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DU MEME AUTEUR
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Le titre de la lettre (avec Ph. Lacoue-Labar...
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~-i c..
DU MEME AUTEUR
'Ç~4
jean-lue nancy
;11-° CHEZ LE MftME ÉDITEUR
Le titre de la lettre (avec Ph. Lacoue-Labarthe), 1972. La remarque spéculative, 1973. « La voix libre de l'homme ~ in Les lins de l'homme,
1981.
« La juridiction du monarque hégélien ~ in
Rejouer le
politique, 1982.
le partage
CHEZ D'AUTRES ÉDITEURS
« La thèse de Nietzsche sur la téléologie
)10
in Nietzsche
auiourd'hui, l, 10/18, 1973. « Le Ventriloque» in Mimesis des articulations, Flammarion, 1975, Le discours de la syncope, J. Logodaedalus, Flammarion, 1976. Nietzsche, « Fragments posthumes 1869-1872 » (traduction, avec M. Haar), in Œuvres philosophiques, I, Gallimard, 1977. « Philosophie en cinquième » (avec B. Gramer) in Qui a peur de la philosophie?, Flammarion, 1977. « Les raisons d'écrire» in Misère de la littérature, Bour· gois, 1978. L'ahsolu littéraire (avec Ph. Lacoue-Labarthe), Seuil, 1978. 0« La jeune carpe» in Haine de la poésie, Bourgois, 1979. Jean·Paul, Cours préparatoire d'esthétique (traduction. avec A.-M. Lang), l'Age d'Homme, 1979. Ego sum, Flammarion, 1979. « Le peuple juif ne rêve pas» (avec Ph. Lacoue-Labarthe) in La psychanalyse est·elle une histoire ;uive?, Seuil, 1981. « Philosophie und Bildung » in W er hat Angst vor des Philosophie?, Paderborn, Schoning, 1981. « La vérité impérative» in Pouvoir et vérité, Cerf. 1981. Das aufgegebene Sein, Berlin, AIphiius, 1982.
des voix
éditions galilée 9, rue linné 75005 paris
A~. ~5lS-1 Tous droits de traduction, dt reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays, y compris par l'U. R. S. S. Cl Editioos Galilée, 1982 ISBN 2-7186-0236-8
Ce n'est pas un livre. Il n'y a là que des pages, arrachées à nul ensemble et néanmoins seulement distraites de ce que devrait être, par l'ampleur, par la construction et par l'écriture, un véritable livre sur l'hermeneia. - Ces pages sont nées de circonstances fortuites (la demande d'une contri· bution au séminaire de troisième cycle de Lucien Braun, à l'Université des Sciences humaines de Strasbourg, qu'animait alors, autour du thème de l'herméneutique, Mme Irène Val/alas, de l'Univer· sité de Thessalonique,- ;e les remercie tous deux pour le kaisos). Aux circonstances s'est a;outé un peu d'humeur: une humeur d'impatience devant quelques évidences trop reçues, trop conservées au su;et de « l'interprétation », que ce soit dans le style désormais classique de l' « herméneutique »
ou dans le style, d'allure plus moderne, de l' « interprétation d'interprétations ». Or la mésinterprétation de l'enjeu de l'interprétation - ou de l'hetmeneia - n'est pas rien : elle concerne aussi bien la psychanalyse que la théorie littéraire, la traduction que le rapport de la pensée à sa tradition. Elle engage en outre les concepts (et pourquoi pas les affects?) du « dialogue » ou de la « communication », qui somnolent toujours sous
un anthropologisme paresseux. Cette impatience, mais aussi, et en revanche} une certaine allégresse
née de la relecture du Ion entre les lignes de Heidegger et sur ses indications somme toute malicieuses m'ont fait prolonger ce qui n'était au départ qu'une brève communication. - Mais ce n'est pas un livre sur l'hetmeneia. Un tel livre revient sans doute à quelqu'autre. Disons que ces pages sont ici distraite, simplement pour être adressées à l'autre.
Il s'agit ici avant tout de l'interprétation. Il s'agit de s'interroger sur ce qui délimite ce concept, et, avec lui, toute problématique « herméneutique », aussi bien que toute thématique de « l'interprétation » comme substitut moderne de la « vérité ». Il s'agit de montrer que tout ce qui se soumet au motif de l'interprétation, en tant qu'il définit, sur des registres divers, une sorte de tonalité fondamentale de notre modernité, reste pris dans une interprétation de ce que l' « interprétation » elle-même donne à penser '. Pour cela, il faudra tout d'abord rapporter la forme moderne du motif herméneutique au lieu philosophique d'où il est censé procéder : c'est-àdire à l' « herméneutique » chargée par Heidegger de caractériser l'accès, hors de la « métaphysi-
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que », à la pensée de l'être en tant qu'être. Il s'avérera que cette pensée n'en appelle pas à une méthode ni à un préalable herméneutique (elle destitue même l'herméneutique comme telle), mais que l'être en question s'y donne lui-même et ne s'y donne que dans une hermeneia, dont le sens « plus originel » devra être élucidé. Ou encore : l'être n'est rien dont le sens serait atteint par voie herméneutique, mais l'hermeneia est le « sens» de cet étant que nous sommes, « hommes », « interprètes » du logos. Aucune « philosophie de l'interprétation » n'est à la mesure de cette « humanité ». 1. Des motifs ou des intérêts plus particuliers se trouveront ainsi engagés en sous·main, que je me contente d'indi. quer pour mémoire, faute de pouvoir les dévdopper ; 1° en fait, la question d'ensemble d'une histoire précise de l'interprétation, de l'Antiquité jusqu'à nous, qui ne se contenterait pas d'en énumérer les concepts, les doctrines et les procédures, mais qui tenterait d'y suivre le fil rouge d'un incessant débordement de l'interprétation par l'hermeneia " on en trouvera quelques éléments très succincts au passage; 20 de manière plus déterminée, la question sui. vante : le cadre hisroCÎC().théorique de l'herméneutique phi. losopruque moderne est déftni par des repères qui, de Sch1e.iermacher à Gadamer en passant par Dilthey, Bultmann, Ricœur, en particulier, laissent de CÔté ce que j'appeJ.lerai pour faire vite les deux pensées construites sur l' « interprétation» que représentent Nietzsche et Freud. Sans doute ne SOot-elles pas absentes, mais on n'interroge pas, d'ordinaire, chez Jes « herméneutes », ce que signifie le surgissement de telles pensées, dans lesquelles J' « interprétation ,. subit peut-être un déd:glement qui n'est pas ~tran8er à Son ébranlement chC'.l Heidegger. Il faut à ce sujet rappeler que Je De l'interprétation de Ricœur est consacré a Freud (Seuil, 1965). Mais l'interprétation freudienne y est convoquée et critiquée A l'intérieur du cadre de J'herméneutique. Il en va a certains égards de même de l'étude de Nietzsche par J. Granier (l.< problème de /a vérité dans la philosophie de Nietzsche, SeuiJ, 1966), réglée
Mais par-delà Heidegger lui-même, et bien qu'à cause de lui, il faudra remonter au plus ancien document philosophique de l' hermeneia : au Ion de Platon. C'est-à-dire, on le verra, une fois de plus au partage et au dialogue de la philosophie et de la poésie. Mais tel qu'à travers lui c'est finalement sur le dialogue en général, ou sur la « communication », qu'il faudra déboucher. Aucune « philosophie de la communication », dans la mesure où, affrontée à la « compréhension du discours de l'autre », elle rejoint les présupposés essentiels d'une philosophie de l'interprétation, n'est à la mesure de ce que requièrent désormais, dans la société des hommes, la « communication », le « dialogue », et par conséquent la « communauté 2 ». Cet essai d'exploration de ce qu'on peut jouer à nommer la mésinterprétation moderne de l'interpar une saisie de l'interprétation mctzscbœnne selon la conceptualité ordinaire de l' « interprétation ». Sarah Kofman, en revanchc, s'est arrêtée sur les complait~ et les ambivaJences de l'interprétation chez Nietzsche (Nietzsche et la métaphore, Payot, 1972) et chez Freud (Quatre romans ana· lytiques, Galilée, 1973). - Hors du cadre dc l'hcrméneutique, le motif nietzschéo-freudien de l'interprétation n'a guère donné lieu, dans la modernité, qu'à une esp«e d'assomption jubilatoire de « l'interprétation infinie » qui n'entame pas, en déflnitive, le concept le plus classique de J'interprétation. G., en exemple parmi bien d'autres, Christian Descamps : « Il n'y a que des interprétations d'interptttations j et c'est très bien et très joyeux comme ça. ,. (u semblant, Congrès de psychanalyse de Milan, Galilée/Spirali, 1981, p. 47.) 2. Toutes ces questions ont sans doute le rapport le plus étroit avec la tbéoric benjaminienne de la langue, de la traduction, de la critique littéraire, et du rapport de l'art i l'histoire et Il la cité. Mais je ne peux, ici, envisager Ben· jamin.
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prétation n'a donc qu'un but: servir de préambule ou d'incitation à une réévaluation de notre rapport, en tant qu'interprètes de ce dialogue qui nous répartit sur notre scène « humaine », et qui nous impartit ainsi notre être ou notre « destination ». Rien d'autre que, indissociables, une autre poétique et une autre politique du partage de nos VOlX.
l
Je m'intéresse donc d'abord au geste par lequel Heidegger a pu articuler le motif de l'interprétation sur celui d'une hermeneia « plus originelle », ou bien, s'il est plus juste de le dire ainsi, à ce geste par lequel il a désarticulé l'herméneutique pour l'ouvrir sur une tout autre dimension de l'hermeneuein. Ce qui est en jeu dans ce geste n'est rien d'autre que le fameux cercle herméneutique. Non pas en tant qu'une simple caractéristique spéciale de l'herméneutique (dont le cercle serait soit la ressource privilégiée, soit l'aporie particulière), mais bien avec toute la valeur d'un principe constitutif de l'herméneutique, ou de l'interprétation comme telle et en général. Comme on le sait, l'entreprise de L'être et le
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temps J trouve sa possibilité inaugurale dans un certain traitement - indissolublement « méthodologique lO et « ontologique lO - du cercle herméneutique. A ce titre, du reste, la pensée de Heidegger, c'est-à-dire la pensée qui interroge la cl6ture' de la métaphysique, n'est pas séparable d'une explication fondamentale avec l'herméneutique (d'une Auseinandersetzung, comme disent les Allemands : d'un débat ou d'un démêlé pour s'impliquer et s'exclure réciproquement). Il n'y a pas de hasard à cela : l'herméneutique est impliquée de manière essentielle dans la métaphysique. A cette implication appartient Je cercle herméneutique. La 3. Qui, a cet égard, n'est en rien à dissocier de tout ce qui lui a succédé chez Heidegger. comme en fera foi le texte beaucoup plus tardif sur l'hermeneia du Ion. Je ne puis tenir compte ici des problèmes de la « Kehre », et je me permets de m'en remettre simplement à la continuité explicitement affirmée du second de ces textes avec le premier. 4. Scion le mot, et le concept, de Derrida. En guise de rappel : « Mais on peut penser la clÔture de ce qui n'a pas de fin. La clÔture est la limite ciIculaire à l'intérieur de laquelle la rép6tition de la différence se répète indéfiniment. » (L'écriture et 1. différence, Seuil, 1967, p. 367.) C'est en fonction de cette ripétition de la différence dans la clÔture que nous aurons, plus loin, À lire la réinscription « herméAu sujet de neutique »- de Platon dans Heidegger. l'interprétation, la di1Iérence serait, pour Derrida, la suivante; « II y a deux interpréfations de l'interprétation (...). L'une cherche à déchiffrer, rêve de déchiffrer une vérité ou une origine échappant au jeu (...) L'autte, qui n'est plus tournée vers l'origine affirme te jeu ,. (Ibid., p. 427). Il doit s'agir ici de la cfôture et de la diH&e:nce de l'interprétation, avec cette diH&e.nce supplémentaire, si j'ose dire, qu'il ne s'agira même plus d'une interpritation de l'interpretation, ou bien encore que, passant à la limite, la seconde « interpritation • devient elle-même 1'4utrt de l'interpritation. - On pourra, à propos de Derrida, consulter Jean Greisch, Hermlneutique et grammal%gie, 6:1. du ŒRS, 19n.
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clôture est aussi celle du cercle, et comme le cercle - selon ce qui nous reste à voir - elle se ferme et elle s'ouvre, elle se partage dans le texte de la philosophie. Avant d'examiner le traitement de ce cercle par Heidegger, considérons-le dans sa forme classique (par quoi il faut entendre la forme qu'il a reçue après Heidegger). Ricœur en a donné l'énoncé le plus direct, et, ainsi qu'il le qualifie lui.même, Je plus « brutal lO : « Il faut comprendre pour croire, mais il faut croire pour comprendre'. lO Sans doute cet énoncé fait-il, avec la « croyance lO, intervenir un élément en apparence étranger à la philosophie. L'herméneutique de Ricœur s'adresse, ici, au « sacré lO. Mais ce n'est pas le « sacré» qui détermine par lui-même un régime de la « croyance lO : le « sacré » n'est pas moins qu'un autre objet un objet de la philosophie, et Ricœur ne nous entraîne pas subrepticement dans le domaine de la foi 6. La croyance en question désigne bien sa 5. Finitude et cu/pabil'Ïtl, t. II, Aubier, 1960, p. 327. 6. Il s'en est même expliqué dans De finttrprltation (op. cit., p. 504 et smv.), où se retrouve en outre la problématique du cercle herméneutique. Néanmoins, une discussion complexe et serrée devrait être ouverte ici. li est aussi arrivé l Ricœur de rigoureusement disjoindre l'intetptttation à modèle philosophique (<< allégorique .) et l'interpritation chrétienne du « kérygme •. Il peut ainsi écrire : « stolcisme et platonisme ne fournissent qu'un langage, voire une surcharge compromettante et qarante • (au rapport interprétatif de la Nouvelle à l'Ancienne Alliance; - dans le petit texte très dense et suggestif qu'est la préface au J~SIU de Bultmann, Seuil, 1968, p. 11). Or le « k~gme • esr essentiellement annonCe (<< interpellation « bOnne nouvelle ., ibid, p. 16). C'est dans la di.rection de l' « annonce • que nous engagera plus loin l'attention l Heidegger, et A Platon. Il n'est donc pas si sOr que l'intrication du philo-
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notion ordinaire : l'adhésion à un sens (lequel n'est pas nécessairement « sacré ») en l'absence d'évidence immédiate et de discours démonstratif. Cette notion répond en effet, fût-ce de manière « brutale », au requisit strictement philosophique du cercle herméneutique. Et cela, que l'on tienne compte ou non de l'ultime instance chrétienne du propos de Ricœur, ou que l'on tienne compte ou non du rôle capital joué par l'exégèse des livres saints dans l'histoire de l'herméneutique. Ou bien, de manière plus juste : on ne peut que tenir compte de ce rôle, mais cela ne signifie pas que l'herméneutique philosophique aurait à être différenciée ou épurée de l'herméneutique religieuse. Cela signifie au contraire que cette deruière, des
saphique et du religieux ne soit pas plus profonde et plus nouœ que ne le pense Ricœur. (Mais la différence de la foi consiste à se rapporter Il l'annonce d'une personne privil~giéc.) - Par cette remarque, je ne fais cependant que prolonger en quelque sorte, du moins sur son versant philosopl:ûquc. l'exigence manifestée par Ricœur (dans le même texte), contre Bultmann ou par-delà Bultmann, d'une atten· tion plus exigeante - et sans vi~ thrologique hâtive portée Il ce qui donne chez Heidegger le régime exact de la « prbcomptihension ., à savoir l'analytique de l'e:tre-là. Nous verrons que c'est bien cette analytique qui impose un dibordement du modèle du cercle y compris dans l'énonœ di1f6rent (non plus « psychologique » mais c méthodologique .) que Ricœur en donne ici : « C'est le cercle constitu~ par l'objet qui règle la foi et la m~tbode qui règle la comptihension (...) L'herméneutique ~tienne est mue par l'annonce dont il est question dans le texte • (p. 17). Les analyses qui 'vont suivre montreront ce qui, philosophiquement, s'&:arte, sans convergence possible, de ce modèle. Mais dans cet &art, aucune « vérité »0 ne triomphe d'une autre. n s'agit seulement de l'incommensurabilit~ r6::i.proque de la foi et de Ja philosophie.
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Pères grecs jusqu'à Schleiermacher puis à Bultmann, n'a été possible que dans l'espace de la philosophie, et selon une détermination herméneutique fondamentale de la philosophie '. Le requisit philosophique de l'herméneutique est donc celui d'un préalable de la croyance, c'est-à-dire d'une anticipation précompréhensive de cela même qu'il s'agit de comprendre, ou de cela à quoi la compréhension doit finalement conduire. Pour Ricœur, qui désigne aussi ce motif comme celui d'une « participation au sens », cette participation anticipée s'adresse au sacré. Elle forme l'adhésion minimale nécessaire pour orienter l'investigation, pour lui fournir sa demande propre et son « en vue de quoi ». Ainsi orientée et guidée, la démarche herméneutique permettra de rejoindre la croyance elle-même, constituée par cette démarche en une « seconde naïveté » ou « naïveté critique », qui viendra se substituer à la « première naïveté », c'est-à-dire à une adhésion immédiate au sacré perdue par le
7. Autrement dit encore: ce n'est pas la religion qui a donn~
à la philosophie une figure de l'herméneutique, c'est la
philosophie - c'est-A-dire ici l'onto-théologie comme l'entend Heidegger - qui a d~terminé l'herméneutique dans la reli· gion. Le « cercle herméneutique :. est sans doute (onto) théologique pat nature et en toutes circonstances. Ce qui par ailleurs ne permet aucune conclusion sur l' « interpr~tation )Do religieuse hors de l'onto-théologie (mais de quoi parlerait-on alors ?). Peut-être faudrait·il se risquer à prolonger la note précédente jusqu'à cilie : la loi, quant à elle, pourrait bien être, malgré les apparences, tout à fait ~trangm à J'herm~ neutique (sans que soit par là comblé l'abtme qui la sépare
de la philosophie, ou de la pensée).
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monde moderne. Le cercle herméneutique a donc la nature et la fonction d'une double substirution : la croyance anticipée est déjà elle-même substituée à l'ancienne croyance perdue (à une primitive adhésion au sens, ou à une primitive adhérence du sens), et la croyance médiatisée par l'interprétation critique se substitue pour finir à cette croyance perdue et à la croyance anticipée. Cette dernière substitution présente en somme les traits d'une relève dialectique: l'immédiateté de la participation au sens est supprimée et conservée dans le produit final du procès herméneutique. Le cercle de ce dernier suppose donc trois traits déterminants : une immédiateté originaire (perdue), l'intervention d'un susbstitut de cet état originaire, et la relève de ce substitut. Le cercle herméneutique est ainsi suspendu à la supposition, ou à la présupposition d'une origine: origine du sens aussi bien que de la possibilité d'y participer, origine infinie du cercle dans lequel l'interprète est toujours déjà pris. Le cercle n'est fait de rien d'autre que du mouvement d'une origine, perdue et reconquise par la médiation de son substitut. Ce substitut, en tant qu'il rend possible la juste direction de la recherche interprétative, implique un mode de conservation ou de préservation de l'origine jusque dans sa perte. L'herméneutique exige que, très profondément, très obscurément peut-être, la « participation au sens » ne connaisse pas d'interruption absolue. Sur cette continuité profonde, l'herméneutique représente le procès d'une historicité qui vaut à la fois comme suspension et comme relance de la continuité. Elle désigne, de la manière la plus accentuée, l'histoire 18
d'une permanence et d'une rémanence 8} c'est-à· dire la possibilité du retour d'une (ou à une) origille. Cette possibilité - éprouvée comme une nécessité - a hanté l'idéalisme romantique dans lequel est née la philosophie moderne, et elle a peut-être même constitué cet idéalisme comme tel: comme la pensée du retour de l'origine. Elle y a déterminé en particulier une idée de l'herméneutique dont Schieiermacher est le principal représentant '. L'herméneutique de Schieiermacher a son foyer dans l'exigence du retour de ou à l'origine. Ce retour prend simultanément la forme stricte, issue du domaine esthétique, de la reconstruction de la 8. De là le motif dominant de la tradition, perdue et tel qu'il domine l'herméneutique généraie de
ressuscit~.
Gadamer (V
les grandes lignes d'une
herméneutique philosophique - , 1'" éd. 1960, trad. franç.
Etienne Sacre, Seuil, 197'), p~ée à cel égard par la pens6: de Dilthey, qu'elle s'efforce de dépasser en accédant aux véritabl~ moyens d'une comptthension anticipée de la tradition : c'est-à-dire en substituant à la correspondance diltheyenne des Erlebnisse individuelles la pré-compréhension fournie par les « grandes formations » socio-politiques et culturelles. 9. Sur la place de Schleiermacher à l'ouverture de la pensée mooeme de l'herméneutique, d., outre celui de Gadamer, deux ouvrages bien différents : Pierre Barthel, Interprétation du langage mythique et théologie biblique, Leiden, Brill, 1%3, et Manfred Frank, Das individuelle AJlgemeine, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1977. - TI faudrait surtout présupposer ici l'analyse de Schleiermacber faite par Werner Harnacher dans Hermeneutische Ellipsen (in TextbermeneuJik, Ulrich Nassen ed., Paderborn, 1979). Comme son titre l'annonce, cette étude réussit à déformer et l « ouvrir ,. le « cercle ,. de Schleiermacher (ce cercle « primitif ,. dont l'énonœ est que le tout se comprend à partir de la partie, et ]a partie à partir du tout) sur ]a dimension d'une herméneutique comme inachevable rapport à l'autre.
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signification originelle d'une œuvre 10, et la forme plus complexe, issue du domaine religieux, de la compréhension des symboles que sont les représentations religieuses : dans la compréhension du symbole, en effet, c'est l'élément originel (et original) du sentiment religieux qui s'épanouit. Or ce sentiment est originel en particulier parce qu'il n'est pas autre chose, fondamentalement, que la conscience de soi immédiate, c'est-à-dire le suiet selon SchIeiermacher ". Dans son acte de naissance, l'herméneutique moderne est l'opération - médiatisée par une histoire et comme histoire - de la relève ou de la réappropriation d'un sujet, d'un sujet du sens et du sens d'un sujet ". En jouant des deux grands versants traditionnels de l'interprétation chrétienne (qui sont eux-mêmes repris, transformés et relevés dans l'herméneutique moderne), on pourrait dire : l'interprétation allégorique du sens donne toujours le sujet, et l'interprétation grammaticale du sujet donne toujours le sens...
10. a. la caractérisation de Schleiermacher par Gadamer sous le concept de c reconstruction », op. cil., p. 96-97. 11. Ce> brèves indications simplifient sans doute a. outrance le contenu des textes de Schleiermacher. De mani~re plus générale, je simplifie aussi les données complexes de l'his· toirc de l'herméneutique, de ses écoles et de ses conflits, depuis Schleiermacher jusqu'à nous. Je n'ai en vue que l'enjeu tout à fait gé.n&al de ce qui distingue loute interp~tation
de l'hermeneia.
12. Les traits hégéHens ainsi accumulés autour de l'herméneutique sont abondamment justifiésJar le rapport que Gadamer lui-même entretient avec Heg . et qui vaut sans doute comme une explicitation cohérente et pertinente pour toute l'herméneutique.
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Le cercle herméneutique est le procès de cette double interprétation, dont la condition est donc formée par la présupposition du sens, ou par celle du sujet, selon le versant ou le moment qu'on voudra privilégier. La croyance herméneutique en général n'est pas autre chose que cette présupposition, qui peut prendre alternativement - ou, du reste, simultanément -la figure philosophique du couple du sens et du sujet, la figure religieuse du don de la révélation dans le symbole, la figure esthétique de l'œuvre originale et de sa tradition.
••• Si l'interprétation se définit comme une démarche vers la compréhension d'un sens, sa règle fon· damentale est donc que le sens doit être donné à l'avance à l'interprète - sur le mode d'une anticipation, d'un « en vue de quoi» (d'un Woraufbin) ou d'une « participation ». Le sens doit être pré-donné, ce qui n'est peut-être qu'une condition très générale du sens comme tel (comment y aurait-il du sens sans un sens, préalable au sens, du sens lui-même? - ce qui peut se comprendre aussi bien au sens sémantique qu'au sens direc· tionnel du mot « sens »). Mais cela exclut peutêtre que le sens soit purement et simplement donné - dans toute la rigueur de l'idée du don, à laquelle ne conviennent ni l'anticipation ni la prémonition. Il faudra y revenir. Disons, pour le moment, que la condition la plus générale de l'herméneutique, en tant que procès du sens et du
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sujet, est la condition circulaire d'une pré·com· préhension. Le motif de la précompréhension est celui par lequel, grâce à l'intermédiaire de l'herméneutique théologique de Bultmann, s'est engagée la problé· matique générale de l'herméneutique contempo· raine 13. Bultmann a recueilli ce motif de Heideg. ger. C'est ici que nous sommes à la ctoisée des chemins. Dans la transmission de la tradition de l'herméneutique moderne à Heidegger et dans la transmission de Heidegger à Bultmann (ou dans l'interprétation de l'herméneutique par Heidegger et de Heidegger par Bultmann) se joue le destin philosophique de l'interprétation - ou encore : se joue l'interprétation philosophique de l'hermé· neutique. Heidegger, dans L'être et le temps, convoque le motif herméneutique en raison du concept, qu'il met en œuvre, de la précompréhension. S'agit.il cependant d'une anticipation d'un sens (sujet) originel, perdu et à reconquérir? - telle est toute la question. Deux indications sont de nature à faire douter de l'existence d'une correspondance simple entre le cercle herméneutique et la précompréhension heideggerienne - et à faire douter, par conséquent, de l'interprétation herméneutique (bultmanienne ou gadamérienne) de Heidegger. La pre· mière indication se trouve dans le traitement complexe que Heidegger fait subir au cercle herméneutique comme tel, et dans la distance qu'il marque très nettement vis-à-vis de ce cercle. La !J. Cf. les op. cil. de Ricœur, Gadamer, Barthel, Greisch.
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seconde indication tient à l'abandon, après L'être et le temps, du terme « herméneutique », abandon sur lequel s'explique, beaucoup plus tard, D'un entretien de la parole (le « dialogue avec un Japonais >'), dans lequel est faite la référence à l'hermeneia selon Platon. Ce sont ces deux indications que je voudrais successivement exploiter.
••• Pour introduire à la problématique du cercle herméneutique et à la réévaluation qu'elle entralne du « préjugé » comme condition de la compréhension, Gadamer invoque « la fondation par Heidegger de la structure circulaire de la compréhension sur la temporalité du Dasein 14 ». A l'appui de son analyse, qui va suivre, de la nécessité du cercle, il cite le passage suivant de L'être et le temps: On ne peut donc déprécier ce cercle en le qualifiant de vicieux, fût-ce en se résignant à un vice. Le cercle révèle en lui une possibilité authentique du connaltre le plus originel; on ne le saisit correctement que si l'explication se 14. Op. cil., p. 103. li es, sans doute légitime de prendre cet ouvrage comme témoin de la lecture herméneutique de Heidegger : c'est en effet celui qui recueille en somme l'herméneutique moderne, pour la constituer en philOS(; phie. TI reste cependant en deçà des précautions philosophiques, signalées plus haut, de Ricœur, qui demanderaient un autre examen (mais qui, du COUP. confronteraient à un
autre problème, eelui de la foi).
23
donne pour tache première, permanenre et dernière de ne pas se laisser imposer ses acquis et vues préalables par de quelconques inruitions et notions populaires, mais d'assurer son thème
scienrifique par le développemenr de ces anticipations selon « les choses elles-mêmes »". Gadamer poursuivra son analyse en la soumettant aux principes visibles de ce texte : 10 assumer la circularité, c'est-à-dire l'anticipation du sens à interpréter; 20 régler cette anticipation non pas sur des « préjugés non transparents 16 », mais, par une « prise de conscience » et un « contrôle 17 » des anticipations, sur « les choses elles-mêmes », selon le précepte phénoménologique ici repris par Heidegger. Il s'agit à présent de se demander si la compréhension de Gadamer est bien elle-même réglée sur la « chose même » de Heidegger - dans la mesure du moins où nous pouvons encore user de l'image du cercle, ce qui précisément est à examiner. Pour cela, il faut au moins rappeler à grands 15. Ibid., p. 104. 16. Ibid., p. 108. 17. Ibid., p. 107. Le rappel du mol d'ordre husserlien
a
des « choses mêmes ,.. indique que l'analyse faire de l'herméneutique heideggerienne est parall~e Il celle qui con· cerne le rapport de Heidegger à la phénoménologie. Cf. à ce sujet, outre Heidegger lui-même, Ernst Tugendhat, Der Wahrheitsbegrilf he; Husserl und Heidegger, Berlin, de Gruyter, 1970, et le rapport, chez Derrida, des analyses de Husserl et de celles de Heidegger. Une ~tude prl5cise et précieuse de Jean-François Courtine, La couse de /0 ph~no m~nologie, est parue aprn la rédaction de ce texte (in Exercices de /0 potience, nO 3/4, « Heidegger », Paris, Obsidiane, 1982Y; elle passe tout près du motif herm61eutique, sans rn (nlre IOn objet.
4
traits l'ensemble de la problématique « herméneutique » de L'être et le temps. La question du cercle se présente une première fois, au § 2, au titre de « la structure formelle de la question de l'être ». En tant que question, cette question relève du mode d'être de l'étant qui questionne, de cet étant « que nous sommes nous-mêmes ». Sa position « réclame donc une explication (Explikation) préalable et adéquate d'un étant (l'être-là) relativement à son être ,>. Autrement dit, il faut « déterminer dans son être » l'étant qui questionne pour pouvoir poser la question de l'être. Il faut donc avoir à l'avance la possibilité de déterminer, et par conséquent de comprendre ou de pré-comprendre l'être de l'étant qui questionne pour questionner sur l'être de l'étant en général. Heidegger ajoute aussitôt : « Mais une telle entreprise ne tournet-elle pas manifestement en cercle? » - Il écarte d'abord l'objection au nom de la stérilité générale de toutes les objections « formelles », ce qui laisse donc ouverte la possibilité d'une autre appréhension, non « formelle », du cercle, qui ne ferait plus objection. Puis il poursuit : « Du reste, cette manière de poser la question ne contient, en fait, aucun cercle. » Ce qu'il justifie ainsi: la détermination de l'être d'un étant ne suppose pas la disposition d'un concept de l'être. Sans cela, « aucune connaissance ontologique n'aurait jamais pu se constituer ». Il n'y a donc pas présupposition d'un concept, ou de « l'objet de la recherche ». Il y a bien une présupposition, mais en ce sens que « nous nous mouvons toujours nécessairement » dans « la compréhension ordinaire ~P '. . CJ'?-~· r...,/ . " . f. <"
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vague de l'lire
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ou l'apport d'une tradition qui feraient anticiper cet objet. Disons que l'être est ici infiniment moins anticipé que selon ce modèle interprétatif classique, et cependant infiniment plus présupposé : il est présupposé comme le rapport lui-même. L'être est présupposé comme le rapport à l'être qui fait l'être de l'être-là. Il est présupposé comme l'êtrelà lui-même, comme la facticité de l'être-là. On pourrait être tenté de dire: rien n'est présupposé, l'être-là est seulement posé. En effet, mais cette position est la position de la présupposition, qui fait le rapport à l'être comme être de l'être-là. « Poser» l'être-là n'est rien « présupposer » : ce n'est ni faire crédit à une position empirique présupposée comme celle de l'être-là (c'est pourquoi l'être-là ne s'appelle pas « l'homme »), ni présupposet quoi que ce soit au sujet de l' « être» avec lequel l'être-là est en rapport. Ce qui signifie, inversement, que présupposer l'être de l'être-là n'est rien poser: ni une détermination, ni une anticipation. La « présupposition» de l'être n'est ni position, ni supposition, ni présupposition. Elle est ce dans quoi l'être-là s'est toujours déjà précédé, sans pour autant rien poser ni anticiper, sinon la « présupposition » (de l'être) elle-même. Cette « présupposition» n'en est pas une : quand on parle d'une présupposition, on la suppose antérieure à cela au sujet de quoi il y a présupposition; en réalité, on l'implique ainsi comme postérieure à une position, quelle qu'elle soit (idéale, imaginaire, etc.) de cela au sujet de quoi on peut « présupposer ». Mais ici, rien ne précède la présupposition, il n 'y a pas de « cela » - et surtout pas en tant que « l'être », lequel n'est rien en dehors 27
de la présupposition. « Cela », c'est la « présupposition », qui n'est postérieure et antérieure qu'à elle-même - c'est-à-dire à l'être-là. A ce compte, on pourrait aussi bien la dire présupposition « absolue », mais cet « absolu » ne serait que celui du pur et simple commencement donné dans l'être-là et par l'être-là. Autrement dit, la présupposition « absolue » est essentiellement liée à la finitude « absolue ». Finalement - mais cela ne ferait pas une fin le seul être présupposé est l'être de la présupposition. Ce qui donne, si on veut, une forme extrême du cercle : mais à cette extrémité, le cercle comme tel vole en éclats, il se contracte en un point, ou bien il affole sa circularité jusqu'à y rendre impossible la coïncidence d'un commencement et d'un aboutissement. Il ne s'agira pas, dans la recherche, d'aboutir au sens d'un être que l'on aurait anticipé (ce qui supposerait, pour le coup, une origine de l'être comme antérieure à l'êtrelà - ou au là de l'être - , ou, ce qui reviendrait au même, un être comme origine de l'être-là, rendant possible son anticipation par intuition, réminiscence, ou tout autre mode de visée). Il s'agira de laisser la recherche - la « question » - se déployer en tant que « sens » de l'être qui s'est « présupposé» dans l'être de l'étant-questionnant (à la fin, peut-être n'aura-t-on pas à faire à une réponse que la question eût « pré-jugée », mais à la question elle-même comme réponse, et de ce fait peut-être arrachée au statut de « question »). C'est pourquoi, s'il doit s'agir de se régler sur « les choses mêmes », la chose méme, ici, se révèle n'être rien d'autre que la chose même de la présup-
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position - c'est-à-dire cette « chose elle-même si profondément enfouie » que Heidegger reprend à Kant (§ 6). Ce qui signifie que la chose se définit ici par son « enfouissement », en ce sens que celuici ne peut être mesuré ou estimé de manière anticipée. La « chose même» de l'être, c'est le caractère inassignable de sa « chose même ». Ce n'est pas la présupposition de son enfouissement, c'est plutôt l'enfouissement de son être-présupposé, à une profondeur telle qu'aucune anticipation interprétative ne saurait y atteindre, mais que cette profondeur, en revanche, s'est toujours-déjà anticipée dans toute position de question, et a fortiori dans toute tentative d'interprétation. C'est pourquoi, lorsque Heidegger en vient un peu plus loin à expliciter la tâche de la recherche comme celle d'une herméneutique, c'est tout de suite à un sens « originel » de l'herméneutique qu'il fait appel (en l'opposant à l' « "herméneutique" en un sens dérivé : la méthodologie des sciences historiques de l'esprit» (§ 7, Cl, par quoi il ne désigne pas moins, via Dilthey, que tout ce qui s'est jusque là compris sous le nom d'herméneutique). Ce sens originel est atteint par la détermination de l'Auslegung : « le sens méthodologique de la description phénoménologique est Auslegung », ici traduit par explicitation. Cette traduction, par différence avec la traduction possible par « interprétation », rend assez bien compte de ce que le contexte fait porter au mot Auslegung, qui va caractériser « l'herméneutique au sens originel de ce mot ». Heidegger décrit ainsi l'Auslegung :
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Le )"6yoç de la phénoménologie de l'être-là
a le caractète d'un tP\-L'l]VEVELV qui annonce à la compréhension de l'être, incluse dans l'être-là, le sens authentique de l'être en général et les structures fondamentales de son propre être.
Le logos désigne, selon ce qu'a établi la section précédente, le faire-voir quelque chose, le découvrement de cette chose comme dévoilée (alèthés). Le logos de la phénoméno-logie est le « faire voir de soi-même ce qui se manifeste, tel que, de soimême, cda se manifeste ». Ce faire-voir (sehen Zarsen) est avant tout un laisser voir. Il n'a pas le caractère d'une opération, ni d'une visée, mais d'une réception, d'un accueil. Ce qu'il faut laisser voir, c'est ce qui « demeure caché» dans la manifestation comme son sens même - c'est l'être. La phénoménologie reçoit ici un infléchissement - c'est le moins qu'on puisse dire - discret mais décisif: il ne s'agit plus de montrer la constitution d'un monde pour un sujet, mais de laisser voir que la manifestation est, d'une part, et d'autre voir de laisser voir cela à une compréhension qui est dé;à compréhension de l'être. Il s'agit donc beaucoup moins de déchiffrer un sens (celui de l'être) à travers les phénomènes, que de laisser le phénomène de la compréhension (l'étant « exemplaire» qu'est l'être-là) appréhender (recevoir) sa propre compréhension. Aussi n'y a-t-il là au fond aucune interprétation; il y a cet hermeneuein qui « annonce à la compréhension de l'être... le sens de l'être ». « Annoncer » (Kundgeben) n'est ni interpréter, ni anticiper. C'est simplement, si on peut dire, porter à la parole et faire ainsi connaltre.
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Il n'y a rien à interpréter, il y a à annoncer le sens à ce(lui) qui l'a déjà compris. Bien loin que l'hermeneuein soit du côté de cette pré-compréhension, il consiste dans l'Auslegung qui lui annonce ce qu'elle comprend ".
:. La question du cercle revient beaucoup plus loin, dans le cadre de l'analyse de l'Auslegung comme propriété de l'être-là, faisant suite à la compréhension. (Cette analyse prélude à toute l'analytique du langage.) Par l'Auslegung, écrit Heidegger, la compréhension s'approprie ce qu'elle a compris sur
un nouveau mode du comprendre. L'Auslegung ne transforme pas la compréhension en autre chose mais la fait devenir elle-même (§ 32). Cette transformation de la compréhension en dlemême s'opère par « l'acquisition de la structure 19. Je m'cn tiens à cette détermination - la plus générale et la plus formelle - de l'hermeneuein. La suite du texte inviterait à montrer comment, déterminée en analytique existentiale de l'être-là, l'Aus/t'gung consiste bien dans l'annonce à l'êne-là de sa propre possibiHté dans ou à partir de c son être ordinaire et moyen ., (S 9), par opposition à une c interprétation ., comme c construction ., c selon la différence d'une manière déterminée d'exister •. Rien n'est anticipé, si on peut dire, que 1'2:tre-là de 1'~1,~1~. Et c'est Ioule cette analytique qui est plac& sous te titre de la c première partie. (resttt comme on sait sans suite) « L'interprétation (Inlerpretation) de l'Stre-là .....
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du ais (de l'en tant que) » : c'est-à-dire que l'étant explicité (ausgelegt) est saisi en tant que tel étant (< table, porte, voiture ou pont »), dans sa destination. Or il n'y a pas de compréhension qui ne comprenne déjà ce ais. Le ais de l'Auslegung n'est pas second, dérivé, ajouté en une étape ultérieure à la première saisie de l'étant. Il ne dépend pas, en particulier, de l'énonciation linguistique, et c'est plutôt lui qui la rend possible. Contre Husserl, ce paragraphe affirme qu'il n'y a pas de « perception pure » qui ne soit déjà Auslegung (réciproquement, et bien que non explicitement, il affirme contre Hegel que la « perception sensible » ne commence pas 'avec le langage, mais plutôt que celui-ci commence avec celle-là, en deçà de lui-même, c'est-à-dire en deçà du système linguistique et de la conscience d'un sujet). Incluse dans la compréhension la plus primitive, l'Auslegung forme l'anticipation du langage en deçà de l'expression explicite (de l'expression expresse, faudrait-il dire) : de cette situation singulière et décisive témoigne involontairement la traduction française, qui juxtapose ici l'explicitation pour l'Auslegung et l'adjectif explicite pour désigner l'Ausdrücklichkeit, le caractère exprès, exprimé dans la langue, d'un énoncé"'. L'Auslegtmg forme l'explicitation de l'explicite 20. Au paragraphe suivant (33), Heidegger écrira : L'énoncé ne peut donc nier qu'il tire son origine ontologique de l'Aus/egung compréhensive. Le .. aIs" originel, p~ pre à l'Aus/egung compr&ensive selon la prévoyance (berme· neia . écrit, dans le texte, en grec). sera nommé un "ais" existential et hermineutique, pour le distinguer du "ols" 4(
apophantique de l'énond. _
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avant son expression, ou encore l'explicitation de l'implicite alors qu'il est encore implicite. La langue comme articulation n'est pas ici première : est première une sorte d'outre-langue qui n'est autre que l'articulation de l'Auslegung dans la compréhension. Cette dernière articulation est donc l'être de l'être-là, en tant qu'il est au monde. Cet être se détermine donc ainsi: pour lui, il n'y a pas d'implicite pur et absolu. Le fait qu'il soit pour lui, dans son être, question de l'être (et de son être) se précise ainsi : il est dans son être l'articulation toujours déjà donnée de l'explicitation du sens de l'être (comme sens du ais de tel ou tel étant). Etre là ou être au monde, c'est être selon et comme cette articulation, cette diction diJIérentielle du ais, qui ne prononce encore rien mais qui articule la compréhension en elle-même. L'Auslegung ne va donc pas sans une anticipation (V orgriff) qui « la fonde ». Chaque ais est anticipé à partir de la compréhension du tout comme tout finalisé, ou comme totalité d'affinités (Bewandtnisganzheit). Cette compréhension ellemême « n'a pas besoin d'être acquise explicitement (explizit) par une Auslegung thématique ». Ce qui n'empêche pas - au contraire - que cette compréhension, qui fournit l'acquit préalable (disons, le sens global) à partir duquel un sens déterminé est anticipé, comporte nécessairement en elle-même, comme toute compréhension, l'articulation d'une Auslegung non explicite. Autrement dit, l'Auslegung ne procède pas à partir d'une anticipation pré-donnée, mais, en sa structure et en son sens fondamental, l'Auslegung s'anticipe elle-même. Son anticipation est la struc33
ture même du sens, de ce sens « structuré par l'anticipation », comme il est dit un peu plus loin. De ce fait, le sens qu'articule l'Auslegung n'est en rien donné avant elle, ni avant l'être-là. Il structure « la révélation (ou l'ouverture, Erschlossenheit) qui appartient à la compréhension ». L'Auslegung anticipatrice n'est pas autre chose que l'ouverture du sens comme propriété ontologique de l'être-là. C'est ainsi qu'il y a cercle: « l'Auslegung doit avoir déjà compris ce qui est à auslegen ». Heidegger rappelle que l'interprétation (Interpretation) philologique (donc, en mode dérivé) connait déjà le phénomène du cercle. Il rappelle aussi qu'en bonne logique il s'agit d'un « circulus vitiosus ». Mais il déclare que le cercle auquel il a abouti « est l'expression (Ausdruck) de la structure existentiale d'anticipation de l'être-là ». Et c'est alors qu'il prononce la « défense » du cercle que nous avons déjà citée avec Gadamer. On voit mieux désormais comment lire cette « défense ». Le « cercle » n'est qu'une « expression ». Et le paragraphe se terminera ainsi : Si toutefois on tient compte que [l'image du] « cercle» relève onrologiquement du mode d'être de l'étant subsistant (subsistance) (Vorhandenheit/Bestand), on devra éviter de caractériser ontologiquement quelque chose de tel que l'être-là à l'aide de ce phénomène. Le cercle, l'expression ou l'image du cercle, l'appellation « cercle », et par conséquent la figure et le concept du cercle n'auront donc formé 34
qu'une concession provisoire à une façon de parIer, celle de l'interprétation philologique (et religieuse), et à une façon dangereuse car elle renvoie à la détermination de l'être comme subsistancepermanente (c'est la détermination cartésienne, cf. les § 20 et 21), comme substance et comme sujet. Elle manque la détermination existentiale de l'être, celle de l'être-là, et manque donc ainsi la compréhension, l'Auslegung et l'anticipation comme telles. Le « cercle» manque ontologiquement la circularité (si on peut dire... ) existentiale de l'être-là. Ou encore : le « cercle herméneutique » manque fondamentalement l'anticipation herméneutique du sens dans l'étre-là. Si le « cercle » manque cer hermeneuein, c'est que celui-ci ne part pas d'un préalable {croyance ou « participation au sens ») pour le relever dans une compréhension instruite. L' hermeneuein existential consiste en ce que le sens - qui n'est en rien antérieur (et s'il l'était, quel serait donc son être ?) - s'annonce à l'être-là, ou s'ouvre dans l'être-là, comme sa propre annonce et comme sa propre ouverture, par lesquelles l'être-là ex-iste, c'est-à-dire précisément ne subsiste pas en propre comme le sujet d'un acte de compréhension, d'élucidation et d'interprétation ". L'être du sens, c'est 21. On le voit, J'enjeu de l'hermeneuein n'est rien d'autre que l'enjeu général, du point de vue méthodologique (mais cela veut dire identiquement du point de vue ontologique; d. le texte de Courtine cité note 17), de l'entreprise de L'être et le temps. Aussi faudrait-il compléter cette esquisse par la considération de la prbupposition en tant qu'clle appartient à la vérité (S 14, C : « Nous devons faire la pr6. supposition de la vérité parce ~e cette présupposition est déjà faite avec l'être du .. DOUS ), et par l'ultime reprise.
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de s'annoncer - c'est l'être-là que cette annonce détermine et structure. Que le sens s'annonce ou s'ouvre, cela constitue une détermination « plus originaire », si on veut, ou « archi-originaire »,
c'est-à-dire archi-archaïque de l'origine, qui défait par là même l'assignation d'une origine du sens, et de l'origine infinie du cercle. Car ce qui est plus archaïque que l'archaïque n'est plus archaïque ni archontique, sans être pour autant postérieur ou dérivé. Ce qui s'ouvre (c'est toujours une bouche) n'est ni premier ni second, et ce qui s'annonce (c'est toujours du sens) ne se précède ni ne se au S 63, de la question du 4( cercIe » à la lumière de la détermination de l'être-là comme SelbstauJ/egllng et du sens ontologique du souci : la forme de J'argumentation à l'égard du cercle y reste la même, et « l'expression inadéquate de "'cercle" » n'est conservée que pour indiquer 4l: la structure fondamentale du souci, par laqudle originairement constitué l'être-là est toujours.déjà en·avant-de-soi-même :t>. La « situation herméneutique» s'y avère entièrement comme la situation existentiale de l'être-là, opposée à tout procédé qui « "partirait"' d'un moi privé de monde pour lui fabriquer ensuite un obj~t et un rapport ontologique non fondé il. cet objet It. Mais il faudrait ~ncore aller jusqu'à inscrire cette « situation hermén~utique It dans 'OC la temporalité de la compréhension lt' (§ 68, a), pour rejoindre ainsi la dernière question de L'être et le Umps, c~Ue qui devait ouvrir sur ('analyse du temps comme 'OC horizon de l'être li- ; 'OC Corn· ment une comprihension révé/ante (ouvrante) de l'être, conformément il l'étre-lil, est·elle en général possible? It La dernière question était bien un~ question hermén~utique, ou plus rjgoureus~ment eUe était la question de ce qui constitue l'être-là, comme tel, c'est-à-dire selon la tempora· lité, sur un mode fondamental~ment « herméneutique It. n y était présupposé que constitution temporelle et constitution herméneutique sont la « même ». Non pas, sans doute, parce que l'interprétation a lieu dans le temps et selon le temps, mais peut-être parce que le temps lui-même « est lil'hermeneuein.
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succède. Il ne suffit pas de dire que nous sommes toujours-déjà pris dans le cercle, si l'on entend par là que nous sommes toujours-déjà originés. C'est l'origine même (celle qu'est le sens autant que celle qu'est la bouche de l'interprète) qui est toujours-déjà déprise d'elle-même, par l'ouverture et l'annonce selon lesquelles il y a du sens qui advient. - De manière analogue, là où l'herméneutique, ainsi qu'on l'a dit, implique que la participation au sens n'est jamais interrompue en profondeur, l'hermeneueill ne permet même pas d'envisager une telle implication. Il n'y est question ni de discontinuité ni de continuité, mais d'un battement - éclipse et éclat tout ensemble, syncope de la partition du sens - où s'ouvre le sens. Une ouverture - au sens actif du terme - n'est ni interrompue, ni ininterrompue: elle ouvre, elle s'ouvre. L'histoire qu'engage l'hermeneuein, ou dans laquelle il est engagé, est dès lors bien différente du procès historique de l'herméneutique. L'hermeneuein appartient au temps comme ouverture, commencement, envoi - non à l'Histoire comme accomplissement dialectique ou asymptotique du temps. En un mot, l'herméneutique anticipe le sens, tandis que l'hermeneuein fait la structure antici· patrice ou « annonciative » du sens lui-même. La première n'est possible que sur le fond du second. Celui-ci ne définit pas une interprétation, ni en toute rigueur quelque chose comme une « précompréhension ». Il définit ceci : la compréhension n'est possible que par une anticipation du sens qui fait le sens lui-même. Et, faut-il ajouter, cette anticipation ontologique est tellement anté37
rieure à toute anticipation comme « pré-jugement» d'un sens qu'elle n'ouvre sans doute pas la perspective circulaire d'un retour final au sens originel, relevé et « compris ». Il n'y a ni fin ni origine à l'ouverture ou à l'annonce « anticipante» du sens. Dans son « cercle » (que Heidegger met entre guillemets une fois qu'il l'a « défendu »), le sens s'ablme bien plutôt en deçà ou audelà de toute origine. Et il se pourrait bien que ce qui s'ouvre et s'annonce avec le sens soit précisément ceci, que le sens « consiste » dans l'absence d'origine et de fin. - En ce sens, le sens déroute principiellement toute interprétation - bien que son hermeneuein ouvre aussi principiellement la possibilité d'interprétations déterminées dans des champs déterminés (de la croyance, de l'histoire, des textes ou des œuvres d'art). Par exemple, est ainsi ouverte la possibilité, et la nécessité, d'interpréter ce qui nomme l' hermeneuein existential, c'est-à-dire ce texte de Heidegger. C'est ce que je fais ici, procédant à coup sûr selon le cercle d'une croyance ou d'une pré-compréhension (venue de Heidegger lui-même, et d'autres, qui ont eux-mêmes interpréré Heidegger et que je réinterprète à travers Heidegger... ). Mais ce que je fais ainsi n'est précisément possible que parce que l'hermeneuein s'est déjà ouvert, ou a déjà annoncé, non seulement dans ce texte de Heidegger (qui n'en est lui-même qu'une Auslegung déterminée - prisonnière encore de l'herméneutique qu'elle récuse - , et dont la détermination variera du reste dans la suite de l'œuvre), mais dans le texte en général, dans -le texte de la philosophie en tout cas, et en tant que ce texte 38
porte au jour depuis le début, fltt-ce en l'oubliant, la question du sens de l'être.
••• Cette question du sens, L'être et le temps s'efforce de l'entendre comme le sens d'une question qui se précède elle-même « herméneutiquement », c'est-à-dire qui s'est déjà ouverte et annoncée dans l'être-là dont elle structure l'existence. L'hermeneuein désigne cette antécédence constitutive, qui n'est ni celle d'une intention, ni celle d'une croyance, ni celle d'une participation au sens - mais qui est le sens. Le « sens » de l'hermeneuein tient dans cette avance du sens sur lui-même, une avance qu'on pourrait dire infinie si elle n'était la marque distinctive de la finitude de l'être-là. Et il se pourrait bien qu'il tienne aussi, de ce fait, dans un retard (infini/fini) du sens sur lui-même, dans une différance qu'il faudrait importer ici de l' « interprétation » de Heidegger par Derrida. Antécédent-différant, l'hermeneuein ne nomme pas le contraire d'un « cercle herméneutique », mais tout autre chose: cela à quoi tout cercle herméneutique, qu'il le veuille ou non, se trouve, en tant que cercle, paradoxalement ouvert. C'est-à-dire à cette altérité ou à cette altération du sens, sans laquelle l'identi.6cation d'un sens - le retour au même du cercle ne pourrait même pas avoir lieu. L'ouverture de l'hermeneuein est en ce sens ouverture du sens et au sens en tant qu'autre. 39
Non pas à un « autre» sens, supérieur, transcendant ou plus originel, mais au sens lui-même en tant qu'autre, à une altérité définissant le sens. De même que l'être-en-question de l'être dans son être définit l'être-là selon une altérité et une altération de sa présence, de sa subsistance et de son identité, de même l'hermeneuein définit - ou plutôt annonce - que le sens, ce sens en qllestion, est toujours de l'autre, dans tous les sens de l'expression". Ce qui est de l'autre ou ce qui vient de l'autre «< être », en ce cas, c'est forcément « venir ».•• ) ne s'interprète pas tout d'abord, mais s'annonce. Or c'est bien sur l'annonce que porte tout l'accent de l'explication donnée plus tard, dans D'un entretien de la parole, à propos de l'hermeneia. 22. Certes, le motif de l'outre apparatt également dans la fondation de l'herméneutique moderne, chez Schleiermacher pour qui l'interprétation est la compréhension du discours d'autrui, vis·à-vis duquel la situation ordinaire, et non exceptionneUe, est celle de la non-compréhension, ou du malen. tendu (cf. M. Frank, op. cit., p. 152 et suiv.). De manière différente, on le retrouve avec le « Tout-Autre » de Ricœur (d. De l'interprétation, p. 505), et sans doute avec l'interprétation lacanienne de l'herméneutique freudienne dans la problématique du « discours de l'Autre ». Dans chacun de ces cas, il faudrait analyser jusqu'à quel point est mise en jeu l'altérité du sens, et non seulement un sens provenant d'un « autre» identifié (ct de ce fait doué d'un sens non altéré). - En ce qui concerne Heidegger, il faut assurément remarquer avec J. Greisch (op. cit., p. 33) que la probléma. tique herméneutique de L'être et le temps se sépare de ses antécédents aussi en ce qu'eUe abandonne le motif du rapport à autrui. Explicitement du moins, et au titre d'une position non anthropologique de la question. Mais, par-delà même l' « altérité ,. du sens dont îl est pour le moment question, on verra, dans l'Entretien, appara1rre ou réapparaltre un autrui non anthropologique.
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Bien qu'il ne soit pas question de commenter ici l'ensemble de ce texte, il faut rappeler que l'herméneutique n'y joue pas un rôle épisodique : elle est le fil conducteur, tantôt visible, tantôt dérobé, de l'entretien lui-même. La première question adressée à la pensée de Heidegger porte en effet sur le motif de l'herméneutique dans L'être et le temps. Heidegger amorce une réponse en rappelant l'origine de ce motif, pour lui, dans la théologie et chez Dilthey, mais aussi en faisant référence à ScWeiermacber, dont il cire la définition de l'herméneutique (<< l'art de bien comprendre le discours d'un autre»). Il indique alors que dans L'être et le temps « le nom d'herméneutique » « ne signifie ni la doctrine de l'art d'interpréter, ni l'interprétation elle-même, mais plutôt la tentative de déterminer ce qu'est l'interprétation avant tout à partir de ce qui est herméneutique 23 ». Son interlocuteur lui demande ce que veut dire « herméneutique ». C'est à partir de là que le motif explicite se perd, pour ne ressurgir que bien plus tard, lorsqu'on s'avise que la question n'a pas été élucidée. Il est alors rappelé que Heidegger, depuis L'être et le temps, a abandonné le mot « herméneutique ». L'abandon d'un nom n'empêcbe pas - au contraire - que la signification visée naguère par ce nom soit explicitée. Heidegger fournit cette explicitation en se référant à l'hermelleia grecque, dans le passage suivant : 23. In Acheminement vers la parole, trad. F. Fédier, Galli·
mard, 1976, p. 96. Je négUge les problèmes que poserait cette traduction pour un commentaire véritable de ce texte; jls ne sont pas décisifs pour les passages ici nécessaires.
41
L'expression « herméneutique » dérive du
grec ÉPV.'l'JVEVECV. Ce dernier se réfère au subsrantif Épv.'l'JVEVç, que l'on peut rapprocher du nom du dieu 'Epv.fjç (Hermès), en un jeu de la pensée plus obligeant que la rigueur de la science. Hermès est le messager des dieux. Il porte l'annonce du destin; ÉPV.'l'JVEVECV est la mise au jour qui porte à la connaissance pour autant qu'elle est en état de prêter l'oreille à une annonce. Une telle mise au jour devient ensuite exégèse de ce qui a été dit par les poètes - eux
qui selon le mot de Socrate dans le dialogue Ion de Platon (534') Épv.'l'Jvfjç daw '"Cwv 8EWv, «
sont les messagers des dieux ».
J. -
J'aime ce petit dialogue de Platon. A
l'endroit que vous mentionnez, Socrate pousse
les rapports encore plus loin : il augure des rhapsodes qu'ils sont ceux qui portent à la connaissance la parole des poètes. D. - De tout cela ressort clairement que ce qui est herméneutique veut dire non pas d'abord interpréter, mais avant cela même : porter ~nnonce et apporter connaissance 24.
L'entretien se poursuit en glissant de l'herméneutique à « la parole qui donne voix à la relation herméneutique », ainsi que sur l'entretien luimême, qui apparaît comme l'échange ou la « libération » de deux demandes qui s'adressent au « même » : la demande du Japonais visant l'herméneutique, et la demande, intervenue auparavant, de son interlocuteur sur le mot japonais pour dire « la parole ». Cette « mêmeté » de l'herméneutique et de la parole déplace le rapport établi 24. Ibid, p. 115.
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dans L'être et le temps entre l'hermeneia et l'énoncé, fût-ce d'un déplacement imperceptible (car l'entretien revendique le § 34 de L'être et le temps comme ayant déjà introduit ce qui est à présent en jeu). Mais cette « mêmeté » n'est pas thématiquement élucidée. Lorsque le Japonais demande une dernière fois : « Comment exposeriez-vous à présent la relation herméneutique? », il lui est répondu : J'aimerais éviter là une exposition aussi
carrémenr qu'il faut éviter de parler sur la parole ". Au lieu d'un discours sur la parole - ou, et sur l'herméneutique - , c'est l'entretien (le Gespriich) lui-même que l'entretien, qui va se terminer, proposera comme « dire de la parole en contrepoint à la parole » (ou simplement « répondant à la parole »). Comme tel, le Gespriich devrait procéder, non des hommes qui y parlent, mais d'une adresse, d'une interpellation des hommes par la Sprache elle-même. L'entretien devrait donc être - c'est du moins ce que tout laisse entendre l'annonce herméneutique de la parole, et du même coup l'annonce de ce qu'est « la relation herméneutique » qui ne se laisse pas « exposer » (présenter, darstellen) par un discours. Mais cela suppose une détermination de l'entretien à laquelle ne satisfait pas « n'importe quelle conversation », et à laquelle, peut-être, selon le Japonais, « les Dialogues de Platon eux-mêmes » pour25. Ibid., p. 137.
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raient ne pas satisfaire. Son interlocuteur répond: « J'aimerais laisser la question ouverte... » Si, par conséquent, grâce au prélèvement violent que je m'autorise sur le texte", on ne garde de cet Entretien que l'explicite au sujet de l'herméneutique, en négligeant les autres motifs qu'il développe, on aboutit à une situation singulière et complexe. Le mot d' « herméneutique » est tiré de son abandon par la question de l'autre - par la mise en scène d'une question de l'autre, lequel est à la fois l'autre de l'Occidental, et le représentant d'un ancien disciple japonais de Heidegger. La question de. l'herméneutique a été soulevée par le rappel du fait que cet ancien disciple - à l'époque de L'être et le temps - s'attachait avant tout à elle. Cette question est donc réactivée par une double médiation : celle de la compréhension, ou de l'interprétation, de la pen26. Mais j'ai délibérément laissé de côté la question de la violence de l'interprétation, qui apparait dans L'être et le temps. - Dans le cas présent au moins, il faut préciser ceci : la violence consiste à négliger tout le très important réseau de thèmes qui forme le matériau essentiel de l'En/retien. Il comporte les thèmes majeurs de la pensée de Heidegger après L'être et le temps (le texte est de 1953-1954), et c'est sur eux ou entre eux qu'est déportée la question du mot abandonné : « herméneutique »-. Je n'ai ni la compétence ni le propos de ffi'attacher à ces thèmes. Je me contente de remarquer que ce texte fait ressurgir le mot abandonné moins, jusqu'à un certain point, pour l' « expliquer » par de nouveaux motifs, que }X)ur le livrer finalement à un nouvel abandon, qui revient aussi à le remettre à sa destination originelle - celle qu'invoquait déjà L'être et le temps. II se produit ainsi comme une violence autointerprétative de Heidegger, dont je tente seulement de suivre les indications. Il se produit aussi, il est vrai, un cercle : je tente, avec ou malgré Heidegger, de lui faire violence ...
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sée d'un maître par un disciple, et celle de la compréhension, ou de la traduction, du mot de cette pensée dans une langue qui fait figure de langue de l'autre par excellence. A quoi on peut ajouter qu'il s'agit aussi de la compréhension du disciple par son actuel représentant, qui fut son étudiant: entre les langues et dans chaque langue, il n'y a qu'un indéfini renvoi de compréhension à compréhension. On pourrait analyser ainsi tous les détails de la mise en scène 21 (et tout d'abord le choix du genre du dialogue, qui suppose une mise en scène), pour aboutir à ceci: ce qui est mis en scène, c'est l'herméneutique elle-même, dans son infinie présupposition et dans son caractère « énigmatique », qui a été annoncé par Heidegger dès sa première réponse à ce sujet ". Il n'est pas répondu à la ques· tion parce que l'entretien - le texte - est luimême la réponse. Il est la réponse en tant qu'il s'offre à l'interprétation, au déchifIrement de ses figures, signes ou symboles, qui sont figures, signes ou symboles de l'interprétation elle-même. L'entretien est à la fois l'énigme et le chifIre de l'énigme. Or cette situation est, formellement, classique: elle n'est pas autre, dans son principe, que celle du dialogue platonicien en général - c'est-à-dire, sinon du fonctionnement de tous les textes de Platon, du moins de tous ceux où la mise en scène est très précisément calculée pour « mettre en abyme » l'objet de la recherche ". Si l'Entre-/ . 27. Ainsi, le livre de Schleiermacher tenu « à la main », et non cité de mémoire par « celui qui demande ».
28. P. 97. 29. Il resterait à examiner si tous les textes de Platon
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tien se réfère aux Dialogues de Platon, et laisse ouverte la question de savoir s'ils sont ou non des Gespriiche, ce fait ne signifie pas moins que ceci : le présent Entretien rejoue toute la scène platonicienne (philosophique) du dialogue, cette fois pour mettre en scène non pas tel ou tel objet de recherche, mais si on peut dire la « dialoguicité » ellemême, ou la Gespriichheit comme telle. L'herméneutique, en tant que « l'art de bien comprendre le discours d'un autre », est jouée, c'est-à-dire effectuée, exécutée, représentée et présentée dans l'œuvre d'art qu'est l'Entretien. Mais de même qu'il n'est pas certain que cela ne soit pas déjà le cas du dialogue platonicien (l'objet du Ménon, du Théét~te, du Sophiste, du Banquet, pour ne citer qu'eux, n'est-il pas toujours aussi le dialogue ou la dialoguicité comme tels?), de même, et en sens inverse, on sera fondé à se demander si l'Entretien ne re;oue pas en effet, simplement, jusqu'à un certain point, la scène philosophique. C'est-à-dire la scène de la mise-en-abyme, la scène du texte qui ne dit rien d'autre que lui-même, la scène de la présentation du présenté par la forme même de la présentation (ou représentation JO) - bref ce qui a toujours hanté la philosophie sous le motif sont, en ce sens, des dialogu~s. Rappelons seulement ici la trilogie Théétète - Sophiste - Politique (d., sur le Sophiste, J.-L. Nancy, « Le ventrüoque ,. in Mimesis des articulations, Aubier-Flammarion, 1976), le PhU" (d. J. Derrida, « La Pharmacie de Platon .. in La dissémination, Seuil, 1972), le Timü, le Banquet. Cf. également, sur te dialogue philosophique, Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, « Le dialogue des genres ., in Poétique, n° 21. 30. Sur cet ensemble de motifs, et leur surdétermination philosophique, d. Ph. Lacoue-Labarthe, Le suiet de la phi· losophie, Aubier-Flammarion, 1979.
obsédant d'une auto-exposition vivante, animée, de l'échange des pensées, de cet échange qui _ maëutique, didactique, interrogatif ou méditatif - est lui-même pensé comme la libre vie de la pensée. On constatera alors que, du même coup, cettescène s'offre aussi comme la scène classique de l'interprétation : le dialogue, qui met en jeu l'a'!térité des discours ou des paroles, se monte luimême comme ce discours autre, ni explicatif, ~ démonstratif, ni d'exposition « sur », mais livt1! à son cours errant, au bonheur de son indétermi,nation JI. Ce qui fait ce discours autre, c'est qu'il se donne, c'est qu'il veut se donner ainsi pour le discours de l'Autre (du Sens) : nul n'y parle - que des fictions - , mais le dialogue essentiel s'y dialogue lui-même, l'Entretien s'y entretient. Das Gespriich spricht von sich selbst, le dialogue parle de lui-même, dans tous les sens de l'expression. Et plus encore sans doute : das Gespriich est à entendre, plus originellement que comme « dialogue », comme le Ge-spriich, le rassemblement essentiel de la Parole. C'est-à-dire que le Sens s'y interprète, dans des rôles, et se donne ainsi à interpréter et à comprendre. Selon, en définitive, le cercle qu'il tend lui-même : il faut avoir posé l'essence dialoguante de la pensée(encore Platon... ) pour comprendre la mise en scène du dialogue. Paradoxalement, le cercle de l'interprétation se refermerait ainsi sur l'herméneutique qui devait 31. D'un entretien..., p. 114.
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l'ouvrir ". Ou encore, et plus exactement, c'est l'ouverture - ou l'annonce - herméneutique elle-même qui se déterminerait comme cercle. Lorsque Heidegger déclare se refuser à une « exposition sur » l'herméneutique, il vient de rappeler que « parler d'un cercle », bien que cela procède d'une reconnaissance nécessaire, « en reste au premier plan ». Comme dans L'être et le temps, le cercle est superficiel et impropre, il n'est qu'expression ou image. Ne faut·il pas alors comprendre que ce cercle superficiel et nécessaire, qui ne saurait être remplacé par une autre exposition, est lui-même à comprendre et à interpréter à partir de et en vue de l'herméneutique authentique? L' « herméneutique » est alors le sens du cercle, qu'il faut savoir interpréter. Pour savoir interpréter le cercle, il faut avoir reconnu au préalable que l'herméneutique est son sens, bien que ce sens ne puisse être atteint que par l'interprétation du cercle. C'est-à-dire à la fois, selon la dualité (circulaire) inscrite à même la syntaxe du génitif « l'interprétation du cercle », par l'interprétation que le cercle donne de l'herméneutique, et par l'interprétation du sens de l'herméneutique à travers la compréhension du cercle. L'interprétation de l'in· terprétation est bien alors l'herméneutique, c'est-àdire le cercle lui-même en tant que le sens qui se dérobe à l'interprétation parce qu'il la précède, et qui se relève de et dans l'interprétation parce qu'il la suit. 32. Paradoxalement aussi - si du moins il y a du sens à parler dans ces termes - le « progrès It de la pensée de l'Entretien par rapport à L'itre et le temps serait, à cet ~gardl en même temps « ~gressif ».
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Ce qui peut encore se dire autrement: le cercle « lui-même » n'est rien d'autre que le rapport d'interprétation qui circule du cercle comme expression impropre au cercle originel du sens. A la fin, le cercle relève sa propre figure 33. - Ici aussi, le dialogue se dialectise.
33. Et c'est sans doute à cette direction, suggérée par Heidegger, qu'ont été fidèles les berméneutes contemporains.
II
Rejouant ainsi, dans un cercle du cercle ou dans la mise en abyme de tous les cercles qu'offre l'Entretien, la grande scène philosophique de l'interprétation, Heidegger cependant la pousse à bout - à la limite du cercle, si on peut dire. Et de deux manières simultanées : d'une part, l' « herméneutique » originelle devient ici, par un bouclage de la problématique de L'être et le temps, elle-même le sens qui est à comprendre, qu'il faut présupposer, et, disons quitte à être « brutal », qu'il faut croire, et auqud la mise en scène nous impose de croire que les deux interlocuteurs croient. Dans cette mesure, son « énigme » a qudque chose de sacré, et du reste le ton de l'entretien n'est pas exempt d'une certaine complicité de piété ou de dévotion entre complices d'une
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même croyance. Hermeneia devient le nom sacré, originel et originaire du sens. Dans cette assomption et dans cette identilîcation sous ce nom, dont la grâce est due à la langue originelle de la pensée et au « jeu» exquis de cette pensée avec le divin Hermès, l'altérité du sens est en passe d'être résorbée. Mais, d'autre part, cette assomption d'origine n'a pas lieu, si elle a lieu, de manière aussi simple. C'est le renvoi à Platon qui a donné le sens originel d'hermeneia. Ce sens originel (soumis par ailleurs à la compréhension circulaire de l'entretien) est donc trouvé dans un de ces dialogues dont il n'est pas décidé s'ils ont le caractère d'un authentique « entretien ». Une seconde lecture s'impose à partir de là : si le dialogue platonicien mis en abyme au centre de cet entretien, et comme son chiffre, le Ion, n'est pas décidément un authentique « entretien », c'est peut-être qu'il ne peut être décidé d'aucun dialogue s'il est un authentique entretien. D'aucun, et donc pas non plus de celui que nous lisons, D'un entretien de la parole. Son titre - Aus einem Gespriich von der Sprache - veut faire entendre que nous ne lisons qu'un extrait de l'entretien, qu'une transcription partielle. Le « véritable » entretien est illisible, inaudible, disparu dans l'errance de la contingence où il eut lieu ... C'est là encore un procédé de type platonicien, et en même temps l'indication d'une « inauthenticité » généralisée : mais non pas au sens où tous les dialogues lisibles seraient inauthentiques; il s'agirait plutôt de ceci, que l'authenticité de l' « entretien », l'authenticité herméneutique ne se décide pas. Elle serait antérieure 52
ou extérieure à l'ordre des décisions qui permettent, justement, d'imputer la justesse d'une interprétation et l'authenticité d'un sens. D'un même mouvement (et s'il est permis de parler une langue aussi barbare) l'Entretien originerait et désoriginerait le Gespriich vets lequel il fait signe comme vers l'hermeneia de la Sprache. Si ce soupçon devait être vérifié, il faudrait que soit vérifiée une hypothèse corollaire : à savoir, que le renvoi au Ion chargé de fournir le sens originel de l'hermeneia ait en vérité une autre fonction que le simple appel à l'autorité d'une origine authentique. (Déjà, l'appel à l'étymologie de hermeneia par Hermès, étymologie « joueuse ,. elle-même empruntée, sans que cela soit dit, à Platon", est un léger signe dans cette direction, pour autant qu'une nuance distingue ce geste du sérieux et de la « croyance » qui se rencontrent dans d'autres étymologies - c'est-à-dire, dans
34. Dans le Cratyle, 407e. - Si le mot peut avoir le sens de traduction ou d'explication (Théét~te 163c, 209a, Phil~be 16a, Lois 966b), précisons que le sens (... ) de l'annoncc, de la délivrance d'un message, d'une information, est largement attest~ chez Platon (par exemple Ep;nom;s 984e, République 524b, Banquet 202e, Lois 907d), l. CÔt6 du sen. de l'expression, ou de la parole-au·nom.de (République 4'3e, Lettre VIII 355a). Annonce, signal ou avertissement font aussi Je sens du mot chez Aristote (Parties des animaux 66Oa35, De l'âme 420b19); dan. la Poétique 50b14, la lexis est définie comme hermeneia dia lès onomasias : l'annonce, la présentation d'un sens par la nomination. Il s'agit bien d'un « faire connaître,. dont le langage n'est Qu'un moyen éventuel (dans les Parties des animaux, c'est le chant des oiseaux en tant que signal), Quant au titre du Peri bermeneias, il désigne évidmunent un traité de l'expression ou de l'exIX'sition signifiante.
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d'autres interptétations - de Heidegger.) Or d'une part le renvoi à Ion n'est pas seulement fait à un passage, à une définition extraite du texte. Le texte comme td, dans son ensemble, est évoqué : dès que le Japonais ajoute que non seulement, pour Socrate, les poètes sont interprètes des dieux, mais les rhapsodes le sont des poètes, toute la structure du Ion est en place, sans que la nécessité de cette indication soit visible dans l'économie de l'Entretien. D'autre part, ce texte en tant que dialogue fait l'objet d'une désignation et d'une dilection expresses (<< J'aime ce petit dialogue de Platon »), qui surchargent en qudque sorte sa mise en abyme. (Et comment ne pas rdever que l'Entretien est lui aussi un « petit dialogue »?) L'hypothèse doit donc être faite qu'il faut prendre ces indices au sérieux, et traiter sans réserves la mise en abyme: autrement dit, qu'il faut (que Heidegger a voulu nous faire) lire Ion dans l'Entretien - et que seule la lecture de Ion peut faire fonctionner autrement qu'en cercle le sens originel de l'hermeneia. L'énigme n'est peut-être pas, à ce compte, une énigme sacrée qui échapperait déjà à Platon, mais elle consisterait en ceci : une certaine lecture de Platon - c'est-à-dire aussi un certain parcours de la philosophie et dans la philosophie - rend compte du débordement de l'interprétation philosophique auqud convie l'hermeneia en tant qu' « annonce ». C'est à une annonce et à une ouverture du texte même de la philosophie que nous sommes conviés : de Platon à nous, le cercle herméneutique philosophique n'aurait pas cessé de se rompre ...
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Qu'est-ce que Ion annonce au sujet de l'annonce? Lisons, interprétons.
:. Socrate rencontre Ion. Qui est ce Ion d'Ephèse ? Qui le sait? Serait-il là pour tenir la place de Ion de Chios, auteur de tragédies et de textes phi. losophiques, comme Platon, et contemporain de Socrate? Tiendrait-il par homonymie la place de celui qui a écrit ces vers : « le gnôthi seauton est une parole brève, mais une œuvre tdIe que seul Zeus parmi les dieux en est capable" »? Tiendrait-il, en somme, le rôle d'un rival - ou d'un double, plus ou moins grotesque ou pitoyable de Socrate et de Platon à la fois. Il faut laisser la question à vif. Ion revient d'un concours de rhapsodes. Les rhapsodes sont des déclamateurs de poèmes, ou si on préfère - et ce sera plus juste - des déclamateurs de poètes J6. Ion a remporté un premier prix. Socrate envie moins le prix que l'art du rhapsode comme tel. Ces gens doivent avoir beau costume et belle apparence: ce qui est, on le sait, le contraire de Socrate lui-même. (C'est la première touche de l'ironie qui ne cessera de s'adresder à Ion - en apparence du moins. Il faudra s'interroger sur sa portée.) Mais surtout, ils pas35. Cité in Pauly-Wissowa, « Ion de Chios ».
36. a., autre double ou pseudonyme. C. G. Nietzsche, Platonis dialogus Ion, Lipsiœ. 1822.
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sent leur temps dans la compagnie des grands poètes, dont ils « connaissent à fond la pensée, et pas seulement les vers» : le rhapsode en effet doit être hermeneus de la dianoia du poète (c'est-àdire, en première approximation du moins, de sa pensée). « Or il est impossible de bien faire cela si on ne sait pas ce que veut dire (0 ti legei) le poète. » L'hermeneia est donc distincte de l'acquisition du savoir relatif à ce logos i ce savoir rend possible une belle et bonne hermeneia, qui s'adresse « aux auditeurs ». Hermeneuein} c'est interpréter au sens de déclamer et de mettre en scène le logos du poète. Le logos (et, ou la dianoia) se distingue des vers (epê) comme tels, et le bon hermel1eus est celui qui fait entendre le logos dans la diction des vers. La situation de départ est donc clairement celle d'une distinction entre la forme et le contenu, entte le son et le sens. Elle implique, comme le préalable et la condition de l'interprétation sonore et scénique, une activité d'interprétation au sens le plus classique : le rhapsode doit comprendre le poète, il doit en faire l'exégèse. Mais cette activité n'est précisément pas l'hermeneia. Elle consiste ici à « apprendre à fond » (ekmanthanein). Au surplus, cette acquisition de savoir se présente comme simple (même si elle ne va pas sans un travail ardu) et directe: elle ne consiste pas en un décryptage de sens cachés ". L'herme37. Il ne s'agit donc pas dans Ion de l'interprétation allégorique des poètes : d. à ce sujet la mise au point de L. Méridier dans sa Notice sur Ion (Belles-Lettres, 1964). De manière générale, il ne s'agit pas de l'interprétation du sens ou des sens. - Que l'acquisition du sav.oir sur le
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neia, en revanche, est plus complexe, mais comme on le verra, elle ne s'apprend pas. Elle est l'activité (déclamatoire et mimique : le rhapsode sera plusieurs fois associé à l'acteur) qui délivre le sens du poème en délivrant le poème lui-même. Ou bien encore, si l'ekmathesis consiste à apprendre ce que dit le poète à travers son dire, l'hermel1eia consiste à restituer le poète dans ses vers, à le faire dire dans ses propres dires. Ion déclare alors qu'il ne possède cette « compétence" » qu'à propos d'Homère. Alors même que les autres poètes traitent des mêmes sujets que son poète exclusif, il reste impuissant devant leurs poèmes. Les autres « n'ont pas poétisé comme Homère », mais « beaucoup moins bien » (531 d), et Ion, qui par cette affirmation même semble pourtant se poser en technicien expert de la poésie, affirme ne s'y entendre qu'en matière homérique. - Au passage, Socrate a mentionné, comme premier exemple de sujet commun à plusieurs poètes, l'art divinatoire, la mantique. Et le poète soit +: simple » en ce sens n'empêche pas qu'elle ait demandé à Ion 4( le plus grand effort » : un effort propor· tionnd. peut-être, à ce qui distingue Ion des interprhes allégoriques qu'il nomme Il cet endroit (530 dl. Par tà, il est aussi à même d'exprimer à son tour des dianoiai sur Homère. Mais ceUes-ci ne sont pas des interprétations. Méridier y voit des « paraphrases élogieuses ». En tout cas elles ne font pas J'objet de )'hermeneia comme telle, dIes témoignent du savoir dont dépend la bonne hermeneia. Et c'est le statut de ce « savoir herméneutique »- qui· va être
discuté. 38. On peut rendre ainsi l'idée de deinos, le plus sauvent traduit par « habiJe »-. C'est le mot que le dialogue reprend toujours pour parler de ceux qui s'entendent à quelque savoir ou art.
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premier exemple de ces experts auxquels Ion ne ressemble pas aura été le devin : un devin pourrait juger chez tous les poètes de ce qu'ils disent au sujet de la mantique. Cet exemple n'est pas choisi au hasard, on le verra. La question est donc posée, en quelque sorte, de deux types de connaissance experte : celle des techniciens ou savants compétents dans un domaine (mantique, médecine, etc. ; il a même été admis qu'il devait exister quelque chose comme une « poiétique »), et celle de cet herméneute expert en Homère seul. Ce qui suppose : expert à propos de tout ce dont parle Homère, sans acception de domaines particuliers, mais seulement lorsque c'est Homère qui en parle, et quoi qu'il en soit de ce que les autres poètes disent sur le même sujet. L'herméneute a donc d'abord et essentiellement - sinon exclusivement - un savoir qui n'est pas du « contenu », ou du sens, mais qui n'est pas non plus celui d'une « forme ». Il est, chose étrange, un savoir, et un savoir excellent, voire parfait, du sens, de tous les sens qu'on voudra, de tout ce qui peut faire objet d'une dianoia, chez un seul poète. Le 0 ti legei qu'il s'agit de connahre à fond doit moins s'entendre comme un « ce qu'il dit, ou veut dire (ainsi que l'interprète le traducteur) » que comme un « ce qu'il dit », lui, Homère, et lui seul: il s'agit moins du contenu des énoncés que de la singularité d'une énonciation (et par conséquent, il ne s'agit pas d'un « vouloir dire », mais de l'unicité d'un dire). Ce savoir est le savoir du sens dans une seule forme. C'est cette chose étrange que Socrate a débusquée, et qu'il veut examiner.
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Son jugement se formule très vite: l'hermeneia du rhapsode n'est ni une techné, ni une épistémé. Ce qui n'est ni l'une ni l'autre est peut-être sophia .' Socrate déclare qu'il n'est pas sophos, mais que le sont « les rhapsodes et acteurs, et ceux dont ils chantent les poèmes» (532 dl. Ici encore, ' la part de l'ironie ne doit pas être faite trop simple. Comme ailleurs et souvent (toujours peutêtre?) chez Platon, une compétition s'instaure entre le philosophe et un autre. Mais elle ne vise pas à simplement soumettre l'autre au philosophe. Elle vise, de manière plus retorse et moins décidable, à montrer que le philosophe est meilleur dans le domaine de l'autre, ou qu'il est la vérité de l'autre, une vérité à laquelle l'autre comme tel appartient, par conséquent, mais tout autant que cette vérité est la sienne. Le philosophe se soumet donc aussi à ce qu'il s'approprie, à cette vérité de l'autre et à cette autre vérité ". Le problème de l'hermeneia, et la raison de lui consacrer un dialogue", n'est peut-être pas autre chose que le problème de l'annonce par la philosophie et à la 39. Socrate dit ; vous êtes sophoi, tandis que moi « comme il convient a un simple homme privé, je ne dis rien d'autre que le vrai ~. Il y a ironie dans la mesure où cette vérité ma1trise la sopbia des autres; mais celle-ci ne sera justement pas maltrisable. Sans doute y a-t-il toujours) à l'horizon philosophique, une mattrise de l'immaitrisable. EUe n'empêche pas, au contraire, que soit mise en jeu une immaitrisable maîtrise, où la philosophie ne se re1~e plus, mais s·e.'I(c~e. 40. Qui n'est pas confus, comme l'ont pensé bien des commentateurs, et Schleiermacher tout le premier. Mais qui n'est pas non plus, comme l'ont pensé à peu près tous les autres, une simple critique et disqualification, plus ou moins nuancée, des rhapsodes et des poètes.
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philosophie de cette vérité autre (ce qui va prendre simultanément la forme d'une annonce à la poésie et par la poésie). - Que l'hermeneia n'est pas un art ni une science, c'est-à-dire qu'elle n'a aucune compétence générale ou d'ensemble (par rapport « au tout » de la « poïétique », 532 cl, mais qu'elle est, au sens le plus fort du mot, une compétence singulière, c'est ce qui définit toute la recherche du dialogue. Aussi n'est-ce pas sans ruse que Socrate met en relief la nature exceptionnelle du cas de Ion, en faisant valoir qu'aucun juge compétent en peinture, en sculpture, en musique, en chant, ou encore en prestation rhapsodique ne se trouve dans une situation semblable. Chacun a compétence générale dans son domaine. Mais l'hermeneia n'est pas une activité de jugement, de discernement; elle n'est pas une activité critique} ni, en ce sens, interprétative. Socrate ruse en jouant d'un glissement vers la compétence critique, glissement auquel Ion s'est prêté, mais qu'il n'a pas lui-même vraiment engagé. Le dernier exemple de Socrate fait voir la ruse : juger les prestations de rhapsodes est bien autre chose qu'être soi-même un rhapsode. - D'autre part, dans le système des beaux-arts dont le sommaire vient d'être discrètement donné sous couleur de simples exemples, il 'manque la poésie. Sa place est doublement réservée: on parlera des poètes plus tard, et leur position est ici tenue par le rhapsode. Ainsi que le commentaire classique du dialogue l'a répété à l'envi, le rhapsode est un détour pour s'en prendre au poète. 1\ lui seul, cependant, cet argument est faible : car Socrate parlera directement des poètes. Si le
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rhapsode double le poète, c'est, on le verra, que la poésie ne va pas sans son hermeneia, et qu'on ne va à la poésie que par son hermeneia.
:. Socrate donne alors son explication de cette compétence qui n'en est pas une, qui n'a pas en propre un domaine de juridiction, et qui ne se maltrise pas elle-même. C'est une « force divine » qui met Ion en branle. Cette force agit comme l'aimant qui attire des anneaux de fer. La caractéristique du magnétisme - car c'est ici, au fond, le premier traité philosophique du magnétisme, et qui prélude à bien d'autres" - c'est qu'il communique sa force : elle passe dans les anneaux, qui peuvent faire (poiein) à leur tour comme l'aimant, et attirer d'autres anneaux. Ainsi peut-on avoir « une très longue série d'anneaux pendus les uns aux autres" » (533 c) - et non une « chaine » comme dit le traducteur, car précisément les anneaux ne sont pas enchalnés. Ils sont déchaînés (de toutes les manières, on va le voir), et ils tiennent ensemble: le magnétisme, c'est ici l'énigme. Explication est donnée de l'image : l'aimant, c'est la Muse. Elle fait (poiei) des « inspirés 41. A celui de Hegel, notamment, et, à travers Hegd et son époque, à la considération du magnétisme psychique de l'hypnose, et de là au traité freudien qui monte un réseau complexe entre l'hypnose, l'interprétation, et la poésie... 42. Pourquoi justement des anneaux? L'interprétation est aisée ; c'est une allégorie des cercles herméneutiques...
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(entheous, des enthousiastes) », qui en enthousiasment d'autres à leur tour. Les poètes sont ainsi introduits: car ils sont les premiers « enthousiastes et possédés », et ainsi les premiers à ne pas procéder « par techné ». Il est très remarquable que le magnétisme soit en fin de compte moins employé pour ligurer la nature mystérieuse de l'enthousiasme (certes, tout dépend de ce mystère : mais précisément, il n'est pas à expliquer, c'est lui qui explique tout), que pour introduire la « chaîne ». Ou bien: ce qui importe dans ce mystère, c'est moins le caractère exceptionnel, « non naturel 4J » de la force, que sa communicativité, sa transitivité. Le mystère est ainsi avant tout dans ce qui se passe ainsi: dans une réceptivité qui donne lieu à une activité, ou à une spontanéité, voire dans une réceptivité qui est en même temps une spontanéité. Le magnétisme répond à la détermination d'une « spontanéité réceptive », telIe que Heidegger, après L'être et le temps, la tirera de Kant grâce à la violence de l'interprétation. Il répond donc à la détermination de la finitude. Se pourrait-il que la finitude soit l'enjeu de l'hermeneia? et se pourrait-il qu'elle le soit dès Platon? Ion serait-il le premier nom de l'être-là fini ? Pour finir, on n'échappera pas à ces questions. Mais poursuivons la lecture. Les poètes sont donc les premiers magnétisés. Ils ne sont pas dans leur bon sens, dès qu'ils sont entrés « dans l'harmonie et dans le rythme » 43. Mais cette expression n'a pas de sens pour Platon _ pas plus, quoique pour d'autres raisons, que pour la science moderne du magnétisme.
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(534 al. Ils sont pareils aux Corybantes ou aux Bacchantes. Eux-mêmes le disent, quand ils se comparent à des abeilles butinant dans les jardins des Muses. Et ils disent vrai : c'est chose légère que le poète, ailée, sacrée, et hors d'état de poiein avant d'être enthousiaste... (534 hl. On mesure ce qu'engage la manière ordinaire de citer, c'est-à-dire d'interpréter : « le poète est chose légère » est loin d'être tout uniment et simplement un jugement méprisant ou méfiant de Platon. C'est aussi, et d'abord, ce que le poète lui· même dit". Et il dit ainsi le vrai - le vrai, cette chose toute simple que Socrate lui-même dit en tant qu'homme simple. Le poète dit le vrai sur ce qui est plus ou autre que la simple vérité, sur une espèce de « sophia ». Du moins le philosophe est-il là pour dire que le poète dit vrai sur lui-même. Mais si cette « vérification » du dire du poète ne contenait rien d'autre que sa conversion en jugement critique, à quoi servirait donc toute l'analyse dans laquelle elle est prise, et dont, on va le voir, l'essentiel n'est pas encore développé? En réalité, il s'agit bien ici d'une vérité autre, que la philosophie annonce et se laisse annoncer à la fois. « Chose légère, ailée, sacrée» : la citation-inter· prétation ordinaire a tout ensemble tort et raison 44. Toute la part faite, bien entendu, de l'ironie dans l'interprétation par Platon du dire des poètes. Mais l'ironie, il est temps de le comprendre (puisque Hegel l'avait compris) n'est pas autre chose que le rapport du même au même.
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de ne retenir que la première épithète. Car c'est le « léger» qui explique le « sacré », et non l'inverse. Le « sacré » (ou le « saint ») est la chose légère, flottante, aérienne, qui n'obéit jlu'au bonheur ou à la chance de la rencontre . La chance, c'est ce qui peut mettre hors de soi - dans l'autre, en-theos - , en délire. La chance légère est la logique de l'être-hors-de-soi : comment serait-on hors de soi par science, calcul et volonté? Il y faut la passivité, une sainte passivité qui donne prise à la force magnétique. La légèreté du poète est faite de cette passivité, sensible aux souffles et aux parfums du jardin des Muses. C'est aux hasards ou aux grâces de ces « jardins ou vallons» qu'ils doivent de trouver le miel qu'ils nous apportent. Ils ne font pas le miel, ils le reçoivent, et la spontanéité poiétique ne consiste pas à fabriquer ou à créer (ce pour quoi il faudrait une 4.'5. Aérienne est aussi la voix sonore, véhicule de l'herme-
ne;1l pour Aristote. De l'âme, toc. cit. - Il ne sera question, dans tout ce qui suit, que de la voix, jamais de l'&riture.
Sans doute, les poèmes d'Homère sont &tits, mais ils ne valent pas comme ce texte a\ interpréter qui forme toujours, depuis Sch1eiermacher jusqu'à Gadamer, la condition de d6part de J'herm61eutique. Avec cette condition est en effet po.s6e qudque chose comme une opacité du rate, que l'interP~te doit ~ucider ou traverser. La pen~ contemporaine de l'&rirure et du texte (Blanchot, Barthes, Derrida) considtte sous ces mots, a ce rompre. ce qui s'annonce ici, sous les CSptte5 de la « voix ... Ce qui veut dire au moins ceci (avant d'autres analyses qu'il faudrait faire) : la voix d'un texte est ce qui de lui est toujours parfaitement « clair » en ce que cela u donne sans souci de la transcription d'un sens. Tout texte comme tel, jusqu'au plus herm~tique ou au plus po6tique, poss«le d'abord cette parfaite c clart~ », qui n'est pas visuelle (signifiante), mais c sonore », c aérienne c herméneutique •.
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techné), mais à « nous apporter» ce qu'ils recueillent. C'est un don - et c'est le don de ce qui leur fut donné par les Muses. La légèreté et la sainteté de la chance sont aussi celles du don. (En revanche, ce n'est pas un hasard si ce qui vaut ainsi de tous les poètes nous est présenté ici à propos des melopoioi (qu'on traduit par « poètes lyriques»), dont les vers ou les chants - melé - font assonnance avec le miel - meli - et avec les abeilles - melittai. Ce n'est pas un hasard si Platon fait le poète.) Poiein (qui ne veut donc, ici, pas dire « faire ») est le privilège de cet état de possession, à égalité ou à équivalence avec chresmodein, « chanter des oracles ». Chrèsmos, l'oracle au sens de la réponse donnée par les dieux, n'est rien d'autre que le « faire savoir » (chraô), porter à la connaissance et déclarer. C'est une autre et semblable façon de donner ce qui fut d'abord reçu des dieux. L'oraculaire, le divinatoire, le poétique et l'herméneutique entretiennent des liens étroits. Avant tout, ils partagent l' « être hors de soi, hors de son sens » (ekphrôn) qui est la condition absolue de la « création » poétique ". Le poète ne doit plus posséder son esprit, pour pouvoir donner ce qui lui est donné. L'abs9Ôce de techné (et d'épistémé) correspond donc ;( l'absence de capacité propre. Une techné propre met en mesure de faire, de produire, de fabriquer - et par la suite d'échan46. Sur le délire mantique et Je délire en générnl chez Platon, cf. Luc Brisson, « Du bon usage du d~~w.em.ent • in Divination et rationalitl, collectif, Seuil, 1969. li faudrait ~a1em.ent rapporter il ce motif celui de la c divination • herm~neutique chez SchIeiermacher (d. Harnacher, op. cit.).
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ger ses produits - , mais non de recevoir, ni de donner le don reçu. Ce n'est pas en propre que le poète est poète, c'est dans la mesure, elle-même sans mesure, d'une dépossession et d'une dépropriation. C'est dans la mesure où le poiein luimême lui est donné. Il faut qu'il n'ait rien en propre - et que tout d'abord il ne se possède pas lui-même - pour que « la Muse » le « pousse » ou l' « excite» (ormaô) à poiein, et à poiein dans un genre déterminé (dithyrambe, épopée, iambes, etc.), qui est le seul dans lequel, de ce fait, le poète puisse exceller. Dans son principe, par conséquent, l'emportement enthousiaste ne correspond pas seulement à l'élévation et à la possession divines des paroles du poète. L'enthousiasme est nécessaire pour entrer dans un genre, que la Muse impose. Il n'y a pas de don de la poésie en général (et peut-être n'y a-t-il jamais de don « en général », ni de possession « en général » : l'un et l'autre ne se conçoivent que particuliers). Il y a donc un partage, une différence originaire des genres ou des voix poétiques - et peut-être, en sous-main, un partage des genres poétique et pbilosopruque. Il n'y a pas de poésie générale, et quant à la poiétique générale dont on a par principe admis l'existence, elle restera introuvable : mais c'est ici bien sûr qu'elle s'expose. Il n'y a que des voix singulières, contrastées, et l'enthousiasme est avant tout l'entrée dans une telle singularité. Tel est le « partage divin » (theia moira, 534 c ; l'expression reviendra plusieurs fois) selon lequel a lieu la communication de la « force divine ». Cette force se communique différenciée, et ce n'est
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qu'à travers ces différences que nous, « les auditeurs », pouvons percevoir le caractère divin des poèmes : ce ne sont pas en effet les poètes qui parlent, mais « le dieu lui-même est le parlant » (0 theos autos esti 0 legôn). Lorsqu'il s'agissait de savoir 0 ti legei un poète, il s'agissait donc de savoir 0 ti legei le dieu. Ainsi le dieu « se fait entendre» par les poètes: phthengetai, il résonne, il parle, au sens sonore et articulé du terme. Si c'est alors que les poètes en viennent à être désignés comme les herméneutes du divin - ce qui engage l'identification avec les rhapsodes - , c'est que l'hermeneia poétique (la première, donc), bien loin de consister à comprendre un logos des dieux (au contraire, précise ailleurs Platon, « la mantique et l'herméneutique en général sait ce qui est dit mais ne sait pas si c'est vrai 47 »), consiste dans l'énonciation sonore d'un tel logos. L'hermeneia est la voix du divin. Et cette voix est tout d'abord, principiellement (mais cela ne fait pas un principe, c'est seulement donné ainsi), voix partagée, différence de voix singulières. Autrement dit, il n'y a pas une voix du divin, ni peut-être de voix du divin en général : car ces « poèmes divins » sont dits dans la langue ou dans les langues des hommes. Mais la voix, pour le divin, c'est/ le partage et la différence. Cette différence est-elle elle-même divine ou humaine? La question n'est pas posée. Cette différence est l'articulation du divin sur et dans l'humain. L'homme qu'est le poète y est hors de soi, mais le divin aussi y est hors de soi: dans le partage des voix. (Aussi doit47. Epinomis, 975c.
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on se demander si ce que communique la Muse, si ce que donne la force magnétique esr en fin de compre autre chose que cela même: l'être-horsde-soi, comme la seule « forme» er le seul « sens» du logos divin.) En tant que « le dieu est le parlant », il parle et résonne lui-même en genres singuliers, et la singularité est divine. Mais cette divinité exige les poètes. Pas plus qu'il n'a une seule voix, le divin ne parle pas directement. Mais la voix plurielle et indirecte est sa voix, et non une transcription, une traduction ou une interprétation. Que la voix plurielle et humaine soit la voix même du divin, c'est ce qui fait de la theia moira à la fois le partage qui échoit à chaque poète - son destin (Moira) de poète, de ce poète-ci - , et le destin du divin lui-même. Le divin, c'est ce qui se donne, ce qui se partage en voix et en hermeneiai. Le divin est essentiellement partagé, donné, communiqué et partagé: c'est ce que signifie l' « en-thousiasme" ». En ce sens, le divin, ou le dieu même, c'est l'enthousiasme. Et peut-être faut-il aller jusqu'à dire: le divin, c'est qu'il y ait ainsi don et partage des voix. L'hermeneia est l'articulation et l'annonce de ce partage.
:. 48. Cf. Pic de la Mirandole : « Le propre de la bonté (divine) est de se départir. » (<< Traité de l'imagination », in Pobie n° 20, 1982) - Au passage, Socrate mentionne un très mauvais poète qui a néanmoins composé un péan admirable : nulle ironie ici, mais toute une « théorie » de la chance du partage poétique.
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Or le rhapsode est à son tour hermeneus des poètes. Il est donc hermeneus d'hermeneus (535 a). La « chaine» se constitue. La dunamis theia et la theia moira se communiquent à l'anneau suivant : le rhapsode est lui aussi inspiré, enthousiaste, et destiné à l' « interprétation » d'un poète singulier. (Il n'est même pas le rhapsode d'un seul genre, mais d'un seul poète : les « genres » n'ont donc pas de véritable existence tant qu'ils ne sont pas « interprétés » par la voix singulière d'un poète.) La bizarrerie du talent de Ion reçoit son principe d'explication. Mais le but de l'opération n'est que partiellement dans cette explication - qui justifierait assez mal l'entreprise du dialogue, et qui par ailleurs laisserait supposer quelque chose comme une passivité croissante dans cette transmission d'hermeneia (après tout, le rhapsode ne crée pas les poèmes, et le poète ne crée pas le logos divin), et comme une dégradation. C'est bien sur l'idée de cette dégradation que repose le commentaire classique sdon lequel Platon « remonte » du rhapsode au poète. Mais Platon ne remonte pas, il « descend » bel et bien la série des anneaux. Nulle part n'est évoquée une dégradation de la force magnétique le long de la série (qui a été dite pouvoir être « très longue »). L'important est ce qui se passe dans cette « descente ». D'une part, la force divine se transmet intacte - mais justement elle se transmet, et c'est avec le deuxième anneau qu'elle manifeste pleinement cette propriété. La transmission exige la pluralité des anneaux (le suivant sera nous, le public). Si la force magnétique vaut avant tout par sa transi-
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tivité, elle implique comme essentielle la succession, et donc la diHérence des anneaux. Au partage des voix répond, comme sur un axe petpendiculaire, le partage des instances herméneutiques. De même qu'il n'y a pas une voix divine, il n'y a pas une hermeneia. Mais il y a hermeneia d'hermeneia. Cela signifie peut-être qu'une « spontanéité réceptive » s'adresse nécessairement, essentiellement, à une autre réceptivité, à qui elle communique sa spontanéité. L'hermeneia ne donne pas seulement voix et résonance à un logos : elle adresse cette voix, elle la destine - à un public (à « nous les auditeurs », comme le répète le texte) - mais elle ne la destine à ce public que pour reproduire en lui ce qui l'a destinée. Sinon, pourquoi destinerait-elle et se destinerait-elle? Mais cela suppose, d'autre part, que le rhapsode ne reproduise pas simplement, ne répercute pas de manière seconde et dérivée l'hermeneia du poète, et que l' hermeneia rhapsodique joue également un rôle, disons « positif », dans la transmission du logos divin. Tel est bien le cas - et il faut en conclure que le rhapsode est ici le représentant d'une problématique singulièrement complexe de la mimesis : il semblerait qu'il doive copier, reproduire le poème (ou le poète? ce serait déjà une première forme de la complexité en question). En un sens, il ne fait rien d'autre. Mais, ce faisant, il le représente, ou il l'interprète, c'est-à-dire qu'il en fait l'hermeneia. L'hermeneia est une mimesis... La mimesis herméneutique forme sans doute le trait déterminant, que la problématique du « cercle herméneutique » implique de toute néces70
sité (comme une mimesis du sens, ou de l'auteur, ou de l'œuvre elle-même), mais ne considère pas en tant que tel. (Le cercle, comme cercle, est au contraire à la fois la position et l'annulation de la question de la mimesis.) L'hermeneia est mimesis, mais une mimesis active, créatrice ou re-créatrice, ou encore elle est une création mimétique, mais effectuée par une mimesis qui procède de la methexis ", de la participation elle-même due à la communication de l'enthousiasme - à moins que la mimesis ne soit la condition de cette participation. (Quoi qu'il en soit, la « participation au sens » dont se réclame le cercle herméneutique est de nature mimétique: c'est ce que le cercle dissimule). Cette mimesis particulière serait donc à situer par rapport aux deux genres de mimesis que considère, de manière générale, Platon, et dont R. Brague donne une caractérisation suggestive en les désignant comme la mimesis qui opère « prati~ue ment » et celle qui opère «poiétiquement ». Dans la première, l'imitant se conforme à un modèle, dans la seconde, il produit, hors de lui, une copie du modèle. Pareille à la mimesis du temps, analysée par Brague, la mimesis du rhapsode combinerait les deux. - Il n'est du reste pas certain qu'il ne faille pas se demander, malgré et avec Platon, si la combinaison des deux n'est pas inévitable dans tous les cas de mimesis . 49. On sait comment Uvy.Bruhl reprenait ce couple de termes platoniciens dans sa dernière conception de la « menlalil~ primitive. (d. ses Carnets, PUF, 1949). 50. Du temps chez Platon et Aristote, PUF, 1982, p. 60.
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peut-on se conformer sans produire cette conformation comme une œuvre, peut-on, en copiant par une œuvre, ne pas se conformer à quelque chose du modèle? ... - Quoi qu'il en soit, la distinction est formulée en d'autres termes par le Sophiste (267 a : ou bien le phantasma est fait au moyen d'organ6n, ou bien celui qui le fait se prête luimême comme organon), et c'est la mimesis « par soi-même » qui pourra donner la bonne ou « savante » mimesis. De ce type est celle de Ion: pour lui comme pou r le sophiste et pour le philosophe, il s'agit d'imiter, sinon la personne physique d 'Homère, du moins « son schème et sa voix » de poète. Et c'est bien une mimesis « savante », dont la science reste sans doute insaisissable, mais ni plus ni moins que celle qui est requise, dans le Sophiste, pour la mimesis philosophique ". 51. Toute la
probl~matique
de la ventriloquie dans le
Sophiste (d. Dote 29), c'est-à-dire celle d'une « authenti·
cit~
,. qui consiste p_r&i~ment dans une mimesis, convient donc au rhapsode. En outre, le ventriloque du Sophiste, Euryclée, est un devin, un « interprète ,. lui aussi. Par ailleurs, la différence des deux mimes;s apparaît dans les deux traitements successifs que la Rlpublique i.n.flige a la poésie. Une brève explication d'ensemble s'impose quant aux rapports du Ion avec ce double traitement. Que Platon, au moment de la Ripub/ique, ait modi6~ son attitude pour des raisons politiques (consid&ation qui serait parallèle à cdle que propose H. Arendt pour la théorie des Idées, in Qu'tl/-ce que l'autorité?) ou que les deux attitudes envers la poésie coexistent - œlle du Ion étant justement protégée par l'ironie - , il reste qu'il faut autant tenir compte de ce que le Ion (mais aussi, et autrement, le Ph~dre) expose que de ce que la République condamne. Ne trouve-t-on pas dans ceJle-ci, au surplus, l'aveu d'une tendresse et d'un respect pour Homère (595bc) ? Sans doute cet aveu ne fait que préluder Il. la critique de l'ignorance où est Hom~re des choses dont il parle, ignorance que voilent « les prestiges de la
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Comment se présente la mimesis de Ion? Celuici reconnaît sans peine qu'il est dans l'enthousiasme lorsqu'il interprète Homère, lorsqu'il le déclame et qu'il « parle bien ses paroles » (eu eipès epè, 535 bl. Qu'il s'agisse d'Ulysse ou d'Achille bondissants, d'Hécube ou de Priam dans le mesure, du rythme et de l'harmonie ,., puis, Il. propos de la tragédie dont Homère est dit le père, à la critique des émotions éprouvées avec plaisir au spectacle de l'affliction. En tout cela, les correspondances avec Ion sont évidentes - et permettent aussi de lire Ion dans la perspective de la Rlpublique. Mais celle-ci ne traite de la IXJésie que comme mimesis, et comme mimesis 4( poiétique )to et non « praxique » (je vais préciser ce point). EUe ne dit mot de l'hermeneia. Dans le livre X, la poésie est visée comme un Jaire (pédagogique, instructif, politique) dangereux pour le Jaire philosophique de ou dans la cité. Cela n'exclut en rien sa considération comme hermeneia, comme 4( praxis » miméti'lue, et comme séduction : au reste, l'attrait mensonger qui ui est reproché n'ex.clut pas le rappel de son charme intrinsèque, contre lequel rien ne serait Il. objecter si elle pouvait se justifier moralement et politiquement (607cd). - La condamnation de la poésie a en revanche d'abord été prononcée, aux livres II et III, sous les esp«:es de la m;mesis « praxique » de la diction du poète et de l'imitation de l'acteur (et accessoirement du rhapsode). Mais cette condamnation était alors avant tout condamnation des mauvais objets de l'imitation (je néglige ici la distinction des modes d'imitation poétique, qui n'appartient pas directement Il. mon propos, bien qu'eUe enferme la question du dialogue lui-même). Elle aboutirait à renvoyer le pœte tout « en lui rendant hommage comme 1 un être sa~, merveilleux, ravissant » (3980), triple épithète qui fait évidemment écho à celle du Ion. Au total, la situation est donc très complex~l et la condamnation (qui a lieu à deux reprises très eJoignécs l'une de l'autre peut~tre pour cette raison) laisse chaque fois échapper, comme involontairement, quelque chose où on peut retrouver exactement la position herm~neutique de la poésie dans Ion (lequel n'en contient pas moins en germe les critiques de la République, si on se laisse prendre au pi~ge auquel Ion se laisse prendre : de considérer les textes poétiques comme des textes techniques et pédagogiques).
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malheur, son âme croit y être : il s'identifie, il pleure ou il tressaille avec ses personnages. Le schéma du Paradoxe sur le comédien esr là, compler. Car quelques lignes plus loin, Ion explique comment, pendant sa déclamation enthousiaste, il observe « du haut de son estrade» les spectateurs, pour surveiller les effets qu'il produit, car son salaire dépend de son succès. Il est donc capable de « participer » et de se tenir à distance en même temps, et cette singulière capacité de dédoublement procède elle-même de l'absence de capacité propre, d'art ou de technique propre qui caractérise Ion ". C'est dans l'enthousiasme de Ion que l'enthousiasme d'Homère est interprété, mis en scène et donné non seulement à entendre, mais à voir. (L'hermeneia est toujours en même temps scénique.) L'enthousiasme est communiqué aux spectateurs, qui éprouvent avec Ion les émotions ou les passions des héros homériques. Ainsi le spectateur est-il le dernier anneau de la « chaîne ». Le « rhapsode et acteur » est quant à lui « l'anneau du milieu ». C'est bien cette position médiane qui rend compte du choix de Ion comme interlocuteur et COmme objet du dialogue : le rhapsode incarne en somme la transitivité même, voire le transit de 52. Suri Je Paradoxe de Diderot analysé du point de vue de la mimesis, d. Ph. Lacoue-Labarthe, « Diderot, Je para. doxe ct la mimesis )10, in Poétique, n° 43, 1980. _ Pour être précis, il faut rappeler que le rhapsode et l'acteur (de comé-
die ou de trag6iie) SOnt bien techniquement distincts (d. Ripubfique 395s), mais qu'Us n'en appartiennent pas moins ensemble à la mimesis spectaculaire, et au « cortège qui suit les poètes : rhapsodes, acteurs, choreutes, entrepre. ncurs de théâtre •.
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l'enthousiasme, le passage de la communication, qu'il faut entendre à la fois au sens de la communication magnétique et au sens de la communication du logos divin. Ce qui se communique ainsi - ce qui se délivre, s'annonce et se donne à imiter ou à participer - c'est, avec l'enthousiasme, l'hermeneia elle-même. Le spectateur, pour finir, devient lui-même herméneute - et l'état herméneutique, réciproquement, est un 'état d'enthousiasme. 1.
Ion, cependant, n'accepte pas le délire - la mania - qui lui est ainsi attribué. Socrate va devoir procéder à une seconde démonstration. Dans le fond, celle-ci répétera l'argument majeur : chaque techné a un domaine propre, tandis que l'hermeneia n'en a pas, elle n'a que la « propriété» singulière et passive de se laisser communiquer le magnétisme d'un poète, d'une voix singulière. Pour convaincre Ion, Socrate lui fait récirer des vers d'Homère où il est question d'une techné .celle du cocher, celle du médecin, celle du pécheur. Dans chaque cas, c'est au spécialiste de cette techné de dire si Homère en parle bien. Ion doit en convenir. Il n'évente pas la ruse de Socrate, qui consiste à lui faire identifier son hermeneia avec un commentaire technique, ou avec une espèce d'expertise des contenus techniques de la poésie homérique. Ion ne sait pas, en effet, ce qu'est l'hermeneia, il peut la confondre avec la glose
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d'un traité hippologique ou médical : il prouve par là qu'il ne sait pas non plus ce qu'est l'hermeneia dont il est l'herméneute, c'est-à-dite la poésie. Non pas au sens où un Ion moderne pourrait répliquer à Socrate qu'il ne s'agit pas, en poésie, de contenus, mais d'une belle forme. C'est précisément ce que Ion ne répond pas, et ce que Platon ne cherche pas non plus à induire (bien que, une analyse précise pourrait le montrer, son texte contienne aussi, à l'état d'ébauche ou en filigrane, les éléments pour une telle distinction, pour cette distinction qui, bien plus tard, distribuera massivement la « forme» dans la littérature et le « contenu » dans la philosophie). Ion ignore ce qu'il en est de la poésie au sens où celle-ci est l'hermeneia du logos divin, c'est-à-dite au sens où la « poésie » est moins une sorte de spécialité littéraire (précisément, il n'y a pas ici de « spécialités »), que le nom générique de ce que le divin fait (poiei) en faisant des enthousiastes, c'est-à-dite des herméneutes. La poésie - qui ne se limite peut-être pas à la « poésie », et dont Platon, en sous-main, est sans doute en train de montrer à son lecteur (à son herméneute) que la philosophie non seulement en détient la clef, mais en fait partie, et, par ce double motif, y excelle - , la poésie est le « faire» de l'hermeneia, le « faire» du partage, de la destination, de la mimesis et de l'annonce du logos divin. Socrate prouve immédiatement qu'il s'y entend, lui, en retournant la situation : il feint d'être devenu celui qu'on interroge. C'est-à-dire, le rhapsode. Et il se fait interroger sur des passages d'Homère concernant une autre techné : cette
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mantique (divination) dont il a glissé très tôt le nom dans l'entretien, et qui participe au même égarement que l'art oraculaire et que l'herméneutique ". Présenté avec une insistance qui ne trompe pas, ce retournement des rôles débouche sur une démonstration dont l'ironie échappe complètement à Ion. Socrate cite deux passages de visions divinatoires, qui tous les deux pourraient être appliqués à Ion lui-même : le premier, où le devin voit des figures en larmes sur les visages des prétendants qui rient, rappelle la posture dédoublée de Ion qui s'est décrit lui-même en train de rire sous cape tandis qu'il joue les pleurs et qu'il fait pleurer; le second, qui concerne les présages de la défaite d'un vainqueur, annonce à Ion (lequel, on se le rappelle, revient vainqueur d'un concours) sa défaite que le philosophe est en train de consommer. Ion n'y entend rien, il n'a pas l'hermeneia ironico-philosophique. La mise-en-abyme et l'ironie vont de pair avec la maltrise philosophique : Socrate jouant le rhapsode interprète à propos du rhapsode les divinations mises en scène par le poète exclusif du rhapsode. li y a là, du coup, interprétation: il faut savoir pour comprendre, c'est-à-dite qu'il faut croire à l'intention de Platon pour déchiffrer son texte. 53. Outre tes ~fér
Politique 290c, les devins sont dits les herméneutes des dieux auprès des hommes; et en 26Od, quatre exemples sont donn~s de l'idée d'un art directif qui ne soit pas autodirectif (comme l'art royal) : ce sont l'art de l'herméneute, du chef des rameurs, du devin, du hUaut. Tous les quatre annoncent. proclament ou mettent en seme qudque chose qu'ils n'ont pas d&idé d'cux·mêmes.
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Il n'est pas difficile de reconnaltre cette intention, qui très évidemment est celle de la maîtrise de l' hermeneia, celle d'une interprétation maîtrisant l' hermeneia par une mimesis « savante » du rhapsode (il s'agit donc aussi de maîtriser l'enthousiasme ... ). La fin du dialogue, qui est proche, forcera Ion à accepter la thèse de Socrate, à avouer qu'il ne possède pas de techné, et qu'il est un « homme divin », éloge sous lequd le philosophe lui signifie son congé. Et pourtant, la situation n'est pas tout à fait aussi simple. Car ce que le philosophe maltrise ainsi n'est qu'une dénomination de la nature immaîtrisable de l'herméneute. Maîtriser l'immaîtrisable, je l'ai déjà dit, fait l'enjeu et le jeu le plus savant du philosophe. Pas de piège spéculatif mieux monté que le discours assignant la place maîtresse à l'immaîtrisable. Pour le construire, cependant, il aura fallu mettre en scène, prendre des rôles, interpréter le rhapsode et réciter Homère, dédoubler le philosophe, interpréter la philosophie. Il aura fallu écrire, choisir un genre (un genre de mimesis), composer le dialogue. L'hermeneia du dialogue déborde irrésistiblement la maîtrise que le dialogue pense et présente, et qui est la maîtrise du procédé herméneutique. La mise en scène ou la déclamation du discours forment assurément la pure spéculation du discours _ du logos - sur la mise en scène et sur la déclamation. Mais ce logos ne met rien d'autre en scène que ceci : le logos lui-même (le logos divin, ou le logos absolument, ou la divinité du logos) ne se fait entendre que mis en scène, déclamé, herméneutisé. Plus encore : il n'y a pas d'une part le
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logos, d'autre part une interprétation (une déclamation), mais « le dieu parle » dans l'interprétation. Aussi le discours sur « l'interprétation» ne peut-il être lui-même, déjà, qu'une « interprétation » du logos. Mais il ne s'agit pas ainsi d'une « interprétation d'interprétation» comme l'entend un nietzschéisme moderne. Il s'agit de ceci, que le logos s'interprète, et qu'il n'est ou ne fait logos que dans l'hermeneia, voire comme hermeneia. Ainsi, seule une rhapsodie philosophique permer une philosophie de la rhapsodie. Ici finir, inéluctablement, au lieu même où elle s'instaure, une certaine maltrise. Ion est contraint de se reconnaître « divin », parce qu'il doit avouer qu'il ne peut assumer aucun rôle technique, bien qu'il tente de le faire en s'attribuant, parmi les rôles passés en revue, la compétence du stratège, ce qui déchalne la verve de Socrate, avant qu'il ne finisse par traiter Ion de « Protée ». Protée n'est pas un autre rôle, c'est l'interprète de tous les rôles, c'est le patron des herméneutes. (Or Protée, dans la légende, joint à son don de transformation mimétique un don de divination, de voyance et d'oracle.) En le nommant, Socrate ne nomme rien d'autre que la theia moira, selon laquelle se communique la theia dunamis, le partage et la diJIérence des rôles et des voix dans lesquels se communique le logos. Le dia-logue n'est peut-être qu'un autre nom de la theia moira, c'est-à-dire de l'hermeneia, ce dialogue dans lequd Platon lui-même est le Protée, tour à tour Socrate et Ion, tour à tour Ion et Homère, tour à tour Homère et Platon. Ce partage, cette dia-logie ne se laisse pas saisir - et la
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maîtrise de Socrate n'est en un sens rien de plus, si on peut dire, que la maîtrise de cet aveu ... Du reste, il se pourrait que l'épisode final du rhapsode comme stratège ait encore à être interprété autrement que comme une prétention comique de Ion à la plus haute fonction technique. Ion se reconnaît en effet dans l'art du stratège à propos de ce que celui-ci doit dire à ses soldats pour les exhorter. Il ne se reconnaît donc pas dans « l'art militaire» comme tel, que Socrate lui glisse ensuite, mais dans la faculté de tenir un discours approprié, non pas en tant que discours technique, mais en tant qu'adresse, encouragement, exhortation, en tant que parole ayant à communiquer quelque chose comme de l'enthousiasme. Cette identification est en somme une identification de l'herméneutique à la parénétique (le discours de conseil, d'exhortation). Et elle vient conclure le dernier épisode du dialogue au sujet des technai mises en scène chez Homère. Socrate a demandé à Ion de lui citer des passages sur la techné du rhapsode. Ion a répondu qu'il faudrait citer tout Homère, et il a précisé qu'il entendait par là non pas, une fois de plus, les divers contenus techniques, mais « le langage qui convient à l'homme ou à la femme, à l'esclave ou à l'homme libre, au subalterne ou au chef ». La techné introuvable de l'herméneute concerne donc la convenance des discours, non leur compétence. Elle concerne la convenance de l'énonciation, et cette convenance est par essence multiple, partagée selon les rôles. La techné introuvable aura été trouvée - dans ce qui n'est aucune techné, dans le partage des voix, de leurs énonciations et de leurs adresses. Le
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« propre» de l'hermeneia, c'est la différence des propriétés singulières des voix.
.'. En matière de partage des voix, il n 'y a pas à s'y connaître. Pour s'y connaître, il faudrait être en deçà ou au-delà de ce partage. Socrate n'y est pas plus que Ion. Platon, peut-être, essaie de feindre qu'il y est, et qu'il s'y connalt. Mais il se partage lui-même, pour le dire, entre Ion et Socrate. « Platon » s'interprète, se met en scène, Platon est l'herméneute de Platon, mais Platon luimême n'est que la différence des voix de ses personnages, et la différence générale - générale et toujours singulière - de chaque voix au logos. Selon cette différence, le logos n'est pas une voix. Mais il n'est pas non plus, par conséquent, une voix silencieuse. Il s'articule à l'écart et du silence et de la voix. Il articule « avant » toute voix le partage des voix, sur le mode d'une expression d'avant l'expression, dans la position de l'Auslegung « antérieure » à l'Ausdrücklichkeit. Dans cette Auslegung, ou dans cette hermeneia, on n'a pas seulement à faire au ais du « en tant que tel étant », mais aussi à un autre ais: celui de l' « en tant que telle ou telle voix ». Non seulement l'étant est toujours compris tel ou tel, mais la voix de cette compréhension est toujours-déjà telle ou telle, épique ou lyrique, poétique ou philosophique, etc.
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Le logos n'est pas une phoné sémantiké, il n'est pas une voix douée de signification, il n'est pas un sens, et ne saurait être « interprété ». Il fait en revanche l'articulation d'avant les voix, dans laquelle pourtant les voix s'articulent déjà, et se partagent. Il fait la structure à la fois « anticipatrice » et partagée de la voix en général". « La » voix, toujours plurielle, fait le partage, la theia moira du logos: son destin et sa destination dans l'exécution, dans l'interprétation singulière de chaque voix. « Hermès porte l'annonce du destin » disait l'Entretien : il faut ajouter que le destin n'est rien d'autre que l'annonce, et le partage de l'annonce du logos. Ce qu'on a nommé le « logocentrisme », dont la nature est ici confirmée par un « théo-Iogo-centrisme », s'avère en même temps voué au plus puissant des décentrements, à une division destinale (fatale) du logos lui-même. L'hermeneia est la theia moira du logos. Elle n'est ni la compréhension, ni la pré-compréhension d'un sens - et si elle est « participation au sens », c'est en ce sens seulement où le sens ne préexiste pas, et n'advient pas non plus à la fin, mais où le sens est ce partage du logos. (Nous sommes le sens, dans le partage de nos voix.) C'est-à-dire que le sens « est » le don de soi dans le partage - ce don qui n'est pas une pté-donation, ni une 54. Structure d'écriture, par conséquent, selon le concept derridjen du mot. En ce sens, le partage dialogué des voix ne rambIc pas ft la tradition qui, de Schleiennacher à Gaclamer, assigne ft l'herméneutique le lieu privilégié du dialogue comme échange vivant et plein des voix p~sentes (d. Harnacher, op. cit., p. 118-119). li s'agit ici d' « interpréter » cette traetitioD, de la traduite, de la trahir, de la transporter.
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pré-position, car c'est le partage qui fait le don. Que le sens est donné, cela signifie aussi bien qu'il est abandonné au partage, à la loi herméneutique de la différence des voix, et qu'il n'est pas un donné, antérieur et extérieur à nos voix et à nos déclamations. Le sens se donne, il s'abandonne. Il n'y a peutêtre pas d'autre sens du sens que cette générosité, où il ne se pose ni ne se retient; lui répondant, la générosité de l'herméneute est le seul sens de l'herméneutique. C'est à parrir de là qu'il faut désormais comprendre l'ouverrure herméneutique de la question de l'être, et sa figure circulaire. Si nous nous mouvons toujours déjà « dans la compréhension ordinaire de l'être », ce n'est pas que nous ayons de manière ordinaire - ni extraordinaire! - le sens de l'être, ni un sens de l'être, ni du sens pour l'être. C'esr que nous sommes, nous existons dans le partage des voix, et que ce partage fait ce que nous sommes : nous le donne, nous le partage, nous l'annonce. « Etre » déjà dans la compréhension de l'être n'est pas être déjà dans la circulation ni dans la circularité du sens: c'est « être », et c'est être abandonné à ce partage, et à sa difficile communauté, où l'être est ce que nous nous annonçons les uns aux autres. A moins que l'être ne soit que nous nous annonçons les uns aux autres, en une « longue chaine » poétique, magnétique et rhapsodique.
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L'herméneutique est un don: interprétée dans tous ses sens, et au-delà, cette proposition fait « l'annonce» du Ion. Rien d'autre n'est annoncé que le don, et le don est l'annonce elle-même. « Annonce » voudra dire ici qu'il ne s'agit ni tout à fait d'une thèse philosophique sur l'herméneutique, ni tout à fait de l'assomption d'une pure énigme originelle. Entre les deux, tout autrement, l'annonce herméneutique du don n'est qu'une différence de voix, la voix en tant que différente, et partagée. « Heidegger» mimant « Platon» et réinscrivant son dialogue dans son entretien ne fait pas autre chose que laisser à nouveau se partager la voix herméneutique, entre des voix, des rôles, des scènes et des dialogues. Il fait dialoguer des dialogues, et cela ne fait plus ce qu'on entend par un « dialogue », ni par une « mise-en-abyme », mais cela fait une proximité de l'écartement même, un dia-logue comme partage du logos. Heidegger n'interprète nullement Platon: il le laisse être son herméneute. Ils annoncent la même chose, ils font la même hermeneia : que le logos est un partage, notre partage, ce qui ne nous rassemble qu'à nous partager. Ce partage est aussi celui de la philosophie et de la poésie, mais il ne leur assigne pas de place ni de sens. Protée peut prendre tous les rôles, dans la philosophie et dans la poésie. Il peut aussi brouiller les rôles, ne plus permettre de les départager. Mais ce ne peut pas être pour aboutir à une identité monologique. La voix de chacun est singulière, qui dit la même annonce que la voix de l'autre. Et pour chaque Ion, il n'y a qu'un Homère. - Le don, c'est la singularité de ma voix, de la tienne, et de notre dialogue. 84
Qu'est-ce que l'unicité et la singularité d'une voix? Qu'est-ce que cette formation ou conformation qui n'a rien d'un « universel particulier» de modèle hégélien, mais qui exécute (interprète) au contraire ce partage dans lequel, originellement, tout universel dispara1t ? Quelle est cette syncope de l'universel dans le partage des voix? L'interprétation de l'universel est sa partition en voix singulières, sur des scènes singulières, infiniment proches et infiniment isolées les unes des autres. Aucun sens ne s'y origine ni ne s'y achève, mais une annonce toujours autre s'y délivre : celle de l'autre, justement. Non pas d'un grand Autre qui tiendrait l'origine du Discours-de-l'autre en général, mais l'annonce de ce que l'autre est autre (jamais « en général », et toujours dans la singularité), et de ce q~'il n'est pas de parole qui ne se communique de cette altérité et dans cette altérité, chaque fois singulière et finie. Dans l'Entretien, comme on l'avait déjà annoncé, l'autre qu'il s'agit de « comprendre » fait retour, après avoir disparu de la problématique herméneutique dans L'être et le temps. Il fait même retour sous le signe de sa tradition herméneutique, avec la citation de Schleiermacher. Mais cet autre n'est plJs un autre anthropologique. Il ne renvoie plus à la subjectivité, voire à la psychologie du « comprendre ». Cet autre - qui est le Japonais, mais aussi « Celui qui demande », qui est Platon, mais aussi bien « Hermès » - , cet autre n'est pas l'autre homme, l'interlocuteur d'un dialogue. Mais il n'est ras non plus autre chos~, ni quelqu'Un d'autre. 1 est, dans l'autre de tout dialogue, cela qui le fait autre, et qui n'est pas
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humain, qui n'est pas son identité humaine, compréhensible et compréhensive. Il est cet autre de l'autre qui jamais ne revient au même, et par qui seulement s'installe la possibilité, la nécessité eC l'impossibilité du dialogue. (Heidegger a demandé ailleurs : « Le dialogue est-il nécessairement une dialectique et quand? », et il répondait de la même manière que dans l'Entretien au sujet du dialogue de Platon : « Laissons la question ouverte". ») 55. Qu'est-.ee que la philosopme l, Gallimard, 1957, p. 35. - Il faudrait pousser plus avant encore la recherche au sujet du dialogue chez Heidegger : son motif est présent, de façon discrète mais insistante, dans Le chemin vers la parole (le dernier des textes qui composent Acheminement vers ta parole, op. cit). Il détermine en particulier, selon un para-
doxe soigneusement calculé, l'assignation de la parole (de la Sprache) comme « monologue ~. dans la mesure où ce « monologue », en opposition au Monologue de Novalis qui « représente dialectiquement la parole à partir de la subjectivité », corresJX>nd au fait que « la parole seule parle. Et elle parle solitairement. Pourtant, ne peut être solitaire que ce qui n'est pas seul; pas seul, c'est-à-dire pas séparé, isolé, sans aucun rapport » (p. 254). Un peu plus loin, Heidegger cite le « nous sommes un dialogue (Gespriich) » de HeHderlin. C'est à peu près l'aboutissement du texte. Or, en son début, ce texte a dû lui aussi passer par un « cercle » : le cercle de la pensée de la parole comme information qui « se voit contrainte de penser l'infor· mation comme parole ». C'est en somme, cette fois, le cercle de l'herméneutique de la Sprache elle-même. Et là encore, le cercle aura été à la fois reconnu « inévitable » et dérangé, débordé ou ouvert, par ceci que sa circularité est « gouvernée depuis la parole même, par un mouvement qui est en elle ». Mais ce mouvement ne se détermine pas à partir du cercle. Il relève de l'entrelacement (Geflecht) dont « le cercle est un cas particulier )po (phrase manquante dans la trad. fse, p. 229). (Cf. quelques ~arques de Derrida sur le Geflecht in « Le retrait de ]a métaphore », Poésie, n° 7, 1978, p. 113). Le Gesprâch implique un Ge-flecht, ou est pris dans le Geflecht. Peut-être faudrait·il dire que Je Geflecht est ce qui
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La finitude de l'autre est sans doute dans sa singularité et dans sa délimitation, de Japonais, de Platon, ou de Heidegger. Mais elle n'est pas ainsi sa « finité » (selon le terme proposé par Birault pour qualifier le fini de la métaphysique) : elle ne consiste pas dans une liruitation (sensible, empirique, individuelle, comme on voudra) qui se poserait sur fond d'infini et dans un rapport imminent de sublimation ou de relève dans cet infini. La finitude de l'autre tient à ce que son altérité n'en finit pas, précisément, d'être autre, qu'elle se diffère incessamment ou qu'elle diffère son identité. Autrui ne s'identifie pas comme l'autre. En revanche, il s'annonce, ou il est annoncé. Infiniment altéré, et infiniment annoncé, l'autre met fin sans cesse à l'identification et à l'as~mption du rapport en compréhension achevée. - Dans l'Entretien d'un philosophe chrétien avec un philosophe chinois de Malebranche, le philosophe chinois, pour finir, se trouvait identifié à la pensée de son interlocuteur, qu'il pensait sans le savoir, sans que la vérité lui en eût été révélée (il faisait l'objet d'une interprétation). Il n'est pas certain que le Japonais de Heidegger ne subisse pas la même violence identificatoire, tout comme Ion en face de Socrate, ni que ce ne soit pas là une règle du « dialogue» philosophique. Mais l'Entretien avoue aussi que peut-être aucun « dialogue » n'est « l'entretien de donne le régime ou la nature du Ge du Gespriich : c'est-à-dife )po (c'est ]a nature ordinaire du Ge·), mais avec la fonction d'un entre- (entrelacement, entretien), et finalement d'un dia- qui ne dialectise pas, mais qui partage. Ce qui nous entrelace nous partage, ce qui nous partage nous entrelace.
un « collectif
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la parole », ou plutôt que cela ne se laisse pas assigner ni identifier. Il indique la finitude du dialogue, c'est.à·dire, encore une fois, non pas le statut limité de tous les dialogues effectifs, sur fond d'un dialogue infini, mais ceci que l'essence du dia·logue est dans l'altéraùon infinie de l'autre, et dans ce qui met fin sans fin à la fin du dialogue. A chaque fois qu'il est mis fin, l'annonce se renou· velle. L'annonce -l'hermeneia - arùcu1e la fini· tude, celle des genres, celle des langues, celle des interlocuteurs. Une fois de plus : le logos est un partage, il est notre partage, en tant qu'il est celui du « divin », il partage ce que nous veut dire. Dans la singularité des voix et des annonces s'ins· crit la finitude du logos partagé. L'hermeneia est l'annonce de l'autre à l'autre, et elle l'est dans la mesure où l'autre ne peut être signifié, ni présenté, mais seulement annoncé. L'annonce est aussi le mode de la présence propre à l'autre. Ainsi l'hermeneia est l'annonce de la finitude à la finitude : sa partiùon est infinie. Cette partiùon est celle du dialogue, dans toute la portée du mot, qui n'est pas seulement litté· raire, mais éthique, sociale et poliùque. Plus encore : la question du dialogue n'est une des quesùons - voire la question - littéraires de la philosophie, c'est-à-dire la quesùon de sa Darstellung, de l'exposition de la pensée (ou du logos), que parce que dans cette question il est question de « comprendre le discours d'un autre ». Si la philosophie se pose la question de sa présenta. tion (et si l'âge de l'herméneutique coïncide avec l'âge de la spéculation sur la Darstellung), et elle se la pose depuis sa naissance, ce n'est pas seule· 88
ment en fonction d'une adresse à l'autre (au nonphilosophe), c'est que son affaire est d'emblée une altérité du discours : l'autre discours, ou l'autre du discours, la poésie, ou le logos divin. Dans la question du dialogue, il est question à la fois de l'interprétaùon et de ce que nous nommons la « communication" ». Toute pensée de l'interprétation est pour finir une pensée de la communication. Mais aussi longtemps que l'une et l'autre sont comprises sur le mode « herméneuùque », c'est-àdire sur le mode du cercle qui présuppose la propriété d'un sens, c'est-à-dire qui pré·approprie, fondamentalement, l'interprète au sens (et le sens à l'interprète), tout en pré-appropriant l'un à l'au· tre les partenaires du dialogue, la pensée ne touche pas encore, même de loin, au partage des voix - et le cercle herméneuùque ne peut donner lieu qu'à un autre cercle, ou à une dérobade, éthique et poliùque. Le partage (le dialogue) y est compris comme une nécessité provisoire, que celle·ci soit 56. Ce n'est pas un hasard si, à la suite de la tradition déjà rappelée (et qui, sur son versant théologique, suppose quelque chose comme un dialogue avec Dieu, ce qui est bien différent de la « divinit~ '" du dia.logue), l'herméneutique de Gadamer culmine dans une théorie générale du dialogue comme vérité, et si elle peut ainsi se rencontrer, théoriquement et politiquement, avec la vision « communicationnel1e » de J. Habermas. De même que l'interprétation est pensée comme la réappropriation d'un sens, la communication est alors pensée comme l'appropriation - au moins utopique d'un consensus raisonnable.. , Beaucoup plus proches de ce qui est ici en question seraient la pensée de la « commu· nieation ~ chez Bataille, et. même si le rapprochement peut surprendre, celle de l'échange politique de la parole chez H, Arendt. Il faudra y revenir ailleurs.
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heureuse ou malheureuse, qu'elle soit enrichissement ou achoppement de la communauté des interlocuteurs. A l'horizon demeure une communion, perdue ou à venir, dans le sens. Mais ce qu'est la communion, en vérité, n'est en jeu que dans la communication. Ce n'est pas un horizon, ni une fin, ni une essence. Elle est faite du partage, elle comprend le partage infiniment fini de l'autre à l'autre, de toi à moi, de nous à nous. Et elle est comprise par lui. La communauté reste à penser selon le partage du logos. Cela ne peut sûrement pas faire un nouveau fondement de la communauté. Mais cela indique peut-être une tâche inédite à l'égard de la communauté: ni sa réunion, ni sa division, ni son assomption, ni sa dispersion, mais son partage. Le temps est peut-être venu de renoncer à toute logique fondatrice ou téléologique de la communauté, de renoncer à interpréter notre être-ensemble, pour comprendre en revanche que cet être-ensemble n'est, pour autant qu'il est, que l'être-partagé du « logos divin ». Nous communiquons dans ce partage et nous nous annonçons ce partage, « depuis que nous sommes un dialogue et que nous nous entendons les uns les autres » (Holderlin). avril-mai 1982.
ACHEVÉ n'IMPRIMER EN SEPTEMBRE
1982
SUR LES PRESSES DE L'IMPRIMERIE CORBIÈRE ET JUGAIN, A ALENçoN (ORNE).
DÉPÔT LÉGAL: SEPTEMBRE N°- ÉDITION :
246
1982