LE SANG DE L'ESPOIR
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LE SANG DE L'ESPOIR
DU MÊME AUTEUR: LES ARMES DE LA PAIX Denoël (Préface de Jean-Jacques Servan-Schreiber) TRANSACTIONS ENTRE L'EST ET L'OUEST Dunod (Préface de Valéry Giscard D'Estaing) LA RESSOURCE HUMAINE Lattès LE CHANTIER DE L'AVENIR
Favre (avec Edmond Valère)
SAMUEL PISAR
LE SANG DE L'ESPOIR
LAFFONT
La présente édition a été revue par l'auteur en 1995.
Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122·5 (2° et 3° a). d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective» et, d'autre pan, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration,« toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite» (an. L. 122·4). Cette représentation ou reproduction. par quelque procédé que ce soit. constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
© 1979, Samuel Pisar, édition française réservée aux éditions Robert Laffon!. ISBN 2-266-06484-3
A ma mère
Hier m'appartient je connais demain. Papyrus ptolémaïque.
AVANT-PROPOS Écrire cet ouvrage ce fut d'abord la décision de plonger en moi-même; d'accepter que resurgissent, par lambeaux, des épisodes tragiques longtemps enfouis ou refoulés, en contraste si fort avec les allées grandes ouvertes du monde culturel, économique et politique que je fréquente aujourd'hui. Un critique littéraire a dit du Sang de l'Espoir que c'est « le livre qu'Anne Frank aurait pu écrire si elle avait survécu ». Pour ma part, je ne voulais pas faire un récit linéaire sur l'Holocauste, dont on a déjà tant décrit les atrocités, ni un ouvrage d'idées abstraites et philosophiques. Mon but était de traduire« l'instinct de vie» qui a déterminé toute mon existence et mon regard sur le monde contemporain. Au cours de débats avec des jeunes, en France, en Allemagne, en Amérique, sur leur place dans un monde à nouveau déboussolé, on m'a fait comprendre qu'en vérité je suis habité par deux êtres très différents. L'un est un homme moderne, un homme d'action, qui mène une riche aventure intellectuelle et professionnelle dans les grandes universités et capitales de la planète. L'autre est un ancien « sous-homme », qui a commencé sa vie dans les chaudrons idéologiques, ethniques et guerriers d'une Europe fratricide et aurait dû la terminer, à 13 ans, dans son plus grand enfer, Auschwitz.
L'adolescent quasi squelettique, le crâne rasé, les yeux noyés, m'interpelle souvent d'une voix plus vraie que celle du citoyen du monde que je suis devenu dans ma nouvelle incarnation. Tour à tour, je laisse ces deux moi-même s'exprimer ici à leur façon. Le lecteur entendra aussi les voix authentiques de Ben et Nico, mes deux compagnons « homériques » dans l'enfer et dans la liberté, qui toucheront son cœur par leur vitalité foncière et leur viscérale humanité. J'éprouve une satisfaction particulière à prolonger ainsi leur vie, eux qui, plusieurs fois sauvèrent la mienne, avant de disparaître et de me laisser poursuivre seul la route, survivant des survivants. Ma démarche intellectuelle est inévitablement influencée par mon intense expérience vécue. Aujourd'hui, j'ai parfois le sentiment d'avoir vécu l'avenir. Tant de choses sont venues confirmer mes inquiétudes et ressusciter le spectre d'une nouvelle chute: les crises économiques persistantes, le chômage endémi. que, les convulsions au Moyen-Orient et en Afrique, les conflits dans le Caucase et l'ex-Yougoslavie, la résurgence du tribalisme, du racisme, de l'antisémitisme ... la liste est sans fin. L'Europe est à nouveau mal dans sa peau. Elle apeur. Peur de l'intégrisme, de l'immigration, de la mondialisation des marchés et, surtout, d'une tragédie qui nous frappe directement et qui risque de durer: avoir vingt ans et pas de travail. Si je prétends connaître une dimension particulière des drames qui menacent, c'est celle des liens entre le chômage et la haine, le chômage et la violence. Ce qui fit dérailler notre civilisation il y a un demi-siècle n'a rien de mystérieux: la dégringolade économique, l'insécurité sociale, les préjugés xénophobes et, au bout du compte, la peur. Tout le monde avait peur. Peur II
de perdre son emploi, ses économies, sa retraite. Une société minée par ces peurs-là est à la merci de forces aveugles. Quand le désespoir noie la raison, la folie recrute un sauveur... Il suffit que la politique et la morale s'effondrent, que les leaders conventionnels, bien intentionnés, se révèlent impuissants, pour que sonne l'heure des démagogues, des tyrans, et de leurs boucs-émissaires. Et bientôt, tout est joué... On m'a parfois reproché ma thèse des Armes de la Paix J. Selon certains, la seule leçon à tirer d'un passé comme le mien est qu'il faut s'armer. Il nous faut, c'est sûr, rester vigilants et forts. Mais la force authentique réside-t-el/e vraiment dans les arsenaux de plus en plus meurtriers et coûteux; n'est-elle pas plus complexe, plus subtile? À l'ombre des catastrophes nucléaires et chimiques, il faut agir avec audace pour qu'il n'y ait pas d'alternative à la paix. D'où, sinon d'Auschwitz, tirer le témoignage que l'homme est capable du pire comme du meilleur, de folie comme de génie, qu'une conjonction de haute brutalité et de haute technologie peut transformer la planète en crématoire ? Où, sinon dans le sang du plus grand cataclysme de l'Histoire, puiser l'espoir que la coexistence entre « ennemis héréditaires» est possible - entre Allemands et Français, Chinois et Japonais, Américains et Russes, même entre Arabes et Juifs et que de nouvelles formes de coopération à travers les barrières nationales, idéologiques et religieuses peuvent encore tirer notre monde industriel de son impasse et l'autre, le tiers-monde, de sa misère ? 1. Les Armes de la Paix, Éditions Denoël. 1970.
III
Tel est, me semble-t-i1, le défi fondamental de notre temps. Je suis conscient d'introduire avec mes souvenirs brûlants et trop personnels, des obsessions sans doute excessives. C'est que rien ne me paraît plus urgent que d'avertir contre le retour, par des causes semblables, de pareils cauchemars. Car je sais que les mondes dépourvus de mémoire sont condamnés à être des mondes sans avenir. Certes, ce que j'ai enduré a été trop extrême pour servir de leçon à ceux qui ont eu le privilège de vivre normalement. Mais à partir des diverses vies indes~ criptibles que le sort m'a imposées, et qui m'ont permis d'observer les· abîmes, ainsi que quelques sommets de l'expérience humaine, se dégage peut-être un enseignement simple et utile pour ces jeunes qui doivent maintenant affronter notre dure époque. Dans.les années qui ont déchiré mon enfance, le mal était identifiable: un ennemi déclaré cherchait à subjuguer le monde civilisé. L'action nécessaire était alors claire: il fallait avoir le courage de se dresser et résister à temps. Aujourd'hui, les dangers sont plus complexes, plus insidieux. Nous ne menons pas une guerre contre un « adversaire ». L'ennemi qui guette est à l'intérieur de nous-mêmes: c'est l'incapacité d'admettre que la vie est une lutte permanente, pénible, aux victoires précaires, que la survie exige une volonté sans faille de s'adapter aux changements incessants, d'inventer de nouveaux instruments, une nouvelle mentalité. La motivation, la détermination, la discipline, qui sont indispensables dans le combat pour la survie, dans toutes ses dimensions, surgissent lorsque nous sommes confrontés à des crises, à des obstacles qui nous IV
paraissent insurmontables. C'est lorsqu'on atteint le fond que l'on trouve la force de donner le coup de talon pour remonter à la surface. Cette forme d'énergie, celle du désespoir, quand elle est maîtrisée, suffit pour relever tous les défis, même ceux de la vie et de la mort. C'est elle qui, irriguée par le miracle de l'éducation, la formation, le savoir, m'a permis de revenir des profondeurs. Samuel PISAR 1995
Prologue
AI-JE VÉCU L'AVENIR?
Qui d'entre nous peut vivre dans'le feu dévorant?
IsAlE.
Figé comme une statue face à l'immense assistance, je sens, pour la première fois, que mes plaies sont en train de se rouvrir. Valéry Giscard d'Estaing, à ma droite, lentement, humblement, détache avec gravité ses mots : «Nous devons enseigner à la jeunesse du monde l'horreur de cette horreur. » Nous sommes à l'intérieur du plus répugnant des camps de mort nazis. Le président français a choisi de visiter Auschwitz à une date symbolique, le 18· juin, trente-cinquième anniversaire de l'appel historique de Charles de Gaulle, l'appel qui rendit son honneur à la France. Le président polonais, Édouard Gierek, à ma gauche, écoute, immobile. L'horreur du lieu abolit les différences politiques. Démocrates et communistes, tous éprouvent, pour un moment, la même douleur. «N'oublions pas que c'est ici, pour la première fois, dans ces camps, que l'Est et l'Ouest se sont rencontrés : un même combat pour les mêmes valeurs a fait que l'armée soviétique libérait Auschwitz alors que l'armée américaine libérait Dachau. » Oui, c'est dans une forêt près de Dachau que l'armée américaine me libéra. Je revois ce tank, frappé d'une étoile blanche, apparaissant au milieu de la clairière et moi, enfant terrorisé, qui bondis sans réfléchir, de ma cachette vers la liberté, les balles sifflant tout autour. Les baraquements, les cheminées, les barbelés sont toujours là - intacts. Mais ai-je véritablement été ce jeune squelettique, au crâne rasé et aux yeux cernés,
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résolu à conseIVer une étincelle de vie dans cet endroit maudit? Cette étrange odyssée a-t-elle pu se dérouler en l'espace d'une seule et même vie? «Comme l'a dit un des plus jeunes rescapés d'Auschwitz qui est aujourd'hui parmi nous: un quart de siècle a montré que la construction de ponts au-dessus du gouffre idéologique qui nous sépare est une tâche difficile. Mais, pour notre sUIVie, et pour notre liberté à tous, rien ne doit nous arrêter dans cette tâche. » Je reconnais ces mots. Le Président cite là un extrait de mon livre, qu'il a lui-même préfacé. Il termine. Un silence pesant étreint soudain le lieu. Je ne dois pas me laisser gagner par l'angoisse du passé. La solennité de la cérémonie officielle doit être préservée. Mais des images brouillées dansent devant mes yeux. Les costumes s()mbres des personnalités commencent à ressembler aux treillis en loques dont j'étais vêtu, ici, avec mes camarades. Les deux présidents, les ministres, les généraux, 'les amba5sadeurs, tous sont prisonniers dans le camp avec moi, alignés par nos gardes, pour l'appel rituel de chaque matin et de chaque soir. Les éternelles haines qui se rallument, les mêmes faillites qui recommencent,nous ont encore une fois ramenés ici. Je suis anesthésié. Mon seul lien avec la réalité reste ma femme Judith. Sa présence, sa beauté, qui tranchent avec cet environnement sordide, me prouvent que je suis vraiment vivant et libre. Juste derrière moi, Claude Pierre-Brossolette, le secrétaire général de l'Élysée dont le père périt comme le mien, dans les cellules de torture de la Gestapo. Claude, lui aussi, est anesthésié. Nous sommes unis par le même chagrin, le mêniesilence. Une batterie de caméras de télévision, et par elles des dizaines de millions d'hommes et de femmes, à l'Est et à l'Ouest, nous obseIVent. Je me ressaisis. Je serre dans ma main la courte allocution que j'ai rédigée. Mes lèvres commencent à bouger silencieusement, à la cadence du Kaddish, l'antique prière hébraïque pour les morts: « Revoir à vos côtés, monsieur le Président, cet autel de l'holocauste où, encore enfant, je suis mort de tant de 14
morts, où j'ai vécu tant de tortures, où tout ce que j'avais pu aimer a été réduit en cendres, est une expérience qui bouleverse l'âme ... Mais c'est aussi un voyage de la tragédie a\,l triomphe. «D'ici, vous parlez aux générations, aux races, aux nations, aux riches et aux pauvres. Vous avez choisi l'endroit même de la plaie la plus profonde dont fut jamais frappée la communauté· des hommes. Là où Eichmann éclipsa l'enfer de Dante. Sur cela, je vous apporte mon témoignage personnel, celui d'un des rares survivants et - d'après les archives de l'enfer - le plus jeune peut-être de tous. «Ce que nous venons de voir, durant notre marche silencieuse à travers cette usine de la mort, a sans doute été pour vous le symbole de l'horreur. Pour moi, parmi les réminiscences innombrables, une image se détache, la seule dont j'aimerais dire un mot. «Face à ces miradors et à leurs mitrailleuses était assis, troupe en haillons rayés, le plus remarquable orchestre symphonique jamais rassemblé. Il était composé de virtuoses de Varsovie et de Paris, de Kiev et d'Oslo, de Budapest et de Rome. Tandis que les chambres à gaz vomissaient feu et fumée, on ordonnait à ces hommes, pour accompagner pendaisons et fusillades, de jouer Mozart. Ce Mozart que, vous et moi, adorons. «Que ce soit tout pour le passé! D'ailleurs, durant nos années d'amitié et de dialogue, dans la recherche féconde des armes politiques de la paix, ces souvenirs ne sont jamais venus engourdir notre foi en Dieu et en l'homme. « Mais le passé risque, de nouveau, d'être le prologue de l'avenir et c'est devant Auschwitz que nous appréhendons le vrai spectre de l'apocalypse. C'est donc le long de ces barbelés qu'à votre exemple l'homme doit venir s'incliner et méditer sur la justice, sur la tolérance, sur le respect des droits humains, sur la jeunesse du monde. « Monsieur le Président, vous faites face à votre auditoire le plus grand. Vous avez devant vous, ici même, des millions d'âmes innocentes. En leur nom, et avec la seule autorité du numéro matricule gravé sur mon bras, je vous 15
confie que, si elles pouvaient répondre à votre appel, elles feraient monter vers vous une seule clameur : "Jamais plus! ". »
C'est fini; mais je me sens vidé, insatisfait. J'aurais voulu exprimer avec plus de force encore ma crainte que l'irrationnel, la folie, vécus dans mon corps et mon âme Sur ce sol de la tuerie la plus sanglante du siècle, sont en train de nous. investir à nouveau, sous des formes insidieuses, et nous poussent vers des holocaustes à l'échelle mondiale. Savent-ils, ceux qui voient se dérégler, à nouveau, les mécanismes de l'univers et qui les observent avec lassitude, ou détachement, savent-ils où peut nous entraîner cette fatalité? Quand Valéry Giscard d'Estaing m'avait demandé, à l'occasion de son voyage officiel en Pologne, de l'accompagner à Auschwitz, j'avais été ébranlé. Depuis que je suis redevenu un homme libre, à seize ans, j'ai juré de Ille tourner vers l'avenir, pour réussir une existence normale, créatrice, qui soit réellement une victoire de la vie. Je voulais oublier ces quatre années infernales passées dans la plus écœurante des poubelles de l'Histoire. J'avais toujours refusé de retourner sur les lieux où j'avais vu mon univers, ma famille, mon identité totalement anéantis. Alors que je présidais à Varsovie, quelque temps auparavant, une conférence internationale sur la coopération économique, le gouvernement polonais me demanda si j'accepterais de déposer une couronne à Auschwitz. J'avais refusé, sans hésitation, indiquant que je préférais qu'on m'emmène écouter un concert à la maison natale de Frédéric Chopin. Mais aujourd'hui mon devoir était d'accompagner le Président sur cette terre d'angoisse où mon père, ma mère, ma sœur, mes camarades d'école, mon peuple avaient été mis méthodiquement et industriellement à mort selon un plan qui n'a pas encore totalement disparu de tous les esprits. 16
Car je me rendais compte que je ne pouvais plus échapper aux impératifs que m'imposait ma survie. La démence, l'irrationnel qui engendrèrent Auschwitz me semblaient de plus en plus réapparaître, sous d'autres formes, à l'échelle planétaire. J'acceptais donc de revivre, encore une fois, le cauchemar; pour tirer de son poison la substance qui permette de mieux saisir les raisons de la chute et de la rédemption d'un monde, celui d'hier, celui de demain ... Le destin avait jugé bon de me jeter, à l'âge le plus tendre, au plus violent des carrefours de ce siècle. Je dus affronter non pas un mais deux tyrans, Adolf Hitler et Joseph Staline, et à travers eux les plus impitoyables des systèmes totalitaires. De l'Est et de l'Ouest, leurs armées piétinèrent le sol de ma ville natale. Ce fut pour moi et ma famille - la loi martiale, le couvre-feu quotidien, le coup redouté, à minuit, à la porte et l'exil. Mes seules libertés de réunion, d'association et de parole devinrent les macabres appels du matin et du soir, et le droit de crier « Présent ». L'empreinte de l'Europe, berceau des plus grandes espérances, racine des pires errements, est bien, à jamais, marquée dans ma chair. Commençant d'écrire ces lignes - trois années après ce pèlerinage - dans le paysage bienheureux de la Nouvelle-Angleterre, dans ce monde préservé où la démocratie et la prospérité sont si naturellement considérées comme défulitivement acquises, la prémonition de nouvelles tragédies me hante et me dicte. ce que je dois faire entendre.
Étrange, la façon dont un lien se développe imperceptiblement dans votre esprit, jusqu'au jour où vous vous interrogez, surpris de n'avoir pas discerné plus tôt ce qui vous apparaît soudain avec une telle évidence. Les ravages, les passions, l'angoisse qui pèsent sur la vie internationale d'aujourd'hui, sont formulés de manière trop froide et impersonnelle par les diplomates,
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par les économistes et par les hommes politiques. Il y manque la vérité nue. Or, la course du monde vers l'inconnu, tous les dangers qui nous menacent, je les ai vécus. Chaque grande crise actuelle me rappelle et prolonge un moment de cette époque indicible où l'homme était délibérément détruit, où je devins un sous-homme - avant de renaître. La faim? Les deux tiers de l'humanité, trois milliards d'êtres, vivant un état de famine endémique, ne sont pas des abstractions pour ceuiqui, comme moi, subirent, à chaque instant, à chaque pas~ cette quête de la survie. Cette faim obsédante, ponctuée d'hallucinations, qui éteint toute existence, je l'ai éprouvée, jour après jour, pendant des années. Le terrorisme? Je connais ses méthodes. Pour les SS, le plus petit geste d'un détenu, semblant aller contre l'ordre établi, apparaissait comme une rébellion intolérable contre le Reich allemand ~t était sanctionné par la mort. Dans les camps, ùn terrorisme parallèle, tout aussi impitoyable, contre les plus faibles sévissait parmi les col~ labos et les dénonciateurs. La pollution ? La santé publique? Dans la quotidienneté de la. mort, j'ai vécu chaque jour et chaque nuit, dans la pire des promiscuités, entassé avec d'autres êtres humains exténués, parqués comme du bétail dans des baraquements, avant de passer à l'abattoir. Sans le moindre soin, sans hygiène, notre seul contact avec le monde médical consistant à devenir des cobayes pour les expériences pratiquées sur les dépOrtés par les "spécialistes" nazis. Le chômage? La politique d'extermination trouvait là un moyen de régler le problème. C'était une «retombée» logique, prévisible, efficace. Je me rappelle les tâches sinistres, .dérisoires, auxquelles .nous étions contraints de nous livrer: douze heures quotidiennes de marche forcée, au pas cadencé, pour tester les chaussures de l'armée, et tout faux mouvement provoquait un coup de bâton capable de fendre le crâne. La crise de l'énergie? Réalité économique, certes, mais essentiellement inquiétude du riche. Stress de 18
l'automobiliste qui craint de ne plus pouvoir se perdre dans les embouteillages, angoisse des familles qui redoutent les morsures du froid avec deux degrés de moins dans leurs appartements surchauffés. Je me souviens pourtant que l'on peut vivre des mois et des années sans lumière, sans chaleur, sans la moindre couverture, pendant des hivers qui atteignent 30 degrés au-dessous de zéro. La paix? Je sais comment elle peut devenir de plus en plus «indésirable ». Comment une guerre peut faire enfin table rase de tous les problèmes insolubles, accumulés, insupportables. Comment elle peut faire disparaître, pour longtemps, les revendications, et même les inégalités. On se met à penser qu'à partir d'une guerre on fera du neuf; qu'il sera possible d'insuffler une vitalité nouvelle au système économique, de reconstruire et de moderniser les villes sinistrées et les industries détruites; qu'une fois les contraintes ordinaires balayées, une structure différente offrira aux plus entreprenants la possibilité d'édifier' de nouvelles carrières, et, à coup sûr, de nouvelles fortunes. Le tiers monde? J'ai la conviction que les peuples des pays sous-développés doivent être ressentis non pas comme une masse obscure, déroutante, hostile, mais comme des semblables auxquels nous avons le devoir humain élémentaire de venir en aide. Ce n'est qu'à partir d'une politique audacieuse d'échanges et de coopération avec ces pays que les grandes démocraties peuvent survivre aux crises et aux pénuries qui s'annoncent. Cette conviction s'impose spontanément à l'esprit de quelqu'un qui a lui-même appartenu au monde des déshérités et des méprisés. La prospérité? Après plusieurs siècles de domination économique, nous sommes aujourd'hui ramenés à une dure réalité. Nous avons cessé d'être les meilleurs, d'être les maîtres .. Les peuples que nous avions longtemps considérés comme inférieurs se mettent à nous battre à notre propre jeu. Japonais, Coréens, Taïwanais et bientôt Chinois, Brésiliens, Mricains se révèlent, les uns après les autres, plus inventifs, plus efficaces, plus compétitifs 19
que nous. La roue qui tourne lentement à travers les siècles s'arrêtera-t-elle sur notre génération, pour faire de nous les nouveaux « sous-développés» ? L'Europe? Veut-elle vraiment exister ou seulement briller encore un peu comme les astres en fin de trajectoire, avant de disparaître? Ses industries les plus dynamiques, dernières forces vives de ses sociétés, émigrent, presque sans exception, et laissent sur place chômeurs et usines abandonnées. Elles s'implantent là. où elles trouvent la stabilité politique et sociale, les capitaux, les matières premières, une main-d'œuvre innombrable, industrieuse, moins coûteuse, un marché intérieur à la mesure de leurs ambitions. Devant cette hémorragie, qui s'aggrave sous nos yeux, que va-t-il nous rester comme activité rentable? Les droits de l'homme? J'ai vu la réalité des exécutions massives, sommaires. Des mises à mort discrètes, rapides, sans la solennité formelle des tribunaux, sans jurés, sans recours. J'ai vécu les sélections qui triaient les familles; les femmes et les vieillards envoyés à la mort immédiate; les jeunes filles violées; les hommes condamnés à une mort différée; les enfants privés du droit même d'exister. Des innocents par millions! Les arsenaux militaires? Des impératifs économiques nous poussent à mettre les armes conventionnelles, et parfois nucléaires à portée des bourses de tous les États. La guerre chimique, au-delà même de la guerre nucléaire, fait l'objet de recherches constantes, et hautement scientifiques. Les nazis effectuaient déjà des travaux intensifs pour découvrir le meilleur gaz mortel, celui dont le prix de revient par supplicié serait le moins élevé. On a repris leur travail, et l'on ne s'en cache pas. On appelle simplement tout cet engrenage vers la folie « dissuasion » ..• Les victimes entassées dans les chambres à gaz d'Auschwitz, à qui il restait trois minutes de vie quand les portes se fermaient, trouvaient le temps et la force de graver sur les murs de ces lieux, avec leurs ongles : « N'oubliez jamais!» Avons-nous déjà tout oublié de leur message? 20
Toutes ces crises en chaîne constituent un scénario de l'absurde qui, sauf sursaut de la volonté humaine, menace de faire voler en éclats ce qui subsiste de prospérité, de liberté et de paix. Prisonnier des préjugés raciaux, nationaux, emporté par le fanatisme religieux, mutilé par les dogmes et les idéologies, l'homme paraît biologiquement incapable de relever ces défis. Partout l'homme affronte l'homme. Une société n'a pas besoin d'être folle pour que ses chefs s'engagent dans des politiques démentes. La nation qui donna au monde Gutenberg, Beethoven, Goethe n'avait pas basculé dans le délire mais était seulement consentante quand elle abandonna, par des élections démocratiques, son destin aux mains d'Hitler, après avoir balayé des leaders impuissants à redresser la situation. Une séquence d'événements inattendus, inquiétants, mal compris, ouvrit tout naturellement la porte du pouvoir aux hommes qui avaient le dessein, simple et clair, de dominer le monde - ou de l'anéantir. Pourquoi les classes dirigeantes de nos démocraties, submergées par des crises économiques ou sociales incontrôlables, ne déposeraient-elles pas encore une fois le pouvoir aux pieds des totalitaires, dans une soif inépuisable, irraisonnée de « loi et d'ordre» ? Oui, parfois, quand l'horizon s'assombrit, je vois se profiler dans l'image des foules hystériques, du fanatisme religieux, de la haine ethnique, et de l'impuissance politique, le spectre d'un « Auschwitz global ». Si l'homme que je suis aujourd'hui, drapé dans la respectable robe d'avocat international, a accepté la confrontation avec son passé fourmillant d'horreurs, ce fut dans l'espoir d'y déceler pourquoi mon univers s'est autrefois effondré et d'y trouver comment celui de mes enfants pourrait être préservé. Je réalise que j'étais à la recherche de quelque chose qui pût m'aider - et aider les autres - à comprendre le présent, à distinguer les grands dangers qui nous guettent. 21
Peut-on - puis-je - transmettre le vrai sens de ~s dangers, leur affreuse imminence? Et aussi ce qu'il faut - comme disposition d'esprit et effort de volonté pour les maîtriser? Je n'ai jamais eu la moindre envie de lécher les plaies, depuis longtemps cicatrisées, de mon adolescence. Si j'ai "entrepris de décrire le sang, la douleur, l'espoir, les joies de l'amitié et de la culture qui ont nourri ma foi dans la capacité qu'a l'homme de supporter, de créer et. de triompher; c'est parce qu'une jeunesse intrépide, généreuse, veut savoir. Elle veut apprendre quels sont les risques, les macabres hypocrisies de l'Histoire; elle veut s'armer pour tenter de vaincre la fatalité. Ce livre, je le lui dois, car il ne traite pas du passé, mais de l'avenir, de son avenir.
Première partie
LA CHUTE D'UN MONDE
L 'homme est un animal dont on peut faire ce qu'on veut, un être qui s'habitue à tout. DOSTOlEVSKI.
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Nous étions aux anges, mes camarades de classe et moi, quand nous apprîmes que le Noir Joe Louis avait vaincu le nazi Max Schmeling pour devenir le champion du monde des poids lourds. Bien fait pour le «Race Supérieure! » Nous n'avions que neuf ans, mais déjà nous ressentions la signification des événements avec une précocité qui s'expliquait par les temps que nous vivions et la situation particulière de notre ville natale. Bialystok, juste avant la guerre, restait le centre animé de la vie culturelle qu'il était depuis trois siècles. Cette métropole du textile, la deuxième de Pologne, voyait se côtoyer des mouvements politiques liés au socialisme, au sionisme. Les membres des partis ouvriers révolutionnaires se mêlaient à ceux qui enseignaient la Torah. Juifs, Polonais, Ukrainiens, Lituaniens, Biélorusses et Russes y cohabitaient. Nous ressentions, tous ensemble, avec plus d'intensité que le reste du monde, la présence de la croix gammée déployée si près. En classe, nous reprenions les discussions entendues dans nos foyers. Nous évoquions la lutte interminable entre Chinois et Japonais, le courage du Négus qui tentait de résister à Mussolini, l'enthousiasme des héros de Bialystok partis en Espagne lutter contre le fascisme, ou les anciens élèves de notre école qui émigraient en Palestine pour vivre dans un kibboutz. Au cinéma, nous regardions les actualités qui mon-
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traient, au stade olympique de Berlin, puis à Nuremberg, des hommes, par légions entières, apparemment adultes, hurlant bras tendus: Sieg HeU! Sieg HeU! Sieg HeU!
Ma mère voulait que nous quittions l'Europe pendant qu'il en était encore temps. Ses deux frères qui avaient émigré en Australie nous pressaient de les rejoindre. Nous pouvions aussi aller en France ou en Amérique : des deux côtés de la famille, des parents descendant de vagues d'émigration antérieures étaient prêts à nous accueillir. Avec cette résolution qui la caractérisait, ma mère se lança dans l'étude de l'anglais. Au moment de me coucher, elle lisait à voix haute des extraits de Huckleberry Finn et de David Copperfield, qu'elle traduisait en yiddish ou en polonais; un passage particulièrement poignant de La Case de l'Oncle Tom me fit un soir pleurer à chaudes larmes. Elle parlait de la vie qui nous attendait dans le Nouveau Monde comme si elle était sûre qu'un jour nous arriverions là-bas, et l'expression « God bless America» revenait souvent sur ses lèvres. Ma mère était une grande femme vive et moderne, aux beaux traits bibliques. Une vraie tireuse d'élite, je l'ai vue toucher avec une précision fracassante une boîte d'allu.mettes qui me paraissait à une distance inouïe. Elle me croyait doué pour la musique et voulait que plus tard je devienne violoniste. J'aimais l'entendre fredonner des berceuses russes à ma petite sœur Frida, et les chansons des films de Jeannette MacDonald et Nelson Eddy. Ces mélodies chantent encore dans ma tête aujourd'hui. Elles me relieront toujours à la période heureuse de mon enfance. Pas question pour mon père de quitter la Pol~ne. La perspective de vivre en réfugié dans quelque pays lointain était contraire à son tempérament. Sa famille était établie à Bialystok depuis plusieurs générations. Son père, Léon Pisar (un homme exceptionnel, d'après ce que je lus plus tard dans les journaux juifs de New York),
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y avait fait figure de sage local et de pilier de la communauté. Lors du pogrom sanglant de 1906, quand la ville appartenait encore à l'empire tsariste, il avait, dit-on, sauvé de nombreux Juifs grâce à son amitié avec le prélat de l'église orthodoxe. A sa mort, j'avais deux ans, mais le concierge de notre maison, Anton, qui avait été son contemporain, me racontait beaucoùp d'anecdotes sur lui. Anton, que nous appelions affectueusement Antonouchka, et sa femme, Antonovna, s'occupaient du jardin, coupaient le bois et faisaient mille petits travaux pour la famille. Ils avaient contribué à élever mon père et son frère aîné Samuel. Je les considérais presque comme des grands-parents. Mon oncle, Samuel Pisar, qui mourut avant ma naissance, était renommé pour sa force exceptionnelle. Quand le cirque s'installait dans la ville; dès que son hercule avait expédié à terre la demi-douzaine de volontaires qui venaient de relever son défi, la foule se mettait à scander : «Samuel, Samuel, Samuel! » Mon oncle était timide mais se rendait parfois à ses désirs et plaquait alors l'hercule au sol. C'était du moins ce qu'on me racontait. Les Juifs d'Europe de l'Est pratiquaient tout naturellement le culte du héros et se plaisaient à voir en certains d'entre eux des protecteurs dans un monde lourd de dangers. Mon père était plus connu pour sa dextérité que pour sa force physique, mais se trouvait un peu en position de « protecteur », lui aussi. Cela le portait d'autant moins à envisager de rompre ses attaches avec la communauté juive pour repartir ailleurs à zéro. De plus, il avait hérité avec ses trois sœurs aînées, de plusieurs immeubles, dont une grande maison qui servait de centre culturel à la ville. Il avait monté la première entreprise de taxis de Bialystok, avec des Renault et des Chevrolet. Sa Ford décapotable personnelle, il la gardait précieusement dans une remise en bois de notre vaste propriété où mes tantes et leur nombreuse progéniture avaient également leurs foyers. Père était un homme de haute taille, à la voix douce,
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dont la maîtrise de soi contrastait avec l'impulsivité et l'esprit romanesque de ma mère. Il .aimait bricoler les moteurs d'autos et de motos, technique acquise durant son service militaire. Je l'admirais dans son uniforme de l'armée polonaise, avec sa grande épée, quand il était appelé à des périodes de réservistes dans le cadre des préparatifs renforcés contre la menace d'une attaque nazie. Souvent il m'amusait en se livrant à des excentricités sur une bicyclette, marchant à reculons sur une seule roue. Il était aussi passé maître dans le maniement des cartes qui lui avait été enseigné par un détachement de cavaliers cosaques en garnison sur notre propriété lors de la Première Guerre mondiale. Fasciné, je l'observais pendant des heures quand il jouait au poker avec ses amis et gagnait des monceaux de gros billets allemands, autrichiens et russes, sans valeur depuis la grande inflation. Je lui demandais souvent de m'apprendre quelques tours. « Non, pas encore: je ne connais pas assez ton caractère. Tu pourrais être tenté, un jour, de jouer pour de l'argent véritable. Je t'apprendrai quand je cernerai mieux ta personnalité. » Il était assez strict avec moi, mais recourait peu au châtiment corporel. Je détestais particulièrement ses réprimandes quand ma petite sœur s'était plainte que j'avais tiré ses nattes, ou qu'il m'avait surpris à fumer des . mégots dans la salle de bains. Un soir, il m'envoya faire une commission à un voisin et découvrit que j'avais peur de l'obscurité. Il m'emmena immédiatement au fond du verger et m'invita à regagner seul la maison. Je marchai en criant: «Papa, tu es toujours là ? Papa, tu es toujours là ? » Pas de réponse. Quand j'arrivai à la maison, il s'y trouvait déjà. Alors, il me passa la main dans les cheveux et me dit, en employant le diminutif de mon prénom: « Tu vois, Mula, il n'y a pas de vilains fantômes dehors dans le noir. ~~
Mes parents, je m'en rends compte aujourd'hui, sym-
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bolisaient les deux tempéraments opposés qui avaient modelé l'histoire de Bialystok, tandis que les armées de la Prusse, de la Russie tsariste et de la France napoléonienne sillonnaient le territoire d'une Pologne démembrée. A chaque période de violence et de persécution resurgissait l'instinct de partir, pour mener une vie plus libre, plus sûre. Ainsi, à New York, Paris, Buenos Aires, Jérusalem et dans de nombreuses autres villes, aujourd'hui, vous trou"vez des communautés qui retracent avec fierté leurs origines et évoquent ces hommes et femmes qui émigrèrent de Bialystok, génération après génération. Le fondateur de la langue espéranto, le Dr Ludwig Zamenhof, en est originaire; de même Maxim Litvinoff, qui fut ministre des Affaires étrangères soviétiques; le Dr Alfred Sabin, inventeur du vaccin antipolio par voie orale, ou encore le général Ygal Yadin, vice-Premier ministre israélien. La liste est longue, et la fraternité universelle. Autrefois réputée être la ville au cœur d'or, Bialystok n'est guère plus pour les juifs qu'un cimetière sans tombes. L'autre instinct de cette ville - celui qui motivait la réticence de mon père à émigrer - était la volonté de supporter l'adversité jusqu'au retour de temps meilléurs. Sans cette détermination, Bialystok n'aurait pas survécu dans l'Histoire comme l'un des fleurons de la culture juive. Après 1919, quand la Pologne devint indépendante de la Russie, le fléau de l'antisémitisme officiel régressa, et les perspectives parurent s'améliorer pour les minorités ethniques juives du nouvel État. Allait-on maintenant quitter tout cela? David Pisar n'était pas homme à abandonner le terrain en cas d'attaque; il hésitait, se demandavt si les Allemands oseraient envahir la Pologne, au risque de déclencher une guerre avec la France et l'Angleterre; n'était-il pas préférable d'attendre? Edouard Daladier et Neville Chamberlain avaient promis au monde la paix pour une génération, après leurs accords de Munich avec Hitler. Pouvait-il, lui, simple 29
citoyen polonais, être plus lucide que ces hommes politiques éminents? Août 1939. La petite Frida entrerait à l'école le mois suivant. Le petit Mula avait bien appris en classe pendant toute l'année scolaire. Le moment était venu pour la famille Pisar de partir tranquillement en vacances.
Ces discussions incessantes me revinrent à l'esprit, d'un seul coup, lorsque, dans mon bureau de Paris, je reçus un jour la visite d'un homme distingué. Il me parla de son inquiétude devant la tournure que prenaient, selon lui, les événements sur le continent européen. « Nos démocraties, me dit-il, sont menacées de l'intérieur et de l'extérieur. J'ai le devoir envers ma famille de prendre certaines précautions. J'ai déjà une assurance sur la vie, sur ma maison, et ma voiture. La seule chose que je ne peux pas assurer, c'est ma liberté, ma tranquillité. Pourriez-vous m'aider à obtenir un visa permanent qui nous permettrait d'entrer aux États-Unis à tout moment? Quand le drame éclatera ici, je voudrais, au moins, être sûr que nous pourrons prendre le dernier avion ou le dernier bateau. » Je savais, en l'écoutant, que des Français, des Allemands, des Italiens et beaucoup d'autres Européens fortunés étaient ainsi installés des deux côtés de l'Atlantique, abdiquant toute responsabilité quant à l'avenir de leur pays, repliés sur leur famille, leurs enfants, et leurs intérêts. «Monsieur, lui dis-je, vous exagérez sans doute les dangers d'une mainmise totalitaire sur l'Europe. Il n'y a pas de fatalité de l'Histoire. Je sais que les périls existent. Mais fuir n'\!sL pas une solution. D'autant plus que l'Amérique n'offre pas plus de sécurité, aujourd'hui, que n'importe quel autre continent. Si elle n'a encore jamais connu les violences d'un conflit généralisé sur son sol, désormais les océans Atlantique et Pacifique ne la protègent plus contre la technologie de la guerre moderne. » Mais après cette entrevue, je ne pouvais me défaire 30
d'un malaise profond. Ainsi, à quarante années d'intervalle, ses enfants devaient être les témoins des mêmes conversations inquiètes que j'avais entendues dans mon foyer natal. J'avais répondu par un sermon à cet homme venu simplement me demander un conseil. De quel droit, même si je trouvais sa requête empreinte de panique; pouvaisje lui dire qu'une répétition était inconcevable; moi, dont toute la famille avait manqué ce dernier avion, ce dernier bateau ? Ce simple dialogue m'avait fait comprendre l'étendue et la réalité du désarroi qui gagne périodiquement les esprits sur le vieux continent, mieux que les analyses politiques les plus élaborées. Il venait confirmer une autre expérience qui ne datait que de quelques jours. Je revenais de Mexico où, devant un auditoire de quatre cents présidents des plus grandes banques du monde, j'avais dialogué avec Henry Kissinger sur les perspectives de coexistence et de coopération Est-Ouest. . Il s'agissait d'analyser, à partir de points de vue différents, .et pour des leaders financiers qui à eux tous géraient plus des deux tiers du total des dépôts monétaires de la planète, le contexte politique et économique hasardeux dans lequel il leur faudrait désormais calculer leurs risques et prendre leurs décisions. A ma surprise, quand David Rockefeller qui présidait la conférence, nous présenta à l'auditoire, il fit allusion non seulement aux données biographiques de nos nouvelles vies aux États-Unis, mais aussi à notre passé tragique en Europe. Kissinger et moi étions effectivement bien placés pour connaître la dimension dramatique de l'Histoire. Nos vues de l'avenir portaient, de fait, l'empreinte de ce que nous avions appris l'un et l'autre dans nos études et nos recherches à Harvard et dans nos expériences à Washington - la mienne, bien sûr, à un niveau beaucoup plus modeste. Mais à Mexico je fus surpris de constater combien mes conceptions globales différaient de celles de l'ancien secrétaire d'État. Tandis qu'il voyait le monde en termes classiques de géopolitique et d'équilibre des forces, je mis l'accent sur
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les problèmes économiques, sociaux et humains qui rongeaient l'Ouest de l'intérieur : pénuries d'énergie, inflation, chômage, déclin de la productivité, faiblesse du dollar. Il soulignait l'expansion de la puissance militaire de l'URSS, mais je sentis qu'il ne cernait pas assez les faiblesses profondes de ce pays: incapacité de nourrir sa population, retard de sa technologie et de sa production, mécontentement de ses groupes ethniques, de ses intellectuels, et de ses consommateurs, loyauté douteuse de ses alliés. Il accordait une priorité absolue aux budgets de défense de l'Amérique et de l'OTAN. Je partageais ses préoccupations, mais considérais que notre liberté et notre sécurité étaient aussi menacées par la faiblesse intérieure et la dislocation de nos économies et de nos alliances que par les arsenaux du Pacte de Varsovie. Aucune nation, pas même les États-Unis ou l'Union soviétique, n'a les moyens de combattre éternellement sur deux fronts sans se saigner elle-même à blanc. On ne peut à la fois continuer à construire des arsenaux militaires de plus en plus coûteux et consacrer les ressources nécessaires pour faire face aux problèmes internes et chroniques de société, ainsi qu'à la misère et à la colère qui grandissent dans le tiers monde. Même si l'une des deux grandes puissances réussissait à acquérir une supériorité totale dans la course aux armements, ou à susciter des soulèvements internationaux intolérables pour son adversaire, elle risquerait de payer un lourd tribut elle-même. Avant l'holocauste, Henry Kissinger avait eu de la chance : il avait pu, avec les siens, prendre le dernier bateau, au moment où ma famille et moi étions happés par le monde des ténèbres. Son père' avait eu raison; le mien avait eu tort. Mais aujourd'hui il n'y a plus de havre où se réfugier.
Occupation de la Rhénanie, Anschluss de l'Autriche, capitulation de Munich, entrée des nazis en Tchécoslova32
quie - les séquences allèrent en s'accélérant et provoquaient un mélange d'inquiétude et d'incompréhension dans mon esprit d'enfant. Peu avant que la Wehrmacht ne déferle sur la Pologne, on avait distribué des masques à gaz à tous les enfants de notre voisinage. Nous avions quotidiennement des exercices d'alerte. Mais quand les premières bombes détruisirent la gare de Bialystok, les sirènes qui avaient 1 hurlé si souvent pour notre entraînement furent inaudibles, et nous ne gagnâmes jamais nos abris. Père avait été parmi les premiers mobilisés et, en raison de ses connaissances en mécanique automobile, fut attaché à l'état-major de l'armée. Dans la débâcle qui vit l'élégante cavalerie polonaise jetée contre des divisions de panzers allemands, il fit clandestinement passer plusieurs généraux de l'autre côté de la frontière, en Lituanie - exploit pour lequel on le décora d'une haute médaille militaire. Il revint alors à la maison. L'Armée rouge arriva également pour s'installer dans notre ville, la division du pays - conclue secrètement entre Hitler et Staline - plaçant Bialystok en zone d'occupation soviétique. Les Pisar eurent encore de la chance sous ce régime qui dura deux ans. De bon gré, je cédai ma chambre à une famille de réfugiés juifs de Varsovie que la crainte de la bestialité nazie avait poussée vers l'est. Deux ~ns plus tard, l'Armée rouge, supposée invincible, s'effondra sous l'assaut brutal du Ille Reich et le poids conjugué de la trahison, de l'incompétence et de l'indifférence à l'idéologie. communiste. Jeune écolier, j'étais à même d'observer ce spectacle sordide. Ce fut une expérience sur laquelle je reviendrai plus loin. Les troupes de choc nazies qui pénétrèrent dans notre . ville ne perdirent pas un instant pour mettre à exécution la politique raciale du Führer. Le premier vendredi de l'Occupation, plus d'un millier de. Juifs furent parqués dans la Grande Synagogue à laquelle on mit le feu. Le sabbat suivant, les foyers juifs furent systématiquement fouillés, maison par maison. Puis, plusieurs centaines d'hommes dans la fleur de l'âge, 33
dont trois de mes cousins, furent alignés dans un champ et abattus à la mitrailleuse. Ce n'était que le début. Après avoir ainsi annoncé son règne de terreur absolue, le commandement nazi promulgua son premier décret., Tous les Juifs durent déménager pour s'installer dans un quartier isolé de la ville, dont les habitants, non juifs, seraient relogés dans nos habitations ainsi rendues disponibles. Dans les vingt-quatre heures. Rassemblée dans le salon, silencieuse, toute ma famille était là. Je regardais mon père, ma mère, ma sœur âgée de huit ans, ma grand-mère maternelle qui avait espéré rejoindre en Australie ses fils Nachman et Lazare, et dont les autorisations de voyage venaient juste d'arriver; . hélas trop tard. Nous étions en été et il faisait très chaud. Mais mon père alluma un feu dans la cheminée et commença à y jeter nos objets les plus précieux: photographies, lettres, documents familiaux. Toutes choses que nous ne pouvions emporter .et que nous ne voulions à aucun prix voir tomber entre des mains étrangères. Debout, en demi-cercle autour du feu, nous regardions ces souvenirs disparaître dans les flammes. Père était vêtu d'un costume kaki, de bottes de cheval et d'un large ceinturon de cuir à la taille. Sa ressemblance avec l'acteur hollywoodien Gary Cooper~ à propos de laquelle ma mère le taquinait toujours, était plus frappante que jamais. L'étoile de David jaune que nous devions maintenant porter, épinglée sur sa poitrine, le faisait ressembler encore davantage, dans mon imagination, à un shérif du Far West. « Nous vivons, dit-il, nos derniers instants dans cette maison. Nous ignorons quand nous y reviendrons et qui s'y installera après notre départ. Chacun n'a le droit d'emporter qu'une seule valise; le strict minimum, juste ce qui nous aidera à nous maintenir en vie. Tout le reste doit être abandonné. - Mais père, et ma bicyclette, et ma collection de timbres? 34
- Les bicyclettes ne sont pas autorisées. Prends ta collection de timbres, nous pourrons peut-être l'échanger avec un Allemand contre de la nourriture. C'est tout! » Il continua de lancer, l'un après l'autre, les objets dans le feu. Il s'arrêta sur un petit bouquet de fleurs blanches artificielles que ma mère avait tenu dans ses mains, le jour de leur mariage, à ses côtés, sous le dais. Il parla. « Ce bouquet - sa voix se brisa imperceptiblement en le brûlant dans ce feu, alors que nous sommes tous réunis, nous le rendons éternel. Quand Frida se mariera - il caressa les cheveux de ma petite sœur en lui lançant un sourire rassurant - nous lui donnerons son propre bouquet. » Les fleurs disparurent dans les flammes. Ma mère restait impassible, sans expression. Seule ma grand-mère laissa échapper un sanglot. Mon père plaça son long bras autour des épaules de ma mère. « Helaina ! » La solennité avec laquelle il prononça son prénom complet, alors que je l'avais toujours entendu l'appeler « Hela », m'effraya soudain. « Il est temps de partir! » Nous avons ramassé nos valises et nous sommes sortis de la maison. Nous avons traversé lentement la grande cour avec son puits au milieu, où mes amis et moi jouions aux cow-boys et aux Indiens après l'école; l'allée où les paysans qui apportaient les produits de la ferme s'arrêtaient pour abreuver leurs chevaux, la véranda où les tziganes de passage jouaient de la balalaïka et du tambourin ; le verger qui nous donnait une douce abondance de framboises, de cerises et de pommes. Silencieux, instinctivemènt serrés les uns contre les autres, comme pour nous protéger, nous remontâmes la rue Botanique en passant devant les autres maisons de mon père. Antonouchka et Antonovna, sur le pas de leur porte, se signèrent en pleurant. Venus de tous les quartiers de la ville, la tête baissée, la démarche accablée, des groupes dépossédés comme nous, chaque homme,
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femme et enfant portant une valise ou un sac, convergeaient en un fiot grossissant. Ce long cortège avançait lentement vers le mur surmonté de barbelés, érigé par les Allemands, et qui entourait le ghetto. Tous marchaient en essayant de ne pas regarder les batteries de mitrailleuses installées de chaque côté des portes d'entrée.
On nous attribua une petite pièce dans une maison de bois. La fenêtre donnait sur un minuscule lopin de terre où mes parents plantèrent quelques carottes, des radis et des choux. Au début, malgré la dureté des conditions de vie, mon existence restait encore supportable. Je dormais dans un grand lit avec mes parents; Frida avec ma grand-mère; et oncle Memel sur une porte qu'il sortait de ses gonds la nuit pour la remettre en place au matin. Je pouvais lire des livres, jouer au ballon avec des camarades, disputer une partie d'échecs. Et puis, il y avait Ben, mon meilléur ami. Nous nous étions rencontrés, Ben et moi, un an plus tôt en jouant au football dans les équipes de nos écoles respectives. A cette époque, le sport était le lien qui m'unissait à ce garçon assez réservé, aux yeux bleus et aux cheveux blonds, mon aîné d'un an. Son père était mort alors qu'il était très jeune, et il me vouait une amitié que je lui rendais. Coriace, doté d'un rude caractère, il se précipitait sur quiconque m'importunait. Je regardais comme un fait étrange, et poignant, les tentatives faites par mes parents pour préserver un semblant d'existence normale. Ainsi, il n'y avait pas d'école dans le ghetto; mais un jeune homme émacié, qui poursuivait ses études de rabbin, fut chargé, en échange d'un bol de soupe quotidien, de me préparer à la bar-mitzvah et de m'enseigner des rudiments d'hébreu et de français. Les parents de ma mère avaient envoyé leur fils Lazare et leur fille Barbara étudier à Paris, à la Sorbonne. Je suppose que mes parents rêvaient aussi de m'envoyer là36
bas, alors même que notre univers s'effondrait sous nos yeux. Ben participait avec moi à ces cours. Nous étions des élèves récalcitrants et le pauvre rabbin avait beaucoup de mal à nous fournir des preuves convaincantes que le monde continuait de tourner sous le regard bienveillant d'un Dieu juste. Chaque dimanche, nous recevions une étrange visite. Un vieillard restait silencieux à nous regarder pendant des heures, tenu à distance par le mur de barbelés. Il s'agissait d'Anton, notre vieux concierge. Avec notre départ dans le ghetto, tout son monde à lui aussi s'était effondré. Et là, silhouette émouvante, il restait immobile à pleurer, et à se signer en hochant la tête. Ma bar-mitzvah aurait pu être seulement une cérémonie émouvante. Elle devint un épisode marquant de ma vie. La petite synagogue de fortune était située près des barbelés qui retranchaient le ghetto du monde extérieur. Devant nos yeux, les sentinelles allemandes, le doigt sur la détente. Je n'avais pas un grand sentiment religieux. Mais la simple lecture de la Bible, dans notre captivité, m'avait fait ressentir une réalité profonde et éternelle. Le jeune rabbin au visage ascétique m'avait parlé de ces Juifs soumis aux persécutions successives de Babylone, de l'Égypte, de l'Empire romain, de l'Espagne catholique, de la Russie tsariste, et maintenant du Reich hitlérien; de ces familles qui n'avaient cessé, à travers les siècles, de fêter la confirmation de leurs fils dans la clandestinité et l'incertitude de tout avenir. Je pressentais à quel point cette adversité, ces persécutions avaient forgé l'identité d'un peuple. Au moment du petit discours rituel que je devais pronQncer, des mots vinrenttout naturellement à l'esprit de l'enfant que j'étais. Face à l'assistance, je pointais le doigt vers l'enceinte qui nous encerclait: «Nous prions, toujours tournés en direction de Jérusalem. Mais aujourd'hui, le Mur des lamentations est ici ! » Mes camarades d'école s'approchèrent pour m'em37
brasser. Ils avaient même réussi à m'apporter quelques pauvres, et ingénieux, cadeaux. Nous avions plaisanté. Je ne savais pas que je les voyais pour la dernière fois. Il ne leur restait plus que quelques semaines à vivre. Quotidiennement, des familles entières étaient emmenées par des patrouilles SS. Chacun savait le sort qui l'attendait et ne vivait plus désormais que dans l'angoisse de la prochaine rafle. Des chantages odieux commençaient à être exercés par les nazis. Ils consistS}ient à prendre des otages que l'on promettait de rendre en échange du versement de rançons. Des femmes et des enfants éplorés quêtaient alors, de porte en porte, la voix brisée par les sanglots : « Ils réclament cinq kilos d'or et de bijoux. Sinon deux cents otages, dont mon mari et mon fils, vont être exécutés. » Un jour, je vis ma mère déposer ses boucles d'oreilles dans un chapeau. L'hiver 1941 fut marqué par la famine, un manque total de combustible, d'électricité, et de moyens de transport, et même une alimentation irrégulière en eau potable. La dégradation commençait à ravager le ghetto. Le désespoir minait, détruisait l'esprit communautaire qui ,avait prévalu, au début, entre ces êtres plongés dans les , mêmes épreuves. C'était le début du naufrage : chacun pour soi, pour tenter de survivre encore un peu. Une nuit, nos légumes furent volés. Nous étions sur le point de les récolter. Un jour, la clôture de notre petit jardin disparut, arrachée sans doute pour faire, quelque part, un feu de bois. Plus la vie se dégradait, plus les gens inclinaient à dire que les choses ne pouvaient plus guère empirer. Si seulement ils avaient su. Mais comment auraient-ils pu deviner, imaginer l'impensable? Ce qui menaçait n'avait encore jamais été fait à des êtres humains.
Mon père travaillait à l'extérieur du ghetto, chargé de l'entretien des automobiles du gouverneur allemand de
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la ville. Bonne occupation: chaque soir, il réussissait à rapporter des morceaux de nourriture pour notre maigre ordinaire. Mon album de timbres, qu'il donna un jour à cet homme - après une longue conversation au cours de laquelle je lui donnai mon accord solennel -, contribua à l'amélioration de notre menu, et mon père m'en remerciait chaleureusement chaque soir. Des timbres venus d'Australie, sur les lettres d'oncle Nachman et d'oncle Lazare, à Melbourne, et qui représentaient des kangourous et des oiseaux-lyres, aux longues queues; de Paris, sur les enveloppes de tante Barbara, qui montraient la Bastille et la tour Eiffel; de Boston, New York, et Cleveland, où vivaient nos parents d'Amérique, avec les effigies d'un George Washington à perruque, et d'un Abraham Lincoln barbu. Un matin, comme à son habitude, père nous embrassa pour nous dire au revoir. Ce fut la dernière fois. Nous ne le revîmes plus jamais. L'histoire de sa fin a pu être reconstituée, plus tard, à travers des témoignages. Profitant de sa situation stratégique, il emmenait hors du ghetto, cachés dans une camionnette, des enfan~s juifs. A la demande de leurs parents, il les conduisait dans des villages aux alentours et les confiait à des familles paysannes pour qu'ils aient une meilleure chance de survie. Ma mère me dit un jour qu'ils avaient songé à se séparer ainsi de ma sœur. «J'espère, dis-je, que vous n'avez pas songé à vous séparer de moi aussi? - Non », dit-elle, mais son regard était soucieux . . C'est tout récemment que cette conversation m'est revenue à l'esprit. Après que j'eus entamé la rédaction de ce livre. Je m'éveillai dans la nuit en frissonnant, frappé de stupeur. Mon Dieu, mes parents consentaient à se séparer de moi! Oui, mais uniquement dans l'espoir de me sauver, me dis-je. Et pourtant... Arrêté et torturé par la Gestapo, mon père fut aussitôt exécuté, avec d'autres prisonniers, dans une forêt près de la ville. Restée sans nouvelles, ma mère gardait encore l'espoir qu'il était vivant. Déjà, lors de la défaite de la
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Pologne, en 1939, elle avait longtemps attendu son retour. A cette occasion, j'avais joué un rôle; un soir, un domestique vint me chercher en me recommandant de ne rien dire. Nous avions traversé la rue jusqu'à un petit parc, et là, j'avais retrouvé mon père, maigre, épuisé, vêtu d'un uniforme sale et déchiré. «Écoute-moi. Tu vas aller dire à ta mère que quelqu'un veut lui parler : quelqu'un qui appartient à la même unité que ton père. » Il m'expliqua qu'il voulait lui éviter toute émotion violente et la préparer progressivement. Je lui obéis. Je me rappelle chaque détajl de cet épisode. Docile, elle marchait juste derrière moi, légèrement crispée. Nous étions arrivés devant la petite porte entrebâillée qui ouvrait sur le parc. Elle avait scruté l'obscurité, puis m'avait lancé un regard interrogateur. Soudain une haute silhouette sortit de l'ombre. Elle courut à sa rencontre, rayonnante, les bras tendus. « Mon Dieu, David! Tu es vivant. » Maintenant' qu'elle était de nouveau plongée dans l'attente, je multipliais les mensonges pour qu'elle ne perde pas courage. Je lui racontais qu'un homme avait pu pénétrer dans l'enceinte de la prison et qu'il avait entendu dire. que papa vivait toujours; que quelqu'un, entré dans la forteresse nazie pour y effectuer une livraison, avait aperçu mon père, etc. Ben m'aidait dans ces inventions. Elle n'était guère dupe de nos imaginations enfantines, mais faisait semblant d'y croire. Cependant, son désir de vivre, de lutter, semblait, pour la première fois, avoir disparu avec la mort de cet homme qu'elle aimait plus que tout au monde. Elle chantait encore, parfois, en préparant nos repas. Ce n'était plus que les tristes refrains, composés depuis l'Occupation, sur ceux qui avaient été exécutés un jeudi, et un vendredi, et un samedi, et ainsi de suite. Un jour, au cours d'une de leurs rafles, les Allemands emmenèrent ma grand-mère et mon oncle Memel. Ce dernier, un athlète de vingt-cinq ans, aurait, pu facilement
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s'échapper, mais il ne voulut pas abandonner sa mère âgée. Peu après, Ben disp~rut lui aussi. Dans la petite chambre, nous n'étions plus que trois: ma mère, ma sœur et moi. Nous nous sentions condamnés.
Les nazis, finalement, rasèrent le ghetto et déportèrent tous ses habitants. Quelques hommes, quelques adolescents, totalement désarmés, tentèrent d'opposer une résistance. Révolte héroïque et dérisoire, réprimée de façon atroce. Tous furent tués. Un des combattants, Malmed, fut sauvagement torturé et pendu sous mes yeux pour avoir jeté une bouteille d'acide sulfurique au visage d'un officier SS, l'aveuglant à jamais. Son cadavre demeura là, au milieu de la rue du Commerce, l'artère principale du ghetto. Nous avions fui dans la nuit, à travers des rues en flammes, jonchées de cadavres. Puis nous avions abouti à une cave où plus de trente personnes se terraient depuis des jours, sans nourriture et sans eau. A la lueur d'une chandelle, je reconnus, parmi.ces visages hagards, mon professeur d'histoire. Il s'appelait Bergman. Silhouette frêle, il était penché sur son petit garçon qui ne cessait de tousser. A quelques mètres au-dessus de nos têtes, les cris des SS à la recherche des survivants et les aboiements de leurs chiens se rapprochaient. Chacun de nous, du fond du trou, distinguait leur progression au bruit des bottes. Le bébé de Bergman, son petit corps secoué de spasmes, ne pouvait s'arrêter de tousser. «Silence », chuchota sèchement un homme en colère placé près de la porte de la cave. Désemparé, Bergman tentait de bercer l'enfant pour interrompre ses quintes de toux - sans résultat. L'homme traversa la pièce en enjambant les corps et plaqua brutalement sa main sur la bouche du bébé. La toux s'arrêta. 41
Les miIiutes s'égrenèrent. Lorsque les nazis parurent s'éloigner, la main se retira du visage de l'enfant, qui s'effondra, étouffé. Bergman contempla la scène, pétrifié. Il avait dû accepter de sacrifier une vie, celle de son fils, pour que soient sauvées les autres. Le jour suivant, nous pûmes trouver refuge dans un hôpital dont le directeur, le docteur Knazieff, avait été le meilleur ami de mon oncle Nachman, avant son départ pour 1'Anatolie. Quand il nous aperçut au milieu de la foule apeurée, devant la porte de son établissement, il nous fit immédiatement pénétrer à l'intérieur. Là, avec les blessés qui ne cessaient d'affluer, nous avons vécu notre dernière nuit ensemble. Celle où ma mère me sauva la vie. Précise, méthodique, elle pliait mes vêtements avec la même sûreté apparente de gestes que si elle préparait mon départ en colonie de vacances. Elle s'interrompit et me regarda: «Toi, je me demande si je vais te mettre un pantalon long ou un pantalon court. )) Elle réfléchit un instant, son regard se posa sur ma sœur, puis, de nouveau, sur moi. « Si je t'habille avec un pantalon court, tu resteras certainement avec les femmes et les enfants. Nous partirons ensemble. Habillé d'un pantalon long, tu iras avec "les hommes". Tu es un grand garçon maintenant, tu sais; tu pourrais travailler, tu pourrais mieux... )) Sa phrase s'interrompit. Je lui lançai angoissé en enfilant mon pantalon long qu'elle me tendait: « Et toi, et Frida ? )) Elle ne répondit pas. Une seule pensée m'habitait: que vont-elles devenir? Et moi, que puis-je devenir sans elles? Interrogation lancinante à laquelle, désemparé, je ne pouvais apporter le moindre début de réponse. Ma sœur avait fini par s'endormir contre ma mère, paisiblement. Le climat dans lequel nous vivions depuis plusieurs mois était celui d'une violence absolue. On avait beau-
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coup parlé autour de moi de la mort et je savais parfaitement ce qu'elle signifiait·; mais enfin, pour ma petite sœur, pour ma mère encore jeune, à trente-huit ans, et pour moi, je songeais qu'il n'était pas concevable d'être tués sans même avoir vécu. Nous tentions, au milieu des fusillades, du désespoir des blessés, de préserver nos derniers moments d'intimité. Précieux, fragiles, ils étaient ponctués de gestes de tendresse, de sourires d'affection. A l'aube, les SS forcèrent les portes. Pénétrant dans la salle, ils nous chassèrent dehors à coups de crosse, comme un troupeau. Une silhouette sombre, l'emblème de la tête de mort sur son casque, se planta soudain devant nous. «Je veux cela! - Quoi, monsieur? dit ma mère. - Cette bague, là, à votre doigt. » C'était son anneau de fiançailles. Un petit diamant entouré de minuscules rubis disposés en forme de cœur. Elle essaya aussitôt de l'enlever, mais ses doigts étaient gonflés par la fatigue. Le SS sortit sa baïonnette : « Vite, ou le doigt vient avec! » Dans ma terreur, je me souvins d'un morceau de savon qu'elle avait placé au fond de ma valise. En quelques secondes, je l'avais sorti. Je crachai sur le doigt de ma mère tout en le savonnant. L'anneau glissa. Je le tendis au nazi. «Voilà, monsieur. » A cet instant, j'étais devenu un autre. C'était ma première décision de lutter pour la vie... Quelques heures après, nous étions séparés. Les femmes et les enfants furent regroupés, comme ma mère l'avait prévu, au sein d'une colonne. Grâce à mon pantalon long, je fus placé dans l'autre colonne, celle des hommes - des travailleurs. Nous commençâmes à marcher. Désespéré, je ne pouvais détacher mon regard de leurs silhouettes qui s'éloignaient. Ma sœur tenait ma mère par la main avec confiance, tout en serrant contre elle sa poupée favorite. 43
Elles me regardaient, longuement, elles aussi, par-dessus l'épaule. Leur colonne disparut au loin et elles s'effacèrent de ma vie pour toujours. Ma mère avait-elle pu sentir - car elle ne pouvait pas . savoir alors, aucun de nous ne savait rien - qu'un jeune homme capable de travail physique pour les nazis avait une meilleure chance de survie qu'un enfant étiqueté comme inutile, bouche supplémentaire à nourrir? Avait-elle, en me poussant loin d'elle dans le, monde cruel' des adultes, espéré - telle la mère de Moïse que son premier-né serait sauvé du Nil et trouverait une chance de vivre, ne serait-ce qu'une chance sur un million? Tandis que je marchais, irrémédiablement seul, le cœur déchiré, tentant d'étouffer mes larmes, je fus pris de fureur contre l'homme et contre Dieu. Privé de tout soutien, de. tout réconfort, je levais mon poing vers le ciel dans un cri blasphématoire contre le Tout-Puissant. « Monstre, comment oses-tu ? .. »
Je revins à Bialystok, vingt ans plus tard. Conseill~r du Président John F. Kennedy, et du Congrès des EtatsUnis, j'accompagnais, dans un voyage qui nous conduisit à Moscou, Prague et Varsovie, un groupe de parlementaires, qui exploraient les relations économiques EstOuest. Arrivé dans la capitale polonaise, je décidai, cédant à une impulsion, d'aller revoir ma ville natale. Mon intention n'était pas de rechercher mes racines. Il n'en restait plus là où je m'apprêtais à aller. Sans fournir de précision, je dis à l'ambassadeur américain où je comptais me rendre. Il me proposa une voiture avec un chauffeur. J'arrivai, par un temps gris, dans cette cité qui n'était plus qu'un vague fantôme de son passé. Retrouver la tombe de mon père : à qui demander? Sur les soixante mille Juifs qui composaient autrefois la population de Bialystok, il y en avait peut-être une 44
poignée qui vivaient encore. Quant aux autres habitants, ils n'avaient aucune raison de se souvenir. Au cours de mes recherches, alors que la nuit tombait, j'arrivai dans une communauté de sourds-muets, un peu à l'écart de la ville. Dans un étrange dialogue, par signes, ils m'indiquèrent une direction, et je tombai sur un monument discret recouvert d'une épaisse couche de neige : une croix en béton sur laquelle il était dit qu'un groupe d'hommes, prisonniers de la Gestapo, héros de la Résistance avait été exécuté là, à cet endroit. Mon père devait probablement être enterré sous cette croix. Dans la ville, subsistaient quelques vestiges du passé. Ainsi l'église, dont le clocher, dans ma mémoire d'enfant, se dressait très haut dans le ciel. Comme il me paraissait maintenant modeste. J'indiquai au chauffeur le chemin de ma maison. Des enfants coururent derrière la longue cadillac noire quand nous entrâmes dans la cour. L'habitation me sembla encore grande, même avec mes yeux d'adulte. Le verger, où mon père m'avait appris à ne pas avoir peur de l'obscurité, avait disparu, mais il y avait encore le hangar où il garait sa voiture. Je retrouvai aussi l'allée où il m'avait appris à faire de la bicyclette et l'étang où Frida donnait à manger aux canards. La maison était délabrée, mais une mince volute de fumée sortait de la vieille. cheminée. «Qui vit ici?» demandai-je à la petite foule qui m'entourait. Les noms qu'ils me donnaient n'évoquaient rien pour moi. «Qu'est-il arrivé aux anciens occupants? » Un homme âgé s'avança. « Tous tués par les nazis. - Tous? - Tous, sauf un, répondit le vieillard. Apparemment, un petit garçon, fils de l'ancien propriétaire, aurait survécu. On a lu quelque chose à son sujet dans le journal. Il travaille à Washington, paraît-il. » Je me détournai, et m'efforçai de cacher mon émotion. Franchir le seuil de ce foyer, et donner libre cours à la
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douleur que je réprimais si soigneusement depuis tant d'années était plus que je ne pouvais supporter. Sans mot dire, je repris place dans la voiture, demandai au chauffeur de rentrer rapidement à Varsovie, et me retournai seulement une dernière fois, afin de contempler l'endroit d'où tous ceux que j'aimais s'en étaient allés pour toujours de cette terre.
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Il faisait presque noir quand la colonne des hommes - où je me trouvais, avec mon pantalon long - arriva sous forte escorte sur l'immense champ dans lequel nous allions passer la nuit Seul parmi des milliers d'inconnus, je fis quelques pas hésitants à la recherche d'un visage familier. Avisant un monsieur à l'air distingué qui était allongé par terre, je marchai jusqu'à lui et demandai : « Excusez-moi de vous déranger, monsieur, mais me pero mettez-vous de m'étendre à vos côtés?» Instantanément, j'eus le sentiment étrange que mes manièreS polies n'étaient plus de mise dans mon nouvel univers. L'homme fixait l'espace, J'air absent. Il ne répondit pas. Je déposai ma valise en guise d'appui-tête, me couvris du gros manteau que ma mère avait tenu à me donner en prévision de l'hiver, et fermai les yeux dans un effort désespéré pour voir apparaître son visage. Il faisait encore sombre quand je m'éveillai de ce que, l'espace d'une seconde heureuse, je· crus n'avoir été qu'un cauchemar. « Papa, tu es là ? Maman, tu es là 1... » Et puis je constatai que ce qui m'avait tiré de mon sommeil, c'était les cris de nos gardiens et les aboiements de leurs chiens. Pour la première fois, je compris que j'étais· seul, de façon totale, irrévocable. Après une longue attente, on nous donna l'ordre de traverser le champ en courant vers un long convoi de wagons à bestiaux. Pour parvenir jusqu'aux portes ouvertes, il fallait d'abord courir entre deux rangées de SS, en
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uniforme noir, armés de cannes, et qui frappaient tous les prisonniers. Certains de mes compagnons, terriblement éprouvés, se mettaient à tituber puis s'écroulaient sous les coups. Ils tentaient quelquefois un ultime effort pour se relever, puis s'effondraient, le crâne fracassé. Je m'élance à mon tour. Je cours plié en deux, une main agrippée à ma petite valise, me protégeant la tête de l'autre. Je sens' les cannes s'abattre sur mon dos, ma tête. Le sang inonde mon visage. Je ne vois plus rien. Je dois pourtant, à tout prix, continuer de courir car toute chute serait la dernière. J'arrivai, enfin, à la plate-forme du train, comme à un refuge. Lorsque le wagon fut totalement bourré, les lourdes portes coulissantes se fermèrent, nous plongeant dans l'obscurité. Au loin, on entend des bruits mêlés à des cris et d'autres portes qui se ferment; puis c'est le silence. Après quelques heures d'attente, des sifflets résonnent, et le train commence à s'ébranler. Dans cet espace, où nous étions surentassés, l'air fit très vite cruellement défaut. C'est seulement en trouvant une petite fente entre les planches, et en y collant mon nez, que j'arrivai à respirer plus facilement. Où nous emmenait-on? Curieusement, moi qui auparavant avais été effrayé à la pensée de devoir changer d'environnement, de ville, d'école, je me trouvais alors étrangement calme, sans nulle crainte, tandis qu'autour de moi tous les hommes commençaient à s'agiter, se bousculer et s'apostropher. Pas de gaspillage d'énergie, me répétais-je. La nervosité, l'angoisse étreignaient les individus. Certains, affaiblis, s'affaissaient déjà. En me voyant, plus jeune et plus léger que tous les autres, des hommes me firent grimper sur leurs épaules jusqu'à l'une des deux petites lucarnes disposées à chaque bout du wagon. Je pouvais passer la tête à l'extérieur, et j'étais chargé de signaler les lieux qui, au passage du
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train, pourraient se révéler favorables pour essayer de sauter. De temps en temps, à mon signal, on me descendait. Un homme se faufilait alors à travers la lucarne et s'élançait au-dehors. Plusieurs s'échappèrent ainsi et roulèrent au sol, vers les arbres. Et puis ce fut le tour d'un adolescent qui pouvait avoir cinq ans de plus que moi; il portait la veste d'uniforme de son lycée. Un instant, il resta comme en suspens, avant d'extraire son corps de notre prison pour disparaître vers la lumière. Un crépitement de mitrailleuses aux mains des sentinelles postées sur les toits des wagons couvrit alors le martèlement des roues sur les rails. Quand je revins à la hauteur de la lucarne, je vis que beaucoup de fugitifs, sortant des autres wagons, avaient été fauchés par les balles. Ils gisaient en bordure de la voie ferrée. Devant cette hécatombe, les tentatives d'évasion cessèrent très vite. Au cours d'un premier arrêt, les wagons qui composaient l'arrière du train et qui contenaient les femmes et les enfants, et donc ma mère et ma sœur, furent détachés. Ils s'éloignèrent dans la brume matinale, à travers un paysage paisible et verdoyant, avec un bois à l'horizon. Ce nœud ferroviaire avait un nom, que je lus sur un panneau en bois : Treblinka.
Tous ces tortillards longs et lents qui, jour et nuit, convergent des quatre coins de l'Europe - de Pologne, de France, de Russie et de Hollande, de Norvège et de Grèce --'-, où diable nous emmènent-ils? Sans le moindre horaire, déviés constamment pour laisser passer un train civil ou un convoi militaire, immobiles, en attente sous un soleil de plomb comme dans un froid glacial, qui devinerait qu'ils contiennent des cargaisons périssables? La vie, la vie normale, se poursuivait à quelques mètres de ces wagons, tandis que derrière ces portes, tou-
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jours verrouillées, des milliers d'êtres humains entassés s'éteignaient dans un désespoir absolu. Des hommes, des femmes, des enfants, séparés de leur famille, vécurent là leurs derniers instants, en ne conservant comme seul souvenir du monde extérieur que le bruit sourd des pas d'une sentinelle qui arpentait le ballast, attendant l'heure de la relève, ou le départ, incertain, du convoi. Qui aurait pu concevoir que ce bétail humain, ces pauvres loques impuissantes préparaient la plus éclatante des victoires posthumes? Ombres sans sépulture, ces victimes de ce qui' allait devenir le plus grand holocauste de l'Histoire interpellent, encore et toujours, ceux qui n'ont cessé de faillir au métier d'homme : les démocrates par lâcheté, les totalitaires par folie! L'État d'Israël, elles l'ont créé à ce moment-là. Ce sont elles qui l'ont peuplé, armé, défendu. Rentrant un soir de 1967 à mon domicile parisien, je vis à la télévision ce spectacle incroyable, impensable : la libération du Mur des lamentations à Jérusalem. Je distinguai les soldats hébreux priant au pied de ce lieu sacré, symbole de tant d'émotion. Soudain, pourtant si maître de mes nerfs, je m'effondrai pour la première fois en sanglots dont mes enfants n'auraient jamais cru leur père capable, des sanglots remontés du tréfonds de mon être et des sources du temps. Mon esprit, ma formation, mon expérience me dirent que ce .,spectacle-là, sous rites yeux, était lourd de complexités insondables. J'eus conscience que suivre à la lettre les préceptes d'un livre ancien, sur le caractère sacré de telle ou telle parcelle de sol, était une simplification qui confinait au fanatisme. Je savais que d'autres, également, avaient leurs droits légitimes et leurs passions indéfectibles. Mais le souvenir de ce que j'avais enduré, de ce que tout un peuple avait enduré pendant des millénaires, venait de rompre mon barrage affectif, devant cet éternel symbole d'affliction et d'espoir. Oui, c'est ce jour-là que les trains de, Treblinka, de 50
Maïdanek et d'Auschwitz étaient enfin arrivés à destination.
« Ces trains! Ces cargaisons! Ces destinations ! » Le Premier ministre, ému, tire sur son éternelle cigarette. Dans son humble maison de Tel-Aviv où je l'écoutais, Golda Meir semblait porter tout le poids de cette tragédie sur ses frêles épaules. A notre première rencontre, quand la voiture officielle me déposa devant sa porte, un soir d'automne, elle m'avait ouvert elle-même. «Quoi, sans manteau ?Tu vas attraper une pneumonie! » Mon Dieu, pensai-je, on dirait ma grand-mère, la personnification des milliers de grands-mères que ces trains déchargèrent devant les portes des chambres à gaz. «Qu'est-ce que ce pauvre État d'Israël représente? me dit-elle. Quel est le sens de notre entreprise, de nos sacrifices, si les Juifs de Russie ne peuvent venir ici vivre dans la liberté et la dignité? Tes idées sur la paix, la coexistence Est-Ouest ont fait leur chemin. Tu dois réfléchir encore plus, c'est vital, à tout ce qui pourrait aider notre peuple. » Ses mains s'étaient jointes dans l'attitude de la prière, comme pour me convaincre, moi aussi, de l'importance de ses paroles. Puis elle se reprit. « Excuse-moi, j'ai oublié un instant d'où tu viens. Je t'ai mélangé à toutes ces personnalités étrangères qui me font des analyses abstraites, mais qui refusent de se rappeler les drames sanglants, si lointains et si récents, qui n'ont cessé de jalonner notre histoire. Viens, Samuel, ajoute-t-elle en yiddish, je vais te prépa- . rer une tasse de thé. » A la regarder, à bavarder avec elle durant des heures, à écouter ses histoires pleines d'humour, des histoires que seuls ceux qui ont lu Sholem Aleichem dans le texte peuvent apprécier, je compris ce personnage. C'est elle qui, à l'époque où premier ambassadeur d'Israël en
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URSS, présente au service du Yom Kippour à la grande synagogue de Moscou, réussissait à tirer de l'ombre des milliers de Juifs russes, apparemment assimilés à une autre culture et à une autre foi. Voilà pourquoi elle exerçait une telle emprise sur ses fils et ses filles, dans le monde entier. Pour elle, tout ce qui touchait à la survie du peuple juif était au-delà de la politique, au-delà de la raison d'État, et presque au-delà du rationnel. C'était le but même de son existence. Ce mélange de tendresse et d'autorité, ce roc de courage, n'était pas aveuglé par le fanatisme. Elle était simplement résolue à lutter jusqu'à son dernier souffle, pour acquérir la certitude que ces trains ne rouleraient jamais plus.
Nous étions restés soixante-douze heures enfermés dans notre wagon, sans nourriture et sans eau. Entassés au point de ne pouvoir effectuer un geste, un mouvement, au fil des heures les .forces déclinent, le . moral se dissout. Vous vivez dans un véritable cloaque, dans une odeur pestilentielle, privés d'aération. Diminués, dégradés, il ne vous reste qu'une question à l'esprit: combien d'heures de vie? Quand le train s'arrêta et que les portes s'ouvrirent, une bonne partie des occupants, une vingtaine, étaient morts. Ils avaient péri, piétinés par leurs compagnons ou vaincus parla soif. Masse de cadavres bleuis, ils se répandirent comme une lave. n faisait nuit, et les survivants, hébétés, restaient ~veu glés par la lumière des projecteurs. Un cordon de SS tenait à la main plusieurs chiens policiers. Un ordre, bref - « Sortez-moi tout ça » - , et les molosses s'élancèrent à l'intérieur du wagon. En un clin d'œil, quelques traînards furent déchiquetés sous nos yeux horrifiés. Sur le quai, c'était la panique, les coups, les cris. Serrant ma petite vàlise contre ma poitrine, j'avais gagné la sortie, enjambant des corps, bousculé. La tension, les bagarres se multipliaient entre ces hommes épuisés par 52
les jours et les nuits de transport, totalement déshydratés, et qui se savaient promis, à leur tour, à une mort prochaine. Je me tenais à l'écart. J'avais compris, comme eux, où je me trouvais, et ce qui nous attendait. Mais cette excitation m'apparaissait sinistrement vaine. J'étais préoccupé par une seule chose: trouver un peu d'eau. Je m'approchai d'un garde SS placé de l'autre côté des barbelés. Il pointa sa mitraillette sur moi. Je sortis de ma valise un petit paquet que ma mère m'avait donné avant notre séparation. Il contenait la montre et la chevalière de mon père. J'ouvris le paquet et les montrai au nazi. Ce qui me donna cette idée fut, je pense, la transaction faite par mon père avec le gouverneur allemand de Bialystok : ma collection de timbres contre de la nourriture. Le garde considéra mon paquet d'un œil incrédule. « Jette-les-moi! - Oui, si vous m'apportez de l'eau! - Jette-les-moi, ou je tire. - Non, d'abord de l'eau! » J'avais formulé ma réponse avec un entêtement mesuré. Je savais qu'il pouvait me tuer, mais alors il n'aurait pas son butin puisque j'étais placé de l'autre côté de l'enceinte. Il s'éloigna. Et revint, quelques minutes après, avec une bouteille pleine. Je pense aujourd'hui que cette tractation avec le totalitarisme fut la plus importante de toute ma carrière de négociateur. Elle me sauva probablement la vie. Je portai la bouteille à mes lèvres et je bus une longue gorgée, puis une seconde, avant de songer qu'il serait prudent d'économiser le précieux liquide. Une clameur. Des hommes fonçaient vers moi de tous côtés, en une masse compacte, vociférante. J'abandonnai ma bouteille au premier arriv~ et je sautai de côté. Ils se mirent à se battre et le récipient tomba, brisé au sol. Alors, désespérés, comme hallucinés, ils s'accroupirent et léchèrent avidement ce qui restait : la terre humide. 53
L' Mrique noire et d'autres régions du tiers monde me donne aujourd'hui l'impression de ramper pour un dernier puits d'eau, lin dernier sac de farine, un dernier baril de pétrole. Cela me rappelle la thèse de deux spécialistes des problèmes de surpopulation, les frères William et Paul Paddock. Ils estiment que les pays pauvres sous-développés doivent être rangés en deux catégories: ceux qu'il faut aider, et ceux qui doivent être abandonnés à leur sort. Les critères retenus pour justifier leur sélection sont strictement utilitaires. Selon eux, l'aide forcément limitée des pays riches ne doit aller que vers ceux capables de favoriser nos propres objectifs stratégiques ou commerciaux. Quelle perspective, pour un pays démuni, que de se mettre docilement en rang pour être soumis à l'humiliation autour de la « sélection» ! Sera-t-il trouvé trop faible, impropre à servir les intérêts du pays donateur, condamné à la disparition? Je connais trop bien cette angoisse. Entre mon premier camp, Maïdanek, et mon arrivée à Auschwitz, j'ai été « trié », à quatre reprises. Quatre aiguillages vers la mort ou vers la vie. La première fois, j'ignore tout. Quelques heures après notre sortie du train, nous avons reçu l'ordre de nous déshabiller et de laisser nos vêtements en tas. Nous pourrons les récupérer après avoir pris une douche. La longue file d'hommes nus avance au rythme saccadé des ordres d'un officier SS, assis derrière une table. Il jette un coup d'œil rapide à chaque individu qui passe devant lui et lance un de ces deux mots : «gauche », « droite ». J'aperçois, à quelques mètres devant moi, la silhouette voûtée du Dr Kaplan, le médecin de ma famille, qui m'a mis au monde. Je remonte jusqu'à la hauteur de cet homme de soixante-cinq ans qui tient à la main une large ceinture.
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L'Allemand, chargé du tri, désigne du doigt l'objet dans la main du docteur. « Qu'est-ce que c'est? - J'ai une hernie, c'est la ceinture qui me sert de bandage.» Le SS hoche la tête d'un air compréhensif et enchaîne d'une voix égale: « Déposez-la ici et prenez la file de gauche. Vous la retrouverez en sortant. » Puis, il me regarde, surpris. « Quel âge as-tu? - Dix-huit ans. Je suis un peu petit, mais regardez comme je suis fort. - A droite. - Mais je ne peux pas aller à gauche avec le docteur ? » L'ordre est répété d'un ton sec. « A droite! " Kaplan n'est jamais entré dans le camp. Les vieillards, les malades, les souffreteux, les boutonneux même, tous ceux de la file de gauche, sont gazés dès leur arrivée. Peu après, transféré à Auschwitz, j'ai été, de nouveau, « trié» par le tristement célèbre Dr Mengele en personne, l'homme des atroces expériences pseudo-médicales effectuées sur les prisonniers. Vous avancez, le pas trébuchant, angoissé, sans pouvoir deviner le verdict, ni si le côté qui vous sera désigné « gauche ou droite ,) vous sauve ou vous condamne. Pendant quelques secondes, vous êtes jaugé, évalué. Vous tentez de déceler dans le regard, dans les gestes de celui qui dispose ainsi de votre vie, un indice favorable, une chance. Mais ses yeux restent fixes, la voix égale, presque morne. De temps à autre, il casse le rythme, s'interrompant pour tirer longuement sur sa cigarette, face au prisonnier qui attend, avant de rendre son verdict. Si vous survivez à ces tris, vous appartenez à l'élite du monde concentrationnaire. Un monde d'où sont retranchés les faibles, les femmes, les enfants, les chétifs ... Un
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univers hallucinant, où l'on vit quelques jours, quelques semaines, quelques mois; l'antichambre de la mort.
Comme tous ceux qui avaient passé victorieusement la première épreuve, je reçus, à Maïdanek, des sabots de bois, grossièrement taillés, une veste et un pantalon de treillis en coton, ainsi qu'une timbale que je devais porter, accrochée à la ceinture. On nous rasa la tête, on nous aspergea le sexe avec un désinfectant blanc qui piquait, et nous fûmes entassés dans des baraquements avec une planche pour dormir. Très vite, je découvris que les gestes, l'attitude, qui nous étaient imposés, avaient pour but notre destruction physique et morale. Tout ce qu'il me restait d'énergie devait servir à freiner cette chute. Je ne pensais plus qu'à cela. Malgré la proximité de la mort, et le sadisme des gardiens, l'épreuve la plus dure restait vraiment la faim. Une faim harcelante, incessante. Au coup de sifflet, vous vous ruez vers la file. Vous tendez, avec précaution, votre quart qui accueille un liquide nauséabond et tiède. Vous le tenez précieusement entre vos mains en cherchant un recoin tranquille où le boire. Vous fermez les yeux, vous le lapez par petites gorgées, en prolongeant ces instants où vous croyez travailler à votre survie. Je me rappelle la première distribution de n~)Urriture, lors de mon arrivée dans le camp. Je tenais entre mes mains un brouet infâme qui avait l'aspect et l'odeur du goudron. Je l'avais longuement flairé avec un regard méfiant et dégoûté. Je n'étais pas encore si tenaillé par la faim et je songeais, en toute insouciance, que je pouvais faire l'économie d'une ration, qu'il serait bien assez tôt, demain, pour m'adapter à ce répugnant régime alimentaire. Un prisonnier âgé d'une cinquantaine d'années était 56
assis en face. Il avait obselVé mes hésitations, mon dégoût. Il se pencha vers mol : «Fils, écoute-moi. Tu veux sortir, un jour, d'ici? Tu souhaites en réchapper? Alors, ne réfléchis pas, avale! » Comme il avait raison ... Devant l'importance des privations votre organisme devient vite si affaibli, dépendant, qu'une seule ration manquante et c'est la mort. La faim devieQt une obsession. La première sensation le matin au réveil, la dernière, le soir, avant le sommeil. Toutes les autres, jusqu'à la douleur physique ou la peur de mourir, deviennent secondaires. L'instinct animal de manger, n'importe quoi, n'importe où, n'importe quand, prime sur tout. Comment expliquer la quête journalière de nourriture de ceux qui, dans le monde entier, souffrent d'une famine endémique - de ces masses inquiètes, houleuses, si facilement enflammées par tout fanatique, tout démagogue, tout révolutionnaire qui pointe le doigt contre les riches? Comment l'expliquer à nos dirigeants et à tous les hommes investis de responsabilités, quand le plus grand problème de nourriture qui se pose à eux est formulé par un maître d'hôtel: «Votre entrecôte, monsieur, saignante ou à point? »
Maïdanek, nous l'apprîmes rapidement, était un camp de pure extermination. Une pollution effrayante rappelait à chaque instant la proximité de la mort. La fumée et les flammes crachées par les hautes cheminées de ~riques, installées à l'autre bout de l'immense place, répandaient, à travers le camp, l'odeur des corps jetés dans les fours crématoires. Même les plus incrédules des déportés durent se résigner à l'admettre: il n'y aurait ni sursis ni salut. Tous les jours, chaque matin et chaque soir, des coupes sévères étaient effectuées dans les effectifs présents à l'appel. Les déportés, désignés, sortaient du rang pour être regroupés. La direction du camp mettait un point 57
d'honneur à respecter les quotas fixés pour les chambres à gaz. Un soir, après un appel interminable, un ordre fut lancé : «Tous ceux qui sont tailleurs de métier doivent rester au garde-à-vous. Les autres peuvent se disperser. » Mon instinct me commanda de ne pas bouger. S'ils ont besoin de tailleurs, pensai-je, ils les garderont en vie. L'officier qui circulait entre les rangs m'examina avec un visage dédaigneux, et sceptique : « Alors, tu crois que tu es tailleur? - Non, monsieur, je ne le suis pas. - Ton père était tailleur? - Oui, monsieur, et mon grand-père aussi, mentis-je. Moi, j'étais le Knopflochmachinist. - Knopflochmachinist, qu'est-ce que c'est? - C'est. celui qui fait les boutonnières, monsieur, sur une maéhine très grande et compliquée. Essayez de coudre des boutonnières à la main, vous verrez que c'est très long. Sur la Knopflochmachine, ça prend seulement une minute, à côté du tailleur. » A Bialystok, dans une des maisons appartenant à mon père, il y avait un atelier de tailleur équipé, je m'en souvenais soudain, d'une machine à percer les boutonnières. Après l'école, le tailleur, lorsque j'y allais, me laissait appuyer un moment sur les pédales pour m'amuser à faire quelques trous. La logique de mon histoire - les tailleurs et les fabricants de boutonnières sont complémentaires - intéressa le SS. Il me fit signe de me ranger du côté des tailleurs. Celui des vivants. Je venais de sauver mon existence pour un temps. Aujourd'hui, je sens qu'entra alors en jeu cet instinct ancien de survie qui se manifeste tout au long de l'histoire des Juifs, un instinct qu'ont affiné les tragédies et les traumatismes répétés. Ce soir-là, avant de m'endormir sur mon bat-flanc, je me prenais pour le jeune Daniel qui lut les mots tracés sur le mur au festin du roi Balthazar, et sortit vivant de la fosse aux lions de Babylone. Je me prenais pour le jeune Joseph, qui, seul et sans aide en Egypte, avait dû 58
inventer les moyens de sa propre survie. Le pharaon avait vu en rêve sept vaches. grasses et sept vaches maigres. Existait-il quelqu'un à travers le royaume qui pût interpréter ce songe? Joseph, fils de la belle Rachel qui a tant pleuré sur le sort de son enfant perdu, décida qu'il serait déchiffreur de rêves et eut la vie sauve. Il avait inventé sa Knopflochmachine ... Le jour suivant, je fus entassé sur un convoi, au milieu des tailleurs. Après deux jours de route, nous sommes arrivés à un endroit appelé Blizin, tristement célèbre parmi les rares survivants qui peuplèrent l'archipel concentrationnaire nazi. C'était un camp de travail situé au milieu de la région la plus sinistre que j'aie jamais vue. Nous avions été conduits au principal atelier où étaient fabriqués des uniformes de l'armée allemande. Là, le sort m'a souri pour la première fois. Soudain, dans un costume rayé comme le mien, la tête rasée comme la mienne, j'ai aperçu une silhouette qui ressemblait étrangement à Ben: Il était debout, le dos tourné. Mais c'était bien lui. «Benek! » Il se retourna : «Mula ! » Je ne me souvenais pas que ses yeux étaient aussi grands. Il avait vieilli de plusieurs années en l'espace de quelques mois. Nous nous sommes embrassés en pleurant et avons commencé à dire tous les deux en même temps: « Mais comment as-tu ... » Nous n'avons pas pu parler plus longtemps. On me collait au travail, à ranger de vieux uniformes qui devaient être retournés et recousus. Ben déjà familiarisé avec le camp trouva le moyen de me faire affecter à son baraquement. Le soir, il me raconta qu'il avait été conduit directement du ghetto de Bialystok à Blizin. Comme moi, il avait été séparé de toute sa famille. -
Le jour du Kippour arriva alors que nous avions déjà
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fait plusieurs semaines de camp. Notre baraquement devint une étrange synagogue. Dans le noir, après le travail, sans Torah, sans bougies, avec un calot de prisonnier en guise de kipa, chacun se tenait debout devant son batflanc, le visage tourné vers Jérusalem. Les prières dont nous avions gardé le souvenir croyants et incroyants -, nous les murmurions à voix basse, pour ne pas être entendus au-dehors, par les gardiens dans leurs rondes, avec leurs chiens sur les talons. En ce Yom Kippour-là, le jeûne nous. fut plus facile que le repentir. La conviction que ma mère et ma sœur avaient disparu à jamais était profondément ancrée en moi. J'avais quatorze ans et je voulais les rejoindre. La mort m'apparaissait comme un tel soulagement! « Quel droit avons-nous de vivre, si toutes nos faDlilles sont alléanties ? » confiai-je à Ben. n me coupa avec violence. « Mais tU n'as aucune preuve. Et si elles étaient encore vivantes? Tu n'as aucun droit de mourir!-» n m'avoua, cependant, peu après, qu'il avait songé à se suicider. Mais maintenant que nous étions réunis, il fallait chasser ces idées-là de nos esprits. Avant l'ultime séparation, ma mère m'avait donné naissance une nouvelle fois. Ce second enfantement avait certainement été, de loin, le plus douloureux pour elle. J'avais donc le' devoir de tenter de rester' en vie à tout prix. Peut-être même, un jour, pourrais-je porter témoignage, en France, en Amérique, en Australie où était sa famille ... de l'indicible abaissement où la perversion d'un monde nous avait précipités. J'avais le devoir de lutter. Ben et moi comprîmes que nous devions, avant tout, garder notre sang-froid. Agir en adultes. Trouver des astuces. Les gardiens et les chefs d'atelier étaient d'une espèce dangereuse, mais nous pourrions en amadouer certains; nous procurer les quelques miettes de plus qui nous permettraient de vivoter. Ben avait déniché une vieille paire de chaussures de toile; bientôt nous aurons tous deux aux pieds quelque chose de Dlieux que les sabots de bois. Et puis, en grap-
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pillant et en cousant ensemble des morceaux de tissu, nous étions parvenus à confectionner des sortes de couvertures pour avoir un peu plus chaud sur notre paillasse. L'allemand, appris en seconde langue à l'école, nous était précieux: nous s!lisissions plus vite que les autres la tournure des événements. Nous trouvâmes moyen d'échanger nos vêtements quand nous travaillions en alternance dans les équipes de jour et de nuit, pour que celui qui était dehors, dans le froid, ne gelât pas trop. Très tôt, nous avions remarqué qu'au tout début ou à la fin de la distribution de soupe, les rations pouvaient être moins maigres et, selon la manière dont les préposés au service maniaient la louche, nous étions les premiers ou bien les derniers de la file. Nous savions qu'il nous fallait rester propres, même s'il s'agissait pour cela de nous laver avec l'eau de pluie des flaques ou la neige du sol. Nous comprîmes que nous n'avions pas droit à la moindre erreur; nous ne pouvions plus faire un brouillon comme à l'école avant de travailler au propre. En toute occasion, nous n'avions qu'une seule chance. - au plus. Notre décision devait être la bonne; et immédiatement, sinon ... Ensemble, nous qui n'étions que deux gamins, nous pouvions plus pour notre survie qu'un homme adulte. Nous fîmes le serment de tout partager, de tenter l'impossible pour rester unis, et pour survivre. Mon pacte avec Ben était scellé : la volonté de vivre.
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Les révélations d'Alexandre Soljenitsyne sur l'univers concentrationnaire ont profondément ému le monde. Ces épreuves où, abandonné par la communauté internationale,· plongé dans l'horreur, menacé d'anéantissement, le prix que l'on vaut se réduit au désir de survivre, contre toute raison, contre toute logique - je les ai connues, vécues. Je les retrouve en lisant Soljenitsyne. Je ressens avec le géant russe un lien intime, fraternel. Mais non dépourvu d'ambiguïté. Car, si l'État totalitaire est bien éternellement la même bête puante, le goulag n'est pas exactement Auschwitz, ni le communisme le frère jumeau du nazisme. En outre, une autre dimension est intervenue : notre monde vit maintenant sous la menace de l'anéantissement nucléaire. La liberté ne s'acquiert plus par la force des armes. De nouveaux moyens doivent entrer en jeu. Quand la Pravda, le principal quotidien soviétique, voulut reconnaître, récemment, de nombreux « éléments positifs» dans ma thèse sur Les Armes de la Paix, l'ouvertùre économique vers l'Est, les considérant comme une contribution à la détente - je ne fus pas étonné. Mais quand Soljenitsyne, le critique le plus violent de la politique du Kremlin, écrivit, lui aussi, «Pisar voit juste », j'ai été très heureusement surpris. Toutefois, Soljenitsyne semble prôner une politique de confrontation totale avec l'URSS, qu'il estime préférable à la multiplication des contacts permettant de faire évo63
luer son système. Pour ma part, je persiste à croire que dans la lutte historique du monde occidental contre le communisme, notre arme la plus efficace n'est pas notre vaste arsenal militaire, mais notre capacité supérieure de progrès aussi bien dans le domaine de l'économie que dans celui des droits de l'homme. Nous devons combattre l'héritage d'Hitler et de Staline, non seulement parce que ces tyrans ont fait des disciples, mais parce que res conditions - chômage, inflation, désordres - qui amenèrent au pouvoir le fascisme et le communisme sur la crête d'une vague authentiquement populaire nous menacent aujourd'hui de nouveau. De nouvelles dictatures se lèvent et se raidissent sous les _ assauts du chaos ethnique, économique et social. Si Soljenitsyne et moi ne percevons pas tout à fait de la même manière les impératifs de la coexistence, ce qui nous unit, en revanche, est infiniment plus fort que nos divergences de vues. Nous sommes tous deux sortis des mêmes décombres. Témoins et victimes d'une terreur érigée en but idéologique, nous avons vécu, lui à trente ans, moi à la moitié de son âge; dans nos enfers respectifs. Nos réflexions les plus profondes se rejoignent tout naturellement sur l'essentiel. Nous savons aussi que nous n'arriverons jamais à faire ressentir aux « a.utres » l'horreur absolue de la vie sur les « archipels», qui nous fut imposée par deux idéologies totalitaires. J'ai lu avec fascination son récit Une journée d'Ivan Denissovitch. Cette chronique sur la quotidienneté de l'existence à travers le goulag - oui, c'est la mienne, Les détails, épisodes vécus ou subis par les détenus soviétiques sont les mêmes que ceux que j'ai rencontrés. Le climat est presque identique, ponctué par la même tristesse, le même tragique. La narration était si précise, si exacte, que je ne trouvais rien à ajouter. Il y avait pourtant, dans le récit de Soljenitsyne, une différence de taille. Le goulag, aussi affreux soit-il, n'est pas, lui, un lieu de pure extermination. Rien ne peut éga64
1er la vie dans l'ombre d'une chambre à gaz en activité permanente. Au fil des pages, je me prenais presque à regretter de n'avoir pas vécu, ne serait-ce qu'un jour, aux côtés d'Ivan Denissovitch. Quel répit! Lui et ses compagnons attendaient une lettre, des paquets, envoyés par une famille, des amis qui existaient encore. Les colis, les visites leur. arrivaient; certes, bien rares, mais quel réconfort que ce lien, si ténu soit~il, qui vous rattache encore au monde. Ultime ressource que nous n'avions jamais à Auschwitz. Si j'établis une distinction entre l'enfer de Soljenitsyne et le mien, c'est que j'éprouve l'obligation, envers la mémoire de ceux qui souffrirent et périrent dans les usines de mort nazies, de m'assurer que les annales de l'Histoire ne pâliJont pas, que le vocabulaire de l'holocauste conservera sa valeur unique d'avertissement pour l'avenir. Horreur démentielle à l'état brut, Treblinka, Maïdanek et Auschwitz étaient dans une catégorie à part: la fin du monde, la fin de la création. Pas plus comparables aux goulags que les ghettos de Bialystok ou de Varsovie ne se comparent aux taudis de Soweto ou aux favelas du Brésil. Le massacre de My-Lai et même le bombardement d'Hiroshima et de Nagasaki n'approchent pas le délire de mort qui ravagea les camps d'extermination nazis. Les Juifs n'avaient attaqué personne. Acceptation, assimilation, conversion : rien ne pouvait trouver grâce devant nos tortionnaires. Il s'agissait simplement, implacablement, de nous retrancher de l'espèce humaine. A leurs yeux, notre sang était impur. Je ressens toute la tristesse qu'il peut y avoir à procéder à ces comparaisons macabres entre les c~ps de la mort nazis, auxquels j'ai survécu, et ce goulag sinistre d'où Soljenitsyne est sorti. Acoup sûr, ces deux institutions répugnantes continuent d'obséder nos mémoires, nos pensées. Il faut, à tout prix, que de pareilles horreurs soient éliminées à jamais. A tout prix. Agir pour effacer, partout où elles subsistent, ces survivances barbares, et pour tenter, par-dessus tout, d'empêcher qu'elles renais-
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sent sur tant de continents qu'elles menacent notre mission de survivants.
c'est
De Blizin, Ben et moi, avec plusieurs centaines d'autres, aussi farouchement resolus que nous à survivre, fûmes transférés à Auschwitz - « la perle» de l'archipel nazi des camps de concentration. Et la section D de Birkenau, où l'on m'expédia immédiatement, était comme le court central de Roland-Garros : le fin du fin. A mon arrivée, je fus frappé par les dimensions impressionnantes du camp. Chef-d'œuvre de gigantisme, ses baraquements, ses allées étaient disposés de façon rigoureusement géométrique. Seule l'odeur écœurante de chair brûlée rompait avec les exigences de clarté, de propreté, qui paraissaient avoir inspiré les constructeurs nazis. A Blizin, vous deviez trimer jusqu'à la mort avec des rations de nourriture représentant 600 calories par jour, alors que le minimum indispensable,· pour un travailleur, est de 2 500 calories. Mais vous étiez dans un camp de travail et si vous mouriez, c'était seulement de faim, de dysenterie, de typhus ou de violence. Il n'y avait pas de chambre à gaz ou de crématorium pour organiser la mort. A Auschwitz - lieu d'extermination pur et simple -, acheminés par convois entiers de toute l'Europe, la centaine de milliers de déportes qui remplissait en permanence le camp était déjà le résultat de plusieurs « sélections ». C'est ce qui restait... Une espérance de vie de quelques jours, voire de quelques semaines, était tout ce qu'on pouvait attendre. Plusieurs mois tenaient du miracle. Perdu, angoissé dans ce lieu immense. J'errais au milieu d'une multitude de matricules anonymes, lorsqu'un jour je reconnus, debout, près des barbelés, une tête familière, bien que le crâne fût rasé, à présent. Je la regardai, longuement, éberlué. Oui, aucun doute, maintenant je distinguais bien ses
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traits. C'était un ami intime de mes parents qui fut souvent reçu dans ma maison, à Bialystok. Il est là, dans le camp. Ben et moi ne sommes donc plus totalement seuls. Je courus vers lui et l'appelai joyeusement: « Heniek ! » Il se retourna, me dévisagea avec froideur. « Fiche-moi le camp! » . J'étais tout près de lui. Je tentai maladroitement de tendre les bras, embarrassé, presque honteux. « Mais je ne te demande rien, je voulais simplement te parler ! » Il détourna la tête, en murmurant sèchement : « Disparais. » Je restai figé, au bord des larmes. Incapable de comprendre pourquoi cet homme bienveillant, qui avait passé des heures à bavarder avec moi, ainsi que le font certains adultes avec des jeunes à l'esprit curieux, pouvait me repousser avec une telle dùreté. Ce n'est qu'un peu plus tard que j'ai compris. Il était déjà si difficile de travailler à sa propre survie! Auschwitz exigeait que l'on abandonne tout sentiment et tout élan du cœur. Cet homme avait craint que je ne l'encombre, que je lui enlève une petite part de chance. C'était affreux: mais, en me rejetant, il m'avait fait comprendre, dans un éclair, une leçon magistrale. Cette leçon, je la retrouvais formulée, viIigt-cinq ans plus tard, dans un vieux proverbe chinois que je relus plusieurs fois avec surprise tellement il résumait mon expérience : « Si tu donnes un poisson à un homme, il se nourrit une fois. Si tu lui apprends à pêcher, il se nourrira toute sa vie. » Heniek, en me refusant tout réconfort, fait certainement partie de ceux qui me sauvèrent la vie: il m'a forcé à pêcher. A ne compter que sur moi-même. A mon tour, je dus abandonner toute vulnérabilité, toute pudeur. J'ai dû rivaliser en dureté, adolescent encore faibte, avec le plus impitoyable des univers adultes. Un monde dont on ne peut. jamais comprendre la réalité à partir de références aussi abstraites que le courage, l'honneur, la dignité. Ce superflu, ce luxe, n'a pas 67
cours là-bas. Le moment n'est ni à l'interrogation ni à la réflexion, mais au désir, obsédant, rigide, tendu, d'une hypothétique survie. Je devins vite méfiant et prudent. Naturellement, la leçon que m'avait administrée Heniek ne s'appliquait pas à Ben. Nous formions une équipe plus soudée que jamais. Après quatre mois dans le camp, nous fîmes une entorse à notre règle de prudence, en nous liant avec Nico. Dans une file d'attente pour la soupe, un condamné allemand, qui était déjà dans le camp du temps où· il accueillait encore principalement des criminels endurcis, des délinquants sexuels et des prisonniers de guerre soviétiques, s'était glissé devant Ben. Mon partenaire avait un caractère ombrageux bien connu, et ce qui s'ensuivit fut une mêlée inégalè entre deux gamins et un bagarreur des rues solidement bâti. Presque sur-Iechamp, un ordre fusa de l'arrière de la colonne avec un accent étrangement guttural: « Pas de ça ! » Avant que j'aie pu saisir ce qui se passait, notre agresseur se tordait de douleur sur le sol. Le possesseur de la voix gutturale lui avait assené un coup qui ne pouvait provenir que d'un expert en karaté. Nico, que les autres prisonniers appelaient le « Hollandais sauvage », et dont le wagon à bestiaux était venu de Rotterdam, avait vingt-huit ans. Ses parents avaient été gazés à l'arrivée. Grand et mince, il tranchait sur l'ensemble des détenus par son allure souple et élégante et son esprit sardonique. Son regard aigu, ironique, savait jauger une situation du premier coup d'œil. Dès ce moment, Nico devint le troisième membre de notre triumvirat, un allié plus âgé et plein de ressources dans notre lutte quotidienne contre la mort. Son pragmatisme était tout à fait à la mesure des nôtres et nos « talents» étaient complémentaires. Nico, comme Ben, était devenu mon ami dans le camp. Il devint mon frère pour la vie.
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Ni lit, ni draps, ni couverture, mais simplement des bat-flanc qu'il faut partager avec des camarades qui vous paraissent toujours encombrants, importuns. Vous vous couchez frileusement, grelottant, avec votre treillis mouillé. Votre journée a été rythmée par les coups, l'épuisement au travail et la tension, l'inquiétude sourde de la prochaine sélection qui vous conduira aux chambres à· gaz. Vous dormez mal, songeant à la vie, sans grand espoir. Vos angoisses, aucun des prisonniers, croyez-vous, ne peut les partager. Pourtant elles sont identiques chez tous ceux qui sont alignés dans ces enclaves de mort. La maladie vous mine. Vous guettez, au matin, les visages voisins, vous essayez de comparer leur dégradation avec la détérioration. de votre propre état. Au milieu du bloc, une large bassine pour permettre aux prisonniers d'uriner; dès le milieu de la nuit, elle est pleine et se répand à travers le baraquement. A cinq heures, chaque matin, vous êtes réveillés par des gardiens vociférants qui déverrouillent les portes et . assènent à l'aveuglette coups de poing et coups de matraque. Vous vous levez en hâte, vous secouez un compagnon endormi sur une couchette voisine, tout retard étant sanctionné. Prêt à sortir, pour l'appel, vous vous retournez une dernière fois vers le priso~nier immobile pour le presser, l'avertir, l'aider. Vous le touchez, vous le retournez, il est mort. Pas question -de s'attarder auprès du corps. L'inventaire des hommes et des lieux, l'appel, est la seule des priorités. A la seconde près. . Sous les ordres, les coups de sifflet et les menaces de punition vous sortez du baraquement pendant que d'autres en évacuent les déchets : la bassine d'urine et les cadavres de la nuit. Car ce monde méticuleux a toutes les exigences: les corps doivent être alignés sur le sol, en rangs aussi impeccables que les files de vivants. A travers le camp, ce sont des dizaines de milliers de silhouettes en loques, qui semblent sorties tout droit de l'imagination fiévreuse de Jérôme Bosch, figées, résignées. Véritables automates dressés à des gestes d'obéis-
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sance et à une psychologie de soumission, tous attendent, au garde-à-vous, que les SS et les kapos, ces matons sadiques, terminent le pointage des détenus. Une erreur, un caprice et le compte des matricules recommence. Deux fois par jour, vous restez debout, immobile, quelquefois durant des heures, dans le vent glacé, à des températures souvent voisines de moins 30", ce qui engourdit vos membres et vos sens. Quel jour estce ? Quel mois? Quelle année? Rien dans tout ce qui arrive n'arrive plus pour vous. Seul le numéro tatoué sur votre bras gauche vous rappelle que vous existez encore. Vous luttez à chaque instant contre vous-même, contre le désespoir qui ne cesse de vous envahir. Quelquefois, vous pensez que vous êtes arrivé au bout. Vous entendez les coups de sifflet qui ponctuent votre réveil et vous songez : tant pis, je ne peux plus bouger! Ils feront ce qu'ils voudront. Tout de suite, il faut écarter ces pensées; continuer d'essayer de donner le change: vous vous levez et vous prenez votre place dans le rang, le menton volontaire, en tentant, réflexe dérisoire, de bomber un torse amaigri, dépourvu de chair. Lorsque vous partez sur votre lieu de travail, une activité souvent grotesque, toujours épuisante, où il faudra tenter d'éviter les punitions, les mutilations, vous êtes l'exemple même de la «sous-race» joyeuse, réconfortée à l'idée d'avoir une occupation. En rangs serrés, vous passez sous le portail d'entrée surmonté du slogan - « Le travâil donne la liberté» en marchant au pas cadencé. Vous reprenez avec entrain des chants à la gloire d'Adolf Hitler, fredonnés par un kapo mélomane, dont je me rappelle encore aujourd'hui chacune des paroles. « Marchons, marchons, d'un pas tranquille et sûr », «Aujourd'hui l'Europe est à nous; demain, le monde entier. »
Comment se forger un maximum de chances pour ne pas être aspiré par la cheminée de la mort? La première règle est la soumission absolue. Je la trou70
vai dure, au début. Humiliante. La colère couvait en moi. Puis elle devint une seconde nature, car le moindre murmure - ou pause, regard, geste - dans lequel le SS pouvait voir un manque d'humilité constituait alors une raison suffisante pour une condamnation immédiate. Même chose avec les kapos, ces petits chefs issus des rangs des prisonniers, principalement en raison de leur brutalité et de leur cruauté - traits qui, inutile d'insister, étaient poussés à l'extrême dans les conditions inhumaines où nous nous trouvions. Nous nous écartons respectueusement, ou nous nous collons contre la cloison lorsque ces « seigneurs» circulent à travers notre baraquement. Aucun défi dans le regard; nous devons avoir des yeux d'oiseau, fuyants et inquiets. Croisons-nous un nazi dans le camp? Nous nous figeons immédiatement et, en une fraction de seconde, nous arrachons notre calot de la tête pour le garde-à-vous. Un jour, je passe devant un des commandants du camp sans le voir. Le soir, à l'appel, la punition est aussitôt annoncée. Nous sommes ,tous immobiles dans la cour, face aux barbelés et aux miradors: « Le matricule B-1713 recevra vingt-cinq coups de fouet, pour manque de respect. » Je suis déshabillé, attaché, face à mes camarades. Les premiers coups tombent; les lanières de cuir sont prolongées par des petites boules de plomb qui me frappent l'aine. « Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept... » Soit par un réflexe d'orgueil puéril, soit pensant naïvement que ce serait compté en ma faveur, je n'ai pas poussé un gémissement. L'officier SS qui me fouette s'arrête, intrigué. « Tiens, nous avons ce soir un prisonnier qui n'éprouve aucune douleur! Nous allons essayer d'une autre manière : sept, six, cinq, quatre, trois, deux, un. » Puis il repart : un, deux... Les coups me lacèrent la peau comme un couteau. Je ne réagis pas, j'entends dans les rangs quelques détenus qui crient: 71
« Hurle, imbécile, ou tu vas crever! ». J'ai dû recevoir plus de trente coups avant de m'évanouir. Je reprends conscience dans mon baraquement, le dos arraché, le ventre enflé. Ben et Nico m'observent et essayent de me soigner. La douleur est si forte que je suis incapable d'un geste. A cet instant, pourtant, retentit un coup de sifflet. Il faut évacuer le bloc. Ils me remettent debout. Je vacille. Je tente de prendre appui contre le mur. J'enfile mon treillis sur la chair à vif, la douleur devient encore plus insoutenable. Je crois que je n'arriverai jamais à accomplir le premier pas, mais il faut, à tout prix, que je reprenne ma place. La règle fondamentale, qu'il faut avoir à chaque instant à l'esprit, si l'on veut tenter de survivre: ne jamais admettre, ou laisser paraître, le moindre signe d'infirmité, ni de faiblesse. Une angine, une jambe démise, une plaie qui s'infecte? Impossible! Le principe est impitoyable : les plus faibles doivent être détruits. Il existe une infirmerie au centre du camp. Si vous le . demandez, vous pouvez y aller. On vous accueillera convenablement. Vous serez au chaud, soigné, nourri. Et puis, une fois rétabli, vous serez utilisé comme çobaye et brutalement castré. Vivant en permanence dans la puanteur des excréments humains, nous avons le droit d'aller aux latrines une fois par jour - durant dix secondes, et sans papier. De même, les ravages du typhus achèvent un individu en quelques jours, et maintiennent une certaine « autorégulation ».
Des quatre coins de l'Europe d'Hitler, convergent les trains bourrés de sous-hommes: Juifs, tziganes (aussi abattus que nous, maintenant qu'on leur a ôté balalaïkas et tambourins), Russes, Polonais, Français, Grecs, etc. Dans notre microcosme intemational- une société par72
faite ment intégrée et planifiée; le plus grand centre de production de masse de la nouvelle ère industrielle -, toutes les différences raciales, idéologiques et religieuses se fondent vite devant un sort commun. Nous voici en pleine utopie où règne une égalité suprême : chacun a le même droit à la faim, à la torture, et à la mort. Malgré l'ingéniosité des nazis, devant les convois qui ne cessent de déverser leurs chargements vers l'abattoir, il faut atteindre des normes toujours plus hautes: 6000, 7000 puis 8000 gazés par jour. Ce n'est pas assez! Il faut arriver à un quota encore plus élevé qui ira jusqu'à 10 000 ou plus. L'usine de mort ne doit pas cesser de dépasser ses propres records. Heinrich Himmler et Adolf Eichmann tentent avec énergie, par tous les moyens, d'élever chaque fois plus haut le taux de mortalité. Dans leur zèle à anéantir, ils entrent même en conflit avec les responsables économiques du Reich, qui attachent de l'intérêt à cette maind'œuvre, gratuite, disciplinée que constituent les esclaves des camps. Jusqu'à leur dernier soupir, les condamnés restent victimes du surnombre, de la promiscuité. Poussés dans un local qui ressemble à une salle de douche, on les oblige à se serrer les uns contre les autres. Au fur et à mesure que la pièce se remplit, les SS deviennent plus brutaux, multipliant les coups. Je l'ai vu. Des hommes, des femmes, des adolescents sont ainsi entassés. Les lourdes portes de métal se referment ensuite sur les victimes. Quelques cris, le son de prières rapidement entonnées. Puis le silence. L'acide cyanhydrique fait son travail: en quelques minutes,. tout est terminé. Les portes des chambres sont rouvertes et la masse des cadavres enchevêtrés s'écroule à l'extérieur, comme une pile de linge sale. Maintenant, c'est au tour des sonderkommandos. Ces charognards forcés sont des détenus chargés de trier les cadavres encore chauds. Ils prélèvent les dents en or, les objets de valeur, qui seront régulièrement envoyés à Berlin, à l'adresse de la Reichsbank. Les membres de ces groupes vivent dans une enceinte à part, complètement 73
séparés du reste du camp ; ils sont, à leur tour, systématiquement exterminés au bout de quelques semaines, ou de quelques mois. Même si vous restez discret, et apte au travail, les tirages au sort peuvent jouer contre vous. Un jour, je suis ainsi désigné pour faire partie du quota fatal. Avec mon groupe, j'attends plusieurs heures devant l'enceinte du crématorium. Personne ne songe plus à en réchapper. Mais des colonnes entières passent devant nous, prioritaires. Peut-être sommes-nous en avance sur le planning, ou les autorités en retard sur le rythme d'extermination. En tout cas, après une longue attente, nous sommes ramenés jusqu'à nos baraquements. Le jeu de hasard continuera. Je suis de nouveau sélectionné, quelque temps après. J'ai juste le temps de faire à Ben un signal d'adieu, puis nous sommes regroupés et nous traversons tout le camp. Un trajet qui paraît bien court... Nous sommes parqués dans un baraquement spécialement gardé d'où, une fois que nos numéros matricules auront été relevés, nous serons conduits par camions vers les chambres à gaz. Les condamnés échangent en silence des regards fous, traqués, où la rage de ne pouvoir agir s'ajoute à l'effroi de la mort imminente. Au fond de la pièce: un baquet en bois, rempli d'eau, et une brosse. Au milieu du désarroi général, de la paralysie de chaque âme, je m'accroupis. Je rampe vers la bassine. Je commence à frotter le plancher avec toute la vigueur du déporté actif, docile, qui cherche à s'acquitter au mieux d'une tâche qu'on lui aurait imposée. Ne négligeant aucun recoin, j'accomplis mon travail avec régularité et application, tout en me rapprochant, lentement, de l'entrée ... Les gardes, qui jettent régulièrement des coups d'œil à l'intérieur, par la porte ouverte, m'ont aperçu. Mais ils deviennent involontairement mes complices: « Hé, cette partie est encore sale, recommence! » A genoux, je frotte. Ils me lancent des ordres, j'obéis.
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Chaque latte du parquet est savonnée, décapée, avec « l'énergie du désespoir ». Je passe entre les jambes des autres condamnés qui, tout à leur terreur, ne me remarquent plus. Je continue de ramper en frottant, sous les regards goguenards des surveillants qui se divertissent à multiplier les vexations. « Astique encore ce coin, fainéant! » Mon obéissance est totale. Lorsque, enfin, après un temps, infini, j'accède aux marches qui conduisent vers la sortie, chacune d'elles est frottée, avec une conviction qui attendrirait le plus impitoyable des tortionnaires. Je ne suis que gestes répétés, entêtés, sur ce bois usé par des milliers de pas. Les bottes des Allemands m'encadrent. L'instant de vérité. Je prends le baquet d'une main, la brosse de l'autre et je commence, lentement, à m'éloigner. J'attends le cri, les bruits de pas, qui m'intimeront l'ordre de m'arrêter. Rien. Indifférents, les gardiens ont cessé de s'intéresser à moi. Je n'appartiens plus tout à fait au monde des morts. Alors, d'un pas en apparence nonchalant, je retourne me fondre dans l'anonymat du camp, redevenu un matricule vivant. J'arrive, épuisé, à mon baraquement. Avant de sombrer dans le néant du sommeil, je revois un instant le visage de ma mère. Au réveil, Ben et Nico sont stupéfaits. Ils ne peuvent croire que je suis revenu. Ils avaient assisté à mon départ et cru, cette fois, que notre association de survie était irrémédiablement dissoute ...
Le rite du pain résume toute la tristesse, le désespoir, de l'existence dans le camp. Au cours du repas du soir, un petit pain gris est distribué pour être coupé et réparti entre six prisonniers. Le groupe se forme; l'objet convoité est évalué, mesuré, contemplé avec fascination. Dans ce monde d'individus repliés sur eux-mêmes, sur
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leurs souffrances, des discussions presque folles se déroulent. L'équilibre entre les parts est disputé, contesté, avec âpreté. C'est que la frontière entre la vie et la mort passe par ces quelques millimètres que vous pensez avoir obtenus, ces quelques milligrammes que vous craignez de perdre. Un membre du groupe prend un couteau : uri deuxième lui tourne le dos. Les autres, témoins et parties, guettent, muets. L'homme coupe et celui qui ne peut voir répartit les tranches. Ensuite, on compare; courte exclamation de joie, regard empli de tristesse! La psychose du manque maintiendra éveillés de nombreux déportés qui, toute la nuit, se retourneront sur leur paillasse en songeant à la part qui leur a échappé, au morceau qu'ils se sont vu attribuer. Les angoisses alors se bousculent avec les interrogations : ce pain, vais-je le manger maintenant, ce soir? Ne serait-il pas préférable d'attendre demain matin, il servira ainsi de ration d'appoint? Ne va-t-on pas me le voler? Où pourrais-je le cacher? Je me souviens d'un homme de quarante-cinq ans environ et de son fils de vingt ans. Ils partageaient mon baraquement. Un soir, le fils mange sa portion. Le père, lui, décide de conserver la sienne sous sa tête pour le lendemain. Au petit matin, un cri déchirant : le pain du père a disparu. Le fils le lui a pris dans la nuit. Pour le père, ce chaînon alimeI.ltaire manquant apparaît, immédiatement, comme fatal. Etrange comme un organisme qui a atteint les limites de la résistance physique peut être définitivement brisé par un choc contre l'esprit. Avant le soir, il est mort. Dans ce monde sans miroir, où vous n'êtes plus qu'un squelette en mouvement dépourvu d'existence propre, ce sont les autres qui vous évaluent, qui vous renseignent, vous condamnent... « Tu es musulman! » L'homme, ainsi désigné, n'a même plus la force de broncher, de protester. Prostré, émacié, la démarche saccadée et l'œil mort, il se sait, il se sent condamné. Le 76
terme de « musulman» dont chaque déporté se souvient et dont je n'ai jamais compris l'origine, dans ce contexte dramatique, est le plus terrible des jugements. Il désigne ceux dont on voit, dont on sait, qu'ils sont arrivés au bout de leurs ultimes forces; ceux qui n'ont plus d'autres réflexes que celui de la souffrance· physique. Ils ont échappé aux chambres à gaz, risqué d'être pendus ou battus à mort; maintenant ils vont mourir d'épuisement; cela se voit. Ils s'écrouleront un ou deux jours après, dans une allée du camp, au milieu d'une file, sur leur lieu de travail. Insensibles aux coups administrés pour les remettre sur pied, ils meurent dans l'instant.
Quotidiennement, tandis que des détenus sont conduits en rangs serrés vers la mort, d'autres se dirigent vers l'immense tas d'ordures situé à proximité du camp: Kompostierung. Cet endroit malodorant était le théâtre des plus incroyables rencontres amoureuses. Tout contact avec le sexe opposé était normalement impensable à Auschwitz. Chaque jour les colonnes séparées d'hommes et de femmes se croisaient. Dans ces occasions, l'élan romantique n'était plus qu'une émotion éteinte, qui se réduisait à une seule pensée: « Pour nous, c'est horrible, mais qu'est-ce que ça doit être pour les autres! » Voilà comment hommes et femmes se «rencontraient» à Auschwitz. Les hommes qui tirent le chariot en direction de la décharge sont des kapos surprivilégiés, violents, sadiques, jouissant de l'impunité. Les femmes, choisies avec la complicité des gardiennes, ignorent tout de leur destination ; elles sont jeunes, jolies, pour la plupart vierges. Un peu à l'écart du tas d'immondices, une maison délabrée dont le grenier a été recouvert de paille: le bordel clandestin d'Auschwitz! Passé le premier moment de panique, les femmes doivent s'adapter rapidement. Il leur faut surmonter leur. répulsion, satisfaire pleinement ces «dieux obsédés»;
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car les dieux punissent. Une jeune fille dont ils sont déçus peut repartir avec un blâme, une punition qui la condamne à être rouée de coups, exécutée. Pour un garçon de quinze ans, c'était une expérience marquante, une image traumatisante qui parfois, contre toute attente, se parait d'une touche de tendresse et de beauté. L'homme même le plus cruel et le plus dépravé peut s'attendrir dans l'abandon de l'acte sexuel. Un kapo qui s'était conduit comme une brute sadique dépose doucement un baiser sur les lèvres d'une fille et glisse pantelant de ses bras. De telles scènes contribuèrent sans doute à mon développement émotionnel, en me laissant l'impression que rien de ce qui vit n'est insensible à l'amour et qu'on peut trouver même chez les plus méchants et les plus tarés un brin de sentiment humain.
Au fil de ces années d'existence sous-humaine, qui apparaissaient de plus en plus précaires et sans issue, rien ne venait apporter l'ombre d'une espérance. Aucune information en provenance du monde extérieu( ne pénétrait dans cet univers totalement clos, d'où l'on ne sortait que par la cheminée. Que se passait-il dans le monde extérieur? Quelqu'un savait-il ce qu'on nous faisait ici ? S'en souciait-on? Où était Dieu? Où était le pape? Y avait-il quelqu'un, quelque part, pour penser que nous avions le droit de vivre? Mais le monde extérieur existait-il encore? La guerre se poursuivait-elle? N'y avait-il pas une aviation alliée pour bombarder les voies ferrées et les crématoires de nos camps? A voir l'arrogance de nos gardiens, nous avons toutes les. raisons de croire que l'Europe entière est sous la botte allemande, qu'une force aussi impressionnante que l'Armée rouge a été anéantie. Alors, par quel miracle l'Angleterre n'aurait-elle pas capitulé? Et toi, Amérique, tu es toujours là ? L'Amérique, trop éloignée, n'était pas préparée à la guerre. Et comment aurait-elle pu renverser une situation aussi compromise? Non, rien ne pouvait empêcher 78
le règne millénaire du Reich allemand. L'arrogance des SS nous conduisait à penser que toute l'Europe était asservie. Si Ben et moi ne désespérions pas autant que les autres, peut-être était-ce en raison de notre âge : nous étions trop jeunes pour connaître l'indifférence qui peut habiter le cœur de l'homme. Les jours se succèdent, et vous finissez par vous résigner à tout. Face à ce désespoir, votre vie ancienne s'estompe, les souvenirs deviennent flous. Vous perdez la notion des jours, des mois. Seuls le froid de l'hiver et la chaleur de l'été révèlent le passage des saisons. Le spectacle des « autres », les SS, les kapos, qui paraissent mener une vie quasi normale, rend votre condition encore plus insoutenable. L'odieuse mécanique qui tend à vous broyer pour vous transformer en un être sous-humain est efficace. Vous finissez par admettre que ceux qui vous oppriment sont, en effet, des seigneurs de par leur race et leur naissance, qui disposent d'un droit de vie et de mort sur les êtres inférieurs. Un dimanche sur deux, vous êtes au repos. Vous disposez de quelques heures de répit. Recouvert de poux et autres vermines, séchant dans la boue et vos excréments, vous profitez des rares rayons de soleil pour exposer à la chaleur les plaies énormes, puantes, que vous avez tout le long du corps et qui ne se referment jamais. Vous tentez d'enrouler ces blessures dans des bandages de papier qui se déchirent au bout de quelques mouvements. Guettées par la gangrène, ces plaies restent exposées à la saleté de votre treillis en lambeaux, à la crasse des paillasses; à tout ce qui peut toucher un bagnard qui creuse la terre, et transporte de lourdes charges. Par petits groupes, quelques détenus marchent péniblement en longeant les barbelés; d'autres, immobiles, le regard absent, restent accroupis. Un peu plus loin, des déportés se pressent autour d'un robinet. Ce dimanche libre est le seul moment où l'on peut se rincer la figure et les mains en s'essuyant avec sa veste crasseuse. Les cheminées ont cessé, pour une fois, de cracher leurs 79
déchets humains. Sur les voies ferrées qui aboutissent au camp, les'wagons, chargés de leurs matières périssables, sont, pour un jour, immobilisés. En évaluant votre état physique, vous supputez vos chances de survivre. Ces jambes enflées, purulentes, qui vous gênent, exigent de vous un effort permanent pour paraître marcher correctement. Vous savez ce qui arrivera inexorablement, si leur état empire, et si le kapo s'en aperçoit.
Tous les kapos n'étaient pas les instruments du sadisme nazi. Otto, celui qui surveillait mon travail au tas d'ordures du camp, homme courtaud - presque nain au passé criminel riche en vols à main armée, et au goût prononcé pour les très jeunes filles, s'intéressait plus à son élégance qu'à rosser des prisonniers du matin au soir. Il me prit pour valet, m'accordant l'immense privilège de cirer ses bottes, entretenir ses vêtements, et préparer ses repas. Otto savait que je me servais amplement de ses restes. Le jour où il revint du tas d'ordures avec un sac de pommes de terre, j'eus l'idée folle d'en faire des crêpes à la manière de ma grand-mère; j'écrasai les patates dans un morceau de tissu en les pressant contre une pierre, et les poêlai dans la ration spéciale de saindoux d'Otto. Mon kapo détesta cette douceur. Je faillis en perdre mon poste. Mais ce soir-là, Ben, Nico et moi nous nous régalâmes sur notre bat-flanc. C'était une saveur de notre passé. Otto était un dandy frustré: il fit retailler son uniforme par un prisonnier - ex-maÎtre-tailleur - et sa tenue sur mesure, à la coupe élégante, l'éleva au-dessus des autres prisonniers. Je demandai à l'ex-tailleur de recouper mon calot de sorte que les rayures des côtés coïncident perpendiculairement avec celles du dessus. Après quoi, tous les détenus, voyant la prodigieuse symétrie de mon couvre-chef, supposaient instantanément que je jouissais d'une protectidn particulière dans la hiérarchie du camp.
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C'était là une façon de dire «Bas les pattes! » à quiconque aurait voulu profiter de mon jeune âge. Mon travail au tas d'ordures avait un avantage majeur : presque tous les jours, nous découvrions des restes de nourriture. Seul le contingent dit « Canada », préposé à la tâche merveilleuse du nettoyage des wagons à bestiaux vidés de leurs occupants, pouvait rivaliser avec nous en trouvailles alimentaires. Nous l'appelions «Canada »parce que ce mot évoquait à nos yeux une terre de grande abondance. Avec des morceaux de pain, de saucisse, et autres denrées précieuses, que je découvris dans les ordures, et fort de l'appui de mon kapo Otto, je pus négocier le transfert de Ben dans mon groupe. . Hélas, cette période « nutritive» de notre captivité fut de très courte durée.
A Auschwitz, d'autres adolescents, juifs et tziganes, avaient réussi, comme moi, à passer les premiers tris. Leur présence, leur afflux embarrassaient le commandement nazi: ils ne servaient à rien. L'hiver était particulièrement dur, la température glaciale, la nourriture plus réduite que jamais. Un jour, un avis fut lancé à travers les baraquements de ma section du camp : les adolescents devaient se présenter pour recevoir une ration supplémentaire, composée de lait et de pain blanc. Deux denrées dont les déportés avaient, depuis longtemps, oublié le goût, l'aspect et même jusqu'à l'existence. Un rêve. Quelques enfants faméliques s'approchent lentement du lieu de la distribution. Chacun d'eux reçoit la ration promise. Le soir même, l'appel est réitéré, la promesse répétée. Le jour suivant, les adolescents se pressent un peu plus nombreux; ne viennent encore que ceux qui n'ont plus la force d'être méfiants. Ils repartent en emportant, éblouis, le précieux liquide. Les jours se succèdent, et les distributions continuent. 81
Bientôt une fièvre d'optimisme se répand. Chacun admet qu'il s'agit bien d'un geste humanitaire, pour soulager ceux qui sont les plus vulnérables. La majorité des prisonniers, dans mon baraquement, s'abandonne à une crédulité insensée: quelqu'un de haut placé, à Berlin sans doute, a dû être indigné par les conditions d'existence dans les camps et a donné l'ordre de traiter les jeunes de façon plus humaine ... Affaibli, jour après jour, je me refuse pourtant à y aller. Puis je me dis qu'il est stupide, au fond, de rester muré dans ma méfiance. Il est maintenant démontré qu'il n'y a plus de risque. Les enfants, les adolescents et même quelques jeunes hommes qui se glissent parmi eux se pressent, chaque jour, plus nombreux pour recevoir leur ration, ils apparaissent détendus, presque réconfortés. . Pourtant, je reste terré ... J'hésite encore. De nouveau, l'heure ponctuelle du rendez-vous. Les enfants arrivent, leur quart à la main. Tous s'apprêtent à se mettre tranquillement en rang, comme à l'ordinaire. Quelques rapides coups de sifflet, des SS en armes surgissent. En un instant, tous sont encerclés, roués de coups, embarqués dans des camions et conduits aux chambres à gaz. Liquidés, tous, sans exception. Auschwitz retrouve ses normes, débarrassé de ses bouches inutiles. Simple fantaisie, reculant l'horreur aux frontières de la folie.
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Le jour célèbre, et héroïque, du débarquement en Normandie, le 6 juin 1944, ne fut à Auschwitz qu'une journée ordinaire. Le nombre habituel des gazés excéda le total des pertes alliées sur les plages, lors du «jour le plus long ». Des Polonais, qui effectuaient des livraisons aux SS du camp, réussirent à propager, un peu plus tard, la nouvelle qu'un débarquement aurait eu lieu... quelque part à l'ouest. Certains prisonniers murmuraient que les Russes aussi étaient engagés dans une contre-attaque sur le front est. Inimaginable. Ainsi l'impossible n'était plus inconcevable : la résistance britannique, le retour de l'Armée rouge, la mobilisation de l'Amérique auraient enrayé l'irrésistible conquête du monde par le Reich ? Incroyable. Pour Ben, Nico et moi, la vie n'en fut pas plus simple. Le régime hitlérien connaissait une pénurie de maind'œuvre industrielle de plus en plus accentuée. Comme nous étions encore relativement bien portants, nous fûmes chargés dans un train de marchandises, avec un contingent d'autres prisonniers, et expédiés au cœur de l'Allemagne. Après un bref séjour près de. Berlin, dans les camps d'Oranienburg, puis de Sachsenhausen, nous avions été débarqués dans une large clairière, au milieu d'une forêt couverte de neige. Nous devions, dans le froid glacé d'un 83
début d'hiver, construire complètement un nouveau camp, baptisé Kaufering. Nos compagnons mouraient de froid, et d'épuisement, en édifiant les baraquements, les ateliers. Mais, du moins d'après les plans, il n'était pas prévu de construction d'une chambre à gaz. Une fois les premierS baraquements érigés, nous bénéficiâmes d'un répit: aucun travail d'aucune sorte n'était plus exigé du gros des prisonniers. La majeure partie de nos journées se passait en appels et en-marches, ou courses forcées, le long des barbelés d'enceinte. Nos gardiens utilisaient des bergers allemands pour . nous terroriser. Des chiens spécialement dressés à déchique~r les hommes aux tenues rayées sur l'ordre de leur maître. Au premier signal, l'animal sautait au col du malheureux et l'abattait au sol; au deuxième, il approchait sa gueule de la gorge de la victime; au troisième, il mordait. Les gardiens pratiquaient régulièrement ce sport. Mon premier travail me rappela le bordel d'Auschwitz. Des convois en provenance de Budapest amenaient régulièrement des groupes de jeunes femmes, primitivement vouées à l'usage de la Wehrmacht sur le front de l'Est, qui apparemment s'effondrait. On les destinait à présent à des expériences sur le contrôle des naissances, disaiton, afin d'assurer la fertilité future de la Race Supérieure, et la stérilité à venir des autres. Comme j'étais le plus jeune, c'est moi qui devais les fouiller avant leur entrée dans le camp. Il fallait chercher dans le plus intime de leur corps les pièces d'or et autres objets de valeur, qu'elles auraient pu y caéher. Tout en accomplissant sommairement ma tâche, les trouvailles que je fis m'auraient permis d'ouvrir une petite bijouterie. L'instinct de toutes les déportées était de prendre sur elles leurs biens les plus chers, surtout ceux qui étaient faciles à dissimuler. Mes compagnons de détention enviaient mon travail facile, à l'intérieur· d'un baraquement, et ma proximité inouïe des femmes. Nico et Ben me taquinaient sur ce qu'ils appelaient ma vie d'eunuque dans le harem. J'aimais passer mes journées auprès de ces femmes.
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Une jeune fille, Bela, me plaisait tout particulièrement. Elle avait dix-huit ans. Le jour de son arrivée, quand vint son tour d'être inspectée, elle me parut si charmantemême avec son crâne rasé - et si timide que je n'eus pas le courage de la fouiller. En ma qualité de prisonnier chevronné, je me chargeai de lui apprendre à survivre. Nous nous exprimions surtout par gestes, les seuls mots de hongrois que j'avais appris à Auschwitz étant d'affreux jurons. Elle ne parvint pas à s'adapter à la vie de camp. Bien que nettement plus âgée que moi, elle était comme une enfant et ne se consolait pas d'avoir été séparée de ses parents. Je n'eus pas le cœur de lui confier ma certitude qu'ils avaient été droit aux crématoires d'Auschwitz. Par la suite, j'ai réalisé qu'il aurait mieux valu que je la force à affronter la réalité. Ben voyait nos relations d'un mauvais œil ; il estimait que je violais les règles de notre association quand j'offrais à Bela quelque supplément de nourriture grappillé ici ou là. En adoucissant un peu son sort, je la privai de l'oCCiision de se défendre par elle-même, et fus incapable de lui transmettre la leçon que j'avais tirée du comportement de l'ancien ami de ma famille, Heniek. Bela ne put survivre que quelques mois. La tâche de Ben était moins délicate : abattre des arbres. Quant à Nico, qui avait deux fois notre âge, il fut chargé d'une fonction de supervision. Il devint même oberkapo, avec une autorité considérable sur plusieurs milliers de prisonniers. Les kapos n'étaient qu'une bande de brutes et, à la Libération, le réflexe immédiat des survivants fut de traquer et de lyncher ceux qui avaient été les responsables les plus directs, les plus quotidiens, de la mort de leurs compagnons. Un jour, plus tard, je fus rossé par plusieurs anciens détenus pour avoir déclaré - faussement - devant une commission d'enquête alliée qu'un kapo n'avait pas été 85
aussi mauvais que les autres, sur les instances de sa fian~ cée. ' Persomie, cependant, ne put adresser de reproches à Nico. Les prisonniers savaient la chance inouïe de l'avoir eu comme oberkapo ; et les risques qu'il avait pris, chaque jour.:Sa méthode consistait à adopter un langage terrible, menaçant, pour pouvoir agir, sans qu'on s'en aperçoive, avec modération. Il reçut, un jour, l'ordre de faire pendre immédiatement trois hommes qui avaient volé des cigarettes dans le poste de garde. Les condamnés tombèrent à genoux devant luitie suppliant de les sauver. Après une engueulade cinglante, ordurière, il les accrocha à la potence... par les pieds. En leur conseillant, à l'oreille, de crier le plus fort possible au moment où les nazis feraient leur inspection. Puis, il ordonna, au même moment, qu'ils soient fouettés. Il risquait sa vie mais les SS trouvèrent le spectacle si divertissant qu'ils négligèrent de les achever,. ordonnant simplement à Nico de leur infliger des coups de fouet supplémentaires. Nico parlait rarement qe son passé. Il avait travaillé comme marin pour la compagnie maritime HollandAmerica Line, et il avait appris l'anglais et l'allemand au contact des passagers. On disait aussi qu'il avait été gangster à Rotterdam. Je ne le croyais paS, et de toute façon, cela n'avait aucune importance. Il était avec Ben mon meilleur ami. Je ne l'aurais sûrement pas changé contre une douzaine de. mes plus hautes relations actuelles qui n'auraient jamais eu l'audace, la générosité et l'efficacité qu'il ne cessa de montrer, jour après jour. Cette période où sa situation me mettait relativement à l'abri des excès des autres kapos fut, hélas, de courte durée.
Au cours de l'hiver 1944; je ·fus expédié à ce vieux et 86
gigantesque camp qu'était Dachau, rempli en grande partie de prisonniers politiques, de criminels de ·droit commun et d'homosexuels. Je n'y restai pas assez longtemps pour en retenir beaucoup plus que l'énormité et l'organisation sans défaut. Tout marchait avec la précision d'une horloge; peut-être parce qu'il y avait là beaucoup d'Allemands, des deux côtés des barbelés. Mon souvenir le plus net de Dachau est l'exercice auquel la population entière du camp était soumise en quasi-permanence - expérimentation à grande échelle d'une solution au problème du chômage. J'y étais passé maître pour l'avoir pratiqué à Maïdanek. Les prisonniers avaient une fraction de seconde pour exécuter des ordres en série. Ceux qui ne suivaient pas le rythme finissaient souvent le crâne fendu. « Garde à vous!» Des milliers de talons en bois claquaient à l'unisson. « Tête nue!» Le pouce et l'index de la main droite devaient saisir le calot et le baisser en un mouvement continu qui s'achevait sur la hanche droite, dans un bruit sourd, toujours synchronisé. « Couvrez-vous!» Il s'agissait alors de lancer, vite et du mieux possible, le calot sur la tête, et de ramener la main sur la hanche. «D'aplomb! » Le pouce et l'index devaient à nouveau saisir le calot, le centrer sur la tête, et ramener la main à la hanche, toujours du même geste continu, synchronisé. « Repos! » Les prisonniers se remettaient à danser sur place leurs curieuses petites gigues, en soufflant sur leurs mains recroquevillées, dans le vain espoir de ne pas prendre froid.
Au bout de quelques semaines, je fus transféré à Leonberg, dans la banlieue de Stuttgart, où sont fabriquées, aujourd'hui, les voitures Mercedes et Porsche. Nous commencions à sentir que ces déplacements fré87
quents, mal organisés, reflétaient le désarroi de l'Allemagne nazie. A cette époque, Leonberg était en apparence une petite bourgade allemande typique. Un seul détailla différenciait Une montagne située aux limites de la ville abritait une usine souterraine de fabrication aéronautique à laquelle on accédait par un tunnel. Je passai ainsi, au seIVice d'une course aux armements effrénée, des mois à river des boulons sur le fuselage des bombardiers Heinkel, qu'on précipitait aussitôt vers le front contre les armées alliées. Leur production s'accéléra; et devenait frénétique. Douze heures de travail quotidien, à l'intérieur de cette forge de Vulcain. Au camp, la nourriture et les conditions d'existence devaient nous maintenir en vie; notre travail était nécessaire au Reich. Paradoxalement, ce fut le souci des nazis d'assurer notre sécurité qui devint notre pl!lS grand danger. Le ministre de l'Armement, Albert Speer, avait ordonné que tous les ouvriers travaillant dans ce secteur vital qu'était l'aéronautique soient protégés au maximum contre les raids alliés. A chaque alerte, on nous conduisait immédiatement à l'intérieur de la montagne. Souvent, nous venions de terminer notre tournée de nuit et nous nous dirigions vers les baraquements pour dormir quand les sirènes se mettaient à hurler et « Achtung », il fallait repartir à la montagne jusqu'à la fin de l'alerte. Ou alors, de retour au camp, effondrés, épuisés, plongeant dans un peu de sommeil, de nouveau « Achtung », une autre attaque aérienne, c'était le retour vers l'usine dans la montagne. Ce va-et-vient se multipliait chaque jour et chaque nuit. Nous étions, cette fois, vraiment au bout de nos forces. Encore plus que la faim ou la maladie, le manque systématique de sommeil, après la dureté du travail, brisait nos dernières ressources. C'était insoutenable. Nous aurions donné n'importe quoi, au risque de mourir, pour quelques heures de som-
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meil. Cet état d'épuisement total commença à décimer la population laborieuse du camp. Les bombardiers de la Royal Air Force et les forteresses volantes américaines passaient en vagues de plus en plus rapprochées. Souvent, nous étions surpris, ou à découvert, quand les bombes tombaient par chapelets.
Les bombardements nocturnes, avec les lumières qui jaillissaient des fusées éclairantes, étaient un spectacle qui nous enivrait. Ils annonçaient une délivrance, un jour, plus que n'importe quelle émission de radio si nous avions pu la capter. Il fallait tenir, tenir bon, tenir encore un peu plus longtemps, jusqu'au moment où la libération nous arriverait, de l'Est ou de l'Ouest. Nos maîtres aryens, quand ils plongeaient à terre, pris de panique devant les tapis de bombes, devenaient un peu... nos égaux. Nous éprouvions même un sentiment de supériorité quand, au milieu des bombes, nous pensions, avec une sorte de confiance mystique, qu'un homme qui avait pu survivre si longtemps à la bestialité nazie ne pouvait périr sous le feu de ses amis, de ses frères. Les raids provoquèrent des bouleversements dans nos horaires de travail. Parfois, on nous conduisait à Stuttgart pour dégager les blessés et les morts. Notre préoccupation était plus tournée vers les sous-vêtements chauds que vers les cadavres. Ce qui me paraît impensable, aujourd'hui, je l'ai accompli à quinze ans sans le moindre scrupule. Dévêtir un cadavre? Quelle importance, après ce que j'avais vu et subi. Vivre pour atteindre, si possible, la liberté - rien d'autre n'existait dans notre esprit. Je me souviens du corps déchiqueté d'une vieille femme - elle ne paraissait pas moins humaine que nos morts dans le camp. Des débris de plâtre collaient à son visage maculé de sang. Aù moment du raid, elle devait être dans sa cuisine, car je vis une poêle à frire sur son épaule, et un pot de confitures à proximité. Je le vidai sur-le-champ.
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Les gardiens de l'usine, devenaient de plus en plus nerveux, et hostiles. Si ce devait être, pour eux, le début de la fin, ils ne perdraient jamais une occasion de nous rappeler que notre tour viendrait - avant le leur. Une nuit, nous entendîmes, déchirant l'obscurité, des explosions continues d'une tonalité tout à fait différente. Des camarades, qui avaient servi dans l'armée, pensaient qu'il s'agissait de tirs d'artillerie lourde. Quelques nuits plus tard, nous fûmes réveillés par une déflagration assourdissante, une succession d'explosions qui firent trembler le camp. Au petit matin, nous· en vîmes la cause. Les Allemands avaient décidé, devant la progression alliée, de détruire cette installation stratégique qu'était l'usine Heinkel. Ils avaierit dynamité le tunnel et les prisonniers qui y travaillaient étaient restés enterrés. Nous fûmes, le lendemain, emmenés à .la gare pour être repliés devant «l'avance .ennemie »... Ces mots inouïs, tabous, commençaient à être murmurés. La gare était en pleine pagaille. Notre groupe fut mélangé à des équipes de travailleurs obligatoires venus de différentes parties d'Europe. J'eus une idée. Je me ferais passer pour allemand, pour aryen. Je parlais maintenant couramment la langue, et je pouvais prétendre être un travailleur, détenu de droit commun, né à l'étranger, de parents germaniques. Un ouvrier italien me donna un pantalon et une veste civile, et je me baptisai du prénom de « Gerhardt ». En tant que non-Juif, mes chances dans la confusion de ces derniers instants devraient être considérablement augmentées... J'avais tort. Nous fûmes entassés dans un train pour un voyage interminable et chaotique. A la fin, le paysage me devint familier et quelques heures après, nous entrions dans le camp que j'avais quitté quelques mois plus tôt : Kaufe. ring. . Ben et Nico étaient encore là, encore vivants. Heureusement pour moi aussi, car, marqué par l'absence de sommeil, j'arrivais dans une condition physique désastreuse. J'étais presque devenu «musulman ».
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Alarmés par mon état, mes compagnons allèrent voler des bandages et des médicaments au poste de garde. Lorsque je repris quelques forces, je vis Nico à mes côtés, narquois. «Alors, ce jeune imbécile était parti, croyant trouver mieux. Et maintenant, le voilà de retour n'ayant que la peau sur les os et demandant qu'on lui pardonne.» Rien ni personne, en somme, c'était écrit, ne pouvait rompre notre alliance pour la survie, ni nous séparer longtemps. Ben et moi en arrivions à croire de nouveau à quelque forme de providence divine. Nico restait sceptique et attribuait plus simplement ces retrouvailles au hasard.
La guerre touchait à sa fin. Le sol se dérobait sous les pieds des nazis, c'était maintenant au tour du Ille Reich de lutter pour sa survie. Mais plus l'échéance se rapprochait et plus, pour nous, le danger augmentait. Comme ils n'avaient plus aucune possibilité de repli, ils devaient nous liquider tous, comme ils l'avaient juré et comme ils avaient commencé à le faire à Leonberg. Il ne fallait pas que le monde apprenne leurs crimes. Que fallait-il faire? Courber la tête et attendre notre libération en espérant que les SS, dans la dernière panique, nous,oublieraient ? Il n'était pas dans notre nature de miser sur un miracle. Avec une dizaine d'autres prisonniers, nous avons commencé à préparer un plan. Nous couperions les barbelés au moment où, immobilisés par une manœuvre de diversion, les projecteurs balayeraient une autre partie du camp; et nous foncerions. Cette évasion représentait un risque terrible, mais étant donné ce qui nous attendait, il devait être couru. Dans un tel projet, le rôle de Nico était essentiel. En tant qu'oberkapo, il était le seul qui fût capable de se procurer la paire de cisailles dont nous avions besoin. Les autres membres de notre petit groupe nous regar-
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daient, Ben et moi, avec réticence. Absurde de s'embarrasser de deux gosses? Mais ils savaient que, s'ils voulaientla participation de Nico, ils devaient nous accepter. Nous guettions le moment. Les choses se précipitèrent. Quelques jours plus tard, on nous ordonna de former deux rangées : une pour les Juifs et l'autre pour les non-Juifs. Fort de ma nouvelle identité, Gerhardt, je me rangeai dans la colonne des non-Juifs, tandis que Ben et Nico, résignés, rejoignaient l'autre file. Ma colonne s'ébranlaet commença à franchir la porte du camp. Je fus alors saisi d'une irrésistible impulsion. En un instant, je bondis dans l'autre file. Au moment où j'arrivais à hauteur de mes deux compagnons, je reçus un violent coup oe poing en plein visage. C'était Nico : «Idiot, me lança-t-il, maintenant tu vas crever avec nous. » Peut-être étais-je idiot, mais nous étions ensemble. Ben était à la fois peiné et heureux de mon geste, tout comme Nieo d'ailleurs dont la violente réaction reflétait sa manière d'exprimer son affection. Je devais apprendre bientôt que ma transformation en . Gerhardt avait failli être la plus stupide de mes trouvailles. La ligne du front allemand s'effondrait et la colonne des non-Juifs vint trop près de la zone de guerre, ce qui ne plut pas au commandement de la Wehrmacht. La totalité du groupe fut donc mitraillée par les SS, jusqu'au dernier, au milieu d'un pont.
Notre colonne de Juifs, composée de plusieurs milliers d'hommes, avançait en empruntant des routes secondaires. Un bruit courait: nous allions à Dachau. Étant déjà passé par ce camp, je savais que cela signifiait, pour nous, la mort. Ceux qui avaient accepté Nieo comme responsable de la tentative d'évasion marchaient groupés derrière lui. Quand l'occasion se présenterait, nous profiterions, à
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son signal, du moindre incident pour foncer dans les bois. Tout reposait sur la conviction que les gardes ne voudraient pas risquer de perdre une colonne entière pour courir après une douzaine de fuyards. Nieo répéta : . « Restez près de moi. » Nous marchâmes durant deux jours et deux nuits. Dans l'après-midi du troisième, des chasseurs alliés nous prirent pour une colonne allemande et commencèrent à nous mitrailler en rase-mottes. Terrés dans les fossés, de chaque côté de la route, les SS tiraient dans toutes les directions~
Nico cria : « Allez! » J'ai bondi avec Ben. Nous avons couru vers les arbres. D'autres prisonniers aussi. Les tireurs nazis en abattirent le plus grand nombre. Quelques-uns parvinrent jusqu'à la forêt. Nico, Ben, moi et deux ou trois autres. Nous courûmes, jusqu'à ce que nous soyons à bout de souffle, à la limite de nos forces. Puis, nous nous sommes arrêtés pour écouter. Aucun bruit de poursuite. Seules, des rafales intermittentes provenaient de la route. . Nous nous sommes enfoncés dans la forêt. A la nuit tombée, Nieo décida que nous pouvions nous reposer. Je sombrai dans le sommeil et m'éveillai avec le frais soleil printanier dans les yeux et le chant des oiseaux, depuis longtemps oublié, dans les oreilles. Je regardai autour de moi et, pour la première fois en quatre ans, ne vis aucun barbelé, aucun garde; il n'y aurait ni appel ni ordre de se mettre en rang. Mais ce n'était pas la liberté pour autant. Comme c'était moi qui ressemblais le moins à un prisonnier en fuite, il m'incomba de trouver de la nourriture et de l'eau. Je fus également chargé de rapporter quelques vêtements civils. Je m'introduisis en plein jour dans une ferme des environs, à l'insu d'une vieille femme occupée à traire ses vaches. Son mari devait être aux champs, supposai-je. Je remerciai Dieu qu'elle ne m'ait pas remarqué, car, vu les circonstances, j'aurais été obligé de lui faire du mal. 93
Je m'emparai pour moi-même d'une tenue de paysan, avec notamment une culotte de cuir bavaroise. La dernière invention de ma mère me servait encore. Mais cette fois, à près de seize ans, il me fallait passer pour un gosse. Nous jugeâmes qu'il valait mieux aller vers le front de l'Ouest plutôt que de rester sur place, et Nico trouva la direction d'après l'étoile polaire. Nous marchions la nuit et nous nous cachions le jour. Mais j'eus du mal à suivre les autres. Tout naturellement, quand j'avais ouvert le gardemanger dans la cuisine de la ferme, j'avais été fasciné par ce que je voyais et m'étais empressé d'engloutir sur-Iechamp une livre environ de lard cru que j'arrosai d'une bouteille de crème aigre. Pas assez. En retournant dans la forêt où m'attendaient mes compagnons, avec deux paniers pleins de victuailles à chaque main, tel un jeune paysan emportant au marché les produits de sa ferme, je m'étais arrêté ici et là pour gober quelques œufs crus. A présent, tandis que nous avancions dans la nuit, j'étais en proie à une nausée et une diarrhée incontrôlables. Mes amis angoissés me dirent que j'aurais de la chance si je sttrvivais à mon petit festin, vu que mon organisme avait été pratiquement privé de lipides et de protéines durant des années. Nieo était évidemment furieux et déclara qu'ils auraient dû me laisser en arrière avec la colonne; mais je savais qu'il ne le pensait pas vraiment. Je me dis qu'une fois rétabli, je ne voudrais plus jamais contempler de nourriture de toute ma vie.
Nous arrivions dans une région plus peuplée, proche du front, fourmillant de soldats, et il devenait difficile de passer inaperçus. Une nuit, nous pénétrâmes même, involontairement, sur une base aérienne. Chaque fois que nous croisions un Allemand en uniforme, nous avions du mal à résister à notre impulsion de nous figer au garde-à-vous, une main contre un calot fictif. L'habitude inculquée, durant des années, prolongeait en nous ce réflexe conditionné.
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Finalement, il fut décidé de chercher un lieu où nous nous dissimulerions, sans plus bouger, durant toute la retraite allemande. Nous nous installâmes dans une grange abandonnée, aux abords immédiats d'un village, où nous sommes restés plusieurs jours. . Un après-midi, allongés sur la paille, nous entendîmes une sorte de bourdonnement, comme un essaim d'abeilles. Puis le crépitement fracassant d'une mitrailleuse, juste à droite de la grange. Quand le tir s'arrêta, le bourdonnement était là énorme, insolite, métallique. Je regardai à travers un trou dans la paroi : un tank. Il s'arrêta. Le bourdonnement cessa. Des mitrailleuses et des mortiers tiraient sur lui. La tourelle c;Ju tank pivota, le long canon sembla s'arrêter, pointé·sur la grange, tourna encore un peu et cracha une gigantesque flamme. Les coups de feu cessèrent. Le tank resta immobile, puis progressa lentement vers nous. Je voyais sur les flancs un emblème. Étrange ... Ce n'était pas l'ignoble croix gammée, mais une étoile blanche. L'insigne de l'armée américaine! Mon crâne fut sur le point d'éclater. Poussant un hurlement démentiel, je crevai à pieds joints le plancher de paille du grenier. Je sautai à terre et courus vers le blindé. Mais les Allemands avaient rouvert le feu et j'étais juste dans la ligne de tir. Inconscient, je courais toujours. Le tank répliqua deux fois et la fusillade s'arrêta. J'arrivai au blindé. Un grand Noir surgit de la tourelle et m'apostropha dans une langue inintelligible. Je tombai aux pieds du soldat, serrant mes bras autour de ses jambes. Les trois mots d'anglais que ma mère me répétait si souvent quand elle songeait à notre délivrance me revinrent à l'esprit et je lui criai à pleins poumons : « God bless America. » Le Noir américain me fit grimper dans la tourelle. J'étais libre.
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Les GI's m'interpellent « Hi Kid ». Je réponds « Heil Roosevelt ». Je suis adopté par l'armée. Je suis nourri, et habillé. Je suis vivant. Mais je ne suis pas content. Je voudrais que ces tanks à l'étoile blanche du général Patton - pourquoi restent-ils là ? - foncent jusqu'à Berlin, Auschwitz, Maidanek, Treblinka. Peut-être un des miens, je n'ose pas penser qui, est encore vivant. Mes nouveaux amis américains comprennent mon impatience. Quelques-uns parlent le yiddish appris de leurs grands-parents. Un colonel de Chicago m'apprend que sa famille est originaire d'un village proche de Bialystok. Il a pris part à la libération d'un camp et quand il évoque cet épisode, il devient pâle. Lui et ses hommes m'écoutent, silencieux, pendant des heures, incapables de retenir leurs larmes. Le colonel est obligé de leur répéter que tous les prisonniers de guerre nazis, même les SS, doivent être traités selon les principes de la convention de Genève, sous peine de cour martiale. La radio annonce, un matin, que l'Allemagne vient de capituler. Le Ille Reich a cessé d'exister. Le régiment explose de joie. Ben, Nico et moi, nous restons ensemble à l'écart de cette liesse. Qui célèbre l'événement à Rotterdam ? Qui le célèbre à Bialystok? Non, pour nous ce n'est assurément pas un «Happy End». Nous sommes 97
au bord de quelque chose d'inconnu, de troublant, de douloureux. Je me sens perdu. Rentrer chez moi? Mon esprit frémit à la pensée de revoir, ne serait-ce qu'une fois, cet univers anéanti, où vécurent ces morts dont le cauchemar hante mes nuits. Que suis-je devenu ? Que faire de ma liberté, de ma vie? L'Europe est en paix et je peux aller où je veux. Mais où se trouve l'endroit que je pourrai appeler « mon foyer» ? Seul Ben ne pouvait admettre que sa famille ait disparu. Il voulait aller à Bialystok, dans l'espoir insensé de retrouver sa mère et ses sœurs vivantes. J'essayai de le dissuader. Non seulèment la possibilité de retrouver des survivants semblait nulle, mais notre ville natale était maintenant aux mains des Russes. Ben et moi demeurions toujours citoyens soviétiques; un statut qui nous avait été imposé par Staline lors de son partage de la Pologne avec Hitler, en 1939. Ben risquait de ne plus pouvoir ressortir. Or, nous avions déjà goûté au paradis communiste... Nous voulions vivre. Cependant, Ben s'entêta et partit. Sur les routes encombrées par des hordes de réfugiés, il trouva plusieurs personnes fuyant la région de Bialystok. Elles lui décrivirent la ville rasée,· la population juive exterminée, l'Armée rouge au pouvoir. Il fit demitour et revint. L'Allemagne vaincue baignait dans un climat de chaos et de violence. De nombreux prisonniers libérés assouvissaient leur soif de revanche contre les nazis, devenus peureux et soumis. D'autres déportés s'étaient organisés pour traquer les SS. Il était facile de les repérer, même. habillés en civil, car ils portaient tous un signe tatoué sous l'aisselle. La tentation était forte, mais je ne pouvais pas devenir un tueur. Non, pas le fils de David et Helaina Pisar. Je n'ai jamais éprouvé de plaisir à m'acharner sur ces créatures méprisables. Ben non plus. En ce qui concerne Nico, je serai plus réservé. Un des chasseurs impitoyables qui opéraient dans 98
notre région s'appelait Moshé. Interné à Auschwitz, il avait perdu sa femme et ses cinq enfants, ainsi que le reste de sa famine dans la liquidation du ghetto de Varsovie. Fou de douleur, chaque matin, au petit déjeuner, il partait à la recherche de SS à tuer. Notre trio n'était guère belliqueux ni animé d'ùn profond esprit de vengeance. Nous ressemblions plutôt à trois paumés, presque embarrassés par cette liberté retrouvée. Notre premier acte d'hommes libres fut de voler trois grosses motos dans un ancien dépôt de l'armée allemande. Sur ces puissantes machines, nous passions nos journées à sillonner les routes de Bavière aux environs de Penzing, le petit village où nous étions installés, et nos nuits avec de jeunes Allemandes. C'était devenu la préoccupation essentielle de Nieo, et il n'avait pas été nécessaire d'insister beaucoup pour que Ben et moi l'imitions. Souvent nous arrivions, en moto, dans une ferme, et nous demandions poliment au fermier du lard, du beurre, du fromage et des œufs. Je portais un énorme Mausér sur ma hanche, dont en vérité je ne savais que faire. L'Allemand obéissait sans un murmure. Après avoir chargé ces provisions, je lui glissais dans la main un papier soigneusement plié. Quand il l'ouvrait, il pouvait lire : «Le Dieu miséricordieux vous paiera - Samuel Pisar. » Nous joignant à un groupe de prisonniers russes libérés, qui pillaient la région, nous fîmes irruption dans une belle résidence et nous nous servîmes largement : chaussures, chemises, pantalons; tout ce qui nous tombait sous la main. Je m'emparai d'un magnifique appareil photo Leiea, que je pris en bandoulière. Notre razzia fut interrompue par une jeune femme, effrayée mais d'une beauté extraordinaire, qui descendit l'escalier. Elle implora Nico de laisser des objets ayant une valeur sentimentale pour sa famille. Il la regarda d'un œil approbateur, et nous dit d'arrêter - ce qui sauva certainement cette Allemande d'un viol collectif des Russes qui sortirent en maugréant les bras chargés
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de butin~ L'un d'eux, arrivé près de la porte, lança, amer: «Alors, Nico ? Tu veux garder toutes les fraulein pour toi? » Le plus difficile avait été de débuter; Après, nous avions pris l'habitude de circuler à travers la région pour nous approvisionner royalement en denrées les plus variées. Mais assez vite, nous nous sommes lassés de ces raids. Oui, nous étions du côté des vainqueurs. Mais après l'exubérance initiale que cela nous avait apportée, nous commencions à ressentir un peu le vide de la victoire. _ Pourtant, la liberté nous grisait. Ben et moi, après deux ans d'occupation soviétique, et quatre d'esclavage nazi, et Nico, dont la captivité avait été encore plus longue, trouvâmes alors trop étroites les limites du villag~.
Nous transférâmes nos activités dans la ville la plus proche, Landsberg, à cinquante kilomètres -de Munich. En graissant la patte d'un concierge, nous avions pu nous installer dans un vaste appartement dont les fenêtres donnaient sur la place principale. Il avait appartenu à une famille tuée durant la guerre. Il nous fallut du temps pour nous habituer à dormir dans des draps blancs qu'on changeait chaque semaine, à utiliser la salle de bains à volonté, à profiter de l'eau courante. Nico entreprit de se parfumer àl'after-shave, et de mettre de la brillantine sur ses cheveux qui commençaient à repousser. «Combien de fois vous ai-je dit, espèces de ploucs, lançait-il à Ben et à moi, de vous servir -de vos foutues brosses à dents, et pas de la mienne ? » L'occupation de l'Allemagne offrait à n'importe qui des possibilités fructueuses et attrayantes. Notre savoirfaire, acquis dans les camps, -stimulé par nos énergies neuves et ambitieuses, cherchait un terrain d'application. Nous l'avons vite trouvé. Les Allemands vivaient, pour la plupart, dans une pauvreté abjecte face à des Américains débonnaires, plongés dans une abondance solitaire,
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accompagnée d'un gaspillage monstre. Je me rappelle encore ma stupéfaction, la première fois que je pris mon petit déjeuner au mess de l'armée. Des rangées de plats métalliques, de soixante centimètres sur quatre-vingt-dix, pleins d'œufs brouillés, dont la moitié serait jetée, avec des miches de pain intactes et fraîches du jour. Je n'en croyais pas mes yeux. Nous pourrions jouer les intermédiaires entre ces deux mondes. Contre une cartouche de cigarettes «Lucky Strike », nous pouvions mettre en relation l;ln G.1. esseulé et une « Frau » allemande accueillante. Mais notre vrai pouvoir de négociation reposait sur le café, denrée suprême et inaccessible. Ben trouva une place comme aide-cuisinier dans un régiment américain. Ainsi, chaque matin, en préparant le petit déjeuner, il versait dans la cuve quelques centaines de rations supplémentaires de café. J'arrivais après avec ma moto et j'entassais tout le résidu dans mon side-car argenté. Je le ramenais à notre appartement pour le sécher dans le four de la vieille cheminée. Ensuite, nous l'écoulions par sachets, sur le marché, sous l'appellation «véritable bohnen café brésilien », en échange de tout objet de valèur. La population allemande, soumise, depuis bien avant la guerre; au régime de l'ersatz, était prête à tous les sacrifices pour savourer enfin l'arôme et le goût d'un « vrai» café. Puis, nous avons diversifié ce système. Un certain Herr Pflanz, commerçant de son état, désespéré du peu de valeur du mark, accepta de nous céder une partie de son stock de chaussures. La transaction fut conclue sur la base de deux livres de café contre une paire de chaussures, que nous échangions ensuite contre d'autres articles. Au fil des mois, nous avions acquis dans la ville de Landsberg une réelle notoriété. Nico, totalement épanoui, collectionnait les femmes et les costumes de la meilleure coupe. Vêtu d'un pardessus bleu et d'une écharpe blanche négligemment nouée autour du cou, il promenait, à travers la ville, une silhouette nonchalante. Il savait jouer de l'harmonica et avait une belle voix. 101
Très vite, il se mit à chanter toutes les chansons des GI's et, bien que je n'en comprisse pas les paroles, je fredonnais les mélodies de « Sentimental Joumey» et beaucoup d'autres. Nico se lia avec une très belle jeune femme mariée de la grande bourgeoisie, qui s'appelait Mimi. Elle était prête à tout abandonner pour lui, mais il recula devant cette responsabilité, et préféra vivre avec elle par intermittence; elle eut un fils et lui donna le prénom de son père, Maurice. La mère de Mim~ nous traitait, Ben et moi, comme des membres de la famille. Je retrouvai ainsi un soupçon de chaleur humaine. J'aimais la menacer, en ne plaisantant qu'à demi: si son fils, qui avait été membre des Jeunesses Hitlériennes avant de partir sur le front de l'Est, revenait un jour, il se ferait étriper. Il ne revint pas. Un jour, la vieille me montra sa photo et me dit: « Ce n'était qu'un gosse. Je ne voulais pas qu'il s'engage dans la SS. » Je regardai le cliché. C'était un garçon à peu près de mon âge. Il avait l'air sympathique. Il portait une culotte courte. A Landsberg, je découvris que les Allemands pouvaient être humains, comme tout le monde, constatation qui me bouleversa littéralement : depuis l'âge de douze ans, je les avais pris pour des monstres, sans exception, et croyais que seul un Allemand mort était un bon Allemand. La première fois que je serrai une Allemande dans mes bras, je ne sais pas trop ce que je ressentis; une véritable attirance pour elle, un rien de revanche raciale, ou simplemenfles premiers émois de la virilité. Je ne le sais toujours pas. Ce dont je suis sûr c'est que je fus ravi de la trouver, elle, si vivante. Tout en suivant l'exemple de Nico dans la plupart des domain-es, mon vrai grand amour, c'était ma moto. J'essayais aussi parfois des voitures. Lors de mon premier essai de conduite automobile, je démolis complètement une Mercedes décapotable couleur crème que Nico avait prise tranquillement dans le garage d'un ancien nazi. Vêtu d'un manteau de cuir, style Gestapo, chaussé de grandes bottes - et insensible à l'ironie de ma tenue 102
je ne me séparais pas de ma BMW 500 cc. J'accomplissais les acrobaties les plus absurdes - qui me donnent aujourd'hui un frisson rétrospectif - et gagnais les paris les plus dangereux. Des années dans les camps de la mort m'avaient convaincu que j'étais maintenant immortel; le flirt avec la mort - compagne intime - était devenu une habitude. Par un beau jour d'été, nous poussâmes jusqu'au lac Ammersee, près de Munich. Nico se déshabilla, et je le vis exécuter un magnifique plongeon, en bon marin qu'il était. Je sautai maladroitement à sa suite sans prendre le temps de penser que je ne savais pas nager. Avalant de l'eau et incapable de crier, j'eus la certitude que ma dernière heure était venue. Mes battements désespérés semblaient des pitreries d'adolescent aux yeux des gens qui nous voyaient. Nico finit par comprendre le tragique de ma situation et me tira de l'eau. Oui, nous étions totalement déchaînés, prêts à tenter n'importe quoi du moment que c'était amusant, nouveau, provocant. Nous aurions dû périr au moins une douzaine de fois, tellement nos vies étaient incohérentes, excessives. Mais c'était la liberté. Et nous la vivions jusqu'au bout.
La chute arriva de façon brutale: elle résulta d'une rencontre avec un Allemand qui possédait une cave bien garnie. Contre une livre de café, de deuxième main, nous obtenions une bouteille de schnapps de première catégorie. Contre cinq bouteilles de ce cognac et, en bonus, une blonde docile, les chauffeurs américains qui conduisaient d'énormes camions-citernes acceptaient de siphonner une pàrtie de leur chargement d'essence. Cette nouvelle activité prospérait de façon si spectaculaire que nous étions en train de rendre quasiment non opérationnelle toute la division américaine stationnée dans la région.
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Le commandement, atteint dans ses biens et sa discipline, ne pouvait naturellement pas rester sans réagir. De plus, au fil des mois, les autorités alliées comme la population allemande aspiraient à un certain retour à l'ordre. Un matin, Nico partit faire sa tournée et se retrouva en prison. Il fut arrêté chez la fille d'un ancien général de la Wehrmacht par deux policiers américains casqués de blanc, qui l'emmenèrent dans une Jeep de la « Military Police ». J'étais scandalisé. Une victime de la persécution nazie était de nouveau privée de liberté. Comble de la provocation, ce bon, ce cher Nico, était incarcéré dans la même prison allemande qui, vingt ans plus tôt, avait abrité un agitateur nommé Adolf Hitler, qui mit à profit cette détention pour y écrire Mein Kampf. C'était, pour moi, monstrueux. Qu'avions-nous fait, sinon répondre avec efficacité à la loi de l'offre et de la demande? La vie totalement pervertie du camp et l'incohérence de l'après-guerre avaient peut-être légèrement faussé notre évaluation du bien et du mal. Et après? Je n'hésitai pas un instant à soudoyer l'un des gardiens allemands. L'homme me fit pénétrer dans l'enceinte de la prison. Nous avions longé des couloirs métalliques jusqu'au moment où il s'arrêta devant la porte d'une cellule. Après un rapide coup d'œil à l'intérieur, à travers le judas, il se mit à chercher dans le lourd trousseau de clés qu'il tenait à la main. La serrure avait grincé, la porte s'était entrebâillée et j'aperçus Nico assis, hirsute, complètement nu à l'exception d'un slip. Il me regarda stupéfait: « C'est pas vrai! Qu'est-ce que tu fais là? - Je viens te libérer. - Tu es fou, je crois què tu as réellement perdu la tête. - Non, j'ai pensé à tout. J'ai un des surveillants de la prison ,dans ma poche. Nous avons un plan d'évasion. - Ecoute - Nico se fit tranchant -, arrête de te croire encore dans le camp. Ces Américains ne sont pas les nazis. De plus, ils ne tireront rien de moi, et je serai libre dans quelques jours. » Espoir non fondé. Non seule-
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ment il ne fut pas relâché, mais Ben et moi fûmes, à notre tour, arrêtés. Ben fut placé dans la même prison que Nico. Moi, âgé de seize ans, je fus enfermé dans une centrale réselVée aux jeunes délinquants allemands. En quelques jours, je réussis, sans difficulté, à· semer un tel climat de rébellion paimi les détenus qu'on me plaça en détention solitaire. Mesure insuffisante. De mon cachot, je multipliais les insultes contre les autorités et les appels à la révolte. Alerté, le directeur vint me voir. « Il va falloir que tu te calmes, sinon ... - Comment, un cours de morale, maintenant? Espèce de nazi, de SS ! Vous deviez être dans les camps et, maintenant, vous poursuivez votre s~le boulot ici. » L'homme, petit fonctionnaire de l'administration pénitentiaire, resta décontenancé par la violer. e de ma réaction. Il téléphona aux autorités militaires américaines et obtint mon transfert à la forteresse dè Landsberg, celle d'Hitler. J'y retrouvai mes deux amis installés dans une vaste cellule qui abritait également un joli échantillonnage de criminels endurcis. « Salut. - Bon sang, pas croyable, comment as-tu fait? - J'ai réussi à les persuader que... » Une odeur de roussi envahit soudain la cellule. Je sentis des brûlures sur mon dos. On venait de mettre le feu à mes vêtements. BaptêItle réselVé aux nouveaux arrivants. Je me roule à terre pour éteindre les flammes. Les autres prisonniers, hilares, se tiennent les côtes. Nous échangeons tous les trois un rapide coup d'œil, et nous fonçons sur eux. En l'espace de quelques secondes, le spectacle dans la cellule est celui d'un véritable combat de rue. n faut dire que Nico était un professionnel, frappant avec une précision diabolique, pendant que Ben les ceinturait et que je leur immobilisais les bras. Après quelques affrontements aussi violents, suffisants 105
pour démontrer notre sang-froid et notre savoir-faire, les autres détenus finirent par nous laisser en paix. Au bout d'une semaine, nous n'avions toujours aucune précision sur notre sort. Je négociai, alors, avec un gardien, contre une pièce d'or cachée dans ma chaussure, la possibilité d'utiliser le téléphone installé près de son' poste. Je demandai à l'opérateur de m'obtenir le siège de l'UNRRA à Munich. Les représentants de cette agence des Nations unies avaient été vus à travers toute l'Allemagne, aidant les anciens déportés et autres personnes déplacées, leur fournissant nourriture et refuge et s'efforçant de les rapatrier dans leur pays d'origine. Nous n'avions, tous les trois, aucune intention d'être placés dans un centre de réfugiés. Mais nous estimions que le temps était venu de faire valoir judicieusement nos droits. Mon interlocuteur, au bout du fil, parlait allemand avec un fort accent américain. « Goldberg à l'appareil », dit-il. Je poussai un soupir de soulagement. «Shalom! Écoutez, je viens d'avoir seize ans. Je sors des camps nazis. A peine libéré, on m'enferme de nou, veau, sans raison, et vous savez où ? » Je marquai un court silence: «Dans la même prison qu'Hitler, autrefois à Landsberg. Et savez-vous qui j'ai pour voisin de cellule? Krupp! Ce criminel de guerre, qui nous a employés comme main-d'œuvre esclave à la fabrication de l'armement nazi. C'est une honte. Vous devez tout faire pour me sortir d'ici; et mes amis aussi. » Je sentais à quel point le jeune Américain était stupéfait. « Quel est votre nom? » demanda-t-il. Je le lui donnai. Je lui parlai aussi de Ben, de Nico et d'Auschwitz. J'ai tout lâché. Goldberg, je n'allais pas tarder à le voir, était un jeune homme sensible, arrivé depuis peu en Allemagne. Comme tant d'autres Juifs américains, il avait un
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complexe de culpabilité vis-à-vis d'un Juif européen, survivant de l'holocauste. Deux jours plus tard, nous étions·· sortis de prison et confiés à un officier de l'UNRRA, venu en jeep avec des documents officiels délivrés par les autorités américaines d'occupation. Tout était l'œuvre de l'admirable Goldberg. Nous fûmes conduits à Munich et placés dans un centre de réfugiés situé dans la banlieue de la ville. Les officiels, préoccupés par notre avenir, tentèrent de nous persuader d'aller en Palestine. Nous avions entendu parler d'un certain David Ben Gourion venu de Tel-Aviv pour parler aux survivants de l'holocauste du sionisme et du foyer qui les attendait en terre d'Israël. Mais Nico sentit que la vie en collectivité ne nous conviendrait sûrement pas. De plus, nous avions appris que des bateaux pleins de réfugiés juifs, à destination de Haïfa, s'étaient trouvés immobilisés en pleine mer parce que l'administration britannique en Palestine avait refusé de les laisser débarquer. Un couple juif très fortuné venu d'Afrique du Sud se rendit dans notre camp. Dès qu'ils m'aperçurent, ce fut le coup de foudre. Ils souhaitaient ardemment adopter un enfant. Ils me promirent que j'aurais tout ce que je pouvais désirer dans leur maison de Johannesburg. Je les envoyai promener. Je n'avais besoin que de Nico et de Ben - ma seule famille. Nous passions le plus clair de notre temps en dehors du camp, dans les cinémas ou les cafés. C'était une exis-· tence agréable mais nous avions la,nostalgie de notre ancienne vie. Un jour, paisiblement, nous prîmes le train pour Landsberg, avec la ferme intention de reprendre nos activités là où nous les avions laissées. Quand notre trio voulait entrer dans un restaurant ou au cinéma devant lequel des Allemands faisaient la queue, Ben ou moi lancions : «Achtung, le Herr Directeur arrive! » Les gens s'écartaient, et Nico passait, avec Ben et moi dans son sillage. La vie était belle de nouveau. Cependant le climat avait changé. Le regard de boy-
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scout de Goldberg, le dévouement des officiers de l'UNRRA avaient produit leur effet. Une mauvaise conscience s'était insinuée au fond de nos âmes. Le remords peut prendre divers aspects. Chez nous, il se traduisait par une exaspération les uns envers les autres. «Regardez-vous. (Nico nous interpellait.) Vous ne pouvez pas continuer à traîner ainsi. Secouez-vous un peu. «Essayez d'acquérir une petite éducation. Vous êtes vraiment deux voyous. » Je sentais qu'il y avait chez moi des lacunes béantes. Ben dit: « Je cherche... euh ... j'aimerais apprendre quelque chose.» Quand il prononça ces mots, je sus que c'était aussi ce que je voulais. ' Nico avait, froidement, cerné ce manque. Alors, humblement, nous nous étions mis en quête d'un professeur. Nous avions trouvé un ancien officier de la Wehrmacht. « Que voulez-vous apprendre? » J'avais échangé avec Ben un regard embarrassé. « Oh, bien, le plus possible; par exemple un peu de latin, un peu d'arithmétique, un peu de géographie. » Nous avions, ne sachant rien sur rien, une petite soif de culture~ Et l'homme était avide de café. L'accord fut conclu. En échange de quelques sachets dont nous avions eu la prudence de constituer des stocks, le professeur commença. Mais cet effort intellectuel était trop dur, et il arrivait trop tôt. Le .poker nous était beaucoup plus naturel. Nous avons congédié notre professeur. Et nous passions nos nuits à jouer aux cartes dans un local clandestin aveé des représentants endurcis de la pègre. Une nuit, je perdis mon argent, puis la collection de bagl!es que j'avais amassée. « Il te reste encore ta moto, me dit l'un des joueurs. Mets-la en jeu. - Ça, jamais! » J'ai quitté la table. Furieux contre ... mon père. Si seu108
lement lui, si doué, avait consenti à m'apprendre le maniement astucieux des cartes! Ce n'est que beaucoup plus tard que j'ai compris combien il avait eu raison. S'il avait cédé, j'aurais rapidement fini avec un couteau dans le ventre.
Landsberg avait constitué pour nous une formidable chambre de décompression, un no man's land étonnant entre l'enfer passé et le retour à la normale qui s'amorçait de façon inéluctable. Mais si nous voulions rester dans cette ville, il fallait que nous acceptions de nous plier à un certain conformisme de manières. Petit à petit, nous étions devenus plus mesurés. Nous avions pris à notre service une cuisinière et nous songions à ouvrir un magasin. Un jour, alors que nous déjeunions, la cuisinière entra dans la salle à manger. « Il y a quelqu'un en uniforme, me dit-elle, qui voudrait vous voir. » Nous avons immédiatement interrompu notre repas. Ceux qui opèrent à la lisière de la légalité ne sont jamais enchantés de r!cevoir la visite imprévue d'un uniforme. « Dites-lui que je ne suis pas là. » Et nous avons sauté, tous les trois, par la fenêtre de la cuisine. Quelques heures plus tard, alors que nous rentrions, persuadés d'être en sécurité, la cuisinière réapparut. «L'homme en uniforme est revenu. Il insiste pour vous voir. Il dit qu'il est un parent. » L'idée que je pouvais encore avoir une famille ne m'avait plus, depuis longtemps, traversé l'esprit. « Comment est-il? - Il parle l'allemand avec un fort accent français; ah, . j'oubliais... il a ajouté qu'il est journaliste, et marié à votre tante. » Ce qui m'apparaissait impensable devint soudain plausible. Des souvenirs longtemps enfouis me revenaient. C'est vrai, ma mère avait une sœur étudiante à Paris. Était-il possible que du bouquet de fleurs blanches, 109
brûlé dans notre cheminée à Bialystok, et qui symbolisait les funérailles définitives de notre famille, puisse encore éclore une étincelle de vie, en dehors de ma seule mémoire? L'homme s'appelait Léo Sauvage. Vêtu d'un uniforme de l'armée française, le nez chaussé de grosses lunettes, il me parut avoir une trentaine d'années. Mais, par son ton hésitant, son allure d'intellectuel, il me semblait très fragile et sensible, aux antipodes de mon milieu. Il était décontenancé. Préparé·à rencontrer un enfant martyr, squelettique, il avait en face de lui un personnage bien nourri, en forme, tout à fait à son aise. « Mon Dieu, dit-il, comme tu ressembles à ta tante. » Nous parlions en allemand, notre seule langue commune. Lentement, mais avec précision, il me raconta. Dès la fin de la guerre, sa femme, ma tante Barbara, était entrée à nouveau en relation avec mes oncles Nachman et Lazare en Australie et avec notre famille aux États-Unis. Ayant appris le génocide monstrueux, ils avaient tenté de retrouver une trace, fin indice, qui leur permettrait de savoir si oui ou non quelqu'un avait survécu. Sans résultat. Puis, dans une liste de rescapés des camps que l'armée américaine avait fait circuler, ils avaient vu un Samuel Pisar. Samuel était le fils de David. Il devait avoir dix· ans quand l'est de la Pologne avait été avalé par l'Union soviétique puis par le Reich. Était-il concevable que ce petit « Mula » pût avoir survécu, tandis que tant d'adultes avaient péri? «Ta tante a envoyé un télégramme à Bruxelles, à l'adresse indiquée sur la liste. Elle a reçu une réponse immédiate: «"Chère tante, viens, je suis malade; j'ai besoin de toi !" » Je souris. - Vous savez, ce n'est guère mon style. - Attends la suite. Elle arrive à Bruxelles, trouve l'adresse, grimpe les étages et frappe à la porte. Un vieil-
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lard lui ouvre. Il est chauve, et visiblement très malade. Elle lui demande : "Êtes-vous Samuel Pisar ? - Non, réplique le vieil homme, mon nom est Stachelberg. -'- Mais vous avez répondu à mon télégramme." Vhomme se tasse un peu, paraît au bord des larmes. "Je suis seul et malade. J'étais dans un camp de concentration. Quand j'ai vu votre télégramme, j'ai pensé que je pourrais emprunter ce nom, Pisar, et que vous m'aideriez un peu." Ta tante, hébétée, se raccrochant à un dernier espoir, lui a demandé : "Mais vous savez où habite M. Pisar ? - Je n'ai jamais entendu ce nom." C'était un rude coup pour nous tous. » Léo Sauvage, correspondant de guerre, disposait d'une grande liberté de mouvement, pour circuler dans les zones alliées, et partout où il allait il demandait à prendre connaissance des dossiers sur les personnes déplacées. A Munich, il avait retrouvé le nom de Samuel Pisar. La personne avait été placée dans un centre de réfugiés - mais avait disparu. La seule adresse qui existait était la prison de Landsberg où il avait été détenu. Sauvage s'était précipité dans cette ville. Pas de Pisar à la prison. A tout hasard, il était entré dans un café sur la place. «Avez-vous entendu parler de quelqu'un du nom de Samuel Pisar ? - Herr Pisar, bien sûr. Il habite la maison juste à côté. » Léo me contemplait maintenant avec une perplexité mêlée d'inquiétude. Je lui apparaissais comme un animal étrange. « Ta tante m'a donné pour mission, si je te retrouve, de te ramener avec moi. - Mais je suis bien ici - j'ai mes amis, j'ai ma... heu ... mon occup~tion. » Sauvage hocha la tête, semblant m'approuver. Il devait
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penser: « D'abord gagner la confiance du garçon, après nous verrons. » « Tiens, à propos, j'ai un petit cadeau de ta tante. » Il avait extrait de sa poche une montre métallique. Le geste était délicat, et dans cette période de pénurie, un tel objet acheté à Paris avait dû coûter une jolie somme. Je la pris avec désinvolture. « Ah ! c'est gentil. » Il avait remarqué l'imposante montre en or massif à mon poignet, et il semblait cacher son embarras derrière la fumée âcre de ses cigarettes françaises, dont il tirait des bouffées rapides. Il en était à son dernier paquet. « Hum... mon oncle, viens avec moi. » Je passai dans une pièce voisine. Après avoir écarté quelques objets, je fis sauter le couvercle d'une large caisse en bois. Elle contenait cent cartouches de Lucky Strike. J'en offris une à Sauvage et je lui dis, pour fanfaronner :. « Je fume seulement des américaines! » Il accepta en silence la cartouche que je lui tendais, en pinçant les lèvres.
Tante Barbara arriva une semaine plus tard. Avec une énergie peu commune, elle avait triomphé des multiples obstacles administratifs qui rendaient difficile le voyage des civils français en Allemagne occupée. Le rapport que lui avait fait son mari avait provoqué chez elle la panique ... Vingt~neuf ans, jolie, spirituelle et cultivée, elle était· prête à un long siège. Elle annonça qu'elle vivrait dans notre appartement. Nico, galamment, lui abandonna la chambre à coucher qu'il utilisait pour ses conquêtes. Je le mis en garde. «Écoute, Nico, un faux pas envers nia tante et je te casse la figure. » J'étais charmé par son humour, son raffinement si français. Je crois qu'elle était amusée par nos existences de vauriens. Mais elle en mesurait, aussi, les limites et
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les dangers et sentit que la vague ressemblance de son neveu avec un Oliver Twist moderne masquait un spécimen d'humanité beaucoup plus dangereux. J'éludais, quand elle me parlait de la nécessité, pour moi, de changer d'existence, de partir avec elle, même quand ses exhortations se faisaient attendrissantes. Mais je me demandais combien de temps j'arriverais à résister. Finalement, elle joua son va-tout en s'appuyant sur le seul argument qui pouvait m'ébranler: «Au nom de ta mère, tu dois venir. » Des lambeaux de souvenirs m'assaillirent. Je revoyais le sourire de ma mère, ses gestes. Barbara m'avait pris au piège d'une réalité que j'avais cru enfouie, écartée à jamais. «D'accord, j'irai à Paris... si Ben et Nico viennent avec moi.» Après une longue négociation, nous étions parvenus à un compromis. Je partirais dès que Léo et Barbara auraient réglé toutes les formalités de séjour en France. Après, c'est promis, ils feraient la même chose pour Ben. Nico, dont le passé et la situation posaient des problèmes plus délicats, ferait l'objet d'un examen ultérieur. Il était dur pour moi d'annoncer à mes amis qu'une fois encore nous allions être séparés, même pour une courte période. Et, cette fois, les choses se déroulaient dans des circonstances plus agréables. Eux, de toute façon, pensaient que je ne resterais pas longtemps chez ma tante. Le commandant américain, qui devait examiner mon cas, nous reçut Barbara et moi, sans manifester beaucoup de chaleur. «Je serais ravi, dit-il à ma tante, de vous donner l'autorisation de sortie que vous souhaitez, mais avezvous bien réfléchi à ce que vous faites? » Mes transactions illicites, mon arrestation, puis mon emprisonnement, enfin, ma fuite du centre de l'UNRRA ne laissaient guère d'espoir, à ses yeux, quant à mes possibilités de régénération morale. Avant de signer le papier, il se pencha vers Barbara, presque implorant: « Dites, par hasard, puisque vous paraissez si bien dis113
posée, est-ce que vous ne pourriez pas les prendre tous les trois ? » Ensuite, nous nous étions rendus au consulat de France à Munich avec ma moto. Ma tante dans le sidecar. Le consul était un fonctionnaire zélé. Il énumérait les multiples formalités auxquelles je devais satisfaire, avant de pouvoir franchir la frontière française. « II nous faudrait sa carte d'identité, un bulletin d'état civil, envoyé par la mairie de son lieu de naissance. Nous avons aussi besoin d'un certificat médical et de trois témoignages de moralité. » . Barbara le contempla, d'abord incrédule, puis éclata. « Vous réalisez ce que vous dites? Sa ville a été rasée, les archives ont été détruites, sa famille exterminée. Sa seule carte d'identité est tatouée sur son bras gauche: son matricule d'Auschwitz. » Le consul s'agita, mal à l'aise. «Je comprends, madame, mais je n'y peux rien. Revenez dans trois mois. ~~ Barbara, folle de rage, se leva alors de son fauteuil. «Vous êtes pire que les nazis... » L'homme pâlit. «Regardez-le, dit-elle. (Et dans un geste véhément, elle tendit le doigt dans ma direction.) II est condamné s'il ne quitte pas ce pays. Et c'est vous, monsieur, qui lui donnez le coup de grâce. » Nous avions quitté le consulat, Barbara effondrée, moi ennuyé pour elle. J'aimais bien cette jeune tante qui déployait autant d'efforts pour son petit neveu «si fragile et si vulnérable ». Et Paris, dont j'avais entendu parler si souvent à Bialystok, serait peut-être, après tout, intéressant à découvrir. «Barbara, ne t'inquiète pas. Rentre, je te rejoindrai bientôt. Je te le promets. - Toi? Mais comment feras-tu, seul, contre tous ces fonctionnaires? » Je lui adressai un sourire rassurant, comme à une enfant peinée. « J'ai une idée, tu verras. ~~ 114
Barbara repartit. Rester plus longtemps était maintenant devenu sans objet. « Je vais poursuivre mes démarches auprès des autorités françaises, Mula. Parler aux relations de Léo. Si cela ne donne rien, nous étalerons cette affaire à la une de tous les journaux d'Europe. C'est une honte! » Quelques semaines plus tard, Ben et moi sonnions à la porte de son appartement, boulevard Saint-Michel, juste en face du jardin du Luxembourg. Nous nous étions joints, clandestinement, à un train qui transportait notamment un groupe de militaires polonais. Quand ils continuèrent leur voyage, ils étaient alJégés de deux compatriotes. Léo et Barbara étaient ravis de me voir, mais ils avaient paru quelque peu surpris de la présence de Ben. Pour l'imposer, j'avais des arguments indiscutables. «Écoutez, pour venir vous rejoindre, j'ai tout abandonné. Ma maison, mon confort, mes motos... Et... - ce dernier argument était décisif - Ben n'a plus de famille, il est seul au monde. Nico, je suis d'accord; ça presse moins, mais n'oubliez pas qu'il viendra lui aussi. » Il fallut toutes les relations de Léo pour régulariser ma situation - et celle de Ben - auprès des autorités françaises. Je ne voyais pas la nécessité de toutes ces formalités: « Nous sommes ici. Alors? » discutais-je. Leur obstination portant ses fruits, nous eûmes des cartes d'identité avec le cachet « Apatride ».
Paris semblait plus grand que je n'avais imaginé. Ses jardins, ses palais, ses palaces, ses cathédrales - tout y était majestueux. La rencontre avec cette capitale historique d'un jeune apatride anonyme, qui n'avait connu un univers normal qu'à Bialystok et Landsberg, et - entretemps - de longues rangées de baraquements, allait se muer en l'affaire d'une vie. Toutefois, en cet hiver 1946, la ville était grise et marquée par la pénurie. Le rationne-
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ment était encore important, et ses effets nous étaient pénibles, après le luxe récent dont j'avais pris l'habitude. Barbara et mon oncle habitaient un tout petit appartement avec leur jeune fils, Pierre, et ils ne pouvaient pas nous loger. Ben fut hébergé boulevard Raspail, chez une amie de Barbara, et moi, près du Panthéon, chez un célèbre psychologue, le Pr René Zazzo. Je découvrais un monde nouveau. Jusqu'à maintenant, pour survivre, j'avais dû me durcir, écarter tous sentiments, toute vulnérabilité. Pour la première fois, à travers Léo, Barbara et leurs relations, j'évoluais dans un autre univers. Au début, c'était déroutant. Je devais me plier à des choses aussi simples que manger à heures fixes, dormir dans le même lit, rendre visite à leurs parents le dimanche, et prendre des tickets de bus ou de métro pour mes déplacements. Les ravissantes jeunes femmes qui étaient les amies de ma tante rendirent cette routine plus acceptable. Au bout de trois semaines, je disparus pour m'installer chez l'une d'elles. A ses yeux, je devais ressembler à un fauve qui, lentement, s'apprivoisait Pour la première fols, mes gestes, mes actes n'étaient plus ~ccomplis dans un contexte dramatique. Je commençais à éprouver, pour les gens, des sentiments. Je pensais que j'allais surprendre cette jeune femme par mon expérience, mais, en réalité, j'ai appris d'elle infiniment plus. Mes oncles d'Australie, Lazare et Nachman, se réjouissaient de mon spectaculaire retour à la vie et insistaient pour que je les rejoigne là-bas. Je n'étais pas opposé à l'idée d'émigrer sur ce nouveau continent, d'autant qu'ils avaient promis de faire tout ce qui était en leur pouvoir pour accueillir aussi Ben et Nico. L'affection de ma famille retrouvée était une expérience nouvelle et agréable, mais j'avais, quand même, dû vendre les quelques biens que j'avais encore, conservant seulement ma montre en or. Je n'aimais pas manquer d'argent. 116
Barbara et Léo admettaient, sans peine, que l'Australie nous offrait beaucoup plus de possibilités que la France de l'après-guerre. Mais, en attendant mon départ, ce que j'avais de mieux à faire, disaient-ils, était de trouver une occupation. En plus de mes cours d'anglais à l'école Berlitz, je travaillais chez un photographe spécialisé dans les photos de starlettes. Je développais ces clichés. J'imagine qu'à l'époque, les ambitions de Léo et de Barbara devaient être précises : « Mon Dieu, s'il pouvait rester dans cette chambre noire, à travailler honnêtement à avoir un métier. Quel miracle ce serait. » Certains réflexes normaux revenaient, mais personne n'imaginait, à l'évidence, qu'une véritable rédemption fût possible pour moi. J'avais été trop loin dans l'enfer. Un matin, je reçus mon billet pour l'Australie avec l'argent du voyage. Je devais gagner le port anglais de Southampton pour embarquer à bord d'un hydravion qui me conduirait à Melbourne, en plusieurs étapes. Tout se déroula comme dans un film : la campagne française filait derrière la vitre de mon compartiment, la Manche écumante; puis un train, très différent de ceux que j'avais connus, et qui finit par s'engouffrer dans une grande gare londonienne. A ma demande «Hotel, please! », un chauffeur de taxi me conduisit, par des rues cruellement sinistrées, à un palace dont le luxe dépassait, de loin, tout ce que j'avais vu jusque-là. C'était le Mayfair de Berkeley Square. Je compris, quelques jours plus taid, quand on me présenta une note sur un plateau d'argent, que le chauffeur du taxi m'avait jugé sur la coupe de mon costume de Landsberg et ma grosse montre en or massif. Je remédiai promptement à cette erreur en mettant au clou la plupart de mes biens, et en déménageant dans un hôtel délabré de Russell Square, qui demandait cinq shillings, six pence, par jour, petit déjeuner compris. Le vert sombre de la campagne anglaise s'étala à ma vue durant mon trajet, en autocar jusqu'à Southampton, où un grand hydravion allait m'empor.ter vers une autre 117
planète. Je bouclai ma ceinture, prêt à quitter l'Europe, certainement pour toujours, et sans regret. Cette terre, ravagée par ses démences, ses lâchetés, son goût suicidaire, avait finalement disparu de ma vie et de mes horizons. Un gouffre essentiel s'était creusé entre mon passé et moi. Dans la poche de mon veston, j'avais une lettre de Nico. Je la relus pendant le voyage. Il me donnait les dernières nouvelles de Landsberg avec son ironie coutumière. J'éprouvai un sentiment de culpabilité à constater que les détails de ce qui, jusqu'à ces derniers temps, avait constitué tout mon univers paraissaient maintenant lointains, insipides - comme un pan de mon passé que j'étais heureux de laisser derrière moi.
Deuxième partie
LA RÉDEMPTION
La souffrance imméritée est rédemptrice. Martin
LUlHER KING.
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Marseille, Naples, Port-Saïd, Calcutta, Bangkok; l'hydravion progressait par étapes et s'arrêtait, tous les soirs, pour une escale. La distance, chaque jour plus grande, qui m'éloignait de l'Europe, accentuait mon sentiment de vivre une émigration irréversible. L'ancien vœu, si cher, de ma mère s'exauçait. Le soleil se couchait au moment où nous amerrissions dans la baie de Singapour. Je contemplais, à travers le hublot, le paysage asiatique. L'avenir... Je débarquai, ma valise à la main, et je me dirigeai vers le car qui devait conduire, comme chaque soir, les passagers à l'hôtel pour la nuit. Dans trois jours, je serais en Australie. En levant les yeux, je vis une silhouette imposante, massive, qui me contemplait de la terrasse. De costume et d'allure, le parfait gentleman britannique. Je m'arrêtai pour mieux distinguer l'homme. Oui, pas d'erreur possible. Ce visage qui me fixait avec émotion ... Un instant, je fermai les yeux. Je revoyais des photos, des épisodes de mon enfance. L'homme aux cheveux blonds ébouriffés par le vent, qui se dirigeait maintenant vers moi d'un pas hésitant, le visage ému, en me fixant de ses yeux bleu-vert, était Nachman, le frère de ma mère. Il avait quitté Bialystok lorsque j'avais huit ans. Personnage de légende dans notre famille, il avait insisté pour que nous partions en Au~tralie avant qu'il
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soit trop tard. Il était obsédé par cette fatalité; cette horreur du destin, qu'il pressentait, comme ma mère, et qui devait aboutir à la destruction de tous les nôtres. « Tu es là ! » Il secouait la tête comme s'il n'arrivait pas à le croire. Cet homme qui dégageait une impression de force tranquille était secoué de sanglots en m'embrassant. Nous sommes restés immobiles, face à face, un long moment. Puis Nachman parut revenir à la réalité. Il m'adressa un sourire rassurant, me passa un bras autour du cou en prenant, d'un geste ferme, ma valise posée à ses pieds. « Viens, dit-il. Je suis venu t'accueillir à Singapour, pour pouvoir parler avec toi. » Il s'interrompit un instant. « Au moins une fois. » « Pas cher, M'sieu! Pas cher! J'vous emmène partout!)) Le squelette ambulant, attelé pieds nus à son rickshaw, tirait mon oncle par la manche. Esclave, bête de somme? Je croyais que ce genre d'homme ne vivait plus que dans mon passé. Nachman prit un taxi et donna l'adresse du Raffles Hotel, un des hauts lieux de l'Empire britannique en Extrême-Orient. « Après notre conversation, ajouta-t-il, nous oublierons tout, absolument tout. Une fois en Australie, il faut que ce soit une vie nouvelle, entièrement nouvelle, qui commence pour toi. » Arrivés au Raffles, Nachman s'installa dans ma chambre. Je voyais qu'il était profondément marqué par un sentiment de culpabilité. Il ne se pardonnait pas d'avoir été impuissant à empêcher la mort de toute notre famille dont je restais l'unique symbole. Les questions précises qu'il me posait me mettaient mal à l'aise. Je comprenais son drame, son dilemme, mais à quoi bon? Il me parlait d'une planète morte. Et il se torturait pour rien. Dans la nuit chaude et humide, mes réponses devenaient de plus en plus évasives, à mesure que mon malaise augmentait. J'étais jeune et)e voulais vivre. Je ne voulais pas deve122
nir un objet de culte, une référence tragique. J'eus un sentiment de révolte, et l'envie de fuir. Nachman dut sentir que quelque chose n'allait pas. Il s'interrompit et un silence gêné s'établit entre nous. La nuit tombait sur Singapour. « Te rappelles-tu, lui dis-je, ton ami, le docteur Kniazeff? » Je voulais l'apaiser, lui prouver que, malgré tout, il n'avait pas été inutile. Je voulais faire un effort pour lui raconter un peu de ce qu'il désirait tant savoir. .. «Kniazeff, dit-il, naturellement, c'était un de mes meilleurs amis. Nous appartenions au même club sportif, en 1937. - Il nous a sauvé la vie ! ~~ Je lui décrivis comment les SS avaient donné l'assaut au ghetto et la fuite avec ma mère et ma sœur, au milieu du massacre, des carnages, jusqu'aux portes de l'hôpital. « Nous avons aperçu Kniazeff, le directeur de l'hôpital, qui tentait de calmer la foule apeurée, massée devant le bâtiment. Mère lui a crié : "Je suis la sœur de Nachman Suchowolski !" Kniazeff l'a entendue. Il lui a immédiatement frayé un chemin et nous sommes entrés à l'intérieur. » Nachman écoutait, abasourdi. J'ajoutai, pour en finir: « Ce fut notre dernière nuit ensemble. Au petit matin, les SS pénétrèrent dans l'hôpital et nous séparèrent... à jamais. » Je fus pris de nausée, et dus courir à la fenêtre. Bon sang, je n'avais pas fait ce voyage pour revivre tout ça ! Je regardais mon oncle, le regard absent, tassé dans son fauteuil. Je me levai et sortis de la chambre. Dans le couloir, j'entendis une musique. En suivant le son, j'arrivai au night-club de l'hôtel. Sur une petite scène, une fille chantait. Jolie, vêtue d'un sarong coloré, noué de façon délicate à sa taille, je décidai qu'elle était balinaise. Je m'assis à une table, près d'elle. Nos regards se croisèrent et elle me sourit, tout en chantant. La chanson terminée, je remerciais l'école Berlitz de
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Paris de m'avoir appris des rudiments d'anglais. Je demandai si la danseuse accepterait de boire un verre avec moi. Le serveur revint me dire qu'elle ne buvait pas avec les clients, mais si je le souhaitais, après ... Le lendemain, au petit déjeuner, Nachman paraissait réservé, tendu. Moi, au contraire, j'étais plus communicatif. Cette brève aventure avait constitué un intermède salutaire avec mon passé et me permettait d'être moins crispé devant l'extraordinaire sensibilité de cet homme aux traits décidés. Il s'était déplacé de Melbourne à Singapour pour entendre, une fois pour toutes, le récit complet de ce qui s'était passé. Ma grand-mère était sa mère, ma mère était sa sœur. Au fond; il avait droit qu'on lui racontât avec patience et tolérance ces événements si douloureux pour lui aussi. Je me prêtai à ce récit une fois pour toutes. Par mots et par gestes, je lui fis part de ma nouvelle disposition d'esprit, et je crois qu'il comprit - pour le regretter - les tensions auxquelles il m'avait soumis la veille au soir. Son attitude changea. Il s'aperçut, je pense, qu'il m'avait traité comme un symbole, alors que je n'étais pas à cataloguer de la sorte. J'étais un individu, avec ma propre réalité intérieure, et plus que ma part de mouvements d'humeur. Dès cet instant, oncle Nachman et moi parlâmes à cœur ouvert, et quand nous arrivâmes en Australie, trois jours plus tard, je lui avais confié une grande partie de ce qu'il voulait savoir.
En Australie, je fus accueilli par l'autre frère de ma mère, Lazare, qui avait émigré de Bialystok à Paris pour poursuivre ses études lorsque je n'étais âgé que d'un an. Lazare possédait le regard le plus pétillant et le plus aigu que j'aie jamais rencontré. Puisqu'il était célibataire, on jugea préférable que j'aille vivre chez oncle Nachman et tante Rachel, qui avaient deux enfants; cela me donnerait le sentiment d'être en famille. Les deux frères, c'était sans doute inévitable, invitèrent
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leurs parents, leurs amis, pour rencontrer le neveu qu'ils avaient arraché aux sinistres décombres de l'Europe. Mais au cours de ces interminables soirées, j'étais pris du sentiment intolérable d'être une bête curieuse. Surtout, la vie était encore plus intimement familiale qu'avec Barbara et Léo. Beaucoup trop tranquille, à mon goût. Nachman voulait que je redevienne un véritable enfant et que je puisse revivre, à dix-sept ans révolus, cette période de la vie dont j'avais été privé. Quand j'empruntai son rasoir, un matin, jugeant le moment venu de commencer à me raser, il me regarda avec tristesse, et dit: « Je sais que tu as déjà vécu plus que beaucoup d'adultes, mais à quoi bon se hâter? Tu as le temps. »
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« Où est Ben? demandai-je à mes oncles, au bout de quelques jours. Vous avez promis de le faire venir. - Nous le ferons, répondit Lazare. Nous avons déjà fait émigrer, grâce à Barbara, Stachelberg, le vieillard qui avait pris ton identité à Bruxelles. Pourquoi ne ferionsnous pas la même chose pour Ben? » En attendant, ils pensaient surtout qu'il serait temps, pour moi, de retourner à l'école. « Je préférerais une moto. - Tu sais, tu pourras conduire la Buick dès que tu auras passé ton permis. - Je n'en ai pas besoin, j'ai déjà conduit des voitures. » Ils ne se formalisaient pas de mon outrecuidance. J'apprécie maintenant le tact et la persévérance qu'ils apportèrent à une mission qu'ils estimaient sacrée sauver le fils de David et Hela de son passé déshumanisé, qui, sinon, étoufferait son avenir. « Écoute, me dit un jour Nachman. Tu n'as pas regardé un seul livre depuis six ans! Il faut voir ce que l'on peut encore faire maintenant. Nous avons pris un rendez-vous pour demain matin. » George Taylor dirigeait une école réputée pour les
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enfants à la scolarité difficile. Le professeur, homme âgé d'une cinquantaine d'années, dégageait une impression de grande intelligence. Il m'examinait, intrigué. J'étais assis entre mes oncles qui lui faisaient le récit de ma vie. «Nous savons qu'il n'est pas vraiment récupérable, mais nous avons un devoir sacré. Ce qu'il y a encore de vivant en lui ne doit pas mourir. «Lazare avait conclu avec gravité: » Vous êtes un expert. Si vous pouviez lui donner un minimum d'éducation. ~) Jusqu'ici, je n'avais jamais pensé que ma situation fût si désespérée. George Taylor regarda pensivement par la fenêtre, se demandant, je le suppose à présent, si ce jeune devait être jugé irrécupérable - s'il fallait l'abandonner à lui-même, comme le colonel américain de Landsberg l'avait recommandé à tante Barbara - ou s'il avait quelque chance de régénération. Et puis il nous contempla longuement tous les trois. «Le cas est vraiment particulier, oui. » Il marqua un temps de silence, ses doigts tapotant la règle posée sur son bureau, puis il parut prendre une décision. «Son drame me touche profondément. Si nous voulons tenter quelque chose, il faut commencer par lui apprendre un peu d'anglais. Comme il n'est pas question de l'intégrer à une classe, il aura un programme spécial. » La rencontre se termina par des poignées de main· vigoureuses. Mes oncles manifestaient une joie mêlée d'appréhension en contemplant le visage narquois de celui en qui ils plaçaient tant d'espoir. Je débutai le lendemain. Miss Dorothy Lockwood, le professeur qui m'était affecté, avait des apparences revêches. Mais je devais, rapidement, lui prouver, ainsi qu'à mes oncles, que je n'étais pas aussi attardé qu'ils semblaient le penser. J'étais, envers cette femme sans âge, beaucoup plus discipliné, réceptif, que je ne l'aurais été envers un homme et je mettais à assimiler ses cours le même acharnement qu'autrefois à manipuler les gardiens du camp... ou à vendre notre café. Miss Lockwood me faisait effectuer des tests pour
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mieux piquer ma curiosité. Au fil des séances, elle paraissait fascinée par mes réactions. Elle finit par demander à Taylor d'être déchargée de ses autres activités pour se consacrer uniquement à mon éducation. Je suppose que le chagrin qui nous conduisit Ben et moi à rechercher, un instant, l'enseignement de l'officier de la Wehrmacht à Landsberg était à présent ravivé, dans des circonstances mettant encore plus en relief mes lacunes passées. Ou, peut-être, certaines qualités héréditaires, qui avaient été élaguées comme des rameaux en hiver, étaient~elles en train de se développer à nouveau. Quoi qu'il en fût, ma soif d'apprendre devenait dévorante. A quelques semaines de mon dix-huitième anniversaire, je pénétrai dans ce qui allait être une phase salvatrice de mon existence. Après six années de paralysie totale, sans la moindre imprégnation de l'esprit, c'était une prise de conscience qui, au fil des jours, se transformait pour moi en une évidence lumineuse : ma vie n'était qu'une impasse; j'avais échappé, physiquement, c'est vrai, à Hitler, mais n'avait-il pas programmé ma destruction? Jusqu'ici, je n'étais rien. C'est maintenant que la lutte commençait; la lutte pour la survie par l'étude. Je la mènerai avec le même acharnement. George Taylor n'envisageait pour moi, au mieux, qu'un anglais d'immigré au vocabulaire limité. Au bout de quelques mois, je comprenais tout ce qu'il disait et, à la fin de l'année scolaire, j'avais maîtrisé l'essentiel de la langue. Progressivement elle est devenue la mienne. Un véhicule merveilleusement souple pour l'univers des connaissances, car, à la différence des autres langues que je connaissais déjà, elle ne portait pas avec elle le bagage affectif de craintes et de terreurs que je tenais de mon passé. L'année suivante, je fus placé dans une classe régulière en compagnie d'autres garçons australiens. J'assimilai alors l'histoire, la géographie, les mathématiques. Rien ne pouvait plus m'arrêter. Mon cerveau était comme une éponge assoiffée sans limites. Je m'étais fixé comme but d'apprendre, dans le laps de 127
temps le plus court possible, tout ce que j'aurais dû acquérir par étapes depuis l'âge de douze ans, si j'avais pu suivre des études. Il y avait presque du fanatisme dans mon comportement.-J'agissais comme si ma vie était de nouveau en jeu, et mes oncles commençaient à s'inquiéter de mon attitude, si tendue, si acharnée. Quand ils me proposaient d'aller au cinéma ou au concert, je préférais m'enfoncer dans un fauteuil, plongé dans la découverte de Dickens, apprenant des strophes entières de Shakespeare ou du Paradis perdu de Milton. Je prenais à part mon petit cousin de neuf ans, le fils de Nachman : «Écoute, et corrige-moi quand je prononce mal. » Terrorisé par la dureté de ce parent d'une espèce un peu particulière, le pauvre enfant levait de temps en temps une main timide. «Oui? - Juste une petite erreur de prononciation. - Bon, quel mot? » Je le gardais, prisonnier, des heures. Un jour, il leva la main. «Oui? - Je voudrais sortir pour aller jouer. » Il était au bord des larmes. « Bon, mais reviens demain à la même heure. » De son côté, Lazare m'enseignait les mathématiques, l'algèbre, la géométrie, la physique et la chimie. Nous restions tard à travailler ensemble. Un soir, il leva les yeux du texte d'algèbre et marqua une pause. « Quand tu es assis, comme ça, les yeux bril~ lants, j'ai l'impression de revoir ma sœur. Elle avait la même soif d'apprendre. » Ce fut la seule allusion qu'il fit jamais au passé en ma présence.
Ben arriva quelques mois plus tard. Accueilli et traité comme un membre de la famille, il fut logé chez oncle Lazare et soumis, lui aussi, au régime intensif Taylor128
Lockwood. A demi méprisant, mais à demi admiratif également, devant ma transformation si rapide en rat de bibliothèque, il réagit différeDÙnent à la greffe. Ben était un esprit agile mais dont l'intérêt allait davantage aux activités techniques. Il entama très vite des études de mécanique et d'électricité. Deux ans après mon arrivée en Australie, je terminais mes études secondaires' et je quittais l'école avec le diplôme normal de fin de scolarité. J'avais dix-neuf ans. Je voulais devenir un scientifique. Une seule chose assombrissait ma vie. Nicp ne donnait plus de nouvelles. Ben et moi avions envoyé des télégrammes qui restaient sans réponse. Pour Nico, les pires éventualités étaient envisageables. Peut-être avait-il été assassiné ou arrêté? Je n'avais qu'une seule certitude : il n'avait pas interrompu volontairement nos relations. Je mis plusieurs mois à découvrir que mes oncles interceptaient notre correspondance. Ils étaient tombés par hasard sur quelques lettres de Nico et ils avaient été effrayés par le ton cynique et désinvolte de leur contenu. Préoccupés par ma rédemption, ils songeaient avec effroi que l'arrivée d'un tel personnage à mes côtés, en Australie, réduirait à néant tous leurs efforts. Qui sait? Étant donné mon humeur agitée, Nico, à Melbourne, aurait fort bien. pu exercer cette fascination que redoutaient mes oncles; Mais à ,cette époque, le Silence troublant de Landsberg ne faisait qu'accroître mon instabilité. Je restais, en outre, capable d'une imprévisible violence. Un jour, durant un cours de chimie, je fouille dans ma poche pour chercher un crayon et je trouve à la place une peau de banane. Sur le banc· voisin, un garçon nommé Bill Downey sourit en mangeant une banane. Je le dévisage une. fraction de seconde et lui lance un coup si brutal qu'il tombe à terre. Toute la classe est frappée de stupeur. Je regarde, autour de moi, guettant un soutien. Les étudiants, le visage fermé, m'ignor~t. Bill Downey, la pommette marquée par le coup, me contemple, incrédule, comme si j'appartenais à une espèce primitive.
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Comment puis-je me réconcilier avec lui? J'ai oublié ce que sont les excuses; Je suis resté trop longtemps, trop profondément, en enfer. Le professeur a.suivi la scène. Elle s'interrompt un instarit. Puis elle enchaîne sans faire la moindre remarque. J'étais vexé, mal à l'aise, ne cessant de me dire : « Pisar, tu es fou. Tu as réagi comme si ce type voulait t'assassiner. Si tu veux mener une existence normale, tu dois te civiliser. Plus de réflexes incohérents. » Le lendemain, j'apportai à Bill un kilo de bananes. Il ne souffla mot, mais les accepta. Au total, l'Australie fut miraculeuse. Ce pays était encore plus rigoureusement qu'en Angleterre la patrie du fair-play, de « ce qui doit être fait» et de « ce qui ne se fait pas ». Ces choses qui font un gentleman, et qui n'étaient pas au programme éducatif d'Auschwitz et de Landsberg. Mon premier examen, certes important pour moi, ne me causa pas beaucoup d'appréhension. Mais en entrant dans la classe, je vis mes camarades trembler de peur; presque malades d'angoisse. Je ne comprenais pas: s'ils échouaient, que risquaient-ils donc qu'on leur fit? De toute. façon, les professeurs avaient confiance en nous; tricher un peu aurait été un jeu d'enfant. Les athlètes australiens dominaient le sport mondial dans des disciplines aussi variées que la natation, le tennis ou les courses de demi-fond. Des hommes comme Junior Foster, nageur olympique, John Landy, recordman du monde du mile, le tennisman Neal Fraser devinrent mes amis. Ils constituaient, pour moi, une révé';' lation. Je découvrais, par eux, avec stupéfaction, que la lutte pouvait être acharnée tout en restant digne, loyale - pas un combat de la vie à la mort. Je suppose pourtant que, là encore, j'en faisais trop: c'est la malédiction des gens qui ont surmonté des épreuves anormales que de devoir ensuite se concentrer trop exclusivement sur leur tâche, quelle qu'elle soit, même quand les obstacles sont levés depuis longtemps. Melbourne était l'opposé· absolu d'Auschwitz. 130
Un dernier sanctuaire pour les vertus des pionniers, les principes de la responsabilité individuelle; et cette politesse raffinée, qui se perdait ailleurs. Il me fallut Harvard et Washington, et tout ce qui suivit, pour me dépar: tir un peu de ces manières «fin de siècle », mais mon acquisition du sens de la mesure et des nuances dans mes rapports avec autrui marqua, j'estime, mon passage de la jungle à l'univers civilisé.
En 1948, la tension qui accompagna la création de l'État d'Israël désorganisa nos vies à Ben et à moi. La menace puis l'attaque des armées arabes qui encerclaient cette minuscule bande de terre, refuge d'un grand nombre de survivants des camps de la mort, nous incitèrent à agir. Nous n'éprouvions pas de haine envers les Arabes mais nous estimions que, pour nous qui avions survécu au dernier holocauste, il n'y avait pas d'alternative : il fallait aller se battre et, si nécessaire, accepter de mourir avec nos anciens camarades, pour en empêcher un nouveau. Jamais plus ! Nous prîmes contact avec un groupe clandestin qui se proposa de nous entraîner, ainsi que d'autres jeunes, puis de nous envoyer en Palestine. Nous soupçonnions les organisateurs d'être en relation avec la Haganah, et peutêtre même avec le groupe terroriste Stem ou l'Irgoun. «0 peupLe d'Abraham, d'Isaac, et de Jacob, que votre destinée est étrange, qu'il est Lourd le fardeau que vous avez légué à vos fils et vos petits-fils! » Cette menace d'un nouveau génocide nous rappela les cruelles leçons de l'histoire du peuple juif: nous étions tous unis par le même lien de souffrance à travers le temps et l'espace et nous étions condamnés à rester vigilants, partout et toujours, pour notre survie. Ben et moi nous nous interrogions en secret : partir pour Israël, et contribuer à assurer la survie de cet État ne se trouvait-il pas dans la logique inexorable de nos -destinées? Peut-être même pourrions-nous retrouver
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Nico et le gagner à notre cause. Avec la loi du retour, qui garantissait une libre entrée à tous les Juifs, son casier judiciaire ne serait plus un problème. Après quelques semaines de maniement des armes dans les maquis australiens, science qui ne nous était pas étrangère, notre projet fut interrompu par l'armistice. Nous restions résolus à mettre une partie de notre énergie au service des causes israéliennes. Tous les dimanches, avec d'autres jeunes, Ben et moi allions de porte en porte collecter argent et vêtements pour aider les émigrants pauvres, des divers coins du monde, à se réinstaller en Israël. En fin de compte, nous décidâmes que poursuivre notre réhabilitation morale et intellectuelle, défaire le travail destructif d'Hitler, même à l'échelle infinitésimale de deux individus, était, peut-être, la seule forme de vengeance qui ait un sens. C'était là, nous semblait-il, la meilleure façon de commencer à accomplir notre devoir envers le peuple juif, et envers l'humanité tout entière. Il me fallut néanmoins un certain temps pour me replonger dans la routine scolaire; dans mon désarroi, je me repliai sur le jeu d'échecs. J'en avais appris les règles très jeune, ce qui n'était pas rare à Bialystok, et passais maintenant des heures devant l'échiquier, en compagnie d'oncle Lazare. Il était alors le champion d'échecs d'Australie. « Tu joues bien », me dit-il, quand il constata que mon jeu l'obligeait parfois à une forte concentration, «mais tu ne seras jamais un -champion. » Je pense qu'il avait peur, en m'encourageant quelque peu, que j'en vienne à nourrir pour le jeu une passion exclusive et à trouver là une occasion de me soustraire aux choix difficiles que la vie mettait, une fois encore, sur mon chemin.
Au début de l'année 1949, j'étais plein de grands projets. Je songeais à mon inscription, la saison prochaine, à l'Université, à ces vacances où je ferais du tennis, de la
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natation, des voyages avec mes amis. Soudain tout s'effondra. Je fus pris, un matin, de violentes douleurs à lapoitrine et au ventre. Le médecin diagnostiqua une appendicite aiguë. Je fus opéré. Mais, quelques jours plus tard, les mêmes symptômes. Je passe des radios. Le verdict tombe, accablant: la tuberculose. A l'époque, il s'agissait encore souvent d'une maladie fatale, pour laquelle n'existait aucun remède efficace. Pour la première fois, j'ai l'impression d'avoir raté le « tri ». Tout chavire. Suis-je en train de vivre la fin d'un rêve? J'oscille entre la révolte et l'accablement. Ainsi tous ces efforts n'auraient servi à rien ? .. Le Knopflochmachinist est vaincu, impuissant et prêt à lâcher. Si je devais donc mourir, pourquoi cet adversaire imprévu ne s'est-il pas révélé plus tôt, avant la découverte de l'Australie qui m'a redonné goût à une nouvelle vie _? Au mieux, je vais être condamné à mener l'existence d'un handicapé. Mes oncles consultent un grand spécialiste, Sir Wilberforce Newton. Nachman suggère que je reste à la maison. « Impossible, répond Sir Wilberforce. C'est une maladie terriblement contagieuse. Vous avez deux enfants,· vous ne pouvez pas imposer ce risque à votre famille. » N achman insiste : «Eh bien, nous l'installerons dans une chambre isolée; la maison est grande, et il y a un jardin. » Le médecin l'interrompt: «C'est comme si vous demandiez à un homme d'effectuer son service militaire par correspondance. » Lazare, qui est un personnage réservé, s'adresse au docteur avec gravité: «Écoutez, il redécouvre une vie normale, il est libre. Vous comprenez ce que ceci peut signifier pour lui : il est libre ! » Lazare parle, emporté par l'émotion: « Docteur, ce garçon était mort en arrivant ici. Aujourd'hui, il revit. C'est un miracle. Si vous le placez dans un
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sanatorium, vous le privez de cette fraîche et fragile liberté. Son psychisme ne le supportera pas ! » Sir Wilberforce Newton fut ébranlé. Résigné, il haussa les épaules : « Bon ! Essayons. » Ma longue, mon interminable convalescence se déroula dans une chambre spacieuse et ensoleillée, aux murs de verre, que mes oncles avaient fait construire spécialement. Le repos forcé m'imposait une réflexion plus approfondie et plus exigeante que celle à laquelle je m'étais livré jusqu'ici. Je me plongeai complètement dans la seule activité autorisée : la lecture. J'avais trouvé dans la bibliothèque de Nachman une histoire de la littérature mondiale, que j'avais lue en totalité, et annotée. Ensuite, méthodiquement, j'avais sélectionné les ouvrages anglais, russes, allemands, français, dans le texte, qui me paraissaient les plus importants. Ce fut une métamorphose. Retranché de la vie, je continuais pourtant d'en éprouver tous les sentiments exacerbés encore par l'immobilité et les médicaments. J'étais envoûté par Anna Karenine, fasciné par le jeune Werther, amoureux de la Sanseverina, fraternel avec Julien Sorel et, par-dessus tout, profondément heurté par le « Être ou ne pas être» de Ramie!. Je ne sais pas si j'étais davantage choqué par Mme Bovary, ou par les mœurs de son temps. Jusque-là, ma conception de l'existence avait été essentiellement concrète : comment accroître mon aptitude à faire mon chemin dans le monde. Les horizons infinis, qu'ouvraient pour moi les analystes les plus subtils de la psychologie humaine, modifièrent mon optique. La réussite ne signifiait pas nécessairement le bonheur; un échec ne condamnait pas au désespoir. Tout était plus nuancé, voire paradoxal. Les mystères de l'âme humaine, les pièges et les splendeurs de la vie ... Mon Dieu, malgré tout ce que j'avais vécu, je ne savais toujours pas ce dont la vie était fé!ite. Les écrivains m'en exposaient tous les ressorts, sans rien d'autre que leur plume. 134
Ben venait souvent me voir mais s'en tenait à des banalités car tous mes visiteurs avaient la consigne de ne pas me perturber. Un jour, il entra dans ma chambre sans rien dire et le front soucieux. Il devait s'agir d'une chose grave. «Euh ... Je voulais te dire ... Euh ... je veux me marier. - Quoi?» La surprise me fit bondir du lit. En un éclair, je sentis qu'une partie de ma vie touchait à sa fin. Quelqu'un allait dorénavant s'interposer entre nous deux. J'étais bouleversé, blessé, furieux, « Tu n'es pas cinglé? Toi, te marier? Te lier à quelqu'un pour la vie? Mettre des enfants dans ce monde, après tout ce que nous avons traversé? - Je l'aime. - Qui est-ce, au fait? - Bebka.» Bebka Mandel était une jeune fille de bonne famille bourgeoise de Bialystok, dont tous les membres avaient été déportés en Sibérie par les autorités d'occupation soviétique, avant l'arrivée des nazis. Après la guerre, ils étaient venus en Australie avec l'aide d'habitants de notre ville émigrés avant eux et se trouvaient fréquemment invités chez nous. «Tu veux retrouver une famille. Tu as besoin d'une sœur. C'est ça qu'il te faut! » Dans ma panique, mon impuissance, je n'avais rien de mieux à arguer. Ben quitta ma chambre sans mot dire. Quelques minutes plus tard, il revenait. «Euh, Mula... On se marie ici même chez oncle Nachman et tante Rachel. Je compte sur toi pour être mon garçon d'honneur. » Nous tombâmes dans les bras l'un de l'autre, en sanglotant comme des gosses pour la première fois depuis nos retrouvailles dans l'atelier de confection d'uniformes nazis du camp de Blizin. 135
Le monde s'estompa de l'autre côté de ma fenêtre. Je ne vivais plus qu'avec des géants : Goethe, Balzac, Proust, Conrad, Hemingway, Tolstoï, Dostoïevski. Des résonances extraordinaires se déclenchaient. Le Stavroguine des Possédés, je l'avais connu! C'était le Dr Mengele à Auschwitz, l'ange de la mort. J'avais aussi rencontré Michkine, l'idiot, ce dieu martyr, qui composait les cortèges de « musulmans », de suppliciés. Dante avait imaginé de si près mon enfer intime, sans jamais y avoir mis les pieds! Dans la littérature germanique, je m'interrogeais sur les ressorts de l'âme allemande, capable de tant de lyrisme mais aussi des pires dérèglements. J'ouvris un jour la monumentale Montagne magique de Thomas Mann et fus catapulté en imagination dans un autre univers. Oui, j'étais bel et bien dans le sanatorium de montagne où le Dr Wilberforce Newton voulait m'interner, loin du plat pays « sain» de la vie normale. Je vivais dans un univers centré sur une seule maladie - la mienne -, cette maladie qui avait entrepris de me ronger de l'intérieur et qui, dans le symbolisme de Mann, avait rongé l'Europe jusqu'à la démanteler. Je me mis à vivre une aventure spirituelle terrible et fascinante. Une maladie qui, jusque-là, n'avait été qu'une douloureuse énigme commençait à me livrer ses secrets : une sensibilité exacerbée à la poésie et à tous les aspects de l'amour, une transmutation de la colère et de l'amertume en formes nouvelles d'énergie mentale. Les poètes m'apprirent encore une chose: la souffrance n'était pas foncièrement mauvaise et dégradante; elle pouvait purifier, ennoblir même. Elle était riche d'enseignements. J'allais devenir mon propre médecin dans un combat contre la nature, un combat qui différait assez peu de celui que j'avais naguère soutenu contre l'homme : j'allais, une fois encore, user mes ongles à frotter des lattes de parquet devant la chambre à gaz pour survivre. Obéissant scrupuleusement aux ordres du médecin, . j'éteignais chaque soir à neuf heures la lumière de ma 136
chambre. Mais mon imagination continuait de vagabonder. Une idée, ou plutôt une prémonition, germait dans mon esprit. Grâce à la tuberculose, grâce à la littérature, j'allais ressusciter encore une fois. Comme lors de mon voyage en hydravion de Londres à Melbourne, je me sentais transporté vers une sphère plus vaste.
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Quand Ben me vit en smoking, chemise à plis, et souliers vernis, pour un bal chez l'un de mes nouveaux amis, il émit l'idée que mon calot d'Auschwitz, à la ligne si chic, m'aurait conféré une distinction suprême. Il me suggéra aussi de faire un peu moins Achtung aux intonations oxfordiennes de mon anglais. Je répondis par un chapelet de jurons choisis dans mon vocabulaire des camps. Il dut reconnaître que je n'avais pas perdu tout contact avec la réalité. Je m'étais bien adapté à la société de Melbourne, même si elle était aux antipodes de mon expérience européenne. . Mes médecins me prescrivaient un style de vie aussi calme que possible. En m'ouvrant à la littérature et aux arts, j'avais appris à réfléchir sur moi-même; j'étais prêt à tirer mes principales satisfactions d'une source plus profonde que la réussite sociale. Mais pas question de m'accommoder d'une demi-existence. Je voulais vivre à part entière. En guise de compromis, j'offris de renoncer à mes ambitions sportives, et de modérer, autant que je le pouvais, ma tendance à voir en chaque épreuve une affaire de vie ou de mort. Mes notes à l'examen d'entrée à l'Université m'avaient valu une bourse substantielle. J'optai pour le droit, après avoir été tenté de choisir les sciences et de me réfugier dans l'univers de l'atome régi par ses lois propres et non par celles édictées par l'homme. 139
Une carrière juridique me permettrait de répondre plus pleinement aux besoins affectifs causés par les vicissitudes de mon existence. Ayant vécu sous les régimes les plus arbitraires où tout manquement au règlement signifiait la mort immédiate, j'éprouvais une profonde vénération pour les droits de l'homme, les revendications de l'individu en face de l'État, et les libertés garanties par le cours de la justice. Qui pouvait mieux se consacrer à la défense des faibles que celui qui avait vu des innocents condamnés sans autre motif que la fantaisie d'un kapo ou l'ordre d'un SS? Tout ce que j'avais connu dans l'Allemagne nazie, et sous l'occupation soviétique, était en contradiction flagrante avec le type de justice qui se pratiquait sous mes yeux ébahis : pas de perquisition ni d'arrestation sans mandat; pas de détention sans motif d'inculpation; latitude pour l'accusé de défendre sa cause et de faire appel. J'étais émerveillé par Henry II Plantagenêt et cette curieuse race d'Anglais qui, au XIIe siècle, avaient jeté les bases des institutions et des lois qui n'ont jamais cessé de gouverner leur existence, et je fis mien tout cet héritage du passé. Mes amis, à l'université de Melbourne, étaient des garçons de mon âge, mais mes vrais interlocuteurs étaient leurs pères. A vingt ans, j'en avais, en réalité, cinquante. George Bernard Shaw avait eu cette formule: « Quelle merveille que la jeunesse; dommage qu'elle soit déposée entre des mains si inexpérimentées.~~ Ce problème, pour moi, s'était résolu de lui-même. Alors que je me rétablissais, progressivement, de ma tuberculose, je rencontrais fréquemment un voisin, Sir Robert Menzies, plusieurs fois Premier ministre, l'homme politique le plus populaire du pays. Nous nous promenions ensemble, le soir après dîner, jusqu'au parc Kew, au bout de la ville. Robert Menzies était à l'époque, en 1950, le leader de l'opposition. C'était assez amusant: je quittais ma famille, où l'on parlait anglais avec l'accent yiddish, pour retrouver Men140
zies, avec son accent d'Oxford. Le grand homme ne devinait certainement pas que l'adolescent qui l'écoutait, avec tant d'avidité, était fasciné par son élocution, au moins autant que par ses idées conservatrices. Le juge Alfred Foster, célèbre juriste non conformiste, trouvait parfois plus facile de converser avec moi qu'avec ses sportifs de fils. MaIT, mon condisciple de Taylor's College, se demandait tout haut avec étonnement si c'était lui ou son père, Sir Roy Grounds, éminent architecte australien, qui était mon meilleur ami. Et le professeur Zelman Cowen, mon mentor et mon professeur de droit constitutionnel, me faisait frémir d'orgueil en me parlant d'égal à égal. N'y avait-il pas quelque chose de contraire à la nature dans cette attirance d'un jeune homme pour la compagnie de gens ayant deux fois son âge? C'était comme si, pour avoir vu naguère combien tout peut finir vite, j'étais condamné à me hâter avec impatience vers la phase suivante, avant même que la phase actuelle ne fût achevée.
Au milieu de 1952, une partie essentielle de ma nouvelle vie connut un terme douloureux et brutal. Rachel, l'épouse de Nachman, me réveilla, affolée, en pleine nuit. Quand j'arrivai au chevet de mon oncle, il était déjà inconscient, victime d'une crise cardiaque. En quelques instants, Nachman mourut dans mes bras. Il n'était âgé que de quarante-huit ans. En le regardant, je réalisai, soudain, avec une insoutenable tristesse, que nous n'avions jamais repris la conversation engagée en tête à tête à Singapour. Nos rapports étaient restés profondément affectueux mais pudiques, silencieux. On lui fit un grand enterrement. Oncle Lazare déclara qu'il était plus facile d'accepter la mort de son frère parce que, durant les cinq ans où j'avais vécu avec lui, il avait vu la réussite de sa mission, le succès de son plan Marshall personnel pour ce qui restait de son Europe: moi. Sa mort provoqua chez moi 141
un grand désarroi. Dans mon acharnement à étudier, j'avais tout simplement oublié de le connaître ... Il avait un si grand cœur! Ce qu'il avait été pour sa femme et ses enfants - alors du même âge, respectivement, que Frida et moi à la mort de notre père - est inexPrimable .. Et puis je retrouvais ma révolte intérieure: encore une fois le peu qui restait de ma famille était frappé par le malheur. Encore, et toujours ? J'étais prêt à abandonner mes études et à quitter l'université pour prendre la responsabilité de cette famille décapitée. Lazare s'y opposa, catégoriquement: «C'est vrai que Nachman t'a ressuscité, physiquement et moralement. Maintenant il faut que tu continues. Tu feras plus, pour nous tous, en .allant jusqu'au bout de ta formation. Tu as un rôle à jouer. Continue. » Je n'étais pas aveugle au ressort caché de mon impulsion à soutenir nia tante dans son deuil, et à l'aider à élever ses deux enfants. Et si j'avais besoin qu'on me le dise carrément, Ben s'en chargea! «Qu'as-tu donc? fit-il avec ironie. C'est la peur de grandir? N'es-tu jamais sorti de chez toi? L'université est plus dure que les camps, n'est-ce pas? Et tu cherches une excuse pour laisser tomber tes études ... » Leur langage rencontrait, en moi, des échos encore sourds mais très profonds, parfois violents. L'Australie représentait une halte, un miracle, mais je ne devais pas émousser mon instinct de lutte, ni admettre ,que la vie puisse être partout comme ici, calme et confortable. Ce n'était pas vrai. J'avais survécu pour mener une autre existence. Ma vie ne m'appartenait pas vraiment. Elle resterait, pour toujours, enracinée dans les tragédies du passé. C'est à partir de là qu'elle prendrait sa trajectoire et son sens. Malgré mes liens indissolubles avec Ben, j'avais vu sa vie prendre un cours différent de la mienne. Il allait s'installer comme ingénieur radio, totalement acclimaté à son pays d'adoption. Pour ma part, je désirais déjà ardemment quelque 142
chose de plus vaste qu'une carrière de juriste à Melbourne, et il le savait. Mon champ d'intérêt s'était étendu aux aspects philosophiques de la jurisprudence, ainsi qu'au droit international et constitutionnel. Je m'intéressais à la structure des systèmes fédéraux, non seulement de l'Australie, mais aussi de la Suisse, de l'Allemagne, de l'Union soviétique, et surtout des États-Unis. J'avais également découvert l'avantage d'être polyglotte.: si mon anglais était de fraîche date, le russe, l'allemand, le français, et les autres langues que la vie m'avait imposées, dans les endroits les plus invraisemblables, étaient des instruments que je pourrais désormais utiliser dans mes études.
Lorsque je sortis de l'université, j'avais tous les diplômes et tous les honneurs, mais aucun enthousiasme pour les carrières qu'ils ouvraient. Sir Zelman Cowen devenu, depuis, chef de l'État australien - venait d'être invité à enseigner durant une année aux États-Unis. Il souhaitait que je poursuive mes études là-bas. Dès son arrivée en Amérique, en 1953, il avait engagé toutes les démarches pour que j'obtienne une bourse qui me permettrait de suivre les cours de droit international à Harvard. Le superviseur de mes études serait le professeur Harold Berman qui enseignait aussi à l'influent institut d'études russes de l'université. Harvard! déjà le nom le plus prestigieux de tout l'univers intellectuel. Harvard, dans mon esprit, brillait de tous les feux de la civilisation moderne. Se pouvait-il que même l'Australie, avec tout ce qu'elle avait à offrir, ne pût contenir ma vie? Oncle Nachman aurait hésité. Il m'avait vu arriver en ce beau pays, des décombres de l'Europe d'après guerre, puis vaincre la maladie et me cultiver. Il aurait dit: «Nous ne devons pas jouer avec notre nouvelle chance. Ne tentons pas le destin. Ce garçon ne doit pas se relancer dans l'inconnu. » 143
Mais il ne vécut pas assez pour voir le tournant capital que prendraient mes études, et quels horizons s'ouvriraient à moi. Oncle Lazare fut immédiatement favorable: l'Australie était une merveilleuse étape sur ma route de la rédemption mais je ne devais pas freiner l'instinct qui m'avait toujours commandé d'aller plus loin. Je partis sur le paquebot Himalaya, voyageant de la façon la plus économique possible, vers les États;"Un:is, via l'Angleterre. Sur le port, mes amis immigrants se mêlèrent facilement à mes nouveaux compagnons de l'université. Je me sentais léger, comme à cheval sur les deux mondes. Ben et Bebka m'embrassèrent: «N'oublie pas de revenir ! » En dépit de la tristesse que j'éprouvais à les quitter, je brûlais de partir. J'avais compris que l'évolution, le changement étaient les constantes de ma vie singulière. Quand j'arrivai à Londres, la sensation la plus forte que j'eus fut d'être presque un colon britannique, de retour dans sa mère patrie. Je me sentais imprégné de ses traditions séculaires, qui, j'en étais sûr, étaient les miennes autant que les Commandements. de Moïse. Naguère, j'avais failli succomber sous les lois de Nuremberg; à présent, je savais que je ne pourrais pas vivre hors du rayonnement protecteur de La Grande Charte «Magna Carta », et des droits de l'homme qui en étaient issus. Sensible à ce cadre universitaire raffiné, je passai quelque temps à Oxford, en visites à des amis, et à explorer avec d'éminents professeurs ce qui se faisait dans le domaine du droit comparé. Les conversations que j'eus là, avec d'éminents professeurs, me firent pencher de nouveau vers une carrière d'enseignant, plutôt que de praticien des lois. Au fond, la recherche et le professorat semblaient me tenter plus que tout. C'était, d'une certaine façon, un retour à ma décision antérieure : être un scientifique. Je suis aujourd'hui, inéluctablement, un avocat international. Mais les attraits contradictoires de la vie
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d'action et de la vie de réflexion troublent encore ma paix intérieure.
En débarquant aux États-Unis, je découvre à quel point l'Australie était un monde lointain, préservé, à l'écart des tensions, qui, dix ans à peine après une guerre affreuse, étreignaient déjà l'univers. Harvard est une forteresse assiégée. L'hystérie néo-fasciste du maccarthysme est à son comble. La chasse aux sorcières, sous tous les prétextes, pour toute opinion non conformiste, secoue l'Amérique. Communistes et libéraux sont traqués. Le monde universitaire est devenu la cible préférée des croisés de «la guerre froide ». Le grand savant Robert Oppenheimer, qui avait mené à bien le plan Manhattan et mis au point la bombe atomique, est alors jeté en pâture aux politiciens pour avoir osé mettre en doute le bien-fondé de la course aux armements et de la construction d'engins de plus en plus meurtriers (on en était arrivé à la bombe à hydrogène). Les drames humains engendrés par les conflits idéologiques exacerbés me frappent de nouveau par leur ampleur : délations, carrières brisées, le poison de la peur. L'accusation retentissante «qui nous a fait perdre la Chine? » était encore un des éléments du débat politique américain, cinq ans après la prise du pouvoir par Mao. Je n'oublierai jamais l'émotion avec laquelle mon vieux et prestigieux professeur de droit public, Zachariah Chaffee, martela, en plein cours, son pupitre, s'écriant à propos d'Alger Hiss : « Ce garçon, je vous le jure, est innocent! » Alger Hiss, sorti de Harvard, brillant élève de droit, ét~it devenu fonctionnaire au Département d'État. Il était accusé de faux témoignage et de divulgation de documents secrets à l'espionnage soviétique. Je ne sais toujours pas si Hiss était innocent ou coupable, mais son 145
cas constituait à l'époque un drame politique national qui se déroulait dans le même climat de psychose que celui qui aboutit à l'exécution des époux Rosenberg. Il avait servi de révélateur à un déferlement de paranoïa et de haine sur cette terre d'Amérique jusqu'ici préservée. La mise en accusation de Riss avait lancé dans l'arène un jeune avocat d'extrême droite, devenu député,aussi ambitieux qu'inconnu: Richard Nixon. Rien ne l'arrêtera plus ... jusqu'au sommet, puis jusqu'à sa chute, vingt ans plus tard. Les Américains, les hommes de l'étoile blanche sur le char de ma libération, étaient pour moi un peuple béni des dieux. J'avais contemplé, les larmes aux yeux, la statue de la Liberté, quand le paquebot Queen Elizabeth entra dans le port de New York. Et maintenant, devant moi, ce pays magique se précipitait, à son tour, dans une course au mensonge et à la démagogie, comme nos pauvres pays, suicidaires, de la vieille Europe, avant la guerre! J'étais désemparé. Le fait d'arriver à comprendre son angoisse, et son reflet dans le bloc de l'Est, ainsi que les tensions qui menaçaient à nouveau le monde, m'encouragea, quelques années plus tard, à chercher les moyens de réduire ces confrontations. Passer vos années d'adolescence dans l'attente du pire vous rend apte à juger de l'emprise de telles alarmes; était-ce la raison pour laquelle j'en vins à m'intéresser, plus que certains de mes savants amis d'Amérique et d'Europe, aux éléments irrationnels de l'équation EstOuest? Je devais découvrir qu'une vraie démocratie pouvait être agitée par de violentes secousses. Elle n'était, ne serait, nulle part, un état d'équilibre. et de sérénité permanents, mais sans doute le seul système capable de finir par maîtriser les crises et les menaces, même extrêmes. L'Amérique portait en elle-même les germes de sa propre guérison, de sa régénération. Et je vis en effet ce prodigieux travail se faire.
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La presse, la classe politique, les intellectuels restaient marqués par des réflexes profondément sains. Et, finalement, du jour au lendemain, Joseph McCarthy, le tout-puissant inquisiteur qui faisait régner sur l'Amérique un climat de purge et de panique, bascula dans le silence et l'oubli, sur un vote de ses pairs au Sénat. L'Amérique tant désirée - la «God bless America» de mon enfance - résistait assez bien au premier examen de l'adulte fasciné.
Ma situation financière n'est guère brillante. Je dispose d'une bourse de 1 200 dollars pour couvrir toutes mes dépenses de l'année. Juste de quoi vivoter. Avec quelques appréhensions et regrets, je mets une annonce sur un des panneaux d'affichage du campus, pour vendre le Leica que je m'étais approprié avec une telle convoitise à Penzing. Un étudiant, probablement un éminent juriste aujourd'hui, peut-être même un juge, l'achète pour 95 dollars, loin de se douter qu'il se rend coupable de recel... Je vis mal, de façon précaire, je mange peu. J'en arriverai presque à m'apitoyer sur moi-même. Quelle faculté d'oubli ... Je tente de garder la tête hors de l'eau. Harvard exige la perfection. Un étudiant sur dix mille y est admis. J'y suis. Mais stupéfié par l'âpreté de la compétition. A l'université de Melbourne, le code d'honneur qui régnait parmi les étudiants m'enchantait. Par exemple, si un étudiant interrogé ne pouvait répondre au professeur, ses camarades, pour ne pas l'embarrasser, prétendaient qu'ils ne connaissaient pas non ph,ls la réponse à la question. Quelle élégance dans le comportement! Avec candeur, il me semblait alors que le reste du monde ne pouvait pas être régi par autre chose que ces règles. Je découvre que j'ai commis une grande erreur de jugement. Si le monde réel n'est pas le sadisme dantes-
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que d'Auschwitz, ni l'anarchie de Landsberg, il n'est pas non plus l'univers moral et fair-play de Melbourne: J'entrevois, pour la première fois, une réalité plus mouvante, infiniment complexe. Elle ne cessera plus, pour moi, de l'être toujours davantage. Les principes américains d'enseignement, qui commencent à s'étendre au reste du monde occidental, me déroutent. Élevé en Australie dans le respect de l'académie, je reste sans voix devant le spectacle de professeurs interrompus, harcelés par leurs étudiants, obligés de discuter pied à pied avec eux. La démocratie, dans toute sa force volcanique, libérée, régénérée par la lutte avec le despotisme, et par la victoire. Les plus hautes personnalités de la vie économique et politique, les présidents des plus grandes sociétés, les juges de la Cour suprême, les ministres, les leaders syndicaux ouvriers venaient prendre la parole devant les élèves. Souvent, ils doivent se défendre contre les critiques tourbillonnantes, inépuisables, impitoyables, qui montent de la salle. Je suis fasciné par ces confrontations où la fougue de la jeunesse, sans aucun complexe, affronte les autorités établies, et leurs vérités officielles. Ce manque de «respect» me paraît immédiatement ce. qu'il est : extrêmement sain, et il provoque chez moi une véritable jubilation. Il reste que la concurrence entre élèves est, elle aussi, impitoyable et, encore une fois, depuis que je me suis retrouvé seul au monde, je doute de pouvoir m'en sortir. Psychologiquement, mentalement, j'ai été forgé pour survivre à Auschwitz, mais non pour exister à Harvard; il s'agit de tout autre chose. Les réflexes, les comportements, toute cette musculature que j'ai développée dans les camps de la mort, sont à l'opposé de ceux qu'il me faudrait pour réussir ici. Plus question de puiser dans mon arsenal d'astuces, dans ma capacité d'endurance physique et psychique. Ils sont tout à fait inadaptés ici. En vérité, pour passer d'un monde de réflexe animal à l'univers de la pure réflexion intellectuelle, aussi aiguë et
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fine que possible, il faut que j'arrive à détruire en moi les dix-sept premières années de mon existence. L'homme que j'étais et celui que j'aspire à être ne peuvent pas cohabiter. Pour cette autre lutte, ceIVeau contre ceIVeau, idées contre idées, je dois me réinventer, me reconstruire complètement. Il m'arrive de penser que je ne suis peutêtre pas à la hauteur et que je devrais plier bagage et retourner en Australie. J'apprends que Roy Grounds, le père de MaIT, mon camarade du Taylor's College,se trouve à New York pour un congrès d'architecture. Sir Roya été l'un de mes mentors. Je lui écris et demande à le voir. Il répond qu'il doit de toute façon se rendre à Boston et qu'il pourra m'y rencontrer. « Vous n'avez pas idée du mal que j'ai eu, lui dis-je au cours du déjeuner. - J'ai appris par le Pr Cowen que tu n'es pas très heureux ici. Qu'est-ce qui se passe? , - Je ne suis pas assez bon. Les autres sont plus forts que moi.» Il m'interrompt sèchement: « Voyons, jeune homme, ve~-tu laisser tomber? » Je me souviens du prisonnier de Maidanek qui m'avait dit: « Fils, écoute-moi. Tu veux sortir un jour d'ici? Tu souhaites en réchapper? Alors, ne réfléchis pas, avale ta soupe! » Ma réponse n'a pas changé. « Non, dis·je. - Parce que si tu le fais, dit Sir Roy, ce n'est pas la fin de tout. Reviens en Australie et tente autre chose. Notre pays sait utiliser les gens comme toi. - Non, je ne veux pas renoncer. - Alors, ne t'en fais plus. Et donne-toi à fond. » Je suis ce conseil, et peu à peu, je découvre que progresser, vouloir atteindre des buts chaque fois plus élevés constitue la seule démarche qui puisse enrichir une vie, lui donner son sens. J'ai connu d'autres formes de satisfaction intellectuelle : la rédaction d'un livre qui eut peut-être une
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influence sur la p~litique étrangère de Washington et de Paris; la publication d'articles dans le New York Times, Le Monde et d'autres grands journaux. Mais dans ces caslà, l'esprit se consacre au but qu'il s'est fixé. A Harvard, le mien était libre de vagabonder où bon lui semblait. Je passe mes nuits à veiller, enfermé dans le deuxième sous-sol de la bibliothèque. J'accomplis des recherches minutieuses et captivantes. Il existe donc un « travail qui libère l'homme» ! L'horizon, pour moi, n'a plus de limites. A l'approche de Noël, le campus est déserté par les étudiants. J'ai bien envie d'aller voir Barbara à New York et Léa Sauvage, qui est maintenant correspondant du Figaro aux États-Unis; mais cela porterait un coup à mon budget. Je vais me retrouver seul, quand je reçois une lettre manuscrite du Pr Paul. Freund, le doyen des études supérieures. « Mon cher Pisar, écrit-il, examinant en détail mon budget, je trouve un excédent inexplicable de quelques centaines de dollars. Peut-être pourrez-vous utiliser cette somme; aussi je vous joins un chèque ainsi que deux places pour le match de hockey sur glace. » Ce petit miracle d'élégance règle tous mes problèmes immédiats.
Je partageais ma chambre avec un étudiant brésilien, Sergio de Britta, et un box pour travailler avec un Indien, Yeshvant Chitale et un Italien, Antonio la Pergola. Les langues et les races les plus diverses se côtoyaient, contribuant à faire de l'université un creuset multinational. Les très nombreux étudiants étrangers provenaient particulièrement de pays sous-développés. Ces jeunes gens allaient devenir l'élite dirigeante, les leaders de leur pays. En les aidant, avec beaucoup de générosité et d'attention, à poursuivre leurs études ici, les États-Unis comptaient bien en tirer dans l'avenir des avantages politiques et économiques. J'avais vécu sous le communisme et sous le nazisme. Je me sentais, certes, totalement immunisé contre toute 150
propagande d'où qu'elle vienne. Mais une nation qui « endoctrinait» des étrangers en les installant dans ses meilleures universités, en acceptant, avec liberté, et aisance, leurs critiques les plus dures, pratiquait une forme de conditionnement si candide que j'en restais rêveur. Je terminai l'année à Harvard avec plusieurs prix et, surtout, une bourse de trois mille dollars pour préparer l'équivalent de l'agrégation. J'étais riche. Et moi, ancien «Untermensch », matricule couleur de terre, je vais pouvoir contribuer à remodeler le monde ! . A Harvard, maintenant que le fléau du maccarthysme avait disparu, un groupe de jeunes intellectuels auquel j'appartenais manifestait la convictiOIi absolue d'être capables d'élaborer pour l'avenir des politiques très supérieures à celles qui aboutirent à une série de guerres sanglantes. Il y avait notamment là Ralph Nader, le futur défenseur des consommateurs, et Joe Califano, futur ministre de la Santé. Bon nombre d'entre eux venaient d'autres pays : le jeune Henry Kissinger, par exemple, profondément marqué par sa découverte, encore enfant, du nazisme, dans son pays natal. Il animait déjà un séminaire réputé auquel participaient des hommes comme Bulent Ecevit, futur Premier ministre de Turquie, et il préparait son livre devenu célèbre : Un monde préservé. Il y avait Zbigniew Brzezinski, futur conseiller de politique étrangère du président Carter, qui avait assisté, dans de meilleures conditions que moi, à la destruction de sa Pologne. Il avait disséqué l'idéologie stalinienne avec soin. D'autres personnages fascinants encore. Comme cet ami doux, réservé, travailleur, généreux, qui nous décrivait un avenir où serait enfin rendue justice aux masses déshéritées du tiers monde. Il évoquait souvent le drame des plus pauvres et voulait que son action future soit consacrée à leur venir en aide. C'était le cheikh Zaki Yamani, aujourd'hui tout-puissant ministre du Pétrole de 151
l'Arabie Saoudite. J'ai pu vérifier souvent à quel point il est devenu un manager moderne et réaliste et un négociateur habile. Ainsi, dans cette merveille qu'était Harvard, je pouvais non seulement étudier les idées des hommes qui dirigeaient ou allaient diriger le monde, mais aussi les rencontrer. Il existait, en plus, dans ce microcosme de l'univers intellectuel, un climat de discrétion qui me semblait la garantie d'un anonymat sans faille contre toute découverte de mon passé. Non pas que j'en sois embarrassé, mais les tragédies que j'avais vécues devaient rester enterrées. Je ne voulais à aucun prix qu'elles servent de référence pour m'évaluer. Un jour, je disputais une partie de ping-pong avec un étudiant allemand, dans la salle de sport. Entre deux échanges, machinalement, je remonte mes manches. Je sers. Mais mon adversaire laisse p~ser la balle, sans un geste. Pâle, décontenancé, il fixe le matricule tatoué sur mon bras nu. Je reboutonne brutalement ma manche. « Allons, joue! - Comment, toi? Je ne savais pas que ... - N'y pense plus. Continuons la partie. A moi de servir. » Naufragé, il n'arrive pas ? surmonter le choc: « Mais tes parents, ta famille? » Je réponds sèchement: « Tous morts. Tu n'as donc jamais rien lu là-dessus? - Si bien sûr, mais c'est différent. On ne peut pas vraiment comprendre, imaginer. .. combien de temps estu resté? - Quatre ans. - Mais alors, comment as-tu fait pour être ici, aujourd'hui parmi nous? - Laisse tomber! Tout cela est fini. » J'accentue, malgré moi, son désarroi. Il me faudra une semaine pour lui faire admettre, pas à pas, que nous som152
mes ici pour édifier un avenir et non pour rouvrir les plaies du passé. Mon « cas» suscitait aussi des réactions infiniment moins dramatiques. Il passionnait, par exemple, Clyde Kluckhohn, un célèbre anthropologue de Harvard. Après de longues conversations, il conclut que j'eus la chance de me trouver dans les camps à un âge intermédiaire. Selon lui, j'avais vécu ces épreuves avec une colonne vertébrale, morale et intellectuelle, qui n'était pas encore vraiment soudée, fixée. Cela m'avait conféré une souplesse, une adaptabilité exceptionnelles qui me permirent d'éviter d'être brisé, .comme tant de mes compagnons, plus jeunes ou plus âgés. Pour lui, j'étais un cobaye fascinant. Il me pressait d'interrogations: « Sam, laissez-moi vous poser une question. Quelle est votre langue maternelle? » J'éclatai de rire: « Mais je n'en ai pas! » Il paraissait perplexe. « Ecoutez, quelle est la langue qui vous vient instinctivement aux lèvres, quand vous vous abandonnez? Par exemple, lorsque vous rêvez... ou lorsque vous faites l'amour? - Oh, un cocktail! Je pense en anglais, je fais l'amour en français, je me lamente en yiddish, je jure en allemand, je chante en russe, je pleure en polonais, et je prie en hébreu. » Kluckhohn paraissait accablé. « Sérieusement, est-ce que je peux conclure que le langage de votre système nerveux est instinctivement différent de votre langue maternelle? » Je le regardai avec amusement: « Je ne sais si vous vous destinez à faire une communication sur mon cas à l'Académie des Sciences, mais votre conclusion n'est pas inexacte ... »
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«Ma petite sœur arrive de Los Angeles, me dit un jour Liz. Venez donc dîner, vous la verrez. - Je n'ai pas l'habitude des rendez-vous aveugles ... - Eh bien, il est temps que vous perdiez vos manières guindées ! » J'avais été pris en sympathie par un professeur californien, Harold Horowitz - venu enseigner pour un an à Harvard -, et sa femme, Liz, charmante et spirituelle. Norma se révéla être aussi pétillante que jolie avec ses cheveux brun foncé et ses grands yeux noirs. Comme la plupart des filles de dix-neuf ans, elle était délicieusement spontanée. Elle me plut et je lui demandai un autre rendez-vous. Nous allâmes écouter un débat politique. Elle fut attentive et se déclara intéressée par le discours, mais je crois qu'elle aurait préféré aller danser. Norma vivait à Hollywood avec son père, le producteur de films Lawrence Weingarten, et sa mère, professeur de médecine, connue sous son nom professionnel de Dr Jessie Marmorston. Elle faisait très souvent un petit saut vers la Côte Est, m'apprit-elle, mais ses parents craignaient que cela ne nuise à ses études universitaires. Après son départ, j'eus un terrible sentiment de solitude, ce qui était tout à fait inhabituel chez moi. Environ quatre mois plus tard, je reçus un coup de fil : «Je suis à New York. Pourquoi ne viendriez-vous pas me voir? » Je consultai aussitôt le tableau d'affichage pour
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trouver une place dans une voiture moyennant une participation aux frais d'essence. Norma séjournait dans un imposant immeuble de l'East Side et je fus introduit dans le salon du général David Sam off. Pas moins ... Fondateur de RCA (Radio Corporation of America), Je général dirigeait un véritable empire de chaînes de télévision s'étendant sur tout le territoire des États-Unis. Norma entra, rayonnante, et m'expliqua que David était un ami de ses parents. Je la menai ensuite au modeste appartement de Barbara et Léo, qui recevaient des amis. Ce fut aussi passionnant que la résidence de Norma était. élégante; le dramaturge Arthur Miller était là et nous discutâmes très joyeusement à comparer la notion de violence chez Dostoïevski et Mickey Spillane. Je restai plusieurs. jours à New York, au cours desquels Norma et moi arpentâmes longuement Central Park et le Metropolitan Museum. Elle me donna un petit baiser sur la joue et s'envola pour la Californie. Ensuite, elle m'écrivit et je répondis. Notre échange de lettres s'intensifia. Pendant les vacances de l'été 1955, je fus admis par .concours international (pour lequel je figurais sur la liste à titre de candidat officiel du gouvernement australien) - dans le cabinet de Dag Hammarskjôld, alors secrétaire général des Nations unies. Avec joie et empressement, j'avais annoncé la nouvelle de ma victoire à mes professeurs favoris de Melbourne, Miss Lockwood et Zelman Cowen, qui avaient tant contribué à éclairer mon chemin. Je travaillais fièrement au trente-huitième étage du bâtiment des Nations unies à New York, quand je reçus un coup de fil. Aux États-Unis tout semble arriver par téléphone. « Ici le Dr Jessie Marmorston. - Oh, la mère de Norma ! - Mula, dit-elle - Norma était alors l'une des rares personnes à m'appeler ainsi -, je suis à New York pour quelques jours. J'ai tant entendu parler de vous. Que diriez-vous de dîner avec moi? » Cette fois, je me retrouvai dans le bureau du général 156
Samoff. Le Dr Marmorston était une belle femme brillanteau teint d'albâtre et aux cheveux roux. Nous sympathisâmes tout de suite. Je fis alors la connaissance du général, qui fut ravi d'échanger avec moi quelques savoureuses anecdotes en yiddish, rappel du temps où, jeune homme, il avait débarqué à New York·· fuyant les pogroms de son Ukraine natale. La mère de Norma savait que j'avais grandi en Pologne mais ignorait tout de mes années passées dans les camps de la mort; Norma aussi. Je m'obstinais toujours systématiquement à garder secrète cette partie de mon passé. En automne, à mon retour à Harvard, je reçus un appel de Los Angeles. De Liz, cette fois. «Pourquoi ne viendriez-vous pas pour le Thanksgiving? Vous pourriez descendre chez nous. - C'est gentil à vous, dis-je, mais je ne peux pas. » Je n'avais pas les moyens d'un tel voyage, mais la vraie raison était plus profonde. J'avais peur. Les choses devenaient sérieuses. l'étais disposé à changer le monde mais pas à m'y insérer personnellement au point de me marier et d'avoir des enfants. Je me promis donc de ne pas aller en Californie pou~ le Thanksgiving ... et, bien sûr, j'y allai. Et, naturellement, mes résolutions s'envolèrent. Norma et moi nous éprîmes l'un de l'autre. Je retournai là-bas pour les vacances de Noël. Jessie tomba alors malade, subitement. Elle m'appela dans sa chambre. «Sam, je t'aime comme un fils. S'il devait m'arriver quelque chose, dit-elle d'une voix sépulcrale, je veux savoir que tu resteras toujours près de notre famille, que Norma ... que toi... » Ses yeux s'emplirent de larmes. Norma et moi avions abordé la question du mariage, mais elle ne voyait pas de raison de précipiter les choses, ni moi non plus. l'aimais l'atmosphère chaleureuse, cultivée et harmonieuse régnant au sein de cette famille qui réunissait non seulement des oncles, des tantes, des cousins et des neveux, mais aussi des prix Nobel, des artistes et des vedettes de cinéma. Comment pouvais-je leur expliquer mes appréhensions
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quant à mon aptitude réelle au bonheur? Et qu'aurait dit ma mère? Je l'avais' une fois consultée en pensée dans un moment de faiblesse et de désespoir à propos d'une jeune et belle Australienne qui m'avait soutenu pendant ma convalescence. Si ma mère avait vécu, je lui aurais probablement dit ce que tant de mères juives s'entendent dire à l'heure actuelle : « Mon mariage est mon affaire à moi, que je me marie dans la foi juive, ou non! » Mais, du fait de son absence, et des raisons mêmes de cette absence, c'était devenu son affaire à elle. Quand vous êtes le dernier maillon d'une chaîne qui a cinq' mille ans d'histoire, vous n'êtes pas libre de vous en détacher. Mais, cette fois, comment interpréter le silence? A vingt-six ans, j'avais à prendre une décision presque aussi cruciale' que celle qu'elle avait prise elle-même au moment de notre séparation quand j'étais moitié plus jeune. Pris de panique, je téléphonai à mon oncle Lazare à Melbourne qui incarnait maintenant à mes yeux tout ce qui restait d'autorité familiale. « Lazare, dis-je, viens ici, j'ai besoin de toi. - Je ne peux pas, fit-il. - Ille faut, dis-je. J'ai l'intention de me marier. » Un long silence à l'autre bout du fil, puis une voix étouffée par l'émotion et les larmes: « Es-tu sûr de savoir ce que tu fais? - Non ... je veux dire: oui ... » Et les choses se passèrent très vite. Le jour même, j'allai en voiture aux studios de la MGM pour voir Larry Weingarten et, entre deux scènes de « La Chatte sur un toit brûlant» qu'il était en train de filmer avec Elisabeth Taylor et Paul Newman, je lui demandai 'officiellement la main de sa fille. Nous fûmes unis par le grand rabbin de Los Angeles, en présence de quelques amis. Jessie, miraculeusement guérie, avait quitté son lit. Oncle Lazare arriva pour constater avec satisfaction : «C'est une jeune fille merveilleuse, des gens merveilleux! » Il resta quelques jours auprès de nous, à observer le
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bonheur de son neveu qui venait de retrouver une famille toute faite. En me quittant pour l'aéroport, il me prit en aparté: « Attention, ce n'est pas facile d'être à la fois un gendre et un fils. » Norma s'inscrivit à l'université Brandeis, près de Harvard, et nous quittâmes Los Angeles pour nous installer dans un deux-pièces à Cambridge, dans le Massachusetts.
Pour ma thèse de doctorat, je choisis un sujet qui était, dans le climat politique de l'époque, totalement dépourvu de réalisme et d'application. Elle portait sur les aspects juridiques des échanges entre les pays communistes et les pays capitalistes. Mon sentiment que les deux blocs antagonistes pourraient coexister et coopérer reposait d'abord sur un instinct. Je devais ma survie aux Russes autant qu'aux Américains: si l'effort militaire de ces deux alliés n'avait pas hâté la défaite de l'Allemagne, je n'aurais pu être libéré. Je ne pouvais pas dissocier mes analyses de mon expérience. J'en avais retiré la conviction fondamentale que les relations entre ces deux puissances conditionneraient pour l'avenir et la paix du monde. Ma thèse reçut, en 1956, le prix Addison Brown et, honneur exceptionnel, fut publiée en deux livraisons de cent pages chacune par la prestigieuse Harvard Law
Review. Je n'en revenais pas. Je considérais mon sujet comme beaucoup trop éloigné des préoccupations économiques et politiques de l'époque pour susciter une grande attention. Mon travail, qui constituait l'article principal d'un numéro de la revue était suivi d'une communication du juge Irving Kaufman, l'homme qui avait condamné les époux Rosenberg; puis, dans l'autre numéro, d'Archibald Cox, admirable conscience, qui sera le procureur de l'affaire du Watergate qui destituera le président Nixon. Je reçois des propositions de plusieurs universités importantes pour y être professeur. Mais ma génération est emportée par une vague d'idéalisme et de confiance 159
dans le nouvel ordre international; il est donc plus naturel que j'oriente ma carrière vers l'ONU, symbole et creuset de cet avenir. En 1956, je suis nommé conseiller juridique au cabinet du directeur général de l'UNESCO à Paris. Mes amis qui m'ont entouré, si gentiment et si gaiement, dans le tourbillon de la vie américaine veulent me dissuader d'accepter ce poste. Norma est intriguée; sa mère perplexe: « Qu'est-ce qui t'empêche d'être avocat à Los Angeles ou à New York? Ne vois-tu pas le rôle que tu peux jouer ici? Je comprends que tu n'aimes pas les piscines et les Cadillac. Mais faut-il que tu emmènes ma fille dans cette lointaine ville étrangère, alors qu'elle attend son premier enfant? N'as-tu pas assez lutté dans ta vie? » Mon désir soudain de retourner sur le continent où j'ai échappé de si peu à l'extermination semble, à vrai dire, un peu absurde. Surtout au moment où les portes _ s'ouvrent pour moi en Amérique. Mais je reste inébranlable. Sans vouloir déprécier Hollywood, je sens que j'ai des choses plus importantes à faire. Ainsi que beaucoup de mes condisciples et de mes professeurs, je crois qu'après le dernier bain de sang, le plus grand de tous, nous allons à présent réussir à édifier un monde nouveau basé sur le respect universel des droits de l'homme. J'ai de mon futur travail à l'UNESCO une vue quasi mystique. L'éducation, la science, la culture, et surtout leur application dans les zones déshéritées du monde, me semblent constituer le fondement de toute accession à la dignité humaine. Je suis impatient de mettre en œuvre les merveilleux instruments que Harvard m'a donnés. J'ai vingt-sept ans; une épouse charmante; et je serai bientôt père. «Mère », dis-je à Jessie, étonné de m'entendre prononcer ce mot disparu depuis si longtemps de mon vocabulaire, « Hollywood et Wall Street survivront bien sans moi. Avec Norma, je pourrais faire pire que commencer ma carrière dans l'une des villes les plus prestigieuses du monde! » Nous partîmes sur le Liberté, et nous retrouvâmes à la 160
table du commandant dans ce qui était alors, incontestablement, le meilleur restaurant floUant. Par la suite, Léo Sauvage reconnut qu'i! avait envoyé un câble de l'AFP au paquebot français pour l'informer par un bluff qu'un jeune diplomate important et sa charmante épouse étaient à son bord. Il reconnut également que cette ruse était sortie tout droit de mon vieux sac à malices de Landsberg.
A Paris, mon existence m'apparaît bien vite remplie, justifiée et séduisante. Ma fille Helaina est née et Norma s'est inscrite à la Sorbonne. Les forums internationaux auxquels je participe retentissent de propositions audacieuses. Dans ces babels colorés, chatoyants, où les Occidentaux côtoient les premiers représentants du tiers monde naissant, les amitiés se nouent, les grands principes s'élaborent. Je me donne complètement à cet idéal. Bien sûr, l'organisation se révèle lente, lourde, passive même, mais il me semble qu'il s'agit de difficultés naturelles, d'ajustements entre la réalité et l'idéal, et que tout finira par s'harmoniser. Ma nouvelle situation me permet aussi de réaliser un projet essentiel: retrouver Nico, lui qui, à Auschwitz puis à Landsberg, avait été, avec Ben, plus qu'un ami, plus qu'un frère. Sa silhouette, narquoise et désinvolte, est un souvenir qui remonte à plus de dix années; j'ai peut-être maintenant la possibilité de le revoir. J'ai l'impression, en tentant de renouer ces liens rompus par le temps, de retrouver une certaine unité de mémoire et d'identité. Je veux rester fidèle à mon passé. Je demande, par voie diplomatique, au gouvernement hollandais de mener une enquête pour obtenir le lieu de résidence de Nico. Huit jours plus tard, on me communique une adresse à Amsterdam qui est celle du « domicile de M. Nathan Waterman ». J'éprouve un choc curieux en lisant pour la première fois le nom complet de Nico. Il me semble comme étran161
ger. Et cette précision d'état civil me fait entrevoir une réalité: tout est rentré dans l'ordre. Nico est un personnage démobilisé pour cause de calme et de prospérité ... Nico ? Je prends l'avion pour Amsterdam. L'adresse me conduit dans le quartier le plus déshérité. De vieux immeubles, tristes, sales, à la façade délavée, derrière lesquels .on imagine très bien le rude travail auquel contraint la pauvreté. Je grimpe un escalier sombre, en ciment, à la rampe branlante. Je frappe à la porte de l'appartement qui devrait être celui de Nico. Une jeune fille ouvre, elle paraît surprise : « Monsieur Waterman est-il là ? » Elle secoue la tête. « Ah non, à cette heure-ci, il est au travail! » Elle me communique l'adresse et m'apprend qu'elle est sa fille, âgée de vingt-deux ans, mariée à un marin. Nico a une fille de vingt-deux ans? ! Les renseignements qu'elle m'a donnés me conduisent à travers des ruelles, bordées par les façades lépreuses de petits commerces. Nico ici? Non, ce n'est pas possible. Je me dis que, dans quelques minutes, je vais m'apercevoir qu'il s'agit encore d'une de ces blagues dont il avait le secret. Je vérifie à plusieurs reprises le numéro. Je suis devant la vitrine miteuse d'une petite épicerie kaschère. Le magasin est étroit, plongé dans la pénombre. L'homme que je recherche, mon héros, à l'énergie indomptable et à la vitalité prodigieuse, il est là ! A travers la vitre sale, je l'aperçois nettement. L'Humphrey Bogart, vêtu autrefois avec élégance et recherche de son pardessus bleu et d'une écharpe blanche, est à côté du comptoir, en train de coùper quelques tranches de saucisson pour une clientèle qui fait la queue, , pitoyable. Mes pensées s'entrechoquent. C'est imbécile, grotesque! Nico avait si bien gagné sa survie! Il est impossible qu'il soit venu échouer là, pour de nouveau devenir un mort viv&nt.
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Je m'approche. Il n'a pratiquement pas changé. Ses gestes sont toujours vifs, précis; même s'ils servent aujourd'hui à enrouler dans du papier joumalles modestes achats de ménagères des quartiers déshérités. Je pousse la porte du magasin. Une odeur rance me saisit. Nico lève la tête. Il me dévisage. Par mon allure, je ne peux être un acheteur. Puis, sur un ton encore incrédule, il lance : « Mula ?» Je hoche la tête, ému, sans voix. Nous nous embrassons longuement. Il semble avoir oublit ses clients qui, muets et perplexes, assistent à nos retrouvailles. Il me détaille en riant. Son regard s'arrête sur mon pardessus, mon costume de bonne coupe. « Eh ! dis donc, crapule, les choses ne vont pas trop mal pour toi! Qu'est-ce que tu fais? - Je travaille pour les Nations unies. » Il semble faire un effort de mémoire. « Ah oui, ce truc pour. les réfugiés qui nous a fait sortir de prison à Landsberg ? » Je souris, mais sa réflexion m'a atteint: je ressens, à cet instant, combien Nico est un homme du passé. Il n'a ni vu ni perçu l'évolution de l'après-guerre. Face à des mutations qu'il ne comprenait pas, il s'est tassé, indifférent. « Viens, je t'emmène. » Il sursaute. « Tu rigoles, et mon patron? - Laisse, je m'en occupe. » Cinq minutes après, nous sortions. J'avais obtenu, pour mon ancienne idole, une trêve dans sa confrontation avec le quotidien. Nous marchons le long des canaux. Je passai mon bras autour de son cou. Nico, mon Nico, m'apparaît fragile, vulnérable. « Tu te souviens? » Impossible de savoir qui l'a dit le premier... Aussitôt, les souvenirs se bousculent, resurgissent en cascade, ponctués d'éclats de rire. Anecdotes oubliées, détails enfouis, tout notre passé - sauf l'horreur. 163
Je l'emmène dîner dans un restaurant réputé. Avant de s'y rendre, il a insisté pour passer chez lui se changer. L'intérieur est minable. Pour lui, tout va mal, et il sent que je le constate. Mais il est toujours aussi fier. Son comportement interdit qu'on ait la moindre pitié de lui. Au restaurant, il me questionne de nouveau : « Dis-moi encore, comment va Ben? - Ben Kaufman est devenu un homme d'affaires prospère à Melbourne. - Sans blague! Alors, je vous ai pas mal dressés avec le bohnen café. Et comment se fait-il que tu parles si bien l'anglais? » Je lui raconte mon long périple. Il m'écoute, attendri. « D'ailleurs, lui dis-je, tu devrais partir pour l'Australie. Je pourrais m'occuper des autorisations nécessaires. » Il hausse les épaules. « Penses-tu! Et puis, de toute façon, Mula, tu perdrais ton temps. - Mais laisse-moi essayer. » Il sourit. « Si tu veux, pourquoi pas ? » Plus tard, je le fais venir à Paris. Il passe dix jours chez moi. J'entreprends les démarches pour lui obtenir un visa d'immigration. La première réponse est un refus laconique. J'insiste. Je reçois une lettre de l'ambassade australienne. En termes mesurés, elle m'explique que « les problèmes posés par le casier judiciaire de M. Waterman ne permettent pas de retenir sa candidature ». Nico, entre-temps, est reparti pour Amsterdam. Il accueille la nouvelle avec flegme. Il a repris son activité dans l'épicerie. Neuf mois plus tard, il meurt, seul, dans sa chambre, d'une crise cardiaque. A quarante-huit ans. J'imagine qu'au cours de ses dernières années, on pouvait sourire en voyant ce personnage aux vêtements usés et mal coupés. Mais croire que Nico était devenu un raté, c'était passer rigoureusement à côté de l'essentiel. La plupart des gens sont formés pour évoluer dans des périodes normales, sereines, emplies de certitudes; Et là, ils peuvent faire illusion et même passer pour de grands hommes. Mais en cas de crise véritable combien d'indivi-
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dus aujourd'hui superbes s'effondreraient comme des pauvres types? Nico n'était conçu que pour les périodes de détresse. Il fallait un défi à relever, un environnement sans règles ni limites et alors il puisait dans toutes ses ressources. Un héros authentique. Revenu aux limites étroites, aux règles strictes, il s'était étiolé, convaincu qu'il n'avait plus de raison de vivre puisqu'il ne s'agissait plus de survivre. Comme il semble injuste, déconcertant, qu'après avoir mené la même lutte que moi, il se soit trouvé vidé de ses dernières réserves et n'ait été récompensé de sa ténacité que par une vie de misère ...
La tristesse que fut pour moi la nouvelle de la mort de Nico coïncida avec un profond désenchantement dans mon travail. Je venais d'accomplir un tour du monde pour le compte de l'Unesco, avec de longues haltes en Turquie, en Iran, en Afghanistan, au Japon et dans d'autres pays que je n'avais jamais vus. J'avais parcouru l'Inde, du Nord au Sud et d'Est en Ouest, discuté avec les intouchables de Calcutta aussi bien qu'avec les membres raffinés du Cricket Club de Bombay, avec les disciples du mahatma Gandhi et du pandit Nehru - des problèmes apparemment insurmontables de cette vaste démocratie. Mais, à mon retour à Paris, je constatai qu'en réalité une bureaucratie pesante absorbait toute mon énergie, et que les résultats concrets devenaient de plus en plus minces. En peu de temps, les carences de l'idéal avaient déchiré nos rêves et nos ambitions. Partout, au sein des grandes organisations internationales, l'opportunisme et l'indifférence avaient balayé, momentanément au moins, tout espoir de réforme. Poursuivre, à vingt-huit ans, une carrière de bureaucrate ne pouvait avoir qu'un effet stérilisant. Il fallait rompre. Quand je repense à ces années, je suis sûr d'avoir eu
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raison. Je revois Zulfikar Ali Bhutto, qui devint plus tard président du Pakistan, - un familier de la maison des parents de Norma au temps de ses études, où il courtisait sa sœur iranienne adoptive, Lailee Bakhtiar. «Zulfi », ainsi que nous l'appelions, était déterminé à œuvrer pour consolider l'indépendance menacée et la démocratie fragile de son pays récemment sort~ de l'Empire britannique. Vingt-cinq ans après, on le pendit sur l'ordre d'une dictature militaire. Je repense aussi à mes longues discussions enflammées avec un sensible et talentueux collègue de l'Unesco, l'ambassadeur Fereydoun Hoveida; et, plus tard, avec son frère, Amir Abbas Hoveida, Premier ministre d'Iran - exécuté sur les ordres de l'ayatollah Khomeini, sans même un semblant de procès. « L'avantage de l'Unesco est que, n'ayant pas de pouvoir réel, si elle ne peut pas faire beaucoup de bien, elle est également dans l'impossibilité de faire du mal à quiconque. Combien de gouvernements, ou d'institutions peuvent en dire autant? » disait Edward de Grazia, un jeune avocat de Washington qui était entré, comme moi, au service de l'organisation par idéalisme. Ed avait apporté avec lui une conception des échanges culturels qui faisait le pendant à mes vues sur le rôle des échanges économiques. Si sa croyance en l'innocuité de l'Unesco semblait juste à l'époque, les événements lui ont depuis . donné tort. L'Unesco peut faire du mal, et l'expulsion d'Israël de ses h~utes instances sous le prétexte indécent qu'il s'agit d'un Etat raciste ne fut pas sa seule action pernicieuse. J'ai suivi, au fil des années, le lent déclin moral du système de l'ONU. Je suivais, bien sûr, avec un profond attachement, la quête d'Israël pour sa sécurité. Le supplice des trains qui traversèrent la nuit de mon enfance fut à l'origine de sa création. «Si seulement tous les Arabes étaient comme toi! », disais-je, du temps d'Harvard, à mon camarade, timide et idéaliste, le cheikh saoudien Ahmed Zaki Yamani - devenu président de l'OPEP. Avec la conviction, tandis que je le taquinais, lui et d'autres amis arabes 166
(et qu'ils me rendaient la pareille, avec un « Si tous les Juifs étaient comme toi! »), que ma conception d'une conciliation soviéto-américaine, par le biais d'un réseau de liens économiques, industriels, technologiques, culturels, pouvait aussi, un jour, s'appliquer à Israël et aux Arabes. Mais l'hostilité entre les deux peuples n'avait fait que croître au fil des années. Et devant sa pénétration au sein des institutions internationales pour lesquelles je travaillais, je fus contraint de choisir: si cette vie, qui m'avait été conservée par tant de miracles, devait avoir un sens, il fallait que je trouve une autre voie. Une voie plus constructive. J'eus J'occasion d'exprimer publiquement mon point de vue, au cours d'un débat internationâl organisé par Radio France, au directeur général de l'Unesco, et au Premier ministre luxembourgeois, Gaston Thorn, qui venait de présider l'Assemblée générale de J'ONU. Pour la première fois depuis ma démission, en 1959, de ces organisations, j'étais confronté à deux de leurs personnalités dirigeantes. Je fus étonné moi-même par la dureté de mes propos qui - bien sûr - ne les visaient pas personnellement. Mais je ne pouvais m'empêcher de songer aux efforts vains de toute ma génération. « Vous, monsieur le directeur général, vous n'êtes pas fier, j'en suis sûr, des déviations qui ont récemment compromis les nobles tâches de votre organisation dans les domaines de l'éducation, de la science et de la culture. Et vous, monsieur le Premier ministre, vous avez présidé à New York, sans joie, j'en suis certain, une Assemblée scandaleuse aux Nations unies. L'histoire retiendra qu'à une époque où le monde affrontait la pauvreté, la faim, la pollution, la course aux armements, la décision solennelle sortie de ses États membres fut une diffamation honteuse, et lâche, du peuple juif. Le peuple qui, plus que tout autre, a souffert du racisme est aujourd'hui accusé d'être raciste. » Encore une fois je me trouvais ramené aux raisons d'être de ma survie, et de mon combat: « Jamais plus! »
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Comme tant de jeunes Américains et d'Européens, je me sentis intrigué, puis mobilisé, par la candidature, originale et vigoureuse, à la Présidence, d'un sénateur presque inconnu, John Kennedy. Son style, son ton, ses équipes de travail, m'apparaissaient extrêmement prometteurs après les années d'immobilisme d'Eisenhower. Une génération nouvelle, qui avait vingt ans au début de la guerre, paraissait conquise, et désireuse d'être menée, par le premier d'entre les siens, à briguer le pouvoir politique. Je fis miens les espoirs de cette génération, sentant, j'ignore à quel titre, qu'une part de leur Amérique vivait également en moi. J'avais rencontré le jeune sénateur du Massachusetts quand il était membre du Conseil de surveillance de l'Université de Harvard. Quand je reçus mon doctorat, deux autrés furent décernés en même temps - au cardinal Cushing, de Boston, et à Douglas Dillon, futur secrétaire au Trésor. Le sénateur remarqua 'avec humour que j'étais le seul à l'avoir mérité par mon travail, les deux autres docteurs l'étant à titre honoraire. Au début de 1960, j'avais été invité, en pleine campagne électorale, à prendre la parole devant !a Commission du commerce international du Sénat des Etats-Unis. Mon exposé, dans la fièvre de la course à la Présidence, parut constituer pour les parlementaires une approche en contrepoint avec les idées reçues. La poli ti169
que étrangère des États-Unis souffrait d'une vue trop manichéenne de la seule puissance rivale, celle de l'Union soviétique. Elle manquait d'une stratégie à long terme pour faire évoluer les choses dans un sens plus constructif. Pour la diplomatie de l'époque, le monde était tranché. Cela ne pouvait pas durer éternellement. Il n'était pas digne d'une grande démocratie de se contenter d'accumuler les fusées sans faire appel à toutes les ressources de l'intelligence pour trouver un autre chemin. J'estimais que si les États-Unis voulaient imprimer dynamisme et mouvement à leur politique, au-delà de la simple course aux armements, il fallait avant tout essayer de comprendre l'univers mental, la méthode d'analyse et de dialogue de ceux qui, inévitablement, étaient appelés à devenir leurs interlocuteurs, pour le meilleur ou pour le pire: les dirigeants du Kremlin. Presque aussitôt, le président de la Commission me demanda d'en devenir le conseiller. J'acceptai, car je ressentais déjà à quel point ma contribution au monde de demain, quelle qu'elle fût, était liée à l'évolution des rapports entre l'Est et l'Ouest. Durant l'été 1960, je m'installai, avec ma femme et notre fille Helaina, alors âgée de trois ans, dans une demeure de trois étages à Georgetown, le quartier le plus pittoresque de Washington. Personne ne soulignera jamais assez combien l'échelle modeste des dimensions de cette ville, sa verdure, son calme, son harmonie générale constituent un bienfait pour la direction politique de l'Amérique. La capitale fédérale est un lieu très particulier. Le cœur de la première puissance mondiale reste, par le ton et le rythme, un endroit réellement provincial. La solen- . nité qui entoure encore l'exercice du pouvoir, si baroque et si ostentatoire en Europe, y est tout à fait inconnue. Les décisions importantes ne sont pas prises derrière des doubles portes capitonnées. C'est tout au contraire souplesse, familiarité, recherche de tous les dialogues, simplicité des rapports. Peu après mon arrivée à Washington, je fus invité à 170
rejoindre l'équipe des conseillers qui élaboraient, dans la campagne très indécise et serrée contre le vice-président Richard Nixon, les dossiers du candidat Kennedy. Le braintrust sur la politique économique internationale où je travaillais était présidé par George BaIl, futur soussecrétaire d'État. Je pus échanger des points de vue et donner des avis aux figures politiques qui constituaient la force vive de la campagne Kennedy, et qui étaient à l'affût d'idées et de projets nouveaux à intégrer dans les déclarations et les prises de positions publiques du candidat à la Maison-Blanche. Le général de Gaulle était alors au pouvoir à Paris, et les relations Europe-Amérique traversaient une phase délicate. BaIl était un ami intime de Jean Monnet, et nous formions tous un groupe d' «Européens» convaincus. Notre ambition était, au premier chef, d'élaborer une nouvelle collaboration, étroite, un grand dessein démocratique, une véritable alliance économique entre l'Amérique et l'Europe. La spontanéité au sein de l'équipe de travail m'enchantait. Je retrouvais régulièrement dans un snack-bar des amis comme Tom Finney, Richard Gardner ou Mike Rashish, parmi les plus proches conseillers du futur président, qui déjeunaient d'un sandwich et d'un Coca, discutant avec des personnalités déjà prestigieuses comme Dean Acheson, ou Averell Harriman. Aucun rapport hiérarchique. En permanence, un échange d'idées et une grande ouverture d'esprit. Notre travail se déroulait dans l'enthousiasme. Installés dans un appartement au milieu du bruit des machines à écrire, des conférences improvisées et de la circulation incessante des personnes, nous confrontions nos notes sur des coins de table. Tout nous paraissait alors possible, réalisable. L'univers, il nous semblait, dépendrait de notre capacité à inventer. Quand je vis le nouveau Président prêter serment face au Capitole, j'eus le sentiment qu'avec la victoire de John
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Kennedy, une génération pleine d'idées et de volonté arrivait pour longtemps au pouvoir. Dès ses premiers discours, je retrouvai, stupéfait, dans ses propos, formulés avec son curieux accent de Boston, des fragments entiers de mes rapports. Les recherches, peu au goût du jour, que j'avais faites à Harvard revêtaient une importance politique soudaine. Naguère rebut de l'Europe, voilà que je soufflais ses paroles au Président américain! Notre optimisme, en ces jours d'euphorie, présentait une grande analogie avec celui des premiers pionniers du Nouveau Monde - et notamment dans notre tendance marquée à sous-estimer les obstacles incommensurables qui nous attendaient. Dans son best-seller intitulé Les meilleurs et les plus intelligents, chronique riche en révélations sur l'équipe d'hommes qui ont entouré Kennedy et sur leur travail, l'écrivain David Halberstam a donné à son titre une intention ironique et sceptique. On le comprend. Mais, à l'époque, ils étaient vraiment convaincus qu'ils représentaient une élite, investie d'une mission semblable. à celle accomplie dans les années trente par leurs aînés, formés eux aussi à Harvard. A cette époque-là, les États-Unis, minés par l'inflation, brisés par trente millions de chômeurs, défigurés par les manifestations violentes, étaient plus qu'au bord du chaos. Un homme, Franklin Roosevelt, et son équipe, étaient arrivés alors avec la foi et la volonté d'un sursaut démocratique. Cette renaissance, au moyen du New Deal, d'une société de justice et d'effort, fut ce qui permit en fin de compte à la démocratie d'écraser le fascisme. De sauver l'Europe. De me sauver. Grâce à cette renaissance, l'Amérique avait pu, en partant de zéro, au moment tragique de Pearl Harbor, déployer des armadas puissantes contre les deux plus redoutables appareils militaires que le monde ait jamais connus. La politique de reconstruction du New Deal avait permis à Roosevelt, Marshall, Eisenhower, MacArthur et Truman de diriger lès grandes armées alliées jusqu'à la victoire finale.
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Ce fut sur les plages du Pacifique et de la Manche que l'ère américaine commença, avec la noble démonstration que la liberté démocratique peut l'emporter sur la tyrannie. Le défi, sous Kennedy, était de nouveau gigantesque pour notre génération. Les buts à fixer étaient au moins aussi ambitieux, la gravité des problèmes, surtout internationaux, aussi préoccupante que lorsque Roosevelt accéda au pouvoir. Il fallait encore une fois donner le dernier mot à l'intelligence. Tout simplement... Dans son discours inaugural, le Président exposa ce défi, et annonça une recherche de nouveaux concepts aptes à le relever, en des termes qui faisaient écho à mon passé, et qui coïncidaient parfaitement avec mes aspirations et mes préoccupations: « ... Car l'homme détient, en ses mains mortelles, le pouvoir d'abolir toutes les formes de la misère, et toutes les formes de la vie. » L'Histoire semblait lancée dans une directiQn nouvelle. Enfin, nous pourrions nous attaquer aux vrais problèmes de l'avenir, et non à ceux - anciens, rebattus, et peut-être même faux - du passé. De grands conflits paraissaient impossibles à l'ombre d'un holocauste atomique. L'homme allait devoir déplacer son énergie de la conquête militaire vers des formes de concurrence plus élaborées et plus productives, en canalisant la science et la technologie dans l'optique de la prospérité et de la paix.· Le miracle de l'éducation - auquel, personnellement, je devais mon passage de l'état sauvage parmi les ruines de l'Europe d'après guerre à la qualité de membre de la société washingtonienne -, ce même miracle pouvait aussi changer le sort de millions d'êtres qui croupissaient encore, ici et là, dans la misère et la dégradation. L'idéalisme et l'énergie inépuisables de la jeunesse s'appliqueraient à construire plutôt qu'à détruire. Les jeunes gens qui, des siècles durant, n'avaient guère été invités qu'à lutter, en braves, sur des champs de bataille, et les jeunes femmes qui s'étaient trouvées cantonn.ées dans le rôle de mères de famille allaient avoir l'occasion, 173
la mISSIon, de puiser dans leurs forces vives et leurs talents inutilisés en vue d'un avenir de concurrence pacifique et de progrès généralisé des sociétés humaines. Dans cette concurrence, les meilleures armes de l'Amérique régneraient en maître. Tel était le rêve ...
Mes responsabilités ne sont pas de premier plan mais vivre, à trente ans, si proche du pouvoir est grisant, presque irréel. Je travaille avec des hommes de l'Exécutif comme avec ceux du Législatif. Je conseille à la fois le Département d'État et la commission économique conjointe du Congrès. Je suis fasciné par l'équilibre des forces dans le jeu politique américain. Il m'apparaît comme une garantie essentielle contre l'arbitraire, une protection contre des tragédies semblables à celles que j'ai connues. La présidence impériale et ses abus ultérieurs n'étaient pas encore perceptibles. Ma situation personnelle, par contre, restait insolite. Associé parfois à des prises de décisions secrètes, disposant d'un accès à des documents confidentiels, je restais citoyen étranger. Certes, les services de la CIA et du FBI avaient scrupuleusement épluché mon passé. Ma position restait néanmoins bien anormale. Qui étais-je? L'interrogation lancinante qui nous avait harcelés, Ben, Nico et moi, dans le régiment américain, le jour de la capitulation de l'Allemagne, je la ressentais identique au milieu de mes amis, de mes compagnons de l'épopée Kennedy, où pourtant je me sentais tellement à l'aise et tellement accepté sans réserves. Étais-je européen? Certes, car ce continent m'avait marqué dans ma chair. Étais-je également australien? Un peu, car c'est là que j'avais cessé d'être un sauvage et un illettré. Ce pays m'avait éduqué, remodelé, transformé en un sujet britannique, à une époque où la moitié du monde vivait encore au rythme et autour de l'Angleterre de Churchill. Et pourtant, c'est dans le cadre des États-Unis, et là seulement, que ma volonté d'agir semblait enfin pouvoir 174
s'épanouir. J'étais de tout cœur américain. Mais toujours p,as; en vérité, aux yeux de la loi. Je ne vivais pas aux Etats-Unis depuis assez longtemps pour satisfaire aux conditions de naturalisation. Et j'étais entré comme étudiant, non pas comme immigrant. En 1961, le Congrès, auquel je m'identifiais tant, me nom!De par une décision spéciale citoyen à part entière des Etats-Unis. John Kennedy m'envoie un fac-similé de cette « loi Pisar », ainsi que le stylo avec lequel il l'a signée. Telle est l'Amérique. Mes amis se réunirent dans ma maison de Georgetown pour fêter l'événement. Je circulais ému comme un enfant, je contemplais leurs visages détendus, chaleureux. Nous avions le même âge, et rien ne nous différenciait en apparence. Mais ils avaient grandi dans leur pays, au Massachusetts, en Oklahoma ou en Californie, imprégnés d'une profonde tradition démocratique et entourés de certitudes. Moi, j'étais né dans l'abattoir de l'Histoire et j'avais été façonné par l'épicentre même de la plus effroyable secousse politique et humaine. Au fond de moi, je sentais que je serais, désormais et sans réserve, leur concitoyen; mais jamais tout à fait semblable. Ma seule intimité serait avec mes souvenirs, avec la solitude. Ma naturalisation me parut, au fond, déjà ancienne. Elle avait eu lieu quand j'avais à peine seize ans, lorsque le soldat noir du char à l'étoile blanche, en me libérant, avait fait de moi, à l'instant même, un Américain, comme lui. Ce qui venait de se passer, avec cette décision solennelle du Congrès, n'était au fond qu'une simple légitimation. Alors, je me tournai vers l'assistance et, ne pouvant pas leur exprimer ce que je ressentais au fond de moi, je me contentai d'une simple boutade qui cachait mal cependant mon émotion : « Vous, messieurs, vous êtes citoyens américains par un simple accident de naissance, moi je le suis de par la volonté du peuple! »
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Malgré ma convIctIOn qu'il fallait absolument que l'Amérique sorte de l'ornière de la guerre froide dans ses relations avec Moscou et Pékin, il m'était difficile de fermer les yeux sur les problèmes posés par le ton belliqueux du Kremlin. J'avais pu vérifier, de l'intérieur, la vulnérabilité du système soviétique, car j'avais dix ans lors de l'invasion brutale de la Pologne par les nazis, en 1939, et du partage du butin entre Hitler et Staline, qui aboutit à l'occupation de la moitié est du pays par l'Armée rouge. De notre balcon, j'avais contemplé, avec ma famille, l'entrée de la cavalerie soviétique, curieusement constituée de Slaves, de Mongols et de musulmans. Je me rappelle le soulagement de mes parents. Certes, les Russes arrivaient en occupants mais ils l'avaient fait à maintes reprises au cours des siècles précédents ... Ils étaient devenus communistes sans doute, mais on tentait de se rassurer, en rappelant que la pensée révolutionnaire qui inspirait le pouvoir soviétique avait eu aussi des racines à Bialystok. Au fond, le mauvais nous évitait le pire. Les Russes nous permettaient d'échapper à la férule nazie. Ce « salut» se paya d'un prix élevé. Tous les chefs de famille durent se faire délivrer de nouvelles cartes d'identité. Si cette carte était timbrée du mot «bourgeois », la famille était contrainte d'échanger sa maison avec «les représentants des classes laborieuses ». Le déménagement devait être effectué en quelques heures et les occupants devaient abandonner tous leurs meubles sur place. Nous commencions à vivre dans l'angoisse des visites nocturnes, des coups frappés à la porte à minuit. Un grand nombre de familles juives étaient ainsi, subrepticement, ramassées et exilées en Sibérie. Ceux qui, comme mes cousins, durent partir, désespérés, n'imaginaient évidemment pas qu'ils auraient là-bas des chances de survie bien plus grandes que ceux qui restaient à Bialystok où Hitler scellerait, si prochainement, notre destin. Les autorités soviétiques vinrent chez nous alors que 176
mon père réparait un moteur d'automobile. Il se tenait devant eux, les mains pleines de graisse. Ce fut suffisant pour que sa carte d'identité portât la mention « travailleur », faisant de nous des membres de la nouvelle classe privilégiée. Mon attitude à l'école prit aussi une orientation différente. La qualité de l'enseignement dispensé par les communistes était supérieure à celle que j'avais connue auparavant. Je pris goût aux études. Il y avait à cela une explication psychologique. J'étais gagné aux idéaux révolutionnaires qui découlaient de l'endoctrinement auquel nous étions soumis. Nous nous considérions, avec enthousiasme, comme les plus jeunes citoyens de l'État prolétarien. Nous adhérions, avec foi, à cette séduction idéologique. Nos professeurs multipliaient les récits sur les pogroms et autres forfaits commis par l'ancien régime à l'encontre des Juifs; le déni des droits civiques; le refus de l'enseignement supérieur; l'enlèvement, dans les rues, de garçonnets de six ou sept ans, pour remplir les quotas de recrutement de l'armée - ces « soldats du tsar Nicolas », qui restaient vingt-cinq ans sous les drapeaux, perdant tout sens de leur identité. Au contraire, les exploits des géants, Marx, Lénine et Staline, qui faisaient irruption dans le monde pour le délivrer de toute injustice et de toute oppression, nous étaient racontés de manière éloquente et convaincante, comme des contes pour enfants, le soir au coucher. Nous frissonnions de joie à la description de la grande révolution d'Octobre qui en constituait l'apogée. Un homme «nouveau », l'homme communiste, avait ainsi fait son apparition dans l'Histoire. Chacun, qu'il soit russe, polonais ou juif, pourrait mener désormais, sans la moindre discrimination, une vie de liberté, de dignité, et de bien-être. Pour moi, le monde devenait clair comme le jour : l'Union soviétique était progressiste, le reste de l'univers conservateur et soumis encore aux formes les plus odieuses de l'exploitation de l'homme par l'homme.
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J'annonçai à mes parents que, plus tard, je deviendrai. général dans l'aviation soviétique. En attendant, je portais le foulard rouge des jeunes pionniers et, à douze ans, mon goût de la compétition sportive m'avait permis d'acquérir le grade de capitaine chez les cadets militaires. Mon père et ma mère n'étaient pas tout à fait enthousiasmés par ma conversion. Mais j'attribuais leur attitude au fait qu'ils appartenaient beaucoup trop à l'ancien monde pour comprendre, d'emblée, les révélations du nouveau. Ils eurent la sagesse de ne pas tenter de s'opposer, du poids de leur autorité parentale, à l'enseignement communiste qui m'était dispensé. Une telle attitude de leur part aurait créé, dans mon esprit, un conflit intolérable. Nous avions reçu la consigne, de nos maîtres, de rapporter toute «déviation» que nous pouvions constater dans nos familles. Mon état d'exaltation était tel que j'aurais, je n'en doute pas, pu obéir à la consigne. Hitler prit le Danemark, la Norvège, la Hollande, la Belgique, le Luxembourg, puis la Yougoslavie et la Grèce. Nous apprîmes, pendant l'été 1940, qu'il avait occupé Paris, et vîmes des photos de nazis casqués, remontant les Champs-Elysées au pas de l'oie, vers cet Arc de triomphe que je connaissais grâce aux cartes postales envoyées par tante Barbara, avant la guerre. Combien de temps l'Angleterre tiendrait-elle? Presque toute l'Europe était mhintenant sous la botte d'Hitler, mais il n'avait pas osé - et n'oserait pas avancer contre l'invincible Armée rouge. Le 22 juin 1941, l'effondrement, incroyable, des forces soviétiques devant l'offensive des divisions nazies ébranla mes convictions comme aucune autre révélation n'aurait pu le faire. Où était donc le moral indomptable de l'homme communiste? Les responsables soviétiques, civils et militaires, s'enfuyaient en abandonnant tout. Où était donc la puissance irrésistible de l'armée du peuple?
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Fuyant vers l'est, avec ma famille, dans un camion procuré par mon père, je voyais les bataillons de l'Armée rouge transformés en colonnes lamentables de prisonniers, sales, affamés et complètement désemparés. Plus aucun commandement, ni aucune résistance. Au bout de quelques jours, devant la progression des nazis, notre retraite fut coupée et nous dûmes nous résigner à l'inévitable. Plus encore que la défaite, sans coup férir, des soldats soviétiques, c'est la manière dont leur courage militant s'était évaporé qui me laissait stupéfait. J'ai vu là plusieurs de nos professeurs d'origine ukrainienne, lituanienne, biélorusse, et autres officiels se comporter d'une manière qui interdisait de continuer à croire en leur cause. La trahison sans pudeur, la collaboration empressée avec l'ennemi de la veille, la corruption apparaissaient comme quelque chose d'instinctif, et pour eux une sorte de libération. J'étais encore trop jeune pour le formuler en mots, mais déjà assez âgé pour comprendre que leur foi ne devait pas être bien profonde pour disparaître à ce point d'un seul coup. Un système de valeurs si fragile pouvaitil continuer à prétendre être réellement un système? Je me rappelle avoir lancé un regard furtif -à mon père qui pilotait le camion, en songeant que lui, au moins, était solide, digne de- confiance, dans toutes les circonstances.
Cette vulnérabilité du système soviétique, dont j'étais très jeune un témoin direct, je la ressentais au milieu de la guerre froide comme une faille essentielle et une occasion à saisir. Je ressentais aussi, vis-à-vis des Russes, une dette de reconnaissance - celle qu'on ne peut manquer d'avoir envers ceux qui, en mourant, vous ont sauvé la vie. Par conséquent, j'avais des relations Est-Ouest une vue bien moins tranchée que la plupart de mes collègues 179
de Washington. Ma foi dans les effets apaisants d'une coopération, d'abord économique, entre les deux camps ennemis reposait sur la conviction que l'agressivité de Moscou résultait plus d'un sentiment de faiblesse que d'une position de force. Il fallait en convaincre les dirigeants et le président des États-Unis. Rien n'était moins évident pour eux. Ils en voulaient beaucoup à Roosevelt d'avoir été si indulgent face à Staline dont Hitler avait tragiquement assuré la promotion dans le camp des défenseurs de la liberté. En pleine crise de Berlin, qui évidemment n'arrangeait rien, je dépose un rapport de cent trois pages, officiellement publié par le Congrès, auquel j'ai travaillé plusieurs mois: « Un nouveau regard sur la politique économique envers le bloc communiste. » Le clîmat général ne pouvait pas s'y prêter plus mal. Mais l'Amérique m'avait appris à ne pas craindre d'aller à contre-courant des idées dominantes. J'écrivais dans l'introduction : «Nos attitudes politiques envers le bloc communiste restent marquées par le manque de rigueur, de clarté et d'esprit de suite. A l'intérieur aussi bien qu'à l'étranger, l'impression suscitée par cette absence de stratégie cohérente a été celle d'une dérive dans n'~porte quelle direction. En conséquence, la position des Etats-Unis à l'égard de l'Union soviétique et de ses satellites est devenue de plus en plus isolée des autres membres de l'Alliance Atlantique. » A ma surprise, cette analyse obtient, dès sa publication, les honneurs de la première page du Washington Post et des articles, des débats dans plusieurs autres grands quotidiens. L'évolution des esprits s'accélérait sans préjugé. On peut faire confiance aux Américains pour aller jusqu'au bout. Mon rapport, rédigé en termes mesurés, comportait bien des concessions de forme envers les croisés de la guerre froide. Je ne cherchais pas à heurter, mais à convaincre. Le général David Sarnoff m'exprima ses réticences avec regret, mais sur un ton mesuré. Il était l'une des personnalités dominantes de l'establishment par son 180
pouvoir économique et par son impact sur l'opinion publique. Il ne pouvait être que foncièrement allergique à la révision politique que je suggérais. Ce fabuleux immigrant, si fier du grade militaire qu'il avait acquis en organisant le réseau de communication des forces armées pour Eisenhower pendant la Seconde Guerre mondiale admirait à présent Richard Nixon. Il était le symbole même du « complexe militaro-industriel ». Il me disait: « Écoute, mon garçon, tes idées ne mèneront à rien. Tu es dans l'erreur. Complètement. Tu dois m'écouter. Ce que tu fais est un dangereux contresens. Ton intelligence ne peut pas se mobiliser pour une si mauvaise cause.» Il balaya mes convictions, après un long débat, par une formule définitive: « On ne peut coexister avec les Russes et les Chinois. Il faut seulement les combattre, et jusqu'à la mort, un point c'est tout. Et, si nécessaire, avec leurs propres méthodes. » Décontenancé par une analyse aussi rigide, je tentai d'avancer un argument susceptible de le toucher: « Mais alors, nous deviendrons comme eux ! Comment pourrez-vous expliquer après aux jeunes qu'il reste des idéaux à défendre, au prix du sang? » Il secoua simplement la tête, en me contemplant. Il semblait sincèrement désolé de voir ce jeune homme, pour lequel il avait de l'affection, et sur qui il fondait de grands espoirs, rester sous l'emprise d'idées aussi irréalistes. Un autre de mes croisés favoris de la guerre froide, Louis B. Mayer, chercha, lui aussi, à conférer à ma carrière une direction différente. L'empereur du: cinéma américain, fondateur de la légendaire Metro Goldwyn Mayer, qui faisait et défaisait les plus grandes stars de Hollywood, me proposa, dès ma sortie de Harvard, de devenir un avocat de sa compagnie. Personne n'aurait pu être plus persuasif que lui: c'était pour mon bien. A la fin, je conclus que si des hommes comme Samoff et Mayer estimaient que tel devait être mon avenir, il 181
fallait évidemment que je m'oriente vers autre chose, et je le dis à Norma. C'était de mauvais augure, étant donné la pression exercée par ses parents pour tenter de nous faire revenir à Los Angeles. J'aurais dû voir là un présage de ce qui allait ternir notre bonheur, mais j'étais trop absorbé par mon travail' pour sentir la menace.
En novembre 1961, je fais partie d'une mission dirigée par le sénateur Jacob Javits, président de la commission économique des parlementaires de l'OTAN, dans un voyage qui nous conduisit à Paris, puis à Moscou et dans plusieurs capitales de l'Europe de l'Est. Le but de cette mission était d'explorer les perspectives d'échanges 'entre l'Est et l'Ouest. Les officiels rencontrés dans la capitale soviétique restaient méfiants, sceptiques. Mes thèses sur l'ouverture ne les séduisaient en rien, eux non plus. Ils avaient peur, et refusaient l'ouverture de leur système à l'influenceoccidentale, même par le biais de l'économie. C'était encore le rideau de fer. Il s'agissait d'un réflexe, qui devait, à mon avis, s'estomper avec le temps et à l'épreuve des faits. Si l'Amérique vivait ainsi, psychologiquement, les 'derniers spas'mes de la guerre froide, l'Europe, elle, témoignait déjà d'une attitude plus pragmatique et plus audacieuse. Les échanges économiques entre les deux superpuissances demeuraient encore dérisoires. Je proposais, pour détendre les relations avec Moscou, que Kennedy envoie une sorte de signàl au Kremlin en levant son embargo sur l'importation de produits jusqu'ici interdits sur le territoire américain, parce que ~ccusés d'être fabriqués par des « travailleurs esclaves ». Nous voulions croire que le goulag, encore mal connu - c'était avant le coup d'éclat de Soljenitsyne -, pourrait être démantelé. Il me semblait que le maintien des embargos, méticuleux, vexants et stériles, ne faciliterait 182
en rien l'application des réformes antistaliniennes engagées par Khrouchtchev. Robert Kennedy, McGeorge Bundy, Robert McNamara et beaucoup d'autres esprits remarquables étaient réceptifs, ainsi que le Président lui-même, à une conception totalement nouvelle des rapports Est-Ouest. Tous comprenaient que la qualité de ces rapports aurait une répercussion profonde sur les relations de l'Amérique avec un tiers monde de plus en plus remuant, et sur d'autres problèmes mondiaux. Mais ils se trouvèrent eux-mêmes de plus en plus entravés dans leur action par les bureaucraties puissamment retranchées, quasi autonomes, du Pentagone, de la CIA, et du Département d'État. Ils sous-estimèrent la grande portée du complexe militaro-industriel, contre lequel Eisenhower lui-même avait mis l'Amérique en garde à son départ de la Maison-Blanche. Ce fut tragique de voir les maladresses, les simplifications abusives, et les détournements de priorités qui amenèrent l'intelligence de tous ces hommes au point mort. Une erreur de stratégie semblait déboucher sur une autre. Le sommet de Vienne, en 1961, au cours duquel le Président s'était montré trop poli et trop timide, ainsi qu'il le reconnut lui-même, poussa Khrouchtchev à mettre à l'épreuve la fougue du «jeune homme inexpérimenté ». La crise des missiles de Cuba, le désastre de la baie des Cochons, l'engagement accru au Viêt-nam, en hommes comme en matériel, conduisirent bientôt les deux superpuissances à une nouvelle phase de la diplomatie au bord du gouffre. Dans ce climat, l'enthousiasme pour des initiatives hardies dans les relations Est-Ouest, avancées par l'équipe dont je faisais partie, se dissipa vite. Comble d'ironie: elles seraient reprises, avec vigueur quelque dix ans plus tard, par le président Richard Nixon.
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Mes collègues, dans l'entourage du Président Kennedy, s'étaient maintenant installés au gouvernement avec l'ambition, bien naturelle, de durer. Des situations importantes me sont accessibles, mais je ne veux pas diluer mon énergie, émousser mon sens critique, dans un travail qui resterait celui d'un bureaucrate, à quelque niveau que ce soit. Je savais qu'une telle vie n'était pas faite pour moi. Durant des années, j'avais travaillé à l'ombre protectrice d'institutions diverses: en étudiant à l'université, en fonctionnaire international à New York et à Paris, puis national, à Washington. Je n'avais pas tenté de gagner ma vie dans le dur monde de la concurrence depuis mes seize ans, à Landsberg. Expert des relations juridiques et économiques entre l'Amérique et l'Europe, je songeais à ouvrir un cabinet spécialisé à Paris. Ce désir d'un retour en Europe prenait forme au moment où je refusais les propositions de grands cabinets d'avocats de New York. En réalité, je me rendais compte que ni la construction de l'Europe, ni l'élaboration d'une détente Est-Ouest, ne se feraient par les voies diplomatiques. Le temps jouait contre nous, et le fossé entre les q1entalités, entre les deux mondes, devenait immense. Par contre, j'avais accueilli avec enthousiasme la signature du Traité de Rome, première étape vers l'unification
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européenne, qui me paraissait un objectif essentiel pour la survie de la démocratie et de la paix. Ce dessein, que j'avais tant étudié et défendu à Harvard, semblait enfin sur le point de transformer le vieux continent. Il fallait être proche de ce théâtre d'action, où le destin du monde pourrait se jouer de nouveau. Quittant Washington pour l'Europe, je m'arrête à Lausanne. Je dîne chez mon client, l'acteur Yul Brynner, en compagnie de l'adorable Audrey Hepburn et du banquier anglais Loel Guinness. Au cours de la soirée, Guinness me questionne : « Quels sont vos projets? - Me rendre à Paris pour chercher un appartement et un bureau; je compte ouvrir un cabinet d'avocat international. - Oh, cher ami, j'ai certainement ce qu'il vous faut. Je possède un immeuble place de la Madeleine, dont le troisième étage est inoccupé. Je peux vous le louer. » Éberlué, je regardai Guinness. La rapidité avec laquelle ce Crésus considérait avoir réglé mes problèmes m'embarrassait. Comment lui dire que mon budget était très restreint, que je n'avais encore aucun client, et que l'emplacement qu'il me proposait était certainement beaucoup trop superbe pour moi? Je tentai une timide réplique: « Vous'savez, j'aurais juste besoin de deux pièces, pour moi et une secrétaire. » Guinness balaya royalement cette objection: « Écoutez, je rentre demain à Paris avec mon avion. Vous m'accompagnez et vous jetterez un coup d'œiL·» Le lendemain, résigné, j'étais à Paris avec lui. Dix jours plus tard, j'emménageais dans une suite de quatorze bureaux donnant sur l'église de la Madeleine et son ravissant marché aux fleurs. Mon premier geste fut de camoufler les pièces inoccupées, pour que les clients en puissance ne se rendent pas compte de la profonde solitude de l'avocat qu'ils venaient consulter.
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Je pars de zéro avec comme seul appui un modeste cabinet à Los Angeles, dirigé par un homme chaleureux et compétent, Leon Kaplan. Mais ma connaissance des problèmes du Marché commun me permet d'avoir rapi'" dement pour premier client une importante société fabriquant des réacteurs nucléaires pour l'énergie civile qui me fut présentée par un ancien collègue de l'Unesco. Elle me demande d'analyser les responsabilités juridiques qui pourraient découler d'un éventuel accident. Les clients affluent ensuite sans trop de difficulté et réunissent des personnalités aussi diverses que des chefs d'entreprise, des vedettes de cinéma, des écrivains... J'occupe bientôt tout le troisième étage de l'immeuble, puis je déborde sur le deuxième, et enfin sur le sixième. Je suis à la bonne place, Paris est devenu le centre de l'Europe occidentale en matière de droit international. Ethel, la fille d'oncle Nachman, arriva de Melbourne afin de poursuivre ses études à la Sorbonne, ainsi que Pierre, le fils de tante Barbara, de New York. Le magnétisme que Paris a toujours exercé sur les miens persiste. Je me retrouvai donc nanti d'une famille internationale et multilingue, tout comme l'était mon cabinet d'avocat. J'étais membre du barreau de Washington, conseiller juridiquè à Paris, et avocat à la cour de Londres. Mon admission outre-Manche dans la vénérable société de Gray's Inn me ramena aux traditions qui m'avaient si profondément séduit quand, à mon arrivée en Australie, j'avais pu goûter à la démocratie. Par quel caprice du destin le rescapé d'Auschwitz et de Landsberg devint-il un membre à part entière du barreau britannique, dînant et discutant sous ces élégants lambris qu'on prétend fièrement provenir des madriers d'un galion pris à l'Armada espagnole? Qu'avais-je de commun avec cette salle ancienne, à part le fait qu'elle aussi avait été partiellement détruite par les bombes incendiaires d'Hitler? Pourtant, je ne me sentais pas déplacé dans mon plus récent uniforme - la perruque blanche et la robe noire d'avocat - dans les jardins dessinés par Sir Francis 187
Bacon, parmi des collègues d'Angleterre et du Commonwealth - hommes blancs ou de couleur venus du Nigeria, de Ceylan, de la Malaisie, de la Nouvelle-Zélande, de la Jamaïque, et de partout ailleurs où la loi britannique avait imprimé sa marque. S'il y eut quelque chose de caricatural dans le toast rituel que nous portions chaque soir « au souvenir pieux, glorieux, et immortel de la Bonne Reine Elizabeth» (la Première) ou à la santé de. la souveraine régnante, je n'en fus pas conscient alors; Les contrastes violents qui avaient caractérisé mon existence paraissaient vraiment insondables et j'avais, depuis longtemps, cessé d'y réfléchir. Une ombre au tableau: les relations Est-Ouest ne se développaient pas comme je l'espérais. On a bien conclu quelques premiers accords dans lesquels j'ai joué mon rôle de conseiller, notamment la construction d'une chaîne d'hôtels Intercontinental en Europe de l'Est. Mais l'immense potentiel d'échanges entre les matières premières de l'Union soviétique d'un côté, les céréales, l'équipement et la technologie des États-Unis de l'autre, n'est guère exploité. Toutefois, mon travail est d'une agréable diversité et, au fond, je retrouve une bonne part de l'univers hollywoodien, que Louis B. Mayer, fondateur de la MGM, voulait m'imposer. Il est piquant de prendre le petit déjeuner à New York avec Catherine Deneuve, ou à Madrid avec Ava Gardner, pour discuter du contrat de leurs prochains films; puis de s'envoler pour Londres et de participer à un déjeuner de travail à la banque Rothschild. Je négocie pour Richard Burton l'achat d'un jet privé qu'il souhaite offrir à Elizabeth Taylor pour son quarantième anniversaire, tout en poursuivant des négociations avec un consortium de banques europeennes pour l'attribution d'un prêt de centaines de millions de dollars à un groupe de compagnies multinationales. J'aide Jane Fonda à aplanir ses problèmes matrimoniaux et professionnell!, pendant qu'elle. milite avec passion contre la guerre au Viêt-nam. En même temps, je donne des avis sur l'implantation de sociétés françaises 188
en Amérique, de banques japonaises en France, et de sociétés anglaises en Allemagne.
Au cours de cette activité cosmopolite, brillante mais pas vraiment exaltante, le client auquel, cependant, je dus consacrer le plus de temps était le petit personnage à la tête rasée, au visage émacié, au corps squelettique, que j'avais longtemps oublié. Il n'eut pas à payer ses honoraires: c'était le matricule B-1713 d'Auschwitz. Quand le gouvernement du chancelier· Konrad Adenauer adopta une loi offrant une indemnisation financière aux victimes des atrocités nazies, je fus violemment indigné. Comment admettre un instant que de l'argent pourrait effacer ces crimes? Quelle perversion! Lorsque Israël adopta une position contraire et accepta du régime ouest-allemand le versement de réparations, la décision me choqua. Mais je me l'expliquai par la situation extrêmement précaire du jeune État juif. Mon cas était bien différent et n'avait pas les mêmes justifications. A quel prix pouvait-on oser évaluer ce que j'avais perdu? A combien estimer mon destin disloqué, le bouquet de fleurs blanches jeté dans la cheminée de notre maison, la bague de fiançailles de ma mère arrachée par le SS sous la menace de sa baïonnette, la montre de mon père échangée contre un peu d'eau, toutes ces vies fauchées? Indemniser, croire qu'avec quelques marks on pourrait effacer la plus grande monstruosité de l'Histoire ? Jamais. Je rencontrai David Ben Gourion et son jeune bras droit Shimon Peres. Je dialoguai avec Nahum Goldmann, qui avait négocié l'accord avec l'Allemagne. Après leur avoir parlé, je fus troublé. Pouvais-je me consid~rer comme un meilleur Juif que le fondateur de l'Etat d'Israël et le président du Congrès juif mondial? Au fur et à mesure que je retournais le problème dans ma tête, je devenais simplement exaspéré : «Au fond, qu'ils paient! » Ainsi donc, j'étais encore marqué d'un réflexe de ven189
geance ! L'argent ne serait pas une compensation, mais le seul moyen, au fond, de forcer les Allemands à expier? Je revis comment, à la fin de la guerre, quand nous apprîmes que les Américains avaient lâché des bombes atomiques sur le Japon, je m'étais exclamé, instinctivement: «Pourquoi n'en ont-ils pas envoyé une ou deux sur l'Allemagne? » Cette soif de vengeance remontait encore et encore chez beaucoup d'entre nous. Et il me vint à l'esprit que cet argent n'était pas offert à titre d'indemnité; c'était la seule façon que les Allemands connaissaient de dire « Pardon ». Au fond de mon cœur, c'était le repentir, et non pas une impossible expiation que je demandais. Je pris ma décision juste avant la date limite fixée par la loi. La procédure fut longue et complexe. Je m'y suis engagé avec tout mon talent juridique. Il me fallait prouver que mon père avait bien été exécuté par la Gestapo, que j'étais bien à Bialystok quand les SS envahirent le ghetto, et qu'ensuite j'avais bien été déporté dans les camps de la mort. Les témoins et les preuves qui n'avaient pas été détruits par les nazis étaient fort rares. Finalement le prix de ces quatre années d'esclavage ne dépassait pas quelques milliers de dollars, moins que la note d'honoraires que j'avais présentée, peu auparavant, à une grande firme pour quelques jours de consultation. Je n'ai jamais touché à un sou de cet argent. Il est sacré à mes yeux. J'attends le jour où je pourrai l'utiliser pour honorer la mémoire de mon père, de ma mère et de ma sœur.
Avocat international, je pourrais, certes, profiter de ma vie intéressante et prospère. Mais j'en éprouve assez vite les limites. L'assassinat de John Kennedy, puis celui de Martin Luther King, m'avaient beaucoup affecté, ainsi que la plupart des Américains. 190
Quand Robert Kennedy tombe à son tour, je commence à m'int~rroger sur les forces sinistres qui se manifestent aux Etats-Unis. Et, tout comme j'avais conclu, lors de mon arrivée à Harvard, que cette démocratie trouvait en elle-même les ressources de guérir ses maux spécifiques, je commençais à la soupçonner d'être également capable de semer les germes de sa propre destruction. Dans ma vie privée, j'ai aussi des motifs d'inquiétude. Notre seconde fille, Alexandra, est née en 1965. Mais Norma ne se trouve pas dans son élément à Paris. Norma est une enfant d'Hollywood; sa famille lui manque, ainsi que l'effervescence et la créativité de cet univers particulier. Elle éprouve, en outre, le besoin de se réaliser pleinement, et de concrétiser ses aspirations artistiques. Elle décide d'étudier la musique et le chant. De mon côté, je passe un doctorat à l'université de Paris pour parfaire ma connaissance des pays communistes et surtout de la Chine. de Mao. Je tente d'innover, de repenser les procédés économiques et juridiques pour un monde qui change à une vitesse galopante. Je sentais alors que j'avais besoin de me renouveler. Mes batteries intellectuelles avaient besoin d'être rechargées, ainsi qu'elles l'avaient été une fois déjà, pendant ma tuberculose, avec les pérégrinations littéraires où la maladie m'avait mené. Mais surtout j'étais préoccupé par ma relation d'amour-haine avec la culture. de l'Europe de l'Est, où mes ancêtres avaient plongé leurs racines, des siècles plus tôt, quand ils étaient venus dans cette partie du monde - une culture maintenant développée au point de défier celle de l'Amérique. Les deux grands tyrans du siècle avaient successivement croisé ma vie dans cette région. Sur Hitler, mon triomphe avait été complet - à la fois physiquement et mentalement. Sur Staline, il avait été plus limité : j'avais rejeté les graines empoisonnées de l'endoctrinement idéologique, plantées dans mon esprit à un âge tendre. Mais le système que ce tyran avait établi était encore très vivace. Je 191
savais qu'on ne pourrait pas le détruire par la force des armes; que, cette fois, il n'y aurait pas de triomphe matériel. Il fallait trouver une voie nouvelle. Je découvre alors, dans les prémices d'autres catastrophes, le défi que je cherchais : écrire un livre sur. la manière de dénoncer la confrontation Est-Ouest, d'où un conflit apocalyptique pouvait soudain surgir. Oui, je devais démontrer d'une manière systématique, documentée et technique que ma thèse n'était pas utopique, mais réaliste et applicable - et qu'elle était même le seul espoir pour l'avenir. Je comprends aujourd'hui que ce projet devint, du moins en partie, une tour d'ivoire où je m'isolai de la crise familiale imminente que je me refusais à affronter. Bref je me repliai sur moi-même. Il me sembla que mon ouvrage serait non seulement scolastique par son contenu, au point de n'intéresser que des experts, mais aussi trop loin des courants à la mode dans la pensée contemporaine pour toucher un vaste public. Je mis tout ce que je pus dedans: ma conviction que tes méthodes conventionnelles de la diplomatie ne pourraient jamais extirper le poison des relations soviétoaméricaines; que seul le développement d'un réseau de liens économiques, culturels et humains entre les deux sociétés pourrait atteindre ce but. Le projet allait me prendre six années de travail solitaire. J'écrivais le soir, après la journée à mon cabinet; dans mes déplacements en avion; et dans mes attentes aux aéroports. Je griffonnais des notes durant mes heures de bureau. Mais j'accomplissais surtout cette tache de réflexion et d'écriture dans la propriété familiale de Valéry Giscard d'Estaing, à Authon, qui fut, durant cette période, ma maison de campagne, et qui m'offrit l'occasion de nombreux dialogues avec lui. Au fil des années, je différais la publication. Trop d'éléments nouveaux viennent l'enrichir, et compléter ~a réflexion. Ce travail sur la détente entre systèmes politiques antagonistes n'arrive-t-il pas trop tôt? L'opinion est-elle prête à l'accepter? Chaque jour révélajt de nouveaux éléments de tension et de conflit. Les Etats-Unis
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et l'URSS poursuivaient inexorablement leur rivalité militaire et idéologique, aussi stérile que ruineuse, paralysant toute action constructive. Ce que j'appelais Les Armes de la Paix, m'apparaît comme la seule chance de pacifier les esprits et de stabiliser les rapports internationaux autour d'un intérêt réciproque. Je tentai d'éclaircir le système d'idées qui avait mûri progressivement en moi à -partir· de ma vie et de mon action. Je m'appuyai, en particulier, sur trois expériences. Citoyen forcé, pour un temps, de l'empire soviétique, je connaissais les ressorts et les inSuffisances de l'URSS. Le monde de Staline ne restait pas, pour moi, comme aux yeux des politiciens et des diplomates, une abstraction. Je voulais aussi appliquer le résultat de mes recherches précédentes à Harvard, ainsi que mes initiatives et dialogues politiques à Washington et à Paris. Enfin, grâce à l'activité professionnelle au sein de mon cabinet, je découvrais les milieux des décideurs industriels, financiers et économiques, et je retirais de mes observations une analyse pratique. . Vu de l'Ouest, je pensais que, sans une voie vers la .détente, rien ne serait possible : ni le freinage de la course aux armements, ni un effort efficace pour sortir le tiers monde de sa misère. Il me semblait aussi que cette démarche était la voie qui pouvait amener, peutêtre, une ouverture dans la société concentrationnaire de plus en plus pesante en Union soviétique, et favoriser un certain respect des libertés humaines. Il fallait contribuer à en faire une politique. Ma position de principe a toujours été à mes yeux intellectuellement claire et je n'ai jamais varié. A l'Est, l'ouverture économique doit marcher de pair avec les droits de l'homme. En tout état de cause, il ne peut y avoir de progrès économique durable qui ne soit fondé sur la libre circulation des hommes et des idées. Si Rostropovitch ne pouvait jouer, si Soljenistyne ne pouvait écrire et si Panov ne pouvait danser, alors les savants ne pouvaient pas inventer, les techniciens ne pouvaient pas innover, les managers ne pouvaient pas gérer. .Toute comparaison entre le régime nazi et le système
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soviétique me demeurait pénible. Mais l'expérience du Ille Reich montre que la racine de sa perte tenait à ce qu'il n'a pas permis à des hommes. comme Albert Einstein, Thomas Mann ou Willy Brandt de pouvoir respirer à l'intérieur de ses frontières. Si elle le leur avait permis, l'Allemagne ne serait pas devenue cette société sinistre, suicidaire. Je ressentais mieux que tout autre l'impatience des victimes des goulags face aux calculs prudents de « politiques » occidentaux. Ce désarroi, cette fureur, je les avais éprouvés lorsque, enfermé moi-même, j'attendis ce qui me sembla être une éternité, avec mes compagnons, l'arrivée, si lente, des forces alliées qui nous libéreraient. Les troupes de Zhukov, Patton et Montgomery restaient immobilisées par d'interminables divergences de vues tactiques, par des vanités personnelles, tandis que, dans les camps, le nombre quotidien des exterminations ne cessait de croître, de jour en jour. Oui, j'approuvais, sans réserve, la démarche intellectuelle et morale des dissidents. Mais ... je ne pouvais pas non plus détacher ma pensée du fait central. L'affrontement direct entraînant un risque de conflit nucléaire serait pure folie. Alors, par quelle voie passait, à notre époque, si radicalement différente de celle de nos parents, ce qu'on appelle « la libération» ? Je me refusàis à admettre que, prisonnier entre ces deux désastres, l'acceptation du goulag et l'anéantissement nucléaire, l'esprit humain capitule. Je sentais renaître en moi l'instinct animal de la survie. Il m'apparaissait absurde et dangereux que plus du tiers de la population de la planète - la Chine, l'URSS et l'Europe de l'Est - soit pratiquement exclu des échanges internationaux. Absurde et dangereux. Il fallait donc élaborer, avec ces partenaires en puissance, un véritable tissu d'intérêts réciproques. J'étais surpris et consterné que les grands industriels et banquiers de l'Occident refusent même de l'envisager. Prisonniers d'une gestion à court terme, ils ne manifestaient aucun goût pour cette ouverture vers l'Est, dont dépendrait pourtant le sort de la guerre ou de la paix. 194
Finalement, en 1969, j'envoie à mon éditeur américain un manuscrit de plus de mille pages, auxquelles sont jointes des milliers de notes, rédigées en plusieurs langues : chacune expliquant les sources de mes recherches. Sa réponse, par télégramme, ne soulage guère mon inquiétude: « Votre manuscrit est beaucoup trop long et beaucoup trop technique. Simplifiez tout cela. » Je m'exécute. Malgré ces aménagements, je n'envisage pas que ce livre puisse intéresser beaucoup de lecteurs, en dehors de quelques spécialistes, universitaires et hommes politiques. Pourtant, dès sa parution, le débat suscité ne cessera de s'élargir et de s'approfondir. Je suis invité à prendre la parole devant plusieurs commissions du Congrès des États-Unis. Une longue synthèse du livre est rédigée par le Conseil national de sécurité, sous la direction de Henry Kissinger, à l'attention de la Maison Blanche. Le gouvernement américain me demande de collaborer à l'ébauche d'un traité commercial avec l'Union soviétique, le premier depuis quarante ans... Des discussions s'engagent à la Chambre des Communes britannique, à l'Assemblée nationale française, aux Cortes espagnols et au cours d'une réunion de parlementaires de l'OTAN, au Bundestag, à Bonn. En Europe, le livre est scindé en deux volumes publiés à peu d'intervalle. Jean-Jacques Servan-Schreiber préface Les Armes de la Paix et Valéry Giscard d'Estaing préface Transactions entre l'Est et l'Ouest. Je constate ainsi, pays après pays, que ma tâche correspondait à une attente, un besoin qui coïncide avec le désarroi du monde du pouvoir. Notre univers p<]litique n'a guère que le temps de gérer les affaires d'Etat au jour le jour. Le milieu économique est durement secoué par toutes les critiques de l'opinion publique. Aux uns et aux autres, ma théorie de la détente, fondée d'abord sur l'expansion des rapports économiques, technologiques et culturels, et finalement humains, sans calcul idéologique, semble offrir un nouveau projet, une justification. L'ouvrage tombe bien. 195
On me félicite d'avoir « choisi le bon moment ». Je sais qu'il n'en est rien. Pur hasard. Cet acte, je l'ai accompli sans illusion excessive, et je suis trop lucide pour me laisser abuser.
J'ai voulu écrire ce présent livre en raison du pressentiment grandissant en moi que nous vivons une époque où des forces d'une capacité de destruction inouïe, s'accumulent dans le monde entier; un monde qui, par un beau jour d'été, peut se trouver à nouveau ravagé par des orages imprévus. Mais parler de ses pressentiments implique qu'on parle de ce qui les suscite, et une fois qu'on aborde une chose importante, il faut continuer jusqu'au bout. Tout dire. Ce que j'ai accompli a marqué de jalons mon chemin parcouru depuis la mort - physique et spirituelle - jusqu'à la vie, et je dois en parler si je veux présenter un compte rendu fidèle de mon itinéraire singulier. Ce qui m'importait à l'époque des Armes de la Paix, c'était d'avoir pu susciter l'accord de tendances émanant d'horizons aussi OPRosés que la Pravda en URSS, le Wall Street Journal, aux États-Unis, le Nihon Keizai de Tokyo et Le Monde à Paris. Des personnalités aussi diverses que le sénateur Edward Kennedy, l'industriel Giovanni Agnelli, le philosophe Raymond Aron et le chancelier autrichien Bruno Kreisky, enrichirent le débat. Des perspectives d'action de longue portée s'ouvrirent devant moi. Le livre fut publié dans de nombreux pays. La version allemande, intitulée outre-Rhin La Grande Affaire, était dédiée, bien sûr, à Nieo et à Ben, mes deux compagnons dans la souffrance et la liberté. Nico aurait particulièrement apprécié la plaisanterie, je crois. Cela lui aurait rappelé La Grande Affaire que nous avions tous trois montée à Landsberg, entre les vainqueurs et les vaincus. Imaginez la stupéfaction de tous les critiques distingués qui ont si favorablement accueilli mon livre s'ils avaient su qu'à l'origine de ma thèse, il y avait peut-être le souvenir 196
de notre commerce du bohnen café de seconde main entre les Américains fabuleusement riches et les Allemands affreusement pauvres de 1945. . Après l'achèvement du manuscrit, Ben arriva de Melbourne pour passer la période de Noël 1969 avec nous à la campagne, dans la propriété d'Authon. C'était maintenant un homme d'affaires prospère, et plus replet qu'à notre dernière rencontre, mais il avait conservé toute sa spontanéité et sa chaleur humaine. Par son allure ronde, ses gestes énergiques, et son accent de Bialystok, il tranchait avec la solennité du lieu. Ben avait serré avec flegme la main .de Valéry Giscard d'Estaing, et dîné sans émoi à la table de quelques familles aristocratiques du Val de Loire. Son franc-parler et son naturel m'enchantaient. Ce que je disais me paraissait par contraste curieusement mesuré. Je me demandai si lui aussi me trouvait très changé. Comme toujours minutieux, presque maniaque, il inspecta la maison de fond en comble, pour s'assurer que les portes s'ouvraient et se fermaient bien, que notre installation électrique fonctionnait convenablement, et que l'antenne de TV ne nécessitait pas de réglage. Peu après son arrivée, nous allâmes faire une longue marche dans les bois avec notre chien que les enfants appelaient Balalaïka et qui avait grand besoin d'être dressé. Pour des raisons évidentes, ni Ben ni moi n'aimons les chiens trop bien dressés. Je regardais sa silhouette étoffée, engoncée dans un manteau de fourrure, progressant à mon côté dans la neige profonde et essayant, sans succès, de maintenir sur nos talons l'animal indépendant. Il s'arrêta tout à coup et me regarda avec gravité. « Comment vas-tu, Mula ? Bien? - Évidemment, répondis-je, mal à l'aise, me demandant s'il faisait allusion à ma situation conjugale ou à ma vie en général. Pourquoi cette question ? - Ne penses-tu pas que tu devrais te calmer un peu? -.- Que veux-tu dire? Tu sais bien que je suis toujours calme! 197
- Je veux dire que tu t'agites comme un poulet auquel on vient de trancher la tête.» Agacé, j'expliquai : « Benek, ce que je fais est extrêmement important. J'ai beaucoup de responsabilités. J'ai ... » Il se figea sur place et leva les yeux au ciel comme pour le conjurer d'envoyer quelque lumière dans mon esprit«Mon pauvre ami, dit-il, crois-tu qu'on ait besoin de toi à ce point? » Sa question me prit au dépouIVU. Je sentis s'envoler mon agacement... et mes arguments. Tous ces dignitaires, toutes ces conférences: avait-on besoin de moi, ou avaisje besoin d'eux ? Inutile de finasser, j'étais face au seul homme qui me connaissait réellement. Il paraissait presque en colère maintenant: « Que faistu avec tous ces gens, ces minis$res, .ces membres de l'establishment, ces vedettes de cinéma, ici, en Amérique, un peu partout? J'ai du mal à te reconnaître! Tu te comportes comme eux - quand tu manges,. quand tu parles... Tu leur ressembles. Occupe~toi davantage de ta famille et de ta santé. C'est .cela qui importe. » Je détournai mon regard du sien. Nous avions l'air si différents l'un de l'autre! Des mondes à part. Et pourtant, je me sentais si proche de lui! Depuis nos retrouvailles dans le camp de Blizin, à treize ans, notre amitié était restée totale, irremplaçable, en dépit de l'énorme distance géographique qui nous· séparait, et des années que nous avions passées sans nous voir. Nous avions tous deux noué de nouvelles amitiés; bien sûr. Mais que signifiait réellement le mot «amitié» dans la civîlisation d'aujourd'hui? Plus les amis que je m'étais faits au fil des ans étaient importants et encensés, et plus j'étais enclin à me demander: «Comment se serinent-ils comportés au milieu des horreurs, des humiliations et des épreuves de mon passé? Auraient-ils soutenu la comparaison avec Nico et Ben?» Très peu sortaient vainqueurs "de cet examen.
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Nous poursuivîmes notre marche dans le froid, d'un même pas, comme toujours - habitude indéfectible d'alors. Le silence était tombé entre nous. Le visage de Ben était sévère, son regard distant. Il me dit enfin, comme s'il avait attendu le dernier moment pour exprimer ce qui lui tenait le plus à cœur : «Tu sais, Mula, tes idées sur le développement des relations avec les Russes, les Chinois, les Arabes, les Allemands ... c'est plutôt douteux, je trouve. , - Mais, Benek, avons-nous le choix? Toute autre politique ... » Il me coupa: «Tu sais, je ne suis pas bien informé sur toutes ces questions, mais comment peux-tu savoir où sont les limites? En Allemagne, par exemple, quand tu conseilles des banquiers de Francfort, les types dont tu serres la main sont peut-être d'anciens nazis, et même des SS des camps. - Peut-être, Ben, on ne sait jamais, Mais faut-il en rester éternellement au passé? » Du doigt, il me frappa la poitrine. «Il ne faut peut-être pas que nous vivions dans le passé, mais le passé vit en nous. Attention, Sam. Ce que tu as de plus authentique en toi, c'est ton passé. Il n'y a rien de plus fort ni de plus vrai que cela. A force de mener ton existence actuelle, tu finiras par perdre de vue l'essentiel, comme la plupart des gens que tu fréquentes. » Comme à Blizin, quand il avait chassé mes idées de suicide, ou à Melbourne, quand il avait balayé mes velléités de renoncer à des études supérieures, nous restâmes face à face, comme si l'avenir dépendait de cet instant. Alors, soudain, il me fit un sourire maladroit - il avait presque l'air de s'excuser - puis il saisit Balalaïka par son collier et repartit vers le château.
Troisième partie
LES CHAOS D'AUJOURD'HUI
Ô genre humain, né pour t'élever, Pourquoi tombes-tu au vent léger?
DANTE.
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Quand j'arrivai dans l'appartement new-yorkais où j'étais invité à dîner, elle fut la seule personne que je remarquai. Brésilienne? Grecque ? Yéménite? Il Y avait dans sa beauté quelque chose de profondément insolite. Au milieu de la réception mondaine et prévisible, il émanait de cette jeune femme au teint si cuivré, à la silhouette si fine, un mélange d'humour et de réserve qui me fascina. Les premiers mots qu'elle m'adressa en français, sachant que j'arrivais de Paris, ne me révélaient rien sur ses origines. Poursuivant la conversation en anglais, je découvris que Judith était américaine. Son univers était très éloigné du mien. Elle me parlait de la peinture d'avant-garde de Mark Rothko, de la musique mathématique de lannis Xenakis et de celle de John Cage, du théâtre expérimental de Peter Brook et de Bob Wilson ainsi que de la compagnie de danse de Merce Cunningham dont elle était directrice. Je sentais que j'affrontais une de ces situations où, dans le cours de ma vie, je n'étais pas à la hauteur. Cette rencontre désorganisa nos vies. Je répartis mon emploi du temps pour être le plus souvent près d'elle. Quand sa compagnie de ballet allait à Mexico ou à Rome, je trouvais une raison d'y être. Elle s'arrangeait, de son côté, pour me rejoindre à Londres, Vienne ou Copenhague. A l'époque j'étais un homme profondément malheu203
reux. Mon mariage avec Norma était devenu sans espoir. Pourtant nous avions tout tenté pour sauver notre foyer et préserver l'équilibre de nos deux filles, Helaina et Alexandra. Judith, qui s'était mariée à vingt ans, souffrait de la même incompatibilité. La situation ne pouvait plus durer. Nous étions à la fois heureux et terriblement désemparés. Nous avions une conscience aiguë de nos responsabilités familiales. Nous comprîmes que nous devions cesser de nous voir ou bien unir nos vies pour toujours. J'avais peur comme jamais je n'avais eu peur de ma vie. Avais-je mal interprété le silence de ma mère en ce jour fatidique de mon mariage à Beverly Hills ? Ce n'était pas la crainte de rompre mes liens d'amitié avec Norma, ni même avec sa famille, qui était aussi devenue ma famille: je savais qu'il n'en serait rien. J'avais peur pour mes enfants : je savais ce que cela signifie pour un gosse de dire au revoir à son· père un matin et de ne pas savoir quand il le reverrait. J'avais peur du décret brutal : «Les femmes et les enfants par ici ; les hommes par là ! ~~ J'avais peur du souvenir de ceux qui avaient dû se lever un jour, chez eux, pour la dernière fois, prendre leurs valises, et quitter définitivement la maison. J'avais peur parce que, cette fois-ci, le mal viendrait de moi; non d'une violence infligée par un ennemi crueL Et pourtant je savais, et Norma savait, et même mes enfants soupçonnaient, que notre mariage était fini. Combien je souhaitai que la Seconde Guerre mondiale n'ait jamais éclaté, que Bialystok n'ait jamais été détruit, que j'aie vécu en paix dans ma ville natale et mené une existence normale qui aurait permis à mes enfants de grandir au milieu de leurs parents, grands-parents, oncles, tantes, cousins, et camarades d'école! Oui, Sam Pisar, dans le fond, la vie t'a récompensé plus que bien des gens. Tu as fait un long chemin. Mais pour ce qui compte vraiment, la résurrection des êtres chers, les disparus dont le souvenir t'a motivé et encouragé durant toutes ces années, tu as échoué. C'est la fail-
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lite. Te voilà incapable de payer les dettes que tu as contractées envers ton sang et ton passé.
Les séparations violentes sont faciles. Celles qui se règlent amicalement sont les plus pénibles et la douleur ne s'efface jamais totalement. Après quinze ans de mariage, mon divorce fut prononcé en 1970. Celui de Judith peu après. Nous fûmes mariés, en septembre 1971, à New York, en présence de nos trois enfants, par le rabbin Abraham Klausner, qui, vingt-cinq ans plus tôt, officiant dans l'armée américaine à Munich, avait dressé la liste des survivants des camps de la mort sur laquelle était apparu pour la première fois le nom de Samuel Pisar. Le fils de Judith, Antony, âgé de neuf ans, vint vivre avec nous à Paris. Mes enfants passent presque autant de temps en France qu'avec leur mère en Californie. Leah naquit en 1972 et Judith accomplit le miracle de reconstituer avec sensibilité et résolution, à partir de tous ces fils apparemment brisés,-un foyer harmonieux. Tandis que j'écris ces lignes, Leah, qui semble avoir pris le meilleur de Judith et de moi-même, a le même âge que Frida quand les bombes commencèrent à tomber sur Bialystok. Ses grands-parents maternels éclatent de rire devant les perles de sagesse qui sortent de sa bouche au petit déjeuner, tout comme les grands-parents de . Frida le faisaient autrefois. Alexandra a l'âge auquel je suis entré à Maidanek. Ses bulletins scolaires sont excellents, et ses revers au tennis sont meilleurs que les miens à cette époque-là. En robe longue, elle passe facilement- trop facilement - pour une adulte. Antony a l'âge que j'avais à Landsberg. Il skie sans peine beaucoup mieux· que moi. Mais il a accepté de renoncer à la moto de ses rêves et attend l'auto qu'il aura sûrement à présent qu'il a passé son bac à Paris et qu'il a été admis à Harvard. Helaina, mon critique le plus subtil et sévère, va sortir
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de l'Université de Californie. Sa passion, c'est la littérature, qu'elle lit avec autant d'aisance en anglais, en français et en russe. Elle trouve Thomas Mann un peu hermétique, mais est enchantée par Flaubert et Tourgueniev, et aime beaucoup Hawthorne et Faulkner. A travers eux quatre, je vis aujourd'hui mon enfance, mon adolescence et ma jeunesse, plus pleinement qu'il ne m'a été donné de le faire en mon temps.
En été 1971, Judith m'accompagne en Union soviétique, avec une délégation américaine réunissant une dizaine de personnalités dont David Rockefeller, Milton Eisenhower, les sénateurs Frank Church et Mark Hatfield et le général James Gavin. Le but de notre visite est la réunion annuelle de la «Dartmouth Conference» appelée ainsi parce qu'elle s'était formée à l'Université Dartmouth. Son objectif était d'approfondir et de développer un dialogue sérieux et discret, entre délégués américains et soviétiques de premier rang, en dehors de -tout cadre officiel. Le niveau des responsables, de chaque côté, indiquait bien l'intérêt que les deux gouvernements portaient aux initiatives que pourraient déclencher ces discussions. Le site choisi était Kiev, capitale de l'Ukraine. L'ordre du jour prévoyait des discussions précises sur le contrôle des armes nucléaires, la pollution des océans et de l'atmosphère, le développement des relations économiques, industrielles et scientifiques entre les deux pays. Les propositions de la délégation américaine, sur ce dernier point, avaient été rédigées sous ma responsabilité. Nous étions arrivés pleins d'optimisme. Après deux décennies de guerre froide, les États-Unis et l'URSS se montraient décidés à rechercher les bases d'une entente sur quelques points cruciaux. J'avais rapidement donné congé au modeste exécutant du KGB camouflé en guide-interprète, lui expliquant que ma connaissance du russe était suffisante pour nous permettre à Judith et à moi de circuler seuls. A Moscou, en
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attendant l'ouverture des travaux, nous avons passé des jours fascinants dans les musées, au Bolchoï et à rencontrer des artistes dissidents. Judith n'admettait pas, et comme elle avait raison, que nous soyons si près de ·la merveilleuse ville de Leningrad sans aller visiter les trésors de l'Ermitage, ni assister à une représentation de l'incomparable ballet Kirov. Une nuit, dans un restaurant sur les rives de la Neva, je me joignis même à un orchestre de balalaïka et je chantai devant l'assistance quelques vieilles romances russes que ma grand-mère avait l'habitude de fredonner. En somme c'était l'euphorie! Mais, quand les deux délégations, installées à l'intérieur du vaste Palais de la Culture de Kiev, s'assirent de chaque côté de la grande table, l'optimisme des délégués américains se dissipa à vue d'œil. Au lieu d'aborder les sujets prévus à l'ordre du jour, les Soviétiques se lancèrent, les uns après les. autres, dans de violentes diatribes. La direction du Kremlin, qui avait jusqu'ici oscillé entre une libéralisation et la poursuite de l'autoritarisme stalinien, paraissait avoir tranché. C'était la répression. Le prétexte qu'ils avaient saisi était celui des Juifs soviétiques désireux d'émigrer en Israël. Aux yeux des officiels, la cause sioniste s'identifiait complètement à celle de tous les fameux « dissidents », à cette avantgarde de l'intelligentsia qui ne cessait de militer, au péril de sa vie, pour un respect plus réel des droits .de l'homme. Cette dissidence croissante constituait une. menace pour le pouvoir en place. Et notre délégation ne fut guère surprise, en écoutant patiemment nos interlocuteurs, de les voir réagir selon la tactique classique de l'amalgame, et notamment d'évoquer « la poignée de traîtres vendus aux capitalistes occidentaux ». Notre malaise s'accrut, par contre, en constatant que nous, venus la main tendue, nous étions aussi mis en cause par ce barrage de propagande. Alors que nous avions accompli ce voyage, et soigneusementchoisi les leaders américains dans chaque secteur
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de la vie active des États-Unis, pour nouer un dialogue destiné, précisément, à dépasser la simple rhétorique officielle, nous étions transformés en accusés, et contraints à écouter des réquisitoires qui atteignaient des limites difficilement admissibles. Tout comme la campagne orchestrée au même moment par la presse soviétique, les interventions dans la grande salle revêtaient une coloration nettement antisémite avec des références volontairement répétées aux« Juifs nazis de New York », et aux « fascistes israéliens de Tel-Aviv ». Les visages américains, encadrés par les écouteurs de traduction simultanée, s'assombrissaient, et se fermaient. Je contemplais les hommes qui nous faisaient face. Ils paraissaient prétentieux et durs. Le coprésident soviétique de la conférence, Alexandre Korneichuk, président du Parlement ukrainien, semblait me fixer, moi plus spécialement, comme s'il Ille· rendait personnellement responsable de ces rébellions contre les tabous du parti. J'avais vu si souvent ce regard, qui reflète un sentiment de supériorité rigide et intransigeant, s'attribuant toutes les vertus et vous condamnant sans espoir. .. Ce regard qui connaissait tout, jugeait tout, tranchait tout, était la projection, la copie conforme de celui qui avait régné si longtemps au Kremlin et devant lequel tout un peuple avait, si longtemps, tremblé sans appel. Ainsi nous en étions encore là ?... Staline était mort mais son regard implacable, sa mentalité d'acier, survivaient toujours, là, devant nous, chez ses disciples. De tous les Américains présents, j'étais le seul à avoir appris, par l'expérience, ce qu'était la vie sous le pouvoir de ce regard - son impact, son sortilège et son mensonge.
L'autobus transportant les délégués amencams s'arrêta en face d'une imposante statue au centre de Kiev, représentant un guerrier vêtu d'une armure et
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brandissant une épée du haut d'un monumental cheval cabré. « Qui est-ce? demanda Judith. - C'est Bogdan Khmelnitsky ! répondit notre guide. Un de nos grands héros nationaux, un des champions, au XVue siècle, de la lutte de libération contre les envahisseurs venus de l'Ouest. » La réponse était totalement stéréotypée, sortie tout droit du texte officiel. Ce n'était guère le portrait que j'avais pu lire dans les manuels scolaires de mon école communiste à Bialystok. Khmelnitsky était un chef de bande cosaque, dont la révolte contre l'occupation polonaise de l'Ukraine fut le seul épisode respectable dans le cours d'une carrière marquée, d'un bout à l'autre, par des raids sanglants, d'affreux pogroms contre les villages juifs. Depuis trois siècles, on ne prononçait pas. son noin dans les synagogues sans ajouter... « Puisse-t-il être effacé! » Quand les bolcheviks vinrent au pouvoir, en 1917, ils flétrirent son action et le précipitèrent dans les oubliettes de l'Histoire. Mais en 1941, Staline, dans un effort désespéré pour mobiliser le pays contre l'envahisseur nazi, réhabilita chaque figure nationaliste "depuis Ivan le Terrible. Khmelnitsky resurgit alors comme un « grand leader ». L'Union soviétique ne trouva la force de résister que dans le formidable fond de courage, d'endurance et de patriotisme du peuple russe, mettant de côté le verbiage de l'idéologie marxiste-léniniste, jusqu'à la victoire finale. Pour les Juifs du monde entier, la réhabilitation de Khmelnitsky fut insupportable. Quand, durant la guerre, mon oncle Lazare apprit que le Kremlin avait créé une décoration qui porterait le nom du cosaque ukrainien, et que le premier soldat soviétique à la recevoir serait un Juif, il réagit violemment et rédigea un article de protestation. Le conflit battait son plein et les journaux australiens refusèrent de publier sa lettre en alléguant qu'elle pourrait passer pour un acte inamical envers un pays allié. A la fin, excédé, Lazare obtint de l'armée une permis-
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sion d'une semaine et imprima à ses frais un pamphlet qu'il alla distribuer à bicyclette, de porte en porte. « Nous sommes fiers, écrivait-il, de l'officier juif honoré pour son courage, mais nous rejetons avec dégoût la médaille Khmelnitsky. »
Notre conférence recommença le jour suivant. Les Soviétiques reprirent leurs attaques là où ils les avaient interrompues, vitupérant contre quiconque à l'Ouest osait s'immiscer dans leurs affaires intérieures. Il devenait impossible de rester passif. L'expression glaciale de mes collègues américains montrait qu'ils étaient choqués des manières inqualifiables adoptées contre eux et en leur présence. Pire, ils découvraient un des fondements les plus haïssables du système communiste, qui rend tout dialogue honnête avec ses représentants extrêmement difficile, sinon impossible, quand ils sont en service commandé. Ces mensonges zélés, cette ferveur hypocrite, ces tendances à parler par formules creuses et prétentieuses, tout cela n'avait qu'un but: ne pas révéler l'inavouable fragilité de l'édifice du pouvoir en place. Au-delà, d'ailleurs, transparaissait une vérité plus complexe. Les hommes qui nous faisaient face cherchaient toujours à préserver leurs intérêts, manifestaient de l'inquiétude quand il y avait une raison d'avoir peur, se montraient tenaces quand il était nécessaire de tenir bon. Mais il s'agissait aussi d'individus capables comme n'importe qui, au-delà de ce double langage, de compréhension et de raison, de bravoure et de sacrifice. La conférence allait à la rupture en raison des assauts brutaux et gratuits des Soviétiques, auxquels faisait face le silence offensé et pesant des Américains. Je fis un signe au général Gavin et au sénateur Church et me dirigeai vers eux : « J'aimerais que nous puissions aller dehors parler une minute. Écoutez, dis-je, quand la porte fut refermée der210
rière nous, ne pensezcvous pas qu'il est temps que quelqu'un leur réplique? - Oh ! dit Gavin, ça ne peut pas durer. - Ne vous faites pas d'illusion. Ils ne cesseront pas. Je suis le plus jeune membre de notre groupe, cependant j'ai l'expérience des Soviétiques. Ils vont conduire la conférence à l'échec, si on les laisse faire. » Frank Church, très tendu, était resté silencieux; il trancha: «Je pense que Sam a raison, il faut répliquer. Leur réquisitoire sur le Vietnam, tout à l'heure, était totalement cynique. Je lutte contre cette guerre depuis des années. Nous n'avons aucune leçon à recevoir d'eux. » Gavin n'avait jamais été un croisé de la guerre froide, mais il ne sacrifia jamais, non plus, une conviction morale. Il m'avait confié, un jour, que si le général Patton et lui avaient eu le feu vert de Washington, ils auraient pu prendre Berlin, au lieu de le laisser aux Russes. J'avais toujours éprouvé une profonde sympathie pour le général Gavin, dont je fis la connaissance lorsqu'il devint l'ambassadeur en France du président Kennedy. J'avais le sentimen! qu'en,sautant en parachute au-dessus de Sainte-Mère-l'Eglise, le 6 juin 1944, en qualité de commandant de la 82e division aéroportée, il avait personnellement hâté ma libération, de beaucoup de jours, peut-être de jours cruciaux. Ici, en tant que coprésident américain de cette conférence, Gavin devait essayer d'aplanir les problèmes épi, neux. « Jim, dis-je, prenant une profonde inspiration, je voudrais la parole. » Il marqua une imperceptible hésitation. «Bien, dit-il, vas-y mon garçon, et ne te laisse pas impressionner. Bonne chance. » Je réintégrai ma place et j'attendis la fin de la dernière harangue. Puis, je levai la main. « Gospodin Predsyedatyel. » Il y eut un flottement dans la délégation soviétique en entendant ces mots de russe. Je continuai dans la même langue, m'adressant à Korneichuk. 211
« Monsieur le Président, je vous demande la parole. » Il ne pouvait guère refuser. J'étais maintenant debout et je lançai un regard à Judith, assise dans l'assistance. Elle me répondit par un sourire d'encouragement. « Mesdames et Messieurs », commençai-je en anglais. Les· Russes bondirent sur leurs écouteurs. « L'hospitalité est chaleureuse, la ville merveilleuse, la compagnie admirable, mais la,. conférence s'égare. Soudain je me sens irrésistiblement poussé à sortir de mon domaine, l'avenir des relations économiques entre l'Union soviétique et les États-Unis, pour voùsexprimer un point de vue tout à fait personnel. Nos éminents collègues soviétiques ont jugé bon de s'éloigner des objectifs de la conférence, pour nous chapitrer sur l'attitude de l'Amérique vis-à-vis d'Israël, sur les protestations des militants juifs de New Yod" sur les tragiques événements du Viêt-nam et autres sujets pénibles. Puisque tout semble permis, on doit pouvoir aborder d'autres sujets qui tiennent au cœur de quelques-uns d'entre nous. » Sur le moment, le but de mon intervention était encore peu clair dans mon esprit, mais je ne pouvais plus m'imposer de limites de prudence. Nous touchions au cœur des choses. Allais-je dire, allais-je savoir dire, exactement pourquoi et comment cette réunion laisserait passer une occasion unique si elle continuait de s'enliser dans des polémiques stériles au lieu de se pencher sur les questions capitales pour l'avenir de nos deux pays? Je demandai tout d'abord aux délégués de me pardonner une .allusion à mon passé. « Bien que je sois ici un représentant de l'opinion publique américaine, je ne suis pas américain de naissance. Le fait d'avoir été inclus dans un groupe aussi éminent est un hommage à ma patrie d'adoption plus qu'à moi-même. L'ordre du jour que nous sommes venus discuter ici se rapporte à la paix. Or, une enfance vécue dans les camps de concentration nazis a· fait de moi un expert en la matière. » Je m'arrêtai. Milton Eisenhower, les coudes sur la
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table, se tenait la tête entre les mains. Est-ce une attitude d'attention ou de désapprobation? Le Pr Harrison Brown griffonnait machinalement sur le bloc de papier posé devant lui. De l'autre côté, Georgi Arbatov, le principal conseiller du Kremlin pour les relations avec les États-Unis, me regardait froidement, tandis que l'écrivain Boris Polevoy lissait pensivement sa longue moustache. Je n'avais pas l'intention d'évoquer mon enfance. Mais les mots, une fois prononcés, suscitèrent une profonde émotion en moi. Je devais maintenant aller jusqu'au bout! Après une rapide référence aux critiques des délégués soviétiques contre la politique israélienne vis-à-vis des Arabes, je suggère qu'un problème d'une telle ampleur exige avant tout plus de modération de la part de tous, et qu'une apIfroche qui commencerait avec des contacts économiques aurait, au Proche-Orient, une meilleure chance de succès que tous les efforts tentés jusqu'ici. Et maintenant, j'en viens à l'essentiel: «J'ai quelques commentaires à faire sur la "question juive" en Russie. Comme chacun ici, je n'approuve pas les actions des extrémistes juifs de New York contre les diplomates soviétiques. Mais si nous voulons traiter ce problème efficacement, il nous faut comprendre les souvenirs tragiques du génocide, les souffrances et les traumatismes exprimés par le cri désespéré de "Jamais plus !". Depuis l'holocauste nazi et tous les pogroms qui l'ont précédé, ici et là ce cri surgit chaque fois que le peuple juif sent son existence menacée. Dans une société telle que l'Amérique qui ne tolère aucune limite à la liberté d'expression, les réactions populaires aux questions émotionnelles ont tendance à être intenses. Quand elles vous satisfont, en Union soviétique, vous applaudissez; quand elles vous dérangent, vous critiquez. Mais vous seriez bien avisés de ne pas perdre de vue les cheminements étranges de l'opinion publique dans une démocratie. » Je sentais la tension monter dans la salle. J'étais allé trop loin pour songer à m'arrêter.
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« Pourquoi ces réactions sont-elles si extrêmes aujour.; d'hui? Excessives autant que les personnes qui les res~ sentent, elles demeurent conscientes des vieilles racines d'antisémitisme de l'histoire russe. Je sais que vous, vous n'êtes pas racistes et que ceux qui accomplirentla révolution d'Octobre étaient décidés à extirper ces racines, mais vous n'y avez pas encore pleinement réussi. « Hier, vous nous avez montré les merveilles de Kiev. Parmi celles-ci l'héroïque statue équestre de Bogdan Khmelnitsky. Pour moi, cette statue n'est guère un symbole d'héroïsme. Nous avons à l'Ouest une célèbre comédie musicale intitulée Un violon sur le toit; elle dépeint la vie juive dans cette région d'Ukraine avec la douce simplicité d'une peinture de Chagall ; mais hélas! elle stigmatise aussi les lâches pogroms dont étaient victimes des innocents. A son époque, Bogdan Khmelnitsky était un leader de tels pogroms, un tueur dt femmes et d'enfants sans défense. Il y a quelques années, l'écrivain américain Bernard Malamud a publié un livre intitulé L'homme de Kiev. Il y décrit la persécution des Juifs dans cette même cité, avant la Première Guerre mondiale, accusés de meurtre rituel d'enfants chrétiens. Le gouvernement soviétique révéla plus tard que cette vile diffamation était l'œuvre de la police secrète du tsar. Mais, au cours des siècles, des épisodes de ce genre ont profondément imprégné la psychologie de votre peuple et ont été transmis, de père en fils, sous forme de haine religieuse et raciale. Il y a encore beaucoup à faire avant que vous puissiez opérer une guérison complète. « Par conséquent, si des Juifs essaient de détourner un avion pour s'enfuir à l'étranger, on doit effectivement les traduire en justice, parce qu'ils ont transgressé la loi. Mais leur crime et leur châtiment ne devraient pas être diffusés avec' autant de fanfare, parce que cela tend à ranimer le spectre du Juif fauteur de troubles. « De plus, il n'est pas nécessaire d'épingler sur les cartes d'identité le mot JUIF, car ils n'ont pas une république nationale en Union soviétique. Pour conclure, j'oserai suggérer que si des Juifs souhaitent quitter votre pays, parce qu',ils ne s'y sentent pas chez eux, pour des
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raisons culturelles ou religieuses, vous devez les autoriser à partir. » J'avais presque terminé, et j'étais sur le point de me rasseoir, lorsque j'eus une inspiration :. «Dans les faubourgs de .Kiev, il y a une fosse commune à même la terre, Babi-Yar. Près de cent mille Juifs furent massacrés et enterrés dans cette fosse par les hordes nazies. Votre grand poète Eugène Evtouchenko a écrit un émouvant poème sur ce sujet, qui commence par cette phrase déchirante: " Il n'y a pas de monument à Babi-Yar. " » Je me remémorai certaines bribes de ce poème qui semblaient illustrer de façon saisissante mon propre destin: Il n y a pas de monument à Babi-Yar Je suis effrayé... Aujourd'hui je suis aussi vieux que la race juive Emmt en Égypte... Dreyfus je suis Je me sens comme Anne Frank. .. Je suis aussi un petit garçon de Bialystok Mon sang tombe goutte à goutte et se répand sur le plancher
Saisi moi-même par ces images émouvantes, je me sentis soudain mécontent. Qu'avais-je dit, en comparaison de ces images émouvantes? J'avais reproché à nos hôtes de nous avoir sermonnés ... et je les avais sermonnés moimême. Ce n'était que des paroles. Il fallait quelque chose de plus pour secouer cette conférence et tenter de lui faire quitter la voie suicidàire où elle était engagée. Est-ce qu'il n'y avait pas quelque chose, quelque chose de plus fort que les mots? Un acte ? .. « Camarades, dis-je, hier, vous... vous nous avez donné l'occasion de nous incliner devant le mémorial de votre grande guerre patriotique; Permettez-moi de dire que le trou de Babi-Yar mériterait, lui aussi, une visite. » Je me rassis, au milieu d'un silence pesant qui me sembla durer une éternité.
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Sam, me dis-je, tu es allé trop loin. Le poème d'Evtouchenko est interdit, le lieu délibérément ignoré et les Soviétiques 'n'ont aucune intention d'élever un. monument à la mémoire de ces martyrs, parce qu'ils ne veulent rien faire qui puisse grandir la conscience juive. Et toi, tu les as poussés dans leurs retranchements les plus sensibles, en leur proposant une sorte de reniement.politique. Pour parachever le tout, tu es allé jusqu'à réclamer pub~ quement, sur le sol même -de l'URSS, le droit des Juifs à émigrer librement. Tu vas te retrouver persona non grata. Adieu à toute l'influence que tu aurais pu espérer avoir, dans la coexistence et l'amélioration des relations. entre l'Est et l'Ouest. Or, je venais, involontairement, de nouer deux problèmes aussi cruciaux pour la détente que les échanges économiques et les droits de l'homme. Ce que Jean-François Revel, dans L'Express, qualifiera, un peu plus tard, de « nœud gordien de Kiev». Komeichuk se raclait la gorge et s'apprêtait à reprendre la conférence en main. Mais le sénateur Hatfield, avec son allure de pasteur protestant, intervint avant lui: « Camarades, puis-je faire une très brève remarque? Comme Sam vient de le souligner, nous sommes venus ici pour débattre des problèmes de la paix. Seuls un mot, une langue, peuvent convenir à la signification pleine et entière de cette tâche. La langue est l'hébreu, le mot est Shalom. Aussi je vous dis à tous, camarades: Shalom 1 » Personne ne trouva rien à ajouter. Dans un crissement de chaises, chacun se lèva. Je me trouvai au milieu d'un groupe de jeunes gens, Chase, le fils de Frank Church, les filles de Gavin, Una et Chloé. et le fils de Rockefeller, Richard. J'entraînai Judith dans la foule qui se dirigeait vers la sortie. Émue, elle m'étreignit le bras. Una Gavin et Chase Church me dirent: «Maître Pisar, nous aimerions aller avec vous à BabiYar. » Les délégués américains étaient partagés.; certains estimaient qu'il ne fallait pas trop irriter nos hôtes. Officiellement Babi-Yar n'existait pas. S'y rendre pouvait apparaître comme une provocation.
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Patricia Harris, la seule Noire membre de notre délégation, aujourd'hui ministre du président Carter, parla à haute voix: «Sam a dit que nous devrions aller à BabiYar, je l'accompagne! » Le sénateur Mark Hatfield a consigné cet épisode, dans une série de remarques au Sénat qui furent publiées par le Journal officiel du Congrès des Etats-Unis. « La conférence était arrivée à un point où il n'y avait plus qu'un échange d'accusations. Puis vint Sam. Au début, c'était terrifiant. Il semblait l'incarnation vivante de l'holocauste. Nous pouvions craindre que les Russes ne se lèvent et ne partent. Mais ils ne le firent pas. Aucun d'entre nous ne pouvait se tromper sur la spontanéité de cette intervention et personne n'avait jamais entendu de tels propos. Ils bouleversèrent profondément toute l'assistance. A la fin nous étions devenus des frères. » Après la séance, nous avons demandé un bus et l'ensemble de la délégation américaine est arrivé à l'orée d'un bois puis a poursuivi à pied jusqu'à une clairière. Comme Evtouchenko l'avait décrit, il n'y avait pas de monument à Babi-Yar, rien qui rappelât l'ignoble forfait et les victimes ensevelies sous les bouleaux récemment plantés. Notre guide russe parlait d'une voix hésitante, les yeux baissés, en expliquant que les cent mille victimes, hommes, femmes, enfants rassemblés à cet endroit par les nazis, avaient été contraints de creuser leur propre tombe avant d'être abattus. Elle parlait encore quand un autre bus arriva. L'impensable se réalisait: tous les membres de la délégation soviétique en descendirent, silencieux. Il y avait Korneichuk, nu-tête; Polevoy à la longue moustache. Je croisai son regard et j'eus l'impression d'y apercevoir un signe: je n'aurais pu dire de quelle espèce, mais ce n'était pas de l'hostilité. Il y avait Arbatov, l'américaniste; Youri Joukov, éditorialiste de la Pravda; Fedorov, le grand scientifique - tous la tête inclinée, le chapeau à la main, écoutant dans un silence recueilli le guide poursuivre son récit. J'ai observé que les événements qui bouleversent le
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plus la vie des gens, sur le moment, ne sont pas des d~n nées aussi fondamentales que le mariage, l'amour ou la naissance d'enfants, mais ceux qui les prennent par surprise. C'est, du moins, ainsi qu'il en a toujours été pour moi. J'étais à bout quand je tombai aux pieds du GI noir sur un champ de bataille d'Allemagne; je sus alors, et alors seulement, que j'avais survécu. Je fus bouleversé quand ma thèse de doctorat parut dans la Harvard Law Review. Je sus alors, et alors seulement, que je pouvais produire un travail original. L'épisode de Babi-Yar fut de la même nature. Je fus profondément touché par l'arrivée des Russes. Il était saisissant de penser qu'un simple appel à la décence et au sentiment avait pu ébranler suffisamment ces idéologues endurcis pour les convaincre de dépasser, un moment, leur aveuglement doctrinaire et de nous rejoindre dans un pèlerinage qui allait à l'encontre de toutes les consignes officielles. Je compris alors que ma foi dans le pouvoir modérateur des échanges - économiques et humains - entre Américains et Russes, Arabes et Juifs, Français et Allemands, Japonais et ·Chinois, et autres ennemis soi-disant jurés, je compris que cette foi n'était pas déplacée, et même qu'elle pouvait avoir un avenir. Bien sûr, je n'étais pas dupe. Des incidents isolés de cette nature ne suffisaient pas, évidemment, à changer tout un système. Mais il y avait dans l'âme russe assez de spontanéité pour permettre, au bon moment, une réponse généreuse à une offre généreuse. L'essentiel était de parler franchement et de ne pas avoir peur de froisser quelques susceptibilités. La plus grosse erreur aurait été de laisser les aspects les plus épineux de la politique soviétique, motivés, au moins en partie, par leur sentiment d'insécurité, nous décourager de poursuivre le dialogue. On ne sait jamais laquelle de nos initiatives peut donner des résultats dépassant toute espérance. La conférence de Kiev, lavée des invectives, reprit un cours normal. Je me rappellerai surtout, au retour de Babi-Yar, face 218
à nos hôtes mal à l'aise, qui restaient figés dans leur dignité, la présence d'esprit avec laquelle Judith sut briser la glace. Au cours d'une petite croisière sur le fleuve Dniepr, que nos hôtes avaient organisée pour détendre l'atmosphère, elle entraîna la fille d'un ministre soviétique dans une danse folklorique. Nous fîmes. tous cercle autour d'elles, frappant dans nos mains en cadence avec les Russes qui s'étaient décontractés. Je contemplai Judith. Et, après ces heures de tension inouïe, je me sentis le plus heureux des hommes.
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La limousine noire remontait l'avenue; déserte, vers la porte de Brandebourg. En cette matinée froide et pluvieuse de l'automne prussien, la guerre paraissait étrangement suspendue. Chevaux de frise, panneaux d'interdiction se multipliaient, et contribuaient à créer une atmosphère belliqueuse, de tensions et de précarité. La voiture s'immobilisa devant une estrade en bois. Je gravis lentement les quelques marches mouillées, face au plus répugnant des symboles de l'après-guerre : le mur de Berlin. Spectacle sordide. Mes hôtes allemands, qui m'accompagnaient, attendaient que j'exprime une appréciation, un mot, quelque chose.-.. J'étais, pour la seconde fois, dans l'ex-capitale du Ille Reich. La première fois, je l'avais traversée en wagon à bestiaux, en allant d'Auschwitz à Dachau. Cette fois, j'allais parler devant des membres du gouvernement ouest-allemand. Les hommes, à mes côtés, quêtaient de ma part le signe d'un soutien humain, de ma condamnation de « l'autre camp» : l'univers de l'Est. Ils me demandaient, en somme, d'être « un Berlinois» comme l'avait affirmé John Kennedy devant ce mur en 1961. Je ne pouvais pas. Je n'éprouvais qu'un profond sentiment de malaise. Je n'appartiens pas, autant qu'ils le croient, ou voudraient le croire, à un « camp» contre l'autre. Certes, ma patrie était le monde des démocraties occidentales. Mais l'évolution _du continent européen m'imposait un choix idéo221
logique trop rigide, et trop rapide ... Mes plaies, mes souvenirs étaient encore trop douloureux. J'avais accepté, en moi-même, que l'Allemagne devînt partie intégrante du monde libre, mais j'avais dû constater en même temps que les Soviétiques, mes libérateurs; étaient devenus à leur tour des oppresseurs. En mon âme et conscience, rien n'était aussi tranché. Ce mur, si laid, si artificiel, si aberrant, que je regarde, m'est tragiquement familier. Ces barbelés, ces miradors, oui, je les reconnais. Cette cicatrice, creusée là, rappelle bien toute l'absurdité des drames passés que j'avais vécus dans mon âme et dans ma chair. Le présent est plus complexe que la brutalesimplification hitlérienne et stalinienne; c'est ce qui me sépare de mes hôtes berlinois. Je songe à tous ces corps fauchés par les vopos estallemands en armes, le long du mur, dont la raison d'être est d'interdire la liberté: à ces martyrs tentant régulièrement de franchir ce nouveau mur de la haine. Ils rejoignentpresqùe, daris le même sacrifice, tous ceux qui, à . . bout d'espoir, se jetaient contre les barbelés électrifiés qui clôturaient Auschwitz. Pour eux, oui, c'est presque la même tyrannie, la même mort. Mais je ne suis pas vraiment l'homme qu'il faut pour une telle cérémonie. Et pourtant mon histoire a été inextricablement liée à celle des Allemands, comme le revers d'une même médaille douloureuse : jamais plus. Néanmoins, le seul bénéfice du doute que je puisse leur accorder est qu'au moment où ma mère choisissait un pantalon long pour me sauver de leur crématoire, certaines mères allemandes devaient mettre des culottes courtes à leurs fils pour éviter leur incorporation dans la Wehrmacht... Je redescends, silencieux, les quelques marches, et m'engouffre, sans un mot, dans la voiture. Au petit matin, les premières manifestations de la vie quotidienne commencent de chaque côté du mur de Berlin. Le lendemain, j'y suis retourné, seul, traversé de sentiments contradictoires, où la tristesse était mêlée d'une sensation d'amère victoire. .
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Les Allemands ont donc maintenant, à leur tour, leur propre mur des lamentations. Un mur sur le modèle de celui qu'ils avaient construit autour du ghetto de Bialystok en ce jour ensoleillé de l'été 1941, et qui me retrancha, avec tous les miens, du reste du monde. Ils doivent bien y songer quelquefois. Mais ce n'est pas .à moi de leur jeter le passé au visage. Je songeais, au contraire, au geste de Willy Brandt qui, chancelier en exercice, ancien maire de cette ville déchirée, s'agenouilla face au mémorial juif du ghetto de Varsovie, silencieusement, demandant pardon au nom du peuple allemand; lui qui, dans un exemple de courage moral et physique extraordinaire, avait endossé l'uniforme étranger pour combattre son pays devenu fou. Il a parlé pour nous tous, et c'est avec lui qu'il nous faut construire l'avenir; et avec son peuple. Je sais bien qu'il faut continuer de faire un choix difficile. A douze ans, citoyen soviétique, je rêvais de devenir général dans l'Armée rouge. Alors, j'appartiendrais aujourd'hui à l'autre côté, et je défendrais peut-être ces dogmes qu'aujourd'hui je. rejette.. Peut-être... . Rêveries sans fin, sur les hasards des choix et des destins qui conditionnent les engagements des hommes. Non, pas simplement des rêveries. Deux de mes cousins, emmenés par les Soviétiques à l'est de Bialystok, furent mutilés en luttant pour défendre Stalingrad. En 1945, quand les soldats russes et américains, fourbus, se rencontrèrent près de Berlin,ils eurent du mal à contenir leur émotion. Incapables de se parler, ils s'étreignirent, se tapèrent dans le dos, et hurlèrent : «Russki, americanski, okay ! » Ensemble, ils allaient, une fois pour· toutes, restaurer la paix sur ce continent noyé de sang. Pourtant, ce ne fut pas« okay ». Pourtant, ils échouèrent. D'une certaine façon, l'Europe était devenue, une fois encore, le refuge de tous les cauchemars et de toutes les psychoses de l'histoire. 223
Mon espoir, ma foi, de voir s'instaurer un nouvel équilibre politique et économique, qui surpasse ces réflexes simplistes et belliqueux, n'a pas encore pu se concrétiser. Aux États-Unis, Richard Nixon avait remplacé la guerre froide par un début de détente. Mais la toile d'intérêts mutuels, que son secrétaire d'État, Henri Kissinger, commençait de tisser, n'avait guère dépassé le niveau des principes. -Quelques négociations d'importance avaient été conclues avec Moscou mais le volume des échanges économiques, scientifiques et technologiques soviéto-américains n'était, en fait, guère supérieur à celui d'il y a cinq ans. Or, déjà, le courant hostile à ces échanges s'amplifiait dans la classe politique américaine. A l'Est, l'inertie, la méfiance, l'omniprésente bureaucratie avaient édulcoré, amputé l'ampleur et la portée des projets audacieux qui visaient à établir une véritable intégration entre l'Est et l'Ouest. Mais c'est encore en Europe que la passivité et l'esprit de routine prenaient les formes les plus dangereuses. Ce continent aurait dû devenir enfin cohérent, fort, régénéré, pour cesser d'être ce terrain d'affrontements, de combats douteux. Le marxisme avait fait la preuve, sans retour, qu'il menait à la terreur, et le libéralisme sans frein, qu'il n'était qu'une jungle. Cette Allemagne écartelée, que je contemplais aujourd'hui, relevait de la même inconséquence que le nœud tragique qui se forgea, aux appels de la voix du Führer, dans cette ville de Berlin, pour aboutir à l'holocauste. Mes séjours, mes expériences dans les pays neufs, comme l'Australie ou les États-Unis, m'avaient permis de juger avec plus de clarté les sociétés et les gouvernements de ces nations européennes au passé si prestigieux - et sanguinaire. C'est pourquoi j'avais été gagné au concept du fédéralisme. Le fonctionnement politique harmonieux que j'avais pu constater outre-Pacifique et outre-Atlantique m'apparaissait comme plein de promesses applicables à 224
une Europe déchirée, depuis des siècles, par le démon pervers du nationalisme. Nos discussions fiévreuses, passionnées, avec mes condisciples à Harvard et mes collègues· à Washington, portaient souvent sur ce projet qui nous apparaissait comme l'ambition, par excellence, de notre génération. . Mon installation en France, au début des années 60, à été partiellement influencée. par la signature du Traité de Rome. Je suivais, avec ferveur, . l'action de Robert Schuman et de Jean Monnet. li semblait bien, pour la première fois, que l'évolution de l'Histoire s'harmonisait enfin avec la volonté des hommes. Je m'attendais, dans les années qui suivirent. l'acte de naissance de l'Europe, à assister à l'éclosion, à la mise en place d'organes fédéraux pour concrétiser cette volonté . communautaire, et salvatrice. . Je savais que les pays européens seraient condamnés à s'entendre, mais je découvris; assez vite, la précarité de l'édifice. Je mesurais, sur place, quels efforts énormes devraient être accomplis pour dépasser les préjugés, les méfiances, les habitudes, les rigidités, encore si lourdes entre les futurs partenaires. L'angoisse revenait : l'Europe, notre Europe, après avoir suscité les espoirs les plus hauts, ne nous entraînaitelle pas à nouveau vers des déceptions déchirantes, au moment même de réaliser un rêve millénaire, et la plus intelligente des ambitions ? L'œuvre est jusqu'ici inachevée. Les initiatives restent entravées, freinées, brisées même, souvent par des passions artificielles, des rivalités de politiques intérieures, des égoïsmes, des intérêts à court terme. Tout est encore hésitation, tâtonnement, peur. La démagogie rôde, et corrompt. Je rencontrais parfois Jean. Monnet. Avec son allure discrète et ses manières. simples, il était à tous égards l'antithèse de De Gaulle. C'est lui qui fut à l'origine directe du spectaculaire projet d'union entre la GrandeBretagne et la France, avec leurs empires respectifs, que Winston Churchill avait proposé à Paul Reynaud, au pire moment de la débâcle. De Gaulle qui dans son célèbre
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discou.rs radiodiffusé de Londres appela le peuple français à la résistance était à cette époque en harmonie avec Monnet. Leurs chemins divergèrent lorsque ce dernier décela chez le général les germes du nationalisme classique, et partit pour Washington afin de concentrer ses efforts sur ce qu'il estimait être l'objectif crucial: amener l'Amérique à intervenir dans le conflit en commençant par soutenir en matérielles forces armées britanniques. Dans son appartement de l'avenue Foch, il me parlait d'une voix lente où chaque mot était toujours pesé, mesuré: « J'ai la plus réelle sympathie pour "l'O~tpolitik" de Willy Brandt et pour votre démarche, vers" l'intégration économique Est-Ouest ". Mais je me demande s'il ne faut pas consolider, d'abord,. la communauté européenne, encore si relâchée. (La voix se faisait plus sourde, le ton plus confidentiel.) Je redoute que vous ne restiez prisonniers ... des neiges sibériennes. » Jean Monnet, visionnaire et bâtisseur du premier empire pacifique, plongé dans les souvenirs, et les pièges, de l'Histoire ... Je lui répondis: «Je comprends vos craintes. Mais faut-il vraiment sacrifier une priorité à une autre? Beaucoup pensent que l'Angleterre ne rejoindra pas la communauté. Le peuple anglais est-il prêt à s'engager dans une voie qui risque de mettre en jeu sa grande tradition parlementaire dans un fragile équilibre européen qui a démontré ses insuffisances, ses excès? Vous savez, une démocratie aussi solide que celle de la Grande-Bretagne aura réellement du mal à s'associer, en profondeur, à une démocratie aussi convalescente que celle de l'Allemagne. J'ai grandi en Australie, imprégné des garanties du droit britannique, mais aussi, en Europe, à l'ombre des lois racistes de l'j'uremberg. » Le visage de Monnet, toujours affectueux, reprenait son masque décidé: « Malgré toutes vos objections, en partie justifiées, j'ai la certitude, la certitude croyez-moi, que la Grande-Bretagne se joindra au Marché commun.
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- A propos des neiges sibériennes, dis-je, je ne suis pas sûr que de Gaulle ait tort. Si nous allons trop vite dans l'unification européenne, nous risquons de nous couper définitivement des pays de l'Europe de l'Est. Ce serait une tragédie pour eux. » Monnet eut un geste de protestation. « L'Europe de l'Atlantique à l'Oural? C'est une utopie absolue. C'est le meilleur des prétextes pour ne rien faire. » La conversation avait pris pour moi une orientation fondamentale. J'avais souvent songé et écrit que dans notre conflit historique avec le monde communiste, ce ne sont pas les installations militaires, si vastes et coûteuses qu'elles soient, qui peuvent ouvrir une voie quelconque. Mais plutôt l'intégration économique et les droits de l'homme qui lui font escorte. C'était le thème des Armes de la Paix. Je rompis le silence qui s'était établi entre nous: « Dans les rapports que nous nouons avec le monde communiste, nous devons faire preuve de doigté. Un dialogue entre l'Europe soviétique et la seule Commission de Bruxelles est par trop inégal, et restreint. Nous avons à élaborer une chorégraphie plus complexe. Imaginez, par exemple, un pas de deux entre la France et la Pologne, entre l'Allemagne et la Tchécoslovaquie, etc. Jean Monnet m'écoutait, la tête maintenant inclinée sur le côté. « Nous devons considérer les petits pays de l'Europe de l'Est en termes d'unité historique culturelle et économique du continent plutôt qu'en termes de clivage idéologique. Ces États vassaux de l'URSS n'obtiendront jamais une indépendance politique avouée. Si nous tissons patiemment des liens industriels, commerciaux, technologiques, culturels, humains, de pays à pays, un ensemble de relations qui deviendront forcément de plus en plus étroites, nous pourrons, à terme, ramener ces nations vers l'Europe occidentale. » Monnet tranche, en retournant vers ses convictions de base:
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«Peut-être ... Mais c'est prématuré. Commençons par exister nous-mêmes. C'est loin d'être fait. »
Il m'arrivera sans doute toujours, confronté soudain à des drames qui éveillent en moi l'écho de la tragédie passée, de réagir, ayant tout, par instinct. Un matin de 1970, rentrant de Washington, je passe à mon bureau parisien avant d'aller me reposer après une longue nuit de vol. Ma secrétaire Carla Lewis me dit qu'elle venait de recevoir un appel de Jean-Jacques Servan-Schreiber, noté comme urgent. Cet homme, que je n'avais jamais encore rencontré, m'avait toujours intrigué, fasciné. Son indifférence notoire, parfois à la limite de la provocation, pour les règles et les calculs ordinaires de la politique me séduisait profondément. Personnage de conviction et d'élan, il m'avait impressionné, dès le début, par son livre Lieutenant en Algérie, écrit en 1957, réquisitoire audacieux au nom de la cohésion nationale et de la morale de son pays, contre la politique coloniale. Il venait de publier Le Défi américain, appel retentissant et convaincant pour une renaissance de l'Europe. Je le rappelai. « Trente prisonniers politiques vont être condamnés à mort en Grèce par les colonels. Acceptez-vous de m'accompagner à Athènes pour tenter de les sauver, comme des étudiants exilés à Paris me l'ont demandé ce matin? - Bien sûr. Attendez que je regarde mon emploi du temps... En annulant certains rendez-vous, je 'pourrais être libre au début de la semaine prochaine. Cela vous conviendrait? . - Non. Les nouvelles que viennent de m'apporter les étudiants réclament une action d'urgence. Nous avons un avion qui décolle dans une heure et demie! - Une heure' et demie? Mais je suis absent de
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France depuis deux semaines, laissez-moi au moins passer chez moi! - Je vous retrouve à votre domicile dans une heure. » Je refais ma valise et descends attendre dans la rue. Il arrive au même moment. Nous nous serrons la main, pour la première fois. Il prend ma valise et la range dans le coffre de sa voiture. Nous filons, côte à côte, vers Le Bourget. Je suis assis à côté d'un personnage décidé et silencieux, dont en vérité je ne sais rien. Le petit biréacteur décolle du Bourget vers Athènes. Nous sommes accompagnés d'un grand savant, le Pr Leprince-Ringuet, et de deux héros de la France Libre, le Pr Paul Milliez, chef d'un réseau de résistance intérieure, et le général de Bénouville, Compagnon de la Libération. Je comprends pourquoi ces personnalités participent à cette mission. Mais savent-ils pourquoi je suis avec eux? Ils pensent simplement que je suis un avocat, un négociateur habitué à évoluer dans des situations diplomatiques complexes, comme celles qui nous attendent. Et peutêtre croient-ils que les colonels seront plus disposés à écouter un Américain, étant donné le soutien que les États-Unis ont apporté à leur régime. Dans l'hôtel du centre d'Athènes, où nous sommes descendus, mes compagnons évoquent à voix basse, par phrases laconiques - en attendant l'appel téléphonique du Premier ministre, le colonel Papadopoulos -, la fatalité qui semble peser sur le peuple grec: l'occupation nazie, la guerre civile de 1947, réprimée de façon terrible. Je les écoute, quelque peu en retrait. Milliez semble s'apercevoir de ma réserve et dans un réflexe courtois tente de m'associer à la conversation. ' « Évidemment, durant les heures sombres où la croix gammée flottait sur l'Acropole, vous étiez beaucoup trop jeune, et très loin de l'Europe. Ces événements vous parvenaient-ils jusqu'en Amérique? » Je regarde tour à tour ces hommes prestigieux et, sans commentaire, j'accomplis un geste presque indécent que je ne m'étais jamais autorisé: je relève la manche de ma
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chemise et je leur montre le matricule tatoué à Auschwitz. Ils restent sans voix. Nous sentons que nous s0111Illes tous devenus des résistants grecs. Jean-Jacques ServanSchreiber ferme les yeux... Puis il rompt le silence : «Messieurs, nous avons beaucoup de travail devant nous. » Le mobilisateur. A partir de cet instant nous formons une équipe étroitement soudée. Tout au long de cette aventure, nous ne cessons de parler de Mikis Theodorakis, ou de Manolis Glezos, ce tout jeune homme qui, en 1944, grimpa jusqu'au sommet du Parthénon pour arracher, en plein jour, le drapeau nazi. Vingt-six ans plus tard, il gisait dans une cellule, torturé par ses propres compatriotes, comme il l'avait été par les mêmes bourreaux que moi. Nous avons négocié jour et nuit avec les chefs de la Junte militaire. Discussions bien inégales, presque inconscientes: nous étions tout à fait isolés. Car si l'intelligentsia occidentale manifestait une réprobation unanime du régime des colonels, l'idée que des actes concrets pourraient être accomplis en faveur des victimes de la dictature ne leur venait pas à l'esprit. Pour nos maîtres penseurs, il s'agissait simplement d'ajouter, à intervalles réguliers, leurs noms au bas de pétitions qui finissaient dans les corbeilles à papier des ambassades grecques. Leur volonté de rester cantonnés dans une pureté, qui n'est pas à la mesure de l'homme, s'accommodait très bien de l'indifférence aux tragédies quotidiennes. Durant ces journées tendues, j'avais à l'esprit le contraste, l'opposition violente entre l'Europe du Nord, composée de régimes démocratiques, et les Etats du Sud, l'Espagne, le Portugal, la Grèce, constitués de dictatures pesantes qui imposaient le silence et la résignation. J'avais vérifié de trop près les excès du nationalisme le plus délirant pour ne pas ressentir avec angoisSe la « tentation totalitaire », qui semblait habiter en permanence ces régions. Athènes m'apparaissait comme le rappel un peu 230
coloré, un peu moins dramatique, de la tragédie passée, la preuve tangible, comme à Madrid ou à Lisbonne, que rien n'était définitivement écarté, que tout pouvait recommencer. Comme à Rome, à Paris, à Ankara... Le but de Jean-Jacques Servan-Schreiber, par ce voyage, était donc un acte politique. Si isolée soit~elle, sa démarche tendait à faire sentir concrètement la solidarité de l'Europe démocratique envers les peuples bâillonnés du continent. Je partageais cette analyse. Comme tous les tyrans, les colonels ne souhaitaient pas qu'on leur fit une publicité excessive. Ils s'engagèrent auprès de nous, surpris par notre « débarquement », à ne pas exécuter les condamnés. Mikis Theodorakis, le célèbre compositeur, symbole de la résistance, miné en prison par la tuberculose, fut libéré pour partir avec nous. Mais sa femme et ses deux· enfants étaient gardés en otages pour s'assurer de son silence. C'était une situation inacceptable. Nous décidâmes de téléphoner à Jackie Kennedy Onassis. Je la connaissais depuis l'époque où j'avais travaillé à Washington. Si nous voulions réussir, toute aide serait précieuse. Aristote Onassis envoya son hydravion à l'aéroport d'Athènes pour nous amener à son île de Skorpios. Sur le quai, juste à côté de l'imposant yacht Christina, le célèbre couple nous attendait, aux portes de son royaume. Pour le court trajet qui conduisait à la superbe villa, On assis fit monter mes amis dans une jeep tandis que sa femme me demandait de l'accompagner dans une autre voiture et de prendre le volant. En roulant, j'observai le lieu. Skorpios au soleil couchant apparaissait comme le cadre somptueux de l'égoïsme absolu, et d'une mythologie dérisoire. « Jackie », dis-je. Je m'aperçus qu'il m'était impossible de l'appeler madame On assis. Je la contemplais et je cherchais le reflet de cette jeune femme rayonnante que j'avais vue, à Washington, ouvrir 231
le bal, le jour même où John Kennedy devenait président de la première puissance mondiale. «Vous ne pouvez pas rester dans ce pays, vous, la mère de Caroline et de John, alors que ce régime garde en otage tant de prisonniers, dont la femme et les deux enfants de Theodorakis. - Je vous comprends, mais que puis-je faire? - Vous n'avez sûrement pas oublié le numéro de téléphone de la Maison-Blanche? Appelez le président Nixon et demandez-lui d'intervenir auprès des colonels. Appelez le ministre de la Défense, Melvin Laird; c'est lui qui fournit à la Grèce tout son équipement militaire. Ils l'écouteront. » Elle me regarda avec un sourire attristé. « Vous savez, depuis toutes ces années, je ne crois pas avoir beaucoup d'inflùence à Washington. » Songeuse, elle fixa la magnifique demeure qui apparut au détour d'un virage, avant d'ajouter : « Je ne suis plus qu'une exilée ... Mais ne vous inquiétez pas, Ari aura des idées sur ce qu'il faut faire. » Ari, Aristote On assis, nous reçoit, enjoué. Cependant la fougue du plaidoyer de Jean-Jacques Servan-Schreiber ne le touche guère. Il est tout à fait décidé à ne pas se départir d'une attitude de stricte neutralité. Trop d'intérêts entraient en ligne de compte pour qu'on puisse l'inciter à agir. Jackie l'entraîne à part. Je la vois lui parler de manière animée et même avec une réelle passion. Onassis, après l'avoir écoutée, hoche la tête dans un geste d'apaisement. Il apparut que notre démarche était vouée à l'échec. Jackie le sentit aussi. Visage fermé, silhouette tendue, écoutant les réponses évasives de son mari, elle se replia. Elle avait accueilli notre initiative avec sympathie, mais elle reflétait l'impuissance. Onassis n'était que calculs. Il avait seulement tenu à être poli. En quittant la villégiature de l'armateur, je songeais au contraste brutal entre l'oppression dont souffrait le peuple grec, bâillonné, et à quelques miles ce cadre insolent par sa beauté et par l'indifférence dont témoignait son propriétaire.
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Si je me souviens de cette visite, qui ne donna pas le résultat espéré, c'est que la vision de Jackie Kennedy, impuissante et tendue, me fendit le cœur. Elle avait, naguère, symbolisé l'Amérique à mes yeux. Lors de la fastueuse réception de Versailles, le président des ÉtatsUnis lui-même s'était présenté, ironiquement, à Charles de Gaulle, comme étant l'époux de Jacqueline Kennedy. A présent, elle restait seule et frustrée; associée au pouvoir, mariée au pouvoir, mais incapable de venir en aide à une femme innocente et à ses deux enfants. A une autre époque, dans un autre lieu, rien n'avait pu être fait non plus pour ma mère, ma sœur et moimême. Oui, une fois de plus, mais cette fois-ci tristement - du fait de son impuissance - , Jacqueline symbolisait pour moi l'Amérique. A la fin, quelques semaines plus tard, Mme Theodorakis et ses deux enfants furent libérés, en plein cœur d'Athènes, et ramenés à Paris, par une opération de commando, d'une précision remarquable, menée par une toute jeune femme, aussi intrépide que belle, Marie-Bernadette Raimbault, mère, elle aussi, de deux enfants, architecte au talent aujourd'hui reconnu en Europe. Quand les méthodes civilisées, diplomatiques échouent, il faut recourir aux instincts primitifs et aux actions qui sont celles de tous les vrais combattants de la résistance. C'est ce que J.J.S.S. et moi avions décidé.
L'épisode grec fut mon initiation à la politique européenne. Il restait à cette époque, sur le continent, trois dictatures - I~Espagne de Franco, le Portugal de Salazar, et la Grèce des Colonels - dont l'existence fermait tout espoir de progrès vers l'unité de l'Europe occidentale. Que l'Amérique ait cru bon d'aller si loin, en assistance militaire et financière, pour soutenir une clique de grossiers dictateurs était dur à concevoir et à encaisser. Il était clair que les dirigeants de Washington, en épaulant les colonels, misaient plus sur l'efficacité mili233
taire que sur l'unification économique et politique d'une Europe démocratique. Rien d'étonnant à ce que l'on ait eu à déplorer la démoralisation des divisions de l'OTAN; et qu'au Danemark, un jeune politicien se soit taillé un joli succès en avançant l'idée qu'en cas d'attaque soviétique, la population danoise n'opposerait pas de résistance, et que ses troupes déposeraient les armes. Rarement, dans l'histoire moderne, la jeunesse s'était détachée aussi résolument - avec le simplisme de cet â..8e - d'une société qu'elle jugeait déboussolée. Aux Etats-Unis, du moins, les jeunes eurent leur moment de gloire en retournant l'opinion publique contre la guerre du Vietnam. En Europe, leur velléité d'influencer l'attitude des gouvernements se heurta à un establishment ancré dans l'idée que les jeunes doivent rester à leur place. Tout cela contribua à susciter un sentiment pénétrant de faiblesse, d'irrésolution, de doute sur soi - sentiment qu'aucun déploiement de statistiques ni de missiles ne put dissiper. C'était comme si des miasmes sortis des ruines des années d'après guerre prenaient leur revanche sur les progrès qui avaient suivi, en masquant les vraies réalisations avec des maux imaginaires. Mais une chose échappa aux dirigeants de Washington : quel qu'ait pu être l'effet de la démoralisation, de la drogue, ou des cheveux longs sur la combativité de l'OTAN, il était plus que compensé par la loyauté ambiguë des divisions européennes du Pacte de Varsovie.
Je suis de nouveau invité à Athènes, sept ans après l'affaire Theodorakis. Les Colonels grecs ont été renversés. Dans l'antique amphithéâtre Hérode-Atticus, au pied de l'Acropole, un podium a été dressé pour un débat sur « L'avenir de la démocratie ». Avec moi, Sean MacBride, fondateur d'Amnesty Inter~ national, Vladimir Bacaric, bras droit du maréchal Tito, l'archevêque rebelle brésilien Dom Helder Camara, 234
Mario Soares; Premier ministre d'un pays qui émergeait enfin d'une longue nuit de tyrannie, et d'autres leaders européens. La Grèce, l'Espagne, le Portugal avaient, l'un après l'autre, retrouvé la liberté. Tous trois commençaient à négocier leur admission dans le Marché commun avec les autres démocraties européennes. La route du totalitarisme n'était donc pas à sens unique. Mais sur les quelque 155 pays membres des Nations unies, une vingtaine seulement respectaient les principes démocratiques; et leur nombre diminuait. En notre siècle tragique - qui n'a pas encore trouvé son Sophocle - le matricule d'Auschwitz leva des yeux admiratifs sur les colonnes inondées de soleil du Parthénon. Le siècle de Périclès. Le berceau de la démocratie. En deux mille cinq cents ans ,d'histoire, l'Europe paraissait ne rien avoir appris, pensa-t-il en son for intérieur, tandis qu'il s'adressait à l'auguste assemblée. Auschwitz l'avait ramenée au temps barbare d'Attila. Europe, te"e de ma naissance, qui a meurtri ma chair et mon âme pour la vie, terre bénie de La lumière et de La culture, te"e maudite de La fournaise et des ténèbres, doistu toujours susciter les plus hautes espérances et infliger les déceptions les plus accablantes? Recevras-tu toujours d'insondables blessures dans la lutte éternelle entre le meilleur et le pire? Vas-tu encore déchoir, alors que tu es sur le point de réaliser ta plus noble ambition ? Le rêve d'une Europe occidentale unie, quelque part entre la foi des années 50 et le désenchantement des années 70, avait reçu un coup peut-être fatal. La volonté de concertation, qui était indispensable pour conférer un pouvoir réel aux nouvelles institutions supranationales, cédait partout la place à des rivalités nationales renaissantes et à des dissensions internes. Faute de progrès notables dans le sens d'une union européenne, la politique intérieure des pays s'enlisait dans des impasses dangereuses. Ces préoccupations étaient déjà présentes à mon esprit quand j'avais été invité à prendre la parole devant les
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parlementaires de l'OTAN réunis à Bonn, au Bundestag, en 1972. Il Y avait quelque chose de surréaliste dans mon apparition devant les représentants du peuple qui m'avait jadis traité en sous-homme voué à l'extermination. J'eus du mal à ne pas souffler mot de cette petite ironie de l'histoire. Combien je souhaitai que Nico et Ben aient pu se trouver là avec moi! Car je ne pouvais pas manquer de me rappeler, tout en parlant, le temps quasi préhistorique où notre seul «dialogue» avec l'incarnation antérieure de ces représentants se bornait à des « Achtung », des « tête nue! » et des « couvrez-vous! ».
Avec la France, où je vis, j'ai des liens profonds, passionnés, qui sont une part indissoluble de mon être. Mes trois enfants, depuis leur naissance, sont profondément imprégnés de ·sa culture et sa civilisation. J'ai aussi, envers la France, bien des réminiscences affectives : les conversations à Bialystok au sein de ma famille, profondément francophile, la rue de Versailles où habitaient mes grands-parents maternels, ma découverte du Paris de l'après-guerre. Rien de ce qui atteint ce pays ne me laisse indifférent. Or, ayant pu observer les relations faciles, normales, entre adversaires politiques, en Australie, en GrandeBretagne, aux États-Unis, j'étais frappé par l'agressivité et l'ampleur des divisions au sein de la politique française. Il me semblait finalement que, dans ce pays, s'affirmer de droite ou de ga.uche, c'était seulement deux manières de s'accrocher au passé, d'être conservateur. Je pouvais pour ma part entretenir les meilleures relations avec les leaders des différentes tendances de la vie publique française. Je me sentais très à l'aise aux côtés de Michel Rocard, dans un débat portant sur le socialisme et l'économie devant un millier d'étudiants; ~ébat au cours duquel nous sommes arrivés, avec beaucoup de franchise de la part de Rocard, à une conclusion commune : «En tout 236
cas les pays de l'Est ne fournissent aucun modèle au socialisme français. » A l'aise aussi avec Jacques Chirac dans des conversations privées comme dans une émission consacrée à la gestion et à l'avenir de la ville de Paris. Paris dont nous étions tous les deux amoureux et qui est l'anagramme parfait de Pisar. • Avec Judith, qui, à la présidence du centre culturel américain à Paris, a su donner un nouvel élan aux relations entre la France et les États-Unis et à leurs échanges artistiques, nous prenions un malin plaisir à mélanger, dans nos invitations, les rivaux politiques. Eux aussi paraissaient ravis de l'environnement. Il s'établissait entre nous une complicité subtile : nous étions d'innocents Américains qui, par ignorance sûrement, ne respections pas les frontières et les milieux. Eux étaient de trop parfaits produits de la courtoisie française pour s'en offusquer. Quelle satisfaction, et quel souvenir, de voir, par exemple, trois anciens Premiers ministres, Pierre Mendès France, Michel Debré et Edgar Faure, dialoguer chaleureusement dans notre salon; .. Notre invité d'honneur, ce soir-là, était Henry Kissinger. L'ancien secrétaire d'État, qui, à l'époque, avait symbolisé avec brio la diplomatie américaine, partageait mes préoccupations sur la vulnérabilité politique de l'Europe occidentale, et de la France en particulier. Il arrivait dans une période dramatique, peu avant les élections générales de mars 1978, au moment où le monde attendait le verdict des Français. Françoise Giroud en conversation prolongée avec Jacques Attali. Simone Veil discutant avec Pierre Uri. Ce n'était pas banal, et surtout pas décourageant : quel pays, et quelle richesse! Quand on pense à ce que représente, aujourd'hui, d'autorité et d'influence Simone Veil- l'actuelle présidente du Parlement européen -, sortie comme moi de l'enfer d'Auschwitz, et dont le visage et les propos traduisent apaisement et confiance, on ne peut que croire à la sincérité de ses convictions. 237
Peu à peu, au cours de la soirée, une réalité européenne, plus nuancée, apparaissait à Kissinger. Elle prenait en compte les hommes, les individualités. La réunion lui révélait que, dans cette France, dont dépend l'Europe, le dialogue n'était pas mort et que rien, par conséquent, n'était encore irrémédiable. Kissinger, à la fin, me confia au moment où je le raccompagnais jusqu'au petit square où l'attendaient ses gardes du corps : « Tout cela fournit quelques raisons d'espérer que ce remarquable pays ne basculera pas dans le chaos. »
A un moment crucial de la vie politique française, je fus, en partie par hasard, le lien qui permit aux deux esprits politiques français que je considérais comme les plus complémentaires de trouver un terrain d'entente. Les deux livres que j'avais publiés en France avaient été préfacés l'un par Valéry Giscard d'Estaing, l'autre par Jean-Jacques Servan-Schreiber. Les deux hommes se connaissaient depuis trente ans, depuis l'École polytechnique; mais le retour au pouvoir du général de Gaulle, en 1958, les sépara. Giscard rejoignit immédiatement le nouveau président et entama méthodiquement sa carrière; tandis que JeanJacques Servan-Schreiber refusait cette politique et s'engageait dans un long combat solitaire. Pourtant, leurs ambitions pour la France étaient, à mes yeux, très proches. Rompre avec les attitudes héritées du passé et faire de leur pays une société moderne, adaptée aux rudes défis de l'avenir; c'est ce qui, forcément, les rapprochait. Et d'ailleurs, dès que Valéry Giscard d'Estaing fut « remercié» par le général en 1965, il reprit sa relation régulière avec Jean-Jacques Servan-Schreiber. Ils dialoguaient fréquemment sur les défis de l'avenir. Par exemple, j'ai trouvé le manuscrit du Défi américain dans la bibliothèque de Giscard à Authon, généreusement annoté de sa main. 238
En 1974, ce n'était plus un secret pour personne, le président Pompidou, ravagé par la maladie, arrivait au bout de sa lutte contre la mort. J'étais certain que Giscard d'Estaing se porterait candidat à la présidence, le moment venu. Face à lui, Servan-Schreiber, qui avait, dès 1971, comme président du Parti radical, refusé l'alliance avec les socialo-communistes, pouvait devenir un allié déterminant, ou un adversaire difficile. Je raisonnais avec optimisme, et amitié. Si les deux hommes avaient pu être unis par des analyses communes dans mes livres, ils pouvaient trouver une entente politique, de fond, s'ils en avaient l'occasion. Il fallait que quelqu'un prît l'initiative; car l'appartenance, de nouveau, de Giscard aux gouvernements de Pompidou l'avait éloigné de Servan-Schreiber. Je n'ai pas l'illusion de croire que mes bons offices, qui aboutirent à un dîner détendu et un échange approfondi chez moi, ont influencé l'élection présidentielle de 1974. D'ailleurs, ils ne sont pas tombés d'accord. Mais le fil était renoué et c'est un fait que si Jean-Jacques Servan-Schreiber n'avait pas jeté son poids politique, et celui du centre gauche, en faveur de Valéry Giscard d'Estaing, celui-ci n'aurait pu obtenir, de justesse, sa victoire. Aujourd'hui, l'avenir de la France dépend de nouveau, pour une bonne part, de l'entente intellectuelle entre des hommes de cette trempe, de toute tendance, sur le fond de l'attitude à prendre devant des échéances qui se précipitent, dans une période d'austérité économique, face à une compétition mondiale acharnée. Quelques jours après mon voyage avec le président Giscard d'Estaing à Auschwitz, en juin 1975, je dînais avec François Mitterrand. Judith, qui ne cachait pas son admiration pour le leader socialiste, lui demanda ce qu'il avait pensé du pèlerinage. « Il est essentiel que la jeunesse sache, répondit-il. A Auschwitz, Giscard parlait vraiment au nom de toute la France.»
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J'étais content de cette appréciation généreuse, non seulement parce qu'elle me rassurait sur la nature apolitique de l'événement mais aussi parce que j'avais travaillé, avec Uonel Stoléru,si érudit et si moderne, à la préparation des éléments pour l'allocution présidentielle. En effectuant ce travail délicat, complexe, nous avions eu, Uonel Stoléru et moi, un souci qui recoupait les propos de François Mitterrand : nous voulions un discours rédigé et perçu, au-delà de toute politique ordinaire, comme un appel de la France à l'humanité. A Auschwitz, où les miens avaient été anéantis, Valéry Giscard d'Estaing eut, pour une fois, l'occasion unique de tout dépasser, même les ambiguïtés, souvent pénibles, de la diplomatie du pétrole.
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Je croyais qu'après la publication de mes thèses sur la coexistence entre l'Est et l'Ouest, je retournerais normalement à la vie studieuse et régulière de Paris et d'Authon. J'aurais le loisir de m'initier à certaines des nouveautés que Judith avait introduites dans ma vie : peinture moderne, musique expérimentale, théâtre d'avant-garde. Ce rêve dura peu. Tout se déclencha. L'économie mondiale était alors en effervesce·nce. Marchandises, technologie, capitaux et main-d'œuvre franchissaient les frontières des États, comme jamais auparavant. Des relations solides s'instauraient au-dessus des fossés nationaux et idéologiques. Cette tendance s'accordant avec mes idées, je fus amené à voyager fréquemment, en consultation auprès de grands décideurs. Mes espoirs prenaient corps. Les banquiers, les chefs d'entreprise, les chefs de gouvernements voulaient en discuter en privé, et en public. C'était, pour la première fois, une action presque politique. De quel droit, par quel mandat, me disais-je parfois, menais-je ainsi ma propre campagne? Pis encore, je devais m'accommoder de la critique de Ben me voyant absorbé par des problèmes qu'il ne jugeait pas de mon ressort. Était-ce prétentieux de ma part de croire que pour avoir été épargné, j'avais une dette envers mes semblables qui transcendait les obligations de la profession, de l'amitié et de la famille? Ou
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avais-je moi - l'ex-Juif polonais qui avait vu le jour à Bialystok et failli disparaître à Auschwitz - autant de droit que, disons, un Kennedy ou un Giscard, ou tout autre héritier de grande tradition, à me sentir concerné par l'avenir du genre humain? Mes mandants - les six millions - n'avaient-ils pas de poids? Ben, Nico, mes compagnons, mes frères, avec qui j'ai tout partagé, tout supporté, et survécu à tout, combien je souhaite que vous ayez pu m'accompagner sur cette voie longue et sinueuse. Mais la mort m'a séparé de toi, Nico, après bien des années durant lesquelles je n'ai pas osé explorer à fond le silence qui était tombé entre nous. La vie m'a séparé de toi, Ben, quand j'ai quitté l'Australie pour suivre ce que je croyais être ma destinée. A présent, je devais continuer. Mais en me penchant sur mon passé, je compris pour la première fois que ce qui nous entraîne au loin - quel qu'il soit - et nous apporte beaucoup nous oblige aussi à laisser beaucoup derrière nous. Je ne voulais pas m'appesantir sur des considérations nostalgiques. Si je pouvais mobiliser les responsables, les décideurs dont dépendaient les voies de l'avenir, c'était mon devoir, et ma vocation. La plupart de mes nouveaux amis politiques, comparés à mes anciens compagnons, n'avaient pas la même· conscience des dangers ni des dures réalités de la vie. Leurs horizons étaient limités par les exigences de la prochaine élection : ils suivaient l'opinion publique plutôt qu'ils ne la guidaient. Mon seul espoir était de susciter quelques nouveaux courants de pensée en haut lieu. Dix ans plus tôt, à Washington, j'avais parfois animé des débats, et certaines de mes propositions avaient fait leur chemin dans la législation américaine. Si j'avais encore une chance d'influencer la politique, je devais, me dis-je, la saisir. Je voyais dans mon travail, et les idées qui le fondaient, une occasion de persuader les industriels, les politiques et les universitaires, que l'intégration économique pouvait remplacer la confrontation politique, comme force
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stabilisatrice et constructive, dans les affaires inter- nationales. Toutes les autres perspectives s'étaient révélées stériles. Le maintien de la « parité atomique» entraînait des coûts absolument inacceptables, en armes et en risques de catastrophe, sans garantir la sécurité. Les solennelles déclarations pacifiques de la part des états étaient, au mieux, des rêves chimériques, au pire, des pièges mortels. L'idée que la paix puisse être assurée par des poignées de main diplomatiques était une illusion dangereuse. Le cynique pacte germano-russe de non-agression de 1939 fut un effroyable exemple du type de traité que les diplomates peuvent négocier. Il avait entraîné l'effondrement du monde sur ma tête. Il fallait tenter quelque chose de radicalement différent. Les chefs d'entreprise qui me confiaient leurs négociations ne s'intéressaient pas seulement à mon savoirfaire juridique et économique. Je les trouvai tout disposés à se détourner de leurs problèmes immédiats de contrats ou de litiges, pour aborder des sujets que j'aurais crus uniquement du ressort des sociologues. Je fus ainsi invité par Henry Ford II à passer un long week-end dans sa propriété de Grosse Point, dans le Michigan. Le grand patron de l'empire automobile de Detroit m'apparut, dès l'arrivée, comme un personnage ouvert, simple et chaleureux, mais qui commençait à être assailli de doutes quant au bien-fondé de son activité. Poursuivant la stratégie de son grand-père, qui avait installé une chaîne d'automobiles en Russie, dès 1924, il envisageait, à la demande de Mouscou, la construction de la plus importante usine de camions, jamais réalisée, sur la rivière Kama. Mais le Pentagone venait d'y opposer son veto. Le gouvernement des États-Unis, enlisé dans les marécages du Vietnam, redoutait que les camions Ford produits en URSS ne se retrouvent sur la piste Ho Chi Minh et ne contribuent à l'effort de guerre nord-vietnamien. Cette déception inattendue, et aux multiples conséquences économiques, morales, personnelles, semblait 243
avoir lézardé plus profondément encore l'univers psychologique de Henry Ford. « Vous comprenez, dit-il, jusqu'à présent nous allions au Massachusetts Institute of Technology, à Harvard et dans les autres grandes universités, et nous prenions les meilleurs étudiants. Ils étaient fiers de venir travailler pour nous. Aujourd'hui, la plupart refusent. Ils nous disent avec mépris : "Nous ne voulons pas collaborer avec vous. Nous n'aimons pas ce que vous représentez". » L'action vigoureuse de Ralph Nader, mon condisciple à l'école de droit de Harvard, en faveur du consommateur contre les excès des industriels, avait radicalisé la jeunesse américaine, en même temps que le cancer vietnamien. Henry Ford me regardait, ,découragé. «Que va devenir ma société? Quel est l'avenir de l'Amérique? » Comme tant de businessmen, il espérait que je lui fournirais une réponse. Il l'espérait comme patron, et il l'espérait comme père. Effectivement, les rapports entre les générations étaient devenus conflictuels, et souvent dramatiques. La jeunesse se détournait d'un monde productiviste, qui paraissait sans âme, ni génie. Ford, pas plus que ses rivaux comme General Motors, n'avait depuis vingt-cinq ans effectué de découverte majeure, à la différence de Volkswagen et de Toyota. Leurs seules audaces et trouvailles résidaient dans la grosseur, des pare-chocs ou la couleur des jantes. Rien' d'exaltant. Leur manque de lucidité et leur incapacité à se renouveler apparurent au grand jour, à mesure que d'autres nations industrieuses et inventives faisaient des percées de plus en, plus profondes sur .les marchés américains, battant ainsi les Etats-Unis à leur propre jeu. Le « Défi américain », que Jean-Jacques ServanSchreiber avait défini à la fin des années 60 avec la perspicacité d'un nouveau Tocqueville, fut relevé avec 244
une diligence particulière par l'Allemagne de l'Ouest et le Japon. Partant de leurs décombres, ces deux pays constituèrent les économies les plus prospères du globe. La créativité du Japon, qui sut notamment établir et promouvoir de nouveaux critères de qualité et de prix, offrit au monde un des phénomènes les plus importants de notre époque. En peu de temps, un pays sans ressources naturelles,. totalement vaincu par la guerre, devint un géant industriel dont la force irrésistible se fait de plus en plus sentir sur tous les marchés de la terre. Certaines économies asiatiques, et derrière elles d'autres encore, imitèrent avec succès l'exemple japonais. Je comprends ce processus inéluctable : quand on se trouve acculé le dos au mur, sans aucune alternative, si ce n'est la volonté de survivre, on rassemble ses dernières forces vives et l'on met en œuvre toutes ses facultés. Je l'ai fait moi-même, avec Ben et Nico sous-hommes à Auschwitz. Les chefs d'entreprise américains et européens essayaient de se rassurer en se disant que cette concurrence visait des secteurs traditionnels tels que le textile, la construction navale, la _sidérurgie et l'appareillage électrique; mais en réalité l'idée de la supériorité occidentale ne reposait plus sur rien. A l'heure actuelle, aucune branche de la technologie n'est plus à l'abri d'une domination par les empires industriels et commerciaux qui s'édifient en Asie, ni par ceux qui s'édifieront, à terme, en Afrique et en Amérique du Sud.
Les grands managers actifs, dynamiques, n'avaient ni le temps ni le goût d'acquérir ou d'approfondir une vue du monde. La dérive s'accentuait. Ainsi les réelles réussites financières et professionnelles que je pouvais observer de près se payaient, le plus souvent, d'un échec humain. Ces chefs d'entreprise, que je rencontrais sans cesse, étaient devenus maintenant,
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dans les années 70, des hommes reniés par Jeurs propres enfants. Ces hommes ne pouvaient espérer qu'une atmosphère lugubre, lorsque leur famille, pour ceux encore qui avaient la chance qu'elle reste au foyer, se rassemblait pour le petit déjeuner. Les fils et les pères se regardaient en adversaires. Leur société, dans ces conditions, n'avait, tout simplement, aucun avenir. L'ennemi extérieur n'était qu'un alibi. Le conflit réel, empoisonné, était à l'intérieur: entre les jeunes et leurs aînés. La Patty Hearst, héritière d'une grande dynastie de presse, qu'on vit, mitraillette au poing, participer à l'attaque d'une banque, symbolisa la terrible profondeur du gouffre qui s'est creusé entre les magnats occidentaux des affaires et leurs enfants. Dans l'autre camp, à l'Est, les Russes pouvaient-ils être sûrs qu'en cas de conflit les jeunes Tchèques, Polonais ou Hongrois feraient preuve d'une discipline sans faille et tourneraient sans réticence leurs armes vers l'adversaire de l'Ouest? Ils savaient que non; et certains de leurs dirigeants ne me l'avaient pas caché. Mon souvenir s'arrêta sur ce soldat russe qui allait être pendu au centre du camp d'Auschwitz, devant l'ensemble des détenus, pour avoir tenté de s'évader. Au moment où on lui passait la corde autour du cou, il bouscula ses gardiens, quelques secondes, et réussit à crier : « Staline et la liberté vaincront! » Le geste était aussi beau et saisissant qu'absurde. Mais c'était un acte au sommet du courage et de la foi. En moins d'un instant, les SS furent sur lui et lui coupèrent la langue. La suite fut impensable.. Transformé en pantin mutilé et saignant, le malheureux, avec l'énergie du désespoir absolu, s'élança les deux pieds en avant, de la pointe de ses sabots frappa l'officier SS en pleine mâchoire et retomba pendu. Connaissait-il la vérité sur Staline? Certainement pas. Comme les centaines de milliers de ses camarades, tombés à Stalingrad, une ville qui ne porte même plus ce nom. Son acte de foi avait aidé ce jeune homme à mou246
rir. Mais grand Dieu, pour quelle cause? Et faut-il que tout engagement, finalement, se confonde avec une illusion, que toute mystique débouche sur une mystification? Le soldat noir qui me sauva, en m'arrachant de la fusillade, et en m'engouffrant dans son tank, près de Dachau, était venu sauver l'Europe. Son fils fut envoyé au Vietnam, vingt ans plus tard, pour la même cause : la défense de la liberté. Il en revint meurtri, amer, à jamais marqué par une guerre « sale ». Les idéaux qui nous mobilisent ne seraient-ils plus que des marchés de dupes? La jeune génération d'aujourd'hui n'a plus le culte des grands hommes ni le goût des mausolées. Elle voit, elle sait, que notre époque ne peut plus prétendre à aucune grandeur; que le sens de l'État est une notion mensongère, une nouvelle manière de coloniser les esprits. Elle voit, elle sait, que derrière les attitudes publiques affichées se cachent, sans scrupule, des pratiques occultes et douteuses: lois transgressées, fonds publics détournés, élections manipulées, double langage permanent. 1968 a été la première expression, pour la nouvelle génération, d'une psychologie et d'une solidarité transnationales. Véritable rouleau de dynamite, déroulé autour de la planète, cette contestation secoua des régimes aussi divers que celui du Mexique néo-libéral, de la Yougoslavie socialiste, de la France, du Sénégal occidentalisé, ou de l'Allemagne fédérale. Dans les rues de Prague, cette jeunesse chassa un personnel politique discrédité. Ayant conquis les trottoirs de Chicago, face au siège de la Convention du Parti démocrate, elle brisa l'engagement de l'Amérique au Vietnam, et l'extension des conflits raciaux. A Paris, son long cortège longea l'Assemblée nationale sans un geste et sans un cri, avec la réserve que l'on impose en passant devant un monument funéraire. Partout le pouvoir se diluait. Sous quelle forme reviendrait-il? Les jeunes Américains ont bel et bien mis fin à une guerre puis au mandat des deux présidents. Ils ont
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joué, et continuent de jouer, un rôle croissant dans l'évolution de la vie publique de leur pays. En Europe, leurs frères et sœurs ont eu moins de chance. Ils demeurent bafoués, ignorés, exilés de l'intérieur. Quant à ceux du tiers monde, et à ceux de l'Est, ils ne furent que l'instrument d'une lutte cynique, sanguinaire, pour le pouvoir. J'entends maintenant souvent qualifier la jeunesse d'apathique. Elle manifeste, simplement, sa profonde aversion de l'utopie, son refus d'être dupe. Elle est condamnée à la lucidité, comme jamais auparavant. Tant d'idéaux ont fait faillite ... Notre société, qui a engendré le fascisme, le stalinisme, l'antisémitisme, le colonialisme, et la religion de la Bombe, ne peut plus prétendre mobili~ ser sa jeunesse. Il y a rupture. Les adolescents, nos enfants, ne supportent plus d'évoluer dans un monde où évoquer l'extermination de l'humanité est devenu la platitude des dîners en ville, mais où personne ne songe sérieusement à agir. Les jeunes, tous les jeunes, nous disent : « Jamais plus vous ne pourrez nous manipuler. Désormais nous sommes sur nos gardes. L'ennemi c'est peut-être vous. » Je me demandai si les hommes d'affaires ne pourraient pas échapper à ce rôle de bouc émissaire, et à leur nouvelle image d'exploiteurs, prédateurs, corrupteurs et pollueurs, en appliquant leurs capacités créatrices à l'ouverture de nouveaux marchés dans les régions pauvres de la planète à l'Est et au Sud. Depuis ma sortie des camps de la mort, je n'ai jamais rencontré un homme qui, au fond de son cœur, ne soit pas davantage préoccupé par son image que par les réalités immédiates. Les décideurs économiques aussi ont des consciences qui ne les laissent pas en repos. J'estimais qu'une mise en commun de l'idéalisme des jeunes et de l'énergie des chefs d'entreprise assurerait un contrepoids stabilisateur au nouveau militarisme qui se propageait sur de vastes régions du monde. Je m'efforçais de promouvoir cette perspective d'un· nouvel ordre économique, dans les cercles politiques, économiques et 248
intellectuels où j'évoluais. Cela m'occupa tant que j'en négligeai ceux que j'aimais le plus. Comme mes discours publics, mes apparitions télévisées et les articles de journaux se multipliaient, ma famille m'en tint rigueur, et je souffris, chez moi, d'une perte notable de crédibilité. Mes enfants me reprochaient de différer nos départs en vacances et, dans mon dos, parlaient avec ironie de ce moderne Luther qui affichait ses thèses dans la cathédrale de la paix, et du profit. Judith, avec ce mélange bien à elle d'encouragements pour mon entreprise et de reproches pour mes absences, me voyait maintenant en «gourou ». Elle avait beau voyager avec moi, jusque dans les coins reculés d'Afrique, d'Asie et d'Amérique du Sud, je sentais qu'il Yavait une bonne part de vérité dans ses taquineries. Durant cette période de ma vie, je tirais ma plus grande satisfaction de discussions avec mes propres enfants, avec leurs amis, et avec des étudiants d'un peu partout. En contemplant ces visages tendus, en les écoutant exposer avec gravité, avec sincérité, leurs espoirs, leurs engagements, je pressentais que le malaise de cette jeunesse s'amplifierait encore quand elle s'apercevrait que la société n'envisage son avenir que sous le sombre aspect d'une immense armée d'exclus, de chômeurs. Vingt ans et pas de boulot. Face à cette réalité amère, beaucoup semblaient prêts à s'abandonner aux illusions de l'engagement idéologique violent. Je tentais de leur parler franchement sur ce qui devait leur apparaître, de loin, comme une nouvelle frontière. « Il faut que vous sachiez qu'à Pékin,. à Moscou ou à La Havane, qui sont encore les capitales spirituelles de beaucoup d'entre vous, les héritiers de Lénine ou de Mao n'en sont plus à la révolution mondiale mais rêvent de managers, de techniciens, de banquiers. Leurs héros, ce sont vos pères! »
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Tout un monde ne demande qu'à être conquis. Non plus par la force nucléaire, inutilisable. Ni par la passion idéologique, qui se brise sur l'impossibilité de croire. Mais par les armes pacifiques de l'organisation humaine de l'économie et de l'invention. Les grands dirigeants industriels dont j'ai maintenant appris à bien connaître les talents et les limites, sont découragés par les critiques, et la conquête de nouveaux marchés leur est de plus en plus difficile. Dans nos réunions de travail, je m'emploie à leur faire entrevoir les gigantesques possibilités que recèlent la Sibérie, la Chine, l'Amazonie - tous ces nouveaux Far West à l'aube du XXIe siècle. Je tente d'esquisser, devant ces personnages actifs, volontaires, un cadre mondial, un contexte moral, qui leur permette d'accomplir une action constructive qui emporterait l'adhésion des générations futures. A l'Est, et à l'Ouest, je préside plusieurs conférences internationales. J'invite à Vienne le célèbre Pr Nicholaï Lubimov qui fut l'assistant de Lénine. Avec ce personnage pétillant, je dialogue en russe, en citant Pouchkine; il me répond en allemand, en se référant à Goethe. L'assistance est aux anges, sauf les membres du KGB, toujours présents au sein de chaque délégation soviétique et qui semblent considérer que le vieux bolchevik se laisse entraîner sur une pente curieusement bourgeoise. A Budapest, j'invite le puissant sénateur américain Abe Ribicoff, qui préside la Commission du commerce extérieur du Sénat. Sachant que dans ce domaine rien n'est possible aux États-Unis sans l'accord du pouvoir législatif, je lui demande de définir l'attitude du Congrès qui s'instaure. La paix dépend tout entière de la convergence entre les deux systèmes, en tissant une véritable intégration d'industrie à industrie, d'entreprise à entreprise, d'homme à homme. Quelles que soient les idéologies officielles, je vérifie par mes contacts professionnels que les hommes qui se trouvent de chaque côté sont les mêmes. Leur formation technique, leurs tâches sont sem250
blables, leurs ambitions et leurs aspirations professionnelles presque comparables. Quand un potentat du Kremlin prononce un discours sur la place Rouge, il continue de se référer à tous les dogmes du marxisme-léninisme. Mais quand le chef d'une entreprise doit remplir un plan économique, construire une usine ou ouvrir une mine, il réagit en pragmatique. Ce n'est pas l'idéologie qui le préoccupe. Il trouve des subtilités pour ne pas offenser la doctrine mais l'affaire se fait. De même, en Chine, tout responsable d'un combinat, d'un complexe sidérurgique avait dû ressentir dans l'instant l'irréalisme, l'absurdité des propos de Mao Tsétoung qui, à l'occasion du Grand Bond en avant, demandait à la population de construire des hauts fourneaux dans les arrière-cours. Je ressens ma démarche comme un pari lucide sur l'avenir, malgré les spasmes, les résistances, les arrièrepensées, que je rencontre à chaque pas. Toujours est-il qu'aujourd'hui, c'est la force multinationale de l'économie qui menace, à l'Ouest, d'assassiner, ou d'asservir, un pouvoir politique déjà émasculé. A l'Est, c'est l'omnipotence de la bureaucratie politique qui étouffe toute initiative économique. Ces idées, je les ai exposées à Kyoto, l'ancienne capitale impériale japonaise, au cours d'une rencontre avec des présidents de sociétés venus du monde entier. Mais je les ai développées aussi devant l'ensemble des managers de la direction générale d'lIT à New York, les responsables de cette compagnie multinationale qui joua, peu après, un rôle si indéfendable dans la chute et la fin du président chilien Salvador Allende. Il me semblait dramatique que le tiers monde, détenteur de matières premières, objet de tant de convoitises et de provocations, continue d'être une terre de luttes d'influence, de corruption et de conflits, alors qu'il pouvait devenir un partenaire essentiel pour les pays industriels dans une stratégie commune de développement. Cette extension des Armes de la Paix à l'hémisphère Sud, je l'avais exposée pour la première fois à Abidjan,
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en Côte-d'Ivoire, puis à Thilissi, en Géorgie soviétique, où j'étais en compagnie de quelques éminentes personnalités américaines, dont le sénateur Edward Kennedy et le banquier David Rockefeller. J'invitai l'assistance à considérer le barrage égyptien d'Assouan. Les enchères pour sa construction s'étaient accompagnées d'une lutte de propagande spectaculaire entre les États-Unis et l'Union soviétique. Les Russes l'emportèrent. Et ils gagnèrent sur leur lancée le privilège d'engloutir quelque vingt milliards de dollars en assistance militaire au régime de Nasser, avant que le président Sadate ne mette une fin brutale à leur influence. Les deux grandes puissances auraient moins perdu, et l'Égypte gagné bien davantage, si le projet avait été entrepris sur une base trilatérale. Et de m'étonner à voix haute: allait-on refaire la même erreur au Bangladesh, où un jeu politique stérile ne débouchait sur rien de positif et où des centaines de millions de gens parvenaient tout juste à survivre dans un perpétuel état de famine? Ce type de qu~stion pouvait ultérieurement viser l'engagement des Etats-Unis en Iran, où la quatrième armée du monde par rang de puissance, nantie du matériel américain le plus moderne, capitulerait presque sans tirer devant un ayatollah fanatique; ou l'enlisement soviétique en Afghanistan, après la débâcle des Américains au Viêt-nam. Questions sans fin, et sans réponse. Durant notre vol de retour de Thilissi, tandis que mes pensées étaient tournées vers Washington et le rapport que j'aurais à présenter la semaine suivante devant la commission antitrust du Sénat, mes yeux se rivèrent sur le hublot. Quelque part en bas, à l'ouest de Minsk, se trouvaient les vestiges de ma ville natale - redevenue polonaise. Les souvenirs de mon ancien foyer, de cette famille au sein de laquelle j'avais passé si peu de temps - l'univers complet de mon enfance - me furent très proches et cependant, d'une certaine manière, à des années-lumière derrière moi. Je songeai à la manière dont les lieder russes venaient de recevoir David Rockefeller, avec tout le protocole dû 252
à un chef d'État, et je me rappelai comment sa famille était présentée dans les manuels scolaires qu'on me faisait lire pendant l'occupation communiste de la ville que nous sUlvolions. Gros, coiffés de hauts-de-forme et ironie - avec d'énormes cigares cubains entre les lèvres, les Rockefeller étaient caricaturés en tant qu'ultimes symboles du capitalisme assoiffé de sang et ennemis . numéro un des travailleurs du globe. Pourtant, durant notre séjour d'une semaine en Union soviétique, la seule image du président de la Chase Manhattan Bank que la Pravda et les Izvestia choisirent d'offrir à leurs lecteurs fut celle d'un authentique partisan de la coopération économique. Oui, tout semblait à l'envers. Je commençai à me demander si mes enfants n'avaient pas raison. Le moment était venu pour moi de me reposer de mon activité frénétique, de prendre un peu de recul.
Ben vint nous voir. Il était maintenant dans l'importexport et se rendait régulièrement en Amérique et en Europe. Il connaissàit à peine Judith et Leah et je le soupçonne d'être venu faire chez nous un petit tour d'inspection. Un soir, j'entendis du bruit en bas après que tout le monde fut couché et je le trouvai en arrêt devant le réfrigérateur ouvert. « Qu'y a-t-il, Benek? Une petite fringale? demandaije. - Non, je suis au régime. - Tu en as besoin! As-tu soif? - Non ... je jette un simple coup d'œil. » La scène me parut un peu bizarre mais je n'insistai pas. Quelque temps plus tard, son fils Paul m'expliqua qu'aussi loin qu'il pouvait remonter dans ses souvenirs, Ben n'avait jamais pu s'endormir sans aller d'abord à la cuisine voir si le réfrigérateur était bien garni d'aliments et que Bebka, la mère de Paul, veillait à cela chaque jour. Trente ans après que sa faim physique eut disparu, il
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n'arrivait pas encore à se départir de son obsession de la nourriture. Vint l'heure de notre promenade habituelle. Un nouveau chien, un énorme briard au poil hirsute que les enfants avaient baptisé Mitzva, nous accompagnait; Balalaïka était allé en Californie. Je m'attendais à une nouvelle attaque de cet homme que je n'ai jamais réussi à impressionner le moins du monde, mais je fus pris au dépourvu . • « Mula, tu as un vrai foyer. Tu fais bien. - Je suis heureux que tu m'approuves ... Mais venonsen au fait: qu'as-tu en tête, cette fois? - Tu te démènes encore trop. - Tu te démènes pas mal toi aussi. - Moi, c'est différent, je suis un homme d'affaires. Pourquoi as-tu accompagné Giscard à Auschwitz? Aurait-il perdu des parents là-bas, lui aussi? - Benek, je t'en prie ... Tu lis les journaux. Tu es au courant de la diplomatie franco-arabe en matière de pétrole, et du danger qu'elle représente pour Israël! Comme Giscard allait là-bas, j'ai tenu à m'assurer qu'il proclamerait haut et clair: " Jamais plus! " A la face des Polonais, des Russes, des Arabes, de tout un chacun. Et je voulais le dire aussi parce que trop de gens peuvent être tentés d'acquérir du pétrole au prix du sang. » Ben ramassa un bout de bois qu'il lança. Mitzva courut à sa recherche, mais refusa de le rapporter. « Tu ne dresseras donc jamais un chien! » Je ris. «N'insiste pas là-dessus. J'ai beaucoup trop à faire par ailleurs! - Oui, et c'est bien ce qui me tracasse. »
Le monde des affaires, comme celui de la diplomatie, suscite d'étranges alliances. En 1939, Staline n'hésita pas à serrer la main d'Hitler pour détruire la Pologne, devenant de ce fait son complice dans le déclenchement de la Seconde Gu
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accueillit le président Nixon à Moscou quelques jours seulement après qu'il eut donné l'ordre de miner le port de Haiphong. En 1979, quand ils signèrent le malencontreux accord Salt II à Vienne, les présidents Carter et Brejnev s'embrassèrent devant les caméras de télévision; moins d'un an plus tard, après l'intervention soviétique en Afghanistan, l'un traitait l'autre de parjure. Moscou ne cessa jamais de fournir des centrales électriques à la Grèce des colonels bien que des milliers de communistes aient à cette époque croupi dans les prisons d'Athènes; la Pologne prolétarienne n'hésita pas à expédier du charbon à l'Espagne de Franco au moment où les mineurs espagnols étaient en grève. Et les pays communistes furent unanimes à fêter les aristocrates du grand capital comme si «les affaires sont les affaires» était un slogan marxiste. Des exemples d'une indifférence morale similaire existent également de notre côté du fossé des idéologies. L'entreprise capitaliste est tenue de se comporter comme une machine impersonnelle, efficace, uniquement mue par ses exigences de profit. J'ai pu observer à des niveaux divers les pratiques du monde des affaires à l'échelle internationale; et j'ai pris conscience du fait qu'il est devenu de jour en jour plus simple et beaucoup plus intéressant pour nos chefs d'entreprise de négocier des accords en matière de fabrication et de commerce avec des régimes autoritaires qu'avec des régimes démocratiques. Il est dans la nature même de ces régimes de garantir au généreux investisseur un climat dépourvu de troubles politiques, de problèmes de main-d'œuvre, d'agitation estudiantine, de critique des consommateurs, des désagréments de la concurrence, des interventions d'une législation réprimant la corruption ou encore du zèle excessif des tribunaux nationaux - avantages que les démocraties sont incapables d'offrir, de par leur constitution. J'ai même entendu le P.-D.G. d'une grande firme - un homme intègre, élevé dans la crainte de. Dieu, époux et père modèle - dire en ne plaisantant qu'à moitié: « A l'heure actuelle, celui qui investit dans un pays démocratique devrait se faire examiner par un psychiatre! » 255
Les jeunes qui critiquent avec tant de véhémence les grandes firmes, en s'appuyant souvent sur de bonnes raisons, et qui désirent les assujettir à un contrôle important ou même total de l'État, n'ont aucune idée des dangers que réserve ce type de relations. Des rapprochements entre les détenteurs de la puissance économique et ceux du' pouvoir politique peuvent conduire - et ont effectivement conduit - à des alliances scandaleuses d'où sont bannies toutes considérations éthiques. J'ai appris cette leçon, par la méthode forte, dans ma jeunesse, et elle me fut de nouveau assenée très brutalement au cours d'un débat patronné en 1974 par Le Monde et plusieurs autres grands quotidiens européens. Mon adversaire était Charles Levinson, économiste canadien qui dirige le Syndicat international des travailleurs de la chimie, et auteur d'un livre, Vodka-Cola, qu'on a décrit comme l'anti-Pisar. Son attaque fit mouche: « Vos clients, dit-il en substance, ont collaboré avec les pires régimes: le Chili de Pinochet; la Grèce des colonels, l'Espagne de Franco. Et maintenant, quand ils ne fournissent pas du napalm à l'usage des Américams au Vietnam, les voilà qui prospèrent dans les pays de l'Est. Leurs activités rappellent les beaux jours de l'Allemagne hitlérienne, lorsque l'IG Farben opérait main dans la main avec les nazis. » Levinson ne pouvait pas savoir qu'il lançait sa diatribe contre un survivant de l'holocauste. Je me retins de l'éclairer là-dessus car, mis à part tout caractère personnel, le problème qu'il soulevait était crucial et je préférais que le débat ne s'engageât pas sur un terrain .affectif. Mais à coup sûr, je n'avais pas besoin qu'il me rappelât des faits dont je pouvais témoigner de par ma cruelle expérienc~ personnelle. L'IG Farben, cartel allemand géant de la chimie créé au début du siècle, s'était étendu dans toute l'Europe et aux États-Unis. Depuis sa fondation, ses cadres scitmtifiques, qui comptaient plusieurs prix Nobel, avaient collectionné les inventions dans les domaines de la pétrochimie et de la pharmacie. La firme détenait des milliers de 256
brevets déposés et assortis de licences dans le monde entier, qui comprenaient des procédés pour convertir le charbon en pétrole et en caoutchouc synthétiques, et pour fabriquer explosifs, lubrifiants, fibres et autres produits sans lesquels l'effort de guerre allemand aurait été impossible. Elle détenait également la distinction .très spéciale d'avoir mis· au point des gaz toxiques et fourni le Cyclon B, utilisé dans les chambres à gaz de Treblinka, Maïdanek et Auschwitz. La dégradation morale des hommes brillants et intègres qui avaient réussi le miracle technologique de l'IG Farben alla encore plus loin. Il y avait là, indubitablement, matière à une réflexion approfondie. Au cours de la période hitlérienne se développa une entente politique et économique totale entre la finne et le régime, fondement de la machinemilitaro-industrielle du Reich. La première étape fut l'élimination sommaire de tous les savants juifs, en dépit de leurs précieuses contributions à son know-how. Puis, sur la lancée des succès stupéfiants et répétés de la guerre éclair nazie, la finne s'embarqua dans une politique sans précédent de fusions et d'extensions: elle s'emparait purement et simplement de toute entreprise intéressante dans les territoi~ res conquis par la Wehnnacht. Un grave problème apparut alors, mais les dirigeants imaginatifs de Farben, toujours à la hauteur de leur tâche, s'élevèrent à un niveau d'efficience sans précédent. La main-d'œuvre autochtone dans l'Allemagne du . temps de guerre était désastreusement réduite par les besoins en hommes sur le front militaire. La logique et l'efficacité dictèrent la solution: on construirait de nouvelles usines géantes à proximité des camps de concentration. Ainsi, à quelques kilomètres d'Auschwitz, une abondante réselVe de main-d'œuvre esclave et quasiment gratuite travaillerait-elle dans les plus grands ateliers de pétrole et de caoutchouc synthétiques de la finne. Des régiments interminables de sous-hommes pitoyables entre autres, Ben, Nico et moi - seraient utilisés jusqu'à l'épuisement et la mort dans un roulement rapide, afin
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que l'Europe sous la botte allemande ait suffisamment d'essence et de pneus d'automobiles. L'association entre la·firme et les SS fut baptisée Division IG Auschwitz. Suivant sa politique déclarée, la main-d'œuvre serait «nourrie, logée et traitée dans le souci d'une exploitation maximale, pour le coût le plus bas qu'il soit possible de concevoir ». D'après les conditions d'association, l'IG Farben acceptait de payer aux SS un tarif journalier de quatre marks par ouvrier qualifié, deux marks par manœuvre et un mark et demi par enfant au travail. Inutile de dire que les prisonniers ne touchaient rien. Les mesures prises par la firme et le camp incluèrent une gamme inouïe de transactions. Voici quelques extraits de la correspondance de l'IG Farben avec les SS d'Auschwitz en 1943, produite devant le tribunal de Nuremberg lors des procès· pour crime de guerre des directeurs de la firme : Dans le but d'une expérimentation de nos nouvelles pilules de somnifères, nous aimerions que vous nous fournissiez un certain nombre de femmes ... Nous avons bien reçu votre proposition mais estimons que 200 marks par femme est un tarif excessif. Nous n'envisageons pas de payer plus de 170 marks par tête. Si cela . vous convient, nous sommes prêts à entrer en possession des femmes. Nous vous en demandons environ cent cinquante... Nous avons bien reçu votre livraison de cent cinquante femmes. Malgré leur maigreur, nous avons jugé leur état convenable. Nous vous tiendrons au courant de la suite de nos expériences... Les expériences sont achevées. Tous les sujets sont morts. Nous vous contacterons sous peu pour une nouvelle livrai~ son... .'!
J'avais pleinement goûté au nouvel ordre économique qui se préparait pour l'humanité, non seulement en tant qu'esclave livré sous contrat à Auschwitz, mais aussi .258
quand je travaillai dans l'usine souterraine proche de Stuttgart, à river des boulons sur des ailes de bombardiers pour un autre membre émirient du monde allemand des affaires, suivant des cadences inhumaines et en étant pratiquement privé de sommeil. J'étais alors trop jeune pour comprendre qu'un chapitre sans précédent était en train de s'inscrire dans l'épopée de l'humanité. Dans l'Antiquité, le maître traitait son esclave comme un bien précieux, une bête de somme de première importance, un capital à entretenir et conserver prudemment en raison de son potentiel de profit. Sous la combinaison nouvelle du national-socialisme et des sociétés d'affaires, l'homme devint une matière première gaspillable, sans le moindre risque d'épuisement. Le matériau humain, dont on commençait par extraire toute la force vitale, était ensuite traité au gaz Cyclon B de manière à fournir ses sous-produits : dents en or et plombages pour la Reiehsbank, cheveux pour les matelas, graisse pour le savon et peau pour les abat-jour. Comme je repensais à mon expérience de jeunesse à l'ombre de l'IG Farben, une série de questions me vint à l'esprit. Je me rappelai aussi le fait ironique que Nieo, Ben et moi ayons été emprisonnés dans la forteresse de Landsberg auprès du patron de l'empire Krupp, alors détenu en tant que criminel de guerre nazi. Comment des chefs d'entreprise professionnels de premier ordre purent-ils devenir les complices empressés du crime le plus monstrueux de l'Histoire, des complices finalement passés en jugement à Nuremberg? Et question la plus douloureuse de toutes : étais-je, moi, ancien esclave aujourd'hui conseiller privilégié des grandes firmes internationales, en train de favoriser et d'encourager le flirt immoral du management moderne avec des résimes antidémocratiques ou moralement corrompus? Etait-ce à cela que la thèse de Harvard, à laquelle j'avais travaillé de façon si désintéressée, si scientifique, si objective, m'avait amené? Il m'est possible,' mais difficile, d'imaginer q~'en période de crise économique et politique, des chefs 259
d'entreprise puissent encore se trouver entrainés dans le type de comportement psychotique que la saga de l'IG Farben, de Krupp et des autres noms révérés de l'establishment allemand illustra d'une manière si éclatante. C'est théoriquement le devoir des .politiciens d'ériger un cadre d'institutions gouvemementalessolide afin de canaliser le potentiel dynamique· de l'industrie pour le bien de la société, en refrénant les abus qui accompagnent le processus d'économie libre. Mais la plupart des leaders politiques contemporains, même s'ils sont à la tête de vastes armées, se trouvent impuissants, et échouent lamentablement dans leurs efforts pour gouverner. Par ignorance ou manque de réceptivité aux vrais problèmes d'un type nouveau qui se posent au monde, ils se. bornent à réagir aux fluctuations passagères de l'opinion publique et aux caprices des médias. En Amérique, les affaires sont non seulement sujettes à la réglementation gouvernementale, aussi inefficace qu'elle soit, mais également à une concurrence sans entrave, et surveillées par une masse d'organismes et de groupes d'intérêts ainsi que par la presse qui les. critiquent incessamment. Ce système de contrôle trouve son prolongement dans la richesse e~ la diversité des institutions américaines. Ce fut Ralph Nader, et non le gouvernement, qui alerta le public sur les dangers de la production médiocre de Detroit. Ce fut Rachel Carson, et non le gouveme- . ment, qui alerta le monde sur les risques dévastateurs de la pollution. Ce furent Bernstein et Woodward, et non le FBI, qui attirèrent l'attention du public_et du Congrès sur la signification du cambriolage du Watergate. Pourtant, étant donné le manque de garanties systématiques contre la montée d'une autre IG Farben, devrionsnous démanteler notre système de libre entreprise ou le placer sous le contrôle étroit d'agences de l'État? L'expérience des régimes communistes et fascistes démontre qu'un pays assujetti à une bureaucratie gouvernémentale provoque la double perte de la créativité dans les affaires et de la liberté chez les individus.
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En 1971, dans un éditorial du Wall Street Journal, j'ai comparé la lutte actuelle entre les États et les entreprises multinationales au conflit qui se déroula dans 1'Angleterre du xn e siècle. L'issue de cet affrontement, entre l'Église de Rome, force littéralement multinationale que personnifiait Thomas Becket, l'archevêque de Canterbury, et la Couronne d'Angleterre, force authentiquement nationale que personnifiait Henry II Plantagenet, s'acheva sur le célèbre « Meurtre dans la cathédrale ». Aujourd'hui, dans l'Ouest libéral, les politiciens qui savent mieux détruire que construire pourraient bien perpétrer un nouveau meurtre. Dans l'Est communiste, il a déjà été commis. Toute créativité dans l'agriculture, l'industrie et le commerce se trouve laminée par un appareil politique aveugle et brutal. Actuellement le décideur d'une multinationale opère d'une manière féconde et lucrative à l'échelle globale sans règlement international efficace qui canaliserait sa créativité pour le bien de l'humanité et réprimerait sa propension aux abus. Je sais ce que cela signifie de vivre dans un environnement dépourvu de règles. C'est aussi destructif pour soi que pour les autres. Dans l'anarchie violente de Landsberg, Nico, Ben et moi fûmes bien près de nous détruire nous-mêmes après avoir échappé d'extrême justesse au meurtre collectif et prémédité.
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J'étais arrivé à Moscou en fin de journée, pour une importante semaine de négociations. Installé au vieil hôtel National, j'avais comme appartement celui qui servit de bureau et de chambre à Lénine aussitôt après la Révolution. Ses fenêtres donnent sur la place Rouge. Je contemplais la. capitale soviétique, silencieuse et inerte, à une heure du matin. Les dômes du Kremlin, masses sombres et imposantes, dominent la capitale endormie, et paraissent transmettre la réalité profonde de la Russie éternelle. Invité dans son enceinte, au cœur du pouvoir absolu, qui abrita aussi bien la lignée des tsars que la relève des équipes de commissaires du peuple, j'avais vu, au cours des dîners, les dirigeants soviétiques évoluer avec fierté dans un luxe impérial. Leonid Brejnev présidait. Le spectacle de ces soirées, selon un cérémonial immuable, est difficile à imaginer à Paris ou à Washington. Les invités pénètrent par l'escalier principal du palais du Kremlin et débouchent dans le hall Saint-Georges, immense pièce de marbre blanc dont les murs portent toujours, en lettres d'or, les noms des plus grands héros des épopées militaires tsaristes. Le secrétaire général du Parti communiste et ses invités sont servis dans l'imposante « salle des facettes », décorée de toutes parts par des motifs religieux de l'Église orthodoxe. Brejnev et son entourage, dans cette pièce d'un autre
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âge, encadrés de fresques et d'icônes, évoquent irrésistiblement le spectacle de la Cène. Un toast porté à la santé de la délégation américaine nous précise, avec une pointe d'ironie, que le lieu où nous dînons fut construit par Ivan le Terrible, deux années avant que Christophe Colomb ne découvre le Nouveau Monde, terre encore vierge. Les dirigeants soviétiques donnaient une impression d'autorité, de maîtrise, de puissance absolue. C'est ainsi qu'ils le ressentaient, et c'est ainsi qu'ils tenaient à le transmettre . .Dans ma chambre d'hôtel, au milieu de la nuit, je repensais à ces épisodes. Par les grandes fenêtres, je voyais le ciel étonnamment clair derrière la neige qui ne cessait de tomber. Soudain, un vacaqne assourdissant emplit l'espace. Je suis saisi par ce tonnerre avant de voir quoi que ce soit. Puis débouchent, formidables, sur la place Rouge, par l'avenue Karl-Marx, d'immenses colonnes motorisées, transportant les engins nucléaires les plus modernes. Je suis en train d'assister à la dernière répétition nocturne avant l'imposant défilé du lendemain, 7 novembre, qui commémore chaque année la révolution d'Octobre. Les ogives nucléaires manœuvrent dans un ballet parfait, avec lenteur, sur le tapis de neige des avenues désertes. Demain matin ces monstres. seront là pour signifier au monde que l'URSS est désormais militairement invulnérable. J'avais assisté, à l'âge de dix ans, au chassé-croisé des blindés, des canons dernier modèle, de la Wehrmacht de Hitler et de l'Armée rouge de Staline. Je les ai encore devant les yeux. Mais rien n'avait jamais produit sur moi un effet semblable à celui de ces missiles intercontinentaux qui continuaient d'évoluer sous mes fenêtres, si grands, si longs, si larges, et si mobiles, au pouvoir de destruction universel et sans limites ...
Sauf une fois lorsque, par hasard, j'avais pu voir vivre, .264
tout un après-midi, et librement, les hommes si soigneusement entraînés qui sont, de part et d'autre, chargés de
s'en servir. .. C'était peu de temps auparavant, tandis que je volais de New Yçrk à Washington pour une réunion au Département d'Etat. Notre avion eut une avarie. Un hublot cassé et la baisse de pression consécutive obligèrent l'équipage à atterrir en urgence, sur la base militaire de McGuire Air Force dans le New Jersey. Cette gigantesque et célèbre installation, qualifiée « top secret », est l'un des centres neryeux du système mondial pour les forces nucléaires des Etats-Unis. Spectacle extraordinaire, et accablant. Partout des militaires désœuvrés, certains de haut rang, y compris plusieurs généraux, presque tous des pilotes reconnaissables à leur insigne, essayaient visiblement de tromper leur ennui quotidien, une canette de bière à la main, et contemplaient d'un œil morne les récepteurs de télévision qui projetaient de vieux films ou des matches de football. Ils étaient assis. Ils attendaient, comme tous les jours de chaque mois, tous les mois de chaque année. Il y avait là un contraste proprement surréaliste. D'une part, la complexité technologique et raffinée de cet ensemble et des missiles disséminés à travers la planète, au ras de leur silo, prêts à jaillir des entrailles de la terre vers leurs cibles, programmés par ordinateurs pour un acte de fin du monde. Et d'autre part, l'ennui pitoyable de ces hommes dont la seule raison d'être serait· d'1,lccomplir un jour, peut-être, le geste irrémédiable dans la minute où l'ordre arriverait. Ces carrières, ces cerveaux, ces systèmes étaient tendus vers un seul et même objectif, précis et aléatoire : l'Alerte. Toute l'existence de ces officiers, pour la plupart remarquablement formés et sélectionnés, était rivée à cette mission et à elle seule. Jusqu'à l'âge de la retraite ... ou de l'apocalypse. En Union soviétique, on retrouvait les mêmes professionnelsde grande classe, à qui reviendrait soudain la 265
responsabilité au cas où... et dont la vie quotidienne, cette éventualité mise à part, demeurait aussi morne. Ils étaient conditionnés, préparés pour la même solution finale. A une autre époque, dans un autre lieu, un lieutenantcolonel allemand accomplit son devoir avec un dévouement total, sans se poser de question. C'était un rouage de machine fait homme; le mal dans sa banalité. Est-il possible qu'un Eichmann sommeille en chacun de nous? De part et d'autre, tout a été fait pour qu'ils réfléchissent le moins possible, qu'ils ne se posent pas de question, ni sur le sens de leur vie, ni sur celui de leur finalité. Car lequel y résisterait?
On peut se retourner vers le passé et le voir en noir. On peut lever les yeux vers l'avenir qui reste gris. Mais à quoi ressemble le présent, et comment lui donner du crédit, quand la croissance et la prolifération les plus irrésistibles sont celles de l'arsenal nucléaire mondial ? .. Il représente, à l'heure qu'il est, déjà plus d'un million de fois Hiroshima. Ainsi tout est fin prêt, pour un nouvel holocauste aux dimensions de l'univers. Alors qu'à l'ère du fait atomique, chaque dirigeant politique, chaque responsable, chaque citoyen devrait savoir depuis longtemps que la guerre, avec ces armes-là, a cessé absolument d'être le moyen de régler les conflits ou les problèmes de la politique, sinon comme le suicide règle ceux de la yie humaine. Nous vivons quelque part entre la crainte et l'espoir: crainte de l'anéantissement nucléaire, que nous gardons secrète, faute de savoir comment l'àffronter; espoir de salut, que nous n'osons pas examiner, de peur de jauger sa précarité. Cette précarité ne m'a jamais paru si poignante que dans la juxtaposition de ces deux scènes : les missiles dans la nuit de Moscou et la veille d'apocalypse sur la base McGuire.
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Pour avoir vécu, personnellement, sous le régime soviétique dans le· triomphe comme dans la défaite, et m'être trouvé au centre nerveux du gouvernement et des affaires de l'Amérique, j'ai eu la conviction profonde que les décisions prises à Washington et à Moscou, dans l'optique d'une lutte politique indéfinie, provenaient, dans les deux camps, d'une appréciation erronée de l'objectif de l'adversaire. A Washington, l'extraordinaire force armée qui déferla sur l'Europe centrale, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, fut jugée menaçante pour tout l'Occident; alors que le but de Moscou, en satellisant l'Europe de l'Est, était, à cette époque, de se créer une zone de protection contre une future invasion. A Moscou, l'insistance des Américains à exiger le retrait de cette région fut pris pour une offensive politico-militaire visant à miner le régime soviétique; alors que les États-Unis craignaient qu'un manque de réactions n'encourage les Russes à étendre plus loin leur domination. Ces erreurs initiales d'appréciation se sont transformées en dogmes, puis en politiques militaires, menaçant de condamner l'humanité entière à être la prochaine masse vivante à pénétrer dans une ultime chambre à gaz aux dimensions de la planète. Cinq cents milliards de dollars - plus de 2 000 milliards de francs - ont été dépensés par an pour l'achat de nouvelles armes. Au fil des années les chiffres n'ont cessé de croître de manière exponentielle. L'aide totale aux populations déshéritées de la planète, atteintes par la famine, la maladie, l'analphabétisme, ne représente que 4 p. cent de cette somme. Ma crainte que cette évolution conduise au désastre est plus qu'alimentée par ce que je sais, dans ma chair, du passé. J'ai appris à connaître les Russes. Pour la génération, qui a combattu et souffert dans la guerre contre le nazisme, le choix entre « le beurre ou les canons» n'est pas ce que l'on voudrait croire. Car dans sa mémoire restent imprimées, avec force, les multiples invasions qui~ des Mongols aux nazis, en passant par les chevaliers teutoniques, les barons polo-
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nais et la grande armée de Napoléon, marquèrent si régulièrement, et si sauvagement, l'histoire du pays. Peu nuancés, il faut le savoir, dans leurs vues du monde et leur analyse de l'histoire, les maîtres du Kremlin, les uns après les autres, sont convaincus que l'Occident cherche, par tous les moyens, une fois de plus, à les détruire. Leur obsession, c'est la prise en tenaille sur deux fronts : l'arsenal atlantique à l'Ouest, et une Chine, innombrable et réarmée, à l'Est. Je me rappelle, au lendemain de la journée de BabiYar, la consternation avec laquelle nos hôtes soviétiques, à Kiev, accueillirent la nouvelle du premier voyage secret de Kissinger à Pékin. Et ce n'était dans leur esprit que le prélude du passage à l'alliance ouverte, entre la Chine, l'Amérique et le Japon. Cette fixation des Russes, je pouvais d'autant mieux la comprendre qu'elle était partagée par un peuple qui, plus que tout autre, a été victime, au long de son histoire millénaire, d'épisodes tragiques : le peuple juif. L'attitude des Russes, comme celle des Israéliens, c'est la sécurité d'abord et le refus absolu d'une nouvelle tragédie comme celle qui, la dernière fois, leur coûta tant de millions de vies.
Nous constatons aujourd'hui que le progrès scientifique si nécessaire et prometteur, dont dépendent la nourriture, l'épanouissement, la santé, la plénitude devie de la prochaine génération, fait également fomenter, par notre impuissance, la terreur. Les radiations nucléaires, les armes chimiques et biologiques peuvent tuer plus d'êtres humains que l'emploi d'antibiotiques ne pourra jamais en sauver. Il existe, en vérité, une économie dominante: celle de la mort qui façonne nos sociétés actuelles bien davantage que leurs systèmes politiques ou sociaux. N'importe quel petit dictateur, n'importe quelle organisation terroriste peut acquérir une technique, un équipement, un armement moderne, à condition d'en payer
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le prix. Ainsi, les pays pauvres deviennent de plus en plus misérables, et de vastes régions du monde se transforment en poudrière. La planète entière est aujourd'hui le gigantesque échiquier d'affrontements potentiels défiant l'imagination. Les pièces les plus mortelles sont placées sur toutes les cases stratégiques : fusées nucléaires terrestres et marines à têtes multiples et à trajectoires indépendamment programmées, qui ont une précision de tir à cent mètres près, au terme d'une course de treize mille kilomètres. L'arsenal spatial, de son côté, est aussi en place. Deux mille satellites, pourvus de charges nucléaires, sont déjà sur orbite. Le cerveau humain conçoit constamment de nouveaux moyens de destruction : stimulation artificielle de catastrophes « naturelles », telles que raz de marée susceptibles de noyer de vastes territoires avec toute leur population ; changements climatiques entraînant sécheresse et famine; produits toxiques «nouveaux et améliorés », dont une petite dose peut tuer des millions d'individus. Mon expérience, telle que je l'ai décrite dans les premiers chapitres de ce livre, m'a montré que la production et l'usage de telles armes sontparlaitement concevables. C'est comme si une « fièvre d'Auschwitz », caractérisée par le déni du droit le plus fondamental de l'homme, le droit à la vie, avait saisi l'humanité pour la pousser irrémédiablement vers l'abîme. La combinaison de la technologie avancée et de la brutalité avancée, que j'ai vue mise en œuvre à titre expérimental il n'y a pas si longtemps sous la forme d'un projet pilote pour la destruction de l'humanité, montre que l'homme est tout à fait capable de recourir simultanément aux justifications idéologiques et aux moyens scientifiques pour une extermination massive. Ce tableau ne serait pas complet si je n'élevais pas ici une vigoureuse protestation contre l'acceptation tacite d'un destin si visiblement porteur de destruction pour le monde de nos enfants, si ce n'est pour le nôtre. Sije me permets d'évoquer ici le symbole d'Auschwitz, c'est que je me sens la lourde tâche d'exprimer mon point
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de vue dans le débat explosif qui guette en ce moment le monde, à mes concitoyens américains· aussi bien qu'aux Russes, à mes frères juifs aussi bien qu'aux Arabes, à tous, quelle que soit la couleur de leur peau. Les événements qui m'ont amené à Auschwitz m'ont enseigné les dangers de la faiblesse et de l'impréparation, qui tentent les agresseurs, et la tendance suicidaire des démocraties à négliger leur sécurité. C'est pourquoi je ne préconise ni le désarmement, ni un arrêt immédiat et unilatéral dans la production des armes. En outre cette industrie représente plus de cinquante millions d'emplois. Ce qui me semble raisonnable et impératif, c'est la recherche d'une alternative, afin que la course folle aux armements les plus sophistiqués et meurtriers puissent un jour amorcer sa décélération. J'estime - et ai toujours estimé - que la seule « arme» véritable, capable de défendre l'humanité contre le danger de l'autodestruction est la reconversion progressive des vastes capacités de production militaire pour alléger le sort catastrophique du tiers monde; sinon, chaque camp, l'Est et l'Ouest, risque de voir sa civilisation balayée. Des civilisations qui ont des origines culturelles, religieuses et ethniques communes. Je sais pourtant,par mes contacts directs avec eux, que les jeunes Soviétiques, au seuil du pouvoir, ont les doutes les plus profonds sur cette concentration croissante des ressources vers une machine militaire, à l'appétit inépuisable, alors que les besoins élémentaires de la population sont laissés au hasard. Cette nouvelle génération en a assez des récits héroïques des anciens combattants encore au pouvoir. Leurs préoccupations sont bien différentes. Des millions de jeunes Américains s'inquiètent, eux aussi, et se révoltent, contre le chaos des villes, la criminalité, la violence, que l'on paraît ne plus pouvoir tenter même de maîtriser - bref la faillite. Ils sont obsédés, comme les nouveaux Soviétiques, par la solution de leurs problèmes intérieurs, les vrais. Pour les Russes, le retard technologique, la pénurie de logements, l'insuffisance permanente de l'agriculture,
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l'alcoolisme généralisé deviennent des risques réels d'affaissement. Ils ne veulent plus sacrifier sur l'autel de la vieille idéologie l'espoir d'un mode de vie déceQt, et l'ouverture de leur société. A plus forte raison, ne sontils nullement tentés par le nouvel holocauste d'une épreuve militaire. Il faut avoir vu ces hommes, indifférents à la rigidité dogmatique du marxisme, regarder les. présentations audiovisuelles d'experts occidentaux sur l'agriculture industrielle dans les prairies de l'Oklahoma, ou bien sur l'activité pétrochimique dans le Bade-Wurtemberg, ou encore sur la fabrication de fonte ductile en Lorraine ... A terme - si le temps nous en est donné -les pressions économiques et sociales à l'intérieur de pays communistes sont capables de faire pencher la balance contre le fardeau bureaucratique et militaire. Malgré le fossé qui sépare encore les États-Unis de l'Union soviétique, les deux pays possèdent d'évidentes affinités. Ils ont, l'un et l'autre, la taille d'un continent, une vaste population, des fleuves sans fin, d'immenses ressources naturelles. Le problème historique auquel doivent faire face les responsables de Moscou est d'organiser un système de production et de distribution de masse, adapté à 250 millions d'habitants, répartis sur son vaste territoire. Qui d'autre que l'Amérique a résolu ce type de problème? Personne ne le sait mieux que la génération montante des planificateurs russes. Cette inspiration, vivante et profonde, est la vraie chance d'ouvrir les esprits. Même un bolchevik de la première heure, Anastase Mikoyan, l'ancien chef de l'Etat, m'a parlé longuement de cette volonté d'ouverture, avec une franchise surprenante. Selon lui, l'Union soviétique était prête à vendre son pétrole et son gaz naturel à l'Occident pour accélérer son propre développement. «Nous ne voudrions pas, dit-il, vous vendre plus qu'une partie de notre richesse, parce que les problèmes énergétiques que vous connaissez aujourd'hui, nous aurons à les affronter demain. Nos enfants et petitsenfants ne nous pardonneraient pas d'avoir épuisé les
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ressources vitales dont ils auront un jour besoin pour éclairer et chauffer Moscou, Leningrad,. Kiev, etc. » Et Mikoyan admettait que «parce que nous àvons besoin de votre équipement technique, et presque chaque année de votre blé pour nourrir notre population, nous devons vendre ce qui est nécessaire pour les payer ». Est-ce utopique? Inévitablement ma réflexion s'alimente à une vision pacifique du monde. On ne peut pas vivre ce que j'ai vécu, et rejeter comme une chimère la perspective d'un avenir sain pour l'humanité, même aux moments du pessimisme le plus noir. Ce que j'entrevois n'est pas une méthode de conversion d'une société au style de l'autre mais plutôt une équation rationnelle pour stabiliser un monde chaotique, qui chancelle au bord de l'abîme.
«Tu sais, Mula, tes idées sur le développement des relations avec les Russes, les Chinois, les Arabes, les Allemands... ça reste plutôt douteux... » Je ne serais pas fidèle à la rigoureuse méthode socratique qui me fut inculquée à Harvard si je ne reconnaissais pas que les doutes de Ben trouvèrent un écho dans mes pensées les plus secrètes. Mais Ben n'était pas sensible à la méthode socratique. Il était tout instinct et intuition, comme j'avais été autrefois moi aussi. Mes arguments devinrent trop intellectuels pour ses besoins. Il voulait une preuve irréfutable que, si mes idées étaient suivies, les matières premières de l'Est qui viendraient sur le marché occidental ne seraient pas extraites dans quelque lointain camp de travail de Sibérie, ou quelque centre de rééducation idéologique de Chine par le même type de main-d'œuvre esclave et sans espoir que nous avions été. Je ne· pouvais· pas lui fournir une telle preuve, ni lui donner l'assurance que ceux qui produisaient des articles d'exportation dans les taudis misérables de Sao Paulo,
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Aden ou Lagos vivaient à un niveau supérieur à celui de l'esclavage; ni que les mines d'étain de Bolivie, les fabriques de tapis en Turquie, et les usines de jute du Pakistan n'employaient pas, jour et nuit, adultes et jeunes enfants. Je pouvais seulement essayer de le convaincre qu'à moins d'une guerre atomique - qu'il estimait aussi inimaginable, et pourtant aussi plausible que moi -les tentatives pour dédramatiser l'affrontement Est-Ouest offraient l'unique espoir de supprimer de telles pratiques ; sinon le monde entier courait le risque de devenir un immense camp de travail, ou camp de concentration, ou chambre à gaz. Au centre de ces enchaînements dangereux, celui dont tous les autres se nourrissent est la course échevelée aux armements; j'ai abouti inlassablement à cette conclusion dominante. Elle est en train de ruiner nos sociétés au moment même où toutes les ressources devraient être consacrées à la difficile solution de nos problèmes réels et quotidiens. . Ainsi l'Union soviétique et les États-Unis, l'Algérie et le Maroc, l'Irak et l'Iran, la Syrie et Israël, et tant d'autres « rivaux» se retrouvent· enlacés dans le même cercle fatal où ils s'épuisent ensemble. La seule question paraît être de savoir lequel succombera le premier à l'hémorragie intérieure .. Non qu'un conflit nucléaire ait un caractère inéluctable. Il s'agit d'autre chose. Ces arsenaux immenses dévorent, par mille canaux connus et cachés, nos précieuses et rares ressources matérielles et humaines, les énergies et les talents de nos chercheurs, de nos savants et de nos ingénieurs, dont le besoin se fait pourtant cruellement sentir sur tous les autres fronts de notre développement. Si nous n'arrivons pas à mettre un terme il cette rivalité empoisonnée nous serons, tous ensemble, ennemis et alliés, incapables de commencer même à ériger une défense sérieuse contre les véritables défis qui menacent une humanité impuissante : la pauvreté du tiers monde, la pollution de la biosphère, les limites de nos ressources naturelles, la dislocation de l'ordre économique et moné-
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taire, la faiblesse des institutions internationales, l'absence de toute loi qui permette d'affronter les problèmes globaux...
En Amérique et en Europe, bien des hommes pour qui j'ai le plus réel respect continuent de croire que la principale menace vient de Moscou. Je ne souscris pas à cette vue trop simpliste des choses. Il m'est difficile de jeter ce regard d'hostilité, voire de haine, sur ce pays et ce peuple qui ont dépensé tant de sang et d'héroïsme pour participer à la destruction du cauchemar hitlérien. Je ne peux oublier ce jeune soldat russe qui, sur la potence, dans un dernier souffle de vie, brisa d'un coup de pied la mâchoire de son bourreau allemand. Je ne me cache certes pas l'extension préoccupante de la puissance militaire de l'URSS sur les continents et les océans du monde. Mais j'ai appris à savoir que l'idéologie, à laquelle ses chefs continuent de se référer, a perdu depuis longtemps, à leurs propres yeux,· de sa crédibilité et de son caractère sacré. Y a-t-il encore aujourd'hui un révolutionnaire au monde, un philosophe quelconque qui confère au système soviétique le caractère d'un modèle? Ce qui reste, c'est une structure de pouvoir qui se perpétue et qui, pour le moment encore, est trop enracinée dans sa bureaucratie pour faire front, avec réalisme, aux problèmes que pose l'intérêt vital de la nation qu'ils doivent eux aussi, et avant tout, gérer. Plus de soixante ans après la révolution d'Octobre, la patrie du communisme n'est pas encore capable de tirer de son industrie et son agriculture ce qui est nécessaire pour assurcr le niveau de vie de son peuple, victime, à chaque étape, d'une austérité insurmontable. Si le danger militaire soviétique existe, il est engendré aussi par la psychose russe transmise à travers les siècles, des invasions répétées. Dénouer ce nœud gordien et créer un au,tre climat, là est l'espoir. La réponse aux menaces totalitaires qu'avaient à 274
affronter, dans les années 30, des chefs politiques comme Chamberlain et Daladier était d'une grande simplicité. Elle résidait dans le courage, pur et simple, de faire face; et de faire face à temps. Rien de semblable aujourd'hui. Il ne s'agit plus d'être héroïque face à la guerre thermonucléaire. Il s'agit d'être inventif. La Russie ne peut être désormais « conquise» que par une étroite intégration économique, scientifique, culturelle au monde extérieur. L'avènement d'un respect progressif des. droits de l'homme sera, c'est ma conviction, l'inévitable corollaire de cette intégration. S'il fallait une confirmation supplémentaire des effets nul ou négatif d'une politique de confrontation, on la trouve dans l'histoire des vingt dernières années. Ce fut l'époque où la puisSante Amérique, qui dominait le monde par sa supériorité économique et militaire, essaya de continent en continent de faire fléchir l'entreprise soviétique. Le résultat estlà : une série d'échecs qui sont allés jusqu'à ronger la vitalité même des ÉtatsUnis, avec Cuba et la dislocation de l'Afrique, le Viêtnam et l'affaissement en Asie, l'Iran et l'isolement des bastions du golfe d'Arabie à partir de foyers révolutionnaires de l'Islam. Faut-il continuer? Puisque tel est le bilan de la priorité accordée aux armes de guerre, le moment est venu d'essayer les autres - à partir d'une vue plus claire de nos vrais intérêts. Il y a dix ans déjà, je désignais ces autres armes comme « les armes de la paix ». Aujourd'hui, après tant d'événements, le plus souvent imprévus, après tant de déceptions et d'incidents de parcours, qui auraient pu me faire renoncer, je me retrouve avec les mêmes convictions. La paix ne sera assurée que par ces armes-là. C'est une période historique neuve par rapport à tous les siècles passés. On peut avoir la nostalgie des épopées des grands conquérants comme Cyrus, fondateur de l'Empire perse, Alexandre, qui conquit l'Orient, César et les légions romaines, Gengis Khan, Isabelle de Castille, Napoléon, et tous ceux que nos manuels d'histoire por-
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tent au pinacle comme ayant mené leurs peuples vers la gloire, alors qu'ils les saignaient à blanc. Mais tout ce passé héroïque et lyrique étant évoqué, c'est pour nous permettre de mieux constater qu'aujourd'hui l'Europe reste impuissante, l'immense Chine préoccupée avant tout de son développement intérieur, et l'Amérique elle-même sérieusement épuisée après trente années de responsabilités sur un monde qui s'est peu à peu lézardé sous l'effet de forces neuves et imprévues : un monde multipolaire. Reste, devant nous, une puissance, un arsenal, ceux de l'emprise soviétique. Mon sentiment est qu'il n'a pas les moyens d'aboutir à la domination et qu'il n'en entretient même pas l'ambition.
La question pour moi, au milieu de tous ces débats était de savoir si je devais continuer à promouvoir ma vision de l'avenir ou s'il existait, face à la néfaste société soviétique, une limite à ne pas franchir. Avais-je oublié la leçon que j'avais tirée de la première transaction de ma vie - la. plus providentielle - mon troc vital avec un pouvoir totalitaire, un garde SS en armes, posté de l'autre côté des barbelés à Maidanek : d'abord la bouteille d'eau, puis la montre d'or de mon père. Problème de conscience. Problème fondamental qu'il fallait tirer au clair. Pas l'ombre d'un doute n'était acceptable. Car je ne puis àdmettre l'idée que ceux qui· œuvrent au rapprochement entre l'Est et l'Ouest puissent être considérés comme des « collaborateurs» - un mot que nous avions subi au plus profond de nousmêmes dans les années martyres. Il s'agissait de savoir, en somme, si le Kremlin laisserait enfin vivre et respirer ceux dont l'indépendance d'esprit forme une partie intégrante du génie du peuple russe. Un homme s'opposait, de toute son âme et de toute sa force, à la poursuite de ce rapprochement: Alexandre
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Soljenitsyne. Multipliant les mises en garde à l'Occident, ce géant, sorti des décombres, adoptait une position tranchée et opposée à la mienne. Tous deux, nous avions pourtant partagé la même expérience inoubliable dans nos goulags respectifs. Tous deux, nous connaissions la laideur et la cruauté du totalitarisme. Mais ce prophète, à l'éloquence aussi puissante que l'écriture, m'inquiétait. Aussi proche que je me sente de l'homme, je ressens aussi que la philosophie qu'il s'est forgée à l'épreuve des camps n'est pas totalement la mienne. Dans notre monde technologique, dont les aspects essentiels sont complètement nouveaux, il reste imprégné des grandes traditions du passé le plus lointain et porte souvent des jugements extrêmement déroutants. Sa pensée, si fermement exprimée, a quelque chose de fascinant, et pourtant elle suscite parfois un malaise. Soljenitsyne était trop visionnaire, trop homme du bord du gouffre, pour pouvoir apaiser mes inquiétudes, pour répondre à mes interrogations. Je comprenais et j'admettais ses critiques. Mais quelles vues d'avenir proposait-il ? Son propos n'était que l'écho du cri célèbre de Patrick Henry au XVIIIe siècle : « Donnez-moi la liberté ou donnez-moi la mort.» Position admirable, mais de quelle portée pratique, à l'ère nucléaire? Je savais qui pouvait m'aider à y voir plus clair. C'était l'académicien Andreï Sakharov, créateur de la bombe H soviétique, personnage éminent et respecté aussi bien pour son combat inlassable en faveur des droits de l'homme en URSS que pour son angoisse devant l'accroissement de l'arsenal nucléaire. Scientifique prestigieux, militant de la liberté, il était au cœur du débat. Et son analyse rencontrait la mienne: le seul remède aux maux chroniques, et sans cesse aggravés, de son pays en matière agricole et industrielle reposait sur des réformes démocratiques. Si la Russie voulait éviter de devenir une nation de deuxième ordre, elle devrait, par la force des choses, mettre en œuvre les nouveaux concepts de production, de distribution et de gestion. 277
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Mais Sakharov venait de placer une hypothèque d'ordre moral sur la politique de détente. Il commençait à manifester, lui aussi, son inquiétude, comme Soljenitsyne, devant la croissance des relations économiques entre l'Est et l'Ouest; tandis que la police soviétique ne cessait de resserrer son étau. Ma décision, dès lors, était prise. Cette «paix par l'intégration économique» que je préconisais, je ne pourrais continuer à la défendre, età la promouvoir, si une voix aussi incontestable, si un cerveau aussi compétent que ceux du physicien dissident soviétique en deve. naient l'adversaire. La question était de savoir, et de savoir par lui, si la coopération entre l'Est et l'Ouest devait inévitablement se faire aux dépens des opprimés ou pourrait, au contraire, nourrir leurs espérances. Je décidai de l'interroger dans une lettre ouverte; diffusée à travers la presse occidentale : «Souhaitez-vous que nous soumettions la politique de développement de liens économiques et scientifiques avec l'URSS à une sorte d'ultimatum? Changez d'abord votre système tota. litaire ou bien nous arrêtons tous le processus de coopération. » Je demandais publiquement à Sakharov de nous dire, à tous, les conditions auxquelles,selon lui, nous pouvions accepter de poursuivre dans la voie de la détente. Ayant connu les pires horreurs de la dernière guerre, je m'adressai à l'un de ceux qui savent mieux que personne ce que pourrait être l'horreur de la prochaine. Cette lettre fut dictée par téléphone à la femme de Sakharov, Elena Bonner, à leur domicile moscovite. Sa réponse me parvenait le lendemain: «Je m'élève contre tout ultimatum, queUe qu'en soit la forme. Le _ danger d'une guerre nucléaire constitue, pour l'humanité 'entière, la préoccupation dominante. Et j'approuve le renforcement des liens économiques, culturels et scientifiques, entre l'Est et l'Ouest. » Cette réponse fut diffusée, elle aussi, dans la presse mondiale. Elle apaisait la plupart de mes inquiétudes malgré les réserves que formulait honnêtement Sakbrov
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sur « les conséquences aléatoires des relations économiques sur l'ouverture de la société soviétique ». Assez curieusement, quelques mois plus tard, dans son ouvrage autobiographique Le chêne et le veau, Alexandre Soljenitsyne m'apportait, à son tour, un soutien inattendu et, à coup sûr, extrêmement encourageant. Rappelant le verdict de Sakharov, il concluait dans son livre : « Parmi les partisans du rapprochement économique avec l'URSS, Pisar a été l'un des rares à voir clair, tandis que le Vatican, paralysé par ce même rapprochement, gardait le silence 1• » J'enregistrai ce jugement avec reconnaissance sans me faire trop d'illusions, cependant (malgré notre objectif commun sur le respect de la liberté des hommes), quant à l'ampleur de nos divergences sur les réponses aux défis qui convergent de partout.
1. Interrogé de nouveau, à la fin de décembre 1978, Andreï Sakharov a réaffirmé, de manière encore plus catégorique, la réponse qu'il m'avait faite au cours de notre dialogue en 1973 : "Je pense que la tâche consistant à réduire le risque d'un anéantissement de l'humanité, dans une guerre thermonucléaire, a la priorité absolue ... La question du désarmement doit être dissociée de toutes les autres questions. »
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Notre limousine filait le long de la mer Morte vers le roc puissant de Massada. Nous venions de Jérusalem et des collines de Judée - avec leurs six millions d'arbres nouvellement plantés, une épitaphe vivante pour chacun des six millions d'entre nous qui furent exterminés. Yaakov, notre guide et chauffeur, ancien combattant des guerres israélo-arabes de 1948, 1956, 1967 et 1973, racontait aux enfants la sanglante épopée de cette vieille forteresse, symbole sacré de liberté et de résistance. « Près d'un millier d'hommes, femmes et enfants juifs, armés de leur seul courage et de leur foi, y opposèrent une farouche et ultime résistance contre une armée de quinze mille Romains. - Est-ce que les Romains étaient comme les nazis? - Pas tout à fait, Alexandra », répondit oncle Lazare de la banquette arrière. . L'oncle d'Australie, qui avait tant contribué à ma résurrection de l'holocauste contemporain dans lequel notre peuple avait été amputé d'un tiers des siens, avait résolu de finir ses jours en Israël. Désormais, il incarnait admirablement tous les grands-parents, oncles, tantes et cousins que mes enfants n'auraient jamais. Son passetemps favori était de discuter avec ma fille aînée, Helaina, sur l'Ancien Testament, l'histoire de la Diaspora, et la signification moderne d'Israël. Bientôt les plus jeunes seraient prêts à leur tour, mais aurait-il le temps 281
de. leur parler des prophètes, des sages de la Torah et du Talmud, de la Cabbale, du Midrash ? Ce même homme qui, lors de mon arrivée à Melbourne, m'avait aidé à reconstruire mon identité en m'enseignant l'arithmétique, l'algèbre, la géométrie, les subtilités de l'hébreu, et en calmant ma violence par la discipline du jeu d'échecs, voulait s'assurer que mes enfants seraient également nourris de l'éthique de leurs ancêtres. « Après sept longs mois de siège, quand les légionnaires atteignirent enfin la citadelle, ils constatèrent que toute contre-attaque avait cessé. L'intérieur de la forteresse était en flammes et tous les défenseurs étaient morts. » Sa voix s'étrangla, et puis, avec une émotion contenue, tenant Leah sur ses genoux, il poursuivit comme si la tragédie de Massada, qui avait marqué la fin de la rébellion juive contre la loi romaine au prix d'un demi-million de vies, datait d'hier à peine. « Sachant que les remparts ne pouvaient pas tenir plus longtemps, le chef des Zélotes, Eleazar, réunit tous les assiégés autour de lui et parla en des termes qui auraient pu être ceux des combattants du ghetto de Varsovie ou de Bialystok : " Dieu nous a accordé sa faveur ... Nos mains peuvent encore serrer nos épées. Quittons ce monde noblement; non pas en esclaves mais en hommes libres, avec nos épouses et nos enfants à nos côtés." » Les paroles d'Eleazar furent noyées par le bruit d'une formation de Phan toms, aux étoiles de David brillant sur les ailes, qui survolait le désert depuis la Galilée et les hauteurs du Golan. « Les familles s'étreignirent en pleurant et s'embrassèrent pour la dernière fois. Agissant comme si son arme était dans les mains d'un étranger, chaque père de famille tua ceux qui lui étaient chers et s'allongea ensuite auprès d'eux. Dix hommes choisis au hasard donnèrent la mort à tous les autres, puis tirèrent de nouveau au sort afin de désigner le dernier qui achèverait les neuf autres avant de se tuer. Comme le feu et la fumée engloutis-
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saient Massada, neuf cent soixante corps se trouvèrent réunis dans l'étreinte finale de la mort. » L'oncle regarda son neveu, sa nièce, et leurs enfants. Il était heureux. Je lisais presque ses pensées: « Oui, le monde a beaucoup changé; mais sa mère, ma sœur, se reconnaîtrait dans cette famille, ce miracle. Oui, c'est sûr. » Des rides d'inquiétude creusèrent son front. « Mula est tellement imprégné par d'autres cultures, tellement absorbé par les problèmes du monde. N'éprouve-t-il pas le besoin de revenir aux sources bibliques, à la loi de Moïse sur laquelle le judaïsme, le christianisme et l'islam sont tous trois fondés? Peut-être sa propre expérience n'a-t-elle été que trop biblique. Il possède sa source en lui-même. Tant d'éléments du passé continuent à vivre en lui, à côté du présent. Quant aux enfants... le passé vivra-t-il en eux, et en leurs propres enfants, ou bien Hitler aura-t-il un jour réussi à anéantir encore une autre famille juive? Mon Dieu, l'emprise d'Hitler se fait encore sentir. Si longtemps après. » Quand nous arrivâmes au téléphérique qui devait nous élever jusqu'aux ruines au sommet de Massada, où chaque pierre déterrée clame sa douleur depuis vingt siècles, Antony, qui venait de faire sa bar-mitzvah, annonça avec une résolution tranquille qu'il monterait à pied. Dans la chaleur torride du désert, nous l'observâmes d'abord d'en bas, puis de la cabine et pour finir des remparts, tandis qu'il gravissait sans faiblir la pente raide. Engagés dans la descente, des groupes successifs de sabras nés en Israël, guère plus âgés que lui, dont certains portaient des mitraillettes sur l'épaule, s'arrêtèrent pour lui offrir l'eau de leurs gourdes. C'était comme si ces jeunes échangeaient une sorte de serment tacite, issu des temps anciens - de l'esclavage en Égypte, de la captivité à Babylone, de la conquête romaine, de l'Inquisition espagnole, des pogroms russes, des chambres à gaz nazies, et de tous les autres holocaustes de notre Histoire, grands et petits :. «Plus d'Auschwitz! Plus de Massada! »
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Je rencontrai pour la première fois Moshé Dayan, peu après la fulgurante victoire d'Israël en 1967. Ce qui n'a jamais cessé de me surprendre chez lui, c'est sa modération et même sa tendresse quand il parle des Palestiniens, parmi lesquels il est né et il a grandi. Sa sensibilité aux tragédies humaines qui ont meurtri la région dément l'image du baroudeur créée par la légende populaire à la suite du raid de blindés qu'il mena jusqu'au canal de Suez pendant la campagne du Sinaï de 1956, et qui ajouta un nouveau chapitre aUx annales de la stratégie militaire. J'étais trop fermement convaincu des limites de toute politique basée sur la force des armes pour penser que cette dernière victoire apporterait à Isràël une paix durable et je le lui dis. Nous étions assis dans le patio fleuri de sa maison proche de Tel-Aviv, au milieu d'une extraordinaire collection de momies égyptiennes, de colonnes classiques et autres reliques de l'Antiquité, découvertes par ses propres mains dans les déserts et les montagnes. «Vous savez, Général, dis-je avec l'hésitation qui s'impose lorsqu'on se permet de donner un conseil à ceux qui donnent leur sang, des frontières sûres ne peuvent ni découler de la tradition biblique ni être garanties par les armes. Les seules frontières sûres sont dans les esprits. Nous devons commencer par extirper le venin des manuels scolaires. » Dans le fond de son paisible verger, je pouvais distinguer de jeunes sentinelles israéliennes, mitraillettes au poing. A l'intérieur de sa forteresse privée, l'homme qui avait vécu depuis son enfance en état d'alerte militaire perpétuelle me confessa que durant toute sa vie d'adulte il avait tenté d'envisager les aspects d'une paix hypothétique avec les Arabes. Je crus pouvoir lui fournir une réponse. «On devrait essayer d'appliquer l'approche ·de la coexistence et des échanges économiques dans cette par-
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tie du monde. Utopie, direz-vous? Au cours des cent dernières années, la France et l'Allemagne s'affrontèrent sans merci à trois reprises. Les Français et les Allemands d'aujourd'hui diffèrent-ils génétiquement de leurs parents? Certainement pas. Mais à mesure que la maind'œuvre, les biens et le capital ont franchi leurs frontières ouvertes avec une intensité croissante, leurs vies sont devenues si inextricablement associées que l'attaque d'un pays par son a'dversaire d'hier serait pratiquement suicidaire. - Vous enfoncez des portes ouvertes! » Il sourit. « Je dois vous dire que j'ai appliqué votre théorie avant d'en avoir entendu parler, quand j'ai ouvert le pont Allenby sur le Jourdain pour permettre la libre circulation des marchandises et des populations entre les secteurs arabe et israélien de la Palestine. J'ai toujours pensé que c'était là le meilleur moyen d'étouffer les déferlements de violence dans cette partie du monde. Nous devons commencer par établir une relation basée sur la trame des contacts humains ... une trame tissée par le travail, les échanges, et la vie côte à côte. Il ajouta ensuite, avec un sourire malicieux: « Vous savez, j'ai été fermier autrefois, puis ministre de l'Agriculture. Eh bien, c'était infiniment plus passionnant que d'être chef d'état-major. Par exemple, je crois que développer le potentiel de la pêche industrielle de cette région, étant donné son accès facile à la Méditerranée d'un côté et à l'océan Indien de l'autre, devrait être une priorité importante. »
Les Juifs ont toujours été considérés à travers les clichés de l'Histoire comme un peuple de boutiquiers, d'usuriers et de rats de bibliothèques qui consacrent tous les moments libres de leur existence à l'étude des Écritures. A l'heure actuelle, sur le sol de leur patrie, ils ont constitué une nation de fermiers par choix et de soldats par nécessité, dans l'ancienne tradition du jeune David, 285
berger et guerrier à la fois. Cette transformation sans précédent du caractère national s'est opérée en l'espace d'une seule génération. Ce fut une transformation à contrecœur, mais que le martyre des ghettos et des camps avait rendue inévitable. Après cela, poser sa tête sans se défendre sur le billot de l'Histoire avec l'espoir que quelque puissance étrangère, régie par le calcul de ses propres intérêts, viendra généreusement à la rescousse aurait été de la folie criminelle,une forme de surdité et d'aveuglement aux leçons évidentes du passé. Je me suis souvent demandé comment les anciens combattants dela Wehrmacht et les SS s'expliquent le génie stratégique maintes fois démontré par les officiers israéliens, l'adresse et le courage déployés par les pilotes d'avions et les équipages des tanks d'Israël- ces mêmes Juifs qui à peine vingt ans plus tôt s'étaient laissé conduire aux abattoirs d'Auschwitz et de Babi-Yar. La pleine mesure de cette métamorphose ressort d'un incident que me rapporta le général Ezer Weizman peu après la guerre des Six Jours, dans laquelle il anéantit les forces aériennes arabes. Weizman parle le yiddish et, peut-être à cause de cela, considère la vie avec un sens de l'humour plus développé que la plupart des sabras nés en Israël. Le yiddish reflète une qualité unique du rire à trayers les larmes, qui a rendu un peu plus facile à supporter la vie en Diaspora. Au milieu des années 1960, Weizman, en qualité de commandant en chef de l'aviation israélienne, visita une importante base aérienne d'Allemagne fédérale près de Munich, à quelques kilomètres seulement, découvris-je, de l'endroit où Nico, Ben et moi avions échappé à nos gardes SS durant un raid aérien allié. Entrant pour dîner dans le mess des officiers supérieurs, il eut la surprise d'entendre l'ordre sec: «Achtung - der He" General! Les officiers allemands se mirent au garde-à-vous comme un seul homme. Le général juif, ancien combattant d'aviation dans les Spitfire de la RAF parcourut la salle du regard. Claquement des talons, port raide : cela n'avait pas changé; seuls les uniformes étaient différents. Ses yeux bleus s'attardèrent, pensifs, mais son sourire ne 286
trahissait rien de son triomphe amer quand il ordonna tranquillement: « Repos! ». Des hommes tels que Dayan et Weizman qui,tout en haïssant la guerre, sont entrés dans l'armée et des hommes tels que Ben et moi qui avons choisi d'autres voies représentent deux aspects du même destin - celui d'un peuple modelé par des siècles de souffrances et depersécutions. Ceux d'entre nous qui furent suppliciés dans les usines de mort nazies. ont fourni une justification addi•. tionnelle - s'il en fallait une - à l'existence de tels hommes sur la terre de nos ancêtres, d'hommes résolus à garantir aux Juifs, partout où ils se sentent menacés, un lieu de refuge et d'espoir, d'hoqunes qui ont amené . Eichmann à Jérusalem pour qu'il soit jugé. Je me suis parfois demandé si mon rêve d'enfant de devenir général dans r Armée rouge n'aurait pas dû, en toute logique, se reconvertir au service d'Israël. Cette question me tortura en 1948 quand l'État juif naissant se trouva au bord de l'anéantissement. Aujourd'hui, si le peuple juif était de nouveau menacé de génocide, je ne serais pas moins prêt à combattre et à mourir. Advienne que pourra, l'irrépressible élan qui me poussa, après avoir pris le prénom de Gerhardt, à abandonner la « bonne» colonne aryenne pour me joindre à Nico et Ben sur le chemin de Dachau restera toujours en moi. Je ne me suis pas senti menacé par l'antisémitisme depuis la fin de la guerre. Je ne crains pas non plus un nouvel holocauste. La force inhérente à la capacité de lutter jusqu'à la mort quand il n'y a pas d'autre issue constitue l'arme ultime et les Juifs ont montré récemment qu'ils avaient cette capacité. Si prochaine fois il y avait, les victimes, tel Samson dans le Temple, disparaîtraient avec leurs bourreaux. Ce sont là des dangers permanents, mais je suis plein de sérénité et de confiance quant à la survie d'Israël et du peuple juif. Quel autre peuple a enduré de tels chocs dans son corps et dans son âme, et· continue cependant à vivre? Qui aurait pu prédire voici deux mille ans, lors de la destruction du second TeIUPle, qu'une vigoureuse communauté juive fleurirait. dans l'Espagne médiévale,
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autour de Tolède et de Cordoue, et que plus tard l'épicentre de la culture juive se déplacerait vers l'Europe orientale et la Ru~sie, puis vers l'Amérique, pour retourner enfin dans l'Etat ressuscité d'Israël? En dépit, ou peut-être en raison, des souffrances subies depuis des temps immémoriaux, les Juifs ont survécu pour se dresser devant le tombeau de tous les empires tyranniques qui les ont opprimés. A Auschwitz, des fleuves de sang ont nourri leur engagement à survivre pour les siècles à venir.
« Si seulement tous les Arabes étaient comme toi! - Si seulement tous les Juifs étaient comme toi! » Les conversations amicales et chaleureuses que j'avais avec Cheik Zaki Yamani à Harvard il y a vingt-cinq ans, et avec tant d'autres amis arabes et israéliens depuis lors, me reviennent en tête, comme un leitmotiv. N'y a-t-il vraiment pas assez de sable au Moyen-Orient pour permettre à quelques millions de réfugiés juifs et arabes des holocàustes de l'Histoire de cohabiter sur leur terre ancestrale commune? Quelle est cette malédiction pesant si lourdement sur les descendants d'Isaac et d'Ismaël qui, à ce jour, révèrent en Abraham le père de leurs pères? «Mes amis les ennemis» est l'attitude paradoxale qu'ont de nombreux Juifs vis-à-vis des Arabes. Il est historiquement faux de dire que les deux peuples sont des adversaires jurés pour l'éternité. Le judaïsme et l'islam ont coexisté plus pacifiquement entre eux qu'avec le christianisme ou toute autre foi. Malgré leur divergence religieuse, l'harmonie dans laquelle ils vécurent pendant des milliers d'années, depuis la grande époque d'Alexandrie jusqu'à l'âge d'or de l'Espagne et l'empire ottoman, a favorisé des innovations fructueuses dans les mathématiques, l'astronomie, la physique, la médecine et le commerce. Est-il vraiment utopique d'espérer qu'un mode nouveau de coexistence et d'échanges pourrait contribuer à.
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transcender leur haine momentanée, et désamorcer ainsi la poudrière du Moyen-Orient? Depuis plus de trois décennies, Arabes et Juifs paient un tribut très lourd en vies humaines et en ressources matérielles. Leurs conflits armés et leurs' boycottages économiques n'ont rien résolu. Les deux partis Sf,lnt restés en butte aux caprices politiques des grandes pùissances, tandis que des budgets de défense écrasants ont accentué la misère de leurs peuples, jusqu'au voyage courageux du président Anouar el Sadate à Jérusalem qui a fait naître une lueur d'espoir : recommenceront-ils à vivre et à travailler ensemble ? Les chimistes, physiciens, techniciens et ingénieurs juifs qui sont venus du monde entier en terre d'Israël lui ont donné un potentiel scientifique et technologique hors de proportion avec sa petite population, un potentiel qui excelle dans le kno-whow peu répandu de l'agriculture du désert, avec de nouvelles méthodes d'irrigation du sol et d'adoucissement de l'eau de mer. Shimon Peres, responsable pendant des années de l'approvisionnement d'Israël en armes, et que je considérais à l'origine comme un faucon, m'a dévoilé un jour son ambition à long terme dedétoumer les affectations du budget militaire vers des projets pacifiques. Nous l'explorions déjà au début des années 70. C'est là, exposa-t-il, ce qui donnerait à Israël la capacité, les vrais moyens de rassembler les exilés - en particulier les Juifs russes.
Mais qu'en est-il des Juifs russes? Golda Meir ayant en mémoire le rassemblement à Auschwitz estima, dans ses conversations avec moi, que leur retour en Israël constituait la plus haute priorité, liée à la raison d'être de l'État. Le nœud gordien du problème des Juifs russes et des échanges commerciaux .soviéto~américains, auquel mon éclat de Kiev et le pèlerinage à Babi-Yarn'ont pas été étrangers, n'aurait jamais dû être noué. Le droit de quit-
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ter son pays est fondamental dans la civilisation occidentale mais pas dans l'État russe centralisé. Il devint sous Staline synonyme de trahison. Je fus étonné lorsque dans les années 60 cette interdiction s'assouplit assez pour autoriser un faible courant d'émigration de l'Europe de l'Est. C'était grâce à la politique de déstalinisation et de détente internationale qui avait débuté à l'époque de Khrouchtchev. En dépit des crises qui survinrent, cette politique fut poursuivie, infligeant un démenti de plus en plus net à tous ceux qui, à l'Ouest, disaient que les pays de l'Est ne pourraient jamais changer. Au débùt des années 70, quand les contacts Est-Ouest se développèrent, un recul sensible des tensions se fit jour en Russie et en d'autres régions du bloc soviétique. Ces développements, progrès minces mais prometteurs, se sont heurtés à l'Amendement Jackson-Vanik de 1974 qui assujettit la normalisation des échanges américains avec l'URSS à une émigration plus libre des Juifs soviétiques. Les artisans de cette mesure du Congrès ont été motivés par les préoccupations humanitaires les plus nobles. Alors jeune officier, le sénateur Henry Jackson fut, il me l'a dit, l'un des premiers Américains à voir le camp de concentration de Bergen-Belsen, lors de sa libération par les Britanniques, et il en fut bouleversé. J'étais bien placé pour comprendre combien une telle expérience peut affecter l'attitude d'un homme, des années plus tard. Mais piqué par ce qu'il ressentit cormne une interférence humiliante dans ses affaires intérieures, le Kremlin décida de se passer des privilèges commerciaux dont j9uissaient les autres partenaires économiques des Etats-Unis. Comme les espoirs d'une nouvelle ère de coopération soviéto-américaine commençaient à s'assombrir, des milliers de Juifs se sont mis à réclamer à cor et à cri des visas pour immigrer en Israël. J'aurais sans doute été l'un d'eux aujourd'hui si, comme mes cousins, je m'étais trouvé déporté en Sibérie par les Russes et non à Maïdanek par les Allemands; ou si Ben et moi étions retournés 290
à Bialystok après notre libération par l'armée américaine. Je me suis souvent mêlé à ces gens. Quand Judith et moi allions à Moscou, chaque fois que je pouvais me soustraire à mes responsabilités officielles, nous rencontrions des Juifs russes, des artistes clandestins et des intellectuels dissidents. Quelquefois ces réunions se tenaient dans un appartement modeste qui contenait une prodigieuse collection d'art russe du début du x:xe siècle. Des œuvres de Chagall, Malevitch, Kandinsky, Tatlin, Lissitzky, et d'autres, étaient accrochées côte à côte sur les murs et les portes de la salle de séjour, de la cuisine, du cabinet de toilette et des w.-c. Témoignant toutes de l'optimisme que suscitaient les idées d'avant-garde dans la peinture, la littérature, le théâtre et le cinéma du nouvel État révolutionnaire, avant qu'elles ne fussent supprimées par le conservatisme et la violence de Staline. Georgii Kostakis, le collectionneur le plus invraisemblable du monde, consacra sa vie à sauver pour la postérité, dans des conditions incroyablement difficiles, les meilleurs exemples de ces trésors idéologiquement pernicieux. Il racontait comment, pendant la guerre, après que les bombardements nazis eurent brisé les vitres, quelques Moscovites obstruèrent leurs fenêtres avec des peintures sur bois ou sur toile, afin de se protéger de la neige et du froid. Pour une miche de pain ou un morceau de saucisson, Kostakis pouvait alors acquérir tous les chefsd'œuvre que son cœur ardent et son œil subtil arrivaient à trouver. Dans ce refuge fantastique, nous écoutions des récitals de poésie et de musique dissidentes, et nous nous émerveillions des preuves éloquentes de la survie de l'art qui étaient accrochées autour de nous. Dans ces lieux émouvants, j'ai appris - souvent en yiddish, langue peu abordable par le KGB et qui instaure une confiance immédiate entre les Juifs, même s'ils se rencontrent pour la première fois, et pourquoi ils souhaitaient partir. Les contradictions entre les aspects rationnels et les aspects affectifs de la question des échanges et de l'émi291
gration, que lai portées en moi, se manifestèrent clairement au cours d'un dialogue public que j'eus avec le sénateur Edward Kennedy devant une commission du Congrès. Nous venions de rentrer ensemble de· la « Dartmouth Conference» à Thilissi (et d'une visite discrète au musée clandestin de Kostakis). Le sénateur Kennedy : Monsieur Pisar, dans quelle mesure pensez-vous que la politique ou la morale doivent régir nos décisions en matière d'échanges économiques? Samuel Pisar : Votre question soulève des problèmes moraux épineux pour moi... y compris celui de l'émigration des Juifs d'URSS. Depuis l'époque où j'étais étudiant en droit, lai acquis la conviction qu'aucun pays ne doit s'immiscer dans les affaires intérieures d'un autre. La Charte des Nations unies consacre ce principe et notre signature en tant que nation y figure. Mais l'Union soviétique invite notre monde des affaires, notre mouvement ouvrier, nos intellectuels et nos groupes minoritaires à développer les relations avec elle. Notre opinion publique.a ses préoccupations et ses émotions légitimes, sur lesquelles la froide loi internationale n'a pas de prise. Mon sentiment personnel, en tant qu'être humain plutôt que juriste, est que dans l'approche de ces problèmes nous attendons une plus grande générosité de la part des Soviétiques. Quand je répondis de la sorte au sénateur Kennedy, j'étais déchiré, l'esprit d'un côté et le cœur de l'autre. Mon esprit me disait que rien n'était plus important pour la solution de quelques-uns des problèmes les plus critiques du monde qu'un réel élargissement des contacts humains et commerciaux entre l'Union soviétique et les États-Unis. Mais mon cœur me commandait de ne rien dire qui puisse servir .ceux qui en URSS entravent la liberté et empêchent les Juifs d'émigrer vers le pays de leur choix. Je me suis maintes fois heurté à des dilemmes de ce type.
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Ces dernières années, j'ai eu le privilège de participer à Athènes, Mexico, Tokyo et ailleurs, à une série de colloques et de séminaires internationaux qui ont rassemblé les penseurs les plus divers de notre époque. Aurelio Peccei, président du Club de Rome, le sociologue suédois Gunnar Myrdal, l'historien américain Artur Schlesinger, l'économiste Kenneth Galbraith, l'écrivain égyptien Mohamed Heykal et bien d'autres de la même envergure, se sont mis à chercher dans ces rencontres une réflexion approfondie sur les problèmes globaux aux apparences inextricables. Ainsi j'arrivais dans la capitale suédoise, à l'invitation de la Fondation Nobel, pour des journées sur : « L'homme, les ressources et l'avenir. » Nobel, Stockholm - sont sans doute, en matière d'intelligence civilisatrice, les noms aujourd'hui les plus prestigieux. J'étais intimidé, intrigué, et plein d'iUusions. Nous sommes d'abord reçus avec faste au Parlement suédois, puis invités. par le jeune roi Karl Gustav. Je contemplais les savants prestigieux venus de pays si divers, ainsi que les personnalités suédoises qui nous entouraient. Le climat était chaleureux et détendu. Mais j'éprouvais le sentiment que, pour la plupart, nous n'étions pas à la hauteur de la tâche. Tout le cérémonial, puis les discours me parurent assez irréalistes et déconcertants. Alors que les circonstances nous appelaient à faire
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preuve de rigueur et de lucidité, nous étions en train d'affadir, dans une sorte de complicité frivole et élitiste, les réflexes violents qui sont l'essence de l'instinct de survie. La conviction du ton et la rhétorique des orateurs n'arrivaient pas à dissimuler l'académisme de tout cela. J'assistais à une démonstration implacable de ce que je redoutais de plus en plus, et depuis longtemps déjà : l'impuissance des intellectuels. Occupés à se trouver en conformité avec la pensée et les modes, ils négligeaient le quotidien - cette affaire si vulgaire... , Mon tour arrive. Je traverse la grande salle pour prononcer mon discours. Réactions favorables. Je regagne ma place sous les applaudissements de circonstance et le Premier ministre, Olaf Palme, qui s'est spécialement déplacé, vient me dire que je représente à ses yeux « l'homme postnational et postidéologique ». Au lieu de me sentir encouragé par ces marques de sympathie, j'éprouve surtout une profonde frustration et une colère intérieure : quelque chose bout en moi. Ainsi j'ai été pris, moi aussi, au piège de ces séminaires, brillants et flatteurs, qui se multiplient et donnent si bonne conscience aux élites politiques, économiques et intellectuelles. Mais dans les coins perdus de la Terre, où les hommes sont en proie à une faim et à un désespoir grandissants, tout continue comme avant. Au lieu de parler le même langage codé que toutes ces personnalités, j'aurais dû avoir la force, et le courage, d'évoquer carrément cet « angst», ce~ésarroi essentiel que je sentais monter face aux événements du monde, et qui me replongeaient, trente-cinq ans en arrière. En un mot, j'aurais dû ressusciter le fabricant de boutonnières, celui qui sécrète au plus profond de lui les actes et les sursauts qui triomphent de la mort. Mais maintenant, j'étais policé, je m'étais laissé forger aux moules du conformisme. Je pensai à Ben, à la manière dont son franc-parler, que j'appréciais tant, avait su capter l'attention de tous les convives à un dîner d'aristocrates de la vallée de la
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Loire, et je me demandai quand j'avais bien pu perdre cette faculté moi-même. J'aurais dû dire, devant cette assemblée brillante sans craindre de choquer, comment j'avais appris, pour toujours, que l'existence pouvait se ramener à une lutte constante pour la survie, à une succession d'humiliations, de privations et de hontes - qu'il faut admettre, reconnaître et surmonter. Ce qui s'éclairait, pour moi, là, dans la capitale de la Suède, c'est l'immense difficulté d'élaborer un futur réaliste lorsqu'on méconnaît le pathétique des situations de la vie. Non! La faim ne se ramenait pas à des chiffres sur le déficit céréalier. Oui! Les dilemmes de l'environnement, ou de la surpopulation, recouvraient des réalités autrement plus âpres que l'éloquence de mise n'osait les aborder. Avais-je, en quelque sorte, vécu l'avenir? Les douleurs du passé et les jeux du présent s'entrelaçaient dans mon esprit...
Quelques courtes années avaient suffi pour faire basculer toutes les illusions de l'Occident. Nous glissions vers le naufrage, abrutis par la musique des mots, comme les passagers du Titanic par l'orchestre de la salle de danse. En 1969, deux hommes avaient simplement, à l'heure dite, posé le pied pour la première fois sur la lune. La vitalité, la créativité extraordinaires de notre civilisation, les ressources sans limites de la technologie et de la science, nous étaient, d'un coup, montées à la tête. A l'homme, plus rien n'était impossible. Il avait suffi, en 1973, de la guerre du Kippour et de l'embargo sur le pétrole pour révéler en quelques jours l'extrême fragilité et les limites, étroites, des fières sociétés industrielles. Depuis, aucun État, quelle que soit sa puissance, ne peut plus croire qu'il est à l'abri des tourments violents
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qui secouent la communauté mondiale. Les grands problème"s planétaires requièrent d'urgence une action collective - sous peine d'asphyxie et d'anéantissement. Or, les intérêts nationaux restent divergents et exacerbés, l'autorité internationale est manifestement impuissante, et la volonté d'action politique est inexistante. Ainsi il n'y a plus ni hésitation ni choix: il faut repenser fondamentalement tous nos problèmes. Or, qu'avonsnous fait? Conférence internationale de Bucarest sur les problèmes de surpopulation? Le néant. Chacun attend que l'autre, son voisin ou son rival, commence d'abord à freiner l'accélération démographique. La majorité des pays du tiers monde revendique avec force le droit de posséder une population abondante. Même s'ils en deviennent d'autant plus pauvres, ils croient qu'ils seront plus dignes, et plus forts, s'ils sont plus nombreux. Sur six milliards d'habitants dans vingt ans, neuf sur dix vivront en Asie, en Amérique latine et en Afrique. Avec quoi? Le slogan de l'Algérie : «Neuf millions d'habitants en 1962, trente millions avant l'an 2oo0! » A l'aéroport de Bombay, un immense panneau officiel commande : «Une nation forte est une nation nombreuse. » Conférence de Stockholm sur le sauvetage de l'environnement? Un constat d'échec. Quatre-vingts pour cent des familles de Calcutta ou de Dacca vivent entassées dans une seule pièce et des centaines de milliers d'êtres n'ont d'autre refuge que la rue. L'Organisation mondiale de la Santé démontrait en 1978 que 75 p. cent des êtres vivants n'ont, à l'heure qu'il est, aucune possibilité de soins, que 70 p. cent de la population mondiale ne peuvent compter sur un accès à des installations sanitaires ou à de l'eau potable. Conférence mondiale de Nairobi sur le développement, le prix des matières premières et les transferts de technologie? Aucune ébauche de solution après cent discours solennels. Les pays dits « en voie de développement », les trois 296
quarts des États du globe, ne détiennent que 7 p. cent de la production industrielle totale. Les échanges entre l'hémisphère industrialisé et l'hémisphère sous-développé ne représentent encore que le sixième de l'ensemble du commerce mondial. Le seul troc qui se soit organisé dans bon nombre de ces pays est l'échange de pétrole, de cuivre, ou d'uranium contre des avions de guerre, des chars et maintenant des missiles. Grande conférence de Rome sur l'alimentation: celle dont on attendait le plus, au nom du drame le plus répandu. Tous les États membres des Nations unies avaient, pour une fois, adopté une résolution commune demandant qu'« avant 1985, plus un enfant n'aille se coucher affamé ». Depuis, tout a empiré. Selol} les meilleurs experts, des millions d'enfants vont mourir, chaque année de malnutrition et d'épuisement. En somme, tout au long de ces années cruciales, nous nous étions contentés d'éparpiller nos impuissances, soigneusement rédigées, fort bien documentées, à travers les plus belles capitales de la planète, en palabres stériles. Ces spectacles me glaçaient. Tous ces délégués s'affrontant avec éloquence dans l'inquiétude et la nervosité me ramenaient toujours davantage au spectacle de la bousculade frénétique, et sans espoir, du groupe qui vociférait autour de ma bouteille d'eau, à Maïdanek, au sortir des wagons à bestiaux.
Le réveil général du tiers monde, notamment de l'Asie, ces populations qui commencent à vibrer, à vivre, à construire, à inventer, sous l'effet de l'alphabétisation, de l'urbanisation, de la multiplication des moyens de communication et d'information de masse, changent toutes les données à partir desquelles nous avons appris à réfléchir et à agir. Des masses d'hommes, dépourvus, poussés par une ferveur nationaliste ou religieuse, soutenus par de nouveaux et puissants centres de financement et d'influence,
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prennent possession de leurs richesses naturelles et partout deviennent actifs. Il ne saurait être question de prétendre les étouffer. Leurs aspirations et leurs méthodes sont les mêmes que les nôtres. Nous ne sommes pas en guerre avec un « adversaire », nous sommes en compétition avec nous-mêmes. La plus grande part des industries, dans les économies avancées d'Occident, en particulier les industries pourvoyeuses d'emplois, est condamnée à l'exode. Ces industries sont, et seront de plus en plus, remplacées par des concurrents capables d'utiliser une main-d'œuvre meilleur marché et plus disciplinée, disposant de ressources naturelles dans leur propre sol. Ces défis ne cesseront plus de s'accroître. Nous sommes, par exemple, conduits inexorablement à accélérer la construction de réacteurs nucléaires avant même d'avoir pu explorer vers quels dangers nous mènent ces machines, largement inconnues, vers quels risques pour aujourd'hui, vers quels ravages pour demain. La carence de l'Europe en énergie ne nous laisse pas le choix. Ainsi, nous sommes amenés, dans bien des cas, à sacrifier l'avenir à l'immédiat. Pris à la gorge aussi par les problèmes pressants de l'équilibre des échanges, nous vendons à tous les pays, dont les matières premières nous sont indispensables, des usines entières, dites «clés en main », qui leur permettront, à brève échéance, non seulement de fabriquer pour eux-mêmes les produits que nous continuons encore à exporter chez eux, mais bientôt de nous concurrencer sur les marchés du monde, et enfin de pénétrer les nôtres. Cette autodestruction, comme l'a rappelé récemment Jacques Attali, est une «agression» inexorable. Même si nous rejetons ce piège, d'autres sociétés industrielles prendront notre place pour réaliser les mêmes bénéfices à court terme, par les mêmes conquêtes de marchés immédiats, et nous ne ferions qu'aggraver les difficultés du présent sans rien améliorer pour l'avenir. Il faut donc envisager, dès maintenant, la refonte complète de notre appareil industriel à partir de nouvel298
les technologies, de nouvelles inventions, de nouveaux prodiges de la science. Tout cela dépend de notre volonté, de notre acharnement à créer pour survivre, de la rapidité avec laquelle nous sortirons des ornières et des habitudes. Il n'y a plus nulle part de barrière de protection: chacune de nos économies a besoin du marché mondial plus encore que ce marché n'a besoin d'elles. Si, par illusion ou aveuglement, nous oublions un instant que ces échanges représentent des millions d'emplois chez nous, nous commettrons une erreur aux conséquences humaines incalculables. Tous ces « ennemis» qui guettent, ont rencontré, de plus, un allié de taille : le chaos monétaire international. Des centaines de milliards - que l'on baptise de tous les noms: eurodollars, pétrodollars, unités de compte flottent autour de la planète sans aucun contrôle. Les principaux producteurs de pétrole, faute de trouver des investissements sûrs à long terme, préfèrent conserver leur richesse - sang de nos industries - dans leur sous-sol. Ils estiment - et on les comprend - que leurs enfants ne leur pardonneront pas de convertir cette richesse en billets-papier, comme les millions sans valeur que j'ai vus empilés sur la table de jeux paternelle, dans le Bialystok d'avant la guerre. Des centaines de milliards sont manipulés par la plus naturelle des spéculations : celle des managers qui doivent, à chaque instant, sous peine de déficits et de licenciements anticiper sur les vibrations désordonnées du marché des capitaux. Et si, un jour prochain, certains des pays en voie de développement se déclaraient publiquement insolvables, ce qu'ils sont, et affichaient leurs décisions de ne pas rembourser les emprunts internationaux qui se comptent, désormais aussi, par centaines de milliards de dollars, c'est tout notre système bancaire qui s'effondrerait. Cette crise laisserait loin derrière elle le krach de 1929, les désordres, les conflits et les cruautés qu'il entraîna. Sont ainsi menacés, attaqués, le tissu même de notre société, et nos chances de survie en démocratie. D'autant 299
que toutes ces agressions sont, en fait, des forces qui jouent à l'intérieur de notre propre jeu et selon nos propres règles. C'est à ce jeu, que nous avons inventé, et dont nous tirons notre subsistance, que nous risquons de tout perdre. L'effondrement d'il y a quarante ans nous a appris que la chance, la seule chance, réside dans notre capacité à nous adapter et à inventer. Au niveau économique, cela exige un renouvellement continuel de nos industries et de nos systèmes de management, de production et de marketing. Au niveau politique, cela nécessite plus de cohésion et de solidarité dans nos sociétés, afin d'assurer un partage plus équitable des richesses, qui vont diminuer... et de l'austérité, qui va croître. Au niveau humain, cela implique l'acceptation d'une réduction du confort matériel, pour économiser l'énergie, les matières premières et limiter le gaspillage. A tous les niveaux, cela sous-entend l'aptitude à percevoir le danger à temps, et la volonté de réagir sur-lechamp.
Notre ennemi réel, c'est l'incapacité à rejeter les lieux communs hérités d'un monde qui n'existe plus. C'est surtout l'incapacité à créer une volonté commune, qui nous permettrait d'attaquer les vrais problèmes, universels ou locaux, dans un monde qui ne fait plus qu'un. Cet ennemi réel, que j'ai appris à connaître tôt dans ma vie, est à l'intérieur de chacun de nous. La survie dans l'arène économique ne saurai~ plus être gagnée par la force des armes. Refusons aux nouveaux venus des autres continents une part plus équitable de la richesse du monde, et nous les transformerons en une marée hostile d'êtres humains, qu'il n'y aura plus qu'à exterminer, selon les méthodes d'Hitler - ou bien à subir leur domination. Il se trouve encore des gens pour penser que ce furent les démocraties de la dernière guerre qui minèrent le monde occidental. En détruisant le lIIe Reich, avec son 300
idéologie de la supériorité aryenne, ils auraient attiré sur la race blanche tous les maux de la décolonisation. Il y en a d'autres qui soutiennent, que la paix n~est pas toujours un état idéal, que l'histoire du monde a été,et doit être, une chronique de guerre et de massacres. Ceux qui continuent de croire que la société occidentale, cette prétendue forme supérieure de civilisation, est à l'abri d'une rechute dans ce type de mentalité et de moralité ont décidément la mémoire courte. Quand ils ont dénoncé la cruauté d'Amin Dada à Entebbe et l'exécution d'écoliers de Bangui par l'empereur Bokassà comme la forme de barbarie la plus vile, ils faisaient deux poids, deux mesur~s. Dans le monde que j'ai connu, ces deux ex-chefs d'Etat n'auraient été que des SS ou des kapos ordinaires, sans plus. Leurs idées et leurs pratiques ont eu leur source dans la fière Histoire de l'Europe. Les camps de la mort n'étaient pas la création de quelque tribu arriérée prise de folie. Il s'agissait au contraire d'une invention calculée de sang-froid, en plein xx.e siècle, par un des fleurons de la culture occidentale, qui avait été le théâtre d'événements politiques et économiques désastreux et incontrôlés. Le monde démocratique en régression --:- et au premier rang l'Europe occidentale et orientale - est aujourd'hui menacé du type d'effondrement -qui, voici cinquante ans, abattit la république de Weimar dans un bruit de, bottes défilant au pas de l'oie. Quelques années plus tard, les nazis balayaient tous les problèmes non résolus avec le réarmement, la mobilisation, la déportation des dissidents dans des camps de concentration, et, pour finir, l'exécution massive d'êtres humains.' Mon expérience à la fois professionnelle et personnelle m'enseigne que rien de constructif ne peut être entrepris au niveau universel si l'on ne trouve pas le moyen de désamorcer l'hostilité fondamentale entre l'Est et l'Ouest, une hostilité qui exacerbe les tensions partout dans le monde. Malgré sa puissance militaire, l'Union soviétique est criblée de faiblesses : réticence de ses multiples ethnies et de ses alliés européens de l'Est, exposition de son flanc
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sibérien à peine peuplé à la Chine, échec catastrophique de son agriculture, obsolescence de son industrie et de sa technologie civiles, mécontentement de ses consommateurs, effervescence de ses intellectuels, et inertie de sa bureaucratie qui, partout, étouffe la créativité. En définitive, l'essentiel de son énergie est canalisé vers un seul objectif: contrer l'Amérique, au nom d'une idéologie moribonde. La tragique manière dont l'Amérique - puissance militaire et économique dominante de notre siècle - se trouva réduite à une impuissance virtuelle, en l'espace de deux décennies, est encore plus difficile à comprendre. Telles sont la nature et la rapidité de l'Histoire que nous vivons. Je me revois devant le Capitole, en ce jour d'hiver de janvier 1961, à écouter le discours d'investiture de John F. Kennedy, transporté par mille émotions, habité par mille espoirs. Ce jeune et vigoureux leader, symbole d'une génération montante, allait renvoyer la vieille garde avec ses tabous, et stimuler des énergies et des taJents nouveaux. L'Amérique, dont la grandeur résidait dans sa capacité unique à inventer et à assimiler le changement, symbole pour le monde d'une mentalité permettant à chaque individu de prendre en main son propre de~tin et celui de son pays, semblait intacte. Cette Amérique partie pour la gloire, derrière un leader éclairé, et qui rappelait à trente ans d'intervalle la fécondité de Franklin Roosevelt, a fini par aboutir presque partout à des impasses. Sous mes yeux déconcertés, défilèrent l'expédition de la baie des Cochons, le bourbier de l'Indochine et la résistance d'une administration puissante à toute politique novatrice. L'assassinat tragique ne laissa pas le temps de corriger la course. Le propre frère de John Kennedy - Bob - qui avait été son collaborateur le plus proche, amorça une reconversion radicale et comprit le premier la réorientation indispensable des priorités vers les problèmes internes, les vrais, avant de périr à son tour. 302
Aujourd'hui, les institutions politiques existantes au niveau national 'et international sont totalement incapables de faire face à l'ampleur des défis qui se posent déjà et ne cesseront de s'amplifier. Pourtant nous continuons de parIer, de raisonner, de débattre en- termes de bloc, de nation, de capitalisme, de socialisme, d'indépendance, de puissance, et autres concepts illusoires ét périssables. Comme si l'appartenance à un parti, une Eglise, une idéologie, nous protégeait contre le moindre des dangers redou~bles, et universalisés, de l'ère nouvelle. L'intelligence scientifique s'élance et l'intelligence politique s'enterre. Le développement du gigantisme urbain avec ses mégapoles est, sous nos yeux, un frappant symbole d'inconséquence et d'autodestruction. Déjà les grandes pannes d'électricité qui, en 1965 et 1977, plongèrent New York dans la pagaille et le désarroi sont une épreuve quotidienne à Téhéran, au Caire ou à Mexico. Les embouteillages qui paralysent les automobilistes sur les échangeurs de Tokyo sont identiques, à quelques fuseaux horaires d'intervalle, dans les avenues de Lagos ou de Caracas. Lorsque l'Amoco-Cadiz fait naufrage sur les côtes de Bretagne déversant 220 000 tonnes de pétrole brut~ cette agression - la cinquième en moins de dix ans - révèle notre comportement de barbare, ignorant ce qu'il détruit. En plus de la pollution empoisonnée qu'elle a déclenchée, celte catastrophe a mis en pleine lumière les manipulations fiscales auxquelles se livrent armateurs et sociétés. Ainsi, un navire battant pavillon libérien est la propriété d'une société panaméenne, filiale directe d'un groupe constitué au Liechtenstein, dont le centre de gestion est à Londres, et le capitaine, apatride. Tout est ainsi anonyme et truqué, et la responsabilité n'est nulle part. Nous continuons, par ailleurs, à refuser les priorités élémentaires pour éviter que le chauffage des villes
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riches ne baisse de quelques degrés, alors que dans la plus grande partie du monde règnent des pénuries complètes. La consommation annuelle en pétrole de tout le peuple de l'Inde, soit plus de 700 millions d'habitants, est devenue inférieure à celle de la seule ville de New York. Dans notre monde industriel, si organisé pour luimême, cette détresse des masses pauvres est perçue, à la TV, comme un spectacle qui s'estompe dans les esprits après quelques minutes d'émotion. Les événements m'ont laissé, dès le plus jeune âge, sans illusion sur la moralité, la lucidité des États. Les récentes résolutions de l'Unesco et de l'ONU diffamant Israël, et accusant les Juifs de racisme, ont été pour moi un symbole amer de cette faillite, et plus que j'en pouvais supporter. L'organisation internationale, qui avait été le moteur de ma vie professionnelle à ses débuts, m'étiquetait comme raciste, avec le peuple qui avait plus souffert du racisme que tout autre, dans l'histoire de l'humanité. Ce coup brutal me poussa à m'interroger de nouveau sur le sens de ma survie. Il m'était de plus en plus difficile de chasser la pensée triste, corrosive, que malgré mon aversion pour le nationalisme je n'avais pas le droit, à un moment de danger croissant pour ce peuple, d'embrasser d'autres causes, de me consacrer à des problèmes universels. Peut-être n'y avait-il pas moyen, après tout, d'échapper à la mentalité des ghettos et des camps. Peut-être devais-je, moi aussi, à l'instar de ceux qui criaient « Vive Staline» ou « Allah Akbar », faire retraite dans les dogmes fondamentaux de la foi de mes ancêtres. Si nous ne sommes pas pour nous-mêmes, qui sera de notre côté? Le pape Pie XII, durant le génocide nazi, s'est tu. Alors qu'il savait tout. Une ocçasion historique, comme il s'en présente chaque 2000 ans, s'offrait à lui. Une encyclique fulgurante aurait pu susciter une crise de conscience chez les catholjques de la nation germanique et de l'armée allemande. Evoquant ces silhouettes faméliques et harassées, en treillis, parquées derrière les barbelés et les miradors, j'ai toujours pensé qu'il était de son 304
devoir de prendre la Croix sur ses épaules et de déclarer à la face du monde : « Ma place est parmi eux; je les rejoins. » Jean-Paul II, dont le rayonnement aujourd'hui, quarante ans plus tard, suscite une chaleureuse confiance, est né à proximité d'Auschwitz, et son accession au trône de saint Pierre n'est pas sans rapport avec ses origines. Il l'a rappelé aux hommes à New York, au début de son discours à l'ONU. Et en 1979, il a conduit la foule immense de son pèlerinage sur les lieux du camp d'Auschwitz, qu'il a appelé « le Golgotha du monde moderne ». Je ne suis pas de sa paroisse, mais la connaissance de ce qu'il a vu et senti dans sa jeunesse - quoique de l'autre côté des barbelés - me donne l'espoir qu'il saura déployer assez de courage moral pour éveiller les consciences dans un monde qui penche vers la catastrophe. Nous sentons bien, nous voyons bien la complexité infinie des dangers, la faiblesse des systèmes, la dérision des vérités universelles... Peut-on, à l'examen de ce monde éclaté, tenter de cerner un peu mieux le problème, pour avancer? Je le crois. La première condition pour survivre, quand on est confronté à un péril mortel, c'est la lucidité.
J'ai appris, il y a longtemps maintenant, à ne jamais laisser l'émotion dominer mes réflexions, ni nourrir mon inquiétude. Je n'ai pas seulement l'espoir que notre monde survive aux épreuves qui s'annoncent; j'en ai la volonté personnelle. Telle est la décision qui renaît en moi, face aux prémices de la tempête. Et c'est à ce moment que ce qui fut mon passé va disparaître irrémédiablement. Ben vient de mourir. Après Nico, après Nachman, il a succombé, lui aussi, et comme eux, à quarante-huit ans, à une crise cardiaque. Quand Judith me téléphona à mon bureau de New
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York pour me prévenir qu'elle venait d'avoir un appel de Melbourne annonçant que « Ben éta~t très malade », j'eus immédiatement le sentiment de quelque chose de définitif. Elle finit par m'avouer qu'il était mort. Elle aurait voulu m'habituer progressivement à cette annonce tragique.· Car .c'était le dernier... Je suis indifférent à l'idée que la mort m'atteindra un jour. J'entretiens avec elle, et depuis fort longtemps, des rapports trop intimes, pour en éprouver la moindre inquiétude. Mais je n'ai jamais pu m'habituer à ce qu'elle vienne m'enlever ceux qui me sont chers. Mon père, que j'avais embrassé un matin, et qui ne revint plus. Ma mère, et ma petite sœur Frida tenant sa main, qui s'éloignaient pour toujours. Nachman qui, après notre conversation, pleine de pudeur embarrassée, engagée à Singapour, disparut avant que nous ayons pu la poursuivre. Nico qui, à peine retrouvé, après dix ans de séparation, fut terrassé à son tour. Et maintenant Ben, dernier maillon, dernier frère, silhouette bougonne et trapue, qui m'apostrophait: « Ce que tu as de plus authentique en toi, c'est ton passé! » Je pris le premier avion. Trente-six heures de vol et d'escales interminables : Atlanta, San Francisco, Honolulu, Fidji, Sydney - Melbourne. Ce voyage vers l'Australie, comme le premier, trente ans auparavant, marquait un autre tournant dans mon existence. En 1947, je rompais avec Landsberg et l'Europe et j'attendais que Ben et Nieo me rejoignent. En 1977, la boucle se bouclait. Ben et Nico, avec qui j'avais inventé l'instinct de survie, n'étaient plus que deux souvenirs dans l'esprit d'un homme proche de quarante-huit ans ... qui avait le sentiment d'avoir vécu des siècles, mais aussi la certitude que tout restait encore à faire, ou à tenter. Je me rendis au cimetière. Bebka, sa veuve, Paulet Molly, ses enfants, m'attendaient avec plusieurs centaines d'amis pour procéder à l'inhumation. Tous savaient que Ben n'aurait pas pu être enterré sans la présence de Mula. 306
Je contemplai ces visages. Presque tous des immigrés, ou des enfants d'immigrés, de Bialystok. Patiemment, ils avaient recréé une communauté, une descendance. Dans leur cœur à tous, l'insupportable douleur du dernier shaLom à un survivant; un survivant qui était déjà mort six millions de fois avec ses frères et ses sœurs, à Treblinka, Maïdanek, Auschwitz. Mes liens avec lui étaient les liens du sang. Le sang de l'holocauste. Quand j'avais faim, il avait faim. Quand on me battait, sa peau ressentait les coups. Quand nous avons échappé à nos tortionnaires, c'était au coude à coude, sous la grêle des mêmes balles. Quand nous errions, après la guerre, dans l'Europe en ruine, c'était ensemble. Quand nous avions redécouvert, grâce à cette Australie, que la vie avait un sens - c'était encore ensemble. J'ai cru trop longtemps que nous étions immortels et qu'un jour je trouverais le temps de le rejoindre tranquillement pour l'écouter à loisir. Je sais maintenant qu'il n'en sera rien. Venu de l'autre bout du monde pour ses obsèques, j'enterre, avec lui, l'avant-dernière partie de moi-même. La dernière part, c'est ce qu'il me reste à accomplir, et qui n'est encore qu'ébauché. C'est ce que ma mère m'a confié en me redonnant la vie, au moment d'aller mourir. C'est ce que les millions de martyrs de la Shoah ont légué, ordre imprescriptible, aux quelques-uns qui ont survécu: « Jamais plus! » Cet ordre m'habite. Cet ordre est celui d'aider l'espoir à triompher sur les forces de dislocation, d'empoisonnement, et de mort, qui rendent les hommes impuissants et fous - prêts à s'immoler. Je vais te dire, Ben, à toi sur qui maintenant tombe la terre, lentement, par pelletées: l'espoir, ton espoir, celui de tous ceux qui, par respect de la vie, détestent les croisades et les fanatismes, notre espoir vivra - je te le promets. Tu sais, je vais l'annoncer à tout le monde, à toutes les citadelles, orgueilleuses et mensongères, que nous avons
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vues, toi et moi, s'effondrer devant l'homme quand il a . le cœur de ne pas désespérer. J'exprimerai cet espoir au monde. J'exprimerai ce que nous avons connu dans nos corps et dans nos âmes; notre testament, le tien, celui de Nico, et le mien : que l'homme peut vaincre s'il a le courage. d'affronter son destin. Ben, j'allumerai une bougie - une petite lueur dans les ténèbres; je retourne travailler.
Épilogue
L'ESPOIR
Dis-moi, fils, qui changera l'homme, qui le sauvera de lui-même? . dis-moi, fils, qui parlera en sa faveur?
Elie WIESEL.
Par un paisible jour d'été, l'Histoire me happa dans un tourbillon aux dimensions homériques, et finit par me rejeter, broyé, loin, très loin de mes racines natales. Depuis lors, j'ai évolué en des lieux et des cultures divers. Quand je repense à mon enfance, à ce cadavre anonyme condamné à travailler jusqu'à épuisement puis à disparaître, j'ai parfois l'impression qu'elle appartient à un autre. A me voir aujourd'hui, personne ne devinerait mon passé. Aucune cicatrice visible, ni physique, ni psychologique. Ma voix est modérée, mes manières sont d'une aisance naturelle à mon environnement professionnel et familial. Telle est la surface. En moi-même, je présente peu de ressemblance avec ceux qui m'entourent. Avoir réussi à échapper aux monstres et aux cataclysmes qui ravagèrent tant de millions de mes semblables, avoir dû affronter le comble de l'angoisse, de la faim, de la maladie et la mort elle-même, a profondément marqué ma vision des choses. Ce que j'ai traversé a tout simplifié pour moi: je ne donne plus prise aux complications et soucis artificiels qui encombrent visiblement ceux que je côtoie. L'étincelle de vie, que le petit garçon avait conservée dans les profondeurs de l'enfer, est devenue une flamme, qui n'est plus menacée d'extinction. D'autres vies heureuses se sont organisées auprès de moi et je vois, chaque jour, des êtres que j'aime, venus prendre la relève de ceux qui, pour la dernière fois, s'étaient réunis autour du feu allumé par mon père dans la cheminée de notre maison, au moment de l'adieu ... un jour à la fois si proche et si lointain! 311
Quand ma mère me pf.lUssa loin d'elle, dans le monde adulte le plus brutal, avec cette intuition profonde qui me donna une chance de vivre, elle créa du même coup chez moi un devoir sacré. Juste après la guerre, je compris d'abord que ma première obligation était de servir de tissu vivant, transplanté entre tous ceux de ma famille qui avaient succombé et ceux qui étaient éparpillés dans diverses parties du monde, comme autant de branches tendues vers moi, avec amour et chaleur - èn ce processus de renouveau qui a aidé mon peuple à survivre depuis le temps d'Abraham. Aucune hésitation non plus sur le chemin dans lequel m'engager : renaître moralement et intellectuellement. C'était la seule réponse, la vraie vengeance, même à l'échelle infime de la vie d'un seul homme, à l'entreprise de génocide. Puis à mesure que les années passaient, je me sentis de plus en plus attaché à la communauté humaine, et enfin à l'ambition d'une véritable construction de la paix ; prenant conscience que les horreurs que j'avais connues pouvaient de nouveau fondre sur le monde. Cette vocation devint une préoccupation constante, bien au-delà de mes responsabilités professionnelles et amicales.
La sagesse m'avait appris à ne pas chercher à rouvrir les plaies du passé lorsqu'on croit avoir trouvé le bonheur. Je m'étais fermement tenu à cette règle. Et pourtant peu à peu, en voyant le monde accélérer sa course vers de nouvelles catastrophes, j'ai senti que les instincts et les intuitions d'un Ben, d'un Nico et d'un Mula, qui leur frayèrent un chemin dans l'esclavage d'Auschwitz puis dans l'anarchie de Landsberg, dispenseraient un enseignement plus précieux que tout le savoir de l'homme sophistiqué que je suis devenu - moi, le survivant des survivants. Si, en accédant à la culture, j'en étais venu à croire
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que l'encré du lettré enseigne plus que le sang du martyr, à présent j'en suis moins sûr. J'ai ressenti un élan qui m'a conduit à déchiffrer les leçons submergées par les torrents de sang et d'espoir qui avaient inondé ma vie pour contribuer, si je le peux, à éviter une nouvelle chute, cette fois-ci sans rédemption. J'ai voulu rappeler comment, il n'y a pas si longtemps, un monde orgueilleux s'est effondré sous mes propres yeux - les yeux d'un enfant - et n'a laissé derrière lui que cruauté, affliction et ruine. J'ai voulu exprimer crûment ce que j'ai vécu et ressenti alors; transmettre toutes mes préoccupations ultérieures, à mesure que les choses de la vie imprimaient l~ur marque dans mon corps et dans mon esprit, faisant de moi ce que je suis, ce que je pense et ce que je pressens pour l'avenir. En rédigeant ce livre, j'ai bouleversé pour un temps, peut-être pour toujours, la régularité de mon existence. Car je voulais livrer cette histoire, non pas comme un discours bien policé pour une conférence, ou un ouvrage sur des sujets juridiques et économiques de ma compétence, ou encore un dialogue approfondi avec des penseurs de marque. Tout cela n'a jamais vraiment rendu compte de ce que j'ai connu et appris dans sa vérité de chair et de sang: la dégradation absolue où peut se précipiter une haute civilisation, comme celle que j'ai vue sombrer.
Il s'agissait donc de défricher un chemin entre l'Histoire vécue hier et les défis d'aujourd'hui, au-delà des textes et des théories, en retrouvant cette voix que Ben croyait perdue et de la retrouver sans lui. Il fallait que j'échappe à ce milieu raffiné où tout se dit à demi-mot, où l'on agit selon certaines règles, où l'on n'aborde les sujets que dans certaines limites «convenables». Tout ceci m'écartait de cette émotion viscérale, ressentie lorsque, autrefois, enfant submergé par la détresse, j'avais osé maudire Dieu, m'élevant dans mon innocence à son niveau, pour engager la bataille contre la fatalité.
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Même si les identités diverses que j'ai revêtues, en touchant les abîmes et quelques sommets de l'expérience humaine, ne divisaient pas mon âme, je réalisai que je m'étais trop bien fondu dans les univers cultivés de Grande-Bretagne, de France et des États-Unis. J'avais laissé le gamin de Bialystok et le sous-homme de Maïdanek trop loin derrière. Oui, il fallait, pour qu'on m'entende, que je retrouve ma propre voix, qui n'était pas seulement celle de Melbourne, de Harvard, ou de la Sorbonne. Tout en songeant à retrouver cette voix intérieure, je m'interrogeais: serait-elle comme le cri du prisonnier de guerre russe qui, sous la potenc~, ne se résigna pas à son sort, ou comme le cri du bagnard de seize ans apercevant enfin l'étoile blanche de la liberté? Si je voulais qu'on m'entende, je devais faire une autre chose, que Ben m'avait demandée avant de quitter cette terre : m'arrêter, et mieux réfléchir sur ma vie. Me recueillir, puis parier. Dire notre histoire à qui voudrait l'écouter, tel un mendiant, la sébile tendue, demandant l'obole de l'attention sous un ciel impassible. Je devais la dire, sans m'inquiéter de ce qu'elle révélerait, ni de la façon dont elle s'intégrerait dans le cadre de mon existence actuelle, avec l'espoir que mon récit, arrivé à son terme, signifierait quelque chose pour mes lecteurs. Avec l'espoir, aussi, qu'il éclaircirait, pour moi, quelques vérités auxquelles j'avais besoin d'accéder plus pleinement, si le miracle d.e ma survie et de ma rédemption. devait continuer de mûrir en moi. En repensant au temps écoulé depuis ce jour où, sous les coups des slogans et des bombes, se déchira en lambeaux tout ce que j'avais été et tout ce que j'aimais, j'ai senti que je devais maintenant me taire ou aller jusqu'au bout. Cette obligation s'est nourrie de l'analyse rationnelle des problèmes qui s'accumulent, et s'est accentuée aussi par cette intuition, ce sixième sens, qui m'avait si bien servi dans ma lutte pour la vie. Le mobiliser de nouveau, au moment où je crois entendre le retour des pas du monstre - tel a été le but de mon travail. 314
L'idée d'un «Auschwitz global» n'est, bien sûr, qu'une métaphore. Je ne redoute pas une répétition du massacre perpétré par Hitler contre les Juifs et autres peuples décrétés «inférieurs ». Je n'envisage pas non plus un holocauste thermonucléaire qui embraserait notre planète tout entière. Les démons qui me préoccupent sont plus proches, plus concrets. Il s'agit de la pointe d'angoisse dans la voix des gens lorsqu'ils parlent de la précarité de leurs emplois, de l'érosion de leurs économies et de la sécurité de leurs familles. Il s'agit des tragédies dont rend compte la presse, jour après jour, des atteintes délibérées au droit international, du déploiement des flottes, des missiles et des tanks, du désespoir des réfugiés dans leur exode. Il s'agit de la haine raciale, ethnique, de l'impuissance des responsables politiques devant les désordres, de la perte de confiance dans le pouvoir des institutions démocratiques à redresser une situation lorsque les choses vont de mal en pis. De plus en plus, je suis hanté par la vision qui me saisit quand je revisitai Auschwitz avec Giscard d'Estaing, peu après la guerre du Kippour et l'embargo arabe sur le pétrole - événements qui furent, de façon inattendue et spectaculaire, les révélateurs de la vulnérabilité économique et politique de nos institutions. En ce même endroit, un pied dans ce monde-ci et un pied dans l'autre, j'avais vu des files de victimes en haillons rayés et sabots de bois, rangées au garde-à-vous pour l'appel, avec leurs calots à la main, avant d'être tatouées, comptées, triées et réduites au silence. Je les vis en boucs émissaires de tous les temps chaque fois que des dirigeants démagogues ont eu besoin d'elles pour justifier leurs échecs, ou consolider leur pouvoir: les Juifs par-devant, comme toujours, et puis les autres: minorités religieuses, dissidents politiques, syndicalistes, immigrés, intellectuels, artistes, homosexuels;
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tous ceux qui pensent « autrement », tous ceux qui refusent de « suivre le chef» aveuglément, automatiquement. Pour moi, cette vision n'est pas un fantasme. Je l'ai vue dans la réalité. Je sais qu'on la voit encore de par le monde. Et je crois qu'elle est dans l'ordre naturel des choses, lorsque s'instaurent le chaos, la peur, l'impuissance, la terreur, et, en définitive, la folie. Les symptômes du danger sont d'autant ,plus manifestes que les problèmes actuels ne sont pas comparables à ceux d'alors. Nous référer de trop près au passé conduirait à des erreurs stratégiques irrémédiables. Aujourd'hui, le défi pour chacun, en conscience, est de savoir si nous saurons chasser la paralysie et la peur que nous inspire le caractère inconnu des forces auxquelles nous devons faire face, et si nous retrouverons la volonté acharnée, biologique, de survivre et de gagner: le sangde l'espoir. Cette volonté animale a toujours été à la racine de la condition humaine, mais nos sociétés, pendant le bref espace de leur ascendance, ont eu le privilège de pouvoir l'oublier. Ce répit est parvenu à son terme. Lorsque ma mère exprimait sa conviction profonde que, même si l'Europe se laissait aller jusqu'à l'effondrement, elle serait néanmoins, un jour, sauvée par les États-Unis - «God bless America» - elle exprimait une conviction universelle qui dominait les réflexions de tous les responsables. Il existait en effet un grand pays tout-puissant, richissime et généreux, capable de déployer des armadas vers l'est et vers l'ouest, qui allaient maîtriser des machines militaires aussi redoutables que celles du Führer et du Mikado. C'est encore ce qui motivait la démarche récente, dans mon bureau, de ce citoyen d'Europe qui me suppliait de lui obtenir un visa permanent vers l'Amérique « pour le cas où ... ». Toujours le mythe du dernier bateau. Combien de peuples continuent d'appeler dans les ténèbres: « Amérique, es-tu toujours là ? .. Amérique estu toujours là ? » Mais depuis un certain temps déjà, le « parapluie américain» n'est plus qu'un prétexte pour ne pas chercher en soi-même la volonté de faire face aux dangers de l'univers. 316
Une Amérique qui n'est pas saine dans sa propre fibre, qui ne se maintient pas à la hauteur de ses engagements, laisse sans protection un monde orphelin. Par deux fois, dans ce siècle, l'Amérique a envoyé sa jeunesse en Europe, et par trois fois en Asie, afin d'y restaurer la démocratie. Elle qui fut la tutrice de toute l'humanité, prête à aider les autres avec un plan Marshall en temps de paix, avec un programme de prêt-bail en temps de guerre, avec le sang de ses propres fils pour protéger la liberté d'autrui, se trouve aujourd'hui harcelée par les mêmes problèmes que toutes les autres nations : un déficit galopant, urie monnaie incertaine, une société divisée, des villes en faillite. Elle saigne ellemême de profondes blessures intérieures. Même si elle le voulait encore, elle n'a pas les moyens de maintenir éternellement ces engagements universels. Au fond d'eux-mêmes, les Américains ne demandent qu'à se décharger de ces innombrables obligations internationales qui les ont amenés à tant d'humiliations. Ils veulent pouvoir, enfin, se tourner vers des problèmes humains qui les touchent directement.
Sur sa lancée d'aujourd'hui, le monde qui nous attend est un monde où la liberté et la prospérité risquent d'être des luxes rares, éphémères. C'est un monde inapte à accueillir l'explosion démographique; un monde dans lequel l'énergie, les matières premières, les produits alimentaires, l'eau ne satisferont pas la demande croissante, où les pères et les fils se retireront mutuellement le pain de la bouche; où les quelques pays restés démocratiques seront des enfants sans mères; où les usines les plus performantes seront les fabriques de barbelés; où l'amitié d'un Ben ou d'un Nico, d'un allié, petit ou grand, partageant les mêmes valeurs et les mêmes intérêts, sera un réconfort sans pareil. Avec ce monde qui paraît totalement neuf, je me sens bien familier. J'ai une certaine idée sur ce qu'il va falloir, à ses leaders et à ses citoyens, comme courage, comme 317
énergie mentale et comme résolution, pour éviter de devenir ces « musulmans» destinés au triage, selon les règles impitoyables de la loi du plus fort. Ce monde a besoin d'abord de se débarrasser des clichés et des dogmes, encore si dominateurs, mais qui appartiennent à d'autres temps. C'est à cette condition qu'il pourra puiser dans sa propre intelligence et dans sa propre créativité les moyens de vaincre, les forces de l'inconnue dont nous commençons seulement à ressentir l'immense capacité de destruction. Cet effort ne peut pas être délégué à tel ou tel leader. Il ne peut pas plus être confié à une plate-forme politique, à un programme économique, ou à une doctrine diplomatique, qu'à l'attente d'un miracle; car c'est la voie qui mène à l'esclavage. Cet effort, auquel il faut croire, consistera à permettre à chaque société, à chaque cellule de son organisme, à chaque personne, dans chaque village, cité, région, de développer sa vitalité et sa créativité, tout comme mes compagnons et moi dûmes, jour et nuit, forger les instruments de notre survie avec toutes les fibres de nos êtres. Sans doute tout ceci exigera· que, si la. nécessité l'impose, chacun de nous ait le courage d'accepter de se mettre à genoux pour nettoyer, avec les mains et les ongles, le plancher que martellent toujours, dans tel ou tel coin du monde, ceux qui ont éternellement pour tâche d'asservir les autres. Il faudra accepter pour survivre de se reconvertir parfois en Knopflochmachinist; d'être capable de créer une technologie raffinée mais aussi de vendre du « bohnen café»; et d'apprendre à pêcher au lieu d'attendre qu'on nous donne un poisson. Il faudra que l'esprit sache ce qu'il veut, pour ne pas osciller entre la passivité et l'agitation, ni céder à la panique ou à l'euphorie. Il faudra promouvoir une véritable solidarité sociale, avoir conscience des drames humains de ceux dont l'existence dépend uniquement d'un petit morceau de pain gris. Il faut savoir enfin que rien ne sera possible si l'àutorité gouvernementale reste cette sentinelle hostile de
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l'autre côté des barbelés, imaginant que ses ordres continueront à être obéis... Cet effort, sera celui de ceux qui auront compris qu'il ne s'agit plus. de fournir une vie toute faite à leurs enfants, tâche désormais impossible, mais de leur apprendre simplement, plus modestement, et plus durement, à inventer eux-mêmes leur propre avenir. Nous touchons à la racine des choses. Il faut choisir entre l'intelligence et la c!lpacité de l'homme, ~'une part, et les bureaucraties d'Etats, de partis, d'Eglises, de l'autre. A la racine est la confiance. Celle qui dès le départ doit exister entre le père et l'enfant, entre la mère et l'enfant, dans un dialogue qui s'éloignera à l'avenir de toute hiérarchie. Une véritable relation humaine où nos garçons et nos filles trouveront leur seule vraie nourriture, leur armure mentale, leur vocation. Au nom de quoi, d'ailleurs, refuserait-on de faire, pour les œuvres de la vie, pour les décisions forgeant leur propre avenir, la même confiance aux jeunes gens qu'on leur a faite de toute éternité pour aller se faire tuer glorieusement sur les champs de bataille de l'Histoire? Le seul droit que m'ait conféré un destin cruel est celui d'affirmer qu'une société qui n'est pas capable de conjuguer la passion et l'intelligence de sa jeunesse avec la créativité et le savoir-faire de ses responsables n'a aucun avenir. Si je peux l'affirmer, c'est que, encore une fois, je suis conscient du fait que rien ne me distinguait particulièrement des autres jusqu'à l'âge où j'ai été jeté en enfer. Je me rappelle très bien que j'étais, en classe, avant que ma ville natale ne devienne la proie des divisions staliniennes et hitlériennes, un garçon comme les autres, tout à fait normal dans les études cQmme aux jeux. Sans les événements qui ont bouleversé ma vie, je serais aujourd'hui un citoyen comme les autres, exerçant une profession comme les autres, dans ce monde aujourd'hui disparu de Bialystok, si remarquablement décrit par le prix Nobel de littérature Isaac Bashevis Singer. Tout ce qui fait et défait les sociétés et les hommes, tout ce qui
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nourrit ou tarit le sang de l'espoir, je l'ai appris dans la douleur, la faim, et l'angoisse. D'une certaine manière, j'ai eu la chance d'avoir dû commencer si tôt mon duel avec le destin. Il me força à développer au maximum mes modestes qualités physiques et mentales, à utiliser à l'extrême mes membres, mes poumons, mes nerfs, mon cerveau; à faire mes propres choix, à prendre mes propres décisions, à ne rien laisser au hasard, à trouver en moi des ressources que je n'aurais jamais cru avoir. Cette capacité de se dépasser face à l'adversité, de trouver en soi le sursaut qui redonne l'espoir pourrait, je le crois, changer le sort des millions de jeunes, condamnés, ici où là, à l'exclusion, la résignation etau désespoir. Les leçons que j'ai recueillies à l'épreuve de la vie m'enseignent que tant que l'espoir palpite en nous comme le sang, la rédemption est possible, ainsi que la survie ellemême, pour une société, pour un peuple, pour un individu, même pour un enfant, sans parents ni éducation, ni moyens, même dans des conditions qui défient l'imagination. Ni la souffrance, ni l'horreur, ni la peur, n'ont jamais ébranlé en moi cette conviction fondamentale. A l'heure qu'il est, les forces de l'absurde sont innombrables et la psychose de démission, individuelle et collective, peut paraître irrésistible. Mais si le drame qui s'avance est, pour la première fois, à la dimension de toute la planète, ce n'est pas la première fois que l'intelligence humaine est mise au défi par la brutalité et l'aveuglement. Si l'homme a toujours survécu, c'est par la raison, la création, et le courage. Les idéologies, les haines et les illusions de notre siècle ont provoqué une accumulation de désastres et gaspillé la passion de ceux qui y avaient cru. Elles ont terminé leur existence exsangue et discréditée, en vue des rivages du troisième millénaire. Mais l'Histoire des hommes, elle, avance et l'Espoir murmure: «Plus grave que le sang des hommes est la possibilité infinie de leur destin ... permanente et profonde comme le battement du cœur. »
TABLE DES MATIÈRES
Prologue: 11
AI-JE VÉcu L'AVENIR?
Première partie (chapitres 1 à 5) : LA CHUrE D'UN MONDE ............................................
23
Deuxième partie (chapitres 6 à 10) : LA RÉDEMP110N ........................................................ 119
Troisième partie (chapitres 11 à 16) : LEs CHAOS D'AUJOURD'HUI
.......................................
201
L'EsPOIR ... .......... ............. ............ ................. ............
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Épilogue:
Achevé d'imprimer en avril 1995 sur les presses de /'lmprimerie Bussière à Saint-Amand (Cher)
POCKET -
12. avenue d'Italie - 75627 Paris Cedex 13 Tél. : 44-16-05-00
- N" d'imp. 1191.Dépôt légal: mai 1995.
Imprimé en France