Revue de l'histoire des religions
Le problème du chamanisme Mircea Eliade
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Revue de l'histoire des religions
Le problème du chamanisme Mircea Eliade
Citer ce document / Cite this document : Eliade Mircea. Le problème du chamanisme. In: Revue de l'histoire des religions, tome 131, n°1-3, 1946. pp. 5-52; doi : 10.3406/rhr.1946.5473 http://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1946_num_131_1_5473 Document généré le 03/05/2016
Le problème du chamanisme
1. — Chaman, guérisseur, psychopompe Depuis le commencement du siècle, les ethnographes ont pris l'habitude d'utiliser indistinctement les termes chaman, homme-médecine (medecine-man), sorcier ou magicien (cf., par exemple, * l'index de l'ouvrage bien connu deBuschan, Vôlkerkunde, s. v. « Zauberer », « Schamane », « Medizinmann », etc.). On a parlé d'un chamanisme indonésien1, américain2, munda3, indien4, iranien5, chinois6, etc. ; on a 1) G. A. Wilken, Het Shamanisme bij de volken van den Indischen Archipel, 's-Gravenhage, 1887 ; A. C. Kruyt, Het animisme in den Indischen Archipel, 's-Gravenhage, 1906, pp. 443 sq. ; sur le chamanisme mélanésien, cf. R. C. Codrington, The Melanesians, Oxford, 1891, p. 209 ; B. Thomson, The Figians, London, 1908, p. 158 ; aur le chamanisme polynésien, E. M. Loeb, The Shaman of Niue (American Anthropologist, vol. 26, 1924, pp. 393-402) ; Id., Shaman and Seer (Americ. Anthr., vol.. 31, 1929, pp. 60-84) ; Fr. R. Lehmann, Die polynesischen Tabusitten, Leipzig, 1930, pp. 140 sq. ; A. Byhan, dans Buschans, Vôlkerkunde, II, 784, 936 sq. ; J. W. Layard, Molekula. Flying tricksters, ghosts, gods and epileptics (Journal of the Royal Anthropological Institute, vol. 60, 1930, pp. 501524) ; Id., Shamanism. An analysis based on comparison with the flying tricksters of Molekula (ibid., pp. 525-550) ; Jeanne Cuisinier, Danses magiques de Kelantan (Paris, 1936, Travaux et Mémoires de l'Institut d'Ethnologie, vol. 22). Society' 2) Cf.of par the exemple, Ojibwa (Annual W. J. Hoffmann, Report of theThe Bureau midewiwin of Ethnology, or 'Grand Smithsonian Médecine Institution, Washington, vol. 7, 1891, pp. 152 sq.) ; Franck G. Speck, Penobscot Shamanism (Memoirs of the American Anthropological Association, vol. VI, n° 4) ; Alfred Steinmann, Maske und Schamanentum in Amerika (Ciba Zeitschrifl, Basel, vol. 8, 1942-43, n° 89). 3) Cf. J. Hoffmann, Encyclopaedia Mundarica (Patna, 1930), vol. II, pp. 422 sq. ; Jungblut, Magic songs of the Bhils (Internationales Archiv fur Ethnographie, 1941-42), cité par W Koppers, Probléme der indischen Religionsgeschichte (Anthropos, 1940-41, vol. XXXV-VI, pp. 761-814), pp. 762 sq., pp. 801 sq. 4) Sten Konow, Die Inder (dans Chantepie de La Saussaye, Lehrbuch der Religionsgeschichle, 4e éd , vol. II), pp. 81 sq. Nous n'avons pas pu consulter l'étude de Walter Ruben, Schamanismus im alien Indien (Acta Orienlalia, vol. 17, 1939, pp. 164-205). 5) N. S. Nyberg, Die Religionen des alien Iran (deutsch von H. H. Schaeder, Leipzig, 1938), pp. 146 sq. Sur le chamanisme scythe.'K. Meuli, Scythica (Hermes, vol. 70, 1935, pp. 121-176). 6) Carl Hentze, Die Sakralbronzen und ihre Bedeutung in den fruhchinesischen Kulturen (Antwerpen, 1941), pp. 72, 115 sq., 120, 155 sq. ; sur les prétendues
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même parlé d'un chamanisme assyrien1 et germanique2. Présentant à des lecteurs non spécialistes une phénoménologie du magicien primitif, P. Radin fait usage des documents concernant les « chamans » et « hommes-médecine » d'Australie, de l'Amérique arctique, des Nouvelles-Hébrides, des Indes Néerlandaises, de l'Afrique du Sud et de la Polynésie3. Même position méthodologique chez les représentants de l'école historico-culturelle : le P. W. Koppers, par exemple, parle du chaman selknam (de la Terre du Feu) ou Santali4. L'auteur du plus récent ouvrage sur le chamanisme, M. Âke Ohlmarks5, réagit contre cet emploi, abusif selon lui, ressemblances entre le taoïsme et le Bon chamanisant, cf. Yule, The Book of Ser Marco Polo (London, 1875), I, p. 287 ; W. W. Rockhill, The Life of the Buddha (London, 1884), pp. 206 sq. ; Id., The Land of the lamas (London, 1891), p. 217; sur le chamanisme dans la Chine moderne, cf. Širokogorov, Psychomental Complex of the Tungus (London, 1935), p. 388 ; cf aussi., J. F. Rock, The birth and origin of Dlo-mba Shi-lo, the founder of the Moso shamanism [Bulletin de VÉcole française ď Extrême-Orient, vol. 37, part. I, 1937). Sur l'origine chinoise du chamanisme Lolo, cf. les recherches encore inédites de Luigi Vannicelli, citées par W. Koppers, op. laud., p. 794. 1) L. Feer, cité par A. Van Gennep, Du chamanisme, p. 90 (Religions, mœurs et légendes, 2e série, Paris, 1909). 2) Cf., par exemple, Alois Closs, Die Religion des Semnonensiammes (Wiener Beitráge zur Kultur geschichte und Linguislik, vol., IV, Salzburg-Leipzig, 1936, pp. 549-673), pp. 665 sq. et n. 62 ; Jan de Vries, Altgermanische Religionsgeschichte, vol. II (Berlin, 1937), pp. 70 &q. 186 &q., 350 ; À. Ohlmarks, Arkiischer Schamanismus und Altnordischer Seidr (Archiv fur Religionswissenschaft, XXXVI, 1939, pp. 171-180). 3) Paul Radin, La religion primitive (trad. A. Métraux, Paris, 1941), pp. 91-110. 4) Problème, p. 807 ; cf. Bodding, The Santals and Disease (Calcutta, 1927), pp. 34osq,, etc. 5) Ake Ohlmarks, Studien zum Problem des Schamanismus (Lund-Kopenliagen, 1939). L'importante bibliographie rassemblée dans cet ouvrage (pp. 356374), quoique incomplète (il y manque, par exemple, les études de J. Layard, de N. K. Chadwiek, de Castagne), nous dispense de donner ici plus que les indications essentielles. Une riche bibliographie des publications russes concernant le chamanisme est parue en 1932 grâce aux soins de A. A. Popov, Materiály dlja biblior grafti ruskoj literatury po izučeniju šamanstva Severo-Aziatskich narodov (NaučnoIzsledovalelskafa Associacija Instituta narodov Severa CIK SSSR), Leningrad, 1932. Citons quelques ouvrages d'ensemble publiés en anglais, en allemand et en français : V. M. Mikhailowski, Shamanism in Siberia and European Russia (Journal of the Royal Anthropological Institute, vol. 24, 1894, pp. 62-100 et pp. 126158) ; L. Stieda, Das Schamanenthum unier den Burjàlen (cinq articles dans Globus, vol. 52, 1887); W. Grube, Das Schamanentum bei den Golden (Globus, vol. 71, 1897) ; N. Melnikov, Die ehemaligen Menschenopfer und der Schamanismus bei den Burjalen des Irkutskischen Gouvernements (Globus, vol. 75, 1899); Sieroszewski, Du chamanisme d'après les croyances des Yakoules (Rev. Hist. Rel., 1902, pp. 325 sq.) ; B. P. Pilsudskij, Der Schamanismus bei den AinuStàmmen von Sachalin (Globus, vrl. 95, 1909) ; G. Čubinov, Beitráge zum psycho-
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des termes de chaman et de chamanisme. Il propose de restreindre l'usage de ces vocables aux seules religions des populations arctiques et nord-asiatiques, c'est-à-dire là où les observateurs ont rencontré pour la première fois le phénomène du chamanisme. D'après le savant suédois, plusieurs données s'opposent à la confusion de ce chamanisme authentique avec les phénomènes extatiques, les guérisons magiques et la prophétie connus des autres peuples primitifs. Il y a, premièrement — pour nous servir des formules mêmes de M. Ohlmarks — 1° une différence idéologique (l'interprétation que donne le chaman arctique de son expérience extatique) ; 2° une différence ethnographique (la musique, le tambour chamanique, l'imitation des voix des esprits, la part prise par les collaborateurs du chaman) ; 3° une différence sociologischen Verstàndnis des sibirischen Zaubers. Inaugural Dissertation, Halle a. S. 1914 ; G. Nioradze, Der Schamanismus bei den sibirischen Vb'lkern, Stuttgart, 1925 ; Uno. Holmberg-Harva, The Shaman costume and its signiflciance (Annales Universitatis Fennicae Aboensis, Série B, t. I, Turku, 1922); Id., Der n° Байт 3), 61), Helsinki, des Helsinki, Lebens1923 1926 (Annales ; ;id., id.,Die Academiae DieReligion religiôsen Scientiarum der Vorstellungen Tcheremissen Fennicae, (FF der Série altaischen Communications, B, t. Vôlker XIV, (FFC, n° 125), Helsinki, 1938, spéc, pp. 449-561 (l'œuvre capitale du maître fiilandais) ; Casanowicz, Shamanism of the natives of Siberia (Smithsonian Report for 1924) ; K. F. Karjalainen, Die Religion der Jugra-Vôlker, vol. Ill (FFC, n° 63, Helsinki, 1927), pp. 245-331 ; G. Sandschejew, Weltanschauung und Schamanismus der Alaren-Burjaten (trad, du russe par R. Augustin, Anthropos, vol. XXII, 1927, pp. 576-613, 933-955; vol. XXIII, 1928, pp. 538-560, 937-986) ; William Thalbitzer, Les magiciens esquimaux, leurs conceptions du monde, de l'âme et de la vie (Journal de la Société des Américanisles, N. S., t. 22, 1930, pp. 73-106) ; J. Castagne, Magie et exorcisme chez les Kazak-Kirghizes et autres peuples turks orientaux (Paris, 1930) ; N. K. Chadwick, Shamanism among the Tatars of Central Asia (Journal of the Royal Anthropological Institute, vol. 66, 1936, pp. 75-112) ; Id., The spiritual ideas and experiences of the Tatars of Central Asia (ibid., pp. 291-330) ; H. Munro-Chadwick and N. Kershaw Chadwick, The Growth of Literature, vol III, Cambridge, 1940 (pp. 192-226). Les travaux de Širokogorov et A. Gahs seront cités en relation avec l'étymologie du mot chaman et l'origine du chamanisme. Les monographies classiques de Radlov, Bogoraz, Jochelson, Czaplicka et Rasmussen sur les Esquimaux et les populations sibériennes contiennent une abondante documentation sur le chamanisme arctique. Le concept du chamanisme d'après l'école historico-culturelle de Vienne a été formulé dans l'ouvrage méthodique de Fr. Kirschbaum et Chr. von FûhrerHaimendorf, Anleiiung zu ethnographischen und linguistischen Forschungen, Môdling-Wien, 1934. Une interprétation sur les bases de la dialectique marxiste est due à M. D. K. Zelenin, Ideologija sibirskogo šamanstva (Izvestija Akademii Nauk SSSR, 1935. Otdelenie obščestvennych nauk), Moskva-Leningrad, 1936, résumé dans l'article du même auteur : Die animisliche Philosophie des sibirischen Schamanismus (Ethnos, vol. I, n° 4, Stockholm, 1936 ; cf. la critique u'Oiilmarks, op. cit., 142 sq.).
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logique (le rôle joué par le chaman dans les sociétés arctiques ; par exemple, les premiers chefs des Bouriates ont été des chamans : op. laud., p. 6, n. 2) ; 4° la différence fonctionnelleethnologique ; et 5° une différence psychologique (l'expérience extatique du chraman est sensiblement plus intense que les transes des hommes-médecine et des magiciens des peuples primitifs : ibid., pp. 5 sq.). Nous n'avons pas l'intention de discuter ici ces thèses. Mais nous dirons que la plupart des différences que M. Ohlmarks 'croit trouver entre le chamanisme proprement dit et les phénomènes similaires du reste du monde nous semblent assez relatives. Pour ne citer que quelques exemples, l'interprétation idéologique que le chaman donne de sa transe (l'invocation ou la possession des esprits protecteurs ou des esprits auxiliaires) se rencontre un peu partout. Nous en verrons plus loin plusieurs cas, chez les chamans indonésiens. Les différences dites ethnographiques ne sont pas plus décisives : la musique joue le même rôle en Indonésie1 ; le tambour chamanique est remplacé à Ceylan2 par la coquille (ailleurs, par le gong et les clochettes), mais la fonction magicoreligieuse reste la même ; l'imitation des voix des esprits se rencontre déjà dans une population aussi archaïque que les pygmées Semang de la péninsule de Malacca3. En ce qui concerne la différence psychologique, elle est difficile à évaluer ; des transes presque cataleptiques sont fréquentes, par exemple, chez les hommes-médecine des Savage Islands. (Cf. Loeb, The Shaman of Niue, p. 400.) Cependant, il est possible de tracer une ligne de démarcation assez précise entre le chamanisme proprement dit et les phénomènes universellement connus des magiciens et hommes-médecine primitifs. Non pas que n'importe quel magicien, homme-médecine ou sorcier puisse être appelé 1) Cf. Jeanne Cuisinier, Danses magiques de Kelantan, pp. 45 sq., .50 sq., 75 sq., etc. ; Loeb, Shaman and Seer, p. 61. 2) Paul Wmz, Exorzismus und Heilkunde auf Ceylon, Bern, 1941 ; les clochettes chez les Mentawei, Loeb, ibid., p. 67. 3) Cf. p. ex., Paul Schebesta, Les Pygmées (Paris, 1940), p. 153, etc.
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chaman. Comme nous ne tarderons pas à le constater, le chamanisme implique une théorie et une technique mystiques qui lui sont propres et qui le distinguent des autres idéologies et techniques magico-religieuses. Mais la spécificité du chamanisme ne se laisse pas inclure dans les limites d'une certaine zone géographique (en l'occurrence, ainsi que le pense Â. Ohlmarks, dans les régions arctiques). On hésite à suivre le savant suédois dans ses distinctions concernant le chamanisme arctique et sub-arctique, distinctions qu'il considère comme le résultat le plus important de ses recherches. Selon lui, le chamanisme aurait été originairement un phénomène exclusivement arctique, dû en premier lieu à l'influence du milieu cosmique sur la labilité nerveuse des habitants des régions polaires. Le froid excessif, les longues nuits, la solitude désertique, le manque des vitamines, etc., auraient influé sur la constitution nerveuse des populations arctiques, en provoquant soit des maladies mentales (l'hystérie arctique, meryak, menerik, etc.), soit la transe chamanique. La seule différence entre un chaman etunépileptique, est que ce dernier ne peut pas réaliser la transe de sa propre volonté (op. cit., p. 11). Dans la zone arctique, l'extase chamanique est un phénomène spontané et organique ; et c'est seulement dans cette zone qu'on peut parler du « grand chamanisme », c'est-à-dire de la cérémonie bien connue qui finit dans une transe cataleptique réelle, pendant laquelle l'âme est supposée avoir abandonné le corps et voyager vers les cieux ou les enfers souterrains. Dans les régions subarctiques, le chaman, n'étant plus victime de l'oppression cosmique, n'obtient pas spontanément une transe réelle et se voit forcé de provoquer une demi-transe avec l'aide de narcotiques ou de mimer dramatiquement le « voyage » de l'âme (Ohlmarks, op. laud., pp. 100 sq., 122 sq., etc.) Nous reviendrons sur les différences que M. Ohlmarks croit pouvoir établir entre les deux variétés du chamanisme, et qui constituent en fait la partie nouvelle de son important ouvrage. Pour l'instant, examinons d'un peu plus près l'équi-
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valence chamanisme-maladie mentale. La thèse ' n'est pas neuve. Comme l'érudition de M. Ohlmarks le prouve à l'abon* dance1, depuis Krivošapkin (1861, 1865), Bogoraz. (1910), Vitaševskij (1911), Czaplicka (1914), on a continuellement mis en lumière la phénoménologie psycho-pathologique du chamanisme. Mais cette prédisposition maladive . n'est pas limitée au chaman arctique. G. A. Wilken affirmait, il y a déjà soixante ans, que, originairement, le chamanisme indonésien avait été une maladie réelle et que c'est seulement plus tard que l'on a commencé à imiter dramatiquement la transe authentique. D'après Loeb (p. 395), le « chaman de Niue » est épileptique ou extrêmement nerveux, et provient de certaines familles où l'instabilité nerveuse est héréditaire. En se basant sur les descriptions de Miss Czaplicka, J. Layard croit pouvoir établir une ressemblance étroite entre le chaman sibérien et le bwili de Malekula2. Le sikerei de Mentawei (Loeb, Shaman, p. 67), le bomor de Kelantan (Cuisinier, Danses magiques, pp. 5 sq.) sont également des névropathes. Paul Radin met en évidence la structure épileptoïde ou hystérioïde de la plupart des hommes-médecine qu'il cite à l'appui de sa thèse sur l'origine psycho-pathologique de la classe des sorciers et des prêtres. Et il ajoute, exactement dans le sens de Wilken, de Layard, d'Ohlmarks : « Ce qui tout d'abord était dû à des nécessités psychiques devint une formule prescrite et mécanique à l'usage de tous ceux qui désiraient devenir prêtres ou entrer en contact avec le surnaturel » (La religion primitive, trad, franc., p. 110). M. Ohlmarks (op. laud., p. 15) affirme que nulle part dans le monde on ne rencontre l'intensité et la généralité des maladies psycho-mentales comme dans l'Arctique, et 11 cite un mot du savant russe Dim. Zelenin : « Dans le Nord, 1) Ohlmarks, pp. 20 sq. ; G. Nioradze, Der Schamanismus, pp. 50 sq. ; M. A. Czaplicka, Aboriginal Siberia, pp. 179 sq. (Chukchee) ; V. G. Bogoraz, К psichologii šamanstva и narodov severo-vostočnoj Azii (Etnograflčeskoe Obozrenie, 1910, vol. 22, 1-2), pp. 5 sq. 2) J. Layard, Shamanism, p. 544. Même observation chez Loeb, Shaman and Seer, p. 61.
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ces psychoses étaient beaucoup plus répandues qu'ailleurs. » Mais des observations semblables ont été faites au compte de nombre d'autres peuplades primitives, et on ne voit pas trop bien en quoi elles nous facilitent la compréhension d'un phénomène religieux1. Considéré dans l'horizon de Yhomo religiosus — le seul qui nous préoccupe dans le présent article — , le malade mental s'avère un mystique raté ou, encore mieux, un mystique simiesque. Son expérience est vide de contenu religieux, même si apparemment elle ressemble à une expérience religieuse, de la même manière qu'un acte d'auto-érotisme atteint le même résultat physiologique qu'un acte sexuel réel (l'émission séminale), bien qu'il ne soit qu'une imitation simiesque de celui-ci, étant, en effet, privé de la présence concrète du partenaire. Quoi qu'il en soit, force nous est de conclure que l'origine arctique du chamanisme ne ressort pas nécessairement de la labilité nerveuse des populations vivant trop près du pôle et des épidémies spécifiques du Nord à partir d'une certaine latitude. Des phénomènes pathogènes semblables se rencontrent un peu partout sur le globe entier. Que de telles maladies apparaissent presque toujours en relation avec la vocation des hommes-médecine, ce n'est point chose surprenante. Comme le malade, l'homme religieux est projeté sur un niveau vital qui lui révèle la réalité même de l'existence humaine, c'est-à-dire la solitude, la précarité, l'hostilité du monde environnant. Mais le magicien primitif, l'homme-médecine ou le chaman, n'est pas seulement un malade : il est, avant tout, un malade qui a réussi à guérir, qui s'est guéri lui-même. Maintes fois, si la vocation du chaman ou de l'homme-médecine se révèle à travers une maladie ou une attaque épileptique, l'initiation du candidat équivaut à une guérison2. Ce n'est pas au fait qu'il est sujet 1) Néanmoins Ohlmarks précise (op. cil., pp. 24, 35) que le chamanisme ne •doit pas être considéré exclusivement comme une maladie mentale, le phénomène étant plus complexe. 2) J. Cuisinier, op. cit., p. 5 ; Loeb, Shaman and Seer, pp. 66 sq.
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aux attaques d'épilepsie que le chaman esquimau ou indonésien, par exemple, doit sa force et son prestige ; c'est au fait qu'il peut maîtriser cette epilepsie. Extérieurement, on a beau jeu de remarquer nombre des ressemblances entre la phénoménologie du meryak ou menerik et la transe du chaman sibérien, mais le fait essentiel reste néanmoins la capacité qu'a ce dernier de provoquer volontairement sa « transe épileptoïde ». Et, qui plus est, les chamans, si semblables, apparemment, aux épileptiques et aux hystériques, donnent la preuve qu'ils jouissent d'une constitution nerveuse plus que normale : ils réussissent à se concentrer avec une intensité inaccessible aux profanes ; ils résistent à des efforts épuisants ; ils contrôlent leurs mouvements extatiques, etc.1. Qu'ils soient encore ou ne soient pas sujets aux attaques réelles d'épilepsie ou d'hystérie, les chamans, les sorciers, les hommes-médecine, en général, ne peuvent pas être considérés comme de simples malades : leur expérience psychopathique a un contenu théorique. Car s'ils se sont guéris eux-mêmes et savent guérir les autres, c'est parce qu'ils connaissent le mécanisme — ou encore mieux, la théorie — de la maladie. Pour les hommes-médecine des sociétés inférieures comme pour le chaman proprement dit des populations arctiques et nord-asiatiques, la maladie est soit l'abandon du corps par son âme soit la possession par une âme étrangère, un « esprit » ou un « démon ». La technique magico-médicale comporte par conséquent deux méthodes : 1° expulser l'« esprit » et 2° chercher, apporter et faire réintégrer l'âme du malade dans son corps. C'est cette deuxième technique 1) Quoique la « danse extatique » ait lieu, devant une nombreuse assistance, à l'intérieur d'une yurta, personne n'est atteint. Chez les Bouriates, les chamans sont les principaux gardiens de la riche littérature héroïque orale (Sandschejew, Weltanschauung, p. 306). Le vocabulaire poétique d'un chaman yakoute comprend 12.000 mots, alors que son langage usuel n'en comporte que 4.000 (Chadwick, Growth of Literature, p. 199). En général, le chaman sibérien et nordasiatique ne donne pas de signes de désintégration mentale (cf. Chadwick, op. cit., p. 214). Leur mémoire et leur capacité d'auto-contrôle sont sensiblement supérieures à la moyenne.
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qui est de beaucoup la plus élaborée dans le chamanisme. La différence entre la méthode des hommes-médecine, sorciers et docteurs des sociétés inférieures, en général, et celle des chamans, se marque spécialement dans la technique employée pour rechercher et pour rapporter l'âme du malade et dans la théorie subjacente à cette technique. C'est dans le chamanisme que se précise l'interprétation de la maladie comme fuite de l'âme vers le pays des morts. La technique du chaman consiste donc dans le voyage dans l'Au-delà, voyage que lui seul peut entreprendre sans risques, parce que lui seul connaît et l'itinéraire et les moyens de parvenir au but. Chez les Pygmées de l'Afrique, par exemple, chez qui on rencontre des hommes-médecine mais point de chamans proprement dits, la maladie est censée être provoquée par des causes multiples — physiques ou extra-naturelles — , mais on ne nous parle pas explicitement d'un rapt de l'âme dans le pays des morts1. Chez les Semang, dès que quelqu'un tombe malade, le hala et son assistant se retirent dans une cabane de feuilles et commencent à chanter, invoquant de la sorte les cenoï, les « neveux de Dieu ». Ce sont ces cenoï, à la fois âmes et esprits de la Nature, qui servent d'intermédiaires entre Dieu, Tata Ta Pedn, et l'homme (Schebesta, Les Pygmées, pp. 152 sq.)2. Après quelque temps, de la cabane montent les voix des cenoï eux-mêmes ; les hommes-médecine chantent et parlent dans une langue inconnue, et quand ils quittent la cabane, ils prétendent l'avoir oubliée. C'est surtout quand il reçoit la révélation de la cause et du traitement de la maladie, que le hala est censé tomber en transe (Evans, op. cit., pp. 115 sq.). П peut aussi se transformer en tigre (exactement comme les bomors de Kelantan ; cf. J. Cuisinier, Danses magiques, pp. 38 sq.). Plusieurs détails, sont à retenir : l'existence de deux 1) Cf. R. P. Trilles, Vâme du Pygmée ď Afrique (Paris, 1943), pp. 246 sq. 2) Une classe de hala, snahud — du verbe sahud, « évoquer » (Ivor Evans, Schebesta on the sacerdo-therapy of the Semangs, dans Journal of the Royal Anthropological Institute, 1930, vol. 60, pp. 115-125, p. 119) — peut seulement faire le diagnostic ; l'autre classe, puteu, peut aussi guérir.
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catégories d'hommes-médecine, l'une qui évoque les cenoï et diagnostique la maladie, l'autre qui réalise la guérison ; les rapports étroits entre les hala et les cenoï (qui peuvent être également considérés comme les âmes des ancêtres ; Evans, p. 118), mais aussi l'aide plus ou moins indirecte du Dieu1 ; la faculté que possède l'homme-médecine de se transformer en tigre ; le rôle important, mais non prédominant toutefois, du hala dans la 'société Semang ; la transmission de l'office de hala du père au fils (Evans, p. 120). Quelquesuns de ces traits, nous les retrouverons dans le chamanisme proprement dit (évocation des esprits-ancêtres suivie de la transe, mais aussi rapports directs avec le Dieu suprême ; transformation de l'homme-médecine en animal ; transmission héréditaire de l'office). Cependant, ces ressemblances ne forcent pas la conviction ; il y manque, par exemple,' l'élément fondamental du chamanisme : la fuite de l'âme vers le pays des morts et le scénario dramatique de sa recherche par le chaman. Cette recherche, comme nous ne tarderons pas à le montrer, est amplement documentée pour l'Indonésie. Déjà dans la Micronésie on peut suivre les étapes d'une « spécialisation » plus effective de l'homme-médecine. Dans l'île de Niue, celui-ci est « possédé par les dieux » (laula-alua) ou « possédé par les esprits » (taula-aitu), et ce sont les dieux ou les esprits qu'il envoie rechercher l'âme du malade ; généralement on arrive à découvrir que l'âme a été ravie par les « Serpents de la Mer » (la mer étant un symbole de l'Au-delà). Pour la ramener, l'homme-médecine s'adresse aux trois dieux — Ninwa, Falahi et Upi — et les évoque en sifflant sans cesse jusqu'au moment où il obtient la communication avec eux ; c'est alors qu'il tombe en transe. Remarquons que, dans la même région, on emploie parallèlement un autre moyen : la communion avec les âmes des morts. Ainsi, par exemple, 1) « Si Ta Pedn ne lui avait pas dit quelle médecine employer, le moment de la donner au malade, et les mots qu'il doit prononcer, comment le hala pourrait-il guérir ? », se demandait un pygmée Semang (Schebesta, p. 152).
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un iaula alua (c'est-à-dire quelqu'un qui se présente comme « possédé par les dieux » !) prétend communiquer avec ses frères défunts ; il se déclare capable de les voir clairement, mais, quand a lieu l'apparition, il perd connaissance (Loeb, The Shaman of Niue, pp. 399 sq.). Dans son cas, ce sont les esprits de ses frères qui lui révèlent les causes et les remèdes de la maladie, ou qui lui communiquent si le patient est condamné. Mais on a gardé le souvenir d'une époque où le chaman était exclusivement « possédé des dieux » et non pas, comme aujourd'hui, « possédé des esprits » (Loeb, ibid., p. 394). Double tradition religieuse qu'on retrouvera chez les chamans des zones arctique et nord-asiatique : la croyance en un dieu suprême céleste et l'animisme joint au culte des ancêtres, ou, si l'on considère les choses du point de vue de la psychologie religieuse, « contemplation » et « possession я1. Même ambivalence dans le chamanisme indonésien : d'une part, des rapports directs et continus avec le monde céleste (rapt du chaman dans les cieux, rêves ou rites d'ascension, sur lesquels nous aurons à revenir) ; d'autre part, .la dépendance du chaman par rapport au monde des esprits et des morts, et sa fonction de psychopompe. Chez les Dayaks, par exemple, le chaman conduit dans une barque l'âme du défunt ; sans son aide, celui-ci risque de s'égarer et, par conséquent, de ne pouvoir jamais trouver de repos2. A toute l'Indonésie est également familière « la barque des âmes » dans laquelle le chaman s'élance à la suite des âmes des des 1)hommes-médecine E. M. Loeb croitindonésiens, pouvoir préciser le chaman que le« possédé « voyant» par » estlesle esprits type archaïque, étant un phénomène ultérieur (ci. Shaman and Seer). 2) Cf., par exemple, la description que donne W. Howell, A Sea Dyak Dirge [Sarawak Museum Journal, vol. I, 1911, pp. 19 sq.). Mais, chez les Dayaks, il y a aussi la théorie que les âmes des morts s'envolent vers le Ciel,' et le « guide » demande l'aide de.l'Esprit du Vent et grimpe au sommet d'un arbre pour s'orienter ; cf. Ling H. Roth, The Natives of Sarawak and British North Borneo (Londres, 1896), I, pp. 208 sq. Ailleurs ce voyage vers le ciel se fait toujours dans une barque, comme par exemple dans les îles Marquises (cf. Captain David Porter, Journal of a Cruise made to the Pacific Ocean, seconde édition, New-York, 1822, vol. II, 113, cité par Frazer, The Belief in Immortality and the worship of the dead, vol. II, • London, 1922, p. 364-65).
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malades parties vers le pays des morts1. Il est évident que le voyage chamanique répète le voyage des morts ; psychopompe ou guérisseur, le chaman indonésien est capable de suivre l'itinéraire vers l'Au-delà, justement parce qu'il le connaît déjà (soit par sa propre maladie originaire, soit par l'initiation). Exactement comme le chaman nord-américain. Chez les Indiens Thompson, celui-ci met son masque et suit premièrement l'ancien sentier par lequel les ancêtres se rendaient autrefois aux pays des morts ; s'il ne rencontre pas l'âme du malade, il fouille les cimetières où sont enterrés ceux d'entre les Indiens qui ont été christianisés. Mais, de toute façon, il a à lutter avec les fantômes afin de pouvoir leur arracher l'âme du malade, et quand il revient à terre, le chaman montre aux assistants sa massue ensanglantée. Chez les Indiens Tuanas de l'État de Washington, la descente aux enfers est même plus réaliste : souvent on ouvre la surface du sol ; on imite le passage d'un cours d'eau ; on mime vigoureusement la lutte avec les esprits, etc.2. En ce qui concerne les chamans des populations arctiques et centre-asiatiques, la guérison s'obtient également par une longue et aventureuse descente aux Enfers. Ainsi, par exemple, chez les Yukagirs, après avoir conjuré les esprits des ancêtres, le chaman annonce : « l'âme du malade, semblet-il, s'est dirigée vers le Royaume des Ombres ». Accompagné par ses esprits protecteurs, le chaman descend, lui aussi, dans le domaine des morts et arrive devant une petite maison où il rencontre un chien et une vieille. Celle-ci lui demande s'il est venu pour toujours ou pour quelque temps. Sans lui répondre, le chaman continue son chemin jusqu'à une rivière qu'il traverse dans une barque, toujours accompagné par ses esprits protecteurs. Sur l'autre rive il rencontre, parmi la foule des défunts, les parents du malade, qui refusent de 1) Sur la « barque des âmes », voir A. Steinmann, Das Kultische Schiff im Indonésien, 1PEK, 1939-1940, pp. 149-205. 2) Frazer, Tabou et les périls de Vâme (trad, française, Paris, 1927), pp. 48-49. Dans l'île Vea du Pacifique également, l'homme-médecine rend visite, en pro- " cession, au cimetière. Même rituel à Madagascar : Frazer, ibid., p. 45.
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lui donner son âme. C'est le chaman qui vole, par son pouvoir magique, l'âme du malade, en l'aspirant ; de retour sur la terre, il réussit à faire réintégrer l'âme dans le corps du malade1. Citons aussi la description bien connue que Potanin a donnée du chaman altaïque. Après avoir chevauché à travers deux steppes, le chaman escalade une Montagne de Fer2, Ternir Shaikha, semée des os blanchis des autres chamans qui l'ont précédé et qui ont trouvé la mort dans cette entreprise dangereuse. Une nouvelle chevauchée l'apporte devant l'entrée de l'autre monde, et le chaman commence la descente aux Enfers. Il traverse sur un cheveu la mer souterraine et, pour, donner une image prégnante de son passage sur ce pont périlleux, il chancelle au point de tomber. Finalement, il chevauche de nouveau vers la demeure de Erlik, réussit à y pénétrer en dépit des chiens qui la gardent, et rencontre, furieux et menaçant, le chef des morts en personne. C'est maintenant qu'a lieu la scène la plus dramatique. Le chaman offre à Erlik un don fait par la famille du malade, l'invite à boire de l'eau-de-vie jusqu'à ce que le roi de l'Enfer s'enivre, et il imite laborieusement les phases de la griserie d'Erlik. Cette longue et pathétique discussion avec le Roi des morts est couronnée parfois par la transe extatique du chaman. Mais le but du voyage est atteint : dompté, Erlik le bénit, lui permet de reprendre l'âme du malade, et le chaman revient à la surface de la terre en utilisant non le cheval, mais une oie3. Dans la yurta il marche 1) V. I. Jochelson, The Yukaghir and the Yukaghirized Tungus (LeidenNew-York, 1910-1926), pp. 196 sq. 2) Dans la cosmologie mystique altaïque — comme dans beaucoup d'autres cosmologies — la montagne symbolise le « Centre du Monde ». Et c'est seulement au « Centre » qu'on peut réaliser la « rupture du niveau », le passage entre les trois régions cosmiques : Terre, Ciel, Enfer. Mais la montagne, dans presque toutes les traditions, appartient au symbolisme céleste ; on monte aux Cieux en escaladant une montagne. Nous aurons à revenir sur cet important problème (voir plus loin, p. 31 sq.). Remarquons, pour l'instant, que dans la technique ehamanique altaïque nous avons affaire à une double tradition : l'ascension au Ciel et la descente aux Enfers, même quand il n'est pas fait d'allusions précises aux dieux célestes. 3) Ce détail n'est-il pas dû à la confusion entre les deux traditions dont nous avons parlé dans la note précédente ? Nous aurons l'occasion de constater l'im-
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sur la pointe de ses pieds, comme s'il volait, en imitant le cri de l'oiseau. Lorsque la séance prend fin, le chaman se frotte les yeux comme s'il se réveillait et demande à l'assistance des renseignements sur le voyage qu'il vient de faire1. Rappelons qu'un voyage semblable a lieu aussi dans le sens inverse, car c'est toujours le chaman qui accompagne l'âme du défunt dans le royaume d'Erlik. Radlov décrit une séance organisée pour conduire l'âme d'une femme morte depuis quarante jours. Le rituel a lieu pendant la nuit, à l'intérieur de la yuria, autour du feu, et débute par l'invocation de la défunte. C'est à travers le chaman, qui s'efforce d'imiter sa voix, qu'elle parle. Elle se plaint de ne pas connaître le chemin, d'avoir peur de s'éloigner des siens, etc., mais finit par accepter d'être conduite par le chaman, et les deux partent ensemble vers le domaine souterrain. A l'arrivée, le chaman se voit refuser par les âmes des morts l'entrée de la nouvelle venue. Les prières restent sans résultat, et on leur offre alors de l'eau-de-vie ; la séance s'anime peu à peu, jusqu'à devenir grotesque, car les âmes des morts, par la voix du chaman, commencent à se quereller et à chanter toutes ensemble ; à la fin, elles acceptent de recevoir la défunte. La deuxième partie du rituel représente le voyage de retour ; le chaman danse et crie jusqu'à ce qu'il tombe à terre, inconscient2. La similitude entre ces deux types de voyage est remarquable : médecin ou psychopompe, le chaman suit le même itinéraire et lutte avec les mêmes difficultés. Mais il y a lieu d'observer que cette topographie infernale semble être tardive (Harva, Die religiôsen Vorslellungen, p. 559) et qu'on rencontre aussi le mythe d'un Au-delà sous-marin ou céleste. portance du motif du « vol sur un oiseau », tant dans le chamanisme arctique et nord -asiatique que dans le chamanisme des Mers du Sud. 1) S. N. Potanin, Očerki severo-zapadnoj Mongolii, t. IV (Saint-Pétersbourg, 1883), pp. 64-68 ; bon résumé dans Michaïlowsky, pp. 72-73 ; plus sommaire, Harva, Die religiôsen Vorstellungen, pp. 558-559 ; Ohlmarks, p. 127. 2) V. V. Radlov, Aus Sibirien, Lose Blatter aus dem Tagebuche eines reisenden Linguisien, Leipzig, 1884, vol. II, pp. 52 sq.
LE PROBLÈME DU CHAMANISME En effet, Vassilief a remarqué que, chez les Yakoutes Dolganes, le chaman qui cherche l'âme du malade par les démons se comporte comme s'il plongeait, Toungouses, les Tchouktches et les Lapons parlent de la
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chamanique comme d'une « immersion и1. D'autre part, les Yakoutes utilisent deux expressions différentes selon qu'un chaman monte vers les esprits « d'en haut » ou se dirige vers les esprits « d'en bas » (Harva, op. laud., p. 552). Car chez beaucoup des populations arctiques et nord-asiatiques la guérison comprend — au lieu d'une descente aux Enfers — une ascension au ciel. Ainsi, par exemple, chez les Dolgans et les Yakoutes, le scénario comporte quatre opérations rituelles : 1° l'invocation des esprits protecteurs du chaman ; 2° la recherche de l'esprit qui a volé l'âme du malade ; 3° son expulsion par des bruits et des menaces ; et 4° l'ascension du chaman au Ciel. Celle-ci a lieu près de la yurla, où on fixe trois ou neuf arbres dépouillés de leurs branches, et un bouleau ou un pieu portant à sa cime une grouette morte ou un oiseau de bois. Les arbres sont reliés entre eux par une corde de poils de chevaux, et entre les arbres et la yurta se trouve 1) Harva, Rel. VorstelL, p. 552; cf. le voyage du chaman eskimo vers la « Grande mère du phoque », Takanakapsâluk, au fond de la mer, décrit par Rasmussen, Intellectual Culture of the Iglulik Eskimos (Copenhague, 1929), pp. 124 sq., et Ohxmarks, pp. 198 sq. Chez les Esquimaux de Groenland, l'âme du malade est censée être partie vers le « pays des ours » (W. Thalbitzer, Les magiciens esquimaux, pp. 80 sq.). Cf. l'océan et les profondeurs océaniques considérés comme le pays des morts chez les Indonésiens, les Micronésiens, etc. Dans les conceptions japonaises archaïques, le pays des morts et des ancêtres se trouvait quelque part au delà de la mer ou dans les profondeurs marines. Le complexe religieux du marebito — dont l'élément essentiel était constitué par la visite annuelle que les morts faisaient aux vivants — comprenait le lancement rituel de petites barques et des chevaux-poupées, pour faciliter le voyage de retour des morts à travers l'Océan (cf. les travaux, encore inédits, de Oka, résumés par Alexander Slawik, Kullische Geheimbunde der Japaner und Germanen, dans Wiener Beitràge zur Kullurgeschichle und Linguislik, Salzburg-Leipzig, 1936, Jahrgang, IV, pp. 675-763, spéc, p. 703). Des conceptions similaires concernant un Au-delà maritime (les îles des morts, la barque funéraire, le pont sur le fleuve, etc.), se rencontrent aussi chez les anciens Germains (cf. Wolfgang Golther, Handbuch der germanischen Mythologie, Leipzig, 1895, pp. 90 sq., 315, 473 ; Oskar Almgren, Nordische Felszeichnungen als religiose Urkunden, Frankfurt a. M., 1934, p. 191 ; Otto Hôfler, Kullische Geheimbunde der Germanen, Frankfurt a. M., 1934, p. 196 ; Jan de Vries, Allgermanische Religions geschichte, vol. II, Berlin, 1937, pp. 399 sq.), conceptions que A. Slawick (op. cit., pp. 704 sq.) compare, avec raison, avec le complexe japonais.
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une petite table avec une carafe d'eau-de-vie. Le chaman imite le vol d'un oiseau, signe qu'il a commencé l'ascension ; les arbres représentent les neuf Cieux, et le chaman se repose et distribue des dons aux esprits célestes dès qu'il réussit à atteindre un nouveau ciel. Quand le voyage prend fin, le л chaman purifie par le feu un de ses pieds1. Nous avons à revenir sur cette double tradition chamanique, que l'on peut appeler, par commodité, « céleste » ou « infernale ». Remarquons pour l'instant que, au moins de nos jours, chez la plupart des populations arctiques et nordasiatiques, les deux idéologies et les deux techniques coexistent2. Cette polarité se vérifie, d'ailleurs, en d'autres secteurs religieux. Ainsi, les Yakoutes croient que sauf les esprits mauvais, abasy, qui vivent sous terre, toutes les autres âmes des morts habitent le Ciel sous la forme d'oiseaux (Harva, op. cit., p. 361). Les Tatars de l'Altaï croient que les pécheurs s'en vont chez Erlik et que les bons survivent heureux dans le Ciel (Radlqv, Aus Sibirien, II, p. 12). Les Ostyaks pensent que seuls ceux qui trouvent la mort au combat ou à la chasse peuvent monter aux Cieux ; la même conception est commune aux Lapons, aux Tchouktches, aux Tlingits, etc.3. Il y a des raisons de croire que la conception primitive de l'habitat des âmes a été le Ciel (Harva, p. 364), conception qu'on doit mettre en relation avec la structure générale de la religion arctique4. A cette double idéologie 1) Harva, op. laud., pp. 545 sq. Cf. l'ascension jusqu'au ciel de Bai Ûlgen et l'initiation chamanique, ci-dessous p. 29 sq. 2) II y a, sans doute, des exceptions. Voir p. ex., Harva, pp. 551 sq. 3) Harva, p. 365 ; K. F. Karjalainen, Die Religion der Yugra-Vblker, vol. I (Helsinki, 1921), pp. 189, 190. Rappelons que dans la tradition japonaise, parallèlement à la conception d'un au-delà maritime, sous-marin ou souterrain, il existe aussi un complexe « vertical » : la montagne comme domaine des morts (Slawik, op. cit., pp. 687 sq.). Croyances similaires chez les Germains (« la montagne des morts » des Islandais, Hôfler, pp. 221-222 ; des Suédois, ibid., p. 223, n. 175, etc.). • 4) Dans une importante étude, Kopf-, Schàdel-und Langknochenopfer bei Benliervôlkern {Festschrift W. Schmidt, Môdling, 1928, pp. 231-268), A. Gahs a mis en lumière l'existence chez les populations arctiques d'un ancien sacrifice au dieu du Ciel, auquel on offrait la tête et les os longs, tandis qu'on offrait le sang chaud aux divinités chthonico-infernales. Ainsi, par exemple, les JurakSamojedes sacrifient sur les hautes montagnes, en l'honneur du dieu céleste Num,
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correspond d'habitude une bipartition de la classe des chamans en « chamans blancs » et « chamans noirs », ou une classe des prêtres-sacrificateurs faisant face aux chamanssorciers. Ainsi, par exemple, chez les Yakoutes, il existe le ajy ojuna, prêtre sacrificateur, et le chaman noir, abasy ojuna (les abasy sont les esprits mauvais ; Harva, p. 482) ; les Bouriates parlent des « chamans blancs » (sagani bô) et des « chamans noirs » (karain bô), les uns ayant des rapports avec les dieux, les autres avec les esprits (ibid., p. 484). Chez les Tatars de l'Altaï, le chaman blanc honore le Dieu du Ciel et ses fils, et le chaman noir s'occupe de « tous les esprits » ; leur costume lui-même est différent, blanc chez les premiers, bleu chez les autres (ibid., p. 482). Il est instructif de remarquer que la différence tend à s'affermir dans les régions du Sud (Tatars, Bouriates), où les influences des religions asiatiques s'affirment plus précises (ci-dessous, p. 48 sq.). 2. — L'ascension du chaman au ciel Le trait caractéristique du chamanisme — trait qui le distingue des autres techniques magico-religieuses — est l'ascension « extatique » du chaman au ciel. La cérémonie semble être indépendante et de la fonction de guérisseur du chaman et de celle de psychopompe, car elle a lieu en d'autres occasions aussi. Morphologiquement, on peut distinguer deux types d'ascension : 1° « occulte », pendant la transe (réelle ou feinte) du chaman, quand son âme est supposée avoir abandonné le corps ; et 2° « manifeste », quand le chaman mime l'ascension d'une manière réaliste ou symbolique dans le cadre d'un rituel spécifique. Pour M. Ohlmarks, la transe un renne blanc (op. cit., p. 238) ; les Toungouses font leur offrande de la même manière à l'Esprit du Ciel, Buga (p. 243), etc. Chez les Koryaks, les Tchouktches et les Esquimaux, l'ancien culte du Dieu céleste se trouve métissé avec des éléments totémisto-animistes et matriarcaux, que Gahs considère comme secondaires (p. 261 ). Dans le même sens, cf. la vue d'ensemble sur les religions arctiques donnée par le P. W. Schmidt dans le IIIe volume de son Ursprung der Gottesidee (Munster, 1931), pp. 541-564.
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est le phénomène originaire, car elle est spontanée chez les populations arctiques. Le rituel et le symbolisme de Vascension ne sont qu'une imitation de cette expérience psychopathologique primitive, que le chaman des zones sub-arctiques n'est capable d'obtenir ni par ses propres moyens (n'étant pas sujet à des crises ď « hystérie arctique ») ni par les narcotiques (op. laud., pp. 79, 100, 122 sq., etc.). De ce fait, pour le savant suédois, la caractéristique même du chamanisme proprement dit — c'est-à-dire l'ascension du chaman au Ciel — prouve les origines arctiques de ce phénomène religieux. Tout ce qui a lieu dans les zones sub-arctiques n'est qu'une imitation, plus ou moins réaliste, de la transe hystéro-épileptoïde, endémique dans les régions polaires. Nous croyons que le problème doit se poser en d'autres termes. L'existence ou l'absence d'une base organique, pathologique, de ce phénomène religieux n'est pas concluante, car, nous l'avons vu (ci-dessus, p. 10 sq.), la constitution maladive des hommes-médecine est loin d'être une caractéristique des populations arctiques1. Reste l'idéologie du chamanisme. Notre tâche immédiate est d'examiner si on peut considérer cette idéologie comme une création exclusive des expériences religieuses spécifiquement arctiques ou (comme nous le croyons) si elle s'intègre dans un « système » plus vaste., sans attaches immédiates (c'est-à-dire psychophysiologiques) avec une certaine zone géographique (l'Arctique). Examinons de plus près la morphologie de l'ascension chamanique au ciel. Le type que nous avons appelé « occulte » — à cause de la transe qui couronne presque toujours la cérémonie — est un drame intériorisé. Mais l'itinéraire céleste est connu d'avance, et* par le chaman, et par les spectateurs ; et si ceux-ci ne voient pas directement les péripéties de l'ascension, du moins les devinent-ils d'après les gestes du 1) M. Ohlmarks affirme (Studien, p. 146) que la conception du rapt de l'âme du malade est spécifiquement « hocharktisch ». Nous avons rencontré des idées semblables en Indonésie, ci-dessus, p. 15 sq.
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chaman ; le drame, tout « intériorisé » qu'il soit, reste transparent. La transe, réelle ou feinte, n'est jamais une simple expérience privée ; elle a lieu à un certain moment de l'ascension, elle est intégrée dans un système cosmo-théologique, elle est validée par une « théorie ». L'ascension est toujours communiquée, rendue visible, sinon par un rituel explicite (comme chez les sub-arctiques), du moins par un symbole •quelconque : danse, imitation du vol d'un oiseau ou de la ■chevauchée, exclamation et mots-clé, etc. Ainsi, le chaman yakoute, pour guérir un malade, s'élance vers le Ciel, mais son voyage est mimé pár une danse1. Dans la région de l'Iénisséi, le chaman danse également son ascension ; il annonce que les esprits l'emportent dans les airs et, à un certain moment, il crie : « Je me trouve très haut, je vois à 100 milles Je Iénisséi ! », etc. (Ohlmarks, op. cit., p. 184). En ce qui concerne le système cosmo-théologique — qui valide, en dernière instance, la transe « occulte » — , nous avons déjà vu ■que le voyage du chaman suit un itinéraire céleste, sousmarin ou souterrain, qui s'intègre à l'ensemble des conceptions mythico-religieuses. En son vol magique, le chaman tchouktche traverse un ciel après l'autre, en passant par l'orifice qui se trouve au-dessous de l'Étoile Polaire (Bogoraz, The Chukchee, p. 331). Un système cosmologique complet se révèle à nous dans cette indication allusive, système •qu'on ne peut pas considérer comme une création arctique, 1) Ohlmarks, p. 187. Remarquons que, quoique ayant affaire à une population « hocharktisch » où, d'après M. Ohlmarks, la transe devait être physiologiquement expérimentée, nous assistons à un rituel par lequel on mime l'ascension. -Chez les Yakoutes et les Sojotes, les chamans commencent même la « grande séance » par l'imitation chorégraphique de vol de l'oiseau (ibid., p. 77). Ce sont -des faits qui infirment la thèse du savant suédois d'après laquelle l'imitation de l'ascension serait une création de la zone sub-arctique, où on ne pouvait pas -obtenir spontanément la transe. D'ailleurs, cette transe n'est pas toujours expérimentée par les chamans des populations arctiques. Ainsi, chez les Esquimaux polaires et au Groenland, la « grande séance » ne se réalise plus (Ohlmarks, p. 56) ; -chez les Esquimaux asiatiques, la transe n'est pas cataleptique (ibid., p. 48) ; «nez les Tchouktches, cette transe est plutôt rare (ibid., p. 42). Toutes ces populations sont « hocharktisch ». Au contraire, chez les Toungouses, situés plus au J3ud, la transe se répète jusqu'à quatre fois pendant la séance. Détail à retenir le problème de l'origine du chamanisme.
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puisqu'il se rencontre également chez les Altaïques et qu'il a en tout cas une origine central-asiatique1.* L'ascension est considérée comme équivalent à la capacité de voler du chaman. Dès qu'il a pris conscience de sa vocation, s'est retiré dans la solitude et a commencé de battre le tambour, le chaman chukchee « a vu le monde tout entier... et s'est élevé au Ciel » (Bogoraz^ The Chukchee, p. 426). Les véritables chamans des Esquimaux Netsilik pouvaient, jadis, voler vers la lune et faire des excursions dans l'espace (Basmussen, cité par Ohlmarks, p. 198). L'angakkul, le chaman de Groenland, peut voler comme les oiseaux (Thalbitzer, Les magiciens esquimaux, pp. 82 sq.). Czaplicka enregistre la tradition d'après laquelle certains chamans auraient été emportés, vivants, dans les Cieux2. Selon les croyances yakoutes, il y avait autrefois des chamans qui s'élevaient effectivement dans les cieux ; les spectateurs pouvaient les voir planer au-dessus des nuages en compagnie du cheval sacrifié3. C'est cette capacité de voler du chaman qui est symbolisée par l'oiseau ; et l'oiseau est présent dans les rituels chamaniques, soit sous forme des images (cf., par exemple, Harva, Die relig. Vorstell, p. 476), soit dans le 1) Encore une infîrmation de la thèse de M. Ohlmarks qui interprète tout le symbolisme et le rituel d'ascension sub-arctique comme une imitation de la transe originaire. Car, comme nous venons de le voir, l'ascension des chamans altaïques présuppose un système cosmologique similaire à celui des populations arctiques,, et cette cosmologie se rencontre aussi dans les religions archaïques de l'Orient. Par conséquent, on ne peut, en aucun cas, considérer le rituel des chamans subarctiques — rituel explicitement intégré dans une cosmologie archaïque d'origine méridionale — comme une simple imitation d'un phénomène religieux polaire2) Aboriginal Siberia (Oxford,1 1914), pp. 175-176. Cf. la tradition chinoise de Huang-Ti, le Souverain Jaune, qui fut enlevé au Ciel par un dragon à barbeavec ses femmes et ses conseillers au nombre de soixante-dix personnes (Sse, Ma-Tsien, Mémoires historiques, trad. É. Chavannes, vol. III, 2e partie, Paris, 1899, pp. 488-89). 3) Czaplicka, op. cit., p. 238. Thispiut, le nom du chaman toungouse cité par Sieroszewski, veut dire « tombé du Ciel » (ibid., p. 173). Au temps de Gengis Khan,, un chaman mongol réputé se serait élevé au ciel sur son coursier : cf. kôprulùzade. Mehmèd Fuad, Influence du chamanisme turco-mongol sur les ordres mystiques musulmans (dans Mémoires de Г Institut de Turcologie de l'Université de Stamboul* N. S. I., 1929), p. 17. Le chaman ostyak chante qu'il s'élève aux cieux par une corde et écarte les étoiles qui gênent sa route (Mikhailovsky, Shamanism in Siberia, p. 67). Sur le motif de l'ascension au Ciel par une corde, voir ci-dessous, p. 33 sq.
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costume cérémonial lui-même. En effet, ce costume figure, dans sa totalité, un grand oiseau1. La botte du chaman toungouse est faite en forme de patte de canard. Le costume d'oiseau est fréquent, non seulement chez les Altaïques, mais aussi chez les populations arctiques comme les Dolgans, les Yakoutes, les Toungouses, les Soyotes (Harva,. pp. 511, 519 sq.). Širokogorov assure que le costume d'oiseau est utilisé par les chamans quand ils s'envolent vers le CieL et ont besoin d'un corps moins lourd2. Ohlmarks (op. cit., p. 211) croit que ce complexe est d'origine arctique, et doit être mis en relation directe avec les croyances aux « esprits auxiliaires » qui aident le chaman à accomplir son voyage aérien. Mais le même symbolisme aérien et céleste se rencontre ' dans le rituel et la mythologie des chamans indonésiens. Chez les Mentawei, par exemple, on devient chaman si on se sent ravi par les esprits célestes et porté jusqu'au ciel (Loeb, Shaman and Seer, p. 66) ou si, tombé malade, on a l'impression d'une ascension sans fin qui mène aux cieux. (ibid., p. 67). Parfois, pendant ou immédiatement après l'initiation, l'apprenti chaman perd connaissance, et son esprit, dans une barque portée par des aigles, monte au cieL s'entretenir avec les esprits célestes et leur demander des remèdes (ibid., p. 78). Chez les Menri de Kelantan, les hommesmédecine bondissent en l'air tout en chantant et en lançant. 1) Cf. Holmberg-Harva, The shaman costume and its significance, passim; Die religiosen Vorstellungen, p. 504. Cf. l'importance de l'aigle dans la religion et la mythologie des peuples sibériens, ibid., pp. 465 sq. 2) S. M. Širokogorov, Psychomental Complex of the Tungus (London, 1935),. p. 296 ; Ohlmarks, op. cit., p. 212. Kôprùluzade rappelle que, « d'après la légende, Ahmed Yesevî et certains de ses derviches, se métamorphosant en oiseaux, avaient la faculté de s'envoler » (Influence, p. 9). Des légendes similaires circulaient sur les saints Bektachi. Au xine siècle, Barak Baba se montrait au public assis sur une autruche, et on raconte que l'oiseau « vola quelque peu sous l'influence de son cavalier » (ibid., pp. 16-17). Ohlmarks (op. cit., pp. 157-167) accepte l'hypothèse du Pr Kôpruluzade relative à l'influence du chamanisme central-asiatique sur la mystique musulmane. Mais il y a lieu de se demander si la présence de l'autruche ne suggère pas plutôt une origine méridionale ? Le pouvoir de se métamorphoser en oiseau est également, comme nous allons le voir, un motif commun à l'Inde et l'Australasie.
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un miroir ou un collier vers Karei, le Dieu suprême1. A Malekula, les sorciers (bwili) ont le pouvoir de se transformer en animaux, mais c'est spécialement en poules et en faucons qu'ils se transforment, car leur faculté de voler les fait ressembler à des esprits (J. Layard, Flying tricksters, pp. 504514). Le chaman dayak qui conduit les âmes des défunts dans l'autre monde a, lui aussi, la forme d'un oiseau2. On est tenté de comparer ces faits aux croyances similaires de l'Inde. En effet, s'élever dans les airs, voler comme l'oiseau, traverser des distances immenses en un clin d'œil, disparaître, ce sont là quelques-uns des pouvoirs magiques que le bouddhisme et l'hindouisme confèrent aux arhats, aux rois et aux magiciens. Il existe un nombre considérable de légendes sur les rois et les magiciens volants3. Le lac miraculeux Anavatapta ne pouvait être atteint que par ceux qui possédaient le pouvoir surnaturel de voler dans les airs ; Bouddha et les saints bouddhistes arrivaient à Anavatapta en un clin d'œil, de même que, dans les légendes hindoues, les rishis s'élançaient dans les airs vers le divin et mystérieux pays du Nord appelé Çvetadvîpa4. Les textes bouddhiques parlent de quatre sortes du pouvoir magique de déplacement (gamana), le premier étant celui d'aller en volant comme l'oiseau6. Patanjali cite, parmi les siddhi, 1) Ivor Evans, Schebesta on the sacerdo-lherapy of the Semang, p. 120. Les Esquimaux Habakuk essaient d'atteindre le ciel par des sauts rituels en l'air {Rasmussen, cité par Ohlmarks, p. 131). 2) Cf. Chadwick, The growth of literature, vol. Ill, p. 495, qui remarque les similitudes des éléments ornithologiques chez les chamans sibériens et dayak. Les njiamas des îles Salomon, qui correspondent aux bwili de Malekula, se transforment en oiseaux et volent (A. M. Hocart, Medicine and Witchcraft in Eddystone of the Salomon, dans Journal of ihe R. Anthrop. Institute, vol. 55, 1925, pp. 231-232). 3) Cf. Tawney-Penzer, The Ocean of Story [Somadeva's Kalhâsaritsâgara, London, 1923 sq.), vol. II, 62 sq. ; III, 27, 35 ; V, 33, 35, 169 sq. ; VIII, 26 sq., 50 sq., etc. 4) Cf. W. E. Clark, Sakadvïpa and Šveladvipa (dans Journal of the American Oriental Society, vol. 39, 1919, pp. 209-242), passim ; M. Éliade, Yoga, Essai sur les origines de la mystique indienne (Paris-Bucarest, 1936), p. 257, n. 1. 5) Cf. Visuddhimagga, p. 396. Sur le gamana, v. Sigurd Lindquist, Siddhi und Abhiňňa (Uppsala, 1935), pp. 58 sq. Bonne bibliographie des sources sur les abhijňá, dans Etienne Lamotte, Le Traité de la Grande Vertu de Sagesse de Nâgârjuna [MahâprajMpuramilâsàsira, t. I, Louvain, 1944), p. 329, n. 1.
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la faculté que peuvent obtenir les yogis de voler dans les airs (laghiman)1, et le même secret est connu des alchimistes2. Ce miracle est tellement commun pour les arhats bouddhistes, que arahanl donne le verbe cingalais rahatve, « to disappear, to pass instantaneously from one point to another »3. Les dakïnis, fées-magiciennes, qui jouent un rôle important dans certaines écoles tantriques (cf. mon Yoga, pp. 277 sq.), sont nommées en mongol « celles qui marchent dans les airs » et en tibétain « the sky-goer »4. On peut citer aussi, comme prototype de tous ces dieux, rois et magiciens qui volent dans les airs, Г « extatique » (muni) aux longs cheveux (keçin), du Rig Veda, XI, 136 : « Dans l'ivresse de l'extase nous sommes montés sur le char des vents. Vous, mortels, vous ne pouvez apercevoir que notre cheval... L'extatique est le cheval du vent, l'ami du dieu de la tempête, aiguillonné par les dieux5... » Ce muni ressemble d'une manière surprenante au chaman nordasiatique. Mais il n'est isolé, dans l'ensemble de la religion védique, que par l'intensité de son expérience extatique : la théorie subjacente — c'est-à-dire l'ascension au Ciel — se retrouve dans le symbolisme même du sacrifice brahmanique. En effet, ce qui distingue l'ascension de cet « extatique » 1) Yoga-Sûtra, III, 45 ; cf. Gherarida Samhitâ, III, 78 ; mon Yoga, pp. 96 sq. Sur les traditions similaires dans les deux épopées indiennes, v. E. W. Hopkins, Yoga-technique in the Great Epic (dans Journal of the American Oriental Society, 1900, vol. 22, pp. 333-379), pp. 337, 378. 2) Yoga, p. 257, n. 1. Un auteur persan assure que les yogis « peuvent voler dans l'air comme des poules, aussi improbable que cela paraisse » (ibid.). Sur les légendes similaires chez les Grecs (par ex., Abaris, Musaios, Orpheus, etc.), cf. P. Wolters, Der geflugelie Seher (dans Sitz. Ber. Akademie Miinchen, 1928, I, pp. 10-25) et Meuli, Scythica, pp. 159 sq. 3) A. M. Hocart, Flying through the air (dans Indian Antiquary, 1923, pp. 80-82), p. 80. Hocart explique toutes ces légendes en conformité avec ses théories sur la royauté : les rois, étant des dieux, ne peuvent pas toucher le sol, et, par conséquent, on suppose qu'ils marchent dans les airs. Mais, comme nous ne tarderons pas à le montrer, le symbolisme du vol est plus complexe et on ne peut, en aucun cas, le faire dériver de la conception des rois-dieux. 4) Cf. J. Van Durme, Notes sur le lamaïsme (dans Mélanges chinois et bouddhiques, I, Bruxelles, 1932, pp. 263-319), p. 274, n. 2. 5) V Atharva-Veda, XI, 5, 6, fait ainsi l'éloge du disciple empli de la force magique de l'ascèse (tapas) : « En un clin d'œil il va de la mer orientale à la mer septentrionale » (Oldenberg-Henry, La religion du Véda, trad, franc., p. 347, n. 2).
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de l'ascension qu'on réalise par le rituel brahmanique, c'est justement son caractère expérimental : nous avons affaire, dans son cas, à une « transe » comparable à la « grande séance » des chamans sibériens. Mais le fait important est que cette expérience extatique ne contredit pas la théorie générale du sacrifice brahmanique, de même que la transe des chamans arctiques s'encadre admirablement dans le système cosmologico-théologique des religions sibériennes et altaïques. La principale différence entre les deux types d'ascension est due à l'intensité de l'expérience, c'est-à-dire, en dernier lieu, à une différence d'ordre psychologique. Mais, quelle que soit son intensité, cette expérience extatique devient communicable à travers un symbolisme universellement valable, et elle est validée dans la mesure où elle réussit à s'intégrer au système magico-religieux déjà existant1. Le pouvoir de voler; nous l'avons vu, peut s'obtenir de manières multiples : transe chamanique, extase mystique, techniques magiques (comme dans l'Inde et l'Indonésie), mais aussi par une dure discipline psycho-mentale, comme le Yoga de Pataňjali, par une ascèse vigoureuse, comme dans le bouddhisme, ou par des pratiques alchimiques. Cette pluralité des techniques correspond, sans doute, à une multiplicité d'expériences, et aussi, quoiqù'à un moindre degré, à des idéologies différentes (il y a, en effet, le rapt par les esprits, l'ascension « magique » et « mystique », etc.). Mais toutes ces techniques et toutes ces mythologies ont une note commune : l'importance accordée au fait de pouvoir s'envoler dans les airs. Ce « pouvoir magique » n'est pas un élément isolé, valable en lui-même, fondé exclusivement sur l'expérience personnelle des magiciens ; il s'intègre, au contraire, dans un ensemble théo-cosmologiques bien plus vaste que les diverses idéologies chamaniques. 1) Reste à savoir si ce symbolisme oecuménique et ce système cosmologicothéologique qui valident les expériences extatiques ne sont pas eux-mêmes*, à leur tour, une création à partir d'expériences extatiques primordiales (comme le croit, par exemple, P. Radin) et, en dernier lieu, une création de l'activité du subconscient. Problème sur lequel nous aurons à revenir.
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Avant d'examiner cet ensemble religieux, citons quelques exemples du deuxième type de l'ascension chamanique, celle que nous avons appelée « manifeste », c'est-à-dire rituelle, et que M. Ohlmarks considère comme une imitation de la transe extatique (physiologiquement réelle) arctique. Chez les Altaïques, l'ascension s'accomplit spécialement dans le cadre du sacrifice communiel périodique, lorsque le chaman accompagne l'offrande (l'âme d'un cheval sacrifié) jusqu'à Bai Ûlgen, le dieu suprême. Le sacrifice du cheval est la principale cérémonie religieuse des populations ouralo-altaïques ; elle a lieu annuellement et dure de deux à trois soirs. Le premier soir, on dresse une nouvelle yurla à l'intérieur de laquelle on place un bouleau dépouillé de ses rameaux et dans lequel on rabote neuf échelons (iapty). On choisit un cheval blanc pour le sacrifice ; on allume le feu dans la tente ; le chaman enfume son tambourin, tout en appelant successivement les esprits. Après quoi il sort et, enfourchant le mannequin d'une oie en chiffon, bourrée de paille, il agite les mains comme pour voler et chante : Au delà du ciel blanc, Au-dessus des nuages blancs, Au delà du ciel bleu, Au-dessus des nuages bleus, Monte au ciel, ô oiseau ! Le but de ce rite est de capter l'âme du cheval sacrifié (pura) qui est présumé avoir fui à l'approche du chaman. Après avoir capté l'âme et l'avoir ramenée, le chaman sacrifie, tout seul, le cheval. La deuxième partie de la cérémonie a lieu le soir suivant, lorsque le chaman mène l'âme du cheval jusqu'à Bai Ûlgen. Après, avoir enfumé le tambourin, après avoir revêtu ses vêtements de chaman et invoqué Merkyut, l'oiseau du Ciel, pour qu'il « vienne en chantant » et « s'assoie sur son épaule droite », l'officiant commence l'ascension. Grimpant légèrement par les entailles (laply)
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de l'arbre cérémoniel, le chaman pénètre successivement dans les neuf cieux et décrit à l'auditoire, avec des détails infinis, tout ce qu'il voit et tout ce qui se passe dans chacun de ces cieux. Au sixième ciel, il vénère la lune, au septième ciel, le soleil. Finalement, au neuvième, il se prosterne devant Bai Ûlgen et lui offre l'âme du cheval sacrifié. Cet épisode marque le point culminant de l'ascension extatique du chaman. Il apprend de Bai Ûlgen si le sacrifice a été agréé, et il reçoit des prédictions sur le temps ; puis le chaman s'écroule, exténué, et après un moment de silence s'éveille comme d'un sommeil profond (Radlof, Aus Sibirien, II, 19-51 ; cf., Holmberg, Die relig. VorsL, 553 sq.)1. Les encoches ou les échelons pratiqués dans le bouleau symbolisent les sphères planétaires. Pendant le cérémonial, le chaman réclame le concours des différentes divinités dont les couleurs spécifiques trahissent leur nature de divinités planétaires (Holmberg, Der Байт des Lebens, p. 136). De même que dans le rituel d'initiation mithriaque, ou que dans les murs de la cité d'Ecbatane, aux couleurs différentes (Hérodote, I, 98) et qui symbolisaient les cieux planétaires, la lune se trouve au sixième ciel et le soleil au septième. Le nombre 9 a remplacé le nombre plus ancien de 7 échelons ; car, chez les ouralo-Altaïques, la « colonne du monde » a sept encoches (Holmberg, Der Байт, pp. 25 sq.) et l'arbre mythique aux sept rameaux symbolise les régions célestes (ibid., p. 137 et fig. 46). L'ascension du bouleau cérémoniel équivaut à l'ascension de l'arbre mythique qui se trouve au centre du monde. Le trou du sommet de la tente est assimilé à l'orifice qui fait face à l'étoile polaire et par lequel on peut effectuer le passage d'un niveau cosmique à l'autre (ibid., pp. 30 sq.). L>e cérémonial s'accomplit donc dans un « centre ». Le rituel brahmanique implique également une ascension 1) Une analyse très poussée du sacrifice du cheval chez les Altaïques et les Indo-Européens, a été donnée par W. Koppers, Pferdeopfer und Pferdekult der Indogermanen (dans Wiener Beitrage zur Kullurgeschichle und Linguistik, vol. IV, Salzburg, 1936, pp. 280-411).
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cérémonielle jusqu'au monde des dieux. En effet, « le sacrifice n'a qu'un point d'appui solide, qu'un seul séjour : le monde céleste » (Çaiapatha Brâhmana, 8, 7, 4, 6). « Le sacrifice est un sûr bateau de passage » (Aitareya Br., 3, 2, 29) ; « le sacrifice, en son ensemble, c'est la nef qui mène au ciel » (Çatapaiha Br., 4, 2, 5, 10) x. Le mécanisme du rituel est une àurohana, une « ascension difficile ». L'officiant grimpe sur les marches (âkramana) du poteau du sacrifice et, lorsqu'il parvient au sommet, il étend les mains (comme un oiseau ses ailes !) et s'écrie : « J'ai atteint le Ciel, les dieux ; je suis devenu immortel » (Taiiiirïya Samhitâ, I, lx 9). « A la vérité, le sacrifiant se fait une échelle et un pont pour atteindre le monde céleste » (ibid., VI, 6, 4, 2). Et il est remarquable que cette ascension soit formulée dans des termes presque identiques au symbolisme chamanique indonésien et sibérien. « Le sacrifiant, devenu un oiseau, s'élève au monde céleste », affirme Pančav imça Brâhmana, V, 3, 52. Nombre de textes parlent des ailes qu'on doit posséder pour atteindre le sommet de l'Arbre (Jaiminïya UpaniSad Brâhmana, III, 13, 9), du « mâle de l'oie dont le siège est dans la lumière » (Kausitaki Up., V, 2), du cheval sacrificiel qui, sous la forme d'un oiseau, transporte le sacrifiant jusqu'au ciel (Mahîdhara, ad Çaiapatha Br., 13, 2, 6, 15), etc.3. Les similitudes entre l'ascension cérémonielle du chaman altaïque, d'une part, et les mythes et légendes indonésiennes sur les magiciens volants, d'autre part, avec la théorie et le rituel du sacrifice brahmanique sont évidentes4. Il est probable qu'au moins une partie des croyances indonésiennes 1) Cf. les nombreux textes groupés par Sylvain Lévi, La doctrine du sacrifice dans les Brâhmav.as (Paris, 1898), pp. 87 sq. 2) Cité par A. Coomaraswamy, Svayamâtnwâ : Janua Coeli (dans Zalmoxis, II, 1939, publié en 1941, pp. 1-51), p. 47. 3) Cf. les autres textes groupés par Coomaraswamy, op. cil., pp. 8, 46, 47, etc. ; aussi S. Lévi, op. cit., p. 93. Le même itinéraire est suivi, bien entendu, après la mort ; S. Lévi, pp. 93 sq. ; H. Gúntert, Der arische Weltkônig und Heiland (Halle, 1923), pp. 401 sq. 4) De ce fait, l'hypothèse de M. Ohlmarks concernant le caractère secondaire du chamanisme altaïque — simple « imitation » de la transe arctique — se révèle intenable.
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est d'origine indienne. On sait très bien, par exemple, que les théories et les pratiques bouddhistes, hindouistes et islamiques ont influencé profondément certains aspects des religions du Sud-Est1. Mais il importe de bien comprendre la portée de cette influence. Même si certaines pratiques magiques et certaines techniques mystiques ont été empruntées par les populations des Mers du Sud, on ne peut pas en conclure que la théorie fondamentale — dans notre cas, l'ascension cérémonielle au Ciel — est toujours d'origine indienne2. Car un des éléments les plus anciens des religions du Pacifique, et qui est évidemment en relation avec l'adoration d'un Être suprême céleste, est justement la croyance en l'ascension de l'homme au Ciel. L'homme-médecine de la tribu australienne Kulin peut s'élever jusqu'au « Ciel sombre », qui est pareil à une montagne ; c'est là qu'il rencontre une figure divine, Gargomič, qui l'accueille et intercède en sa faveur auprès de l'Être suprême, Bundjil3. L'ascension au ciel par escalade d'une montagne est un des motifs mythiques les plus répandus et — les faits australiens le prouvent — des plus « primitifs ». Dans nombre de cosmomythologies, la montagne qui atteint le ciel est conçue comme s'élevant au centre du monde. Nous allons revenir bientôt sur cet important motif, qui jette une lumière nouvelle sur la théorie subjacente aux pratiques des chamans nord-asiatiques. Rappelons que pour les Semang de 1) Cf., par ex., les influences mahométanes en Toradja, Loeb, Shaman and Seer, p. 61 ; influences indiennes complexes sur les Malais, J. Cuisinier, Danses magiques, pp. 16, 90, 108, etc. Influences hindouistes en Polynésie, Chadwick, Growth of Literature, pp. 303 sq. W. Koppers, Problème der Indischen Religion, pp. 763 sq., 787 sq., s'efforce même de prouver que le chamanisme Munda et Santali est dû, en premier lieu, à une influence de la « magie » indienne. 2) Comme le croit, par ex., Hocart et incline à le croire Chadwick, Growth, p. 309 n. 5, 496. J. Layard (Flying tricksters, pp. 514 sq.), suggère même une origine égyptienne (Osiris 1) de l'initiation chamanique des bwili de Malekula. C'est presque la théorie égyptianisante et diffusioniste de l'école de G. Elliot Smith et de W. J. Perry. 3) Howitt, The natives tribes of Soulh-Easi Australia (London, 1904), p. 490. Cf. la montagne au sommet de laquelle se trouve un être subordonné à Baiame (la divinité suprême des tribus du Sud-Ouest de l'Australie) et qui lui porte les prières des hommes, en revenant aussi avec lsurs réponses (W. Schmidt, Der Ursprung der Gottesidee, vol. III, Munster, 1931, pp. 845, 868, 871).
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la péninsule de Malacca, un énorme rocher, Batu-Ribn, se dresse au centre du monde ; au-dessus, se trouve l'Enfer. Autrefois, sur Batu-Ribn s'élevait vers le ciel un tronc d'arbre (Schebesta, Les Pygmées, pp. 156 sq.). L'Enfer, le centre de la terre et la « porte » du ciel se trouvent donc sur le même axe, et c'est par cet axe que se faisait le passage d'une région cosmique à une autre. On hésiterait à croire à l'authenticité de cette théorie cosmologique chez les Pygmées Semang, si l'on n'avait des raisons de croire que la même « théorie » était déjà esquissée aux temps préhistoriques1. Quoi qu'il en soit, si de nos jours il n'y a plus de tronc d'arbre pour relier le « centre du monde » au Ciel, au moins l'homme-médecine semang, le hala, peut gravir une échelle qui s'élève du séjour souterrain de la déesse Takel jusqu'au €ieť (Schebesta, op. cit., p. 156). La tribu australienne Dieri connaît le mythe d'un arbre qui, par la vertu de la magie, grandit jusqu'au ciel ; les Мага racontent que leurs ancêtres avaient coutume de grimper sur un tel arbre jusqu'au ciel et d'en redescendre2. L'épouse du héros maori Tawhaki, fée descendue du ciel, ne reste avec lui que jusqu'à la naissance de son premier enfant ; après quoi, elle monte sur une cabane et disparaît. Tawhaki s'élève au ciel en grimpant sur un cep de vigne et réussit, ensuite, à revenir sur la terre3. Une échelle végétale qui reliait autrefois la terre au -ciel se rencontre dans les légendes des Pygmées africains (Schebesta, p. 73), et un peu partout en Afrique. Les Toradjas de Celebes parlent d'une plante grimpante et les Bataks de Sumatra d'un rocher qui servaient auparavant de liaison 1) Cf. par ex., W. Gaerte, Kosmische Vorstellungen im Bilde pràhislorischer Zeil : Erdberg, Himmelsberg, Erdnabel und Weltenstrôme (d&ns Anthropos, IX, 1914, pp. 956-979). 2) A. Van Gennep, Mythes et légendes d'Australie (Paris, 1906), nos 32 et 49 ; •cf. aussi n° 44. 3) Sir George Grey, Polynesian Mythology (réédition, Auckland, 1929), pp. 42 sq. Selon d'autres variantes, le héros atteint le ciel en montant dans un •cocotier, ou sur une corde, un fil d'araignée, un cerf-volant. Dans les îles Hawaï, on dit qu'il grimpe sur Гагс-en-ciel ; à Tahiti, qu'il gravit une montagne élevée et rencontre sa femme en chemin (cf. Chadwick, The growth of literature, vol. Ill, p. 273).
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entre la terre et le Ciel1. Dans l'archipel indien, on invite le dieu du Soleil à descendre sur la terre par une échelle à sept échelons. Chez les Dayaks de Dusan, l'homme-médecine, appelé à guérir un malade, fixe au milieu de la chambre une échelle qui atteint le toit ; c'est par cette échelle que descendent les esprits invoqués par le sorcier pour prendre possession de lui2. Certaines tribus malaises fixent sur les tombeaux des bâtons qu'ils appellent « escaliers d'âme », sans doute pour inviter les âmes à quitter les tombeaux et à s'envoler vers le ciel3. Car, dans toutes ces régions du Pacifique où l'expérience religieuse est sollicitée par tant de facteurs divers (mana, totémisme, culte des ancêtres et sociétés secrètes, Êtres suprêmes, etc.), et où l'analyse ethnographique a tant de peine à mettre au jour l'âge et l'histoire d'éléments aussi variés, on peut néanmoins déceler un peu partout le diptyque : ascension céleste — voyage « horizontal » (marin ou sous-marin). Et l'ascension céleste peut avoir lieu, pour certains privilégiés, soit dès leur vie, soit après leur mort. Nous avons vu que les hommes-médecine des Australiens, 1) Sir James George Frazer, Folklore in the Old Testament (London, 1919), vol. II, pp. 52-53. Le motif se rencontre encore en d'autres régions, mais il est instructif d'observer que les Tcheremisses connaissent une légende similaire : la fille du Dieu descendait chaque jour du Ciel par une écharpe de feutre pour faire paître ses troupeaux, car au Ciel il n'y avait pas de prairies (Frazer, ibid., p. 54). Les Biélorusses racontent que d'un pois, que deux vieillards laissèrent tomber pendant leur repas, poussa un arbre qui en peu de temps atteignit le ciel (F. Coxwell, Siberian and other folk-tales, London, S. D., pp. 963 sq.). Cf. aussi Stith Thompson, Motif-Index of Folk- Literature, vol. III (Helsinki, 1934), pp. 8 sq. 2) Frazer, Folklore in the Old Testament, vol. II, pp. 54-55. 3) W. W. Skeat and Blagden, Pagan Races of the Malay Peninsula (London, 1906), vol. II, pp. 108, 114. Les Mangars, tribu de Népal, utilisent un escalier symbolique en marquant neuf entailles ou marches sur un bâton qu'ils fixent sur le tombeau ; c'est sur cet escalier que l'âme du mort est invitée à monter au ciel (H. H. Risley, The Tribes and Castes of Bengal, Calcutta, 1891, vol. II, p. 75). Les Russes de Voronetz font cuire des petits escaliers en pâte en l'honneur de leurs morts, et parfois ils désignent — par sept barres — les sept cieux. L'usage a été emprunté aussi par les Tcheremisses (Frazer, op. cit., p. 57). L'ascension au ciel par une échelle est connue en Afrique (Alice Werner, African Mythology, Boston, 1925, p. 136), en Océanie (Sea Dyaks, Chadwick, op. cit., p. 481) et en Amérique du Nord (S. Thompson, Motif-Index, vol. III, p. 8). Ses origines rituelles seront mises en lumière par les faits égyptiens (cf. par ex., W. Max Muller, Egyptian Mythology, Boston, 1918, p. 176).
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des Semang et des Indonésiens ont la faculté de voler ou de s'élever dans les airs. L'itinéraire est le même que celui que suivent certains morts. Les tribus australiennes des Narrinyeri, Dieri, Buandik, Kurnai et Kulin croient que les défunts s'élancent vers le ciel1. Les Kulin prétendent que leurs morts montent au Ciel par les rayons du soleil couchant2. Mais ces croyances ne sont pas universelles. Dans le centre de l'Australie, on pense que les morts hantent les mêmes places familières qu'ils ont connues durant leur vie ; ailleurs, qu'ils se dirigent vers certains territoires situés dans l'Ouest3. Pour les Maoris de la Nouvelle-Zélande, l'ascension des âmes s'avère longue et difficile, car il y a jusqu'à dix cieux et c'est seulement dans le dernier qu'habitent les dieux. Le prêtre utilise plusieurs moyens pour parvenir à cette fin : il chante et, de ce fait, accompagne magiquement l'âme jusqu'au ciel ; en même temps, il s'efforce, par un rituel spécifique, de séparer l'âme du cadavre et de la projeter vers le haut. Quand c'est un chef qui meurt, le prêtre et ses assistants fixent des plumes d'oiseau au bout d'un bâton et chantent en élevant peu à peu leurs bâtons dans l'air4. Remarquons que, dans ce cas aussi, ce sont seulement les privilégiés qui montent au ciel ; le reste des mortels s'en va à travers l'océan ou vers une région souterraine. 1) J. G. Frazer, The Belief in Immortality, vol. I (London, 1913, p. 134 et p. 138). 2) A. W. Howitt, Native Tribes of South-East Australia (London, 1904), p. 438. 3) D'après Graebner (Weltbild der Primiiiven, Mimchen, 1924, pp. 25 sq.) et W. Schmidt {Der Ursprung der Gottesidee, Munster, vol. I, 2e éd., 1926, pp. 334-476 ; vol. III, 1931, 574-586, etc.), les tribus australiennes les plus archaïques seraient celles du Sud-Est du continent, c'est-à-dire exactement celles où 'on remarque une plus ferme conception funéraire-céleste (en relation, sans doute, avec leurs croyances en un Être suprême de structure ouranienne). Au contraire, les tribus du Centre de l'Australie — où domine la conception funéraire « horizontale », en relation avec le culte des ancêtres et le totémisme — seraient, du point de vue ethnologique, les moins « primitives ». 4) Frazer, The Belief in Immortality, vol. II (London, 1922), pp. 24 sq. Sur les relations entre les formes des sépultures et les conceptions de la vie après la mort en Océanie, voir R. Moss, The life after death in Oceania and the Malay archipelago (Oxford, 1923) ; Erich Doerr, Bestattungsformen in Ozeanien (dans Anthropos, vol. 30, 1935, pp. 369-420) ; Carla Van Wylick, Bestattungsbrauchsr und Jenseiisglau.be auf Celebes (Diss., Bale, 1940), 's-Gravenhage, 1941.
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Rappelons, enfin, un autre groupe de mythes et de légendes qui est en relation avec le thème de l'ascension : la « chaîne des flèches ». Un héros monte au ciel en fichant la première flèche dans la voûte céleste, la suivante sur la première, et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'il parvienne à composer une chaîne entre le Ciel et la terre. Le motif se rencontre en Mélanésie, en Amérique du Nord et en Amérique du Sud ; il est absent en Afrique et en Asie (sauf chez les Semang ; cf. Pettazzoni, La catena di frecce, p. 79). L'arc étant inconnu en Australie, sa place dans le mythe est prise par une lance qui porte un long'morceau d'étoffe ; la lance s'étant implantée dans la voûte céleste, le héros monte jusque-là à l'aide de l'écharpe {ibid., pp. 76-77) К II nous semble que tous ces mythes et légendes concernant l'ascension au Ciel par des moyens divers — mythes auxquels correspondent, en plusieurs endroits, des rituels précis d'escalade — nous permettent d'entrevoir les aspects multiples, mais toujours solidaires, d'une même « théorie ». Essayons de grouper les thèmes les plus importants : 1) vol magique sous forme d'oiseau, rêves, rituels et mythes d'ascension en Australasie, Indonésie, Inde bouddhiste et hindouiste, Asie Centrale, Sibérie, régions arctiques ; 2) mythes relatifs à l'ascension au Ciel (et aussi à la descente sur la terre) de l'ancêtre mythique au moyen d'un arbre ou d'une montagne qui se trouve au centre du monde, ou d'une liane, d'une « chaîne de flèches », etc. (Australie, Océanie, Afrique, Amérique du Sud et du Nord) ; 3) rites funéraires d'ascension au Ciel par des échelles ou marches, rites réservés à une élite (Australie, Indonésie ; Egypte ancienne ?) ou accessibles à 1) R. Pettazzoni, The Chain of Arrows : The diffusion of a mythical motive {dans Folk-Lore, vol. 35, 1924, pp. 151-165), republié avec des additions {La catena di frecce, pp. 63-79), dans le volume Saggi di storia délie religioni e di milologia (Roma, 1946). Cf. l'échappe de la légende tcheremisse déjà citée, ci-dessus, p. 34. L'ascension par une plante est connue en Océanie (Roland Dixon, Oceanic Mythology, Boston, 1916, pp. 156 sq.), en Afrique (Alice Werner, African Mythology, p. 135), en Amérique du Sud (H. B. Alexander, Latin American Mythology, Boston, 1920, p. 271). et en Amérique du Nord (Stith Thompson, Motif Index, vol. III, p. 7). A peu près aux mêmes endroits, on trouve le mythe de l'ascension par un fil d'araignée.
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la majorité des croyants (Népal, Afrique, Russes, Tcheremisses) ; 4) ascension symbolique au Ciel par un rituel d'escalade (sacrifices brahmaniques et altaïques). En une formule approximative mais commode, on pourrait dire que nous avons affaire à l'histoire mythique et rituelle des rapports concrets entre l'homme religieux (ancêtre mythique, sorcier, « roi », « mort ») et le Ciel. Il va de soi que l'ensemble de ces faits religieux dépasse de beaucoup le phénomène du chamanisme proprement dit. Mais ce dernier s'encadre parfaitement dans cette théorie et cette technique de l'ascension et, qui plus est, les présuppose. La transe chamanique acquiert une signification religieuse — c'est-à-dire se différencie d'un phénomène psychopathologique — dans la mesure où elle est interprétée comme .un voyage de l'âme dans le Ciel, comme une psychostase. Comme nous venons de le voir, ce voyage n'est pas une aventure personnelle ; il respecte un itinéraire précis et traditionnel, il suit de près les détails d'une topographie rigoureusement décrite. Sans doute, l'imagination créatrice de certains chamans enrichit-elle parfois la description de ce voyage céleste, de même qu'elle enrichit et intensifie les aventure^ de la descente aux Enfers. Mais la structure de l'ascension et de la descente se révèle toujours la même, et cette structure relève d'un système cosmologico-religieux. En effet, l'expérience chamanique implique non seulement la croyance dans la possibilité .concrète de l'ascension au Ciel1, mais aussi une théorie générale de l'Univers et une « théologie » c'està-dire un ensemble de rapports qu'on croit pouvoir établir entre l'homme et le sacré. 3. — L'origine du chamanisme Chez les Bouriates, les Sibo (peuplade apparentée aux Toungouses) et, probablement,, chez les Yakoutes et les 1) C'est l'ascension qui nous semble être l'expérience religieuse originaire, la descente n'étant qu'une « imitation » ou une addition due à des influences ultérieures (usages funéraires, culte des ancêtres, mythe du pays des morts, etc.). Cf. ci-dessus, p. 20 sq.
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Golds, l'initiation chamanique comporte une ascension rituelle du même type que l'ascension du chaman altaïque vers le Ciel de Bai Úlgen. Neuf arbres sont placés l'un après l'autre, et le candidat grimpe au sommet de celui qui est le neuvième, et passe ensuite sur la cime de tous les autres. On place aussi un bouleau dans la yurla et on en laisse sortir le sommet par l'orifice supérieur ; le néophyte grimpe à l'arbre, un sabre à la main, jusqu'à ce qu'il arrive au-dessus de la tente, réalisant ainsi le passage dans l'ultime ciel. Le bouleau est nommé udeši-burkhan, « le gardien de la porte », car il ouvre au chaman l'entrée du Ciel. Enfin, le néophyte doit grimper sur trois bouleaux arrachés avec leurs racines et appelés « piliers » (sàrga). Une corde relie le bouleau de la tente aux neuf autres bouleaux, et sur cette corde sont suspendus des morceaux de coton différemment coloriés, représentant les régions célestes. La corde s'appelle « Pont » et symbolise le voyage que le chaman doit accomplir pour se rendre chez les dieux1. La symétrie entre ce rituel d'initiation chamanique et l'ascension extatique du chaman altaïque vers le ciel de Bai Ûlgen, est parfaite. Plusieurs traits sont à retenir : 1) la montée au ciel est symbolisée par une escalade cérémonielle ; 2) l'arbre avec neuf échelons . (iapty), représente les neuf ou sept, ou six cieux ; 3) le bouleau symbolise l'Arbre Cosmique, ou Y Axis Mundi, et par conséquent il est censé se trouver au « Centre du Monde ». Thèmes mythiques et rituels spécifiques aux religions altaïques et, au moins en partie, aux religions sibériennes, mais qu'on ne peut en aucun cas considérer comme exclusivement propres à ces cultures, leur aire de diffusion dépassant de beaucoup le Centre et le Nord-Est de l'Asie. On a même le droit de se demander si un rituel aussi compliqué que l'initiation du chaman bouriate pourrait être une création indépendante. Car, ainsi que 1) Uno Holmberg-Harva, Der Baum des Lebens, pp. 139 sq. ; Die religiose Vorstellungen, pp. 487 sq. Il y avait autrefois neuf ou cinq degrés initiatiques, auxquels correspondait un nombre égal de cérémonies (Id., Relig. Vorsiell., p. 495).
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M. Uno Holmberg-Harva l'a observé il y a déjà vingt ans, l'initiation bouriate rappelle étrangement certaines cérémonies, des mystères mithriaques. Avant son escalade du bouleau, le candidat bouriate, tout nu, est purifié par le sang d'une chèvre qu'on immole au-dessus de sa tête ; en certains lieux, il doit même boire du sang de l'animal sacrifié (Harva, Der Baum des Lebens, pp. 140 sq. ; Belig. VorsielL, pp. 492 sq.). Cérémonie qui ressemble au laurobolion, le rite principal des mystères de Mithra1. Et dans les mêmes mystères on utilisait une échelle (climax) à sept échelons, chaque échelon étant fait d'un métal différent. D'après Celse (Origène, С Celsum, VI, 22), le premier échelon était de plomb (correspondant au « ciel » de la planète Saturne), le deuxième d'étain (Vénus), le troisième de bronze (Jupiter), le quatrième de fer (Mercure), le cinquième ď « alliage monétaire » (Mars), le sixième d'argent (la lune), le septième d'or (le soleil). Le huitième échelon, nous dit Celse, représente la sphère des étoiles fixes. En gravissant cette échelle cérémonielle, l'initié parcourait effectivement les « sept cieux », s'élevant ainsi jusqu'à PEmpyrée2. Si on tient compte des autres éléments iraniens présents, sous forme plus ou moins défigurée, dans les mythologies central-asiatiques3, et si on 1) Au ne siècle de notre ère, Prudence (Peristeph., X, pp. 11 sq.) décrit ce rituel en liaison avec les mystères de la Magna Mater, mais il y a des raisons de croire que le taurobolion phrygien a été emprunté aux Persans (cf. Fr. Cumont, Les religions orientales dans le paganisme romain, 3e éd., Paris, 1929), pp. 63 sq., 229 sq. 2) Cf. sur l'ascension au Ciel par des marches, échelles, montagnes, etc., A. Dieterich, Eine Milhraslilurgie (2e éd., Leipzig-Berlin, 1910), p. 183 et p. 254. Rappelons. qu'également chez les Altaïques et les Samoyèdes le nombre cosmique originaire était le nombre sept. Le « pilier du monde » avait sept étages (U. Holmberg, Finno-Ugric and Siberian Mythology, Boston, 1927, pp. 338 sq.), l'Arbre Cosmique sept branches (Id., Baum des Lebens, p. 137 ; Rel. VorsielL, pp. 51 sq.), etc. Le nombre 7, qui domine le symbolisme mithriaque (sept sphères célestes ; sept étoiles, ou sept couteaux, ou sept arbres, ou sept autels, etc., dans les monuments figurés), est dû aux influences babyloniennes qui se sont exercées de bonne heure sur le mystère iranien (cf. par ex., R.. Pettazzoni, / Misteři, Bologna, 1924, pp. 231, 247, etc.). 3) Cf. par ex., le mythe de l'Arbre miraculeux Gaokêrëna qui croît sur une île du lac (ou de la mer) Vouruka^a, et près duquel se trouve le lézard monstrueux créé par Ahriman {Vendidad, XX, 4; Bundahišn, XVIII, 2; XXVII, 4, etc.), mythe qu'on rencontre aussi chez les Kalmoucks (un dragon se trouve dans l'océan, près de l'Arbre miraculeux Zamba), chez les Bouriates (le serpent Abyrga auprès
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se rappelle le rôle important joué, au premier millénaire de notre ère, par les Soghdiens comme intermédiaires entre la Chine et l'Asie Centrale, d'une part, et, de l'autre, l'Iran et le Proche-Orient1, l'hypothèse du savant finlandais apparaît vraisemblable. Au moins, le criobolion de l'initiation bouriater peut être regardé comme le résultat d'une influence iranienne2. Mais peut-on supposer une influence similaire dans le rite de l'escalade ? Ce rite mithriaque n'est pas isolé dans le monde iranothraco-méditerranéen. Polyaenus (Stratagematon, VII, 22) nous parle de Kosingas, prêtre-roi des Kebrenoi et Sykaiboai (tribus thraces), qui menaçait ses sujets de partir chez la déesse Héra en montant sur une échelle de bois, pour porter plainte à la déesse contre leur conduite3. L'ascension céleste par l'escalade cérémonielle d'une échelle faisait probablement partie de l'initiation orphique4. -Mais, de toute façon, l'échelle funéraire était connue en l'ancienne Egypte, et sa valeur rituelle comme son symbolisme s'encadrent parfaitement dans l'ensemble que forme la « montée cérémonielle au Ciel ». Les Égyptiens ont conservé dans leurs • de l'Arbre dans le « lac de lait «), et ailleurs (Holmberg-Harva, Finno-Ugric and Siberian Mythology, pp. 356, sq.). Mais il faut envisager aussi la possibilité d'une influence indienne ; cf. ci-dessus, p. 47 sq. 1) Voir Kai Donner, Uber soghdisch nom « Gesetz » und samojedisch nom « Himmel, Gott » (dans Studia Orienlalia, Helsingfors, 1925, vol. I, pp. 1-8). 2) Influence qui, d'après M. Harva (Relig. Vorslell., p. 498), s'étend jusqu'aux: Sibo, aux Golds et aux Yakoutes. 3) K. Meuli, (Scythica, dans Hermes, vol. 70, 1935, pp. 121-176), p. 163, n. 3, interprète ce rite comme un exemple du « chamanisme scythe », de même qu'il considère aussi Zalmoxis comme un « chaman » (ibid., p. 163). L'interprétation « chamaniste » de ce dieu gète a gagné beaucoup d'adhérents durant ces dernières années (cf. par ex., A. Closs, Die Religion des Semnonenstammes, pp. 669 sq). Mais on n'a pas toujours tenu compte de la différence profonde qui existe entre la religion des Scythes iraniens ou iranisants, et les religions des Géto-thraces. En réalité, un seul élément semble indiquer l'existence d'un « chamanisme » gète : c'est l'information de Strabon (VII, 3, 3, C, 296), sur les kapnobàtai mysiens, nom que Parvan (Gelica. O protoistorie a Daciei, Bucuresti, 1926, p. 162), traduit par « marcheurs dans les nuées », et que J. Coman (Zalmoxis, dans la revue « Zalmoxis », II, 1939, p. 106), propose de traduire par « les marcheurs dans les fumées », tout en comparant les Kapnobàtai aux chamans scythes. 4) C'est, au moins, l'hypothèse de A. B. Cook, Zeus, II, 2 (Cambridge, 1925), pp. 124 sq., qui accumule, à sa manière, un grand nombre de références sur les escaliers rituels dans d'autres religions. Mais voir aussi W. К. С Guthrie, Orpheus and Greek Religion (London, 1935), p. 208.
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textes funéraires l'expression asken pet [ashen = « marche ») pour montrer que l'échelle mise à leur disposition par Râ, pour pouvoir monter de la terre au ciel, est une échelle réelle1. « Est installée pour moi l'échelle pour voir les dieux », dit le Livre des morts2. « Les dieux lui font une échelle pour que, se servant d'elle, il monte au ciel » (Weill, p. 28). Dans nombre de tombeaux des dynasties archaïques et médiévales, on a trouvé des amulettes figurant une échelle (maqet) ou un escalier3. Bousset avait comparé depuis longtemps l'échelle mithriaque avec des conceptions orientales similaires, en montrant leur symbolisme cosmologique commun4. Mais il importe de mettre également en lumière un autre symbole : celui de « centre dû monde ». Jacob rêve d'une échelle dont le sommet atteignait le ciel, et par laquelle « les anges du Seigneur montaient et descendaient » [Genese, 28, 12). La pierre sur laquelle s'était endormi Jacob était un bethel et se trouvait « au centre du monde », car c'est là qu'avait lieu la liaison entre toutes les régions cosmiques. Dans la tradition islamique, Mahomet voit une échelle s'élevant du temple de Jérusalem (le « centre » par excellence) jusqu'au Ciel, avec des anges à droite et à gauche ; sur cette échelle les âmes des justes montaient vers Dieu5. Dante voit de même dans le ciel de Saturne une échelle d'or s'élevant de façon vertigineuse jusqu'à l'ultime sphère céleste et sur laquelle montaient les "âmes des bienheureux [Paradiso, XXI-XXII)6. 1) Cf. par ex., Wallis Budge, From fetish to God in Ancient Egypt (Oxford, 1934), p. 346. 2) Cité par R. Weill, Le Champ des Roseaux et le Champ des Offrandes dans la religion funéraire et la religion générale (Paris, 1936), p. 52. Cf. aussi, Jacques Vandier, La religion égyptienne (Paris, 1944), pp. 71-72. 3) Cf., par exemple, Wallis Budge, The Mummy (2e éd., Cambridge, 1925), pp. 324, 327. Reproductions des échelles funéraires-célestes, dans Wallis Budge, The Egyptian Heaven and Hell (London, 1925), vol. II, pp. 159 sq. 4) W. Bousset, Die Himmelsreise der Seele (dans Archiv fur Religionswissenschaft, IV, pp 236 sq.). Voir aussi A. Jeremiáš, Handbuch der altorientalischen Geisteskultur (2e éd., Berlin, 1929), pp. 180 sq. 5) Miguel Asin Palacios, La escatologia musulmana en la divina Comedia (2e éd., Madrid-Granada, 1943), p. 70. 6) Le symbolisme de la « marche », des « échelles » et des « ascensions » a été
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Ces échelles mystiques établissent la liaison entre les trois régions cosmiques — Ciel, Terre, Enfer — parce qu'elles se trouvent au « centre », c'est-à-dire là où a lieu la rupture de niveau, le passage d'une zone à l'autre. Il ne peut être question ici d'examiner le symbolisme, extrêmement complexe, du « centre ». Mais il nous suffira de rappeler qu'il est présent tant dans la cosmologie que dans « géographie mystique » et Г « architecture mystique » de l'Orient sémitique, de l'Inde et de la Chine1. En effet, dans toutes ces cultures, on rencontre, d'une part, la conception d'une montagne centrale, qui relie les diverses régions cosmiques2; de l'autre, l'assimilation d'une ville, d'un temple ou d'un palais3 avec cette « montagne cosmique », ou leur transformation, par la magie du rite, en un « centre »4. Qui plus est, « consacrer » un espace veut dire, en dernière instance, le transformer en un « centre », lui conférer le prestige d'une Axis mundi5. Ce symbolisme, amplement élaboré par les trois grandes cultures déjà citées conservé aussi par la mystique chrétienne. Saint Jean de La Croix représente les étapes de la perfection mystique dans la « Subida del Monte Carmelo », traité qui décrit les ascensions longues et fastidieuses d'une montagne. Dans certaines légendes de l'Europe orientale, la Croix du Christ est considérée comme un pont ou une échelle grâce à quoi le Seigneur descend sur la terre et les âmes montent vers lui (Holmberg, Baum des Lebens, p. 133). Cf. aussi Coomaraswamy, Svayamâtrnnâ: Janua Coeli, p. 47. 1) Voir Mircea Éliade, Cosmologie si alchimie babiloniana (Bucuresti, 1937), pp. 26-44 ; Insula lui Euthanasius (Bucuresti, 1943), pp. 50-68, 126-134, etc. 2) Pour les faits mésopotamiens, cf. A. Jeremiáš, Handbuch, p. 130 ; pour les p.* faits 15 ; pour indiens, les faits Kirfel, iraniens, Die A. Kosmographie Christensen, derLeInder premier (Bonr-Leipzig, homme et le premier 1920), roi dans Vhistoire légendaire des Iraniens, vol. II ( Uppsala -Leide, 1934), p. 42. Conceptions similaires chez les Bouriates, Kalmoucks, etc., sans doute, influence indienne, car le nom de la montagne est Sumer, Sumbur, Sumur : cf. HarvaHolmberg, Baum, pp. 40 sq. ; Belig. Vorstell., pp. 57 sq. . 3) Éliade, Cosmologie, pp. 31 sq. ; Paul Mus, Barabudur (Paris, 1935), vol. I, pp. 354 sq. et passim ; Jeremiáš, Handbuch, pp. 113, 142, etc. ; M. Granet, La pensée chinoise (Paris, 1934), pp. 323 sq. ; A. J. Wensinck, Tree and Bird as cosmological symbols in Western Asia (Amsterdam, 1921), pp. 25 sq. ; Birger Pering, Die geflùgelle Scheibe (dans Archiv fur Orientforschun g, vol. 8, 1935, pp. 281-296) ; Eric Burrows, Some cosmological patterns in babylonian religion (dans The Labyrinth, edited by S. H. Hooke, London, 1935), pp. 45-70. 4) Cf. notre livre Comentarii la legendn Mesterului Manole (Bucuresti, 1943), pp. 68 sq. ; et notre étude à paraître sur Le symbolisme du Centre. 5) Cf. le symbolisme du mundus (Varron, cité par Macrobe, Saturn., I, 16, 18), et les parallèles indiens et africains étudiés dans notre livre Comentarii, pp. 76 sq.
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(Mésopotamie et le monde sémitique, l'Inde et la Chine), est déjà esquissé, nous l'avons vu (ci-dessus, p. 33), chez les pygmées Semang et se fait pressentir, au moins en ses formules fondamentales, sur certains monuments préhistoriques. Ajoutons que le mythe de l'Arbre cosmique participe au même symbolisme et que le « Pilier du Monde » à sept ou neuf « étages » n'est qu'une de ses variantes1. L'arbre sur lequel monte le chaman sibérien ou altaïque est, en réalité, l'Arbre Cosmique2, exactement comme le pilier central de la tente est assimilé au pilier cosmique qui soutient le monde3. Ce pilier central est un élément caractéristique de l'habitation des populations primitives (l'« Urkultur » de l'école de Graebner-Schmidt) arctiques et nord-américaines ; il se rencontre chez les Samoyèdes et les Aïnous, chez les tribus californiennes du Nord et du Centre (les Maidus, les Porno orientaux, .les Patwin) et chez les Algonkins. Au pied du pilier ont lieu des sacrifices et des prières, car c'est lui qui ouvre le chemin vers l'Être suprême céleste4. Le même symbolisme microcosmique s'est également conservé chez les pasteurs-éleveurs de l'Asie Centrale, mais comme la forme de l'habitation s'est modifiée (de la « maison » à toit conique avec un pilier central, on passe à la yurta), la fonction mythico-religieuse du pilier est remplie par l'ouverture supérieure par où sort la fumée. Chez les Ostyaks, cette ouverture correspond à l'orifice similaire de la « Maison du Ciel », et les Tchouktches l'ont assimilée au « trou » que fait l'étoile polaire dans la voûte céleste5. Les Ostyaks parlent' aussi 1) Cf. A. Coomaraswamy, Elements of Buddhist Iconography (Oxford, Univ. Press, 1935), p. 82 et passim ; P. Mus, Barabudur, pp. 117 sq. ; Holmberg-Harva, Finno-Ugric Mythology, pp. 338 sq., etc. 2) Holmberg-Harva, Der Baum des Lebens, pp. 137 sq. ; Relig. Vorsiell., pp. 70 sq. 3) Id., Baum, pp. 2 sq. ; Relig. Vorsiell., pp." 34 sq. Cf. le mythe du skambha (Atharva-Veda, X, 7, etc.). 4) Cf. les matériaux groupés par W. Schmidt, Ursprung der Gottesidee, vol. VI (Munster, 1935), pp. 67 sq., et les remarques du même auteur, Der heilige Miitelpfahl des Houses (dans Anthropos, 1940-41, vol. 35-36, pp. 966-969), p. 966. 5) Holmberg-Harva, Der Baum des Lebens, p. 30 ; Bogoraz, The Chukchee, p. 307.
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du Ciel à sept « ouvertures pour la fumée », c'est-à-dire avec sept « sphères » ou niveaux célestes1. Mais quand on prépare les sacrifices, on apporte dans la yuria un arbre dont la cime sort par l'ouverture supérieure. L'arbre à sept branches ou échelons symbolise, nous l'avons vu, les sept sphères ; l'arbre sans branche et sans aucune entaille signifie, probablement, le plus haut ciel2. Ce symbolisme, bien entendu, n'est pas limité aux régions arctiques et nord-asiatiques. Le pilier sacré, s'élevant au milieu de la maison, se rencontre aussi chez les pasteurs chamites Galla et Hadiya, les chamitoïdes Nandi et chez-les Khasi3. Partout, on apporte des offrandes sacrificielles au pied de ce pilier : ce sont parfois, des oblations de lait au Dieu céleste (comme chez les tribus africaines citées ci-dessus) ; dans certains cas même, on prodigue des sacrifices sanglants (p. ex., chez les Galla)4. Il n'y a pas de doute que, réalisée soit par le rituel d'initiation, soit en sa fonction de guérisseur et psychopompe, soit, enfin, dans son voyage mystique accompagnant l'âme du cheval sacrifié en direction du Ciel de Bai Ûlgen, cette ascension du chaman ne soit pas autre chose que l'expérimentation mystique d'un idéogramme cosmologique presque 1) Cf. par ex., К. F. Karjalainen, Die Religion der Jugra-Vôlker, vol. II (Helsinki, 1922, FFC, n° 44), pp. 48 sq. Rappelons que l'entrée dans le monde souterrain se trouve exactement au-dessus du « Centre du Monde » (cf. Harva, Байт, pp. 30-31, et flg. 13, le disque yakoute avec un trou central). Le même symbolisme se retrouve dans l'Orient antique, l'Inde, le monde gréco-latin, etc. (cf. Éliade,. Cosmologie, pp. 35 sq.). 2) V. dans ce sens, W. Schmidt, Der heilige Mitlelpfahl, p. 967. Cf. l'étude suggestive de A. Coomaraswamy, Symbolism of the Dome (dans Indian Historical Quarterly, XIV, 1938, pp. 1-56). 3) W. Schmidt, Der heilige Mittelpfahl, p. 967, citant Der Ursprung der Gottesidee, vol. VII, pp. 53, 85, 165, 449, 590 sq. 4) Ibid., p. 968. Cf. les sacrifices sanglants faits par les Yuraks aux idoles en bois (sjaadai), avec sept faces, ou sept entailles ; idoles qui, d'après Lehtisalo (Entwurf einer Mythologie der Yurak-Samojeden, Helsinki, 1927, pp. 67, 102, etc.), se trouvent en relation avec les « arbras sacrés » (c'est-à-dire avec une dégradation de l'Arbre Cosmique»à sept branches). Nous assistons ici à un processus de substitution, bien connu dans l'histoire des religions, et qui se vérifie aussi en d'autres cas dans l'ensemble religieux sibérien. Ainsi, par ex., le pilier qui, originairement, servait de place d'offrande au dieu céleste Num, devient, chez les Yurak-Samoyèdes, un objet sacré auquel on apporte des sacrifices sanglants ; cf. A. Gahs, Kopf-, Schàdel-und Langknochenopfer bei Rentiervôlkern, p. 240.
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universel, idéogramme que précède et justifie le phénomène du chamanisme proprement dit. Car il ne faut pas perdre de vue le fait que, dans les cultures arctiques et nord-asiatiques, chaque habitation a son pilier sacré ou son ouverture pour la fumée sacrée, c'est-à-dire des représentations de l'Axis Mundi, de l'Arbre Cosmique, etc. Par conséquent, la possibilité de l'ascension au Ciel était à la portée de tout le monde, et faisait partie intégrante de la conception générale du sacré de la communauté tout entière. On ne voit pas comment on pourrait faire dériver cette conception — constitutive de l'idéologie chamaniste — d'une hystérie arctique. Au contraire, l'ascension rituelle du chaman au ciel a été rendue possible parce que le scénario en était déjà impliqué dans la cosmologie et dans l'assimilation de l'habitation au Cosmos (le pilier- cosmique, l'Arbre Cosmique, l'ouverture identifiée au « trou » de l'Étoile polaire, les sept cieux, etc.)1. Ce processus d'assimilation des maisons, des temples, des palais, des cités, au « Centre du Monde » est, on l'a vu, un phénomène spirituel qui dépasse les régions arctiques et nordasiatiques. Il répond, d'ailleurs, à des fins beaucoup plus profondes que ne Га laissé entrevoir notre trop sommaire schéma synoptique. Car, « consacrer » un espace, en lui conférant la fonction d'un « centre », revient à dire qu'on lui confère de la réalité ; on n'est pas, ontologiquement, à moins que l'on ne soit « centré », à moins que l'on ne coïncide avec une des formules symboliques de Y Axis Mundi. Ce « centre » participe à l'espace sacré, « paradoxal » (tous les temples, 1) La question de Г « origine » empirique de telles conceptions (la structure du Cosmos, par ex., conçue d'après certains éléments matériels de l'habitation, explicables, eux, par les nécessités de l'adaptation au milieu, etc.) est une question mal posée et, par conséquent, stérile. Car il n'y a pas, pour les « primitifs » en général, une difference bien nette entre « naturel » et « surnaturel », entre objet empirique et symbole. Un objet devient « lui-même » (c'est-à-dire porteur d'une valeur) dans la mesure où il participe à un « symbole » ; un acte gagne de la signification dans la mesure où il répète un archétype, etc. En tout cas, ce problème des « origines » des valeurs appartient plutôt à la philosophie qu'à l'histoire. Car, pour ne citer qu'un seul exemple, on ne voit pas trop bien en quoi le fait que la découverte des premières lois géométriques a été due aux nécessités empiriques de l'irrigation du delta nilotique, peut avoir une importance quelconque dans la validation ou l'invalidation de ces lois.
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toutes les cités et même toutes les maisons, quoique séparés dans l'espace profane, se trouvent cependant dans le même « Centre » cosmique), exactement comme les sacrifices se réalisent ' dans un seul et même moment mythique (tous ayant lieu « dans ce temps-là », l'instant auroral quand le sacrifice a été instauré). Mais si Y idéologie du chamanisme se fonde, en dernière instance, sur cette cosmologie et sur cette foi dans la communication directe avec les régions cosmiques, il y a lieu de se demander si la technique chamanique ne présente pas aussi, du "moins dans sa forme actuelle, d'autres éléments. Le problème des influences extérieures qui ont pu éventuellement s'exercer sur le chamanisme ne peut se réduire — comme on Га quelquefois pensé — à celui de l'origine du mot « chaman ». (On se rappellera que ce vocable nous vient, à travers le russe, dutoungouse šaman, le terme correspondant étant, dans les autres langues nord-asiatiques, le jakoute ojun, l'altaïque кат, дат, le turco-tatar kam, le mongol kami)1, La dérivation du toungouse šaman à partir du pâli šamana (< skr. šramaná) — par l'intermédiaire du Chinois ša-men (simple transcription du mot pâli) — , acceptée par la majorité des orientalistes du xixe siècle, a été néanmoins mise en doute d'assez bonne heure (en 1842 déjà par W. Schott, en 1846 par Dordji Banzarov) et repoussée par J. Németh2 en 1914 et par B. Laufer3 en 1917. Ces savants ont cru pouvoir démon1) W. Koppers (Problème der indischen Religions geschichte, pp. 810-812), se demande s'il y a une relation organique entre le thème turco-tatar kam, et un groupe de vocables désignant la magie, le magicien ou le pays de la magie dans la langue des Bhils (kâmru, « the country of magic », etc.), des Santalis (kamru, le pays de la sorcellerie, Kamru, le premier maître de la magie, etc.) et dans le hindi (Kámrup, skr. Kâmarûpa, etc.). Il pense (p. 783), à une provenance austroasiatique du mot kâmaru (kamru), explicité plus tard par l'étymologie populaire comme Kâmarûpa (nom du district Assam, célèbre par l'importance qu'y a prise le shaktisme). 2) Ueber den Ursprung des Wortes Šaman und einige Bemerkungen zur lurkisch-mongolischen Laut geschichte (dans Keleli Szemle, vol. 14, 1913-1914, pp. 240-249). 3) Origin of the word shaman (dans American Anthropologist, vol. 19, 1917, pp. 361-371). L'article de B. Laufer contient aussi l'histoire et la bibliographie succinctes du problème.
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trer l'appartenance du vocable toungouse au groupe des langues turco-mongoles grâce à certaines correspondances phonétiques : le k' initial du turc archaïque se développant en tatar k, čuvaš /, yakoute x (spirante; sourde, comme dans l'allemand ach), mongol is, с et mandchou-toungouse s, s ou s, le toungouse šaman (thème sam, sam ou šam) aurait été l'équivalent phonétique exact du turc-ouïgour kam (qam), qui désigne le « chaman » proprement dit. Mais G. J. Ramstedt1 a démontré l'insuffisance de la loi phonétique de Németh, et la découverte d'un mot semblable dans le tokharien (samâne = « moine bouddhique ») et dans le soghdien (šmn = šaman) met de nouveau en vedette l'hypothèse de l'origine indienne de ce terme2. Évidemment, si cette origine était établie d'une manière décisive, elle constituerait un argument nouveau, et important, pour la thèse de l'influence indienne sur les religions des peuples nord-asiatiques. De toute manière, le problème de ces influences doit être envisagé tout d'abord du point de vue ethnographique. C'est ce qu'a essayé de faire, pour les Toungouses, le savant russe Širokogorov3. Le mot šaman, remarque Širokogorov, semble être étranger à la langue toungouse. Mais — chose plus importante — le phénomène même du chamanisme présente des éléments d'origine méridionale, en l'espèce des éléments bouddhistes (lamaïstes). En effet, le bouddhisme avait pénétré assez loin dans le 1) Zur Frage nach der Stellung der tchuwassischen (dans Journal de la Société Finno-Ougrienne, vol. 38, pp. 20-21) ; cf. Kai Donner, Ueber soghdisch nom, p. 7. 2) Cf. Sylvain Lévi, Études des documents tokkariens de la Mission Pelliot (dans Journal Asiatique, mai-juin 1911, pp. 431-464), spec. pp. 445-446 ; P. Pelliot, Sur quelques mots d'Asie Centrale attestés dans les textes chinois (dans Journal Asiatique, mars-avril 1913, pp. 451-469), spec. pp. 466-69 ; F. Rosenberg, On Wine and Feasts in the Iranian National Epic (trad, du russe par L. Bogdanov, dans Journal of Cama Oriental Institute, n° 19, août 1931), note, pp. 18-20. 3) N. D. Mironov et S. Shirokogorov, Sramana-Shaman (dans Journal of the North-China Branch of the Royal Asiatic Society, vol. 55, Shanghaï, 1924, pp. 110-130) ; cf. aussi S. Shirokogorov, General Theory of shamanism among the Tungus (ibid., vol. 54, 1923, pp. 246-249) ; Northern Tungus Migrations in the Far East (ibid., vol. 57, 1926, pp. 123-183) ; Versuch einer Erforschung der Grundlagen der Schamanentums bei den Tungusen (dans Baessler-Archiv, vol. XVIII,. part. 2) ; Psychomenlal Complex of the Tungus (London, 1935), pp. 279 sq.
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Nord-Est de l'Asie : au 111e siècle en Corée, au хше siècle en Mongolie, au xve siècle dans la région de l'Amour (présence d'un temple bouddhiste à l'embouchure du fleuve Amour). La majorité des noms des esprits (burkhan) des Toungouses sont empruntés des Mongols et des Mandchous, qui, à leur tour, les avaient reçus du lamaïsme1. Dans le costume, le tambour et les peintures des chamans toungouses, Širokogorov décèle des influences modernes (ibid., p. 122). De plus, les Mandchous affirment que le chamanisme est apparu chez eux sous la dynastie Ming (xive-xvne siècles) et les Toungouses du Sud prétendent, d'autre part, que leur chamanisme est emprunté aux Mandchous et aux Dahours. Enfin, les Toungouses du Nord sont influencés par leurs voisins méridionaux, les Yakoutes. Qu'il y ait coïncidence entre l'apparition du chamanisme et la diffusion du bouddhisme dans ces contrées du Nord de l'Asie, Širokogorov pense pouvoir le démontrer par le fait que le chamanisme a fleuri en Mandchourie entre le xne et le xvne siècle, en Mongolie avant le xive siècle, chez les Kirghizes et les Ouïgours probablement entre le vne et le xie siècle, c'est-àdire peu avant la reconnaissance officielle du bouddhisme (lamaïsme) par ces peuplades (ibid., p. 125). Širokogorov rappelle en outre quelques éléments ethnographiques d'origine méridionale : le serpent (en certains cas, le boa constrictor), présent dans la théorie et le costume rituel du chaman, ne se rencontre pas dans les croyances religieuses des Toungouses, des Mandchous, des Dahours, etc., et chez certaines peuplades l'animal même est inconnu (ibid., p. 126). Le tambour chamanique — dont le centre de diffusion semble être, selon le savant russe, la région du lac Baikal — joue 1) Širokogorov, Sramana-Shaman, pp. 119 sq. Voir la longue note sur burkhan (pp. 120-21), contre les vues de B. Laufer, Burkhan (dans Journal of the American Oriental Society, 1917, pp. 390-395) qui ne trouve pas de traces bouddhistes chez les Toungouses d'Amour. Mais les faits apportés par Širokogorov et Lopatin semblent assez convaincants, et l'influence méridionale (bouddhiste, chinoise) sur les burkhans a été acceptée par une autorité telle que Holmberg-Harva, Relig. Vorstell., p. 381. La thèse de Širokogorov et la dérivation šaman-éramana, a été acceptée aussi par N. N. Poppe, dans Asia Major, 1926, p. 138.
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un rôle de premier ordre dans la musique religieuse lamaïste, comme d'ailleurs le miroir de cuivre, lui aussi d'origine* lamaïste, et qui est devenu tellement important dans le chamanisme qu'on peut chamaniser même sans le costume et sans le tambour pourvu que l'on possède ce miroir. Certains ornements de tête seraient, eux aussi, un emprunt au lamaïsme (ibid.). En conclusion, Širokogorov considère le chamanisme « a relatively recent phenomenon which seems to have spread from the west to the east and from the south to the north. It includes many elements directly borrowed from Buddhism... » (p. 127). « The shamanism has its very profound roots in the social system and psychology of animistic philosophy characteristic of the Tungus and other shamanists. But it is also true that the shamanism in its present form is one of the consequences of the intrusion of Buddhism among the North-Asiatic . ethnical groups. » [Ibid., p. 130, n. 52.) . L'analyse des éléments méridionaux dans le complexe chamaniste a été continuée et complétée par Al. Gahs1. Faisant état des observations de Rasmussen2, Gahs constate que, chez les Rentier-Eskimos de la toundra, le tambour n'existe ni dans les rituels chamanistes, ni dans les chansons profanes ; sa fonction magique est remplie par la « ceinture » dans laquelle vient s'insérer, à la suite des invocations, l'Esprit de la Terre. Mais cette ceinture, remarque Gahs, rappelle la ceinture des peuples de l'Amour. Aussi Gahs pense-t-il que la présence du masque dans le rituel chamanique pourrait être considérée comme un indice précis de l'influence méridionale (= matriarcale), fait que nie Ohlmarks (op. cit., p. 65). Enfin, reprenant les observations de Širokogorov sur les origines lamaïstes du tambour, Gahs affirme qu'il serait de dérivation japonaise, ayant pour prototype le double tambour tibétain. Mais, d'après Ohlder 1)Gottesidee, Fragment vol.d'une III (Munster, étude encore 1931), médite, pp. 334-338. publié par W. Schmidt, Ursprung 2) Die Thulefahrl (Frankfurt a. Mein, 1926), pp. 146 sq., 168 sq.
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marks (op. cit., p. 67), seule la poignée serait ici et là iden' tique1. Néanmoins il serait difficile de mettre en doute les influences méridionales exercées sur le costume et la technique des chamans des régions nord-asiatiques et même arctiques2. On doit toutefois remarquer que. ces influences apparaissent exclusivement dans le matériel du chaman (costume, tambour, miroir, etc.) et dans certains secteurs de son idéologie (la possession par les esprits, etc.), mais non dans le phénomène fondamental du chamanisme, c'està-dire l'ascension au Ciel. Cette ascension, nous l'avons vu, fait partie intégrante des religions arctiques et centralasiatiques, ainsi que des religions archaïques du ProcheOrient, de l'Inde et des Mers du Sud. Par conséquent, l'hypothèse de Širokogorov serait à modifier en ce sens : il est fort plausible que l'apport lamaïste se soit ajouté au vieux fonds animiste de la religion des Toungouses, mais on ne peut réduire le chamanisme à un mélange d'animisme et de lamaïsme, car la théorie et la technique d'ascension au Ciel jouent un rôle tout aussi important dans l'idéologie et la pratique chamaniques. En tenant compte du matériel comparatif que nous avons déjà passé en revue, nous pourrions nous représenter la cristallisation du phénomène chamaniste nord-asiatique à peu près de la manière suivante : l'ancienne 1) Ajoutons que le problème de l'origine du tambour chamanique est loin d'être résolu. Nous n'avons pu consulter la monographie de E. Manker, Die lappische Zauberlrommel, I (Stockholm, 1938) ; voir cependant les remarques de W. Koppers, op cit., pp. 805-807, qui, bien qu'acceptant la théorie proposée par Širokogorov et Gahs sur l'origine méridionale du tambour chamanique, ne croit pas que le modèle en serait le double tambour tibétain, mais plutôt le tambour en forme de van qui se retrouve aussi chez les magiciens des populations primitives de l'Inde (Santali, Munda, Bhil, Bhaiga). 2) Ce sont aussi les conclusions de W. Thalbitzer, The Ammasalik Eskimo (Second Part, Second Half-volume, Copenhague, 1941), pp. 580 sq. Nous ne pouvons pas aborder ici le problème délicat des influences orientales sur les civilisations préhistoriques et protohistoriques de la Russie septentrionale et du Nord de l'Asie. Cf. par ex., A. M. Tallgren, The copper idols from Galich and their relatives (dans Studia Orientalia, I, 1925, pp. 312-341). Sur les rapports des pré-turcs et les peuples du Proche-Orient pendant le IVe millénaire, voir W. Koppers, Urtiirkentum und Urindogermanentum (dans Belleten, n° 20, den ayri basim. Istanbul, 1941, pp. 481-525), pp. 488 sq.
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conception cosmo-théologique (les trois régions cosmiques reliées par un axe central ; la direction que prend l'âme après la mort ainsi que les offrandes à l'Être suprême, etc.), commune, sous une forme plus ou moins élaborée, aux cultures « primitives » et primaires (arctiques, pasteurs nord-asiatiques, chamites et chamitoïdes africains, Semang, etc.) et . aux vieilles cultures orientales (Mésopotamie, Inde, Chine), se serait modifiée, d'une part, sous l'influence de l'animisme et du culte des ancêtres (culte des morts) et, d'autre part, sous celle, plus récente, des techniques magiques d'origine indienne. Plusieurs indices semblent confirmer une telle vue : 1) les mythes ont gardé le souvenir d'une époque lointaine où l'homme pouvait s'élever au ciel directement, c'està-dire par un moyen concret (arbre, liane, fil d'araignée, etc.) ; 2) il y a des raisons de croire que ces mythes doivent être mis en liaison avec les croyances aux Êtres suprêmes ouraniens, figures divines qu'on rencontre dans les couches les plus archaïques des religions primitives, mais presque partout repoussées au second plan et remplacées par d'autres formes religieuses, plus dynamiques et plus accessibles (totémisme, culte des ancêtres, cultes de la fécondité, etc.) ; 3) le moyen de communication avec le Ciel ayant cessé d'exister à un certain moment (à la suite d'une faute rituelle, etc.), le pouvoir de voler ou de monter au ciel devient un privilège limité à certains individus : rois ou magiciens ; 4) mais le « symbolisme du centre » continue à subsister même quand d'autres éléments viennent s'y ajouter, donnant naissance à de nouvelles synthèses religieuses (comme, p. ex., dans l'ancien Orient, l'Inde et la Chine), et ce symbolisme s'avère présent tant dans la théorie du sacrifice brahmanique et du chamanisme altaïque, que dans la mystique de la souveraineté, l'architecture mystique, etc. ; 5) parallèlement à cette ligne de développement, un autre courant, morphologiquement plus riche, se fait jour, alimenté par une pluralité d'expériences religieuses : culte des ancêtres et esprits protecteurs, éléments de mystique féminine (en relation avec la mytho-
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logie lunaire, avec le matriarcat ; les chamanines, les voyantes, les prophetesses, etc.) ; théorie et pratique de la « possession » ; importance croissante de la magie, etc. C'est spécialement grâce à ces derniers éléments que s'est constitué, sous sa forme définitive, le phénomène chamanique dans les religions sibériennes et dans les zones méridionales (l'Inde, l'Indonésie, l'Océanie). Comme nous avons eu déjà l'occasion de le constater, on distingue presque partout, dans leurs lignes générales, deux types de chamans : celui qui est « possédé » par les esprits (démons, ancêtres) et celui qui est « guidé » par le dieu ou par les dieux (le « clairvoyant », le « lucide »). Parfois, comme chez les Sibériens, cette polarité est précisée dans des positions théôlogiques : le « chaman blanc » (en relation avec le dieu céleste) s'oppose au « chaman noir » (esclave ou compagnon des démons chthonico-funéraires). Mais le phénomène de « possession » opposé à celui de « conduite » est plus complexe, et on ne pourra pas le réduire au diptyque : blanc-noir, céleste-chthonien, divindémoniaque, etc. Nous sommes portés à voir dans ce contraste plutôt la différence entre l'abandon mystique et la maîtrise magico-religieuse, polarité qui se fait jour dès les premiers temps et qui correspond à l'ambivalence de l'esprit humain devant le sacré. Mircea Éliade. NOTES ADDITIONNELLES P. 7 : ajoutez Jorma Partanen, A description of Burial Shamanism (translation of text № VIII, in Pozdnëyev's Mongolian Chreslomalhy ) dans Journal de la Société Finno-Ougrienne, vol. LI, 1941-1942, 34 p. P. 27, n. 2 : sur le symbolisme du vol et de l'ascension, v. notre article Dûroharia and the « waking dream» à paraître dans Y Hommage à Ananda Coomaraswamy (London, 1947).