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© 1996 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Québec, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.ca Tiré : Le savoir pratiqué : savoir et pratique du changement planifié, Roger Tessier, ISBN 2-7605-0818-8 • DA818N Tous droits de reproduction, de traduction ou d’adaptation réservés
PRESSES DE L’UNIVERSITÉ DU QUÉBEC 2875, boul. Laurier, Sainte-Foy (Québec) GIV 2M3 Téléphone : (418) 657-4399 Télécopieur : (418) 657-2096 Catalogue sur internet : http ://www.uquebec.ca/puq/puq.html Distribution : DISTRIBUTION DE LIVRES UNIVERS S.E.N.C. 845, rue Marie-Victorin, Saint-Nicolas (Québec) G0S 3L0 Téléphone : (418) 831-7474 / I -800-859-7474 Télécopieur : (418) 831-4021
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ROGER TESSIER
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Données de catalogage avant publication (Canada) Tessier, Roger, 1939Le savoir pratiqué : savoir et pratique du changement planifié Comprend des réf. bibliogr. ISBN 2-7605-0818-8 1. Acte (Philosophie). 2. Action, Théorie de l’. 3. Connaissance, Théorie de la. I. Titre. B 105.A35T47 1996
128’.4
C96-940501–4
Révision linguistique : GISLAINE BARRETTE Mise en pages : INFO 1000 MOTS Conception graphique de la couverture : RICHARD HODGSON
1 2 3 4 5 6 7 8 9 PUQ 1996 9 8 7 6 5 4 3 2 1 Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés © 1996 Presses de l’Université du Québec Dépôt légal – 2e trimestre 1996 Bibliothèque nationale du Québec / Bibliothèque nationale du Canada Imprimé au Canada
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Table des matières
Avant-propos : Savoir et changement planifié ........................................................... ix Introduction : Position du problème ......................................................................... 1 Partie 1 : Évolution et apprentissage dans l’œuvre de Gregory Bateson ...................................................... 9 Partie 2 : Relation entre le savoir et la pratique I Définition des principaux termes ..................................................... 21 Partie 3 : Relation entre le savoir et la pratique II selon un paradigme écologique – Quelques propositions ...................................................................... 49 Conclusion ..................................................................................................... 127
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AVANT-PROPOS Savoir et changement planifié
Dans le courant du changement planifié — dans sa forme la plus achevée, le développement organisationnel, mais aussi dans certaines pratiques visant à mettre en valeur des communautés humaines de genres assez variés (quartiers, villes, associations volontaires et réseaux divers, etc.) — le savoir a toujours, du moins de la fin des années 1940 jusqu’à nos jours, occupé une place très importante. Tous les textes, livres ou articles, qui tentent de présenter de manière systématique la méthodologie du changement planifié, ses tenants et aboutissants théoriques de même que ses principales techniques, accordent toujours une place prépondérante au savoir, à côté d’autres caractéristiques comme la participation démocratique des destinataires à la gestion du changement, la présence active d’intervenants externes, l’échange ouvert d’informations factuelles, de perceptions subjectives et de sentiments personnels, etc. Très valorisé, et présent aussi bien dans le discours théorique que dans la pratique, le savoir n’en demeure pas moins, dans ces divers contextes, un terme assez ambigu. En effet, il désigne plusieurs réalités, apparentées, sans doute, mais distinctes, également, sans que de telles distinctions ne soient toujours clairement comprises, encore moins justifiées par une littérature dont la signification épistémologique reste implicite, dans tous les écrits,
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Avant-propos
ou presque, qui donnent, tour à tour, trois sens différents au terme « savoir ». En un sens premier et plus conventionnel, le savoir représente diverses théories préalables à la pratique, à la fois théories sur l’objet de la pratique (théories des groupes, des organisations, de la motivation sociale du changement même individuel, etc.) et théories sur la pratique elle-même (théories de la formation et de la consultation externe, par exemple). En un sens plus original, le savoir procède de la pratique plutôt qu’il ne la précède, en sciences humaines appliquées) où l’« action » et le « terrain » viennent se substituer au laboratoire in vitro, d’une part, pour tester des hypothèses et, d’autre part, pour tirer, inductivement, de nouvelles intuitions théoriques. Dans ces deux premiers sens, préalable ou consécutif à la pratique, le savoir renvoie à la théorie. Dans un troisième sens, le savoir valable (valid knowledge), sur lequel doit s’appuyer l’action, n’est pas exclusivement affaire de théories scientifiquement fondées, mais tout autant de données empiriques précises et représentatives, comme dans les stratégies basées sur des données, par exemple, l’enquête-feedback dont le but premier n’est pas de vérifier des hypothèses théoriques, mais d’ancrer dans la réalité les perceptions spontanées exprimées par les membres d’un système-client sur ses divers fonctionnements. Même le feedback interpersonnel circulant dans un groupe à l’occasion d’apprentissages effectués en sessions intensives dans le cadre d’un îlot culturel ou d’un système temporaire, véritable laboratoire de formation, grâce au jeu des ajustements réciproques peut, à juste titre, recevoir le statut de « savoir valable ». Une fois confirmées ou modulées par le feedback des pairs et un certain dévoilement de soi, les images des participants et participantes, sur leur propre personne comme sur l’identité sociale des autres membres du groupe, qu’il s’agisse d’une division organisationnelle ou d’un rassemblement ponctuel, sont plus conformes à la « réalité » (soit le consensus au sein d’un groupe de référence pertinent). Par conséquent, ces images formées au creuset du feedback constituent, elles aussi, un savoir valable, en plus de représenter des théories légitimes en regard de certains
1.
Il faut reconnaître ici que l’expression américaine applied behavioral sciences rend mieux compte du pluralisme disciplinaire du changement planifié que le terme français : « psychosociologie », quoique les corpus théoriques relatifs montrent un important degré de corrélation.
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Savoir et changement planifié
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standards scientifiques et de données empiriques produites méthodiquement. Dans son histoire presque cinquantenaire, le courant du changement planifié a, jusqu’ici, proposé trois modèles de relation entre le savoir et la pratique : la recherche-action (Lewin2) ; l’utilisation du savoir (Benne et Havelock3) et la science-action (Argyris et Schön4). Dans la suite de nos propos, nous nous en tiendrons à la question fondamentale de la relation entre savoir et pratique, nous n’envisageons donc pas de décrire de façon détaillée ces modèles. Pour les mettre en doute ou les reconnaître, divers commentaires sur la recherche-action retiennent surtout deux de ses caractéristiques : son degré de théoricité et le style de participation proposé aux membres du groupe-client. Dans les faits, même si cela s’avère tout à fait déplorable, on a tendance à ne retenir que les formes les plus participatives5 (qui sont aussi les moins théoriques), en oubliant, assez injustement, que les principales recherchesactions lewiniennes ont eu une grande portée théorique : la théorie du leadership, comme celle du changement intentionnel, leur doit, bien au-delà du service rendu aux commanditaires, les toutes premières hypothèses théoriques sur les climats de groupe et les stratégies d’incitation au changement, de même que la discussion en groupe et la transmission d’informations par des experts. Dans le contexte de la recherche-action, il existe deux modes de relation entre savoir et pratique, selon que le savoir est élaboré pour la pratique immédiate, ou dans la pratique en vue de tester des hypothèses, l’utilité pratique, indéniable, étant reportée dans le temps. Pour revenir aux distinctions mentionnées plus haut, la recherche-action pour la pratique fait procéder le savoir de la pratique, mais il s’agit d’un savoir surtout factuel ou perceptuel : ce sont surtout les habiletés de méthodologue et de stratège de l’intervenant, dont le système-client se montre désireux. De son côté, la
2.
K. Lewin (1946), « Action Research and Minority Problems « , Journal of Social Issues, 2 (4), p. 34-46.
3.
K.D. Benne et R.G. Havelock (1965), An Explanatory Study of Knowledge Utilisation, Séminaire sur l’innovation dans la planification des programmes d’études, Ohio State University.
4.
C. Argyris et D. Schön (1974), Theory in Practice, San Francisco, Josey Bass.
5.
Assez tôt, la participative action research désigne des enquêtes, ancêtres de l’enquêtefeedback, au cours desquelles des représentants du groupe-client interviennent dans la préparation des questionnaires et l’interprétation des résultats.
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Avant-propos
recherche-action à portée théorique fait précéder le savoir sous forme d’hypothèses à vérifier dans la pratique, ce savoir étant nettement de nature théorique. Le modèle de l’utilisation du savoir doit autant au courant de la diffusion de l’innovation6 qu’à celui du changement planifié. Le savoir s’y présente surtout comme une innovation, les idées étant proposées comme des « choses » à faire adopter par d’éventuels utilisateurs, d’éventuelles consommatrices. Non seulement le savoir précède-t-il, ici, la pratique, mais les experts le produisent dans un sous-système (par exemple, un centre de recherche en agronomie), le transmettent à un sous-sous-système (par exemple, un service d’éducation populaire) qui, lui, le propose aux destinataires. Ce qui sauve le modèle d’une diffusion purement linéaire, c’est le feedback que les intervenants et intervenantes renvoient aux experts, même s’il n’a qu’une portée pratique et concerne surtout la stratégie de l’offre plutôt que le contenu même du produit. Exemple : Le personnel agricole ne connaît rien à la biochimie, mais il peut donner des informations factuelles sur le rendement du produit et des informations perceptuelles sur les circonstances de l’adoption ou du refus. Des trois modèles, c’est la science-action qui accorde la plus grande valeur théorique à l’action elle-même. Le concept de theory in use (la théorie telle qu’elle est pratiquée, s’opposant à la théorie professée) fait de la pratique l’énoncé théorique véritablement authentique. Ce que sait l’intervenant (entendre sa théorie) ne peut se trouver qu’a posteriori. La théorie professée précède l’action, mais la théorie véritable de l’actant procède de l’action. Dans ce contexte, cependant, la théorie désigne des conceptions personnelles qui ne s’embarrassent pas de distinctions entre le sens commun et la science. À la limite, le fonctionnement cognitif commun se voit traité comme un analogue de la science hypothético-déductive. La question n’est pas tant de savoir si la théorie professée par l’actant appartient à la science établie, que de vérifier jusqu’à quel point la théorie pratiquée exprime la théorie professée, jusqu’à quel point elle constitue une proposition originale, distincte de la première et réflexivement récupérable ! la
L’ouvrage qui suit repose tout entier sur la conviction que fréquentation de l’épistémologie écologique et cybernétique de
6.
Everett Rogers (1964), The Diffusion of Innovation, New York, Free Press.
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Savoir et changement planifié
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Gregory Bateson permet de construire un modèle plus conforme à la relation qui existe entre savoir et pratique que ceux que nous venons d’évoquer brièvement. Cette conformité plus grande tiendra principalement à deux éléments : 1) elle permettra de raffiner le modèle « savoir-pratique » en remplaçant la dichotomie classique « théorie-pratique » par une taxonomie décrivant, en plus de la pratique, quatre niveaux de savoirs (concret, abstrait particulier, abstrait général et épistémologique) et trois formes différentes de savoirs (théories, valeurs et habiletés) ; 2) elle assumera toutes les conséquences épistémologiques, et ce, explicitement, de l’idée de feedback entre pratique et savoir, en soutenant que la mise en pratique du savoir ne saurait être séparée de la « mise en savoir » de la pratique. D’où l’expression synthétique : le savoir pratiqué. La pratique n’est rien d’autre qu’un savoir pratiqué ! Le savoir, pour sa part, dès qu’il est voué à la pratique, ne représente qu’un cadre abstrait, fait de virtualités ouvertes dont les valeurs de vérité ne peuvent qu’émerger de la pratique. Dans le savoir pratiqué, le savoir s’informe à partir de la pratique, autant qu’il informe la pratique. En définitive, savoir pratiquer, c’est pratiquer un savoir !
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INTRODUCTION Position du problème Ce que l’on sait le mieux, c’est : ce que l’on a deviné ; ce que l’on a appris par l’expérience des hommes et des choses ; ce que l’on a appris, non pas dans les livres, mais par les livres ; ce que l’on a appris dans les livres ou avec les maîtres. Chamfort, Maximes
Deux termes aussi complexes et d’aussi grande extension que savoir et pratique entretiennent plusieurs relations différentes. Par une majorité de leurs significations, les mots savoir et pratique désignent des objets distincts l’un de l’autre, et la figure convenue de leur relation donne la primauté au savoir, comme dans le modèle linéaire et déductif classique, où le savoir est premier et la pratique, une application consécutive. Par contre, la primauté s’inverse lorsqu’on donne à pratique le sens particulier de pratique sociale, comme dans la tradition philosophique et sociologique marxiste où ce sont les conditions matérielles entourant sa production (pratique) qui déterminent le savoir, comme dans le cas de toute forme d’activité culturelle. Une autre inversion de la primauté, à l’avantage de la pratique, se retrouve dans l’une des significations du terme savoir, qui, justement, s’y trouve défini par le terme pratique. « Fais confiance à l’animatrice, elle sait ce qu’elle fait ! » ou « Ce consultant connaît vraiment son affaire » ne signifient, ni surtout, ni exclusivement, que ces praticiens possèdent une théorie ou un savoir abstrait, mais bien plutôt, la capacité de résoudre certains problèmes, de les commenter avec intelligence, de poser des gestes sensés à leur propos, dans les faits ou sur le plan du discours. L’excellence d’une performance pratique vient servir de critère pour vérifier le savoir, que
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Introduction
celui-ci soit constitué de théories, opérantes et crédibles, ou d’habiletés diverses. Il sera demandé aux praticiens et praticiennes d’exprimer, tant mieux si c’est avec succès, la maîtrise des unes et des autres, dans le cadre immédiat de chaque intervention, et éventuellement dans celui, à beaucoup plus long terme, d’une réputation, à l’échelle de toute une carrière. Tous les savoirs se relient à des pratiques (au sens socio-historique évoqué ci-dessus). Les activités de production, d’échange et de diffusion, même des savoirs les plus « ésotériques », les moins « pratiques » (au sens d’utiles ou de commodes) de telles activités n’en demeurent pas moins des pratiques sociales. Le moine qui médite sur un texte sacré, le poète qui invente des procédés pour attiser son inspiration, s’adonnent à des pratiques sociales. La différence entre ces deux pratiques et celles en cause dans l’interface entre savoir et pratique — par exemple, la pratique intentionnelle d’une stratégie de changement planifié s’appuyant explicitement sur les sciences humaines — tient au fait que les premières (méditation, poésie) visent d’abord, à l’extrême exclusivement, le savoir lui-même, alors que les dernières, pratiques de savoirs orientées vers l’action, concernent d’abord le fonctionnement, la transformation et la création de systèmes physiques ou biosociaux, à l’extérieur du savoir proprement dit. Les pratiques « gratuites », il va sans dire, sont incarnées dans des systèmes sociaux sur lesquels elles peuvent exercer des fonctions latentes, susceptibles de consolider ou de déstabiliser ces systèmes. Mais la différence entre ces effets et ceux produits par des « savoirs pour faire », théories ou habiletés, tient aux efforts délibérés des praticiens et praticiennes pour assurer le fonctionnement, transformer ou créer par design des systèmes extérieurs au savoir. De vieilles habitudes épistémologiques nous portent à croire que le rapport entre le savoir et la pratique se résume à une détermination unilatérale de la pratique par le savoir. Le savoir vient en premier : c’est lui qu’il s’agit de mettre en pratique. Une telle forme linéaire (savoir → pratique) correspond plutôt à une pédagogie selon laquelle l’acquisition de notions abstraites doit précéder une mise en pratique ultérieure : les cours théoriques en début de programme d’études, les stages d’application, à la fin. En réalité, cependant, la relation épistémologique entre le savoir et la pratique prend une forme circulaire et suppose une séquence, souvent longue, de cycles récursifs.
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Introduction
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S’il est possible de « mettre son savoir en pratique », de même on peut « mettre sa pratique en savoir ». Une telle récursivité (savoir ↔ pratique) est, à n’en pas douter, nécessaire à toute modélisation cybernétique et écologique de plusieurs processus interactifs, dont celui qui intervient entre un savoir spécialisé et la pratique qui lui est relative. Ces processus interactifs touchent cinq soussous-systèmes : 1) la pratique ; 2) le savoir spécialisé ; 3) les croyances ; 4) les motivations ; 5) les aptitudes. Ces cinq sous-sous-systèmes appartiennent à un sous-système « humain » qui, lui-même, participe à plusieurs systèmes, humains (par exemple, une société globale) et non humains (par exemple, un écosystème biotique ou un environnement physique abiotique). Ce sous-système humain prend toujours, simultanément, deux formes complémentaires et inséparables, existentiellement nécessaires l’une à l’autre : l’individuelle et la collective. Les cinq sous-sous-systèmes énumérés ci-dessus existent toujours sous deux formes complémentaires, individuelles et collective. En outre, ces deux formes mêlent toujours, dans des proportions variables selon le sous-soussystème (pratique, savoir spécialisé, croyances, motivations, aptitudes) un composant sociétal, un composant génétique et un autre, biographique. Pour certains sous-sous-systèmes, l’un ou l’autre composant semblera jouer un rôle moins évident. Pour illustrer cette restriction, voici quelques exemples. 1.
Le savoir spécialisé n’est génétiquement déterminé que par le fait que son développement requiert, de l’individu et de l’espèce, certaines aptitudes fondamentales génétiquement transmises.
2.
Les croyances relèvent surtout de composants sociétaux et biographiques, même s’il ne faut pas exclure a priori de possibles « croyances universelles » enracinées dans la biologie de l’espèce, parmi les thèmes universels de l’inconscient collectif (Carl G. Jung) dont les cultures proposent diverses variations. Par contre, la capacité radicale de développer des systèmes de croyances, peu importe leur contenu, représente nettement une aptitude, génétiquement transmise, propre à l’espèce humaine.
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Introduction 3. Les aptitudes, même si biographiquement et sociétalement perfectibles — et corruptibles — paraissent plus que les quatre autres sous-soussystèmes, génétiquement déterminées, pour l’espèce, pour diverses populations, pour chaque individu.
Voici quatre commentaires sur les sous-sous-systèmes dans lesquels ont lieu les échanges entre pratique et savoir. Premier commentaire Envisagée ponctuellement, au regard de faits et gestes, d’anecdotes, de circonstances concrètes, la pratique fait figure d’extrant pour les quatre autres sous-sous-systèmes. Posée comme un ensemble, dans des termes plus molaires que moléculaires, la pratique devient légitimement un sous-sous-système comme les quatre autres ; contrairement aux extrants ponctuels, et de façon complémentaire, elle se compose alors de tendances abstraites que des praticiens pourraient décrire en termes plus généraux. Exemple : Répondant à une enquête sur la pratique du changement planifié, Micheline Locas, conseillère en développement organisationnel s’exprime comme suit : « D’habitude, je commence mes interventions par au moins une entrevue d’entrée. » Ce type de discours ne décrit pas factuellement l’entrevue d’entrée du 11 février 1995 avec Peter Lowe de la direction du personnel de Malo Métal. Ce n’est que dans un contexte aussi précis que Micheline Locas rapporterait des faits et gestes, des dires et des anecdotes, des transactions concrètes et les états d’âme subjectifs les accompagnant, tenant lieu à la fois d’extrants ponctuels, concrets et uniques, et d’entrants pour divers systèmes et sous-systèmes extérieurs au sous-système humain « Micheline Locas ». De tels extrants émanent du sous-système « Micheline Locas », d’un ou l’autre, peut-être de plusieurs à la fois, des sous-sous-systèmes déjà évoqués (pratique, savoir spécialisé, croyances, motivations et aptitudes). En bonne cybernétique, une part de ces extrants, expressions ponctuelles de la pratique, de même que certains de leurs effets dans l’environnement, seront, par feedback, convertis en intrants et reçus dans le sous-système émetteur « Micheline Locas ». On oublie facilement cette seconde fonction de la pratique. Dans une conception traditionnelle, linéaire et déductive, de l’interface entre savoir et pratique, celle-ci ne saurait être qu’une conséquence de celui-là : la pensée précède l’action.
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Introduction
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Dans une conception cybernétique, le feedback tiré de la pratique, non seulement, au premier degré, guide et règle cette même pratique en favorisant plus de précision et d’efficacité, mais encore au second degré, parvient-il souvent, réflexivement, à enrichir le savoir lui-même. Grâce au feedback, Micheline Locas s’adaptera graduellement à la conjoncture précise, en bonne partie émergente, de son entrevue d’entrée avec Peter Lowe. Il se peut aussi qu’elle apprenne à mener de meilleures entrevues d’entrée. Le feedback dépasse alors la pratique immédiate pour enrichir le savoir : de tels gains de savoir touchent aussi bien le niveau des habiletés (souvent de manière inconsciente) que celui, plus réflexif, des théories1. Par ces deux manières qui, d’ailleurs, ne s’excluaient pas mutuellement, Micheline Locas pourra, à l’avenir et grâce à de nouveaux éléments de savoir, améliorer sa pratique de l’entrevue d’entrée. Deuxième commentaire La pratique est la principale source, parfois la seule, des savoirs concrets. C’est par elle que les praticiens prennent contact avec l’environnement interne et externe du système-client ou destinataire. De cette manière, ils améliorent leur aptitude à l’observer, à le percevoir, à se procurer à son sujet divers savoirs concrets requis par le prédiagnostic, à l’entrée, au diagnostic proprement dit, mais aussi par l’évaluation formative en cours d’action et par l’évolution sommative, au terme de cette action. Les autres sources d’information, canaux informels, rumeurs, visibilité du système-client dans les médias, etc. ne sont que complémentaires. Souvent, les praticiens devront même s’en méfier, les traiter avec une certaine circonspection. Troisième commentaire La pratique entretient un lien privilégié avec le sous-sous-système du savoir spécialisé. Le degré de professionnalisme d’une pratique dépend de la force de ce lien. Ses liens avec les trois autres sous-sous-systèmes (les croyances, les motivations, les aptitudes) en acquièrent, dès lors, une plus grande réflexibilité et une ouverture accrue à la critique. Ces qualités, au demeurant, représentent un 1.
Théories de l’entrevue d’entrée, du changement planifié, de l’organisation, de la motivation humaine, de l’échange interpersonnel, etc.
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Introduction
idéal : le tout de la pratique ne parvient jamais parfaitement à une rationalité aussi complète. Rien ne permet d’espérer, par ailleurs, qu’un maximum de rationalité assurerait pleine et entière fonctionnalité pragmatique à toutes les formes de l’action : une part importante des croyances doit demeurer irrationnelle et plusieurs motivations restent inconscientes. Tout praticien en arrive, sous peine de courir au désastre, à tenir compte de ses limites les plus évidentes sur le plan des aptitudes. C’est en définitive l’interface entre pratique et savoir spécialisé qui porte l’essentiel de la réflexion sur les fondements épistémologiques de la pratique2. Quatrième commentaire Le savoir spécialisé (c.-à-d. propre à une discipline à la fois théorique et pratique) se divise en divers composants : savoirs abstraits épistémologiques (réfléchissant sur le savoir lui-même) savoirs abstraits substantifs et savoirs concrets. Ces trois composants prennent autant de formes différentes : théories, habiletés, valeurs3. À l’évidence, l’idée de niveaux dans le savoir se manifeste dans la distinction entre savoirs abstraits et concrets. La notion théorique de la résistance au changement ne loge pas au même niveau que l’observation (savoir concret) selon laquelle tel groupe-client « ne commence jamais ses réunions à l’heure prévue au programme ». Parfois, il sera aisé de déceler une idée abstraite préconçue derrière tel fait, ou tel ensemble de faits concrets. Par contre, un praticien ou une praticienne observera fréquemment des faits ou événements concrets sans pouvoir les rattacher à son savoir théorique déjà constitué. À l’occasion, il sera nécessaire que des faits supplémentaires se manifestent avant qu’une idée théorique pertinente ne s’y raccorde, ou encore, n’en émerge. Souvent, aussi, certains faits demeureront en retrait de toute théorie, en attente, justement, d’une induction théorique originale. En outre, il arrivera que l’intervenant ou l’intervenante note certains faits apparemment d’importance, et les observe de manière récurrente jusqu’à les considérer
2.
Dans les termes de Hannah Arendt, la pratique tend à fonctionner sur le mode d’une action rationnelle ordonnant logiquement, de manière réfléchie, des moyens appropriés à des fins connues consciemment. Elle n’en demeure pas moins dans des proportions variables selon les praticiens et les conjonctures, un simple comportement dont la maîtrise n’atteint jamais la perfection. Voir Hannah Arendt (1958), The Human Condition, Chicago, Chicago University Press.
3.
Les distinctions entre savoirs substantifs, épistémologiques et concrets, comme celles entre théories, habiletés et valeurs gagneront en clarté dans les pages qui suivent.
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Introduction
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typiques du mode de fonctionnement du système-client, sans jamais toutefois parvenir à les interpréter explicitement, n’arrivant pas à les faire dériver de sa théorie, ne parvenant pas non plus à différencier celle-ci de manière à les y intégrer par l’intermédiaire de représentations abstraites. Limites au moins temporaires de l’activité épistémologique, de telles observations demeurent le fait du sens commun, cette béquille obligée de toute pratique partiellement fondée sur la science ! Le non-savoir et l’échec appartiennent à toute pratique complexe, à côté du savoir efficace et de l’action réussie. L’ambiguïté qui résulte de la cohabitation de la puissance et de l’échec représente sans doute l’os, difficile à avaler, que toute idéologie scientiste démiurgique ne parvient pas facilement à reconnaître et à assimiler sur le plan éthique. L’idée de niveau n’intervient pas utilement que dans la distinction entre théorie abstraite et savoirs concrets (sensations, perceptions, observations). Les valeurs et les habiletés sont, elles aussi, plus ou moins abstraites, plus ou moins concrètes. La triple distinction esquissée ici entre théories, valeurs et habiletés n’épuise aucunement la signification de ces trois termes. Elle suffira, il faut le souhaiter, à faire valoir notre propos dans cet ouvrage. Contrairement à la théorie et à la valeur, l’habileté loge à l’enseigne du faire, c’est-à-dire la capacité de faire, même quand il s’agit de « faires abstraits » ou cognitifs (raisonner, théoriser, déduire, etc.) représentant des processus dont les intrants et extrants sont des informations abstraites. La pratique, il va sans dire, nécessite des habiletés autres que cognitives : de nature affective ou motrice. Prenons deux exemples parmi d’autres : le consentement au réel et l’ouverture à autrui sont surtout d’ordre affectif ; la souplesse tactique et l’ambivalence rythmique, du rapide au lent, et vice versa, dépendent autant d’habiletés motrices que de capacités cognitives. Par contre, la nature purement cognitive ou idéelle des théories et des valeurs ne fait aucun doute : elles sont de l’ordre des représentations mentales, non pas de celui du faire. Les théories et les valeurs résultent de processus du type des habiletés cognitives : en tant que contenus « déjà là », les uns comme les autres appartiennent au domaine des idées et des représentations. Les théories, du moins en science, se règlent sur des constatations, tandis que les valeurs expriment des préférences.
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Introduction
Les idées de hiérarchie, de niveaux et de récursivité, qui occupent toutes trois une place centrale dans l’épistémologie écologique de Gregory Bateson, serviraient utilement toute description élaborée de la structure, du fonctionnement et de l’évolution des systèmes de valeurs et des habiletés, sociales et cognitives, conjointement à l’œuvre, avec la théorie, dans la pratique du changement planifié. C’est de façon délibérée, cependant, que l’examen proposé ici se limitera à la relation entre, d’une part, deux types de savoirs (la théorie et le savoir concret) et la pratique, d’autre part. Devant une telle entreprise, nous nous demandons si le paradigme écoépistémologique de Bateson permet une description, rigoureuse et inventive à la fois, de l’interface entre savoir et pratique. Par ailleurs, ce questionnement aura la pratique du changement planifié comme champ privilégié de références empiriques. Ce n’est pas le souci, légitime par ailleurs, de ne pas abuser de l’attention des lecteurs et lectrices par un texte trop long, qui intervient en premier lieu dans la détermination de restreindre notre propos. Il nous importe surtout de ne pas entreprendre une tâche démesurée dont le produit pourrait se révéler indigeste et quelque peu baroque. Il faudrait considérer une éventuelle réussite dans l’utilisation du paradigme batesonnien pour renouveler l’épistémologie du rapport entre théorie, empirie et pratique, comme une première brèche, susceptible de cultiver l’espoir d’un projet épistémologique plus vaste. Appelé à jouer pour l’instant le rôle plus discret d’un horizon prometteur et plus lointain, ce projet, en temps et lieu, pourrait inciter des chercheurs à prendre le risque d’assumer la complexité d’une modélisation incluant les deux autres types de savoirs, en plus de la théorie, soit la valeur et l’habileté. On trouvera dans les textes qui suivent des références aux valeurs et aux habiletés. Il est impossible de traiter des trois termes retenus, théorie, savoir concret et pratique, sans faire appel, ici ou là, aux valeurs et aux habiletés. Cependant, l’essai théorique présenté ci-après ne propose rien de systématique à leur sujet.
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Évolution et apprentissage dans l’œuvre de Gregory Bateson
Le titre anglais de l’œuvre la plus achevée de Bateson Mind and Nature : A Necessary Unity affirme clairement l’intention de ce théoricien de considérer sous un même paradigme — écologique — l’évolution des espèces et l’apprentissage. Il s’agit de processus mentaux isomorphes, en toute rigueur, deux cas d’épigénèse. La question fondamentale à leur propos est identique : comment ce qui suit (formes nouvelles du vivant ou nouvelles structures cognitives) est-il engendré par ce qui précède ? Ce qui précède ne contient pas entièrement ce qui suit : la génération d’une nouvelle espèce ou d’une nouvelle idée ne s’apparente pas au passage de la puissance à l’acte. Il ne s’agit pas du strict déploiement, à travers le temps, d’un programme antécédent, complètement préétabli, dont la responsabilité pour ce qui suit serait unique et suffisante, qu’il s’agisse de développement ontogénétique individuel, de changement dans les structures cognitives ou des transformations phylogénétiques des espèces. Ce qui précède contient plusieurs virtualités1, plusieurs possibilités. La nécessité se montre polyvalente en quelque sorte : s’il n’est pas illimité, l’éventail de ces possibilités n’a rien, non plus,
1.
Henri Atlan emprunte ce concept de virtualité à Gilles Deleuze pour esquisser sa propre théorie de l’auto-organisation. Voir Henri Atlan (1979), Entre le Cristal et la fumée, Paris, Seuil.
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Partie 1
de rigidement univoque. La forme exacte de ce qui suit dépend du contexte, spatial et temporel. C’est en ce sens qu’il peut être question d’une écologie de l’esprit, c’est-à-dire d’une épistémologie écologique. Les injonctions du code génétique, aussi bien au cours du développement embryonnaire qu’à l’échelle de l’évolution macroscopique, sont des messages abstraits, porteurs de multiples significations. Elles n’ont de portée précise qu’en référence aux très nombreuses caractéristiques d’un contexte particulier, situées elles-mêmes à plusieurs niveaux d’une organisation hiérarchique. Pour répondre à la question : « Selon quelles modalités ce qui précède engendre ce qui suit ? » Bateson aura recours à une métaphore, soit la machine cybernétique la plus simple, le thermostat, et à deux idées théoriques : les types logiques à des niveaux variables d’abstraction (Bertrand Russell) et le processus stochastique. 1.
Le thermostat
L’appareil familier qui ajuste la température de nos domiciles comporte quatre fonctions : 1.
Le réglage de la température souhaitée qui fait s’arrêter le chauffage central quand la valeur prescrite (disons 25 °C) est atteinte, et se remet à fonctionner dès que la température ambiante descend sous le seuil choisi.
2.
Le mécanisme de commande qui, à partir d’une lecture de l’écart entre la température souhaitée et la température ambiante, ou de l’identité des deux valeurs, active ou arrête le chauffage.
3.
Le thermomètre qui mesure le degré de la température.
4.
La chaudière du chauffage central proprement dite qui réchauffe l’environnement.
Les trois dernières fonctions (commande, thermomètre et chauffage) sont reliées par un processus de feedback. On se rappellera que fonctionner par feedback, c’est modifier sa conduite à T2 à partir d’informations sur sa conduite à Tl. C’est exactement ce type de relation qui a cours entre le chauffage, le thermomètre et la commande. À Tl, la chaudière chauffe, et selon que le thermomètre indique une disparité ou une conformité entre la température
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Évolution et apprentissage dans l’œuvre de Gregory Bateson
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souhaitée et la température ambiante, la commande, à T2, active ou arrête le chauffage. Signalons, ici, que la première fonction du thermostat, le réglage, ne fait pas partie du processus de feedback. Ce sont les usagers, faisant office d’extrarégulateur qui, de l’extérieur, règlent le système en fixant la température standard conformément à leur désir. Cette distinction entre réglage et feedback se trouve au cœur du paradigme batesonnien. Ces deux systèmes, réglage et feedback, ne sont pas de même type logique. Le système intégrant le chauffage, le thermomètre et la commande ne régit la température de manière autonome et par feedback que pour une étendue limitée de valeurs (niveau 1), située sous le standard choisi (niveau 2). Le réglage du thermostat se trouve à un niveau logique plus abstrait que l’activité, automatique, par conséquent autonome par rapport à lui, de déclencher ou d’arrêter le chauffage, par un feedback tenant compte de la température ambiante. On verra plus loin que Bateson fera reposer sur une certaine manière de passer du niveau 1 au niveau 2, ni directe, ni automatique, aussi bien la durée de vie de certaines habitudes (niveau 2), ni informées ni corrigées par le feedback même de comportements aberrants (niveau 1) que la non-transmission au pool génétique (niveau 2) de traits acquis au cours de l’ontogenèse (niveau 1) ; les parents ne peuvent transmettre à leurs rejetons par hérédité directe, même le fruit de leurs adaptations les plus ingénieuses. 2.
Les types logiques
La phrase « Jacqueline est une femme », contient deux termes de types logiques différents. Le terme « Jacqueline » relève du niveau 1, plus concret ; il est membre de la classe (niveau 2) plus abstraite, « femme ». L’emboîtement des types logiques ne s’arrête évidemment pas à deux niveaux. À son tour, la classe « femme » est membre de la classe plus abstraite « genre humain », elle-même membre d’une classe encore plus abstraite « espèces vivantes ». Si Bateson emprunte aux logiciens (Russell et Whitehead) la notion de « types logiques à des niveaux hiérarchisés d’abstraction », c’est pour en tirer un parti plus existentiel : celui de la biologie, entendue ici dans un sens très large englobant l’ensemble des sciences humaines, au sein de laquelle l’épistémologie naturelle occupe une position maîtresse. Les phénomènes de l’ordre du
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Partie 1
vivant2 ne peuvent être décrits de façon satisfaisante que par des schémas complexes comprenant plusieurs types logiques de niveaux variables d’abstraction que Bateson considère immanents. Ainsi, des descriptions complexes utilisant des termes à plus d’un niveau d’abstraction servent particulièrement bien des domaines comme la communication, l’apprentissage et la psychopathologie. Quand, avec son plus beau sourire, Paul dit à Elena : « Tu es toujours aussi laide ! », le sourire et l’énoncé verbal se situent à des niveaux logiques différents. Le sourire signifie : « Ce qui suit se dit sur le mode de l’humour » ; il s’agit d’un message sur le contexte. En fait, Paul dit exactement le contraire de son énoncé verbal. On a fait grand cas, en France particulièrement, d’un des trois premiers exemples de métacommunication3 : la distinction entre « mordre » et « mordiller ». Deux caniches s’amusent à jouer au combat. Même si les grognements, les parades diverses, la vivacité des mouvements ressemblent parfaitement aux manifestations d’un véritable combat, en « mordillant » au lieu de « mordre », les caniches s’informent l’un l’autre du caractère ludique du contexte de leur transaction. Dès 19424, Bateson utilise la notion de types logiques à des niveaux d’abstraction différents. Il propose qu’en situation d’apprentissage progressif, un animal, le dauphin par exemple, apprend, au niveau 1, que la bouchée de poisson suit une performance précise : sortir la tête de l’eau ou frapper la surface de l’eau avec la queue. Éventuellement, au niveau 2, il apprend à apprendre : ce n’est pas un geste précis que l’expérimentateur renforce : c’est la nouveauté du geste, quel qu’il soit. Quand l’animal saisit ce contexte plus abstrait (deuterolearning, signifie apprentissage secondaire), il va de succès en succès, performant un nouveau type de geste à chaque essai. Il en va de même de l’apprentissage par cœur de syllabes sans signification. Le temps requis pour mémoriser sans faute une séquence donnée mesure l’apprentissage primaire. La courbe d’accroissement de la vitesse d’une séquence à l’autre décrit, elle, un apprentissage secondaire. Le sujet de ce genre d’expérience apprend à apprendre et mémorise de plus en plus vite les séquences
2.
La « creatura » que Carl G. Jung oppose au « pleroma » de la matière inerte.
3.
Bateson a créé le terme métacommunication pour bien indiquer le type logique abstrait d’un message sur le contexte.
4.
Gregory Bateson (1972), « Social Planning and the Concept of Deuterolearning », dans Steps to an Ecology of Mind, San Francisco, Chandler, p. 159-177.
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Évolution et apprentissage dans l’œuvre de Gregory Bateson
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successives. Peut-être apprend-il aussi à apprendre plus généralement que la stricte mémorisation de syllabes sans signification. Malheureusement, des comportements ou des paroles de types logiques différents ne s’harmonisent pas toujours aussi fonctionnellement que le laisseraient croire les quelques cas décrits ci-dessus. Des erreurs quant aux niveaux logiques se produisent aussi fréquemment que les cadrages judicieux. Bateson fait observer qu’un historicisme rigide, marxiste par exemple, prive l’exploit individuel de toute pertinence. Par conséquent, le fait que Charles Darwin ait proposé sa théorie de l’évolution dès 1859 (niveau 1) n’a pas une grande signification. Une telle idée appartient au contexte intellectuel de l’époque (niveau 2) : cinq ans plus tard, quelqu’un d’autre aurait proposé une telle théorie. Mais voilà, justement, il se serait agi d’une autre théorie, pas de celle de Darwin ! Et il peut subsister d’énormes différences entre une théorie et cette théorie. L’énoncé général (niveau 2) : « une théorie de l’évolution » n’épuise pas, et de loin, toutes les caractéristiques particulières de cette théorie singulière, soit celle de Darwin. C’est le même genre d’erreur sur les niveaux que les épidémiologues nomment « fausseté écologique » (ecological fallacy). La proposition statistique : « les protestants sont plus nombreux à se suicider que les catholiques » ne décrit en rien les tendances suicidaires de Hans Koch, un méthodiste de Munich. La confusion entre les types logiques peut aller jusqu’à détruire la logique. C’est ce qui arrive quand Épiménide, le Crétois, va partout répétant : « Tous les Crétois sont menteurs. » Les logiciens appellent paradoxe ce genre de proposition où des vérités inverses occupent un même niveau logique. Si Épiménide dit vrai, alors il ment ! Inversement, il dit la vérité quand il ment. Bertrand Russell, que citent Gregory Bateson’ et Paul Watzlawick6 dénoue ce dilemme à l’aide d’une règle simple. Un énoncé ne saurait être, au même niveau, membre et classe : une classe ne peut être membre d’elle-même. Et c’est bien ce qui se produit dans le paradoxe d’Épiménide. La proposition générale : « Tous les Crétois sont menteurs », et le fait d’énoncer cette proposition à un moment particulier, ne peuvent se trouver au même niveau logique. 5.
G. Bateson (1972), Toward a Theory of Schizophrenia, Steps To an Ecology of Mind, San Francisco, Chandler, p. 201-228.
6.
P. Watzlawick (1972), Une logique de la communication, Paris, Seuil.
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Partie 1
La double contrainte caractérisant certaines relations interpersonnelles entraîne des conséquences plus graves encore sur le plan existentiel. Bateson et ses collaborateurs7 y voient le déterminant de la schizophrénie. Un jeune patient reçoit la visite de sa mère, à l’hôpital psychiatrique où Bateson mène ses recherches : 1.
... il s’approche d’elle et lui entoure les épaules de son bras ;
2.
... elle se raidit (injonction de niveau primaire) ;
3.
... il retire son bras ;
4.
... elle commente le retrait : « Comment ? Tu ne m’aimes plus ! » (injonction de niveau secondaire)
5.
... elle en rajoute : « Mon Dieu ! Comme tu as de la difficulté à exprimer tes émotions ! » (injonction de niveau tertiaire).
Cette situation interpersonnelle est tout aussi indécidable que le paradoxe d’Epiménide. La mère, par son raidissement, punit son fils pour son geste d’affection, et le punit encore pour la cessation de ce geste, par son commentaire négatif « Comment ? Tu ne m’aimes plus ! » Bateson voit une autre implication fondamentale à la théorie des types logiques de niveaux d’abstraction différents. Deux systèmes ouverts peuvent communiquer l’un avec l’autre ; on appelle interface la région où s’effectuent entre eux les échanges d’informations. Le passage de différences observées dans le système de niveau 1 (que Korzybski nomme « territoire ») suppose leur transformation dans les termes d’un code, un système plus abstrait, de niveau 2 (que Korzybski nomme « carte »). Il n’y a pas d’arbres, de cochons, de voitures, d’édifices, même miniatures, dans l’esprit de celui qui les voit, mais bien plutôt des « transformes », résultats d’une transposition dans les termes d’un code. Par exemple, la perception de la profondeur ne suppose pas une réduction à des images rétiniennes selon la dimension de la profondeur. Un code transforme, sur la rétine, le lointain et le proche (niveau 1) en angles plus ou
7.
Voir G. Bateson, J. Haley et P. Weakland (1972), Toward a Theory of Schizophrenia, ibid.
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Évolution et apprentissage dans l’œuvre de Gregory Bateson
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moins aigus, plus ou moins obtus (niveau 2). Le tridimensionnel (niveau 1) est codé en bidimensionnel (niveau 2) ; le jeu de la vision binoculaire assure la perception de la profondeur. L’actuelle réflexion épistémologique sur la relation entre le savoir et la pratique repose beaucoup sur le postulat que le savoir abstrait (la théorie) entretient avec la pratique un rapport de code à référents. La manière dont les circonstances pratiques en arrivent à changer la théorie, réciproquement à la modulation plus familière de la pratique par la théorie, doit s’apparenter à celle par laquelle des mutations aléatoires (niveau 1) ou des changements dans l’interaction entre l’organisme et son environnement (niveau 1, également) en arrivent à produire des modifications dans le code génétique (niveau 2) ou dans l’habitude individuelle (niveau 2, également). 3.
Le processus stochastique
S’il fallait résumer un peu brutalement la pensée de Gregory Bateson sur les processus mentaux — sur l’évolution et l’apprentissage — on dirait que, d’abord et avant tout, de tels processus sont stochastiques. Vu le caractère crucial de ce terme, rien ne servira mieux les propos ci-après que la simple reproduction de la définition incluse dans le glossaire à la fin de La peur des anges (p. 282)8. STOCHASTIQUE (du grec stokhazein, tirer à l’arc vers une cible ; c’est-àdire disperser des événements de façon partiellement aléatoire, certains résultats étant préférés aux autres). On peut dire d’une séquence d’événements qu’elle est stochastique quand elle présente un caractère aléatoire associé à un processus de sélection, de sorte que seuls certains résultats auront la possibilité d’être durables. Les événements aléatoires (mutations dans le cas de l’évolution ; essais pour celui de l’apprentissage), sont de type logique 1. La sélection naturelle (pour l’évolution), le renforcement (pour l’apprentissage) sont de type logique 2. Se pose alors la question fondamentale suivante : « Comment les événements survenant au niveau 1 en arrivent-ils au niveau 2, à transformer les codes (le code génétique pour l’évolution, l’habitude pour l’apprentissage) qui régissent le comportement et permettent une adaptation durable
8.
G. Bateson et M.C. Bateson (1989), La peur des anges, Paris, Seuil.
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Partie 1
à un environnement sans cesse soumis à des changements, rapides ou lents ? » 4.
L’évolution et l’apprentissage : deux processus stochastiques
Gregory Bateson procède par abduction9 quand il décrit l’évolution et l’apprentissage à l’aide d’une figure unique : le processus stochastique. Comme nous venons de le définir, le processus stochastique associe événements aléatoires et sélection. Dans le cas de l’évolution des espèces, les événements aléatoires sont les mutations ou les recombinaisons des gènes inscrits sur les chromosomes des cellules sexuelles. Le processus de sélection, c’est, bien sûr, la sélection naturelle : elle fixe les mutations qui conviennent le mieux à un environnement lui aussi en changement (d’où la nécessité de parler de coévolution, plutôt que d’évolution). À très long terme, certaines mutations, en raison de leur convenance optimale à l’environnement, en viennent à modifier le code génétique. S’en suivent d’importantes transformations des phénotypes, c’est-àdire des individus d’une espèce. Éventuellement, ces transformations font apparaître de nouvelles espèces. Ainsi, il a fallu des millénaires de telles transformations avant qu’« Homo erectus » ne devienne « Homo sapiens ». En ce qui concerne l’apprentissage10, l’aléatoire se trouve du côté de la relation entre l’organisme et l’environnement. Le hasard peut donc tenir aussi bien des variations inédites de la condition individuelle que des changements imprévisibles survenant dans l’environnement. Il peut arriver, bien entendu, que ces deux types de variations se produisent simultanément dans certaines conjonctures. Dans le cas de l’apprentissage, le processus de sélection, c’est « quelque chose qui ressemble au renforcement » propose Bateson assez modestement. 9.
Procédé logique qui consiste à tirer un modèle d’un domaine empirique (par exemple, l’évolution) pour le reconnaître ensuite dans un second domaine empirique (par exemple, l’apprentissage).
10. Dans l’univers biologique de la théorie de l’évolution, l’apprentissage fait partie des changements somatiques, par opposition aux changements génétiques. Ici, « somatique ne signifie pas corporel, comme dans l’expression « psychosomatique », mais bien plutôt « individuel ». Le somatique inclut autant les caractéristiques psychiques que corporelles.
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Évolution et apprentissage dans l’œuvre de Gregory Bateson
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Contrairement à ce que soutient Lamarck, les géniteurs ne transmettent pas à leurs rejetons, par hérédité, les traits acquis par eux au cours de leur existence. Bateson réfute la thèse lamarkienne à l’aide d’une double argumentation, empirique et théorique. Le feedback de l’acquisition ontogénétique à la génération suivante est impossible : Weissmann a démontré qu’il n’y a pas de chemin reliant le soma au plasma germinatif des cellules sexuelles. Même si l’on parvenait un jour à trouver un passage entre ces deux niveaux, Bateson continuerait d’opposer à Lamarck un autre argument, a priori, celui-là. Ce serait terrible si les adaptations à court terme (au niveau 1) s’inscrivaient dans le code génétique dès la génération suivante (au niveau 2). Si c’était le cas, le code génétique contrôlerait tout le comportement, plus rigidement que ne s’effectue le contrôle somatique. Compte tenu des circonstances changeantes dans l’environnement, l’individu a besoin d’importantes marges de manoeuvre au niveau somatique. Soit une personne adaptée à un milieu de grande plaine, altitude O, strictement au niveau de la mer. Une fois transportée sur une montagne à 12 000 mètres d’altitude, elle s’adaptera superficiellement, et à court terme, à ce nouvel environnement, par des réponses comme l’essoufflement et la tachycardie. Sur le coup, de tels changements superficiels suffisent, mais ne sauraient durer bien longtemps. En peu de temps, le rythme cardiaque baisse et la respiration se fait régulière. Mais que la personne retourne à son village près de la mer, et elle ressentira divers malaises (étourdissements, nausées, etc.) : ses comportement habituels dans son habitat naturel ne reviendront que progressivement. À terme, cependant, ils reviendront tous, car ils font partie de son héritage génétique, alors que les plus récents résultats d’une acclimatation provisoire à sa passagère existence montagnarde sont appelés à disparaître. Pour bien marquer la différence entre des adaptations génétiques et d’autres, somatiques, ontogénétiques et individuelles, Bateson fait valoir que les premières fixent la fourchette des valeurs, d’un minimum à un maximum, entre lesquelles tous les individus d’une même espèce doivent fonctionner pour survivre. Les secondes précisent le seuil optimal, une valeur quelconque parmi celles distribuées à l’intérieur de la fourchette, où tel organisme particulier doit se trouver pour bien fonctionner.
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Partie 1
Selon Bateson, il n’y a pas de chemin direct reliant l’adaptation individuelle et le changement génétique. Est-ce à dire que l’adaptation individuelle n’a aucune pertinence pour la transformation de l’espèce ? L’auteur de Mind and Nature répond de manière très complexe à cette question. Le pool génétique peut être modifié et certaines mutations fixées par le jeu des adaptations somatiques individuelles, mais uniquement quand les traits issus de telles adaptations en arrivent à caractériser toute une population. Le passage du somatique au génétique ne s’effectue que par le nombre (une population) et, grâce au temps, fort long, requis par la généralisation d’une adaptation à toute une population. De la même manière, le passage de l’apprentissage primaire à l’apprentissage secondaire suppose la répétition de nombreux essais (population) pour que, de la séquence (temps) des succès et des échecs de niveau 1, n’émerge, par renforcement, le contenu de l’apprentissage secondaire. En conclusion, nous présentons un résumé des traits fondamentaux du paradigme écologique de Gregory Bateson tout en introduisant la grille à partir de laquelle, dans la deuxième partie, sera examinée la relation entre savoir et pratique. Quels aspects de la question devrait-on prendre en considération pour que l’adduction de l’évolution des espèces vers l’apprentissage que propose Bateson se prolonge de manière à inclure, sous la figure du processus stochastique, le rapport entre le savoir abstrait et la pratique ? −
Le code et son univers de référence sont de types logiques différents. Ce sont des codes abstraits (niveau 2) qui régissent les comportements observables, concrets (niveau 1).
−
Le changement dans les codes n’intervient qu’au terme d’une séquence, parfois très longue, de comportements aléatoires dont les formes seront souvent très diverses.
−
Les comportements aléatoires n’arrivent à affecter les codes que par l’intermédiaire de cycles récursifs de feedback, possiblement très nombreux.
−
Le processus de sélection qui retient l’une ou l’autre variation, et modifie ainsi le code, loge à un niveau d’abstraction plus élevé que celui de la dite variation.
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Évolution et apprentissage dans l’œuvre de Gregory Bateson −
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Le code ne régit pas le comportement de manière rigide : il établit une étendue de valeurs admissibles ; sinon, l’organisme ne pourrait produire de variations aléatoires dans son comportement, dont l’une ou l’autre, à terme, se verra, devenue un amendement du code, fixée dans la fonction de nouveau standard génotypique.
En tant que processus complexe, l’adaptation se déroule à trois niveaux : la réponse immédiate et l’acclimatation somatiques (individuelles) et le changement génétique (à l’échelle de la population et de l’espèce).
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Relation entre le savoir et la pratique I : définition des principaux termes
1.
Les quatre niveaux de savoir spécialisé
Jusqu’ici, on a reconnu deux niveaux de savoir pertinents à l’étude de l’interface entre le savoir et la pratique — niveau 1 : le savoir concret ; niveau 2 : le savoir abstrait. L’abduction requise pour transposer le paradigme écologique au domaine de cette interface ajoute à la complexité des modèles d’épistémologie écologique proposés par Bateson (évolution, apprentissage) : il est nécessaire d’inclure dans la description deux niveaux supplémentaires, en plus des savoirs concrets et abstraits. Au sommet de la hiérarchie se trouve dorénavant un niveau 4 constitué de savoirs proprement épistémologiques. Des idées, des valeurs, des habiletés de type logique plus abstrait que ceux désignés jusqu’ici par le vocable « savoirs abstraits » interviennent constamment dans la modulation des échanges entre savoir et pratique. Les manières dont la théorie et la pratique, celles, réciproques, où c’est la pratique qui modifie la théorie1, doivent respecter des règles épistémologiques (de niveau 4). 1.
La dialectique de transformation des habiletés et des valeurs eu égard à la pratique s’apparentent sans doute à celle par laquelle la théorie et la pratique s’inter-influencent.
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Partie 2
Toute idée de rigueur dans les transactions entre pratique, savoir concret et savoir abstrait, ne peut que dépendre d’elles ; ce qui ne leur confère pas forcément un caractère explicite ou conscient. C’est l’influence de telles règles qui fait naître chez les praticiens et praticiennes, les impressions de flou, de mal fondé et d’arbitraire entourant leur propre pratique. Ces règles agissent aussi sur quiconque croit percevoir un désaccord entre une « théorie professée » et une « théorie pratiquée2 ». Le fait de les trouver au niveau 4, le plus élevé de la hiérarchie manifestée dans le jeu complexe des communications entre pratiques et savoirs, ne confère pas aux idées, valeurs et habiletés épistémologiques une sorte de statut de point fixe immuable. Elles aussi sont soumises au changement, selon des processus d’évolution graduelle ou de ruptures radicales. On parlera de changements endogènes quand c’est l’expérience même du reflective practitioner chère à Argyris et Schön, qui le ou la fera douter de ses propres convictions épistémologiques. Un changement exogène, pour sa part, emporte certaines croyances dans la montée, jugée irrésistible, d’un nouveau paradigme. Par exemple, maints pédagogues, consultants et thérapeutes se montreront très sensibles, au tournant des années 1960, à l’attrait de l’« orientation non directive », à l’occasion d’une mutation idéologique très rapide où plusieurs valeurs révolutionnaires auront un retentissement certain. Pour plusieurs, l’adoption de ces nouvelles valeurs résultera d’un contact bref et superficiel avec les sources de leur diffusion (écrits, sessions de formation, témoignages d’ex-participants, etc.). L’effervescence et la contagion ne s’expliquent que par le fait d’un rapport de convenance optimal entre ces nouvelles tendances et l’époque qui les voit naître. L’historien lui-même, plusieurs années plus tard, ne parviendra pas toujours à cerner les forces à l’œuvre derrière les changements idéologiques les plus voyants, les plus répandus. Le lecteur ou la lectrice perspicaces objecteront : « Pourquoi l’épistémologie loge-t-elle au niveau 4 ? » Jusqu’ici, le modèle proposé ne comporte que deux niveaux de savoir : savoir concret : niveau 1 ; savoir abstrait ; niveau 2, « c’est qu’à partir de maintenant, le savoir abstrait se différenciera en deux niveaux plutôt qu’un seul : 2.
C. Argyris et D. Schön (1974), Theory in Practice, San Francisco, Josey Bass.
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Relation entre le savoir et la pratique I — Définition des principaux termes 23 le savoir abstrait général3 (niveau 3) et le savoir abstrait particulier (niveau 2). La définition du savoir concret, un peu plus loin, rendra sans doute plus sensible la distinction entre ces deux niveaux. Pour l’instant, un exemple permettra de mieux saisir la différence entre le savoir abstrait général (niveau 3) et le savoir abstrait particulier (niveau 2). Suivant un théorème fondamental de la psychosociologie, les membres d’un groupe se montrent loyaux envers ses décisions en proportion de sa cohésion4. Dans la nomenclature définie ici, cette proposition ressortit au type logique des savoirs abstraits généraux (niveau 3). De cette proposition peuvent dériver plusieurs autres, plus particulières (de niveau 2). Ainsi, certains groupes atteignent des degrés de cohésion extrêmement élevés, au point où les individus les plus autonomes parmi leurs membres arrivent à ressentir, tantôt de l’inconfort, tantôt de l’agacement. Que survienne une décision très contestée, adoptée à une faible majorité, et il est fort probable qu’un des minoritaires battus aux voix, ne se considère pas lié par la décision. Cette seconde proposition est à la fois plus complexe et plus particulière. Son champ empirique plus restreint ne concerne qu’une sous-classe des membres (les autonomes) d’une sous-classe des groupes (les excessivement cohésifs) à l’intérieur d’une sous-classe de conjonctures (les décisions par vote majoritaire serré). Plus une proposition trouve son foyer de convenance dans un champ empirique restreint, plus elle est particulière. La différence entre les niveaux 2 et 3, décrite ci-dessus, provient d’un rapprochement intuitif avec la fonction intermédiaire attribuée par Bateson à l’acclimatation, changement plus abstrait que la réponse immédiate, moins abstrait, cependant, que le changement génétique. L’acclimatation produit des changements réversibles, somatiques, intégrés provisoirement dans l’individu. Pour leur part, les changements génétiques supposent le long terme, soit la généralisation d’un trait à toute une population. De la même manière, la distinction proposée ici entre savoirs abstraits généraux
3.
C’est à coup sûr un continuum quantitatif qui permettrait le mieux de décrire des degrés variables de particularisme et de généralité. Une dichotomie plus arbitraire entre savoir abstrait général et particulier servira le mieux le propos à ce stade premier d’élaboration d’un modèle écologique des relations entre savoir et pratique.
4.
L. Festinger, S. Schachter et K. Back (1959), Social Pressure in Informal Groups, Londres, Tavistock.
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Partie 2
et savoirs abstraits particuliers s’efforce de concilier la durée (voire la résistance au changement) propre à certains savoirs abstraits (les généraux du niveau 3) avec la souplesse et l’aptitude au changement d’autres savoirs abstraits plus particuliers (niveau 2). Les savoirs les plus généraux fixent les termes, et leurs variations limites, à l’intérieur desquels des propositions particulières pourront émerger. L’induction les produisant est simultanément cadrée par les savoirs plus abstraits (niveau 3) et alimentée, au niveau 1, par des connaissances concrètes (sensations, perceptions, observations) pratiquées in situ dans une ou plusieurs conjonctures (successives) desquelles la pratique tire son contenu phénoménologique et sa trame temporelle. Il existe des communications nombreuses, soutenues et aisées entre les niveaux 1 (savoirs concrets) et 2 (savoirs abstraits particuliers). Il s’agit là d’une hypothèse fondamentale que nous examinerons davantage dans la troisième partie de cet ouvrage. Entre eux, il existe de nombreux cycles récursifs, rapides, bilatéraux. De nouvelles constructions abstraites stimulent l’observation qui, par feedback, nuance ou amende des savoirs abstraits particuliers ou plus radicalement, en engendre de nouveaux. Par contre, les mouvements et communications entre les savoirs concrets et les savoirs abstraits particuliers n’atteignent ni directement, ni rapidement, aussi bien les savoirs abstraits généraux (niveau 3) que les savoirs épistémologiques (niveau 4). Pour l’essentiel, l’abduction de l’évolution des espèces à l’interface entre savoir et pratique, consiste à poser deux postulats : 1) les savoirs abstraits généraux et les savoirs épistémologiques sont voués à une assez longue pérennité ; 2) il n’existe pas de voie directe reliant une à une, telle circonstance singulière de la pratique connue concrètement et telle connaissance précise située aux niveaux 3 et 4, du modèle écologique élaboré ici. Seule une tendance au sein d’une population (celle comprenant toutes les actions d’un même praticien ou celle constituée par le groupe entier des praticiens et praticiennes concernés), stochastique (produite par la rencontre entre certains biais préférentiels et de très nombreuses circonstances aléatoires) parviendra, à long terme, à modifier le code du savoir à ses niveaux les plus abstraits (ceux des savoirs généraux et épistémologiques des niveaux 3 et 4). Plusieurs fois, jusqu’ici, le terme « savoir concret » est apparu dans le discours sans être véritablement défini. Seuls trois processus
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Relation entre le savoir et la pratique I — Définition des principaux termes
25
cognitifs précis, la sensation, la perception et l’observation, sont venus l’illustrer. Par savoir concret5, nous entendons ici le fait pour un acteur ou une actrice de posséder des informations sur un contexte précis. Des expressions comme « être au courant de certains faits » et « être conscient de certains événements », par exemple : « Sais-tu la dernière ? Hosni est revenu à Montréal ! » C’est de ce type de savoirs concrets dont se soucie la technique de l’enquête-feedback, elle qui, préalablement au diagnostic, prétend augmenter sensiblement la quantité des données, faits et événements sur lesquels reposent les perceptions et les explications spontanées des clients. Les savoirs concrets ne sont ni naturels, ni naïfs. Certains processus les construisent ; la perception résulte de telles constructions, et l’observation construit également ses « données ». Les savoirs abstraits des trois autres niveaux interviennent dans ces constructions6. On examine un peu plus loin les transactions récursives entre des catégories a priori plus ou moins abstraites et des différences concrètes manifestées, aléatoirement parmi leurs référents à l’intérieur de contextes denses et changeants, d’où une surabondante information peut être tirée. Il suffira, pour l’instant, de noter que les catégories plus abstraites (termes et propositions) n’appartiennent pas toutes aux savoirs spécialisés constituant le cadre théorique d’une pratique comme le changement planifié. Plusieurs de ces catégories appartiennent à d’autres savoirs, notamment au sens commun et aux langages que le spécialiste du changement planifié partage avec les membres de sa culture d’origine, préalable à toute spécialisation. Les savoirs abstraits constituant sa discipline orientent, biaisent, les perceptions de l’intervenant psychosociologue. Leur présence active abaisse le seuil de perception de certaines différences. L’intervenant chevronné décèle plus rapidement certains phénomènes et note avec précision des faits et circonstances subtiles, qu’un œil moins averti aurait tendance à ignorer. Malheureusement, la figure inverse et réciproque est, elle aussi, à l’œuvre : l’observation engagée sur le plan de la motivation et dirigée par des savoirs abstraits, nie, atténue, dilue des circonstances gênantes, susceptibles d’infirmer des thèses devenues une
5.
La distinction entre le niveau 1 (concret) et le niveau 2 (abstrait particulier) serait également pertinente au chapitre des habiletés. Par contre, il n’existe pas de valeurs concrètes. Sur le mode du concret, la valeur prend la forme de normes ou de rites.
6.
Les valeurs et les habiletés interviennent dans de tels processus.
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Partie 2
sorte de seconde nature. Petit à petit, des lunettes deviennent des yeux ! Très souvent, des différences indéniables échappent au savoir spécialisé et ce sont les catégories du sens commun, abstraites elles aussi, qui prennent la relève, permettent la saisie de phénomènes impossibles à décoder en référence aux savoirs abstraits spécialisés (des niveaux 2, 3 et 4) inclus dans la discipline. Il faut, ici, préciser que maintes observations en restent à des décodages ambigus, dont la portée pour l’action demeure souvent ambivalente. Pour qui sait en tolérer l’ambiguïté, de tels hiatus peuvent être très féconds. Grâce à ce genre d’indécision, les savoirs abstraits particuliers seront appelés à se différencier de plus en plus, ce qui ajoute beaucoup à leur étendue et à leur pertinence. Une telle différenciation n’est possible que chez ceux et celles qui tentent de dissiper l’ambiguïté en s’informant davantage, plutôt qu’en tournant « ronds » les divers « coins » de leurs rationalisations ! Une dernière mise en garde s’impose avant de conclure cette section sur les niveaux du savoir. La nomenclature présentée ici (niveau 1 : savoirs concrets ; niveau 2 : savoirs abstraits particuliers ; niveau 3 : savoirs abstraits généraux ; niveau 4 : savoirs épistémologiques) désigne par les nombres 1, 2, 3 et 4 des processus cognitifs de types logiques situés à des degrés divers d’abstraction. Il ne faut pas s’attendre à trouver une correspondance stricte entre cette numérotation et celle proposée par Bateson, ni même avec celle utilisée dans la première section consacrée à la présentation de son paradigme. Par exemple, le code génétique loge au niveau 2, précédemment dans ce texte, tout comme l’apprentissage secondaire. Dans la numérotation décrite dans cette deuxième section, l’un et l’autre se retrouveraient plutôt au niveau 3. De même, les savoirs concrets, situés ici au niveau 1, ressemblent plutôt à l’apprentissage 0 de Bateson, et son apprentissage primaire se retrouverait ici au niveau 2. Une exacte correspondance entre les numérotations n’a pas vraiment d’importance. Ce qu’il faut remarquer, c’est l’utilisation faite du paradigme de Bateson pour situer des processus distincts à quatre niveaux d’abstraction, et pour les faire communiquer selon des modes identiques ou analogues à ceux utilisés par Bateson pour décrire l’évolution des espèces et l’apprentissage des habitudes.
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Relation entre le savoir et la pratique I — Définition des principaux termes 27 2.
La double fonction des codes
Dans les domaines qui nous intéressent ici (communication, épistémologie naturelle et génétique), les règles constitutives d’un code ordonnent deux types de conduite, leur conférant ainsi deux fonctions. Par le processus de la signification, le code régit les relations entre signes et signifiés. C’est la boule rouge (signe) apparaissant momentanément sous le ventre de la femelle du poisson nommé épinoche qui signale au mâle qu’elle est prête à copuler (signifié). Aucun autre signe ne saurait signifier une telle disponibilité. Tous les décodages n’enclenchent pas d’actions-réponses explicites dans l’environnement. Autrement dit, tous les signes ne sont pas des signaux. Quand c’est le cas, cependant, la fonction d’injonction (en cybernétique, on dira volontiers la fonction de commande) s’ajoute à la signification. Un ennuagement rapide signifie pour tout le monde : « risque d’averse ». Il ne comporte pas d’injonction précise pour tout le monde, cependant, ceux et celles qui viennent d’étendre leur lessive sur la corde au fond de la cour en feront une injonction : « Il faut rapidement ramener le linge à l’intérieur. » Par contre, la température trop élevée dans un environnement signifie un risque d’incendie, et aussitôt, le gicleur obéit à l’injonction de laisser s’échapper une énorme quantité d’eau. C’est pour la conscience humaine qu’une température trop élevée est signe d’incendie : pour le gicleur, elle est d’emblée signal, pure injonction d’arroser, « trop » valant mieux que « pas assez ». Mis à part son traditionnel usage légal, la notion de code, pour nos contemporains et contemporaines, retient l’attention par sa forte visibilité dans l’univers de la cybernétique mécanique. On ne peut, à Paris, activer une serrure sans en avoir préalablement libéré le jeu en composant, sur un clavier à 10 nombres (de 0 à 9), le chiffre du code choisi par le ou la propriétaire. L’utilisation d’un ordinateur personnel ne pose au début qu’un seul grand problème : trouver le code au moyen duquel on doit « parler » à la machine, pour lui enjoindre d’exécuter même les plus élémentaires opérations. Dans ce contexte machinique, où se côtoient en nombre égal technophiles et technophobes, la notion de code revêt les atours d’une imagerie très concrète dont les traits principaux sont la précision et la rigidité dans le rapport entre signe et signifié,
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Partie 2
l’automatisme, (ce qui veut dire l’immédiateté dans le rapport entre l’injonction et l’exécution) et généralement, aussi, une certaine uniformité dans les exécutions successives en réponse à une même injonction : à un commandement donné ne doivent normalement pas correspondre plusieurs réponses. Par un glissement qui exigera un jour une certaine rectification critique, on en vient à trouver des rigidités d’automate à divers processus relevant de domaines comme la génétique ou la communication, où la notion de code aurait plutôt tendance à s’accorder avec celles de polysémie et de dépendance contextuelle, pour inclure, à côté de cheminements directs, sans histoires, les hésitations de la double contrainte ou de la velléité, et l’indétermination de commandements trop vagues. Le projet de considérer un code, la psychosociologie comme savoir, pour en trouver les référents dans la pratique du changement planifié ne vise nullement à prêter aux injonctions et décodages pertinents la qualité automatique de la plupart des communications en éthologie7. Dans l’interface entre savoir et pratique, les décodages se font par approximations graduelles (selon des processus récursifs) : les précisions d’horlogerie se font plutôt rares. Les injonctions liant le savoir8 et l’action n’ont pas la précision d’opérations robotiques : les stratégies y sont suggérées de manière approximative, pouvant laisser une place importante à l’incertitude ; l’exécution de ces stratégies n’échappe pas, non plus, aux ajustements par feedback de cycles récursifs souvent nombreux. Même quand nos stratégies nous amènent très près de nos cibles, l’action elle-même produit de nouvelles informations aptes à modifier, au plan tactique, l’une ou l’autre des modalités les plus subtiles de l’action. Exemple : Benazir a une bonne relation avec Pierre qui vient d’éclater en sanglots. Elle voudrait bien le consoler, mais le retrait de son bras quand elle l’a touché, même très légèrement, l’incite à s’en tenir à une présence toute verbale.
7.
Les grands primates et les abeilles semblant, par ailleurs, plus doués que la plupart des autres espèces pour « décoder » des langages plus cornplexes.
8.
Valeurs, habiletés et théories confondues.
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Relation entre le savoir et la pratique I — Définition des principaux termes 29 3.
Les savoirs abstraits pertinents comme code unitaire
Comme nous l’avons déjà mentionné (voir Les types logiques), une interface met en présence des réalités de types logiques différents. À ce propos, Bateson cite souvent le tandem de la « carte » et du « territoire » d’Alfred Korzybski, l’inventeur de la « sémantique générale ». De toute évidence, la « carte » est d’un type logique plus abstrait que le « territoire ». Les événements du territoire ne figurent dans la carte qu’en tant que « transformes », versions plus abstraites produites à l’aide d’un code. Les interfaces font communiquer des soussystèmes de types logiques différents et le passage du niveau 1 (par exemple, la sensation) au niveau 2 (par exemple, la perception) est médié par un code. Cela n’entraîne pas cependant que tout étagement en niveaux d’abstraction (deux, trois, quatre, etc.) nécessite le recours à de telles interfaces de même qu’à un code particulier pour passer d’un niveau 1 à un niveau 2. Le logicien qui franchit allégrement deux niveaux pour s’élever du « membre » à la « classe », puis à la « classe de la classe », ne transige pas à des interfaces ; il n’est pas nécessaire pour lui de changer de code pour franchir les divers échelons de sa démonstration. Il utilise toujours le code verbal de la logique. Les exemples concrets, eux, logent dans un domaine distinct du discours : on ne passe assurément pas du langage du sens commun aux arcanes de la logique sans utiliser un code spécialisé. Si jamais le logicien s’adonne à la logique mathématique, plus formelle, là aussi, il aura à adopter un nouveau code. À l’exception des habiletés, l’ensemble des savoirs, aussi bien les valeurs que les théories, donnent un contenu original à une discipline au regard d’une pratique particulière, par leurs recours à un code commun et unique. Celui-ci, par contre, comprend plusieurs sous-ensembles situés à des niveaux d’abstraction différents. Dans les cas de changement planifié, les sousensembles 1) savoirs abstraits particuliers, 2) savoirs abstraits généraux et 3) savoirs épistémologiques, même si de types logiques différents, n’ont recours qu’à un seul code, celui d’un langage verbal spécialisé. Comme dans le cas du logicien ci-dessus, le psychosociologue utilise un code différent dans ses exemples concrets (la langue maternelle) ou encore, à l’occasion, pour formaliser mathématiquement certaines des assertions contenues dans l’un ou l’autre de ses modèles théoriques. des
Même les propositions les plus manifestement métacognitives — celles savoirs épistémologiques de niveau 4 — n’utilisent pas un
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Partie 2
code distinct. Toute théorie inclut des énoncés épistémologiques. Toute autocritique, toute critique des modèles et des théories, des discours explicatifs et des interprétations qui en sont tirées, sont de nature épistémologique, sans pour autant faire appel à un code différent de celui de la théorie proprement dite, de ses prétentions et visées substantives. Toute critique (positive ou négative) des justifications théoriques des diagnostics et des stratégies proposées par un praticien est également de nature épistémologique. Ce qui ne l’empêche pas de partager le code de l’ensemble du discours verbal spécialisé tenu par le praticien. Il n’y aurait, si jamais ce qui est avancé ici se révélait juste, franchissement d’une nouvelle interface et utilisation d’un code différent que dans le cas précis de l’étude d’une discipline (par exemple, la psychosociologie) par les instruments conceptuels et la méthodologie d’une autre discipline, l’épistémologie des sciences. Les savoirs épistémologiques inhérents à la psychosociologie et à la pratique du changement planifié font partie de l’épistémologie naturelle et s’expriment à travers le code propre à la psychosociologie (en admettant, par exemple, qu’on le distingue de ceux adjacents de la psychologie et de la sociologie, ou à la limite de l’ensemble des sciences humaines). Si le savoir est un code dont les référents se trouvent dans la pratique, il faut, dans un tel contexte, prendre garde de ne pas accorder à la notion de code des caractéristiques de rigidité dans l’appariement entre signes et signifiés, ou de très forte intégration logique entre les composantes et les subdivisions internes. Sauf dans certaines régions très particulières, celles où un minimum de formalisme s’est imposé, et qui souvent s’avèrent moins pertinentes pour la pratique, les termes et les propositions ne présentent pas les degrés d’imbrication auxquels nous ont habitués des architectures comme les codes et règlements dans le domaine du droit. En psychosociologie — et à vrai dire, partout dans les sciences humaines — bien des termes restent flous, plusieurs relations, implicites, et les aires et régions constituent entre elles une structure assez lâche, apparentée à l’amalgame plutôt qu’à l’algorithme. On a jusqu’ici, en sciences humaines, argué du jeune âge des disciplines et de la folle complexité des objets, pour justifier pitoyablement un si grand degré de désordre. À proportion que la théorie sociale se doit de côtoyer l’action, de s’incarner dans l’Histoire, on risque peu de se tromper en pensant que l’éclectisme, le flou,
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Relation entre le savoir et la pratique I — Définition des principaux termes 31 la polysémie et des degrés élevés de contradiction diachronique ou de dissonance synchronique font inéluctablement partie de l’équipée. Il n’est pas du tout assuré qu’entreprendre de bannir le désordre représente vraiment une avancée, ni pour la pertinence sociale ni pour la profondeur du regard. La pensée ne peut être complexe qu’au prix de s’accepter constamment débordée par la Vie et par l’Histoire. L’intuition et le risque y sont de meilleurs compagnons d’armes que la déduction logique et la certitude mathématique. S’il faut persévérer dans la volonté de présenter le savoir comme le code de la pratique, c’est à la stricte condition de garder à l’avant-scène les processus de codage, de décodage et d’injonction, de même que les processus de feedback et de transformation récursive des éléments plus abstraits du code en référence aux circonstances concrètes du contexte de la pratique. Quitte à oublier quelque peu, stratégiquement pourrait-on dire, l’organisation statique des taxonomies, la rigueur formelle de l’agencement des contenus. Si « Vivre, c’est bricoler dans l’incurable » (Cioran), c’est aussi s’adonner plus souvent aux jeux ambigus du clair-obscur que d’être baignés par les réflecteurs de l’évidence ! 4.
Le double lieu du savoir abstrait
Il est relativement facile pour Gregory Bateson de situer en des lieux précis chacun des deux codes au centre de nos préoccupations de recherche. Même si le code génétique instruit l’individu d’une hérédité singulière le rattachant à une lignée propre, de tels messages continuent d’être des variations sur les thèmes caractéristiques d’une espèce. Telle femme particulière, Pierrette Poupart, tel homme en chair et en os, Peter Thompson, ressemblent beaucoup plus, en dépit de nombreux traits particuliers, au canevas général de l’espèce, dont la morphologie n’a pas bougé depuis des millénaires, qu’ils n’en diffèrent significativement. Votre père vous transmettra une tendance à l’hypertension artérielle, mais non ce fameux « troisième bras » réclamé à grands cris par tous les surmenés de toutes les époques. La principale médiation, sinon la seule, entre les innombrables individus et chaque espèce, c’est la population. Mais, à toutes fins utiles, le pool génétique est une propriété de l’espèce, et des millénaires se passeront avant que la reproduction pratiquée au sein d’une population ne parvienne à modifier le code génétique de l’espèce.
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Par contre, le code de l’habitude, modifiable par les aléas d’une biographie individuelle, même courte, est très manifestement incarné dans une personne singulière. Et ce, même si elle actualise un potentiel génétique ; même si, également, elle bénéficie de l’appui plus ou moins ferme de normes et de valeurs collectives. On ne discerne pas aisément un code derrière les manifestations familières de l’habitude. Il s’agit pourtant là d’une des fonctions essentielles d’une telle construction psychologique. C’est elle qui, par le jeu de la perception sélective et de la constance des réponse, assure l’essentiel de l’équation personnelle que chaque individu exprime et maintient entre deux sources d’informations aléatoires : le flot désordonné de son expérience subjective (au sens de « l’expériencing » de la phénoménologie américaine) et le « tourbillon de la vie », sur la scène externe du monde et de l’Histoire. Par contraste avec les deux types de code évoqués plus haut, le savoir abstrait occupe simultanément deux lieux : l’individu et la société. Cela est manifeste dans le cas des théories et des valeurs, mais les habiletés posent ici un problème plus complexe, étant plus directement génétiquement déterminées en même temps que développées par apprentissage. Eu égard à la création, la transmission et l’échange, la gestion et le contrôle du savoir pertinent à la pratique du changement planifié (ou de pratiques analogues), il existe quantité de relations entre l’individu et la société, ces deux termes se retrouvant tour à tour aux pôles actif et passif d’importants processus bilatéraux. Toute vie psychique et sociale, personnelle ou collective, trouve ses deux inséparables foyers intégrateurs dans l’individu et la société. Il est impossible de réduire ces deux termes l’un à l’autre, encore moins à l’âge de la complexité qu’à celui tout récent des antagonismes stériles entre divers psychologismes et des sociologismes de nombreuses nuances, la marxiste s’étant montrée la plus antipsychologique de toutes. Première figure : l’individu comme récepteur passif n’invente pas la langue maternelle qu’il apprend. Il n’invente pas non plus la tradition intellectuelle que lui transmettent d’abord un programme d’études spécialisées (dont la teneur en psychosociologie sera variable selon qu’il s’agira de changement planifié ou de pratiques cousines en gestion, psychologie organisationnelle, andragogie ou intervention communautaire), mais aussi d’importants
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Relation entre le savoir et la pratique 1 — Définition des principaux termes 33 cadres institutionnels associatifs (congrès, réseaux d’entraide, programmes divers de perfectionnement) et, plus généralement, des courants culturels, voire des modes, dont les médias, spécialisés ou grand public, jouent de plus en plus le rôle de véhicules prioritaires, à l’époque des magazines à thème unique et des innombrables émissions de la cablôdistribution. Exemple : Jean-Claude Lebrun n’a pas « rencontré » Le défi de l’excellence pendant son baccalauréat : il en a gagné un exemplaire lors du souper-bénéfice de son association. Anita Hébert, pour sa part, a écouté à la télévision la très charmante conférence prononcée par Peters, l’un des deux auteurs du best-seller, retransmise par la télé-université, avec l’autorisation du Board of Trade de Toronto, où le prophète moderne du dépassement donnait l’une de ses nombreuses prestations à 5 000 $ (US, bien sûr ! Excellence oblige !). Peu importe le canal, nos deux praticiens ont capté le même message : les valeurs sont le ciment de l’organisation et le comportement exemplaire du gestionnaire, sa principale stratégie. Où logeront ces nouvelles propositions dans l’arbre complexe de leur savoir relatif au changement planifié ? Une majorité des termes de Peters et de Waterman dans Le défi de l’excellence figurent dans leur répertoire, déjà codés au niveau 3 (savoirs abstraits généraux). Mais le livre contient de très précieuses propositions du niveau 2 (savoirs abstraits particuliers). Nul doute, lors de leurs prochaines interventions, nos deux consultants seront plus sensibles (niveau 1) à l’accord entre les valeurs et les comportements des leaders-gestionnaires participant à un atelier de formation sur la prise de décision démocratique. Le témoignage de Peters, et le livre lui-même, n’auraient pas eu autant d’impact sur Anita et Jean-Claude si l’essentiel du propos ne venait s’insérer harmonieusement (niveau 4) dans des structures cognitives déjà très intégrées (niveaux 2 et 3). Deuxième figure : l’individu, au pôle actif, crée une partie du savoir requis par sa pratique. L’expérience, cette maturité des praticiens, est très largement meublée de termes et de propositions du deuxième niveau (savoirs abstraits particuliers). Nuances, amendements, variations locales constituent l’expérience uniquement si mémorisés, devenant ainsi aptes à réapparaître dans des conjonctures pratiques postérieures à celles placées en amont de leur intériorisation. Il ne peut y avoir d’apprentissage sans mémoire. C’est également à partir de ce réservoir, la mémoire, que les contenus de l’expérience se prêtent à des échanges entre praticiens et
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praticiennes, servent la formation de générations plus jeunes et l’enrichissement des clients. Par plusieurs circuits, formels et informels, les acquis personnels sont réinvestis dans la société. Encadrées par des savoirs plus abstraits et plus stables (niveaux 3 et 4) alimentés par les aléas de la pratique dès qu’ils sont perçus (niveau 1), les propositions du niveau 2 représentent l’aspect le plus changeant de la tradition orale. Ne pas oublier que la tradition est à la fois continuité et changement ! L’élaboration, la mémorisation et la transmission des savoirs abstraits particuliers (autant les valeurs et les habiletés que les théories) rendent assez facilement compte de l’expérience comme mécanisme d’auto-appropriation, d’amendement et d’extension autonomes de savoirs abstraits hétéronomes, tels qu’ils sont légués par la société et certaines de ses institutions. Seuls existent deux cas, sous la figure de la créativité personnelle, qui échappent à la dynamique de développement du savoir esquissé jusqu’ici : le révolutionnaire et l’autodidacte. Le premier change radicalement plusieurs termes et propositions des niveaux les plus abstraits (niveaux 3 et 4). Le dernier s’invente, à partir de sa réflexion sur sa propre pratique, des savoirs abstraits généraux, tantôt coïncidant avec ceux qu’on enseigne dans des institutions à l’écart de son expérience, tantôt fort différents, mais qui témoignent d’une grande cohérence, sans doute attribuable à des habiletés épistémologiques exceptionnelles (du niveau 4). Les deux cas (révolutionnaire et autodidacte) poussent à leur limite les arguments proposés jusqu’ici en faveur d’une sorte de non-communication directe entre les circonstances aléatoires de la pratique et les savoirs abstraits généraux et épistémologiques. D’où l’opportunité d’en reporter l’examen plus loin dans l’ouvrage, non sans avoir émis au préalable certaines considérations indispensables sur les relations entre processus stochastiques, populations de pratiques et de praticiens, et transformation des savoirs abstraits. Troisième figure : l’occurrence simultanée de changements institutionnels et d’actions individuelles inédites pourrait prendre la forme de plusieurs figures. La plus facile à cerner demeure celle où l’érosion et l’affaiblissement des institutions, à l’extrême, l’anomie très souvent causée par leur débordement, conséquence de l’accroissement imprévu du flot quantitatif des acteurs et des actrices qu’elles ont à encadrer. Un tel débordement libère une profusion de pratiques à rabais : performances-simulacres de ceux et celles qui
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Relation entre le savoir et la pratique I — Définition des principaux termes 35 ont appris trop vite quelques trucs, et deux ou trois idées très simples où il reste assez peu de savoir, hors quelques grands titres à bonne valeur marchande, derrière la façade de gestes fortement ritualisés, hautement répétitifs, au royaume du « prêt-à-porter » des programmes structurés ou de la technique tout usage. « Animez, animez, il en restera toujours quelque chose ! » Exemple : « Que tout le monde écrive son feedback à son voisin de gauche sur le carton vert, à sa voisine de droite sur le carton rouge. À mon signal, on échange les cartons. Un, deux, trois, partez. » Oh ! Quelle intensité !!! Et que de temps sauvé !!! De tels avatars se reconnaissent toujours à deux signes. La théorie tient dans trois slogans et deux règles simples. La pratique se réduit à une technique dont la maîtrise minimale est à la portée de tout le monde et produit parfois des effets spectaculaires. Bien installé dans une telle perspective, l’adepte peut toujours maintenir sa très dogmatique quiétude en attribuant des résultats médiocres, voire des échecs flagrants, à la mauvaise foi des clientèles récalcitrantes. La série des très nombreuses figures par lesquelles l’individu et la société (globalement ou par l’intermédiaire de certains appareils mitoyens) doivent entrer en relation à propos du savoir, de sa production et de son utilisation, ne s’arrête évidemment pas à ces trois que nous avons décrites. Point n’est besoin, cependant, de mener beaucoup plus loin l’enquête à leur sujet pour atteindre l’objectif visé : bien faire saisir le double lieu du savoir abstrait, dès qu’il est posé comme code de la pratique. Il se peut que l’abduction du paradigme de Bateson au domaine des relations entre savoir et pratique se montre, en fin de parcours, une stratégie épistémologique très révélatrice. Il faudra alors se rappeler que son implication voulant que les niveaux plus abstraits du savoir ne soient pas à la portée, ni directe ni immédiate d’un feedback en provenance de circonstances pratiques ponctuelles, mais bien d’un long cumul ayant la forme d’une généralisation à toute une population, et que, dans le contexte des relations entre savoir et pratique, en raison de ce qui vient d’être évoqué sur le double lieu du savoir spécialisé, la notion de population pourra prendre, simultanément et successivement, deux formes distinctes et complémentaires. La première désignera la somme des pratiques pertinentes d’un même praticien. La seconde, elle, couvrira la collectivité des praticiens et praticiennes s’adonnant
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à une même pratique dans un espace-temps significatif (ce qui inclut le passé d’une tradition). On aura sans doute remarqué que l’usage du terme « population » pour désigner la somme des pratiques d’un seul praticien infléchit le terme biologique « population » dans une direction statistique (comme dans le tandem échantillon-population), plutôt que dans le sens très connu que lui donne la démographie, qui étudie les tendances des populations au sein des sociétés humaines. 5.
Le hasard, la diversité et la pratique
Le hasard et le déterminisme ne sont pas des termes contradictoires, mais contraires. Les contradictoires s’excluent ; leur relation prend la forme logique du « ou bien ceci, ou bien cela. » Par exemple, sur le plan biologique, un individu est homme ou femme. Dans le vocabulaire de Bateson, les termes contradictoires sont digitaux. Un visiteur ignare demande à un gardien de musée, également ignare : — « Cette statue est-elle équestre ? » — « Euh ! Un peu ! » répond le gardien. Cette blague provoque le rire parce qu’elle rompt la convention d’un code digital selon lequel dans une statue équestre se retrouvent nécessairement deux éléments, un cheval et son cavalier, celui-ci aussi carrément en selle sur celui-là qu’un roi est assis sur son trône. Les termes contraires, eux, sont situés aux pôles extrêmes d’un continuum. Pour Bateson, le code qui régit leurs rapports est analogique, parce qu’on trouve une quantité continûment variable dans le référent (La peur des anges, p. 273, à Digital ou numérique...). Le blanc est le contraire du noir. L’idée du « plus ou moins blanc, plus ou moins noir » n’est pas absurde : celle d’une statue plus ou moins « équestre » l’est. Par dégradés successifs, il est possible de passer du blanc au noir par une série de teintes allant de grises très pâles (presque blanches), à d’autres très foncées (presque noires). Hasard et déterminisme sont des idées contraires et non contradictoires. Même nos actions les plus contrôlées n’échappent pas totalement au hasard, ni non plus nos explications les plus assurées. En changement planifié, les techniques les plus structurées n’empêchent pas une part de hasard d’intervenir. Dans une procédure de résolution de problème, vous avez beau restreindre la première phase aux symptômes, la deuxième aux causes, la troisième aux solutions, vous trouverez dans toute énumération produite
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Relation entre le savoir et la pratique I — Définition des principaux termes
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en groupe des explications causales et des solutions mêlées à la description des symptômes. Réciproquement, il en est ainsi des techniques qui misent sur le hasard. Même les brainstormings les plus débridés se prêteront à une analyse a posteriori qui révélera une structure latente à l’œuvre, où trois facteurs viendront coiffer 92 % de la variance ; avec un résiduel de 8 %, sorte de clin d’oeil malicieux du hasard ! À considérer les choses selon une perspective unique (par exemple, un seul lieu ou un seul moment), le hasard et le déterminisme se complètent toujours. Les activités structurées sont celles où le hasard joue moins, plutôt que pas du tout, les activités libres, celles où le déterminisme est caché plutôt que complètement absent. Cette complémentarité est encore plus évidente quand on envisage les choses selon plusieurs perspectives. Ce qui est perçu aléatoire sur un plan donné paraît plutôt fortement déterminé si envisagé sur un autre. C’est à dessein qu’on utilise ici des termes comme « perçu » et « paraît ». Selon une perspective donnée, certaines choses paraîtront aléatoires, pour ensuite être perçues déterminées, dès que la perspective changera. Ainsi, c’est par hasard que se trouvent réunis, le 8 février 1995 à 9 heures dans la salle Victor Hugo à l’hôtel Aux Belles Lettres, 10 participants, peu importe qui. Dans une autre perspective, ce n’est pas du tout par hasard que se retrouvent ensemble 10 participants pour entreprendre la session de perfectionnement en gestion du stress, organisée par Claude Beaudoin. Ce dernier a expédié 300 dépliants publicitaires à des organismes divers et rejoint par téléphone une vingtaine de cadres d’entreprises parmi ses clients les plus assidus. Ce n’est pas par hasard qu’après une phase initiale de bienveillance superficielle, le groupe animé par Claude Beaudoin a connu un moment de compétition et d’affirmation égocentrique. Tous les groupes connaissent ces deux phases, au début de la formation, et dans cet ordre. C’est sûrement par hasard, cependant, que la phase de bienveillance fut, cette fois, excessivement brève et que la compétition égocentrique prit une forme quelque peu farfelue, les hommes tentant de convaincre les femmes du groupe que la condition masculine comporte plus de stress que la condition féminine. Chaque groupe invente chaque fois de nombreux stratagèmes, de nombreuses variations qui prennent l’animateur ou l’animatrice au dépourvu. De telles circonstances demeurent aléatoires tant que leur expérience personnelle, récursive, ne parvient pas à changer le code (niveau 2, savoirs abstraits particuliers) pour les rendre
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prévisibles, éventuellement contrôlables. Nul doute, il restera toujours une grande part d’aléatoire même dans la pratique des intervenants les plus aguerris. Toute organisation humaine doit toujours maintenir une position de funambule entre l’anarchie complètement irrationnelle et la rigidité totalitaire. « Dans un régime libéral, vous pouvez faire et penser comme vous voulez ; on s’en fout ! Dans un régime totalitaire, on vous dit quoi faire, quoi penser ! » (Nina Berberova)9 Stokhazein ! Tirer à l’arc vers une cible. À ce jour, il n’existe aucune machine ni aucun super-champion capables de produire une séquence de tirs (10, 20..., consécutifs) au cours de laquelle chaque flèche atteindrait très exactement le milieu du milieu de la cible. De sorte que toute séquence forme, dans les faits, une série aléatoire où les points d’impact des flèches sont dispersés comme un nuage autour d’un point fixe (à la limite, lui-même une valeur purement théorique). Seul Robin des Bois fend en deux sa première flèche avec sa seconde ! Tireurs et tireuses réels, même personnifiant l’archétype de toutes les formes d’action intentionnelle, sont voués à l’apprentissage graduel et à la rencontre de deux logiques complémentaires : celle de l’action, celle de l’explication ; l’une et l’autre s’acharnant à réduire la part du hasard, tout en utilisant réflexivement ce hasard en vue de raffiner la performance, de rendre l’explication plus subtile. Bref, en vue d’accroître trois cohérences : celle de l’action, celle de l’explication et celle du rapport entre les deux. La dispersion des points d’impact des flèches sur la cible est due au hasard, sans aucun doute, puisque chacun des tirs envisagé du point de vue de l’intention juste avant le relâchement de la flèche, vise le milieu du milieu de la cible. À chaque moment de la séquence, la différence entre le point visé et le point atteint (dès qu’elle est perceptible, dans le langage de Bateson, une « différence qui fait une différence », ou une « information ») donne prise à deux logiques complémentaires. Il faut d’abord expliquer l’écart ; puis, ensuite, ajuster la tactique en vue de le réduire, sinon de le faire disparaître complètement. Au regard de l’explication, un écart précis, la suite des écarts, s’amenuisant, s’accroissant, s’amenuisant à nouveau pour croître
9.
N. Berberova (1988), C’est moi qui souligne, Paris, Actes Sud.
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Relation entre le savoir et la pratique I — Définition des principaux termes
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encore à l’intérieur de limites de plus en plus restreintes (souhaitons-le à l’adepte du tir à l’arc !), représentent des faits liés à maints autres faits, plusieurs d’entre eux parfaitement aléatoires. Expliquer, c’est tenter d’introduire un certain ordre parmi de nombreux faits apparemment sans lien les uns avec les autres. Dans le cas du tir à l’arc, plusieurs facteurs sont au rendez-vous ; à chaque écart, à chaque séquence dispersée, l’analyste pourra pondérer leur apport relatif. Certains facteurs sont internes : forme ou méforme de l’adepte, mauvaise concentration, instabilité du bras tendu, pression excessive de la main sur la queue de la flèche, etc. D’autres sont externes : mauvaise qualité de la corde ou du bois de l’arc, poids des flèches, vent, pression barométrique, etc. D’autres encore sont situés à l’interface entre l’intérieur et l’extérieur : présence de témoins, stimulation ou stress de la compétition, valeur symbolique accordée à l’activité (avoir lu Zen and the Art of Archery change sans doute le sens attribué au tir à l’arc). Dans toute forme d’action intentionnelle, l’explication vient servir l’action. En logique de l’action, l’actant ou l’actante doit 1) traduire des fins abstraites en objectifs opérationnels ; 2) choisir (ou créer) des moyens qui lui permettront d’atteindre ces objectifs, et qui respectent une certaine éthique ; 3) exécuter l’action ; 4) évaluer l’écart entre le résultat obtenu et l’objectif visé ; 5) répéter, en corrigeant, ou abandonner l’action, après avoir reçu le feedback de l’évaluation. La logique de l’explication s’insère à trois étapes distinctes dans le processus logique de l’action. Elle convertit les fins en objectifs concrets en tenant compte du diagnostic (ou de l’évaluation) ; elle justifie le choix des moyens ; elle rend compte de l’erreur. Par feedback, la logique de l’action, une fois alimentée d’explications, modifie les objectifs, change les moyens et affine l’exécution. Ces trois dernières opérations peuvent avoir cours séparément ou ensemble (à deux ou à trois). C’est parce qu’elle est « action » plutôt que « comportement » que la pratique fait une aussi large place au hasard et à la récupération récursive des erreurs. En changement planifié, les jeux du savoir et de la pratique ont la forme de processus stochastiques similaires à ceux de l’apprentissage. Le hasard tient aux variations dans l’action de l’intervenant, comme aux circonstances changeantes du contexte. Exemple : Florence Guimond n’aborde pas toutes les directions d’entreprise avec la même attention bienveillante.
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Partie 2
Parfois, la fluctuation de son humeur est endogène : allez donc savoir avec précision, sur le vif, ce qui fait varier celle-ci ? Est-ce Carlo qui n’a pas tenu sa promesse de laver la vaisselle hier soir ? Est-ce le téléphone de belle-maman ? Est-ce l’hiver qui s’achève trop lentement ? Le retard du métro ? Qui sait ? Parfois, la fluctuation tient à des circonstances externes. Réal Piché, le p.-d.g. de Ski-total pousse vraiment trop fort ce matin ! Margareth Strökel la vice-présidente aux Ressources humaines arrive encore plus en retard que la dernière fois ! Et quand ça va très mal, que c’est le vendredi 7 mars et que la pluie est verglaçante, tous les malheurs énumérés ci-dessus vous tombent dessus en même temps ! Pourtant, le mercredi précédent à 16 heures, Florence était en pleine forme : elle venait de parler à madame Strökel pour confirmer la rencontre du vendredi suivant, au siège social de Ski-total. Elle avait très hâte de retrouver l’équipe de direction pour planifier la suite du programme de Qualité de vie au travail (QVT) dont la première étape avait connu un succès à rendre jalouse l’élite de la consultation organisationnelle japonaise, la plus sobre, la plus portée au détachement zen ! Les essais, les erreurs, le renforcement, même sous la plume de Bateson, relèvent d’un univers mental behavioriste. En dépit de sa pertinence, il n’épuise aucunement la réalité de l’action individuelle intentionnelle à portée adaptative. Un rat blanc transporté de sa cage au labyrinthe, une fois terminée une phase d’habituation primaire où son énergie passe surtout à flairer le bois des parois et à déféquer sous l’effet de la panique, entreprend le parcours du brave en tournant parfois à gauche, parfois à droite, en avançant ou en reculant, essayant « au hasard » (c’est-à-dire selon les considérations qui échappent en grande partie à l’expérimentation) des conduites pertinentes au sein d’un répertoire forcément limité. À ce jour, aucun rat blanc n’a survolé en hélicoptère la région du but, ni utilisé un périscope ! Il existe peu d’occasions où des praticiens du changement planifié procèdent par essais complètement aléatoires, puisant dans leur répertoire un peu n’importe quoi, dans n’importe quel ordre. Une telle conduite serait probablement dictée par un fort sentiment d’impuissance. « J’ai tout essayé ! Il n’y a rien à faire. » À l’occasion aussi, une attitude ludique, quelque peu euphorique peut amener ces praticiens à errer sur le chemin du « dire n’importe quoi qui vous passe par la tête. Et vogue la galère ! »
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Relation entre le savoir et la pratique I — Définition des principaux termes
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L’espèce humaine jouit de capacités d’anticipation beaucoup plus grandes que les autres mammifères. Les intervenants ne rencontrent pas toujours des problèmes dont la solution apparaît en conclusion d’un syllogisme, d’une déduction logique. Exemple : Majeure, il est préférable d’ignorer la contredépendance ; mineure, Paul est contre-dépendant : il s’objecte à toutes mes suggestions ; conclusion : à partir de maintenant, je vais ignorer Paul. Il ne s’agit pas pour autant, dans d’autres conjonctures où l’action n’est pas dictée par un syllogisme, de tirer du chapeau de Hasard, le magicien, en une séquence purement aléatoire, diverses hypothèses, diverses options opérationnelles, dans l’espoir, probablement désabusé, qu’une ou l’autre ait enfin l’air de coller à la situation. Généralement, l’intervenant qui procède par hasard joue ses toutes dernières cartes. Après, c’est le bout de la ligne : on se tait et, éventuellement, on donne sa démission ! Outre la déduction et la procédure par essais et erreurs (le hasard pur, dont la seule limite est le nombre des options figurant dans le répertoire de l’actant ou de l’actante), il existe un troisième recours, soit, l’intuition. Jusqu’ici du palmarès de Chamfort, cité en exergue (voir l’introduction), le processus occupant la seconde position « ce que l’on a appris par l’expérience des hommes et des choses » a occupé beaucoup de place dans ce travail sur les relations entre le savoir et la pratique. C’est maintenant la toute première préférence de l’auteur des Maximes : « ce que l’on connaît le mieux, c’est ce que l’on a deviné » qui captera notre attention. Dans bien des cas, l’intuition ressemble étrangement au hasard. Au sens où les praticiens ne pourraient justifier explicitement et rationnellement, ni l’hypothèse, ni l’option recevant son adhésion. Subsistent cependant deux importantes différences entre ces deux procédés. L’intuition contient une part de sentiment positif (« Voilà, j’ai trouvé ! », la fameuse expérience « Ah ! Ah ! » des recherches classiques). Un tel sentiment positif, de contentement, apparaît même quand le contenu de l’intuition est attristant. « Voilà, j’ai trouvé. C’est son adjoint qui lui coupe l’herbe sous le pied ? Oh ! quel dommage ! Pauvre M. Sidouni ! » Le pur essai aléatoire s’accompagne généralement d’un certain détachement. « Je ne sais trop ! Nous allons voir ! Il faut bien essayer quelque chose ! » Autre différence, l’intuition suit généralement un intense effort pour comprendre un problème, de même que des tentatives infructueuses pour lui appliquer diverses solutions produites
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déductivement. Ces préalables peuvent également concerner les procédures par essais et erreurs. Mais on n’arriverait à de tels fonctionnements au hasard que dans les cas où justement des efforts déductifs infructueux ne conduiraient pas à une intuition séduisante (souvent après une période d’incubation ou de latence). Ce qui enclencherait la rotation plutôt tiède de plusieurs options dont la présence ne serait ni déductivement, ni inductivement dictée par un rapport évident avec le problème, qu’une telle évidence se prétende objective parce que raisonnée, ou qu’elle s’accepte, plus modestement, comme empruntée à une conviction plus subjective. Si cette théorie est juste, la résolution des problèmes emprunterait, plus souvent qu’autrement10 un parcours en trois étapes : 1) déductive, 2) intuitive, 3) aléatoire. Dans les trois cas, le feedback du succès ou de l’échec viendrait renforcer ou modifier certains savoirs abstraits particuliers (niveau 2). Pour l’intuition qui réussirait, le praticien ou la praticienne, qui réfléchit et se souvient, en tirerait de nouveaux contenus, dérivant de ses savoirs abstraits généraux et les différenciant en nouveaux savoirs abstraits particuliers, ou plus simplement, nuançant ou amendant des savoirs abstraits particuliers déjà inclus dans son architecture cognitive (au second niveau). C’est la diversité, purement aléatoire ou née de l’intuition, qui, par des cycles récursifs plus ou moins nombreux, assure chez l’individu le renouvellement et l’extension de son savoir ; c’est encore elle qui, grâce à un judicieux équilibre entre pluralisme et solidarité, permet aux traditions collectives de rester vivantes et créatrices. Certaines intuitions, plus convergentes avec les savoirs déjà en place (chez l’individu comme dans le groupe des praticiens concernés), sont plus faciles à intégrer rétrospectivement à l’architecture cognitive. Par contre, d’autres intuitions peuvent parfois engendrer des problèmes assez troublants. « Je suis convaincu de la justesse de mon explication intuitive. Mais elle rompt avec la plupart de mes savoirs abstraits généraux (niveau 3) sans compter qu’elle fait violence à l’une de mes convictions épistémologiques les plus chères (niveau 4). » La fidélité à telle nouvelle idée divergente à telle nouvelle stratégie peu conventionnelle, pourra, à terme, bousculer certaines certitudes, déranger la quiétude des
10. Il faut ici laisser prudemment ouverte la porte à des recours directs à l’intuition, comme aux essais aléatoires.
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Relation entre le savoir et la pratique I — Définition des principaux termes 43 praticiens, de leurs collègues, de leurs publics. Exemple : « J’ai fait une colère monstre ! Je sais que je n’aurais pas dû ! Mais je dois bien reconnaître que c’est ce qui a débloqué les affaires ! » La découverte et l’innovation ne sont pas toujours accompagnées de joie ou d’enthousiasme. Abraham Maslow11 a même écrit sur la « peur de connaître » ! 6.
Les cycles récursifs, les feedbacks morphostatiques ou morphogénétiques et les processus stochastiques
Nous aurons appris des thermostats, des locomotives à vapeur avec gouverneur et des batteries de la défense antiaérienne, ce qui est devenu l’une des règles d’or épistémologiques de notre époque : certains effets agissent rétroactivement sur leurs propres causes. La notion de feedback devient par conséquent la pierre angulaire de ce qui suit. On y trouve, en fait, une sorte d’élaboration plus ou moins complexe de variations sur un thème clé : le feedback. Positif ou négatif, le feedback le plus simple représente un cycle unique, c’est-à-dire un processus circulaire à un seul tour. Positif : T1, la chaudière ne fonctionne pas ; T2, le thermomètre indique 22 °C alors que le thermostat est réglé à 23 °C ; T3, la chaudière se remet à chauffer. Négatif : T1, la chaudière chauffe ; T2, le thermomètre indique 23 °C alors que le thermostat est réglé à 22 °C ; T3, la chaudière cesse de chauffer. Positif : T1, l’animatrice est silencieuse ; T2, Jean lui pose une question à propos de ce silence ; T3, l’animatrice répond. Négatif : T1, l’animateur est en train de répondre à la question de Solange ; T2, Yannis l’interrompt ; T3, l’animateur se tait. Le jeu des cycles récursifs commence au deuxième tour et continue aussi longtemps que possible ou que nécessaire, selon les cas. Le cas classique est celui de l’escalade popularisé par l’École de Palo Alto, mettant en cause une séquence de feedbacks positifs, amplifiant l’intensité de conduites agressives symétriques, que seule la destruction du système parvient à enrayer. Exemple : Who’s Afraid of Virginia Wolf12. D’un scotch à l’autre, les époux frappent (verbalement) de plus en plus fort. Jusqu’à ce que le couple qui les
11. A. Maslow (1954), Personality and Motivation, New York, Harper. 12. Pièce du dramaturge américain Edward Albee.
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visite, fort mal à l’aise, tire sa révérence. Ou encore, avant la chute du mur de Berlin : URSS : 2 ogives ; E.-U. : 4 ogives ; URSS : 16 ogives ; É.-U. : 256 ogives, etc. jusqu’à la faillite économique du premier empire et l’importante crise économique du second. Toutes les séquences de cycles récursifs en escalade n’incluent pas des feedbacks positifs. Certains accumulent les feedbacks négatifs et la désescalade n’est que la figure inversée de l’escalade. « Tu cries très fort. Je laisse tomber. Tu cries moins fort. Je m’énerve. Tu parles. Je me tais. Tu te tais. Nous allons nous coucher (chacun dans sa chambre). » D’autres séquences alternent les feedbacks positifs et négatifs, en maintenant le système dans des fluctuations prévisibles et oscillant d’une manière flexible. D’autres encore, sans doute les plus nombreuses, vont à hue et à dia, les feedbacks négatifs et positifs n’y prenant pas la forme d’alternances prévisibles, plus prévisibles en tout cas que celles des fluctuations à la hausse, à la baisse, à la hausse, encore à la hausse, puis à la baisse, à la baisse à nouveau... Oups ! encore à la baisse ! Juste au moment où Juanita déclare l’assemblée levée ! Tous les processus récursifs, et de loin, n’ont pas la forme d’un trajet simple où une valeur unique, à niveau constant d’abstraction, fluctue à travers le temps dans un espace bidimensionnel. Pour rendre à la réalité sa complexité, il faut ajouter que toute évolution est toujours, au moins en partie, une coévolution. Un trajet quelconque, placé au centre de l’attention dépend d’autres processus ayant cours dans divers environnements pertinents. Même les modèles dialectiques les plus simples (deux niveaux, n parties, un seul tout) incluraient de nombreux cycles récursifs dont les effets sur l’identité et les transformations des parties comme du tout (présumément unique) ne sauraient être qu’émergents. Exemple : Ibrahim Abdul-Hassini voulant se centrer sur ses étudiants les laisse agir beaucoup plus librement en classe. Au même moment, les parents adoptent une attitude semblable à la maison. Trop, c’est trop ! Ibrahim sent tout contrôle lui échapper. Comme il ne peut rétrograder à une position autoritaire, il tente un compromis : il se fait manipulateur (forme émergente). Ses étudiants, comme lui-même d’ailleurs, se sentent moins à l’aise, en fin de compte, que dans la situation autoritaire vécue autrefois, qui, elle, structurée en même temps qu’autoritaire, leur fournissait des balises plus nombreuses et plus claires sur le plan perceptuel.
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Relation entre le savoir et la pratique I — Définition des principaux termes
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Sans faire preuve de trop de témérité, on pourrait affirmer que, dans l’ordre du vivant, la récursivité première et bilatérale a cours entre le tout et chacune des parties. L’apparition de celles-ci et leur solidarité, constituent une région du savoir prioritairement concernée par l’émergence13. Selon une échelle temporelle de moyenne envergure, les jeux du hasard et des boucles récursives ne sont pas susceptibles d’effacer les identités, tant des « parties » que du tout. À très long terme, cependant, l’évolution n’ajoute pas simplement des combinaisons, (même imprévisibles) à partir d’une matrice stationnaire, comme au jeu fascinant du kaléidoscope. Les macrocosmes se transforment jusqu’à leur disparition inclusivement. Le temps mène toute réalité à sa mort, les civilisations, les espèces, le cosmos, etc., sans exception ! Un pas plus loin en direction de la complexité, les transformations introduisent de nouvelles dimensions, des niveaux supplémentaires d’organisation. Ainsi, chaque partie est un tout s’associant d’autres parties ou éléments plus petits (ce qui conduit forcément à une structuration en un minimum de trois niveaux, compte tenu que l’idée de « tout » est inhérente à l’idée même des parties initiales). De son côté — système oblige ! — le « tout » est luimême « partie » (un quatrième niveau) d’autres « touts ». Les lectrices et lecteurs perspicaces auront sans doute déjà compris que les trajets des cycles récursifs ne se limitent pas à un seul niveau. Les interactions entre les niveaux ne sont pas aléatoires, même s’il en existe de très nombreux modèles dont plusieurs, en raison de l’émergence, sont susceptibles de connaître une occurrence unique. Le découpage de la réalité en systèmes ne contient que deux idées ontologiquement étonnantes. Pourquoi A est-il situé à l’intérieur, derrière la frontière du système, pendant que B se trouve à l’extérieur, c’est-à-dire dans l’environnement ? Pourquoi, à l’intérieur de A cette fois, a est-il de niveau 1, b de niveau 2, quant au degré d’abstraction et à la portée des processus ayant cours dans A ? La seconde question est de loin la plus troublante. La première peut se résoudre provisoirement par le choix, légitime en science, de découper arbitrairement les objets (compte tenu des caractères
13. Réjean Tessier (1980), « L’émergence du paradigme écologique en psychologie », dans R. Tessier (dir.), Pour un paradigme écologique, Montréal, H.M.H.
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Partie 2
public et conscient de cet arbitraire). La seconde question, celle de la puissance de l’abstraction, surtout en ces temps de matérialisme tapageur, conduit rapidement au paradoxe, sinon à l’aporie. Comment un tout petit signe immatériel — le nez de Cléopâtre ou le sourire de la Joconde, et plus près du changement planifié, la bonne chimie d’un rapport singulier où Mme Taylor, p.-d.g. plaît beaucoup à M. Gaboury, conseiller —, peut-il faire une différence quant à l’orientation d’importantes masses d’énergie qui sans son intervention auraient suivi un tout autre chemin ? C’est ici qu’entrent en scène deux notions plus complexes que celles de feedback et de cycles récursifs, plus directement liées à l’étude de l’interface entre savoir et pratique du changement planifié : la distinction entre feedback morphos ta tique et feedback morphogénétique. Le processus stochastique comme figure de l’évolution et de l’apprentissage est, par extension abductive, figure également de l’interface entre savoir et pratique. De propos délibéré, le présent effort de réflexion épistémologique s’attarde plus à décrire le feedback des circonstances de la pratique sur diverses formes de savoir. Le feedback affecte l’identité de l’acteur ou de l’actrice : la stabilisant (feedback morphostatique) ou la transformant, tantôt peu, tantôt beaucoup (feedback morphogénétique). Dans le cadre actuel, les persistances (confirmations rationnelles ou défensives) et les transformations, conscientes et inconscientes, logent dans le sous-système humain : savoirs abstraits (théories, valeurs, habiletés pertinentes à la pratique du changement planifié ou à des formes apparentées de pratiques). Cette excursion au pays des communications entre la pratique et les savoirs pertinents aurait, à la limite, à traiter la combinatoire : « aléas, niveaux 1, 2, 3, 4 », selon un algorithme fort complexe dont quelques règles seulement ont été énoncées jusqu’ici. La plus importante de ces règles impose un détour à tout passage des aléas, des savoirs concrets ou des savoirs abstraits particuliers vers des savoirs abstraits généraux ou épistémologiques (niveaux 3 et 4). Conservateurs ou novateurs, des feedbacks interniveaux s’inscrivent dans bon nombre de circuits à trois, quatre ou cinq niveaux. De toute façon, cette activité récursive n’est pas égale à la somme totale des interactions ayant cours au sein du savoir spécialisé : des communications directes (sans feedback de la pratique) représentent une part considérable des efforts des praticiens pour accroître leur cohérence interne et atteindre un rapport de convenance optimale
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Relation entre le savoir et la pratique I — Définition des principaux termes 47 avec certaines réalités. Une fois pris en compte la complexité du sous-soussystème de savoir spécialisé, la figure du processus stochastique se profile sous les traits de divers trajets particuliers, dans un espace multidimensionnel (savoirs concrets et abstraits : substantifs et épistémologiques). En fait, une quantité importante des contenus du savoir spécialisé résulte des processus stochastiques transformant les éléments et configurations du savoir déjà en place. De tels processus conjuguent toujours des éléments de types logiques à des degrés d’abstraction différents énumérés ici du plus concret au plus abstrait : 1) les circonstances aléatoires de la pratique ; 2) les contenus de savoir transformés par le processus et qui peuvent loger à l’un ou l’autre ou à plusieurs des quatre niveaux du modèle écologique préconisé dans cet ouvrage ; 3) un des critères de sélection situés au quatrième niveau (épistémologique). Dans certaines transformations, des savoirs épistémologiques se trouvent changés (strate 2, cidessus) sous l’influence d’autres savoirs épistémologiques s’acquittant de la fonction sélective (strate 3, ci-dessus). Le modèle à cinq termes élaboré jusqu’ici (aléas de la pratique, savoirs concrets, savoirs abstraits particuliers, savoirs abstraits généraux, savoirs épistémologiques) peut donner lieu à trois types de processus stochastiques : 1) le sous-système du savoir spécialisé considéré globalement évolue de manière stochastique ; 2) les perceptions (savoir concret) s’organisent selon un mode stochastique ; 3) les savoirs abstraits (particuliers, généraux, épistémologiques) prennent aussi, en évoluant, la forme de processus stochastiques. Parmi les processus du troisième type, voici ceux qui devraient faire l’objet d’une attention particulière : le double postulat « populationnel » (la somme des pratiques d’un seul praticien ; la collectivité des praticiens change la perspective temporelle dans laquelle se situent d’éventuelles transformations des savoirs des niveaux 3 et 4.
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Relation entre le savoir et la pratique II selon un paradigme écologique : quelques propositions Tout savoir comporte des trous ; le processus mental inclut la capacité de former de nouvelles connexions1. Gregory Bateson
1.
Le savoir spécialisé comme sous-sous-système
Le savoir spécialisé appartient à une construction systémique où se retrouvent avec lui trois ordres de sous-sous-systèmes (croyances, motivations et aptitudes) pour codéterminer la pratique. Dans tous ces aspects, cette construction systémique se présente sous deux variantes : individuelle et collective. À chaque étage, on ne peut isoler les formes individuelles et collectives qu’à des fins d’analyse : existentiellement, des liens inextricables font que s’activent conjointement les savoirs spécialisés collectifs et individuels ; les croyances personnelles et collectives ; les motifs personnels et les déterminants psychosociaux collectifs ; les aptitudes individuelles, leurs sources dans l’espèce et les formes culturelles qui en facilitent ou en inhibent l’usage. Les liens verticaux entre les processus au sein de chaque sous-sous-système, comme dans le sous-système humain considéré globalement, n’ont pas l’aspect qu’évoque la métaphore des poupées russes (la plus grande contenant une série dont seule la taille varie,
1.
G. Bateson et M.C. Bateson (1989), La peur des anges, Paris, Seuil, p. 208.
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Partie 3
tous les autres traits, formes et couleurs, se répétant d’un spécimen à l’autre) ou encore, celle plus géométrique, des cercles concentriques. Pour la construction systémique étudiée ici, contrairement à ces métaphores de type holographique (les parties même les plus infimes reprennent une forme commune), l’entité subordonnée ne répète pas la forme du tout, ni de l’entité située juste au-dessus dans l’arrangement. Seconde erreur de perspective : l’ordre des croyances n’englobe pas celui des savoirs spécialisés, pas plus que celui des motivations n’englobe celui des croyances. De plus, les motifs et déterminants psychosociaux n’expriment pas le tout des aptitudes. Les entités d’un ordre donné ne sont pas contenues à l’intérieur d’un cercle concentrique à un cercle immédiatement superordonné constitué, quant à lui, d’entités d’un autre ordre. On affirmera sans peine que toutes les croyances, individuelles et collectives, font partie de l’environnement, interne et externe du savoir spécialisé. La frontière qui sépare le sous-soussystème du savoir spécialisé des autres sous-sous-systèmes de son environnement interne (les quatre décrits plus haut), de même que le savoir spécialisé et d’autres sous-sous-systèmes dans divers environnements externes, cette frontière, à la fois sépare et relie : les degrés de fermeture et d’ouverture pouvant varier, en divers points de la frontière (plus ouverte ici, plus fermée là...), à diverses étapes d’un trajet évolutif (fermée d’abord, s’ouvrant petit à petit ou brusquement). Par contre, rien n’entoure complètement le sous-sous-système des croyances, pas plus que lui n’entoure complètement le sous-sous-système du savoir spécialisé. Que le savoir spécialisé ne soit pas encapsulé dans le soussous-système des croyances (ou par quoi que ce soit d’autre) entraîne deux très importantes conséquences : 1) le savoir spécialisé partage des frontières avec d’autres domaines inclus dans la construction systémique ou situés en divers environnements pertinents ; 2) les chemins touchant le savoir spécialisé ne franchissent pas tous la région superordonnée des croyances (individuelles et collectives, parfois latentes, parfois organisées en systèmes idéologiques). Même si le sous-sous-système des croyances possède une plus grande portée que celui du savoir spécialisé et même si celui-ci comporte une part de croyances, il contient des entités d’une autre nature, comme des habiletés, par exemple. Le composant des valeurs, au sein du savoir spécialisé, s’harmonise avec l’ordre des croyances. Par contre, les théories, elles, ne se
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Relation entre le savoir et la pratique II
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ramènent pas à des croyances, même si certaines croyances jouent un rôle important dans l’élaboration des théories. Le savoir spécialisé représente donc plus qu’un strict sous-ensemble du sous-sous-ensemble des croyances2. Une contiguïté partielle, par opposition à un englobement insularisant, caractérise le voisinage (même vertical) de tous les sous-sous-systèmes, considérés deux à deux, trois ou quatre à la fois, ou les cinq ensemble (la pratique s’ajoutant aux quatre énumérés plus haut). Les chemins de la communication bilatérale (et multilatérale) entre les éléments et les configurations de chacun des sous-sous-systèmes ne partent pas tous d’un même point d’origine situé à l’extérieur de l’individu ou du groupe, le sous-système où se situent les différences perceptibles dans l’environnement externe. Les cinq sous-sous-ensembles s’auto-organisent de manière proactive, en même temps qu’ils réagissent à des stimulations de divers ordres. En plus de chaînes communicationnelles souvent longues dont le point d’origine se trouve à l’extérieur du sous-système humain (dans l’environnement), on en trouve de longueur et de complexité variables quant au nombre de relais et à la diversité des configurations les reliant, deux, trois, quatre... à la fois, à l’intérieur d’un seul ou de plusieurs sous-sous-systèmes. Par exemple, les éléments du savoir abstrait épistémologique communiquent entre eux sans l’intervention d’éléments appartenant à d’autres niveaux du savoir spécialisé, ou à d’autres sous-soussystèmes (croyances, motivations ou aptitudes). Ces importants préalables posés, suivent quelques éclaircissements sur certaines relations entretenues par divers sous-sous-systèmes. Y sont notamment traitées la fonction pour le savoir spécialisé d’environnements internes comme les croyances et les motivations, de même que la fonction de l’environnement externe. Cette dernière fonction revêt une fort grande importance, du fait que tout le discours avancé ici loge sous un paradigme écologique pour lequel toute évolution prend la forme d’un processus stochastique au cours duquel les aléas, le désordre dans l’environnement, jouent un rôle fondamental. 2.
Il est impossible de traiter ici la délicate question des ressemblances et différences entre savoirs et croyances. Mentionnons simplement que le savoir scientifique, à tout le moins, s’autorise de diverses procédures d’objectivation pour prétendre à une vérité et à une certitude fondées sur une plus grande rationalité que celles des croyances.
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Partie 3
Concernant le sous-sous-système des croyances, l’analyse peut, comme pour les autres sous-sous-systèmes, dissocier des formes individuelles d’autres, collectives. Chaque personne « possède » un système de croyances, de même que chaque groupe (peu importe sa taille ou son niveau sociétal). Encore ici, il faudra éviter une pensée de type médiéval faite de « poupées russes » et d’« homoncules ». Toutes les parties ne sont pas des homologues des touts et ne sont probablement jamais, chez l’être humain, entièrement contenues dans un seul tout. Les parties appartiennent à plusieurs touts, alors qu’elles sont ellesmêmes les touts non totalement englobants de « parties » plus petites, et que, simultanément, les premiers touts sont eux-mêmes des parties semi-autonomes d’autres, plus grands, qui leur sont superordonnés. Il faut ici substituer une pensée en mosaïque à la métaphore des cercles concentriques répartis sur la verticale selon un ordre de grandeur (extensivement) ou de noblesse (intensivement). Les systèmes de croyances collectives observés dans des groupes ou quasigroupes d’assez petite taille (familles, cliques informelles, subdivisions organisationnelles et autres) reprennent à leur compte en les confirmant dans leur pertinence, réinterprètent ou rejettent une part plus ou moins grande des croyances dont sont dotées des collectivités de plus grande taille (cultures et sociétés globales, mais aussi configurations macroscopiques3 d’autres genres, classes sociales et catégories sociales diverses, toutes aptes à fournir des références, autant que des groupes d’appartenance ou de non-appartenance). Les systèmes de croyances à l’échelle des grandes collectivités ne constituent nullement une sorte de point fixe immuable. Ils sont soumis, dès après les cultures anhistoriques n’existant plus que dans la mémoire de leurs anciens, à de vigoureuses dynamiques, auto-organisatrices comme hétérodéterminées, dont la portée morphogénétique est indéniable. De plus, ils sont, ces grands ensembles, à la portée de l’influence des individus les plus novateurs, certains de véritables « révolutionnaires », et de
3.
La dichotomie micro-macroscopique, déjà atténuée en écologie sociale grâce à des concepts comme méso-système, ne représente qu’une dichotomie « digitale » susceptible d’être sacrifiée au bénéfice d’un continuum quantitatif. Un tel changement, pour le problème soulevé ici, de l’intégration verticale entre les systèmes de croyances serait peu stratégique maintenant : il faudra accepter une typologie digitale à un nombre inconnu de catégories, pour se garder de sombrer dans l’océan d’une trop grande complexité.
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celle, également très importante, des « minorités actives » décrites par Serge Moscovici4. De deux façons complémentaires et nullement incompatibles, le savoir spécialisé communique avec un second environnement interne, la région derrière la frontière étant aussi bien personnelle que collective, selon les cas concrets observés. Il s’agit des motivations : motifs personnels (besoins, tendances, désirs, etc.) et déterminants psychosociaux interpersonnels et groupaux (solidarités et rivalités, états d’âme et inconscient collectifs, contrôle social, etc.). De tels facteurs psychosociaux montrent une longue frontière commune avec toutes les croyances. Les sentiments, individuels et collectifs, et plus en profondeur, l’inconscient, influencent toutes les croyances, comme ils sont eux-mêmes dialectiquement influencés par celles-ci. Les communications entre le savoir spécialisé et le sous-sous-système des motivations s’effectuent très souvent par l’intermédiaire d’autres croyances5. Exemple : Claudia Fratellini se sent vieux jeu : elle assume seule toute l’activité culinaire dans sa famille, même quand elle arrive très fatiguée du centre communautaire où elle anime des groupes d’accueil pour immigrants. Toutes ses collègues animatrices vivent une forme moins sexiste de partage des responsabilités domestiques. Fulvio, son mari, se laisse convaincre de faire les spaghettis le mardi soir. Elle apprend ainsi qu’on peut assouplir une tradition ou un modèle socioculturel sans le répudier totalement. Cette version plus souple de sa croyance en la valeur de la tradition, viendra un jour frapper à la porte (les frontières sont des portes, autant que des clôtures) de plusieurs de ses savoirs abstraits généraux spécialisés : elle peut demeurer convaincue de la valeur indiscutable de la considération positive de l’animatrice envers les participants sans se laisser complètement envahir par Augusto Sanchez, ce bavard impénitent qui utilise toutes les pauses-café pour l’affliger de l’interminable récit de toutes les circonstances de son arrivée à Montréal. Comme indiqué plus haut, la communication entre le savoir spécialisé et les motivations peut également suivre un chemin
4.
Serge Moscovici (1979), Psychologie des minorités actives, Paris, PUF.
5.
Tout cognitivisme moderne réclame à juste titre, pour les croyances et autres structures cognitives, le statut de motivations véritables. Toutes les croyances sont des motifs, mais il existe d’autres motivations que cognitives, sinon, risquerait d’apparaître un rationalisme assez dogmatique.
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direct, sans avoir à franchir deux frontières (celle entre motivations et croyances, d’abord, puis celle entre croyances et savoir spécialisé, ensuite). Exemple : Antoine Raymond a toujours eu beaucoup de succès avec la technique de l’enquête-feedback. Mais voilà que Clark Lawrence, le responsable de la division du personnel, mandaté par la présidente, Jeanne Labrie, elle-même, lui a écrit une lettre acerbe pour lui signifier que les membres du comité de pilotage de son intervention chez Vidéomax ont trouvé son rapport préliminaire totalement inacceptable. Évidemment, Antoine Raymond peut, défensivement, refuser une telle information et entreprendre de rationaliser le tout sur un mode extra-punitif6, voire paranoïde : « Encore une manipulation à la Lawrence ! Je suis certain que les membres du comité n’ont pas vraiment lu ce rapport de 100 pages dans la semaine qui a suivi son dépôt. » Il peut, également, se montrer plus ouvert, compléter les savoirs concrets requis par l’examen critique d’un incident aussi fâcheux. (Qui a lu ce rapport ? Quels reproches lui fait-on ? Où sont les problèmes ? De quoi dépendent-ils ?) S’il s’engage sur cette voie, il en arrivera peut-être à nuancer certains de ses savoirs abstraits particuliers à propos de l’enquête-feedback. Ce premier échec pourra le conduire, éventuellement, à tenir compte d’un plus grand nombre de conditions pour que la technique porte ses fruits. Ce faisant, il enrichira son expérience personnelle comme conseiller externe. Advenant le cas d’une longue séquence d’échecs avec la technique, peut-être finira-t-il par la rejeter d’une manière purement émotive : « Y en a marre ! Je ne sais pas ce qui se passe... mais l’enquête-feedback, ça ne marche plus ! » Avec le temps (et peut-être en comptant sur la complicité de certains collègues), il en viendra sans doute à restructurer plus abstraitement les savoirs (habiletés, valeurs, théories) concernés par la « faillite de l’enquête-feedback », en se situant d’emblée aux niveaux des savoirs plus généraux. « Les temps sont durs ! La confiance est à la baisse ! Les cadres pensent que les réponses à l’enquête ne sont que des lieux de défoulement. » Un important élément de savoir abstrait se nuancera ou disparaîtra complètement. « Les membres des organisations ne veulent plus se dire la vérité. » Les sous-systèmes humains (individus et collectivités) ne sont pas réductibles à leurs sous-sous-systèmes de motivations encore
6.
Selon Rosenzweig, les extra-punitifs tiennent les autres responsables de leurs frustrations, là où les intra-punitifs s’en prennent toujours à eux-mêmes. S. Rosenzweig (1943), « An Experimental Study of Repression with Special Reference to Nedpermissive and op-Depressive Reactions to Frustration », J. Exp., Psychol., vol. 32, n° 64, p. 74.
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moins (comme le voudrait un cognitivisme à la mode qui s’autorise des ordinateurs pour répandre un nouvel impérialisme particulièrement réducteur et, somme toute, assez naïf) aux strictes cognitions du sous-sous-système des croyances (si subtiles soient leurs enchevêtrements, si complexes les cartes dont elles sont le territoire). Par ailleurs, les personnes et les groupes appartiennent de manière semi-autonome, à maintes autres « constructions systémiques » avec lesquelles ils reproduisent la bivalence du modèle esquissé ici. Certaines des communications sont indirectes, d’autres directes. Exemple : Edgard Chapleau n’entend parler de la Chine que par Télé-partout, sa station préférée. Par contre, Marina Vitotski fréquente assidûment le village chinois de Montréal : elle adore le riz frit aux crevettes. Han Suytan ne connaît pas du tout le Canada, comme la très forte majorité des paysans du Nord de la Chine. Jusqu’au jour où une équipe de Télé-partout vient l’interviewer pour réaliser un documentaire sur la culture du riz. Le jeu des découpages, des plus petits systèmes au plus grands peut se répéter à l’infini. On ne doit pas, cependant, confondre les liens fonctionnels d’imbrication partielle et l’appartenance purement logique du membre à une sous-classe, de la sous-classe à une classe, de la classe à la classe de la classe, etc., comme dans le merveilleux monde des Russel et des Whitehead. Dans le présent contexte, c’est au sens fonctionnel, plutôt que logique ou ontologique, que les « étudiants sortants de 1994 du Baccalauréat en psychosociologie » constituent un sous-système d’ordre X dans un très grand système, l’Humanité. Un sous-groupe appartient à l’Humanité en tant que collectivité et non à l’« humanité » en tant que classe abstraite. Il ne faut pas confondre la chose (la collectivité réelle) avec le mot « Humanité », ni non plus l’humanité comme fait historique et biologique avec la catégorie ontologique ou éthique : humain(e). 2.
Le savoir spécialisé comme processus stochastique unitaire
2.1. Position du problème La thèse soutenue jusqu’ici propose qu’un objet à portée d’analyse, nommément le savoir spécialisé (individuel ou collectif, dans les faits, toujours individuel et collectif), comme tous les processus
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mentaux, évolue à travers le temps comme un processus stochastique, soit « une séquence d’événements à caractère aléatoire, associée à un processus de sélection7 ». Un savoir spécialisé (par exemple, cette part importante de la psychosociologie, enrichie d’apports d’autres disciplines des sciences humaines, plus directement orientée vers la pratique du changement planifié) ne s’observe pas facilement, même synchroniquement. Une tâche ardue, même si passionnante, attend l’historien des idées qui voudra entreprendre de le décrire diachroniquement, admis que le point de départ, forcément arbitraire, d’une telle historiographie coïnciderait avec une date (à l’été de 1948), celle d’un événement devenu mythique : quelque part en Nouvelle-Angleterre, en fait dans l’État du Connecticut, les héritiers direct de Kurt Lewin inventent la technique du groupe de formation non structuré fonctionnant à partir du feedback volontaire de ses participants et participantes (T-Group). Une tâche aussi ardue, peut-être plus encore, tiendrait très occupés psychologues et biographes s’adonnant à l’étude de traits individuels en matière de savoir spécialisé. Les deux types d’études, collective et individuelle, devraient prendre en compte des variations purement quantitatives : montées et baisses dans la quantité des éléments, accroissements et diminutions dans le nombre des configurations, multiplication des détails suivant une probable tendance à la différenciation, mais également, pertes et oublis, généralisations simplifiantes, et autres formes de changements quantitatifs par soustraction. Progressions et régressions ne seraient sans doute pas illimitées : ni l’infini ni le zéro ne serviraient d’horizon temporel lointain. Dans quelles circonstances, alors, le système se stabiliserait-il quant aux nombres des éléments et des liens existant entre eux ? Dans quelles autres circonstances se mettraient-ils à croître ou à décroître ? À quel rythme ? Lesquels des savoirs sembleraient voués à un nouvel équilibre autour d’une nouvelle valeurplateau ? Lesquelles des décroissances signifieraient des régressions par retour à des équilibres précédents ? Lesquelles des diminutions soutenues et graduelles pourraient annoncer un déclin irréversible ? Le passage du temps augmente-t-il ou diminue-t-il nos idées ou nos informations factuelles ? Quelles fonctions auraient, dans un tel contexte, ce que
7.
G. Bateson et M.C. Bateson (1989), op. cit., p. 282.
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l’on a convenu d’appeler les « âges de la vie » ? Les « jeunes » ont-ils beaucoup d’idées ou simplement beaucoup de mots ? La « maturité » entraîne-t-elle la simplicité ou si l’expérience permet plutôt d’accumuler une énormité d’informations et de références au sens psychosocial et culturel comme au sens bibliographique ? Les vieux et les vieilles perdent la mémoire récente au profit de la mémoire du passé lointain : souvent le radotage les guette ; parfois, hélas ! la terrible maladie d’Alzheimer les fait se taire à tout jamais ! Dans quelles conditions l’entropie ou la néguentropie signifient, pour l’un, usure et mort lente, et pour l’autre, créativité, rénovation, relance, départ radical ? Malgré de tels intérêts pour diverses quantités, ce sont les transformations qualitatives, chacune pour elle-même et leur modèle séquentiel, à l’explicitation desquelles (éventuellement, aussi, à leur explication) s’évertueraient, chacune dans leur ordre, chacune de leur manière et complémentairement l’une de l’autre, l’histoire des idées et la psychobiographie. Au cœur de l’essai théorique contenu dans ces pages se retrouve la question du feedback morphogénétique réciproque entre savoir et pratique. Les processus stochastiques conjuguent l’aléatoire et l’intentionnalité8, réordonnent, cycles après cycles, les savoirs qui actualisent ainsi leurs virtualités au contact de réalités polyvalentes et imprévisibles. Réciproquement, les mêmes processus stochastiques s’ajoutent à d’autres, linéaires, pour ordonner la pratique, la rationaliser et lui assurer un minimum de cohérence. C’est précisément la suite ininterrompue, la forme même de la séquence des transformations qualitatives épousées à travers le temps (court, long, très long) par le savoir spécialisé en son entier ou selon les strates suggérées plus haut (savoirs concrets 1) savoirs abstraits particuliers 2) savoirs abstraits généraux 3) savoirs épistémologiques 4) qui donne son centre de gravité à l’actuel essai épistémologique. Dans quels langages faudra-t-il, sémantique et syntaxe incluses, décrire les éléments et les configurations et leurs transformations diachroniques, rendues visibles, en partie intelligibles également, grâce à une description de type scientifique des divers trajets du savoir spécialisé, collectif et individuel ? 8.
Qui n’a pas à être ici, ni volontaire, ni consciente : elle est très souvent immanente, révélée a postiori par la forme même d’une trajectoire émergente.
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D’avoir utilisé le vocable « sous-sous-système » pour désigner ce savoir spécialisé annonce clairement le projet d’exprimer dans un langage systémique la structure, le fonctionnement et l’évolution de cet objet complexe. Toute description évolutive doit tenir compte à la fois des contraintes structurales (même évoluant pendant des millénaires un cheval ne deviendra jamais un tracteur) et des déterminants fonctionnels. Pour exprimer trop rapidement et trop simplement des choses aussi complexes, nous pourrions avancer que c’est en fonctionnant qu’une structure évolue. La série, même très serrée, d’un nombre indéfini de descriptions structurales diachroniques pourrait, à terme, donner à voir la forme assez précise d’un trajet évolutif. Exemple : Sept sociogrammes consécutifs, à raison d’un chaque mois, révéleraient des phénomènes tel le déclin d’un leader et l’émergence d’un autre ; ou encore, un important « rebrassage » des sous-groupes au sein de la Division de la mise en marché chez Thurbide et Johnson : Électronique. Sur le plan explicatif, ces sociogrammes ne livreront aucun indice qui pourrait permettre de déceler les processus actifs ayant suscité une telle transformation analysée séquentiellement9. De la même manière, de fines analyses pour discriminer causalement ce qui fait passer la structure x1 à T1, à une forme x11 à T2, laisseraient entièrement ouverte, dans la plupart des cas, la question du trajet évolutif le plus probable que connaîtrait cette structure à T3, T4, ... Tn. Exemple : Melina Xenakis a démissionné à Tl du poste de gérante de la Division de la mise en marché, au moment où x1 (la structure sociométrique de la Division) avait la forme d’une étoile, dont Melina occupait le centre. À T2, au moment du premier sociogramme, il est impossible de trouver une structure, quelle qu’elle soit, tant complète est la fluidité, nombreux les chocs, « browniens » les mouvements. L’observateur (le conseiller Réal Labrie de la Division du personnel) appellera « crise de transition » un tel chaos fonctionnel. Personne ne pourra prédire, à T2 : a) quand x2 apparaîtra b) quelle forme elle aura. Claude Lebrun, le nouveau directeur finira-t-il par occuper la place centrale tenue avant lui par Melina Xenakis ? Trois sous-chefs émergeront peut-être autour desquels se constitueront des cliques plus ou moins
9.
Soulignons que les changements n’ont pas toujours la forme de séquences graduelles. Certains sont des explosifs qui suivent des crises intérieures instaurant un état chaotique provisoire.
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fermées. Le combat rituel pour succéder à Mélina se fera-t-il parmi ces leaders ? Est-ce bien Claude Lebrun qui l’emportera ? Ou serat-il condamné à jouer le rôle assez odieux de directeur pour la forme, Ted Schwapf, son assistant, faisant office de leader informel, mais réel ? Ou alors, ce pourrait être indéfiniment chocs et mouvements « browniens », avec à terme, un taux élevé de changement dans le personnel, sur fond de passivité, de retrait et d’ennui. À T3, T4, Tn..., (qui sait ?), l’entropie dans la Division de la mise en marché chez Thurbide et Johnson : Électronique viendra peut-être éteindre, par le vide, les feux trop brûlants de la turbulence ? Seule une séquence suffisamment longue de descriptions doubles, structurales et fonctionnelles, permettrait d’induire une explication solide, de prédire avec plus de précision la séquence évolutive de x2 à x3, susceptible de représenter une nouvelle stabilisation de la situation, de clore la transition, en rendant aux choses le rythme beaucoup plus lent des développements et des évolutions à très long terme, qui, généralement, échappent à l’attention même des observateurs les plus doués, des observatrices les plus perspicaces. Ce qui n’interdit à personne d’avoir une forte intuition prospective quant au devenir lointain de l’organisation comme de la société au sein de laquelle elle fonctionne. Généralement, une telle intuition ne s’accompagne pas d’une vision bien claire des étapes à franchir, à court ou à moyen terme, pour atteindre les états envisagés, qui représentent un mélange parfait de désirs, de prémonitions et de prédictions par extrapolation rétrospective. Toute description évolutive, sur le plan individuel ou collectif, s’amorce par deux questions cruciales : a) quels sont les éléments les plus abstraits et les plus primitifs ? b) d’où viennent-ils ? Puis suivent plusieurs autres questions peu commodes. Quelle part occupent, dans les réponses aux deux premières questions, les déterminants génétiques, sociaux, biographiques ? Quelle dynamique s’établit entre les savoirs les plus abstraits et les informations tirées de l’environnement externe pour qu’apparaissent des savoirs concrets et des savoirs abstraits particuliers ? Quels savoirs concrets deviendront des savoirs abstraits particuliers, voire généraux, selon quelles règles et dans quels jeux ? Quelles sont les fonctions des trois composants de l’environnement interne (croyances, motivations, aptitudes) ? Qu’est-ce qui peut expliquer la croissance, la stagnation ou la régression des niveaux 3 et 4 (noyau dur) ?
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Comment rendre compte du fonctionnement « primitif » des savoirs abstraits particuliers considérés comme des savoirs généraux et des savoirs abstraits (généraux ou épistémologiques) érigés en dogmes10 ? Le nombre des savoirs abstraits particuliers (niveau 2) renforçateur à la phase 1 des savoirs généraux et épistémologiques (qui, eux, se maintiennent en grande partie par le jeu de la fermeture informationnelle), dépassé un certain seuil, risque-t-il de faire s’écraser tout le système, comme un dinosaure ployant l’échine sous sa masse disproportionnée par rapport à la force de sa colonne vertébrale ? Exemple : À force d’amender sa constitution l’Association volontaire des anciens combattants voit s’étouffer trop de poissons rouges dans un aquarium de taille réduite. Au moindre débat, chaque protagoniste peut citer huit amendements soutenant son point de vue, mais la majorité des membres de l’assemblée ne parvient plus à voir la forêt cachée derrière les trop nombreux arbres. Quand tout est d’égale importance, plus rien n’a d’importance ! En peu de temps, les principes sacro-saints tournent aux slogans, perdus qu’ils sont dans une foule d’idées reçues, simples mots parmi d’interminables bavardages. La zone centrale se désacralise : les traits d’humour, à son sujet, se font de plus en plus impénitents. Devant une telle tour de Babel, le brigadier Bernard Stein, le président en exercice de l’Association recommande à l’assemblée du 8 novembre 1995, la mise sur pied d’un comité de révision de la constitution. En feront partie le colonel Pierre Blondin, le major Peter Wicks, le capitaine Stella di Mario, le brigadier Pierre Lamothe, le sergent-major Anthony Leary et la sergente Catherine Horvath. Ce comité devra faire rapport à l’assemblée annuelle de 1996... Sur le terrain particulier du savoir spécialisé, on a dû, plus haut, au nom d’impératifs fonctionnels, situer certaines habiletés épistémologiques, certains savoirs plus abstraits, substantifs et épistémologiques, aux niveaux 3 et 4 du modèle écologique. Quels liens existe-t-il entre de tels savoirs spécialisés et les croyances centrales du sous-système des croyances ? Les savoirs spécialisés ne sont pas surtout des croyances, même chez des spécialistes solidement ancrés dans leur identité professionnelle. Même en admettant des communications directes entre certaines croyances « communes » de nature épistémologique ou apparentées à des savoirs abstraits
10. M. Rokeach (1980), Open and Closed Mind, New York, Basic.
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spécialisés, une conception moderne de la science n’accepterait pas aisément qu’on aille sans problème du sens commun à la vérité scientifique. Maintes vérités scientifiques sont contre-intuitives : la Terre semble tourner autour du Soleil, même pour ceux et celles qui comprennent les lois de la cosmologie héliocentrique de Képler. C’est principalement ici que se situent les interfaces entre le sous-sous-système des croyances communes qui s’expriment dans la langue naturelle et les divers codes et langages savants. Bien sûr, toutes les autres croyances, intermédiaires et périphériques, peuvent et doivent communiquer avec les divers niveaux du savoir spécialisé. Il n’en reste pas moins que les traductions les plus ardues auront à s’effectuer des croyances primitives communes aux niveaux les plus abstraits du savoir spécialisé (niveaux 3 et 4). C’est exactement en ce lieu que se déroule le choc culturel, souvent terrible, vécu par les étudiants à leur première année d’université. Il n’est pas du tout évident qu’une « tape dans le dos » puisse être codée « hostilité inversée », ou qu’on appelle « entropie » la perte d’information que représente un procèsverbal par rapport à une réunion de trois heures. Comme l’indique le titre de cette section « Le savoir spécialisé comme processus stochastique unitaire », le trajet évolutif de la totalité d’un savoir spécialisé, individuel ou collectif, puisqu’il est prétendu stochastique, ne peut être décrit qu’en référence à des réalités situées à trois niveaux d’abstraction. Au niveau le plus concret se trouvent des informations à propos de différences aléatoires se manifestant dans l’environnement. Dans la perspective actuelle, c’est le sous-sous-système du savoir spécialisé qui occupe le foyer ou le centre ; les trois autres sous-sous-systèmes (les croyances, les motivations et les aptitudes) reçoivent alors le statut de composants de l’environnement interne, situés à l’intérieur du sous-système humain, mais hors de la frontière du soussous-système du savoir spécialisé. S’ajoute, bien sûr, l’environnement externe (l’ensemble des circonstances aléatoires donnant sa trame à la pratique). Du point de vue du savoir spécialisé, les entrants et événements perturbateurs capables de le pourvoir en feedbacks morphostatiques et morphogénétiques se trouvent dans l’environnement aussi bien interne qu’externe. Des différences ayant pour origine dés sous-sous-systèmes des croyances, des motivations ou des aptitudes peuvent déstabiliser le sous-sous-
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système du savoir spécialisé, tout autant que des différences provenant de l’extérieur. Deux dernières implications relativement à ce qui vient d’être avancé à propos de la dualité interne et externe des environnements. Si le hasard est également une réalité « intérieure », c’est que le sous-système humain demeure une organisation assez lâche. Les fluctuations de la motivation sont souvent difficiles à prévoir. Exemple : Janet Borg adore la formation des cadres, elle en fait depuis 20 ans. Mais ce matin, elle ne trouve pas son entrain habituel. Elle ne sait vraiment pas comment expliquer ce fait malencontreux. Elle qui avait pourtant très hâte à ce premier groupe solo chez Les gastronomes de l’Ouest ! Sont également difficiles à prévoir les poussées et déclins de certaines aptitudes. Exemple : Devenu presque totalement sourd, Rajiv Tadoori a pris sa retraite à 60 ans. Les collègues de la firme Smalwood et Lajoie lui font une petite fête d’adieu. Rajiv n’aurait pas voulu se retirer si tôt. Mais comment pratiquer la consolidation d’équipe quand on n’entend presque plus, et qu’on doit rire les blagues par mimétisme, souvent quelques secondes trop tard. Et que dire des croyances ? Exemple : Vous avez connu Réal Chapleau, le disciple de Paolo Freire, animateur dans le quartier Nord ? Il est devenu conseiller en placements boursiers ! Le fait que les sous-sous-systèmes des croyances, des motivations et des aptitudes occupent un espace interne, par rapport à l’environnement externe, ne signifie pas qu’ils doivent toujours servir d’intermédiaires entre les hasards de la pratique et les transformations du savoir spécialisé. Assurément, les différences observées dans l’environnement qui constituent des feedbacks pour le savoir vont très souvent, sinon toujours, rejoindre significativement certaines croyances non spécialisées, agir sur la motivation, prendre la mesure des aptitudes. Ce qu’il faut exclure, c’est l’idée que le savoir spécialisé ne s’atteigne que par un parcours devant d’abord perturber l’un ou l’autre d’entre eux, ou les trois à la fois, les trois autres sous-sous-systèmes. Certaines intuitions et découvertes, comme certaines informations et certains échecs, de l’ordre du savoir spécialisé, peuvent se produire sans qu’aucun changement dans les trois autres sous-soussystèmes n’ait eu à se produire en tant que préalable nécessaire. C’est souvent pendant des périodes de relative stabilité personnelle que se produisent d’importantes trouées professionnelles.
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Au deuxième niveau de tout processus stochastique se trouve la série plus ou moins longue des transformations incluses dans le trajet évolutif proprement dit. Dans le cas qui nous intéresse, ici, c’est la suite ininterrompue des changements dans les savoirs des quatre niveaux. Étant donné que c’est le savoir comme un tout qui fait l’objet de cette division, sa transformation suppose une dialectique très complexe entre les savoirs des quatre niveaux et des apports de deux genres d’environnements (interne et externe). Les contenus du savoir changent ; des éléments s’ajoutent, d’autres disparaissent dans l’oubli ; les configurations entre les éléments se modifient. La description historique à l’échelle collective, psychobiographique à l’échelle individuelle, des formes successives de la structure du savoir spécialisé aurait une indéniable priorité méthodologique. Par contre, c’est en observant le fonctionnement du sous-soussystème qu’on en arrive à déceler les transformations et à les expliquer, et non en cumulant une série continue de descriptions structurales équivalentes dans une perspective temporelle plus ou moins longue. Au troisième niveau d’abstraction de tout processus stochastique se tient le mécanisme de sélection, généralement, le plus difficile à définir. On se rappellera la parcimonie des affirmations de Gregory Bateson à ce sujet : « Quelque chose qui ressemble au renforcement. » « Quelque chose comme la sélection naturelle. » En ce qui a trait aux trajets évolutifs connus par le savoir spécialisé, la sélection qui admet ou refuse l’information, qui consolide ou dilue les structures, opère probablement selon deux critères. Une optimisation interne fait jouer à la fois un certain souci d’économie11 et le maintien d’un certain niveau de sécurité chez l’individu et dans le groupe. Un souci externe pour la pertinence et l’utilité vient aussi s’ajouter. En changement planifié, c’est rendre service ou disparaître ! La maturité professionnelle, admise la possibilité de crises d’identité, coïnciderait avec une sorte de synergie harmonieuse entre l’optimisation interne et le rendement externe. La trajectoire d’une boule de billard sur un tapis vert correspond presque12 parfaitement à celle que prévoit lui imprimer le joueur à l’instant précis où sa tige percute la boule. C’est ce type
11. On reconnaîtra ici le fameux « rasoir d’Occam » : la science préfère toujours le simple et l’élégant au compliqué et au tarabiscoté. 12. Le mot « presque » est ici important. Autrement tous les coups seraient des réussites. Ce qui n’est pas le cas !
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de métaphore qui nous habite quand nous voulons décrire une évolution ou un développement quelconque, comme si une intention linéaire en dictait le processus d’une manière contrôlée, rendant complètement prévisibles, le chemin parcouru du départ à l’arrivée, du commencement à la fin, et l’ordonnancement successif des étapes, comme si tout ce qui se manifestait à T2 était contenu à T1, prévisible dès T1... une telle justesse de prévision se répétant de T2 à T3, de T3 à Tn, au point où toutes les étapes s’étant succédées, le processus arriverait à son terme. Résultat à la fois d’une part de hasard et d’une part de déterminisme, un processus stochastique ne présente jamais une forme rectiligne entièrement prévisible. La tournure des événements n’y est jamais parfaitement prévue. Elle est en partie émergente et imprévisible ; on ne peut en reconnaître la forme qu’après coup et en proposer une explication qui tienne compte des contingences, elles-mêmes majoritairement révélées en cours de scénario. Les praticiens aguerris soupçonnent bien que leur action rencontrera des contingences, dont le genre, dans certains cas, leur sera familier. Mais plusieurs resteront imprévues, à découvrir graduellement au cours de la démarche. Habitués que nous sommes à voir les choses linéairement et à attendre de la science qu’elle nous en livre la formule a priori, nous permettant ainsi de prédire leur comportement et leur développement, peut-être aurons-nous certaines difficultés à concevoir un processus stochastique comme un produit mixte, où hasard et nécessité se conjuguent. Incapable de le prédire totalement, devant plutôt avoir recours, à son sujet, à une alternance inévitable entre des prévisions partielles et des reconnaissances a posteriori, il est possible que nous soyons portés à le considérer, ce processus stochastique, comme une stricte émanation du hasard, puisqu’il n’a pas de forme unique, totalement prévisible. Si le trajet évolutif du savoir spécialisé, individuel ou collectif, était le fruit du seul hasard, il faudrait renoncer à poser des balises générales utiles à la description de tous les développements. Tous les cas — (la biographie de chaque individu ou de quelconques subdivisions au sein de la collectivité, par exemple, des Écoles ou des tendances, comme cela existe dans tout savoir spécialisé) —, de même que tous les moments de leur évolution, ne pourraient se prêter qu’à un strict empirisme où la description phénoménologique risquerait fort de ne jamais atteindre une réelle profondeur
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explicative. Mais heureusement, les trajets évolutifs ne sont pas complètement soumis au hasard ! Deux époques successives ne retiennent pas exactement les mêmes contenus d’un même savoir. Deux praticiens n’utilisent pas exactement les mêmes éléments de leur savoir spécialisé commun, et ce qu’ils feront de ce savoir tout au long de deux carrières distinctes pourra se montrer très différent. Toute synthèse, personnelle comme collective, est unique et idiosyncratique. Toutes les circonstances marquant les étapes d’un développement original sont inédites, les détours et les virages comme les stagnations et les nouveaux départs. À mi-chemin entre des généralités universelles et des particularités strictement individuelles, sans copies conformes, ni précédents, il faut apprendre à concilier deux approches de la science13 : la nomothétique, qui propose des lois générales, et l’idiographique, qui décrit rigoureusement des cas concrets particuliers. Dans la démarche entreprise dans ces pages, nous n’avons pas à étudier historiographiquement, ni biographiquement, quelque cas particulier de trajets évolutifs du savoir spécialisé. Nous pourrons en évoquer plusieurs, sous formes d’exemples (ce que nous avons fait fréquemment jusqu’ici), pour bien montrer les référents empiriques sous les concepts et les propositions théoriques. Mais nous pouvons et devons prendre congé, pour l’instant, des nombreuses monographies et études de cas que cette démarche pourrait éventuellement entraîner dans son sillage. 2.2. Esquisse d’un cadre théorique et pistes méthodologiques La tâche cruciale et fort difficile de cette deuxième section de la troisième partie de l’ouvrage « Le savoir spécialisé comme processus stochastique unitaire » consiste plutôt à dégager plus clairement et plus schématiquement les grandes lignes du cadre théorique esquissé jusqu’ici, et à suggérer quelques pistes méthodologiques. Envisagé du point de vue statique purement structural (voire taxonomique), le cadre conceptuel élaboré jusqu’ici comprend les termes suivants : 13. G.W. Allport (1960), Pattern and Growth in Personality, New York, Addison-Wesley.
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Partie 3 1.
Des savoirs de quatre types logiques situés à quatre niveaux d’abstraction (niveau 1 : savoirs concrets ; niveau 2 : savoirs abstraits particuliers ; niveau 3 : savoirs abstraits généraux ; niveau 4 : savoirs épistémologiques).
2.
Des environnements de deux genres ; interne au sous-système humain (croyances, motivations, aptitudes) ; externe : les circonstances aléatoires de la pratique.
3.
Deux mécanismes de transformation du savoir spécialisé : un processus stochastique dont le composant « hasard » est tiré de différences perceptibles survenant dans les environnements et dont les critères de sélection sont internes (économie et sécurité) et externe (pertinence et utilité) ; un mécanisme de communication directe (même linéaire, à la limite) entre les savoirs de divers niveaux, d’une part, entre ceux-ci et certains composants de l’environnement interne, d’autre part.
Les praticiens et praticiennes acquièrent directement certains savoirs. Même si Chamfort (voir la citation des Maximes en exergue dans l’introduction), les situe plus bas dans son palmarès, on peut apprendre par les livres (troisième rang) ; on peut apprendre également dans les livres et avec les maîtres (quatrième rang). En plus de permettre ces nouvelles acquisitions, le mécanisme de la communication directe intervient dans l’établissement des nombreuses liaisons internes entre les éléments des savoirs de divers niveaux, entre eux et certains éléments de leur environnement interne (par exemple, certaines croyances du commun communiquent directement avec certains éléments du savoir spécialisé). Jusqu’ici, trois principales restrictions ont été imposées à la communication directe entre les niveaux du savoir. Première restriction : les perceptions sont des processus stochastiques, les percepts font figure de produits conjoints d’éléments de savoirs abstraits et de différences aléatoires dans l’environnement. En même temps que les catégories abstraites façonnent les percepts, elles sont récursivement transformées jusqu’à un certain point, par les jeux du hasard. Deuxième restriction : les transformations que connaissent les savoirs abstraits généraux et épistémologiques (niveaux 3 et 4) ont également la forme de processus stochastiques de plus longue haleine
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ayant lieu à l’échelle de deux populations (la somme des pratiques et la collectivité des praticiens et praticiennes. Troisième restriction : le savoir spécialisé, en sa totalité, se comporte comme un processus stochastique unitaire. Les étapes successives de son développement ne sont pas dérivées l’une de l’autre d’une manière linéaire. Sa forme, à chaque moment du développement, résulte conjointement d’une certaine intentionnalité et d’un certain hasard. Sur le plan fonctionnel, le savoir abstrait spécialisé, tel un code, produit des significations à partir de savoirs concrets et contextuels (sensations et perceptions) ; ceux-ci font partie du vécu immédiat des praticiens ou de leur expérience passée, réactivée par la mémoire. Certains éléments de ce code, sans doute les plus décisifs pour la pratique, ajoutent une ou des injonctions consécutives de significations déjà produites. L’action découlant de telles injonctions agit récursivement sur les savoirs concrets : elle change les circonstances externes. Après une intervention à T1 la situation à T2 n’est plus la même, ce que pourrait observer le praticien à T3. De plus, l’action rapproche l’intervenant des phénomènes à observer et change son point de vue sur eux, le rendant généralement plus pragmatique. Comme indiqué précédemment, les fonctionnements du savoir spécialisé en tant que code n’ont rien d’automatismes univoques et rigides : les significations qu’il produit sont souvent floues, voir ambiguës, et il transmet fréquemment des injonctions approximatives ou contradictoires, voire paradoxales14. Les savoirs abstraits (niveaux 2, 3 et 4) orientent la perception des circonstances aléatoires de la pratique ; celles-ci, en retour, stabilisent et confirment certains de ces savoirs (feedback morphostatique) et en transforment d’autres par le jeu du feedback
14. Il existe deux différences entre une contradiction et un paradoxe. Première différence. La contradiction concerne deux termes. Exemple : Soit que le conseiller externe travaille bénévolement, soit qu’il reçoit un juste salaire. Le paradoxe, lui, piétine sur un seul terme. Exemple : Dépassé un certain seuil de revenus, pour certains échelons critiques, rien ne sert de recevoir un salaire, car suivant les règles de l’impôt, il pourrait constituer une perte nette. Seconde différence. On peut résoudre la contradiction en renonçant à l’un des deux termes, mais on reste coincé dans le paradoxe. Chaque mouvement pour échapper aux sables mouvants vous y enfonce davantage ! Cela revient à avoir le choix entre mourir vite ou lentement.
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morphogénétique au cours de processus récursifs de longueur variable comportant un nombre de cycles lui aussi Variable. Le feedback des circonstances aléatoires sur les savoirs abstraits généraux et épistémologiques (niveaux 3 et 4) doit se soumettre à un mécanisme plus complexe examiné plus en détails dans la section intitulée « Le changement des savoirs abstraits par feedback de la pratique ». Les savoirs épistémologiques (niveau 4) font partie de toutes les communications entre le savoir et la pratique et entre les divers niveaux du savoir. Quand ils sont transformés, une partie d’entre eux (vraisemblablement certaines habiletés plus fondamentales) préside au changement dans une autre partie. Ce qui, bien sûr, n’exclut pas des moments de chaos et d’aveuglement, crises préalables au changement dont la fonction précise demeure très obscure, même si leur occurrence de fait semble fréquente. Ce qui est mouvement à un certain niveau du savoir peut, très souvent, faire office de précondition de la stabilité à un autre niveau. Souvent les circonstances de la pratique ne présentent que les apparences du changement : une série de variations mineures ne touchent pas aux caractéristiques centrales du thème. Plus radicalement, le maintien de la stabilité à un certain niveau plus abstrait réclame le changement à un autre moins abstrait : des idées très abstraites restent fréquemment identiques à elles-mêmes du fait de leur différenciation en plusieurs idées moins abstraites. Exemple : Un style démocratique de gestion s’établit plus longtemps s’il concilie permissivité et contrainte, que s’il s’identifie positivement au seul pôle de l’ouverture tolérante, faisant de tout interdit une chose à éviter. Ainsi, que le clamait le paradoxal slogan de mai 68 : « Il est interdit d’interdire ! » Certaines idées abstraites tirent même leur pérennité à leur propre niveau d’un taux élevé de turbulence à un niveau moins abstrait. La vie ne dure que si ses péripéties changent constamment. Exemple : Mahé Toussendain excelle comme chef de la division de la recherche chez Tourisme Caraïbes, et maintient stable et fort son leadership sur ses troupes, en multipliant les enquêtes selon des méthodes différentes en faisant appel chaque fois à de nouvelles ressources externes. Antonia Fleischiu, la p.-d.g. de l’agence a été dissuadée de déplacer Mahé pour en faire la directrice de la mise en marché. Georges Lanctôt, le directeur du personnel, croit risqué de la remplacer par son assistant George Benning, un homme un
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peu rigide qui chercherait à tout standardiser, tendant ainsi à étouffer la vie sous prétexte de mieux l’encadrer. Les facteurs qui déclenchent le changement des savoirs spécialisés sont endogènes ou exogènes. Endogènes, ils seront parfois strictement internes : le sous-système humain est proactif et auto-organisateur : il tente sans cesse d’optimiser l’économie et l’élégance au sein de son savoir spécialisé. Il serait faux de prétendre qu’il tend à maximiser sa sécurité personnelle : au contraire, un équilibre optimal entre risques et certitudes représente, pour la connaissance, une importante motivation positive. Dépassé ce seuil, trop d’incertitudes surgies trop brutalement créent de l’insécurité, contre laquelle les praticiens auront à se défendre par le déni et la rationalisation, et à l’extrême, par un retrait complet hors de la situation menaçante. Parfois, les facteurs endogènes ne sont pas strictement internes : ils se situent à la frontière entre le savoir et la pratique, et concernent l’utilité et la pertinence du premier pour la deuxième. Perçues dans les termes du sens commun, certaines circonstances de la pratique ne sembleront pas toujours faire appel au savoir spécialisé disponible chez les praticiens, lors de leurs premiers contacts avec une situation d’emblée peu familière. Exemple : Claude Brisquet imagine bien que les blagues constantes fusant du groupe à chacun de ses gestes, lui qui anime ce groupe pour la toute première fois, ne peuvent pas ne rien signifier. Il comprend bien chacune d’elles, il en rit même quelques-unes de bon coeur. I1 n’en reste pas moins embarrassé par l’avalanche de ces blagues, si tôt au début de la session. Il ne peut y voir de la contre-dépendance : aucune d’elles n’est vraiment hostile ; ni non plus de l’évasion, car les autres signes de l’évasion sont manifestement absents. Tout le monde était à l’heure, au début de la première rencontre, il n’y avait pas de digressions et personne ne se tenait massivement en retrait du cercle des interactions. Alors quoi ? Pierre n’a jamais rien connu de tel. Il ne sait trop qu’en penser ! « Ne pas savoir que penser » signifie de l’ambiguïté, mais non forcément de l’insécurité. Seuls les praticiens rigides et dogmatiques deviennent la proie d’une forte insécurité dès que se manifeste une ambiguïté trop grande à leurs yeux. Pour une personne quelque peu ouverte, l’ambiguïté est source de développement cognitif. À moins, évidemment, qu’elle ne confine à l’anomie, au brouillage de toutes les pistes, à un total égarement, absurde, sans nul point de repère.
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Dans ce cas, l’insécurité et les réponses défensives qu’elle suscite deviennent des processus adaptatifs tout à fait sains. Le changement, par ajout ou soustraction quantitatifs ou par réorganisation qualitative, peut aussi résulter d’apports complètement extérieurs au savoir spécialisé situés dans l’environnement interne du sous-système humain. Exemple : Le succès procure plus de sécurité à Jacques Piché : il entreprend d’aller au bout de ses aptitudes intellectuelles et parvient à faire des liens plus subtils entre des éléments de son savoir spécialisé restés dormants jusque-là. Il se rappellera toute sa vie les applaudissements enthousiastes, à la fin de son rapport-synthèse lors de la journée de présentation des problèmes qu’il a animée auprès des responsables de la santé communautaire de Belle-Rive. Encore plus extérieures sont les nombreuses influences auxquelles tout praticien et praticienne, à moins que sa fermeture défensive ne soit étanche, se doit de s’exposer au cours d’une carrière un tant soit peu vigoureuse. Exemple : Gabriella Manoury ne pensait jamais que le Congrès annuel des cadres supérieurs de la fonction publique lui ferait découvrir, dans l’enthousiasme, que la révolution informatique serait pertinente pour l’univers du diagnostic organisationnel. L’atelier animé par Jacques Desautels sur « l’enquête-feedback en temps réel » aura été une véritable révélation pour elle ! Il lui reste à convaincre les cadres supérieurs chez Binette, Tanguay, Fowler, Kharoun et associés d’acheter le logiciel n° 16 Diagno-Max, (712 $ US). Autre exemple : Peter Mälk s’était toujours méfié des intellectuels français, en général, et de la psychosociologie parisienne en particulier. Mais la conférence de Max Pagès sur le « moment sociologique de la thérapie » l’a rempli d’aise. Après tout, un cadre d’interprétation sociologique n’a pas nécessairement à s’opposer à des descriptions psychosociales ou psychologiques. L’ouverture et la fermeture ne sont, ni en fait, ni en principe, des valeurs absolues, mais plutôt des dispositions stratégiques ou des traits personnels d’intensité relative. L’une ou l’autre pourraient être, à l’intérieur de conjonctures diverses, ou excessives, ou insuffisantes. Timorés et confluents s’ouvrent toujours et tendent à s’identifier à quiconque s’exprime juste un peu plus, ou s’adonne à parler en premier. Exemple : À T1 « comme le disait tantôt Ernest » à T2 : « Je suis d’accord avec Pablo ! » à T3 : « Exactement Hans ! » à T4 : « Bravo Jean-Yves. Tout à fait juste ! » À l’opposé, têtus, bornés et fanatiques
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ramènent souvent à du « déjà vu, déjà su », même les circonstances les plus inattendues. Exemple : « Comment ça l’ouverture à sa propre expérience ? » s’exclama Serge Van Veermesh. « Encore une manigance du Capital pour exploiter les faibles et les pauvres ! » De toute évidence, faire face au réel d’une manière adaptative suppose beaucoup d’ouverture à la tactique (sauf en présence d’agresseurs évidents), et une certaine parcimonie stratégique où une identité souvent chèrement acquise y regardera par deux fois, ne consentant qu’à des réexamens lents et graduels. Ce qui n’empêchera pas la vie d’en bousculer certains, les plus robustes pouvant se restructurer très prestement, les plus fragiles, hélas ! risquant de perdre à tout jamais le sens de leur intégrité, et le goût de recommencer le patient travail requis par une redéfinition de leur identité. Maintenant que nous avons synthétisé les principaux éléments structuraux et cerné les ressorts fonctionnels les plus prévisibles, il est temps d’accorder la priorité aux processus trajectifs (se déroulant sur des laps de temps plus longs que ceux requis par les transactions dynamiques décrites plus haut) de l’évolution du savoir spécialisé. Les niveaux et éléments constitutifs du savoir spécialisé entretiennent entre eux des degrés de liberté suffisants à l’intérieur d’un paradigme écologique d’auto-organisation, pour que des transformations ne concernant qu’une partie (intra- ou interniveaux) des éléments n’entraînent pas de changements substantiels du sous-sous-système du savoir spécialisé considéré comme un tout. Par contre, la réciproque de cette proposition très générale n’est certainement pas vraie. Une importante transformation de l’ensemble suppose, et entraîne sans doute, de nombreux changements à tous les niveaux, et forcément dans les relations entre ces niveaux. Après un certain seuil, des changements amorcés à l’un ou l’autre des niveaux, ou à plusieurs à la fois, ne pourraient que provoquer un réaménagement du tout. Il ne faut probablement pas changer tous les savoirs les plus abstraits à la fois, pour que le système complet connaisse une profonde mutation. Certains savoirs, parmi les plus abstraits, possèdent une redoutable portée stratégique. Exemple : Comment imaginer une intervention psychosociale qui reposerait sur la croyance que seules comptent vraiment les strictes motivations individuelles ? Les propos qui suivent concernent d’abord l’évolution des savoirs envisagée comme un ensemble de processus entre les
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niveaux, qui n’engagent pas, a priori, tout le sous-sous-système du savoir spécialisé. Suivront quelques propositions sur l’évolution stochastique du savoir spécialisé, traité comme un tout. Certaines mises en garde s’imposent d’emblée avant d’aborder comme telles les diverses figures de l’évolution du savoir spécialisé. Il faut, en tout premier lieu, préciser que l’ordonnancement chronologique des diverses transformations que connaîtra ce savoir ne reprend pas forcément l’ordre statique occupé par les quatre niveaux dans la hiérarchie. Les séquences ne commencent pas par des savoirs concrets du premier niveau, pour ensuite cheminer par le deuxième niveau vers le troisième jusqu’au quatrième. Ces séquences ne se conforment pas, non plus, à l’ordre dans lequel apparaissent les acquisitions cognitives au cours de l’ontogenèse, selon des stades du genre de ceux reconnus par Jean Piaget dans le développement de l’intelligence enfantine : 1) stade sensorimoteur ; 2) stade opératoire concret ; 3) stade opératoire formel. Au centre des préoccupations exposées ici se retrouve un adulte minimalement compétent sur le plan cognitif ; ses acquisitions, contemporaines et futures, affinent, différencient et développent (c’est-à-dire mettent en valeur et actualisent) un régime d’habiletés et d’idées générales déjà partiellement fonctionnelles. Il s’agit toujours d’un praticien ou d’une praticienne ayant terminé une formation de base comportant, pour le meilleur comme pour le pire, un bagage fondamental traditionnel dans certains domaines pertinents, à la fois contenus de savoir et habiletés cognitives et sociales, identifiées et mises en branle, sans être, évidemment, pleinement actualisées dans le temps de la formation universitaire. L’idée d’évolution n’interdit nullement deux possibilités : 1) deux processus ou plus sont loisibles de se produire synchroniquement ; 2) ils peuvent, et généralement vont, de fait, associer des savoirs de plusieurs niveaux, en même temps que diverses circonstances aléatoires de la pratique. Les savoirs abstraits épistémologiques ont toujours un rôle à jouer dans tous les trajets intra- et interniveaux, comme dans tous les cas de détermination de la pratique et de cycles récursifs entre la pratique et le savoir, entre les savoirs de divers niveaux. Une idée proche de celle-ci a déjà été exprimée à propos du fonctionnement des systèmes de savoir. Dans le contexte des trajets évolutifs, les mêmes exigences épistémologiques pourront mener à des formes
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contraires d’un même savoir substantif, d’un moment à l’autre. Une idée abstraite particulière précise pourra être vraie à T1, et fausse à T2, compte tenu, de manière émergente, de la présence d’autres éléments dans le nouveau contexte. Exemple : Bella Ganz fera bien d’interpréter le retard de Georges Malo à leur première rencontre d’entrée comme une résistance à son intervention. Il devra changer d’interprétation, cependant, quand le gérant général de l’usine n° 3 de la Biscuiterie Luxe se sera présenté, toujours avec le sourire et toujours de 15 à 20 minutes en retard, à chacune des 2 autres rencontres préliminaires, de même qu’à chaque séance de la session intensive de formation au travail en équipe, tenue avec le groupe de direction de l’usine de Normandville, du 11 au 14 septembre 1995. Georges Malo ne résiste pas, à proprement parler, à l’intervention de Bella Ganz. Il est le type même du retardataire compulsif ; il ne voit jamais le temps passé. S’il arrive toujours en retard, il ne peut pas, non plus, finir à l’heure prévue, ni rencontrer des échéances trop strictes. Ce qui suit met la théorie au centre du tableau, mais les deux autres formes du savoir, habiletés et valeurs, pourraient, avec plus ou moins de profit, subir un traitement semblable. Ce qui sans doute resterait à démontrer, mais ne fait pas, comme annoncé beaucoup plus tôt dans l’ouvrage, l’objet de ses priorités explicites. Les propos tenus jusqu’ici sur l’évolution du savoir spécialisé par les communications entre ses divers niveaux et avec la pratique se ramènent aisément à quatre figures15. Première figure. Des savoirs abstraits généraux (niveau 3), par l’intermédiaire de savoirs concrets (niveau 1) situés à l’intérieur de la fourchette des valeurs définie par les premiers, produisent des savoirs abstraits particuliers (niveau 2). Dans la mesure où l’expérience personnelle16 d’un praticien est faite de théories, pas uniquement, d’habiletés, tel le flair, ou de valeurs comme l’équité ou le détachement, ce processus en est le principal générateur. Deuxième figure. C’est ici qu’apparaît la proposition la plus fondamentale du modèle, car elle donne une source externe aux transformations, située dans les circonstances aléatoires de la
15. Parce qu’elle est constante, l’intervention des savoirs épistémologiques ne sera pas mentionnée dans le développement qui suit. 16. Au sens « d’acquis auto-appropriés », et non de « vécu subjectif ».
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pratique. Les savoirs concrets (niveau 1) sont engendrés par la rencontre de savoirs abstraits préalables « généraux » et « particuliers » (niveaux 3 et 2) et de circonstances aléatoires hors du sous-sous-système du savoir spécialisé. Ces deux premières figures impliquent, l’une comme l’autre, une inversion de l’ordre dans lequel les niveaux du savoir se manifestent dans les processus par rapport à l’ordre leur étant statiquement assigné par la structure hiérarchique. Dans le premier type de processus (la génération des savoirs abstraits particuliers), on passe du niveau 3 au niveau 1, pour atteindre le niveau 2. Dans le second type, le mouvement s’effectue des niveaux 2 ou 3, aux circonstances aléatoires, vers le niveau 1. Ces enjambements de niveau donne une priorité toute « constructiviste » (par opposition à « empiriste ») aux catégories abstraites sur les catégories plus concrètes. Ce qui n’empêche pas le concret de tenir une fonction essentielle dans la création du savoir abstrait. Ce qu’ils interdisent, c’est un empirisme positiviste plaçant la première priorité dans des réalités externes au savoir lui-même. À l’aphorisme linéaire traditionnel : « Rien dans l’intellect qui ne soit d’abord dans les sens », ils entendent substituer un processus récursif : « Rien dans l’intelligence qui ne soit d’abord dans les sens ; mais également, rien dans les sens qui ne soit appelé à agir dans l’intelligence sans correspondre, au moins partiellement, au contenu de cette intelligence, inné ou acquis. » L’une et l’autre de ces figures laissent entier le problème de l’origine radicale des idées. Réfléchir sur ces questions aujourd’hui suppose, a priori, que seront renvoyées dos à dos des formes exclusives d’idéalisme et d’empirisme. De la même manière, notre époque ne peut accorder grand crédit à des discours radicalement « généticistes » ou « environnementalistes » même si le débat continuera longtemps, sinon toujours, sur la part à accorder à l’hérédité et au milieu pour rendre compte de l’ontogénèse. Troisième figure. Les savoirs abstraits particuliers (niveau 2) et les savoirs concrets (niveau 1) sont reliés par des cycles récursifs, nombreux à la limite, au cours desquels les uns et les autres s’intertransforment. De tels processus trouvent leurs limites dans trois facteurs complémentaires : 1) les éléments du savoir abstrait particulier recèlent des virtualités moindres que ceux du savoir abstrait général ; 2) un nombre restreint de circonstances aléatoires servent de référents à ces savoirs ; 3) le praticien doit faire cesser un
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processus récursif vraisemblablement très long et se contenter, pour des impératifs utilitaires, d’approximations satisfaisantes, selon son jugement et celui du système client, même si une optimisation beaucoup plus poussée est souvent imaginable. Parler, comme ci-dessus, d’intertransformation signifie que l’échange bilatéral entre le savoir abstrait particulier et les circonstances aléatoires ne produit pas nécessairement du premier coup une perception claire. Il faut parfois plusieurs touches successives avant que le percept ne se précise vraiment. Réciproquement, la forme même de l’élément abstrait se voit, par le jeu progressif d’un tel échange, complétée par de nouvelles nuances, celles révélées au contact des circonstances pratiques. Quatrième figure. Cette dernière figure est cruciale pour le caractère écologique de la perspective épistémologique adoptée dans cet ouvrage. Les savoirs abstraits généraux (niveau 3) et les savoirs épistémologiques (niveau 4) ne s’atteignent, ni directement, ni rapidement, comme c’est le cas montré dans la troisième figure pour les savoirs abstraits particuliers (niveau 2). Leurs transformations supposent la médiation de mouvements plus longs à l’échelle de deux populations (les pratiques d’un praticien ; la collectivité des praticiens. La section 4 (page 93) « Le changement des savoirs abstraits par feedback de la pratique » nous permettra de pousser plus loin la démonstration à propos de ce double détour « populationnel ». Comme Gregory Bateson le fait pour la nontransmission par l’hérédité directe des traits individuels, deux ordres d’arguments seront alors exploités. Empiriquement, la lenteur dans la transformation des savoirs abstraits généraux et épistémologiques s’observe très facilement. À priori et en théorie, l’idée même de structures cognitives stables vole en éclats si les jeux du hasard (celui des états d’âme comme celui des circonstances externes) peuvent engendrer beaucoup de changements à très court terme à des niveaux très abstraits. La structure, c’est précisément ce qui dure plus longtemps et résiste au changement. Advenant que le praticien renonce à ses principes chaque fois que fluctue son humeur ou qu’un client fait la moue, l’attendrait alors une condition bien pire que celle du célèbre âne de Buridan en proie à une ambivalence mortelle devant l’alternative, boire ou manger d’abord. Son lot s’apparenterait, à vrai dire, à celui des plus démunis, tentés par ceci, attirés par cela, excités par cela encore, mais dont l’interminable lèche-vitrine n’aboutit jamais au moindre achat.
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Il faudra également, dans cette section 4, raffermir le lien évoqué, mais peu articulé jusqu’ici, entre deux formes distinctes et complémentaires de populations : toutes les pratiques d’un seul praticien et la collectivité entière des praticiens et des praticiennes. Alors seulement pourront être présentées à nouveau deux figures du rapport au savoir échappant en partie à la dynamique cognitive typique décrite jusqu’ici : le révolutionnaire, l’autodidacte. Un mot pour conclure ce développement. La description séparée des quatre figures donnée ci-dessus ne doit pas laisser croire qu’elles constituent des scénarios exclusifs mutuellement. Bien au contraire. La très forte majorité des trajets évolutifs du savoir spécialisé feront simultanément appel à plusieurs d’entre eux, sinon à tous. Dès que la transformation est induite par des circonstances externes liées à la pratique, le processus de la deuxième figure (les savoirs concrets sont engendrés par la rencontre des savoirs abstraits et des circonstances aléatoires) font forcément partie de tous les jeux. On peut imaginer des scénarios mixtes faisant appel à trois des quatre figures. Par contre, la troisième et la quatrième deviennent contradictoires dès qu’on accepte l’hypothèse que la transformation récursive des savoirs abstraits particuliers (niveau 2) n’obéit pas à la même logique que celle, longue et plus complexe, présidant à la transformation récursive des savoirs abstraits généraux et épistémologiques (niveaux 3 et 4). Le cadre théorique proposé dans ces pages décrit des sous-sous-systèmes de savoir spécialisé considérés comme des touts. Cela explique le caractère plus synthétique et la perspective temporelle généralement plus longue des propos qui vont suivre, comparativement au genre plus analytique et au cadre temporel à plus court terme de ceux tenus précédemment et portant sur quatre types de processus entre les niveaux du savoir spécialisé. Ici, encore, le temps fait figure d’axe organisateur principal, puisqu’il s’agit de décrire des trajets évolutifs. À son propos, deux assertions, au départ, ont statut de postulats. Les sous-soussystèmes de savoir spécialisé évoluent tout au cours de carrières individuelles souvent longues et pendant une histoire collective qui remonte loin dans le temps. Dans les deux cas, les trajets évolutifs prennent la forme de processus stochastiques. Même si la problématique de l’évolution revêt autant d’intérêt et de pertinence pour les formes collectives, ce sont les formes individuelles de savoir spécialisé qui accaparent presque toute
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l’attention jusqu’à la fin de cette sous-section 2.2. « Esquisse d’un cadre théorique ». Ce déplacement d’accent dispense de donner des précisions empiriques, aussi intuitives et impressionnistes fussent-elles, concernant l’histoire intellectuelle de la psychosociologie moderne et des nombreux sousensembles de références correspondant à des époques, à des régions surspécialisées et à maintes participations à d’autres traditions (psychanalyse, théorie des systèmes, sociologies diverses, en particulier, marxistes, théories humanistes de la personnalité, positivisme logique, pragmatisme, etc.). Il permettra, par un recours à des cas strictement biographiques d’évolution du savoir spécialisé, d’uniformiser les exemples pour augmenter leur saillance, en les tirant tous d’un même scénario type d’évolution du savoir spécialisé : la carrière active d’un psychosociologue, d’un psychologue organisationnel, d’un leadergestionnaire titulaire d’un M.B.A. ou d’un intervenant communautaire diplômé en travail social ou en psychosociologie. Pour arriver à cerner d’éventuelles étapes à l’intérieur d’une même séquence temporelle, il faut d’abord indiquer clairement un commencement et une fin. En matière de savoir spécialisé, la fin, c’est la mort. La retraite (anticipée, dès 50 ans parfois, ou retardée, à l’occasion, au-delà du 65 ans coutumier ou réglementaire) met un terme, presque complètement, à la pratique du métier. (Sauf pour des interventions ponctuelles ou informelles.) Mais le praticien ou la praticienne poursuivra jusqu’à sa mort l’intégration de son savoir spécialisé. Il ou elle réfléchira, peut-être sur le mode du bilan rétrospectif, à plusieurs aspects de ce savoir. À moins d’avoir détesté son métier, les grandes questions et les centres d’intérêt théoriques qui ont animé jusque-là sa pratique demeureront des présences significatives dans la vie de l’immense majorité des retraités. Que la mort soit le terme d’un trajet de savoir spécialisé individuel paraît établi. On peut également, sans trop d’arbitraire, décider du point de départ de toutes les carrières, en le plaçant quelque part à la fin des études préparant à l’admission à l’université à la fin des études collégiales17, en première année d’un des programmes universitaires pertinents. L’un ou l’autre des cours du profil des « sciences humaines », souvent un cours-atelier en relations humaines selon le témoignage des postulants et postulantes rencontrés en entrevue de sélection, sera l’occasion d’une toute
17. Études se déroulant dans les collèges au Canada et dans les lycées en France comme à peu près partout en francophonie.
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première cartographie où le savoir spécialisé (par exemple, la psychosociologie) sera esquissé en même temps que plusieurs autres éléments du triple contexte professionnel, scientifique et universitaire. La partition en étapes d’un trajet type, des études universitaires à la retraite, pourrait varier selon un nombre limité de logiques, mais il n’en existe pas une seule forme, évidente ou conventionnellement admise. La fin des études et l’entrée sur le marché du travail, et symétriquement, la retraite, se détachent clairement comme des marqueurs d’étapes, jusqu’ici, au nombre de quatre : 1) début des études ; 2) entrée sur le marché du travail ; 3) retraite ; 4) mort. Les descriptions vraiment cruciales concernent les trois premières étapes. Quelles sous-étapes jalonnent le temps des trajets personnels, du choix vocationnel à la retraite ? À propos du savoir spécialisé en particulier, et non pour d’autres aspects de la socialisation et de la formation, une recherche empirique sur un échantillon relativement grand livrerait des marqueurs d’étapes types18. En son absence, l’intuition décèle six étapes types : la confusion initiale, le début d’une synthèse personnelle, l’épreuve de la pratique, la prise en charge personnelle, l’autorenouvellement et la fin de la carrière. Les transformations graduelles du trajet commun suggéré par de telles étapes appartiennent à l’histoire collective. À notre époque, par exemple, la confusion initiale semble plus vive et dure plus longtemps qu’auparavant. Les étudiants accèdent plus jeunes à l’université et les programmes comportent plus de diversité interne. De plus en plus, l’étape de l’autorenouvellement sera cruciale : les cycles historiques de prévalence d’un savoir spécialisé donné sont de plus en plus courts, la mobilité interdisciplinaire et le recyclage, très répandus. À l’idée de marqueurs d’étapes communs s’ajoute celle de marqueurs d’étapes individuels. Évidemment, les trajets du savoir spécialisé individuel ont une forme stochastique dont les caractéristiques, idiosyncratiques, ressemblent à celles d’une signature. Les étudiants n’arrivent pas tous et toutes en première année directement du collège. Certains quittent pour de bon après le premier mois, d’autres finissent froidement un baccalauréat étant déjà
18. Représentant des points de repère communs à tous les trajets.
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convaincus que ce n’est pas le bon, compte tenu des préférences qu’ont révélées, par la négative, des années d’études aussi patientes que frustrantes. D’autres, encore, croient depuis le début avoir trouvé leur place et les circonstances aléatoires ne viendront que confirmer et préciser une trame claire, se prêtant mieux aux prévisions que celle de collègues plus ambivalents, que leur propre indécision tient plus occupés que leurs travaux universitaires. Le nombre des trajets évolutifs individuels (à raison d’un trajet par membre), même en tenant compte de la totalité des praticiens concernés, représente une quantité limitée. Le nombre de variations (chaque trajet pouvant varier de tout autre équivalent relativement à de très nombreux aspects) risque, lui, d’être plus imposant, étant donné les jeux de l’émergence et de l’occurrence de nombreuses circonstances aléatoires significatives, de genres différents, nombreux également. Parmi d’autres, dont nous ne ferons pas ici l’inventaire, les variables suivantes interviennent dans la description des trajets individuels (sur le plan du savoir, entre autres choses) : la quantité changeante des éléments dans le temps ; les variations entropiques et néguentropiques au cours du trajet ; le rythme des transformations (graduelles ou brusques, rapides ou lentes) ; le degré de personnalisation, d’auto-appropriation du savoir par l’individu ; le degré de différenciation des éléments et des configurations ; la cohérence ; la stratégie d’ouverture et de fermeture ; les virtualités explicites ou latentes de la matrice du savoir spécialisé ; les virtualités liées aux circonstances aléatoires dans l’environnement19 (dont la matrice est extrêmement difficile à circonscrire). Sans être infinie, cette quantité doit être considérable (en raison des effets multiplicateurs émergeant des interactions entre plusieurs variables). Du strict point de vue du savoir spécialisé, situé à l’intérieur des trois étapes de la séquence (le début des études universitaires ; l’entrée sur le marché du travail, la retraite) se déroule un trajet dont on sait, par ailleurs, qu’il pourrait contenir des « phases » selon une autre logique : « confusion » « synthèse personnelle » « épreuve de la pratique », « auto-appropriation », « autorenouvellement ». Il est évident que tous les savoirs spécialisés individuels augmentent
19. Le « tout » de l’environnement doit être opérationnalisé sous la forme d’une mosaïque de sousenvironnements pertinents, compte tenu du sous-système focal et de son projet.
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quantitativement du début des études universitaires à la retraite. Les trajets d’accroissement (ou de décroissance) impliquent des quantités très variables d’éléments. Le rythme de l’accroissement (comme de l’inverse) est fort variable : selon les trajets individuels, selon les phases (on lit plus à l’université, mais on apprend autrement dans la pratique) ; on réfléchit encore beaucoup à la retraite, mais on produit probablement moins de savoir, quantitativement). Selon les perspectives de l’histoire collective et moments marquants d’une époque (les crises sociétales contraignent les personnes et les groupes à un rythme rapide de production de nouveaux savoirs spécialisés, à tous les niveaux). À l’intérieur du trajet type choisi (entrée à l’université, collation des grades, entrée sur le marché du travail, retraite) se déroule un processus de développement du savoir spécialisé comportant ses propres phases, correspondant parfois à celles du trajet type (confusion, synthèse, épreuve de la pratique, auto-appropriation, autorenouvellement). À son tour, le processus de développement se prête à une typologie plus fine (dont la mise en place gagnerait à s’appuyer sur des données empiriques moins impressionnistes) d’étapes communes de développement : 1. Confusion hyperactive ; 2. Confusion passive ; 3. Choix et rejets personnels ; 4. Organisation et recherche d’une synthèse ; S. Recherche d’emploi ; 6. Épreuve de la pratique, etc. À un cran plus bas dans l’échelle de l’abstraction, et se prêtant à des analyses qualitatives assez anecdotiques, se situe la partition en étapes beaucoup plus idiosyncratiques. C’est là surtout, mais non exclusivement, que le hasard fait son œuvre. Exemples : Mario n’a pas appris grand-chose en première année. Son père est mort en février après une longue et très souffrante agonie. Azura se sent mieux depuis qu’elle a choisi l’action communautaire, en dépit de la baisse substantielle de l’investissement de l’État dans le secteur. Jocelyn est content de son rapport de stage. Il vient de comprendre pourquoi il préfère la formation à la consolidation d’équipe. Florence travaille dans une entreprise dont les pratiques de changement sont assez différentes de ce qu’elle a appris à l’université. Elle ira en formation intensive en Angleterre, dès cet été. Ahmed en a soupé de toujours proposer des enquêtes-feedback. Il s’achète un ouvrage sur les diagnostics organisationnels à la foire de livres du congrès annuel de l’Association des psychosociologues. À ce niveau biographique, la partition d’une carrière en étapes obéit à une logique et vise une cohérence, surtout individuelle.
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Des phases quantitatives, dégagées a posteriori des observations empiriques, non pas pour constituer idiographiquement des cas singuliers, mais pour ajouter des cadrages communs aux itinéraires individuels, apparaîtraient sans doute liées à l’intensité du rythme des acquisitions et de la production personnelle. Ces fluctuations seraient associées aux étapes du programme d’études (remise des travaux, échéance du mémoire, etc.), fluctuations également selon que les circonstances, internes ou externes, exigent ou se prêtent à une production intensive du savoir, à une transformation rapide des éléments et des configurations. Toute carrière est faite d’un mélange de production intense et de moments de stabilité ; elle est marquée souvent aussi par des moments de perte importante, car savoir, c’est aussi infirmer des hypothèses, revoir, rejeter ; parfois des mutations profondes sont précédées de crises brusques ou longues, explosives ou larvées. Il ne peut être déduit de ce qui précède que tous les individus poursuivant des trajets de savoir spécialisé se ressemblent suffisamment à d’autres égards (talents, ambitions, éthique) pour que s’élabore commodément la classe type, un méta-trajet unique, celui poursuivi par tous les étudiants sortants des programmes pertinents depuis leur mise en place. Il s’agit plutôt d’une soustypologie a posteriori : un nombre indéterminé de classes (2, 3, 4) dégagées de la description. On y trouverait des trajets plus réguliers, d’autres en dents de scie ; dormants, lents, effervescents, etc. Les trajets n’ont pas tous un nombre égal d’étapes, de 2 à n. En outre, les marqueurs collectifs ne sont pas les seuls, et ils sont inégalement pertinents à l’échelle de telle carrière singulière. Le jeu de modifier les niveaux d’analyse, comme celui auquel nous nous adonnons depuis quelques pages, s’arrête sur un dernier qui, lui, possède sa propre logique. Les individus organisent stochastiquement leur cohérence cognitive personnelle. Ils s’approprient le savoir spécialisé : leur production introduit créativement plusieurs nouvelles formes, maintes configurations originales, quantité de nouvelles nuances. La mise au point séquentielle d’une longueur d’onde propre (l’« eigenbehavior » des cybernéticiens, soit le comportement « propre » d’une entité, thème organisateur récurrent d’une longue trajectoire) discrimine de plus en plus clairement entre aléas pertinents et bruit pur et simple, ce qui accélère la singularisation. La personnalisation du savoir a une double portée : quantitative, car les nuances « créées » ajoutent des éléments et
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configurations ; qualitative, par le chemin d’un trajet autre, intérieur (abordé dans la section 5 (page 110) « L’approfondissement du savoir comme trajet intérieur »). Les injonctions, parfois réciproques, parfois antagonistes, faites au soussous-système du savoir spécialisé, de s’ouvrir ou de se fermer, plus ou moins, plus ou moins vite, et de façon plus ou moins poreuse ou étanche, expriment autant la cohérence (voulue ou de fait) des praticiens et des praticiennes que des circonstances aléatoires internes et externes d’une très grande diversité (montées et baisses des modes, besoins sociaux émergents, transformations structurelles des sociétés, phénomènes naturels, etc.). C’est précisément les très nombreux éléments de savoir utilisés et produits par les praticiens qui sont au centre de la démarche empruntée dans cet ouvrage. Une dernière logique de développement, surtout sous-entendue dans les propos précédents, correspond aux affirmations théoriques relatives aux trajets individuels du savoir spécialisé, et générées à partir du modèle écologique des relations entre savoir et pratique. La théorie élaborée jusqu’ici serait confortée, si l’on ne retrouvait dans les trajets individuels que les étapes envisagées par l’ordonnancement temporel des processus de quatre types (niveaux) logiques abondamment décrits dans cet ouvrage : 1) mise en place des savoirs abstraits généraux et spécialisés ; 2) génération de plusieurs éléments et configurations de savoirs abstraits particuliers, y compris par différenciation et infirmation d’éléments abstraits particuliers déjà en place ; 3) confirmation et maintien, évolution lente et révolution brusque ; 4) bilan, legs, mort. Les deux premières étapes incluent un processus rapide de généralisation de savoirs abstraits ; les deux dernières expriment des transformations plus lentes : les savoirs les plus abstraits ne se transforment que par au moins une généralisation empirique (l’inférence d’une tendance dégagée d’une longue séquence de pratiques pertinentes). Dans la plupart des cas, l’extrapolation, rétrospectivement et prospectivement, n’est pas faite par un seul praticien en son for intérieur. Une majorité sera encline à moduler de telles ré-élaborations par référence aux options d’un nombre variable d’autruis significatifs (collègues, formateurs et formatrices, clients). La mise en valeur et le déclin d’un contenu de savoir (peu importe son niveau et sa grandeur) tiennent à la conjugaison constante de deux ordres de choix et de justifications : individuelles et collectives.
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Certains individus, tels les révolutionnaires et les autodidactes, pratiquent leur savoir de manière à minimiser les références à autrui : mais la majorité des praticiens et praticiennes observent de l’œil gauche leur comportement propre, du droit, diverses tendances normatives dont le devenir émergent est souvent déroutant, parfois réconfortant. Une double dynamique juxtapose toujours deux ordres de processus : 1) la production rapide et l’intégration à court terme ; 2) la production lente, l’autocritique, le changement et l’intégration à long terme. Comme supposé d’un paradigme écologique, les transformations premières doivent autant aux virtualités portées par l’environnement qu’à celles, implicites, du savoir lui-même ; les transformations secondes ont cours à des niveaux logiques plus abstraits, dont le temps de réponse est plus lent. Ce qui résulte de ce tandem interniveaux est forcément un processus stochastique où les hasards, internes et externes, marquent les formes trajectives au moins autant que les a priori intentionnels fort réels dans la pratique du changement planifié ou de pratiques analogues sur le plan de tentatives pour rationaliser l’action, explicitement. La fonction séminale des premiers savoirs abstraits généraux et épistémologiques (au point d’en faire un noyau dur protégé contre de trop fortes fluctuations externes) est, elle-même, purement épistémologique et n’a rien pour confirmer une didactique intellectualiste qui se cantonne trop longtemps, et trop exclusivement surtout, dans la diffusion d’un très grand nombre de savoirs abstraits généraux et épistémologiques sans en montrer les référents empiriques ; et pis encore, sans prendre les mesures pour favoriser l’auto-appropriation chez l’apprenant d’une articulation continuelle entre théorie et pratique (constatations et déterminations à agir, inclusivement). Même dans le cadre d’une pédagogie active utilisant l’action concrète de l’apprenant comme source des apprentissages théoriques (laboratoires, stages d’application, etc.), même des idées les plus abstraites, une part majoritaire de l’activité différenciera surtout des savoirs abstraits particuliers. La différence tient au fait que la pédagogie active alterne rapidement l’énonciation abstraite et l’exploitation des référents concrets, là où une pédagogie hétéronome renvoie la concrétude à la fonction de réservoir à exemples, en multipliant les contenus diffusés et les classes différentes de savoirs les contenant (théories, disciplines, écoles rivales, etc.).
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Partie 3
À chaque étape « commune » du trajet type (arrivée à l’université, collation des grades, entrée sur le marché du travail, retraite) seule une histoire de vie (ou une autre technique de reconstruction historiographique) est en mesure de cerner (a posteriori) les marqueurs idiosyncratiques d’un trajet strictement original. Pistes méthodologiques Ce dernier propos conduit tout naturellement à quelques pistes méthodologiques pour clore cette longue sous-section. Les pratiques « généralisantes » (nomothétiques) et « particularisantes » (idiographiques) sont nécessaires l’une à l’autre : l’inférence généralisante se produit au terme d’un processus d’observation de cas particuliers. L’observation des cas particuliers est facilitée par les connaissances acquises (certaines lois, un vocabulaire pertinent, etc.) déjà à la disposition d’éventuelles observations, sauf dans les cas où des idées préconçues introduisent des biais excessifs et inflexibles dans le processus stochastique des échanges entre percepts et catégories mentales. Le Gregory Bateson du fameux aphorisme « Deux cartes valent mieux qu’une » serait sans doute ravi de voir jusqu’à quel point sont maintenant répandues les méthodes d’observation des phénomènes à double ou à triple prise de données. Très souvent, il est préférable d’utiliser simultanément deux méthodes comparables (par exemple, une enquête papier-crayon complétée d’entrevues semi-dirigées avec un pourcentage de recouvrement entre l’aire investiguée par le questionnaire et celle de l’entrevue) que de rechercher la perfection dans chaque approche (le questionnaire plutôt long et très nuancé soumis à un grand échantillon ou une longue séquence d’entrevues très poussées avec un nombre limité de répondants). Une manière originale de professer le « deux cartes valent mieux qu’une », consiste à croiser les résultats d’une méthode par autorapportage et d’une autre, par observation externe. Exemple : La description subjective des symptômes complète des mesures objectives (par exemple, variations de la tension artérielle). Ou, inversement, la validité des descriptions subjectives est accrue par le relevé de fortes corrélations avec un ou des indicateurs plus ou moins objectifs. Exemple : Les répondants 39 et 72 obtiennent des résultats très élevés à l’échelle de stress et font partie du sous-groupe des 27 sujets ayant un taux élevé de lipides dans le sang.
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En outre, il est possible d’adopter deux points de vue, structurel et fonctionnel, pour pratiquer une séquence d’observations visant à produire une double série de cartes de T1 à Tn. L’évolution de la structure se saisit, d’abord, dans la séquence des transformations de celle-ci : le point de vue structural doit primer en quelque sorte. Deux raisons plaident en faveur de l’alternance des descriptions fonctionnelles et des descriptions structurales. À chaque brisure significative dans le trajet formel (entre Tx et Ty), l’explication proposée par l’interprète évoquera des forces externes ou internes dont les interactions, réglées ou émergentes, révéleront un processus dont la structure à Tx est justement le produit. Plus profondément, l’observation atteint plus aisément et plus sûrement la logique immanente, à l’œuvre dans un trajet donné, à partir d’informations sur son fonctionnement. La compréhension et la prévision reposent beaucoup sur l’induction de cette logique immanente. En matière de prévision, l’observation doit, de plus, tenir compte des classes de différences dans l’environnement d’où viendraient les hasards pertinents, eux qui représentent la seconde roue de tout chariot stochastique, la première étant une forme quelconque d’intentionnalité sélective. Plus la lecture fonctionnelle à T1 et T2 utilise diverses informations, plus intelligible semblera tout changement structural de T1 à T2. À Tx, ayant induit la logique immanente du trajet et les logiques immanentes des différences environnementales les plus éloquentes, l’interprète peut en inférer la forme générale et prédire, avec une marge d’erreurs variant selon les genres de trajets, la forme de la suite du trajet, avec des degrés de précision inversement proportionnels à la perspective temporelle, à court, moyen ou long terme. La sociométrie classique comporte à chaque carte (T1 à Tn) des informations structurales (dispositions spatiales des éléments et configurations) et fonctionnelles (intensité des choix et rejets, quantité des choix et rejets exprimés, réciprocité). Les configurations à T1, de même que leurs différences entre T1 et T2 (ou Tx et Ty) s’interprètent principalement à la lumière d’informations fonctionnelles colligées par le questionnaire sociométrique. Bon nombre d’informations qualitatives (connues du système client ou observées par l’intervenant externe) donnent très souvent un contexte fonctionnel plus riche aux données structurales, statiques, de même qu’aux trajets de leurs transformations.
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Partie 3
Les cas individuels et collectifs de sous-sous-systèmes de savoir spécialisé risquent d’entraîner un choix de procédures et de techniques très différentes : l’histoire et la biographie, sans être étrangères l’une à l’autre, n’ont pas de répertoires identiques d’instruments et d’opérations méthodologiques. Comme nous l’avons mentionné plus haut, la présente recherche concerne principalement l’étude de cas individuels. Il est impossible de dresser exactement et exhaustivement la carte des éléments et configurations constituant le sous-soussystème de savoir spécialisé d’un individu x. Des cartes simplifiées, pourvu qu’elles révèlent l’équation cognitive de l’individu x à T1 dans des termes utilisables pour décrire cet individu x à T2 et un individu y à T1, parviennent à systématiser minimalement deux ordres de différences nécessairement inhérentes à l’étude longitudinale des sous-sous-systèmes de savoir spécialisé : 1) les différences de T1 à Tn entre x « cartes » successives tirées sur le « territoire phénomal » et correspondant à plusieurs moments d’un même processus individuel ; 2) les différences entre le trajet de l’individu x et celui de l’individu y. 3.
Les perceptions comme boucles récursives et processus stochastiques
Les transformations du savoir spécialisé ont des formes stochastiques dès que des différences aléatoires liées à la pratique surgissent dans l’environnement interne ou externe des praticiens et praticiennes pour y être soumis à un processus de sélection. Quand la pratique n’est pas en cause, les transformations proviennent de communications directes entre les éléments et configurations au sein du sous-sous-système du savoir spécialisé ou entre ceux-ci et une multitude de sous-systèmes dans divers environnements pertinents, ceux dont le soussystème humain focal, individu ou collectivité, connaît minimalement le code. C’est donc de quatre manières complémentaires, toutes stochastiques, que transigent le savoir spécialisé et la pratique. La première concerne tout le savoir spécialisé à la fois : c’est celle dont il vient tout juste d’être question dans la section précédente « Le savoir spécialisé comme processus stochastique unitaire ». Les deuxième et troisième manières font intervenir les savoirs abstraits, particuliers (pour la deuxième), généraux et épistémologiques (pour la troisième) ; elles occupent la section 4 (page 93) « Le changement des savoirs abstraits par feedback de la pratique ». Dans les figures
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qui suivent, nous décrivons la quatrième manière, soit le processus stochastique par lequel les savoirs concrets (niveau 1), et notamment les perceptions, sont formées et transformées. En plus de la perception, trois autres processus cognitifs appartiennent au savoir concret : la sensation, l’observation et la mémoire. L’observation introduit une stratégie délibérée dans la perception qui fait que la science prétend produire des perceptions plus exactes que le fonctionnement cognitif naturel spontané. La sensation présente moins d’intérêt dans le cadre du présent travail : dès que l’attention consciente et la réflexion entrent en action, il devient difficile de la distinguer de la perception. Pour un sous-système humain, les sensations pures n’existent probablement pas à l’état de veille : vouloir les discriminer c’est, selon toute probabilité, construire une perception, soit « telle sensation pure », dont deux traits interviennent a priori dans le processus : 1) une modalité sensorielle particulière (par exemple, une des formes connues des divers modes sensoriels comme le toucher de la pression ou du froid, le goût de l’amer, l’audition des sons graves, etc.) ; 2) un concept abstrait, telle la pureté. La mémoire participe à toutes les transformations du savoir spécialisé, peu importe à quels niveaux elles ont cours. C’est notamment elle qui fait en sorte que tous les percepts produits en temps réel, que toutes les sensations ressenties au présent, n’assaillent pas simultanément les circuits nombreux, mais limités, au service desquels se déroulent de très nombreuses transformations cognitives. Si le sous-système humain doit faire un tri, les sensations et les images non traitées dans l’immédiat sont en quelque sorte mises en réserve. Parmi elles, certaines se dégradent vite, d’autres conservent leur vivacité toute une vie durant. Le mécanisme du rappel, de la mémoire à la conscience contemporaine, en temps réel, peut jouer à très court terme : si des images simultanées doivent être mises en séquence en vue d’être traitées abstraitement (sauf pour l’intuition, capable elle, de faire du sens même à partir de mosaïques synchroniques assez disparates), certaines bénéficient d’un temps de latence très court. D’autres, vouées à des latences plus longues, connaîtront l’un ou l’autre des trois sorts suivants : 1) une évocation éventuelle où elles n’auront rien perdu de leur netteté. Exemple : « Je me rappelle de ce sociodrame chez Vali et Fils, en 1959, comme si c’était hier ! » 2) une dégradation qualitative ou une perte quantitative, ou les deux à la
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Partie 3
fois ; 3) l’oubli complet. L’entropie fait mourir l’information, autant que l’énergie ! Tout processus stochastique s’inscrit à trois niveaux. Dans le cas de la perception, en plus du niveau 1, où se manifestent un premier percept ou une séquence de transformations de n percepts consécutifs, interviennent les circonstances aléatoires de la pratique, en même temps que des savoirs abstraits des trois autres niveaux, dont certains épistémologiques assurant, entre autres choses, la fonction cruciale de la sélection. À chaque moment du processus de la perception, peu importe l’envergure de l’objet, tous les éléments du savoir abstrait spécialisé (des niveaux 2, 3 ou 4) peuvent intervenir dans les transactions cognitives à l’origine des percepts. L’ordonnancement de telles interventions, comme nous l’avons déjà mentionné, ne reproduit pas nécessairement l’ordre inhérent à la hiérarchie statique. La description des processus stochastiques l’un à la fois (le savoir spécialisé en entier à 3.3, les perceptions en 3.4, les savoirs abstraits en 3.5.) ne doit pas laisser l’impression qu’il s’agit de fonctionnements dissociés ou consécutifs. C’est probablement l’inverse qui est vrai. Dès que la pratique intervient, les quatre niveaux du savoir spécialisé, de même que le sous-sous-système en entier, entrent simultanément dans plusieurs transformations concomitantes, dont le rythme et l’échéance varient beaucoup du fait de l’émergence venant, ici comme ailleurs, compliquer tous les jeux. Les savoirs les plus abstraits se transforment plus lentement. Même les savoirs concrets n’ont pas tous la même fluidité : certains percepts, surinvestis sur le plan de la motivation, ont parfois la vie dure et résistent farouchement à toute nouvelle information. Par ailleurs, si les percepts sont formés et transformés par l’interaction entre les savoirs abstraits et les circonstances aléatoires, réciproquement, les savoirs abstraits se transforment à l’occasion de telles transactions. Les mêmes cycles récursifs affinent les percepts, en les ajustant aux circonstances aléatoires et, du même coup, différencient les savoirs abstraits. Parmi ces derniers, les savoirs généraux et épistémologiques ne se transforment qu’au terme de tendances à l’échelle de deux populations reliées l’une à l’autre (toutes les pratiques d’un praticien et la collectivité des praticiens et praticiennes œuvrant dans un domaine donné).
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Chaque percept est un tout. Même ses subdivisions internes les plus fines sont à la fois des « touts » et des « parties ». L’observation peut découper les « choses », dans l’environnement, en une pléiade de « choses » plus petites qui, à la fois, se présentent à la perception comme des touts et des parties au sein de « touts » plus grands. Si l’aphorisme « Le tout est plus que la somme des parties », signifie vraiment quelque chose, c’est précisément ici qu’il trouve son foyer de convenance optimale, lui qui est apparu à Berlin dans les années 1920-1930, dans les laboratoires de la « gestalt », de ses études expérimentales sur la perception (Koffka, Khoeler, Wertheimer). La logique selon laquelle des perceptions plus petites s’agglomèrent à d’autres plus grandes ne ressemble pas à l’arithmétique. Si l’observation peut dissocier d’infimes éléments d’objets plus grands, dont ils sont en quelque sorte les détails, il ne faut pas en conclure pour autant que les derniers représentent la somme pure et simple des premiers20. Un détail traité comme un tout prend la forme d’un percept fort différent de celui qui correspond à ce même détail situé dans un tout de plus grande envergure. Exemple : Les tendances autoritaires du chef appartiennent à deux « touts » complémentaires : sa personnalité et la dynamique du groupe sous sa gouverne. Comme d’ailleurs le passage plus primitif, mais non nécessairement antécédent, des caractéristiques physiques des « choses » dans l’environnement aux sensations. Qui dit interface dit code. Ainsi, les différences dans l’environnement existent dans les sens par l’intermédiaire des codes de la sensation ; le froid qui excite les terminaisons nerveuses est prêté à un objet externe. Exemple : « Cette salle Maisonneuve est un véritable "frigidaire" ! Claude Coma se promet de demander à la direction de l’hôtel de faire changer son groupe de salle dès la prochaine séance, à 19 h ! » Ce percept complexe « la salle Maisonneuve est un "frigidaire" » suppose un second niveau de codage, de type logique plus abstrait que le codage sensoriel. Ce qui existe dans l’esprit, ce n’est ni les composantes (froid, espace) ni l’ensemble (salle, participants, chauffage) envisagés comme des répliques réalistes, mais des versions codées (des angles, des ondes, des synchronismes et des délais synaptiques, etc.). 20. Les parties ne sont ni des atomes, ni des miniatures de ce tout : elles sont des entités semiautonomes, elles aussi des « touts » et participant à « n touts ».
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Partie 3
La perception (comme les processus cognitifs plus abstraits) peut s’aborder de deux manières complémentaires, selon qu’on met en évidence le produit (tel percept, telle série de percepts) ou le processus de la perception. À Tl, le percept X ; à T2 le processus perceptif 1 ; à T3, le percept Y ; à T4, le processus perceptif 2, etc. jusqu’au percept N et au processus N. La plupart des processus perceptifs sont probablement à la fois récursifs et stochastiques. Il ne faut cependant pas exclure a priori le cas de perceptions instantanées, sans ajustements par le fait de 1, 2, 3, n cycles récursifs, où le percept, produit par la rencontre d’éléments abstraits et de circonstances aléatoires, s’avère plutôt une série de percepts consécutifs dont le dernier produit pourra rester stable, soit que les circonstances ne changent plus ou que la personne cesse de s’informer ; certains percepts, pour des motifs d’autodéfense inconsciente ou par tactique délibérée (il faut bien arrêter la fluidité perceptuelle si l’on veut agir) deviendront des entités fixes, pour le meilleur et pour le pire. C’est presque toujours l’inattention (adaptative, très souvent) qui crée l’illusion de substances stables, tant sur le plan physique que social. La force d’inertie de certaines images, tirée de la mémoire et conjuguée à une certaine inattention sélective plus ou moins délibérée, nous entraîne souvent à fonctionner sur le mode de la reconnaissance immédiate de formes déjà là, sans travail récursif, sorte de pattern recognition fortement stéréotypé. Exemple : Auguste Chardon n’a pas changé. Pamela Smith, conseillère externe à la Division des plaintes du ministère de l’Industrie et du Commerce, reconnaît chez son vieux copain, directeur de la division, l’un de ses tics les plus ancrés. Il commence toujours par exprimer son accord avec tout ce qu’a proposé la personne qui a parlé juste avant lui, pour ensuite démolir un à un ses arguments. Très souvent, cependant, surtout dans des situations nouvelles pour les praticiens, la mise en place d’un percept « stable » supposera une séquence, éventuellement longue, de cycles récursifs de telle manière que le percept prétendu stable sera le produit stochastique d’une série de n percepts conjuguant des circonstances aléatoires, que l’observation ne peut inclure en une seule de ses centrations, et des catégories abstraites qui, d’une part, subiront, par feedback, diverses transformations (rapides pour les savoirs abstraits particuliers, lentes et par le jeu de tendances « populationnelles » pour les savoirs généraux ou épistémologiques).
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Exemple : Pamela Smith se retrouve, les 11 et 12 mai 1995, à la Direction des plaintes, pour la session annuelle de formation. Cette année, on aborde l’épineuse question de l’approche-client en matière de plaintes relatives à des transactions jugées irrégulières par l’une des parties contractantes. Pamela se sent un peu triste, nostalgique à vrai dire ! On a proposé à Auguste Chardon, son client des 11 dernières années, de prendre sa retraite anticipée pour laisser place à des effectifs plus jeunes. Il s’est empressé d’accepter. À leur lunch d’adieu, Auguste a confié à Pamela qu’il partait sans regrets : il ira passer trois mois au Japon avec sa femme Line (que Pamela a déjà rencontrée dans une réception, au ministère de l’Industrie et du Commerce et qu’elle avait trouvée très sympathique et, surtout, tellement bien appariée à Auguste !). Après le lunch, Auguste ramène Pamela au Ministère pour lui faire connaître son remplaçant, le nouveau directeur de la Direction des plaintes, Gilles Legault, un jeune classe V de 32 ans, diplômé de l’École nationale d’administration publique. Premier contact chaleureux : Legault est tout sourire. Auguste Chardon avait préalablement proposé à son successeur de garder Pamela comme conseillère et de lui confier la session de mars sur l’approcheclient. Voilà maintenant Pamela qui anime la mise en commun après le premier exercice où chacun des participants doit faire part de ses cinq dernières plaintes en présentant, pour chaque cas, la chaîne des fournisseurs et des clients. Comparativement à son prédécesseur Auguste Chardon, le nouveau directeur intervient très peu, écoute beaucoup. Et toujours ce grand sourire ! Comme à leur première rencontre, au bureau de Chardon, Pamela est séduite par le charme de Gilles Legault. Elle a toujours adoré faire des observations fines à partir d’indices non verbaux, alors même si le nouveau directeur parle peu, elle reste très attentive à son comportement non verbal : il faut qu’elle apprenne à décoder correctement cette nouvelle figure centrale dans la Direction des plaintes, qui demeure l’une de ses plus importantes organisations clientes. Elle se rend vite compte que Gilles Legault possède plusieurs sourires dans son répertoire. Parfois, la bouche se ferme sur les dents, les lèvres continuent de sourire, les commissures pointées vers le haut, alors que les yeux s’éteignent ! Que veut dire cette variété de sourires ? Déception, agacement, réprobation légère ? À d’autres moments, les dents réapparaissent, le regard s’illumine, des fossettes de chérubin viennent animer des joues presque imberbes ! C’est le
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Partie 3
Gilles Legault enjoué et chaleureux. Ou peut-être aussi, le beau garçon un peu séducteur. Quand Antoine Legris et Marco Saïd y allèrent de leur diatribe contre le Ministère, un regard très dur, froid et pénétrant donna à Legault un air très sévère, alors que son sourire se faisait à peine perceptible. « Mais grands dieux ! Qui est Gilles Legault ? » se demanda Pamela Smith, soudain fort perplexe. « Si ce constant sourire servait surtout à cacher un homme à la fois timide et tyrannique ? Sourira-t-il toujours autant quand il sera bien installé dans sa chaise de directeur ? » Cette nuit-là, Pamela rêva. Gilles Legault, à la fin de la session, lui offrait des fleurs, de superbes marguerites en pot. Au moment de les lui remettre au nom du groupe, le pot de céramique rouge se fracassait en mille miettes entre ses mains, comme un pare-brise sous le choc d’une collision frontale ! Quand vint le tour de table d’évaluation, pendant la dernière heure, (à 16 h le 12 mars 1995) de la session intensive, Gilles Legault fut le dernier à prendre la parole comme le font généralement les supérieurs hiérarchiques. Le sourire devint crispé, à peine perceptible. Il évita le regard de Pamela lorsqu’il dit d’une voix sourde : « Bien sûr, on apprend toujours quelque chose dans de telles sessions de formation. Par contre, je suis moins certain que mes collègues de la pertinence de l’approche-client pour un service public comme le nôtre. La loi nous fixe des balises assez rigides, et nous ne pouvons pas nous centrer sur les clients comme des vendeurs d’appareils électroménagers. » Tout à coup, Pamela se rappela le pot de céramique qui volait en éclats, le pare-brise en mille miettes ! Elle comprit ! Toutes les variations du sourire du directeur Legault avaient un dénominateur commun, une fonction principale : cacher d’immenses exigences et un besoin certain de tout contrôler. La perception de Pamela Smith évolue récursivement et stochastiquement, jusqu’à un percept qui risque de se stabiliser pour un assez long temps, surtout si Gilles Legault ne fait plus appel à elle comme conseillère, de nouvelles circonstances aléatoires ne pouvant plus alors réouvrir le trajet évolutif de sa perception du directeur de la Division des plaintes du ministère de l’Industrie et du Commerce. Mais il n’y a pas que la perception de Pamela Smith qui aura évolué pendant cet épisode d’interactions en temps réel. Les savoirs
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abstraits particuliers, à propos du sourire, de ses variations et de ses diverses fonctions se seront grandement différenciées. Quelque temps après la session, étendue près de la piscine de ses amis les Guérin et sirotant un délicieux « gintonic », Pamela parviendra à formuler verbalement l’aspect le plus important du très intense malaise qu’elle avait ressenti à la fin de la dernière session à la Division des plaintes, il y a maintenant un mois. Faut-il, comme elle l’avait cru jusqu’ici, se fier autant à ses premières impressions ? Cette règle opérationnelle bien ancrée dans ses savoirs abstraits ne devra sûrement pas être abandonnée sans y penser à deux fois. Un doute vient de s’insinuer, et Pamela ne sait pas où il la mènera. Il faudra probablement encore beaucoup de temps, beaucoup d’interactions en temps réel dans plusieurs situations différentes avant que Pamela Smith, conseillère en développement organisationnel, ne prenne la véritable mesure du précepte en question. Dans ce métier où tout se déroule si vite, il faut devenir très sensible, très ouvert à son expérience et considérer, conséquemment, que ses toutes premières impressions sont généralement les bonnes. Quelques derniers commentaires sur la perspective de temps dans laquelle s’effectuent les trajets évolutifs de la perception. Les trajets en temps réel peuvent être continus ou discontinus. Ainsi, une session intensive de 10 jours favorise des trajets continus, là où un cycle de rencontres périodiques brèves (par exemple, 15 périodes de cours en 4 mois) fait alterner de courtes périodes d’interactions in vivo et de longues périodes sans contact entre le sujet et l’objet de son trajet perceptif. Enfin, les seules interactions en temps réel alimentent le processus de circonstances aléatoires tirées de l’environnement externe. Toutefois, la perception continue d’évoluer même en l’absence d’interactions. On ne sait trop pourquoi tel événement vécu dans un passé plus ou moins récent n’apporte que plus tard sa pleine contribution à la perception de personnes ou de situations avec lesquelles on n’est pas en contact direct au moment où se clarifient certaines images à leur sujet. 4.
Le changement des savoirs abstraits par feedback de la pratique
Concernant le changement du savoir spécialisé abstrait (niveau 2, particulier ; niveau 3, général ; niveau 4, épistémologique), le présent travail tient jusqu’ici dans les cinq propositions suivantes :
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Partie 3 1.
Un tel changement suit deux processus, l’un, stochastique, à partir du feedback de la pratique, l’autre, par communication directe entre les éléments et les configurations du savoir spécialisé en vue d’augmenter leur cohérence. De plus, le savoir spécialisé communique directement avec les autres sous-systèmes internes (croyances, motivations, aptitudes) et avec diverses sources externes émettant des informations abstraites (publications, média, congrès, etc.). C’est en raison de leur abstraction que des savoirs externes (spécialisés et autres) et certaines régions du sous-sous-système des croyances communiquent directement ou stochastiquement21 avec des savoirs spécialisés abstraits. Par contre, le savoir abstrait, de même que les perceptions se transforment stochastiquement, la pratique y tient la fonction de principale génératrice d’événements aléatoires.
2.
À l’occasion des processus stochastiques par lesquels se forment et se transforment les perceptions (savoirs concrets du niveau 1), des savoirs abstraits des trois niveaux, du fait de leur intervention dans le travail de la construction perceptive, peuvent, réciproquement, subir des transformations.
3.
Les transformations des savoirs abstraits par feedback de la pratique obéissent à deux mécanismes distincts. Dans le cas de savoirs particuliers (niveau 2), leur dérivation des savoirs généraux, sous l’influence des circonstances aléatoires de la pratique, s’accomplit rapidement : il se peut qu’une seule circonstance pratique suffise à faire émerger des savoirs généraux de nouveaux savoirs particuliers. Ce premier genre de transformations représente la plus grande part des acquis personnels désignés sous le vocable « expérience ». Dans le cas des transformations du savoir abstrait en propositions et en termes généraux (niveau 3) ou épistémologiques (niveau 4), le mécanisme y présidant se situe à l’échelle de deux populations, celle des pratiques d’un même praticien et celle constituée par la collectivité des praticiens et praticiennes.
21. Quand les fluctuations des croyances sont suffisamment variées pour devenir un facteur aléatoire.
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1.
Le feedback de la pratique transforme les savoirs spécialisés (feedback morphogénétique) ou les maintient dans des formes préalables à l’épreuve de la pratique (feedback morphostatique).
2.
Quand le code du savoir spécialisé ne pourvoit pas au travail perceptif de catégories pertinentes, le praticien supplée à ce manque en utilisant des termes issus du sens commun, donc de sa culture préscientifique. Toute différence dans l’environnement dont le décodage ne s’effectue pas selon l’un ou l’autre de ces deux recours n’est pas appelée à devenir une information. Il s’agit d’une « différence qui ne fait pas de différence » (Bateson) ; elle peut être « objective » (des appareils plus sensibles que l’appareil sensoriel humain pourraient les enregistrer) ou encore, ressentie sous la forme d’un « bruit22 », d’une sensation sans signification propre. Dans cette section, nous tenterons de conduire un peu plus loin la réflexion sur l’origine et la transformation du savoir spécialisé abstrait en répondant aux questions suivantes : −
Comment s’articulent la population des pratiques d’un praticien donné et la population des praticiens et praticiennes concernés ?
−
Faut-il exclure toute forme de changement des savoirs abstraits généraux et épistémologiques qui s’effectuerait autrement que par le double détour populationnel préconisé jusqu’ici, de même que tout processus d’engagement des savoirs abstraits particuliers autre que leur dérivation des savoirs abstraits généraux par une interaction de ceux-ci avec les circonstances aléatoires de la pratique ?
−
Comment fonctionnent sociocognitivement les praticiens et praticiennes ordinaires, révolutionnaires et autodidactes ?
22. Le terme « bruit » provient d’un contexte auditif, mais il désigne toutes les sensations « soussignificatives », de toutes les modalités sensorielles (visuelle, tactile, olfactive, gustative, kinesthésique). De la même manière, le terme visuel « image » concerne toutes les perceptions, peu importe leur forme sensorielle (sonore, tactile, olfactive, gustative et kinesthésique).
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Partie 3
4.1. Population de pratiques et de praticiens et praticiennes Nous donnons ici au terme « population » un sens statistique. L’idée d’une population constituée d’entités comme les faits, gestes et dires d’un praticien — autres que des individus de la même espèce cohabitant sur un territoire commun — ne paraîtra étrange qu’à un lecteur trop imprégné du sens démographique du mot « population ». Un praticien effectue son trajet personnel en matière de savoir spécialisé en étant situé à l’intérieur d’une réalité sociohistorique, assurant d’une manière ou d’une autre une participation à une tradition, à des institutions, bref, à une collectivité particulière au sein de la Société et de l’Histoire (praticien d’une discipline donnée, associations professionnelles, programmes universitaires, périodiques et publications diverses, etc.). Il y a deux implications fort importantes à ce qui précède. Le savoir, comme nous l’avons signalé auparavant, occupe deux lieux : individuel et collectif. En chacun d’eux, il connaît des transformations trajectives (stochastiques). Le savoir individuel de Monica Ivonic, de Gaston Tremblay, de Pierrette Larudie, de Gil Thörnsen, évolue de leur éveil initial à la discipline (fin des études donnant accès à l’université) jusqu’à leur mort. Cette évolution fait partie d’une autre évolution, plus vaste et plus longue, celle des sciences humaines appliquées au changement intentionnel des organisations et des communautés. Cette seconde évolution, comme pour tout vivant et tout processus mental, prend forcément la forme d’un processus stochastique, conjuguant intentionnalité et hasard. Il existe une différence très importante entre les notions de population individuelle de pratiques et de population des praticiens et praticiennes. La première des deux notions est plutôt temporelle, la seconde, spatiale. En toute rigueur, on ne pourrait dénombrer la population des pratiques d’un individu qu’à la toute fin de sa carrière. Si comme postulé jusqu’ici, il faut exclure tout changement direct des savoirs abstraits généraux et épistémologiques à partir des circonstances aléatoires de la pratique pour soutenir que les transformations de ces savoirs prennent la forme de processus stochastiques à long terme, s’impose alors la nécessité d’un nombre, vraisemblablement élevé, de circonstances pratiques représentant des occurrences successives d’un ou de plusieurs aspects de la
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pratique. Ce nombre n’est pas strictement celui de la population, puisque les praticiens transforment leur savoir en cours de carrière, non à la fin. Il est, par contre, suffisamment élevé pour paraître, aux praticiens et praticiennes concernés, l’équivalent fonctionnel de la population des occurrences pratiques pertinentes. À vrai dire, ce nombre s’apparente plus à un échantillon qu’à la population : il s’agit d’un nombre assez grand d’occurrences pour que s’effectue (même tacitement) l’extrapolation par laquelle un trait constaté sur un nombre suffisant de cas sera attribué à tous les cas possibles d’une même classe. Si c’est à travers le temps que se cumulent séquentiellement des occurrences atteignant un nombre suffisant quand il s’agit de décrire le processus de transformation des savoirs individuels les plus abstraits, il en va autrement si le terme « population » désigne une collectivité. Une part, probablement grande, du cumul de nombreuses occurrences fonctionne de manière synchronique : plusieurs praticiens et praticiennes produisent simultanément plusieurs occurrences d’une même pratique, et la présence d’une certaine diversité au sein de ces occurrences permet d’inférer des tendances (la pratique dominante, les diverses formes possibles et la façon dont elles se distribuent). Il va sans dire que le temps continue de jouer un rôle : le changement par processus stochastique se manifeste forcément au cours d’un certain laps de temps. Du point de vue de l’individu, la population des praticiens et praticiennes s’incarne synchroniquement dans diverses collectivités (groupes d’appartenance et de référence, organisations et institutions, réseaux informels). Elle s’incarne aussi dans la tradition : ce qu’ont accompli, cru, désiré, plusieurs générations de praticiens et praticiennes, les références théoriques (s’exprimant par des livres, articles, conférences, etc.) qui les ont servis le mieux, divers visages de la tradition, se prêtent à de nombreuses perceptions de la part de la cohorte des praticiens contemporains. Les deux processus stochastiques évoqués jusqu’ici, l’un à l’échelle des pratiques individuelles (diachroniques), l’autre à l’échelle de la population des praticiens (synchronique et diachronique) ne fonctionnent pas « isolément » l’un de l’autre. Simultanément à sa réflexion sur sa propre pratique, chaque praticien communique (se réfère) avec plusieurs personnes ou plusieurs groupes, en utilisant divers médias (conversations, lectures,
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etc.). La transformation du savoir suppose deux exercices complémentaires : la réflexion individuelle et la communication avec diverses sources externes significatives (personnes ou groupes). Exemple : Henri Lebrun entretient des doutes depuis fort longtemps sur une idée qui lui paraissait indiscutable dans les premières années de sa pratique : le formateur ou la formatrice ne s’implique pas personnellement ; pas question d’exprimer publiquement ni des feedbacks aux participants ni son expérience personnelle dans la situation d’apprentissage, encore moins une opinion normative (diagnostique ou stratégique) qui expliquerait clairement ce qui se passe, ou recommanderait sans ambiguïté une action précise. À l’université, son professeur le plus marquant avait été un « rogérien » de stricte obédience : le « monitorat » était essentiellement affaire de « présence ». L’attitude prime sur la technique qui, au demeurant, s’avère fort simple : réponse-reflet, réitération. En situation de groupe s’ajoutent synthèses et résumés périodiques. L’écoute active est le premier souci de l’intervenant rogérien. Les quelques premiers contrats de formation l’avaient mis en contact avec des enseignants (du primaire et du collégial) idéologiquement ouverts aux idées rogériennes. Pendant plusieurs années, il avait accompagné Laurent Lamarre, Fred Wall, Irina Satoyan, en vue de compléter sa formation « organisationnelle ». Les consultants externes, rompus à la technique du « T-group », ne jouaient que peu les rôles traditionnels du conseil. En « groupes de famille », ces praticiens et praticiennes de la première vague du développement organisationnel demeuraient assez fidèles à la ligne rogérienne. Depuis 10 ans qu’il pratique, l’évocation rétrospective de « l’heure rogérienne » à l’horloge de l’histoire des pratiques psychosociales le faisait maintenant sourire ! Faut dire qu’Henri, d’une session de formation comme intervenant « gestalt » à une autre de sensibilisation à l’« analyse transactionnelle », s’était donné un style d’intervention où figuraient en bonne place la confrontation, l’expression des sentiments même hostiles, à l’intérieur d’un rapport plus « actif » avec les clients. Même le programme du module de psychosociologie où il avait étudié incluait dorénavant des sessions de formation sur le pouvoir et l’affirmation de soi dans la panoplie des stratégies et techniques ayant émergé des courants des relations humaines et du développement du potentiel humain. La succession des
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congrès annuels de son association fut l’occasion pour Henri d’observer un double phénomène : « Faut-il s’impliquer ou non ? » cessa d’être une question débattue, voire le thème d’« ateliers » généralement teintés de préoccupations éthiques. En même temps, les congrès et colloques de l’association faisaient large place à des ateliers de perfectionnement en diverses techniques d’action directe : les formateurs et formatrices proposant ces approches (en développement organisationnel comme en « croissance personnelle ») incarnaient un modèle de monitorat fort différent : l’intervenant est nettement plus actif et exprime souvent des opinions et des sentiments personnels. L’expression personnelle de l’intervenant externe favorise grandement l’expression personnelle des participants. Bien sûr, une telle expression personnelle demeure limitée : l’intervenant doit continuer d’accorder la priorité aux participants. C’est d’abord leur expression et leur communication qui doivent être incitées, encouragées, soutenues et éduquées. Du point de vue d’un praticien concret, la population des praticiens et praticiennes (peu importe pour l’instant les formes des diverses collectivités qui l’incarnent) doit s’acquitter de quatre fonctions : stimulation, contrôle, soutien et référence. Les membres praticiens de cette population subissent diverses influences en raison des « tendances », des diverses dynamiques de changement au sein de celle-ci. Réciproquement, les individus, par l’expression publique de leur cheminement personnel peuvent déclencher ou appuyer l’une ou l’autre tendance émergeant au sein de la population des praticiens et praticiennes. Toutes les observations subtiles d’Everett Rogers23 sur les phases du processus d’innovation et les divers rôles dévolus aux individus — 1) adoption précoce, 2) résistance, 3) adoption tardive — laissent entrevoir la nature interactive (bilatérale : la collectivité et l’individu tour à tour actif et passif) et interniveaux (individu, population) du changement social, la transformation des savoirs les plus abstraits étant à la fois changement individuel et changement social. La description du s’effectuer selon une chapitre, une certaine se poser en regard la personne (de plus
rapport entre individu et collectivité ne saurait dimension unique. On peut constater, à ce diversité quant aux manières individuelles de des collectivités. La conformité consentie par ou moins bon gré) aux normes du groupe,
23. E. Rogers (1964), The Diffusion of Innovation, New York, Free Press.
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a reçu beaucoup d’attention des psychosociologues de la fin de la guerre (1945) jusqu’à maintenant. Mais assez tôt (début des années 1960) une pratique autonomiste du rapport entre individu et groupe est venue faire contrepoids à la conformité. Au point où Gordon Evans Moss24, qui s’exprime du point de vue particulier de l’épidémiologie sociale, devra rappeler qu’en termes fonctionnels (qu’est-ce qui favorise la santé, par exemple ?), l’autonomie risque de ne pas être une stratégie gagnante pour tout le monde. Pour plusieurs personnes, une stratégie conformiste présentera plus d’avantages. À ces deux postures fondamentales, Moss propose d’en ajouter deux autres : l’aliénation et l’anomie. En situation d’aliénation, la personne ne se reconnaît plus dans les normes d’une collectivité : sa référence demeure, cependant, sous la forme d’un rejet souvent hostile, des normes collectives. L’autonome a pris des distances par rapport aux normes. Au fond, il s’y réfère moins que l’aliéné : l’opposition suppose une relation plus intense avec les normes que le détachement ou la relativisation typiques d’un comportement autonome. Une personne est en situation d’anomie quand elle est contrainte d’interagir au sein d’un système social dont elle ne comprend pas les normes. Trois des quatre manières fondamentales proposées par Moss — conformisme, autonomie, aliénation — viennent moduler l’interaction entre le praticien individuel comme lieu de transformation du savoir et diverses collectivités directement impliquées dans une telle transformation, mais à l’échelle sociétale, aux dimensions d’une population donnée de praticiens et de praticiennes25. Il existe deux processus de transformation du savoir : la réflexion personnelle des praticiens et praticiennes et la référence à diverses collectivités pertinentes. Il n’existe pas qu’une seule manière de conjuguer ces deux processus, mais bien plutôt trois : conformiste, autonome et aliénée. Diverses collectivités informent les leur proposent (ou imposent) des et de soutien), les soumettent à la transformation individuelle des
praticiens (fonction de stimulation), normes (fonctions de référence divers contrôles. Une part de savoirs spécialisés prend figure
24. G.E. Moss (1972), Illness, Immunity and Social Interaction, New York, Wiley. 25. Une population de praticiens n’est pas comme telle une structure sociétale ; diverses structures sociétales (lois, marché, opinion publique) encadrent son fonctionnement et déterminent son évolution.
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de réponse à des stimulations et contrôles provenant de ces diverses collectivités (associations, programmes universitaires, réseaux informels de coopération professionnelle, livres et revues, etc.). La proposition inverse de la précédente doit recevoir une attention égale. En s’exprimant publiquement, en enseignant, en prenant part à divers débats, en publiant leur pensée par des articles ou des livres, les praticiens individuels alimentent, animent, orientent des processus de transformation collective du savoir spécialisé. Les styles (autonome, conformiste et aliéné) trouvent à s’exprimer, que le praticien ou la praticienne occupent le pôle actif ou le pôle passif de l’interaction interniveaux entre l’individu et la collectivité. Les praticiens les plus autonomes, eu égard aux encadrements sociétaux du savoir spécialisé, concilient l’identification positive à divers groupes d’appartenance et de référence, et le maintien d’une certaine critique favorable à l’ouverture et au changement. L’autonomie signifie une certaine ambivalence à l’égard des tendances émergeant de la population de praticiens et praticiennes : son aspect critique la rend sélective ; par contre, la relative distance maintenue par l’autonome dans ses rattachements collectifs tend à le rendre plus réceptif au changement. On trouve sans doute chez les autonomes (au sens de Moss) une majorité des « innovateurs » et « adopteurs précoces » (Everett Rogers). Les conformistes s’identifient plus intensément à diverses formes symboliques : théories et doctrines établies, standards fixes, Écoles et groupes de référence traditionnels. Il est probable également qu’ils soient majoritaires parmi les « résistants » au changement. Par contre, un changement d’allégeance chez les conformistes signifie très souvent une identification aussi intense, aussi entière à un nouveau modèle de pratique définissant des normes claires et faisant l’objet d’une adhésion certaine par une solide majorité des praticiens et praticiennes concernés. L’aliénation suppose à la fois une appartenance réelle et une identification négative. La pratique de l’aliéné reste marquée par des liens formels : on peut présenter mécaniquement un niveau acceptable de performance technique, sans adhérer positivement aux valeurs, idéologies et théories inhérentes à une pratique en gardant souvent pour soi de très amères critiques. Exemple : Peter Doorman, depuis qu’il est devenu directeur adjoint à la recherche n’a plus à participer aux interventions (consultation, formation, action
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directe) dans une forte majorité des divisions, services et ministères. Dix ans de malaise, d’ambivalence, de secrétude et de solitude ! Peter n’a jamais adhéré à l’idéologie « participationniste » en vigueur dans le Service. Il lui a toujours semblé qu’une quantité inouïe de discussions, palabres et réunions diverses représentaient des coûts exorbitants pour d’assez faibles rendements. Cette idéologie a prévalu pendant 20 ans, et les points de vue « révisionnistes » comme le sien osent depuis peu s’exprimer. Pourtant, il lui paraissait tellement évident que « gérer plus » signifiait « discuter moins » ! Signalons, avant d’aller plus loin, que la typologie (autonome, conformiste, aliénée) emploie des termes qui font rarement référence à des types de personnalités ; il s’agit plus souvent de processus de transactions entre individus et groupes. L’individu X sera souvent autonome dans la plupart des situations, sauf pour certaines classes de croyances et de pratiques où il paraîtra plutôt conformiste. Quelqu’un peut être identifié positivement à une forte majorité des normes d’un groupe, mais se sentir aliéné par rapport à certaines d’entre elles. À l’extrême, une même personne pourrait assurer sa propre cohérence en se comportant de manière conformiste à l’égard de certaines normes, autonome quant à une majorité d’entre elles et aliénée par rapport à d’autres. Les incitations, informations et tentatives de contrôle émanant de la population des praticiens et praticiennes, ne se traduiront ni également, ni toujours de la même manière, en transformation (ou en stabilisation) du savoir individuel. Tout dépend de la manière (autonome, conformiste et aliénée) dont s’effectuera la « réception » de la part des praticiens. Praticiens et praticiennes assument également des rôles au pôle actif de l’interaction entre individu et collectivité à propos du changement et du maintien du savoir spécialisé. L’examen de cette question rejoint, ci-après, quelques considérations sur les figures du « révolutionnaire » et de « l’autodidacte » (voir 4.3, page 108). Un environnement en processus de définition (par opposition à un autre flou ou ambigu), au sein duquel les sources de la communication possèdent toutes une légitimité sans faille, aura sans doute beaucoup d’influence sur l’activité cognitive des conformistes. Les autonomes préfèrent définir euxmêmes les environnements, utilisant alors une bonne part des modèles de pensée et de pratique proposés par la tradition, mais tenant beaucoup à s’exprimer, à
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créer et à innover. Ils n’hésitent pas non plus à fréquenter des pratiques et des théories appartenant à des champs et disciplines souvent fort variés. Ce qui émerge au sein de la population n’affecte pas de la même manière l’ensemble des praticiens et praticiennes la constituant. Ce qui paraît confirmer les acquis séduira plus vite les conformistes, alors que les autonomes pourraient, eux, garder certaines distances. Quand ce sont des tendances divergentes qui émergent, les autonomes risquent fort de leur donner un accueil plus favorable que leurs collègues plus conformistes. Chez les aliénés, on pourra trouver une certaine complicité pour les divergences les plus marquées : l’identification à une aile marginale porteuse d’innovation radicale, leur permettant de concilier leur tendance à s’opposer et leur besoin d’appartenance. Reste que le scénario le plus probable chez les aliénés (peut-être aussi le plus désirable) les conduirait à se détacher de la collectivité et de la tradition auxquelles les relie négativement leur opposition, à quitter le champ de la pratique pour s’engager dans un autre type d’occupation. 4.2. Faut-il faire place à d’autres processus de transformation du savoir que ceux décrits jusqu’ici ? La réflexion épistémologique contenue dans les pages précédentes a identifié quatre processus d’acquisition et de transformation du savoir spécialisé : deux directs et deux stochastiques. Le premier des deux processus de communication directe concerne la réception, par le praticien, d’éléments de savoir spécialisé dont les sources se trouvent dans son environnement externe. L’enseignement formel, la lecture d’ouvrages spécialisés, la participation à des congrès, à des sessions de perfectionnement, mais aussi la transmission par des pairs de connaissances, tirées de la fréquentation de médias divers ou élaborées dans leur pratique et constituant leur expérience personnelle, agissent directement sur les structures cognitives des praticiens et praticiennes, de même que sur leur motivation. Le savoir médiaire d’une circonstances de tel mode direct
spécialisé peut donc se transformer sans l’interdialectique entre le savoir déjà constitué et les la pratique. Cela dit, il ne faut pas conclure qu’un d’accès au savoir spécialisé exclut toute référence à la
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pratique. L’intérêt, plus ou moins grand, porté à une communication directe particulière provient souvent, en grande partie, du fait que le praticien y voit une quelconque pertinence pour sa pratique. Il s’agit là d’une vision purement intuitive : elle met en cause le sous-sous-système de la pratique comme un sousensemble de représentations à propos des tendances habituelles de cette pratique. Exemple : D’habitude, Gaétan Picard insiste pour que les données d’une enquête-feedback proviennent d’un assez grand échantillon, sinon de toute la population de l’organisation où il intervient. Ce que lui raconte Muriel Gomez à propos des nouvelles techniques statistiques d’analyse qualitative le porte à croire qu’il pourrait en être autrement. On aura compris qu’une telle pertinence de la pratique pour le savoir spécialisé diffère d’une autre, plus radicale, où c’est la pratique comme action au cœur d’une réalité porteuse de circonstances aléatoires inédites qui produit des informations appelées à interagir dialectiquement avec le savoir spécialisé déjà en place. Jusqu’ici, on a défendu et illustré l’hypothèse que cette interaction entre le savoir spécialisé et les circonstances aléatoires de la pratique prend la forme d’un processus stochastique et qu’elle représente la plus importante contribution au changement du savoir spécialisé. Du point de vue de la pratique, le test ultime de la pertinence d’un savoir, c’est son utilité à l’intérieur d’une stratégie d’action en vue de changer un système humain. Le rapport au savoir des praticiens n’est pas univoque : on connaît mieux les concepts et théories dont une partie importante des connotations ont été acquises dans l’action. Ultimement, même les éléments de savoir reçus directement, admis comme pertinents, gardent une saveur hypothétique : c’est l’intuition qui propose ici des implications et des scénarios futuribles. Mais c’est dans l’utilisation que se situe pour l’essentiel le processus de transformation par lequel une idée, une proposition théorique ou une solution, acquièrent, aux yeux des praticiens et praticiennes, un maximum de significations, théoriques et pratiques. Le second processus de communication directe par lequel le savoir spécialisé se transforme se déroule tout entier dans le sous-sous-système du savoir spécialisé et ses divers environnements internes pertinents. Les transformations du savoir spécialisé ne suivent pas nécessairement des incitations externes, provenant de
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l’environnement où se déroule la pratique, ou d’autres environnements externes pertinents. Le praticien réfléchi critique son propre savoir, tente d’en optimiser à la fois l’utilité et l’organisation interne. Un savoir riche et diversifié permet de nombreuses élaborations sur un mode spéculatif (le praticien peut dégager de nombreuses implications nouvelles des savoirs les mieux maîtrisés). L’intégration du savoir spécialisé, le besoin de le simplifier, de mieux l’articuler, de le rendre plus cohérent, tout cela n’agit pas en temps réel. L’élucidation des problèmes et le bilan des apprentissages peuvent prendre beaucoup de temps. C’est proactivement que le praticien s’interroge, fait le tri, organise, simplifie, répudie, complète, nuance les éléments de savoir mis en cause à l’occasion de diverses interventions de son passé, récent ou lointain. Il est fort probable, également, que le praticien inclue dans ses tentatives vers plus de cohérence la prise en compte de certaines des dissonances entre des croyances non spécialisées et le savoir spécialisé. D’où des communications directes entre certains éléments de savoir spécialisé et certaines régions du système des croyances dans l’environnement interne du sous-sous-système du savoir spécialisé. Exemple : Monique Lacasse avait beaucoup de difficultés à apprendre les techniques de formation visant à favoriser l’expression directe de l’agressivité et la confrontation interpersonnelle. C’est vraiment sur ce point que son perfectionnement en « gestalt » se montrait le plus laborieux. Ses vieilles croyances chrétiennes (non-violence, respect d’autrui, tolérance, etc.) inhibaient sérieusement son apprentissage. Les interactions entre les aléas de la pratique et les savoirs déjà constitués interviennent aussi bien dans la différenciation de savoirs abstraits particuliers à partir d’autres savoirs abstraits plus généraux, que dans le changement des savoirs abstraits généraux et épistémologiques eux-mêmes. Ces deux processus sont stochastiques. Il est fort probable, sinon évident, que les processus par lesquels on passe du plus général au plus particulier, tout stochastiques qu’ils soient, se montrent plus courts (constituant des séquences ou des trajets contenant un nombre plus limité de cycles récursifs) que les processus de la transformation des savoirs abstraits généraux et épistémologiques à partir des circonstances de la pratique. Si l’on devait ajouter d’autres processus de transformation du savoir spécialisé, il faudrait examiner la possibilité d’une transformation par communication directe d’une circonstance aléatoire à
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un contenu plus ou moins abstrait. D’un seul coup, à partir d’informations reçues à l’intérieur d’une seule occurrence de la pratique, un seul ou plusieurs éléments du savoir abstrait connaîtraient une brusque modification. Ce genre de scénario s’imagine plus facilement pour des savoirs abstraits plus « particuliers ». En effet, il est plus plausible que certains savoirs, ceux dont le degré d’abstraction est moindre, puissent, une fois ou l’autre, être réfutés ou considérablement amendés, en une seule prestation, à l’intérieur d’une occurrence unique. Exemple : Marielle Sanchez fit un tel « four » à sa première tentative avec l’exercice de la « Nasa », qu’elle renonça pour toujours à toute la gamme, pourtant riche et diversifiée, des exercices structurés de formation en groupe. Même si la plupart des changements les plus rapides (les conversions idéologiques ou religieuses, par exemple) ont la forme d’un cheminement graduel, peut-être trouve-t-on en matière de transformation de savoir spécialisé, une sorte de « chemin de Damas » sociocognitif. Une seule occurrence pratique suffit à faire basculer, même des savoirs très abstraits, voire centraux. Exemple : Rémi Bordeleau sut dès les premiers jours de ce premier groupe de formation que sa vie ne serait plus jamais la même. Il ne voyait plus comment il pourrait jouer de la même manière ses rôles de professeur, de père, d’époux. Le genre de communication connu dans ce groupe redéfinissait totalement le style et les standards de toute sa pratique éducative... Même bien documenté éventuellement, le cas d’un processus direct de transformation à partir de la pratique serait sans doute appelé à une fonction marginale, dans l’économie habituelle des transformations du savoir le plus abstrait. La stratégie stochastique, graduelle et à assez long terme, paraît la plus répandue, probablement aussi la mieux adaptée biosocialement. Les personnes et les groupes, même les plus ouverts, ont tendance à protéger certaines croyances, à entretenir à leur sujet une sorte de prédilection qui les soustrait à des remises en question trop radicales ou trop brusques. Plus encore que la forme stochastique des processus de transformation du savoir spécialisé faisant relais à la pratique, paraît contre-intuitive la présence agissante d’un savoir abstrait préalable dans l’activité perceptive, pourtant nommée « savoir concret ». Cette façon de voir contredit une théorie « empiriste », au moins implicite voulant que la connaissance chemine du concret vers l’abstrait,
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et que la construction des savoirs les plus abstraits s’effectue graduellement, en franchissant des états mitoyens, des degrés d’abstraction, de moins vers plus. La théorie épistémologique présentée dans ces pages comporte trois affirmations un peu inattendues : 1.
La perception, comme savoir concret, utilise et complète (récursivement) certains savoirs abstraits qui lui sont préalables.
2.
Les savoirs abstraits particuliers suivent et ne précèdent pas, les savoirs abstraits généraux.
3.
Les savoirs abstraits généraux et épistémologiques se transforment à long terme, selon des processus stochastiques.
Toutefois, ces trois affirmations ne concernent qu’un versant du problème de la transformation des savoirs spécialisés abstraits généraux et épistémologiques : celui du développement, de l’actualisation au contact des événements aléatoires de la pratique et des virtualités inhérentes à un savoir abstrait déjà en place. Une lecture superficielle de ce qui précède risque même de nous amener à conclure, de façon un peu simpliste, que le savoir abstrait provient entièrement des communications directes avec l’environnement et que la pratique ne peut que différencier ce qui existe déjà. Par ailleurs, si ces trois affirmations paraissent inattendues, incongrues même, c’est qu’elles contredisent une imagerie empiriste du processus cognitif de l’abstraction. Un esprit, vierge et passif, cueille des données (connaissances concrètes), en dégage des concepts, organise ces concepts en ensembles de plus en plus abstraits. Même en admettant que la seconde affirmation « les savoirs abstraits particuliers dérivent de l’interaction entre les savoirs généraux et les aléas de la pratique » paraît moins problématique, il faudra s’attaquer sérieusement aux deux autres. Comment s’engendrent les savoirs abstraits préalablement à leur différenciation dans la pratique et leur transformation à long terme par des processus stochastiques ? Comment fonctionnent au juste ces processus stochastiques, comment, en particulier, rendre compte de la nouveauté présente dans la transformation ? Répondre à ces deux questions nécessiterait un long développement que l’économie du présent ouvrage nous oblige à exclure.
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4.3. Comment fonctionnent sociocognitivement les praticiens et praticiennes ordinaires, révolutionnaires et autodidactes ? À talent égal, en admettant qu’un rapport au savoir exprime aussi bien des traits de personnalité que des aptitudes cognitives, l’activité cognitive ordinaire (celle d’un conformisme modérément ouvert ou d’une pratique autonome soucieuse de demeurer liée à divers groupes de référence) se doit de différer beaucoup de l’activité cognitive « révolutionnaire ». Seule une comparaison un peu serrée avec l’autonomie est susceptible de laisser poindre, voire de rendre évidente, la spécificité de l’attitude et du comportement révolutionnaires. L’autonome s’identifie positivement à une tradition, tout en gardant ses distances : son rapport à la tradition et au savoir est plus pragmatique, utilitaire, moins révérencieux que celui du conformiste. Le révolutionnaire (sauf pour les rares cas de marginaux méconnus en leur temps, cantonnés dans une solitude souvent recherchée, qui n’ont pas à s’opposer aux savoirs traditionnels, car les ignorer suffit à créer l’espace recherché pour s’exprimer) adopte une posture critique face à la tradition, entreprend de proposer des pratiques en rupture avec elle, préconisées en tant que solutions de rechange bien distinctes des pratiques traditionnelles. Cette importante négativité du rapport à la tradition apparente le révolutionnaire à la catégorie des aliénés de Moss, à la différence près que le révolutionnaire dépasse l’opposition en quittant le système de référence « rejeté » pour en créer un nouveau. À bien y penser, le révolutionnaire s’apparente à l’autonome par la créativité, encore plus radicale dans son cas que dans celui de l’autonome, et à l’aliéné, par son orientation négative par rapport à la tradition. Même capable de distance, de critique et d’innovation, l’autonome fonctionne de manière plus conservatrice que le révolutionnaire. Même si son cheminement le mène souvent fort loin de son point de départ, lui ménageant de nombreuses occasions de réinterprétations créatrices et d’innovations, l’autonome se distingue de l’attitude révolutionnaire de deux façons principales : la lenteur des transformations graduelles de son savoir et des tentatives, fragiles parfois et confinant à la rationalisation, pour conserver intègres certains principes, certaines valeurs, auxquels est consentie une loyauté de longue haleine, plus voisine de la « foi »
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en un credo qu’aux jeux rationnels de la confirmation et de la réfutation, de la réinterprétation, de la différenciation et de la réorganisation du savoir. L’adoption d’une posture révolutionnaire suppose toujours un changement brusque, plutôt que graduel, qui concerne des aspects fondamentaux, souvent aussi de très nombreux aspects du savoir spécialisé traditionnel. Ce sont surtout la radicalité et la vitesse des changements qui distinguent une pratique révolutionnaire d’une pratique autonome ouverte à des changements plus graduels. L’andragogie centrée sur le groupe (inspirée à la fois du leadership démocratique lewinien et de la centration sur le client rogérienne) parut une pratique révolutionnaire, dans les années 1950. Elle mettait en veilleuse tout le volet « expertise » de la formation, au profit du volet « soutien et sanction » de la part de l’agent éducatif. Elle fut adoptée, essayée et bien souvent aussi délaissée, par un nombre assez élevé d’éducateurs et d’éducatrices, dans tous les ordres d’enseignement, y compris à l’université, du système d’éducation public, mais également par une quantité impressionnante de variétés d’intervenants professionnels ou bénévoles, engagés dans une multitude de projets de changement social, d’éducation populaire, d’action sociopolitique. Le moment de sa carrière où un praticien adopte une posture révolutionnaire varie sans doute beaucoup selon les personnes. Bon nombre de révolutionnaires le deviendront après un long cheminement autonome, après une crise, peut-être longue aussi, d’où l’aliénation n’est pas absente. Certains autres révolutionnaires seront plus précoces et répudieront très tôt le savoir qui leur est proposé, soit que leur rupture favorise la formulation d’une doctrine originale, ou que, plus simplement, ils adhèrent au point de vue d’un autre révolutionnaire. Par contre, la perspective propre à l’autodidacte est différente. Sa pratique rejoint tant celles des autonomes que des révolutionnaires, étant donné qu’elle est tout aussi créatrice, mais autrement. L’autodidacte ignore (c’est-à-dire ne connaît pas) les jeux et enjeux au sein de certains groupes relatifs à une certaine tradition. L’autodidacte ne s’oppose pas plus au savoir constitué qu’il ne l’utilise. De ses propres efforts, souvent en solitaire, l’autodidacte invente une conceptualité plus ou moins abstraite, parvient à exprimer la théorie de sa pratique. Le degré plus ou moins grand de recouvrement entre ces découvertes spontanées et le savoir préconisé plus
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formellement (enseignement et recherche universitaires) gagnerait à être étudié empiriquement. Lesquelles parmi les pratiques autodidactes reposent sur une conceptualité élaborée, lesquelles atteignent vite des seuils, même bas, de redondance et de généralisation abusive ? Si des démarches de sens commun conduisent à des découvertes (en rien inspirées par les canaux existants du savoir spécialisé officiel) dont la pertinence, voire la qualité, ne saurait échapper même à la vigilance la plus disciplinée, leur existence ne peut que contester toute prétention à une trop grande puissance de la part des quelques courants théoriques du domaine. Un autre débat se profile ici, qui impliquerait trois termes : le sens commun, le savoir spécialisé et des stratégies de professionnalisation qui toutes font dépendre la pratique du savoir spécialisé d’une manière exclusive, prompte à accorder peu de légitimité à des prétentions apparues à l’extérieur des canaux formels où le savoir s’élabore, en même temps qu’il est politiquement contrôlé. 5.
L’approfondissement du savoir comme trajet intérieur La profondeur est le terme de la réflexion. Quiconque a l’esprit véritablement profond doit avoir la force de fixer sa pensée fugitive, de la retenir sous ses yeux pour en considérer le fond, et de ramener à un point une longue chaîne d’idées. Vauvenargues
Si la notion de trajet, plus précisément celle de trajet du savoir spécialisé, occupe une place prépondérante dans le présent ouvrage, c’est pour décrire le processus selon lequel une interaction entre un savoir déjà existant et diverses circonstances aléatoires de la pratique fait varier l’étendue du savoir spécialisé. Celui-ci contient un réseau conceptuel et une organisation de propositions qui, par la dérivation de nouveaux termes et de nouvelles propositions, s’accroissent de manière à inclure dans leur champ de pertinence une plus grande variété de phénomènes, une plus grande variété d’aspects de ces phénomènes. Même si la tendance d’ensemble, à l’échelle d’une carrière, correspond sans doute à un certain accroissement du savoir spécialisé, rien n’empêche la suppression (l’infirmation ou l’oubli) de certains éléments du savoir, peut-être même le rétrécissement progressif de certaines de ses régions. Les rétrécissements concernent l’extension aussi bien que les élargissements.
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Même les variations dans les degrés d’abstraction du savoir spécialisé concernent son extension, directement ou indirectement. C’est le degré de généralité qui, justement, définit l’abstraction : les éléments les plus abstraits du savoir spécialisé conviennent à un plus grand nombre de phénomènes, de sorte que plus un terme ou une proposition atteignent un degré élevé d’abstraction, plus grande est l’étendue des phénomènes dans la définition desquels leur intervention peut se faire sentir. Ce qui dispose du lien direct entre abstraction et extension. Le lien indirect entre abstraction (généralité) et extension revêt, quant à lui, la forme d’un paradoxe. Le modèle épistémologique présenté ici accorde une fonction importante à la différenciation des savoirs abstraits généraux, en savoirs abstraits plus particuliers. Paradoxalement, c’est en restreignant la portée d’éléments singuliers de savoirs spécialisés plus abstraits que s’accroît l’extension d’une région ou de l’ensemble du modèle. L’extension conjointe de plusieurs termes abstraits, même soumis à certaines restrictions, représente à l’échelle du modèle un gain net considérable en étendue. De tout ce qui précède, on pourrait tirer deux descriptions : celle des transformations trajectives du savoir spécialisé dans le sens d’un double accroissement (du territoire phénoménal et de la diversité conceptuelle) et celle des transformations, également trajectives provenant de la différenciation des savoirs abstraits, du général au particulier et du renouveau, à plus long terme, du savoir abstrait grâce à la conjugaison stochastique du savoir déjà là et des circonstances aléatoires de la pratique. Reste à décrire un troisième trajet de transformations, qualifié d’intérieur et qui, prétendument, conduirait à plus de profondeur. Si, comme le laisse entendre Vauvenargues, en exergue à cette section, « la profondeur est le terme de la réflexion », qu’elle se situe « à la fin d’une longue chaîne d’idées », c’est que le cheminement vers la profondeur représente lui aussi un trajet. Nous tenons ici à faire une mise en garde. S’il s’agit d’approfondir le savoir, nul doute que seront déterminants des processus comme la réflexion, ayant cours, pour une grande part, à l’intérieur d’acteurs et d’actrices qui les produisent délibérément, proactivement, en vue d’optimiser leur propre cohérence. Il faut, cependant, prendre note de l’intervention toujours possible d’événements externes. Tous les événements n’ont pas le même poids,
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certains peuvent, de manière émergente, amorcer des tendances et modifier le contenu du savoir spécialisé, souvent de façon assez notable. Même les processus les plus intérieurs, ceux qui impliquent des cycles récursifs purement internes, ne peuvent être (écologie oblige !) décrits sous la forme de systèmes complètement clos, sans échanges avec divers environnements. À moins qu’on ne la clarifie davantage, l’expression « l’approfondissement du savoir spécialisé » comporte quelques ambiguïtés. D’abord, un tel approfondissement se déroule simultanément en deux lieux complémentaires : chez le praticien individuel et au sein de la collectivité porteuse d’une tradition en constante transformation. On ne vient pas à bout de l’ambiguïté du simple fait d’envisager la profondeur du strict point de vue de l’individu. Au cours du processus d’approfondissement, est-ce le savoir lui-même qui devient plus profond ou si c’est la personne qui devient capable de saisir plus en profondeur son propre savoir ? Interviewé sur la station FM de Radio-Canada, l’écrivain britannique d’origine russe, Michael Ignatieff, confessait : « On écrit une phrase à un moment donné, puis on passe le reste de sa vie à se demander ce qu’elle peut bien vouloir dire. » Les deux processus — création d’un savoir plus profond ou compréhension plus profonde d’un savoir déjà là — ne s’excluent pas mutuellement. Dans le cas du second, si le praticien en arrive à saisir plus profondément son propre savoir, c’est qu’une telle profondeur caractérise d’emblée ce savoir. En un sens, approfondir son savoir, c’est relire ses « classiques » en ayant l’impression de les comprendre mieux, d’une fois à l’autre. Qu’il s’agisse de création d’un savoir plus profond ou de saisie subjective plus profonde d’un savoir déjà acquis, une question fondamentale surgit : en quoi peut bien consister la profondeur d’un élément de savoir, spécialisé ou commun ? De cette question première s’ensuit une seconde : quelles formes aura le processus trajectif de l’approfondissement ? Une grande richesse sémantique caractérise le couple « profondeur — surface ». Par-delà le sens premier et concret du terme « profondeur », celui de la géométrie (distance en dessous de la surface) ou de l’optique (profondeur de champ, perspective), deux de ses connotations métaphoriques retiendront ici l’attention : la première a trait à la relative impénétrabilité de la profondeur ; la seconde concerne la durée.
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Est profond ce qui ne se livre pas d’emblée, ni n’apparaît évident à la première perception d’un phénomène. Pour dire ces choses en des termes empruntés au domaine médical et fort répandus en psychosociologie, s’il faut d’abord en décrire les symptômes, l’explication d’une situation problème se fonde sur la découverte des causes des symptômes. Dans beaucoup de traditions de pensée (en psychanalyse, en critique littéraire, etc.), l’interface entre empirisme et théorie, symptômes et causes, phénotypes et génotypes, ne se franchit pas aisément. Les apparences, très souvent changeantes et incertaines dans l’ordre de l’observation, sensibles à divers biais, souvent peu fiables, engendrent au mieux une séquence d’explications, chacune corrigeant la précédente. Le chemin vers la « profondeur » est ici long et tortueux ; doutes, adhésions tièdes et ambivalentes, débats nombreux, parfois stériles, s’y côtoient et nuancent à la baisse tout discours idéaliste sur la science et ses diverses pratiques. Au fond de cette difficulté à traverser l’épreuve de l’observation vers l’explication se trouve celle de la patiente construction d’un code. Ce qui, il va sans dire, s’accorde fort bien avec le postulat posé plus haut : le savoir spécialisé est à la pratique comme un code à ses référents. Comprendre et expliquer en profondeur un phénomène à travers la diversité partiellement aléatoire de ses nombreuses manifestations éventuelles, c’est, finalement, découvrir et établir un code « profond » derrière des apparences superficielles, variées et changeantes. Expliquer un phénomène, c’est en exposer le code d’une manière suffisamment claire pour que l’observation compétente reconnaisse aisément certaines formes essentielles et les plus prévisibles de leurs variations, derrière le foisonnement des manifestations, parmi lesquelles, plusieurs sont émergentes ou quasi imprévisibles (toute « prémonition » égale par ailleurs !). La richesse sémantique elle-même réclame une certaine ambiguïté. Seuls les termes pauvres sont vraiment univoques. Aux deux sens accordés plus haut à profondeur (profondeur du savoir, profondeur de la saisie subjective), il faut en ajouter un troisième qui concerne la profondeur du phénomène lui-même. Si « Homo sapiens » n’avait qu’à gérer son rapport à des phénomènes aisément explicables, il se préoccuperait sans doute bien peu de la profondeur, tant des « savoirs » que de ses « saisies ». Il s’agit bien de la « profondeur relative du phénomène », si le savoir consiste à y reconnaître des traits essentiels, à prédire une part des manifestations, à en comprendre une autre a posteriori donnant statut de
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bruit à « maintes différences ne faisant pas de différence » qui surviennent dans le comportement observé ou dans ses divers environnements pertinents. Le processus de l’approfondissement consiste à pénétrer, souvent difficilement, dans la profondeur d’un phénomène, ce qui suppose l’utilisation « profonde » du savoir aussi bien que la création toujours possible de la part de personnes assumant la fonction de relais actifs, non pas de récepteurs passifs, d’un savoir nouveau à la fois émergent et plus profond. C’est en profondeur qu’un phénomène dure. Il faut qu’une identité profonde se maintienne derrière maintes variations phénoménales, pour qu’on puisse l’appréhender en termes de durée. Une expression comme la « France profonde » signifie autant le « recul » historique, que l’éloignement géographique par rapport aux grands centres urbains. Le « fond des campagnes », c’est aussi le « fond des temps » ! Les idées de « génétique » et de « transformations », tout comme celle de « profondeur », sont généralement associées à la durée, voire à la très longue durée. À une autre échelle, où profondeur s’accorde également avec durée, les traces les plus archaïques de l’inconscient demeurent actives chez l’adulte, souvent pour toute une vie. Jusqu’ici, comme le suggère Vauvenargues, on a pris grand soin de bien fixer le terme : l’approfondissement consiste en la recherche d’un « essentiel » de plus en plus clairement défini, c’est-à-dire codé rigoureusement et économiquement. L’attention, dans ce qui suit, est portée sur trois processus trajectifs par lesquels s’opère le long cheminement vers l’essentiel : l’approfondissement par l’usage, l’approfondissement par la réflexion et l’approfondissement en tant que drame. Les éléments de savoir spécialisé les plus fréquemment utilisés dans la pratique ont évidemment beaucoup plus de chances d’atteindre une certaine profondeur que les éléments qui demeurent dormants, leur pertinence pour l’action paraissant plutôt faible. À l’usage s’effectuent deux différenciations complémentaires : 1) entre ce qui est central et ce qui est périphérique ; 2) entre une signification fortement définie et une autre plus floue. De la masse de son savoir, le praticien tire graduellement une zone de forte pertinence comprenant ceux de ses savoirs spécialisés auxquels il a habituellement recours ; cela confine à la périphérie (et à la mémoire) plusieurs autres éléments peu ou prou utiles. Assez normalement, les savoirs recevant plus d’attention par la pratique acquerront rapidement plus de saillance, de clarté et de richesse de
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sens que ceux dont la fonction principale consiste à séjourner dans le réservoir mémoriel des plus ou moins nombreux termes utilisés peu fréquemment. Exemple : Augusto Jimenez déménageait pour la première fois depuis la fin de ses études. Douze ans déjà, depuis que Pierrette et lui avaient signé leur premier bail. L’arrivée prochaine d’un second enfant les contraignait à partir : ce logement bien situé, confortable et assez bon marché risquait de devenir trop étroit. En ce splendide samedi de juin, Augusto dut renoncer à sa promenade hebdomadaire à bicyclette pour « faire des boîtes ». Il fallait qu’il attaque seul les livres et les dossiers de sa bibliothèque, et des deux classeurs, où il avait, depuis plus de 15 ans, accumulé une imposante documentation. « C’est le temps où jamais, se dit Augusto en sirotant son second café noir. Il faut que je fasse le tri et que je me décide à jeter une bonne part des documents contenus dans ces deux classeurs. Impossible d’acheter un troisième classeur : l’espace réservé au bureau ne sera pas plus grand dans la nouvelle maison. » Plus ou moins facile est le choix de garder ou de jeter certains dossiers. Conserver tous les dossiers actifs (ceux des clients, de l’association, des assurances, du projet de manuscrit), cela va de soi ! Jeter du matériel publicitaire périmé, les deuxième ou troisième copies de certains textes, la correspondance accumulée pendant le mandat à titre de secrétaire de l’Association des loisirs du Lac Bouchette (où Pierrette et Augusto ont longtemps loué une maison d’été), cela aussi semble évident. Mais que faire avec les notes de cours, les polycopiés et les tirés à part de trois années de baccalauréat et de deux de maîtrise ? Cette masse représentait trois tiroirs des quatre du classeur blanc, où se retrouvaient aussi des papiers personnels (passeport, assurances, testament, etc.). Ce qui embêtait le plus Augusto et rendait ses choix difficiles, c’est que deux ordres de critères se croisaient : l’attachement sentimental et l’utilité éventuelle. Bien sûr, il n’était pas question de jeter la dernière copie de sa thèse : « Le style communicationnel des délégués syndicaux dans trois entreprises parapubliques ». Par contre, il fallait bien mettre au panier les résultats bruts de son enquête et la correspondance avec les entreprises. Les notes de cours, tirés à part et polycopiés des 6 ou 7 cours de sa concentration au baccalauréat (le développement organisationnel) lui paraissaient toujours aussi pertinents, même s’il ne les avait consultés qu’une seule fois en 12 ans, pour préparer sa conférence au colloque sur le recyclage
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de la main-d’œuvre. Mais que fallait-il faire des dossiers de divers cours d’appoint (en psychologie, en sociologie, en méthodologie) ? Depuis ses débuts professionnels, il n’avait pas pensé bien souvent aux étapes de développement de l’enfant ou à la société du spectacle. Il n’avait jamais utilisé de statistiques ni conçu de devis de recherche comparative ! Fallait-il conclure qu’il avait perdu son temps en suivant tous ces cours ? Augusto n’aurait sans doute pas affirmé une telle chose. Il lui suffisait de penser que la plupart de ces cours lui avaient paru intéressants et pertinents à l’époque. Mais là n’était pas la question : qu’allait-il perdre maintenant s’il se défaisait de ses notes des PSY 5732, SOC 409 et POL 3220 ? Il lui fallait, à tout prix, récupérer deux tiroirs ! Ce n’est pas de gaieté de cœur qu’il laissait partir cette documentation. Elle n’était pas si banale ; ne l’avait-il pas conservée pendant plus de 12 ans ? Puis Augusto se consolait à l’idée qu’il n’allait se défaire d’aucun de ses livres, même ceux sur le développement de l’enfant. Surtout maintenant, avec Luce qui avait trois ans et le garçon qui allait naître ! La fréquence d’utilisation représente un processus fort important. En effet, on porte plus attention aux éléments de savoir les plus utilisés. Sauf dans le cas d’une routine quasi mécanique, toujours possible, la fréquence d’utilisation multiplie les probabilités que les termes et propositions les plus fréquemment utilisés fassent l’objet de plus de réflexion, en même temps que c’est à propos de ces éléments plus centraux que se joue le drame du rapport au savoir. Si la profondeur semble venir d’elle-même dans le processus qui la lie à l’usage, les deux autres processus la donne plutôt comme effet de poursuites délibérées. La tentative de pratiquer un savoir spécialisé engendre deux types de difficultés ou de problèmes. Le premier type est de nature telle qu’un effort de réflexion (à l’occasion difficile et long) produit des solutions crédibles. Résoudre des problèmes, pour qui est doué et vraiment engagé dans une situation, prend régulièrement la forme d’activités expressives, éventuellement très agréables. Les problèmes dont il s’agit peuvent être de divers ordres : opérations immédiates, recherche de rigueur et de fondements, optimisation. L’autre genre de problèmes se conçoit mieux selon un modèle « dramatique ». L’issue de divers scénarios est incertaine. La solution « espérée » ne l’emporte pas toujours sur celle qui est « redoutée ». Les protagonistes jouent souvent à l’aveugle ! La chance compte beaucoup. Certains problèmes moins faciles à résoudre peuvent prendre l’aspect de véritables crises dont la résolution
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affectera directement la qualité de vie, voire la survie des protagonistes. Parmi eux s’en trouvent qu’il faudrait qualifier d’existentiels. Le monde du travail et de l’action collective éprouve souvent rudement les sentiments de compétence, de loyauté et de solidarité des divers intervenants et intervenantes. Parce qu’ils donnent lieu très souvent à des sentiments d’échec et portent atteinte au sens de l’intégrité personnelle, le travail et l’action, pour la plupart des personnes, représentent une des scènes sur lesquelles se jouent des drames aussi bien personnels que collectifs. La réflexion n’est pas forcément synchronique de l’action. L’intégration du savoir ne s’effectue pas nécessairement en temps réel, surtout quand il s’agit d’harmoniser, d’accroître la rigueur des savoirs les plus abstraits. La réflexion, les capacités réflexives (et mémorielles) des actants, détiennent une fonction stratégique cruciale à deux moments cognitifs, celui de la perception et celui de la théorie. Une partie seulement de la perception est spontanée, sans appel et inconsciente. Partout où il faut soit enrichir des perceptions floues, soit organiser des perceptions foisonnantes et incohérentes, la réflexion est mise à contribution. C’est elle qui définit l’optimum contre lequel une perception donnée paraîtra trop floue, indécidable ; c’est elle qui enjoint d’ouvrir le système, de recevoir plus d’information et qui propose des modes comportementaux (communs ou spécialisés, par exemple, trois focus groups) aptes à intensifier l’activité perceptive. C’est réfléchir que de juger de la qualité de ses perceptions pour ensuite engager des actions en vue de l’augmenter. C’est en temps réel surtout26 que la réflexion intervient dans l’activité perceptive. C’est l’inverse pour le moment théorique. C’est avant ou après l’action qu’on théorise ; dans le feu de l’action, on se comporte autant qu’on agit, on répond à d’autres aspects de la situation qu’aux tenants et aboutissants de ses théories. Il arrive que ce soit par des lectures ou des conversations n’appartenant pas à la stratégie de l’action immédiate, mais à d’autres lieux et d’autres sites, que la réflexion s’adonne, souvent assez librement, à une quête, à la fois expression de l’esprit et défense contre certaines angoisses. Exemple : Je n’ai jamais compris avant ce soir, se dit Marc Manoury, en tirant voluptueusement sur sa pipe
26. Pas exclusivement, on peut travailler perceptivement, même après coup et hors situation.
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bien bourrée de son bon vieux Holly Gold, que le fameux théorème fondamental de la participation « on est lié par des décisions de groupe » fonctionne surtout quand ces décisions sont précédées d’un débat long et intense, où le tour de parole s’effectue équitablement et rapidement, et où une forte majorité s’adonne aux échanges. Exemple : Claudine Joncas n’a pas fermé l’œil de la nuit. Toute la journée, hier, ce groupe promettait d’être « super » ! Ce matin 4 absents sur 12 ! Dont deux des participants les plus enthousiastes au cours des deux premiers exercices. Gestion des conflits mon œil ! Fuite des conflits ? Ou règle organisationnelle tacite, inconnue à l’extérieur ! « Oh ! la ! la ! la tête que je vais avoir au petit déjeuner ! Même avec mes maquillages savants !... » La réflexion n’est pas toujours menée en climat de plaisir et de sérénité ; elle rime souvent avec obsession et rationalisation, parfois même avec désespoir. Exemple : « J’en ai marre ! » Bret Sotelby avala son quatrième scotch ! « Mon neuvième groupe de formation à la supervision en 11 semaines ! Comment faitil, ce damné Gaston Lajoie ? Ses mandats sont toujours plus variés que les miens ! J’aurais dû le suivre ce perfectionnement à la médiation ! » Le rapport au savoir n’est pas une affaire mécanique : il ne doit pas, non plus, être confondu avec le fonctionnement du savoir, encore moins avec le fonctionnement cognitif dans son ensemble. En fait, le rapport au savoir s’effectue sur un mode dramatique. Dans l’imaginaire, individuel et collectif, le savoir se personnifie ou se chosifie de diverses manières. À son propos, des personnes ou des groupes « s’euphorisent jusqu’au délire », « se font mourir de doutes », « espèrent malgré tout », « ne trouvent pas leur compte », « s’ennuient », « ont très peur de se tromper » , « n’y comprennent plus rien », « en ont marre », « refusent de voir », « attaquent », « se défendent », « triomphent, puis en reviennent », « ont peur d’être démasqués », « n’y ont jamais rien compris, au fond », « s’en foutent » , « font semblant », « se demandent ce que tout ça veut dire », « avouent ne pas comprendre Lacan », « ne savent que penser de leur dernier demi-succès ». Crises et développement de l’identité Du point de vue de la théorie psychosociale d’Erik H. Erickson, le développement de la personne humaine connaît plusieurs étapes, de la naissance à la mort. Chacune de ces étapes, par exemple, celle
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de l’intimité (autour de la vingtaine) ou celle de la générativité (l’âge de la procréation) comporte un enjeu ou une tâche de vie à accomplir. Dans le cas de l’intimité, le défi consiste à concilier le besoin d’être proche de quelqu’un et les risques d’une fusion puérile (souvent cachés derrière une distance toute défensive). Le passage d’une phase à l’autre (par exemple, de la confiance de base du nourrisson à l’autonomie du jeune enfant qui a maîtrisé la marche) se fait à l’occasion d’une crise de développement : les adaptations précédentes ne fonctionnent plus et les adaptations à venir ne sont pas encore en place. Exemple : Marie-Hélène rage parce que sa mère ne lui apporte pas sa poupée et l’incite à aller la chercher elle-même. Elle se précipite, titube, chancelle et se frappe la tête sur la table de la salle à manger. Hurlements de désespoir ! Comme le chante Jordi, le gamin-vedette : « Dur, dur, d’être bébé ! » Marie-Hélène, à terme, se retrouvera plus autonome. En admettant, avec Erickson, que chaque nouvel équilibre identitaire se conquiert par la traversée hasardeuse d’une crise (apparentée aux souffrances rituelles que connaissent les initiés dans diverses cultures anhistoriques), il faudrait éventuellement concilier deux façons d’envisager le développement du savoir spécialisé. Même en admettant qu’il évolue, lui aussi, selon un scénario où des étapes caractérisées par un certain équilibre suivent des crises plus ou moins longues, plus ou moins intenses, chaotiques ou déprimantes, resterait à vérifier si le développement du savoir fait intégralement partie du développement psychosocial général ou s’il connaît, d’une manière plus ou moins autonome, son propre cycle de crises et d’équilibres. Point n’est besoin de choisir entre ces deux perspectives. Même si, éventuellement, l’observation en arrivait à cerner certaines crises peu liées aux étapes de développement eriksonniennes, trois d’entre elles (identité, générativité et intégrité) incluraient une forte composante vocationnelle où s’effectueraient sans doute d’importantes références à l’univers du savoir spécialisé. La postadolescence est le moment où les jeunes se posent une question cruciale « Qui suis-je ? » (étape de l’identité). À 40 ans, 2 questions principales s’imposent : « Suis-je vraiment productif ? Suis-je un bon parent ? » (étape de la générativité). « Quand l’heure de la retraite sonne ! » (Jean Ferrat), une question plus cruciale encore vient hanter de nombreuses promenades solitaires : « Est-ce que tout cela valait le coup ? » (étape de l’intégrité).
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Exemple de crise d’identité : Tad Vichynski et Lucie Plouffe se retrouvèrent au Bar Campus après le cours, à 17 h 30 : Tad :
« Non mais qu’est-ce que je fais ici ? M.B.A. en ressources humaines, tant qu’on voudra, c’est l’entreprise qui se trouve au centre des préoccupations, pas les employés.
Lucie :
– Écoute, Tad ! Aurait fallu que tu continues en travail social.
Tad :
– Pas nécessairement ! Ce n’est pas la misère en tant que telle qui m’intéresse, c’est le fonctionnement humain.
Lucie : – Fallait aller en psycho ! Tad :
– Oui, j’ai hésité longtemps entre travail social et psycho. Mais en psycho, d’après ma cousine Manon, si tu préfères l’action à la recherche, tu as toutes les chances de t’ennuyer ferme pendant plusieurs années.
Lucie :
– Écoute Tad ! Je te trouve très exigeant, et un brin idéaliste. Ce que tu cherches ne se trouve ni en psycho, ni en travail social, ni au M.B.A. en ressources humaines ! Es-tu bien sûr que tu ne cherches pas le Saint-Graal ?
Tad :
– Peut-être ! Mais toi Lucie, tu ne te poses pas ce genre de questions ?
Lucie :
– Au collège, j’étais en sciences humaines et le seul cours qui m’a intéressée, ça a été celui en psychologie du travail. J’ai choisi le M.B.A. en ressources humaines parce que je n’avais pas le goût de faire trois ans de psychologie générale, et il n’y avait plus de place en relations industrielles. Jusqu’ici ça va ! C’est peut-être en arrivant dans l’entreprise que j’aurai des problèmes ! Ida Valdez a fait son stage chez Malo Métal l’an passé. Une vraie direction du personnel, ça ne ressemble pas beaucoup à ce que racontent nos professeurs ! »
Exemple de crise de générativité. Eliane Kaas serait encore la seule conseillère en placement à ne pas profiter des offres de perfectionnement gratuit du ministère de la Fonction publique. Elle savait depuis longtemps qu’elle stagnait dans l’ennui. C’est difficile de passer de l’étude des dossiers au counseling ! Et puis, l’« attention bienveillante », dès son arrivée chez elle, c’est à son mari, Florent, et à ses adolescents, Jenny (16 ans), Robert (13 ans) et Léo (12 ans) qu’elle essaie d’en donner, au moins un peu.
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Relation entre le savoir et la pratique II
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Exemple de crise d’intégrité. Flavien Campeau ne parvient pas à s’endormir. Il croyait l’affaire réglée du moment qu’il avait décidé de ne pas poser sa candidature. Il était trop tard ! Il aurait fallu le prendre ce congé sans solde, il y a 10 ans peut-être ! Puis commencer à s’équiper (formation, lectures, stages à l’extérieur, etc.), monter un dossier compétitif. Comment le jury allait-il choisir Flavien Campeau, licence en psychologie industrielle (1963) ; stage d’un an chez Vannier Transports (1964) ; spécialisation ad hoc en recherche de candidats à des postes, généralement industriels (1965-1970) ; séjour de deux mois à Pittsburgh, apprentissage de la technique des « centres d’évaluation », achats de nombreux livres en design de l’emploi, en employabilité, en adaptation de postes aux travailleurs, en systèmes de rémunération (1974). Promotion comme chef de l’équipe Postes et emplois. Généralisation du centre d’évaluation à toutes les clientèles ; tentatives pour l’arrimer à plusieurs autres fonctions (perfectionnement, formation sur le tas, encadrement, évolution de la maind’œuvre (réorientation, etc.) (1984). Baisse des ventes du centre d’évaluation. Tentative pour développer des instruments d’autoapprentissage à l’intention des entreprises ne pouvant se payer la technique. Demi-succès (1990). Demande de congé sans solde d’un an pour séjourner à Paris et étudier la question de l’employabilité au ministère du Travail. Refus du conseil d’administration. Depuis, un vague à l’âme certain ! Une allergie croissante pour la technique du centre d’évaluation, surtout quand il en arrive deux ou trois le même mois. Puis, impossible d’écrire le fameux livre pour systématiser toutes les trouvailles ajoutées par lui et son équipe. Flavien n’écrit pas mal. La question n’est pas là ! Il ne trouvera pas d’éditeur. Ce serait injurieux de publier à compte d’auteur. Il se dit en se retournant anxieusement dans son lit : « Mon vieux Flavien, la retraite s’en vient ! T’es mieux de te concentrer sur le golf. » En comptant des balles de golf, il parvint à s’endormir, vers deux heures du matin. Son réveil électronique indique 3 : 32 quand Flavien se réveille soudainement des sueurs froides dans le dos. Ouf ! quel rêve ! Cela se passait au bureau. On avait libéré quelques rayons aux étages supérieures de la bibliothèque. Dans le rectangle ainsi créé, Flavien assis en tailleur, séparait les balles de golf, jaunes et blanches, pour les mettre dans des pots distincts, un écriteau au-dessus de sa tête : CAMPEAU TABLETTE, golf en tout genre.
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Partie 3
Une lecture superficielle d’Erikson et, à ce compte, de toute la tradition de recherche sur les transitions et les crises27, peut conduire à un optimisme un peu facile. La fonction de la crise, c’est de préparer un équilibre à une étape immédiatement subséquente. On n’a qu’à s’évertuer patiemment à travers la crise, en ayant en vue le prochain équilibre identitaire. Il s’agit vraiment là d’un optimisme outrancier. Toutes les crises ne se dénouent pas positivement. Des gens se suicident, d’autres deviennent malades, certains incurables. Un plus grand nombre encore doivent se contenter d’équilibres précaires, faute d’avoir trouver la « bonne » solution à la crise précédente, ou à des crises passées, parfois lointaines. De toute façon, les « tâches de vie » (souvent de véritables défis initiatiques) dont la personne doit s’acquitter, plusieurs fois dans sa vie, demeurent de grandes questions existentielles, toujours ouvertes. Même l’atteinte d’un équilibre identitaire solide n’élimine pas complètement l’alternance des hauts et des bas, le doute, voire l’angoisse ou les regrets. Dans Starmania28, ce n’est pas un minable « affairiste » qui chante « J’aurais voulu être un artiste ! », mais un personnage au sommet de sa gloire professionnelle. Rien de linéaire n’étant dorénavant permis à une typologie par étapes, il nous est loisible de concevoir au moins trois grands genres de scénarios possibles, tous trajectifs et évolutifs : 1.
Les crises se résolvent et les moments (parfois très longs) d’équilibre identitaire, diffèrent des « crises » en même temps qu’ils diffèrent les uns des autres.
2.
Plusieurs crises ne se résoudront jamais. Exemples : À. 38 ans, Victor Gariépy commençait son sixième programme de baccalauréat. « Tad Vichynski s’étant enfin branché se retrouva à la Direction du personnel de Malo Métal. Il avait investi beaucoup d’argent (de ses parents) et la chance lui a souri tôt. Il a pris sa retraite à 45 ans. À l’agenda, le circuit international du « vol plané » ! Sa femme, Lucie Plouffe-Vichinsky, est vice-présidente exécutive à Ski-total. Elle ne veut pas entendre parler de retraite : elle commence à peine à avoir du plaisir à travailler, à 47 ans !
27.
On ne peut ici que recommander les travaux très compétents de Renée Houde (1991), Les temps de la vie : le développement psychosocial selon la perspective du cycle de vie, 2e édition, Boucherville, Gaétan Morin Éditeur.
28.
Opéra-rock de Michel Berger et de Luc Plamondon.
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Relation entre le savoir et la pratique II 3.
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Même résolue, une crise laisse des traces : les régressions sont toujours possibles : Éliane Kaas-Brizard s’était appelée Éliane Brizard, puis Kaas-Brizard, puis Kaas. (Oui, elle avait décidé de reprendre, après cinq ans d’essai avec « Kaas », le nom de son mari.) Elle redevenait Kaas-Brizard et remettait son alliance à son annulaire gauche ! Près de la piscine, dimanche, après son deuxième Martini, Florent, à sa manière habituelle, directe, peu complaisante : « Dites donc, madame Kaas-Brizard ! Pourquoi ne prenez-vous pas votre retraite au lieu de tricoter pour votre petit-fils au bureau ? Ca coûte cher de taxes tout ça ! −
Je t’en prie Florent, ne viens pas m’énerver ! Dans quatre ans, c’est pleine retraite, jusqu’à la fin de mes jours ! » Éliane, encore très preste et fort belle à 52 ans, fait un pied de nez à Florent, grimpe sur le plongeoir et perce l’eau turquoise d’une flèche quasi olympique ! Au moment d’esquisser sa remontée vers l’air libre, seule avec elle-même, elle se dit : « Comment se fait-il que je plonge uniquement dans les piscines ? »
Si l’approfondissement comme drame comporte de l’ambiguïté, plus d’ambiguïté encore menace l’approfondissement comme quête de l’essentiel. Les termes « profondeur », « intérieur » et « essentiel » offrent de très nombreuses et très riches intonations sémantiques, parmi lesquelles, une polarité très importante : épistémologique opposée à éthique (et spirituelle). Chacun des trois termes véhicule un sens passablement différent selon qu’on le projette dans le champ épistémologique ou éthique. « La profondeur d’une explication » (épistémologie) et « la profondeur d’une relation interpersonnelle » (éthique) renvoient à deux sens parfois très éloignés du mot profondeur. Le couple intérieur-extérieur recèle aussi beaucoup de souplesse sémantique. La res intensa que Descartes oppose à la res extensa (spatio-temporelle, mesurable) ne doit pas être confondue avec la « vie intérieure » de la spiritualité. Ni non plus le « noyau dur » et la « redondance identitaire » avec l’« essentiel, c’est le ciel ! » On associe très souvent la profondeur à la simplicité (ce terme est également très actif sur les deux scènes : épistémologique et éthique). La « simplicité d’une explication », chère à Occan et à son dangereux rasoir épistémologique, se démarque de la simplicité des
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Partie 3
mœurs monacales dans l’Église orthodoxe autocéphale de Roumanie. La simplicité concerne plus un art de vivre fait de règles simples qui valorisent des choses simples (bien manger, bien respirer, être attentif à sa posture physique, etc.). Elle compte aussi une part importante de sagesse, ce produit plus éthique qu’épistémologique de la réflexion. La sagesse exprime en mots simples, parfois polysémiques, les vérités les plus profondes. Pour un adulte franchissant le cap de l’âge d’or, plusieurs traditions proposent comme tâche existentielle, l’expression pour la communauté, d’une sagesse en bonne partie produite par la réflexion personnelle tout au cours d’une biographie favorable (car il en est de très défavorables qui laissent certains sexagénaires encore fort loin de la « simplicité profonde »). Très nombreux seront ceux et celles pour qui le simplisme stéréotypé et la conformité superficielle, bien plus que l’adhésion à l’essentiel, résulteront d’une forme sournoise de dogmatisme du sens commun. La sagesse, même simple, se veut plutôt une contribution originale au sens commun, en même temps que perpétuation de certaines vérités traditionnelles, voire universelles. Toutes les « profondeurs » ne sont pas simples : qu’on pense aux profondeurs de l’inconscient ou à celles du mythe. Le foisonnement des détails, l’irrationalité relative des enchaînements, la polysémie débordante des processus « primaires » (au sens freudien), tels les rêves, les fantasmes, les rêves éveillés, tout concorde à faire de l’inconscient et de l’imagina129 des lieux de complexité, sinon de complication, bien plus que de simplicité. Mais même ici, l’essentiel, caché dans la multificence, prend très souvent des formes simples. Le rêve peut être long et sinueux, mais son message existentiel, si bien reçu par le rêveur, tend plutôt à être lapidaire. Le tout du rêve de Flavien Campeau, relaté plus tôt, tient dans la terrible formule apparaissant sur l’écriteau au-dessus de la bibliothèque : CAMPEAU TABLETTE : golf en tout genre ! Pour tous les trajets intérieurs, épistémologiques et éthiques (peut-être sontils indissociables ?) le scénario type le plus optimiste se présente comme suit : ce n’est qu’à long terme et après mûres réflexions que le savant comme le sage tirent la « simplicité » de l’abondance phénoménale. Pendant de longs moments, l’abondance des faits alimente celle des arguments, et très souvent le
29.
J. Hillman (1993), La beauté de Psyché, Montréal, Sogides.
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Relation entre le savoir et la pratique II
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rapport s’inverse ; des châteaux de cartes tarabiscotés noient quelques humbles faits dans une mer de débats, puis une théorie plus simple que ses rivales s’imposent quand le temps a fait son œuvre. Le sage, lui aussi, n’arrive qu’après longtemps à tirer un fil simple de l’enchevêtrement souvent indescriptible des très nombreuses circonstances de sa vie. À moins que le fil blanc du dogme ne vienne coudre ensemble les morceaux incompatibles d’une diversité mal assumée ! Mais le dogmatisme ne peut être que certain : sa vérité ne libère pas et assagit encore moins ! Des théories comme des valeurs, la longue durée finit par extraire des versions de plus en plus simples, de plus en plus économiques. Ce moment de la simplicité paraîtra étonnant au terme d’un ouvrage entièrement voué à la complexité. Un savoir pratiqué se complexifie (surtout, et d’abord, dans les zones du savoir abstrait particulier et du savoir concret). Mais à bien y penser, l’indéniable complexité des processus vivants ne doit pas nous faire oublier l’autre versant de la montagne. On complexifie d’abord, mais on doit simplifier ultérieurement. Ou alors, c’est la bizarre épistémologie de tous les académismes (laïcs ou religieux) où s’élaborent, se répètent et souvent tournent sur ellesmêmes, des classifications obsessives, de nombreuses règles et encore plus d’exceptions ! Il semblerait beaucoup plus conforme à l’esprit de la complexité épistémologique de ne pas faire de celle-ci un maximum à rechercher peu importe la situation, mais un optimum auquel il est plus facile de s’en tenir une fois valorisée la simplicité en même temps que la complexité. Une véritable dialectique de la complexité inclut certaines simplifications stratégiques, puis, ultérieurement, d’autres simplifications plus profondes, où l’âge (des personnes, mais aussi du savoir lui-même) permet de saisir un peu mieux la forêt (carte) que cache la vaste collection de ses arbres (territoire).
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Conclusion
Roger Tessier relut lentement la version manuscrite du dernier développement de l’ouvrage soit la section 5 (page 110) « L’approfondissement du savoir comme trajet intérieur. » Comme dans beaucoup de circonstances importantes de sa vie, il poussa un profond soupir, tellement vidant, tellement complet, qu’il eut l’impression que tous les orifices de son corps, et pas seulement sa bouche, se décontractaient au maximum pour laisser sortir l’air vicié qu’avaient emprisonné en lui de longs mois d’effort, d’immobilité sédentaire, d’inhibition respiratoire. « Et dire qu’on appelle cela une année sabbatique ! » pensa-t-il, songeur... Ce profond soupir s’accompagnait d’une sensation de plaisir extrêmement grisante, bien qu’il fût difficile de saisir l’objet, ou la source, de ce plaisir. De quoi était-il satisfait au juste ? De la dernière partie ? De l’ouvrage au complet ? Ou peut-être s’abandonnait-il tout simplement au plaisir plus prosaïque d’avoir terminé, enfin, ce qui avait été le texte le plus difficile et le plus périlleux, mais aussi le plus engageant, le plus proche de ses préoccupations essentielles, de tout ce qu’il avait écrit dans sa carrière maintenant longue de 30 ans. Toute la fatigue accumulée jusque-là le rattrapait en fin de parcours. Il fallait bien parler de fin, maintenant qu’il ne restait plus que les conclusions à écrire, ce qu’il entreprendrait dès demain, à la première heure. Fourbu, il se dirigea vers sa chambre sans
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Conclusion
même allumer le téléviseur : il ne lui restait absolument aucune énergie, ni pour Boris Eltsine, ni pour Aristide, encore moins pour les seigneurs de la guerre somaliens, bosniaques ou angolais. Le Bloc québécois pouvait bien atteindre 100 % des intentions de vote chez les anglophones dans Westmount ! Il s’en fichait absolument ! Au moment de placer soigneusement l’édredon pour qu’il le couvre entièrement des orteils aux épaules, la douce chaleur qui l’envahit tout à coup lui sembla un heureux présage. « Pas d’insomnie cette nuit ! » se dit-il en faisant un effort pour ne plus penser, ni à l’approfondissement du savoir comme trajet intérieur ni à tout ce que l’actualité pouvait nourrir d’inquiétudes si encore on parvenait à suivre les nouvelles télévisées, chaque jour, ou presque. Il se mit à ronfler paisiblement et, toute garde baissée, fit le rêve suivant. « Bang ! Bang ! Bang ! Ouvrez, ouvrez... Monsieur l’Auteur ! » Monsieur l’Auteur !... Un Roger Tessier à peine réveillé craignait fort d’avoir compris. « Pas le Décanat ! en pleine nuit... ! » Il se dirigea d’un pas incertain vers la porte. « Qui est là ?
1.
−
Nous sommes deux agents du Décanat ! L’hyperdoyen des Avancements étudiés vous convoque au Tribunal d’évaluation, monsieur le professeur-chercheur Tessier. » En ouvrant très vite la porte, pour ne pas paraître récalcitrant à 1’évaluation1. Tessier fit modestement :
−
Messieurs, j’ai été évalué l’année dernière !
−
Oui, dit l’agent en imperméable de cuir noir (celui de l’administration, l’autre en cuir brun représentait le syndicat), mais c’était dans la catégorie « ouvrages collectifs ». Et depuis la Convention de 1994, les collectifs et les livres solo doivent être évalués séparément. » Cette Convention porterait donc à sept les tribunaux conjoints d’évaluation : 1) livres solo ; 2) livres collectifs ; 3) articles avec comité de lecture ; 4) articles sans comité de lecture ; 5) communications avec comité de sélection ; 6) communication sans comité de sélection. Le septième tribunal s’appelait DIVERS ; on y évaluait les articles de journaux, et toutes les formes de vulgarisation des participations à des programmes radio-
L’année précédente, la Convention avait ajouté un cinquième critère pour évaluer les œuvres : le comportement de l’évalué en cours d’évaluation.
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Conclusion
diffusés et télédiffusés. Trois tribunaux seulement (les deux livres et l’article avec comité de lecture) comprenaient le juge (toujours l’hyperdoyen lui-même depuis les coupures, juste avant la Convention de 1991) et douze membres du jury. (Dans le cas des livres solo, six représentants du public cible et six experts scientifiques dont un délégué de l’Office de la langue universitaire). −
Mais pourquoi en pleine nuit ? implora Roger Tessier...
−
À cause des coupures, répondit l’agent en cuir brun (celui du syndicat). On s’est battu, mais on n’a pas pu tout sauver ! Certains jurys siégeaient trois jours durant ! Nous ne pouvons plus payer les frais de déplacement. »
Dorénavant, les tribunaux opéraient jour et nuit, sept jours par semaine. L’hyperdoyen, étant plus expérimenté, faisait les évaluations de nuit. Le jour, au hasard des rotations, le tribunal pouvait être présidé par l’un ou l’autre des hypodoyens. Il n’en restait que deux... hélas ! depuis les coupures de 1988, alors que la Convention en prévoyait un par tribunal, donc sept, auxquels s’ajoutait un hypodoyen de base, pour tenir tous les procès-verbaux et s’occuper de la correspondance externe. En dépit de sa réaction frisant la panique (la nuit ? l’hyperdoyen lui-même ? six futurs lecteurs et lectrices ? six experts ?), Roger Tessier s’habilla très vite, avec la modestie requise ; il avait même retrouvé sa dernière cravate, là où il l’avait mise juste après son dernier tribunal d’article avec comité de lecture. Il se présenta, résigné, aux deux agents, prêt à les accompagner au Décanat. La wagonnette ne mit que deux minutes avant que la grande porte des Avancements étudiés n’apparut sur la droite. On y était déjà. La gorge serrée, Roger Tessier pénétra dans la grande salle du Tribunal des livres solo, pour la première fois. Comme c’était la nuit, toujours à cause des coupures, on y travaillait à la lueur de la chandelle, et des ombres terrifiantes se projetaient sur les murs comme dans les comtes de Charles Dickens. Tous et toutes portaient leur perruque rose (c’était la couleur du Tribunal des livres solo !). Dans cette salle même, se trouvait une copie de tous les manuscrits autorisés (tels qu’ils avaient été envoyés à l’éditeur2) depuis que le
2.
Il ne restait qu’un seul éditeur pour tout le pays, appelé General Publisher. Grâce à la vigueur du Décanat, on lui avait soumis 237 manuscrits en 1994, dont 5 avaient été imprimés en 500 exemplaires.
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Conclusion
Décanat avait été porté responsable des produits de recherche par la Convention de 1986. Cent dix livres solo en moins de dix ans ! Bien sûr, il restait bien de la place dans l’immense bibliothèque. Là encore, l’hyperdoyen avait vu loin ! Souvent, pendant les procès, il replaçait sa perruque rose, balançait sa toge noire sur son épaule gauche, et allait appuyer son coude droit sur l’une des étagères vides, au beau milieu de la bibliothèque. Depuis les débuts, 110 ouvrages émanant du Décanat avaient été publiés, dont tous les manuscrits se retrouvaient, entre 2 couverts roses, sur les rayons de l’immense bibliothèque du Tribunal des livres solo. Gaétan St-Martin, même si très rigoureux et fort productif, demeurait un hyperdoyen affable, gentil, son bon visage rond était presque aussi rose que la très officielle perruque du Tribunal. « Je m’excuse de vous avoir dérangé la nuit ! Mais je dois m’occuper seul de tous les premiers livres solo. On a souvent de la difficulté à identifier les futurs lecteurs et lectrices. Des retards énormes, je vous dis ! Je comprends très bien, répondit l’auteur, tout à fait conscient de son mensonge. » Puis il réalisa que le siège de l’évalué dans le cas du Tribunal des livres solo, se trouvait placé au beau milieu d’une énorme table ronde, recouverte d’un tapis vert, comme pour les tables de jeu (il arrivait d’ailleurs que certains avancements étudiés fussent très chanceux !). La chaise en bois teinté noyer se détachait droite exactement sous le candélabre à 12 branches (une par disciplines autorisées, dont il ne restait que 12 depuis les coupures de 1982). En s’asseyant sur la chaise, les deux pieds posés sur un petit tapis protecteur en caoutchouc rose, l’auteur balaya du regard la moitié de la table lui faisant face, là où étaient assis les six futurs lecteurs et lectrices. Il reconnut Émilie Brown, toujours aussi jolie, Jacques Piché, aussi intimidé que l’évalué luimême, et même Marc Manoury, qui avait dû renoncer à sa pipe, car les Tribunaux affichaient NON-FUMEURS. Seuls quelques experts célèbres, venus des autres régions du pays osaient, discrètement, griller une cigarette, pendant que, souvent, les délibérations du jury se prolongeaient indûment. Il ne voyait pas les experts, cependant, car leurs sièges se trouvaient dans le demi-cercle derrière lui. Assis sur sa chaise de bois, au beau milieu de la grande table, il aurait pu observer discrètement leur reflet sur l’immense miroir, juste devant lui, sur le mur de la salle opposé à la bibliothèque qui occupait l’autre côté
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Conclusion
du rectangle. Mais voilà ! Encore les coupures ! L’éclairage aux chandelles, de trop peu d’intensité, l’avait forcé à écarter le recours à ce stratagème. Quels experts se trouvaient dans son dos ? D’où provenaient-ils ? Quels étaient leurs liens avec le domaine traité dans l’ouvrage ? Aucune de ces questions ne trouverait jamais réponse ! C’est alors que l’hyperdoyen prit la parole, et dit, sur un ton neutre, officiel : « Monsieur l’Auteur, je vous rappelle la procédure. Tous vos juges ont lu Le savoir pratiqué : savoir et pratique du changement planifié. Vous n’avez pas à le résumer dans votre exposé ; vous devez démontrer rapidement que, selon vous, votre ouvrage atteint ses objectifs. Je vous rappelle que le jury a déjà délibéré, jugé et classé votre manuscrit. Les 10 minutes qui vous sont accordées font évidemment partie de l’évaluation. Une très mauvaise performance à l’exposé peut déclasser un livre primé. Par contre, une très bonne ne peut pas faire passer un ouvrage (préalablement déclassé) au statut de publiable3. La bouche séchée par l’angoisse, l’Auteur se pencha vers l’avant, sortit de son portefeuille la table des matières de l’ouvrage. Et sans trop qu’il ne l’ait choisi, sans qu’il ne le sache vraiment en cours de réalisation, il fit un exposé montrant la cohérence interne de Savoir pratiqué. L’adoption d’un paradigme écologique et cybernétique (Bateson) pour décrire l’interface entre le savoir et la pratique permet une modélisation du processus de transformation réciproque du savoir par la pratique, et de la pratique par le savoir, plus complexe que les trois modèles connus (recherche-action, diffusion du savoir, science-action). Cette complexité repose sur un emprunt fait à Bateson : l’idée de niveau (plus précisément celle de codages à divers niveaux) qui dans Savoir pratiqué est poussée fort loin. Les quatre niveaux du savoir spécialisé ajoutent des transactions internes fort importantes à celles, fondamentales, entre le savoir, globalement ou en partie, et un environnement multiforme pourvoyant des aléas organisateurs, en même temps que des circonstances favorables aux préalables et contraintes du sous-sous-système du savoir spécialisé. Autrement dit, les aléas ne sont utiles qu’en contrepoint à un ordre relatif, leur préexistant. 3.
Ce statut rêvé, en dépit des efforts acharnés du Décanat national des Avancements étudiés n’était atteint, hélas ! qu’une fois sur 10.
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Conclusion
Nous croyons, ajouta l’Auteur, risquant d’apparaître, même si peu, dans l’exposé (ce qui, si trop grossièrement exécuté, pouvait faire perdre des points consacrés à l’évaluation elle-même) que le recours au très riche concept de processus stochastique pour décrire les processus mentaux inhérents aux transactions entre diverses régions du savoir spécialisé, et des informations d’origine externe en grande partie imprévisibles, permet de saisir mieux et de façon plus différenciée les divers trajets du savoir spécialisé. Dans des contributions à venir, l’Auteur projette de mieux exploiter deux intuitions intéressantes : 1) il faut étudier dialectiquement les trajets individuels et collectifs du savoir spécialisé (il est plus facile d’adopter une posture « révolutionnaire » dans certaines collectivités, plus difficile dans certaines autres) ; 2) la relation entre le savoir et la pratique ne tient pas seulement de la res extensa ; ici, c’est le très séduisant thème de la relation entre « l’empathie pour le monde » et « l’efficacité dans le monde » qui fut à peine esquissé dans cette première tentative d’épistémologie complexe. Sentant qu’une péroraison aussi modeste, à la neuvième minute de l’exposé lui ferait perdre des points, il s’éclaircit la voix, se campa plus droit sur sa chaise et dit dans un souffle : « L’emploi systématique d’exemples souvent longs, mettant en scène les personnages mêmes du groupe-lecteur visé, a sans doute bien servi la vocation pédagogique de l’ouvrage. » Il venait de terminer son exposé et il était tellement dans ses petits souliers, eux-mêmes, par ailleurs, dérisoirement immobiles sur le marchepied de caoutchouc rose, qu’il ne saisit pas le sourire de connivence, discret, mais perceptible à la lueur de la chandelle de son lutrin, sur les lèvres fort bien dessinées d’Émilie Brown. L’hyperdoyen, toujours imperturbable dans ces circonstances, reprit la parole : « Alors, mesdames et messieurs du jury, ce que vous venez d’entendre change-t-il le classement ? » L’auteur retint son souffle un long moment, l’hyperdoyen balayant le cercle entier de son regard interrogateur. Aucune main ne se leva ! Le secrétaire du jury, une sommité en épistémologie des sciences, vint au lutrin lire la recommandation unanime du Tribunal d’évaluation ; l’hyperdoyen avait déjà donné son accord au texte produit à la fin de la séance de délibération, plus tôt dans la nuit.
© 1996 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Québec, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.ca Tiré : Le savoir pratiqué : savoir et pratique du changement planifié, Roger Tessier, ISBN 2-7605-0818-8 • DA818N Tous droits de reproduction, de traduction ou d’adaptation réservés
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Conclusion
ATTENDU... », la voix frêle de Jean-Charles Chapleau commença la lecture du texte officiel. (Par définition cinq « attendu que... » incisifs, et cinq « compte tenu de... » réalistes.) À la fin, le verdict : PUBLIABLE, NON PUBLIABLE. ATTENDU le manque de précision de certaines notions de base... (savoir spécialisé, savoir épistémologique, abstraction, code) (Ça commence mal, se dit Tessier, de plus en plus raide sur sa chaise, blême, fébrile, mais déconnecté.) ATTENDU la trop grande simplicité de l’idée de code pour exprimer la fonction de guidage du savoir sur la pratique. ATTENDU l’hésitation entre l’approche métaphorique et la science positive. (Ouf ! Ils n’aiment vraiment pas cela ! Que va-t-il m’arriver s’il m’inflige trois ou quatre corrections majeures ? À 48 heures de l’échéance absolue et finale de l’éditeur général General Publisher. — Je n’y arriverai jamais !) Quand l’attention de l’auteur revint au rapport, le secrétaire rapporteur Chapleau en était déjà au deuxième « compte tenu de... » COMPTE TENU de l’originalité presque téméraire de l’entreprise dont le paradigme écologique est la seule bouée. COMPTE TENU du caractère prometteur de la direction cybernétique de la recherche, même si la première production n’est pas à la hauteur de l’intuition originale. COMPTE TENU de l’intention manifeste de communiquer avec un public bien circonscrit. COMPTE TENU aussi de l’effort pour dépasser le style morne dans lequel les conventions emprisonnent la littérature scientifique. (Tessier, les yeux clos, serrait les deux côtés de la chaise dans ses mains blanchies par une trop grande crispation...) *****
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Conclusion
Le jury de l’ouvrage LE SAVOIR PRATIQUÉ : SAVOIR ET PRATIQUE DU CHANGEMENT PLANIFIÉ La classe :
PUBLIABLE,
avec la mention :
« Deux corrections mineures ».
1.
Donner la source des deux citations en exergue (Chamfort et Vauvenargues).
2.
Ajouter le numéro matricule décannal, après le nom sur la page couverture.
Roger Tessier, transporté de joie, se réveilla en sursaut. Il tâtonna de la main gauche sur sa table de chevet, prit un crayon et son bloc-notes et griffonna : 1) ne pas oublier les deux exergues4 ; 2) ajouter matricule à la signature. Et en ce splendide matin d’automne, ce qui fut manifesté dans le rêve s’accomplit dans la réalité. Octobre 1993 — Roger Tessier, TESR 5
4.
Chamfort est cité par le Grand Robert, Édition de 1988 à l’article intuition, p. 713. Vauvenargues, au même endroit, à l’article profondeur ; p. 805.
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