le roi des Matsya de cinquante, des flèches bien aiguisés. Puis les armées du roi des Matsya et de Su‹arman se retirèrent: dans ce début de nuit obscurcie de poussière, ils ne se distinguaient plus les uns les autres.
Bec et ongles: c’est ainsi que nous traduisons ke‹ake‹i nakhænakhi, littéralement « cheveu contre cheveu, ongle contre ongle ». On pourrait comprendre aussi « corps à corps ».
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LE LIVRE DE VIRƙA
Défaite de Su‹arman
IV - 32
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Les armées en ordre de bataille, prêtes à l’attaque, s’arrêtèrent un instant; l’espace était plongé dans l’obscurité et la poussière. 2. La lune se leva, dissipant les ténèbres et rendant la nuit limpide, comblant de joie les guerriers en cette bataille. 3. Avec la clarté, la bataille reprit, terrible255. Les combattants ne s’épargnaient pas. 4. Su‹arman, le roi des Trigarta et son frère cadet s’élancèrent sans hésiter sur le roi des Matsya avec une multitude de chars. 5, Les deux frères, ces vaillants guerriers, sautèrent à bas de leurs chars et, furieux, la massue à la main, se précipitèrent sur les chevaux (du roi des Matsya). 6. Les deux armées, emplies de rage, S’élancèrent l’une contre l’autre, Brandissant massues, épées, glaives, haches Et javelots à la pointe acérée bien trempée. 7. Après avoir violemment défait L’armée des Matsya avec son armée, Su‹arman, le Trigarta courut brutalement Sur Viræ†a, le puissant roi des Matsya. 8. Les deux frères tuèrent ses chevaux l’un après l’autre et ses deux flancs-gardes, puis ils
255
Il est normalement interdit de se battre la nuit. Au coucher du soleil, le combat s’arrête. Mais il existe des exceptions.
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capturèrent vivant le roi des Matsya privé de son char. Su‹arman le saisit brutalement comme s’il était une jeune fille éplorée, le jeta sur son char aux chevaux rapides, et s’en alla. Comme le très puissant Viræ†a était privé de son char et était capturé, les Matsya terrifiés s’enfuirent, violemment harcelés par les Trigarta. À la vue de leur effroi, YudhiÒ†hira, le fils de Kunt∞, dit au vigoureux Bh∞ma, ce guerrier invincible:
(YudhiÒ†hira dit:) 12. Su‹arman, le roi des Trigarta, s’est emparé du roi des Matsya. Libère-le, vaillant Bh∞ma, qu’il ne tombe pas aux mains de ses ennemis ! 13. Nous avons vécu heureux (chez lui), comblés dans tous nos désirs. C’est à toi, Bh∞ma, de le rétablir dans sa condition. Bh∞ma dit: 14. À tes ordres, ô roi. Je vais le sauver. Regarde mes prouesses quand je combats les ennemis. 15. Fie-toi à la force de mon bras et attends ici avec mes frères. Je n’aurai qu’un seul but: le sauver ! Regarde, ô roi, ma vaillance ! 16. Ce grand arbre au beau tronc a tout d’une massue. Je vais l’arracher et je courrai sus aux ennemis. Vai‹a‡pæyana dit: 17. YudhiÒ†hira, le Roi-très-Juste, dit à son frère qui regardait comme un éléphant furieux cet arbre majestueux 256:
256
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vanaspati: littéralement, « seigneur de la forêt ».
LE LIVRE DE VIRƙA
(YudhiÒ†hira dit:) 18. N’agis pas de façon irréfléchie, Bh∞ma ! Laisse cet arbre majestueux. Ne fais pas avec lui ce qu’aucun homme ne saurait faire. Les gens comprendraient que tu es Bh∞ma, ô Bhærata. 19. Trouve-toi une autre arme, plus humaine: un arc, ou une épée, ou une lance, ou une hache. 20. Prends une arme bien humaine, Bh∞ma, qui n’attire pas le regard, et avec elle, délivre vite le roi. 21. Tandis que tu chercheras en combattant à extraire le roi des Matsya du dispositif ennemi, les valeureux jumeaux garderont les roues de ton char, mon cher. (Vai‹a‡pæyana dit:) 22. Alors, tous ensemble, ils poussèrent leurs chevaux, brandissant leurs armes splendides, impatients de rejoindre les Trigarta. 23. Voyant les chars des Pæ≈∂ava revenir à l’assaut, l’armée de Viræ†a, dans une fureur extrême, se jeta vigoureusement au combat. 24. YudhiÒ†hira, le fils de Kunt∞, tua mille guerriers, Bh∞ma en expédia sept cents dans l’autre monde, et Nakula sept cents aussi avec ses flèches. 25. Le puissant et redoutable Sahadeva, sur l’ordre de YudhiÒ†hira, en tua trois cents en traversant la grande armée des Trigarta. 26. Alors le roi YudhiÒ†hira, ce grand guerrier, se précipita sur Su‹arman et le piqua de ses flèches. 27. Su‹arman, furieux, frappa aussitôt YudhiÒ†hira de neuf flèches et ses quatre chevaux de quatre flèches chacun. 28. Alors Ventre-de-Loup (Bh∞ma), l’impétueux fils de Kunt∞, s’approcha de Su‹arman, ô roi, et pulvérisa ses chevaux. -223-
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Il tua de ses flèches sans défaut ses deux gardes arrière, et, furieux, arracha le cocher de son siège. Le vaillant garde-roue, connu sous le nom de › onæ‹va, voyant quel était l’adversaire du roi des Trigarta, abandonna par peur (le combat). Alors le puissant Viræ†a sauta à bas du char de Su‹arman et s’emparant de sa massue, l’attaqua. Malgré son âge, il s’avançait, la massue à la main, comme un jeune homme. Toujours avec ses boucles d‘oreilles, Bh∞ma à l’aspect terrible sauta à bas de son char et saisit le roi des Trigarta comme un lion saisit une frêle gazelle. Le chef des Trigarta capturé et privé de char, toute son armée, malade de peur, fut mise en fuite. Les vigoureux Pæ≈∂ava firent revenir toutes les vaches: ils avaient vaincu Su‹arman et s’étaient emparés entièrement de ses richesses, Par la seule force de leurs bras. Modestes et fidèles à leurs engagements, ils passèrent la nuit, heureux, au milieu de l’avant-garde. Viræ†a honora alors les fils de Kunt∞, ces grands guerriers au courage surhumain, par de riches dons et des marques de respect.
Viræ†a dit: 37. Les joyaux qui sont les miens sont maintenant les vôtres. Vous tous, faites-en ce que bon vous semble, à votre guise. 38. Laissez-moi vous donner, à vous qui avez détruit mes ennemis, des jeunes filles bien parées, toutes sortes de biens, et même tout ce que vous pouvez désirer.
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LE LIVRE DE VIRƙA
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Grâce à votre courage, je suis maintenant libre. J’en suis très heureux. Soyez donc tous princes des Matsya !
Vai‹a‡pæyana dit: 40. Alors eux tous, YudhiÒ†hira en tête, les descendants de Kuru, saluèrent le roi des Matsya et lui répondirent à tour de rôle: (Les Pæ≈∂ava dirent:) 41. Nous nous réjouissons de tes paroles et de tout le reste, ô roi. Nous sommes heureux que tu sois maintenant libéré de tes ennemis. (Vai‹a‡pæyana dit:) 42. Dans sa joie, Viræ†a, le puissant roi des Matsya ajouta pour YudhiÒ†hira: (Viræ†a dit:) Va, je te sacrerai roi des Matsya. Tu seras notre seigneur257. 43. Et de plus, toi qui as détruit mes ennemis, je te donnerai ce que tu peux désirer. Tu mérites bien, de notre part, 44. Les joyaux, les vaches, l’or, les perles dont j’ai parlé. Quoi qu’il en soit, hommage à toi, ô brahmane éminent de la lignée de Vyæghrapad258. 45. En effet, grâce à toi, je vois mon royaume et moimême indemnes. L’ennemi furieux a été maîtrisé, il est en mon pouvoir.
257
Viræ†a avait déjà offert sa royauté à YudhiÒ†hira, dès qu’il l’avait vu (cf. supra, IV, 6). 258 Cf. supra IV, 6, 10.
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LA TREIZIÈME ANNÉE (Vai‹a‡pæyana dit:) 46. Alors YudhiÒ†hira répondit au roi des Matsya: (YudhiÒ†hira dit:) Je me réjouis de tes paroles. Tu me dis des choses bien agréables. 47. Conserve toujours autant de bienveillance, et tu seras toujours très heureux. Que des messagers aillent vite à ta ville annoncer la bonne nouvelle à tes amis et qu’ils proclament ta victoire ! (Vai‹a‡pæyana dit:) 48. À ces mots, le roi des Matsya envoya des messagers en disant: (Viræ†a dit:) Allez à la ville, et relatez ma victoire au combat. 49. Que les princes se préparent et qu’ils viennent depuis la ville pour m’entourer, avec tous les instruments de musique et des courtisanes somptueusement parées. (Vai‹a‡pæyana dit:) 50. Les messagers de Viræ†a marchèrent toute la nuit, et, au soleil levant, annoncèrent sa victoire aux portes de la ville.
La reprise des vaches
IV - 33
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Tandis que Viræ†a, le roi des Matsya, attaquait les Trigarta pour défendre son bétail, Duryodhana avec ses compagnons s’approchait de lui. -226-
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Bh∞Òma, Dro≈a, Kar≈a, le grand maître d’armes Kƒpa, Drau≈i (A‹vatthæman), Saubala (› akuni), le seigneur Duß‹æsana, Vivi‡‹ati, Vikar≈a, l’héroïque Citrasena, Durmukha, Dußsaha259 et les autres grands guerriers, Arrivèrent près de Viræ†a, le grand roi des Matsya, se précipitèrent sur le campement des vachers et reprirent de force le riche bétail. Après les avoir encerclées d’une multitude de chars, les Kuru poussèrent devant eux soixante mille vaches. Dans cette attaque terrible, s’éleva l’immense cri des vachers tués par ces puissants guerriers. Le chef des vachers, terrorisé, monta en hâte sur son char et gagna la ville, gémissant comme si l’infortune était sienne. Il entra dans la ville du roi, se dirigea vers son palais, descendit vite de son char et s’avança pour raconter. Là, il vit le fier Bhºmi‡jaya260 (Uttara), le fils du roi des Matsya, et lui dit que tout le bétail du royaume avait été enlevé.
(Le chef des vachers dit:) 10. Les Kuru poussent devant eux soixante mille vaches. Lève-toi pour reconquérir ton bétail, la richesse du royaume.
259
Duß‹æsana, Vivi‡‹ati, Vikar≈a, Citrasena, Durmukha, Dußsaha sont des fils de DhƒtaræÒ†ra. 260 Bhºmi‡jaya, « conquérant de la terre », un autre nom d’Uttara.
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Prince, si tu veux être utile, mets-toi vite en route toi-même. Le grand roi des Matsya a fait de toi, en effet, son suppléant. Le roi te vantait au milieu de l’assemblée en disant: « Mon fils est, comme moi, un héros qui fait honneur à la famille. « Mon fils est toujours un vaillant combattant, habile avec son arc et ses flèches ». Fais que ces paroles du roi des hommes soient vraies ! Défais les Kuru et ramène les vaches, toi qui es célèbre pour tes troupeaux. Détruis leurs armées par la force terrible de tes flèches. Fonçant comme un chef de troupeau d’éléphants, perce les armées ennemies des flèches à la hampe polie261, empennées d’or, s’échappant de ton arc. Fais résonner à grand bruit au milieu des ennemis ton arc comme un luth: ses flèches sont les notes, sa verge l’archet, sa corde le bourdon, les attaches de sa corde, les chevilles. Que tes chevaux, blancs comme l’argent, soient attelés à ton char et qu’ils portent haut, ô seigneur, ton enseigne au lion d’or. Que les flèches que tu lances, habile archer, à la pointe aiguisée et à l’empenne d’or, obscurcissent le soleil.
sa‡nataparvaiß ‹araiß: sa‡nataparvan, le dictionnaire de L. Renou donne: « à la pointe aplatie », ce qui semble mal convenir à une flèche. Mais parvan est la jointure, le nœud et sa‡nata signifie aussi « aplani ». Nous comprenons de la manière suivante: la hampe des flèches est le plus souvent faite de bambous, de roseaux. Il faut en polir les nœuds, de façon qu’elle n’ait pas d’aspérités qui l’empêchent de glisser sur le bois de l’arc quand elle est décochée.
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Quand tu auras vaincu tous les Kuru comme Vajrapæ≈i (Indra) les démons, et obtenu ainsi une grande gloire, reviens dans ta ville. En effet, toi, le fils du roi des Matsya, tu es l’ultime recours du royaume. Que tous ses habitants soient dès maintenant sauvés, ô seigneur.
(Vai‹a‡pæyana dit:) 21. À ces paroles d’encouragement, prononcées au milieu des femmes, dans leur appartement, Uttara répliqua alors en disant:
Le conseil de Sairandhr∞ (Draupad∞)
IV - 34
Uttara dit: 1. Moi qui suis un bon archer, je suivrais dès maintenant les traces des vaches, si je trouvais un cocher habile avec les chevaux. 2. J’irai, avec celui qui sera mon cocher. Cherchez-moi vite un bon cocher, afin que je puisse partir. 3. Mon cocher, en effet, a été tué à la fin d’un grand combat qui a duré vingt-huit jours, c’est-à-dire un mois. 4. Si j’avais un autre cocher qui connaisse bien les chevaux et les chars, je me dépêcherai de monter sur mon char262 où ma grande enseigne est dressée. 5. Je pénétrerai l’armée ennemie, ses éléphants, ses chevaux et ses chars, je vaincrai les Kuru effrayés
262
Le texte dit: « d’aller vers ma dressée ». Périphrase désignant le char.
grande
enseigne
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par la force de mes armes et je ramènerai les vaches. Duryodhana, › æ‡tanava (Bh∞Òma), Kar≈a, fils du Soleil, Kƒpa, Dro≈a et son fils (A‹vatthæman), tous ces grands guerriers ensemble, Je les ferai trembler dans la bataille comme Indra 263 a fait trembler les démons, et en un instant, je ramènerai les vaches. Profitant de notre absence, les Kuru partent avec notre riche bétail. Que puis-je y faire, je ne suis pas sur place ! Les Kuru assemblés verront ma vaillance et diront: « N’est-ce pas Arjuna, le fils de Pƒthæ en personne, qui nous repousse ? ».
Vai‹a‡pæyana dit: 10. Il discourait ainsi au milieu des femmes: Pæñcæl∞ (Draupad∞) eut du mal à se retenir après l’avoir entendu nommer B∞bhatsu (Arjuna). 11. Alors cette femme malheureuse, sortant du cercle des femmes, s’avança timidement vers Uttara et lui dit à voix basse: Draupad∞ dit: 12. Celui qu’on appelle Bƒhanna∂æ, ce jeune homme très beau, aussi fort qu’un puissant éléphant, était le cocher du fils de Pƒthæ (Arjuna). 13. Je l’ai vu autrefois quand j’habitais chez les Pæ≈∂ava, ô prince. Il était élève de ce noble guerrier, et aussi bon archer que lui. 14. Quand le feu dévora la grande forêt Khæ≈∂ava, il conduisait les excellents chevaux d’Arjuna.
263
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vajrabhƒt, « le porteur du foudre, Indra ».
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Avec lui comme cocher, le fils de Pƒthæ (Arjuna) détruisit entièrement toutes les créatures264. Aucun autre cocher ne le vaut. Sans aucun doute, ô prince, il fera ce que dira ta jeune sœur (Uttaræ), cette belle jeune fille265. S’il était ton cocher, vous reviendriez sûrement victorieux de tous les Kuru et avec les vaches.
(Vai‹a‡pæyana dit:) 18. À ces paroles de Sairandhr∞ (Draupad∞), le prince dit à sa sœur: (Uttara dit:) Ma jolie au corps irréprochable, va chercher Bƒhannadæ ! (Vai‹a‡pæyana dit) 19. Envoyée par son frère, elle courut vers la salle de danse où se trouvait le vaillant fils de Pæ≈∂u (Arjuna), caché sous sa fausse apparence.
264
Agni, sous l’aspect d’un vieux brahmane, demande à Arjuna et KƒÒ≈a qu’on lui donne à manger à suffisance. Ce qu’il veut, c’est la forêt Khæ≈∂ava, protégée par Indra. Tous les êtres vivants dans la forêt, périront, dans l’incendie et sous les flèches d’Arjuna, à l’exception de six rescapés, malgré les efforts d’Indra (cf. Mahæbhærata, I, 214-225). 265 su‹ro≈∞, littéralement « aux belles fesses ». Les mots qui en Inde caractérisent la beauté, nous déroutent parfois. Ainsi, pour les femmes, il s'agit d'être varârohæ - aux larges hanches, ou p∞na‹ro≈∞ - aux grosses fesses.
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Départ d’Uttara
IV - 35
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Son ami (Arjuna), voyant arriver son amie, cette princesse aux larges yeux, lui demanda la raison de sa venue. 2. La princesse s’approcha de ce guerrier puissant et, en confiance au milieu de ses amies, lui dit: (Uttaræ266 dit:) 3. Les vaches de notre royaume sont aux mains des Kuru, ô Bƒhanna∂æ. Mon frère, ce grand archer, va partir les reprendre. 4. Il n’y a pas longtemps, le cocher de son char a été tué au combat. Pour le remplacer dans cet office, il n’existe pas de cocher qui le vaille. 5. Sachant qu’il cherchait un cocher, Sairandhr∞ (Draupad∞) lui a parlé de ton habileté aux chevaux, ô Bƒhanna∂æ. 6. Sois un cocher efficace pour mon frère, Bƒhanna∂æ, avant que les Kuru n’emmènent nos vaches encore plus loin. 7. Je t’enjoins par amitié de faire ce que je te demande, sinon je mettrai fin à mes jours. (Vai‹a‡pæyana dit:) 8. À la requête de sa belle amie, l’invincible guerrier à l’éclat incomparable se rendit auprès du fils du roi. 9. Comme un jeune éléphante, la princesse aux yeux larges suivit ce guerrier à l’éclat incomparable qui se déplaçait aussi vite qu’un éléphant furieux. 266
Uttaræ, fille de Viræ†a, sœur d’Uttara. Elle épousera Abhimanyu, un fils d’Arjuna.
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Le voyant de loin, le fils du roi lui dit:
(Uttara dit:) C’est avec toi pour cocher que Pærtha (Arjuna) a satisfait Agni dans la forêt Khæ≈∂ava 11. Et que Dhana‡jaya (Arjuna), le fils de Kunt∞, a conquis la terre entière. Sairandhr∞ m’a parlé de toi: en effet, elle connaît les Pæ≈∂ava. 12. Attelle mes chevaux, ô Bƒhanna∂æ: je vais combattre les Kuru pour récupérer mon riche bétail. 13. Comme on sait, tu as été le cocher dévoué ’Arjuna. Avec toi pour compagnon, ce puissant Pæ≈∂ava (Arjuna) a conquis la terre. (Vai‹a‡pæyana dit:) 14. À ces mots, Bƒhanna∂æ répondit au fils du roi: (Bƒhanna∂æ (Arjuna) dit:) En quoi suis-je compétent pour faire le cocher à la pointe du combat ? 15. Je chanterai, je danserai, je jouerai de différents instruments, si tu le veux. Mais faire le cocher ? Urrara dit: 16. Reste chanteur ou danseur, ô Bƒhanna∂æ ! Mais va vite vers mon char et prends en mains mes excellents chevaux. Vai‹a‡pæyana dit: 17. Aussitôt, l’invincible Pæ≈∂ava fit par plaisanterie beaucoup d’erreurs devant Uttaræ, bien qu’il sût comment s’y prendre.
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Il présenta sa cuirasse sens dessus dessous267 et la fixa ainsi à son corps. En le voyant faire, les jeunes filles aux larges yeux éclatèrent de rire. Devant cette erreur, Uttara, en personne, équipa Bƒhanna∂æ d’une cuirasse de grand prix. Enfilant lui-même sa superbe cuirasse brillante comme le soleil, il dressa son enseigne et fit de ce lion (Arjuna) son cocher. Il prit des arcs de grand prix, ce héros, et un grand nombre de flèches splendides, puis il se mit en route avec Bƒhanna∂æ comme cocher. Alors Uttaræ et ses jeunes amies dirent à Bƒhanna∂æ:
(Uttaræ dit:) Il faut que tu nous rapportes des habits précieux, 23. Fins et de toutes les couleurs pour nos poupées, une fois que tu auras vaincu au combat les Kuru commandés par Bh∞Òma et Dro≈a. (Vai‹a‡pæyana dit:) 24. Alors Pærtha (Arjuna), le fils de Pæ≈∂u, dans le grondement de tonnerre de son char, dit en souriant à toutes ces filles qui l’interpellaient: (Arjuna dit:) 25. Si Uttara est vainqueur au combat de ces grands guerriers, alors je vous rapporterai des habits ravissants et splendides.
267
ºrdhvamutkÒipya: « en ayant présenté le haut », c’est-àdire, il enfile sa cuirasse par sa partie supérieure.
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LE LIVRE DE VIRƙA
(Vai‹a‡pæyana dit:) 26. À ces mots, le courageux B∞bhatsu (Arjuna) aiguillonna ses chevaux en direction des Kuru dont les chars portaient toutes sortes d’enseignes.
Fuite d’Uttara
IV - 36
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Le fils de Viræ†a, Pƒth∞v∞‡jaya268 (Uttara), quittant la capitale, dit à son cocher: (Uttara dit:) Conduis-moi là où se trouvent les Kuru. 2. Bien qu’ils veuillent nous vaincre, je vaincrai ces Kuru en ordre de bataille, je reprendrai en vitesse les vaches et je reviendrai dans ma ville. (Vai‹a‡pæyana dit:) 3. Alors le fils de Pæ≈∂u (Arjuna) aiguillonna ses nobles coursiers, et ces chevaux aux harnais dorés, rapides comme le vent, pressés par Arjuna, ce lion, les emmenèrent comme s’ils rayaient le ciel. 4. Peu de temps après, le fils du roi des Matsya (Uttara) et Dhana‡jaya (Arjuna), ces deux guerriers redoutables, virent la puissante armée des
268
Un autre nom d’Uttara est Bhºmi‡jaya, « conquérant de la terre ». Pƒth∞v∞, comme Bhºmi signifie également « la terre »:, les deux noms sont donc équivalent.s.
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Kuru, et, parvenus à proximité d’un lieu de crémation269 la trouvèrent. Cette grande armée ressemblait à une forêt aux arbres imposants s’avançant lentement dans l’espace avec le bruit de l’océan. Le prince (Uttara) vit la poussière aveuglante, soulevée jusqu’au ciel par cette armée qui s’avançait, ô meilleur des hommes. À la vue de cette grande armée, riche en éléphants, en chevaux et en chars, défendue par Kar≈a, Duryodhana, Kƒpa, › æ‡tanava (Bh∞Òma), Par le sage Dro≈a, ce grand archer et par son fils (A‹vatthæman), le fils de Viræ†a (Uttara), frissonnant de peur, dit au fils de Pƒthæ (Arjuna):
(Uttara dit:) 9. Je ne suis pas capable d’affronter les Kuru ! Regarde comme je frissonne. Je ne peux pas combattre l’immense armée des Kuru; elle a trop de chefs excessivement redoutables, elle est dangereuse, même pour les dieux. 10. Je n’ai pas envie de pénétrer dans cette armée des Bhærata aux arcs terrifiants, riche en chars, éléphants et chevaux, riche en fantassins et enseignes. Mon âme tremble quand je vois ces ennemis sur le champ de bataille; 11. Parmi eux se trouvent Dro≈a, Bh∞Òma, Kƒpa, Kar≈a, Vivi‡‹ati, A‹vatthæman, Vikar≈a, Somadatta, Bæhlika270,
269
C’est une chance pour Arjuna de trouver l’armée ennemie près de ce lieu de crémation où les Pæ≈∂ava ont déposé leurs armes (cf. supra, IV, 5, 12) ! Il pourra récupérer son arc Gæ©∂∞va.
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LE LIVRE DE VIRƙA
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Et le vaillant roi Duryodhana, cet excellent guerrier, tous archers prestigieux et habiles au combat. À la vue des Kuru en ordre de bataille, prêts à combattre, mes poils se hérissent et le désespoir m’envahit.
Vai‹a‡pæyana dit: 14. Le lâche Uttara, peureux par inexpérience, se lamenta auprès de l’audacieux et rusé Savyasæcin (Arjuna) qui le regardait: (Uttara dit:) 15. Mon père est parti au devant des Trigarta et il m’a laissé dans un royaume vide. Il a emmené toute l’armée et je n’ai plus ici un seul soldat. 16. Moi qui suis jeune et inexpérimenté, je ne peux pas combattre seul des ennemis nombreux et bien entraînés. Fais demi-tour, Bƒhanna∂æ ! Arjuna dit: 17. La peur te donne un aspect misérable, tu fais la joie de tes ennemis ! Personne n’a jamais rien fait de tel sur un champ de bataille ! 18. Tu m’as dit toi-même: « Emmène-moi auprès des Trigarta ».Moi, je te conduirai là où se trouvent leurs enseignes innombrables. 19. Je te conduirai au milieu de ces Kuru belliqueux, avides de butin, même s’ils combattent sous terre. 270
Somadatta est le fils de Bæhl∞ka, frère cadet de › æ‡tanu (rappelons que › æ‡tanu est le grand-père de DhritaræÒ†ra et de Pæ≈∂u). Ainsi, il appartient à la branche cadette de la lignée des Kuru. Il est tué dans la bataille par Yuyudhâna (cf. Mahâbhârata, VII, 137). Son fils est Bhºri‹ravas.
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23.
Tu t’es engagé, devant les femmes et les hommes, à être brave, et tu t’es mis en route. Pourquoi ne veux-tu pas combattre ? Si, par ta victoire, tu ne ramènes pas les vaches dans le royaume, les femmes et les hommes se moqueront tous de toi, ô guerrier. Et moi, j’ai été loué par Sairandhr∞ pour mes exploits de cocher; je ne pourrais pas retourner à la ville sans avoir repris les vaches. Comment pourrais-je ne pas combattre tous les Kuru, après l’éloge de Sairandhr∞ et l’ordre que tu m’as donné. Sois courageux !
Uttara dit: 24. Laisse les Kuru prendre, s’ils le veulent, les très grande richesses des Matsya et les femmes et les hommes se moquer de moi, ô Bƒhanna∂æ. Vai‹a‡pæyana dit: 25. À ces mots, le guerrier aux belles boucles d’oreille, effrayé, sauta de son char et prit la fuite. Ce faible, abandonnant toute dignité, jeta son arc et ses flèches. Bƒhanna∂æ (Arjuna) dit: 26. Les anciens n’enseignent pas que le devoir du guerrier est la fuite ! Il vaut mieux mourir au combat que fuir sous l’effet de la peur. Vai‹a‡pæyana dit: 27. À ces mots, Dhana‡jaya (Arjuna), le fils de Kunt∞, sauta au bas de son char splendide et courut après
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LE LIVRE DE VIRƙA
28.
29.
le fils du roi qui détalait, faisant voler sa longue tresse et ses deux vêtements271 rouge vif. Certains guerriers, ne reconnaissant pas Arjuna sous cet aspect anormal, avec sa tresse qui volait, éclatèrent de rire à sa vue. Mais les Kuru, en le voyant courir à toute allure dirent:
(Les Kuru dirent:) Qui est-ce ? Il se cache sous un déguisement comme le feu sous la cendre ! 30. Il a quelque chose d’un homme, il a quelque chose d’une femme. Il ressemble à Arjuna, malgré son aspect d’eunuque. 31. C’est cela ! La tête, le cou, les deux bras comme des massues et aussi le courage, ce ne peut être qu’Arjuna ! 32. Dhana‡jaya (Arjuna) chez les hommes est comme Indra chez les immortels. Il n’y a que Dhana‡jaya (Arjuna) ici-bas pour s’approcher, seul, de nous. 33. Le fils de Viræ†a est resté seul dans sa ville déserte. Il en est sorti, non certes par héroïsme, mais par puérilité. 34. Uttara est sorti de la ville; il aura pris pour cocher Arjuna, le fils de Pƒthæ, qui vivait là sous une fausse apparence. 35. Effrayé sans doute à la vue de nos enseignes, il s’est enfui et Dhana‡jaya (Arjuna) cherche à rattraper ce fuyard.
271
La tresse et les deux pièces de vêtement caractérisent une femme, ce qui est plutôt étrange sur un champ de bataille.
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LA TREIZIÈME ANNÉE (Vai‹a‡pæyana dit:) 36. Ainsi réfléchissaient tous les Kuru, à tour de rôle. Mais voir Dhana‡jaya (Arjuna), sous son déguisement, ne leur permettait pas de trancher définitivement. 37. Dhana‡jaya (Arjuna), ô Bhærata, poursuivant Uttara qui s’enfuyait, parcourut cent pas rapidement et le saisit par les cheveux. 38. Saisi par Arjuna, le fils de Viræ†a se lamenta à grand cris, comme si le malheur l’avait frappé. Uttara dit: *671 Écoute, ma belle Bƒhanna∂æ à la taille fine, fais vite demi-tour. Seul celui qui est en vie connaît le bonheur272 ! 39. Je te donnerai cent pièces d’or pur, des pierres précieuses et huit œils de chat étincelants, sertis d’or, 40. Un char attelé, muni d’une hampe d’or, et aussi des troupeaux, et dix éléphants furieux. Laisse-moi partir, Bƒhanna∂æ (Arjuna) ! Vai‹a‡pæyana dit: 41. En riant, Arjuna, ce vaillant guerrier, ramena près du char Uttara affolé, qui se lamentait comme il a été dit plus haut. 42. Alors le fils de Pƒthæ (Arjuna) dit à Uttara qui, de peur, perdait la tête:
272
Nous pensons que cette strophe, supprimée par l’Edition Critique de Poona, mais proposée par deux familles de mss, est utile à la compréhension.
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LE LIVRE DE VIRƙA
Arjuna dit: Si tu n’es pas capable de combattre tes ennemis, ô guerrier redoutable, alors, viens, conduis les chevaux, et c’est moi qui combattrai. 43. Protégé par la force de mes bras, va au devant de cette invincible armée de chars, terrible, conduite par des grands héros. 44. Ne crains rien, ô meilleur des princes, tu es de la caste des guerriers, un redoutable combattant. Moi, je combattrai les Kuru et reprendrai le bétail. 45. Sois mon cocher, ô meilleur des hommes et pénètre dans cette invincible armée de chars, difficile à affronter; c’est moi qui combattrai les Kuru. Vai‹a‡pæyana dit: 46. Par ces paroles, ô vaillant Bhærata, l’imbattable B∞bhatsu (Arjuna), le fils de Pƒthæ, réconforta un instant Uttara, le fils de Viræ†a, 47. Puis le fils de Pƒthæ (Arjuna), ce guerrier d’élite, fit monter sur le char un Uttara rechignant qui se débattait, en proie à la peur.
Éloge d’Arjuna
IV - 37
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Après avoir fait monter Uttara, ce puissant héros habillé en eunuque, debout sur son char, se dirigea vers l’acacia273. 273
Les Pæ≈∂ava ont déposé leurs armes dans un acacia, près d‘un lieu de crémation (cf. supra, IV, 5, 12).
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LA TREIZIÈME ANNÉE 2.
3.
Par peur de Dhana‡jaya (Arjuna), les chefs, Bh∞Òma et Dro≈a, et les excellents guerriers des Kuru tremblèrent, tous. Parce qu’il voyait des présages funestes et des prodiges propres à saper le moral, Dro≈a, le très habile maître d’armes, le fils de Bharadvæja, dit:
(Dro≈a dit:) 4. Des vents cruels et tourbillonnant soufflent avec des cris humains, le ciel est couvert de ténèbres, couleur de cendres. 5. On voit des nuages d’une couleur sale, à l’aspect étrange; toutes sortes d’armes sortent de leurs fourreaux; 6. Des chacals épouvantables hurlent dans un ciel embrasé274; les chevaux versent des larmes, les étendards s’ébranlent sans être ébranlés. 7. Quand se produisent des présages de cette sorte, tenez-vous prêts, le combat est imminent. 8. Protégez-vous et déployez l’armée, attendez-vous à un massacre et défendez le bétail. 9. Il n’y a pas de doute, c’est bien le fils de Pƒthæ (Arjuna), ce héros, ce grand archer, ce guerrier hors pair, qui s’avance, habillé en eunuque. 10. C’est bien Savyasæcin (Arjuna), le courageux et redoutable fils de Pƒthæ; même face aux troupes des Marut275, il ne recule pas sans combattre. 11. Ce héros, éprouvé dans la forêt et enseigné par Væsava (Indra), a une volonté inébranlable; il va combattre, il n’y a pas de doute.
274
d∞ptæyæ‡ di‹i pourrait aussi se comprendre « dans la direction chaude », c’est-à-dire « vers le sud ». 275 Marut: divinités védiques du vent, associées à Indra.
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LE LIVRE DE VIRƙA
12.
Je ne connais pas d’adversaire de sa valeur, ô Kaurava ! On dit même que le fils de Pƒthæ (Arjuna) a combattu contre Mahædeva (› iva) qui s’en est réjoui.
Kar≈a dit: 13. Toujours tu nous vantes les qualités de Phælguna (Arjuna), mais il ne vaut pas le quart276 de Duryodhana ou de moi-même. Duryodhana dit: 14. Si celui-ci est le fils de Pƒthæ (Arjuna), il me faut agir, ô fils de Rædhæ (Kar≈a). En effet, s’ils sont reconnus, ils partiront à nouveau en exil pour douze années, 15. Et si c’est un autre homme habillé en eunuque, je lui ferai mordre la poussière de mes flèches très aiguisées. Vai‹a‡pæyana dit: 16. À ces mots du redoutable fils d DhƒtaræÒ†ra (Duryodhana), Bh∞Òma, Dro≈a, Kƒpa, et Drau≈i (A‹vatthæman) applaudirent sa mâle fermeté.
IV - 38
Description des armes
Vai‹a‡pæyana dit: 1. En s’approchant de l’acacia, le fils de Pƒthæ (Arjuna) dit au fils de Viræ†a (Uttara) qu’il savait très jeune et très inexpérimenté au combat.
276
Littéralement: « il n’est pas une part entière de ... ».
-243-
LA TREIZIÈME ANNÉE (Arjuna dit:) 2. Obéis-moi, et dépose vite tes arcs, ô Uttara. En effet, ils ne peuvent pas résister à ma force, 3. Ni endurer un lourd travail277, ni détruire un éléphant, ni supporter la traction de mes bras quand je vaincrai mes ennemis. 4. Grimpe donc sur cet acacia feuillu, Bhºmi‡jaya (Uttara); les Pæ≈∂ava y ont déposé leurs arcs. 5. Ces héros, YudhiÒ†hira, Bh∞ma, B∞bhatsu (Arjuna) et les jumeaux (Nakula et Sahadeva) y ont déposé leurs enseignes, leurs flèches et leurs brillantes cuirasses. 6. Gæ≈∂∞va, l’arc très puissant du fils de Pƒthæ (Arjuna) s’y trouve; cet arc, à lui seul, en vaut cent mille et il accroît l’étendue du royaume. 7. Il résiste aux plus grandes tractions, il est grand comme un palmier278, il est excellent pour tous les combats et il cause la détresse des ennemis. 8. Il est rehaussé d’or, il resplendit, il est lisse, long et intact, il peut endurer un lourd travail, il est implacable et beau à voir. Tous les autres arcs sont semblables, puissants et solides. Uttara dit: 9. On m’a dit que, dans cet arbre, était attaché un cadavre. Comment moi, fils de roi, pourrais-je le toucher de ma main ? 10. Moi qui suis de sang noble, le fils d’un grand roi, versé dans les Écritures et les sacrifices, il ne sied pas que j’y touche !
277
Mot à mot: bhæra‡ guru‡hantum, « porter une lourde charge ». 278 tƒ≈aræja: « palmier à vin, arenga ».
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LE LIVRE DE VIRƙA
11.
Ou bien m’obligerais-tu, si je touche ce cadavre, à me comporter comme un être impur, un porteur de cadavres, ô Bƒhanna∂æ ?
Bƒhanna∂æ (Arjuna) dit: 12. En te comportant ainsi, tu resteras pur, ô grand prince. Ne crains pas de prendre ces arcs, il n’y a pas de cadavre ici ! 13. Tu es de noble famille, l’illustre fils du roi des Matsya. Comment te ferais-je faire une action indigne de toi, un fils de roi ? Vai‹a‡pæyana dit: 14. À ces paroles du fils de Pƒthæ (Arjuna), le fils de Viræ†a aux belles boucles d’oreille descendit du char et grimpa de mauvais gré sur l’acacia. 15. Debout sur son char, le redoutable Dhana‡jaya (Arjuna) lui ordonna de défaire rapidement les liens. 16. Alors, Uttara enleva complètement les cordes et vit l’arc Gæ≈∂∞va et les quatre autres. 17. De ces arcs brillants comme le soleil dégagés (de leurs liens), une lumière divine se répandit, comme au lever de planètes. 18. En voyant leur aspect de serpents à la gueule béante, ses cheveux se dressèrent aussitôt sur sa tête et il fut saisi de terreur. 19. En touchant ces grands arcs brillants, ô roi, le fils de Viræ†a (Uttara) dit à Arjuna:
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LA TREIZIÈME ANNÉE Uttara dit279: 20. À qui appartient cet arc admirable qui en vaut dix mille millions et sur lequel sont incrustées cent motifs d’or280 ? 21. À qui appartient cet arc admirable au beaux flancs, à la belle poignée, sur le dos duquel sont fixés des ornements d’or brillant ? 22. À qui appartient cet arc admirable recouvert de motifs d’or pur affiné au feu, sur le dos duquel sont réparties soixante lucioles scintillantes ? 23. À qui appartient cet arc extraordinaire sur lequel sont fixés trois soleils d’or, brillants et étincelants ? 24. À qui appartient cet arc admirable, orné d’or et de pierres précieuses, décoré de sauterelles 281 d’or fin ? 25. À qui appartiennent ces mille flèches empennées, aux pointes tout en or, placées dans ce carquois fait d’or ? 26. À qui appartiennent ces flèches faites pour déchirer282, larges, munies de plumes de vautour, à la belle pointe aiguisée à la meule, couleur de safran, tout en fer ?
279
Les questions d’Uttara se répartissent en trois groupes (arc, flèche, épée) de cinq objets appartenant à chacun des cinq frères, dont on découvre ainsi l’armement. 280 Ce passage est difficile. Nous avons rattaché sahasrako†i, « mille fois dix millions », un N. sg. nt., à dhanuß, « arc », un N. sg. nt. également. Littéralement: « un arc dix mille millions » ? 281 Il est dit ici ‹ælabha, « moucheron », mais plus loin pour le même arc, en 46, ‹alabha, « sauterelle en or, ornement d’arc». C’est ce dernier sens que nous retiendrons. 282 vipæ†ha, nom d’une flèche particulière. Ce nom vient du verbe vi-PA™H- qui signifie au causatif « fendre, déchirer, disperser ».
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À qui appartient ce carquois noir orné de cinq tigres, rempli de flèches « oreilles de cochon283 »? Il en porte dix. À qui appartiennent ces sept cent flèches longues et larges, ces buveuses de sang, tout en fer ? À qui appartiennent ces flèches bien empennées, dont la moitié inférieure a la couleur des plumes de perroquet et la partie supérieure en fer est bien trempée, bien aiguisée, avec une hampe d’or ? À qui appartient cette grande et longue épée à la lame et à la pointe lisse284, à la belle poignée d’or, placée dans un fourreau en peau de tigre ? À qui appartient cette grande épée munie de clochettes, à la belle lame, à la poignée d’or, au fourreau bariolé, étincelante et parfaitement intacte ? À qui appartient cette épée forgée au pays des NiÒadha, brillante, redoutable et radicale, à la poignée d’or, placée dans un fourreau de cuir de vache ? À qui appartient cette épée bien trempée, très maniable285, de la couleur du ciel, à la poignée d’or, dans son fourreau fait de la peau d’un fauve286 ? À qui appartient cette lourde épée, bien forgée et bien trempée, parfaitement intacte dans son fourreau d’or fin brillant comme le feu ?
283
varæhakar≈a, « oreille de cochon», est une sorte de flèche que nous serions bien en peine de décrire. 284 ‹il∞pƒÒ†ha, ‹il∞mukha: littéralement « au dos et à la gueule de grenouille ». 285 pramãrºpasa‡panna: « correspondant à la force physique de ... ». 286 pæñcanakha; littéralement, « d’un animal à cinq griffes ».
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Je t’interroge, ô Bƒhanna∂æ: indique moi ce qu’il en est. Je suis très étonné par tout ce que je vois. Bƒhanna∂æ (Arjuna) dit: Tu m’as interrogé à propos de ces armes: la première, c’est l’arc renommé du fils de Pƒthæ (Arjuna), Gæ≈∂∞va, le destructeur des armées ennemies. Cet arc orné d’or, la plus grande de toutes les armes, c’est Gæ≈∂∞va, l’arme préférée d’Arjuna. Il en vaut cent mille et il accroît l’étendue du royaume. Grâce à lui, le fils de Pƒthæ (Arjuna) l’emporte sur les dieux et les hommes. Il a été vénéré pendant des milliers d’années par les dieux, les démons et les génies; Brahmæ, en premier, l’a possédé pendant mille ans. Tout de suite après, Prajæpati l’a possédé pendant cinq cent trois ans, › akra (Indra) pendant quatrevingt-cinq, Soma287 pendant cinq cents, le dieu Varu≈a pendant cent ans, et le fils de Pƒthæ, Arjuna aux blancs chevaux, l’aura pendant soixante-cinq ans288. Cet arc divin et très puissant est le meilleur des arcs. Vénéré par les dieux et les mortels, il possède une extrême beauté. Et cet arc aux beaux flancs et à la belle poignée appartient à Bh∞masena. Grâce à lui, ce redoutable fils de Pƒthæ a conquis toutes les régions de l’est289.
Soma est le dieu Lune (masculin en Inde: cf. Germ. “der Mond”). La lune a été comparée à une coupe pleine de soma, à laquelle se désaltèrent les dieux. 288 Cf. Mahæbhærata, I, 216. C’est un des rares passages du Mahæbhærata qui donne une indication sur l’âge de la mort d’Arjuna. 289 Cf. Mahæbhærata, II, 26-27
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Et celui-ci, décoré de motifs plaisants, piqué de lucioles, c’est l’arc admirable du roi YudhiÒ†hira, ô fils de Viræ†a (Uttara). Et cette arme sur laquelle brillent d’éclatants soleils d’or, étincelants de lumière, c’est l’arme de Nakula. Et cet arc sur lequel sont peintes des sauterelles d’or fin, c’est l’arc de Sahadeva, le fils de Mædr∞. Ces mille flèches empennées, tranchantes comme des rasoirs, ô fils de Viræ†a, ce sont les flèches d’Arjuna, semblables à des serpents venimeux. Leurs pointes étincellent dans le combat, elles ont un vol rapide. Inépuisables, ce sont les flèches de ce héros qui repousse les ennemis dans la bataille (Arjuna). Ces longues et lourdes flèches en demi-lune, bien aiguisées, ce sont les flèches de Bh∞ma qui détruisent les ennemis. Ces flèches couleur de safran, à la hampe dorée, aiguisées à la pierre, ce sont les flèches de Nakula. Et ce carquois, orné de cinq tigres, c’est celui de Nakula. Grâce à lui, il a conquis les régions de l’ouest. Ce carquois, c’est le carquois du rusé fils de Mædr∞ (Sahadeva) Et ces flèches tout en fer, merveilleuses, efficaces, qui ont l’éclat du soleil, ce sont les flèches de Sahadeva. Ces flèches bien aiguisées, bien trempées, lourdes et portant loin, à la hampe dorée longue de trois nœuds 290, ce sont les grandes flèches du roi (YudhiÒ†hira).
290
La hampe de ces flèches en bambou comporte trois nœuds, est longue de trois nœuds.
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Cette longue et solide épée, à la lame et à la pointe lisses291, c’est l’épée d’Arjuna qui en supporte le grand poids au combat. Cette longue épée divine au fourreau en peau de tigre, qui terrorise les ennemis, c’est l’épée de Bh∞masena, qui en supporte le grand poids. Cette épée292 à la belle lame, à la poignée d’or, au fourreau bariolé, sans égale, c’est l’épée du sage Roi-très-Juste (YudhiÒ†hira), le descendant de Kuru. Cette solide épée placée dans un fourreau tacheté293 en peau de fauve, c’est l’épée de Nakula qui en supporte le grand poids. Cette épée brillante, placée dans un fourreau en cuir de vache, c’est l’épée de Sahadeva. Sache qu’il est solide et en supporte tout le poids.
Révélations d’Arjuna
IV - 39
Uttara dit: 1. Ces armes brillantes et incrustées d’or des impétueux et nobles fils de Pƒthæ (les Pæ≈∂ava) étincellent. 2. Où sont donc Arjuna, le fils de Pƒthæ, YudhiÒ†hira, le descendant de Kuru, Nakula, Sahadeva et Bh∞masena, le fils de Pæ≈∂u ? 291
Cf. supra 38, 30. nistri‡‹a: « redoutable », et par là même, « épée ». 293 citrasevana: « ayant la caractéristique d’habiter avec des taches, des marques ». D’où, peut-être, « tacheté ». Ni van Buitenen, ni Ganguli, n’ont traduit ce mot. 292
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LE LIVRE DE VIRƙA
3.
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Tous ces nobles et invincibles guerriers ont perdu leur royaume aux dés. Depuis, on n’a plus jamais entendu parler d’eux. Où se trouve Draupad∞, la princesse des Pæñcæla, qu’on disait la plus belle des femmes ? KƒÒ≈æ (Draupad∞) a suivi dans la forêt ses époux battus au jeu.
Arjuna dit: 5. Je suis Arjuna, le fils de Pƒthæ, le maître de jeu, c’est YudhiÒ†hira, Ballava, le cuisinier de ton père, est Bh∞masena, 6. Le palefrenier, c’est Nakula, et, dans le parc à bestiaux, c’est Sahadeva. Sairandhr∞, c’est Draupad∞; les K∞caka ont été tués à cause d’elle. Uttara dit: 7. Si tu me donnes les dix noms du fils de Pƒthæ que j’ai appris autrefois, je te croirai en tout. Arjuna dit: 8. Eh bien ! Voilà mes dix noms: Arjuna, Phælguna, JiÒ≈u, Kir∞†in, › vetavæhana, B∞bhatsu, Vijaya, Savyasæcin et Dhana‡jaya294. Uttara dit: 9. Pourquoi t’appelles-tu, Vijaya, pourquoi › vetavæhana, pourquoi t’appelles-tu Kir∞†in ? D’où vient que tu sois Savyasæcin ? 10. Pourquoi t’appelles-tu Arjuna, Phælguna, JiÒ≈u, KƒÒ≈a, B∞bhatsu, Dhana‡jaya ? Dis-moi ce qu’il en est. Je sais parfaitement pourquoi ce héros s’appelle ainsi. 294
Ces noms sont-ils du domaine public, ou font-ils appel à un savoir ésotérique ?
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LA TREIZIÈME ANNÉE Arjuna dit: 11. Ayant vaincu tous les peuples et emporté toutes leurs richesses, je me tiens au milieu de mon butin. C’est pourquoi on m’appelle Dhana‡jaya (qui gagne le prix). 12. Parce que je me jette dans la bataille sur des ennemis ivres de combat et que je ne reviens jamais vaincu, on me connaît sous le nom de Vijaya (victoire). 13. Quand je livre bataille, les chevaux aux harnais d’or qui sont attelés à mon char sont blancs. C’est pourquoi je suis › vetavæhana (aux chevaux blancs). 14. Je suis né sur les hauteurs de l’Himavant (Himælaya), le jour où apparaissent Pºrvæ et Uttaræ Phalgun∞ 295. C’est pourquoi on me connaît sous le nom de Phælguna. 15. Autrefois, alors que je combattais les chefs des démons, › akra (Indra) a placé sur ma tête un diadème brillant comme le soleil. C’est pourquoi on m’appelle Kir∞†in (qui porte un diadème). 16. Jamais, en combattant, je ne peux faire une action repoussante. C’est pourquoi, chez les dieux et les hommes, on me connaît sous le nom de B∞bhatsu (le repoussant)296. 17. Pour tendre mon arc Gæ≈∂∞va, j’ai deux mains droites. C’est pourquoi, chez les dieux et les hommes, on me connaît sous le nom de Savyasæcin (qui est habile de la main gauche).
295
Pºrvæ (antérieure) et Uttaræ (postérieure) Phalgun∞: nom d’une double constellation, dans le Lion. 296 Sans doute par antiphrase.
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LE LIVRE DE VIRƙA
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Une couleur comme la mienne est rare sur cette terre aux quatre limites297, et mes actes sont irréprochables. C’est pourquoi, on me connaît sous le nom d’Arjuna (blanc). Je suis un conquérant dangereux, difficile à battre, le fils de Pæka‹æsana (Indra). C’est pourquoi, chez les dieux et les hommes, on me connaît sous le nom de JiÒ≈u (le conquérant). Et mon père m’a donné un dixième nom, KƒÒ≈a (le noir), par affection pour KriÒ≈a enfant qui était d’un noir brillant.
Vai‹a‡pæyana dit: 21. Alors, le fils de Viræ†a (Uttara) s’approcha du fils de Pƒthæ (Arjuna), et lui déclara: (Uttara dit:) 22. Quel bonheur de te voir, fils de Pƒthæ ! Sois le bienvenu, Dhama‡jaya (Arjuna) aux yeux rouges, aux bras épais comme la trompe d’un éléphant royal ! Pardonne-moi, s’il te plaît, ce que je t’ai dit par ignorance. 23. Puisque tu as accompli autrefois des exploits merveilleux, ma peur a disparu. Ma joie d’être avec toi est immense !
297
Le terre est souvent dite « limitée par les quatre océans ».
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LA TREIZIÈME ANNÉE
Entretien entre Uttara et Arjuna
IV - 40
Uttara dit: 1. Ô guerrier, avec ce grand char dont je serai le cocher, quelle armée affronteras-tu ? Dis-le moi, et j’irai avec toi. Arjuna dit: 2. Je me réjouis, ô courageux guerrier, tu n’as plus peur. Je vais repousser tous tes ennemis dans la bataille, ô vaillant combattant. 3. Aie confiance et regarde moi combattre tes ennemis, ô guerrier avisé, en un grand massacre. Je vais accomplir un exploit terrible. 4. Attache vite tous ces carquois sur le char, et prends cette grande épée ornée d’or fin. Je combattrai les Kuru et récupérerai tes vaches. 5/6. L’intérieur de ce char, portant de nombreuses enseignes et plein de carquois de trois coudées298, sera ta place forte, avec mes bras pour portes et rempart, le claquement coléreux des arcs et le grondement des roues pour tambours, et pour protection299, mes flèches à volonté. 7. Si je mène ce char au combat, moi qui porte l’arc Gæ≈∂∞va, les armées ennemies ne peuvent me vaincre. N’aie pas peur, fils de Viræ†a(Uttara) !
298
trida≈∂a: « triple bâton ». Mais da≈∂a est aussi une mesure de longueur valant quatre hasta, quatre mains, c’est à dire environ une coudée. 299 vikÒepa, « le fait de lancer, sorte d’arme ». Nous traduisons par l’effet produit, à savoir « la protection ».
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LE LIVRE DE VIRƙA
Uttara dit: 8. Je n’ai pas peur d’eux. Je sais que tu es ferme au combat, l’égal de Ke‹ava (KƒÒ≈a) ou encore d’Indra lui-même dans les batailles. 9. Mais en y pensant, je suis profondément perplexe, et même, je n’arrive pas à comprendre 10. À la suite de quelle action, un homme au corps aussi viril et aussi aisément reconnaissable est devenu un eunuque. 11. Quand tu marches, la pique à la main, avec tes vêtements d’eunuque, je pense que tu ressembles au roi des génies, ou même à › atakratu (Indra). Arjuna dit: 12. Pendant une année, sur l’ordre de mon frère aîné, j’ai accompli un voeu de célibat, je te l’affirme en vérité. 13. Je ne suis pas un eunuque dépendant et lié par son statut, ô vaillant guerrier. Sache, ô prince, que mon vœu est accompli et que j’en suis libéré. Uttara dit: 14. J’ai beaucoup de chance aujourd’hui de ne pas m’être trompé. Des hommes de valeur tels que toi ne sont pas des eunuques. 15. J’ai un allié pour combattre; je pourrais même affronter les immortels. Ma crainte a disparu. Dismoi ce que je dois faire. 16. Je conduirai pour toi les chevaux et je briserai les chars ennemis. En effet, grâce aux leçons d’un maître habile, je suis un cocher expérimenté, ô puissant guerrier. 17. Sache, ô redoutable guerrier, que je suis un cocher aussi habile que Dæruka, le cocher de KƒÒ≈a, ou Mætali, celui de › akra (Indra). -255-
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21.
22.
À droite, est attelé un cheval semblable à Sugr∞va300, dont la course ne laisse aucun trace visible sur le sol. À gauche est attelé un cheval magnifique. Je pense que ce cheval est aussi rapide que MeghapuÒpa. À l’avant-train gauche du char est attelé un cheval magnifique au harnais d’or. Je pense qu’il est plus fort et rapide que › aibya301. À l’avant-train droit du char est attelé un cheval beau et grand. Je pense qu’il est plus vigoureux et rapide que Balæhaka. Ce char peut t’emmener au combat avec ton arc. Je pense que, sur ce char, tu seras capable de combattre
Vai‹a‡pæyana dit: 23. Alors ce héros se débarrassa de ses bracelets et fixa à ses deux bras de belles et merveilleuses courroies de protection302 résonnant comme des tambours303. 24. Il noua d’un tissu blanc ses cheveux noirs et bouclés304, encorda rapidement son arc Gæ≈∂∞va et le banda. 25. En décochant une flèche, son arc fit un fort bruit sec, comme si un grand rocher en heurtait un autre.
300
Sugr∞va, MeghapuÒpa, › aibhya et Balæhaka sont les quatre chevaux de KƒÒ≈a. 301 Le texte porte par erreur Sainya au lieu de › aibhya. 302 tala, « courroie qui protège le bras gauche de l’archer (droitier) ». Comme Arjuna tire aussi bien de la main droite que de la gauche (savyasæcin), il en fixe une à chaque bras. 303 Quand la corde de l’arc vient les frapper. 304 En IV, 8, 22 supra, Arjuna, pour se déguiser en eunuque, avait tressé ses cheveux. Ici, pour redevenir guerrier, il les noue d’un tissu.
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La terre trembla et des vents violents soufflèrent dans toutes les directions. Les oiseaux vacillèrent dans l’air où oscillaient de grands arbres. Les Kuru comprirent que ce bruit éclatant comme un tonnerre était celui de l’arc merveilleux qu’Arjuna, des deux bras, avait actionné depuis son char.
Le prodige
IV - 41
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Dhana‡jaya (Arjuna), après avoir fait d’Uttara son cocher et honoré l’acacia, se mit en marche avec toutes ses armes. 2. Ce grand guerrier enleva du char l’enseigne au lion et la déposa au pied de l’acacia, puis il se mit en marche avec Uttara pour cocher. 3. Vi‹vakarman lui avait fabriqué une enseigne d’or portant un singe à la queue de lion. 4. En esprit, Arjuna invoqua les faveurs d’Agni et celui-ci, connaissant sa pensée, poussa des êtres surnaturels à se placer sur son enseigne. 5-6. Se tenant sur son char aux belles membrures, muni de pavillons et de carquois, le grand guerrier à l‘enseigne au singe, aux chevaux blancs, B∞bhatsu (Arjuna), le fils de Kunt∞, l’épée ceinte, l’armure lacée et l’arc en main, partit vers le nord. 7. À proximité des armées, il souffla dans sa grande conque sonore qui fait trembler les ennemis.
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Alors ses rapides coursiers touchèrent la terre de leurs genoux et Uttara, tremblant, se réfugia même au fond du char. Arjuna, le fils de Kunt∞, encouragea ses chevaux et les releva avec les rênes. Il embrassa Uttara et le rassura:
(Arjuna dit:) 10. N’aie pas peur, ô redoutable prince; tu es un guerrier ! Comment pourrais-tu manquer de courage au milieu des ennemis, ô vaillant guerrier ? 11. Tu as déjà entendu le bruit des conques et des nombreux tambours, le barrissement des éléphants au milieu des armées en ordre de bataille. 12. Pourquoi t’effrayer du bruit de ma conque, comme si tu étais un homme vulgaire, tremblant et blême ? Uttara dit: 13. J’ai déjà entendu le bruit des conques et des nombreux tambours, le barrissement des éléphants au milieu des armées en ordre de bataille. 14. Mais jamais jusqu’ici, je n’avais entendu un tel bruit venant d’une conque, ni vu une enseigne ayant un tel aspect, ni entendu nulle part un tel claquement venant d’un arc. 15. Le bruit de ta conque, le claquement de ton arc et le grondement de ton char me troublent profondément. 16. Je perds le nord305, mon cœur tressaille. Cette enseigne me cache tous les points cardinaux, je ne les vois plus. Et le bruit de l’arc Gæ≈∂∞va assourdit mes oreilles.
305
vyakulæ‹ca di‹aß sarvæß: directions s’embrouillent ».
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littéralement,
« toutes
les
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Arjuna dit: 17. Accroche-toi au char, les pieds bien fermes sur le plancher. Tiens solidement les rênes, je vais à nouveau sonner ma conque. Vai‹a‡pæyana dit: 18. Au bruit de sa conque, au grondement des roues de son char, au claquement de son arc, la terre trembla. Dro≈a dit: 19. À la façon dont ce char gronde, dont cette conque retentit et dont la terre tremble, il s’agit de Savyasæcin (Arjuna) et de personne d’autre. 20. Nos armes sont ternes, nos chevaux ne sont pas fringants, nos feux allumés ne brillent pas; cela est de mauvais augure ! 21. Un deuxième soleil nous apparaît, les bêtes sauvages poussent des cris horribles, les corbeaux se perchent sur les enseignes; cela est de mauvais augure ! Ces oiseaux de proie volant de droite à gauche nous annoncent un grand danger. 22. Ce chacal qui nous a suivis au milieu des armées et en est sorti indemne nous annonce un grand danger. Je vois que vous frissonnez de peur. 23. Votre armée est démoralisée, personne ne veut combattre. La plupart des soldats sont blêmes et sans ressort. Faisons partir les vaches et, nos armées en ordre de bataille, tenons-nous prêts à combattre.
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LA TREIZIÈME ANNÉE
Discours de Duryodhana
IV – 42
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Alors, sur le champ de bataille, le roi Duryodhana dit à Bh∞Òma, à Dro≈a, le courageux combattant et à Kƒpa, le grand guerrier: Duryodhana dit: 2. Nous avons souvent parlé, Kar≈a et moi-même, de ce sujet à notre maître d’armes (Dro≈a), et je vais encore parler, même si mes paroles ne plaisent pas. 3. Vaincus306, les Pæ≈∂ava devaient séjourner douze années, et une encore307, dans un pays, sans être reconnus. Tels étaient nos accords. 4. La treizième année n’est pas encore arrivée à son terme. Nous avons trouvé B∞bhatsu (Arjuna) durant son séjour incognito. 5. Et, si nous avons trouvé B∞bhatsu (Arjuna) avant la fin de son exil, les Pæ≈∂ava devront séjourner à nouveau douze ans dans la forêt. 6. Ou bien, par impatience, ils n’auraient pas su (compter), ou bien c’est nous qui nous sommes trompés. Bh∞Òma, dis nous, je t’en prie, si le temps de leur exil est dépassé ou non. 7. La divergence des intérêts crée toujours un doute. En effet, on pense d’une manière, puis, pour une autre, on change.
306
Vaincus aux dés (cf. Mahæbhærata, II, 67). Nous choisissons ekam, « une seule année », donné par certains manuscrits plutôt que vane, « dans la forêt », donné par l’Ed. de Poona. 307
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Parmi ceux qui veulent saisir Uttara et combattre l’armée des Matsya, qui ne s’enfuirait pas si B∞bhatsu (Arjuna) arrivait ? Nous sommes venus combattre les Matsya à cause des Trigarta qui nous ont relaté les nombreux torts qu’ils ont subis de leur part. Nous avons promis aux Trigarta apeurés de les laisser s’emparer en premier des grands troupeaux de vaches des Matsya, Et nous avons convenu avec eux qu’ils le feraient le septième jour dans l’après-midi et que nous agirions de même le huitième jour au lever du soleil. Ou bien ils n’ont pas trouvé les vaches, ou bien ils ont été battus, ou bien ils nous ont trompés et ont passé un accord avec les Matsya, Ou bien encore, le roi des Matsya les a réunis à ses sujets et il est venu nous combattre avec une armée renforcée de moitié. Un de leurs grands héros les précède, ou bien c’est le roi des Matsya lui-même. Mais que ce soit le roi des Matsya ou B∞bhatsu (Arjuna), nous avons convenu que nous devions tous combattre. Comment se fait-il que nos grands guerriers, Bh∞Òma, Dro≈a, Kƒpa, Vikar≈a, Drau≈i (A‹vatthæman) attendent sans bouger sur leurs chars ? Tous ces grands guerriers, en ce moment, sont perplexes. Mais maintenant, il n’y a rien de mieux que de combattre: mettez-vous cela dans la tête ! Même si le dieu au foudre (Indra) ou Yama enlevait nos troupeaux, qui de nous irait (se réfugier) à Hæstinapura ? Un fantassin découragé, repoussé par les flèches dans la forêt profonde pourrait-il survivre ? Mais un -261-
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cavalier le pourrait certainement. Ne tenons pas compte du maître d’armes (Dro≈a) et fixons-nous une conduite. Il connaît les desseins de nos ennemis et cherche à nous faire peur. Je vois bien son amitié excessive pour Arjuna. Puisqu’en voyant arriver B∞bhatsu (Arjuna), il en fait la louange, c’est qu’il ne préfère pas notre armée. Fixons-nous une conduite. Afin que notre armée, sans guide, n’erre pas cet été308 dans la grande forêt, à la merci de ses ennemis, fixons-nous une conduite. Pourquoi faire l’éloge d’un ennemi parce qu’on entend ses chevaux hennir ? Les chevaux hennissent toujours, qu’ils soient à l’arrêt ou en mouvement ! Toujours les vents soufflent, toujours Indra fait pleuvoir, de tous côtés on entend le grondement du tonnerre. Qu’a-t-il à faire du fils de Pƒthæ (Arjuna) ? Pourquoi en fait-il la louange si ce n’est par affection pour lui ou par haine et pure colère contre nous ? Les maîtres sont compatissants, sages, ils pressentent le danger. Mais il ne faut jamais les interroger quand le danger est déjà là. C’est dans les palais splendides, dans les assemblées et les maisons, en racontant des contes merveilleux, que les maîtres excellent. C’est dans les assemblées, en faisant mille prouesses dans la façon la meilleure de fixer la corde sur l’arc, que les maîtres excellent.
On comprend mal gr∞Òme, « en été ». Certains manuscrits donnent kƒcchre, « en danger ».
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C’est dans la connaissance des autres et du comportement des hommes, dans une préparation impeccable des aliments que les maîtres excellent. Ne tenons pas compte des maîtres qui louent les qualités des adversaires: fixons-nous une conduite pour frapper l’ennemi. Faisons partir les vaches, mettons l’armée en ordre de bataille et plaçons des sentinelles là où nous combattrons nos ennemis.
Discours de Kar≈a
IV - 43
Kar≈a dit: 1. Je remarque que tous ces braves ont peur, qu’ils tremblent, qu’ils n’ont pas envie de se battre et qu’ils hésitent. 2. Que ce soit le roi des Matsya ou B∞bhatsu (Arjuna), je les arrêterai comme le rivage arrête l’océan. 3. On ne peut échapper aux flèches à la hampe polie que décoche mon arc, comme on ne peut échapper aux serpents qui vont en rampant. 4. Que le fils de Pƒthæ (Arjuna) soit recouvert par les flèches empennées d’or, à la pointe acérée, décochées par ma main habile, comme un arbre est recouvert par des sauterelles. 5. Entendez, tel le roulement de deux tambours, le claquement de ses deux courroies de protection 309 frappées par la corde de son arc aux flèches empennées. 309
Arjuna, ambidextre, attache une courroie de protection sur chacun de ses bras.
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En effet, d’être assigné à huit plus cinq années (d’exil) a fait naître chez B∞bhatsu (Arjuna) le désir de se battre; il va se ruer sur moi. Comme on honore un brâhmane vertueux, le fils de Kunt∞ (Arjuna) mérite d’être honoré. Qu’il reçoive les flots de flèches que je vais décocher par milliers. C’est un grand archer, célèbre dans les trois mondes. Moi aussi ! Je ne suis en rien inférieur à Arjuna. Que maintenant, le ciel scintille de mes flèches dorées, empennées de plumes de vautour, décochées ça et là, comme il scintille de vers luisants. En tuant Arjuna au combat, je paierai la dette permanente310 que j’ai contractée autrefois publiquement envers le fils de DhƒtaræÒ†ra (Duryodhana)311. En attendant, que se pressent dans le ciel, comme des sauterelles, mes flèches empennées qui coupent et qui fendent. Le fils de Pƒthæ (Arjuna) est intouchable comme la foudre d’Indra, vigoureux comme le grand dieu; je le mettrai à mal, comme on met à mal un éléphant avec des brandons. Ce fils de Pæ≈∂u (Arjuna), est comme un feu terrible qui, allumé, brûle les ennemis: il a pour combustible des épées, des lances et des flèches.
akÒayyam ƒ≈am: « dette indestructible ». Pour éviter à Kar≈a le déshonneur de ne pas être de la caste des guerriers Duryodhana le fait roi des A©ga. Kar≈a lui jure alors une amitié éternelle (cf. Mahæbhærata, I, 126, 34-35). 311
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Moi, tel un nuage d’orage porteur de pluies de flèches 312, avec l’élan de mes chevaux pour vent précurseur, le roulement rapide de mon char pour tonnerre, je l’éteindrai. Que les flèches venimeuses décochées de mon arc s’avancent sans bruit vers le fils de Pƒthæ (Arjuna) comme des serpents vers une fourmilière313. Me fiant à l’efficacité de cette arme que j’ai obtenue du fils de Jamadagni314 (Ræma à la hache), cet excellent brâhmane, je pourrais combattre même Væsava (Indra). Que maintenant, frappé par ma flèche, le singe qui se tient au sommet de son enseigne tombe à terre en poussant des cris effroyables. Que s’élève au ciel le cri des êtres surnaturels qui se tiennent sur l’enseigne de mon ennemi tandis
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‹aradhæra: le mot ‹ara signifie à la fois « flèche » et « eau ». Le texte joue très souvent sur ces doubles sens, qui ne sont pas toujours faciles à rendre. Ici, ce nuage est « porteur d’eau », ce qui est logique, mais ce sens entre en résonnance avec Kar≈a, « porteur de flèches ». 313 Cette métaphore, que nous comprenons mal, revient souvent: les serpents semblent avoir une prédilection pour les fourmis ! 314 Ræma s’était endormi, la tête sur les genoux de Kar≈a. Un ver perce la cuisse de ce dernier, le sang coule, mais il ne bouge pas pour ne pas réveiller son maître. A son réveil, Ræma comprend que Kar≈a n’est pas un brâhmane comme il le prétend: l’endurance est proprement une qualité guerrière. Il le maudit alors: quand il sera en danger de mort, il ne pourra pas se servir de l’arme qu’il vient de recevoir (cf. Mahæbhærata, VIII, 29).
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que je me rends maître d’eux et que je les disperse de tous côtés 315. Maintenant, je vais arracher jusqu’à la racine cette écharde plantée depuis longtemps dans le cœur de Duryodhana en faisant tomber B∞bhatsu (Arjuna) de son char. Qu’aujourd’hui, les Kaurava voient le fils de Pƒthæ (Arjuna), ses chevaux tués, son char détruit, s’accrocher à sa valeur et siffler comme un serpent. Que les Kuru, au choix, s’en aillent avec leur butin, ou bien que, montés sur leurs chars, ils assistent à mon combat.
Discours de Kƒpa
IV - 44
Kƒpa dit: 1. Ô fils de Rædhæ (Kar≈a), tu as un caractère trop cruel, tu es obsédé par le combat Tu ignores l’origine des choses et tu n’en vois pas les conséquences. 2. En se référant aux traités, on peut imaginer maintes manières d’agir. Mais, pour qui connaît le passé, le combat est la pire. 3. Combiné avec le moment et l’endroit, il apporte la victoire. Mais quand ce n’est pas le bon moment, il n’est pas profitable. Pour que ce soit couronné de succès, il faut combattre au bon moment et au bon endroit.
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Pour la description de l’enseigne d’Arjuna, voir supra, 41,
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Le choix entre les actions à entreprendre doit s’effectuer afin qu’elles donnent un résultat conforme à ce que l’on attend. En effet, ce n’est pas au travail du charron que les sages jugent (un char.) Et en y réfléchissant, nous ne sommes pas de taille à affronter le fils de Pƒthæ (Arjuna). En effet, lui seul a protégé les Kuru316, lui seul a contenté Agni317. Lui seul a pratiqué la chasteté pendant cinq ans318, lui seul, après avoir enlevé Subhadræ, a défié KƒÒ≈a 319. Dans la forêt, KƒÒ≈a (Arjuna320) a récupéré KƒÒ≈æ (Draupad∞), qui avait été enlevée. Lui seul a appris d’Indra le maniement des armes pendant cinq ans. Lui seul, ayant vaincu ses rivaux 321, a fait grandir la gloire des Kuru. Lui seul, cet invincible guerrier, a vaincu en un bref combat Citrasena, le roi des Génies, et son armée très difficile à battre322.
316
Rappelons que les Pæ≈∂ava sont aussi des descendants de Kuru. 317 Au moment de l’incendie de la forêt Khæ≈∂ava (cf. Mahæbhærata, I, 214-225). 318 Durant son séjour chez Indra, où il était privé de Draupad∞ et où il a refusé les avances d’Urvas∞ (cf. Mahæbhærata, III, 171). 319 cf. Mahæbhærata, I, 211-212. 320 KƒÒ≈a, « le noir », est un nom d’Arjuna, « le blanc » (voir supra, IV, 39, 20) ! Il y a de quoi y perdre son sanskrit ! 321 Le texte dit: « ayant vaincu Sa‡yamin∞. ». Mais l’identité de Sa‡yaminî nous échappe: une femme ou une ville ? Nous avons adopté une variante: sapatnæn jitvæ, « ayant vaincu ses rivaux ». 322 Citrasena venait au secours de Duryodhana (cf. Mahæbhærata, III, 234).
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Lui seul a défait les Nivætakavaca et les Kælakañja 323 que même les dieux ne pouvaient vaincre. Et toi, à toi seul, qu’as-tu déjà accompli, Kar≈a, alors qu’eux (les fils de Pæ≈∂u), chacun de leur côté, ont soumis les rois de la terre324. Même Indra ne peut se battre avec le fils de Pƒthæ (Arjuna). Qui rêve de le vaincre, il faut le soigner ! Sans réfléchir, tu voudrais arracher, avec l’index de ta main tendue, les crocs d’un serpent venimeux en colère. Ou bien alors, errant tout seul dans la forêt, tu voudrais grimper sur un éléphant furieux et non dressé pour aller à la ville. Ou bien encore, les vêtements et la tête enduits de beurre fondu, tu voudrais passer au milieu d’un feu alimenté par des offrandes de beurre fondu, de graisse et de moelle. Quel homme, en vérité, pourrait traverser l’océan à la nage, les membres liés et une pierre attachée à son cou. Ô Kar≈a, un homme faible et maladroit aux armes, qui voudrait combattre un homme fort et adroit aux armes, tel que le fils de Pƒthæ (Arjuna), serait un insensé. Ce lion, que nous avons humilié pendant treize ans, maintenant qu’il est libéré de ses liens, n’épargnera pas un seul d’entre nous. Sans le savoir, nous sommes tombés sur le fils de Pƒthæ (Arjuna) tapi dans un endroit solitaire comme un feu au fond d’un puits.
Voir Mahæbhærata, III, 165; III, 170. Les Kælakañja sont aussi appelés Kælakeya. 324 Voir Mahæbhærata, II, 23-29.
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Ensemble, nous allons combattre le fils de Pƒthæ (Arjuna); il est là et il est difficile à vaincre. Que les soldats se tiennent en armes, prêts à se battre dans leurs troupes en ordre de bataille. Dro≈a, Duryodhana, le seigneur Bh∞Òma, le fils de Dro≈a (A‹vatthæman), nous tous, nous allons combattre le fils de Pƒthæ (Arjuna). Ne sois pas téméraire, Kar≈a. Nous six sur nos chars, si nous restons groupés, nous pourrons affronter le fils de Pƒthæ (Arjuna), résolu comme Indra levant son foudre. Avec nos troupes en ordre de bataille, nos soldats, nos archers bien entraînés, nous allons combattre Arjuna comme les démons ont combattu Væsava (Indra)325.
Discours d’A‹vatthæman
IV - 45
A‹vatthæman dit: 1. Les vaches ne sont pas encore gagnées, elles n’ont pas franchi les frontières, elles ne sont pas rendues à Hæstinapura, et toi, Kar≈a, tu fais le fanfaron ! 2. Même si l’on a remporté beaucoup de victoires, gagné un grand butin et conquis des terres ennemies, on ne parle pas de sa bravoure. 3. Le feu cuit (les aliments) en silence, le soleil brille en silence, la terre nourrit les mondes et leurs créatures mobiles et immobiles en silence.
325
La comparaison porte sur le fait qu’ils vont combattre nombreux contre un seul.
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Les sages déterminent les actions qui permettent aux quatre castes de se procurer des richesses sans être souillées. 5. Le brâhmane, après avoir étudié les Écritures, doit accomplir les rites, pour lui-même et pour les autres. Le guerrier, confiant dans son arc, doit accomplir les rites pour lui-même, mais non pour les autres. Et le peuple, riche de ses biens, doit faire accomplir les rites pour lui-même. 841* Le serviteur doit toujours obéissance aux trois autres castes. 6. Ces illustres héros (les Pæ≈∂ava) ont agi suivant les traités, même après avoir conquis la terre; ils honorent les anciens, même si ceux-ci sont imparfaits. 7. Quel guerrier pourrait se réjouir d’avoir obtenu un royaume grâce à une partie de dés si cruelle, sinon un homme du commun326 ? 8. Quel homme clairvoyant se vanterait d’avoir obtenu des richesses de cette manière, comme un oiseleur vivant de malhonnêteté et de tromperie ? 9. Dans quel combat singulier as-tu vaincu Dhana‡jaya (Arjuna), ou Nakula, ou Sahadeva et auquel d’entre eux as-tu pris un butin ? 10. Quand as-tu vaincu YudhiÒ†hira, ou Bh∞ma, le plus fort des forts ? Quand as-tu gagné au combat la ville d’Indraprastha327 ? 11. Dans quel combat as-tu conquis KƒÒ≈æ (Draupad∞) ? Alors qu’elle avait ses règles, elle a été traînée devant l’assemblée, vêtue d’un seul vêtement, ô malfaisant. 326
Une manière de rappeler à Kar≈a que son père était un cocher. 327 Indraprastha, la capitale des Pæ≈∂ava.
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Par cupidité, tu aurais laissé débiter les vastes richesses des Pæ≈∂ava, comme on débite un santal, ô héros 328. Qu’a dit Vidura à ce moment-là329 ? Nous observons que, suivant leur force,. les hommes et les autres créatures, même les vers et les fourmis, savent renoncer Dhana‡jaya (Arjuna), le fils de Pæ≈∂u, ne peut supporter la souffrance de Draupad∞. Et, pour le malheur des fils de DhƒtaræÒ†ra, il vient d’apparaître. Toi, pour montrer que tu es intelligent, tu veux encore faire un discours. Mais JiÒ≈u (Arjuna) mettra fin aux hostilités en n’épargnant pas un seul d’entre nous. Dhana‡jaya (Arjuna) ne craindrait pas de combattre les dieux, les génies, les démons ou les ogres. Quand il est furieux, quel que soit celui sur lequel il fond dans le combat, il ira l’abattre, comme Garu∂a abat un arbre par son élan.
328
Cette strophe est difficile à comprendre. Le mot à mot donnerait: « toi cupide, tu aurais fait faire cet acte, à savoir couper (diviser, détruire) leur grande racine, comme un santal ». « Leur » ne peut s’appliquer qu’aux Pæ≈∂ava. Nous comprenons « racine » comme tout ce qui fait leur puissance, leur richesse (cf. Mahæbhærata, II, 64, 10: ripºn samºlæn kƒndhi, « détruis les ennemis avec leurs racines »). Autrefois le santal était abattu ou déraciné et ses branches et ses racines coupées. Dans une autre interprétation, c’est Draupad∞ qui est la racine, le fondement, des Pæ≈∂ava, que Kar≈a voudrait couper, séparer, de ses maris (cf. MBh, II, 63, 1-3: « ... Tu es maintenant une esclave .. Choisis-toi vite un autre mari »). 329 En Mahæbhærata, II, 63, 16-19, Vidura leur annonce qu’en agissant ainsi, ils vont au devant des pires dangers.
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Qui ne rendrait pas hommage au fils de Pƒthæ (Arjuna): il est aussi bon archer que le roi des immortels (Indra), aussi bon au combat que Væsudeva (KƒÒ≈a), et il est supérieur à toi par la bravoure. Quand il doit combattre, il peut abattre une arme divine par une arme divine et une arme humaine par une arme humaine. Quel homme égale Arjuna ? Il n’y a pas de différence entre un élève et un fils, disent les sages. C’est pour cette raison que les Pæ≈∂ava sont si chers à Dro≈a 330. Comme tu as joué la partie de dés, comme tu as pris Indraprastha, comme tu as traîné KƒÒ≈æ (Draupad∞) devant l’assemblée; de la même manière, combats le fils de Pæ≈∂u (Arjuna)331. Que › akuni, le roi des Gændhærva, ton oncle prudent et bien au fait des devoirs du guerrier, que ce tricheur combatte maintenant ! L’arc Gæ≈∂∞va de ce guerrier flamboyant (Arjuna) ne lance pas des coups perdants aux dés332, mais des flèches aiguisées et cruelles. En effet, les flèches lancées par l’arc Gæ≈∂∞va, empennées de plumes de vautour, bien pointues et impitoyables, ne pénètrent-elles pas même à l’intérieur des rochers ? › amana (Yama333), le destructeur de toutes choses, la Mort, le Feu à tête de jument334, nous
A‹vatthæman s’adresse maintenant à Duryodhana, qui avait reproché à Dro≈a de favoriser Arjuna (cf. supra, 42, 2021). Ceci se confirmera dans les strophes suivantes. 331 Il a fait agir les autres. Qu’il continue à faire ainsi: tel est le conseil d’A‹vatthæman. 332 kƒta et dvæpara, les deux plus mauvais coups aux dés. 333 Yama, dieu de la mort.
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épargneraient, mais certainement pas Dhana‡jaya en colère. Que le maître d’armes (Dro≈a) combatte s’il le désire, moi je ne me battrai pas contre Dhana‡jaya (Arjuna). C’est le roi des Matsya que nous devrons combattre s’il suit les traces des vaches.
Discours de Bh∞Òma
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Bh∞Òma dit: 1. Dro≈a voit juste, Kƒpa aussi. Mais Kar≈a veut un combat singulier, suivant le code des guerriers. 2. Un homme sensé ne doit pas contester les paroles d’un maître. Je pense (aussi) qu’il faut combattre en considérant le moment et l’endroit335. 3. Un homme sensé qui combat cinq adversaires brillants comme le soleil ne s’étonnerait pas de les voir l’emporter ! 4. Même les sages se trompent quand leur intérêt est en jeu. C’est pourquoi, ô roi, je m’adresse à toi, si tu le veux bien. 5. Ce que Kar≈a nous a dit, c’était pour nous donner du courage. Que le fils du maître d’armes (A‹vatthæman) le lui pardonne ! Ce que nous avons à faire est grave. 6. Ce n’est pas le moment de nous quereller, alors que les fils de Kunt∞ (les Pæ≈∂ava) approchent. Toi 334
agniß va∂avæmukhaß, « le feu à tête de jument », c’est le nom d’un volcan sous-marin qui annonce la destruction du monde. 335 Voir supra, 44, 3, ce qu’a dit Kƒpa.
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(A‹vatthæman), toi le maître (Dro≈a) et toi Kƒpa, vous devez tout pardonner. En effet, le fait que vous possédiez l’arme de Brahmæ336 ne vous diminue en aucune façon, de même que son éclat ne diminue pas le soleil, ni ses taches la lune. Votre état de brâhmanes et votre arme de Bræhma coexistent en vous. On trouve les quatre Livres Sacrés d’un côté, et l’état de guerrier de l’autre. Nous n’avons jamais entendu que les deux aillent ensemble, Si ce n’est chez le maître d’armes des Bhærata (Dro≈a) et chez son fils (A‹vatthæman), voilà ce que je pense. Nulle part ailleurs on ne trouve ensemble l’arme de Brahmæ et les Écritures. Que le fils du maître d’armes (A‹vatthæman) se calme. Ce n’est pas le moment de nous diviser. Tous ensemble, combattons le fils du tueur de Pæka (Arjuna, le fils d’Indra). Parmi les désastres énumérés par les sages, qui peuvent frapper une armée, le pire est une division à sa tête.
A‹vatthæman dit: 12 Que le maître (Kƒpa) se calme, et que la paix règne ici. En effet, quand un maître a été calomnié, cela est cause de colère.
336
Dro≈a et A‹vatthæman sont des brâhmanes, et ils ont obtenu l’arme de Brahmæ, une de ces armes divines d’une puissance extrême. Comme toutes les armes divines, ce n’est pas une arme à proprement parler, mais plutôt une formule qui permet d’incanter une arme quelconque, généralement une flèche, et d’en tirer des effets terribles.
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LE LIVRE DE VIRƙA
Vai‹a‡pæyana dit: 13. Alors Duryodhana calma Dro≈a, Kar≈a, Bh∞Òma et le noble Kƒpa, ô Bhærata. Dro≈a dit: 14. Les premières paroles de Bh∞Òma me satisfont. Décidons maintenant de la suite. 15. Décidons la conduite (à tenir), afin qu’un malheur ne touche pas nos armées 337, par témérité ou par folie, alors que Duryodhana n’est pas prêt. 16. En effet, Dhana‡jaya (Arjuna) ne se montrerait pas si l’exil dans la forêt n’était pas achevé338. De plus, comme il n’a pas récupéré le bétail, il ne va pas nous épargner. 17. Il n’a jamais été vaincu, il ne doit donc en aucun cas combattre les fils de DhƒtaræÒ†ra. Décidons de la conduite (à tenir). 18. Ô fils de Ga©gæ (Bh∞Òma), souviens-toi de la question posée auparavant par Duryodhana339, et réponds y avec précision, je t’en prie.
337
La version choisie est celle du ms. S qui donne: « na gacchet kæ‡cidæpadam » (ne vienne en aucun cas), alors que notre texte dit « nægaß spƒcchati ». Le sens devient « Alors que Duryodhana n’est pas prêt, un serpent touche nos armées ». Le serpent est-il Arjuna ? Est-ce un proverbe ? 338 C’est-à-dire une période de treize années. 339 À savoir si les treize années sont écoulées ou non (cf. supra, 42, 6).
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LA TREIZIÈME ANNÉE
Discours de Bh∞Òma
IV - 47
Bh∞Òma dit: 1. Les divisions du temps comprennent les heures340, les jours, les quinzaines, les mois, les constellations et les planètes, 2. Et aussi les saisons et les années. Ainsi tourne la roue du temps avec ses divisions. 3 À cause de la vitesse différente des astres entre eux créant des écarts de temps341, deux mois sont ajoutés tous les cinq ans. 4. Ainsi cinq mois sont à ajouter et douze jours pour la treizième année342, voilà mon avis. 340
muhºrta: environ 48 minutes. Nous avons traduit vyatikrama (dépassement) par «vitesse différente» et kælætireka (excès de temps) par «écart de temps». 342 On se base ici sur un cycle luni-solaire de cinq années à l’issue duquel le soleil et la lune ont accompli tous deux un nombre complet de révolutions au même moment. Ce cycle était de 60 mois de 30 jours solaires, .correspondant à 62 mois lunaires de 29 jours (1800 jours en tout). Il faut donc bien ajouter deux mois lunaires tous les cinq ans. Cet ajout ne se fait pas de façon linéaire, mais par paliers. On peut penser que ces mois étaient intercalés à la fin de la 2ème et de la 4ème année de chaque cycle de cinq ans. Nous pouvons alors reconstituer le calcul de Bh∞Òma: au nombre normal de mois des 13 années, il faut ajouter 2x2 = 4 mois pour les deux fois cinq premières années et un mois supplémentaire intercalé à la fin de la 12ème année (la 2ème année du cycle de cinq ans allant de la 10ème à la 15ème année), ce qui donne cinq mois en tout à ajouter à la fin de la 12ème année. Il reste encore une année entière à courir; en 5 ans on rajoute 2 mois, soit 60 jours, en une année 60/5, soit douze jours. 341
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LE LIVRE DE VIRƙA
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Sachant de façon certaine que le délai auquel les Pæ≈∂ava se sont engagés343 est accompli, B∞bhatsu (Arjuna) est apparu. Ces nobles héros qui ont YudhiÒ†hira pour roi connaissent parfaitement leur devoir et leur intérêt: comment manqueraient-ils à leur engagement ? Les fils de Kunt∞ (les Pæ≈∂ava) ont surmonté leur épreuve; ils ne sont pas avides et même, ils ne voudraient pas de ton royaume de façon déloyale. En effet quand ces descendants de Kuru veulent combattre, liés par les liens du devoir, ils ne s’écartent pas de leur honneur de guerriers. S’ils avaient choisi ce qu’on appelle mensonge et qui conduirait au mépris, ils préféreraient la mort à toute forme d’imposture. Mais, si l’heure est arrivée, les Pæ≈∂ava n’abandonneront pas leur dû, même si Indra le défendait; telle est leur vaillance. Nous combattons sur le champ de bataille le meilleur de tous les guerriers. C’est pourquoi il faut maintenant prendre rapidement les mesures que les sages considèrent comme utiles ici-bas. En effet, nos biens ne doivent pas passer à l’ennemi.
0
10
5 2 mois
2 mois 5 mois
12 13 1 mois 12 jours
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Si nous conservons pari-‹ruta-, « appris, connu » comme dans le texte, nous pourrions comprendre: « Tout le mouvement des mansions lunaires est parfaitement connu de chacun d’eux ». Nous avons choisi prati-‹ruta-, « promis », comme bon nombre de mss.
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LA TREIZIÈME ANNÉE 12.
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Et je n’ai jamais vu, ô roi, une habileté aussi absolue que celle que Dhana‡jaya (Arjuna) a acquise, ô descendant de Kuru. Quand il y a bataille, on vit ou on meurt, on gagne ou on perd. C’est nécessairement l’un des deux, bien évidemment. C’est pourquoi il faut décider d’une action adaptée à la guerre ou utile au devoir: Dhana‡jaya (Arjuna) approche !
Duryodhana dit: 15. Moi, je ne donnerai pas mon royaume aux Pæ≈∂ava, ô grand-père344 ! Décidons vite comment aborder ce combat. Bh∞Òma dit: 16. Voici ce que je pense, si vous voulez savoir. Prends tout de suite un quart de l’armée, et va vers la ville; qu’avec un autre quart, on prenne les vaches et qu’on s’éloigne. 17. Avec la moitié restante de l’armée, nous affronterons le fils de Pæ≈∂u (Arjuna), ou le roi des Matsya s’il revient, ou même › atakratu (Indra). 18. Que le maître d’armes (Dro≈a) se tienne au centre, A‹vatthæman à gauche, et que Kƒpa, le sage fils de › aradvant, garde le flanc droit. 19. Que le fils du cocher (Kar≈a), bien armé, se tienne devant. Moi, je me tiendrai à l’arrière de toute l’armée pour la protéger.
344
Bh∞Òma est le grand-oncle de Duryodhana. Mais l’oncle paternel est souvent appelé père, de même que les cousins sont appelés frères.
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LE LIVRE DE VIRƙA
La fuite des vaches
IV - 48
Vai‹a‡pæyana dit: 1. À peine les chefs des Kaurava eurent-ils mis l’armée en ordre de bataille que surgit Arjuna, faisant résonner l’espace du fracas de son char. 2. Ils aperçurent le haut de son enseigne et entendirent le grondement de son char et le claquement de son arc Gæ≈∂∞va qui vibrait violemment. 3. Voyant tout cela, Dro≈a comprit que le grand archer à l’arc Gæ≈∂∞va approchait, et il dit: (Dro≈a dit:) 4. Ce que l’on voit au loin, c’est le haut de l’enseigne du fils de Pƒthæ (Arjuna), ce grondement d’orage, c’est son singe345 qui hurle. 5. Cet excellent guerrier qui se tient sur son char, c’est le meilleur des cochers; il bande Gæ≈∂∞va au bruit de tonnerre, le meilleur des arcs. 6. En effet, deux de ses flèches sont tombées coup sur coup à mes pieds, et deux autres sont passées au delà de moi, en frôlant mes oreilles. 7. Le fils de Pƒthæ, qui a habité dans la forêt où il a réalisé des exploits me salue de cette façon et s’adresse ainsi à mes oreilles ! (Vai‹a‡pæyana dit:) *883 Ses ennemis virent s’approcher Arjuna, le fils de Pæ≈∂u, mais ils ne purent supporter sa vue, car il brillait comme le soleil. Le fils de Pƒthæ (Arjuna), 345
Son singe: le singe qui orne son enseige, et n’est donc pas une simple image inerte.
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LA TREIZIÈME ANNÉE considérant cette multitude de chars, dit à son cocher: Arjuna dit: 8. Ô cocher, arrête tes chevaux juste hors de portée des flèches de cette armée, afin que je voie où se trouve dans ses rangs le plus vil des Kuru (Duryodhana). 9. Quand je verrai ce présomptueux, je lui fondrai dessus, mon cher, sans tenir compte des autres; ils seront perdus. 10. Voici Dro≈a à son poste, son fils (A‹vatthæman) à son côté. Voici à leurs postes ces grands guerriers, Bh∞Òma, Kƒpa, Kar≈a. 11. Mais je ne vois pas le roi: il est parti avec les vaches par le sud, probablement pour sauver sa vie. 12. Évite cette armée de chars et va là où se trouve Suyodhana (Duryodhana). C’est là que je combattrai, ô fils de Viræ†a (Uttara). Il n’y a pas de combat sans butin. Après l’avoir vaincu, je m’en retournerai, de nouveau avec les vaches. Vai‹a‡pæyana dit: 13. À ces mots, le fils de Viræ†a (Uttara) retint vigoureusement ses chevaux; il tira sur les rênes pour les éloigner de l’endroit où se trouvaient les puissants Kuru, puis il poussa les chevaux vers où se trouvait Duryodhana.. 14. Comme › vetavæhana (Arjuna) partait en évitant la multitude de ses chars, Dro≈a, devinant ses intentions, dit: (Dro≈a dit:) 15. B∞bhatsu (Arjuna) ne veut pas s’arrêter, à cause du roi. Prenons-le par l’arrière tandis qu’il attaquera.
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LE LIVRE DE VIRƙA
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Personne, en effet, ne s’attaquerait à lui quand il est en colère, si ce n’est le dieu ocellé (Indra) ou KƒÒ≈a, le fils de Devak∞. Qu’avons-nous à faire des vaches, ou d’un gros butin, si Duryodhana coule, comme un navire, dans l’océan qu’est le fils de Pƒthæ (Arjuna) ?
(Vai‹a‡pæyana dit:) 18. Sur sa route, B∞bhatsu346 (Arjuna), proclamant son nom, déversa à toute vitesse ses flèches comme une nuée de sauterelles. 19. Les combattants, submergés par les traits que décochait Arjuna, ne voyaient plus ni le sol, ni le ciel, masqués par les flèches. 20. Quant à lui347, il ne voulait ni les combattre, ni les fuir, et eux admiraient intérieurement sa rapidité. 21. Alors, il souffla dans sa conque au grand effroi de ses ennemis, il banda son très grand arc et exhorta les êtres sur son enseigne348.
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B∞bhatsu: un des noms d’Arjuna: « le repoussant ». Curieusement, Arjuna l’explique lui même par antinomie de la façon suivante (voir supra, 39, 16): «Jamais, en combattant, je ne peux faire une action repoussante. C’est pourquoi, chez les dieux et les hommes, on me connaît sous le nom de B∞bhatsu ». Le Dr. Pradip Bhattacharya, dans son article “Interlude-inincognito and the gathering Storm” (trad. G. Schaufelberger, « Interlude incognito et la tempête se prépare », http://www.utqueant.org), traduirait plutôt: « celui qui fait des actions terribles, celui qui terrifie ». 347 ætmaninaß: absent des dictionnaires. Mais le suffixe en « in » fournit des dérivés à valeur possessive .« aß » est la désinence du génitif. On a donc: ætman-in-aß ... matiß, « la pensée de celui -ci qui possède un moi », rendu par le gallicisme « quant à lui «.
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LA TREIZIÈME ANNÉE 22.
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Au son de sa conque, au grondement des roues de son char, aux cris des êtres surnaturels qui habitaient son enseigne, Les vaches, dressant leurs queues et mugissant de tous côtés, s’enfuirent vers le sud.
Fuite de Kar≈a
IV - 49
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Après avoir repoussé les ennemis et promptement Récupéré les vaches, Arjuna, le magnifique archer, Heureux d’un nouveau combat Se porta sur Duryodhana. 2. Tandis que les vaches se ruaient vers les Matsya, Les chefs des Kuru comprirent que Kir∞†in (Arjuna), Satisfait, se portait sur Duryodhana, Et fondirent précipitamment sur lui. 3. À la vue de leurs nombreuses armées Aux rangs serrés, aux multiples enseignes, Le tueur d’ennemis (Arjuna) s’adressa Au prince des Matsya, fils de Viræ†a, et lui dit; (Arjuna dit:) 4. Avec ce char, fais faire demi-tour À tes blancs chevaux à la bride dorée. Donne toute ta vitesse, et rattrape Cette multitude de guerriers rugissants. 5. Comme s’il était un éléphant en face d’un éléphant, Cet infâme fils de cocher veut se battre avec moi. Fais que je le rejoigne, ô fils de roi, 348
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Cf. supra, 41, 4.
LE LIVRE DE VIRƙA
Lui qui se prévaut d’avoir Duryodhana pour appui. (Vai‹a‡pæyana dit:) 6. De ses chevaux puissants, aux harnais dorés, Rapides comme le vent, le fils de Viræ†a (Uttara) Dispersant l’armée des guerriers ennemis, Conduisit le fils de Pæ≈∂u (Arjuna) au sein de la mêlée. 7. Pour plaire à Kar≈a, les grands guerriers, Citrasena, avec ses flèches et son javelot, Sa‡græmajit, › atrusaha et Jaya349 Attaquèrent le Bhærata (Arjuna) qui s’avançait. 8. Alors ce héros incomparable, en colère, Par la flamme de son arc et la chaleur de ses flèches, Brûla les chars innombrables des vaillants Kuru Comme un incendie consume la forêt. 9. Au cours de ce combat tumultueux, Vikar≈a, un chef des Kuru, sur son char, Fit tomber sur le fils de Pƒthæ (Arjuna), ce grand guerrier, Le cadet de Bh∞ma, une terrible pluie de flèches. 10. Après avoir coupé l’arc de Vikar≈a À la corde solide et décoré d’or fin, Il détruisit violemment son enseigne. Celui-ci, son enseigne coupée, s’enfuit en hâte. 11. › atru‡tapa350, ne réprimant pas sa colère, 349
Citrasena est soit le frère de Su‹arman, soit un fils de DhƒtaræÒ†ra. › atrusaha et Jaya sont des fils de DhƒtaræÒ†ra. Sa‡græmajit ne figure dans aucun dictionnaire, mais nous verrons plus loin, 49, 18, que c’est un demi-frère de Kar≈a. Que Kar≈a ait des frères autres que les Pæ≈∂ava, cela ne nous paraissait pas évident. Mais cela est confirmé en Mahæbhærata, III, 293, 11, où il est dit qu’Adhiratha et Rædhæ, ses parents adoptifs, ont eu d’autres enfants des frères adoptifs.
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Frappa d’une flèche “griffe de tortue”351 le fils de Pƒthæ, Ce destructeur des troupes ennemies, Qui accomplissait des exploits surhumains. Mais celui-ci, blessé par ce royal guerrier, Pénétra dans l’armée des Kuru. Il frappa › atru‡tapa de cinq flèches Et tua aussitôt son cocher de dix. Alors › atru‡tapa, frappé par le puissant Bhærata D’une flèche qui avait traversé sa cuirasse, Tomba à terre, sans vie, sur le champ de bataille, Comme un arbre arraché par le vent de la cime d’une montagne. Et ces puissants guerriers, ces héros, défaits Par ce puissant guerrier, ce noble héros, Tremblèrent comme tremblent les grandes forêts, Agitées par la force du vent de la fin du monde. Tués par le fils de Pƒthæ (Arjuna), ces héros, Jeunes et bien vêtus, sont couchés sur le sol; Ils étaient généreux, courageux comme Væsava (Indra) Vaincus au combat par le fils de Væsava (Arjuna), Ceints de leur cuirasse d’or et de fer352 noir, Comme des éléphants vigoureux de l’Himavant.
› atru‡tapa, un roi; nous n’en savons pas plus. kºrmanakha, « griffe de tortue »: c’est probablement le nom d’une flèche particulière. 352 ayas: métal en général. Ce peut être l’airain ou le fer Cf. B. Sergent, Genèse de l’Inde, Paris 1997, p. 459, note 236: « Je m’étonne, et déjà Geiger, La civilisation des Aryas, 1884, protestait contre cela, de ce que certains auteurs traduisent ayas par « fer » dans le ·g Veda ». Le mot ayas provient du mot indo-européen *ayos qui signifie « cuivre » ou « bronze » dans la plupart des langues (cf. aes en latin). Il y a donc eu en Inde un glissement de sens d’un métal ancien à un métal nouveau ». 351
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LE LIVRE DE VIRƙA
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Et le porteur de l’arc Gæ©∂∞va (Arjuna), ce noble héros, Tuait ses ennemis dans ce combat, Parcourant la mêlée ça et là, Comme un feu de forêt à la fin de l’été. Comme au printemps le vent disperse les feuilles Qui jonchent le sol et les rejette en l’air, Le noble K∞ritin (Arjuna) disperse ses ennemis Et fait courir son char sur le champ de bataille Plein d’entrain, K∞ritamælin (Arjuna) Frappa les chevaux rouges du char De Sa‡græmajit, le frère de Vaikartana (Kar≈a). Puis, d’une flèche, lui coupa la tête. Vaikartana (Kar≈a), le fils du cocher, Voyant son frère mort, saisit son courage, Et tel un éléphant royal avec ses défenses, Il se précipita comme un tigre sur un taureau. Aussitôt, Vaikartana (Kar≈a) perça Le fils de Pæ≈∂u (Arjuna) de douze flèches, Il blessa aussi tous ses chevaux, Et frappa de même le fils de Viræ†a (Uttara). Furieux comme un grand éléphant frappé par un éléphant, Arjuna saisit des flèches aiguisées dans son carquois, Puis, bandant son arc au delà des oreilles, Frappa de ses flèches le fils du cocher (Kar≈a). Tourment de ses ennemis, Arjuna perça Des flèches décochées par l’arc Gæ≈∂∞va, Les bras, les cuisses, la tête, le front, le cou, Et le corps 353 de ce guerrier ferme au combat. Repoussé par les flèches sans pointe d’Arjuna,
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rathæ©gæni, « le corps du guerrier », peut se comprendre aussi comme « les parties du char ».
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LA TREIZIÈME ANNÉE Comme un éléphant hardi vaincu par un éléphant, Vaikartana (Kar≈a), harcelé par les flèches du fils de Pæ≈∂u, Se retira, délaissant la tête du combat.
Description des chars des rois
IV - 50
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Le fils de Rædhæ (Kar≈a) en fuite, les troupes conduites par Duryodhana, à tour de rôle, attaquèrent de leurs flèches le fils de Pæ≈∂u (Arjuna) 2. Comme de nombreuses armées en ordre de bataille les assaillaient de leurs flèches, pour savoir de laquelle s’approcher, le fils de Viræ†a (Uttara) dit: (Uttara dit:) 3. Dis-moi, ô JiÒ≈u (Arjuna) vers quelle armée tu veux aller et j’irai avec toi sur ton char brillant, car je suis ton cocher. Arjuna dit: 4. Ce guerrier funeste aux yeux rouges, vêtu d’une peau de tigre, que tu vois droit sur son char sous une sombre bannière, 5. C’est Kƒpa. Conduis-moi vers lui. Je ferai voir à ce puissant archer que mes flèches sont rapides. 6. Celui dont l’enseigne porte une gourde d’or pur, c’est Dro≈a, le maître d’armes qui excelle dans tous les combats.
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Il est calme et détaché, ô guerrier. Tourne autour de lui avec respect. Nous devons obtenir son accord, c’est notre devoir absolu. Si Dro≈a me frappe en premier, alors je pourrai le frapper et il ne m’en voudra pas. Non loin de lui, celui dont l’enseigne montre un arc à son sommet, c’est son fils, le grand guerrier A‹vatthæman. Il doit être honoré par moi et aussi par les guerriers en armes. Quand tu auras atteint son char, tu devras de nouveau t’arrêter. Et celui-ci, qui se tient dans l’armée à la tête du troisième détachement, revêtu d’une cuirasse dorée, il faudra l’affronter. Son enseigne porte à son sommet un éléphant sur champ d’or. C’est Suyodhana354, le puissant fils de DhƒtaræÒ†ra. Conduis le char devant lui, ô guerrier: il brise les chars de ses ennemis, il les tourmente par son ardeur, il est difficile à battre, Ses flèches sont rapides, on le tient pour le premier des élèves de Dro≈a. Je lui ferai voir que mes flèches aussi sont excessivement rapides. Celui dont l’enseigne porte à son sommet une rouge corde à éléphants, c’est Kar≈a, le vil fils de Vikarta≈a (le Soleil), que tu connais déjà. Quand le fils de Rædhæ (Kar≈a) se tient sur son char, sois sur tes gardes: il veut toujours rivaliser avec moi au combat.
354
Suyodhana: une façon de nommer Duryodhana par antiphrase. En effet le préfixe su signifie « bon, bien » tandis que dur (dus), signifie « mauvais, mal » (cf. grec ευ / δυσ).
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Et ce vaillant guerrier debout sur son char le gantelet à main, à l’étendard aux cinq étoiles sur fond bleu nuit, à l’arc brillant, À la très belle enseigne dressée, où brillent le soleil et les étoiles, au blanc parasol immaculé au dessus de sa tête, Se tenant à la tête d’un grand nombre de chars comme le soleil devant des nuées d’orage, À la cuirasse dorée brillante comme le soleil et la lune, au casque d’or qui ferait presque trembler mon cœur, C’est Bh∞Òma, le fils de › æ‡tanu, notre grandpère355 à tous, attaché à la fortune royale et aux ordres de Duryodhana. Il faut passer derrière lui, il pourrait être un obstacle si je le combattais. Sois prudent, et retiens mes chevaux.
(Vai‹a‡pæyana dit:) 23. Alors le fils de Viræ†a (Uttara) conduisit calmement Savyasæcin Dhana‡jaya (Arjuna) là où, prêt à l’affronter, se trouvait Kƒpa, ô roi.
Apparition des chars des dieux
IV - 51
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Les terribles archers Kaurava ressemblaient à des nuages se déplaçant lentement sous les faibles vents de la fin de l’été. 355
En fait, le grand-oncle. Mais l’oncle est souvent appelé père, par respect, de même que les cousins sont appelés frères.
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LE LIVRE DE VIRƙA
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À côté, se tenaient les chevaux, montés par des combattants, et les éléphants redoutables aiguillonnés par le croc et le javelot. 3. Alors › akra (Indra) monta sur son char Sudar‹ana et avec les troupes des dieux, les Vi‹vedeva, les A‹vin et la meute des Marut356, il s’approcha rapidement. 4. Avec tous ces dieux, ces génies, ces musiciens célestes, ces grands serpents, le firmament brillait comme, avec ses astres, un ciel débarrassé de nuages. 214* Et tous les dieux, Væsava (Indra) en tête, se rassemblèrent pour voir 5. La puissance des armes que ces hommes se lançaient et le terrible et grandiose affrontement entre Bh∞Òma et Arjuna. 6. Des millions 357 de colonnes, les unes en or, les autres en perles et pierres précieuses, 358 soutenaient la tribune 7. Sur laquelle le char céleste du roi des dieux (Indra), orné de tous les joyaux, allant dans le ciel (en un clin d’œil) là où son maître le désirait, faisait le plus bel effet. 8. Là, se tenaient les trente trois dieux avec Væsava (Indra), les génies, les ogres, les serpents, les ancêtres et les grands Anciens, 356
Vi‹vedeva, tous les dieux, A‹vin, dieux jumeaux, médecins des dieux, Marut, divinités du vent associées à Indra. 357 Littéralement: des centaines de centaines de milliers. 358 On devrait normalement avoir upædhærayan (upaadhærayan). Ici on a upadharayan, l’augment “a” de l’imparfait a été supprimé, probablement pour des raisons de métrique. En effet, les quatre dernières syllabes d’un ‹loka doivent se présenter ainsi: ∪
− ∪ x: upædhærayan donnerait: − −∪ x.
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Et l’on voyait les rois Vasumanas, BalækÒa, Supratardana, AÒ†aka, › ibi, Yayæti, NahuÒa et Gaya, Manu, KÒupa, Raghu, Bhænu, Kƒ‹æ‹va, Sagara, › ala, splendides sur les chars des dieux. Et les chars d’Agni, d’¿‹a, de Soma, de Varu≈a, de Prajæpati, de Dhætƒ et Vidhætƒ, de Kubera, de Yama, D’Ala‡busa, d’Ugrasena et du génie Tumburu, brillaient, chacun à la place et à l’endroit où ils se trouvait. Ce groupe formé par tous les dieux, les Parfaits, les grands Sages s’assembla pour regarder le combat d’Arjuna avec les Kuru. Le suave parfum des guirlandes célestes se répandait de tous les côtés, comme celui des forêts en fleurs au plus fort du printemps. On voyait les parasols, les vêtements, les guirlandes et les éventails aux tons rouges359 des dieux qui se tenaient là. Toute la poussière de la terre disparaissait, pénétrée par ce rayonnement, et le vent, porteur de parfums célestes, caressait les guerriers. Le ciel prenait un aspect merveilleux et resplendissait de toutes sortes de chars célestes scintillant de bijoux, en vol ou à l’arrêt, amenés là par les plus grands des dieux.
Le texte dit raktærakta, que nous avons lu rakta-ærakta, « rouge et rougeâtre ». On peut lire aussi rakta-arakta, « rouge et non rouge ».
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LE LIVRE DE VIRƙA
Défaite de Kƒpa
IV - 52
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Pendant ce temps là, le noble guerrier Kƒpa, un remarquable combattant au courage et à la vaillance immenses, s’avançait vers Arjuna, désireux de l’affronter. 2. Ces deux vaillants guerriers étincelants, arrêtés (l’un en face de l’autre), prêts à se battre, ressemblaient à deux nuages d’automne. 922* Le fils de › aradvant (Kƒpa) frappa de dix flèches aiguisées et meurtrières 360 l’invincible fils de Pƒthæ (Arjuna) 3. De son côté, celui-ci banda Gæ≈∂∞va, son arc merveilleux connu dans tous les mondes, et décocha de nombreuses flèches, (également) meurtrières. 4. Kƒpa, de ses flèches aiguisées, coupa en cent et en mille ces flèches buveuses de sang qui venaient sur lui. 5. Furieux, le fils de Pƒthæ (Arjuna), ce grand guerrier, donna à ses flèches des routes variées et en couvrit le ciel dans toutes les directions. 6. Obscurcissant presque tout le ciel, le noble et incomparable fils de Pƒthæ (Arjuna) couvrit Kƒpa de centaines de flèches. 7. Dans ce combat, atteint par ces flèches pointues comme des flammes, Kƒpa, furieux, dirigea en hâte un millier de flèches vers le noble fils de Pƒthæ à la force inégalée, en poussant un rugissement.
360
marmabhedin: « qui perce les points vitaux ».
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Alors Arjuna, aussitôt, frappa ses quatre chevaux de quatre très bonnes flèches cuisantes, à la pointe et à l’empenne d’or, à la hampe polie, décochées de son arc Gæ≈∂∞va. Et les chevaux, transpercés par ces flèches mordantes comme des serpents, se cabrèrent tous (les quatre). Kƒpa alors tomba de sa place. L’invincible descendant des Kuru (Arjuna), voyant que le petit-fils de Gotama (Kƒpa) était tombé, par respect pour sa fonction de maître d’armes, cessa de le frapper. Mais le petit-fils de Gotama (Kƒpa), reprenant sa place, frappa aussitôt Savyasæcin (Arjuna) de dix flèches munies de plumes de héron. Alors le fils de Pƒthæ (Arjuna), d’une tranchante flèche en demi-lune, coupa son arc et l’arracha de sa main. Il détruisit sa cuirasse avec des flèches meurtrières et pointues, mais sans qu’elles blessent son corps. Alors le corps de Kar≈a apparut, comme celui d’un serpent au moment de sa mue. Son arc coupé par le fils de Pƒthæ (Arjuna), le descendant de Gotama (Kƒpa) en saisit un autre et l’encorda. Mais, ô prodige, L’invincible fils de Pæ≈∂u (Arjuna) le coupa d’une flèche à la hampe polie et, de la même manière, (Arjuna) coupa adroitement tous les arcs du fils de › aradvant (Kƒpa). Alors, ses arcs coupés, l’illustre Kƒpa saisit une lance et l’envoya sur le fils de Pæ≈∂u (Arjuna), éblouissante comme un éclair. Mais Arjuna, l’habile fils de Pƒthæ, coupa de dix flèches cette lance incrustée d’or qui venait sur lui en fendant l’air comme un grand météore. Coupée en dix morceaux, elle tomba à terre.
LE LIVRE DE VIRƙA
931* Ayant pris à toute vitesse un grand arc dans un autre char, 19. Kƒpa alors, avec cet arc, perça aussitôt le fils de Pƒthæ de dix flèches aiguisées simultanées361. 20. Dans ce combat, l’illustre fils de Pƒthæ (Arjuna), furieux, décocha treize flèches aiguisées à la pierre, brillantes comme le feu. 21. Avec l’une d’elles, il brisa le joug, avec quatre, il tua les quatre chevaux, avec la sixième flèche, il sépara de son corps la tête du cocher, 22. Avec trois flèches, le grand guerrier brisa le char et avec deux, les essieux, avec la douzième, il coupa l’enseigne, 23. Puis, en se riant, Phælguna (Arjuna), semblable à Indra, toucha Kƒpa à la poitrine, d’une treizième flèche brillante comme l’éclair. 24. Privé de son arc et de son char, ses chevaux et son cocher tué, celui-ci mit pied à terre, la massue à la main, et aussitôt il la lança. 25. Arjuna repoussa à coup de flèches cette lourde massue ornée, lancée par Kƒpa, et lui fit rebrousser chemin. 26. Dans ce combat, les guerriers, pour protéger le fils de › aradvant (Kƒpa) mal en point, déversèrent des pluies de flèches sur le fils de Pƒthæ (Arjuna). 27. Alors le fils de Viræ†a (Uttara), tournant ses chevaux vers la gauche362, décrivit deux cercles autour de ces guerriers. 361
Le texte de l’Édition critique de Poona que nous suivons emploie yugamadhye, « au milieu du joug ». Comme cela ne veut pas dire grand chose, nous avons retenu une variante, yugapaccaiva = yugapad ca eva, « simultanément ». 362 Faut-il accorder à ce « vers la gauche ». un sens maléfique ? En effet, le sens bénéfique, est le tour par la droite.
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LA TREIZIÈME ANNÉE 28.
Et ces vaillants combattants recueillirent Kƒpa privé de son char et l’écartèrent promptement de Dhana‡jaya (Arjuna), le fils de Kunt∞.
Fuite de Dro≈a
IV - 53
Arjuna dit: 1. Conduis-moi, je t’en prie, vers l’armée de Dro≈a, mon ami. Là se dresse sur une hampe d’or, entouré de fanions, un autel d’or brillant comme les flammes d’un feu ardent363. 2. On y voit de puissants chevaux rouges364 attelés à un char magnifique; ils ont la couleur du corail poli, la bouche cuivrée; devant ce char remarquable, ils sont beaux à voir et dressés à toutes les disciplines. 3. Le fils de Bharadvæja (Dro≈a) est un grand guerrier, puissant, fort et beau; il est glorieux et connu dans tous les mondes. 4. Par l’intelligence, il est l’égal d’U‹anas, par la prudence celui de Bhƒhaspati365. Les quadruples Écritures et les études qui s’y rapportent, 5. Les armes divines et toutes les autres, les traités d’archerie, n’ont vraiment aucun secret pour lui, mon cher.
363
Il s’agit probablement là de l’enseigne de Dro≈a. Pourtant, en IV, 50, il nous est dit que l’enseigne de Dro≈a porte une gourde d’or pur, et non un autel d’or. 364 Les chevaux rouges caractérisent Dro≈a. 365 Kavya U‹anas était le chapelain des démons, Bhƒhaspati celui des dieux.
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Cet excellent brâhmane est patient, discipliné, loyal, doux, honnête et il possède beaucoup d’autres qualités. Je veux affronter au combat ce vaillant guerrier. Conduis-moi donc vers le maître d’armes (Dro≈a). Va vite, Uttara.
Vai‹a‡pæyana dit: 8. À ces mots, le fils de Viræ†a (Uttara) pressa ses chevaux ornés d’or vers le char du fils de Bharadvæja (Dro≈a). 9. Comme un éléphant en rut affrontant un éléphant en rut, Dro≈a alla à la rencontre du fils de Pƒthæ et de Pæ≈∂u (Arjuna) qui s’avançait impétueusement vers lui. 10. Ce dernier souffla dans sa conque qui résonna comme cent tambours. Toute l’armée s’agita comme un océan démonté. 11. Et les soldats s’étonnèrent de voir de rouges et nobles coursiers mêlés à des chevaux blancs comme les cygnes et rapides comme la pensée, 12. De voir en première ligne ces deux courageux guerriers, le maître d’armes et son élève, tous deux habiles, émérites et invaincus, 13. De voir ces puissants guerriers, le fils de Pƒthæ (Arjuna) et Dro≈a s’embrasser l’un l’autre, la grande armée des Bhærata se mit à tressaillir. 14. Le fils de Pƒthæ (Arjuna), ce grand héros, tout joyeux et riant presque, approcha son char de celui de Dro≈a. 15. L’invincible et vaillant fils de Kunt∞ (Arjuna) le salua et lui dit d’une voix douce ces paroles apaisantes:
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LA TREIZIÈME ANNÉE (Arjuna dit) 16. Nous avons été exilés dans la forêt et nous désirons nous venger; tu es toujours invincible au combat, veuille ne pas te mettre en colère contre nous. 17. Mais je ne te frapperai, ô guerrier irréprochable, que si tu frappes en premier, Voilà ce que j’ai décidé. Daigne agir ainsi ! (Vai‹a‡pæyana dit:) 18. Alors Dro≈a lui lança plus de vingt flèches. Mais l’habile fils de Pƒthæ (Arjuna) les brisa avant qu’elles ne l’atteignent. 19. Puis le vaillant Dro≈a, montrant sa rapidité à l’arc, inonda de mille flèches le char du fils de Pƒthæ (Arjuna). 20. Ainsi commença le combat du fils de Bharadvæja (Dro≈a) avec Kir∞†in (Arjuna); dans ce duel, tous deux décochaient pareillement des flèches brillantes comme le feu. 21. Tous deux célèbres pour leurs exploits, tous deux rapides comme le vent, tous deux connaisseurs en armes divines, tous deux extrêmement fougueux, décochaient des multitudes de flèches au grand étonnement des rois. 22. Et tous les guerriers qui se trouvaient là s’émerveillaient de voir la rapidité de leur tir et les félicitaient en disant « Bravo ! Bravo ! » 23. Les grands guerriers en première ligne disaient: « En effet, qui d’autre que Phælguna (Arjuna) est capable d’affronter Dro≈a au combat ? Dure est la loi du guerrier, quand il doit combattre son maître ! » 24. Furieux, ces deux grands guerriers, des héros invincibles, se tenant face à face, pouvaient se couvrir mutuellement de flots de flèches. -296-
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Furieux, le fils de Bharadvæja (Dro≈a) banda son grand arc sans égal au dos recouvert d’or, et attaqua Phælguna (Arjuna). Il couvrit l’éclat du soleil au-dessus du char d’Arjuna avec un réseau de flèches brillantes polies à la pierre. Et ce grand et vaillant guerrier frappa le fils de Pƒthæ (Arjuna) de ses flèches pointues et cinglantes, comme un nuage frappe la montagne de sa pluie. Alors le fils de Pæ≈∂u (Arjuna), joyeux, saisit brusquement Gæ©∂∞va, son arc divin, et décocha toutes sortes de flèches incrustées d’or. Il détruisit avec force les averses de flèches du fils de Bharadvæja (Dro≈a) avec celles qu’il décochait rapidement de son arc. Ce fut comme un prodige. L’admirable fils de Pƒthæ, Dhana‡jaya (Arjuna), allant sur son char, déploya simultanément toutes ses armes dans toutes les directions, Il obscurcit entièrement le ciel de ses flèches366 et on ne voyait plus Dro≈a, comme enveloppé de brouillard. Recouvert par ces flèches sans pareilles, il avait l’aspect d’une montagne entièrement en 367 flammes . Mais dans cette bataille, à la vue de son char couvert par les flèches du fils de Pƒthæ (Arjuna), il banda son arc merveilleux claquant comme le tonnerre. Une fois tendu son arc terrible, une arme redoutable semblable à un cercle de feu, ce
Mot à mot: « il fit le ciel une seule ombre ». À cause de ces flèches dorées s’entassant au dessus de
lui ?
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redoutable combattant dispersa les flèches; cela fit le bruit de roseaux qui crépitent dans le feu. Ce héros incomparable couvrit l’horizon et l’éclat du soleil avec les flèches d’or fin, empennées, qui sortaient de son arc splendide et merveilleux. On voyait des multitudes368 de flèches serrées à la hampe polie, empennées d’or, parcourir l’espace. Les empennes des flèches qui s’élevaient de l’arc de Dro≈a se touchaient l’une l’autre; on aurait dit une seule longue flèche solide dans l’air ! Ainsi, ces deux héros, décochant leurs grandes flèches incrustées d’or, semblaient remplir le ciel d’étoiles filantes. Leurs flèches habillées de plumes de héron et de paon ressemblaient à des vols d’oies migrant dans le ciel automnal. Le combat terrible et furieux du noble Dro≈a contre le noble fils de Pæ≈∂u (Arjuna) rappelait celui de Vƒtra contre Væsava (Indra)369. Comme deux éléphants s’attaquant l’un l’autre avec leurs défenses pointues, ils se frappaient mutuellement avec des flèches décochées de leurs arcs tendus à l’extrême. Furieux, ces deux héros, combattants émérites, s’affrontèrent tour à tour avec des armes divines. Et Arjuna, aux admirables victoires, refoula de ses flèches acérées les flèches aiguisées que lui lançait le meilleur des maîtres d’armes (Dro≈a).
Le texte dit præjæh, « descendances, créatures », ce qui est difficilement compréhensible. Nous avons choisi vrajæß, « multitudes ». que donnent plusieurs mss. 369 Combat mythique où Indra affronte et tue le démon Vƒtra.
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Se montrant sous son jour implacable, le très courageux fils d’Indra (Arjuna) couvrit très rapidement le ciel de nombreuses flèches. Dans ce combat, l’éminent maître d’armes Dro≈a, le meilleur des combattants, désireux de frapper avec ses flèches à la hampe polie le courageux Arjuna, ce guerrier ardent et fougueux, joua le même jeu que lui. Dans ce grand combat, Phælguna (Arjuna) attaqua le fils de Bharadvæja (Dro≈a) qui lançait des armes divines, en les repoussant de ses flèches. Et il y eut un choc entre ces deus héros furieux, incapables de se supporter l’un l’autre, comme les dieux face aux démons. Avec son arme, le fils de Pæ≈∂u (Arjuna) avala au fur et à mesure les armes divines d’Indra, de Væyu, d’Agni, que décochait et décochait encore Dro≈a. Ces deux héros, ces deux grands archers, décochant leurs traits acérés obscurcissaient le ciel avec leurs averses de flèches. On entendait le fracas des flèches décochées par Arjuna s’abattant sur les corps comme des éclairs sur les montagnes. Et, rouges de sang, les combattants sur leurs éléphants, sur leurs chars, sur leurs chevaux ressemblaient à des flamboyants370 en fleur. De nombreux guerriers aux bracelets splendides, aux étendards multicolores et aux cuirasses dorées, gisaient à terre.
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ki‡‹uka: « teck bâtard ». L’image présentée ici vient du fait que cet arbre porte des fleurs rouges. Pour conserver l’image, nous l’avons remplacé par « flamboyant. ».
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Des soldats étaient frappés et mis à mal par les flèches du fils de Pƒthæ (Arjuna). Cette rencontre entre Dro≈a et Arjuna faisait trembler l’armée. Brandissant leurs arcs infatigables, ces deux héros, désireux d’en découdre, se couvrirent mutuellement de leurs flèches meurtrières. Alors, des acclamations pour Dro≈a s’élevèrent dans le ciel: « C’est un exploit qu’accomplit Dro≈a en combattant Arjuna, « Ce grand guerrier, vainqueur des dieux, des démons et des serpents, invincible, tenace, héroïque, un tourment pour ses ennemis ». Dro≈a s’étonnait de voir que dans ce combat le fils de Pƒthæ (Arjuna) était infatigable, adroit, rapide et lançait ses flèches de très loin. Dans ce combat, le fils de Pƒthæ (Arjuna), en colère, leva son arc divin Gæ≈∂∞va et le banda des deux mains, ô vaillant Bhærata. Ses flèches tombant en pluie ressemblaient à un vaste nuage de sauterelles. Et même le vent ne pouvait se glisser entre elles. Entre le moment où le fils de Pƒthæ (Arjuna) décochait les flèches qu’il plaçait sans interruption sur la corde et celui où il les prenait, on ne voyait aucun intervalle. Dans ce combat cruel où il fallait tirer rapidement, le fils de Pƒthæ (Arjuna) lançait ses flèches plus vite que vite. Des centaines de milliers de flèches à la hampe polie tombèrent simultanément près du char de Dro≈a. Comme Dro≈a était submergé par les flèches de l’arc Gæ≈∂∞va, ses soldats poussèrent un grand
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gémissement: « Malheur ! Malheur ! », ô vaillant Bhærata371. Maghavan (Indra) applaudit la rapidité du tir du fils de Pæ≈∂u (Arjuna), ainsi que les génies et les nymphes assemblés là. Le fils du maître d’armes (A‹vatthæman), à la tête d’une armée, repoussa le fils de Pæ≈∂u (Arjuna) avec une multitude de chars. Et bien que sa colère fût violente contre le noble fils de Pƒthæ (Arjuna), A‹vatthæman, en son cœur, admirait ses exploits. Dans ce combat, sous l’empire de la colère, il se précipita sur lui en décochant une pluie de flèches comme une nuée d’orage. Puis le vaillant fils de Dro≈a (A‹vatthæman) ayant tourné ses chevaux vers le fils de Pƒthæ (Arjuna) donna ainsi à Dro≈a l’occasion de s’esquiver372. Profitant de l’occasion, ce héros, sa cuirasse et son enseigne brisées, blessé par tant de flèches, s’enfuit à toute allure avec ses chevaux rapides.
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On nous rappelle de temps en temps que c’est à Janamejaya que s’adresse Vai‹a‡pæyana. 372 Phrase particulièrement elliptique. Comme A‹vattthæman fait face à Arjuna, et qu’Arjuna doit l’affronter, Dro≈a en profite pour fuir.
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Défaite d’A‹vatthæman
IV - 54
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Le fils de Pƒthæ (Arjuna) affronta A‹vatthæman qui se ruait comme un ouragan, pleuvant comme un nuage un dense réseau de flèches. 2. Leur rencontre fut violente comme celle des dieux et des démons; tous deux s’arrosaient de nuées de flèches, ils étaient comme Væsava (Indra) et Vƒtra. 3. Alors, le soleil ne brilla plus, le vent ne souffla plus, car les flèches, étroitement serrées, obscurcissaient entièrement le ciel. 4. Ces deux guerriers, se frappant l’un l’autre, occasionnaient un crépitement comme des roseaux en feu, ô conquérant de cités ennemies (Janamejaya). 5. Arjuna ne laissa qu’un brin de vie aux chevaux d’A‹vatthæman, et celui-ci, désorienté, ne reconnaissait aucune direction, ô roi. 6. Tandis que le fils de Pƒthæ (Arjuna) allait ça et là, le très vaillant fils de Dro≈a (A‹vatthæman), trouvant une minuscule ouverture, coupa la corde de son arc d’une flèche coupante comme un rasoir. Les dieux applaudirent à la vue de cet exploit surhumain. 7. Et le fils de Dro≈a (A‹vatthæman), s’éloignant de huit coudées373 du puissant fils de Pƒthæ (Arjuna), le frappa ensuite au cœur de ses flèches aux plumes de héron.
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dhanus: unité de longueur (la longueur d’un arc) qui vaut 4 hasta (mains), c’est-à-dire une coudée, environ un mètre, ce qui semble peu pour un arc.
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Le vaillant fils de Pƒthæ (Arjuna), avec un grand rire, encorda puissamment son arc Gæ≈∂∞va avec une corde neuve. Ayant ployé son arc en demi-lune374, le fils de Pƒthæ (Arjuna), s’avança contre A‹vatthæman comme un éléphant, chef de troupeau, en rut, contre un autre éléphant, également en rut. Alors, au milieu de la bataille, entre ces deux héros sans pareils au monde, eut lieu un combat singulier à faire frémir. Et tous les Kuru frappés d’étonnement regardaient ces deux nobles héros s’affrontant l’un l’autre comme deux éléphants chefs de troupeau. Ces deux vaillants guerriers se frappaient l’un l’autre de flèches telles des serpents venimeux qui semblaient cracher du feu. Comme le fils de Pæ≈∂u (Arjuna) disposait de deux carquois magiques inépuisables, il restait, sur le champ de bataille, immobile comme une montagne. Dans ce combat, les flèches d’A‹vatthæman, qu’il lançait à grande vitesse, s’épuisèrent vite. Arjuna l’emporta donc. Alors, furieux, Kar≈a banda à l’extrême son grand arc, et tira. Des « Oh ! » et des « Ah ! » de surprise s’élevèrent. Le fils de Pƒthæ (Arjuna) tourna son regard vers où cet arc était bandé et il vit le fils de Rædhæ (Kar≈a). Sa colère s’enfla démesurément.
374
ardhacandram ævƒtya: littéralement « ayant tourné une demi-lune ». Nous comprenons qu’une fois encordé, l’arc et sa corde ont la forme d’une demi-lune. Van Buitenen traduit: « turning a half circle ».
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Sous l’empire de cette colère, le puissant Kuru (Arjuna) regarda Kar≈a en roulant des yeux, avec le désir de le tuer. Pendant que le fils de Pƒthæ (Arjuna) tournait la tête, les soldats apportèrent en hâte des flèches au fils de Dro≈a (A‹vatthæman). Le négligeant, Dhana‡jaya (Arjuna), ce grand guerrier toujours vainqueur, se précipita violemment sur Kar≈a. Le fils de Kunti, les yeux rouges de colère, désirant se battre avec Kar≈a en combat singulier, dit alors:
Fuite de Kar≈a
IV - 55
Arjuna dit: 1. Kar≈a, ce que tu disais à maintes reprises dans l’assemblée: « Personne ne m’égalera au combat ! », cela est sur le point d’arriver ! 2. Laissant de côté ta bonne éducation, tu prononçais des paroles désagréables. Mais, à mon avis, ce que tu prétendais faire est difficile. 3. Ce que tu disais alors quand j’étais hors d’atteinte, fais-le maintenant, ô fils de Rædhæ (Kar≈a), devant les Kuru. 4. Des vauriens ont molesté Pæñcæl∞ (Draupad∞) devant l’assemblée et tu en as été témoin. Recueilles-en maintenant le fruit, jusqu’au bout.
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Comme j’étais lié par les obligations de mon devoir375, ô fils de Rædhæ, j’ai supporté avec colère. Maintenant, assiste à ma victoire au combat. Viens, Kar≈a, accepte de combattre avec moi ! Que tous les Kuru et leurs soldats soient témoins !
Kar≈a dit: 7. Ce que tu dis avec des mots, fils de Pƒthæ (Arjuna), fais-le avec des actes. Car chacun sait qu’ici-bas l’acte vaut plus que la parole. 8. Si tu as supporté auparavant, c’est que tu étais un incapable. Voilà comment je comprends les choses, ô fils de Pƒthæ (Arjuna), en voyant ta lâcheté ! 9. Si tu étais lié par les obligations de ton devoir, eh bien, tu l’es toujours ! Vraiment, te crois-tu délié ? 10. En vérité, bien que tu connaisses les termes du contrat, tu désires raccourcir le délai, souffrant du long séjour dans la forêt, que tu avais pourtant accepté. 11. Et si › akra (Indra) lui-même combattait pour ta cause, ô fils de Pƒthæ (Arjuna), je n’aurais aucune crainte de t’attaquer. 12. Ton désir, ô fils de Kunt∞ (Arjuna), sera satisfait sans tarder. Tu te battras maintenant avec moi, et tu verras ma force. Arjuna dit: 13. Jusqu’à maintenant, tu as fui le combat avec moi, et c’est pourquoi tu es encore en vie, ô fils de Rædhæ (Kar≈a); ton frère cadet est mort, lui376 !
375
Le devoir de tenir la promesse qu’il avait faite de rester douze années en exil, plus une année incognito dans une ville. 376 Le frère de Kar≈a est Sa‡græmajit (voir supra, 49, 7, 18)
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Après avoir causé la mort de son frère, et fui le front de la bataille, quel autre que toi oserait parler ainsi devant des gens de bien ?
Vai‹a‡pæyana dit: 15. À ces mots adressés à Kar≈a, l’invincible B∞bhatsu (Arjuna) s’avança en décochant des flèches perceuses de cuirasses. 16. Kar≈a répliqua à ces flèches, semblables à des flammes, en pleuvant, tel un nuage, de grandes averses de flèches. 17. S’élevèrent de tous côtés des nuées de flèches, horribles d’aspect. Arjuna377 aiguillonna ses chevaux, et agita les gantelets de ses deux mains. 18. Impatient, il coupa d’une flèche polie à la pointe tranchante le support du carquois de Kar≈a. 19. Kar≈a, prenant d’autres flèches dans un autre carquois, frappa le fils de Pæ≈∂u. Mais la poignée (de son arc) se brisa dans sa main. 20. Alors, le vaillant fils de Pƒthæ (Arjuna) coupa l’arc de Kar≈a. Celui-ci lui envoya une lance, mais Arjuna la détruisit de ses flèches. 21. Les fantassins du fils de Rædhæ (Kar≈a) attaquèrent en nombre, mais Arjuna les expédia au royaume de Yama avec les flèches décochées par son arc Gæ≈∂∞va. 22. Puis, bandant son arc jusqu’aux oreilles, B∞bhatsu (Arjuna) tua ses chevaux de redoutables flèches pointues. Ceux-ci tombèrent à terre, morts.
377
Il est dit seulement: « il aiguillonna... », sans préciser qu’il s’agit ici d’Arjuna. Mais le seul fait qu’il a un gantelet sur chaque main suffit à montrer qu’il s’agit bien de lui; ambidextre, (savyasæcin), il tire aussi de la main gauche.
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D’une autre flèche cuisante et pointue, le vaillant et noble fils de Kunt∞ (Arjuna) frappa Kar≈a à la poitrine. La flèche perça sa cuirasse et pénétra dans son corps. La vision de Kar≈a s’assombrit alors, et il perdit connaissance. Avec une profonde douleur, il quitta le champ de bataille en direction du nord. Arjuna et le grand guerrier Uttara en furent marris.
Défaite des fils de DhƒtaræÒ†ra
IV - 56
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Alors, le fils de Pƒthæ (Arjuna), ayant vaincu le fils du Soleil (Kar≈a), dit au fils de Viræ†a (Uttara): (Arjuna dit:) Fais-moi rejoindre l’armée où l’on voit le palmier d’or378. 2. Là, dans son char, se tient Bh∞Òma, le fils de › æntanu, notre grand-père à tous, à l’aspect divin; il désire se battre avec moi. Dans ce combat, je lui prendrai son arc, avec sa corde même. 3. Regarde-moi maintenant lancer ma merveilleuse arme divine qui traverse le ciel comme un éclair sortant d’un nuage d’orage. 4. Les Kaurava vont voir mon arc Gæ≈∂∞va au dos recouvert d’or, et tous mes ennemis réunis se
378
L’enseigne de Bh∞Òma porte un palmier d’or, plus exactement un palmier à vin, un borasse éventail.
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demanderont à mon propos: « Va-t-il tirer avec la main droite, ou bien avec la gauche ? » Je ferai couler une rivière infranchissable; son eau sera du sang, ses tourbillons des chars, ses crocodiles des éléphants: elle conduira à l’autre monde. De mes flèches à la hampe polie, je couperai la forêt des Kuru aux branches touffues de mains, de pieds, de têtes, de dos et de bras. En vainquant seul de mon arc l’armée des Kuru, je m’y frayerai cent chemins comme le feu dans une forêt. Tu verras l’armée entière tourner sur ellemême comme une roue, à cause de moi. Tiens-toi debout sur ton char, sans vaciller, que le terrain soit égal ou inégal. Je vais couper, avec ce qui la soutient, cette montagne379 qui se dresse, cachant le ciel. Autrefois, sur ordre d’Indra, j’ai tué au combat des centaines de milliers de Pauloma et de Kælakañja380. Moi, j’ai appris d’Indra à avoir la main ferme, de Brahmæ, à être adroit et de Prajæpati, bien des façons de transpercer l’ennemi381, étonnantes et propres à semer le trouble.
Un façon de désigner l’armée de Bh∞Òma ? Les Pauloma et les Kælakañja (ou Kælakeya) sont des démons habitant la ville d’Hira≈yapura et qui ne peuvent être tués « ni par les dieux, ni par les ogres, ni par les serpents ». Indra demande donc à Arjuna de les tuer (cf. Mahæbhærata, III, 170). 381 Cette strophe nous est obscure; nous ne sommes pas sûrs de notre traduction. 380
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Moi, j’ai fait tomber Hira≈yapura382 sur le bord opposé de l’océan, et j’ai vaincu soixante mille guerriers, des archers redoutables. Avec la flamme de mes armes, je vais mettre le feu à la forêt des Kuru, qui a pour arbres les enseignes, pour herbes, les fantassins et pour hordes innombrables de lions, les chars. Moi seul, avec mes flèches à la hampe polie, je vais les pousser hors de leurs chars, comme Vajrapæ≈in (Indra) a chassé les démons. Moi, j’ai obtenu de Rudra l’arme raudra, de Varu≈a l’arme væru≈a, d’Agni l’arme ægneya, de Mætari‹van (Væyu) l’arme væyavya383 et de › akra (Indra) des armes, à commencer par le foudre. Moi, je vais détruire l’horrible forêt des fils de DhƒtaræÒ†ra, gardée par ses vaillants guerriers. Quitte donc ta peur, ô fils de Viræ†a (Uttara).
(Vai‹a‡pæyana dit:) 16. Ainsi encouragé par Savyasæcin (Arjuna), le fils de Viræ†a (Uttara) se jeta dans la terrible armée du sage Bh∞Òma. 17. Mais ce guerrier réfléchi aux exploits sanglants barra la route à Arjuna qui s’avançait sur lui avec le désir de le vaincre. 18-19Après avoir fixé à la force de leurs bras la corde de leur arc384, Duß‹æsana, Vikar≈a, Dußsaha et 382
Cf. Mahæbhærata, III, 170. Hira≈yapura est une cité aérienne. 383 Tous ces noms d’arme sont des dérivés à vriddhi initiale du nom du dieu qui les a fournies. Nous avons laissé exceptionnellement ces noms en sanskrit, pour éviter des répétitions telles que: de Rudra, l’arme de Rudra, etc. 384 maurv∞‡ paryasya bæhubhiß: paryasya fait difficulté. paryAS- signifie: « jeter autour, mettre autour », d’où notre
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Vivi‡‹ati, ces guerriers habiles et rusés, merveilleusement parés de guirlandes, s’approchèrent de B∞bhatsu (Arjuna), ce terrible archer, et l’encerclèrent. Duß‹æsana blessa d’une flèche Uttara, le fils de Viræ†a, et d’une seconde flèche, ce héros frappa Arjuna en pleine poitrine. JiÒ≈u (Arjuna) se retourna et coupa son arc incrusté d’or fin d’une flèche large et tranchante, munie de plumes de vautour, Puis, avec cinq flèches en arrière, le frappa en pleine poitrine. Mis à mal par les flèches du fils de Pƒthæ (Arjuna), Duß‹æsana s’enfuit, quittant le champ de bataille. Vikar≈a, le fils de DhƒtaræÒ†ra, frappa le redoutable Arjuna de flèches cruelles, volant droit et munies de plumes de vautour. Mais le fils de Kunt∞ (Arjuna), d’une flèche à la hampe polie, le frappa aussitôt au front. Blessé, Vikar≈a tomba de son char. Dans ce combat, Dußsaha et Vivi‡‹ati, pour défendre leur frère, coururent sur le fils de Pƒthæ (Arjuna) en l’arrosant de flèches cruelles. Dhana‡jaya, délibérément, les frappa tous deux de deux flèches aiguisées munies de plumes de vautour. Ensuite, il tua simultanément leurs chevaux. Ces deux fils de DhƒtaræÒ†ra, privés de chevaux et les membres meurtris, furent emmenés à l’écart du combat par leur escorte, qui les avait rejoints en hâte avec d’autres chars.
traduction « fixer, », c’est-à-dire « mettre aux deux bouts », J.A.B. van Buitenen comprend: « ayant tendu avec leurs bras la corde de leurs arcs ».
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L’invincible B∞bhatsu (Arjuna), le très vaillant fils de Kunt∞, ce prince portant diadème et guirlandes, courut dans toutes les directions en visant juste.
Défaite des Kuru
IV - 57
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Alors tous les grands guerriers des Kuru se regroupèrent et, tous ensemble, s’employèrent à combattre Arjuna, ô Bhærata. 2. Mais ce héros incomparable les couvrit entièrement de réseaux de flèches comme le brouillard enveloppe les montagnes. 3. Le tumulte fut immense des grands éléphants barrissant, des chevaux hennissant, des tambours et des conques retentissant. 4. Les flèches serrées du fils de Pƒthæ (Arjuna) tombèrent par milliers et percèrent les corps des hommes et des chevaux et les cuirasses de métal. 5. Dans cette bataille, décochant ses flèches en toute hâte, le fils de Pæ≈∂u (Arjuna) resplendissait comme le soleil d’automne à midi. 6. Les guerriers apeurés sautèrent à bas de leurs chars, les cavaliers de leurs chevaux et les fantassins même tombèrent à terre. 7. Un grand bruit s’éleva des cuirasses de cuivre, d’argent et de fer de ces nobles guerriers quand les flèches les frappaient. 8. Tout le champ de bataille fut jonché des corps inconscients des cavaliers et de cornacs privés de vie par des flèches aiguisées.
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La terre fut couverte d’hommes tombés du fond de leurs chars. Dans ce combat, Dhana‡jaya (Arjuna) semblait danser. Le bruit de l’arc Gæ≈∂∞va grondant comme le tonnerre faisait fuir loin du combat tous les êtres effrayés. En première ligne, on voyait sur le sol des têtes tombées, portant encore boucles d’oreille, turbans et superbes guirlandes. La terre brillait, jonchée de nombreuses mains arrachées par les flèches, avec leurs arcs, leurs bagues et leurs autres ornements. Dans cette bataille385, les têtes que faisaient tomber les flèches aiguisées pleuvaient comme des pierres tombant du ciel, ô puissant Bhærata. Ainsi, le fils de Pƒthæ (Arjuna) aux exploits redoutables se montra redoutable lui-même. Le fils de Pæ≈∂u (Arjuna), lui qui avait été exilé pendant treize ans, lança sur les fils de DhƒtaræÒ†ra les flammes du feu de sa colère. Et voyant les exploits de ce héros qui détruisait leur armée, tous les guerriers songeaient à la paix, malgré la présence du fils de DhƒtaræÒ†ra (Duryodhana). Faisant trembler l’armée et fuir ses grands guerriers, Arjuna, toujours victorieux, allait ça et là, ô Bhærata, Donnant naissance à une rivière houleuse, semblable à celle de la fin des temps, avec pour flots du sang et pour algues des os.
Nous avons choisi samare, « dans cette bataille » d’un autre ms, plutôt que antaræ, « à l’intérieur» que nous ne savions comment placer.
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Le fils de Pƒthæ (Arjuna) fit couler une terrible rivière de sang, avec pour bateaux des flèches et des arcs, pour fange de la chair mêlée de sang, pour îles importantes les grands chars et pour grondements les tambours et les conques. Il n’y avait aucun répit entre le moment où il prenait ses flèches, les fixait sur la corde, bandait son arc Gæ≈∂∞va et tirait.
La débâcle
IV - 58
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Alors Duryodhana, Kar≈a, Duß‹æsana et Vivi‡‹ati, Dro≈a et son fils, Kƒpa le grand guerrier, 2. Bandant leurs arcs puissants et robustes, revinrent, furieux, sur le champ de bataille pour tuer Dhana‡jaya (Arjuna). 3. Le guerrier dont l’enseigne porte un singe (Arjuna), debout sur son char brillant comme le soleil, dont les pavillons flottaient au vent, s’élança sur leur groupe, ô grand roi. 4. Alors, munis de leurs grands armes, Kƒpa, Kar≈a et Dro≈a encerclèrent Dhana‡jaya et, décochant des flots de flèches comme des nuages de pluie, 5. Ils firent pleuvoir des pluies de flèches sur Kir∞†in (Arjuna) qui se hâtait vers eux. 6. Dans cette bataille, s’étant arrêtés à proximité, ils le couvrirent rapidement avec ardeur de nombreuses flèches empennées.
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Leurs traits splendides le couvraient complètement, à tel point qu’il n’y avait même pas une largeur de deux doigts à découvert. Alors, en riant, le grand guerrier B∞bhatsu (Arjuna) fixa sur son arc Gæ≈∂∞va l’arme divine d’Indra, brillante comme le soleil. Dans cette bataille, le fils de Kunt∞ (Arjuna), ce prince vaillant portant diadème et guirlandes, ardent comme l’astre du jour avec ses rayons, couvrit tous les Kuru. Pareil à l’éclair dans une nuée d’orage, ou à l’incendie sur une montagne, l’arc Gæ≈∂∞va était tendu comme l’arc-en-ciel386. De même que l’éclair brille (dans tous les sens) dans le ciel quand Indra pleut, de même le mobile Gæ≈∂∞va couvrait les directions, toutes les dix. Tous les guerriers, sans exception, tremblaient. Tous, désiraient la paix et perdaient courage. Tous les combattants, abattus, fuyaient le champ de bataille. Ainsi toutes ces armées brisées, désespérant pour leur vie, s’enfuirent dans toutes les directions, ô puissant Bhærata.
En sanskrit, l’ar-en-ciel se dit: indræyudha, « l’arme d’Indra ».
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LE LIVRE DE VIRƙA
Défaite de Bh∞Òma
IV - 59
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Alors le glorieux Bh∞Òma, l’invincible fils de › æ‡tanu, courut sur Dhana‡jaya (Arjuna) au milieu des guerriers morts. 2. Il prit son excellent arc incrusté d’or fin et des flèches à la pointe aiguisée, faites pour détruire et blesser à mort. 3. Avec son parasol blanc au-dessus de sa tête, ce courageux guerrier resplendissait comme une montagne au lever du soleil. 4. Il souffla dans sa conque, pour la plus grande joie des fils de DhƒtaræÒ†ra, et tourna autour de B∞bhatsu (Arjuna) en le tenant à sa droite387. 5. En le voyant venir, le fils de Kunt∞ (Arjuna) l’accueillit le cœur joyeux, comme la montagne accueille le nuage. 6. Alors le vaillant Bh∞Òma lança sur l’enseigne du fils de Pƒthæ (Arjuna) huit flèches impétueuses, sifflant comme des serpents. 7. Étincelantes, elles atteignirent l’enseigne du fils de Pæ≈∂u (Arjuna) et frappèrent le singe et les êtres qui habitaient à son sommet388.
387
pradakÒina: circumambulation dans le sens des aiguilles d’une montre autour d’une personne en signe de respect ou d’adoration. Bh∞Òma ici rend hommage à celui qu’il va combattre. 388 Cf. supra, 41, 4: Agni pousse des êtres surnaturels à se placer sur l’enseigne d’Arjuna.
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Alors, d’une grande flèche à la large lame, le fils de Pæ≈∂u (Arjuna) coupa le parasol de Bh∞Òma qui tomba aussitôt à terre. Le fils de Kunt∞ (Arjuna) au tir rapide frappa de ses flèches la solide enseigne de Bh∞Òma, les chevaux de son char et ses deux cochers de flanc. Le combat entre Bh∞Òma et le fils de Pƒthæ (Arjuna) fut terrible et violent, comme celui entre Bali et Væsava (Indra). Dans cette bataille, les flèches de Bh∞Òma et du fils de Pæ≈∂u (Arjuna) s’entrechoquaient et brillaient dans le ciel comme des lucioles à la saison des pluies. Le fils de Pƒthæ (Arjuna) tirait ses flèches de la main droite et de la main gauche; son arc Gæ≈∂∞va se balançait comme un cercle incandescent. Il recouvrit Bh∞Òma de centaines de flèches aiguisées, comme un nuage recouvre une montagne de ses averses. De ses flèches, Bh∞Òma dispersa cette pluie de flèches qui surgissait comme un torrent furieux et bloqua Phælguna (Arjuna), Dont les réseaux de flèches coupées en plusieurs morceaux au cours de ce combat étaient mis en pièce autour de son char. Alors, du char du fils de Pæ≈∂u (Arjuna), surgit une pluie de flèches à l’empenne dorée, semblable à une nuée de sauterelles. À nouveau Bh∞Òma, de ses flèches aiguisées, la dispersa. Tous les Kuru s’exclamèrent:
(Les Kuru dirent) Bravo ! Bravo ! Bh∞Òma réalise l’impossible, il vainc Arjuna !
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Le fils de Pæ≈∂u (Arjuna) est fort, jeune, habile et rapide; il est capable. Qui d’autre est capable de supporter le choc du fils de Pƒthæ (Arjuna) dans le combat, Si ce n’est Bh∞Òma, le fils de › æ‡tanu, ou KƒÒ≈a, le fils de Devak∞, ou bien l’excellent maître d’armes, le très puissant fils de Bharadvæja (Dro≈a) ?
(Vai‹a‡pæyana dit:) 20. Ces deux puissants guerriers jouaient à repousser les armes avec leurs armes, sidérant toutes les créatures. 21. Ces deux héros parcouraient le champ de bataille en jetant les armes de Prajæpati et d’Indra, l’arme terrible d’Agni, les armes de Kubera, de Varu≈a, de Yama et de Væyu. 22. Et les êtres célestes étonnés, en les voyant se battre, disaient: (Les êtres célestes disaient:) Bravo, fils de Pƒthæ (Arjuna), tu es un grand guerrier ! Bravo, Bh∞Òma ! 23. Dans cette bataille entre Bh∞Òma et le fils de Pƒthæ (Arjuna), il est fait un usage intensif d’armes puissantes qui ne sont pas du ressort des humains. (Vai‹a‡pæyana dit:) 24. Ainsi combattaient ces deux héros passés maîtres dans toutes les armes. Alors JiÒ≈u (Arjuna) s’approcha, et d’une flèche à large lame coupa l’arc incrusté d’or fin de Bh∞Òma. 25. Dans cette bataille, en moins d’un clin d’œil, le puissant guerrier Bh∞Òma se saisit d’un autre arc, le munit de sa corde, et, furieux, décocha sur Dhana‡jaya (Arjuna) une multitude de flèches.
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Arjuna, de son côté, lança sur Bh∞Òma toutes sortes de flèches aiguisées, et l’illustre Bh∞Òma sur le fils de Pæ≈∂u (Arjuna). Semblables en tous points étaient ces deux nobles guerriers passés maîtres dans les armes divines, ô roi, quand ils lançaient sans trêve leurs flèches. Le fils de Kunt∞, ce grand guerrier portant diadème et guirlandes, et l’héroïque fils de › æ‡tanu (Bh∞Òma) masquèrent de leurs flèches les dix directions. Dans cette bataille, Arjuna surpassait Bh∞Òma, Bh∞Òma surpassait Arjuna. C’était un prodige sur cette terre, ô roi. Les gardes valeureux du char de Bh∞Òma, tués par le fils de Pæ≈∂u (Arjuna), gisaient sur le sol autour du char du fils de Kunt∞ (Arjuna). Les flèches de › vetavæhana (Arjuna), décochées de l’arc Gæ©∂∞va pour se débarrasser des ennemis, arrivaient serrées, leurs empennes se touchant. S’envolant de son char, polies, ornées d’or, elles ressemblaient dans le ciel à un vol d’oies sauvages. Entre ciel et terre, tous les dieux avec Væsava (Indra), regardaient l’extraordinaire multitude d’armes divines que décochait Arjuna. L’illustre génie Citrasena389, très satisfait, se réjouit à la vue de ce prodige, et déclara au roi des dieux (Indra):
Lorsque Arjuna avait séjourné au palais d’Indra, le génie (gandharva) Citrasena lui avait enseigné la danse et le chant (cf. Mahæbhærata, III, 45, 6-8). C’est ce qui a permis à Arjuna de se présenter comme maître de chant et de danse chez Viræ†a.
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(Citrasena dit:) 35. Vois ces flèches qui percent les ennemis; elles arrivent comme liées l’une à l’autre. Cela a un aspect étonnant, on dirait une arme divine tirée par JiÒ≈u (Arjuna). 36. Les hommes ne peuvent y croire; en effet, ceci n’existe pas chez eux. Ce concours de grandes armes d’autrefois est extraordinaire. 37. Les soldats ne peuvent regarder le fils de Pæ≈∂u; il est comme un soleil brûlant à midi dans le ciel. 38. Tous deux sont célèbres par leurs exploits, tous deux sont experts au combat, tous deux sont d’égale valeur, tous deux sont invincibles dans les batailles. (Vai‹a‡pæyana dit:) 39. À ces mots, le roi des dieux (Indra) honora d’une divine pluie de fleurs cette rencontre du fils de Pƒthæ (Arjuna) et de Bh∞Òma, ô Bhærata. 40. Alors, Bh∞Òma, le fils de › æ‡tanu, atteignit le côté gauche de Savyasæcin (Arjuna) qui tirait à découvert après avoir encoché ses flèches. 41. Alors, en riant, B∞bhatsu (Arjuna) coupa d’une flèche à large lame, munie de plume de vautour, l’arc de Bh∞Òma, ce guerrier à la splendeur sans égale. 42. Puis Dhana‡jaya (Arjuna), le fils de Kunt∞, frappa de dix flèches en pleine poitrine ce héros qui ne lâchait pas prise. 43. Dans cette bataille, le vaillant fils de Ga©gæ (Bh∞Òma), blessé, saisit le timon de son char et s’y maintint longtemps; il défaillait vraiment. 44. Alors, se souvenant de son entraînement, le cocher de son char éloigna, pour le protéger, ce grand guerrier inconscient. -319-
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Fuite de Duryodhana
IV - 60
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Bh∞Òma s’était enfui, quittant la bataille; Le fils de DhƒtaræÒ†ra (Duryodhana), ce noble guerrier, Leva son étendard, poussa un grand cri, Et se jeta lui-même sur Arjuna pour le combattre. 2. Il banda son arc jusqu’à l’oreille et tira Une flèche qui frappa au milieu du front Dhana‡jaya (Arjuna), cet archer redoutable, Qui parcourait, héroïque, les rangs ennemis. 3. Ce guerrier aux louables actions (Arjuna) Avec cette flèche dorée et bien aiguisée, Fichée dans son front, ressemblait À une belle licorne toute d’une pièce. 4. De la blessure de la flèche surgissait Un flot ininterrompu de sang chaud, Qui ressemblait à une splendide guirlande Avec ses fleurs merveilleuses d’or rouge. 5. Frappé par le trait de Duryodhana, Cet impétueux guerrier, nullement affaibli, Sous l’impulsion d’une violente colère, saisit des flèches Cuisantes comme le feu et le poison et en frappa le roi. 6. Dans cette bataille, les deux descendants d’Ajam∞∂ha 390, Ces modèles de guerriers, se frappaient mutuellement; 390
Ajam∞∂ha est l’arrière grand-père de Bharata, donc un ancêtre commun de Duryodhanna et d’Arjuna.
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Le très puissant Duryodhana frappait Arjuna, Le fils de Pƒthæ (Arjuna), ce héros sans égal, frappait Duryodhana. Alors Vikar≈a391 aussi, monté sur un grand éléphant, Aux tempes fendues, haut comme une montagne, Dont les pattes étaient protégées par quatre guerriers, Se précipita sur JiÒ≈u (Arjuna), le fils de Kunt∞. De son arc tendu à l’extrême, Dhana‡jaya (Arjuna) Envoya en hâte une solide flèche de fer Sur cet éléphant qui venait sur lui Et le toucha en plein sur sa bosse frontale. Décochée par le fils de Pƒthæ (Arjuna), cette flèche Munie de plumes de vautour entra jusqu’à l’empenne Dans cet éléphant aussi gros qu’une montagne, le perçant Comme la foudre lancée par Indra perce un rocher. Meurtri par cette flèche, l’éléphant royal Le corps tremblant et le cœur défaillant, Chancela et s’effondra sur le sol, Comme le sommet d’une montagne frappée par la foudre. Tandis que ce grand éléphant tombait à terre, De frayeur, Vikar≈a descendit précipitamment. En toute hâte, il s’éloigna de huit cents pas Et monta sur le char de Vivi‡‹ati392. Après avoir percé de la foudre de sa flèche L’éléphant, ce nuage, cette haute montagne, Le fils de Pƒthæ (Arjuna), d’une flèche pareille, Transperça la poitrine de Duryodhana. Vikar≈a est un des fils de DƒtaræÒ†ra. Vivi‡‹ati, un autre fils de DhƒtaræÒ†ra.
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L’éléphant royal avait été percé, Ses gardes et Vikar≈a mis en fuite. Alors, repoussé par les flèches de l’arc Gæ≈∂∞va, Les chefs des guerriers se retirèrent en hâte. Voyant l’éléphant percé d’une flèche Et apprenant que tous ses soldats s’enfuyaient, Le prince des Kuru (Duryodhana) fit tourner son char Et s’enfuit du champ de bataille, loin d’Arjuna. Le redoutable Duryodhana fuyait en hâte, Blessé par cette flèche, vomissant son sang. L’archer Kir∞†in (Arjuna), rempart contre les ennemis, L’esprit tout au combat, le provoqua393.
Arjuna dit: 16. Pourquoi t’enfuis-tu, délaissant le combat, Sans faire cas de ta grande gloire et de ta renommée ? Tes tambours ne sonnent pas maintenant Aussi fort que lors de ton départ à la guerre ! 17. Troisième fils de Pƒthæ, je suis ferme au combat, Et j’exécute les ordres de YudhiÒ†hira. C’est pourquoi tourne-toi et montre-moi ton visage. Souviens-toi que tu es roi, ô fils de DhƒtaræÒ†ra ! 18. Tout d’abord ton nom, l’Invincible (Duryodhana), Tu l’as rendu vain maintenant ici-bas. En effet, il n’y a rien d’invincible en toi: Tu quittes le champ de bataille et tu t’enfuis ! 19. Je ne vois personne pour te défendre, Ni devant, ni derrière, ô Duryodhana. Viens te battre, ô prince des Kuru (Duryodhana), 393
prækÒe∂ayati: « le fit siffler », comme on fait siffler un serpent en l’excitant, en le provoquant.
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Défends ta chère vie maintenant, devant le fils de Pæ≈∂u (Arjuna) !
Défaite des armées Kuru
IV - 61
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Ainsi le noble fils de DhƒtaræÒtra (Duryodhana) Fut appelé à se battre par Arjuna. L’aiguillon de ses paroles le fit revenir Comme le croc fait revenir l’éléphant en rut. 2. Piqué au vif par ces insultes, ce grand guerrier, Ce héros, se rebiffa et à toute allure, Comme un serpent qu’on a piétiné, Fit faire volte-face à son char. 3. Voyant que Duryodhana revenait au combat, Kar≈a, Ce héros aux guirlandes d’or, blessé, reprit courage, Fit demi-tour, et sur la gauche du roi, Attaqua le fils de Pƒthæ (Arjuna). 4. Bh∞Òma, le vaillant fils de › æ‡tanu, l’arc prêt à tirer, Fit demi-tour, poussant ses chevaux aux harnais dorés, Et se plaça à l’arrière de Duryodhana Pour le protéger du fils de Pƒthæ. 5. Dro≈a, Kƒpa, Vivi‡‹ati, Duß‹æsana, firent demi-tour en hâte, Et tous, l’arc bandé avec sa flèche, Se placèrent vite devant Duryodhana. 6. Dhana‡jaya, le fils de Pƒthæ (Arjuna), Voyant revenir le torrent en crue de ces armée, Fondit sur elles aussi rapidement
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Que les oies à l’apparition des nuages394. Les Kuru cernèrent entièrement le fils de Pƒthæ (Arjuna) Et s’approchant, munis d’armes divines, Ils l’arrosèrent de tous côtés de leurs flèches Comme les nuages arrosent la montagne de leurs averses. Alors, contrant les armes des vaillants Kuru par les siennes, Le redoutable fils d’Indra (Arjuna), porteur de l’arc Gæ≈∂∞va, Fit apparaître une autre arme Irrésistible et provoquant l’égarement. Et couvrant toutes les directions de ses flèches Bien acérées, bien aiguisées et bien empennées, Par le son de l’arc Gæ≈∂∞va, ce guerrier vigoureux Provoqua l’épouvante dans le cœur de ses ennemis. Puis, saisissant à deux mains sa grande conque Au bruit terrifiant, au grondement sonore, Le fils de Pƒthæ (Arjuna), ce tueur d’ennemis, Fit résonner tout l’horizon, le ciel et la terre. Au chant de la conque sonnée par le fils de Pƒthæ (Arjuna), Les grands chefs des Kuru s’évanouirent, Et laissant tomber leurs arcs splendides, Tous se figèrent alors, immobiles. Ses ennemis inconscients, le fils de Pƒthæ (Arjuna) Se souvint de la demande d’Uttaræ395, Et dit au fils du roi des Matsya (Uttara):
Les oies prennent leur envol pour migrer au début de la mousson, d’où cette image. 395 Cf. supra, 35, 22-23. Uttaræ a demandè à Arjuna de lui rapporter des habits de toutes les couleurs pour ses poupées.
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(Arjuna dit:) Ne reste pas au milieu; ils sont évanouis. 13. Empare-toi, ô guerrier valeureux, Des vêtements très blancs de Dro≈a et de Kƒpa Du beau vêtement jaune de Kar≈a, Et des vêtements bleus du roi et du fils de Dro≈a (A‹vatthæman). 14. Mais, à mon avis, Bh∞Òma est conscient, Et il sait comment contrer mes armes. Laisse donc ses chevaux sur ta gauche; Il faut s’approcher de ceux qui sont évanouis. (Vai‹a‡pæyana dit:) 15. Alors, le noble fils de Viræ†a (Uttara) Lâcha les rênes, sauta de son char, Ramassa les vêtements des grands guerriers, Et sans tarder, remonta sur son char. 16. Puis le fils de Viræ†a (Uttara) reprit en main Ses quatre chevaux blancs aux harnais dorés Et ceux-ci, dépassant l’armée et ses enseignes, Emportèrent Arjuna loin du champ de bataille. 17. Mais Bh∞Òma, en hâte, frappa de ses flèches Cet excellent guerrier qui s’en allait. Arjuna, alors, tua les chevaux de Bh∞Òma Et le blessa de dix flèches au côté droit. 18. Arjuna laissa Bh∞Òma sur place Et tua son cocher de son arc funeste. De la foule des chars ennemis, il émergea Comme d’une éclipse, le soleil au mille rayons. 19. Reprenant ses esprits, le chef des Kuru (Duryodhana) Vit le fils de Pƒthæ (Arjuna), tel un autre Indra, Se tenant seul au milieu du champ de bataille, Sans avoir plus à se battre. En hâte, il demanda:
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LA TREIZIÈME ANNÉE (Duryodhana dit:) 20. Seigneur, comment s’est-il échappé ? Arrêtez-le, avant qu’il ne se sauve ! (Vai‹a‡pæyana dit:) Le fils de › æ‡tanu (Bh∞Òma) répondit en riant: (Bh∞Òma dit:) À quoi, pensais-tu donc, où était ton courage, 21. Quand, livré à ton évanouissement, immobile, Tu laissais tomber tes flèches et ton arc splendide ? B∞bhatsu (Arjuna) n’est pas taillé pour la cruauté, Son esprit n’est pas tourné vers le mal ! 22. Même pour les trois mondes, il ne s’écartera pas de son devoir, Et c’est pour cela qu’il ne nous a pas tous tués dans ce combat. Retourne en vitesse auprès des Kuru, toi qui es leur chef, Et que le fils de Pƒthæ (Arjuna) s’en aille: il a gagné les vaches ! (Vai‹a‡pæyana dit:) 23. L’intraitable Duryodhana, écoutant les conseils De l’Ancêtre (Bh∞Òma), qui parlait pour son bien, Surmonta son envie de se battre; Le roi (Duryodhana) soupira et resta silencieux. 24. Tous ceux qui protégeaient Duryodhana, Voyant que les paroles de Bh∞Òma étaient salutaires Et que l’ardeur d’Arjuna allait grandissant, Prirent alors le parti de la retraite. 25. Dhana‡jaya (Arjuna), le noble fils de Pƒthæ, se réjouit De voir partir enfin les chefs des Kuru. Il les suivit un instant, pour s’adresser à eux
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Et présenter ses respects à ses anciens. Il salua de la tête le vénérable Ancêtre (Bh∞Òma), Le fils de › æ‡tanu, et Dro≈a son maître d’armes. Puis, par une salve de flèches multicolores, Il honora le fils de Dro≈a (A‹vatthæman), Kƒpa et ses aînés. D’une flèche le fils de Pƒthæ (Arjuna) coupa le diadème Somptueusement orné de bijoux de Duryodhana, Puis, prenant congé de ces prestigieux héros, Il ébranla les mondes au son de son arc Gæ≈∂∞va. Soudain, ce héros sonna sa conque Devadatta, Perçant d’effroi le cœur de ses ennemis. Il l’avait emporté sur tous ses adversaires, Avec son enseigne résillée d’or, il resplendissait. Heureux de voir ses ennemis s’en aller, Kir∞†in (Arjuna) dit au fils du roi des Matsya (Uttara):
Arjuna dit: Les vaches sont récupérées, les ennemis vaincus. Réjouis-toi, tourne les chevaux et va vers la ville. (Vai‹a‡pæyana dit:) *1047396. Après avoir assisté à cet extraordinaire combat Entre les Kuru et Phælguna (Arjuna), les dieux Réjouis s’en retournèrent dans leurs demeures En repensant aux exploits du fils de Pƒthæ (Arjuna).
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Deux familles de manuscrits portent cette strophe supplémentaire. Nous la rajoutons au texte de Poona, car elle nous paraît bien conclure l’épisode.
-327-
LA TREIZIÈME ANNÉE
Envoi des messagers
IV - 62
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Vainqueur des Kuru dans cette bataille, Arjuna au regard de taureau ramena les grands troupeaux vers la ville. 2. Écrasés, les fils de DhƒtaræÒ†ra étaient partis de tous côtés. Nombre de leurs soldats sortirent de la forêt profonde. 3. Tremblant de peur, ils se regroupaient ça et là. On les voyait immobiles, le cheveu défait, les mains jointes, 4. Affamés, assoiffés, épuisés, égarés, abasourdis, désespérés. Ils dirent respectueusement au fils de Pƒthæ (Arjuna): (Les soldats dirent:) Que devons-nous faire pour toi ? Arjuna dit: 5. Salut ! Allez et bonne chance ! Vous n’avez rien à craindre, je ne désire pas tuer des malheureux. Soyez rassurés ! Vai‹a‡pæyana dit: 6. Les soldats entendirent ces propos rassurants et, tous ensemble, le remercièrent avec des prières pour sa santé, sa gloire et sa renommée. 7. Puis les Kuru vaincus lui obéirent et s’en retournèrent. Phælguna (Arjuna) se mit en route en disant: Arjuna dit: 8. Prince, vaillant guerrier, veille à ce que les vachers rassemblent parfaitement les troupeaux. -328-
LE LIVRE DE VIRƙA
9.
10
Ensuite, cet après-midi, nous irons vers la ville de Viræ†a, après avoir laissé souffler nos chevaux, les avoir abreuvés et baignés. Envoie des vachers, qu’ils se hâtent, qu’ils annoncent la bonne nouvelle dans la ville et qu’ils clament ta victoire.
Vai‹a‡pæyana dit: 11. Et, suivant l’ordre d’Arjuna, Uttara dit aussitôt aux messagers: « Annoncez ma victoire ».
48 - Le mariage (IV, 63-67)
L’arrivée d’Uttara
IV - 63
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Ayant récupéré ses troupeaux, Viræ†a, à la tête de son armée, entra tout joyeux dans sa ville avec les quatre Pæ≈∂ava. 2. Le grand roi avait vaincu les Trigarta et repris toutes les vaches. Avec les fils de Pƒthæ (les Pæ≈∂ava), il resplendissait de majesté. 3. Tous ses sujets et les brâhmanes s’approchèrent de lui. Il était revenu sur son trône, à la grande joie de ses amis. 4. Honoré en même temps que son armée, le roi des Matsya salua en retour et congédia ses sujets et les brâhmanes.
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LA TREIZIÈME ANNÉE 5. 6.
Et Viræ†a, roi des Matsya et chef de l’armée, s’enquit d’Uttara: « Où est-il allé ? » Dans le palais, ses femmes et ses filles, ainsi que les gardes des appartements, répondirent joyeusement:
(Les femmes dirent:) 7. Les Kuru ont enlevé notre bétail. Furieux, Pƒthiv∞‡jaya397 (Uttara) est parti seul, sans hésiter, en compagnie de Bƒhanna∂æ (Arjuna), pour vaincre 8. Les six grands guerriers qui s’approchaient: Dro≈a, le fils de › æ‡tanu (Bh∞Òma), Kƒpa, Kar≈a, Duryodhana et le fils de Dro≈a (A‹vatthæman). (Vai‹a‡pæyana dit:) 9. Le roi Viræ†a alors, fortement ébranlé, De savoir que son fils intrépide était parti Sur un seul char, avec Bƒhanna∂æ (Arjuna) pour cocher, Déclara à tous, et d’abord aux ministres: (Viræ†a dit:) 10. En tout cas, les Kuru et les autres rois ne resteront pas sans réagir quand ils apprendront la défaite des Trigarta. 11. Alors, que tous mes guerriers valides, formant une grande armée, partent défendre Uttara ! (Vai‹a‡pæyana dit) 12. Vite, à cause de son fils, il envoya Des chevaux, des éléphants, des chars Des fantassins, des grands guerriers, Munis d’armes et d’ornements précieux. 397
Un autre nom d’Uttara est Bhºmi‡jaya, « conquérant de la terre ». Pƒth∞v∞, comme Bhºmi signifie également « la terre »: les deux noms sont donc équivalents.
-330-
LE LIVRE DE VIRƙA
13.
Viræ†a, roi des Matsya et chef de l’armée, donna aussitôt aux quatre corps de l’armée l’ordre que voici:
(Viræ†a dit:) 14. Dépêchez-vous d’apprendre si mon garçon est vivant ou non. Avec un eunuque pour cocher, je doute qu’il soit vivant ! (Vai‹a‡pæyana dit:) 15. Le Roi-très-Juste (YudhiÒ†hira), en riant, dit à Viræ†a Qui était ébranlé et tourmenté à cause des Kuru: (YudhiÒ†hira dit:) Ô grand roi, si Bƒhanna∂æ (Arjuna) est le cocher, L’ennemi ne prendra pas aujourd’hui tes vaches. 16. Dans cette bataille, ton fils est capable De vaincre tous les rois, ainsi que les Kuru, Les dieux, les démons, les génies et les serpents; Avec son cocher, il est en de bonnes mains ! (Vai‹a‡pæyana dit:) 17. À ce moment-là, arrivèrent dans la ville de Viræ†a les messagers rapides envoyés par Uttara pour annoncer sa victoire. 18. Un ministre rapporta au roi cette grande victoire, la défaite des Kuru, et aussi le retour d’Uttara: (Le ministre dit:) 19. Toutes les vaches ont été reprises, et les Kuru vaincus. Uttara et son cocher sont sains et saufs.
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LA TREIZIÈME ANNÉE Ka©ka (YudhiÒ†hira) dit: 20. Tu as de la chance, tes vaches ont été reprises, les Kuru ont été vaincus ! Tu as de la chance, ton fils est vivant, à ce que j’entends ! 21. Pour moi, il n’y a pas de miracle à ce que ton fils ait vaincu les Kuru. Qui a Bƒhanna∂æ (Arjuna) pour cocher, est certain de vaincre ! Vai‹a‡pæyana dit: 22. Apprenant la victoire de son enfant à la force sans égale, le roi Viræ†a frémit de joie. Il donna des vêtements aux messagers et déclara aux ministres: (Viræ†a dit:) 23. Que les routes royales soient décorées de drapeaux et que toutes les divinités soient honorées de fleurs et d’offrandes. 24. Que les princes et les chefs des guerriers, les courtisanes bien parées et les orchestres, aillent au devant de mon fils. 25. Qu’un joueur de tambourin, monté sur un éléphant furieux, proclame ma victoire à tous les carrefours. 26. Qu’Uttaræ, habillée et ornée somptueusement, et entourée de ses nombreuses compagnes, aille au devant de Bƒhanna∂æ (Arjuna). (Vai‹a‡pæyana dit:) 27. Obéissant aux paroles du roi, Les hommes prirent des gâteaux398, Des tambours, des cymbales, des conques. Les femmes s’ornèrent d’habits somptueux. 28. Les bardes et les chantres prirent 398
svastikapæ≈i: « qui a des svastika en mains ». Le svastika est un symbole de chance, mais le mot veut aussi dire gâteau (gâteau de bienvenue).
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LE LIVRE DE VIRƙA
29.
Des instruments de fête et des tambours. Ils sortirent de la ville du puissant Viræ†a Pour aller vers son fils au courage sans limite. Après avoir envoyé l’armée, les femmes et les courtisanes bien parées, le très sage roi des Matsya, tout content, dit:
(Viræ†a dit:) Sairandhr∞ (Draupad∞), apporte les dés. Ka©ka (YudhiÒ†hira), que la partie commence ! (Vai‹a‡pæyana dit:) 30. S’étant tourné vers (YudhiÒ†hira) répondit:
lui,
le
fils
de
Pæ≈∂u
(YudhiÒ†hira dit:) On ne doit pas jouer avec un joueur trop heureux, dit-on. 31. Je ne peux pas jouer avec toi en ce moment: tu es dominé par ta joie. Mais, je désire te faire plaisir: jouons si tu veux. Viræ†a dit: 32. Mes femmes, mes vaches, mon or, et toutes mes autres richesses, je ne garderai rien, même si tu ne joues pas. Ka©ka (YudhiÒ†hira) dit: 33. Qu’as-tu besoin de ce jeu, il a des effets désastreux, ô roi respecté ! Le jeu a bien des conséquences funestes: aussi il faut l’éviter. 34. Tu as connu YudhiÒ†hira, le fils de Pæ≈∂u, ou tu en as entendu parler. Il a tout perdu au jeu: son grand
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LA TREIZIÈME ANNÉE
35.
et riche royaume et ses frères semblables aux Trente399. C’est pourquoi le jeu ne me plaît pas. Qu’en pensestu, ô roi ? Mais jouons ensemble, si cela te semble bon.
Vai‹a‡pæyana dit: 36. Pendant qu’ils jouaient, le roi des Matsya (Viræ†a) dit au fils de Pæ≈∂u (YudhiÒ†hira): (Viræ†a dit:) Regarde, des guerriers, tels que les Kuru, mon fils les a vaincus ! (Vai‹a‡pæyana dit:) 37. YudhiÒ†hira, le fils de Dharma, lui répondit: (YudhiÒ†hira dit:) Comment, avec Bƒhanna∂æ (Arjuna) pour cocher, ne vaincrait-il pas ? (Vai‹a‡pæyana dit:) 38. À ces mots, en colère, le roi des Matsya (Viræ†a) dit au fils de Pæ≈∂u (YudhiÒ†hira): (Viræ†a dit:) Ô, brâhmane de pacotille ! Tu compares un eunuque à mon fils ! 39. Tu devrais savoir ce qu’il est permis de dire et ce qui ne l’est pas. Pourquoi mon fils ne vaincrait-il pas tous ces guerriers commandés par Bh∞Òma et Dro≈a ? 399
trida‹a: “les Trente” (divinités), pour dire l'ensemble des dieux. On en compte en fait trente-trois (8 Vasu, 11 Rudra, 12 Æditya, Indra et Prajæpati) (Cf Bƒhadæra≈yaka-UpaniÒad, III - 9, 1-10 - Trad. E. Senart, Les Belles Lettres, Paris, 1967).
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LE LIVRE DE VIRƙA
40.
Je pardonne cette offense, par amitié pour toi, ô brâhmane. Mais ne recommence pas, si tu tiens à la vie.
YudhiÒ†hira dit: 41. Là où se trouvent, ô roi, Dro≈a, Bh∞Òma, le fils de Dro≈a (A‹vatthæman) et celui de Vikarta≈a (Kar≈a), Kƒpa et les autres grands guerriers, 42. Et même Indra en personne, qu’entourent les troupes des Marut, là, qui d’autre que Bƒhanna∂æ (Arjuna) pourrait les vaincre tous ? Viræ†a dit: 43. Tu as été mis en garde à plusieurs reprises et tu n’as pas tenu ta langue. S’il n’y avait pas de contraintes, personne ne respecterait la loi ! Vai‹a‡pæyana dit: 44. Alors le roi, fâché, frappa violemment YudhiÒ†hira au visage avec un dé. « Ça suffit ! », lui dit-il, menaçant et furieux. 45. Le fils de Pƒthæ (YudhiÒ†hira) fut frappé violemment, le sang jaillit de son nez, et il le recueillit dans ses deux mains, avant qu’il ne touche terre. 46. Le Roi-très-Juste (YudhiÒ†hira) regarda Draupad∞ qui se tenait à ses côtés. Elle comprit la pensée de son époux et obéit à sa volonté tacite. 47. Cette femme irréprochable prit un vase de cuivre doré et y recueillit le sang qui coulait dº nez du fils de Pæ≈∂u (YudhiÒ†hira). 48. A ce moment Uttara, heureux, couvert de toutes sortes de belles guirlandes parfumées, entra majestueusement dans la ville,
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LA TREIZIÈME ANNÉE 49.
50.
Honoré par les femmes et les habitants de la ville et de la province. Aux portes du palais, il se fit annoncer à son père. Le portier entra dans le palais et dit à Viræ†a:
(Le portier dit:) Ton fils Uttara se tient devant la porte, accompagné de Bƒhanna∂æ (Arjuna). (Vai‹a‡pæyana dit:) 51. Alors le roi des Matsya, tout heureux, lui dit: (Viræ†a dit:) Qu’ils entrent vite, je suis impatient de les voir ! (Vai‹a‡pæyana dit:) 52. Mais le roi des Kuru (YudhiÒ†hira) murmura à l’oreille du portier: (YudhiÒ†hira dit:) Qu’Uttara entre seul. Bƒhanna∂æ (Arjuna) ne doit pas entrer. 53. En effet, ce grand guerrier a juré que celui qui me blesserait ou ferait couler mon sang en dehors du combat, mourrait à coup sûr. 54. Fou de rage, il ne supporterait pas de me voir en sang; il tuerait Viræ†a, ses ministres, son armée et ses chevaux.
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LE LIVRE DE VIRƙA
IV - 64
L’arrivée d’Uttara (suite)
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Alors Pƒthiv∞‡jaya (Uttara), le fils aîné du roi, entra et s’inclina aux pieds de son père. Il aperçut le Roitrès-Juste (YudhiÒ†hira), 2. Assis par terre, à l’écart, perdu dans ses pensées. Ce roi sans faute, couvert de sang, était soigné par Sairandhr∞ (Draupad∞). 3. Uttara demanda précipitamment à son père: (Uttara dit:) Qui l’a frappé, ô roi, qui a commis cette faute ? Viræ†a dit: 4. J’ai frappé ce fourbe, et il méritait même plus. Comme je louais ton héroïsme, il louait l’eunuque ! Uttara dit 5 Tu as fait ce qu’il ne fallait pas faire, ô roi ! Calme vite ce brâhmane, afin que le venin de sa malédiction ne te consume entièrement400. Vai‹a‡pæyana dit: 6. Æ ces remontrances de son fils, Viræ†a, le roi conquérant, s’excusa auprès du fils de Kunt∞ (YudhiÒ†hira) qui avait étouffé sa colère comme un feu sous la cendre. 7. Le fils de Pæ≈∂u (YudhiÒ†hira) répondit au roi qui s’excusait:
400
Le texe dit: samºlam api, « avec la racine même ».
-337-
LA TREIZIÈME ANNÉE YudhiÒ†ra dit Je t’ai excusé depuis longtemps, ô roi, et je ne suis pas en colère. 8. En effet, si le sang qui coulait de mon nez avait touché le sol, toi et ton royaume auriez été à coup sûr détruits, ô grand roi. 9. Je ne te blâme pas, ô roi. Qui frappe un puissant 401 qui ne pense pas à mal récolte aussitôt la violence. (Vai‹a‡pæyana dit:) 10. Le sang avait cessé de couler quand Bƒhanna∂æ (Arjuna) entra, salua Viræ†a et Ka©ka (YudhiÒ†hira) et s’approcha. 11. Mais après s’être excusé auprès du descendant des Kuru (YudhiÒ†hira), le roi des Matsya loua Uttara revenu du combat, alors que Savyasæcin (Arjuna) écoutait. (Viræ†a dit:) 12. En toi j’ai un héritier, à la grande joie de Kaikey∞ (SudeÒnæ)402. Avec toi, j’ai un fils comme on n’en a jamais vu ni n’en verra jamais. 13. Comment s’est déroulée, mon enfant, ta rencontre avec Kar≈a, lui qui, en se déplaçant, ne manquerait pas son but une fois sur mille403 ? 14. Comment s’est déroulée, mon enfant, ta rencontre avec Bh∞Òma, indestructible comme l’océan, insoutenable comme le feu de la fin des temps; il n’a pas d’égal sur toute cette terre.
401
Le puissant peut être un roi ou un brâhmane. Kaikey∞, nom de SudeÒnæ, princesse des Kaikeya, mère d’Uttara. 403 pada‡ padasahasre≈a: littéralement « un pas sur mille », c’est-à-dire « une fois après mille ». 402
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LE LIVRE DE VIRƙA
15.
Comment s’est déroulée, mon enfant, ta rencontre avec Dro≈a, le meilleur de tous les archers, le maître d’armes de tous les guerriers et celui des VƒÒ≈i 404 et des Pæ≈∂ava ? 16. Comment s’est déroulée, mon enfant, ta rencontre avec le fils du maître d’armes, ce héros, excellent archer lui-même, que l’on nomme A‹vatthæman ? 17. Comment s’est déroulée, mon enfant, ta rencontre avec Kƒpa ? En le voyant combattre, les soldats se désespèrent comme des marchands dépouillés de leurs biens. 18. Comment s’est déroulée, mon enfant, ta rencontre avec Duryodhana, le fils du roi, qui percerait une montagne de ses grandes flèches ? Uttara dit: 19 Ce n’est pas moi qui ai repris les vaches, ce n’est pas moi qui ai vaincu nos ennemis. Mais tous ces exploits, c’est le fils d’un certain dieu qui les a accomplis. 20. En effet, ce fils de dieu m’a retenu alors que je m’enfuyais effrayé. Semblable à Vajrahasta (Indra), il s’est placé dans le char. 21. C’est lui qui a repris les vaches, c’est lui qui a vaincu les Kaurava. Cet exploit, c’est ce héros qui l’a accompli, père, ce n’est pas moi. 22. Dans cette bataille, ce puissant guerrier a mis en fuite le fils de › aradvant (Kƒpa), Dro≈a et son fils (A‹vatthæman), le fils du cocher (Kar≈a), Bh∞Òma 23. Et Duryodhana, fort comme un chef de troupeau d’éléphants. Il a dit à ce fils de roi (Duryodhana), effrayé et brisé: 404
On aurait plutôt attendu des Kuru ou des Kaurava, que Dro≈a a aussi éduqués ! Les VƒÒ≈i sont le peuple de KƒÒ≈a.
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LA TREIZIÈME ANNÉE (Arjuna dit:) 24. Il n’y a aucun salut pour toi à Hæstinapura ! Veuille défendre ta vie en combattant, ô descendant de Kuru. 25. Tu ne t’en tireras pas par la fuite. Décide-toi à combattre, ô roi ! Si tu vaincs, tu gouverneras la terre, si tu meurs, tu gagneras le ciel ! (Uttara dit:) 26 Ce roi vigoureux sur son char, entouré de ses compagnons revint sur ses pas, sifflant comme un serpent, décochant des flèches semblables à la foudre. 27. Et là, j’eus des frissons et mes cuisses se raidirent, ô père, quand il dispersa de ses flèches le nuage de l’armée ennemie. 28. Ce fougueux jeune homme, fort comme un lion, repoussa cette armée de chars et, se moquant des Kuru, il s’empara de leurs vêtements. 29. À lui seul ce héros à dominé les six grands chefs des Kuru, comme un tigre furieux domine des gazelles broutant dans la forêt. Viræ†a dit: 30. Où est-il, ce glorieux héros, ce vaillant guerrier, ce fils de dieu, qui a regagné au combat mes richesses dérobées par les Kuru. 31. Je veux voir et honorer ce redoutable fils de dieu qui a sauvé et toi, et mes vaches. Uttara dit: 32. Cet illustre fils de dieu a disparu, ô père. Je crois qu’il réapparaîtra demain ou après-demain.
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LE LIVRE DE VIRƙA
Vai‹a‡pæyana dit: 33. Dans cette description, Viræ†a n’avait pas reconnu Arjuna, le fils de Pƒthæ et de Pæ≈∂u, ici présent caché sous son déguisement. 34. Alors le fils de Pƒthæ (Arjuna), avec l’autorisation du noble Viræ†a, donna lui-même les vêtements aux princesses. 35. La belle Uttaræ reçut ces divers vêtements, fins et précieux, et en fut heureuse. 36. Le fils de Kunt∞ (Arjuna) s’était mis d’accord en secret avec Uttara sur la conduite à tenir vis-à-vis du roi YudhiÒ†hira. 37. Le vaillant Bhærata (Arjuna) fit alors comme il avait été convenu avec le fils du roi des Matrsya (Uttara), ô vaillant roi.
Les Pæ≈∂ava retrouvés
IV - 65
Vai‹a‡pæyana dit: 1. Alors le troisième jour, arrivés au terme de leur serment, les cinq frères Pæ≈∂ava, baignés, vêtus de blanc, 2. Précédés de YudhiÒ†hira, parés de tous leurs ornements, resplendissants, valeureux, semblables à des éléphants à taches rouges, 3. Entrèrent dans l’assemblée de Viræ†a et, resplendissants comme des feux d’autels secondaires, prirent place sur des sièges royaux. 4. À peine étaient-ils assis, que le roi Viræ†a pénétra dans l’assemblée pour accomplir tous ses devoirs royaux.
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LA TREIZIÈME ANNÉE 5.
À la vue des Pæ≈∂ava, splendides, brillants comme des feux, le roi des Matsya (Viræ†a) dit à Ka©ka (YudhiÒ†hhira), qui se tenait là et dont l’allure était royale comme celle du roi des dieux405 (Indra) entouré par les troupes des Marut406:
(Viræ†a dit): 6. Tu n’es qu’un maître de jeu dont j’ai fait mon partenaire. Pourquoi, aussi bien paré, es-tu assis sur un trône ? (Vai‹a‡pæyana dit:) 7. À ces mots de Viræ†a, ô amusement, dit en souriant:
roi, Arjuna, avec
(Arjuna dit:) 8. Cet homme, ô roi, est digne de monter sur le trône d’Indra ! Il est pieux, savant, généreux, il sacrifie volontiers, il est persévérant. 9. C’est YudhiÒ†hira, le fils de Kunt∞, le meilleur des Kuru. Sa renommée est établie ici-bas, et elle illumine comme le soleil levant. 10. Le rayonnement de sa gloire s’étend dans toutes les directions, et le rayonnement de sa majesté, de nouveau, est comme celui du soleil haut dans le ciel. 11. Dix mille éléphants rapides le suivaient, ô roi, tout le temps où il habitait chez les Kuru. 405
Indra. 406
trida‹ænæm ∞‹vara, « le seigneur des Trente », c’est-à-dire
Indra pénètre dans la matrice de Diti, mère des démons daitya et déchire son fœtus en 49 morceaux qui deviendront les Marut, guerriers célestes compagnons d’Indra, dieux de la tempête et du vent. En fait leur nombre est variable suivant les sources.
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LE LIVRE DE VIRƙA
12. 13.
14.
15. 16. 17.
18.
19.
20.
21.
407
Trente mille chars festonnés d’or, tirés par d’excellents chevaux, le suivaient partout. Huit cents bardes aux boucles d’oreilles de perles très brillantes, accompagnés de chantres, le louaient, comme les brahmanes louent Indra. Les Kuru l’entouraient toujours comme des serviteurs, ainsi que tous les rois, comme les immortels entourent Dhane‹vara (Kubera). Ô grand roi, il prélevait un tribut sur tous les rois, comme s’ils étaient des serfs ou des paysans libres. Ce roi, fidèle à sa foi, faisait vivre quatre-vingt-huit mille jeunes brâhmanes vertueux 407. Il protégeait les vieillards, les orphelins, les infirmes, les boiteux, comme s’ils étaient ses enfants, et menait son peuple avec justice, ô seigneur. Ce roi observait les règles morales quand il rendait la justice, quand il punissait et même quand il était en colère. Il était pieux, sans mensonges, très généreux. Le puissant Suyodhana (Duryodhana), avec ses compagnons Kar≈a et Saubala (› akuni), souffrait de sa fortune et de sa gloire. Il est impossible de dénombrer ses qualités, ô grand roi. Ce fils de Pæ≈∂u (YudhiÒ†hira) est toujours attaché à son devoir, et jamais cruel. Un grand roi comme lui, un fils de Pæ≈∂u, un vaillant souverain, comment ne serait-il pas digne d’un siège royal ?
snætaka: brâhmane en fin d’études.
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LA TREIZIÈME ANNÉE
La main d’Uttaræ
IV - 66
Viræ†a dit: 1. Si celui-là est bien le roi YudhiÒ†hira, le fils de Kunt∞, le descendant de Kuru, où se trouve son frère Arjuna, où se trouve le vigoureux Bh∞ma, 2. Où se trouvent Nakula, Sahadeva, et l’illustre Draupad∞ ? Depuis que les fils de Pƒthæ ont été vaincus aux dés, personne ne les a découverts. Arjuna dit: 3. Celui-ci, qui se fait appeler Ballava, ton cuisinier, ô roi, c’est le grand guerrier Bh∞ma, à la vaillance et à la fougue terrible. 4. C’est lui qui, après avoir tué les Krodhava‹a, a cueilli pour KƒÒ≈æ (Draupad∞) les merveilleuses fleurs Saugandhika sur le mont Gandhamædana408. 5. C’est le génie qui a tué les vils K∞caka, c’est lui qui a tué, devant les femmes dans leurs appartements, des tigres, des ours et des sangliers409. 6. Celui qui était ton palefrenier et celui qui était ton vacher, ce sont l’invincible Nakula et Sahadeva, les deux grands guerriers, fils de Mædr∞. 7. Ces deux puissants héros, habillés et ornés pour plaire, sont célèbres pour leur beauté. Chacun d’eux vaut mille guerriers.` 8. Sairandhr∞ aux yeux de gazelle410, à la taille fine, au doux sourire, c’est Draupad∞. À cause d’elle, les K∞caka ont été tués, ô roi.
408
Pour cet épisode, voir Mahæbhærata, III, 146, 1-58; 151153; G. Schaufelberger et G. Vincent, op. cit., Tome I, pp. 557563; 585-592. 409 Cf. supra, IV, 12, 27-28
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LE LIVRE DE VIRƙA
9.
10.
Je suis Arjuna, ô grand roi. Tu as certainement entendu parler de moi. Je suis le fils de Pƒthæ; Bh∞ma est mon aîné et les jumeaux mes cadets. Nous avons été heureux dans ton palais, ô grand roi, et y avons séjourné incognito, comme l’enfant dans le sein de sa mère.
Vai‹a‡pæyana dit: 11. Quand Arjuna eut dit qu’ils étaient les cinq nobles fils de Pæ≈∂u, alors le fils de Viræ†a (Uttara) raconta ses prouesses: (Uttara dit:) 12. Parmi ses ennemis, comme un lion au milieu des gazelles, il s’avançait au milieu des multitudes de guerriers, frappant les meilleurs d’entre eux. 13. Dans la bataille, d’une seule flèche, il a frappé un grand éléphant sanglé d’or; celui-ci fut tué, ses défenses heurtèrent le sol. 14. Il a repris les vaches et vaincu les Kuru au combat; il a assourdi mes oreilles au son de sa conque. (Vai‹a‡pæyana dit): 15. À ces mots, l’illustre roi des Matsya (Viræ†a), qui s’était si mal conduit envers YudhiÒ†hira, dit à Uttara: (Viræ†a dit:) 16. Le temps est venu pour moi de récompenser le fils de Pæ≈∂u (Arjuna). Si tu en es d’accord, je donnerai Uttaræ au fils de Pƒthæ (Arjuna).
410
padmapalæ‹ækÒ∞, litttéralement « aux yeux en pétale de lotus ».
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LA TREIZIÈME ANNÉE Uttara dit: 17. Je pense que le temps est venu de les traiter avec respect, de leur rendre hommage et de les honorer. Rendons hommage aux Pæ≈∂ava; ils le méritent et en sont dignes. Viræ†a dit: 18. En vérité, dans cette bataille, je suis tombé au pouvoir de l’ennemi. J’ai été libéré par Bh∞masena, et il a repris les vaches. 19. Dans cette bataille, nous avons vaincu grâce à la vigueur de leurs bras. Nous allons, nous et nos ministres, manifester notre bienveillance envers YudhiÒ†hira, le fils de Kunt∞, et son frère cadet (Bh∞ma), le puissant fils de Pæ≈∂u. 20. Tout ce que nous avons dit par inadvertance sur ce roi, il daignera nous le pardonner; en effet, le fils de Pæ≈∂u (YudhiÒ†hira) est indulgent. (Vai‹a‡pæyana dit): 21. Alors le noble Viræ†a, tout heureux, s’avança Pour faire alliance avec le roi YudhiÒ†hira. Il lui offrit tout son royaume Avec sceptre, trésor et capitale. 22. L’illustre roi des Matsya s’exclama devant tous les Pæ≈∂ava groupés derrière Arjuna: « Quel bonheur ! Quel bonheur ! ». 23. Il embrassa sur la tête411 YudhiÒ†hira, Bh∞ma et les jumeaux de Mædr∞ et de Pæ≈∂u (Nakula et Sahadeva), et les serra plusieurs fois dans ses bras. 24. Viræ†a, le chef des armées, ne se lassait pas de les regarder et, plein de joie, il dit au roi YudhiÒ†hira:
411
mºrdhæna‡ samupaghræh: « flairer la tête », l’équivalent de donner un baiser, embrasser.
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LE LIVRE DE VIRƙA
(Viræ†a dit:) 25. Par bonheur, vous êtes tous arrivés indemnes de la forêt, par bonheur vos épreuves ont été surmontées sans que vos vils ennemis vous reconnaissent. 26. Que les fils de Pƒthæ (les Pæ≈∂ava) acceptent notre royaume et toutes nos richesses, que les fils de Kunt∞ (les Pæ≈∂ava) acceptent tout cela sans hésiter ! 27. Que Dhana‡jaya Savyasæcin (Arjuna) épouse Uttaræ. Cet homme exceptionnel est l’époux qui lui convient ! (Vai‹a‡pæyana dit:) 28. À ces mots, le Roi-très-Juste (YudhiÒ†hira) regarda Dhana‡jaya (Arjuna) et celui-ci, comprenant le regard de son frère, dit au roi des Matsya: (Arjuna dit:) 29. Je prends ta fille comme bru, ô roi, car une alliance entre les plus éminents des Matsya et des Bharata est souhaitable.
Le mariage d’Abhimanyu et d’Uttaræ
IV - 67
Viræ†a dit: 1. Pourquoi, ô noble fils de Pæ≈∂u, ne veux-tu pas épouser ma fille que je te donne en mariage ? Arjuna dit: 2. J’ai habité dans les appartements des femmes, voyant sans cesse ta fille. En privé et en public, elle m’a fait confiance comme à un père.
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Je lui étais cher, elle me respectait comme danseur et chanteur expérimenté. Ta fille m’a toujours considéré comme son maître. J’ai habité toute une année auprès de ta fille dans la fleur de l’âge, ô roi. Dans ces circonstances, toi et ton peuple pourriez, à tort, penser à mal, ô seigneur. C’est pourquoi, au sujet de ta fille, j’en appelle à toi, ô roi. J’ai été chaste, maître de mes sens, discipliné, j’ai respecté sa virginité. Si je la prends comme belle-fille, je ne vois rien à craindre ni pour ta fille, ni pour mon fils, ni pour moi-même. Par ce moyen, tout sera clair. Car je crains la calomnie et le mensonge, ô roi invincible. J’accepte ta fille Uttaræ comme bellefille, ô roi. Mon jeune fils, le neveu de Væsudeva (KƒÒ≈a), est comme un enfant des dieux. Il est chéri par Indra412, et habile au maniement des armes. Mon vaillant fils Abhimanyu, ô roi, est digne d’être ton gendre et l’époux de ta fille.
Viræ†a dit: 10. J’accorde cela à Dhana‡jaya (Arjuna), le Kunt∞, le meilleur des Kuru, à lui, le fils de qui est vertueux et sage. 11. À mon avis, faisons sans tarder ce qu’il y a faire. Tous mes désirs sont comblés si devient mon parent.
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fils de Pæ≈∂u, lieu de Arjuna
cakrahasta: « qui a le foudre en main », c’est-à-dire Indra.
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Vai‹a‡pæyana dit: 12. À ces paroles du grand roi, YudhiÒ†hira, le fils de Kunt∞, approuva l’alliance conclue entre le roi des Matsya et le fils de Pƒthæ (Arjuna). 13. Le fils de Kunt∞ (YudhiÒ†hira) et le roi Viræ†a envoyèrent des messagers chez tous leurs alliés et chez Væsudeva (KƒÒ≈a). 14. Et, leur treizième année d’exil écoulée, les cinq Pa≈∂ava se rendirent ensemble à Upaplavya413, ville du royaume de Viræ†a. 15. Tandis qu’ils habitaient là, B∞bhatsu (Arjuna), le fils de Pæ≈∂u, fit venir Janardana (KƒÒ≈a) avec les Ænartha, les Dæ‹ærha ainsi qu’Abhimanyu. 16. Le roi de Kæ‹i et celui des › ibi, tous deux amis de YudhiÒ†hira, accompagnés de leurs armées, les rejoignirent , ô roi. 17. Arrivèrent aussi l’illustre et vaillant Yajñasena (Drupada) avec son armée, les héroïques fils de Draupad∞, l’invincible › ikhandin, 18. Le fier DhƒÒ†adyumna, le meilleur des guerriers, tous à la tête d’un groupe d’armées, tous généreux dans leurs sacrifices, tous munis d’épées et d’arcs, tous prêts à donner leur vie. 19. En les voyant arriver, le roi des Matsya, le meilleur des justes, se réjouit d’avoir donné sa fille à Abhimanyu. 20. Après que les rois, arrivés de toutes parts, se furent assemblés, arrivèrent Halayudha (Balaræma414), le
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Curieusement, nous ne connaissons pas le nom de la capitale du royaume des Matsya, et il semble qu’Upaplavya ne soit qu’une ville de ce royaume. 414 Balaræma est le frère de KƒÒ≈a. Il ne prend pas part à la guerre (cf. Mahæbhærata, V, 154). On l’appelle aussi Halæyudha,
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fils de Vasudeva, couronné de fleurs sauvages, Kƒtavarman415, le fils de Hƒdika et Yuyudhæna416, le fils de Satyaka. AnadƒÒ†i et Akrºra, Sæmba, Ni‹a†ha, ces invincibles guerriers accompagnaient Abhimanyu et sa mère (Subhadræ). Indrasena et les autres cochers arrivèrent tous ensemble avec leurs chars superbement ornés; ils avaient passé une année entière (à Dværakæ417). Dix mille éléphants, un million de chevaux, dix millions de chars et mille millions de fantassins, Une multitude de VƒÒ≈i, d’Andhaka et de Bhoja 418 d’une force extrême suivaient Væsudeva (KƒÒ≈a), ce valeureux seigneur à la gloire éclatante. KƒÒ≈a donna à chacun des nobles Pæ≈∂ava des serviteurs, des femmes, des bijoux, des vêtements en grand nombre. Alors, l’alliance entre le roi des Matsya et les Pæ≈∂ava eut lieu suivant les rites établis. Les conques, les tambours, les trompettes et les cymbales 419 sonnèrent dans le palais du roi des Matsya qui s’alliait avec les Pæ≈∂ava.
« le combattant à la charrue », Baladeva, Rauhineya « fils de Rohin∞ ». 415 Kƒtavarman, un Bhoja, ami de KƒÒ≈a. Passé dans le camp des Kaurava il a participé avec A‹vatthæman et Kƒpa au massacre nocturne des Pæñcæla (cf. Mahæbhærata, X). On l’appelle aussi Hærdikya, « fils de Hƒdika » . 416 Yuyudhæna, « qui combat ardemment »: descendant de › ini, aussi appelé Sætyaki ou VærÒneya, un des rois proches de KƒÒ≈a. 417 Dværakæ, ville de KƒÒ≈a (cf. supra, IV, 4, 3). 418 VƒÒ≈i, le peuple de KƒÒ≈a; Andhaka et Bhoja, peuplades alliées aux VƒÒ≈i.
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On tua de multiples animaux sauvages et des centaines de victimes sacrificielles, on offrit en abondance des alcools et des liqueurs. Des chanteurs, des conteurs, des danseurs, des hérauts, des bardes et des panégyristes les célébraient. Les femmes prééminentes des Matsya, SudeÒ≈æ à leur tête, s’avancèrent avec grâce, ornées de boucles d’oreilles de perles fines. Mais KƒÒ≈æ (Draupad∞) l’emportait en beauté, en distinction et en majesté sur toutes ces ravissantes femmes, au teint délicat et soigneusement parées, Qui entouraient la princesse Uttaræ dans ses beaux atours et la servaient en l’honorant comme si elle était la fille du grand Indra420. Alors Dhana‡jaya (Arjuna), le fils de Kunt∞, accepta pour son fils, l’enfant de Subhadræ, la fille de Viræ†a au corps parfait. Et le grand roi YudhiÒ†hira, le fils de Kunt∞, majestueux comme Indra, s’approcha et l’accepta comme bru421. Après l’avoir ainsi acceptée, le fils de Pƒthæ (YudhiÒ†hira) rendit hommage à Janærdana (KƒÒ≈a) et fit célébrer le mariage du noble fils de Subhadræ (Abhimanyu).
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Les dictionnaires renseignent mal sur les instruments de musique. Nous avons préféré traduire « trompe » par « trompette », et « sorte de tambour » par « cymbales ». 420 Le texte parle de la fille d’Indra. Or, à notre connaissance, Indra n’a pas de fille ! Certains mss, à cet endroit nomment › æci, l’épouse d’Indra. 421 En fait, comme femme de son neveu. Mais nous avons vu qu’il y a souvent assimilation de l’oncle maternel au père.
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Il lui donna sept mille chevaux, deux cents éléphants de choix et beaucoup de richesses. Après le mariage, YudhiÒ†hira, le fils de Dharma, offrit aux brahmanes les richesses apportées par Acyuta (KƒÒ≈a), Mille vaches, des joyaux, toutes sortes de vêtements, des ornements magnifiques et des litières. Et la ville du roi des Matsya, pleine de gens heureux et bien nourris, manifestait sa grande joie et resplendissait, ô puissant roi.
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ANNEXE
Bandharkar Oriental Research Institute Le Mahæbhærata, Édition Critique, op. cit. Livre IV (Viræ†a Parvan), Appendice 4C Inséré après le chapitre 4, 5 Louange à Durgæ Tandis que YudhiÒ†hira allait vers la belle ville de Viræ†a, Il loua en pensée la déesse Durgæ422: YudhiÒ†hira dit: Elle est la souveraine des trois mondes, Née dans le sein de Ya‹odâ423, sœur chérie du dieu (KƒÒ≈a). Née dans la famille du berger Nanda, elle est auspicieuse et apporte la prospérité. Elle a mis en fuite Ka‡sa et détruit les démons. Jetée sur une pierre plate, elle a gagné le ciel. 422
Dºrga, l’inaccessible: il s’agit de Parvat∞ (fille de la montagne), l’épouse de › iva. On l’appelle également Kæl∞ (la noire) ou Gaur∞ (la blanche) et aussi Umæ. 423 Ka‡sa, l’oncle de KƒÒ≈a (le frère de sa mère Devak∞), averti qu’un fils de Devak∞ devait causer sa mort, les tuait tous à leur naissance en les fracassant sur une pierre plate. Lorsque Devak∞ fut enceinte de son huitième enfant qui allait être KƒÒ≈a, Durgæ s’introduisit dans le sein de Ya‹odæ, la femme du berger Nanda, et naquit en même temps que KƒÒ≈a, avec lequel elle fut échangée. Tuée par Ka‡sa, elle monta au ciel et lui annonça sa mort.
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LA TREIZIÈME ANNÉE En souvenir de Væsudeva (KƒÒ≈a), elle est divine, magicienne et bonne. Toujours favorable à ceux qui l’invoquent pour être soulagés de leur fardeau. Elle les retire du mal, comme on retire d’un bourbier une vache malade. Om ! Louange à toi, ô déesse généreuse, jeune fille au bel aspect ! (10) Malgré ta jeunesse, tu subjugues les démons. Ornée de clochettes, tu es l’immense. Tu as quatre bras, quatre visages, quatre crocs, ô grande déesse. Ô grande divinité, ô grande guerrière, tu es victorieuse et donnes la victoire. Tu es la nuit des êtres, tu es habile à l’arc, tu aimes le huitième et le neuvième jour424. Tu es fauve, brune, ardente, tu dispenses l’or et le doré. (15) Tu brilles comme le soleil et la lune, tu as pour bracelet des éclairs flamboyants. Tu résides dans le Meru et le Vindhya, tu habites avec le corps des nymphes. Kæl∞, ô Kæl∞, ô grande Kæl∞, tu portes et l’épée et la massue, Et le trident, ô bienfaisante déesse aux trois yeux, souveraine des mondes Ô déesse, les dieux t’honorent le quatorzième jour à la pleine lune. (20) Je suis exilé de mon royaume, et surtout sans ressources. 424
aÒ†am∞navam∞priye: « aimant le huitième et le neuvième jour (de la quinzaine) », ou plutôt « chérie sous tes huit ou neuf formes ».
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Je viens chercher refuge en toi, ô déesse souveraine. Sauve-moi, ô déesse aux yeux de lotus, guide-moi vraiment. La déesse dit: Écoute-moi, mon petit, tu vaincras au combat, ô grand guerrier. (25) Grâce à moi, tu seras libre. Tu détruiras l’armée des Kaurava, Et tu règneras sans encombre avec tes frères sur le royaume. Ainsi ceux qui chanteront en leur for intérieur cette louange salutaire Ne connaîtront pas la peur. Quiconque m’invoquera au combat, quand ses ennemis le pressent Dans une dispute, quand les voleurs le cernent, en voyage ou au retour, (30) J’accomplirai pour lui tout ce qu’il faudra, ô Pæ≈∂ava. Vai‹a‡pæyana dit: Et à ces mots, la déesse disparut.
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